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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 18:55:19 -0700
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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44689 ***
+
+ HISTOIRE
+ DE LA
+ MONARCHIE DE JUILLET
+
+
+ PAR
+ PAUL THUREAU-DANGIN
+
+
+ OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
+
+ GRAND PRIX GOBERT, 1885 ET 1886
+
+
+ DEUXIÈME ÉDITION
+
+ TOME SIXIÈME
+
+
+
+
+ PARIS
+
+ LIBRAIRIE PLON
+ E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
+ RUE GARANCIÈRE, 10
+
+ 1892
+
+ _Tous droits réservés_
+
+
+
+
+ HISTOIRE
+ DE LA
+ MONARCHIE DE JUILLET
+
+
+
+
+L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
+traduction et de reproduction à l'étranger.
+
+Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
+librairie) en avril 1892.
+
+
+
+
+DU MÊME AUTEUR:
+
+ =Royalistes et Républicains=, Essais historiques sur des
+ questions de politique contemporaine: I. _La Question de
+ Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire_; II.
+ _L'Extrême Droite et les Royalistes sous la Restauration_; III.
+ _Paris capitale sous la Révolution française_. _2e édition._ Un
+ volume in-18.
+
+ Prix 4 fr. »
+
+
+ =Le Parti libéral sous la Restauration=. _2e édition._ Un vol.
+ in-18.
+
+ Prix 4 fr. »
+
+
+ =L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet=. Un vol.
+ in-18.
+
+ Prix 4 fr. »
+
+
+ =Histoire de la Monarchie de Juillet.= Tomes I, II, III, IV et
+ V, _2e édition_.
+
+ Prix de chaque vol. in-8º 8 fr. »
+
+
+(_Couronné deux fois par l'Académie française, GRAND PRIX GOBERT,
+1885 et 1886._)
+
+
+PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
+
+
+
+
+HISTOIRE
+
+DE LA
+
+MONARCHIE DE JUILLET
+
+
+
+
+LIVRE VI
+
+L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR
+
+(DE LA FIN DE 1845 AU COMMENCEMENT DE 1847)
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+LES ÉLECTIONS DE 1846.
+
+(Fin de 1845-août 1846.)
+
+ I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers
+ unit le centre gauche à la gauche. Le _National_ et la
+ _Réforme_.--II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur
+ les affaires du Texas et de la Plata.--III. L'opposition crie à
+ la corruption. Défense du ministère. Qu'y avait-il de fondé dans
+ ce grief?--IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat
+ sur ce sujet entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle au
+ cabinet.--V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion
+ de Louis Bonaparte.--VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques
+ électorales. Attentat de Henri. Les résultats du scrutin. Ce
+ qu'on en pense dans le gouvernement.
+
+
+I
+
+Le ministère durait depuis cinq ans. Plusieurs fois l'opposition
+s'était crue sur le point d'en avoir raison: toujours elle avait
+échoué. Sa dernière déception n'avait pas été la moins complète
+ni la moins mortifiante. On sait comment M. Guizot, un instant
+ébranlé, au début de la session de 1845, par le débat sur l'indemnité
+Pritchard, s'était bientôt après raffermi, et comment même, quelques
+mois plus tard, grâce à l'heureuse issue des négociations engagées à
+Londres sur le droit de visite et à Rome sur l'affaire des Jésuites,
+il était sorti de cette session plus solide qu'il ne l'avait jamais
+été. À la fin de 1845, on se trouvait encore sous l'impression de ce
+double succès. Aucune grosse difficulté n'embarrassait la politique
+du cabinet, soit en France, soit en Europe; l'horizon, naguère si
+chargé, s'était partout éclairci. Tout au plus discernait-on un point
+noir du côté de l'Algérie, où l'indomptable Abd-el-Kader venait de
+reprendre les armes; mais cet accident local mettait surtout en
+cause la responsabilité du maréchal Bugeaud. Le ministère paraissait
+impossible à renverser, tant du moins que subsisterait la Chambre
+actuelle. Cette conviction, universellement répandue, produisait son
+effet sur les députés. La victoire attire, la défaite désagrège.
+Les flottants se détachaient de l'opposition et rentraient dans la
+majorité. Le gouvernement ne cachait pas, d'ailleurs, son intention
+de dissoudre la Chambre après la session de 1846; pour tous ceux qui
+ne se sentaient pas sûrs de leurs collèges, il n'était que temps
+de se remettre bien avec les ministres qui feraient sûrement les
+élections.
+
+Le changement qui s'opéra à ce moment dans la situation du centre
+gauche ne contribua pas peu à raffermir la majorité. Jusqu'alors,
+ce groupe avait gardé une position moyenne, intermédiaire, qui lui
+permettait de tendre la main, suivant les circonstances, soit à la
+gauche, soit au centre. Son chef, M. Thiers, avait paru, plus que
+personne, soucieux des avantages de cette position. Mais, à la fin
+de 1845, n'espérant plus rien du centre, il annonça l'intention de
+réunir le centre gauche et la gauche, pour en faire une seule armée
+dont il se flattait d'avoir le commandement. Après discussion entre
+les plénipotentiaires des deux groupes, un traité fut rédigé et
+signé en double, le 25 décembre 1845, par M. Thiers et M. Odilon
+Barrot: les contractants se déclaraient résolus à entrer ensemble
+au ministère et à se concerter pour le choix de leurs collègues;
+il était stipulé que le futur cabinet présenterait des lois sur la
+réforme électorale et parlementaire, la répression de la corruption
+électorale, les annonces judiciaires, la définition des attentats
+déférés à la cour des pairs, et qu'il proposerait des modifications
+aux lois sur le jury et sur la presse[1]. Le centre gauche accepta
+docilement ce qu'avait fait son chef. À gauche, cette alliance ne
+laissa pas que d'éveiller certaines répugnances, non seulement chez
+M. de Lamartine, comme toujours superbement isolé, mais aussi chez M.
+de Tocqueville et ses amis, qui se plaignaient de voir la politique
+de principes sacrifiée à la politique d'expédients et d'intrigues.
+Toutefois, ces mécontents n'étaient que le petit nombre; la masse du
+parti suivit M. Odilon Barrot, qui était complètement dominé par M.
+Thiers.
+
+[Note 1: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]
+
+Les radicaux de la Chambre, sans être partie au traité d'alliance,
+se montrèrent disposés à seconder la campagne qui devait en être
+la suite. Croyant avoir à attendre longtemps encore le jour de
+la république, désabusés des conspirations et des émeutes, ils
+jugeaient utile de se mêler à l'action parlementaire. D'ailleurs,
+en s'unissant à l'opposition dynastique, ils se flattaient, non
+sans raison, de l'entraîner et de la compromettre. En dehors de la
+Chambre, tous les républicains ne se prêtèrent pas à cette tactique.
+Le _National_, sans doute, l'approuvait: mais il n'était plus seul
+à parler au nom des républicains. En 1843, un ancien sténographe,
+fort mêlé aux sociétés secrètes, dévot de 1793, M. Flocon, avait
+fondé la _Réforme_. Le nouveau journal eut des débats pénibles; il
+était loin d'avoir autant d'abonnés que le _National_, qui cependant
+n'en comptait guère plus de trois mille; il ne vivait que grâce aux
+subventions de M. Ledru-Rollin, dont M. Flocon avait trouvé moyen
+d'exploiter l'ambitieuse vanité. À la _Réforme_, on était violemment
+jacobin, bienveillant au socialisme; on regardait d'un oeil jaloux et
+soupçonneux les «messieurs» du _National_. Ceux-ci, de leur côté, ne
+cachaient pas leur dédain pour ces nouveaux venus qui prétendaient
+leur disputer la direction du parti. Quand le _National_, à la suite
+des radicaux parlementaires, parut disposé à seconder M. Thiers,
+la _Réforme_ dénonça aussitôt ce qu'elle appelait une intrigue,
+un scandale, une trahison. Le _National_ se défendit, mais avec
+l'embarras que manifestent toujours les Girondins aux prises avec les
+Montagnards. Ainsi commençait un antagonisme qui devait subsister
+jusqu'en 1848, et se manifester, après la révolution de Février, au
+sein du gouvernement provisoire. Pour le moment, les meneurs de la
+gauche parlementaire pouvaient ne pas y attacher grande importance:
+la coterie de la _Réforme_ n'avait guère d'autre représentant dans la
+Chambre que M. Ledru-Rollin, et dès lors sa désapprobation n'était
+pas de nature à beaucoup gêner la manoeuvre de M. Thiers.
+
+
+II
+
+À peine la session fut-elle ouverte, le 27 décembre 1845, que les
+premiers votes émis pour la constitution du bureau et pour la
+nomination de la commission de l'adresse confirmèrent l'existence
+d'une majorité ministérielle résolue à ne pas se laisser entamer.
+L'opposition ne renonça pas à la lutte; seulement elle décida de
+parler surtout pour le dehors, se donnant comme but, non d'obtenir
+un vote de la Chambre, mais de préparer les élections dans le pays.
+Sur quel point porter ses efforts? Les circonstances ne lui offraient
+alors aucune des chances dont elle avait pu profiter les années
+précédentes: rien de pareil à ces incidents du droit de visite, de
+la flétrissure, de l'indemnité Pritchard, qui lui avaient fourni de
+si favorables terrains d'attaque. Réduite à remplacer la qualité
+par la quantité, elle entreprit de soulever pêle-mêle tous les
+griefs, d'allonger et de multiplier les discussions, d'y revenir à
+chaque propos, sans jamais considérer une question comme vidée.
+Ainsi se flattait-elle d'agiter l'opinion et de fatiguer le pouvoir.
+Était-ce la meilleure tactique, en face d'un pays un peu las de la
+politique et plus porté à l'apathie qu'à la colère? En tout cas, M.
+Guizot ne s'en troublait pas: il était plein d'espoir. «Le début est
+bon, écrivait-il le 5 janvier 1846. Le parti conservateur est plus
+uni, plus décidé et plus en train que jamais, avec un sentiment de
+confiance en lui-même et en nous que j'ai rarement vu... La fusion
+de la gauche et du centre gauche a dissous le camp des incertains.»
+Il ajoutait, quelques jours plus tard, le 26 janvier: «Au fond, la
+majorité est très décidée, très compacte. L'opposition joue, avec
+grand dépit, ses cartes, qu'elle croit les dernières avant les
+élections. Elle fera du bruit, autant et aussi longtemps qu'elle le
+pourra, pour relever et exciter son public extérieur. Je doute que
+cela lui soit bon, et nous en souffrirons, je pense, plus d'ennui et
+de fatigue que de mal[2].» L'attaque, en effet, fut aussi acharnée
+que le prévoyait le ministre. L'adresse à la Chambre des députés
+occupa dix-sept séances, ce qui ne s'était pas encore vu, et aussitôt
+après, comme si rien n'était fait, la bataille reprit à propos de
+la réforme parlementaire et des crédits supplémentaires. Ce ne fut
+pas tout: dans les derniers jours de la session, à l'époque où
+d'ordinaire le sentiment dominant est l'impatience d'en finir, M.
+Thiers, qui avait pris à coeur son rôle de chef de l'opposition
+et qui s'était prodigué à la tribune[3], rouvrit, à l'occasion du
+budget, un débat de politique générale qui dura plusieurs jours.
+
+[Note 2: Lettres particulières au comte de Flahault, ambassadeur à
+Vienne. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 3: M. Thiers ne prononça pas moins de neuf discours pendant la
+session de 1846. En 1845, il n'en avait prononcé que trois; en 1844,
+six; en 1842, sept. En 1843, il n'avait pas paru à la tribune. En
+1847, il ne devait parler qu'une fois.]
+
+Dans ces diverses discussions, les affaires étrangères n'occupèrent
+pas la place prépondérante que l'opposition était habituée, depuis
+plusieurs années, à leur donner. C'est que toutes les questions de
+ce genre, qui naguère passionnaient l'opinion, semblaient réglées
+et finies. Vainement, lors de l'adresse, prétendit-on raviver la
+querelle sur le droit de visite, en soutenant que la convention du 29
+mai 1845 était une mystification; cette tentative n'eut aucun succès,
+et les propositions faites dans ce sens furent repoussées, ou durent
+être abandonnées. À défaut des questions anciennes, force fut d'en
+imaginer de nouvelles qu'on alla chercher bien loin, jusqu'au Texas
+et à la Plata.
+
+Pour échapper aux difficultés qu'il avait depuis quelque temps avec
+le Mexique, le Texas, jusque-là indépendant, venait de s'annexer
+aux États-Unis. Le cabinet français n'avait pas prétendu s'opposer
+à cette annexion, mais, de concert avec le cabinet britannique,
+il l'avait déconseillée au gouvernement texien. Il estimait que
+l'existence de ce petit État importait à l'équilibre du nouveau
+monde et prévenait les chocs entre les deux races espagnole et
+anglo-saxonne. Si mesurée qu'elle eût été, notre intervention avait
+causé à Washington une humeur dont la trace se retrouva dans le
+message du président: celui-ci déclara «ne pouvoir permettre, en
+silence, qu'aucune action européenne s'exerçât sur le continent du
+nord de l'Amérique». L'opposition en France fit grand bruit de ce
+mécontentement; elle reprocha à M. Guizot d'avoir, par docilité
+envers ses alliés d'outre-Manche, compromis une amitié qui était dans
+les traditions de notre politique; la France, ajoutait-on, n'a pas
+les mêmes raisons que l'Angleterre de jalouser les agrandissements
+des États-Unis.
+
+Ce fut à une critique analogue que donna lieu l'affaire de la Plata.
+Déjà une première fois, en 1838, les mauvais traitements infligés
+à nos nationaux par le dictateur de la Confédération argentine, le
+farouche Rosas, nous avaient amenés à intervenir dans ses démêlés
+avec l'État de Montevideo et à procéder au blocus des deux rives de
+la Plata. Malgré la vigueur de nos marins, leur action avait été peu
+efficace. Aussi, en 1840, le gouvernement français avait-il été fort
+aise de se dégager tant bien que mal de cette entreprise lointaine,
+coûteuse, difficile, en concluant avec Rosas une convention qui
+semblait assurer à peu près la protection de nos nationaux et
+l'indépendance de Montevideo. Dans les années suivantes, il avait
+résisté à toute tentation d'une intervention nouvelle, malgré les
+griefs trop réels que continuait à lui fournir Rosas. Cependant,
+en 1845, l'Angleterre, gênée dans son trafic par la continuation
+de la guerre entre les riverains de la Plata, voulut y mettre
+fin en imposant sa médiation armée, et demanda à la France de se
+joindre à elle. M. Guizot y consentit, au fond fort à contre-coeur.
+L'opposition l'attaqua à ce sujet; ses critiques, il est vrai,
+étaient peu concordantes, les uns se plaignant que la France agît,
+les autres, dont était M. Thiers, se plaignant qu'elle n'agît pas
+seule et avec plus de vigueur; mais tous s'accordaient à montrer
+dans la dépendance où le ministère du 29 octobre était à l'égard de
+l'Angleterre, la cause de la faute commise.
+
+Sans doute, au Texas comme sur la Plata, le gouvernement français
+eût mieux fait de s'abstenir. Son action ne s'expliquait guère que
+par le désir d'être agréable au cabinet de Londres. Mais, si l'on
+veut bien se rappeler qu'au même moment il obtenait de ce cabinet
+l'abandon du droit de visite, on jugera peut-être qu'en payant de
+ce léger prix une si importante concession, il ne faisait pas un
+mauvais marché. D'ailleurs, dans l'une et l'autre affaire il veillait
+à ne pas se laisser entraîner: en ce qui concernait le Texas, il
+n'avait rien fait et entendait ne rien faire qui pût le mettre en
+conflit avec les États-Unis; sur la Plata, la communauté d'action
+avec l'Angleterre, si elle ne rendait pas l'entreprise plus agréable
+et plus efficace, en diminuait du moins le risque. Rien donc n'était
+sérieusement compromis. Le public en avait l'instinct. Aussi, malgré
+les efforts de l'opposition et particulièrement de M. Thiers pour
+grossir ces incidents, la Chambre refusa-t-elle de s'en émouvoir, et
+repoussa-t-elle à de fortes majorités toutes les motions de blâme
+présentées à ce sujet.
+
+
+III
+
+Sentant qu'elle n'avait rien à gagner aux discussions de politique
+étrangère, l'opposition se rejeta sur les questions intérieures et y
+porta son principal effort. De ce côté, pourtant, les circonstances
+ne lui fournissaient pas de plus sérieux sujets d'attaques. Point
+de réformes à poursuivre dont le pays eût vraiment souci; aucun
+acte arbitraire à dénoncer. À défaut de réalités, on trouva un mot,
+mot méchant, meurtrier, que, jusqu'à la révolution de Février, on
+devait répéter en grossissant de plus en plus la voix, le mot de
+«corruption». Ne pouvant alléguer que les libertés publiques fussent
+violées, on prétendit qu'elles étaient faussées; que le pouvoir, en
+exploitant les appétits privés des électeurs d'abord, des députés
+ensuite, détruisait l'indépendance et la sincérité de leurs votes, de
+telle sorte que le gouvernement représentatif, intact en apparence,
+n'était plus qu'un leurre. Sans doute cette accusation de corruption
+n'était pas nouvelle; il était d'usage que les oppositions y
+eussent recours, dès que les ministères duraient trop longtemps à
+leur gré. Ainsi avait-il été fait, sous la Restauration, contre M.
+de Villèle; après 1830, contre le ministère du 11 octobre et tout
+particulièrement contre M. Thiers; enfin contre M. Molé, lors de la
+coalition. Mais il semblait, en 1846, qu'on criât plus fort. Ce grief
+fut le sujet principal de la plupart des débats, depuis l'adresse
+jusqu'au budget.
+
+Parmi les opposants, tous ne traitaient pas la question de même. Les
+enfants perdus se lançaient dans les personnalités, se plaisaient
+aux anecdotes, dénonçaient des scandales le plus souvent controuvés
+ou dénaturés. Puis survenait quelque généralisateur, M. Odilon
+Barrot par exemple, qui, sans s'inquiéter des rectifications de
+fait, croyant sincèrement à toute parole d'opposition, s'épanchait
+en indignations généreuses. M. Thiers, qui avait été lui-même
+au pouvoir, savait trop à quoi s'en tenir sur la valeur de ces
+reproches, pour le prendre sur un ton aussi dramatique; mais il n'en
+frappait pas moins fort. «Les gouvernements libres, disait-il, ont
+aussi leurs misères. Il faut flatter en bas, il faut s'acquérir les
+voix des membres des assemblées délibérantes, flatter leur vanité,
+flatter leurs intérêts, les leurs, ceux de leurs familles; et
+quand on a conquis leurs voix, il faut souvent aussi conquérir les
+voix de ceux qui les nomment; il faut descendre dans ce travail
+de brigues déplorables, de façon que la liberté, qui a pour but
+d'étendre la participation aux affaires publiques, n'étend souvent
+que la corruption, comme ces poisons qui, communiqués à la masse
+du sang, portent la mort partout où ce liquide bienfaisant est
+destiné à porter la vie.» L'orateur se défendait de «dénigrer son
+temps et son pays». «Je sais bien, continuait-il, que notre temps
+manque d'élévation, mais il a plus d'honnêteté privée que ceux
+qui l'ont précédé;... nos mains sont plus pures.» Toutefois, il
+s'élevait contre ceux qui se résignaient trop facilement au mal, et
+il s'écriait, en visant les ministres actuels: «Il y a des gens qui
+croient qu'on ne peut gouverner que par la satisfaction des intérêts
+privés, qui regardent cela comme nécessaire, qui disent que la
+corruption est un mal inévitable, que dès lors ce n'est presque pas
+un mal, que c'est même un bien, si l'on peut le faire servir à la
+cause à laquelle on est attaché; que tout le monde en ferait autant,
+et que ceux qui blâment voudraient être ou corrupteurs ou corrompus
+eux-mêmes;... et ces hommes, je les vois, après avoir ainsi souri au
+mal, se sourire à eux-mêmes, tant ils se trouvent profonds de penser
+de la sorte.»
+
+C'était le plus souvent M. Duchâtel qui répondait au nom du
+ministère. Précis, imperturbable, sans étalage d'indignation
+oratoire, usant plutôt d'une sorte de bonhomie narquoise, il ne se
+lassait pas de démentir ou de rectifier les faits et les chiffres,
+et mettait parfois les rieurs de son côté, en montrant que les
+députés de l'opposition n'étaient pas les moins âpres à solliciter
+les faveurs administratives, ni les moins prompts à s'en faire valoir
+auprès de leurs électeurs. Quant à M. Guizot, il évitait le plus
+possible de discuter ces misères. Était-il contraint de le faire, il
+usait surtout de dédain, et, délaissant les détails, tâchait d'élever
+le débat à d'éloquentes généralités. «Comment supposer, s'écriait-il,
+qu'avec les moyens dont le gouvernement dispose, avec ces moyens si
+petits, si subalternes, il vienne à bout de dompter, d'annuler de
+grandes institutions libres? Et cela, en présence d'une opposition
+qui, à l'en croire, possède seule l'intelligence des intérêts
+généraux du pays, l'intelligence des idées élevées, des sentiments
+généreux, qui a le monopole de tous les grands ressorts moraux qui
+peuvent agir sur le pays!» Puis il ajoutait: «Croyez-moi; relevez,
+tant que vous en trouverez l'occasion, les faits de corruption qui
+vous paraîtront illégitimes, dangereux pour nos libertés... Mais
+n'attribuez pas à quelques abus isolés ces grands résultats dont vous
+cherchez la cause. Voici la vraie cause: après la lutte qui dure
+depuis longtemps, entre vous et nous, sur la politique qui convient à
+la France, lutté qui se passe sous le grand soleil du pays, au milieu
+de toutes les libertés du pays, le pays a donné et donne raison au
+gouvernement et tort à l'opposition. Voilà la vraie, la grande cause
+de ce qui se passe. Toutes les autres sont misérables et ne valent
+pas la peine qu'on en parle.»
+
+Entre le ministère et ses accusateurs, où était la vérité? Nul
+doute tout d'abord sur la grossière exagération des griefs. C'est
+un républicain, M. Lanfrey, qui a écrit, plusieurs années après la
+chute de la monarchie de Juillet: «Il est impossible aujourd'hui,
+à l'historien comme au moraliste, de se mettre en très grands
+frais d'indignation au sujet des faits de corruption reprochés au
+ministère de MM. Guizot et Duchâtel.» Et M. Lanfrey attribuait le
+retentissement qu'avaient eu ces faits à la «candeur relative de
+cette époque[4]». Notons en outre l'impropriété vraiment calomnieuse
+du mot employé par l'opposition. Corruption implique une idée
+de vénalité, de prévarication. Rien de pareil n'existait; M. de
+Montalembert et M. de Tocqueville, qui étaient cependant alors au
+nombre des censeurs les plus sévères, le proclamaient hautement. Mais
+si, laissant de côté ce gros mot de «corruption», on parle seulement
+de ce que M. Guizot lui-même appelait l'«abus des influences», de
+l'envahissement et de la prédominance des préoccupations électorales
+ou parlementaires dans l'administration, dans la distribution des
+faveurs dont le pouvoir dispose, force est alors de reconnaître que,
+pour être exagérées, les accusations n'en avaient pas moins une part
+de vérité. Parmi les histoires de députés qu'on prétendait avoir été
+raffermis ou gagnés par une promesse de place, toutes n'étaient pas
+de pure invention. Les amis du gouvernement, dans leurs épanchements
+intimes, ne niaient pas le mal et en gémissaient[5]. Placé, par les
+élections de 1842, en face d'une majorité incertaine, vivant au
+milieu d'un monde politique où trop souvent l'affaiblissement des
+croyances et l'absence de sentiments chevaleresques, d'illusions
+généreuses, ne laissaient plus guère subsister que le sens de
+l'intérêt personnel, le ministère n'avait pas cru pouvoir se soutenir
+sans faire appel à cet intérêt. Comme toujours en pareil cas, il
+tâchait de rassurer sa conscience par l'utilité du but à atteindre.
+À vrai dire, ce mal était moins celui d'un ministère que celui de
+la société elle-même. Pour le guérir, il eût fallu changer non les
+gouvernants, mais les moeurs, rehausser l'âme de la nation, et
+surtout en extirper le scepticisme politique, moral, religieux, fruit
+de tant de révolutions. Or c'était une oeuvre à laquelle l'opposition
+ne paraissait certes pas plus propre que le cabinet du 29 octobre.
+
+[Note 4: _Revue nationale_, t. XV, p. 31.]
+
+[Note 5: Voir, par exemple, le _Journal inédit de M. de Viel-Castel_.]
+
+Toutefois, pour un homme tel que M. Guizot, cette excuse de n'avoir
+pas fait pis que n'eussent fait ses adversaires à sa place ne paraît
+pas suffisante. N'était-il pas de ceux dont on pouvait attendre
+qu'ils fissent mieux que les autres? La répugnance, le mépris qu'il
+éprouvait évidemment pour certains procédés ne devaient-ils pas
+l'empêcher non seulement d'y recourir, mais d'y laisser recourir à
+côté ou au-dessous de lui? Son austérité propre était incontestable.
+Il y avait déjà longtemps qu'il «s'était promis, une fois pour
+toutes, de ne jamais tenir compte, dans sa vie publique, d'aucune
+considération d'intérêt privé[6]». «Je ne fais cas et n'ai envie que
+de deux choses, écrivait-il à M. Bresson en 1846: de mon vivant, ma
+force politique; après moi, l'honneur de mon nom[7].» Seulement, se
+contentant trop facilement d'être personnellement intact, il s'était
+peu à peu habitué à considérer ce qui lui paraissait être les défauts
+inévitables de son temps et de son pays avec une sorte de résignation
+hautaine, au sujet de laquelle il se plaisait à philosopher. «En
+toutes choses, écrivait-il un jour à M. de Barante, c'est le grand
+effort de la vie que de se soumettre à l'imperfection sans en prendre
+son parti, et de garder au fond toute son ambition en acceptant toute
+sa misère. Si je m'estime un peu, c'est par là. J'ai appris à me
+contenter de peu, sans cesser de prétendre à tout[8].»
+
+[Note 6: Lettre du 19 juillet 1835. (_Lettres de M. Guizot à sa
+famille et à ses amis_, p. 145.)]
+
+[Note 7: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 78.]
+
+[Note 8: _Documents inédits._]
+
+La mesure avec laquelle l'histoire s'efforce après coup de faire
+le partage entre les torts du gouvernement et les injustices de
+l'opposition, il ne fallait pas, sur le moment, l'attendre du public.
+Celui-ci était, par le fait même du régime censitaire, plus disposé
+à écouter l'accusation que la défense: la foule, facilement jalouse
+du «pays légal» dont elle n'était pas, écoutait volontiers ceux qui
+le lui présentaient comme une oligarchie bourgeoise n'usant de son
+pouvoir que pour satisfaire ses appétits. «Ainsi, a écrit depuis M.
+de Tocqueville, presque toute la nation fut amenée à croire que le
+système représentatif n'était autre chose qu'une machine politique
+propre à faire dominer certains intérêts particuliers et à faire
+arriver toutes les places dans les mains d'un certain nombre de
+familles; opinion très fausse, même alors, mais qui a plus favorisé
+que tout le reste l'établissement d'un nouveau gouvernement[9].»
+C'était là en effet un état d'esprit fort dangereux. Il tendait à
+bien autre chose qu'à un changement de ministère, et devait être pour
+beaucoup dans la chute de la monarchie, dans cette révolution de
+février 1848 qu'on a prétendu qualifier de «révolution du mépris».
+
+[Note 9: Lettre du 27 juillet 1853.]
+
+
+IV
+
+On eût dit vraiment que, dans cette session de 1846, un mauvais
+génie poussait l'opposition dynastique à choisir de préférence les
+armes qui pouvaient faire le plus de mal à la royauté. Non contente
+de dénoncer la politique du gouvernement comme corruptrice, elle
+s'efforça d'en faire remonter la responsabilité au Roi lui-même,
+en reprenant avec plus d'âpreté que jamais la campagne contre le
+«pouvoir personnel». M. Thiers ne fut pas le moins animé à porter la
+lutte sur ce terrain scabreux, qui lui était d'ailleurs familier:
+il y avait déjà mis le pied, en 1839, lors de la coalition, avec
+M. Guizot pour complice; en 1843, plus accidentellement, à propos
+de l'algarade faite par Louis-Philippe à M. de Salvandy[10]. Cette
+fois, l'attaque était bien froidement et mûrement préméditée. Lors
+du traité d'alliance signé, le 25 décembre 1845, entre M. Thiers et
+M. Odilon Barrot, il avait été expressément stipulé qu'un article
+serait ajouté au projet de réforme parlementaire, en vue d'exclure
+de la Chambre «toute personne recevant, à un titre quelconque, un
+traitement de la liste civile». Était-ce pour le plaisir d'écarter
+du Palais-Bourbon quelques officiers de service aux Tuileries? Non;
+on visait plus haut, et l'on ne s'en cachait pas. «Cet amendement,
+disait le _Siècle_, permettra d'apprécier, avec une liberté devenue
+nécessaire, l'influence exercée par la couronne sur les délibérations
+du pouvoir législatif.»
+
+[Note 10: Cf. plus haut, t. V, ch. IV, § V.]
+
+M. Thiers avait promis de soutenir lui-même cette proposition.
+Il tint parole, le 17 mars 1846. «Le gouvernement représentatif
+dans toute sa vérité», ainsi formula-t-il sa revendication; et il
+ajoutait malicieusement: «M. Guizot me comprend; c'est un langage
+que nous avons parlé ensemble.» Il continua en ces termes: «Sous
+la Restauration, pourquoi me suis-je si hardiment décidé pour le
+duc d'Orléans contre Charles X? C'était sous l'empire d'une idée.
+J'avais écrit, en 1829, ce mot devenu célèbre: «Le Roi règne et
+ne gouverne pas.» Est-ce que vous croyez que ce que j'ai écrit
+en 1829, je ne le pense pas en 1846? Non, je le pense encore, je
+le penserai toujours.» Puis, répondant à ceux qui, pour écarter
+cette maxime, arguaient de l'état particulier de la France: «Si
+cela était, messieurs, si le vrai gouvernement représentatif était
+impossible en France, ah! il fallait nous le dire en juillet 1830;
+il fallait nous dire, ce jour-là, que nous allions risquer, par une
+protestation qui engageait nos têtes, nos vies pour une illusion...
+Si le gouvernement représentatif dans toute sa réalité n'est
+pas possible en France, oubliez-vous qu'il eût mieux valu alors ne
+pas faire une révolution? Quoi! nous ne pourrions avoir que les
+formes extérieures du gouvernement représentatif! Mais pour cette
+fiction, pour ce mensonge, la Restauration valait bien mieux; elle
+avait des avantages de situation incontestables au dedans, comme au
+dehors.» De là l'importance que l'orateur attachait à la disposition
+qui devait exclure de la Chambre les aides de camp du Roi: elle
+lui paraissait «un pas dans cette carrière au bout de laquelle il
+voyait en perspective la vérité du gouvernement représentatif». «On
+nous dit souvent, ajouta-t-il en terminant, que cela viendra, mais
+que cela viendra tard. Eh bien, soit! Je me rappelle, en ce moment,
+le noble langage d'un écrivain allemand qui, faisant allusion aux
+opinions destinées à triompher tard, a dit ces belles paroles que je
+vous demande la permission de citer: _Je placerai mon vaisseau sur
+le promontoire le plus élevé du rivage, et j'attendrai que la mer
+soit assez haute pour le faire flotter_. Il est vrai qu'en soutenant
+cette opinion, je place mon vaisseau bien haut; mais je ne crois pas
+l'avoir placé dans une position inaccessible.»
+
+Écouté par tous avec une attention émue, applaudi avec passion
+par la gauche, exalté par une grande partie de la presse, répandu
+dans le pays à cent mille exemplaires, ce discours eut un immense
+retentissement. Ce fut pour l'opposition, particulièrement pour ses
+journaux, comme un signal de soutenir la même thèse et de porter
+partout l'attaque contre les prétendus empiétements de la couronne.
+Les républicains, on le comprend, ne furent pas les derniers à se
+joindre à une campagne qui servait si directement leur cause. M.
+Thiers ne parut pas troublé de ce bruit, au contraire. Il écrivait
+à un de ses correspondants d'Angleterre, dont j'aurai occasion de
+reparler, M. Panizzi: «Je sais que vous avez approuvé mon dernier
+discours _ad Philippum_. Celui-ci a été fort mécontent, ce dont
+je me soucie peu, car je ne veux ni le flatter, ni le blesser. Je
+vais à mon but, qui est la vérité, et ne regarde ni à droite ni à
+gauche[11].»
+
+[Note 11: Lettre du 26 mars 1846. (_The Life of sir Anthony Panizzi_,
+par Louis FAGAN.)]
+
+Que fallait-il penser du danger dénoncé par M. Thiers? Sans doute
+l'action du Roi était réelle, visible, tangible. Très laborieux
+malgré son grand âge, suivant de près toutes les affaires, y donnant
+même une partie de ses nuits[12], ayant acquis pleine conscience de
+son habileté et de son expérience, fier d'avoir fait prévaloir la
+fixité de son système politique à travers tant d'accidents et en
+présence d'un esprit public si incertain et si mobile, convaincu
+que les choses iraient très mal s'il cessait d'y mettre la main,
+ayant, depuis la mort du duc d'Orléans, le sentiment plus profond
+encore que sur lui seul reposait l'avenir de la nouvelle monarchie,
+Louis-Philippe était moins que jamais d'humeur à accepter la
+maxime: Le Roi règne et ne gouverne pas. Mais n'avons-nous pas eu
+déjà occasion de montrer que cette maxime, inventée pour jeter bas
+Charles X, n'était pas conforme aux vraies traditions du gouvernement
+représentatif, et qu'elle était encore plus contraire aux besoins
+particuliers de la société française? Si le Roi cherchait à amener
+ses ministres et, par eux, la Chambre à ses idées, il ne violentait
+pas leur liberté et n'avait pas la prétention de gouverner contre
+la majorité. Nul prince n'était plus scrupuleusement résolu à ne
+pas sortir des règles constitutionnelles. Son seul tort était de
+manifester parfois son action avec quelque intempérance, de se donner
+des airs d'ingérence un peu tatillonne, de prépotence effarouchante,
+de ne pas comprendre qu'il est parfois plus habile à un roi de
+paraître indifférent et de demeurer silencieux. Déjà plusieurs
+fois, j'ai dû noter cette petite faiblesse, que l'âge et un peu
+d'infatuation venant du succès rendaient maintenant plus sensible.
+Elle ne justifiait pas l'accusation de «pouvoir personnel», mais elle
+la facilitait.
+
+[Note 12: Louis-Philippe écrivait au maréchal Soult, le 7 octobre
+1846: «Le temps ne suffit plus aux exigences de ma position, et
+surtout au travail des papiers, qui prend sur mes nuits d'une manière
+qui m'extermine.» Plusieurs de ses lettres sont datées de minuit ou
+une heure du matin. (_Documents inédits._)]
+
+M. Guizot avait d'abord laissé à M. Duchâtel, qui s'en était
+habilement acquitté, la tâche de répondre à M. Thiers. Le
+retentissement prolongé de ce débat, et les polémiques qui en furent
+la suite, l'obligèrent à intervenir à son tour et à apporter, sur
+ces graves questions, ce qu'il croyait la doctrine vraie. Il le fit,
+le 28 mai 1846, dans le débat de politique générale soulevé par M.
+Thiers à l'occasion du budget. Il commença par relever sévèrement
+certaines paroles du premier discours de son contradicteur. «Il
+se trouve, dit-il, parmi les amis de la monarchie de 1830, parmi
+les hommes qui ont contribué à la fonder et qui veulent réellement
+la maintenir, il se trouve des hommes qui, lorsqu'une chose ne
+leur convient pas, se croient le droit de lui dire: Que ne nous
+disiez-vous cela en 1830? Il est grave de s'entendre dire ces
+paroles. Ce n'est pas la première fois que je les ai entendues. Je
+les ai entendu prononcer, en 1831, par l'honorable général de La
+Fayette, à propos du programme de l'Hôtel de ville qu'on disait
+violé. Il disait aussi: «Que ne nous disiez-vous cela en 1830?»
+J'eus l'honneur de répondre alors qu'à coup sûr personne n'avait la
+fatuité de croire qu'il eût disposé de la France et de la couronne
+et l'eût donnée au prince qui la portait. Ça été la bonne fortune
+de la France de trouver dans son sein, en 1830, le prince qui
+porte la couronne. C'est la France elle-même qui s'est donnée à
+lui; personne n'en a disposé, personne n'a pu faire qu'il en fût
+autrement. Je repousse pour mon compte, aujourd'hui comme en 1831,
+ces bouffées d'un orgueil frivole.» Ceci dit, non sans avoir fait
+crier l'opposition, M. Guizot aborda la question de fond, et n'hésita
+pas à exposer des doctrines nettement monarchiques, qu'il eût sans
+doute été plus gêné de professer publiquement au lendemain de 1830;
+mais, depuis lors, bien des changements s'étaient opérés. «Je suis
+décidé, déclara-t-il, à trouver bon que la couronne déploie pour le
+pays tout ce qu'elle possède de sagesse, de fermeté et de dévouement...
+Je me regarde, à titre de conseiller de la couronne, comme
+chargé d'établir et de maintenir l'accord entre les grands pouvoirs
+publics, mais non d'assurer la prépondérance de tel ou tel de ces
+pouvoirs sur les autres... Pour cela, qu'y a-t-il à faire? Il faut
+traiter avec tous ces grands pouvoirs; il faut les prendre pour ce
+qu'ils sont en effet, pour des êtres libres, intelligents, qui ont
+leur situation, leurs idées, leurs sentiments, leur volonté;... il
+faut s'entendre avec la couronne comme avec les Chambres,... et
+amener ces transactions desquelles naît l'unité du gouvernement.
+Voilà, le gouvernement représentatif. On parle d'indépendance. Je
+fais grand cas de l'indépendance; je suis convaincu qu'il en faut
+porter beaucoup dans les conseils qu'on donne à la couronne et dans
+les résolutions qu'on prend vis-à-vis d'elle; il faut l'avoir,
+l'indépendance; mais l'afficher, jamais! Je suis assez vieux pour
+avoir vécu sous bien des pouvoirs. J'ai vécu à côté de plusieurs
+d'entre eux, sans contact avec eux; j'en ai servi d'autres; je
+suis sûr qu'il n'y en a aucun qui m'ait jamais trouvé servile
+ou complaisant... Mais, je l'avoue, j'ai soif de déférence ou
+de respect envers les pouvoirs qui gouvernent mon pays. Et s'il
+m'arrivait, ce qui m'est arrivé, de me trouver en dissidence avec
+eux, bien loin de le laisser voir, je m'efforcerais de le cacher...
+Voici encore, dans cette grave question, un point sur lequel
+je crois que nous différons. C'est ma conviction que le devoir
+d'un conseiller de la couronne est constamment de faire remonter
+le bien à la couronne elle-même; elle ne répond jamais du mal; la
+responsabilité ministérielle la couvre... Il y a eu, de tous temps,
+des ministres de la couronne qui se sont appliqués à l'effacer, à
+s'interposer entre elle et le pays, pour se grandir eux-mêmes et eux
+seuls. Ce n'est pas mon goût, ni mon devoir. Je crois, au contraire,
+qu'il faut s'effacer au profit de la couronne et pour laisser aller à
+elle la reconnaissance publique. C'est à cela que je mets ma dignité
+et ma fierté, et je trouve les autres fiertés un peu vulgaires et
+subalternes.»
+
+M. Thiers riposta avec une vivacité souvent amère. Sa doctrine
+tendait toujours à cette conclusion qu'un roi annulé était le
+corollaire nécessaire d'un roi inviolable. Plus les ministres avaient
+la réalité du pouvoir, plus, à son avis, on possédait le vrai
+gouvernement représentatif. «Ce qu'il faut, disait-il, ce sont des
+ministres qui ne se contentent pas seulement du rôle d'intermédiaires
+des pouvoirs... De tels ministres peuvent être des commis éloquents;
+ce ne sont pas des ministres à grande responsabilité. Cette
+transparence dont on se plaint, ce n'est pas avec du talent seulement
+qu'on la fait cesser, c'est avec du caractère.» Puis, passant
+par-dessus la tête de M. Guizot, pour faire la leçon et poser ses
+conditions au Roi lui-même, il terminait ainsi: «Hier, M. le ministre
+des affaires étrangères montrait une grande confiance dans la durée
+du ministère. Si cependant, malgré cette confiance, le ministère
+actuel n'était pas éternel, si ses successeurs ne l'étaient pas non
+plus, et qu'enfin il n'y eût plus d'autre ressource que celle des
+ministres impossibles, et qu'on me fît l'honneur de jeter les yeux
+sur mon impossibilité, je le déclare, dans ce cas, avec le profond
+dévouement que j'ai pour la royauté et avec le profond respect dont
+je ne me suis jamais écarté envers elle, je lui dirais: «Je suis
+prêt, si mes efforts peuvent vous être utiles, à vous servir, mais
+en gouvernant d'après ma propre pensée; si ma pensée est d'accord
+avec celle de Votre Majesté, j'en serai très heureux; mais, si elle
+en diffère, je persisterai à gouverner suivant ma propre pensée.»
+C'est peut-être là, messieurs, un grand orgueil, un orgueil frivole,
+si vous le voulez, mais c'est un orgueil désintéressé; et j'avoue
+que j'aime mieux, pour ma part, cet orgueil désintéressé, quoiqu'il
+puisse être accusé d'être frivole, qu'une ambition qui s'abaisse pour
+avoir, non point le pouvoir, mais l'apparence du pouvoir.»
+
+Une réplique de M. Guizot vint clore ce débat, le plus brillant et
+le plus considérable qui eût jamais été engagé sur cette question.
+«Le trône, dit-il en résumant ses idées, n'est pas seulement un
+fauteuil fermé pour que personne ne puisse s'y asseoir. Une personne
+intelligente et libre, qui a ses idées, ses sentiments, ses désirs,
+ses volontés, comme tous les êtres réels et vivants, siège dans ce
+fauteuil... Vous disiez qu'il faut qu'un ministre, pour être un
+ministre constitutionnel, soit tout-puissant du côté de la couronne.
+On n'exige pas la toute-puissance du côté des Chambres; on reconnaît
+que là il y a indispensable nécessité de discuter, de transiger, de
+se faire accepter. Mais on veut que, du côté de la couronne, la même
+nécessité n'existe pas... Eh bien, tout cela est faux, complètement
+faux. Et si cela était vrai, sachez bien qu'il n'y aurait jamais eu,
+dans cette Angleterre dont vous parlez, un ministre qui eût couvert
+la couronne; car il n'y en a pas eu un seul, même sous des rois très
+faibles, très médiocres, qui n'ait souvent et grandement compté avec
+eux.»
+
+La Chambre donna pleinement raison à M. Guizot, par 229 voix contre
+147. Ainsi se confirmait un phénomène déjà noté: plus M. Thiers se
+portait vers la gauche, faisant siens les griefs et les thèses de
+l'opposition avancée, plus les conservateurs effarouchés se serraient
+autour du cabinet. Pendant cette session de 1846, le ministère avait
+constamment obtenu, sur les questions politiques, des majorités de
+60 à 80 voix. Si l'on se rappelle que depuis 1842, à chaque session,
+il avait failli être renversé, et que naguère encore, en 1845, il
+ne l'avait emporté que de huit voix dans le débat sur l'affaire
+Pritchard, on reconnaîtra que le progrès était considérable.
+M. Guizot avait de tout temps attaché une importance capitale,
+peut-être même par trop exclusive, à la constitution d'une majorité.
+Ne devait-il pas dès lors triompher d'un résultat qui, après de
+si pénibles efforts, de si inquiétantes vicissitudes, pouvait
+paraître un succès définitif et complet? Aussi n'est-on pas étonné
+de l'entendre, dans son grand discours du 28 mai, «se féliciter que
+la majorité ait enfin acquis une unité, une organisation qui lui
+manquaient», proclamer que, «depuis cinq ans, il avait consacré tous
+ses efforts à amener ce résultat», et montrer là «comme l'ancre
+principale de salut dans les épreuves auxquelles le pays pouvait être
+encore appelé». Peu auparavant, s'inspirant de la pensée du ministre,
+le _Journal des Débats_ disait: «Nous avons vu enfin arriver le
+jour que nous appelions de tous nos voeux, celui où il n'y aurait
+plus dans la Chambre que deux grands partis... Depuis trente ans,
+c'est la première fois peut-être qu'il y a une vraie majorité dans
+nos Chambres. Jamais, dans les années précédentes, nous n'avions vu
+l'opposition renoncer à l'espoir d'entamer la majorité; pour le coup,
+elle y renonce... De cette époque, datera la fin de la politique
+d'intrigue.»
+
+
+V
+
+La fixité de la majorité donnait à la machine politique une apparence
+de stabilité telle qu'on n'en avait pas encore connu depuis 1830.
+L'ordre matériel régnait partout. Pas plus de menace d'émeute dans
+la rue que de menace de crise dans le Parlement. L'insurrection
+avait fait son dernier effort, le 12 mai 1839. Les sociétés
+secrètes désorganisées, découragées, ne comptant qu'un petit nombre
+d'adhérents infimes, végétaient sous l'oeil de la police, qui s'était
+adroitement introduite jusque dans leurs plus secrets conseils.
+Depuis Darmès en 1840, près de six années s'étaient écoulées sans
+qu'on eût attenté à la vie de Louis-Philippe; on croyait en avoir
+fini avec cette horrible manie du régicide qui avait sévi pendant les
+dix premières années du règne.
+
+Le 16 août 1846, le Roi, alors en villégiature à Fontainebleau,
+rentrait en char à bancs, avec la Reine et plusieurs de ses enfants,
+d'une promenade dans la forêt, quand deux coups de feu furent tirés
+sur lui, à quelques pas, du haut d'un mur qui longeait la route; la
+bourre de l'un des coups tomba dans la voiture, mais personne ne
+fut atteint. L'assassin, aussitôt arrêté, était un nommé Lecomte,
+ancien garde des bois de la couronne, récemment congédié pour faute
+grave dans son service. Il passait pour un très habile tireur. «Je me
+suis trop pressé», dit-il seulement quand on s'empara de lui. «Rien
+n'indique, écrivait quelques jours après M. Guizot à M. Rossi, aucune
+ramification ni complot. Ce qui n'empêche que ce ne soit une sottise
+de dire, comme le font les badauds pour se rassurer, qu'il n'y a là
+rien de politique. Quoi de plus politique que cette contagion, cette
+_mal'aria_ qui fait que l'humeur d'un garde mécontent de sa pension
+se tourne en régicide[13]!»
+
+[Note 13: _Documents inédits._]
+
+Pendant qu'on instruisait le procès de ce vulgaire assassin, un
+incident imprévu appela l'attention sur un condamné de nom plus
+retentissant. On se rappelle que, le 6 octobre 1840, à la suite de la
+piteuse échauffourée de Boulogne, la cour des pairs avait condamné
+le prince Louis Bonaparte à l'emprisonnement perpétuel. Il subissait
+sa peine au château de Ham, où avaient été enfermés naguère M. de
+Polignac et ses collègues. Sa captivité n'était pas bien rigoureuse:
+on le laissait recevoir ses amis, écrire dans les journaux, publier
+des livres. Il en profitait pour lier des relations et entretenir
+des correspondances avec les opposants de nuances diverses,
+depuis M. Odilon Barrot jusqu'à M. Louis Blanc, pour collaborer à
+plusieurs feuilles républicaines de province, notamment au _Progrès
+du Pas-de-Calais_, pour souscrire à la fondation d'un journal
+fouriériste, et pour publier, sur l'_Extinction du paupérisme_, une
+brochure à tendance socialiste. À gauche, on paraissait assez flatté
+d'une pareille recrue. «Louis Bonaparte n'est plus un prétendant,
+disait un journal radical; c'est un citoyen, un membre de notre
+parti, un soldat de notre drapeau.» Malgré tout le mouvement qu'il
+se donnait, le prisonnier de Ham ne parvenait pas à attirer sur lui
+l'attention du pays; en dehors de quelques fidèles et des démocrates
+qui se laissaient courtiser par lui, il était à peu près complètement
+oublié. Au commencement de 1846, alléguant la maladie de son père,
+l'ex-roi Louis, alors à Florence, il demanda à sortir de sa prison,
+fût-ce temporairement. Cette requête fut vivement appuyée auprès
+des ministres et du Roi par plusieurs députés, entre autres par
+M. Odilon Barrot et M. Dupin. Le gouvernement était disposé à y
+faire bon accueil et même à accorder une libération définitive,
+si toutefois le prisonnier donnait, sous une forme à trouver, une
+garantie de sa sagesse à venir. Le prince refusa de faire plus que
+quelque déclaration vague de reconnaissance et préféra tenter la
+chance d'une évasion. Le 25 mai 1846, il saisit l'occasion que lui
+offraient des travaux de réparation accomplis dans le château pour
+s'échapper, déguisé en ouvrier, avec une planche sur l'épaule. Trois
+jours après, il était en Angleterre. Cette évasion, machinée comme un
+épisode de roman, intéressa un instant la curiosité du public, mais
+sans troubler sa sécurité, ni faire prendre davantage au sérieux un
+personnage en qui l'on ne voyait alors que l'aventurier de Strasbourg
+et de Boulogne. Dans une lettre adressée à M. de Sainte-Aulaire,
+ambassadeur à Londres, le prince assura le gouvernement français de
+«ses intentions pacifiques», se défendit de vouloir «renouveler des
+tentatives qui avaient été si désastreuses», et affirma que «sa seule
+idée avait été de revoir son vieux père». Deux mois plus tard, le 27
+juillet, le roi Louis mourut à Livourne: le prince Louis-Napoléon
+n'était pas auprès de lui; il avait écrit à son père que le
+gouvernement anglais lui refusait des passeports pour se rendre en
+Italie.
+
+
+VI
+
+La bonne situation parlementaire du cabinet, la tranquillité du pays,
+l'absence de tout grave embarras au dedans et au dehors semblaient
+des conditions favorables pour procéder aux élections générales. Le
+6 juillet 1846 fut publiée l'ordonnance de dissolution, convoquant
+les électeurs pour le 1er août. Aussitôt les comités réunis de la
+gauche et du centre gauche confirmèrent la fusion des deux groupes
+en publiant un manifeste unique. Dans ce manifeste, ils tendaient
+ouvertement la main aux républicains et aux légitimistes, à tous
+ceux qui voulaient renverser ce qu'on appelait alors «un système
+corrupteur et antinational». «La question pour chaque électeur,
+disaient-ils, n'est pas de choisir celui qu'il préfère, mais bien,
+en nommant un homme indépendant, à quelque nuance de l'opposition
+qu'il appartienne, d'empêcher le succès du candidat ministériel.»
+Les républicains, qui ne pouvaient que gagner à cette coalition,
+s'y prêtèrent volontiers: ils en profitèrent pour s'assurer une
+part prépondérante dans le «comité central des électeurs de la
+Seine», qui non seulement dirigeait les élections de Paris, mais,
+par ses communications aux journaux, exerçait son influence dans
+toute la France. Les légitimistes, au contraire, ne répondirent
+qu'incomplètement à l'appel qui leur était adressé; beaucoup
+d'entre eux préférèrent faire campagne avec le parti catholique:
+celui-ci, par une tactique imitée de la ligue de M. Cobden, se tenait
+absolument en dehors des questions débattues entre M. Thiers et M.
+Guizot, et promettait appui au candidat quelconque qui serait «le
+plus offrant et dernier enchérisseur en fait de liberté religieuse».
+
+M. Thiers apporta, dans cette campagne électorale, la même ardeur
+impatiente avec laquelle il venait de conduire la bataille
+parlementaire. Ses amis, étaient même obligés de le retenir. Il
+avait préparé une lettre à ses électeurs où il parlait de la couronne
+avec une extrême amertume. «On me trouve fort prononcé, fort actif
+dans l'opposition, y disait-il. Serait-ce par hasard afin d'avoir le
+pouvoir plus tôt?... Cette conduite éloigne du pouvoir, si bien qu'on
+vous appelle ministre impossible. Peu m'importe. Je ne tiens à être
+ni possible ni prochain... Certes je savais bien que demander la
+réalité rigoureuse du gouvernement représentatif, qui tend à diminuer
+l'influence de la royauté irresponsable au profit des ministres
+responsables, je savais bien que c'était davantage encore me ranger
+dans la classe des ministres impossibles. Je n'ai pas hésité: non
+pas que j'eusse le goût puéril, que certaines gens me prêtent, de me
+poser, moi simple citoyen, en face de la majesté royale... Mais je
+suis convaincu que la monarchie ne sera admise par les générations
+présentes et futures que lorsque des ministres vraiment responsables
+exerceront véritablement le pouvoir, et, profondément convaincu de
+cette vérité, j'ai eu l'orgueil de défendre ma conviction, même à
+mes dépens. Cet orgueil, je l'ai eu, je l'aurai toujours dans toute
+son étendue. Le pouvoir, je l'ai possédé, et, dans cette transition
+inévitable de la monarchie représentative fausse à la monarchie
+représentative vraie, transition toujours plus ou moins longue, je
+sais ce que vaut le pouvoir. Être ministre entre une royauté qui ne
+vous souhaite pas et une Chambre que cinquante ans de révolutions
+et de guerres ont profondément troublée, que beaucoup d'intérêts
+dominent, être ministre à ces conditions ne me séduit guère.» Cette
+lettre fut imprimée, mais ne fut pas envoyée: MM. Duvergier de
+Hauranne, de Rémusat, de Maleville, qui n'étaient pourtant pas des
+timides, firent comprendre à M. Thiers le tort qu'il se ferait par un
+tel langage.
+
+Le gouvernement, de son côté, arrivait bien préparé à la bataille
+dont il avait lui-même choisi l'heure. La tâche principale incombait
+au ministre de l'intérieur, M. Duchâtel, qui n'épargna pas sa peine
+et déploya une rare habileté. Un de ses amis, témoin quotidien de ses
+efforts, M. Vitet, a écrit à ce sujet: «Je puis dire que, pendant
+trois mois, il ne cessa de suivre du regard, d'aider, de stimuler, de
+réveiller, parfois aussi de tempérer plus de quatre cents candidats
+dont il savait par coeur, grâce aux ressources de sa mémoire, toutes
+les situations personnelles, et que sans cesse, avec un à-propos
+qui les frappait d'étonnement, il éclairait sur leurs oublis, leurs
+négligences, leurs imprudences. Ce n'était pas seulement le sentiment
+du devoir, c'était un certain plaisir de déjouer les trames de tant
+d'habiles adversaires de toute provenance et de toute couleur, qui
+lui donnait cette sorte de fièvre de surveillance et d'exhortation.»
+Dans une circulaire à ses préfets, M. Duchâtel avait publiquement
+revendiqué pour l'administration le droit d'exercer une «franche et
+loyale influence», mais en même temps il en avait fixé les limites.
+«L'indépendance des consciences, disait-il, doit être scrupuleusement
+respectée; les intérêts publics, les droits légitimes ne doivent
+jamais être sacrifiés à des calculs électoraux... Fidélité sévère
+aux règles de justice dans l'expédition des affaires, respect
+de la liberté et de la moralité des votes, mais action ferme et
+persévérante sur les esprits, tels sont les principes qui, en matière
+d'élections, doivent présider aux rapports de l'administration
+avec les citoyens.» Ce langage était sensé et correct. Lors de la
+vérification des pouvoirs, l'opposition prétendit que la conduite
+du ministre n'avait pas été conforme à sa circulaire, mais elle
+n'apporta rien de sérieux à l'appui de ses allégations. Sur ce point
+d'ailleurs, on peut s'en fier à la parole du témoin déjà cité:
+«J'ai vu de près les élections, a dit M. Vitet; j'en puis parler en
+conscience. Je sais quelle scrupuleuse observation de la loi, quel
+respect des droits de tous y présidèrent du côté du pouvoir, et je
+tiens, pour ma part, qu'on n'en trouverait guère d'aussi sincères,
+d'aussi vraiment exemptes de sérieux abus, soit chez nous depuis
+1814, soit même dans les pays les plus libres du monde, l'Angleterre,
+par exemple, ou les États-Unis.»
+
+La polémique, menée grand train par les journaux des deux bords, ne
+fit guère que ressasser les questions déjà traitées à la tribune.
+Il apparut bientôt que la malheureuse affaire Pritchard, si vieille
+qu'elle fût, était encore la meilleure carte du jeu de l'opposition.
+Les candidats ministériels étaient marqués dans les feuilles adverses
+de cette simple lettre: P; cela voulait dire _Pritchardiste_. Or,
+à voir l'embarras qu'en éprouvaient ces candidats, il fallait bien
+croire que la sottise publique était encore dupe des déclamations
+prodiguées par la gauche en cette matière. La presse conservatrice
+avait, il est vrai, pour riposter, une arme plus efficace encore,
+c'était l'évocation de 1840. Le _Journal des Débats_ ne manquait pas
+de rappeler que la victoire de l'opposition serait la rentrée de M.
+Thiers au pouvoir, la reprise de la «politique du 1er mars». «La
+France, demandait-il, est-elle lasse de la prospérité dont elle jouit
+au dedans, de la paix dont elle jouit au dehors? Six années ont été
+nécessaires pour réparer les fautes de 1840. Deux jours d'élection
+peuvent anéantir le travail de six ans... Avant six mois, cette
+prospérité corruptrice et cette paix déshonorante auront fait place
+à une crise intérieure et à une crise européenne... Les deux hommes
+sont connus; les deux politiques aussi... Rappelez-vous dans quel
+état était la France au 29 octobre 1840; voyez dans quel état elle
+est aujourd'hui, et choisissez!»
+
+Toutefois, ce qui frappe le plus, ce n'est pas l'effet produit par
+telle ou telle polémique; c'est au contraire le peu de retentissement
+qu'avait en réalité ce bruit de presse. Le fond du pays demeurait
+tranquille, inerte. Rarement on avait vu, pendant une période
+électorale, si peu d'émotion, on pourrait presque dire une pareille
+indifférence. Que cachait et présageait cette indifférence?
+L'opposition affectait d'y voir le signe que l'opinion se
+désintéressait du sort du cabinet: elle se croyait certaine du succès
+et le disait très haut. «Je n'ai jamais vu si complète assurance», a
+écrit M. Vitet. Du côté ministériel, la confiance était moindre. On
+se souvenait de la déception de 1842. N'était-il pas à craindre que
+l'affaire Pritchard ne fît, en 1846, le mal qu'avait fait, quatre
+ans auparavant, le droit de visite? Le duc de Broglie écrivait à
+son fils, le 16 juillet: «Jamais élections ne se seront accomplies
+au milieu d'une prospérité et d'un calme plus complets. Ce que cela
+donnera, tout le monde l'ignore parfaitement. Le gouvernement, à
+mesure que le jour fatal approche, semble plus inquiet, quoique ses
+nouvelles soient excellentes[14].» M. Duchâtel mandait à M. Guizot,
+le 18 juillet: «Plusieurs points de l'horizon se rembrunissent
+depuis quelques jours. J'espère que cela s'éclaircira. D'après les
+apparences actuelles, je m'attends à une bataille d'Eylau, où il y
+aura beaucoup de morts de part et d'autre, où le champ de bataille
+nous restera, mais en nous laissant encore une rude campagne à
+soutenir. Si les nôtres, comme je l'espère, se battent bien, je serai
+content; je désire d'abord la victoire, et puis, en second lieu, le
+combat[15].»
+
+[Note 14: _Documents inédits._]
+
+[Note 15: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 30.]
+
+Telle était la situation quand, le 29 juillet, trois jours avant
+les élections, au moment où le Roi saluait la foule du balcon des
+Tuileries, deux coups de pistolet furent tirés à une assez grande
+distance par un homme caché derrière une statue. Cet homme, appelé
+Henri, était un ancien fabricant d'objets en acier, exaspéré par
+des malheurs de fortune et de famille. L'instruction révéla par la
+suite, dans ce crime, plutôt le désespoir d'un naufragé de la vie
+que la haine d'un révolutionnaire, moins un régicide qu'une sorte de
+suicide: dans les conditions où il avait été tiré, le coup était à
+peu près inoffensif. Au premier moment, toutefois, on ne se rendit
+pas compte de ces circonstances, qui devaient faire écarter la peine
+de mort par la cour des pairs: ce nouvel attentat, qui suivait de
+si près celui de Lecomte, parut la preuve d'un sinistre parti pris
+et causa partout un sentiment d'inquiétude et d'indignation, dont
+la presse ministérielle se hâta de tirer parti pour raviver le zèle
+des conservateurs et discréditer l'opposition. Quant aux journaux
+de gauche, ils furent réduits à insinuer que les coups de pistolet
+étaient une manoeuvre de la police.
+
+Vint le jour du scrutin. Les élections de Paris donnèrent l'avantage
+à l'opposition: sur quatorze mille suffrages, elle en réunissait
+plus de neuf mille; sur quatorze députés, elle en avait onze; le
+deuxième arrondissement, le plus riche de la ville, était enlevé aux
+conservateurs, qui le possédaient depuis 1830; M. Jacques Lefebvre y
+était remplacé par M. Berger. Les journaux de gauche triomphèrent,
+mais ce ne fut pas pour longtemps. Dès le lendemain, les nouvelles
+de province firent savoir que les ministériels y avaient remporté
+des succès dont l'étendue surprenait les vainqueurs eux-mêmes. «Le
+résultat, écrivit aussitôt M. Duchâtel, dépasse les espérances que
+nous étions en droit de concevoir.» L'opposition perdait vingt-cinq
+à trente sièges, et le gouvernement pouvait compter sur une majorité
+d'une centaine de voix. On en eut la confirmation, dans la session
+qui s'ouvrit, dès le 19 août, pour la constitution de la nouvelle
+Chambre; M. Sauzet fut élu président par 223 voix, contre 98 données
+à M. Odilon Barrot.
+
+Après les années laborieuses qu'il venait de passer, le ministère
+ressentit comme une joie étonnée de se voir en possession d'une
+si grande majorité. M. Guizot déclarait à ses amis «qu'aucun
+événement politique ne lui avait causé une satisfaction égale à
+celle qu'il éprouvait de ce triomphe de la bonne et saine politique
+sur les mauvaises passions[16]». Le duc de Broglie écrivait à
+son fils: «Jamais victoire ne fut plus complète... Depuis les
+_trois cents_ de M. de Villèle, aucun ministère ne s'était trouvé
+à pareille fête[17].» À la satisfaction du triomphe se mêlait
+cependant quelque préoccupation. Ce dont on s'inquiétait, c'était
+moins de l'irritation des vaincus que des exigences possibles des
+vainqueurs, d'autant que, parmi ces derniers, il y avait un assez
+grand nombre de députés nouveaux. «Il faut demander à Dieu, disait
+M. Doudan, que les conservateurs, se sentant nombreux, ne soient
+pas pris de la démangeaison de se mettre en petits paquets, ayant
+chacun ses fantaisies à satisfaire. Tout cela n'est que l'embarras
+des richesses, qui est peut-être préférable aux embarras de la
+pauvreté[18].» Quant à M. Duchâtel, c'était d'un autre côté, du
+côté de la couronne, qu'il pressentait des exigences gênantes. «La
+situation est très bonne, écrivait-il à M. Guizot; mais elle impose
+des devoirs nouveaux et des difficultés au moins aussi grandes que
+les anciennes. Le Roi m'écrit une grande lettre de quatre pages
+pour me recommander de montrer de la confiance dans l'avenir. Je
+suis pour la confiance qui assure et prépare l'avenir, non pas
+pour celle qui le gaspille et le compromet. En face des passions
+hostiles que nous avons à combattre, il faudrait très peu de fautes
+pour changer la situation, jeter le pays de l'autre côté. Il ne
+faut pas laisser s'accréditer l'idée que tout est possible. Nous
+avons résisté d'un côté; nous aurons probablement à résister de
+l'autre. Je sais que vous pensez là-dessus comme moi; aussi je
+ne vous en dis pas plus long. Après avoir assuré le triomphe du
+parti conservateur, il y va de notre honneur de ne pas devenir les
+instruments de sa défaite[19].» Si heureux que fût M. Guizot de sa
+victoire, si optimiste qu'il fût par nature, il ne se dissimulait
+pas non plus le danger qui résultait du succès même. «L'avenir n'en
+sera pas moins difficile ni moins laborieux, écrivait-il à M. Rossi.
+On sera plus exigeant avec nous et plus complaisant pour soi-même.
+On nous demandera plus et l'on nous aidera moins. Je me prédis bien
+des embarras, et je m'y prépare. Après tout, ceux-là valent mieux
+que d'autres[20].» Et puis le ministre se rendait compte qu'avec une
+telle majorité il ne lui suffirait plus de durer, qu'il lui faudrait
+entreprendre quelque chose. Depuis longtemps, il cherchait, sans
+avoir encore pu la trouver, l'occasion de quelque grande initiative.
+Serait-il plus heureux désormais? En tout cas, il paraissait décidé à
+s'y appliquer. «L'ordre et la paix une fois bien assurés, disait-il
+dans son discours de remerciement aux électeurs de Lisieux, la
+politique conservatrice, en veillant toujours assidûment à leur
+maintien, pourra, devra se livrer aussi à d'autres soins, à d'autres
+oeuvres. Un gouvernement bien assis a deux grands devoirs. Il doit,
+avant tout, faire face aux affaires quotidiennes de la société,
+aux incidents qui surviennent dans sa vie... Ce devoir rempli, le
+gouvernement doit aussi s'appliquer à développer dans la société
+tous les germes de prospérité, de perfectionnement, de grandeur...
+C'est là, sans nul doute, pour la politique conservatrice, un
+devoir impérieux, sacré, et c'est là aussi, soyez-en sûrs, un but
+que cette politique seule peut atteindre. Toutes les politiques vous
+promettront le progrès; la politique conservatrice seule vous le
+donnera, comme seule elle a pu réussir à vous donner l'ordre et la
+paix.» Cette parole, aussitôt mise en relief par les amis et par les
+adversaires, eut un grand retentissement. Le public l'accepta comme
+une solennelle promesse.
+
+[Note 16: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]
+
+[Note 17: _Documents inédits._]
+
+[Note 18: X. DOUDAN, _Mélanges et Lettres_, t. II, p. 87.]
+
+[Note 19: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 32.]
+
+[Note 20: _Documents inédits._]
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LES INTÉRÊTS MATÉRIELS.
+
+ I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La
+ spéculation et l'agiotage.--II. Timidité économique du
+ gouvernement. Il fait ajourner la réforme postale. Ses
+ idées sur le libre échange.--III. Les finances en 1846.
+ L'équilibre du budget ordinaire. Le budget extraordinaire.--IV.
+ L'administration locale. Le comte de Rambuteau.--V. Le
+ matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la tentation du
+ veau d'or. Elle devient indifférente à la politique. Dangers
+ de cet état d'esprit.--VI. L'opposition accuse le gouvernement
+ d'avoir favorisé ce matérialisme. M. de Tocqueville. Son
+ origine, ses visées et ses déceptions. Amertume de ses critiques
+ sur l'état social et politique.--VII. Le mal s'étend à la
+ littérature. La «littérature industrielle». Cependant l'état des
+ lettres est encore fort honorable à la fin de la monarchie de
+ Juillet. Le roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme
+ et de spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. Romans
+ socialistes publiés dans les journaux conservateurs. Eugène Süe.
+ Les _Mystères de Paris_ dans le _Journal des Débats_. Autres
+ romans publiés par le _Constitutionnel_. Aveuglement de la
+ bourgeoisie, faisant fête à ces romans.
+
+
+I
+
+La tranquillité dont le pays jouissait au dedans et la paix qui
+régnait au dehors aidaient singulièrement à la prospérité matérielle.
+On eût pu noter alors, d'après les statistiques officielles ou
+privées, bien des signes de cette prospérité. Le mouvement du
+commerce, tel qu'il ressortait des tableaux de douane, avait beaucoup
+plus que doublé depuis 1830. Même progression dans les revenus des
+canaux, les produits des voitures publiques, le nombre des lettres
+distribuées par la poste. La consommation de la houille, criterium de
+l'activité industrielle, avait triplé. Les économistes estimaient
+que la fortune immobilière était doublée. En 1845, le cours de la
+rente 5 0/0 atteignait 122 fr. 85; celui du 4 1/2 0/0, 116 fr. 25;
+celui du 4 0/0, 110 fr. 50; celui du 3 0/0, 86 fr. 40. Le paysan et
+l'ouvrier étaient mieux logés, mieux vêtus, mieux nourris; dans les
+campagnes, on prenait l'habitude nouvelle des bas, des souliers, du
+vin, de la viande, du pain blanc. Les salaires avaient à peu près
+doublé en quinze ans.
+
+Le gouvernement avait secondé ce progrès, par l'impulsion donnée
+aux travaux publics, routes, chemins vicinaux, ports, canaux, etc.
+Il s'était surtout occupé des chemins de fer, la grande affaire du
+moment. On sait comment, après de longs tâtonnements, la loi de 1842
+avait fixé le mode d'établissement des voies ferrées[21]. Depuis
+lors, on avait beaucoup fait et entrepris plus encore. En mai 1843
+eut lieu l'inauguration solennelle des deux premières grandes lignes,
+celle de Paris à Rouen et celle de Paris à Orléans. L'impression
+fut considérable sur le public. Henri Heine écrivait, au moment
+même, de Paris: «L'ouverture de ces lignes cause ici une commotion
+que chacun partage, à moins de se trouver par hasard placé sur un
+escabeau d'isolement social... Nous sentons que notre existence
+est entraînée ou plutôt lancée dans de nouveaux orbites, que nous
+allons au-devant d'une nouvelle vie... De pareils tressaillements
+doivent avoir agité nos pères, alors que l'Amérique fut découverte,
+que l'invention de la poudre à canon s'annonça par les premiers
+coups de feu, que l'imprimerie répandit par le monde les premières
+épreuves de la parole divine... Une nouvelle ère commence dans
+l'histoire universelle[22].» L'inauguration, qui frappait à ce
+point les imaginations, n'eut pas moins d'action sur les capitaux.
+Ceux-ci, en France, s'étaient montrés jusqu'alors, en matière de
+chemins de fer, craintifs, embarrassés, défiants. Les quelques
+compagnies qui s'étaient hasardées au début n'avaient généralement
+pas été heureuses. C'était même leur impuissance constatée qui
+avait conduit le législateur de 1842 à mettre à la charge de l'État
+les acquisitions de terrains, les terrassements, les ouvrages
+d'art, les stations, et à ne demander aux compagnies que la pose
+de la voie, la fourniture du matériel et l'exploitation. En 1843,
+à la vue des chemins de fer devenus une réalité, l'initiative
+particulière se réveilla, s'enhardit; des sociétés surgirent,
+s'offrant à entreprendre elles-mêmes non seulement l'exploitation,
+mais la construction des lignes. La loi de 1842 avait prévu cette
+éventualité; sur l'insistance de M. Duvergier de Hauranne, il y avait
+été stipulé que les lignes non immédiatement exécutées «pourraient
+être concédées à l'industrie privée en vertu de lois spéciales». En
+1844, 1845 et 1846, cette clause fut appliquée à plusieurs lignes
+importantes, à celles du Nord, de Paris à Lyon, de Lyon à Avignon,
+d'Avignon à Marseille, de Bordeaux à Cette.
+
+[Note 21: Voir plus haut, t. V, ch. I, § X.]
+
+[Note 22: Lettre du 5 mai 1843. (_Lutèce_, p. 326.)]
+
+Le mouvement était bon, mais il devint tout de suite excessif. À
+trop de méfiance succédait trop d'illusion. Après avoir été timide,
+on se montrait téméraire. Ce fut comme un débordement de compagnies
+nouvelles qui se disputaient les concessions, rivalisaient de
+promesses dans leurs prospectus, recherchaient, pour en décorer
+leurs conseils, les ducs et les princes, les notabilités politiques
+et administratives, ou même les généraux et les amiraux. Bouche
+béante, le public était prêt à mordre à tous les hameçons. Excité
+par le spectacle de quelques fortunes rapides, chacun croyait
+voir là un trésor et se précipitait pour mettre la main dessus. À
+quelles étranges sollicitations certains fondateurs de sociétés
+n'étaient-ils pas en butte[23]! À peine émises ou même avant de
+l'être, les actions étaient l'objet d'une spéculation effrénée
+qui tenait les convoitises en haleine. C'était la préoccupation
+dominante, universelle. Non seulement à la Bourse, mais à la Chambre,
+dans les journaux, dans les salons, on ne parlait presque pas d'autre
+chose. La concurrence que se faisaient ces nombreuses sociétés dans
+la poursuite des concessions les poussait à offrir des conditions
+extrêmement onéreuses pour elles. Les pouvoirs publics croyaient
+faire une bonne affaire en les acceptant; ils ne se rendaient pas
+compte que les embarras des concessionnaires imprudents finiraient
+toujours par retomber sur l'État. C'était notamment sur la durée
+des concessions que portaient les rabais; quelques compagnies se
+contentaient de vingt-quatre ans; on offrait ces rabais à peu près
+à l'aveugle, sans étude préalable sérieuse. Parfois, du reste, on
+s'inquiétait moins du chemin de fer à établir que de la prime à
+réaliser par la plus-value des actions. Certaines sociétés sans base
+réelle se fondaient, non pour vivre, mais pour vendre leur mort à des
+concurrents plus solides. Ce n'était même plus de la spéculation,
+c'était du pur agiotage, avec les désordres et les scandales qui
+en sont la suite, brusques alternatives de hausse et de baisse,
+engouements et paniques, fortunes faites et défaites en un instant.
+Le marché public était livré à des coups de main dont les naïfs et
+les faibles étaient généralement les victimes.
+
+[Note 23: Dans la lettre dont nous avons déjà cité un passage, Henri
+Heine disait: «La maison Rothschild, qui a soumissionné la concession
+du chemin de fer du Nord et qui l'obtiendra selon toute probabilité,
+ne constitue pas une véritable société, et chaque participation à son
+entreprise, que cette maison accorde à un individu quelconque, est
+une faveur, ou plutôt, pour m'exprimer en termes tout à fait précis,
+c'est un cadeau d'argent dont M. de Rothschild gratifie ses amis.
+Les actions éventuelles ou, comme elles sont nommées, les promesses
+de la maison Rothschild se cotent déjà à plusieurs cents francs
+au-dessus du pair, en sorte que celui qui demande au baron James de
+Rothschild de pareilles actions au pair mendie, dans la véritable
+acception du mot. Mais tout le monde mendie à présent chez lui; il
+y pleut des lettres où l'on demande la charité, et, comme les mieux
+huppés se mettent en avant avec leur digne exemple, ce n'est plus une
+honte de mendier. M. de Rothschild est donc le héros du jour...»
+(_Lutèce_, p. 330.) M. Duvergier de Hauranne écrivait peu après: «Si
+M. de Rothschild a gardé toutes les lettres qui lui furent adressées
+lors de l'adjudication du chemin de fer du Nord, non seulement par
+des députés et des fonctionnaires publics, mais par des femmes haut
+placées dans le monde, il doit avoir un recueil d'autographes tout à
+fait précieux. Jamais ministre du Roi ne fut sollicité, courtisé à
+ce point. On eût dit les beaux jours de la rue Quincampoix revenus.»
+(_Notes inédites._)]
+
+Un moment le mal prit une telle étendue qu'on se demanda si le
+législateur ne devait pas intervenir pour le réprimer. La difficulté
+était de ne pas entraver les sociétés sérieuses, sous prétexte
+d'empêcher les sociétés suspectes. En 1844, M. Crémieux fit voter
+à l'improviste, par la Chambre des députés, un amendement portant
+«qu'aucun membre des deux Chambres ne pourrait être adjudicataire
+ni administrateur dans les compagnies auxquelles des concessions
+seraient accordées». Mais la Chambre des pairs estima qu'exclure
+ainsi des compagnies en formation les personnages considérables
+et influents du pays n'était pas un moyen de fortifier cet esprit
+d'association qu'on regrettait de voir si faible en France: aussi
+n'admit-elle pas l'amendement[24]. L'année suivante, au début de
+la session de 1845, une proposition plus réfléchie fut faite, à
+la Chambre des pairs elle-même, par le comte Daru, pour supprimer
+certains abus de l'agiotage: cette fois encore, la haute assemblée
+craignit qu'on n'étouffât du même coup d'utiles initiatives, et le
+projet, bien qu'appuyé par le ministère, fut repoussé. La session
+ne se termina pas cependant sans que le gouvernement fît voter
+quelques dispositions destinées à limiter une liberté qui tournait
+en licence: elles furent insérées dans la loi du 15 juillet 1845,
+relative à la concession du chemin de fer du Nord. Dans l'exposé
+des motifs, le ministre avait ainsi caractérisé le désordre qu'il
+entendait réprimer: «Une sorte de vertige s'est emparé d'une partie
+de la société. Les chemins de fer, qui ont été si longtemps l'objet
+du dédain des capitalistes, semblent devenus aujourd'hui une mine
+inépuisable de richesses. De l'excès du découragement on est passé
+à l'excès de l'engouement; on se précipite, on se presse dans les
+bureaux ouverts pour recevoir les listes de souscription, et l'on
+pourrait se croire revenu au temps de ce système fameux qui a tourné
+tant de têtes et ruiné tant de familles.»
+
+[Note 24: M. Molé, alors président du conseil d'administration de
+la société formée pour le chemin de fer de l'Est, se crut visé par
+le vote de la Chambre des députés et en fut fort blessé. «Je leur
+jetterai au nez tous les chemins de fer passés, présents et futurs»,
+mandait-il à M. de Barante. Et celui-ci écrivait, de son côté, à
+l'un de ses parents: «Mathieu (M. Molé) m'écrit qu'il traitera
+l'amendement Crémieux selon son mérite et dira quels sentiments
+l'ont inspiré, mais qu'en conclusion il laissera là tous les chemins
+de fer. C'est précisément ce que veulent ces démocrates, qui vont
+poursuivant les capitaux, la propriété, le bénéfice commercial
+et industriel, comme ils ont poursuivi toutes les supériorités
+sociales.» Et il ajoutait, dans une autre lettre: «Voir gagner de
+l'argent à autrui est un sensible chagrin pour tout bon député.»
+(_Documents inédits._)]
+
+Le législateur faisait son devoir en cherchant à remédier aux excès
+de l'agiotage; mais son action n'était pas et ne pouvait pas être
+bien efficace. D'ailleurs, quand on voit qu'au même moment la même
+cause produisait en Angleterre les mêmes désordres, on se demande
+si ce n'était pas la conséquence à peu près inévitable d'une
+révolution économique dont la nouveauté et la grandeur étaient bien
+faites pour troubler à la fois les intérêts et les cerveaux. En
+décembre 1845, à l'une des phases les plus aiguës de cette crise, le
+_Journal des Débats_ rappelait, non sans quelque raison, à ceux qui
+se lamentaient, que, du moment où l'on avait voulu l'exécution des
+chemins de fer par l'industrie privée, il fallait s'attendre à la
+spéculation; que, sans elle, les concessions n'eussent pas abouti;
+que, d'autre part, la spéculation, en s'excitant elle-même, avait
+grande chance de dégénérer en agiotage. «Il y a eu de l'agiotage,
+ajoutait-il, parce qu'il y en aura toujours, quand il y aura de
+grands profits en perspective, enveloppés dans un nuage de mystère.»
+Le _Journal des Débats_ voulait bien plaindre les victimes, mais il
+se consolait en constatant que les chemins de fer se faisaient. Et
+en effet, à considérer aujourd'hui les choses de loin, les accidents
+passagers s'effacent, et ce qui domine, c'est l'effort, parfois
+inexpérimenté, pas toujours bien pondéré, mais, en fin de compte,
+efficace et puissant, qui donna alors à la grande oeuvre des chemins
+de fer français une impulsion décisive. En 1844 et 1845 furent
+concédées presque toutes les lignes principales de notre réseau, tel
+qu'il est aujourd'hui constitué. En 1846 eut lieu l'inauguration du
+premier de nos chemins internationaux, celui de Paris à la frontière
+belge. Le nombre de kilomètres exploités, qui était de 598 en 1842,
+s'élevait à 1,320 en 1846.
+
+
+II
+
+En matière économique, le gouvernement, qui avait les vertus et
+les défauts de la bourgeoisie, était plus prudent que novateur;
+il évitait les aventures téméraires où d'autres ont compromis les
+intérêts du pays, mais parfois il était un peu lent à entreprendre
+certaines transformations fécondes. Cette timidité se manifesta,
+par exemple, dans la question postale. En 1839, l'administration
+anglaise, renversant hardiment toutes les idées reçues, avait
+substitué, pour le transport des lettres, une taxe unique et fort
+abaissée aux tarifs élevés et variables suivant les zones; elle avait
+compté, non sans raison, sur le développement des correspondances,
+pour retrouver les recettes qu'elle paraissait sacrifier. Une
+proposition faite, au cours de la session de 1845, en vue
+d'introduire cette réforme en France, parut trouver quelque faveur à
+la Chambre des députés; mais le ministre des finances la combattit si
+vivement qu'au vote d'ensemble elle réunit seulement 170 voix contre
+170, et que, par suite, elle fut déclarée rejetée. Le tarif variable
+devait subsister jusqu'en 1850.
+
+Était-ce également la timidité ou bien une sage prévoyance qui
+retenait le ministère sur la pente du libre échange? La Restauration
+avait été hautement protectionniste. Le gouvernement de Juillet,
+qui, à l'origine, s'inspirait quelque peu des idées nouvelles émises
+sur ce sujet par l'école du _Globe_, eût été disposé à suivre une
+politique moins restrictive. Mais, chaque fois qu'il avait tenté
+de faire un pas en avant, il s'était heurté aux intérêts des
+manufacturiers qui, sous le régime du suffrage restreint, possédaient
+une grande influence. Ce fait s'était produit plusieurs fois depuis
+l'avènement du ministère du 29 octobre 1840. C'est ainsi que M.
+Guizot avait dû renoncer à conclure avec l'Angleterre un traité de
+commerce vers lequel il était porté par des raisons, il est vrai,
+plus politiques qu'économiques. C'est ainsi également qu'il avait
+été contraint d'abandonner le projet d'une union douanière avec la
+Belgique[25]. À défaut de cette union, il avait conclu, en 1842,
+une convention spéciale d'une durée de quatre années, assurant à
+la Belgique un traitement de faveur pour ses fils et tissus de
+chanvre: en compensation, nos tissus de soie, nos sels et nos vins
+bénéficiaient de quelques abaissements de droits. Même ainsi limitée,
+cette convention fut fort critiquée, d'autant que le cabinet de
+Bruxelles s'était hâté d'accorder à l'Allemagne les mêmes tarifs. En
+mars 1845, M. Guizot dut promettre à la Chambre de ne pas renouveler
+la convention, si des concessions réelles ne nous étaient faites.
+Il entama donc, peu après, des négociations qui aboutirent, le 13
+décembre 1845, à un nouveau traité; il y obtenait certains avantages,
+ou du moins l'abandon de certaines mesures hostiles: c'était peu
+de chose; mais il nous importait politiquement que la Belgique ne
+fût pas tentée de rechercher le patronage d'une autre puissance.
+Très attaqué à la Chambre, en avril 1846, habilement défendu par le
+cabinet, le traité fut approuvé.
+
+[Note 25: Voir t. V, ch. III, § II.]
+
+Cette discussion fut pour M. Guizot l'occasion d'exposer, d'une façon
+générale, la politique commerciale du gouvernement. L'attention
+publique était alors fort éveillée sur ces questions. Un livre de
+M. Frédéric Bastiat, _Cobden et la Ligue_, venait de révéler aux
+Français, qui jusque-là ne s'en doutaient guère, la révolution
+économique accomplie outre-Manche sous les auspices de sir
+Robert Peel. Les libre-échangistes de France y avaient trouvé un
+encouragement à s'organiser et à tenter, eux aussi, une «agitation»;
+par contre-coup, les protectionnistes, se sentant menacés, s'étaient
+mis sur la défensive. Les circonstances donnaient donc une importance
+particulière à la parole du ministre. Celui-ci rendit largement
+hommage à l'initiative de sir Robert Peel, mais il montra en quoi
+l'état de l'Angleterre différait du nôtre, comment elle avait dû
+remédier à un mal social qui n'existait pas chez nous, et comment
+elle avait pu, sans péril, exposer son industrie déjà puissante à une
+concurrence qui eût été dangereuse pour notre industrie plus jeune.
+Après avoir déclaré sa volonté de «maintenir le système protecteur»,
+le ministre ajoutait aussitôt: «Nous entendons le modifier,
+l'élargir, l'assouplir, à mesure que des besoins nouveaux et des
+possibilités nouvelles se manifestent. Non seulement nous entendons
+le faire, mais nous l'avons toujours fait. Combien de prohibitions
+ont été supprimées depuis 1830! Combien de tarifs ont été
+abaissés!... Nous sommes dans la même voie que l'Angleterre, nous y
+sommes plus lentement, et par de bonnes raisons, mais nous y sommes.»
+Et quelques jours plus tard, toujours à propos du même traité, le
+ministre disait à la Chambre des pairs: «La science s'est aperçue
+que les intérêts de ceux qui consomment n'étaient pas suffisamment
+consultés, que la part accordée à ceux qui produisent était trop
+grande: alors elle n'a plus parlé que des intérêts des consommateurs,
+et elle a demandé la liberté illimitée du commerce. Les gouvernements
+ne peuvent suivre la science dans cette voie; ils ne sont pas des
+écoles philosophiques; ils ne sont pas chargés de poursuivre le
+triomphe d'une certaine idée, d'un certain intérêt; ils ont tous les
+intérêts, tous les droits, tous les faits entre les mains; ils sont
+obligés de les consulter tous;... c'est leur condition, condition
+très difficile. Celle de la science est infiniment plus commode...
+Il y a ici une question d'intérêt public, une de ces questions
+d'État dont les gouvernements doivent tenir grand compte. Je ne veux
+pas dire qu'il ne faut pas faire à la liberté commerciale une plus
+large part que celle qu'elle a obtenue jusque-là... Le but, c'est
+l'extension des relations des peuples; mais la première condition,
+c'est de ne pas porter une perturbation brusque, soudaine, dans
+l'ordre des faits relatifs à la création et à la distribution des
+richesses.»
+
+Au mois d'août de cette même année 1846, M. Cobden vint à Paris,
+en missionnaire du _free trade_. Fêté par les économistes, il
+voulut gagner à ses idées les autorités politiques. Louis-Philippe
+le reçut très bien, lui parla abondamment de beaucoup de sujets
+divers, mais, sur la question du libre-échange, ne lui répondit que
+par des généralités[26]. M. Cobden n'eut pas plus de succès auprès
+des ministres, toujours résolus à ne s'avancer que lentement et
+prudemment. Le plus «économiste» d'entre eux, M. Duchâtel, écrivait
+à M. Guizot, le 1er octobre 1846: «Il ne faut pas trop nous lancer
+dans les modifications du régime commercial. Notre rôle n'est pas
+d'alarmer et de troubler les intérêts... Je suis d'avis de faire
+quelque chose, mais avec une grande prudence et en annonçant très
+haut que l'on maintient la protection[27].» Le Roi s'exprimait de
+même dans ses conversations: il se déclarait partisan en principe
+de la liberté commerciale, admirait ses progrès en Angleterre,
+mais estimait que la question était parvenue, de l'autre côté du
+détroit, à un degré de maturité qu'elle n'avait pas encore atteint en
+France; il reconnaissait qu'on devait marcher vers la réalisation du
+principe, mais peu à peu, en ménageant les intérêts engagés, intérêts
+des manufacturiers et des ouvriers. «Soyons donc, concluait-il,
+pilotes prudents sur cette mer pleine d'écueils, et louvoyons le
+long des côtes, sans perdre de vue l'entrée du port, empressés d'y
+aborder chaque fois que nous pourrons le faire sans mettre en péril
+ces intérêts qui sont aussi ceux de la France[28].» Force était bien
+d'ailleurs de compter avec les résistances des protectionnistes,
+toujours fort influents dans les Chambres. Jusqu'à la dernière heure
+de la monarchie, ils tâchèrent d'empêcher tout changement. En 1847,
+le ministère, fidèle à son système de progrès graduel, proposa de
+supprimer dix-sept prohibitions et de diminuer les droits sur un
+grand nombre d'articles; la commission de la Chambre se montra
+défavorable à cette réforme; renvoyé à la session suivante, le projet
+ne put être discuté avant la révolution de Février.
+
+[Note 26: JOHN MORLEY, _The Life of Richard Cobden_, t. I, p. 420 et
+suiv.]
+
+[Note 27: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 30.]
+
+[Note 28: _Rien! Dix-huit années de gouvernement parlementaire_, par
+le comte de MONTALIVET.]
+
+
+III
+
+On n'a pas oublié les phases diverses par lesquelles avaient
+passé les finances de la France depuis 1830; la crise menaçante,
+conséquence de la révolution de Juillet: la prospérité laborieusement
+et honorablement reconquise par dix années d'ordre, de paix et de
+sagesse; les événements de 1840 venant de nouveau tout compromettre,
+presque aussi funestes à ce point de vue que ceux de 1830; puis,
+au moment même où, par suite de ces événements, le Trésor était
+obéré par tant de dépenses militaires, l'obligation de faire face
+immédiatement aux charges non moins énormes de la création du réseau
+ferré[29]. De là les difficultés budgétaires en face desquelles le
+cabinet du 29 octobre s'était trouvé. En 1846, après plus de cinq
+années d'efforts, il se flattait d'en être sorti, et il proclamait,
+dans le discours royal lu à l'ouverture de la session, «la situation
+satisfaisante de nos finances». Était-il fondé à tenir ce langage?
+
+[Note 29: Voir t. III, ch. V, § V; t. IV, ch. V, § XII; t. V, ch. I,
+§ X.]
+
+1840 avait inauguré le régime des déficits. Même en laissant de côté
+le budget extraordinaire, les dépenses ordinaires dépassaient les
+recettes ordinaires de 138 millions en 1840, de 165 millions en 1841,
+de 65 millions en 1842, de 38 millions en 1843. La cause principale
+des déficits était l'augmentation subite du budget du ministère de
+la guerre: ce budget, qui n'était que de 214 millions en 1829 et
+de 241 millions en 1839, s'était élevé en 1840 à 367 millions, en
+1841 à 385, en 1842 à 325, en 1843 à 310, en 1844 à 297, en 1845 à
+302, en 1846 à 331; ces chiffres s'expliquent parce que, d'une part,
+l'effectif normal de l'armée avait été porté de 248,000 hommes à
+339,000, et que, d'autre part, la vigoureuse impulsion donnée par
+le maréchal Bugeaud à la guerre algérienne en avait à peu près
+doublé les frais. Progression analogue dans le budget de la marine,
+qui était passé de 72 millions en 1829 et 79 millions en 1839, à 99
+millions en 1840, 124 en 1841, 130 en 1842, 116 en 1843, 117 en 1844,
+114 en 1845, 130 en 1846. Ajoutons que la dotation des ministères
+civils s'était aussi accrue, quoique dans une moindre proportion,
+soit à cause des améliorations apportées dans les services, soit par
+le seul effet de cette loi de la cherté croissante de toutes choses.
+
+Comment rétablir l'équilibre du budget ordinaire? Des impôts
+nouveaux, le ministère n'en voulait pas proposer, fidèle en cela
+à la tradition du gouvernement de Juillet. Des économies vraiment
+considérables, il n'y fallait pas songer; l'état militaire, une fois
+mis sur un certain pied, ne pouvait plus être réduit, et, quant à
+l'Algérie, rien n'eût été plus fâcheux, même au point de vue des
+finances, que de revenir aux demi-mesures. On eût pu, sans doute,
+diminuer notablement les charges en convertissant successivement en
+3 0/0 les divers types de rentes au-dessus du pair; le service de la
+dette publique aurait été ainsi allégé d'une quarantaine de millions.
+Souvent il avait été question de cette mesure; mais le Roi s'y était
+obstinément opposé, ne jugeant ni équitable ni politique d'imposer ce
+sacrifice aux rentiers. Il ne restait donc qu'un moyen de rétablir
+l'équilibre, c'était une politique sage, pacifique, qui développât
+la prospérité publique et par là accrût le revenu des contributions
+indirectes. Ainsi fit le gouvernement. Ces contributions, qui avaient
+donné 687 millions en 1840, en produisirent 719 en 1841, 754 en
+1842, 768 en 1843, 791 en 1844, 808 en 1845, 827 en 1846, soit, en
+sept ans, une augmentation de 140 millions. Grâce à ces recettes, le
+budget ordinaire finit par retrouver son équilibre: celui de 1844
+n'avait plus qu'un déficit insignifiant de 181,000 francs; celui de
+1845 se solda par un boni de 4,335,332 francs.
+
+Rétablir l'équilibre du budget ordinaire, c'était bien; ce n'était
+pas assez. Le budget extraordinaire n'était pas le moindre embarras
+de nos finances. Il avait commencé à prendre quelque importance
+en 1838, avec le développement donné aux travaux publics et avec
+les premiers efforts faits pour les chemins de fer. Il comprit 37
+millions de dépenses en 1838; 55 en 1839, 65 en 1840, 62 en 1841.
+À partir de 1842, ces chiffres se trouvèrent subitement grossis,
+parce qu'aux dépenses des chemins de fer, on ajouta les crédits
+plus considérables encore ouverts pour certains travaux militaires
+ou maritimes, fortifications, ports de guerre, accroissement de la
+flotte: ainsi arriva-t-on, en 1842, à un total de 118 millions; en
+1843, de 135; en 1844, de 128; en 1845, de 162; en 1846, de 168. Dans
+un budget régulier, à toute dépense autorisée il faut une ressource
+correspondante. Le système adopté en 1837 avait été de faire face aux
+dépenses extraordinaires avec les réserves de l'amortissement. On
+sait en quoi consistaient ces réserves: en vertu des règles posées
+pour l'amortissement, chaque année, une certaine quantité de rentes
+3 0/0 était rachetée; mais on n'eût pu faire de même pour les rentes
+5 0/0, 4 et demi 0/0, 4 0/0, qui étaient au-dessus du pair, sans
+imposer au Trésor une perte considérable; la dotation et les rentes
+rachetées appartenant à chacun de ces fonds n'étaient donc plus
+employées en achats nouveaux et constituaient un fonds provisoirement
+disponible auquel on donna le nom de «réserves de l'amortissement».
+Ce furent ces réserves, environ 75 à 80 millions par an, que la loi
+du 17 mai 1837 affecta aux travaux publics extraordinaires. Une telle
+mesure se justifiait: du moment où l'on ne pouvait plus appliquer ces
+fonds à l'extinction des dettes anciennes, n'était-il pas naturel de
+les employer à prévenir des dettes nouvelles?
+
+Tout alla bien en 1838, en 1839, tant que les budgets ordinaires
+furent en équilibre et que les dépenses extraordinaires ne
+dépassèrent pas les réserves. Mais quand la crise de 1840 amena le
+déficit et qu'au même moment le chiffre des dépenses extraordinaires
+fut considérablement grossi, la combinaison se trouva entièrement
+dérangée. Les réserves de l'amortissement durent être détournées
+de l'affectation que leur avait donnée la loi de 1837 et furent
+employées à couvrir les déficits. Pendant plusieurs années, elles
+n'y suffirent même pas et laissèrent un découvert qui absorbait
+d'avance les réserves des années futures. À la fin de 1845, ces
+réserves paraissaient ainsi engagées jusqu'au milieu de 1846: encore,
+en faisant une telle prévision, mettait-on les choses au mieux et
+supposait-on que l'équilibre qui venait d'être rétabli dans le budget
+ordinaire ne serait plus détruit.
+
+À défaut des réserves de l'amortissement, force avait été de trouver
+d'autres ressources pour faire face aux dépenses extraordinaires. Ce
+fut alors qu'intervinrent la loi du 25 juin 1841, relative aux grands
+travaux militaires et civils[30], et la loi du 11 juin 1842, qui
+établit le réseau des chemins de fer[31]. La première autorisait le
+gouvernement à emprunter 450 millions applicables aux grands travaux:
+par suite, deux emprunts furent effectués en rentes 3 0/0; l'un, en
+octobre 1841, de 150 millions, au cours de 78 fr. 52 c. 1/2; l'autre,
+en décembre 1844, de 200 millions, au cours de 84 fr. 75; ce dernier
+cours, le plus élevé qu'on eût obtenu dans un emprunt depuis 1830,
+témoignait du relèvement du crédit; pour les 100 millions restants,
+on ne jugea pas nécessaire de s'adresser au public; on se contenta,
+en 1845, de consolider jusqu'à concurrence de cette somme les fonds
+de la caisse d'épargne. Quant à la seconde de ces lois, celle de
+1842 sur les chemins de fer, on sait qu'elle n'assurait aucune
+recette comme contre-partie de l'énorme dépense qu'elle autorisait;
+tout devait être à la charge de la dette flottante jusqu'à ce que
+l'extinction des découverts permît d'appliquer à cette dépense les
+réserves de l'amortissement, ou, si cette ressource manquait, jusqu'à
+ce qu'il fût fait un nouvel emprunt. Suivant l'expression de M.
+Dumon, la dette flottante était comme «un prêteur intermédiaire entre
+une dépense anticipée et une recette retardée». Le crédit ouvert
+dans ces conditions n'avait été tout d'abord, en 1842, que de 126
+millions; mais, chaque année, de nouveaux crédits s'y ajoutaient,
+et il fut bientôt visible que le chiffre total de l'opération,
+évalué dans le début à 475 millions, dépasserait 650 millions. Une
+fois engagé dans cette voie, on ne s'y arrêta pas. Le procédé qui
+consistait à imputer des dépenses sur la dette flottante était
+dangereux, mais il était commode, et l'on fut amené à l'appliquer
+à d'autres dépenses qui ne trouvaient pas place dans le budget
+ordinaire et dont quelques-unes n'avaient pas l'excuse d'être, comme
+celles des chemins de fer, des dépenses essentiellement productives.
+Tel fut notamment le crédit de 93 millions voté en 1846 pour le
+développement de la flotte: c'était la Chambre elle-même, émue par
+certaines révélations sur l'état de notre marine, notamment par la
+fameuse note du prince de Joinville, qui avait poussé le ministère à
+proposer cette dépense. Au 1er janvier 1846, la dette flottante, bien
+qu'allégée par les récents emprunts, s'élevait à 428 millions, et
+l'on prévoyait qu'elle grossirait encore dans les années suivantes.
+
+[Note 30: Voir t. IV, ch. V, § XII.]
+
+[Note 31: Voir t. V, ch. I, § X.]
+
+Sans doute chacune de ces dépenses extraordinaires se justifiait par
+d'excellentes raisons. Eût-il été possible de retarder les chemins de
+fer, ou de ralentir la conquête algérienne? Eût-il été patriotique de
+se refuser à renforcer notre état militaire? Le malheur était qu'on
+dût faire tout à la fois. De cette concomitance tout accidentelle
+venait l'embarras de nos finances. Le gouvernement se flattait du
+moins que l'embarras ne serait que passager, et s'il chargeait si
+lourdement la dette flottante, il n'était pas sans prévoir les
+moyens de la dégager. Il comptait pour cela sur les remboursements
+à effectuer par les compagnies de chemins de fer, remboursements
+s'élevant à plus de deux cents millions, et sur les réserves de
+l'amortissement qu'il espérait bientôt retrouver disponibles.
+Toutefois ce n'était pas avant plusieurs années que la dette
+flottante pourrait être ainsi complètement déchargée du poids qu'on
+avait momentanément rejeté sur elle. La commission des finances, dans
+le rapport fait en 1846 sur le budget de 1847, calculait que cette
+libération totale ne serait accomplie qu'en 1857. Et encore était-ce
+à la condition qu'il n'y aurait d'ici là aucune crise extérieure
+ou intérieure, que les budgets ordinaires ne présenteraient plus de
+découverts et qu'on n'entreprendrait pas de nouveaux travaux. Qui
+pouvait répondre que toutes ces conditions seraient remplies? Le
+ministère se flattait cependant de n'avoir pas dépassé les forces
+de la France, et quand c'était M. Thiers, le ministre de 1840,
+qui lui reprochait d'avoir été téméraire, M. Guizot se croyait
+fondé a répondre: «La paix aussi a ses grandes entreprises, la
+paix a aussi ses témérités; mais les témérités de la paix ont cet
+avantage qu'elles sont fécondes, qu'elles valent au pays des biens
+immenses qui vont toujours se développant. Les témérités d'une
+autre politique, d'un autre système, sont au contraire stériles et
+vont s'aggravant tous les jours. Voilà la différence. Nous avons la
+confiance qu'avec le maintien de la bonne politique, de la politique
+pacifique et conservatrice, les témérités de la paix seront heureuses
+et fructueuses, et que le pays surmontera, c'est-à-dire portera le
+fardeau dont il s'est volontairement chargé, au-devant duquel il est
+allé lui-même à cause des biens qu'il en espère[32].»
+
+[Note 32: Discours du 28 mai 1846.]
+
+
+IV
+
+Les mesures législatives et les actes du pouvoir central ne sont
+pas les seuls moyens par lesquels un gouvernement travaille à la
+prospérité d'un pays. Il y contribue aussi par l'administration
+locale. Après 1830, le personnel préfectoral, improvisé sous le
+coup de la révolution, avait laissé parfois à désirer. Peu à peu il
+s'était épuré, et l'on peut dire que dans les dernières années de
+la monarchie il était devenu excellent[33]; il avait la capacité,
+l'expérience et la considération; il avait surtout la stabilité,
+conséquence naturelle de la durée du cabinet. Presque tous les
+préfets étaient anciens dans la carrière et restaient longtemps
+au même poste. Quelques-uns paraissaient avoir formé avec leur
+département une sorte de mariage indissoluble, témoin M. Lorois et M.
+Lucien Arnauld, qui, nommés, l'un à Vannes en 1830, l'autre à Nancy
+en 1832, devaient y demeurer jusqu'à la révolution de Février. De
+cette sorte de permanence et d'inamovibilité préfectorale, il était
+d'autres exemples: le plus considérable fut celui de M. de Rambuteau,
+préfet de la Seine de 1833 à 1848. Déjà le comte de Chabrol avait
+occupé l'Hôtel de ville pendant toute la Restauration.
+
+[Note 33: Citons, parmi les préfets de cette époque: MM. de la Coste,
+Bocher, de Champlouis, Tourangin, Darcy, de Saint-Marsault, Sers,
+Roulleaux-Dugage, Pellenc, Chaper, de Villeneuve, Brun, Bonnet,
+Mallac, Desmousseaux de Givré, Meinadier, Azevedo, Vaïsse, Jayr,
+Monicault, Morisot, Saladin, Lorois, etc., etc.]
+
+Le comte de Rambuteau est l'une des figures intéressantes du règne.
+Dans sa jeunesse, il avait appris le monde auprès de son charmant
+beau-père le comte Louis de Narbonne, et l'administration à l'école
+de l'Empereur, qui l'avait distingué et nommé préfet du Simplon.
+De cette double éducation il avait gardé des qualités rarement
+unies, à la fois homme de bureau et de salon, laborieux et enjoué,
+sachant les affaires et connaissant les hommes. Le premier, il se
+trouva à Paris en face d'un conseil municipal élu, où l'opposition
+avait une large place et dont le président fut bientôt l'un
+des personnages importants du parti radical, M. Arago. Par son
+adresse, par sa patience, par un esprit de conciliation qui parfois
+effarouchait un peu les ministres, le préfet parvint à bien vivre
+avec le conseil, le détournant de la politique vers les affaires,
+et l'amenant à s'associer à toutes les cérémonies monarchiques,
+réceptions de la famille royale à l'Hôtel de ville, baptême du comte
+de Paris, funérailles du duc d'Orléans. De grands travaux furent
+faits pour assainir et embellir la capitale. «Je dois procurer aux
+Parisiens de l'eau, de l'air et de l'ombre», avait-il dit dans une
+de ses premières harangues au Roi. Les gigantesques et coûteuses
+transformations opérées depuis ne doivent pas faire oublier ces
+années d'activité réglée et féconde, où l'administration municipale
+renouvela entièrement la voirie par le pavage en chaussée et la
+création des trottoirs, nivela les boulevards, élargit ou perça
+un grand nombre de rues, refit les quais, établit l'éclairage au
+gaz, agrandit l'Hôtel de ville, termina la Bourse et la Madeleine,
+construisit l'église Saint-Vincent de Paul, commença Sainte-Clotilde,
+éleva le nombre des écoles de 58 à 209, améliora les hôpitaux et
+les prisons, développa le service des eaux de façon à porter la
+part de chaque habitant de 70 litres à 108; et tout cela, sans
+embarrasser les finances, sans grever l'avenir, bien plus, en
+laissant entrevoir, pour 1851, l'extinction complète de la dette
+municipale. Sous ce régime, le commerce et l'industrie parisienne
+progressèrent rapidement: les déclarations d'exportation à la
+douane, qui étaient de 60 millions en 1832, montèrent à 171 en
+1846. M. de Rambuteau payait de sa personne, non seulement par la
+direction donnée aux grandes affaires, mais par les relations qu'il
+avait avec ses administrés; son cabinet était ouvert à tous; chaque
+matin, il parcourait les quartiers populaires, causant volontiers
+avec les ouvriers, auprès desquels son activité, sa bonhomie, son
+abord gracieux et facile lui valaient une sorte de popularité. Fort
+bien vu du Roi et de Madame Adélaïde, on l'interrogeait souvent,
+aux Tuileries, sur les sentiments de Paris. En 1848, lors de la
+dévastation de l'Hôtel de ville, les vainqueurs respectèrent son
+portrait, et le portant sur le lit du préfet: «Dors, papa Rambuteau,
+dirent-ils; tu as mérité de te reposer.»
+
+
+V
+
+En somme, malgré les excès de la spéculation, malgré certaines
+timidités de la politique commerciale et certaines témérités de la
+politique financière, l'activité économique du pays était en plein
+développement. Telle était même cette activité, qu'on en venait à
+se demander si elle ne tenait pas une place trop grande dans les
+préoccupations du public, et si l'idéal national n'en était pas un
+peu abaissé. Beaucoup s'en plaignaient alors et y montraient le
+vice propre de la classe moyenne, devenue omnipotente depuis 1830.
+On prétendait que le règne de cette classe aboutissait à rétablir
+une nouvelle féodalité, la «féodalité financière», ou, pour parler
+comme Proudhon, à remplacer l'aristocratie par la «bancocratie». Il
+semblait, du reste, qu'on fût bienvenu, dans ce temps, à mal parler
+de la bourgeoisie. C'était désormais contre elle que s'exerçait la
+satire, que s'acharnait la caricature; c'était d'elle que l'on se
+moquait sous les traits de Prudhomme ou de Paturot. Sa prépondérance
+avait éveillé la jalousie. La noblesse, qu'elle traitait en vaincue,
+et le peuple, qu'elle traitait en suspect, étaient également
+empressés à la trouver en faute, et tous deux s'accordaient à lui
+reprocher un matérialisme dont ils se flattaient de n'être pas
+atteints au même degré.
+
+Que doit-on penser de ce reproche? Depuis qu'elle était maîtresse,
+la bourgeoisie avait fait preuve de sérieuses qualités; elle s'était
+montrée sensée, instruite, laborieuse, honnête. Mais elle avait deux
+causes de faiblesse: l'une était sa rupture avec l'aristocratie
+de naissance, que l'aristocratie d'argent ne suppléait pas;
+l'autre était la part insuffisante faite, dans sa vie morale, au
+christianisme, que ne pouvait pas non plus remplacer la philosophie
+éclectique, alors officiellement investie du gouvernement des âmes,
+mais incapable de répondre à toutes leurs questions, de satisfaire
+à tous leurs besoins. Par cette double séparation, la bourgeoisie
+s'était privée de certains éléments sympathiques, généreux,
+chevaleresques, héroïques, qui eussent fait heureusement contrepoids
+à ce qu'elle pouvait avoir, par ses origines, par ses habitudes, d'un
+peu égoïste et terre à terre. C'étaient ces côtés faibles que M.
+Guizot avait en vue quand, au lendemain de 1848, dans une lettre à
+M. Lenormant, il définissait ainsi le parti conservateur avec lequel
+il avait été obligé de gouverner: «Trop étroit de base, trop petit
+de taille, trop froid ou trop faible de coeur; voulant sincèrement
+l'ordre dans la liberté, et n'acceptant ni les principes de l'ordre,
+ni les conséquences de la liberté; plein de petites jalousies et de
+craintes; étranger aux grands désirs et aux grandes espérances, les
+repoussant même comme un trouble ou un péril pour son repos.» Et
+il ajoutait: «J'en dirais trop, si je disais tout.» Un homme avait
+senti plus vivement encore les défauts de la classe portée au pouvoir
+par la révolution de 1830, c'était le prince sur la tête duquel
+paraissait reposer l'avenir de cette révolution, le duc d'Orléans.
+Ses lettres intimes, récemment publiées, nous révèlent avec quelle
+sévérité il se laissait aller à parler de cette bourgeoisie,
+de la façon dont elle avait été «amollie» par le succès, de ce
+«mouvement politique qui ne parlait pas à l'imagination», de ces
+«idées mesquines et étroites qui avaient seules accès dans la tête
+des députés», de ces hommes «qui ne voyaient dans la France qu'une
+ferme ou une maison de commerce»; parfois même, l'expression de son
+«dégoût» avait une amertume et une véhémence dont l'exagération
+surprend, et où il faut voir moins un jugement réfléchi et mesuré que
+la généreuse impatience d'une âme jeune, ardente, froissée dans ses
+plus nobles instincts[34].
+
+[Note 34: _Lettres du duc d'Orléans_, publiées par ses fils, p. 148,
+149, 171, 222, 265, 297.]
+
+On conçoit l'effet que dut produire, dans une société ainsi malade,
+l'esprit de spéculation surexcité par la création des chemins de
+fer. Placée en face de ce qu'on pouvait appeler la grande tentation
+du veau d'or, la classe moyenne se trouva mal armée pour y résister:
+elle y succomba. «Le vent est à la conquête des richesses, écrivait
+M. Léon Faucher en 1845; nous faisons des chemins de fer; nous sommes
+dans une veine miraculeuse de prospérité... On ne pense plus qu'à
+s'enrichir, et l'on ne mesure plus les événements qu'au thermomètre
+de la Bourse[35].» Cette fièvre d'argent eut tout de suite une
+conséquence digne de remarque dans un pays où, depuis 1815, la
+politique avait tenu tant de place: elle en fit perdre le goût au
+public. «L'esprit politique est mort pour plusieurs années, disait
+M. Faucher... Il n'y a plus d'opinion en laquelle on ait foi[36].»
+Mettra-t-on ce témoignage en doute, comme émanant d'un opposant?
+Voici M. Rossi qui, dès le mois de décembre 1842, s'exprimait en ces
+termes dans la _Revue des Deux Mondes_: «Le public ne s'occupe que de
+ses spéculations, de ses affaires. Il n'a pas de goût en ce moment
+pour la politique; il s'en défie; il craint d'en être dérangé. Il a
+eu ainsi des engouements successifs: sous l'Empire, les bulletins
+de la grande armée; sous la Restauration, la Charte, la liberté;
+tout le reste lui paraissait secondaire. Aujourd'hui, c'est la
+richesse. Les hommes aux passions généreuses doivent s'y faire.» M.
+de Barante, d'un esprit si mesuré et si sagace, écrivait, vers la
+même date, à l'un de ses parents: «La politique est morte pour le
+moment. Je ne me souviens pas d'avoir vu un pareil assoupissement
+des opinions. Les intérêts privés ont aboli l'intérêt public, ou,
+pour parler plus exactement, personne ne l'envisage que sous cet
+aspect[37].» Il ajoutait, en 1843, dans une lettre à M. Guizot:
+«L'oubli des opinions politiques est complet; il se confond avec une
+insouciance croissante de tout intérêt public; ni conviction, ni
+affection, ni même approbation explicite; on jouit de ce bien-être;
+on y tient assurément beaucoup, mais sans songer à lui assurer un
+lendemain[38].» Et encore, en 1845: «Rien qui diffère des années
+précédentes... Un oubli plus complet encore des opinions; point
+d'esprit public; aucune montre d'attachement aux institutions ni
+aux personnes[39].» Ce phénomène ne frappait pas seulement les
+hommes d'État; M. Sainte-Beuve notait, le 5 novembre 1844, que «la
+politique était de plus en plus morte en France[40]». De cette sorte
+d'inertie, le gouvernement essayait parfois de donner une explication
+rassurante: «C'est, disait M. Guizot, que le pays est tranquille sur
+les principes, sur les intérêts moraux qui lui sont si chers. Il est
+tranquille, parce qu'il sait que le gouvernement ne les menace pas;
+et, tranquille sur sa grande existence morale, il fait paisiblement
+ses affaires quotidiennes[41].» Qu'il y eût une part de vérité dans
+cette explication, je le veux bien. Toutefois, elle ne suffisait
+pas, et il n'était pas besoin d'y regarder de bien près pour se
+rendre compte que le pays n'était pas seulement tranquille; il était
+indifférent et distrait.
+
+[Note 35: Lettres du 18 août et du 9 décembre 1845. (Léon FAUCHER,
+_Biographie et Correspondance_, t. I, p. 163 et 168.)]
+
+[Note 36: Lettres du 9 décembre 1845 et du 4 février 1846. (_Ibid._,
+p. 168 et 171.)]
+
+[Note 37: Lettre du 17 octobre 1842. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 38: Lettre du 28 août 1843. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 39: Lettre du 5 septembre 1845. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 40: _Chroniques parisiennes_, p. 277.]
+
+[Note 41: Discours du 28 mai 1846.]
+
+Un fait avait aidé à cette indifférence politique: c'est que le
+régime parlementaire ne s'était pas relevé du discrédit dont l'avait
+frappé la coalition de 1839. On n'avait plus sans doute à se plaindre
+de crises pareilles à celles qui s'étaient succédé de 1836 à 1840;
+le ministère avait acquis une stabilité jusqu'alors inconnue; la
+majorité semblait constituée. Mais, en dépit du talent des orateurs,
+le public ne pouvait pas s'intéresser beaucoup à des luttes où ne
+lui paraissaient être en jeu que des ambitions personnelles; il
+ne se sentait plus en communion avec les Chambres, comme sous la
+Restauration et dans les premières années de la monarchie de Juillet,
+alors que les grands problèmes portés à la tribune,--«royalisme»
+ou «libéralisme», «résistance» ou «mouvement»,--étaient ceux mêmes
+que le pays débattait avec ardeur ou angoisse. Aussi, vers 1846,
+était-on assez bienvenu, dans certains milieux, à mal parler du
+«parlementarisme», à le déclarer une «machine usée». Les démocrates
+ne se montraient pas les moins vifs, témoin une brochure de M.
+Henri Martin qui fit à ce moment quelque bruit. Il n'était pas
+jusqu'au monde doctrinaire d'où l'on ne vît s'élever des doutes. M.
+Doudan, dont on n'ignore pas, il est vrai, le scepticisme un peu
+fantasque, se demandait si «la soupe constitutionnelle était une
+bonne soupe». «Nous avons cru pendant vingt ans, disait-il, que
+le bouillon était nourrissant, trop nourrissant, et, en regardant
+de près les chiens qu'on engraissait de cette gélatine, on a pu
+voir qu'ils maigrissaient à vue d'oeil[42].» C'était à toutes les
+libertés que risquait de s'étendre l'indifférence du public. «La
+réaction contre les idées libérales est grande en ce moment, notait
+un observateur; on croit avoir suffisamment réfuté le système le plus
+généreux, le plus sensé, le plus équitable, lorsqu'on l'a qualifié
+dédaigneusement de théorie[43].» Tel paraissait être notamment l'état
+d'esprit des jeunes députés, qui venaient d'entrer en assez grand
+nombre dans la Chambre, en 1846, et qui se piquaient d'y représenter
+les générations nouvelles: il fallait entendre de quel ton ils
+parlaient des «illusions libérales» de leurs devanciers[44]. Peu de
+temps auparavant, M. Molé écrivait à M. de Barante: «Nous sommes à
+une de ces époques où l'esprit humain, doutant de lui-même, ne sait
+plus que penser de ce qu'il avait condamné et de ce dont il s'était
+enorgueilli[45].» M. de Rémusat, tout en se raidissant pour son
+compte contre une telle désillusion, constatait qu'elle avait gagné
+beaucoup d'esprits[46].
+
+[Note 42: Lettre du 27 septembre 1844. (X. DOUDAN, _Mélanges et
+Lettres_, t. II, p. 39.)]
+
+[Note 43: _Journal inédit de M. de Viel-Castel._]
+
+[Note 44: _Ibid._]
+
+[Note 45: Lettre du 18 août 1844. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 46: Article sur M. Jouffroy, _Revue des Deux Mondes_ du 3 août
+1844.]
+
+Cet affaiblissement de la vie politique, cette préoccupation
+excessive de l'intérêt individuel étaient, pour la nation, une
+diminution de sa dignité morale. Était-ce une sécurité pour le
+gouvernement? Quelques-uns s'en flattaient. Une opinion ainsi
+distraite leur paraissait moins gênante. Et puis ils croyaient
+trouver dans les intérêts surexcités une force pour le pouvoir qui
+travaillait à les satisfaire, fondement plus solide, disait-on,
+que des sentiments, de leur nature, toujours un peu capricieux.
+Les journées de février 1848 devaient cruellement détruire cette
+illusion. «Le matérialisme en politique, a-t-on écrit très justement
+à propos de la monarchie de Juillet[47], produit les mêmes effets
+qu'en morale; il ne saurait inspirer le sacrifice, ni par conséquent
+la fidélité... On dira peut-être que ces intérêts bien entendus, en
+faisant sentir au bourgeois le besoin de la stabilité, suppléeront
+aux principes et l'attacheront solidement à son parti: il n'en est
+rien. Loin de lui conseiller la fermeté, ses intérêts le porteront
+à être toujours de l'avis du plus fort. De là ce type fatal, sorti
+de nos révolutions, l'homme d'ordre, comme on l'appelle, prêt à tout
+subir, même ce qu'il déteste. L'intérêt ne saurait rien fonder, car,
+ayant horreur des grandes choses et des dévouements héroïques, il
+amène un état de faiblesse et de corruption où une minorité décidée
+suffit à renverser le pouvoir établi.» Ces réflexions étaient
+inspirées, après coup, à M. Renan par la leçon des faits. Dès 1840,
+devançant les événements avec une sagacité prophétique, Henri Heine
+annonçait qu'au jour des tempêtes «la bourgeoisie se tiendrait coi
+et ferait défaut au Roi, en lui laissant à lui-même tout le soin de
+se tirer d'affaire». Et il continuait ainsi: «La bourgeoisie fera
+peut-être encore bien moins de résistance que n'en fit, dans un cas
+pareil, l'ancienne aristocratie; même dans sa faiblesse la plus
+pitoyable, dans son énervement par l'immoralité, dans sa dégénération
+par la courtisanerie, l'ancienne noblesse resta encore animée d'un
+certain point d'honneur inconnu à notre bourgeoisie, qui est devenue
+florissante par l'industrie, mais qui périra également par elle. On
+prophétise un autre Dix août à cette bourgeoisie, mais je doute que
+les chevaliers industriels du trône de Juillet se montrent aussi
+héroïques que les marquis poudrés de l'ancien régime qui, en habit
+de soie et avec leurs minces épées de parade, s'opposèrent au peuple
+envahissant les Tuileries[48].»
+
+[Note 47: M. RENAN, dans la _Revue des Deux Mondes_ du 1er juillet
+1859, p. 201.]
+
+[Note 48: _Lutèce_, p. 150.]
+
+
+VI
+
+La prédominance des intérêts matériels était le mal de la société
+elle-même. L'opposition, fidèle à sa tactique, tâcha d'y faire
+voir la faute, le crime du ministère, qu'elle accusa d'avoir
+machiavéliquement travaillé à la perversion de l'âme nationale. À
+entendre les orateurs et les journaux de la gauche, le gouvernement
+avait poussé le pays aux pieds du veau d'or, pour le détourner de
+la politique; il avait sciemment provoqué et favorisé l'agiotage
+en matière de chemins de fer[49]. Ce sont là de ces calomnies de
+parti dont l'exagération même trahit l'injustice et que l'histoire
+peut négliger. Mais des bancs de l'opposition s'élevaient parfois
+des critiques qui méritent de n'être pas confondues avec ces
+vulgaires déclamations. Tels étaient les discours, ou plutôt les
+dissertations, où, presque chaque année, M. de Tocqueville, laissant
+de côté les faits particuliers de la politique courante, dogmatisait
+gravement et mélancoliquement sur l'altération des moeurs publiques,
+et prophétisait les malheurs qui en résulteraient. Il semblait
+s'être fait une spécialité de ce rôle de Cassandre auprès de la
+bourgeoisie régnante. Son inspiration était élevée; toutefois il
+s'y mêlait quelque chose d'un peu chagrin qui le portait à voir
+souvent la situation trop en noir. Et puis, même chez ce haut et
+droit esprit, l'opposant faisait tort au moraliste politique. Sa
+critique, généralement fondée quand elle s'adressait à la société
+et poursuivait la réforme des moeurs, se rapetissait quand elle
+concluait à un changement de cabinet. Dans ses paroles il y avait
+donc beaucoup à prendre, et aussi quelque chose à laisser; l'orateur
+méritait grand crédit, et cependant était, par certains côtés, un
+peu suspect: réunion de qualités et de défauts, d'autorité et de
+faiblesse, dont on se rendra mieux compte si l'on considère de plus
+près cette figure. On l'a déjà aperçue plusieurs fois au cours de
+ce récit, mais sans avoir encore eu l'occasion de s'y arrêter.
+Le moment est venu d'en tenter l'esquisse, fallût-il suspendre
+quelques instants nos observations sur les moeurs de l'époque. M.
+de Tocqueville est de ceux dont les traits particuliers intéressent
+l'histoire générale.
+
+[Note 49: Le _Siècle_ du 11 novembre 1845 montrait, dans cet
+agiotage, «le symptôme de la contagion morale que le pouvoir
+s'efforçait d'inoculer à la France, avec une persévérance
+systématique». M. Thiers, dans la circulaire qu'il avait rédigée pour
+les élections de 1846 et que ses amis le détournèrent de publier,
+s'exprimait ainsi: «Est-il vrai qu'on a livré aux compagnies plutôt
+qu'à l'État l'exploitation des grands travaux publics pour engager le
+pays entier dans une masse de spéculations telles que tout le monde
+fût intéressé à la politique existante, et que chacun vît dans chaque
+affaire politique, non pas l'intérêt de la France, mais l'intérêt
+de sa fortune privée qu'une variation dans les cours pouvait
+compromettre? Quelqu'un oserait-il le nier?... C'est le coeur du pays
+qu'on tend à abaisser.» Et, après avoir donné des preuves de cet
+abaissement, M. Thiers flétrissait de nouveau le gouvernement, «qui,
+sous prétexte que tout est fini au dedans et au dehors, veut faire
+tout oublier au pays, le dehors comme le dedans, en le jetant dans
+des spéculations qui l'absorbent, l'enchaînent et le paralysent».]
+
+Alexis de Tocqueville n'avait pas encore trente ans, quand il devint
+tout d'un coup célèbre, en 1835, par son livre _De la démocratie
+en Amérique_. Jamais publication de ce genre n'avait eu un succès
+si considérable, si soudain, si peu préparé. La veille, personne
+ne connaissait ce jeune homme qui, après avoir débuté, sous la
+Restauration, dans la magistrature, était parti pour l'Amérique
+au lendemain des journées de Juillet et, une fois de retour,
+avait travaillé silencieusement sur ses notes de voyage, sans
+occuper de lui le public. Le lendemain, son nom était dans toutes
+les bouches; son libraire, naguère froid et défiant, lui disait,
+joyeux et stupéfait: «Ah ça, mais il paraît que vous avez fait
+un chef-d'oeuvre[50]!» et chacun répétait l'oracle rendu par M.
+Royer-Collard: «Depuis Montesquieu, il n'a rien été fait de pareil.»
+L'auteur n'était pas le moins surpris du bruit que faisait son
+oeuvre[51]. S'intéressait-on tellement à l'Amérique? Non, c'est
+qu'en réalité il s'agissait de la France[52]. Ce livre rappelait à
+une nation, qui s'en était laissé distraire par les incidents de
+chaque jour, le redoutable problème qui pesait sur elle, celui de la
+démocratie; il lui donnait conscience du mouvement qui l'emportait
+vers un nouvel ordre politique et social; il lui faisait comprendre
+la nécessité de se préparer à cette évolution. L'auteur n'était ni
+un partisan ni un adversaire de la démocratie. C'était un observateur
+indépendant, sans parti pris pour ou contre, frappé également de la
+force et du péril de cette démocratie, jugeant impossible de lui
+barrer le chemin et nécessaire de la guider, saluant son avènement
+sans s'abaisser devant elle. Ajoutons que le mystère de cet avenir
+l'attirait et l'effrayait à la fois; de là cet accent d'angoisse qui
+perçait à travers la gravité d'ordinaire un peu froide de son style.
+
+[Note 50: _Oeuvres et correspondance inédites de M. de Tocqueville_,
+t. II. p. 27 et 28.]
+
+[Note 51: «Je suis fort étonné de ce qui m'arrive, mandait-il à un
+de ses amis le 15 février 1835, et tout étourdi des louanges qui
+bourdonnent à mes oreilles. Il y a une femme de la cour de Napoléon
+que l'Empereur s'imagina un jour de faire duchesse. Le soir, entrant
+dans un grand salon et s'entendant annoncer par son nouveau titre,
+elle oublia qu'il s'agissait d'elle, et se mit de côté pour laisser
+passer la dame dont on venait de prononcer le nom. Je t'assure qu'il
+m'arrive quelque chose d'analogue. Je me demande si c'est bien de moi
+qu'on parle.»]
+
+[Note 52: M. de Tocqueville écrivait à M. de Kergorlay: «Quoique
+j'aie très rarement parlé de la France dans ce livre, je n'en ai pas
+écrit une page sans penser à elle et sans l'avoir, pour ainsi dire,
+sous les yeux... À mon avis, ce continuel retour que je faisais,
+sans le dire, vers la France, a été une des premières causes du
+succès du livre.»]
+
+Dans les années qui suivirent, M. de Tocqueville recueillit les
+profits de sa célébrité. En 1838, il fut nommé membre de l'Académie
+des sciences morales; en 1841, après la publication de la seconde
+partie de son livre, l'Académie française lui ouvrit ses portes.
+Candidat à la députation dès 1837, il fut élu en 1839. Il arrivait à
+la Chambre avec le désir évident d'y rester en dehors et au-dessus
+des partis. «Tous les partis existants me répugnent», disait-il[53].
+Bien que fils d'un préfet de la Restauration et ayant vu avec regret
+la révolution de 1830, il ne frayait pas politiquement avec les
+légitimistes; il s'était rallié tristement, mais sans hésiter, à
+la monarchie nouvelle, plus préoccupé de certains principes et de
+certaines libertés que de la forme du gouvernement. Très libéral,
+l'esprit plus ouvert que la masse des conservateurs sur les besoins
+et les droits de la démocratie, il se piquait cependant d'être
+un «libéral d'une espèce nouvelle», se défendait de ressembler
+«à la plupart des démocrates de nos jours» et déclarait que
+«personne n'avait une haine plus profonde que lui pour l'esprit
+révolutionnaire[54]». D'autre part, pour rien au monde il n'eût
+voulu être qualifié de ministériel; lors de sa première candidature,
+M. Molé, président du conseil à cette époque, ayant fait mine de
+le recommander, il avait repoussé cet appui, comme si sa dignité
+personnelle en eût dû être atteinte; le ministre, piqué, répondit
+par une leçon à l'adresse de cette indépendance si chatouilleuse:
+«Serez-vous plus libre d'engagements, lui demanda-t-il, si vous
+arrivez par les légitimistes, les républicains, ou une nuance
+quelconque de la gauche, que par le juste milieu? Il faut choisir:
+l'isolement n'est pas l'indépendance, et l'on dépend plus ou moins
+de ceux qui vous ont élu[55].» L'événement devait justifier cet
+avertissement: au bout de peu de temps, M. de Tocqueville n'était
+plus guère qu'un membre de la gauche, un lieutenant de l'armée de M.
+Odilon Barrot, s'y sentant mal à l'aise, valant mieux et ayant des
+pensées plus hautes que les hommes auxquels il était mêlé, cherchant
+parfois à s'en distinguer, mais ne croyant pas pouvoir s'en séparer.
+Il se trouvait faire tout autre chose que ce qu'il avait rêvé.
+
+[Note 53: Lettre du 1er novembre 1841.]
+
+[Note 54: Lettres du 24 juillet et du 5 octobre 1836.]
+
+[Note 55: Lettre de M. de Tocqueville à M. Molé, du 12 septembre
+1837, et réponse de M. Molé, du 14 septembre.]
+
+Ce ne fut pas sa seule déception. L'importance de son rôle
+parlementaire était loin d'être en rapport avec l'éclat de ses débuts
+de publiciste; à la Chambre, il demeurait au second rang, considéré,
+mais sans grande action. Sa parole élégante, élevée, nourrie, avait
+quelque chose d'un peu tendu, laborieux et terne. Il manquait de
+mouvement et de chaleur. Ce n'est pourtant pas que, chez lui, l'âme
+fût froide: personne n'avait la sensibilité plus affinée, la pensée
+plus fervente; mais la flamme qui brûlait au fond de son être le
+consumait sans jaillir au dehors, ou du moins n'était visible que de
+près. Devant un auditoire nombreux et banal, une sorte de méfiance
+de lui-même et des autres l'empêchait de se donner pleine carrière.
+Les moyens physiques de l'orateur lui faisaient d'ailleurs défaut;
+sa voix faible ne portait pas; toute sa personne était d'une grande
+distinction, mais un peu grêle; une émotion l'épuisait. Il souffrit
+d'autant plus de cet insuccès relatif, qu'il avait eu des visées
+plus hautes. N'ayant encore que vingt-deux ans, il écrivait à l'un
+de ses confidents, au sujet de certains déboires de sa carrière de
+magistrat: «Il y a chez moi un besoin de primer qui tourmentera
+cruellement ma vie.» Son âme était un mélange délicat et fort
+compliqué d'ambition et de désintéressement, d'orgueil et de
+modestie, de fierté et de timidité, de hardiesse et d'anxiété[56].
+Sa mauvaise santé ne contribuait pas peu à cet état d'âme. À
+vingt-quatre ans, il écrivait déjà: «Je suis effrayé de la place que
+mes maux physiques tiennent dans mon imagination, du dégoût qu'ils
+me donnent souvent pour toute espèce d'avenir.» Dix ans plus tard,
+en 1839, il gémissait encore sur «ce malaise perpétuel du corps et
+de l'esprit». En 1842, il écrivait: «La santé est le boulet que je
+traîne après moi.»
+
+[Note 56: «Je suis habituellement sombre et troublé, écrivait M. de
+Tocqueville à l'un de ses intimes, le 25 octobre 1842. J'attribue ce
+fatigant et stérile état de l'âme tantôt à une cause, tantôt à une
+autre. Mais je crois qu'au fond il ne tient qu'à une seule, qui est
+profonde et permanente, le mécontentement de moi-même. Tu sais qu'il
+y a deux espèces d'orgueils très distincts, ou plutôt le même orgueil
+a deux physionomies, une triste et une gaie. Il y a un orgueil qui
+se repaît avec délices des avantages dont il jouit ou croit jouir.
+Cela s'appelle, je pense, de la présomption. Puisque Dieu voulait
+m'envoyer le vice de l'orgueil à forte dose, il aurait bien dû
+au moins m'envoyer celui qui appartient à cette première espèce.
+Mais l'orgueil que je possède est d'une nature toute contraire. Il
+est toujours inquiet et mécontent, non pas envieux pourtant, mais
+mélancolique et noir. Il me montre à chaque instant les facultés
+qui me manquent et me désespère à l'idée de leur absence. Le fait
+est que si j'ai quelques qualités, elles ne sont pas du nombre de
+celles qui peuvent satisfaire pleinement dans la carrière que je suis...»
+Deux ans plus tard, le 3 avril 1844, il écrivait encore: «J'ai
+toujours trop de cette irritabilité maladive qui me porte à souffrir
+impatiemment les obstacles qui embarrassent toujours le chemin de
+chaque homme dans ce monde.» Tout jeune, dans une lettre du 22 avril
+1832, il avouait déjà un fond de spleen.]
+
+Tout ce qui vient d'être dit de M. de Tocqueville, de ses origines
+et de ses visées, de ses qualités et de ses faiblesses, explique
+qu'il fût plus préparé qu'un autre à s'apercevoir, à souffrir, à
+s'irriter des misères trop réelles de la politique à laquelle il se
+mêlait, et particulièrement de ce qu'il pouvait y avoir d'un peu
+court, étroit, abaissé, dans les idées et la conduite de la classe
+alors dominante. D'ailleurs, sa sensibilité, si éveillée pour ce qui
+le touchait personnellement, l'était peut-être plus encore pour ce
+qui intéressait ses convictions et son patriotisme. Nul ne témoigna
+un souci plus sincère et plus douloureux de la chose publique.
+Les défauts de l'état politique et social l'attristaient et le
+troublaient à l'égal d'un chagrin de famille. À la différence de tant
+d'hommes d'État qui, dans la distraction des affaires et des luttes
+quotidiennes, oublient les dangers profonds et lointains, on eût dit
+que ses regards étaient constamment fixés sur ces dangers; il était
+assombri par cette contemplation et comme obsédé par la pensée de
+la décadence. Ainsi, au quatrième et au cinquième siècle, certains
+Romains avaient-ils, plus que d'autres de leurs contemporains,
+l'impression poignante de la ruine du passé et des menaces de
+l'avenir. À la fin de sa vie, M. de Tocqueville disait de la «grande
+et profonde tristesse» qui était au fond de son âme: «C'est la
+tristesse que me donne la vue de mon temps et de mon pays.»
+
+Aussi, parcourez la correspondance de M. de Tocqueville, depuis le
+jour où il est entré à la Chambre. Ce n'est qu'un gémissement et
+un cri d'angoisse. Il déplore «la mobile petitesse, le désordre
+perpétuel et sans grandeur du monde politique», la «platitude
+générale qui va partout croissant»; il se dit «las du petit
+pot-au-feu démocratique et bourgeois»; il gémit de vivre au milieu
+de «ce labyrinthe de misérables et vilaines passions», de «cette
+fourmilière d'intérêts microscopiques qui s'agitent en tous sens,
+qu'on ne peut classer et qui n'aboutissent pas à de grandes opinions
+communes». Le «côté de l'humanité» que lui «découvre la politique»
+lui paraît «triste»; il trouve «que rien n'y est ni parfaitement
+pur, ni parfaitement désintéressé, que rien n'y est véritablement
+généreux, que rien n'y sent l'élan libre du coeur,... que rien n'y
+est jeune, en un mot, même les plus jeunes». Il regrette le temps où,
+comme sous la Restauration, «les sentiments étaient plus hauts, les
+idées, la société plus grandes»; où «il était possible de se proposer
+un but, et surtout un but haut placé», tandis que désormais «la vie
+publique manque d'objet». Il voudrait voir s'élever «le vent des
+véritables passions politiques, des passions grandes, désintéressées,
+fécondes, qui sont l'âme des seuls partis qu'il comprenne». Il ne
+peut s'empêcher de «porter envie» à La Moricière qui se bat en
+Afrique. «Les petites passions molles et improductives que je vois
+fourmiller autour de moi, écrit-il, me pousseraient dans l'armée si
+j'étais plus jeune, ou chez les Trappistes si j'étais plus dévot;
+mais, n'étant ni l'un ni l'autre, je me résigne et j'attends pour
+voir s'il n'apparaîtra pas enfin, sur l'horizon politique, quelque
+chose, en homme ou en événement, de plus grand que ce que nous
+voyons[57].»
+
+[Note 57: Lettres d'octobre 1839, des 14 juillet et 9 août 1840, du
+24 août et d'octobre 1842, du 5 septembre 1843.]
+
+C'est de ces sentiments que M. de Tocqueville s'inspirait dans les
+dissertations de morale politique qu'il portait à la tribune. On
+a dès lors le secret de ce qu'elles pouvaient avoir d'excessif.
+Néanmoins, si la note en était trop continuellement inquiète et
+attristée, si surtout le ministère y était peu justement rendu
+responsable de ce qui était le vice et le malheur du temps, par
+moments la clairvoyance de l'orateur avait quelque chose de vraiment
+prophétique. Tel, entre plusieurs, ce discours du 18 janvier 1842,
+où, après avoir dépeint le mal des esprits et avoir montré comment
+chacun «ne considérait la vie politique que comme une chose qui lui
+était étrangère, dont le soin ne le regardait point, concentré qu'il
+était dans la contemplation de son intérêt individuel et personnel»,
+M. de Tocqueville s'écriait: «Savez-vous, messieurs, ce que cela
+veut dire? Cela veut dire qu'il y a, en France, quelque chose en
+péril, quelque chose,--que MM. les ministres me permettent de le
+dire,--qui est plus grand que le ministère, qui est plus grand que la
+Chambre elle-même, c'est le système représentatif. Oui, messieurs,
+il faut que quelqu'un le dise enfin, et que le pays qui nous écoute
+l'entende, oui, parmi nous, en ce moment, le système représentatif
+est en péril. La nation, qui en voit les inconvénients, n'en sent
+pas suffisamment les avantages... Ce qui est en péril encore,
+messieurs, c'est la liberté! Sans doute, quand nous avons l'entier
+usage, et quelquefois, je le confesse, l'abus de la liberté, il peut
+paraître puéril de dire que la liberté est en péril. Il est vrai
+que ces périls ne sont pas immédiats. Mais à moi, messieurs, qui
+suis le serviteur dévoué de mon pays, mais qui ne serai jamais son
+valet, qu'il me soit permis de lui dire que c'est en agissant de
+cette manière que, dans tous les siècles, les peuples ont perdu leur
+liberté. Assurément je ne vois personne qui soit de taille à devenir
+notre maître; mais c'est en marchant dans cette voie que les nations
+se préparent un maître. Je ne sais où il est et de quel côté il doit
+venir; mais il viendra tôt ou tard, si nous suivons longtemps la même
+route.» L'événement ne devait malheureusement pas tarder à justifier
+ces sombres pronostics.
+
+
+VII
+
+Ainsi, à l'époque où la partie semblait gagnée pour la monarchie
+constitutionnelle, où les institutions parlementaires fonctionnaient
+enfin sans crise, les observateurs croyaient discerner, dans les
+moeurs publiques, et jusque dans l'âme de la nation, les symptômes
+d'une maladie qui mettait en péril l'avenir même de la liberté. Ceux
+qui, il y a vingt ou trente ans, s'étaient mis en route avec une si
+joyeuse et si superbe confiance, apparaissaient, maintenant qu'on
+pouvait les croire arrivés, tristes, inquiets de leur oeuvre et
+doutant de leurs idées. Cette sorte de désillusion ne se manifestait
+pas seulement dans l'ordre politique. Même phénomène dans l'ordre
+littéraire. Des critiques, d'origines et d'âges divers, s'accordaient
+pour dénoncer, là aussi, ce qu'ils appelaient une «déroute» et
+un «avortement[58]». Telles étaient la vivacité et l'amertume de
+quelques-unes de ces plaintes, qu'on se demande si ceux qui les
+laissaient échapper avaient gardé tout leur sang-froid, et s'ils ne
+cédaient pas à l'irritation d'une déception d'autant plus difficile
+à supporter que leur espérance avait été plus orgueilleuse. Ce
+n'est pas à dire que tout fût sans fondement dans ces plaintes.
+Il est dans la nature des choses que la littérature se ressente
+des désordres sociaux et politiques du pays. Ainsi avons-nous
+déjà eu occasion, au début de cette histoire, d'étudier quel effet
+avaient eu l'ébranlement et l'excitation de 1830 sur les idées et
+sur le talent des écrivains, effet si profond et si prolongé que
+nous avons dû en suivre les traces jusqu'à la veille de 1848[59].
+S'étonnera-t-on maintenant d'apercevoir, dans les lettres de la fin
+du règne, le contre-coup de cet autre désordre, né, après plusieurs
+années d'un gouvernement régulier, non plus de l'excès du mouvement,
+mais plutôt de l'excès du repos et du bien-être, je veux parler de
+cette fièvre de convoitise et de spéculation qui avait remplacé la
+fièvre révolutionnaire, de cette prédominance croissante des intérêts
+matériels qui tendait à abaisser l'idéal national? Un critique
+entre tous s'était alors donné pour tâche de noter ce contre-coup:
+c'était M. Sainte-Beuve. Il avait même donné un nom au mal qui
+en était résulté; il l'appelait la «littérature industrielle» et
+s'appliquait à en définir les caractères. À l'entendre, chez beaucoup
+d'auteurs «une cupidité égoïste» avait remplacé les «idées morales
+et politiques» qui étaient, sous la Restauration, le mobile des
+écrivains et servaient comme «d'enseignes» à leurs livres; le «champ
+des oeuvres d'imagination» était «envahi, exploité, par une bande
+nombreuse, presque organisée, avec cette seule devise inscrite au
+drapeau: _Vivre en écrivant_»; et le critique ajoutait: «La moralité
+littéraire de la presse en général a baissé d'un cran. Si l'on
+peignait au complet le détail de ces moeurs, on ne le croirait pas.
+M. de Balzac a rassemblé dernièrement beaucoup de ces vilenies dans
+un roman qui a pour titre: _Un grand homme de province_, mais en les
+enveloppant de son fantastique ordinaire: comme dernier trait qu'il a
+omis, toutes ces révélations curieuses ne l'ont pas brouillé avec les
+gens en question, dès que leurs intérêts sont redevenus communs[60].»
+
+[Note 58: J'ai déjà cité ces plaintes. (Voir plus haut, livre I, ch.
+X, § IX.)]
+
+[Note 59: Voir le chapitre X du livre Ier, sur _la Révolution de 1830
+et la littérature_.]
+
+[Note 60: _De la littérature industrielle_ (_Revue des Deux Mondes_
+du 1er septembre 1839).]
+
+Quel désordre avait donc en vue M. Sainte-Beuve en rédigeant ce
+réquisitoire si véhément? L'état de la littérature à la fin de
+la monarchie de Juillet ne paraît pas, dans son aspect général,
+justifier une note si sombre. Sans entrer dans des détails spéciaux
+qui ne seraient pas d'une histoire politique, ni rappeler ce que
+j'ai déjà dit des principaux écrivains du temps, ne suffit-il
+pas, pour avoir une impression fort différente de celle de M.
+Sainte-Beuve, de jeter un coup d'oeil sommaire et d'ensemble sur ce
+que ces écrivains sont devenus de 1841 à 1848, ou même seulement
+de donner l'énumération des oeuvres qu'ils ont alors publiées?
+Chateaubriand est toujours là comme un témoin, un souvenir vivant
+de la glorieuse jeunesse du siècle, lui-même, il est vrai, vieilli,
+chagrin, ne publiant qu'une _Vie de Rancé_, peu digne de lui, et
+gâtant ses Mémoires à force de les corriger. Dans la poésie,--à
+défaut de Lamartine absorbé par la politique, à défaut de Victor
+Hugo qui, devenu pair de France par la grâce du roi des Français,
+commence à jalouser le rôle parlementaire de Lamartine, et dont la
+muse lyrique s'est tue depuis _les Rayons et les Ombres_ (1840), à
+défaut de Vigny qui s'enferme dans un silence ennuyé et dédaigneux,
+à défaut de Musset qui, tout jeune, semble déjà épuisé et ne publie
+plus guère que des proverbes en prose,--des poètes de second rang,
+Brizeux, Théophile Gautier, sont en plein épanouissement; Laprade
+commence à se faire connaître avec _Psyché_ (1841) et ses _Odes et
+Poèmes_ (1844). Au théâtre, l'échec des _Burgraves_ (1843) marque
+la faillite définitive de ce drame romantique qui affichait naguère
+de si fastueuses prétentions; mais, au même moment, l'étonnant
+succès de la _Lucrèce_ de Ponsard (1843) donne l'illusion que la
+tragédie classique va renaître, rajeunie, adaptée au temps nouveau,
+et, l'année suivante, le brillant début du tout jeune auteur de
+la _Ciguë_, Émile Augier, est pour la comédie une promesse qui,
+celle-là, ne sera pas trompée. Dans le roman, les délicats peuvent se
+délecter avec _Colomba_ et _Carmen_ de Mérimée (1840-1845), _la Mare
+au Diable_ de George Sand (1846), _Mlle de la Seiglière_ de Jules
+Sandeau (1844). Dans l'ordre des travaux historiques,--si M. Guizot,
+absorbé par les soins du gouvernement, n'a pu rien publier depuis son
+_Washington_ (1840), si M. Michelet est devenu la proie d'une sorte
+de folie furieuse, démagogique et antichrétienne,--M. Thiers emploie
+les loisirs que lui laisse l'opposition à poursuivre sa grande
+_Histoire du Consulat et de l'Empire_, M. Augustin Thierry publie
+l'un de ses chefs-d'oeuvre, les _Récits mérovingiens_ (1840-1842),
+M. Mignet écrit sa belle _Introduction aux négociations relatives à
+la succession d'Espagne_ (1842) et son livre sur _Antonio Perez et
+Philippe II_ (1845). Dans la critique littéraire, à la place de M.
+Villemain, lui aussi pris par la politique, M. Sainte-Beuve est en
+pleine activité de production, M. Saint-Marc-Girardin fait paraître
+l'un de ses meilleurs ouvrages, le _Cours de littérature dramatique_
+(1843), M. Nisard commence son _Histoire de la littérature française_
+(1844). Dans la critique d'art, M. Vitet donne ses exquises
+notices sur Lesueur (1843) et sur la cathédrale de Noyon (1845).
+M. Cousin, toujours en mouvement, remanie ses anciennes oeuvres
+philosophiques, et en même temps, avec son livre sur _Jacqueline
+Pascal_ (1845), commence à exploiter une veine nouvelle qu'il saura
+rendre singulièrement féconde. M. de Rémusat publie sa savante
+étude sur _Abélard_ (1845). L'éloquence politique n'a jamais jeté
+un plus magnifique éclat: MM. Guizot, Thiers, Berryer, de Lamartine
+sont à l'apogée de leur talent; M. de Montalembert va y atteindre;
+et combien en passons-nous sous silence, qui n'apparaissent alors
+qu'au second rang, et qui, à d'autres époques moins riches, eussent
+été au premier? Dans la chaire chrétienne, on entend tour à tour
+le Père Lacordaire et le Père de Ravignan. Pour la musique, il y
+a comme un temps d'arrêt: le théâtre de l'Opéra, par exemple, ne
+revoit plus les brillantes années du commencement du règne, quand
+le _Guillaume Tell_ de Rossini était encore dans sa fraîcheur de
+nouveauté, que Meyerbeer faisait représenter _Robert le Diable_
+(1831) et les _Huguenots_ (1836), qu'Halévy donnait la _Juive_
+(1835); mais les arts du dessin sont en plein épanouissement: pour ne
+citer que les noms les plus en vue, c'est la belle époque d'Ingres,
+d'Horace Vernet, de Paul Delaroche, d'Ary Scheffer, de Delacroix, de
+Decamps, parmi les peintres; de David d'Angers, de Pradier, parmi
+les sculpteurs; d'Henriquel Dupont parmi les graveurs. En somme,
+lettres et arts offrent un ensemble fort honorable. S'il n'y a là
+rien d'égal à la magnifique efflorescence littéraire et artistique
+de la Restauration, si l'on y cherche vainement trace des espérances
+immenses, indéfinies, auxquelles, avant 1830, s'abandonnaient tous
+les jeunes esprits, du moins on y trouve encore de beaux restes
+qui nous semblent aujourd'hui mériter plutôt notre envie que notre
+dédain. Et surtout on n'y rencontre aucun des caractères de cette
+«littérature industrielle» si vivement flétrie par le critique.
+
+M. Sainte-Beuve n'était pas cependant homme à parler sans raison.
+Où donc était le mal dénoncé par lui? Qu'avait-il en vue? Il avait
+en vue un genre de publications qui venait d'être imaginé et qui
+fit alors tant de bruit, accapara tellement la curiosité générale
+que, pendant quelques années, il sembla n'y avoir plus d'autre
+littérature: c'était le roman-feuilleton. On se ferait aujourd'hui
+difficilement une idée du succès qu'il obtint tout de suite et
+conserva jusqu'en 1848. Ce succès extraordinaire, anormal, vraiment
+monstrueux, était le signe du temps et l'une des manifestations
+du mal social dont j'ai déjà noté d'autres symptômes. Il explique
+l'émotion de M. Sainte-Beuve[61]. Il explique aussi pourquoi
+l'écrivain politique doit s'arrêter à cet épisode passager de notre
+histoire littéraire, plus longuement que ne l'eussent certes demandé
+l'importance du genre et la valeur des oeuvres.
+
+[Note 61: À en croire certaines gens, le secret de cette émotion
+de M. Sainte-Beuve n'était qu'une rivalité de boutique. Il aurait
+été, en cette circonstance, l'organe de la _Revue des Deux Mondes_,
+dépitée de la concurrence que lui faisaient les journaux depuis
+qu'ils publiaient des romans et prétendaient accaparer les auteurs en
+vogue. (A. KARR, _les Guêpes_, novembre 1844.) C'est possible. Mais
+pour n'être pas entièrement désintéressée, la plainte du critique
+doit-elle être jugée mal fondée?]
+
+Pour trouver l'origine du roman-feuilleton, il faut remonter à
+la révolution que M. Émile de Girardin accomplit dans la presse
+périodique, le jour où il en agrandit le format, en abaissa le prix,
+et où il transforma en spéculation financière ce qui avait été
+jusqu'alors oeuvre de doctrine[62]. Le nouveau journal ne pouvait
+vivre avec la clientèle restreinte attachée autrefois à chaque
+feuille, en raison des idées politiques qu'elle représentait: il
+lui fallait attirer la foule de toute opinion ou même sans opinion,
+pénétrer là où l'on n'avait pas encore l'habitude de lire les
+journaux. Dans ce dessein, on développa la rédaction dite littéraire,
+qui devint bientôt plus importante, plus coûteuse, plus décisive
+pour le succès que la rédaction politique, et l'on imagina de donner
+en feuilleton d'abord de courtes nouvelles, puis, peu à peu, des
+romans plus longs. Nul moyen ne parut meilleur pour prendre en masse
+les abonnés, et certains _impresarii_ firent ainsi, paraît-il,
+d'étonnants coups de filet. Grisés même par les premiers résultats
+de cette innovation, ils rêvèrent de publier sous cette forme tous
+les ouvrages piquant la curiosité; le feuilleton devait remplacer
+le livre, et les libraires effrayés se lamentaient déjà d'être
+supplantés et ruinés. On se vantait de rendre ainsi un service
+aux lettres, en augmentant le nombre des lecteurs: l'effet fut au
+contraire d'abaisser, de pervertir toute une partie de la littérature
+d'imagination qui dut s'adapter à ce genre nouveau. Pour piquer la
+curiosité d'une foule banale, ne lisant que superficiellement, à la
+hâte et par petites coupures, les qualités délicates et distinguées
+n'étaient pas de mise; mieux valaient l'habileté vulgaire, les
+couleurs voyantes, les grossières péripéties. L'art fit place au
+procédé. On s'aperçut même bientôt que l'immoralité était l'appât le
+plus efficace, et ce fut comme une enchère d'impudeur entre ceux qui
+se disputaient le public[63].
+
+[Note 62: Voir plus haut, livre II, ch. XII, § V.]
+
+[Note 63: M. Sainte-Beuve voyait là le fait caractéristique du
+roman-feuilleton, et il montrait avec dégoût cette «plaie ignoble et
+livide qui chaque matin s'étendait». (_Revue des Deux Mondes_ du 1er
+juillet 1843.)]
+
+En tout cela ce qui dominait, c'était la question d'argent. Pour les
+entrepreneurs de cette presse nouvelle,--les Girardin, les Véron et
+leurs imitateurs,--le talent, la renommée et au besoin le scandale
+devenaient matière à spéculation. Ils se disputaient à prix d'or les
+auteurs à succès, et, après les avoir achetés, les exploitaient à
+grand fracas de réclames mercantiles d'où la dignité des lettres
+ne sortait pas indemne. Les plus audacieux tentaient même des
+accaparements que le code pénal n'avait pas songé à prévoir; ils
+prétendaient acheter d'un coup tout ce qu'il y avait d'écrivains
+sur le marché. Ainsi, le 1er décembre 1844, la _Presse_, doublant
+son format sans augmenter son prix, annonça avec une bruyante mise
+en scène qu'elle avait acquis le droit de publier les _Mémoires_
+de M. de Chateaubriand, les _Girondins_ et les _Confidences_ de M.
+de Lamartine, tous les autres ouvrages que composeraient ces deux
+écrivains, tout ce que feraient MM. Alexandre Dumas, Méry, Saintine,
+sans compter beaucoup d'oeuvres de Balzac, Gozlan, Sandeau, Théophile
+Gautier. «Tout cela est triste et honteux pour les lettres», écrivait
+alors M. Sainte-Beuve[64]. M. Thiers, indigné, disait que «s'il
+n'était lié par des traités, il briserait sa plume de dégoût et de
+honte de voir la littérature tombée si bas[65]». Ému du scandale
+produit, M. de Chateaubriand protesta contre un marché qui avait été
+conclu à son insu par les cessionnaires de ses Mémoires. D'autres
+difficultés surgirent dans l'exécution des traités. En somme, ce
+coup d'accaparement échoua, comme il arrive presque toujours aux
+spéculations de ce genre. Mais le seul fait qu'il eût été tenté ne
+montrait-il pas quelles moeurs menaçaient de s'introduire dans le
+monde littéraire?
+
+[Note 64: _Chroniques parisiennes_, p. 290.]
+
+[Note 65: _Ibid._]
+
+D'ailleurs, pour quelques écrivains qui répugnaient à ces moeurs,
+d'autres s'y résignaient ou même s'y précipitaient avec une sorte
+d'emportement. Ils étaient les premiers à traiter leurs oeuvres comme
+une marchandise, à battre monnaie avec leur renommée et leur talent.
+C'est encore M. Sainte-Beuve qui nous les dépeint n'ayant plus aucun
+souci de la postérité et de la gloire, ne songeant qu'au lucre
+présent, les uns passant des «marchés à tant la ligne» et usant alors
+de petites habiletés ou de pures supercheries typographiques pour
+faire beaucoup de «lignes» avec peu d'idées; d'autres s'engageant, à
+forfait et sous peine d'un énorme dédit, à fournir telle quantité
+de ces lignes dans un délai déterminé, condamnés par suite à une
+improvisation hâtive que leur cerveau épuisé ne pouvait toujours
+mener à terme. Et il rappelait comment, à ce métier, beaucoup d'entre
+eux se trouvaient «user en quatre ou cinq ans une réputation qui
+avait eu des airs de gloire, et avec elle un talent qui finissait
+presque par se confondre avec une certaine pétulance physique».
+Au récit des prix fabuleux qu'on disait avoir été obtenus par tel
+auteur, les convoitises des autres étaient surexcitées, et chacun
+rêvait de millions. Chez Balzac, ce rêve tourna presque à la folie.
+Ce fut lui qui proposa un jour que l'État achetât, afin de les
+faire tomber dans le domaine public, les oeuvres des «dix ou douze
+maréchaux de France littéraires», c'est-à-dire, pour parler son
+langage, de ceux «qui offraient à l'exploitation une certaine surface
+commerciale». Il se mettait naturellement du nombre et paraissait
+s'évaluer pour sa part à deux millions[66].
+
+[Note 66: Lettre de M. de Balzac, publiée dans la _Presse_ du 18 août
+1839.]
+
+Avec Alexandre Dumas, le mal prit une forme moins triste. On
+ne serait pas bien venu d'ailleurs à prendre, à l'égard de ce
+merveilleux amuseur, des airs de moraliste grondeur ou de pédagogue
+littéraire. Il fut vraiment le roi du roman-feuilleton. Les journaux
+se disputaient ses oeuvres. L'une d'elles procurait au _Siècle_ cinq
+mille abonnés, en moins de trois semaines. Pendant la publication des
+_Trois Mousquetaires_, la France entière était comme suspendue au
+récit des aventures de d'Artagnan et de ses compagnons. Toutefois,
+force est bien de constater que si ce genre fournissait emploi
+aux qualités étonnantes de verve, d'invention, de belle humeur,
+de fécondité, qui mettaient Dumas hors de pair, il développait
+aussi ses défauts naturels, le sans-façon de l'improvisation et
+surtout un mercantilisme besogneux par trop dépourvu de vergogne
+et de scrupules. Pour mettre la main sur un argent qu'à la vérité
+il laissait aussitôt couler entre ses doigts avec une insouciante
+générosité, il entreprenait des romans partout à la fois, souvent
+était réduit à les bâcler, et néanmoins s'engageait à en faire plus
+encore, par des marchés fantastiques qu'il ne s'inquiétait guère
+ensuite d'exécuter. En 1845, le _Constitutionnel_ et la _Presse_,
+c'est-à-dire M. Véron et M. de Girardin, signaient avec lui un
+traité par lequel, moyennant un salaire annuel de 63,000 francs,
+le romancier leur réservait exclusivement, pendant cinq ans, sa
+production calculée à dix-huit volumes par an, soit quatre-vingt-dix
+volumes pour cinq ans; des annonces firent aussitôt part au public
+de cet important événement. Mais, quand il s'agit de donner ce qu'il
+avait promis, Dumas en usa avec ses cotraitants un peu à la façon de
+don Juan bernant M. Dimanche. Les deux journaux finirent par perdre
+patience et lui intentèrent un procès[67]. Rien ne caractérise mieux
+les nouvelles moeurs littéraires que la façon dont l'écrivain se
+défendit devant le tribunal. Il n'a nullement le sentiment qu'il
+se diminue, il croit au contraire étourdir les juges et éblouir le
+public en faisant le total fantastique des «lignes» qu'il est parvenu
+à écrire dans un court espace de temps, ou, pour employer le mot
+dont il se sert avec une sorte d'inconscience, de la «marchandise»
+qu'il a fournie. Il s'enorgueillit d'avoir mené de front, au jour
+le jour, cinq romans dans cinq journaux différents, raconte «qu'il
+avait toujours prêts trois chevaux et trois domestiques pour porter
+la copie», et met au défi les quarante académiciens de produire à eux
+tous, dans le même délai, un nombre de volumes égal à celui qu'il se
+flatte de conduire à terme: «Ils feraient banqueroute», s'écrie-t-il
+fièrement. Les juges, convaincus sans doute par un tel langage
+qu'il s'agissait d'une «marchandise» comme une autre, condamnèrent
+Alexandre Dumas à fournir aux deux journaux un volume dans les six
+semaines, et ensuite un volume de mois en mois, sous peine de cent
+francs de dommages et intérêts par jour de retard.
+
+[Note 67: Janvier-février 1847.]
+
+Vers la même époque, un autre procès d'un caractère tout différent
+et qui eut un grand retentissement, le procès Beauvallon, fit
+entrevoir sous un jour plus fâcheux encore certains dessous du monde
+où l'on fabriquait et exploitait le roman-feuilleton. Cette fois,
+il ne s'agissait plus d'un incident de comédie, mais d'un drame; il
+y avait eu mort d'homme. À la suite d'un souper de fort mauvais ton
+où s'étaient trouvés réunis des journalistes, des gens de lettres et
+des femmes de théâtre, M. de Beauvallon, rédacteur au _Globe_, avait
+provoqué et tué en duel M. Dujarrier, associé de M. de Girardin et
+directeur des feuilletons de la _Presse_. Plusieurs circonstances de
+cette affaire avaient paru suspectes: l'insignifiance de la cause
+apparente du duel, le parti pris du provocateur, sa supériorité
+notoire aux armes; Beauvallon, disait-on, avait essayé à l'avance
+les pistolets. Poursuivi pour assassinat devant la cour d'assises de
+Rouen, il fut acquitté par le jury[68]. L'essai préalable des armes
+n'en fut pas moins judiciairement établi plus tard[69]. Durant ce
+procès, on vit défiler, à la barre des témoins, tout le personnel
+de la bohème de presse, pêle-mêle de gens d'affaires et de gens
+de lettres, d'aventuriers et de filles galantes[70], uniquement
+occupés à poser devant le public, affectant des airs régence, mais
+laissant surtout l'impression de moeurs fort vilaines, rendues plus
+vilaines encore par cette histoire de meurtre: répugnant mélange de
+tripotages, de débauches et de guets-apens. Au milieu de ce monde,
+on regrette de voir apparaître encore ce grand enfant d'Alexandre
+Dumas, tout entier au plaisir d'ébaubir le badaud qui était venu
+l'entendre déposer, donnant gravement des consultations sur les
+«affaires d'honneur», et distribuant avec solennité des brevets de
+«gentilshommes» à des comparses indignes de lui[71].
+
+[Note 68: Mars 1846. L'affaire se trouva portée devant la cour
+d'assises de Rouen, parce que la chambre des mises en accusation de
+la cour de Paris avait d'abord rendu un arrêt de non-lieu qui fut
+réformé par la cour de cassation.]
+
+[Note 69: En effet, de nouvelles preuves ayant été découvertes,
+l'un des témoins de Beauvallon, le pseudo-vicomte d'Ecquevilley,
+qui, devant la cour d'assises, avait affirmé sous serment que
+les pistolets n'avaient pas été essayés, fut poursuivi pour faux
+témoignage et condamné à dix ans de réclusion (août 1847). Au cours
+de ce dernier procès, Beauvallon demanda à être entendu comme témoin
+et confirma la dénégation d'Ecquevilley; arrêté à l'audience,
+poursuivi également pour faux témoignage, il fut condamné à huit ans
+de réclusion (octobre 1847).]
+
+[Note 70: Parmi ces dernières était la maîtresse de Dujarrier, Lola
+Montès, danseuse sifflée, mais déjà fameuse pour avoir cravaché un
+gendarme à Berlin. On la retrouvera peu après à Munich, jouant les
+Pompadour auprès du roi Louis, exaltée par la presse libérale pour
+avoir fait la guerre aux Jésuites, mais à la fin obligée de fuir
+devant les émeutes provoquées par son outrecuidance.]
+
+[Note 71: Ce fut en cette circonstance qu'interrogé par le président
+sur ses noms, âge et profession, il répondit: «Alexandre Dumas,
+marquis Davy de la Pailleterie, quarante-deux ans, je dirais auteur
+dramatique, si je n'étais dans la patrie de Corneille.» À quoi le
+président répliqua: «Il y a des degrés.»]
+
+Les feuilles de gauche firent grand bruit du procès Beauvallon,
+et, arguant de ce que les deux journaux mêlés à cette affaire, le
+_Globe_ et la _Presse_, défendaient la politique ministérielle,
+elles prétendirent y montrer la corruption du gouvernement et de la
+classe sur laquelle il s'appuyait. La réponse eût été facile: bien
+des journaux opposants n'étaient pas plus intacts, et par exemple
+M. Véron, directeur du _Constitutionnel_, dévoué à M. Thiers, ne
+passait pas pour être plus timoré que M. de Girardin, qui, en ce
+moment, soutenait M. Guizot. En vérité, le mal n'était pas celui de
+telle ou telle opinion; toutes en étaient atteintes. Cependant force
+est bien de reconnaître que les journaux conservateurs n'étaient
+pas ceux que la littérature industrielle avait le moins envahis.
+On les voyait accepter tel feuilleton qui leur paraissait une
+bonne amorce à clientèle, sans s'inquiéter si la thèse qui y était
+soutenue n'allait pas à l'encontre de leurs principes. Mme Sand, qui
+faisait alors des romans socialistes, a raconté elle-même plus tard
+comment elle trouvait asile, pour les plus osés de ces romans, dans
+la presse ministérielle, notamment dans l'_Époque_, qui se piquait
+de dépasser tous les autres en ardeur réactionnaire, et comment on
+affichait sur les murs, en gros caractères: «Lisez l'_Époque_; lisez
+le _Péché de M. Antoine_.» Le grave _Journal des Débats_, l'organe
+de la cour, du cabinet et de la partie sage, riche et cultivée de la
+bourgeoisie, n'avait pas plus de scrupules. Dès 1837, il publiait
+plusieurs parties des _Mémoires du diable_, par Frédéric Soulié,
+oeuvre immense, étrange, par certains côtés puissante, mais fort
+malsaine, où l'auteur, violentant son propre talent qui naturellement
+eut été plutôt délicat, s'appliquait, pour forcer l'attention d'un
+public blasé, à renchérir sur tout ce que la littérature avait
+jusqu'alors risqué de monstruosités morales[72]. Le scandale fut plus
+grand encore quand, quelques années après, en 1842 et 1843, ce même
+_Journal des Débats_ publia les _Mystères de Paris_.
+
+[Note 72: M. Soulié a lui-même indiqué le caractère de son oeuvre
+et les raisons qui la lui avaient fait écrire, dans une préface où
+nous lisons: «Ô jeunes gens, ne venez pas à Paris, si l'ambition
+d'une sainte gloire vous dévore. Quand vous aurez demandé au peuple
+une oreille attentive pour celui qui parle bien et honnêtement, vous
+le verrez suspendu aux récits grossiers d'un trivial écrivain, aux
+récits effrayants d'une gazette criminelle; vous verrez le public
+crier à votre muse: «Va-t'en ou amuse-moi. Il me faut des astringents
+et des moxas pour ranimer mes sensations éteintes. As-tu des incestes
+furibonds ou des adultères monstrueux, d'effrayantes bacchanales de
+crimes ou des passions impossibles à me raconter? Alors parle, je
+t'écouterai une heure, le temps durant lequel je sentirai ta plume
+âcre et envenimée courir sur ma sensibilité calleuse et gangrenée;
+sinon tais-toi; va mourir dans la misère et l'obscurité.» La misère
+et l'obscurité, vous n'en voudriez pas! Et alors, que ferez-vous,
+jeunes gens? Vous prendrez une plume, une feuille de papier, vous
+écrirez en tête: _Mémoires du diable_, et vous direz au siècle:
+«Ah! vous voulez de cruelles choses pour vous en réjouir; soit,
+monseigneur, voici un coin de votre histoire.»]
+
+L'écrivain qui, par ce roman, allait enlever à Alexandre Dumas la
+royauté du feuilleton, Eugène Süe, était alors âgé de trente-huit
+ans. Fils d'un riche médecin, son enfance et sa jeunesse avaient
+été celles d'un mauvais sujet. Son père, qui ne savait que faire de
+lui, finit par l'embarquer sur un navire de l'État, avec le titre,
+obtenu on ne sait trop comment, de chirurgien de la marine. Rentré en
+France après trois ans de navigation, il se mit à écrire. Chez lui,
+ni forte culture, ni souci sérieux de l'art; une improvisation à la
+diable; mais, pour exploiter le fonds de souvenirs recueilli dans sa
+vie aventureuse, de l'imagination, de l'invention, le don du récit,
+du coloris, du drame, beaucoup d'entrain, de gaieté, de cette gaieté
+gouailleuse et insolente qui fleurit sur le pavé de Paris. Il débuta,
+de 1831 à 1833, par des romans maritimes qui eurent un certain succès
+et le firent appeler le «Cooper français». Cette veine épuisée, il
+publia des romans mondains, aristocratiques, où il flattait les
+préventions et les dédains des légitimistes, mais qui étaient en
+même temps imprégnés de sensualisme et de pessimisme byronien. À
+cette époque, il posait pour l'homme de qualité, faisait peindre des
+armoiries sur ses voitures, fréquentait chez la duchesse de Rauzan,
+poussait jusqu'au ridicule la recherche et la vanité du dandysme.
+Avide et prodigue d'argent, s'entourant d'un luxe fou, assoiffé de
+plaisirs, vicieux jusqu'à la moelle, il exerçait par cela même sur
+certaines natures féminines un étrange attrait, et ne comptait plus,
+assurait-on, ses bonnes fortunes parmi ces mondaines dont l'une
+pouvait lui écrire: «Le même instinct de dépravation nous rassemble.»
+Quelques années de cette vie le conduisirent à la ruine, ruine
+matérielle et intellectuelle; son esprit et sa bourse paraissaient
+également vidés. «Je suis fini, disait-il à un de ses amis, je suis
+fini. Je ne trouve plus rien; je ne trouverai plus rien[73].»
+
+[Note 73: Sur ces débuts, voir la première partie des _Souvenirs_ de
+M. LEGOUVÉ, p. 338 et suiv.]
+
+Eugène Süe était, depuis quelque temps, dans cette détresse, quand un
+éditeur, plaçant sous ses yeux une publication anglaise illustrée,
+intitulée _les Mystères de Londres_, lui suggéra de chercher dans
+les bas-fonds de notre capitale le sujet d'un travail analogue.
+Heureux d'être mis sur la piste d'un filon nouveau, il commença,
+un peu à l'aventure et sans trop savoir où il irait, à écrire les
+_Mystères de Paris_. Les premiers chapitres, communiqués, aussitôt
+que faits, à quelques amis, furent jugés de nature à piquer fortement
+la curiosité du public, et il n'en fallut pas plus pour que le
+_Journal des Débats_ s'empressât d'acquérir ce roman et de lui
+ouvrir son feuilleton. L'auteur ne crut pas devoir se gêner avec
+ceux qui se montraient d'accueil si facile. Au contraire, on eût
+dit qu'il prenait un plaisir de gamin à voir jusqu'où il pourrait
+mener les honnêtes abonnés de la feuille ministérielle. Il se
+mit à les promener par les ruelles infâmes, les arrêta dans les
+bouges, les assit aux tapis francs, en société de prostituées et
+de forçats, leur parla argot, ne leur procurant d'autre diversion
+à ces vilaines odeurs que l'âcre parfum des scènes lubriques. Le
+scandale menaçait-il d'être trop fort, il s'affublait du «petit
+manteau bleu» et affectait de ne pénétrer dans les mauvais lieux que
+pour remplir une mission humanitaire. Il n'avait pas pensé tout
+d'abord à ce déguisement; l'idée ne lui en était venue qu'au cours
+de la publication; seulement elle lui parut bonne, et ce fut avec le
+plus grand sérieux que le roué, naguère si infatué d'aristocratie,
+se mit à courtiser la misère, à pontifier en démocrate philanthrope
+et à faire, au nom du peuple souffrant, le procès des riches. Les
+socialistes saluèrent avec une émotion reconnaissante l'arrivée de
+cette recrue; Mme Sand et Béranger lui donnèrent l'accolade. Quant
+aux lecteurs et surtout aux lectrices du _Journal des Débats_,
+qu'en disaient-ils? Ailleurs, sans doute, la fréquentation d'une
+si mauvaise compagnie les eût effarouchés; mais ils y étaient
+introduits par leur journal, dont la vieille «respectabilité» faisait
+taire leurs scrupules. Leur palais s'habitua et prit goût à cette
+nourriture épicée et fermentée. Éprouvaient-ils, à certains moments,
+quelques nausées, la curiosité malsaine l'emportait. Du reste, pour
+être superficielle, grossière, peu fouillée et peu finie, l'oeuvre
+n'en était pas moins fortement et habilement charpentée, pleine de
+mouvement et de vie, singulièrement empoignante.
+
+En somme, dans le monde même qui eût dû leur être le plus sévère,
+le succès des _Mystères de Paris_ fut immense. Et il se maintint
+pendant toute la publication, qui dura plus d'une année. Dans les
+salons et aussi dans les antichambres, c'était le sujet principal
+des conversations. Combien de femmes pour qui la grosse affaire, à
+leur réveil, était de savoir ce qu'allaient devenir la «Goualeuse»
+ou le «Chourineur»! Le numéro se louait jusqu'à dix sous, pour le
+temps de lire le feuilleton. Celui-ci manquait-il un jour, c'était
+un émoi général, et l'auteur devait écrire une lettre pour rassurer
+le public sur sa santé. Son masque de philanthrope faisait des dupes
+jusque dans le monde judiciaire, où des avocats généraux le citaient
+comme une autorité. On racontait qu'il avait reçu plus de onze cents
+lettres, écrites par des correspondants de tous genres, depuis des
+fonctionnaires qui lui soumettaient leurs idées jusqu'à des jeunes
+filles qui lui offraient leur coeur. Étrange aveuglement de cette
+bourgeoisie qui ne paraissait pas se douter que l'oeuvre applaudie
+par elle la battait en brèche! L'exemple, d'ailleurs, était donné de
+haut. Un matin, M. Duchâtel entrait précipitamment dans le cabinet
+de ses attachés, avec un air qui semblait annoncer un gros événement
+politique: «Eh bien, dit-il, vous savez! la Louve est morte[74]!»
+La Louve était une des héroïnes des _Mystères de Paris_. Un autre
+ministre, le maréchal Soult, se mettait en colère quand le feuilleton
+manquait; Eugène Süe, ayant été mis en prison pour négligence
+obstinée dans son service de garde national, menaçait de ne pas
+donner de «copie» tant qu'il serait sous les verrous; le maréchal se
+hâta de lui faire ouvrir les portes.
+
+[Note 74: E. LEGOUVÉ, _Soixante ans de souvenirs_, 1re partie, p.
+337.]
+
+Vainement quelques délicats protestaient-ils. M. Sainte-Beuve ne
+trouvait pas d'écho, lorsqu'il signalait, dans la _Revue suisse_, la
+honteuse sottise de cet engouement, et qu'il écrivait: «L'inspiration
+essentielle des _Mystères de Paris_, c'est un fond de crapule:
+l'odeur en circule partout, même quand l'auteur la masque dans de
+prétendus parfums. Et, chose honteuse, ce qui a fait le principal
+attrait, si étrange, de ce livre impur, ç'a été cette odeur même
+de crapule déguisée en parfums[75].» Un député de l'opposition, M.
+Chapuys-Montlaville, s'indignait-il à la tribune[76] que «le journal,
+défenseur habituel du ministère, promenât, depuis un an, ses lecteurs
+dans les égouts de la vie parisienne», le _Journal des Débats_
+pouvait se borner à répondre, le lendemain, que «de telles attaques
+n'avaient rien de sérieux». Vers le même temps, une commission de
+la Chambre des députés, visitant la prison de la Roquette avec le
+procureur général, M. Hébert, appela fortement son attention sur un
+chapitre récemment publié des _Mystères de Paris_, où l'honnêteté
+publique lui paraissait manifestement outragée. M. Hébert promit
+d'examiner la question; quelques jours après, il fit savoir qu'il
+avait consulté les membres du parquet, et que ceux-ci étaient
+d'avis de ne pas intenter de poursuites, parce que certainement on
+n'obtiendrait du jury aucune condamnation[77].
+
+[Note 75: _Chroniques parisiennes_, p. 169.]
+
+[Note 76: Séance du 14 juin 1843.]
+
+[Note 77: Ce fait fut rapporté à la tribune par M.
+Chapuys-Montlaville, quand, le 6 avril 1847, il développa une
+proposition tendant à exempter du timbre les journaux qui ne
+publiaient ni romans-feuilletons ni annonces. Cette proposition fut
+prise en considération, mais n'aboutit pas.]
+
+Tandis que les bourgeois s'amusaient de ce roman, les prolétaires
+ne le lisaient pas moins avidement dans les éditions à bon marché
+qui furent aussitôt répandues; ils y trouvaient une jouissance
+singulièrement excitante et sortaient de cette lecture plus
+impatients de leurs misères, plus envieux du bonheur des autres, plus
+convaincus de la corruption égoïste des riches, plus irrités contre
+la société, mais non certes plus éclairés sur les remèdes à apporter
+à leurs maux. Ils croyaient naïvement avoir trouvé un vengeur et un
+sauveur dans l'homme de lettres qui, à bout de sujets, avait pris
+celui-là par hasard. Des ouvriers se réunissaient pour écrire à
+Eugène Süe une lettre où ils lui attribuaient une mission évangélique
+et le comparaient à Jésus-Christ. Parfois la popularité du romancier
+se manifestait par des signes étranges, témoin le jour où, rentrant
+chez lui, il trouva un pauvre diable pendu dans son antichambre, avec
+ce billet dans la main: «Je me tue par désespoir; il m'a semblé que
+la mort me serait moins dure, si je mourais sous le toit de celui qui
+nous aime et nous défend[78].»
+
+[Note 78: E. LEGOUVÉ, _Soixante ans de souvenirs_, 1re partie, p.
+378.]
+
+Avec le succès, M. Eugène Süe avait retrouvé la fortune et repris sa
+vie de luxe fastueux et sensuel. Il n'était pas homme à interrompre
+l'exploitation d'une veine aussi fructueuse. À peine les _Mystères de
+Paris_ furent-ils terminés qu'il se mit à écrire le _Juif errant_,
+oeuvre conçue dans la même note, moins amusante, mais plus malsaine
+encore, et où l'auteur courtisait les passions irréligieuses en même
+temps que les convoitises antisociales. Entre les journaux, ce fut à
+qui obtiendrait ce nouveau roman. Le _Journal des Débats_ fut battu,
+dans cette sorte d'enchères, par le _Constitutionnel_, qui offrit
+cent mille francs. Eugène Süe se trouvait là toujours en face d'un
+public bourgeois; seulement c'était la bourgeoisie de M. Thiers, au
+lieu d'être celle de M. Guizot. Cette acquisition, si audacieusement
+enlevée à prix d'or, fut le début du docteur Véron qui venait
+d'acheter le _Constitutionnel_, fort déchu de son ancienne prospérité
+et réduit à 3,000 abonnés; de ce coup, il le fit remonter à 13,000
+et bientôt à 25,000. M. Ballanche écrivait à M. Ampère, le 26
+novembre 1844: «J'ai eu hier l'occasion de voir M. Paulin, éditeur;
+il m'a raconté les détails du succès scandaleusement européen du
+_Juif errant_. Toute la terre le dévore: il voyage plus rapidement
+que le choléra. Les éditions illustrées se multiplient sur tous les
+points du globe... Afin de vous donner une idée de la férocité de
+la contagion, je vous dirai que l'honnête Mme Tastu est aussi sous
+le charme de la reine Bacchanale.» M. Véron n'avait cherché à faire
+qu'une spéculation; elle réussissait; il ne voyait donc pas qu'on pût
+y trouver à redire. Il a écrit à ce propos, dans ses Mémoires: «Le
+désir de redonner de la popularité au _Constitutionnel_ par l'éclat
+d'un grand nom ne me rendit exigeant ni sur le sujet ni sur le but
+moral de l'ouvrage. J'apportai certainement, dans cette affaire,
+autant d'imprévoyance que de légèreté. Que ceux qui n'ont jamais
+commis de faute dans la vie me jettent la pierre!» Le scrupule,
+on le voit, est bien léger; en tout cas, il ne s'est présenté que
+tard à l'esprit du directeur du _Constitutionnel_. Sur le moment,
+celui-ci ne songea qu'à faire succéder au _Juif errant_ un autre
+roman du même auteur, les _Sept Péchés capitaux_. Enfin, en 1847, il
+accueillit dans son journal les _Parents pauvres_ de Balzac, oeuvre
+bien autrement forte que les volumineuses improvisations d'Eugène
+Süe, mais encore plus délétère; on s'imaginait, dans ce temps-là,
+que la recherche de la laideur et de la turpitude morale ne pouvait
+descendre plus bas. Ce fut le dernier grand succès, j'allais dire le
+dernier grand scandale du roman-feuilleton.
+
+En tout ceci, le plus difficile à comprendre est la complicité du
+public. On a vu, au lendemain de la révolution de 1830, le trouble
+de la nation avoir son contre-coup dans les oeuvres des écrivains.
+À la fin de la monarchie de Juillet, c'est au milieu d'une nation
+rassise, rangée, calme, manquant peut-être des vertus héroïques, mais
+pratiquant les vertus communes, que surgit une littérature déréglée
+et, dans un certain sens, vraiment révolutionnaire. La société, en
+d'autres temps, par exemple aux siècles de chevalerie, a aimé les
+romans qui l'embellissaient, l'idéalisaient; voici maintenant qu'elle
+fait fête à des romans qui l'enlaidissent, et qu'elle s'amuse à se
+contempler sous un odieux travestissement. Si elle n'a pas tous les
+vices qu'on prétend lui imputer, on ne saurait nier qu'un tel goût
+ne soit le signe d'une imagination malade. Est-ce un des restes de
+la révolution de 1830? En tout cas, c'est bien le prodrome de celle
+de 1848. Ne devine-t-on pas, en effet, quelque analogie, quelque
+lien entre l'état d'esprit de la bourgeoisie, prenant plaisir à
+voir couvrir de boue une société qui au fond lui est chère et dont
+elle ne peut s'empêcher d'être solidaire, et l'état d'esprit de la
+garde nationale du 24 février 1848, protégeant l'émeute dont elle
+doit redouter le succès et aidant, sans le savoir, au renversement
+de la monarchie qu'au fond elle a intérêt à maintenir? Dans les
+deux circonstances, même genre d'aveuglement[79]. La lumière ne
+s'est faite qu'après coup sur les dangers du roman-feuilleton. En
+1850, l'Assemblée législative a voté des mesures fiscales destinées
+à entraver ce genre de publications. Représailles un peu puériles
+et en tout cas tardives. En même temps, le 5 avril de cette année
+1850, dans une élection particulièrement retentissante, le parti
+démagogique et socialiste remportait à Paris une victoire qui causait
+un effroi général, faisait baisser la Bourse de deux francs et
+déterminait les pouvoirs publics à modifier le suffrage universel:
+l'élu était l'auteur des _Mystères de Paris_ et du _Juif errant_;
+c'était à ces romans, naguère tant applaudis par les lecteurs du
+_Journal des Débats_ et du _Constitutionnel_, qu'il devait la
+popularité dont la manifestation causait, quelques années après, à
+ces mêmes lecteurs une telle épouvante.
+
+[Note 79: M. Saint-Marc-Girardin a écrit à ce propos: «Si la France
+a laissé faire le mal en 1848, cela a pu venir en partie de la
+démoralisation du goût public. Comme on avait approuvé l'orgie dans
+les romans, on s'est trouvé faible, pendant quelque temps, contre
+ceux qui voulaient faire une orgie dans la société.» (_Cours de
+littérature dramatique_, t. I, p. 374.)]
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+LE SOCIALISME.
+
+ I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés du
+ saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système et son
+ action.--II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention
+ d'unir le catholicisme et la révolution. L'_Atelier_.
+ Dissolution de l'école buchézienne.--III. Fourier. Le
+ phalanstère et l'attraction passionnelle. La liberté amoureuse.
+ Fantaisies cosmogoniques. Fourier à peu près inconnu avant
+ 1830. Développement du fouriérisme lors de la dissolution de
+ la secte saint-simonienne. Ce qu'il devient après la mort de
+ Fourier. Son influence mauvaise.--IV. Buonarotti. Par lui le
+ «babouvisme» pénètre, après 1830, dans les sociétés secrètes.
+ Fermentation communiste à partir de 1840.--V. Cabet. Le _Voyage
+ en Icarie_. Propagande icarienne.--VI. Louis Blanc. Son enfance
+ et sa jeunesse. Ses débuts dans la presse républicaine. Sa
+ brochure sur l'_Organisation du travail_. Critique du système.
+ Succès de Louis Blanc auprès des ouvriers.--VII. Proudhon. Son
+ origine. Son isolement farouche. Son état d'esprit en écrivant
+ son premier Mémoire contre la propriété. «La propriété, c'est
+ le vol!» Argumentation du Mémoire. L'effet produit. Second et
+ troisième Mémoire. Proudhon et le gouvernement. Le _Système
+ des contradictions économiques_. Impuissance de Proudhon à
+ faire autre chose que démolir. Son action avant 1848.--VIII.
+ Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des radicaux
+ et de la gauche en face du socialisme. Le gouvernement et les
+ conservateurs savent-ils se défendre contre ce danger? Les
+ économistes. Il eût fallu la religion pour redresser et pacifier
+ les esprits du peuple. La bourgeoisie trop oublieuse de ses
+ devoirs envers l'ouvrier. La société, jusqu'en 1848, ne croit
+ pas au péril.
+
+
+I
+
+Pour connaître les parties faibles, les côtés dangereux de cette
+société en apparence si prospère et si régulière, suffit-il d'avoir
+indiqué certains défauts de la classe alors régnante? Non. Au-dessous
+de la bourgeoisie étaient des masses profondes qui, pour ne pas jouer
+de rôle dans le drame parlementaire, pour être en dehors du «pays
+légal», n'en avaient pas moins, à raison de leur seul nombre, une
+importance chaque jour accrue par le développement de l'industrie,
+par les progrès de l'instruction, par la diffusion de la presse.
+Les politiques étaient trop souvent tentés de ne pas s'inquiéter
+de ce qui se passait dans l'esprit de ceux qui ne votaient pas.
+Périlleuse négligence que l'historien, éclairé par les événements
+postérieurs, serait encore plus inexcusable d'imiter. Il lui faut
+donc quitter la scène brillante, mais restreinte, où semblait alors
+se concentrer toute la vie de la nation, s'éloigner du Parlement,
+des salons, de la Bourse, des cercles littéraires, pour descendre
+dans les ateliers, les cabarets, les carrefours, chercher ce qu'on
+y dit, ce qu'on y pense, ce qu'on y désire. Point n'est besoin d'un
+long examen pour reconnaître qu'à l'époque où nous sommes arrivés,
+cette foule populaire, au moins celle des grandes villes, était
+travaillée par un mal mystérieux, redoutable, qui, à l'insu des
+autres classes inattentives et distraites, la pénétrait de plus en
+plus profondément. Sous une forme différente et appropriée au milieu
+où il sévissait, ce mal n'était pas sans analogie avec celui-là
+même que je viens de signaler dans la bourgeoisie: c'était encore
+la même conception toute matérialiste de la vie substituée aux
+croyances idéalistes, la convoitise égoïste remplaçant la tradition
+chrétienne du sacrifice et de la résignation, la négation ou l'oubli
+de l'autre monde rendant plus âpre et plus impatiente la recherche
+de la jouissance ici-bas. Seulement cet état d'esprit, qui dans les
+classes élevées avait déjà beaucoup de conséquences fâcheuses, en
+avait de pires encore dans les parties souffrantes de la nation,
+dans celles qui étaient moins à même de se procurer le bien-être
+dont la soif s'allumait en elles. Ne se trouvaient-elles pas ainsi
+conduites naturellement à vouloir, à préparer la transformation, le
+bouleversement de l'état social? Tel était en effet le rêve fiévreux
+qui possédait alors l'imagination de la classe ouvrière. Pour cette
+nouvelle maladie, on venait d'imaginer un nom nouveau que, vers 1846,
+la bourgeoisie commençait à prononcer avec inquiétude, bien qu'il
+n'eût pas encore le retentissement effrayant que les événements de
+1848 devaient lui donner,--le nom de _socialisme_.
+
+Dans les dernières années de la monarchie de Juillet, le socialisme
+revêtait des formes variées, se partageait en écoles et en sectes
+diverses. C'est seulement en considérant séparément chacune d'elles,
+en esquissant l'une après l'autre les figures de leurs fondateurs,
+en résumant leurs doctrines, que l'on pourra se faire une idée de ce
+mouvement si complexe.
+
+À l'entrée de cette galerie parfois fort étrange, nous rencontrons
+d'abord plusieurs inventeurs de systèmes qui relevaient plus ou moins
+directement du saint-simonisme. On se rappelle, en effet, que le
+saint-simonisme avait prétendu changer non seulement la religion,
+mais la société[80]. C'était lui qui, usant le premier d'une formule
+trop répétée depuis, avait dénoncé le régime actuel du travail comme
+«l'exploitation de l'homme par l'homme». Il imputait les inégalités
+et les souffrances aux vices du mécanisme social, et attribuait au
+gouvernement le pouvoir de les faire disparaître par un remaniement
+de ce mécanisme. Dans ce dessein, il proposait de détruire ou de
+mutiler la famille et la propriété; donnait à l'État le droit de
+disposer des individus, de leurs idées, de leurs biens, de prononcer
+sur leurs aptitudes et leurs vocations, de répartir entre eux les
+instruments et les fruits du travail, ainsi que les revenus du
+capital, pour aboutir, non, il est vrai, à une égalité absolue,
+mais à une hiérarchie où chacun serait classé suivant sa capacité
+et rétribué selon ses oeuvres. Et surtout il se montrait vraiment
+le devancier de toutes les écoles socialistes, en remplaçant le
+renoncement chrétien et l'attente des compensations futures par la
+recherche exclusive, impatiente, du bien-être immédiat. Non content
+d'avoir prêché cette société nouvelle, il avait tenté de l'organiser.
+Sans doute, la banqueroute ne s'était pas fait attendre, «banqueroute
+d'hommes et d'argent», comme écrivait un disciple désabusé. Mais,
+en se dissolvant et en se dispersant, la secte avait en quelque
+sorte répandu partout les germes des idées fausses dont elle était
+infestée; de là, dans les années qui suivirent, une éclosion de faux
+prophètes dont beaucoup sortaient des rangs du saint-simonisme et
+qui, presque tous, s'inspiraient plus ou moins de ses doctrines.
+
+[Note 80: Voir, au tome I, le chapitre sur le SAINT-SIMONISME.]
+
+Tel fut d'abord Pierre Leroux. Tout en lui,--son aspect robuste et
+massif, je ne sais quoi d'un peu grossier dans sa structure, et
+jusqu'à cette épaisse chevelure dont la caricature devait plus tard
+s'amuser,--trahissait une origine populaire. Né en 1797, élevé, en
+qualité de boursier, dans les collèges de l'État, il s'était fait
+admettre à l'École polytechnique. Mais la mort de son père, survenue
+à ce moment, et l'obligation où il fut de subvenir immédiatement
+aux besoins de sa mère et de ses trois frères et soeurs, ne lui
+permirent pas d'y entrer. Réduit à chercher un gagne-pain, il finit,
+après plusieurs mécomptes qui ne le disposèrent pas à l'indulgence
+pour l'organisation sociale, par se placer comme correcteur dans
+une imprimerie. En même temps, il continuait à étudier pour son
+compte, absorbant, avec une avidité un peu gloutonne et sans
+beaucoup les digérer, une immense quantité de connaissances
+historiques, scientifiques, philosophiques. En 1824, l'imprimerie où
+il travaillait s'étant trouvée à vendre, il la fit acheter par un
+de ses amis et s'en servit pour fonder, de concert avec son ancien
+camarade Dubois, le _Globe_, dont on sait la brillante carrière.
+Il écrivit dans ce recueil, tout en faisant le métier de prote.
+Après 1830, resté presque seul au _Globe_, tandis que les autres
+rédacteurs s'élevaient à des positions plus ou moins considérables
+dans l'administration ou dans la politique, il ressentit quelque
+amertume de cette sorte d'abandon et en fut encore plus porté à
+condamner l'état social. Cette disposition d'esprit le jeta dans le
+saint-simonisme, dont il fut l'un des dignitaires; le _Globe_ devint
+l'organe de la secte. Mais, par certains côtés naïfs, honnêtes et
+un peu tristes de sa nature, il ne put s'accommoder de la direction
+voluptueuse donnée par Enfantin à son Église, et s'en sépara l'un
+des premiers. Il se fit alors prophète à son tour et tenta de fonder
+une doctrine nouvelle, celle des «humanitaires». Le _Globe_ étant
+mort entre ses mains, il continua, pendant toute la monarchie de
+Juillet, à exposer sa doctrine dans divers livres[81], dans la
+_Revue encyclopédique_, dans l'_Encyclopédie nouvelle_, à laquelle
+collaborait un autre ancien saint-simonien, Jean Reynaud, dans la
+_Revue indépendante_ et dans la _Revue sociale_.
+
+[Note 81: _De l'égalité_ (1838). _Réfutation de l'éclectisme_ (1839).
+_Malthus et les économistes._ _De l'humanité_ (1840).]
+
+Cette doctrine formait tout un système de philosophie mélangé de
+panthéisme, de mysticisme et de sensualisme. On nous dispensera
+de l'exposer. L'oeuvre serait d'ailleurs malaisée. Si l'esprit de
+Pierre Leroux ne manquait ni de puissance ni de profondeur, sa pensée
+était obscure et la forme plus obscure encore. À force de creuser
+les idées, il s'y enfouissait. Notons cependant sa théorie de la vie
+future, où l'on retrouve la répugnance accoutumée des socialistes à
+placer le paradis hors de la terre: il repousse le matérialisme, qui
+ne voit rien au delà du tombeau; mais, s'il nous fait revivre après
+notre mort, ce n'est pas dans un autre monde, c'est dans l'humanité,
+par une suite indéfinie de métempsycoses; le bonheur existera pour
+nous dans le perfectionnement constant de cette humanité.
+
+Pierre Leroux n'était pas un pur spéculatif; il ne philosophait
+que pour trouver la formule d'une société nouvelle. Des trois
+termes de la devise révolutionnaire, liberté, égalité, fraternité,
+c'est l'égalité qui est, suivant lui, le but auquel doit aboutir
+le mouvement social. «Nous sommes entre deux mondes, écrit-il,
+entre un monde d'inégalité qui finit et un monde d'égalité qui
+commence.» Il estime que, jusqu'à présent, l'égalité n'a existé que
+d'une façon illusoire; le capital du bourgeois y fait obstacle,
+autant qu'autrefois le privilège du seigneur féodal. Et c'est,
+pour le philosophe subitement transformé en tribun, l'occasion de
+déclamations véhémentes contre le capital, contre la rente, contre
+l'exploitation des prolétaires par les propriétaires. Quant au
+remède, il croit le trouver dans une association toute particulière
+qu'il appelle la triade. L'homme, dit-il, est sensation, sentiment,
+connaissance. À cette division de l'être humain répond la division
+de la société humaine, qui se compose des savants ou hommes de la
+connaissance, des artistes ou hommes du sentiment, et des industriels
+ou hommes de la sensation. Supposez qu'un savant, un artiste et
+un industriel s'associent et opèrent de concert, leurs opérations
+s'accompliront dans les meilleures conditions possibles, parce qu'ils
+se compléteront les uns les autres. Telle est la triade dont Pierre
+Leroux fait l'élément primitif de la société, à ce point que, pour
+lui, l'individu isolé ne compte pas. On n'est quelqu'un ou quelque
+chose qu'à la condition d'être trois. Une réunion de triades forme
+un atelier; une réunion d'ateliers, une commune; une réunion de
+communes, un État. À travers les tergiversations et les obscurités de
+notre auteur, il apparaît bien que son État sera le seul possesseur
+du capital et le seul directeur du travail: c'est ainsi qu'après une
+grande dépense de philosophie il aboutit à la conclusion banale des
+plus vulgaires théories socialistes.
+
+Pierre Leroux ne parvint pas à fonder une véritable secte ni à remuer
+les foules; toutefois il ne laissa pas que d'exercer une certaine
+influence sur le mouvement des idées, en groupant autour de lui des
+adhérents parmi lesquels étaient des esprits de valeur; de ce nombre
+fut Mme Sand[82], qui sous cette inspiration écrivit, de 1840 à
+1848, plusieurs romans ouvertement socialistes[83]. Ce théoricien
+abstrait et confus avait, dans l'apostolat intime, quelque chose de
+convaincu, de chaleureux, parfois même de candide et de tendre, qui
+n'était pas sans action sur les intelligences et sur les coeurs;
+ajoutez-y la sympathie provoquée par son courage au travail, par
+son désintéressement et par sa pauvreté stoïque. Il ne devait pas
+cependant réussir dans les assemblées parlementaires, où le jeta
+l'explosion socialiste de 1848; ses discours, aussi inintelligibles
+qu'interminables, lui valurent une sorte de renom ridicule, en
+même temps que le voisinage des Montagnards, au milieu desquels il
+siégeait et avec lesquels il paraissait se confondre, lui faisait
+perdre quelque chose de son caractère pacifique et philosophique. Il
+eut cette dernière disgrâce de mourir en 1871, pendant la Commune,
+et de recevoir de ceux qui s'étaient alors emparés de Paris le
+compromettant hommage d'obsèques solennelles.
+
+[Note 82: Béranger, qui aimait Pierre Leroux, écrivait de lui, le
+20 janvier 1840: «Il faut que vous sachiez que notre métaphysicien
+s'est fait un entourage de femmes à la tête desquelles sont mesdames
+Sand et Marliani, et que c'est dans des salons dorés, à la clarté
+des lustres, qu'il expose ses principes religieux et ses bottes
+crottées. Tout cet entourage lui porte à la tête, et je trouve que sa
+philosophie s'en ressent beaucoup.»]
+
+[Note 83: À cette époque, Proudhon écrivait: «George Sand est tout à
+fait entré dans nos idées.» (_Correspondance de Proudhon_, t. II, p.
+160.)]
+
+
+II
+
+Buchez, comme Pierre Leroux, sortait du saint-simonisme. Né en
+1796, d'une famille pauvre, il s'était élevé, par son travail et
+son énergie, à une carrière libérale. D'opinions fort avancées, il
+fut, dans les premières années de la Restauration, avec Flottard
+et Bazard, l'un des fondateurs de la «Charbonnerie» française, se
+mêla à toutes les conspirations, et fut poursuivi pour participation
+au complot de Belfort. Sa nature droite se dégoûta bientôt de
+ces sanglantes violences, et, en 1826, il devint l'un des chefs
+de l'école saint-simonienne. N'y ayant pas trouvé satisfaction
+pour ses idées morales, il s'en éloigna peu avant 1830. Au cours
+des recherches philosophiques auxquelles il se livrait avec une
+honnête sincérité, une évolution graduelle s'était accomplie dans
+son âme: matérialiste quand il conspirait, théiste pendant sa
+phase saint-simonienne, il avait fini par se prendre d'admiration
+pour l'Évangile et le Christ, sans cesser cependant d'être
+révolutionnaire, et s'était formé tout un système sous cette
+double et contradictoire inspiration. Après les événements de
+Juillet, à l'heure de la grande propagande d'Enfantin et de ses
+disciples, il voulut opposer chaire à chaire, et ouvrit chez lui,
+rue de Chabannais, des conférences publiques qui lui attirèrent des
+disciples fervents. Cette prédication orale ne lui suffit pas: en
+1831, il fonda un recueil périodique, _l'Européen_, dont l'existence
+fut assez précaire et intermittente, les abonnés peu nombreux,
+mais dont les articles furent remarqués[84]. Il entreprit en même
+temps, avec un de ses disciples, M. Roux-Lavergne, une _Histoire
+parlementaire de la Révolution_, dont les quarante volumes furent
+terminés en 1839: compilation énorme où l'on trouve les débats des
+Chambres, les délibérations du club des Jacobins et de nombreuses
+reproductions de la presse révolutionnaire; en tête de presque tous
+les volumes sont des préfaces dans lesquelles le chef d'école expose
+ses doctrines religieuses, sociales et politiques. Enfin, en 1839, il
+publia trois gros volumes sous ce titre: _Essai d'un traité complet
+de philosophie, au point de vue du catholicisme et du progrès_.
+Buchez n'a rien de l'écrivain: sa pensée, déjà par elle-même assez
+obscure et confuse, est encore épaissie, embrouillée et alourdie par
+la forme dont il la revêt. L'étrange mélange qu'il fait d'aspirations
+mystiques et de réminiscences jacobines n'est pas de nature à rendre
+l'impression plus nette. Toutefois, si indigestes que soient ses
+écrits, ils contiennent des idées qui ont agi sur une partie de ses
+contemporains.
+
+[Note 84: _L'Européen_, interrompu à la fin de 1832, fut repris
+en 1835 et continué, sans grande régularité, jusqu'en 1838. Il
+se distribuait à 500 exemplaires, mais ne comptait guère que 100
+abonnés.]
+
+Venu de la révolution et attiré par le catholicisme, Buchez s'efforce
+de les unir. L'une et l'autre lui paraissent se résumer dans les
+mêmes principes: fraternité et égalité. Si l'égalité est le but
+auquel doit aboutir la société, tout doit venir de la fraternité.
+Cette fraternité n'est pas un instinct plus ou moins vague, c'est
+un devoir précis, fondé sur la révélation divine. Les rapports des
+hommes entre eux et l'organisation du pouvoir reposent sur cette
+double parole du Christ: _Aimez votre prochain comme vous-même_,
+et: _Que le premier parmi vous soit votre serviteur_. Ce n'est pas
+seulement dans la région des idées spéculatives, c'est aussi dans
+celle des faits historiques que Buchez prétend unir la révolution
+et le catholicisme. Depuis Clovis jusqu'à 1789, en passant par les
+croisades et la Ligue, il croit retrouver partout un effort de
+la France pour remplir sa mission divine, qui est de propager la
+fraternité dans le monde entier. La révolution surtout lui paraît
+avoir ce caractère; tout en reprochant aux révolutionnaires d'avoir,
+par moments, sacrifié la fraternité populaire à l'individualisme
+bourgeois et d'avoir méconnu la vérité religieuse, il pousse plus
+loin que personne l'apologie des crimes de 1792 et de 1793. Il est
+vrai que la justification appliquée par lui à la Terreur s'étend
+à l'Inquisition, que la Saint-Barthélemy est louée par les mêmes
+raisons que les massacres de Septembre, et que la faction des Seize,
+sous la Ligue, est exaltée au même titre que le Comité de salut
+public. Dans ces divers événements, l'auteur voit l'application
+d'un principe qu'il affirme être commun au catholicisme et à la
+révolution, la «souveraineté du peuple». C'est même par là que le
+catholicisme se distingue, à ses yeux, du protestantisme, fondé sur
+l'individualisme, sur la «souveraineté du moi». «Cette souveraineté
+du peuple, dit-il, ne signifie autre chose que la souveraineté du but
+d'activité commune qui fait une nation.» L'individu peut se tromper
+sur son but d'activité; l'universalité du peuple ne se trompera
+pas. Toutefois Buchez réserve au pouvoir le «principe initiateur»,
+de sorte que la souveraineté du peuple, déjà confondue avec la
+souveraineté du but, finit par aboutir à la souveraineté de ceux qui
+ont conscience de ce but: tels ont été, par exemple, les jacobins
+pendant la Révolution. Quant à ceux qui se mettent en contradiction
+avec ce but, ou qui se montrent seulement incrédules, ils peuvent
+être traités en ennemis. «L'intérêt du but social justifie tout.»
+Pour le moment, cependant, Buchez ne songe pas à user de la force:
+c'est par la persuasion qu'il veut établir le règne de la fraternité.
+Son moyen pratique est l'association, mais l'association libre
+et volontaire. Il commence par s'adresser aux ouvriers et les
+engage à mettre en commun leurs outils, leur argent, leur travail,
+et à se constituer un capital inaliénable auquel ils ajouteront,
+chaque année, le sixième de leurs bénéfices; tous les salaires des
+associés seront égaux, calculés uniquement sur la durée du travail;
+le gérant, nommé par les ouvriers, ne doit être, suivant la parole
+du Christ, que le serviteur de tous; la fortune sociale fera face
+aux éventualités du chômage et de la maladie. Donc plus de misère,
+plus d'inégalité, plus de conflits entre le travail et le capital.
+Buchez se flatte que, par la contagion de l'exemple, ces associations
+s'étendront à l'industrie entière, puis à l'agriculture. Quand tous
+les individus accompliront ainsi le devoir de la fraternité, l'État
+s'organisera sur ce modèle; César, lui aussi, deviendra le serviteur
+de tous, et la France pourra enfin remplir sa mission dans le monde.
+
+Tout cela formait un ensemble étrange et singulièrement mêlé. Est-il
+besoin d'en marquer les points faibles ou vicieux? Qui ne voit,
+par exemple, quelle large part de chimère il y avait dans ce rêve
+d'associations fraternelles et égalitaires, embrassant tous les
+travaux industriels et agricoles? Est-il rien de plus outrageant
+pour la conscience que cette apologie des crimes révolutionnaires?
+rien de plus contraire à la liberté que cette «souveraineté du but
+social»? Sur ces deux derniers points, Louis Blanc et les autres
+historiens ou théoriciens du néo-jacobinisme ne feront guère que
+copier l'auteur de l'_Histoire parlementaire_. Enfin, rien de plus
+faux que cette prétendue communauté de principes entre la révolution
+et l'Évangile. Pour l'établir, Buchez était obligé de se faire une
+religion à lui[85]; il ne se contentait pas sans doute d'une sorte
+de philosophie chrétienne, et professait un catholicisme positif
+fondé sur le dogme révélé; mais ce catholicisme était singulièrement
+déformé et incomplet; il y était beaucoup question de l'amour des
+hommes, peu de l'amour de Dieu, nullement de l'autorité de l'Église
+ou de la participation aux sacrements; celui que l'on proposait à
+l'adoration était moins l'Homme-Dieu qu'une sorte de Christ social,
+personnel à la vérité, vivant, mais mal défini.
+
+[Note 85: Buchez avait inspiré à un jeune artiste de ses élèves un
+dessin du _Christ prêchant la fraternité au monde_, dans lequel il
+prétendait résumer sa doctrine. Le Christ est porté sur un globe où
+est écrit le mot FRANCE; il foule aux pieds le serpent de l'égoïsme
+et tient à la main une banderole où on lit FRATERNITÉ. Deux anges,
+coiffés du bonnet phrygien, l'accompagnent, et sur leurs auréoles
+brillent les noms de LIBERTÉ, ÉGALITÉ. La Liberté tire un glaive;
+l'Égalité porte un livre ouvert, avec ce texte: _Aimez votre prochain
+comme vous-même et Dieu par-dessus tout. Que le premier parmi vous
+soit votre serviteur._ Détail significatif: sur la gravure, oeuvre
+d'un autre buchézien, on a effacé ces mots: _et Dieu par-dessus
+tout_. (_Vie du Révérend Père Besson_, par E. CARTIER, t. I, ch. II.)]
+
+Néanmoins, cette doctrine toute spiritualiste, imprégnée de moralité
+et de charité chrétiennes, proclamant les devoirs du peuple avant
+de revendiquer ses droits, lui parlant de dévouement au lieu
+de jouissance, était bien supérieure à celle des autres écoles
+socialistes. Plusieurs de ses adeptes étaient des âmes généreuses
+et pures; tel catholique, qui se trouvait les approcher, revenait
+surpris, touché, édifié même de leurs sentiments[86]. Ils se
+recrutèrent, au début, dans la jeunesse bourgeoise, notamment parmi
+les artistes et les médecins. Mais cela ne suffisait pas à Buchez,
+qui désirait surtout gagner des ouvriers. Il y réussit et provoqua la
+fondation d'un certain nombre de petites associations coopératives.
+Enfin, en septembre 1840, sous la même inspiration, parut le premier
+numéro de l'_Atelier, organe des intérêts moraux et matériels des
+ouvriers_; ce recueil devait durer jusqu'en 1850.
+
+[Note 86: M. Ozanam raconte, dans une lettre écrite de Lyon, le 26
+août 1839, au Père Lacordaire, qu'un catholique influent de cette
+ville, jusqu'alors légitimiste, avait été mis en rapport, durant un
+voyage à Paris, avec les amis de Buchez. «Il admira la pureté de leur
+religion, ajoute Ozanam, conçut un véritable enthousiasme pour leurs
+personnes, et, de retour ici, il propagea ses nouveaux sentiments, et
+voici qu'une douzaine de nos plus dévoués absolutistes sont abonnés
+au _National_.» (_Lettres d'Ozanam_, t. I, p. 303.)]
+
+L'_Atelier_ se distinguait des autres publications démocratiques
+en ce qu'il était fondé, soutenu et rédigé exclusivement par de
+véritables ouvriers «vivant de leur travail personnel[87]»; ce
+fut le premier journal où ces ouvriers traitèrent eux-mêmes les
+questions qui les intéressaient. À ce point de vue, il mérite de
+fixer un moment l'attention de l'histoire. L'_Atelier_ se disait
+socialiste, mais en protestant que son socialisme n'était hostile
+ni à la religion, ni à la nationalité, ni à la famille, ni même à
+la propriété, bien que sur ce dernier point il fût moins absolu;
+il n'hésitait pas à combattre les fouriéristes, les communistes,
+les icariens, les socialistes autoritaires, et substituait à leurs
+orgueilleuses et périlleuses chimères la propagande plus modeste des
+associations coopératives selon la formule de Buchez. Politiquement,
+il faisait campagne avec l'extrême gauche, demandait le suffrage
+universel, attaquait la bourgeoisie et tous ceux qu'il appelait
+les privilégiés, faisait l'apologie de la Terreur, à commencer par
+le meurtre de Louis XVI; toutefois, il avouait honnêtement les
+faiblesses et les vices du parti radical, détournait les ouvriers
+de tout désordre, de toute conspiration, de toute affiliation aux
+sociétés secrètes. L'un des caractères les plus remarquables de ce
+journal était le souci que les ouvriers rédacteurs avaient de la
+moralisation de leurs frères, la gravité émue avec laquelle ils leur
+prêchaient le devoir, la fraternité, le sacrifice; ils dénonçaient,
+avec une pudeur indignée, tout ce qui, dans les journaux, dans les
+livres, au théâtre, pouvait corrompre le peuple. Cette morale dont
+ils étaient si préoccupés, ils ne lui reconnaissaient, comme leur
+maître, d'autre fondement que le christianisme, et, sans respect
+humain, malgré les étonnements, les sourires ou les réclamations
+d'une partie de leurs lecteurs, ils proclamaient «la nécessité de
+ranimer dans le peuple l'antique foi de ses pères». «Si les laïques,
+et particulièrement les démocrates, disaient-ils encore, voulaient
+se donner la peine d'examiner sans prévention, d'étudier, de suivre
+le mouvement des idées, ils comprendraient bientôt la grandeur
+du dogme chrétien; ils verraient la puissance qu'il peut donner
+même à des intelligences aussi peu cultivées que les nôtres; ils
+verraient que là est la vérité invincible, et ils s'y attacheraient,
+parce qu'ils comprendraient qu'il n'y a d'unité possible que par
+un lien spirituel, que par la reconnaissance d'un principe commun,
+obligatoire pour tous.» Le dogme ne leur suffisait pas; ils
+professaient qu'on ne pouvait se passer d'une Église, d'un «pouvoir
+spirituel indépendant», d'un «corps spécialement chargé de conserver
+le principe moral et de l'enseigner d'une manière uniforme». Ce
+n'était pas sans doute que les idées régnantes dans l'Église
+catholique leur convinssent toutes. Ils reprochaient au clergé de ne
+s'être pas fait révolutionnaire. «Jusqu'à présent, déclaraient-ils,
+nous ne sommes ralliés qu'au principe de l'institution catholique;
+mais aux personnes, nous ne nous y rallierons que lorsqu'elles nous
+sembleront dignes de la haute mission d'enseigner le christianisme.»
+En attendant, ils recommandaient aux démocrates d'éclairer le clergé,
+de le rassurer, de l'attirer, au lieu de le traiter en ennemi ou
+en suspect. La Révolution, disaient-ils, n'a qu'à «se proclamer
+chrétienne, à ne vouloir que ce que le christianisme commande»; alors
+le clergé sera bien obligé de s'unir à elle.
+
+[Note 87: Le premier numéro de l'_Atelier_ contenait la note
+suivante: «L'_Atelier_ est fondé par des ouvriers, en nombre
+illimité, qui en font les frais. Pour être reçu fondateur, il faut
+vivre de son travail personnel, être présenté par deux des premiers
+fondateurs, qui se portent garants de la moralité de l'ouvrier
+convié à notre oeuvre. Les hommes de lettres ne sont admis que comme
+correspondants. Les fondateurs choisissent, chaque trimestre, ceux
+qui doivent faire partie du comité de rédaction.»]
+
+Telles étaient les idées développées avec autant de sincérité que
+de persévérance par les rédacteurs de l'_Atelier_. Les ouvriers de
+ce petit groupe se distinguaient de la plupart de leurs camarades
+par leur tenue morale, intellectuelle et même extérieure. Un jour,
+celui d'entre eux qui représentait le journal eut à comparaître en
+justice: les témoignages contemporains portent trace de l'étonnement
+qu'on éprouva à entendre un ouvrier parler à ses juges avec tant de
+modération, de décence, de bon goût, de respect pour tout ce qui
+devait être respecté. L'_Atelier_ ne fut pas sans action religieuse
+sur les ouvriers de Paris: il ne les ramena pas à la foi complète,
+qu'il ne possédait pas pour son compte; mais il inspira à une partie
+d'entre eux une certaine sympathie pour le catholicisme, les habitua
+à le regarder comme un allié possible, et non plus comme un ennemi
+fatal. On put se rendre compte du changement produit, le jour où
+le peuple redevint une fois de plus le maître de Paris. Si ce même
+peuple, qui avait brisé la croix en 1830, lui a porté les armes en
+1848; si les prêtres, outragés et menacés dans les rues après les
+journées de Juillet, y ont trouvé, après celles de Février, une
+pleine sécurité et même souvent des hommages, on le dut en partie à
+l'influence de Buchez et de ses disciples.
+
+Toutefois, en dépit de ses côtés honorables et bienfaisants, l'école
+buchézienne n'était pas viable. Elle avait pu jeter une flamme,
+donner un élan, mais pour peu de temps. Elle portait en elle-même
+des germes de contradiction et de décomposition qui ne devaient pas
+tarder à se développer. La plupart des associations ouvrières fondées
+sous son inspiration, après avoir prospéré pendant les premiers mois
+ou les premières années de ferveur, succombèrent à des difficultés
+nées dans leur propre sein: la variété des besoins et des capacités
+y rendait intolérable l'égalité des salaires; on ne trouvait plus de
+directeurs qui consentissent à être, par désintéressement fraternel,
+les «serviteurs de tous»; enfin, l'impatience et l'imprévoyance des
+associés refusaient de laisser le sixième des bénéfices dans la
+caisse sociale. À cette faillite économique s'ajouta une faillite
+doctrinale. Les adhérents reconnurent à l'épreuve, ceux-ci plus tôt,
+ceux-là plus tard, l'impossibilité d'unir les principes opposés
+de la révolution et du catholicisme. Force était de choisir. Ils
+se divisèrent. Les uns, avec M. Corbon, s'enfoncèrent dans la
+révolution, en répudiant comme une illusion toutes les aspirations
+chrétiennes. Les autres, au contraire, se sentirent poussés a devenir
+pleinement catholiques, quelques-uns à se faire prêtres ou même
+moines: tel fut M. Roux-Lavergne, l'un des principaux collaborateurs
+du maître, qui devint chanoine de Rennes; tels furent surtout
+quatre jeunes hommes admirables, d'une âme singulièrement pure et
+généreuse, Réquédat, Piel, Besson, Olivaint; les trois premiers
+répondirent à l'appel de Lacordaire et moururent, à la fleur de
+l'âge, sous l'habit de Saint-Dominique[88]; le quatrième, attiré
+vers la Compagnie de Jésus, devait, après une sainte vie, succomber
+martyr de sa foi pendant la Commune[89]. Ce n'est certes pas un
+médiocre honneur pour une école que d'avoir séduit un moment de
+pareils hommes. Quant à l'honnête, mais inconséquent Buchez, ceux
+de ses disciples qui étaient devenus catholiques furent longtemps
+réduits à dire tristement de lui: «Il est pour nous le portier de
+l'Église, lui seul n'entre pas.» Il devait cependant être récompensé
+de sa droiture; sur son lit de mort, il vit un prêtre et finit en
+chrétien[90].
+
+[Note 88: _Vie du Révérend Père Besson_, par M. CARTIER, et _Vie du
+Père Lacordaire_, par M. FOISSET.]
+
+[Note 89: _Pierre Olivaint_, par le Père Charles CLAIR.]
+
+[Note 90: Buchez mourut à Rodez, en 1865, dans une chambre d'hôtel.
+Ce fut un de ses anciens collègues de l'Assemblée constituante qui,
+l'ayant su malade, vint le voir et l'amena à recevoir un prêtre.]
+
+
+III
+
+Les écoles fort différentes de Pierre Leroux et de Buchez ne sont
+pas les seules qui soient nées du démembrement du saint-simonisme.
+On peut rattacher à la même origine, au moins dans une certaine
+mesure, une secte beaucoup plus importante, la secte fouriériste.
+Non sans doute que Fourier, qui avait exposé complètement son
+système dès 1808, ait emprunté ses doctrines à Saint-Simon, dont les
+premiers plans de réorganisation, encore bien incertains et vaporeux,
+datent de 1817; mais, comme on le verra tout à l'heure, ce que le
+fouriérisme devait recevoir du saint-simonisme, c'était l'élan de
+propagande et le personnel même de ses apôtres.
+
+Né en 1772, à Besançon, d'une famille de commerçants modestes,
+Fourier paraît avoir eu la première impression du mal social à cinq
+ans, un jour où il fut puni pour avoir dit la vérité à un client que
+son père cherchait à abuser. Empêché, faute de naissance, d'entrer,
+comme il l'eût désiré, à l'école des officiers du génie, il fut
+réduit à embrasser la carrière commerciale, qui lui déplaisait. Il
+venait de s'établir épicier à Lyon, en 1793, quand, dans la révolte
+de la ville contre la Convention, son magasin fut pillé et lui-même
+obligé de faire le coup de feu contre les troupes républicaines.
+Arrêté après la prise de la ville, il n'échappa qu'avec peine à la
+mort et fut incorporé, comme simple soldat, dans un régiment de
+cavalerie. Il fit ainsi quelques campagnes, puis, rendu à son premier
+métier, il se trouva, en 1799, commis d'un négociant marseillais qui
+l'employa à des spéculations peu délicates. Toutes ces souffrances
+morales ou matérielles, venues soit des habitudes frauduleuses du
+commerce, soit de l'inégalité des classes, soit du désordre public,
+l'amenèrent à cette conclusion que la civilisation avait fait fausse
+route: ce n'était pas la nature humaine, c'était la société qu'il
+déclarait mauvaise. Peut-être, en d'autres temps, se fût-il contenté
+de gémir sur ce mal, sans se croire en état d'y remédier. Mais il
+avait été témoin de tant de changements pendant la Révolution; tout
+était tellement déraciné, bouleversé; il avait vu pousser à ce point
+la prétention de tout refaire à nouveau, qu'aucune transformation
+ne l'intimidait ni ne lui semblait impossible. Non cependant qu'il
+entendît avoir rien de commun avec les révolutionnaires: il les
+détestait et les dédaignait, il leur en voulait aussi bien pour
+les épreuves qu'il avait personnellement subies sous leur règne
+qu'à cause de leur esprit de négation et d'anarchie; jamais il ne
+s'indignait plus vivement que quand on paraissait le confondre
+avec les agitateurs du parti républicain. Ce fut en 1803, par un
+article publié dans un recueil lyonnais, qu'il fit, pour la première
+fois, entrevoir quelques-unes de ses idées. En 1808, il les exposa
+d'ensemble, dans son livre sur la _Théorie des quatre mouvements_,
+et les compléta, en 1822 et 1829, par deux autres ouvrages sur
+l'_Association domestique et agricole_ et sur le _Nouveau monde
+industriel_. Tout en édictant les lois et en traçant le plan de la
+société future, il vivait médiocrement des emplois subalternes qu'il
+tenait dans diverses maisons de commerce, à Lyon d'abord, à Paris
+ensuite.
+
+Dans l'oeuvre de Fourier, rien du vague de Saint-Simon. Jamais la
+chimère n'a été traitée avec une précision si mathématique. Comme
+le feront après lui presque tous les socialistes, il croit trouver
+dans l'association le remède aux maux résultant de la concurrence,
+du salariat et de la misère. Son association doit unir non seulement
+les capitaux, mais les ménages, les familles, et, pour cette raison,
+il l'appelle «association domestique». Jusqu'à présent, le monde
+était sous le régime de l'«ordre morcelé», chaque famille ayant
+son ménage, chaque commerçant sa boutique, chaque industriel son
+atelier, chaque cultivateur son champ. À l'«ordre morcelé», Fourier
+propose de substituer l'«ordre combiné». Soient trois cents familles
+ayant actuellement trois cents ménages différents; il s'agit de les
+réunir en un seul ménage, en un seul atelier; au lieu de trois cents
+champs, on aura un seul domaine exploité en commun. Le réformateur
+fait alors un tableau merveilleux des économies qui seraient ainsi
+réalisées. «On est ébahi, écrit-il, quand on évalue le bénéfice
+colossal qui résulterait de ces grandes associations.» Fourier,
+à la différence des communistes, respecte le capital et ne rêve
+pas l'égalité absolue; il divise le revenu en trois parts: quatre
+douzièmes au capital, trois douzièmes au talent, cinq douzièmes au
+travail. Chacune de ces associations, composée de dix-huit cents
+membres, vivant sur un seul domaine d'une lieue carrée, logée dans un
+édifice commun magnifiquement installé, constitue un «phalanstère».
+Le phalanstère se subdivise en «phalanges», puis en «séries», enfin
+en «groupes», chaque «groupe» se composant de sept ou neuf individus.
+Tous les rapprochements se font librement; tous les dignitaires sont
+élus; nulle coercition, nul régime autoritaire.
+
+Mais comment faire que, dans une association si nombreuse, la vie
+commune soit agréable ou même seulement tolérable? Comment maintenir
+le bon ordre et l'harmonie dans cette caserne sans officiers et sans
+discipline, dans ce couvent sans supérieurs et sans règle? Comment
+obtenir que chaque associé accomplisse spontanément la part de
+travail nécessaire au profit commun? Pour y parvenir, Fourier, ne se
+contentant plus de refaire la société, entreprend de refaire l'ordre
+moral, de créer, pour ainsi dire, un homme nouveau. Telle est, en
+effet, la portée de cette thèse de l'«attraction passionnelle» par
+laquelle il prétend résoudre ou plutôt supprimer le redoutable
+problème de l'existence du mal sur la terre. L'homme doit avoir,
+dit-il, un moyen d'être heureux sur cette terre; autrement, Dieu
+ne serait ni bon ni sage. Le tout est de découvrir ce moyen: c'est
+ce que les «civilisés» n'ont pas encore su faire. Se fondant sur
+cette unité du plan divin qu'il appelle l'«économie de ressorts»,
+le fondateur du phalanstère estime que la loi de l'attraction,
+découverte par Newton dans le monde physique, doit régir aussi
+le monde moral. Mais quelle attraction? Fourier, imbu des idées
+sensualistes du siècle dernier, ne voit dans l'homme que l'être
+sensible, entraîné à agir par les passions. L'attraction doit donc
+être passionnelle. Jusqu'alors on nous enseignait à contenir nos
+passions, et l'on nous avertissait que la raison nous était donnée
+pour cet usage. Erreur, dit notre étrange moraliste; c'est se faire
+une idée absurde de Dieu que de supposer qu'il a créé un homme
+composé de deux ressorts contradictoires. D'ailleurs, en fait, la
+raison est toujours la plus faible, même chez ceux qui ont charge
+de prêcher la vertu. Les passions seules viennent de Dieu. Le
+devoir et la morale, le mérite et le démérite sont une invention de
+l'homme dont il faut se débarrasser au plus vite. Chaque individu
+n'a qu'à suivre ses passions; il trouvera ainsi son plaisir, en
+même temps qu'il concourra au plan divin. Ne craignez pas qu'il en
+résulte quelque désordre; car il est posé en axiome fondamental que
+«les attractions sont proportionnelles aux destinées». Si l'on a
+pu avoir jusqu'ici mauvaise opinion des passions sans frein, c'est
+qu'elles ne se mouvaient pas dans le milieu qui leur convenait.
+Elles trouveront ce milieu avec le phalanstère. Dangereuses dans une
+réunion restreinte, elles peuvent se développer sans heurt dans une
+association nombreuse; leur variété et leur mobilité permettent alors
+à chacune de se satisfaire, en même temps que la gradation infinie
+des nuances intermédiaires facilite tous les rapprochements, toutes
+les libres formations des «groupes» et des «séries». À ce propos,
+Fourier se livre à une analyse de ces passions, tantôt subtilement
+ingénieuse, tantôt absurdement arbitraire, les classant, les
+étiquetant, les numérotant et décrivant leur mécanisme[91].
+
+[Note 91: Fourier attache une importance capitale aux passions
+qu'il appelle _mécanisantes_: la _cabaliste_, ou esprit de rivalité
+et d'intrigue; la _papillonne_, ou besoin de changement, et la
+_composite_, ou désir d'unir les passions des sens à celles de l'âme.
+Ces trois passions ont mission de régler le mécanisme des neuf autres
+passions _sensuelles_ ou _affectueuses_ et d'établir entre elles ce
+rythme et cet équilibre qu'on nomme la sagesse. Pour les esprits qui
+s'intéressent aux choses philosophiques, cette partie du système de
+Fourier est assez curieuse; mais nous ne pourrions y pénétrer plus
+avant sans sortir du cadre de cette histoire politique.]
+
+Par l'effet d'une autre loi que le novateur se vante d'avoir
+également découverte, chacun, en cherchant à satisfaire sa passion,
+se trouvera accomplir l'oeuvre utile au bien commun. Le travail
+ne sera plus imposé ni pénible; il se confondra avec la libre
+recherche du plaisir, et sera si attrayant qu'on verra s'y livrer
+ceux qui s'y dérobent aujourd'hui, les oisifs, les enfants, et
+même les «scissionnaires», nom courtoisement donné aux voleurs,
+aux vagabonds, aux mendiants de profession. Chaque passion devient
+dès lors une source d'activité bienfaisante. Fourier prend, par
+exemple, la gourmandise, qu'il regarde comme particulièrement féconde
+et qu'il déclare être la mère de toute industrie: il prétend que,
+pour satisfaire sa passion, le gourmand trouvera plaisir à faire la
+cuisine, plus encore à cultiver le sol. Psychologie discutable, soit
+dit en passant: on peut aimer à manger des fruits ou des légumes
+délicats, sans être porté à se donner la peine de les apprêter et
+surtout de les faire pousser. Y aura-t-il des goûts pour toutes
+les occupations et dans la proportion convenable? Fourier répond
+imperturbablement par son théorème des «attractions proportionnelles
+aux destinées». L'homme doit trouver, dans sa nature même, quelque
+chose qui l'attire vers tout ce qu'il est appelé à faire; autrement,
+la logique divine serait en défaut. Cette loi s'appliquera même pour
+les travaux immondes: se fondant sur le goût de malpropreté qu'il
+a remarqué chez beaucoup d'enfants, l'organisateur du phalanstère
+se flatte de leur faire accomplir par plaisir les besognes les
+plus répugnantes, et il les fait opérer, vêtus de gaze aux tendres
+couleurs et couronnés de roses; c'est la théorie des «petites
+hordes», qui obtint, à son apparition, un certain succès de rire.
+
+Les «petites hordes» sont surtout absurdes. Voici qui devient
+odieux. En lâchant la bride à toutes les passions, Fourier ne fait
+pas d'exception pour l'amour, ou plutôt pour la volupté charnelle.
+Il n'interdit pas, sans doute, le mariage permanent à ceux qui ont
+le goût du «familisme», mais il ne l'approuve ni ne l'encourage. La
+famille lui paraît être le plus imparfait des groupes, par cette
+raison, entre autres, qu'on ne peut changer de père et d'enfants,
+tandis qu'on peut changer d'amants, d'amis ou d'associés. Il préfère
+donc de beaucoup la liberté amoureuse, la promiscuité des sexes,
+qui sera le régime ordinaire du phalanstère. Il aime à s'étendre
+sur ce sujet. Tout est prévu, classé, dénommé avec un sang-froid
+d'impudeur, une sorte d'inconscience lubrique dont j'aurais quelque
+embarras à apporter ici des spécimens. Ne vous inquiétez pas de ce
+que deviendront les petits enfants: Fourier n'a jamais vu en eux
+que des objets malpropres et incommodes, et il les laisse sous la
+surveillance des bonnes, dans les «séristères». D'ailleurs, il compte
+sur la stérilité, qui est la conséquence ordinaire de la débauche,
+et voit même là un frein bienfaisant au développement excessif de la
+population. Quant au bonheur des individus, le cynique réformateur
+déclare, d'un ton pénétré, que les plaisirs d'une Laïs, d'une Ninon
+ou d'un duc de Richelieu ne peuvent en donner l'idée, et il évoque
+les souvenirs du Parc-aux-Cerfs, auquel il s'étonne qu'on ait trouvé
+à redire.
+
+Fourier estime qu'il suffira d'une «épreuve locale» de son système
+pour que l'attrait entraîne le reste des hommes et pour qu'au bout
+de deux ou trois ans toutes les populations du globe se soient
+organisées d'elles-mêmes en six cent mille phalanstères. Alors
+plus de patrie; le novateur goûte aussi peu le patriotisme que
+le familisme. Les phalanstères se rapprocheront librement pour
+constituer des centres provinciaux, des royaumes, des empires, puis
+une métropole universelle qui sera construite sur le Bosphore. Les
+titres de souveraineté s'échelonneront, depuis l'_unarque_, qui
+commande à une phalange, jusqu'à l'_omniarque_, qui est l'empereur du
+globe, en passant par le _duarque_, qui commande à quatre phalanges,
+le _triarque_ à douze, le _tétrarque_ à quarante-huit. Commander est
+du reste un mot impropre; tous les dignitaires sont élus, et chaque
+membre du phalanstère n'est tenu d'obéir qu'à ses propres passions.
+Quand cette organisation fonctionnera partout, le monde sera arrivé
+à l'état d'_harmonie_. Les cinq mille ans qui se sont écoulés depuis
+le commencement de la terre et pendant lesquels l'humanité a passé
+successivement par les phases édénique, sauvage, patriarcale, barbare
+et civilisée, ont été une période de malheurs et d'épreuves; vient
+ensuite une période de prospérité qui durera soixante-dix mille ans,
+et à laquelle succédera une dernière période de calamités, longue de
+cinq mille ans.
+
+Fourier ne ressent pas plus d'embarras à disposer du monde physique
+que du monde moral et social. Il nous annonce gravement qu'au
+jour où l'harmonie régnera par la vertu du phalanstère et de
+l'attraction passionnelle, la nature se mettra à l'unisson des
+progrès de l'humanité. La terre, qui n'a produit jusqu'à présent que
+deux créations, sur dix-huit qu'elle doit successivement opérer,
+redeviendra féconde: cette planète est en effet un être qui a deux
+âmes, deux sexes, et qui procrée par la conjonction de son fluide
+boréal et austral. Alors la mer se dessalera et deviendra une
+boisson agréable, pareille à la limonade. Les orangers fleuriront
+en Laponie, et les tropiques jouiront d'un climat tempéré. Des
+«antibaleines» traîneront nos vaisseaux, et des «antilions» nous
+transporteront avec une telle rapidité que, partis de Calais le
+matin, nous déjeunerons à Paris, dînerons à Lyon et souperons à
+Marseille. Mercure, ayant appris l'alphabet et les conjugaisons,
+établira une espèce de télégraphe pour nous transmettre, en vingt
+ou trente heures, des nouvelles de nos antipodes. Six lunes jeunes
+et brillantes remplaceront la lune, morte de fièvre putride, qui
+nous jette aujourd'hui quelques rayons décolorés. L'homme aura sept
+pieds, vivra cent quarante-quatre ans, dont cent vingt ans d'exercice
+actif en amour. Le genre humain sera porté au grand complet de trois
+milliards, et il y aura habituellement sur le globe trente-sept
+millions de poètes égaux à Homère, trente-sept millions de géomètres
+égaux à Newton, et ainsi de tous les talents.
+
+Contraste étrange! À le regarder par certains côtés, Fourier paraît
+un esprit d'une réelle puissance, bien supérieur, en tout cas,
+aux autres faiseurs de systèmes sociaux[92]; cependant, à chaque
+page de ses oeuvres, on est choqué par quelque absurdité, par
+quelque extravagance qui semble d'un fou. Il était personnellement
+d'une probité délicate, désintéressé, simple, naïf, menait une
+vie tranquille, sans désordre ou tout au moins sans scandale[93];
+cependant nulle doctrine n'est plus immorale que la sienne; jamais
+glorification et organisation plus éhontée de la débauche ne sont
+sorties d'un cerveau humain. Qu'est-ce que ces nombreuses marques de
+folie et cette large tache d'impureté, sinon le châtiment ordinaire
+de l'orgueil humain quand il prétend refaire l'oeuvre de Dieu?
+
+[Note 92: Certains de ses contemporains, même en dehors de ses
+disciples, exagéraient même singulièrement cette puissance; Béranger
+écrivait, le 25 mars 1837: «Fourier est bien certainement un génie
+prodigieux, quoique incomplet.»]
+
+[Note 93: Fourier n'avait rien cependant d'un ascète. D'après
+certains renseignements, il aurait même eu un certain goût du vin et
+des habitudes peu chastes; peut-être est-ce pour cela qu'il faisait,
+dans le phalanstère, la part si large à la gourmandise et à la
+liberté amoureuse. (Cf. un article publié par M. Auguste DUCOIN, dans
+le _Correspondant_ du 25 janvier 1851, sous ce titre: _Particularités
+inconnues sur quelques personnages des dix-huitième et dix-neuvième
+siècles_.)]
+
+Lorsqu'ils parurent,--en 1808, 1822 et 1829,--les livres de Fourier
+n'eurent aucun retentissement. Les journaux ne firent même pas au
+novateur l'honneur de le réfuter. Ce fut à peine si, plusieurs années
+après sa première publication, il put compter deux disciples, d'abord
+M. Muiron, chef de division à la préfecture de Besançon, ensuite
+M. Victor Considérant, élève distingué de l'École polytechnique.
+Triste de cet insuccès, il était réduit à vivre humblement et même
+pauvrement[94]. Il n'eût pu publier ses livres en 1822 et en 1829,
+si M. Muiron et quelques autres amis n'en avaient fait les frais.
+Mais sa foi n'était pas ébranlée. Il suivait son idée, insensible et
+comme étranger à tout le reste. Convaincu qu'un seul essai suffirait
+à convertir le monde, il annonça qu'il attendrait, tous les jours, à
+midi, l'homme riche qui voudrait lui confier un million afin de faire
+les frais du premier phalanstère. Pendant dix ans, il ne manqua pas
+un seul jour de rentrer chez lui, à l'heure indiquée, pour recevoir
+ce visiteur attendu qui ne vint jamais.
+
+[Note 94: «Que de fois, écrivait plus tard Heine, j'ai vu Fourier,
+dans sa redingote grise et râpée, marcher rapidement le long des
+piliers du Palais-Royal, les deux poches de son habit pesamment
+chargées, de façon que de l'une s'avançait le goulot d'une bouteille
+et de l'autre un long pain! Un de mes amis, qui me le montra la
+première fois, me fit remarquer l'indigence de cet homme, réduit à
+chercher lui-même sa boisson chez le marchand de vin et son pain chez
+le boulanger.» (_Lutèce_, p. 377.)]
+
+La révolution de Juillet ne changea d'abord rien à la situation de
+Fourier. Le silence et l'ombre, dont il semblait ne pouvoir sortir,
+contrastaient avec le bruit et l'éclat qui se faisaient autour
+des saint-simoniens. Il assistait à la parade de ces derniers, en
+spectateur ironique, dédaigneux et probablement aussi un peu jaloux.
+«On ne conçoit pas, écrivait-il à M. Muiron, comment ces histrions
+sacerdotaux peuvent se former une si nombreuse clientèle.» Et encore:
+«Vous voulez que j'imite leur ton, leurs capucinades sentimentales.
+C'est le ton des charlatans. Jamais je ne pourrai donner dans cette
+jonglerie.» Ce fut cependant de ce côté que vint le coup de vent qui,
+après plus de vingt ans d'attente, enfla pour la première fois ses
+voiles. Lors du démembrement de l'école saint-simonienne, deux de
+ses membres importants, M. J. Lechevalier et M. A. Transon, rebutés
+par les doctrines d'Enfantin, mais non désabusés des chimères,
+passèrent au fouriérisme et lui apportèrent une ardeur de propagande
+que personne n'avait encore déployée à son service. M. Lechevalier
+commença des leçons publiques, tandis que M. Transon publiait, dans
+la _Revue encyclopédique_ de Pierre Leroux et de Jean Reynaud, un
+résumé de la thèse phalanstérienne. Encouragés par ces accessions,
+les fouriéristes de la veille se mirent aussi en mouvement. Le
+maître lui-même fit des conférences à Paris; Considérant ouvrit
+un cours à Metz; de nombreuses publications furent lancées dans
+le public. Jamais tant de bruit ne s'était fait autour de cette
+doctrine. Quelques mois après, en 1832, l'école se sentit assez
+fortement constituée pour se donner un organe périodique qui s'appela
+_le Phalanstère_ ou _la Réforme industrielle_. Bientôt même, grâce
+au concours de M. Baudet-Dulary, député, un essai de colonisation
+phalanstérienne fut tenté à Condé-sur-Hesgres, près de Rambouillet;
+il échoua complètement. Quoique les adeptes expliquassent cet échec
+par l'insuffisance des moyens, l'effet en fut fâcheux, et le crédit
+du fouriérisme s'en trouva singulièrement ébranlé. D'ailleurs, la
+lumière projetée sur les livres du chef de la secte avait pour
+résultat de mettre en relief les immoralités et les extravagances
+qui y pullulaient: les premières soulevaient un cri de réprobation,
+les secondes un éclat de rire, plus redoutable encore. Vainement les
+phalanstériens s'emportaient-ils contre ceux qui se scandalisaient
+ou s'égayaient, vainement accablaient-ils les journaux de leurs
+explications justificatives: le mouvement des adhésions s'arrêta;
+plusieurs fidèles même s'éloignèrent, entre autres MM. Lechevalier et
+Transon; ce dernier, d'une âme ardente, généreuse, compatissante aux
+malheureux, devait trouver bientôt après, dans le catholicisme, la
+vérité qu'il avait longtemps cherchée avec droiture auprès des faux
+prophètes. Force fut, en 1834, d'interrompre la publication de la
+_Réforme industrielle_.
+
+Fourier, toutefois, tenait bon: ne fléchissant ni sous le sarcasme,
+ni sous l'indignation, il anathématisait ce monde imbécile et
+aveugle, exprimait son mépris pour ces «petits Français» incapables
+de comprendre la vérité, flétrissait ses adversaires qu'il
+classait sous vingt-huit catégories, et continuait à demander
+imperturbablement le million dont il avait besoin pour fonder
+son premier phalanstère. Traité toujours par ses disciples de
+«révélateur», de «démiourgos du monde sociétaire», d'«architecte du
+bonheur sur la terre», il morigénait ceux d'entre eux qui, par peur
+du rire ou du scandale, voulaient faire quelques sacrifices au sens
+commun ou au sens moral. «Je ne ferai pas de basses concessions»,
+leur disait-il. Faut-il croire que la constance du maître rendit du
+coeur aux disciples? Toujours est-il qu'en 1836 il se produisit comme
+une reprise de la propagande fouriériste. La _Réforme industrielle_
+reparut sous le titre de la _Phalange_; c'était Considérant qui
+la dirigeait. Fourier ne put lui donner que quelques articles. Il
+mourut, le 9 octobre 1837, à l'âge de soixante-cinq ans, entouré
+de ses adeptes qui firent graver sur sa tombe ses deux maximes:
+_Les attractions sont proportionnelles aux destinées_.--_La série
+distribue les harmonies_.
+
+Cette mort ne mit pas fin au fouriérisme, qui, débarrassé de
+son bizarre fondateur, prit au contraire plus de développement
+et s'organisa en une sorte de corporation sous la direction
+de Considérant. Ce dernier, qui avait beaucoup plus de talent
+d'exposition que Fourier, alla, de ville en ville, faire des
+prédications de «phanérogamie» et d' «harmonie passionnelle». Des
+hommes, dont quelques-uns ne manquaient pas de valeur, MM. Cantagrel,
+Vidal, Toussenel, Laverdant, etc., concouraient à cet apostolat.
+Grâce à la munificence d'un Anglais, la _Phalange_ put paraître trois
+fois par semaine; bientôt même, l'école eut son journal quotidien,
+la _Démocratie pacifique_. Sans abandonner l'ensemble de la doctrine
+du maître, ses disciples en laissaient prudemment dans l'ombre les
+parties les plus choquantes, pour s'attacher surtout à la thèse
+économique; ils ne parlaient plus, du reste, d'une transformation
+rapide et universelle, mais seulement d'un travail d'amélioration
+successive. Fidèles, en cela, à l'esprit du fondateur de l'école, ils
+prirent, surtout au début, grand soin de ne pas se confondre avec le
+parti révolutionnaire, et se piquèrent d'être des «pacifiques», comme
+le disait le titre même de leur journal. Aussi étaient-ils mal vus
+des démocrates militants, qui leur reprochaient de «louvoyer dans
+les eaux du monde officiel». Sur beaucoup de questions courantes,
+ils parlaient comme les conservateurs. La vérité est qu'ils ne se
+rattachaient à aucun parti. Ils affichaient un grand dédain de la
+«comédie parlementaire» et se vantaient «d'avoir tué la politique».
+Pour eux, il n'y avait qu'une question, la question sociale:
+«L'organisation du travail, disaient-ils, la grande idée soulevée au
+commencement du siècle par Fourier, emporte dans son tourbillon non
+seulement ceux qui l'acceptent, mais encore ceux qui s'efforcent de
+lutter contre elle.» Avec le temps, toutefois, ils tendirent à se
+rapprocher de l'extrême gauche, sans se confondre avec elle, et, vers
+la fin de la monarchie de Juillet, on les retrouvait presque toujours
+faisant campagne contre M. Guizot.
+
+En somme, après être resté pendant de longues années absolument
+ignoré et impuissant, le fouriérisme finissait par prendre une place
+relativement importante dans le mouvement intellectuel de ce temps.
+Ses thèses étaient sans doute trop abstraites et trop compliquées
+pour être comprises et goûtées des masses; la plupart de ses
+adeptes étaient des bourgeois, des esprits d'une certaine culture;
+quelques-uns, d'anciens élèves de l'École polytechnique. Mais si
+ceux-là étaient peu nombreux qui acceptaient et professaient toute la
+doctrine, on en retrouvait comme un reflet dans beaucoup d'esprits
+dévoyés. Il n'était pas jusqu'à la littérature sur laquelle elle
+ne fît sentir son action. Déjà l'on a eu occasion de signaler le
+concours donné au socialisme par certains romanciers; concours très
+efficace, car le roman pénétrait là où l'on se fût ennuyé d'un livre
+abstrait; il arrivait à la raison par l'imagination, ce qui est, chez
+beaucoup, le chemin le plus facile et le plus prompt; il donnait aux
+chimères une apparence de vie. Parmi ces romanciers socialistes,
+nul ne fut plus lu et n'exerça plus d'action qu'Eugène Süe. L'homme
+et son oeuvre nous sont déjà connus[95]. Pour le moment, je veux
+seulement noter que l'un de ses grands romans-feuilletons de cette
+époque, les _Sept Péchés capitaux_, publié dans le _Constitutionnel_,
+était la détestable mise en scène des pires théories de Fourier sur
+la légitimité des passions. Politiquement, le fouriérisme a exercé
+aussi une certaine influence, et cette influence a été mauvaise.
+Bien que non populaire, il a contribué à développer dans le peuple
+cette idée fausse et dangereuse que toute souffrance et tout mal
+viennent de l'organisation défectueuse de la société, et qu'ils
+disparaîtraient avec un simple changement de cette organisation.
+En outre, si peu intelligibles que les subtilités de l'attraction
+passionnelle fussent pour des natures grossières, celles-ci n'étaient
+que trop disposées à en retenir ces assertions simples, que le devoir
+n'existe pas, que toute passion est légitime et que la vie se résume
+dans la recherche du plaisir. En tout cela, le fouriérisme faisait
+oeuvre de décomposition sociale et morale, frayait la voie aux
+révolutionnaires, dont il prétendait se distinguer, et assumait sa
+part de responsabilité dans leurs méfaits.
+
+[Note 95: Voir plus haut, p. 73 et suiv.]
+
+
+IV
+
+En étudiant le fouriérisme, le saint-simonisme et les autres écoles
+prétendues pacifiques qui en dérivaient, nous avons retrouvé l'une
+des origines du socialisme révolutionnaire. Cette origine n'est pas
+la seule. Il en est une autre qui, pour être moins apparente, peut
+cependant être reconnue: pour cela, il faut remonter jusqu'à Gracchus
+Babeuf, qui prêchait hautement, sous le Directoire, l'abolition
+de la propriété et le partage de toutes les terres, de toutes les
+richesses. Cette filiation a échappé à la plupart des contemporains;
+mais aujourd'hui l'on a la preuve que, des «égaux» de 1796 aux
+socialistes de la fin de la monarchie de Juillet, la tradition s'est
+continuée sans interruption. Un homme s'est trouvé, en effet, pour
+la recevoir des mains de Babeuf, la garder avec une sorte de piété
+sauvage et la transmettre aux générations nouvelles: c'est Buonarotti.
+
+Né à Pise, en 1761, d'une famille qui prétendait descendre de
+Michel-Ange, Philippe Buonarotti s'était jeté avec passion dans la
+révolution française. Il prit part à la conspiration des «Égaux»,
+fut condamné avec Babeuf et jeté en prison pendant que ce dernier
+était exécuté. Sous la Restauration, on le retrouve à Bruxelles et
+à Genève, fort engagé dans la Charbonnerie, servant de lien entre
+les ventes françaises et les ventes italiennes. Il était resté
+fidèle à la sinistre mémoire de son premier chef, et publia, en
+1828, une _Histoire de la conspiration de Babeuf_, à laquelle il
+joignit un exposé des doctrines communistes de ce personnage. Rentré
+à Paris après 1830, il fit paraître une nouvelle édition de son
+livre. Presque ignoré de la bourgeoisie régnante, pauvre, vivant de
+quelques leçons de musique, recueilli, vers la fin de sa vie, par le
+marquis Voyer d'Argenson, qui, avec Charles Teste, frère du futur
+et trop fameux ministre, fut son plus dévoué partisan, il tenait,
+dans le parti révolutionnaire, le rôle d'une sorte de patriarche du
+fanatisme démagogique, souvent consulté et exerçant son action non
+seulement en France, mais à l'étranger; la «jeune Italie» et Mazzini
+relevaient de lui. À sa mort, survenue en 1837, M. Trélat publia
+une notice enthousiaste: «La vie de Buonarotti, disait-il, s'est
+prolongée soixante-dix-sept ans, sans qu'on y ait découvert aucune
+tache[96].» Un peu plus tard, au cours de son _Histoire de dix ans_,
+M. Louis Blanc faisait un éloge non moins ému de l'ancien complice de
+Babeuf, le comparait «aux sages de l'ancienne Grèce» et proclamait
+que ses opinions étaient «d'origine céleste»; puis il le montrait,
+«du fond de son obscurité, gouvernant de généreux esprits, faisant
+mouvoir des ressorts cachés, entretenant avec la démocratie du
+dehors des relations assidues, et tenant les rênes de la propagande,
+qu'il fallût soit accélérer le mouvement, soit le ralentir[97]». Les
+honneurs rendus par les initiés à la mémoire du vieux conspirateur
+communiste se sont prolongés jusqu'à nos jours; en 1869, M. Ranc a
+donné une nouvelle édition de l'_Histoire de la conspiration de
+Babeuf_; dans sa préface, il insiste sur l'influence considérable de
+Buonarotti: «C'est grâce aux babouvistes, dit-il, que, pendant le
+premier Empire et la Restauration, la tradition révolutionnaire n'a
+pas été un seul instant interrompue, et que, dès les premiers jours
+de 1830, le parti républicain s'est trouvé reconstitué[98].»
+
+[Note 96: Cette brochure, imprimée à Épinal, parut en juin 1838.]
+
+[Note 97: _Histoire de dix ans_, t. IV, p. 183, 184.]
+
+[Note 98: _Gracchus Babeuf et la conjuration des Égaux_, par
+BUONAROTTI, préface par RANC, 1869.--Dans cette préface, M. Ranc
+présente la conjuration de Babeuf comme le dernier effort tenté par
+les républicains pour enrayer la contre-révolution; il admire le
+plan du comité insurrectionnel de 1796 et les mesures qu'il avait
+préparées pour «désarmer la bourgeoisie».]
+
+Buonarotti usa naturellement de son autorité sur le parti
+démocratique, pour y propager ses idées communistes. Son livre, à
+peu près le seul de ce genre qui existât dans les premières années
+de la monarchie de Juillet, se lisait dans les ateliers, et les
+ouvriers s'y infectaient de «babouvisme». C'est évidemment sous son
+influence que, peu après 1830, les idées socialistes ont pénétré dans
+les sociétés secrètes et y ont pris, d'année en année, une place
+plus large. On les a vues apparaître, dès la fin de 1833, chez les
+sectionnaires des _Droits de l'homme_, qui pourtant étaient surtout
+des agitateurs politiques et des doctrinaires républicains[99]. Elles
+furent plus visibles encore dans la société des _Familles_ et dans
+celle des _Saisons_, sous l'inspiration de Blanqui et de Barbès[100];
+le journal _l'Homme libre_, qui fut, en 1838, l'organe clandestin de
+la seconde de ces associations, était absolument babouviste. En même
+temps, des journaux révolutionnaires, comme le _Bon Sens_, rédigé
+par MM. Cauchois-Lemaire, Rodde et Louis Blanc, ouvraient une porte
+plus ou moins large aux élucubrations antisociales. Certaines petites
+feuilles, l'_Égalité_ et l'_Intelligence_, ne renfermaient pas autre
+chose.
+
+[Note 99: Voy. notamment, en octobre 1833, la «Déclaration» de la
+Société des droits de l'homme. (Cf. plus haut, t. II, ch. X, § I.)]
+
+[Note 100: Cf. plus haut, t. III, ch. I, § V, et ch. V, § V.]
+
+Ce fut surtout après l'émeute avortée du 12 mai, vers la fin de 1839
+et en 1840, que se produisit, dans les bas-fonds révolutionnaires,
+une sorte de fermentation communiste. Les sectes se multiplièrent:
+_égalitaires_, _communistes_, _révolutionnaires_, _fraternitaires_,
+_communitaires_, _communautistes_, _unitaires_, etc. Comme on
+redoutait que cette variété ne nuisît à la puissance de l'action,
+un certain nombre de meneurs se réunirent à Londres, en novembre
+1839, pour arrêter un programme commun[101]. On avait choisi une
+ville étrangère, par crainte de la police parisienne. Un rapport fut
+rédigé «sur les moyens à prendre pour mettre la France dans une voie
+révolutionnaire, le lendemain d'une insurrection victorieuse». Le
+premier acte devait être la constitution d'un triumvirat dictatorial
+nommé, non par la majorité du peuple, «qui pourrait se tromper»,
+mais par les «auteurs de l'insurrection». Ce triumvirat décrétera,
+entre autres mesures, la suspension de l'exportation des grains,
+le maximum sur les denrées alimentaires et le droit de tout homme
+à l'existence. Le gouvernement «se fera, au profit de la nation,
+premier manufacturier, directeur suprême de toutes les industries»;
+il aura des magasins pour vendre ses produits et créera des ateliers
+nationaux. Les enfants, à partir de cinq ans, seront enlevés à leurs
+parents et livrés au gouvernement, pour que celui-ci «leur inculque
+les bons principes». Tout auteur d'un livre ou d'un article de
+journal tendant à rétablir l'ancien ordre de choses sera condamné
+comme contre-révolutionnaire. Quant aux dépenses publiques, on y
+fera face par les moyens suivants: émission de papier-monnaie;
+séquestration des biens appartenant aux familles des individus qui
+ont participé aux actes gouvernementaux depuis 1793; capitalisation
+de l'impôt dans certains cas; abolition de l'hérédité des fortunes en
+ligne collatérale; attribution à l'État de la quotité disponible dans
+les héritages en ligne directe. Ce rapport, dont je ne fais connaître
+qu'incomplètement les odieuses extravagances, fut imprimé à Londres
+et distribué aux délégués, qui s'ajournèrent au mois de septembre
+1840 pour prendre une décision. Ils se retrouvèrent en effet réunis
+à cette date et, après délibération, adoptèrent à l'unanimité les
+conclusions du rapport.
+
+[Note 101: Les renseignements qui suivent sont empruntés au curieux
+livre de M. Maxime DU CAMP sur l'_Attentat Fieschi_, p. 276 et suiv.]
+
+Tout en s'organisant ainsi dans l'ombre, les communistes
+s'enhardissaient à faire des manifestations publiques; tel fut, le
+1er juillet 1840, le banquet de Belleville, dont il a été parlé[102].
+Des publications de toutes sortes[103], de petits journaux, peu
+connus du monde bourgeois, mais ayant accès dans les ateliers,
+notamment la _Fraternité_, fondée en 1845, répandaient leurs
+doctrines et surtout leurs haines dans les centres industriels.
+De nombreux ouvriers s'improvisaient apôtres du communisme auprès
+de leurs camarades. «Je connais personnellement à Lyon et dans la
+banlieue, écrivait Proudhon en 1844, plus de deux cents de ces
+apôtres qui tous font la mission en travaillant... Tout cela,
+vous pouvez m'en croire, aboutira à quelque chose, et le mouvement
+n'est pas près de se ralentir; il y a progrès, et progrès effrayant
+au contraire.[104]» Ces prédicateurs trouvaient facilement des
+auditeurs. «La propagande du communisme, observait alors Henri
+Heine, possède un langage que chaque peuple comprend: les éléments
+de cette langue universelle sont aussi simples que la faim, l'envie,
+la mort. Cela s'apprend facilement[105].» Par moments, les passions
+ainsi surchauffées dans les bas-fonds sociaux faisaient explosion au
+dehors. Tel avait été, à la fin de 1841, l'attentat de Quénisset,
+oeuvre de la secte des _Égalitaires_[106]. Plusieurs années après,
+un procès criminel révélait l'existence d'une autre secte, fondée
+en juillet 1846, celle des _Communistes matérialistes_: ceux-ci,
+ouvriers de leur état, avaient décidé de détruire le gouvernement
+et la société, non par l'insurrection ouverte, mais en se servant
+des moyens nouveaux fournis par la physique et la chimie; pour se
+procurer l'argent nécessaire, ils étaient convenus de recourir au
+vol, estimant que le vol commis en vue de l'affranchissement de
+l'humanité était licite. Ce fut à l'occasion d'un de ces vols qu'ils
+furent poursuivis et condamnés[107]. Quelques rares observateurs
+jetaient les yeux, de temps à autre, sur ce travail souterrain et
+en étaient épouvantés: de ce nombre était Henri Heine, qui revenait
+souvent sur ce sujet, dans ses lettres à la _Gazette d'Augsbourg_. Il
+ne se lassait pas de signaler «cet antagoniste de l'ordre existant,
+qui garde son terrible incognito et qui réside, comme un prétendant
+nécessiteux, dans les sous-sols de la société officielle»; puis il
+ajoutait: «Communisme est le nom secret de cet adversaire formidable
+qui oppose le règne des prolétaires, dans toutes ses conséquences, au
+règne actuel de la bourgeoisie. Ce sera un épouvantable duel. Comment
+se terminera-t-il? C'est ce que savent les dieux et déesses dont la
+main pétrit l'avenir. Pour notre part, nous savons seulement que le
+communisme, bien qu'il soit peu discuté à présent et qu'il traîne son
+existence souffreteuse dans des mansardes cachées, sur sa couche de
+paille misérable, est pourtant le sombre héros à qui il est réservé
+un rôle énorme, quoique passager, dans la tragédie moderne, et qui
+n'attend que la réplique pour entrer en scène[108].»
+
+[Note 102: Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.]
+
+[Note 103: Tels furent par exemple le _Code de la communauté_,
+par M. DESAMY, les écrits divers de M. J.-J. May, rédacteur de
+l'_Humanitaire_, de M. Pillot, ancien collaborateur de l'abbé Châtel,
+de M. Constant, prêtre apostat, etc.]
+
+[Note 104: _Correspondance de Proudhon_, t. II, p. 136.]
+
+[Note 105: _Lutèce_, p. 211.]
+
+[Note 106: Voir plus haut, t. V, ch. I, § II et III.]
+
+[Note 107: Juillet 1847.]
+
+[Note 108: _Lutèce_, p. 258. Cf. aussi p. 209, 211, 366, 367.]
+
+
+V
+
+L'agitation communiste dont nous venons de parler était à peu près
+anonyme. Les publications, assez nombreuses à partir de 1839, dans
+lesquelles des écrivains déclassés ou même de simples ouvriers
+traçaient le plan d'une société idéale où tout serait partagé sous
+la surveillance de l'État, demeuraient ignorées en dehors d'un petit
+cercle; elles témoignaient de la fermentation des esprits plutôt
+qu'elles n'exerçaient elles-mêmes une action étendue. Il est un
+livre cependant qui, sans être plus éloquent ni plus original que les
+autres, s'est trouvé avoir trop de retentissement, et a contribué
+trop efficacement à populariser le communisme, pour qu'on ne fasse
+pas à l'oeuvre et à son auteur une place à part: nous voulons parler
+du _Voyage en Icarie_, publié en 1840 par M. Cabet.
+
+À cette date, Étienne Cabet était âgé de cinquante-deux ans; figure
+ronde et béate, expression vulgaire avec affectation de sensibilité
+philanthropique; faux bonhomme, rusé, égoïste, et qui, avant de
+prendre, par calcul, ce masque paterne, avait été l'un des violents
+du parti révolutionnaire. Fils d'un tonnelier de Dijon, il fit
+ses études comme boursier, puis, devenu avocat, il joua, sous la
+Restauration, un rôle actif dans les sociétés secrètes. Ce lui fut
+un titre suffisant, en août 1830, pour que M. Dupont de l'Eure
+l'envoyât d'emblée procureur général à Bastia; mais l'exagération
+de ses opinions le fit révoquer par le ministère Périer; il en
+garda une amère rancune au gouvernement de Juillet. Nommé député
+par les électeurs de la Côte-d'Or, il siégea à l'extrême gauche,
+fonda le journal _le Populaire_ et publia divers pamphlets contre la
+monarchie. Ses excès de plume lui attirèrent plusieurs poursuites et,
+en 1834, une condamnation à deux ans de prison. Il se réfugia alors
+en Angleterre, où il resta jusqu'en 1839. Ce fut là, en lisant Thomas
+Morus et en causant avec Owen, qu'il résolut de se faire socialiste,
+communiste même, et qu'il composa son _Voyage en Icarie_. Il en avait
+terminé le manuscrit dès le commencement de 1838; mais, rendu prudent
+par ses premières mésaventures judiciaires, il consulta ses amis,
+entre autres Lamennais, pour savoir si un tel livre ne l'exposerait
+pas à des poursuites. Il en retarda la publication jusqu'en janvier
+1840, et encore, à cette époque, le fit-il paraître d'abord sans
+bruit et sous le pseudonyme de Dufruit. Ce ne fut qu'aux éditions
+suivantes qu'il osa le signer de son nom.
+
+Le _Voyage en Icarie_ est une sorte de roman, ce qui permet à
+l'auteur d'en prendre à son aise avec les réalités et lui rend
+faciles les affirmations les plus arbitraires. Voici la fable:
+Un jeune Anglais, lord Carisdall, se rend, en décembre 1835, dans
+l'Icarie, où la société est organisée selon les idées de Cabet, et
+où, par suite, tout le monde est aussi heureux que vertueux. Les
+honneurs de ce pays sont faits au voyageur par un jeune homme dont le
+grand-père, un ancien duc, avait été le compagnon du charretier Icar,
+fondateur de l'Icarie; le père de ce même jeune homme, autrefois
+magistrat éminent, est serrurier de son état, et sa soeur, après
+avoir reçu la plus brillante éducation, exerce la profession de
+couturière. N'est-ce pas un coup de maître, pour gagner le coeur des
+ouvriers, que de débuter ainsi en ramenant à leur niveau et en mêlant
+à leurs rangs les aristocrates de la naissance et de l'éducation? En
+Icarie, les biens sont communs; l'État possède tout le capital social
+et en répartit les revenus entre les membres de la société, non plus
+même suivant la capacité, comme le voulaient les saint-simoniens,
+mais suivant les besoins de chacun; il loge, habille, nourrit tous
+les citoyens; la table est même fort recherchée, ce qui ne devait pas
+être la moins efficace des séductions à l'adresse des affamés[109].
+Chacun travaille, mais, comme dans le phalanstère, le travail est
+attrayant et, grâce à des machines merveilleuses, ne dure que cinq ou
+six heures par jour. N'objectez pas que l'absence d'intérêt personnel
+produira, comme toujours, la paresse. L'auteur affirme que nul ne se
+refusera à travailler, du moment où l'oisiveté sera, en Icarie, aussi
+infâme qu'ailleurs le vol. Tout est réglé par l'autorité, le lever,
+le coucher, le travail, les repas, le silence, les conversations,
+les chants, les récréations. Personne qui ne reçoive sa tâche, aussi
+bien le savant et l'artiste que les manoeuvres. On ne peut écrire de
+livres nouveaux qu'avec la permission ou plutôt sur la commande du
+gouvernement; quant à ceux des livres anciens que le pouvoir juge
+dangereux, ils sont brûlés. Ni juges, ni avocats, ni gendarmes, dans
+cette société d'où, paraît-il, les mauvaises passions de l'homme ont
+été extirpées en même temps que la propriété. Si, par impossible,
+un crime était commis, l'auteur en serait enfermé dans une maison
+de santé, car ce ne pourrait être qu'un fou. Il semblerait que ce
+communisme dût aboutir à la promiscuité des sexes; Cabet conserve
+cependant la famille, et nous affirme même qu'en Icarie elle sera
+garantie contre toute impureté, contre toute faiblesse. Cette sorte
+d'inconséquence venait-elle d'un scrupule de pudeur? N'était-elle
+pas plutôt un calcul de prudence? En effet, à ceux de ses disciples
+qui, plus logiques, concluaient à la communauté des femmes, le
+maître se bornait à répondre qu'ils s'exposeraient ainsi à être
+poursuivis comme les saint-simoniens, et que c'était déjà bien assez
+de s'attaquer à la propriété, sans se mettre, au même moment, sur les
+bras les défenseurs de la famille. Il semblait donc arrêté surtout
+par une considération d'opportunité.
+
+[Note 109: «Tu vois donc, mon pauvre ami, écrit un Icarien, que le
+gouvernement fait ici bien autre chose que notre monarchie; tandis
+que la royauté fait tant de bruit pour un bon roi qui voulait que
+chaque paysan pût mettre la _poule au pot le dimanche_, la république
+donne ici, sans rien dire, à tous et tous les jours, tout ce qui ne
+se voit ailleurs que sur la table des aristocrates et des rois.»]
+
+Cabet se défend de vouloir imposer son régime par la violence. En
+attendant que les peuples séduits aient fait du monde une vaste
+Icarie, il veut bien indiquer les mesures transitoires par lesquelles
+on peut s'acheminer vers cette transformation: suppression de
+l'armée; prélèvement de cinq cents millions sur le budget pour
+entretenir des ateliers nationaux et payer le logement des pauvres;
+fixation par l'État du salaire des ouvriers et du prix des objets de
+consommation, impôt progressif sur la richesse et le superflu.
+
+Le système icarien ne tient aucun compte des conditions de la nature
+humaine ni des plus simples exigences du bon sens; il n'est du reste
+pas plus agréable pour une imagination délicate que satisfaisant
+pour une raison droite; mais la nullité, la platitude, l'absurdité,
+le ridicule même ne sont pas des motifs d'insuccès auprès du
+vulgaire. Dans l'oeuvre de Cabet, tout était combiné, avec une
+certaine adresse subalterne, pour caresser et séduire la convoitise,
+l'amour-propre, la jalousie des pauvres gens. Cette vision de
+vie facile et plantureuse, présentée comme une réalité vivante,
+touchait ceux qui peinaient, mieux que n'eussent pu le faire les
+raisonnements les plus rigoureux ou les plus ingénieuses inventions.
+Ajoutez un certain ton de sensibilité dont la naïveté populaire était
+facilement dupe. Aussi le succès fut-il considérable. Le législateur
+de l'Icarie devint, dans une partie du monde ouvrier, l'objet d'une
+sorte de dévotion attendrie; traité de _père_ par ses adeptes, il
+recevait des députations d'hommes et de femmes venant lui apporter
+d'immenses bouquets. Ce rôle d'idole plaisait à son égoïsme et à
+son orgueil. Ignorant tout ce qui n'était pas lui, il souriait avec
+une bienveillance dédaigneuse, quand quelqu'un lui parlait d'autre
+chose que de ses ouvrages. On ne saurait d'ailleurs lui refuser une
+certaine habileté d'organisation et de propagande. D'une fécondité
+égale à sa médiocrité, il multipliait les brochures, toutes roulant
+sur les doctrines icariennes, promettant le même bonheur et la même
+égalité; c'était généralement un dialogue où son partisan, maître
+Pierre, confondait maître Jacques, son adversaire, le tout avec
+accompagnement de lettres dans lesquelles des correspondants inconnus
+ou supposés témoignaient de leur admiration et de leur vénération
+pour le réformateur. Il avait trouvé moyen de se créer une armée de
+courtiers fanatiques qui s'en allaient placer ses brochures dans
+les ateliers de Paris et de province, au profit de ses idées et
+de sa bourse. Ainsi se formèrent des centres «icariens» à Lyon, à
+Toulouse, à Marseille, à Limoges, à Mulhouse, à Saint-Quentin et
+dans d'autres villes industrielles. Si bien qu'au lendemain de la
+révolution de 1848, Cabet est apparu comme une des puissances avec
+lesquelles le gouvernement provisoire était obligé de compter. Quelle
+plus saisissante preuve de son crédit que la douloureuse odyssée de
+ces centaines d'ouvriers et d'ouvrières qui sont partis alors, sur
+la foi de sa parole, pour les solitudes du Texas, afin d'y chercher
+cette Icarie dont le mirage avait séduit et allumé leurs grossières
+imaginations! Qui peut même affirmer que ces malheureux seront
+désabusés, quand, après le plus lamentable des avortements, ils
+reviendront décimés, déguenillés et décharnés?
+
+
+VI
+
+Ce fut en 1840, quelques mois après la publication du _Voyage en
+Icarie_, que Louis Blanc fit paraître sa brochure sur l'_Organisation
+du travail_: il n'avait pas encore trente ans. Il était né en 1811,
+à Madrid, où son père remplissait les fonctions d'inspecteur des
+finances du roi Joseph; sa mère était une Pozzo di Borgo, d'une
+distinction rare et d'une vive piété; son grand-père maternel,
+royaliste ardent, avait été guillotiné pendant la Terreur. La chute
+de Napoléon priva le père de Louis Blanc de sa place et laissa sa
+famille dans la gêne. Toutefois, en souvenir de l'aïeul, Louis XVIII
+accorda une pension à l'ancien fonctionnaire impérial et des bourses
+de collège à ses deux fils. Ceux-ci, ayant terminé leurs études et
+perdu leur mère, étaient en route pour chercher fortune à Paris,
+quand éclata la révolution de 1830[110]. Cet événement les priva de
+la pension faite à leur père: ce n'était plus seulement la gêne,
+c'était la misère, d'autant que, sous ce coup, M. Blanc, déjà malade
+et assombri, vit sa raison s'égarer. Voilà donc Louis, à dix-neuf
+ans, cherchant péniblement un gagne-pain, en compagnie de son frère
+cadet. Tour à tour copiste, clerc d'avoué, répétiteur, frappant à
+des portes qui ne s'ouvraient pas toujours, non seulement il était
+entravé dans son ambition, mais n'avait pas chaque soir de quoi
+manger: dénuement que le contraste lui faisait ressentir plus encore,
+quand, invité par un parent riche, et dissimulant sa pauvreté, il se
+retrouvait, pour quelques heures, dans ce monde élégant où le sort
+l'avait fait naître[111]. Que d'amertumes s'amassèrent alors dans
+cette âme, énergique sans doute, tenace, mais orgueilleuse, haineuse,
+jalouse! Que de serments d'Annibal contre la société à laquelle le
+jeune homme s'en prenait de ses privations et de ses humiliations!
+Lui-même a dit plus tard, en 1848, dans une de ses conférences du
+Luxembourg: «Si je n'ai pas été ouvrier comme Albert et comme vous,
+j'ai subi de votre existence tout ce qu'elle peut contenir de plus
+amer. Moi aussi, j'ai été pauvre, j'ai vécu à la sueur de mon front;
+dès mes premiers pas dans le monde, j'ai porté le fardeau d'un ordre
+social inique, et c'est alors que, devant Dieu, devant ma conscience,
+j'ai pris l'engagement, si je cessais un jour d'être malheureux, de
+ne jamais oublier ce qui a fait le malheur d'un si grand nombre de
+mes frères.»
+
+[Note 110: Voir, sur ces premières années de M. Louis Blanc, le
+brillant discours prononcé par M. Pailleron, lors de sa réception à
+l'Académie française. Le spirituel académicien remplaçait M. Charles
+Blanc.]
+
+[Note 111: On a raconté comment, à bout de ressources, Louis Blanc
+s'était décidé à réclamer l'appui du général Pozzo di Borgo, parent
+de sa mère. L'accueil fut plein de politesse. Le général interrogea
+le jeune homme sur son avenir, promit son appui, puis, quand il
+estima que l'entretien s'était suffisamment prolongé, il sonna
+et donna à demi-voix un ordre à son valet de chambre. Celui-ci,
+au bout de peu d'instants, rentra, tenant à la main une bourse
+convenablement garnie. Louis Blanc, déjà assez mal à l'aise de sa
+démarche, fut fort irrité du procédé, repoussa la bourse avec colère
+et quitta brusquement le général. Cette version est du moins celle
+qui circulait dans le monde démocratique. (STERN, _Histoire de la
+révolution de 1848_, t. II, p. 42, 43.)]
+
+Aux souffrances de la pauvreté s'ajoutait, pour le jeune Louis Blanc,
+la mortification, peut-être plus douloureuse encore, de sa petite
+taille; il avait un aspect si enfantin que, même plus tard, tous ceux
+qui le voyaient pour la première fois lui donnaient douze ou treize
+ans[112] et le traitaient en conséquence, les hommes ne le prenant
+pas au sérieux et les femmes riant de ses velléités galantes. En
+quête d'une place, il fut conduit, un matin, par M. Flaugergues, chez
+le duc Decazes, grand référendaire de la Chambre des pairs; celui-ci
+était assis sur son lit, lisant un journal. M. Flaugergues, après les
+formalités d'usage, recommanda son protégé au duc, qui, se tournant
+vers Louis Blanc, le frappa légèrement sur la joue: «Eh bien,
+dit-il, nous verrons ce qu'on peut faire pour ce petit garçon.» «Je
+sortis et ne le revis plus», racontait, longtemps après, Louis Blanc
+encore tout mortifié de cette scène; et il ajoutait, en savourant
+sa vengeance: «Étrange moquerie du destin! Le 1er mars 1848, il
+était donné à ce petit garçon de coucher dans le lit où il avait vu
+le duc assis, plusieurs années auparavant, et que le duc venait de
+quitter[113].»
+
+[Note 112: Henri Heine écrivait, le 6 novembre 1840: «M. Louis Blanc
+est un homme encore jeune, de trente ans tout au plus, quoique,
+d'après son extérieur, il semble un petit garçon de treize ans. En
+effet, sa taille on ne peut plus minime, sa petite figure fraîche et
+imberbe, ainsi que sa voix claire et fluette qui paraît n'être pas
+encore formée, lui donnent l'air d'un gentil petit garçon échappé
+à peine de la troisième classe d'un collège, et portant encore
+l'habit de sa première communion.» (_Lutèce_, p. 138.) À la même
+époque, M. Nettement, se trouvant chez M. Laffitte, à une réunion
+de journalistes de l'opposition, et voyant un jeune garçon à côté
+du maître de la maison, s'étonnait que celui-ci eût gardé auprès de
+lui son petit-fils, pour lui faire prendre une leçon de politique.
+Ce jeune garçon était M. Louis Blanc, déjà important dans la presse
+républicaine. (_Histoire de la littérature pendant la monarchie de
+Juillet_, t. II, p. 475.)]
+
+[Note 113: _Histoire de la révolution de 1848_, par M. Louis BLANC,
+t. I, ch. VIII.]
+
+Bientôt, cependant, l'horizon s'éclaircit devant Louis Blanc. Il
+trouva une place de précepteur chez un fabricant d'Arras, et fit
+ses débuts de journaliste dans la feuille radicale de cette ville.
+Revenu à Paris en 1834, il collabora au _Bon Sens_, au _National_, au
+_Monde_, se fit remarquer par Carrel, se lia avec Godefroy Cavaignac,
+et acquit assez d'importance pour devenir, le 1er janvier 1837,--il
+n'avait alors que vingt-cinq ans,--rédacteur en chef du _Bon Sens_;
+puis, ce journal ayant disparu en 1838, il fonda et diriga la _Revue
+du progrès_, dans laquelle écrivirent Félix Pyat, Étienne Arago, E.
+Duclerc, Dupont l'avocat, Godefroy Cavaignac, Dornès, Mazzini, etc...
+Aussi Henri Heine pouvait-il dire de lui, en 1840, qu'il était
+«une des notabilités du parti républicain», et il ajoutait: «Je lui
+crois un grand avenir, et il jouera un rôle, ne fût-ce qu'un rôle
+éphémère; il est fait pour être le grand homme des petits, qui sont
+à même d'en porter un pareil avec facilité sur leurs épaules[114].»
+Son talent était déjà ce qu'on l'a connu depuis, plus d'un rhéteur
+que d'un homme politique. La phrase était bien faite, soignée,
+d'allure noble et solennelle, non sans élégance, ni même parfois
+sans une certaine éloquence sentimentale qui rappelait le dernier
+siècle, mais un peu monotone, manquant de relief, d'imprévu et de
+jeunesse. Il tenait beaucoup de Rousseau pour la forme et le fond.
+Fort occupé et fort soigneux de son succès, attentif à flatter le
+peuple et à se faire en même temps, auprès des délicats, le renom
+d'un lettré, habile surtout à se ménager des appuis dans les journaux
+démocratiques de toute nuance, il savait, au besoin, se faire modeste
+et doucereux, tout en demeurant au fond très dédaigneux et très
+personnel[115].
+
+[Note 114: _Lutèce_, p. 140.]
+
+[Note 115: C'est encore Henri Heine qui écrivait, en 1840: «Ce tribun
+imberbe donne cependant à sa réputation de grand patriote, à sa
+popularité, les mêmes petits soins que ses rivaux donnent à leurs
+moustaches; il la soigne on ne peut plus, il la frotte, la tond, la
+frise, la dresse et la redresse, et il courtise le moindre bambin de
+journaliste qui peut faire insérer dans une feuille quelques lignes
+de réclame en sa faveur.» (_Lutèce_, p. 141.)]
+
+En entrant dans la presse, Louis Blanc s'était engagé dans le parti
+républicain extrême, se posant en radical, en jacobin, nullement
+libéral et faisant ses dévotions à Robespierre. Mais, bien qu'il
+parût alors principalement préoccupé de poursuivre une révolution
+politique, il se distinguait de la plupart des hommes à côté desquels
+il écrivait, par un accent et un tour d'idées socialistes. Avec le
+temps, ce caractère devint de plus en plus marqué, et fut tout à fait
+dominant dans les articles de la _Revue du progrès_. Il n'était pas
+jusqu'à l'_Histoire de dix ans_, parue en 1840, où ne se trahît le
+parti pris de changer la société: sans doute, ce pamphlet historique
+était avant tout une machine de guerre contre la monarchie de
+Juillet; mais derrière cette monarchie l'écrivain poursuivait, avec
+une singulière âpreté de haine et de dénigrement, la bourgeoisie,
+envisagée comme la personnification des idées économiques régnantes,
+de la concurrence, du laisser-faire, du crédit individuel, de la
+féodalité financière, de l'«individualisme», de toutes ces «doctrines
+sans entrailles» qui ne songent qu'«à augmenter la masse des biens,
+sans tenir compte de leur répartition», qui «éloignent l'intervention
+de tout pouvoir tutélaire dans l'industrie», qui «protègent le fort
+et laissent l'existence du faible à la merci du hasard[116]».
+
+[Note 116: _Passim_ dans l'introduction de l'_Histoire de dix ans_.]
+
+Ce fut surtout par sa brochure sur l'_Organisation du travail_,
+publiée en septembre 1840[117], que Louis Blanc prit rang parmi
+les théoriciens du socialisme. L'auteur débutait par poser vivement
+cette question: «Le pauvre est-il un membre ou un ennemi de la
+société? Qu'on réponde. Il trouve, tout autour de lui, le sol occupé.
+Peut-il semer la terre pour son propre compte? Non, parce que le
+droit de premier occupant est devenu droit de propriété. Peut-il
+cueillir les fruits que la main de Dieu fait mûrir sur le passage
+des hommes? Non, parce que, de même que le sol, les fruits ont été
+appropriés.» Louis Blanc poursuivait ses interrogations; il montrait
+le pauvre ne pouvant pas même tendre la main ou s'endormir sur le
+pavé des rues, parce qu'il y a des lois contre la mendicité ou le
+vagabondage; puis il ajoutait: «Que fera donc ce malheureux? Il vous
+dira: «--J'ai des bras, j'ai une intelligence... Tenez, prenez tout
+cela, et en échange, donnez-moi un peu de pain.» C'est ce que font
+et disent aujourd'hui les prolétaires. Mais, ici même, vous pouvez
+répondre au pauvre: «--Je n'ai pas de travail à vous donner.» Que
+voulez-vous qu'il fasse alors? Vous voyez bien qu'il ne lui reste
+plus que deux partis à prendre: se tuer ou vous tuer.» L'auteur
+concluait que l'État devait «assurer du travail au pauvre»; non
+que cette conclusion lui parût satisfaire pleinement aux exigences
+de la «justice»; il faudrait davantage pour établir véritablement
+«le règne de la fraternité»; mais du moins, ce travail une fois
+assuré, «la révolte ne serait plus rendue nécessaire». Ce résultat,
+si modeste qu'il fût, Louis Blanc constatait qu'il n'était pas
+atteint. Pourquoi? À cause de la concurrence; là est, selon lui,
+tout le mal, le vice capital de l'organisation sociale. La liberté
+du travail n'est qu'un mensonge: elle aboutit à une guerre sauvage,
+non seulement entre le capital et le travail, mais entre le travail
+et le travail, entre le capital et le capital; elle amène, par
+suite, la baisse continue des salaires, l'écrasement des faibles,
+l'asservissement des pauvres et la constitution d'une féodalité
+industrielle. Suivait un tableau tragique des misères du prolétariat
+ouvrier, des vices et des crimes qui en sont la conséquence, de la
+famille dissoute, de l'enfance atrophiée et pervertie, etc. Que tout
+fût imaginaire dans ce tableau, nul ne pourrait l'affirmer; mais
+l'auteur exagérait violemment le désordre, envenimait et exaspérait
+perfidement les souffrances; et puis, n'était-il pas arbitraire
+d'imputer à la seule concurrence un mal qui avait beaucoup d'autres
+causes économiques et surtout morales?
+
+[Note 117: On a souvent imprimé que cette brochure avait été publiée
+en 1839. C'est une erreur. La première ébauche du travail parut
+sous forme d'article, dans la livraison d'août 1840 de la _Revue du
+progrès_. Ce furent les grèves survenues au commencement de septembre
+qui donnèrent à Louis Blanc l'idée de transformer cet article de
+revue en une brochure de propagande.]
+
+Où Louis Blanc cherchait-il le remède? Tout d'abord, resté factieux
+en devenant utopiste, il combattait ceux qui, comme les fouriéristes
+et les saint-simoniens, se bornaient à rêver le changement de la
+société sans vouloir bouleverser le gouvernement. Pour lui, si
+la révolution sociale est le but final, la révolution politique
+est le moyen nécessaire. L'émancipation du prolétariat lui paraît
+d'ailleurs une oeuvre trop compliquée pour s'accomplir par des
+efforts individuels. Il y faut appliquer «la toute-puissance de
+l'État». Donc les prolétaires doivent commencer par s'emparer du
+pouvoir. «Prenez-le pour instrument, leur dit-il, sous peine de le
+rencontrer comme obstacle.» Cet État, dont Louis Blanc ne craint
+pas de développer sans mesure l'autorité et l'intervention, sera
+«le régulateur suprême de la production»; à lui de prévenir les
+crises qui naissent de la libre concurrence. Comment, d'après quels
+principes, sur quelles données? L'auteur néglige de l'indiquer.
+L'État doit être en outre le «banquier des pauvres» et leur «fournir
+les instruments de travail». Sur ce point, Louis Blanc veut bien
+préciser son système. Le gouvernement fera un grand emprunt dont le
+produit servira à créer des «ateliers sociaux» affectés aux diverses
+branches de l'industrie. Les statuts de ces ateliers, rédigés par
+les pouvoirs publics, auront force de loi. Les salaires y seront
+égaux, par cette raison qu'ils doivent être réglés non d'après la
+capacité ou les oeuvres, mais d'après les besoins. Il paraît que
+le vieux mobile de l'intérêt personnel sera heureusement remplacé,
+chez l'ouvrier émancipé, par le sentiment de l'honneur collectif,
+et par une disposition, présumée permanente, à la fraternité et au
+dévouement. La hiérarchie des fonctions, dans l'intérieur de chaque
+atelier, sera constituée par le gouvernement, la première année;
+par l'élection, les années suivantes. Les hommes ainsi appelés à
+remplir l'office des patrons, des ingénieurs, des chefs d'usines et
+de comptoirs, ceux qui devront apporter la science, l'expérience, la
+direction, l'esprit d'initiative ou de prévoyance, si essentiels au
+succès de l'entreprise industrielle, n'auront pas un salaire plus
+considérable que le moindre ouvrier; ils n'auront non plus aucune
+responsabilité. Quant aux capitalistes, ils sont autorisés, invités
+même à apporter leur argent; on leur servira un intérêt garanti
+par l'État, qui prend ainsi à sa charge tous les risques de la
+gestion; mais ils ne toucheront rien des bénéfices. Ces bénéfices
+seront divisés en trois parts: l'une, répartie également entre
+tous les membres de l'atelier; l'autre, destinée à l'entretien des
+vieillards, des malades, et à l'allègement des crises industrielles;
+la troisième, consacrée à fournir des instruments de travail à ceux
+qui voudraient faire partie de l'association, de telle sorte que
+celle-ci pourra s'étendre indéfiniment, même au delà des possibilités
+de la consommation. Chaque membre aura le droit de disposer de son
+salaire, mais l'auteur compte bien que l'association des travaux
+conduira à «l'association des besoins et des plaisirs», c'est-à-dire
+au communisme complet, qui est en effet le dernier mot du système.
+Il compte aussi que les ateliers nationaux feront une concurrence
+mortelle à l'industrie privée, ainsi réduite, avant peu, à capituler
+aux mains de l'État; au besoin, on s'arrangerait pour qu'il en fût
+ainsi: c'est ce que Louis Blanc appelle «se servir de la concurrence
+pour tuer la concurrence». Révolution complète qu'il nous affirme
+devoir s'accomplir facilement, rapidement et pacifiquement. Ce ne
+sera du reste qu'une transition, et il nous laisse entrevoir, dans
+les brumes de l'horizon, un règne plus complet de la «fraternité».
+
+Cette périlleuse et absurde chimère ne supporte pas un moment
+l'examen. Un tel régime, en admettant qu'il y eût moyen de
+l'établir, serait la ruine de notre industrie, qui ne pourrait
+soutenir la concurrence avec l'industrie étrangère, et ne garderait
+même plus un seul entrepreneur capable, un seul ouvrier laborieux;
+il serait la ruine de l'État, devenu le banquier de toutes ces
+entreprises condamnées à la faillite; il serait la ruine de la
+liberté, qui n'aurait plus aucune place en face de cet État
+omnipotent, omnifaisant et omnipayant; il serait enfin la ruine
+de la dignité humaine, disparaissant sous le niveau et dans la
+confusion de ce communisme égalitaire. Rien d'original dans ces
+erreurs économiques et morales; on pourrait indiquer celle qui est
+empruntée au saint-simonisme, celle qui vient de Fourier, celle qui a
+été ramassée dans les écrits de Cabet ou de Buonarotti. Encore Louis
+Blanc a-t-il, par rapport à ses devanciers, notamment à Saint-Simon
+et à Fourier, l'infériorité de ne pas nous offrir un système complet,
+ayant une réponse telle quelle à toutes les questions de l'âme
+humaine. Il ne voit dans la société que le travail industriel, dans
+le travail industriel que le problème de la concurrence, et, pour
+guérir les abus de cette concurrence, il n'a pas d'autre remède que
+de la supprimer. Ce n'est donc plus l'oeuvre complexe et longuement
+méditée d'un esprit philosophique, mais l'improvisation d'un
+journaliste qui, cherchant un moyen d'agitation et de popularité, a
+rassemblé à la hâte quelques idées fausses, prises de-ci et de-là. Il
+n'y a de nouveau et appartenant vraiment à Louis Blanc que la forme
+éloquente donnée à ces idées, et le ferment redoutable de passion
+révolutionnaire qui y est introduit.
+
+Le succès fut considérable, plus considérable que celui de toutes les
+autres publications socialistes. Plusieurs éditions se succédèrent.
+Ces mots: «organisation du travail», qui n'étaient pas d'ailleurs de
+l'invention de Louis Blanc et que M. Arago avait déjà portés à la
+tribune de la Chambre, le 16 mai 1840[118], devinrent la formule des
+revendications du prolétariat. La faiblesse scientifique du système
+facilitait sa diffusion; ce remède si sommaire, dont quelques
+pages suffisaient à donner la recette, cette vue si restreinte et
+si superficielle de tant de graves problèmes étaient, beaucoup plus
+que la complication touffue de Fourier ou la profondeur abstraite
+de Pierre Leroux, à la portée des lecteurs populaires. Seule
+l'imagination sensible de «papa Cabet» pouvait leur plaire autant;
+encore Louis Blanc, parce qu'il tendait à la constitution d'une secte
+moins étroite, moins délimitée que celle de l'Icarie, trouvait-il
+un public plus étendu. Le beau langage du rhéteur, loin d'éveiller
+la méfiance des ouvriers, semblait les flatter d'autant plus qu'il
+était moins conforme à leur tour habituel d'esprit et à leur façon de
+s'exprimer. Et surtout, avec quelle âpre jouissance les mécontents
+et les malheureux se répétaient ces déclamations passionnées, où
+ils trouvaient à la fois la vengeance et l'exaspération de leurs
+souffrances! Nul écrivain ne contribua davantage à rendre la
+démocratie laborieuse impatiente de son sort, à lui souffler la
+haine de la société personnifiée dans la bourgeoisie; nul surtout
+ne travailla plus efficacement à lui faire croire qu'un changement
+de législation et de gouvernement pouvait faire disparaître tous
+ses maux, et qu'il lui suffirait de mettre la main sur le pouvoir
+pour effectuer ce changement, de rendre quelques décrets pour en
+recueillir aussitôt l'immense bénéfice. Pendant un temps, Louis Blanc
+n'a eu qu'à jouir de la popularité ainsi conquise, et c'est grâce à
+celle-ci qu'il a pu s'imposer, le 24 février 1848, comme membre du
+gouvernement provisoire. Mais, par un châtiment mérité, il s'est vu
+aussitôt sommé d'apporter au prolétariat la réalisation de l'immense
+et trompeuse espérance par laquelle il avait avivé ses convoitises.
+On sait à quelle lamentable banqueroute le parlement ouvrier du
+Luxembourg a promptement abouti, et comment, pour faire diversion
+aux embarras et aux humiliations de cette banqueroute, l'auteur de
+l'_Organisation du travail_ s'est jeté et perdu dans les émeutes
+démagogiques.
+
+[Note 118: Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.]
+
+
+VII
+
+Il est un homme qu'on ne peut omettre dans la galerie des socialistes
+de ce temps, et qu'il serait cependant malaisé de rattacher à
+quelqu'une des écoles déjà étudiées; c'est Proudhon. Pour connaître
+son oeuvre, il faut, avant tout, le connaître lui-même: il s'agit ici
+bien plus de l'analyse d'un tempérament que de celle d'un système, de
+l'histoire d'une passion que de celle d'une doctrine. Né à Besançon,
+en 1809, d'un ouvrier et d'une fille de campagne servante pour les
+gros ouvrages, employé, dans son enfance, à garder les vaches ou
+à faire le métier de garçon de cave, Pierre-Joseph Proudhon avait
+obtenu, par l'entremise de quelques personnes charitables, d'être
+admis au collège en qualité d'externe non payant. Ce fut donc encore
+un boursier, comme Pierre Leroux, comme Cabet, comme Louis Blanc.
+Écolier ardent et opiniâtre au travail, mais sans cesse entravé et
+humilié par sa misère, venant au collège en sabots et sans chapeau,
+puni maintes fois pour avoir «oublié» des livres qu'il n'avait pas le
+moyen d'acheter, ne trouvant pas de quoi dîner chez ses parents, au
+retour d'une distribution de prix où il avait remporté les premières
+couronnes, il se montrait déjà sombre, farouche, irritable[119].
+Un jour que, suivant son instinct d'âpre curiosité, il avait, dans
+la bibliothèque de la ville, demandé à la fois un grand nombre
+d'ouvrages, le bibliothécaire, savant fort obligeant qui devait
+être un de ses protecteurs, s'approcha de lui et lui demanda en
+souriant: «Mais, mon petit ami, qu'est-ce que vous voulez faire de
+tous ces livres?» L'enfant leva la tête, toisa l'interrogateur et,
+pour toute réponse, lui jeta brusquement un: «Qu'est-ce que cela
+vous fait[120]?» L'obligation de gagner sa vie ne lui permit pas
+de terminer complètement ses études. Successivement correcteur,
+typographe, prote, il acquit, en 1836, une petite imprimerie dans
+laquelle il fit de mauvaises affaires. En 1838, il brigua et obtint
+de l'Académie de Besançon la _pension Suard_; cette pension de 1,500
+francs était accordée, pour trois ans, au jeune homme sans fortune
+qui montrait d'heureuses dispositions dans les lettres, les sciences,
+le droit ou la médecine.
+
+[Note 119: Il écrivait lui-même, peu après, à l'Académie de Besançon:
+«Je poursuivis mes humanités, à travers les misères de ma famille
+et tous les dégoûts dont peut être abreuvé un jeune homme sensible
+et _du plus irritable amour-propre_.» (_Correspondance de P.-J.
+Proudhon_, t. I, p. 26.)]
+
+[Note 120: _P.-J. Proudhon_, par M. SAINTE-BEUVE.]
+
+C'était, pour ce fils d'ouvrier, une occasion de s'ouvrir une
+carrière bourgeoise, d'autant mieux que l'honnête Académie paraissait
+prendre au sérieux et exercer avec sollicitude le patronage qu'elle
+avait assumé à son égard. Elle lui avait désigné, à Paris, pour
+correspondant et protecteur, un de ses membres qui faisait aussi
+partie de l'Académie française, M. Droz. Proudhon, bien que peu porté
+à la reconnaissance, a dû plusieurs fois rendre témoignage des bontés
+qu'avait eues pour lui ce moraliste aimable et bienveillant[121].
+D'autres personnages considérables, M. Jouffroy, M. Cuvier, lui
+faisaient également favorable accueil. Mais, chagrin, défiant,
+misanthrope, il repoussait ces avances et restait dans son coin[122].
+Était-ce modestie? C'était plutôt orgueil du plébéien qui a peur
+de ne pas faire assez bonne figure dans un salon[123]. Le rôle de
+protégé lui paraissait humiliant. Et puis n'attendez pas de lui la
+patience de suivre la filière, de prendre la queue des candidats;
+mieux valait, à son avis, tenter, à un moment donné, de sortir des
+rangs et de brusquer la renommée. Enfin, sans avoir encore toutes les
+opinions qu'il affichera bientôt, il se proclamait déjà républicain,
+égalitaire, il avait répudié toutes les croyances chrétiennes de son
+enfance et surtout possédait, au moins en germe, toutes les haines,
+toutes les amertumes qui feront plus tard explosion dans ses divers
+écrits. En recevant sa pension, il s'était fait le serment de ne pas
+abandonner ses frères du prolétariat, de ne pas se laisser attirer
+dans la hiérarchie sociale, mais, bien au contraire, de demeurer hors
+de cette hiérarchie pour la combattre[124]. «Je pourrais, écrivait-il
+le 17 décembre 1838, choisir d'autres voies de me pousser et de me
+faufiler; je ne le veux pas. Je refuse d'aller aux soirées de M.
+Droz, de voir M. Nodier, M. Baguet, M. Jouffroy, etc., et je n'y
+mettrai pas le pied... Ma nomination par l'Académie n'a pas effacé
+mes souvenirs, et ce que j'ai haï, je le haïrai toujours. Je ne
+suis pas ici pour devenir un savant, un littérateur homme du monde;
+j'ai des projets tout différents. De la célébrité, j'en acquerrai,
+j'espère; mais ce sera aux frais de ma tranquillité et de l'amour des
+gens.» Et, l'année suivante, le 15 octobre 1839, il ajoutait: «Je
+n'attends rien de personne; je rentrerai dans ma boutique, l'année
+prochaine, armé, contre la civilisation, jusqu'aux dents, et je
+vais commencer, dès maintenant, une guerre qui ne finira qu'avec ma
+vie[125].» Le bon M. Droz ne comprenait pas grand'chose à la manière
+d'être d'un si incommode pupille, et ne savait comment l'apprivoiser.
+
+[Note 121: _Correspondance de P.-J. Proudhon_, t. I, p. 73, 218.]
+
+[Note 122: _Ibid._, p. 84, 188, 256.]
+
+[Note 123: Il écrivait, quelques années auparavant: «J'éprouve encore
+cette sotte honte d'un berger que l'on veut faire entrer dans un
+salon. Je crains, comme des bêtes effrayantes, les visages que je
+n'ai jamais vus; je recule toujours à voir les gens même qui peuvent
+m'être utiles et me vouloir du bien; je n'ai de présence d'esprit et
+d'aplomb que lorsque je me vois seul et que c'est ma plume qui parle.
+Mérite fort commun, mais que voulez-vous? je sais que je ne brille ni
+par les dehors, ni par l'élocution; j'aime mieux n'être vu ni connu
+de personne.» (_Ibid._, t. I, p. 10.)]
+
+[Note 124: _Correspondance_, t. I, p. 59, 60.]
+
+[Note 125: _Ibid._, p. 76 et 154.]
+
+Si Proudhon se refuse à prendre rang dans la vieille société, ce
+n'est pas pour s'enrôler dans quelqu'un des partis révolutionnaires.
+Dès le premier jour, il se vante de «n'appartenir à aucune
+opinion[126]», et il gardera cette attitude jusqu'au bout. Il se dit
+républicain, mais proclame son mépris et son aversion pour toutes
+les coteries qui prennent cette étiquette; leur conduite lui paraît
+«stupide», leur programme absurde[127]. Il sera bientôt en état de
+guerre continuelle, implacable, avec les hommes du _National_, et
+ne se sentira jamais plus heureux que quand, par quelque «attaque
+effroyable», il les aura fait «pleurer et grincer des dents[128]»;
+il traite fort mal ceux qu'il appelle les «séides de Robespierre»
+et les «dévots à Marat[129]». Il n'est pas davantage disposé à
+s'affilier à l'une des sectes socialistes. «Je ne suis, écrit-il le
+29 mai 1840, ni saint-simonien, ni fouriériste, ni babouviste, ni
+d'aucune entreprise ou congrégation réformiste.» Un autre jour, après
+avoir parlé de tous les prédicateurs d'évangiles nouveaux: «Je n'ai
+pas envie, ajoute-t-il, d'augmenter le nombre de ces fous[130].»
+Individualiste à outrance, il ne pardonne pas aux communistes de
+détruire la personnalité et la dignité humaines[131]. Et surtout, il
+se révolte contre les impuretés de la réhabilitation de la chair, de
+l'amour libre et autres divagations érotiques[132]. S'il est donc
+révolutionnaire et socialiste, c'est à sa manière, qui n'est celle
+de personne autre; il n'éprouve le besoin de se ranger sous aucun
+drapeau, et la conspiration qu'il se dispose à poursuivre est, comme
+il le dit lui-même, une «conspiration solitaire[133]».
+
+[Note 126: _Ibid._, p. 142.]
+
+[Note 127: «La conduite du parti républicain, écrit Proudhon, le
+15 novembre 1840, a été, comme toujours, stupide depuis deux ou
+trois mois.» Ou bien encore: «Les radicaux sont annihilés par leur
+ineptie et leur incapacité.» (_Correspondance_, t. I, p. 254, 313.)
+Il n'a pas assez du sarcasmes pour le «dada réformiste» ou pour les
+velléités belliqueuses de la gauche.]
+
+[Note 128: _Ibid._, t. I, p. 333; t. II, p. 6.]
+
+[Note 129: _Ibid._, p. 13, et _Confessions d'un révolutionnaire_,
+§ I.--Pas un homme important de l'extrême gauche qu'il ne déteste.
+«Je souscrirais volontiers pour une couronne civique, écrivait-il,
+à celui qui nous délivrerait de Lamennais, de Cormenin et d'A.
+Marrast.» (_Correspondance_, t. I, p. 255.) Lamennais surtout lui
+est antipathique. «Quoi qu'un dise de cet homme, écrit-il, je
+répondrai toujours que je n'aime pas les apostats. Il pouvait changer
+d'opinion, mais il ne devait jamais faire la guerre à ses confrères
+dans le sacerdoce ni au christianisme.» (_Ibid._, t. I, p. 333.) Et
+plus tard: «Le plus grand bonheur qui pourrait arriver au peuple
+français, ce serait que cent députés de l'opposition fussent jetés
+à la Seine, avec une meule au cou; ils valent cent fois moins que
+les conservateurs, car ils ont, de plus que ceux-ci, l'hypocrisie.»
+(_Ibid._, t. II, p. 277.) Des journalistes de gauche, il ne pense pas
+plus de bien: «Ils ne comprendront jamais de moi autre chose, dit-il,
+sinon que je les hais et les méprise.»]
+
+[Note 130: Proudhon écrira, un jour, de Fourier, que son système est
+«le dernier rêve de la crapule en délire»; de Pierre Leroux, dont
+cependant il avait paru un moment se rapprocher, que «la sottise le
+dispute à la méchanceté dans ses élucubrations»; de Louis Blanc,
+qu'il est «le plus ignorant, le plus vain, le plus vide, le plus
+impudent, le plus nauséabond des rhéteurs». Cabet ne sera pas mieux
+traité.]
+
+[Note 131: Dans la théorie communiste, les hommes lui paraissent
+«attachés comme des huîtres, côte à côte, sans activité ni sentiment,
+sur le rocher de la fraternité».]
+
+[Note 132: Quand il lui faudra discuter cette partie de la doctrine
+socialiste, il se plaindra d'être «obligé de remuer ce fumier», et
+il s'écriera: «Loin de moi, communistes! Votre présence m'est une
+puanteur, et votre vue me dégoûte.»]
+
+[Note 133: Plus il va, plus il semble trouver une sorte d'âpre
+jouissance à se voir seul en guerre contre tous: «J'aurai raison
+contre tout le monde, écrit-il, ou je succomberai à la peine... Le
+nombre des adversaires vous épouvante; il m'anime, au contraire. Car
+je crois que, dans la carrière antireligieuse, antipropriétaire,
+antimonarchique, où je suis entré, s'il y avait une seule opinion
+avec laquelle je ne fusse pas en désaccord, je ne serais plus
+d'accord avec moi-même.» (_Correspondance_, t. II, p. 241.)]
+
+Proudhon ne voulut pas se dévoiler tout d'un coup. En 1839, il publia
+un _Discours sur la célébration du dimanche_, sujet mis au concours
+par l'Académie de Besançon. Un peu d'attention suffit sans doute
+pour y découvrir en germe presque toutes les idées du socialisme
+égalitaire qui seront développées dans ses ouvrages ultérieurs;
+mais il tâchait de les couvrir du nom de Moïse, et les entourait
+d'amplifications inoffensives ou même presque édifiantes. La menace
+existait, seulement elle était dissimulée; et s'adressant au lecteur
+qu'il supposait intrigué par le mystère, l'auteur s'écriait:
+«Infortuné, comment me comprendriez-vous si vous ne me devinez pas?»
+Le public ne chercha ni à comprendre ni à deviner. Le _Discours_
+passa inaperçu, et personne ne s'arrêta à déchiffrer l'énigme qu'il
+pouvait contenir. L'Académie de Besançon seule s'en occupa; bien
+qu'un peu effarouchée, elle accorda une médaille à son pensionnaire,
+et se borna à faire quelques réserves par l'organe de son rapporteur,
+l'abbé Doney, qui devait être plus tard évêque de Montauban.
+
+Proudhon fut étonné et quelque peu mortifié de n'avoir pas fait
+scandale[134]; il en conclut à la nécessité de frapper plus fort,
+et se mit à rédiger son _Mémoire sur la propriété_. Dans quel état
+d'esprit? On en peut juger par sa correspondance: «Je suis épuisé,
+découragé, consterné, écrivait-il le 12 février 1840. J'ai été
+pauvre l'année dernière, je suis, celle-ci, indigent[135]..... Je
+suis comme un lion; si un homme avait le malheur de me nuire, je le
+plaindrais de tomber sous ma main... Mon travail sur la propriété
+est commencé... L'ironie et la colère s'y feront trop sentir. C'est
+un mal irrémédiable. Quand le lion a faim, il rugit... Malheur à la
+propriété! malédiction!... Il est vrai que, sur certains passages
+de mes lettres, on doit trembler pour ma tête. Hé! Dieu de mon âme,
+c'est que je m'apprête à faire trembler les autres... Il faut que
+je tue, dans un duel à outrance, l'inégalité et la propriété. Ou je
+m'aveugle, ou elle ne se relèvera jamais du coup qui lui sera bientôt
+porté[136].» Le dernier trait est naïf; il trahit cet orgueil qui
+était le fond de l'âme de Proudhon et peut-être l'explication de
+beaucoup de ses actes. L'auteur était persuadé, en effet, que son
+livre serait «l'événement le plus remarquable de 1840». Un autre
+jour, il écrivait: «Je fais un ouvrage diabolique qui m'effraye
+moi-même»; et il terminait ainsi sa lettre: «Priez Dieu pour moi.»
+Le plus souvent, ce qui dominait en lui, c'était une sorte de joie
+sauvage, à la pensée de la consternation qu'il allait jeter dans les
+esprits: «Mon ouvrage est fini, et j'avoue que j'en suis content.
+Je ne puis y penser sans un frémissement de terreur. Quand je songe
+à l'effet qu'il produirait infailliblement, publié par un Arago,
+j'éprouve les mêmes palpitations qu'un Fieschi, à la veille de faire
+partir une machine infernale[137].»
+
+[Note 134: Il s'était attendu, en effet, à produire une vive émotion:
+«Quand on saura dans le public, écrivait-il le 1er juin 1839, que je
+suis l'auteur de ce Discours, ce sera un beau tapage. Je puis dire
+que je viens de passer le Rubicon.» (_Ibid._, t. I, p. 129.)]
+
+[Note 135: Ces embarras pécuniaires venaient surtout de l'imprimerie
+dont Proudhon ne pouvait ni se débarrasser ni tirer profit. Tel était
+son dénuement que, voulant aller voir un de ses amis à Besançon,
+il fit à pied la route de Paris à cette ville. Il priait ses
+correspondants de ne lui écrire que par occasion, parce qu'il n'avait
+pas le moyen de payer les ports de lettre.]
+
+[Note 136: Cette idée revenait sous toutes les formes, dans sa
+correspondance: «Je ne connais rien dans la science, écrivait-il
+encore, dont la découverte ait jamais produit un effet pareil à celui
+que la lecture de mon ouvrage est capable de produire. Je ne dis pas:
+qu'il soit compris; je dis seulement: qu'il soit lu, et c'en est fait
+de la vieille société.»]
+
+[Note 137: _Correspondance_, t. I, p. 166, 182, 183, 189, 191, 212,
+213, 216.]
+
+Le Mémoire parut en juin 1840: c'était un volume de deux cent
+cinquante pages. Dès les premières lignes, à cette question:
+«Qu'est-ce que la propriété?» Proudhon répondait: «La propriété,
+c'est le vol.» Le défi, la recherche du scandale étaient manifestes:
+sorte de rubrique de charlatan, pour faire retourner les passants
+auxquels l'auteur en voulait de n'avoir pas été émus par les
+hardiesses plus enveloppées du _Discours sur le dimanche_. «Il
+fallait, a-t-il dit plus tard pour expliquer sa conduite, étonner
+l'ennemi par l'audace des propositions... Un parti ne se fût
+point prêté à cette tactique; elle exigeait une individualité
+résolue, excentrique même, une âme trempée pour la protestation
+et la négation. Orgueil ou vertige, je crus que mon tour était
+venu[138].» Toute sa vie, il devait, comme un nouveau cynique, se
+plaire à stupéfier le badaud, plus encore, à l'épouvanter. Lui
+représentait-on que ce n'était pas le moyen de gagner les gens, et
+que l'on prenait plus de mouches avec une cuillerée de miel qu'avec
+cent tonneaux de vinaigre? «Il ne s'agit pas de prendre des mouches,
+répondait-il: il s'agit de les tuer[139].» Parfois, il semblait tirer
+vanité de sa violence. «La propriété, c'est le vol! écrivait-il,
+il ne se dit pas, en mille ans, un mot comme celui-là. Je n'ai
+d'autre bien sur la terre que cette définition de la propriété,
+mais je la tiens plus précieuse que les millions de Rothschild.»
+Infatuation d'autant plus étrange qu'en réalité la formule n'était
+pas de lui, et qu'il l'avait empruntée à Brissot de Warville[140]. À
+d'autres moments, il s'excusait presque d'avoir crié si fort. «Cela
+sert avec les sots, disait-il; les sages aperçoivent le motif et
+pardonnent à l'auteur[141].» Et il ajoutait plus tard, en 1849, dans
+le _Représentant du peuple_, toujours à propos de la même phrase:
+«Cela se dit une fois; cela ne se répète pas. Laissons cette machine
+de guerre, bonne pour l'insurrection, mais qui ne peut plus servir
+aujourd'hui qu'à contrister les pauvres gens.»
+
+[Note 138: _Confession d'un révolutionnaire._]
+
+[Note 139: _Correspondance_, t. I, p. 251.]
+
+[Note 140: Brissot avait écrit, en effet, dans ses _Recherches
+philosophiques sur le droit de propriété et le vol_: «La propriété
+exclusive est un vol dans la nature. Le voleur, dans l'état naturel,
+c'est le riche.»]
+
+[Note 141: _Correspondance_, t. I, p. 308.]
+
+Après cet exorde tapageur, l'auteur du Mémoire tâche de détruire les
+divers fondements sur lesquels les philosophes, les économistes ou
+les jurisconsultes font reposer la propriété; il la déclare une idée
+contradictoire, une institution malfaisante, et surtout lui reproche
+d'être en opposition avec la «justice». Pour lui, la «justice» est
+l'égalité, l'égalité absolue, l'égalité des conditions, des fortunes,
+des salaires. C'est à tort que le saint-simonisme et le fouriérisme
+ont dit: «À chacun selon sa capacité.» Toute part réclamée au nom
+du talent n'est qu'une «rapine exercée sur le produit du travail».
+L'auteur regarde d'ailleurs le talent comme une difformité qui tendra
+à disparaître avec l'égalité des conditions, et il nous offre la
+perspective terne et morne d'une société où toutes les intelligences
+seront nivelées comme les salaires. Il supprime la concurrence: la
+valeur de chaque objet ne varie plus selon l'offre et la demande;
+elle est tarifée d'après un criterium absolu et immuable, qui est
+la durée du travail nécessaire pour le produire; aucun compte n'est
+tenu du talent dépensé, ni de la difficulté vaincue; c'est l'Académie
+des sciences qui sera chargée de faire cette tarification. Tout cela
+ressemble fort aux rêveries des communistes; et cependant Proudhon se
+défend d'aboutir à la communauté, qu'il répudie au nom de la liberté
+et de la dignité humaines. Ajoutons qu'entre temps l'auteur conclut
+de la négation de la propriété à celle de l'autorité et se proclame
+«an-archiste». Quant à Dieu, l'heure de sa condamnation n'a pas
+encore sonné; bien au contraire, le Mémoire se termine par une sorte
+de prière adressée au «Dieu de liberté et d'égalité».
+
+«Démolir», Proudhon s'y entend, et le mot même lui est familier.
+Mais, cela fait, il ne semble guère s'inquiéter de reconstruire.
+À peine, dans les dernières pages de son Mémoire, esquisse-t-il
+vaguement une théorie de la «possession» par laquelle il se
+flatte de remplacer la propriété, sans tomber dans la communauté.
+Cette possession paraît être la propriété individuelle, moins
+ce que l'auteur appelle l'«usure», c'est-à-dire moins la rente,
+le fermage; elle ne dure qu'à condition d'être effective; elle
+est transmissible par succession, sous cette réserve que nul ne
+doit cumuler deux héritages. Avec cette possession individuelle,
+aliénable, transmissible, que deviendra l'égalité absolue des
+conditions présentée par l'auteur comme la conséquence et même comme
+la raison de l'abolition de la propriété? S'il y a conflit entre les
+deux principes, quel pouvoir prononcera dans une société où l'on
+a proclamé l'«anarchie»? Nous pourrions multiplier à l'infini ces
+questions. Proudhon n'a essayé de répondre à aucune. En réalité,
+après avoir accumulé les plus audacieuses négations, il n'apporte
+pas une seule affirmation sérieuse. Lui-même avait le sentiment
+de son impuissance et cherchait à s'en excuser. Raillant fort
+dédaigneusement la présomption des faiseurs de système, fouriéristes
+ou autres, il disait, à la fin de son Mémoire: «Quant à la science
+de la société, je déclare que je n'en connais rien de plus que le
+principe (il entendait par là le principe d'égalité absolue), et
+je ne sache pas que personne aujourd'hui puisse se flatter d'avoir
+pénétré plus avant.» Mais il n'admettait pas qu'on l'engageât à
+suspendre la démolition, jusqu'au jour où il serait en mesure de
+tracer le plan du nouvel édifice: «J'ai prouvé le droit du pauvre,
+disait-il; j'ai montré l'usurpation du riche; je demande justice;
+l'exécution de l'arrêt ne me regarde pas. Si, pour prolonger de
+quelques années une jouissance illégitime, on alléguait qu'il ne
+suffit pas de démontrer l'égalité, qu'il faut encore l'organiser,
+qu'il faut l'établir sans déchirements, je serais en droit de
+répondre: «Le soin de l'opprimé passe avant les embarras des
+ministres...; le mal connu doit être condamné et détruit...; on ne
+temporise pas avec la restitution.»
+
+La rapide analyse qui vient d'être faite de cet écrit ne saurait
+donner l'idée de sa forme: tout un appareil de métaphysique,
+d'économie politique, de jurisprudence, d'algèbre même, et en même
+temps toutes les brusqueries, les familiarités, les amertumes, les
+invectives, les personnalités de la polémique la plus emportée.
+L'auteur lui-même définissait ainsi ce qu'il appelait «le genre
+_Mémoire_»: «Moitié science, moitié pamphlet, noble, gai, triste
+ou sublime... La science pure est trop sèche; les journaux trop
+par fragments; les longs traités trop pédants. C'est Beaumarchais,
+c'est Pascal qui sont mes maîtres[142].» Dans le double personnage
+que cherchait ainsi à jouer Proudhon, le pamphlétaire était bien
+supérieur au savant. Celui-ci se montrait lourd, obscur, ennuyeux,
+pénible à suivre; celui-là, bien que dépourvu de grâce, de souplesse
+et de variété, bien que manquant souvent le but par excès de tension
+et de véhémence, était cependant alerte, rapide, vigoureux; il avait
+le tour vif et brusque, un entrain endiablé, une langue ferme,
+saine, précise; il excellait surtout dans le corps à corps, plus
+puissant à assommer un homme qu'à discuter une idée. Et quand, par
+hasard, il avait la chance de n'être plus dans le faux, quand il
+s'attaquait aux sottises ou aux vilenies de quelque socialiste rival,
+il avait des saillies de bon sens, et même des révoltes d'honnêteté,
+d'une saisissante vigueur. Malgré ces bons côtés, l'ensemble était
+sans agrément, indigeste et peu lisible. Aussi le public n'en
+connaissait-il réellement que quelques pages ou, pour mieux dire,
+quelques phrases. Ce qui faisait le plus défaut à Proudhon, c'était
+le coeur: pas d'autre émotion que celle de la colère. Quand il
+voulait être pathétique, imiter Jean-Jacques ou Lamennais, il tombait
+dans la mauvaise rhétorique. Il se piquait pourtant de ne pas faire
+oeuvre de littérature, de n'être pas «gent de lettres[143]». Vaine
+prétention! Quoique fort différent de Louis Blanc, il était aussi un
+rhéteur, ou, si l'on aime mieux, un sophiste, ce qui n'est qu'une
+autre variété de la même espèce.
+
+[Note 142: _Correspondance_, t. I, p. 333, 334.]
+
+[Note 143: «Je n'ai pas le loisir de travailler mon style, je suis
+trop pauvre et trop mal dans mes affaires, pour m'amuser à être gent
+de lettres.»--«Je me soucie de style et de littérature comme de cela.
+Quand je parle au public, je tâche que mon expression soit bien
+nette, bien carrée, bien mordante: je n'ai pas d'autre poétique.»
+(_Ibid._, t. I, p. 182; t. II, p. 242.)]
+
+Le _Mémoire sur la propriété_ ne fit pas tout d'abord le bruit que
+son auteur en attendait. Inconnu, vivant dans l'ombre et l'isolement,
+Proudhon eût eu besoin, plus que tout autre, d'être signalé au
+public par la presse; il n'avait rien fait pour se ménager son
+concours. Sauf la _Revue du progrès_ de Louis Blanc, pas un journal
+ne parla de son livre. Au bout de quelques mois, cependant, les cinq
+cents exemplaires de la première édition se trouvaient placés, et il
+était question d'en faire une nouvelle. À l'Académie de Besançon,
+le Mémoire causa d'autant plus d'émotion qu'il avait été dédié à
+cette compagnie, avec une lettre-préface quelque peu ironique;
+certains académiciens ne demandaient pas moins que la déchéance du
+pensionnaire; après de longues délibérations, pendant lesquelles
+ce dernier se montra tour à tour humble et menaçant, l'Académie,
+toujours bonne personne, écarta les mesures de rigueur. Ce ne fut pas
+le seul corps savant dont Proudhon eut alors à se louer. Il avait
+fait hommage de son livre à l'Académie des sciences morales; M.
+Blanqui, l'économiste, se chargea du rapport: tout en réfutant les
+doctrines émises, il traita l'auteur en homme de science et, par là
+même, le couvrit aux yeux du ministre de la justice, qui était, en ce
+moment, sollicité de déférer aux tribunaux l'ennemi de la propriété.
+
+Cette indulgence, loin de désarmer Proudhon, l'enhardissait. «Je
+n'ai pas commencé pour reculer», écrivait-il[144]. Aussi le voit-on
+faire paraître, coup sur coup, en avril 1841 et en janvier 1842,
+deux nouveaux Mémoires, le premier de forme relativement modérée,
+le second plus violent que jamais[145]. Il y revient sur les mêmes
+thèses, sans addition ni atténuation. Tout en visant surtout la
+propriété, il maltraite avec rudesse, chemin faisant, Lamennais,
+Considérant et le _National_. Le dernier de ces pamphlets lui valut
+une poursuite devant la cour d'assises de Besançon, ce qui ne laissa
+pas que de lui faire, un moment, assez peur; mais il s'en tira avec
+la finesse d'un paysan franc-comtois: à l'audience, il débita,
+d'un ton bonhomme et tranquille, une exposition si volontairement
+obscure de sa doctrine, que les braves jurés, n'y comprenant rien,
+se persuadèrent avoir devant eux un savant, non un conspirateur,
+et qu'ils l'acquittèrent. Le seul résultat du procès fut de mettre
+l'auteur un peu mieux en vue, ce qui lui était d'autant plus utile
+que les journaux, même ceux d'extrême gauche, continuaient à faire le
+silence autour de ses oeuvres. «Je vais mon chemin sans leur secours,
+disait-il, ce qui prouve quelque chose.» Il ajoutait, un autre jour:
+«Inconnu à la presse et aux confréries littéraires et politiques,
+je perce peu à peu; mes brochures se vendent, et mon libraire ne
+paraît point mécontent[146].» Toutefois, le résultat était encore peu
+brillant. Proudhon écrivait, en effet, toujours à la même époque: «Je
+puis dire, en toute vérité, que je n'ai pas un partisan, au moins
+déclaré; le peuple ne peut suivre de si longues et si abstraites
+inductions.» «Du côté du peuple, lit-on dans une autre lettre, je
+suis vu avec plus de défiance que de sympathie; les petits journaux
+d'ateliers me montrent assez de mauvais vouloir; les communistes me
+regardent comme une espèce d'aristocrate.» Et un peu plus tard: «Je
+n'ai encore personne. Personne! Je suis délaissé. J'espère que dans
+un an le public se décidera; mais combien les écrivains sont lâches
+et égoïstes[147]!»
+
+[Note 144: _Correspondance_, t. I, p. 324.]
+
+[Note 145: Le premier était intitulé: _Lettre à M. Blanqui_; le
+second: _Avertissement aux propriétaires, ou Lettre à M. Considérant,
+rédacteur de la_ Phalange, _sur une défense de la propriété_.]
+
+[Note 146: Il écrivait encore: «J'ai la chance de réunir tout le
+monde contre mes publications, ce qui produit une conspiration de
+silence à mon égard. Mes publications ont l'air d'être clandestines,
+et cependant elles s'insinuent partout et déjà portent leur fruit.»]
+
+[Note 147: _Correspondance_, t. I, p. 332, 338, 339, 350, et t. II,
+p. 18.]
+
+Proudhon commençait-il à se fatiguer et à s'inquiéter de cet
+isolement? En 1842 et 1843, nous le voyons solliciter un petit emploi
+à la mairie de Besançon; en même temps, il envoyait ses écrits à
+M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, et lui expliquait longuement
+«comment on pourrait tourner, au profit du pouvoir, les théories
+les plus radicales»; «peut-être, écrivait-il à un de ses amis, ne
+seras-tu pas étonné si je te dis que, dans deux ans, je serai tout
+entier, avec armes et bagages, dans le gouvernement[148].» Quelques
+personnes en ont conclu qu'il y avait eu alors, chez ce révolté, une
+sorte de détente, une velléité de désarmement: pure illusion. Sans
+doute, il n'attachait que peu d'importance aux formes politiques,
+et si la monarchie eût consenti à être l'instrument de ses idées,
+il n'aurait eu aucun scrupule à s'allier avec elle; mais il ne
+pouvait sérieusement espérer son concours. Ce qu'il cherchait donc,
+en 1842 et 1843, c'était seulement une sorte d'abri d'où il pût
+continuer, avec plus de sécurité et sans risque d'un nouveau procès,
+sa guerre contre la société. Il rêvait, comme il le disait lui-même,
+«l'avantage d'être à la fois le réformiste le plus avancé de l'époque
+et le protégé du pouvoir[149]». C'est que, malgré son tempérament
+batailleur et son audace de plume, il n'avait nullement le goût du
+martyre: il en avait même le mépris[150]. De plus, au bénéfice d'être
+ainsi le protégé du gouvernement, il comptait joindre le plaisir
+de le tromper; or, rien ne l'amusait tant que de duper ceux qui se
+fiaient à lui. Voyez avec quel rire sournois il raconte, à cette
+même époque, le tour qu'il est en train de jouer à un magistrat
+qui, voulant faire un livre de droit criminel pour se pousser à
+la députation, l'a choisi comme secrétaire et collaborateur! Il
+nous dépeint ce magistrat comme un «brave homme», «honnête», de
+courte vue, «voltairien», «libéral», mais «propriétaire comme un
+diable», «se piquant d'aristocratie», traitant les radicaux et les
+socialistes de «charlatans» et d'«escrocs», et «ne voulant rien
+dire qui pût compromettre sa toge et contrarier ses opinions». Le
+perfide secrétaire profite de la confiance qu'on lui témoigne pour
+glisser, dans le travail qui lui est commandé, ses propres thèses
+plus ou moins dissimulées, se réservant, une fois le livre paru,
+loué, récompensé peut-être, de mettre en lumière ces passages et de
+sommer l'auteur nominal d'en accepter les conséquences. Comme il se
+gaudit par avance de ce scandale «d'un juge de Paris convaincu d'être
+antipropriétaire et égalitaire»! Comme il se promet de le pousser
+à bout sans pitié! «Ou mon homme criera: Vive l'égalité! À bas la
+propriété! dit-il, ou je le change en bourrique[151].» Le livre
+n'ayant pas été publié, cet honnête complot avorta; mais il révélait
+bien l'instinct de ruse subalterne qu'avait gardé ce fils de paysan.
+C'était évidemment un tour du même genre que Proudhon méditait de
+jouer au gouvernement, dans le cas où celui-ci eût accepté ses
+avances[152]. Au fond, les sentiments de l'ennemi de la propriété
+étaient toujours les mêmes; ils se trahissent à chaque page de sa
+correspondance: «Je déguise ma colère par prudence pure et nécessité,
+écrit-il le 3 avril 1842;... mais, oh! millions de tonnerres de
+diable, je vous jure que tout ce qui est différé n'est pas perdu.» Et
+peu après: «Je suis plus convaincu que jamais qu'il n'y a pas place
+pour moi dans le monde, et je me regarde comme en état d'insurrection
+perpétuelle contre l'ordre de choses[153].» Non qu'il rêve d'un coup
+de force, d'une émeute; il les répudie même[154]; mais il poursuit
+sans relâche ce qu'il appelle «l'inversion de la société[155]».
+
+[Note 148: _Ibid._, t. II, p. 6, 10.]
+
+[Note 149: _Correspondance_, t. II, p. 70.--Peu auparavant, il
+expliquait ainsi sa démarche auprès de M. Duchâtel: «Le pouvoir
+est encore plus bête que méchant, et j'ai résolu d'avoir désormais
+quelque homme puissant parmi mes défenseurs.» (_Ibid._, t. I, p.
+314.)]
+
+[Note 150: «Il y a un homme que je déteste à l'égal du bourreau,
+disait-il, c'est le martyr.» Il blâmait Lamennais aimant mieux
+aller en prison que demander sa grâce. «Galilée, à genoux devant
+le tribunal de l'Inquisition, écrivait-il, et reniant l'hérésie du
+mouvement de la terre pour recouvrer sa liberté, me paraît cent fois
+plus grand que Lamennais... Je respecte les mannequins, je salue les
+épouvantails. Je suis en monarchie, je crierai: Vive le Roi! plutôt
+que de me faire tuer.»]
+
+[Note 151: _Correspondance_, t. I, p. 297, 305, 311, 312, 313, 319,
+320, 330, 331.]
+
+[Note 152: Quelqu'un, en tout cas, l'avait deviné: c'était le maire
+de Besançon, qui expliquait ainsi pourquoi il ne voulait pas donner à
+Proudhon la place qu'il demandait dans les bureaux de la mairie: «Je
+crains qu'il ne fasse de nous, comme des académiciens, des _niais_ ou
+des _instruments_.» (_Ibid._, t. II, p. 80.)]
+
+[Note 153: _Ibid._, t. II, p. 28 et 93.]
+
+[Note 154: _Ibid._, p. 199, 200.]
+
+[Note 155: _Ibid._, p. 259.]
+
+Jusqu'à présent ce n'est toujours qu'une oeuvre de démolisseur que
+nous avons vu faire à Proudhon. S'y est-il donc renfermé jusqu'en
+1848? Il sentait cependant qu'on avait le droit de lui demander
+son plan de reconstruction. Le livre sur la _Création de l'ordre
+dans l'humanité_, en 1843; fut un premier effort pour répondre à
+cette attente, effort très ambitieux et très malheureux; ce livre,
+présenté comme une révélation prodigieuse, fut peu lu, encore
+moins compris, et l'auteur lui-même dut avouer, après coup, qu'il
+«était au-dessous du médiocre[156]». Il tenta un nouvel effort,
+en 1846, en publiant le _Système des contradictions économiques,
+ou Philosophie de la misère_. Cet ouvrage en deux volumes, avec
+cette épigraphe orgueilleuse: _Destruam et ædificabo_, fit un peu
+plus de bruit que le précédent, ne fût-ce qu'à cause des injures
+qui y étaient dites à la Providence; c'est là qu'après une page
+de blasphèmes sans précédents peut-être dans notre littérature,
+Proudhon s'écriait: «Dieu, c'est sottise et lâcheté; Dieu, c'est
+hypocrisie et mensonge; Dieu, c'est tyrannie et misère; Dieu,
+c'est le mal!» Sous couleur d'appliquer la dialectique hégélienne
+dont les mystères venaient de lui être révélés[157], il ne faisait
+qu'opposer, entre-choquer, ruiner toutes les idées, soutenant le
+pour et le contre, tantôt montrant, dans l'économie politique, une
+routine condamnée par les faits, la consécration de la misère et du
+vol, tantôt faisant des chimères et des immoralités socialistes la
+critique la plus vengeresse, semblant d'ailleurs éprouver une sorte
+de joie maligne à démolir chacune des thèses par l'autre. Les rares
+lecteurs qui avaient le courage de le suivre dans ces enchevêtrements
+d'«antinomies» sortaient de là tout étourdis d'avoir été ainsi
+balancés, tournés et retournés; ils ne savaient plus que penser
+soit d'eux-mêmes, soit de l'auteur, et se demandaient si celui-ci
+ne s'était pas livré à un pur jeu d'ergotage. Selon la phraséologie
+allemande par laquelle il obscurcissait encore sa pensée, Proudhon
+venait de poser la «thèse» et l'«antithèse». Restait à en déduire la
+«synthèse», où se trouverait la vérité tant attendue. Mais on eût
+cherché vainement cette synthèse dans le livre; elle était renvoyée
+à un ouvrage ultérieur, que l'auteur se bornait à annoncer sous ce
+titre: _Solution du problème social_. C'est qu'il ne possédait pas
+cette solution; comme il le disait lui-même, il la «cherchait».
+
+[Note 156: _Confession d'un révolutionnaire_, § XI.]
+
+[Note 157: Il avait été initié par M. Grün, sorte de missionnaire
+hégélien venu à Paris, en 1844, pour se mettre en rapport avec les
+socialistes. Dans le récit qu'il a écrit de son voyage, M. Grün parle
+avec un grand dédain de Cabet, de Considérant, de Louis Blanc; il
+réserve toute son admiration pour Proudhon.]
+
+Cette recherche durait encore, quand éclata la révolution de 1848;
+Proudhon en fut tout d'abord «abasourdi»--c'est son propre mot--et
+même quelque peu désappointé. Dans le rôle nouveau que cet événement
+lui faisait, se montra-t-il plus apte à formuler un système qui
+ne fût pas une pure négation? Non: il aboutit seulement à ces
+théories du «crédit gratuit» et de la «banque du peuple», dont M.
+Bastiat et M. Thiers firent une si prompte justice. Exaspéré de
+son insuccès, Proudhon se jeta alors plus avant que jamais dans
+les violences démagogiques, jouant, avec une sorte de vertige et
+de frénésie, ce qu'il appelait «son infernale partie», jouissant
+de l'influence malfaisante qu'il avait enfin acquise sur le peuple
+révolutionnaire, et s'enorgueillissant peut-être plus encore d'être
+devenu l'épouvantail de la bourgeoisie.
+
+Mais revenons au Proudhon d'avant 1848, le seul qui doive nous
+occuper ici. Il est maintenant manifeste que le sophiste pamphlétaire
+s'était lancé sans savoir où il allait; que, du premier jour au
+dernier, il avait marché à l'aventure, brisant tout sur son passage,
+sans autre inspiration, comme il l'avouait lui-même, que son «immense
+colère», beaucoup plus excentrique que vraiment original, nullement
+créateur. On comprend dès lors qu'il n'ait pas groupé de parti autour
+de lui. À peine, vers la fin de la monarchie de Juillet, voyait-il
+quelques amis nouveaux. MM. Darimon, Langlois, Chaudey, Mathey,
+Massol, remplacer les anciens qui s'étaient éloignés. En réalité,
+il demeurait toujours un isolé, en guerre avec toutes les factions,
+avec toutes les sectes. Il écrivait, le 26 mars 1847: «La répulsion
+que j'inspire est générale, depuis les communistes, républicains et
+radicaux, jusqu'aux conservateurs et aux jésuites, les jésuites de
+l'Université y compris.» Dans la masse ouvrière elle-même, bien qu'il
+commençât à être plus connu, il était loin d'avoir alors le renom et
+la popularité de Louis Blanc ou de Cabet. Un rapport de police disait
+de lui, en 1846: «Ses doctrines sont très dangereuses; il y a, au
+bout, des coups de fusil; heureusement ce n'est pas lu.» Très peu de
+gens, en effet, lisaient d'un bout à l'autre les écrits de Proudhon.
+Seulement, de leurs profondeurs obscures jaillissaient, comme
+éclairées d'une lueur sinistre, certaines phrases qui frappaient tous
+les yeux. On eût compté les ateliers où avaient pénétré les _Mémoires
+sur la propriété_ et le _Système des contradictions économiques_;
+mais il n'était pas un recoin des faubourgs où n'eussent été entendus
+les cris: La propriété, c'est le vol! et: Dieu, c'est le mal! Ainsi
+isolées de tout développement, ces formules n'apportaient pas aux
+ouvriers une doctrine économique ou philosophique; elles leur
+faisaient l'effet d'une sorte de tocsin, d'appel à la révolte, au
+pillage des riches, au massacre des prêtres. Ceux mêmes qui n'en
+concluaient pas à la violence immédiate y désapprenaient ce qui
+pouvait leur rester encore des vieux respects. «Je n'ai pas la bosse
+de la vénération, écrivait un jour Proudhon, et si je forme un voeu,
+c'est de l'écraser sur le front de tous les mortels[158].» Il n'y
+réussit que trop bien. D'autres avaient déjà enseigné au peuple à
+détester la société et à nier la Providence; Proudhon lui apprit à
+leur montrer le poing et à leur cracher au visage.
+
+[Note 158: _Correspondance_, t. II, p. 239.]
+
+
+VIII
+
+La revue de l'armée socialiste est enfin terminée. Nous connaissons
+maintenant tous les sophistes qui, dans les dernières années de
+la monarchie de Juillet, travaillaient à pervertir l'esprit du
+peuple et à exciter ses passions; nous savons d'où ils venaient
+et où ils allaient. Rarement un tel effort avait été fait pour
+renverser la société. Sans doute, il y avait eu de tout temps des
+utopistes rêvant je ne sais quel remède aux maux qui résultent de
+l'inégale distribution des richesses. Mais ces rêveurs n'étaient
+pas des perturbateurs; ces fantaisies n'avaient rien d'agressif.
+Le saint-simonisme lui-même, bien qu'il ait servi en quelque sorte
+de transition entre la chimère inoffensive des Salente d'autrefois
+et la réalité destructive du socialisme contemporain, bien qu'il
+contînt en germe presque toutes les erreurs et les convoitises des
+sectes plus récentes, était demeuré cependant un mouvement pacifique,
+étranger aux partis politiques. Tel fut aussi le caractère des
+fouriéristes à leurs débuts et de quelques autres des théoriciens
+dont il vient d'être parlé. Mais à partir de 1840, notamment avec
+Louis Blanc, avec Proudhon, avec la plupart des communistes, nous
+sommes en présence d'un phénomène tout nouveau. On dirait que la
+barrière qui avait séparé jusqu'alors le monde des réformes sociales
+de celui des agitations politiques s'est abaissée. Le rêveur passe
+tribun; la secte se transforme en faction; la thèse d'école tend à
+devenir un mot d'ordre d'insurrection; l'utopie fait alliance avec
+les passions démagogiques, poursuit, par la violence révolutionnaire,
+la réalisation immédiate de ses plans, et trouve, dans l'immense
+prolétariat industriel né, à cette époque même, de la transformation
+économique, des souffrances pour entretenir, aviver les appétits et
+les haines, des demi-instructions pour se prendre aux sophismes,
+des forces pour mettre en oeuvre les desseins de renversement. Il
+y a là une menace d'une particulière gravité. Qu'on ne se rassure
+pas en relevant les divergences de doctrine qui existent entre ces
+diverses écoles; incapables de s'entendre pour une affirmation
+commune, elles s'accordent dans une négation; elles s'attaquent aux
+mêmes institutions, et surtout remuent les mêmes colères, exaspèrent
+les mêmes douleurs, allument les mêmes convoitises. Leur action
+destructive a plus d'unité que leurs théories.
+
+En même temps que les socialistes devenaient révolutionnaires, les
+radicaux, par une évolution correspondante, se rapprochaient du
+socialisme, dont le concours leur paraissait utile pour leur oeuvre
+d'opposition subversive. Dès 1840, l'exemple de ce rapprochement
+avait été donné, non sans éclat, par M. Arago, réclamant à
+la tribune une «nouvelle organisation du travail». Plusieurs,
+sans doute, dans le parti républicain, répugnaient à suivre cet
+exemple. Au _National_, on soutenait volontiers qu'avant de parler
+de révolution sociale il fallait d'abord faire la révolution
+politique. Mais à côté et un peu au delà du _National_, la _Réforme_,
+fondée en 1843, sous les auspices de M. Ledru-Rollin, était loin
+d'avoir les mêmes répugnances. Parmi les membres de son comité
+elle comptait M. Louis Blanc, acceptait de ses mains un programme
+entièrement conforme aux idées de cet écrivain, et lançait, en
+1845, dans les ateliers de Paris, une pétition rédigée sous la même
+inspiration. Il est d'ailleurs à remarquer que certains radicaux
+qui reculaient ou hésitaient devant les conclusions doctrinales du
+socialisme s'associaient, par calcul de tactique ou par entraînement
+déclamatoire, à ses excitations et à ses provocations. Tel était
+le cas de Lamennais. Interrogé en 1838 par Cabet, il avait répondu
+n'avoir pas encore d'idées arrêtées sur ce que devrait être
+l'«organisation du travail[159]», et plus tard, en 1847, dans une
+lettre adressée au _National_, tout en applaudissant aux «tentatives»
+des écoles communistes, il déclarait «ne pas approuver les moyens
+qu'elles proposaient», notamment la façon dont elles supprimaient la
+propriété individuelle. Mais cela ne l'empêchait pas de maudire avec
+elles la société actuelle et de la déclarer sataniquement organisée
+par les riches contre les pauvres. Sa rhétorique, si étrangement
+mélangée de colère et de pitié, se plaisait à peindre la misère et
+la servitude du prolétaire; il avait déjà commencé dans les _Paroles
+d'un croyant_; il continua dans une série de pamphlets de plus en
+plus véhéments: «Peuple, peuple, s'écriait-il, réveille-toi enfin!
+Esclaves, levez-vous, rompez vos fers... Voudriez-vous qu'un jour,
+meurtris par les fers que vous leur aurez légués, vos enfants disent:
+«Nos pères ont été plus lâches que les esclaves romains; parmi eux,
+il ne s'est pas rencontré un Spartacus[160]!» Par une inconséquence
+singulière, l'auteur se défendait de vouloir la violence, et
+s'interrompait par moments pour prêcher la justice à ceux dont il
+venait d'irriter longuement les convoitises et les ressentiments.
+Naturellement, ses excitations enflammées étaient mieux entendues que
+ses conseils de sagesse. «J'ai vu des ouvriers, écrivait Proudhon,
+qui, après la lecture du dernier ouvrage de Lamennais, demandaient
+des fusils et voulaient marcher à l'instant[161].»
+
+[Note 159: «Questions immenses, disait-il, et qui pour moi sont loin
+d'être résolues.»]
+
+[Note 160: C'est à chaque page qu'on trouve, dans les écrits de
+Lamennais, ces exclamations incendiaires. Voyez, par exemple, ce
+fragment d'une brochure intitulée _le Pays et le gouvernement_: «Ô
+peuple, dis-moi, qu'es-tu? Ce que tu es! si j'ouvre la Charte, j'y
+lis une solennelle déclaration de ta souveraineté: cela fut écrit
+après ta victoire. Si je regarde les faits, je vois qu'il n'est
+point, qu'il ne fut jamais de servitude égale à la tienne... Paria
+dans l'ordre politique, tu n'es, en dehors de cet ordre, qu'une
+machine à travail. Aux champs, tes maîtres te disent: «Laboure,
+moissonne pour nous.» Tu sais ce qu'on te dit ailleurs, tu sais
+ce qui te revient de tes fatigues, de tes veilles, de tes sueurs.
+Refoulé de toutes parts dans l'indigence et l'ignorance, décimé par
+les maladies qu'engendrent le froid, la faim, l'air infect des bouges
+où tu te retires après le labeur des jours et d'une partie de la
+nuit, réclames-tu quelque soulagement, on te sabre, on te fusille,
+ou, comme le boeuf à l'abattoir, tu tombes sous le gourdin des
+assommeurs payés et patentés.»]
+
+[Note 161: _Correspondance de Proudhon_, t. I, p. 169.]
+
+Si du radicalisme nous remontons aux régions plus tempérées de
+l'opposition dynastique, nous n'y trouvons plus d'accointances
+avec le socialisme. Quand la gauche était obligée de s'expliquer,
+elle répudiait les faux prophètes; mais elle s'en occupait peu.
+N'attendez pas de sa part une réprobation continue, une lutte active:
+ses efforts sont tendus d'un autre côté, contre le gouvernement.
+Les socialistes profitaient même parfois de sa tendance accoutumée
+à prendre sous sa protection tous les révoltés, même ceux qui lui
+étaient au fond les plus antipathiques. Et puis c'était aussi chez
+elle un parti pris de nier le péril social, par crainte que les
+intérêts effrayés ne se rejetassent du côté des conservateurs.
+Ajoutons enfin que, par le tour donné dans les dernières années à ses
+polémiques, par ses déclamations contre la corruption de la classe
+régnante, par sa façon de présenter l'organisation politique comme
+l'exploitation du pays par une sorte d'oligarchie bourgeoise, elle
+fournissait inconsciemment des armes aux socialistes.
+
+Le gouvernement et les conservateurs voyaient-ils mieux le danger
+et savaient-ils le combattre? Il ne s'agissait pas uniquement de
+réprimer les désordres matériels, d'intenter quelques procès de
+presse, de dissoudre quelques associations, de prendre quelques
+précautions de police. La politique qui eût borné là sa tâche eût été
+singulièrement courte et étroite. Il fallait faire plus que punir la
+manifestation extérieure du mal, il fallait guérir le mal lui-même.
+
+Il y avait tout d'abord, au fond du socialisme, des idées fausses:
+s'occupait-on de les redresser? Il semblait que cette tâche incombât
+particulièrement aux économistes, école nouvelle, d'origine plus ou
+moins britannique, active, remuante, déjà importante et aspirant
+à l'être plus encore. À elle de faire justice des chimères et des
+sophismes, au nom du bon sens, des lois naturelles, des faits
+nécessaires. Or si l'on ouvre le _Dictionnaire d'économie politique_
+au mot «Socialisme», et si l'on consulte la bibliographie des
+ouvrages publiés _pour_ et _contre_, pendant la monarchie de Juillet,
+on trouvera une longue liste d'ouvrages _pour_, et à peu près rien
+_contre_; il a fallu l'explosion de 1848 pour que les économistes
+s'aperçussent qu'il y avait une société à défendre. À peine doit-on
+faire exception pour M. Louis Reybaud, qui publia, de 1840 à 1843,
+deux volumes intitulés: _Études sur les réformateurs modernes_[162];
+encore l'auteur avait-il moins pour objet de redresser les idées
+populaires que d'intéresser la curiosité bourgeoise, en la mettant
+au courant d'un mouvement qu'elle ignorait. M. Reybaud était le
+premier à reconnaître qu'on n'avait pas réfuté les socialistes.
+«La société, disait-il, ne leur a répondu que par l'indifférence.
+Pour les réduire au silence, il eût fallu peu d'efforts. La société
+n'a pas daigné prendre cette peine; elle était trop haut, eux trop
+bas... À quoi bon se charger d'une justice qui se faisait toute
+seule?... Le socialisme avoué est fini ou bien près de finir[163].»
+Les économistes ne firent donc à peu près rien, à cette époque
+du moins, pour contre-balancer, dans l'esprit du peuple, tant de
+détestables enseignements. D'ailleurs, si même ils s'en fussent
+occupés, auraient-ils eu, avec leurs allures un peu froides et
+sèches, avec leur thèse, parfois impitoyable, du laisser faire et du
+laisser passer, ce qui convenait, sinon pour mettre en lumière des
+erreurs de doctrine, du moins pour aller au coeur des misérables,
+pour satisfaire des aspirations fondées sur le besoin, pour désarmer
+des passions alimentées par la souffrance?
+
+[Note 162: Quelques-unes de ces études avaient paru dans la _Revue
+des Deux Mondes_, de 1835 à 1840.]
+
+[Note 163: _Revue des Deux Mondes_, 1er mars 1843.]
+
+À vrai dire, ce qu'il eût fallu, c'était moins de réfuter tel ou tel
+sophisme, que de remédier à la déviation morale et intellectuelle qui
+avait permis à ces sophismes de trouver crédit dans tant d'esprits.
+Le gouvernement pensait probablement avoir commencé cette oeuvre, en
+s'attaquant à l'ignorance et en développant l'instruction primaire.
+Il semble bien, en effet, qu'en pareille matière le concours des
+maîtres d'école puisse être fort utile, à une condition cependant,
+c'est que ces derniers ne deviennent pas, par une sorte de trahison,
+les complices de l'ennemi. Il faut croire que, malgré ses honnêtes
+efforts, le gouvernement de Juillet ne s'était pas suffisamment
+prémuni contre cette trahison, car il devait suffire, au lendemain
+de la révolution de Février, d'une criminelle incitation du pouvoir,
+devenu momentanément révolutionnaire, pour transformer une bonne
+partie des instituteurs publics en apôtres officiels du socialisme.
+L'école ne suffisait donc pas, et elle pouvait même devenir un danger
+de plus. Avec elle et au-dessus d'elle, il fallait le concours de
+l'Église. Le socialisme était avant tout la contradiction des idées
+chrétiennes qui avaient été, depuis tant de siècles, le fondement
+de la vie morale et sociale. Un de ses docteurs le définissait:
+un effort «pour matérialiser et immédiatiser le paradis spirituel
+des chrétiens», et un autre résumait ainsi l'état d'esprit de ses
+adeptes: «Ils ne croient pas et ils veulent jouir.» Aussi, dans le
+peuple, les progrès du socialisme allaient de front avec ceux de
+l'impiété, et d'une impiété si radicale que Proudhon lui-même,
+malgré la joie sauvage qu'il en ressentait, ne laissait pas que d'en
+être épouvanté[164]. Le remède ne pouvait être que dans le retour à
+la religion: seule, elle pouvait vraiment redresser les esprits et
+pacifier les coeurs des prolétaires; seule, elle pouvait donner à ces
+derniers les explications et les espérances qui leur rendaient la
+vie intelligible et supportable. Parmi les hommes du gouvernement,
+il en était plusieurs qui paraissaient comprendre cette vérité,
+et nul, par exemple, ne l'avait exprimée plus éloquemment que M.
+Guizot[165]. C'était évidemment pour s'y conformer que le législateur
+avait maintenu l'enseignement du catéchisme dans l'instruction
+primaire. Toutefois, le christianisme, malgré le terrain regagné
+depuis 1830, occupait encore une trop faible place dans les idées
+et dans la vie de la classe dirigeante, pour qu'on pût attendre
+de celle-ci une sorte d'apostolat religieux: son exemple agissait
+le plus souvent en sens contraire. Et puis, par une malheureuse
+coïncidence, le gouvernement se trouvait, depuis 1841, à propos de
+la liberté d'enseignement, en lutte avec les influences catholiques;
+au lieu d'encourager leur action bienfaisante, il était amené à
+prendre des précautions contre leurs prétendus empiétements, aussi
+préoccupé de marchander au clergé et aux congrégations leur part dans
+l'éducation de quelques enfants, qu'il eût dû l'être de leur confier
+l'éducation de cet autre grand enfant qu'on appelle le peuple.
+Aucune autre doctrine, aucune autre force morale n'occupait ni ne
+pouvait occuper, dans la bourgeoisie, la place que le christianisme
+y avait malheureusement perdue. Ce n'était pas la moindre cause
+de faiblesse de cette bourgeoisie en face du socialisme. Henri
+Heine lui-même, tout incrédule qu'il était, en avait le sentiment
+plus ou moins net: il insistait sur «l'avantage incalculable qui
+ressortait, pour le communisme, de la circonstance que l'ennemi
+qu'il combattait ne possédait, malgré toute sa puissance, aucun
+appui moral en lui-même». Et il ajoutait: «La société actuelle ne
+se défend que par une plate nécessité, sans confiance en son droit,
+même sans estime pour elle-même, absolument comme cette ancienne
+société dont l'échafaudage vermoulu s'écroula lorsque vint le fils du
+charpentier[166].»
+
+[Note 164: _Correspondance de Proudhon_, t, II, p. 134 à 137, et p.
+169.]
+
+[Note 165: V. notamment les articles publiés par M. Guizot, dans la
+_Revue française_ de février, juillet et octobre 1838.]
+
+[Note 166: Lettre du 25 juin 1843 (_Lutèce_, p. 380).]
+
+Au fond du socialisme, il n'y avait pas seulement une perversion
+des esprits et des coeurs, il y avait aussi, ne l'oublions pas, une
+souffrance, souffrance réelle et profonde. Vainement le progrès
+économique avait-il augmenté d'une façon générale le bien-être du
+peuple: vainement celui-ci était-il mieux logé, mieux vêtu, mieux
+nourri, mieux soigné dans ses maladies; en même temps, par une de
+ces lois mystérieuses qui déroutent et humilient la raison humaine,
+le premier résultat de ce développement industriel dont notre siècle
+s'enorgueillissait, semblait être l'apparition d'un mal nouveau,
+d'une forme spéciale de paupérisme qu'on appelait précisément le
+paupérisme industriel: misère matérielle et morale, parfois plus
+hideuse que tout ce qu'on avait vu à des époques réputées moins
+prospères, et surtout rendue plus insupportable par le voisinage
+et le contraste de la richesse que ces misérables contribuaient à
+créer. Pour avoir raison du socialisme, il n'eût donc pas suffi
+de prouver qu'il avait tort; il fallait supprimer ou soulager les
+souffrances qui étaient après tout sa principale raison d'être.
+Il serait fort injuste de dire, comme on l'a fait parfois, que la
+monarchie de Juillet ne s'est pas occupée des ouvriers. Sans mise
+en scène tapageuse, elle a fait beaucoup pour eux: développement
+des caisses d'épargne, des conseils de prud'hommes, de l'assistance
+publique, des brevets d'invention, des écoles, projets sur les
+caisses de retraite et sur les monts-de-piété, etc., etc.; et certes
+mieux vaut un gouvernement qui s'applique à résoudre modestement la
+question sociale sans la poser, que celui qui la pose bruyamment sans
+la résoudre. Toutefois, si peu de cas qu'on fasse du charlatanisme,
+n'est-on pas tenté de regretter que le gouvernement d'alors
+n'ait pas fait un peu plus montre de l'intérêt qu'il portait aux
+travailleurs? Ceux-ci, en le voyant presque toujours absorbé,
+au moins en apparence, par des questions qui ne les touchaient
+aucunement, étaient plus disposés à écouter le sophiste qui affectait
+au contraire d'être exclusivement occupé de leur cause. D'ailleurs,
+il faut bien l'avouer, une partie de la bourgeoisie oubliait trop ses
+devoirs envers l'ouvrier. Je l'ai déjà dit, cette bourgeoisie, malgré
+ses qualités réelles, manquait un peu d'élévation d'esprit et de
+chaleur de coeur; elle ne savait pas assez regarder en haut et aimer
+en bas. Et puis, dans ses rangs, combien d'individus, étourdis et
+comme grisés par l'étonnant progrès économique qui naissait de leurs
+efforts et dont ils tiraient d'immenses bénéfices, en proie à une
+sorte de fièvre de gain, de spéculation et de jouissance, irritaient
+le prolétariat par leur égoïste indifférence, en même temps que leurs
+exemples lui enseignaient toutes les convoitises matérialistes! De
+là, le cri de révolte et d'envie qui semblait parfois répondre, d'en
+bas, au culte du veau d'or qui régnait en haut. Là encore, n'est-ce
+pas la religion qui eût pu apporter le vrai remède au mal social,
+en rapprenant à cette société bourgeoise la leçon trop oubliée du
+renoncement pour soi et de la charité envers les autres? Dès 1837,
+Ozanam, considérant d'un côté le camp des pauvres, de l'autre le camp
+des riches, «dans l'un l'égoïsme qui veut tout retenir, dans l'autre
+l'égoïsme qui voudrait s'emparer de tout», demandait «qu'au nom de la
+charité, les chrétiens s'interposassent entre les deux camps, qu'ils
+allassent, transfuges bienfaisants, de l'un à l'autre, obtenant des
+riches beaucoup d'aumônes, des pauvres beaucoup de résignation»;
+qu'ils se fissent «médiateurs» entre «un paupérisme furieux et
+désespéré» et «une aristocratie financière dont les entrailles
+s'étaient endurcies»; et alors, dans le rêve généreux de sa jeunesse,
+il voyait «cette charité paralysant, étouffant l'égoïsme des deux
+partis, diminuant chaque jour les antipathies; les deux camps se
+levant, jetant leurs armes de colère et marchant à la rencontre
+l'un de l'autre, non pour se combattre, mais pour se confondre,
+s'embrasser et ne plus faire qu'une bergerie sous un seul pasteur,
+_unum ovile, unus pastor_[167]». Mais, hélas! bien petit était le
+nombre de ceux qui pensaient et surtout agissaient comme Ozanam!
+
+En somme, force est de reconnaître que la société se défendait mal
+contre ses adversaires. Heureux encore quand elle ne se faisait pas
+leur alliée, en prêtant la publicité de ses journaux et l'autorité de
+ses applaudissements à des écrits qui, comme les romans d'Eugène Süe,
+étaient l'une des plus redoutables machines de guerre du socialisme.
+À vrai dire, dans la bourgeoisie, on ne croyait pas au danger. Le
+travail, parce qu'il se faisait sous terre, échappait aux regards
+distraits. Le suffrage restreint avait cette conséquence qu'il ne
+laissait de place à aucune manifestation électorale ou parlementaire
+des idées qui fermentaient dans les masses ouvrières. «Tout le
+monde, a écrit depuis un homme mêlé à la politique de ce temps, M.
+Saint-Marc Girardin, se laissait prendre aux apparences décevantes
+du gouvernement représentatif, apparences d'autant plus décevantes
+que, comme elles ont leurs agitations de tribune et leurs troubles
+d'assemblée, l'inquiétude que causent ces troubles et ces agitations
+fait croire qu'il n'y a pas à craindre de dangers plus grands et
+plus sérieux... Les fossés qu'il fallait chaque jour éviter sur la
+route nous cachaient, chose étrange, le précipice qui nous attendait...
+La vie animée du gouvernement représentatif nous distrayait
+et nous trompait. Nous nous occupions de nos malaises, et nous
+négligions notre maladie.» De temps à autre, cependant, le désordre,
+d'ordinaire caché, se faisait jour au dehors; il se produisait
+comme des crevasses qui laissaient entrevoir la flamme du volcan et
+par lesquelles s'échappait même quelque jet de lave incandescente;
+ainsi fut-il, par exemple, à la fin de 1841, lors des révélations
+qu'avait amenées l'instruction de l'attentat de Quénisset contre le
+duc d'Aumale. Le monde politique prêtait un moment l'oreille; il
+poussait un cri de terreur; le _Journal des Débats_ déclarait que la
+question n'était plus de savoir comment serait résolu tel problème
+parlementaire, mais bien «s'il y aurait ou non un ordre social».
+Seulement, l'alarme ne durait pas: au bout de quelques jours, on ne
+songeait plus qu'il pût y avoir un autre danger que les manoeuvres
+de M. Thiers ou les déclamations de M. Odilon Barrot. Le préfet de
+police, dont c'était la mission particulière de regarder à ce qui se
+passait dans les bas-fonds sociaux, signalait parfois au ministre de
+l'intérieur l'activité croissante de la propagande socialiste. «Là
+est la véritable plaie de l'époque, disait-il en terminant l'un de
+ses rapports, et l'on doit reconnaître que, chaque année, elle fait
+de nouveaux progrès. Un pareil état de choses me paraît de nature
+à éveiller la haute sollicitude du gouvernement[168].» Le ministre
+probablement n'eût pas demandé mieux que de prendre en considération
+cet avertissement; mais, au même moment, il en était détourné par
+quelque incident de presse ou de tribune, par quelque préoccupation
+électorale. On devait arriver ainsi jusqu'à la chute de la monarchie,
+sans avoir jamais sérieusement pensé au danger du socialisme. Rien,
+du reste, ne donne mieux l'idée de cette étonnante sécurité, de
+cette inattention obstinée, de ce prodigieux aveuglement, que la
+stupeur épouvantée de la bourgeoisie, quand, le 24 février 1848,
+le socialisme, surgissant tout armé des barricades, vint exiger sa
+place, à l'Hôtel de ville, parmi les maîtres de la France.
+
+[Note 167: Lettres du 9 mars 1837 et du 12 juillet 1840.]
+
+[Note 168: Rapport du 19 janvier 1847, publié par la _Revue
+rétrospective_.]
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+M. GUIZOT ET LORD ABERDEEN.
+
+ I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à
+ l'influence française. La candidature du comte de Trapani
+ à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. La
+ candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. M.
+ Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc de
+ Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations faites à
+ ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. On continue à
+ s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet français instruit M.
+ Bresson et avertit le cabinet de Londres qu'il reprendrait sa
+ liberté si le mariage Cobourg devenait imminent. Intrigue nouée
+ entre la reine Christine et Bulwer, au printemps de 1846, pour
+ conclure ce mariage à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait
+ échouer en la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais
+ fait au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par
+ un sentiment différent. Impression que ces incidents laissent
+ au gouvernement français.--II. L'Orient après 1840. L'Égypte.
+ La question du Liban. Efforts peu efficaces de la diplomatie
+ française.--III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M.
+ Guizot propose à l'Angleterre de substituer, en Grèce, l'accord
+ à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis au
+ pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise. Succès
+ de Colettis. La légation de France le soutient et l'emporte sur
+ la légation britannique. Inconvénients de ce retour à l'ancien
+ antagonisme.--IV. L'entente cordiale se maintient surtout par
+ l'amitié personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur
+ correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi causé
+ en France à la pensée que Palmerston va reprendre la direction
+ du _Foreign office_. M. Thiers, au contraire, qui a partie liée
+ avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig ne peut se former à
+ cause des objections faites contre Palmerston. Voyage de ce
+ dernier en France. Chute définitive du ministère Peel et rentrée
+ de Palmerston.
+
+
+I
+
+Les affaires étrangères n'avaient pas tenu, dans les grands débats
+politiques de la session de 1846, la même place que les années
+précédentes. Il n'en faut pas conclure que le gouvernement français
+n'avait plus de problème extérieur à résoudre ou du moins à
+surveiller. Au dehors comme au dedans, les ministres n'ont jamais de
+telles vacances. À défaut des accidents imprévus et extraordinaires
+qui avaient naguère mis en question la paix du monde et l'existence
+du cabinet, restaient les difficultés permanentes que notre
+diplomatie ne pouvait perdre de vue, alors même qu'aucun fait public
+n'attirait sur elles l'attention de la foule. En 1846, les plus
+graves de ces difficultés avaient pour siège l'Espagne et l'Orient,
+où, depuis si longtemps, se heurtaient les influences rivales de la
+France et de l'Angleterre.
+
+Des affaires d'Espagne, qui depuis la mort de Ferdinand VII avaient
+causé tant d'embarras à notre gouvernement, il a été déjà question
+plusieurs fois[169]. Il convient d'en reprendre le récit au moment
+où nous l'avions interrompu, c'est-à-dire dans la seconde moitié
+de 1843, alors que le cabinet de Londres, éclairé par la chute
+d'Espartero, consentait enfin à s'entendre avec celui de Paris
+et à substituer, dans la Péninsule, l'action commune au vieil
+antagonisme; c'était, on le sait, la première manifestation de
+«l'entente cordiale». Cette nouvelle politique ne parut pas tout
+d'abord avoir des effets défavorables à la France. Au contraire,
+notre influence reprit peu à peu, à Madrid, le terrain qu'elle avait
+perdu pendant la régence d'Espartero. À travers mille intrigues de
+cour ou de parlement, dans lesquelles tous les partis mêlaient--comme
+cela ne se voyait qu'en Espagne--les procédés de révolution et ceux
+d'ancien régime, le pouvoir ministériel passa successivement des
+radicaux avancés, clients de l'Angleterre, à des radicaux de plus
+en plus modérés, et finit par arriver, en mai 1844, aux mains du
+général Narvaez et des autres chefs de l'ancien parti français.
+Dès le mois de février précédent, la reine mère Christine, qui,
+pendant son exil, vivait à Paris, dans l'intimité des Tuileries,
+avait été solennellement rappelée et avait repris, sous le nom de
+sa fille, l'exercice du pouvoir royal. Les élections, faites à la
+fin de 1844, donnèrent une majorité conservatrice, et le premier
+acte de la Chambre nouvelle fut de réformer la constitution dans un
+sens monarchique. La réaction était donc complète. Le gouvernement
+français ne pouvait la voir avec déplaisir, et il était disposé à
+la seconder. Toutefois il était bien résolu à ne pas retomber dans
+l'ornière de l'ancienne rivalité. M. Guizot avait proclamé cette
+volonté à la tribune de la Chambre des députés, dès le 21 janvier
+1844, et surtout il s'appliqua à en bien pénétrer l'ambassadeur de
+France à Madrid, qui, depuis novembre 1843, se trouvait être le comte
+Bresson, jusqu'alors accrédité près la cour de Berlin. Ce n'était
+pas, en effet, entre les ministres dirigeants à Paris et à Londres
+que l'entente cordiale avait le plus de peine à s'établir; c'était
+au loin, entre les agents diplomatiques des deux puissances. Les
+ministres, voyant par position les choses de haut et d'ensemble,
+pouvaient prendre leur parti de tel sacrifice local qu'ils savaient
+être compensé par les avantages généraux du système. Les agents,
+placés au milieu d'un théâtre circonscrit, étaient portés à y borner
+leur vue; autour d'eux, tout--hommes et choses, traditions du passé
+et tentations de l'heure présente--les poussait à l'antagonisme.
+Pour y échapper, il leur fallait remonter la pente naturelle de leur
+fonction. M. Guizot connaissait notre nouvel ambassadeur à Madrid
+pour un esprit ardent, prompt à la lutte, mais aussi fort capable
+de comprendre une grande politique et de s'y dévouer; il le pressa
+de «n'épouser aucune querelle, aucune coterie, aucun nom propre»,
+de prêcher à tous, particulièrement à nos amis, la concorde, la
+modération, et le détourna d'opposer un parti français à un parti
+anglais[170]. Pour ce qui dépendait de lui, loin d'appuyer sur les
+échecs infligés en Espagne à l'influence britannique, il cherchait à
+les atténuer: ainsi retarda-t-il la rentrée de la reine Christine,
+jusqu'à ce que le cabinet de Londres en eût reconnu la nécessité.
+
+[Note 169: Voir plus haut, livre II, ch. XIV, § V; livre III, ch. II,
+§§ IV et VI; ch. III, § III, et ch. VI, § I; livre V, §§ VII, VIII et
+IX.]
+
+[Note 170: J'ai eu sous les yeux la correspondance officielle et
+confidentielle du ministre et de l'ambassadeur, correspondance fort
+importante, dont j'aurai souvent occasion de me servir. M. Guizot,
+d'ailleurs, en a cité de nombreux extraits dans ses _Mémoires_.]
+
+En dépit de ces ménagements, le tour pris par les événements au delà
+des Pyrénées était désagréable au gouvernement anglais, d'autant que
+lord Palmerston ne manquait pas d'y montrer le fruit de la politique
+suivie par ses successeurs. Lord Aberdeen en était parfois un peu
+triste, mais il n'en persistait pas moins à répudier «cette politique
+d'antagonisme qui, disait-il, avait beaucoup nui à l'Espagne, sans
+beaucoup servir à l'Angleterre», et il proclamait que «seule, la
+coopération des deux puissances occidentales pouvait assurer la
+prospérité de la Péninsule». Tel fut le sens des instructions que,
+lui aussi, il envoya à son représentant près la cour de Madrid.
+Celui-ci avait été changé en même temps que l'ambassadeur de France;
+malheureusement, en cette circonstance, on n'avait fait qu'à demi
+les choses: si M. Aston avait été rappelé pour avoir été trop engagé
+dans l'ancienne rivalité, il avait été remplacé par sir Henri Bulwer,
+homme d'esprit, naguère premier secrétaire de l'ambassade anglaise à
+Paris, mais, au fond, de la clientèle de lord Palmerston et, comme
+tel, mal préparé à se faire l'instrument d'une politique d'union.
+Aussi les rapports furent-ils tout de suite assez tendus entre le
+nouveau ministre d'Angleterre et le comte Bresson, qui, de son côté,
+n'était d'humeur à permettre ni qu'on lui manquât dans les petites
+choses, ni qu'on l'entravât dans les grandes.
+
+Les mauvais procédés de l'agent anglais n'ébranlèrent pas la volonté
+conciliante de M. Guizot; il n'en prêcha pas moins la patience à son
+ambassadeur. «Soyez, lui écrivait-il, toujours bien avec Bulwer et
+pour lui; rendez-lui de bons offices. Ne fermez point l'oeil sur ses
+petites menées, et tenez-moi toujours au courant; mais qu'il n'en
+paraisse rien dans vos rapports avec lui, dans votre langage sur lui.
+Vous avez vu le bon, le très beau langage de lord Aberdeen. C'est là
+l'essentiel. Prenez cela pour le symptôme assuré et le vrai diapason
+des intentions et des rapports des deux gouvernements. Que Bulwer,
+comblé de vos bons procédés, de vos bons offices, ne puisse, s'il
+fait des fautes et subit des échecs, s'en prendre qu'à lui-même.
+L'entente cordiale n'est pas, je le sais, un fait de facile
+exécution sur tous les points et tous les jours. C'est pourtant le
+fait essentiel à la situation générale, et je m'en rapporte à vous
+pour le maintenir au-dessus des difficultés locales qui pèsent sur
+vous[171].»
+
+[Note 171: Lettre du 17 février 1844.]
+
+Dès l'établissement de l'entente cordiale en Espagne, M. Guizot
+avait déclaré que «la plus grave des questions auxquelles elle
+devait s'appliquer était sans contredit celle du mariage futur de
+la reine Isabelle[172]». On se rappelle quelle était sur ce point
+notre politique nettement proclamée: nous consentions à l'exclusion
+des princes français, mais nous exigions un Bourbon, et, par
+cette raison, nous avions absolument repoussé la candidature du
+prince de Cobourg[173]. On n'a pas oublié non plus comment, dans
+l'entrevue d'Eu, le gouvernement anglais, sans adhérer formellement
+et en principe à notre prétention, avait paru s'engager en fait à
+la soutenir, ou tout au moins à ne pas la contrarier[174]. Notre
+candidat était alors le comte de Trapani, second frère du roi de
+Naples, et également frère de la reine Christine. Ce n'était pas que
+notre cabinet eût aucune préférence absolue pour ce prince. S'il
+l'avait désigné, c'est qu'à ce moment, il lui paraissait le seul
+Bourbon possible. Les neveux de Ferdinand VII,--le duc de Cadix
+et le duc de Séville,--se trouvaient écartés à cause de la haine
+passionnée que leur mère doña Carlotta témoignait à sa soeur la reine
+Christine. La mort de Carlotta, en janvier 1844, ayant paru atténuer
+cet obstacle, M. Guizot se hâta de déclarer que «la combinaison
+napolitaine n'était pas pour nous une combinaison exclusive», et que,
+par exemple, nous ne ferions pas d'objection au duc de Cadix. Cette
+ouverture n'eut alors aucune suite; ce prince n'était pas _persona
+grata_ auprès d'Isabelle et de sa mère. Celle-ci disait à Narvaez, au
+mois de mars 1844, en arrivant en Espagne: «Je suis décidée pour mon
+frère Trapani.»
+
+[Note 172: Dépêche déjà citée du 10 août 1843.]
+
+[Note 173: Plus haut, t. V, ch. III, § VIII.]
+
+[Note 174: _Ibid._, § IX.]
+
+Il ne fallut pas longtemps, cependant, pour s'apercevoir que
+cette dernière candidature se heurtait à de grosses difficultés.
+La principale n'était pas l'opposition de M. de Metternich, qui
+poursuivait «son idée» d'un mariage d'Isabelle avec le fils de don
+Carlos[175], et qui redoutait, au point de vue de sa politique
+italienne, de voir «Naples entrer dans l'orbite de la France[176]»;
+ce n'étaient pas non plus l'inertie maladroite et les hésitations
+soupçonneuses du roi des Deux-Siciles, qui craignait d'être la dupe
+de Louis-Philippe, et qui s'imaginait que ce prince n'avait pas
+renoncé sincèrement à prendre la main d'Isabelle pour un de ses
+fils. Le véritable obstacle était en Espagne. Au fond, personne
+n'y voulait de Trapani: les radicaux, parce que c'était notre
+candidat; les modérés, parce qu'ils désiraient un «grand mariage» qui
+affermît leur monarchie constitutionnelle et lui assurât «un point
+d'appui au dehors»; ce point d'appui, ils l'eussent trouvé dans le
+mariage français, qu'en dépit de nos refus ils tentaient toujours
+de remettre sur le tapis; ils ne le trouvaient pas dans un prince
+d'un État secondaire, à peine âgé de seize ans, non encore sorti
+du collège de Jésuites où il portait la soutane, et ayant d'autant
+moins de prestige aux yeux des Espagnols que ceux-ci avaient gardé,
+du temps où ils dominaient dans l'Italie méridionale, l'habitude de
+mépriser les Napolitains. La reine Christine, tout en feignant, par
+déférence pour le gouvernement français, de poursuivre le mariage
+Trapani, le faisait sans désir sérieux de réussir, au contraire avec
+l'arrière-pensée de retarder toute conclusion et avec l'espoir de
+nous arracher, un jour ou l'autre, un prince français. M. Bresson
+sentait son habileté et son énergie impuissantes à vaincre ces
+résistances. Chaque fois qu'il croyait toucher au but, survenait un
+incident qui l'en éloignait.
+
+[Note 175: Plus haut, t. V, ch. III, § VIII.]
+
+[Note 176: Lettre du prince de Metternich au comte Apponyi, 15 juin
+1845. (_Mémoires de Metternich_, t. VII, p. 95.)]
+
+Pendant ce temps, la candidature du prince de Cobourg, bien que
+rentrée dans l'ombre, n'était pas abandonnée: elle paraissait
+même trouver faveur, en Espagne, chez certains membres du parti
+modéré, offusqués du cercle étroit dans lequel nous prétendions les
+renfermer. L'un d'eux, le duc de Sotomayor, ministre à Londres,
+disait très haut: «Si le roi Louis-Philippe ne nous donne pas un de
+ses fils, nous prendrons de la main des Anglais un Cobourg, parce
+qu'il nous faut à tout prix l'appui d'une grande puissance[177].»
+Bien plus, on pouvait se demander si ce sentiment n'était pas celui
+de la reine Christine. Un jour, M. Bresson lui racontait plaisamment
+qu'à une insinuation de l'envoyé anglais sur le mariage Cobourg il
+avait répondu: «Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé
+de pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j'ai fait
+élire en quarante-huit heures le duc de Nemours; je puis assurer
+qu'il ne m'en faut ici que vingt-quatre pour faire proclamer le duc
+d'Aumale.» Loin d'être choquée de cette assurance, la Reine mère
+répliqua sur le même ton: «Il ne vous faudrait pas tant de temps,
+et si je savais que ce fût le moyen d'arriver à mon but, moi aussi
+je pousserais le Cobourg[178].» Ce «mariage anglais» dont elle
+nous menaçait en riant, elle y pensait à part elle beaucoup plus
+sérieusement: c'était la ressource qu'elle se réservait au cas où le
+mariage français deviendrait décidément impossible. Dès la fin de
+1843, étant encore à Paris et recevant sir Henri Bulwer qui allait
+prendre possession de son poste à Madrid, elle lui avait témoigné
+tout le prix qu'elle attachait au bon vouloir de l'Angleterre, et lui
+avait fait connaître son intention de soutenir le prince de Cobourg,
+si, comme elle le craignait, elle ne pouvait obtenir un des fils
+de Louis-Philippe[179]. Une fois revenue en Espagne, l'astucieuse
+princesse, en qui l'on croyait voir parfois une nouvelle Catherine de
+Médicis, continua à tenir le même langage en causant avec certains
+adversaires de l'influence française, et ses propos revinrent plus
+d'une fois aux oreilles de notre ambassadeur.
+
+[Note 177: Lettre du comte Bresson à M. Guizot, du 28 septembre 1844.]
+
+[Note 178: Lettres de M. Bresson à M. Guizot, 8 janvier et 31 mars
+1844.]
+
+[Note 179: M. Guizot dit avoir su depuis ce fait avec certitude.
+(_Mémoires_, t. VIII, p. 220.)]
+
+Tout cela n'était pas fait pour donner à M. Bresson grand espoir
+dans le succès du candidat napolitain; avec son esprit vif et un peu
+impatient, il se voyait déjà acculé à cette alternative: ou consentir
+au mariage français, ou laisser faire le mariage Cobourg. Il ne
+craignait pas les difficultés, à la condition de connaître nettement
+son but. Il se décida donc, en septembre 1844, à demander hardiment
+à M. Guizot ce qu'il comptait faire au cas où la question serait
+ainsi circonscrite. «Je vous en prie, lui écrivait-il, répondez-moi
+aussi nettement que je vais vous dire ma façon de penser. Je regarde
+un prince français comme une glorieuse, et déplorable extrémité, un
+prince allemand comme le coup le plus pénétrant, le plus sensible
+à l'honneur de la France et à l'orgueil, à l'existence peut-être
+de notre dynastie. Entre un prince français et un prince allemand,
+réduit, adossé à ces termes, je n'hésiterais pas un moment: je ferais
+choisir un prince français. Ici, cher ministre, mes antécédents me
+donnent le droit de soumettre respectueusement au Roi et à vous
+quelques observations personnelles. En 1831, quand la question
+s'est posée, en Belgique, entre le duc de Leuchtenberg et le duc
+de Nemours, je me suis trouvé dans une position identique. Je ne
+rappellerai pas à Sa Majesté cette conversation que je suis venu
+chercher à toute bride de Bruxelles... J'ai pris sur moi une immense
+responsabilité: j'ai fait élire M. le duc de Nemours, et je n'hésite
+pas à reconnaître que je l'ai fait sans l'assentiment du Roi et de
+son ministre[180]. C'était très grave pour ma carrière, pour ma
+réputation même; j'ai touché à ma ruine... Mon cher ministre, je
+ne pourrais repasser par ce chemin, ni courir de pareils risques;
+je ne serais plus, aux yeux de tous, qu'un brûlot de duperie ou de
+tromperie... Expliquons-nous donc secrètement entre nous, mais sans
+détour. Sur quoi puis-je compter?... Si la combinaison napolitaine
+échoue, si, après avoir tenté, je l'atteste sur l'honneur, tous les
+efforts pour la faire triompher, je me trouve forcément amené, pour
+épargner à notre roi et à notre pays une blessure profonde, à faire
+proclamer un prince français pour époux de la Reine, accepterez-vous
+ce choix, et en assurerez-vous à tout prix l'accomplissement?»
+
+[Note 180: Sur les faits auxquels fait allusion M. Bresson, voir la
+seconde édition de mon tome I, livre I, ch. V, § I.]
+
+Cette interrogation si précise ne blessa pas M. Guizot; bien au
+contraire, elle lui plut, et il témoigna en termes généraux à son
+ambassadeur une confiance qui était un encouragement. Toutefois il
+évita de répondre directement à la question posée. Placé en face de
+l'hypothèse imaginée par M. Bresson, il eût senti et agi comme lui,
+et il était bien aise de le voir dans ces dispositions; mais, ne
+croyant pas cette extrémité aussi fatale ni surtout aussi proche, il
+ne voulait rien faire qui pût porter un agent résolu, prompt, ardent,
+à précipiter les événements. Comme il l'a dit, «certaines choses sont
+si difficiles à faire à propos et dans la juste mesure, qu'il ne faut
+jamais les dire aux autres, et à peine à soi-même, tant qu'on n'est
+pas absolument appelé à les faire». Pour le moment, quand les modérés
+gouvernaient à Madrid et lord Aberdeen à Londres, notre ministre se
+croyait garanti, sinon contre les embarras, les entraves, les délais,
+du moins contre toute surprise déloyale; il voulait donc, de son
+côté, épuiser toutes les chances de résoudre la question sans porter
+atteinte à l'entente cordiale.
+
+La demande de M. Bresson ne fut pourtant pas entièrement sans
+résultat. Le gouvernement français, préoccupé des répugnances qu'on
+lui signalait en Espagne contre le mariage napolitain, donna à
+entendre qu'il ne répugnerait pas à le fortifier par une union du
+plus jeune fils du Roi, le duc de Montpensier, avec la soeur cadette
+de la reine Isabelle, l'infante doña Luisa Fernanda. Ce fut le 26
+novembre 1844 que M. Guizot parla pour la première fois de ce projet
+à M. Bresson; il l'avisa en même temps que ce second mariage ne
+pourrait avoir lieu que «quand la Reine serait mariée et aurait un
+enfant», c'est-à-dire quand l'Infante ne serait plus l'héritière
+présomptive de la couronne. Par cette réserve faite spontanément,
+avant toute communication du cabinet anglais, notre gouvernement
+marquait que ce second mariage n'était pas pour lui un moyen détourné
+de revenir sur ses déclarations antérieures et de mettre un fils
+de France sur le trône d'Espagne. Ne donnait-il pas du reste, à
+cette même époque, une autre preuve de sa loyauté en mariant à une
+princesse napolitaine le duc d'Aumale, dont, à Madrid, on avait tant
+désiré faire l'époux d'Isabelle[181]? L'ouverture relative au duc de
+Montpensier fut reçue avec joie par la cour espagnole. Ce n'était
+pas tout ce que cette cour eût voulu; mais elle se félicitait de ce
+demi-résultat. Narvaez, qui était encore à la tête du ministère,
+entra dans le nouveau projet avec son impétuosité accoutumée,
+non sans essayer, il est vrai, d'obtenir plus encore: «Pourquoi,
+disait-il à M. Bresson, ne pas nous donner le prince pour la Reine?»
+Au moins aurait-il désiré conclure sur-le-champ un compromis secret
+pour le mariage de l'Infante: M. Bresson eut quelque peine à se
+dérober à ses instances et à ajourner tout engagement formel.
+Quant à la reine Christine, aussitôt que son ministre lui parla de
+la proposition du gouvernement français: «Pour l'amour de Dieu,
+s'écria-t-elle, ne laisse pas échapper ce prince!»
+
+[Note 181: Ce mariage fut célébré le 25 novembre 1844.]
+
+Le gouvernement britannique fut quelque temps sans connaître cette
+éventualité d'un mariage du duc de Montpensier avec l'Infante.
+Quand il en fut informé, dans l'été de 1845, il ne cacha pas
+son déplaisir et son inquiétude[182]. Aussi, lors de la seconde
+visite de la reine Victoria à Eu, au mois de septembre de la même
+année, Louis-Philippe et M. Guizot jugèrent-ils à propos d'aller
+au-devant des soupçons qu'ils devinaient, et de prendre l'initiative
+d'explications rassurantes. Ce qui fut dit, il importe d'autant plus
+de le savoir avec précision, que les Anglais devaient reprocher
+plus tard à notre gouvernement d'avoir manqué aux engagements pris
+en cette circonstance. Le Roi commença par déclarer à la Reine et
+à son ministre que le duc de Montpensier n'épouserait l'Infante
+que lorsque Isabelle serait mariée et aurait un enfant; après ces
+assurances qui ne lui coûtaient pas, car elles étaient la répétition
+des instructions spontanément données à M. Bresson dès novembre 1844,
+il ajouta: «Mais il faut un peu de réciprocité dans cette affaire,
+et, si je vous donne vos sécurités, il est juste qu'en retour vous
+me donniez les miennes. Or les miennes sont que vous ferez ce que
+vous pourrez pour tâcher que ce soit parmi les descendants de
+Philippe V que la Reine choisisse son époux, et que la candidature
+du prince Léopold de Saxe-Cobourg soit écartée.--Soit, répondit
+lord Aberdeen, nous pensons comme vous que le mieux serait que la
+Reine prît son époux parmi les descendants de Philippe V. Nous ne
+pouvons pas nous mettre en avant sur cette question, mais nous vous
+laisserons faire; nous nous bornerons à vous suivre et, dans tous les
+cas, à ne rien faire contre vous. Quant à la candidature du prince
+Léopold de Saxe-Cobourg, vous pouvez être tranquille sur ce point:
+je réponds qu'elle ne sera ni avouée ni appuyée par l'Angleterre, et
+qu'elle ne vous gênera pas[183].» Tout ceci fut dit non pas une fois,
+mais plusieurs fois, pendant le court séjour de la reine Victoria
+à Eu, et le langage tenu par M. Guizot fut absolument conforme à
+celui du Roi. Ainsi rien de plus net: les assurances données par
+le gouvernement français au sujet du mariage du duc de Montpensier
+étaient formelles, mais conditionnelles; du jour où le cabinet
+anglais manquerait à ce que nous attendions de lui et que son langage
+nous faisait espérer, nous reprendrions notre liberté. De notre part,
+une telle attitude n'était pas nouvelle; notre gouvernement avait
+souvent insisté--notamment lors de la première entrevue d'Eu--sur le
+caractère synallagmatique des engagements qu'il prenait[184].
+
+[Note 182: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 183.]
+
+[Note 183: Rapprochez ce langage de celui qu'avait tenu lord Aberdeen
+lors de la première visite à Eu. (Voir plus haut, t. V, p. 197 à
+199.)]
+
+[Note 184: J'ai suivi principalement le récit que Louis-Philippe
+a donné lui-même de ces conversations, un an plus tard, dans une
+lettre adressée le 14 septembre 1846 à la reine des Belges et publiée
+après la révolution de Février dans la _Revue rétrospective_. Les
+circonstances dans lesquelles a été écrit ce récit permettent de le
+considérer comme exact. C'était au moment où, accusé de déloyauté
+par les Anglais, le Roi cherchait à se justifier. La lettre était en
+réalité destinée à la reine Victoria. Il est évident que, surtout
+pour ce qui regardait cette entrevue d'Eu, où la Reine avait été
+présente, la première préoccupation du Roi dut être d'éviter des
+inexactitudes de fait dont le seul résultat eût été d'ôter tout
+crédit à son apologie.--Le témoignage de M. Guizot (_Mémoires_, t.
+VIII, p. 226, 227) est absolument conforme à celui du Roi.--Rien,
+dans les documents de source anglaise, qui puisse sérieusement
+infirmer ce double témoignage. On y trouve seulement l'indice que
+lord Aberdeen, tout en nous donnant les assurances rapportées plus
+haut, renouvela la réserve, faite par lui, dès le début, du droit
+appartenant à l'Espagne de choisir en toute indépendance l'époux
+de sa reine. Encore le ministre anglais paraît-il, d'après son
+propre témoignage, avoir été surtout préoccupé de ne rien dire qui
+pût troubler un accord dont il était fort heureux.--Les _Mémoires_
+récemment publiés d'Ernest II, duc de Saxe-Cobourg-Gotha, renferment,
+sur le sujet qui nous occupe, quelques renseignements utiles. On y
+voit que ce prince, chef de la maison de Cobourg, cousin germain du
+candidat à la main d'Isabelle et frère du mari de la reine Victoria,
+ayant ainsi toutes les raisons et tous les moyens de s'informer,
+se plaignait avec amertume que, dans leur désir d'être agréables à
+Louis-Philippe, le royal ménage anglais et lord Aberdeen se fussent
+trop engagés, à Eu, en faveur du mariage Bourbon, et eussent sacrifié
+le mariage Cobourg; il ajoutait que le gouvernement britannique
+était ainsi «beaucoup plus lié qu'il ne voulait se l'avouer», et
+qu'il avait perdu toute liberté de mouvement. On trouve aussi, dans
+ces _Mémoires_, une lettre que le prince Albert écrivit, le 26
+mai 1846, au duc Ernest, et dans laquelle il reconnaissait que le
+gouvernement anglais «s'était engagé envers la France, dans le cas
+où le Roi tiendrait sa parole de ne mettre en avant aucun de ses
+fils, à employer toute son influence pour amener un mariage Bourbon».
+(_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II, herzog von
+Sachsen-Coburg-Gotha. Berlin, 1887, 1er vol., p. 160 et 167.)]
+
+L'Espagne à peu près satisfaite et l'Angleterre rassurée, le cabinet
+français ne pouvait-il pas enfin se croire près du but? Non; dans
+les derniers mois de 1845 et au commencement de 1846, il lui revint
+que les Cobourg se donnaient plus de mouvement que jamais: plusieurs
+d'entre eux, dont le prince Léopold, l'aspirant à la main d'Isabelle,
+s'étaient réunis à la cour de Lisbonne qui leur servait en quelque
+sorte de base d'opération; il était même question d'un voyage de
+Léopold en Espagne; on ajoutait que le roi des Belges, et, ce qui
+était plus grave encore, que le prince Albert et la reine Victoria
+s'intéressaient au succès de ces démarches[185]: c'était du moins
+ce qu'un diplomate portugais, revenant d'un voyage à Cobourg et à
+Londres, assurait à sir Henri Bulwer[186]. Ce dernier n'avait pas
+besoin d'être poussé dans ce sens. Dès l'origine, il avait jugé
+«monstrueuse» notre prétention d'imposer un Bourbon comme mari de
+la Reine, et avait regretté que son gouvernement ne la combattît pas
+ouvertement; aussi tâchait-il d'y faire obstacle sous main, appuyait,
+dans ses conversations, sur l'impopularité du comte de Trapani,
+aidait aux ajournements, s'appliquait, comme le disait alors M.
+Guizot, «à jeter du trouble dans les esprits, à entr'ouvrir pêle-mêle
+toutes les portes, à ménager toutes les chances», notamment celle
+du mariage Cobourg; en réalité, il avait fait de ce mariage son but
+secret; il se disait que s'il parvenait à l'accomplir, on ne lui
+saurait pas mauvais gré à Windsor d'avoir méconnu les instructions
+du _Foreign office_[187]. N'y avait-il pas, d'ailleurs, dans ces
+instructions, à côté des recommandations de marcher d'accord avec
+la France, la réserve du droit que l'Espagne avait de choisir
+librement l'époux de la Reine? Bulwer affectait de ne voir que cette
+réserve, et son jeu était de susciter, à Madrid, une résistance, en
+apparence spontanée, aux vues de la France, se flattant qu'en raison
+de ses déclarations le gouvernement britannique se considérerait
+comme tenu de respecter et de faire respecter cette manifestation
+de l'indépendance espagnole. Lord Aberdeen, qui eût réprouvé sans
+aucun doute une telle interprétation de ses instructions, était,
+tout le premier, trompé par son agent, et il nous affirmait, de la
+meilleure foi du monde, que celui-ci «ne faisait rien pour favoriser
+le mariage Cobourg[188]». Lui-même, d'ailleurs, gêné par ce qu'il
+savait des préférences secrètes de sa cour, n'était pas toujours
+aussi net et aussi ferme qu'on l'eût désiré. À M. Guizot, qui lui
+demandait de «ne laisser au prince de Cobourg aucune possibilité de
+se présenter sous les couleurs de l'Angleterre», et qui insistait
+pour qu'il «frappât ainsi d'impuissance tous les barbouillages
+subalternes de Madrid[189]», il fit d'abord une réponse un peu
+embarrassée; il protesta qu'il «voulait, comme nous, un prince de
+Bourbon sur le trône d'Espagne», qu'il «le pensait et le disait»,
+mais qu'il n'avait «aucune action directe sur les princes de
+Cobourg», et que «la Reine restait libre d'en choisir un s'il lui
+plaisait». Néanmoins, pressé par nous et aussi par sa conscience,
+il se décida à parler nettement au prince Albert. Eut-il quelque
+difficulté à le convaincre? En tout cas, au sortir de cet entretien,
+il dit à notre représentant, M. de Jarnac: «Tout est maintenant
+réglé comme vous le souhaitez; vous pouvez désormais tenir pour
+certain qu'il n'y a, à Windsor, aucune prétention, aucune vue sur
+la main de la reine d'Espagne pour le prince Léopold, et que notre
+cour, comme notre cabinet, déconseillera toute pensée semblable...
+Je puis vous répondre, sur ma parole de _gentleman_, que vous
+n'avez rien à craindre de ce côté[190].» Et il ajoutait, un peu plus
+tard: «Après ce qui s'est passé entre le prince Albert et moi, il
+est impossible qu'il entre dans une intrigue; il n'oserait plus me
+regarder en face[191].» La bonne foi de lord Aberdeen est hors de
+toute contestation; on ne saurait douter non plus de celle du prince
+Albert; cependant l'intrigue Cobourg allait toujours son train, et
+M. Guizot se croyait fondé à écrire, le 10 décembre 1845, au comte
+Bresson: «Plus j'y regarde, plus je demeure convaincu qu'il y a, en
+Espagne et autour de l'Espagne, un travail actif et incessant pour
+amener le mariage d'un prince de Cobourg soit avec la Reine, soit
+avec l'Infante. Le gouvernement anglais ne travaille pas positivement
+à ce mariage, mais il ne travaille pas non plus efficacement à
+l'empêcher; il ne dit pas à toute combinaison qui ferait arriver un
+prince de Cobourg au trône d'Espagne, un _non_ péremptoire, comme
+nous le disons, nous, pour un prince français.»
+
+[Note 185: Déjà, à l'origine de la candidature du prince de Cobourg,
+nous avions entrevu l'action du prince Albert. (V. plus haut, t. V,
+p. 181 et 182.)]
+
+[Note 186: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 189.]
+
+[Note 187: Voy. ce que sir Henri Bulwer dit lui-même de ses
+sentiments et de ses desseins, _The life of Palmerston_, t. III, p.
+188 à 190.]
+
+[Note 188: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai
+1846.]
+
+[Note 189: Lettre de M. Guizot à M. de Jarnac, du 7 novembre 1845.]
+
+Dans cette situation, notre gouvernement jugea nécessaires deux
+démarches, l'une à Madrid, l'autre à Londres: la première pour bien
+armer son représentant en Espagne, la seconde pour bien avertir le
+cabinet anglais. J'ai dit tout à l'heure qu'interrogé par M. Bresson,
+en septembre 1844, sur certaines hypothèses extrêmes, M. Guizot
+avait alors évité de répondre[192]; à la fin de 1845, il crut le
+moment venu de s'expliquer sans ambages: «Nous ne pouvons, écrivit-il
+le 10 décembre à notre ambassadeur, jouer un rôle de dupes. Nous
+continuerons à suivre loyalement notre politique, c'est-à-dire à
+écarter toute combinaison qui pourrait rallumer le conflit entre
+la France et l'Angleterre à propos de l'Espagne. Mais si nous nous
+apercevions que, de l'autre côté, on n'est pas aussi net et aussi
+décidé que nous; si, par exemple, soit par l'inertie du gouvernement
+anglais, soit par le fait de ses amis en Espagne et autour de
+l'Espagne, un mariage se préparait, pour la Reine ou pour l'Infante,
+qui mît en péril notre principe,--les descendants de Philippe
+V,--et si cette combinaison avait, auprès du gouvernement espagnol,
+des chances de succès, aussitôt nous nous mettrions en avant sans
+réserve, et nous demanderions simplement et hautement la préférence
+pour M. le duc de Montpensier.» Toutefois, le ministre recommandait
+à M. Bresson, dont il redoutait toujours un peu l'ardeur, «de ne
+faire usage de cette arme qu'en cas de nécessité». «Maintenez notre
+politique jusqu'au bout, lui disait-il, aussi longtemps qu'on ne nous
+la rendra pas impossible.»
+
+[Note 190: Lettres diverses de M. de Jarnac à M. Guizot, au
+commencement de novembre 1845.]
+
+[Note 191: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 5 mars
+1846.--Ce propos a été d'ailleurs rappelé, en termes presque
+identiques, par lord Aberdeen lui-même, dans la lettre qu'il a écrite
+à M. Guizot le 14 septembre 1846.]
+
+[Note 192: Voir plus haut, p. 160.]
+
+Si le gouvernement français ne voulait pas «être dupe», il tenait
+aussi à ne tromper personne; de là, sa seconde démarche. M. Guizot
+rédigea, le 27 février 1846, un _memorandum_ destiné à faire bien
+connaître à Londres les résolutions qu'il pourrait être amené à
+prendre. Il y rappelait d'abord les difficultés que rencontrait le
+mariage Bourbon, la «neutralité froide» et l'«inertie» du cabinet
+britannique, le travail fait pour le mariage Cobourg; puis il
+déclarait que «si le mariage soit de la Reine, soit de l'Infante,
+avec le prince Léopold ou avec tout autre prince étranger aux
+descendants de Philippe V, devenait probable et imminent, nous
+serions affranchis de tout engagement et libres d'agir immédiatement
+pour parer le coup, en demandant la main soit de la Reine, soit
+de l'Infante pour M. le duc de Montpensier»; il souhaitait de «ne
+pas en venir à cette extrémité», mais ne voyait «qu'un moyen de
+la prévenir», c'était que «le cabinet anglais s'unît à nous pour
+remettre à flot l'un des descendants de Philippe V». «Nous nous
+faisons un devoir de loyauté, disait-il en terminant, de prévenir
+le cabinet anglais que, sans cela, nous pourrions nous trouver
+obligés d'agir comme je viens de l'indiquer.» Communiqué aussitôt à
+lord Aberdeen, cet important document ne provoqua de sa part aucune
+contradiction ni observation.
+
+Notre position était ainsi nettement prise, mais le danger n'était
+pas supprimé. Bien au contraire, il allait devenir plus menaçant
+que jamais. En avril 1846, trois personnages qui pouvaient, à des
+degrés divers, parler au nom de la reine Christine,--d'abord son
+secrétaire privé, M. Donoso Cortès, ensuite l'ancien garde du corps
+devenu son mari sous le nom de duc de Rianzarès, enfin M. Isturiz
+qui venait de remplacer le général Narvaez à la tête du ministère
+espagnol,--s'abouchèrent mystérieusement, l'un après l'autre, avec
+sir Henri Bulwer; ils lui annoncèrent que la Reine mère, lasse de la
+prépotence française, était disposée à marier sa fille au prince de
+Cobourg, seulement qu'elle désirait savoir si, en s'exposant ainsi
+aux ressentiments de la France, elle pourrait compter sur l'appui
+de l'Angleterre. Une telle démarche devrait étonner de la part
+de Christine, naguère si étroitement liée, en apparence, à notre
+politique. Mais ce n'était pas la première fois qu'on la voyait
+pencher vers les Cobourg, soit par dépit de n'avoir pas obtenu un
+prince français, soit dans l'espoir de nous l'arracher; avec cette
+princesse, on ne savait jamais ce qui était réalité ou feinte.
+D'après les aveux faits plus tard par M. Isturiz lui-même au comte
+Bresson[193], l'intrigue avait été mise en train par le banquier
+Salamanca; ce manieur d'argent, riche, peu scrupuleux, fort engagé
+dans le parti radical et anglais, avait trouvé moyen de gagner le duc
+de Rianzarès et, par lui, était arrivé jusqu'à la reine Christine.
+
+[Note 193: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 21
+novembre 1846.]
+
+Sir Henri Bulwer n'avait nulle envie de décourager les ouvertures qui
+lui étaient faites et que, sous main, il avait probablement contribué
+à provoquer. Mais, officiellement, que pouvait-il y répondre?
+Lui-même nous a exposé en ces termes son embarras: «Le gouvernement
+britannique ne reconnaissait pas la prétention de la France d'imposer
+un mari à la Reine: cela impliquait qu'il soutiendrait l'Espagne
+si elle faisait un choix indépendant; toutefois, cela ne le disait
+pas clairement, et je savais que lord Aberdeen n'aurait pas aimé me
+le voir dire. D'autre part, donner à entendre au gouvernement de
+Madrid qu'il n'avait qu'à se soumettre, m'exposait également à un
+blâme. L'affaire était encore compliquée par le fait que le choix
+de la reine Christine se portait sur le prince de Cobourg: si un
+tel choix était chose indifférente aux yeux du peuple et du cabinet
+anglais, il ne l'était pas pour la famille royale d'Angleterre[194].»
+Bulwer ne nous dit pas bien explicitement comment il se tira de ces
+difficultés; mais l'un de ses interlocuteurs, M. Isturiz, a été moins
+discret, et voici, d'après son témoignage, la réponse que lui fit
+le ministre d'Angleterre[195]: «Il faut que cette affaire ait l'air
+d'être entièrement espagnole. La reine Victoria la verra avec la plus
+grande joie; mais vous n'ignorez pas que, chez nous, les désirs de la
+Reine ne font pas loi pour le cabinet. Lord Aberdeen ne voudra pas,
+par l'adoption ostensible de ce candidat, compromettre ses rapports
+avec la France, s'exposer peut-être à une rupture; nous devons donc
+paraître le moins possible; mais aussitôt que vous vous serez mis
+d'accord avec la maison de Cobourg, faites venir le prince Léopold le
+plus secrètement et le plus promptement que vous pourrez; mariez-le
+avec la Reine, et, le fait accompli, chacun se résignera[196].»
+On ne saurait d'ailleurs garder aucun doute sur le caractère
+encourageant de la réponse du ministre d'Angleterre, quand on voit
+que la Reine mère se décida aussitôt à écrire une lettre au duc
+régnant de Saxe-Cobourg[197], alors en visite à la cour de Lisbonne,
+et que Bulwer se chargea de faire parvenir cette lettre, en ayant
+soin de se cacher de la diplomatie française et même des ministres
+espagnols, autres que M. Isturiz. Comme l'écrivait, quelques semaines
+plus tard, le prince Albert, jamais la reine Christine ne se fût
+hasardée à faire une pareille démarche, si le représentant de
+l'Angleterre ne s'y fût associé[198].
+
+[Note 194: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 188.]
+
+[Note 195: Lettre inédite, déjà citée, de M. Bresson à M. Guizot, du
+21 novembre 1846.]
+
+[Note 196: Un tel langage concorde parfaitement avec ce qu'on sait
+des sentiments de Bulwer. Lui-même, d'ailleurs, reconnaît avoir
+dit que le roi des Français ne pourrait s'opposer d'une façon
+persistante à un mariage aussi raisonnable si les Cobourg et la Reine
+s'y décidaient avec l'approbation des Cortès. «L'obstination d'une
+partie, ajoutait-il, ferait céder l'obstination de l'autre.» (_The
+life of Palmerston_, t. III, p. 190.)]
+
+[Note 197: Ce prince était Ernest II, qui avait succédé, en 1844, à
+son père Ernest Ier. Voir, sur la famille de Cobourg, plus haut, t.
+V, p. 181, note 1.]
+
+[Note 198: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en date
+du 26 mai 1846. (_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST
+II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, 1er vol., p. 167.)--On voit
+maintenant ce qu'il faut penser des historiens anglais qui, comme
+sir Théodore Martin, le biographe officiel du prince Albert, nous
+montrent, en cette circonstance, sir Henri Bulwer ne sortant pas de
+la réserve ordonnée par ses instructions, et se bornant à faire la
+commission qui lui était demandée, «sans se mêler de la lettre de la
+reine Christine, autrement que pour la transmettre».]
+
+Dans sa lettre[199], la Reine mère ne cachait pas qu'elle s'adressait
+en réalité à la reine Victoria, et que le duc de Saxe-Cobourg n'était
+qu'un intermédiaire. Elle exposait d'abord comment les difficultés
+d'un mariage Bourbon la ramenaient au prince Léopold, «auquel,
+disait-elle, le roi des Belges sait que j'ai toujours pensé». Elle
+ajoutait: «J'ai entendu dire que S. M. la reine d'Angleterre est
+animée, comme moi-même, de sentiments d'amitié sincère envers la
+France, et qu'ainsi Sa Majesté a été prête à approuver et même
+à appuyer une combinaison qui, sans être fatale aux intérêts
+anglais, était de préférence auprès (_sic_) de S. M. le roi des
+Français; mais j'ai toujours entendu dire aussi que S. M. la reine
+d'Angleterre soutenait, comme moi-même, l'indépendance de l'Espagne
+dans cette affaire espagnole avant tout, et je désirerais savoir,
+avec une franchise égale à celle qu'on doit trouver dans cette
+lettre, si, dans le cas où ma fille choisirait le prince Léopold de
+Saxe-Cobourg, ce choix serait agréable à sa famille, et si la reine
+d'Angleterre soutiendrait alors, comme on m'a assuré qu'elle l'a
+soutenu jusqu'ici, le principe d'indépendance dont j'ai parlé, et
+nous aiderait ensuite à mitiger d'injustes ressentiments, s'il y en
+avait, ce que je ne puis croire. Dans la position actuelle de cette
+affaire, je trouve que cette démarche est mieux faite comme demande
+particulière entre les deux cours et les deux familles qu'entre
+deux cabinets, ce qui livrerait peut-être prématurément cette
+question au public.» Aussitôt la lettre parvenue à Lisbonne, dans
+les premiers jours de mai 1846, le duc de Saxe-Cobourg s'empressa
+d'en accuser réception: tout en assurant la reine Christine de «sa
+profonde gratitude», il se borna à adhérer d'une façon générale à
+ses voeux. Si désireux en effet qu'il fût de ce mariage, il n'osait
+s'avancer davantage sans l'aveu des véritables chefs politiques
+de sa maison,--son oncle le roi des Belges et son frère le prince
+Albert,--auxquels il envoya aussitôt la lettre de la Reine[200].
+
+[Note 199: Longtemps les historiens ont connu l'existence et le sens
+général de la lettre de la reine Christine, sans en avoir le texte.
+Ce texte vient d'être publié en français dans les Mémoires du duc de
+Saxe-Cobourg. (_Aus meinem Leben_, etc., t. I, p. 163.)]
+
+[Note 200: _Aus meinem Leben_, etc., t. I, p. 164 et suiv.]
+
+Sir Henri Bulwer, qui avait agi en se cachant de son ministre,
+n'avait pu, une fois la chose faite, la lui laisser plus longtemps
+ignorer. Il s'attendait bien que lord Aberdeen serait vivement
+contrarié, mais il croyait--lui-même l'a raconté plus tard--que cette
+contrariété se manifesterait seulement par une dépêche confidentielle
+rétablissant aux yeux du cabinet de Madrid la neutralité de la
+politique anglaise, vaine protestation qui n'empêcherait pas
+l'affaire, une fois lancée, de suivre son cours souterrain à l'insu
+du gouvernement français. C'était compter sans la loyauté du
+secrétaire d'État. Celui-ci, d'autant plus embarrassé et irrité
+qu'il venait de se porter fort auprès de nous de la correction
+d'attitude de Bulwer, résolut d'arrêter net cette intrigue et d'en
+dégager sa responsabilité: dans ce dessein, il fit part lui-même à
+notre ambassadeur à Londres de tout ce qu'il venait d'apprendre,
+qualifia de «condamnable» la conduite de son agent, déclara en être
+«très mécontent», et se dit «prêt à faire ce qu'à Paris on jugerait
+convenable pour constater qu'il n'y était pour rien[201]».
+
+[Note 201: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai
+1846.]
+
+À cette communication, grands furent l'émoi et la surprise du
+gouvernement français, qui, malgré ses méfiances, ne s'était jamais
+douté du risque qu'il avait couru. Il se garda d'ébruiter l'incident,
+qui demeura, sur le moment, absolument ignoré du public[202]; mais,
+dans le secret des conversations diplomatiques, il ne dissimula pas
+la vivacité de ses impressions. Autant il savait gré à lord Aberdeen
+de sa conduite, autant il se montra blessé de celle de la cour de
+Madrid et de sir Henri Bulwer. Louis-Philippe ne ménagea pas la reine
+Christine, en dépit de l'aplomb avec lequel elle «nia avoir fait
+aucune ouverture à la maison de Cobourg[203]». M. Bresson secoua
+rudement les ministres espagnols et les effraya sur les conséquences
+d'une rupture avec la France. Quant à Bulwer, ayant reçu de son
+ministre une remontrance sévère, il offrit sa démission, qui du
+reste ne fut pas acceptée. Tous ces conspirateurs, ainsi surpris, au
+milieu de leurs machinations ténébreuses, par le rayon de lumière
+qu'avait soudainement projeté de Londres l'honnête main de lord
+Aberdeen, embarrassés et meurtris des débris de la mine éclatée sous
+leurs pieds pendant qu'ils la creusaient, faisaient vraiment assez
+piteuse figure. Le moins penaud n'était pas le chef de la légation
+britannique, qui se trouvait avoir livré ses complices espagnols
+aux ressentiments du cabinet de Paris, et qui avait fait ainsi,
+disait-il, «plutôt le métier d'un espion français que celui d'un
+ministre d'Angleterre[204]».
+
+[Note 202: L'opposition française se doutait si peu de ce qui s'était
+passé, que M. Thiers, traitant à la tribune, le 28 mai 1846, des
+affaires de la Péninsule, reprochait à la reine Christine de chercher
+à imposer le comte de Trapani à l'Espagne, qui n'en voulait pas.]
+
+[Note 203: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 25 mai 1846.]
+
+[Note 204: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 192.]
+
+La démarche de lord Aberdeen brouillait absolument le jeu des
+Cobourg. Ce qu'eût été, sans cela, la réponse du prince Albert à
+la communication que son frère lui avait faite de la lettre de
+la reine Christine, on ne saurait le dire: mais écrite après que
+tout était divulgué au gouvernement français, cette réponse fut
+nécessairement défavorable. Le prince Albert, toutefois, ne put
+cacher combien un refus lui coûtait. Dans une lettre datée du 26
+mai 1846, il exposait d'abord à son frère comment le gouvernement
+anglais, tout en s'engageant à appuyer le mariage Bourbon, avait
+réservé l'indépendance de l'Espagne, et comment il en résultait
+que, si celle-ci voulait résolument un autre mariage, l'Angleterre
+devrait y consentir. On était, à l'entendre, sur le point d'en venir
+là, quand Bulwer avait tout dérangé. «Sa conduite, ajoutait-il,
+nous donne l'apparence d'un manque de parole, d'une intrigue, d'une
+perfidie, et fournit à la France une juste raison de plainte. Nous
+nous sommes donc vus forcés de nous laver les mains de ce qui était
+fait et de prouver que nous y étions tout à fait étrangers. Il est
+naturel qu'on ne nous croie pas.» Ce n'était pas que le prince Albert
+renonçât absolument à voir son parent sur le trône d'Espagne; non,
+cette idée lui tenait toujours à coeur; seulement, convaincu qu'elle
+n'était désormais réalisable qu'avec l'assentiment de la France,
+il se bornait à laisser voir qu'il ne désespérait pas d'obtenir
+cet assentiment, le jour où la résistance de l'Espagne aurait
+rendu décidément impossibles tous les candidats de la maison de
+Bourbon[205].
+
+[Note 205: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en date du
+26 mai 1846. (_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II,
+herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, vol. I, p. 167.)]
+
+Lord Aberdeen ne pouvait ignorer ces sentiments du prince Albert.
+Eut-il l'intention, sinon de les servir, du moins de les ménager,
+quand, au lendemain même du jour où il venait de nous donner une
+preuve si manifeste de son loyal désir d'accord, il adressa, le 22
+juin 1846, au duc de Sotomayor, ministre d'Espagne à Londres, une
+dépêche qui semblait écrite sous une inspiration toute différente et
+qui devait plus tard fournir un argument à lord Palmerston? Voici à
+quel propos cette dépêche fut rédigée. Sous le coup de la révélation
+qui lui avait été faite, le gouvernement français avait traité assez
+rudement le cabinet de Madrid. Celui-ci, voyant ou feignant de voir
+dans notre langage une menace à son indépendance, saisit ce prétexte
+pour demander au cabinet de Londres, d'abord si l'Espagne encourrait
+le déplaisir de l'Angleterre au cas où elle jugerait nécessaire de
+choisir le mari de la Reine en dehors des Bourbons, ensuite si, dans
+cette hypothèse, l'Angleterre verrait avec indifférence la France
+attenter à la liberté de l'Espagne. À la façon dont la question
+était posée, on devine la main de M. Bulwer. Il fallait quelque
+complaisance pour se prêter à ce rôle de donneur de consultation.
+Lord Aberdeen eut cette complaisance. Dans sa réponse, adressée
+au duc de Sotomayor, il commença par rappeler, d'une part, qu'il
+n'avait reconnu à aucune puissance le droit d'imposer à la Reine
+comme mari «un membre de quelque famille que ce soit»; d'autre part,
+que le choix d'un Bourbon lui avait paru raisonnable et désirable.
+Il ajouta qu'au cas où l'Espagne se croirait obligée de donner à la
+Reine un autre mari, l'Angleterre n'en éprouverait aucun déplaisir;
+il se refusait à admettre qu'à raison de ce fait la France portât
+atteinte à l'indépendance de l'Espagne; mais, si elle le faisait,
+le gouvernement de Madrid pourrait compter sur la sympathie
+de l'Angleterre et de l'Europe entière[206]. Lord Aberdeen se
+repentait-il donc d'avoir gêné les partisans du mariage Cobourg, et
+voulait-il leur rendre le terrain qu'il leur avait fait perdre? Je ne
+le pense pas. Dans les deux cas, il croyait conformer sa conduite à
+ses déclarations antérieures. En effet, comme j'ai eu plusieurs fois
+occasion de le noter, en même temps qu'il avait promis de seconder
+en fait ou tout au moins de ne pas contrarier le mariage Bourbon,
+il avait réservé en droit l'indépendance de l'Espagne. M. Guizot
+n'eût pas eu de peine à lui montrer dès lors comment, en certains
+cas, pouvaient sortir de cette double déclaration des démarches
+contradictoires. Mais il avait été si heureux d'obtenir la promesse
+de fait, qu'il n'avait pas voulu regarder de trop près à la réserve
+de droit; de part et d'autre, chaque fois qu'on s'était entretenu
+de ce sujet délicat, on avait mieux aimé laisser un peu d'équivoque
+que de risquer un désaccord en s'expliquant plus nettement. C'était
+en exécution de la promesse de fait que lord Aberdeen avait déjoué,
+en mai, l'intrigue de Bulwer; ce fut par application de la réserve
+de droit qu'il écrivit, en juin, la dépêche au duc de Sotomayor. Le
+premier acte était beaucoup plus important que le second, celui-ci
+n'étant qu'une consultation purement théorique, tandis que celui-là
+avait des conséquences effectives et immédiates; il n'en résultait
+pas moins, dans la politique anglaise, une sorte d'ambiguïté qui
+n'était pas faite pour nous rassurer.
+
+[Note 206: _Parliamentary Papers._]
+
+Si j'ai raconté avec quelque détail le coup tenté et manqué, au
+printemps de 1846, pour enlever à notre insu le mariage de la Reine
+avec le prince de Cobourg, c'est que cet incident devait avoir une
+influence décisive sur le dénouement de l'affaire des «mariages
+espagnols». L'état d'esprit où il laissa le gouvernement français a
+été pour beaucoup dans la résolution que celui-ci a prise quelques
+mois plus tard. Non seulement M. Bresson, mais aussi M. Guizot
+sortirent de là plus disposés encore au soupçon, plus faciles à
+s'alarmer, plus convaincus que, pour n'être pas joués par leurs
+concurrents, ils devraient probablement les devancer par une prompte
+initiative. Édifiés sur ce dont on était capable à Madrid, aussi
+bien à la cour qu'à la légation anglaise, ils savaient bien que le
+dépit de la manoeuvre déjouée et la mortification des reproches subis
+n'avaient corrigé personne; au contraire, plus les meneurs portaient
+actuellement la tête basse, plus ils devaient être impatients de
+prendre leur revanche. Et puis, bien que notre cabinet ne connût pas
+la lettre écrite par le prince Albert à son frère, divers symptômes
+avaient pu lui faire soupçonner quelque arrière-pensée chez la
+reine Victoria et chez son époux. Au milieu de tant de raisons de
+s'inquiéter, une seule garantie lui restait, garantie dont, en dépit
+de la réponse à M. de Sotomayor, il venait d'éprouver l'efficacité:
+c'était la droiture personnelle de lord Aberdeen, son sincère désir
+de maintenir l'entente cordiale.
+
+
+II
+
+En Orient, comme en Espagne, il existait une rivalité traditionnelle
+entre la France et l'Angleterre. La guerre avait même failli en
+sortir: on se rappelle la crise de 1840, à laquelle avait mis
+fin la convention des détroits, signée le 13 juillet 1841[207].
+Depuis lors, que s'était-il passé dans ces régions? Sur la question
+d'Égypte, si bruyante de 1833 à 1841, le silence s'était fait. Sans
+doute le cabinet britannique regardait toujours de ce côté avec une
+attention ombrageuse; quand le Czar, pendant son voyage à Londres,
+en 1844, causa des affaires d'Orient avec sir Robert Peel, celui-ci
+ne sortit des généralités vagues que pour déclarer sa volonté de «ne
+pas laisser s'établir, sur le Nil, un gouvernement trop fort, qui
+pût fermer la route du commerce et refuser le passage à la malle
+des Indes[208]». Mais l'Angleterre croyait être garantie contre
+tout péril de ce genre, depuis que Méhémet-Ali avait été forcé
+d'abandonner ses conquêtes en Asie. Le cabinet de Paris n'avait pas
+non plus de raison de remettre cette question sur le tapis. Il était
+trop heureux de voir que l'autorité du pacha, réduite à l'Égypte,
+gagnait en solidité ce qu'elle avait perdu en étendue[209], et de
+constater, contrairement à toutes les prédictions des journaux, que
+la France gardait son crédit à Alexandrie, que ses conseils y étaient
+réclamés et écoutés, que son commerce y était en progrès, que ses
+religieux, chaque jour plus nombreux, y répandaient sa langue et son
+influence. M. Guizot pouvait dire à la tribune, le 21 janvier 1843:
+«Nos rapports avec l'Égypte sont les meilleurs qui aient jamais été.»
+
+[Note 207: Voir au tome IV.]
+
+[Note 208: Ce propos a été rapporté par le baron de Stockmar, qui le
+tenait de sir Robert Peel lui-même.]
+
+[Note 209: Méhémet-Ali disait lui-même, en 1846, à M. de Bourqueney,
+ambassadeur de France à Constantinople: «Les Anglais se disent
+aujourd'hui mes amis; le fait est qu'en me débarrassant de ces sales
+affaires de Syrie, ils m'ont rendu service.» (_La Grèce du roi Othon.
+Correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis_; p. 72.)]
+
+La France n'était pas sortie partout en Orient aussi indemne de
+la crise de 1840. Sur un autre point, en effet, cette crise avait
+contribué à faire naître une question difficile, douloureuse, qui
+devait longtemps embarrasser et attrister notre diplomatie: c'est
+ce qu'on a appelé la question du Liban. Quelques explications
+rétrospectives sont nécessaires pour la faire comprendre. On sait
+que la partie de la Syrie nommée la Montagne est habitée par deux
+races distinctes, rivales, ennemies: l'une, la plus nombreuse,
+les Maronites, chrétiens aborigènes redevenus catholiques pendant
+les croisades, depuis lors amis et clients de la France; l'autre,
+les Druses, ni chrétiens ni musulmans, moins nombreux, mais plus
+belliqueux et plus sauvages, que, depuis quelque temps, l'Angleterre
+paraissait chercher à s'attacher. Par un privilège traditionnel
+dont notre nation, protectrice séculaire des chrétiens d'Orient,
+surveillait le maintien, la Montagne avait joui, jusqu'à la prise
+de possession de la Syrie par Méhémet-Ali, d'une sorte d'autonomie;
+petite république patriarcale et militaire, féodale et élective,
+elle avait à sa tête un chef unique, sujet sans doute de la Porte,
+lui payant tribut, mais chrétien et choisi, depuis plus de cent
+ans, dans la puissante famille des Chéabs. La conquête égyptienne
+porta une grave atteinte à cette organisation. Sans révoquer l'émir
+Beschir, chef chrétien de la Montagne, le pacha supprima les libertés
+de cette région et y établit, avec une extrême rigueur, son
+autorité directe. De là des mécontentements que les agents anglais
+s'empressèrent d'exploiter. Le gouvernement français, au contraire,
+en appuyant Méhémet-Ali, semblait lui avoir sacrifié ses anciens
+protégés. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, notre engouement
+pour le pacha nous faisait perdre de vue nos traditions et nos
+intérêts. Lors des mesures d'exécution prises contre Méhémet-Ali,
+après le traité du 15 juillet 1840, l'émir Beschir passa aux Anglais,
+aussitôt qu'il pressentit leur victoire, sans cependant se sauver
+ainsi lui-même. En effet, la Porte, à peine rentrée en possession
+de la Syrie, profita des circonstances pour abolir les privilèges
+de la Montagne et substituer un pacha ottoman au chef chrétien.
+L'arbitraire et l'anarchie, telles furent aussitôt les conséquences
+de l'administration turque. Dès 1841, les Maronites, indignement
+maltraités, poussèrent un cri de détresse et implorèrent le secours
+de l'Europe.
+
+La France ne pouvait refuser de prêter l'oreille à cette plainte,
+sans déserter son vieux rôle, sans répudier un patronage dont le
+maintien importait grandement à son honneur et à son influence.
+Toutefois, dès qu'elle voulut agir, elle se sentit gênée et affaiblie
+par l'attitude même qu'elle venait de prendre dans le conflit du
+sultan et du pacha. Après avoir laissé son client, Méhémet-Ali,
+supprimer les privilèges des Maronites, avait-elle le même titre
+qu'autrefois pour réclamer en leur nom? Pouvait-elle se flatter de
+retrouver son ancien crédit auprès du divan, qui lui gardait rancune
+de sa politique égyptienne et qui se flattait de pouvoir au besoin
+lui opposer les puissances signataires du traité du 15 juillet 1840?
+Et puis, du moment où les Turcs mettaient en discussion notre droit
+de protection sur les chrétiens d'Orient, n'étaient-ils pas quelque
+peu fondés à faire observer que la situation respective de la France,
+de l'Europe et de l'Empire ottoman avait bien changé depuis l'époque
+où ce droit s'était établi? Sous l'ancien régime, nous étions les
+alliés du sultan, ne lui suscitant aucun embarras, ne lui inspirant
+aucune inquiétude; depuis un demi-siècle, au contraire, la Porte,
+non sans en garder ressentiment, nous avait vus successivement
+faire l'expédition d'Égypte, délivrer la Grèce, conquérir l'Algérie,
+émanciper à demi Tunis et soutenir Méhémet-Ali. Autrefois, nous
+étions le seul État chrétien en rapports intimes avec la cour
+de Constantinople; maintenant, les autres puissances, notamment
+l'Angleterre et la Russie, y avaient des intérêts considérables et
+y exerçaient une influence généralement rivale de la nôtre. Comme
+l'a écrit M. Guizot, nous avions cessé d'être aussi nécessaires à la
+Porte et nous lui étions devenus suspects.
+
+Vers la fin de 1841, comprenant que, dans une telle situation, ses
+représentations isolées n'auraient pas grande chance d'être écoutées
+par la Turquie, le cabinet de Paris proposa aux grandes puissances
+d'agir de concert. L'Autriche se montra bien disposée, quoique un
+peu molle. L'Angleterre, où l'on ne faisait pas encore profession de
+l'entente cordiale, fut plus hésitante, partagée entre son habitude
+de protéger les Druses et l'indignation que les traitements infligés
+aux Maronites ne pouvaient manquer d'inspirer à l'esprit droit de
+lord Aberdeen. Quant à la Russie, nous ne pouvions compter sur son
+concours que si, en nous le refusant, elle s'exposait à se trouver
+isolée. Notre gouvernement s'aperçut vite qu'avec une Europe aussi
+peu unie, on ne parviendrait pas à imposer à la Porte la restauration
+intégrale des anciens privilèges du Liban et le rétablissement du
+chef chrétien unique. Faute de mieux et tout en déclarant ne pas
+voir là une satisfaction définitive, il se rallia à un expédient
+transactionnel imaginé par M. de Metternich et appuyé par le cabinet
+britannique. Il s'agissait d'obtenir de la Porte qu'elle dédoublât
+l'administration du Liban; les Druses devaient avoir à leur tête un
+magistrat de leur race; de même pour les Maronites. Le gouvernement
+ottoman, après avoir essayé d'éluder cette demande, finit par
+déclarer, d'assez mauvaise grâce, le 7 décembre 1842, qu'il se
+conformerait au voeu des puissances.
+
+La mesure, qui n'eût jamais pu être bien efficace, ne fut même pas
+sérieusement et sincèrement exécutée. Les pachas turcs conservèrent
+la réalité du pouvoir et s'appliquèrent à prolonger un état
+d'anarchie qui leur paraissait servir la prépotence ottomane, en
+affaiblissant les deux races rivales. Les choses en vinrent à ce
+point que, dans les premiers mois de 1845, une véritable guerre
+civile éclata entre les Maronites et les Druses; ces derniers,
+appuyés plus ou moins ouvertement par les Turcs, eurent généralement
+le dessus et se livrèrent aux plus atroces excès.
+
+Le gouvernement français n'avait pas attendu ces lamentables
+événements, pour se convaincre que la réforme nominale obtenue
+en 1842 n'avait remédié à rien. Éclairé par l'expérience, pressé
+par les orateurs qui, dans les deux Chambres, se faisaient les
+avocats des Maronites, notamment par M. de Montalembert, M.
+Guizot s'était bientôt décidé à modifier sa première attitude et
+à réclamer le retour à l'ancien état de choses, le rétablissement
+d'une administration unique et chrétienne. S'en étant ouvert aux
+autres puissances, il trouva assez bon accueil auprès de M. de
+Metternich. Mais, même après l'établissement de l'entente cordiale,
+il ne parvint pas à amener à cette idée le cabinet de Londres.
+Lord Aberdeen se disait très sincèrement désolé de l'anarchie du
+Liban, prêt à s'associer à nous pour y mettre un terme; seulement,
+il contestait l'efficacité du moyen que nous proposions. Incapable
+personnellement d'encourager ou d'excuser les Druses, il était trop
+souvent mal éclairé sur leur conduite, par ses agents en Syrie;
+ceux-ci, obstinés dans les vieilles rivalités, ne voyaient, dans ces
+féroces montagnards, que des protégés de l'Angleterre à soutenir
+quand même contre les protégés de la France; le consul britannique à
+Beyrouth put même être accusé d'avoir été l'instigateur ou tout au
+moins le complice de ceux qui, en 1845, prirent les armes contre les
+Maronites. Dans ces conditions, notre demande d'une administration
+unique n'avait pas chance de réussir à Constantinople. Aussi, tout en
+la maintenant, notre gouvernement ne négligea-t-il pas de présenter
+des réclamations moins radicales, pour lesquelles il fut appuyé par
+l'Autriche et même, dans une certaine mesure, par l'Angleterre.
+Ces efforts ne furent pas absolument infructueux. En 1845 et dans
+les années qui suivirent, diverses réformes, plus sérieusement
+accomplies que celle de 1842, apportèrent des améliorations réelles,
+bien qu'encore incomplètes, à la situation des Maronites. La
+diplomatie du gouvernement de Juillet ne put obtenir davantage.
+
+
+III
+
+Les difficultés qui entravaient notre diplomatie dans la question du
+Liban devaient lui faire chercher, sur cette vaste scène de l'Orient,
+un autre point où elle pût agir plus efficacement. Y avait-il chance
+de le trouver dans le jeune royaume de Grèce? On sait comment, à la
+fin de la Restauration, la France, l'Angleterre et la Russie étaient
+intervenues dans la création de cet État; elles avaient ainsi acquis
+le droit et contracté l'obligation de surveiller et de seconder ses
+débuts. Ceux-ci n'avaient pas été heureux. Plusieurs siècles de
+servitude, suivis de plusieurs années d'insurrection, ne sont pas une
+bonne école pour les moeurs publiques. Aussitôt les Turcs chassés, le
+pays avait été en proie à une anarchie sanglante et ruineuse. Pour
+y remédier, les trois puissances protectrices cherchèrent un roi;
+elles eurent de la peine à le trouver; Léopold, le futur souverain
+de la Belgique, un moment choisi en 1830, se déroba. Force fut de se
+rabattre, en 1832, sur un prince encore mineur, Othon, second fils du
+roi de Bavière. La France, l'Angleterre et la Russie lui accordèrent,
+comme dot, la garantie collective d'un emprunt de soixante millions.
+Les Bavarois qui, dans les premières années, administrèrent sous
+le nom du jeune roi, le firent avec une main d'une lourdeur toute
+germanique, irritant l'amour-propre national, sans satisfaire les
+intérêts ni même maintenir l'ordre matériel et la paix intérieure.
+En 1837, quand Othon commença à gouverner lui-même avec le concours
+de ministres indigènes, les choses n'en marchèrent pas mieux; esprit
+honnête, mais court, obstiné et hésitant, tenant à son pouvoir
+absolu sans en rien faire, le Roi n'était ni aimé de ses sujets,
+ni considéré par les diplomates étrangers. Le désordre financier
+était extrême, au grand déplaisir des États garants de l'emprunt.
+Pour comble de malheur, les dissensions intestines--la plus
+dangereuse peut-être des maladies dont souffrait la Grèce--étaient
+encore aggravées par la rivalité des trois puissances tutrices. Si
+celles-ci, à l'origine, avaient agi en commun pour faire reconnaître
+l'indépendance hellénique, ce n'était pas qu'il y eût entre elles,
+sur cette question, un réel accord de vues; c'était au contraire par
+méfiance réciproque, pour se surveiller et se contenir mutuellement;
+chacune avait craint que l'autre ne voulût exploiter ce mouvement
+à son profit exclusif. Le nouvel État créé, cette méfiance
+persista. Les factions grecques l'exploitèrent, et bientôt elles se
+distinguèrent en parti français, parti russe, parti anglais; chaque
+chef de légation, devenu patron d'un parti, épousait ses prétentions,
+s'associait à ses cabales et mettait son amour-propre à le faire
+triompher sur les autres.
+
+Jusqu'en 1841, la prépondérance à Athènes avait été surtout
+disputée entre la Russie et l'Angleterre. La France avait été trop
+occupée chez elle, ou, quand elle avait eu le loisir de songer à
+un rôle en Orient, sa pensée s'était dirigée de préférence vers
+l'Égypte. Ce fut seulement après le déboire éprouvé de ce côté
+que M. Guizot manifesta, par une dépêche adressée le 11 mars 1841
+aux autres cabinets, le dessein de «reporter sur la Grèce une
+attention» qui, ajoutait-il, avait été jusque-là «distraite par
+des questions plus urgentes[210]». Et pour commencer, il envoya
+en mission extraordinaire et temporaire à Athènes M. Piscatory,
+homme de ressources et de résolution, esprit élevé et ardent,
+ayant une situation politique importante en France et jouissant en
+Grèce d'une grande popularité personnelle pour avoir jadis, dans
+la guerre de l'Indépendance, fait le coup de feu à côté des plus
+vaillants palikares. Son arrivée amena naturellement les Grecs à
+reporter leurs regards vers la France. Aussi bien savaient-ils que
+là étaient leurs amis les plus sincères; à Londres, on ne s'était
+résigné que d'assez mauvaise grâce à la création d'un État qui
+démembrait l'Empire ottoman; à Saint-Pétersbourg, si l'on voulait
+bien d'une Grèce vassale du Czar, on jalousait une Grèce trop forte
+et trop indépendante; à Paris seulement, on avait applaudi sans
+arrière-pensée à la résurrection d'un peuple ayant un passé si
+glorieux, et on lui souhaitait sincèrement de grandes destinées.
+Le dessein de M. Guizot n'était pas de rentrer, à Athènes, dans la
+vieille politique d'antagonisme, dont au même moment il essayait de
+sortir à Madrid. Partant de cette double idée que notre premier,
+notre unique intérêt en Grèce était la durée et la prospérité du
+nouvel État, ensuite que l'un des principaux obstacles à cette
+durée et à cette prospérité était le conflit d'influence entre les
+puissances protectrices, il désirait y substituer le concert. Dès
+la fin de 1841, il s'en expliqua très nettement avec lord Aberdeen.
+«Il est bien nécessaire, écrivait-il, que nous fassions cesser, sur
+les lieux mêmes, ces jalousies aveugles, ces rivalités puériles, ces
+luttes sur les petites choses, tout ce tracas d'en bas qui dénature
+et paralyse la bonne politique d'en haut[211].» Le secrétaire d'État
+britannique accueillit bien ces ouvertures et envoya des instructions
+dans le même sens à sir Edmond Lyons. Celui-ci, qui, depuis 1832,
+représentait l'Angleterre à Athènes, était un ancien capitaine de
+vaisseau, homme du monde aimable, gai, naturel, mais diplomate
+impérieux, soupçonneux, cassant, grossissant sans mesure tous les
+incidents secondaires, prêt à partir en guerre pour les moindres
+difficultés, tout imbu de l'esprit de lord Palmerston qui le tenait
+en grande faveur; nul n'avait été plus passionnément engagé dans
+toutes les querelles d'influence en Grèce. Un tel agent pouvait-il
+devenir l'instrument d'une politique d'entente? En tout cas, pour
+l'y contraindre, il eût fallu porter à ces affaires une attention
+plus soutenue et plus énergique que ne le faisait à cette époque lord
+Aberdeen. M. Guizot lui-même, absorbé par d'autres questions, ne
+donna pas, pour le moment, grande suite à l'initiative qu'il avait
+prise en 1841. L'année 1842 et le commencement de 1843 s'écoulèrent
+donc sans que l'état des choses à Athènes fût sérieusement modifié.
+
+[Note 210: Cette dépêche est citée intégralement dans les Pièces
+justificatives des _Mémoires de M. Guizot_. C'est à ces Mémoires,
+et aussi à l'ouvrage de M. d'Haussonville sur l'_Histoire de la
+politique extérieure de 1830 à 1848_, que sont empruntés les
+documents qui seront cités dans la suite de cet exposé, sans
+indication de source spéciale.]
+
+[Note 211: Lettre à M. de Sainte-Aulaire, en date du 8 octobre 1841.]
+
+Ce fut vers le milieu de 1843, à l'époque où l'entente cordiale
+tendait à devenir la règle générale des rapports entre l'Angleterre
+et la France, que la question grecque fut remise sur le tapis et
+prit assez d'importance pour que M. Guizot l'appelât, quelques
+mois plus tard, à la tribune, «la grande affaire de l'Orient». Dès
+juin 1843, M. Piscatory fut renvoyé à Athènes, non plus en mission
+temporaire, mais avec la qualité de ministre de France. Il lui était
+recommandé «de beaucoup faire et même sacrifier, pour maintenir le
+concert avec ses collègues», spécialement avec sir Edmond Lyons.
+«C'est, ajoutait M. Guizot, le seul moyen d'action efficace.....
+Je ne sais pas jusqu'où nous mènerons ce concert; mais il faut le
+mener aussi loin que nous le pourrons; par le concert et pendant sa
+durée, nous nous fortifierons pour le moment où il nous manquera.»
+En même temps, notre ministre saisissait l'occasion d'un débat à la
+Chambre des pairs, le 21 juillet 1843, pour proclamer solennellement
+la politique d'entente qu'il prétendait inaugurer en Grèce. À peine
+arrivé à Athènes, M. Piscatory s'appliqua loyalement à exécuter ses
+instructions. «Je me fais petit, écrivait-il à M. Guizot; j'ai même
+un peu brusqué mes amis. Je fais ici un métier bien contraire à ma
+nature; je me contrarie sur tout, et je fais d'énormes sacrifices à
+mes collègues, qui n'en font aucun..... Ne croyez pas que je sois las
+du mauvais quart d'heure qu'en toutes choses il faut savoir passer;
+j'enrage souvent, mais je sais vouloir, et je voudrai jusqu'au bout.»
+
+Des événements allaient s'accomplir qui rendaient le concert des
+puissances plus nécessaire encore à la Grèce. Le 15 septembre 1843,
+un soulèvement populaire arracha au roi Othon la promesse d'une
+constitution libérale et la convocation d'une assemblée nationale
+chargée de la rédiger. À la différence du cabinet de Londres,
+celui de Paris n'avait pas désiré cette révolution: le système
+parlementaire lui paraissait d'une application bien difficile avec
+une nation si divisée et si inexpérimentée, une royauté si neuve
+et si impopulaire; à son avis, il eût mieux valu s'en tenir à des
+réformes administratives. Mais, le fait accompli, il se montra tout
+disposé à s'unir à l'Angleterre pour seconder la mise en train
+du nouveau régime. De Londres et de Paris, on envoya donc les
+mêmes instructions. Tandis que M. Guizot écrivait à M. Piscatory:
+«Persistez à subordonner les intérêts de rivalité à l'intérêt
+d'entente, la petite politique à la grande», lord Aberdeen mandait à
+sir Edmond Lyons: «Je vois avec regret que vous avez une tendance à
+maintenir l'ancienne distinction des partis... Gardez-vous bien de
+mettre en avant Maurocordato, ou tout autre, comme le représentant
+de la politique et des vues anglaises. Je suis sûr que le ministre
+de France recevra les mêmes instructions quant à Colettis et à ceux
+qui se prétendraient les soutiens des intérêts français... Ce serait
+une grande pitié, quand les gouvernements sont entièrement d'accord,
+que quelque jalousie locale ou les prétentions personnelles de nos
+amis vinssent aggraver nos difficultés.» Ces recommandations ne
+furent pas sans effet. M. Piscatory marcha résolument dans la voie
+qui lui était prescrite, étonnant parfois nos amis du parti français,
+mais finissant par obtenir du plus grand nombre qu'ils suivissent
+nos conseils d'union. Sir Edmond Lyons lui-même, frappé d'un tel
+exemple et pressé par son chef, avait meilleure attitude que dans le
+passé. L'union si patente de la France et de l'Angleterre, jointe
+à l'abstention de la Russie, qui boudait la constitution, amena à
+Athènes, sinon la paix, du moins une sorte de suspension d'armes
+entre les partis; elle permit de passer sans accident le périlleux
+défilé de la réunion de l'assemblée nationale et de la confection
+de la constitution. Heureux résultat que M. Guizot célébrait à la
+tribune de la Chambre des députés, le 21 janvier 1844, et dont, avec
+raison, il faisait honneur à l'entente cordiale.
+
+Le gouvernement français eut bientôt occasion de prouver la loyauté
+avec laquelle il était résolu à pratiquer cette entente. Le premier
+cabinet formé à Athènes, en avril 1844, après le vote de la
+constitution, eut à sa tête le chef du parti anglais, Maurocordato;
+M. Piscatory le soutint ouvertement. Pour le coup, sir Edmond Lyons
+parut comprendre la vertu de l'entente cordiale; il n'avait pas
+assez d'éloges pour M. Piscatory. Quant à lord Aberdeen, il était
+tout heureux; à ceux qui, autour de lui et jusque dans le sein du
+cabinet, doutaient des avantages de sa politique et objectaient que
+son premier effet avait été, en Espagne, le triomphe de l'influence
+française, il montrait, en Grèce, le parti anglais au pouvoir.
+«Voilà, leur disait-il, à quoi sert l'entente[212]!»
+
+[Note 212: Lettres de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 2 et du 3
+mai 1844.]
+
+Cette lune de miel ne devait malheureusement pas durer. Maurocordato
+s'appuyait sur une base trop étroite. Le parti anglais, composé
+d'hommes relativement éclairés et ouverts aux idées européennes,
+n'était guère qu'un état-major sans soldats. La masse de la nation
+allait bien plus volontiers soit au parti religieux patronné par la
+Russie, soit surtout au parti populaire, guerrier et patriote, qui se
+recommandait de la France. Si le cabinet avait avec lui les habits,
+il avait contre lui les fustanelles, de beaucoup les plus nombreuses.
+On s'en aperçut aux élections générales auxquelles il fallut procéder
+en juillet 1844. Elles furent un désastre pour Maurocordato, qui
+dut céder la place à un ministère réunissant Colettis, le chef du
+parti français, et Metaxa, le chef du parti russe. Cette association
+n'impliquait pas un partage égal d'influence; la prépondérance
+appartenait à Colettis.
+
+Notre diplomatie n'avait rien fait, ni pour renverser Maurocordato,
+à qui elle avait toujours prêté appui, ni pour pousser en avant
+Colettis, qu'elle avait au contraire tâché de contenir; tout était
+arrivé par le mouvement naturel de l'opinion en Grèce. L'événement
+accompli, M. Guizot n'eut qu'une préoccupation, atténuer le
+déplaisir et la mortification qu'en devait ressentir l'Angleterre.
+Il faisait écrire à notre chargé d'affaires à Londres: «Ne laissez
+pas croire que nous acceptions le moins du monde comme un succès
+nôtre, c'est-à-dire français, la chute de Maurocordato[213].» Tout
+en reconnaissant la nécessité d'aider Colettis, il voulait qu'on
+ménageât le plus possible les hommes du parti anglais et qu'on ne
+fournît aucun grief au cabinet de Londres. «Je crains, écrivait-il
+à M. Piscatory, que nous ne retombions dans ce qui a, si longtemps
+et sous tant de formes diverses, perdu les affaires grecques,
+la division et la lutte des partis intérieurs et des influences
+extérieures. Donnez, Colettis et vous, un démenti à ce passé. Je
+vous y aiderai de tout mon pouvoir.» Et encore: «Dites-vous souvent
+que, quelque intérêt que nous ayons à Athènes, ce n'est pas là
+que sont les plus grandes affaires de la France.» En même temps,
+il s'adressait directement à lord Aberdeen, et tâchait par de
+loyales explications, par des assurances répétées, de dissiper ses
+préventions et de calmer ses inquiétudes.
+
+[Note 213: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, en date du 27
+septembre 1844. (_Documents inédits._)]
+
+C'était au tour de l'Angleterre de se conduire comme nous l'avions
+fait pendant que ses clients étaient au pouvoir, de sacrifier ses
+préférences de personne et de parti à la nécessité supérieure de
+l'entente. Sir Edmond Lyons prit aussitôt une attitude absolument
+contraire: tout entier à son dépit, il ne se donna même pas la peine
+de le voiler, se brouilla ouvertement avec M. Piscatory, et commença
+une guerre acharnée contre Colettis. Chez lord Aberdeen lui-même, il
+semblait que la droiture habituelle d'esprit fût un peu altérée par
+le désappointement que lui avait causé la chute de Maurocordato. M.
+Guizot s'en rendait compte, et, dès le premier jour, il écrivait à M.
+Piscatory: «Quand on attaquait lord Aberdeen sur l'entente cordiale,
+quand on lui demandait quelle part de succès il y avait, la Grèce
+était sa réponse, sa réponse non seulement à ses adversaires, mais
+aussi à ceux de ses collègues qui hésitaient quelquefois dans sa
+politique... Il a perdu cette réponse. Il est aujourd'hui, en Grèce,
+dans la même situation qu'en Espagne; à Athènes, comme à Madrid,
+il expie les fautes, il paye les dettes de lord Palmerston et de
+ses agents. C'est un lourd fardeau; il en a de l'inquiétude et de
+l'humeur.» Nos protestations, bien que non absolument inefficaces,
+ne suffirent pas à dissiper cette humeur. Lord Aberdeen ne pouvait
+se défaire de cette idée que la présence de Colettis au ministère
+était un danger, et que M. Piscatory n'avait pas été étranger au
+renversement de Maurocordato. C'était, du reste, la conviction
+générale en Angleterre. Un député whig, M. Cochrane, ayant dit, en
+pleine Chambre des communes, que la conduite de M. Piscatory avait
+été «honteuse et dégradante», sir Robert Peel se bornait à répondre:
+«Quant à la conduite de M. Piscatory, la Chambre m'excusera si je
+n'en dis rien; je ne pense pas qu'il soit dans les convenances que
+j'exprime publiquement mon opinion sur un agent étranger.» Tout ce
+que M. Guizot put obtenir de lord Aberdeen fut la recommandation
+faite à sir Edmond Lyons, qui n'en tint pas compte, de se montrer
+poli avec M. Piscatory, «de ne prendre part à aucune menée contre
+M. Colettis, et de ne tenter aucun effort pour faire prévaloir
+l'influence anglaise[214]».
+
+[Note 214: Instructions du 11 novembre 1844.]
+
+L'espoir de lord Aberdeen était que Colettis échouerait comme
+Maurocordato. Le problème ne paraissait-il pas insoluble? Dans un
+pays où n'existait même pas la notion d'un état social régulier[215],
+il fallait fonder un gouvernement, créer une administration, et même
+faire fonctionner le régime parlementaire. Un événement, survenu
+au milieu de 1845, rendit la situation plus difficile encore:
+Metaxa s'étant brouillé avec Colettis, celui-ci resta seul maître
+du pouvoir, ayant contre lui la coalition des deux partis russe et
+anglais, sans autre point d'appui que son propre parti, nombreux à
+la vérité, mais ignorant et turbulent. Et lui-même, qu'était-il? Un
+ancien conspirateur, un ancien chef de palikares. Oui, mais depuis
+la guerre de l'Indépendance il avait séjourné, pendant plus de sept
+années, à Paris, comme ministre de Grèce; là, au spectacle des choses
+d'Occident, dans le commerce intime d'hommes tels que M. Guizot et
+le duc de Broglie, cet esprit naturellement sagace et supérieur
+s'était initié à la civilisation, jusque-là tout à fait ignorée de
+lui; sans dépouiller entièrement son premier tempérament, ni faire
+disparaître toute sa barbarie d'origine, en en conservant ce qui le
+maintenait en communion avec ses compatriotes, il avait peu à peu
+acquis plusieurs des qualités de l'homme d'État. Aussi, une fois au
+pouvoir, étonna-t-il tout le monde par son sens du gouvernement,
+son esprit de mesure, son sang-froid, son aplomb, son adresse,
+sa fécondité de ressources. Il domina ses adversaires et, ce qui
+était peut-être plus malaisé, contint ses partisans. Non sans doute
+qu'il eût du premier coup transformé en sujets soumis, en citoyens
+corrects, des hommes dont plusieurs semblaient plutôt préparés
+au métier de brigands; trop souvent il ne pouvait les satisfaire
+qu'aux dépens de l'impartialité et de la régularité administratives.
+Finances, justice, armée, police, rien n'était encore bien organisé;
+certaines notions de moralité demeuraient fort obscurcies. C'était le
+legs du passé, la conséquence d'habitudes anciennes qu'on ne pouvait
+corriger en quelques mois. «On n'a jamais fait du pain blanc avec de
+la farine noire», disait philosophiquement Colettis. Et cependant,
+malgré tout, il y avait un réel progrès: le jeune royaume jouissait
+d'une tranquillité relative, d'un commencement de prospérité qu'il
+n'avait pas connus jusqu'alors et qui, pour le moment, paraissaient
+lui suffire. Le premier ministre se montrait l'homme d'une transition
+nécessaire entre l'anarchie barbare où la Grèce n'eût pu demeurer
+plus longtemps sans périr, et le gouvernement régulier, moderne,
+occidental, pour lequel elle n'était pas mûre.
+
+[Note 215: M. Thouvenel, alors secrétaire d'ambassade à Athènes,
+écrivait le 20 décembre 1845: «Rien ici n'est solide, si ce n'est
+un instinct de désordre, de rapine, historiquement très explicable,
+mais fort embarrassant pour former un État.» (_La Grèce du roi Othon,
+correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis_, p. 8.)]
+
+Ce succès réel gagna à Colettis la sympathie de tous les témoins
+impartiaux, même des envoyés des cours allemandes qui avaient d'abord
+partagé les méfiances de la légation anglaise[216]. Mais il exaspéra
+sir Edmond Lyons, qui n'en devint que plus obstiné et plus acharné
+dans son hostilité. «C'est un fou furieux», écrivait-on d'Athènes,
+le 20 décembre 1845[217]. Notre légation ne pouvait laisser sans
+défense Colettis ainsi attaqué; force était de venir à son secours.
+M. Piscatory n'était pas homme à déserter une telle tâche. À son
+tempérament ardent, vaillant, énergique, la lutte coûtait moins
+qu'une attitude de réserve et d'observation. Nul n'était plus homme
+d'action et de commandement. Il prit donc sans hésitation, et même
+probablement avec quelque plaisir, le rôle auquel l'obligeaient les
+provocations de sir Edmond Lyons. Il se fit ouvertement le patron
+du ministre que la légation anglaise prétendait renverser, le chef
+du parti qui se disait «français», ne s'effarouchant pas de ce
+que ce parti avait encore d'un peu sauvage, tâchant seulement de
+le discipliner. «Nous nous sommes placés au milieu des palikares,
+écrivait l'un des jeunes membres de la légation française, M.
+Thouvenel; nos amis ne nous font pas toujours honneur, mais ils
+sont les plus forts[218].» Il fut en effet bientôt visible, comme
+le disait encore M. Thouvenel, que «M. Lyons était battu à plate
+couture par M. Piscatory[219]». Le parti anglais ne comptait plus que
+douze voix à la Chambre. Jamais notre influence n'avait été aussi
+prépondérante à Athènes: c'était manifestement le ministre de France
+qui gouvernait la Grèce.
+
+[Note 216: Voir notamment un Mémoire rédigé en avril 1846 par
+l'envoyé d'Autriche, le comte Prokesh. (HAUSSONVILLE, _Histoire de la
+politique extérieure du gouvernement français_, 1830-1848, p. 107.)]
+
+[Note 217: _La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel_,
+p. 11.]
+
+[Note 218: _Ibid._--M. Thouvenel ajoutait, quelques jours plus tard:
+«Nous sommes ici, il ne faut pas nous le dissimuler, les amis de la
+canaille; mais cette canaille, après tout, est la masse du pays,
+et c'est là que, pour être forts, nous avons dû poser notre camp.»
+(_Ibid._, p. 13.)]
+
+[Note 219: _Ibid._, p. 113.]
+
+Y avait-il lieu de se féliciter sans réserve d'un pareil résultat?
+Ne fallait-il pas reconnaître, au contraire, qu'une telle situation
+était anormale, et qu'elle pouvait avoir de fâcheuses conséquences
+pour la Grèce comme pour la France? La Grèce n'avait chance de
+s'affermir et de se développer, de surmonter ses difficultés
+intérieures et extérieures, qu'avec l'appui de toutes les puissances
+protectrices, et elle était certainement trop faible pour supporter,
+sans en beaucoup souffrir, la rivalité diplomatique dont elle était
+l'objet et le théâtre. D'ailleurs, si la maladresse de sir Edmond
+Lyons et l'habileté de M. Piscatory donnaient momentanément le
+dessous au parti anglais, l'Angleterre avait en Orient une situation
+trop forte pour qu'il fût indifférent à un petit État d'encourir
+son hostilité ou seulement sa bouderie. Quant à la France, hors la
+satisfaction d'amour-propre de primer sur une scène bien étroite
+et d'infliger un échec mérité à qui lui cherchait une méchante
+querelle, de quel grand intérêt politique était pour elle cette
+lointaine victoire? Quel profit trouvait-elle à dominer la Grèce,
+quel honneur à paraître solidaire et responsable d'un gouvernement
+après tout fort imparfait? Pouvait-elle se flatter de jouer un grand
+rôle dans le Levant, au moyen de cet État encore mal assis auquel
+on devait souhaiter, avant tout, une prudente immobilité, et dont
+les ambitions n'eussent pu d'ailleurs se satisfaire qu'au préjudice
+de notre politique traditionnelle sur le Bosphore? Tout cela, sans
+doute, n'était pas une raison de se désintéresser absolument de ce
+qui se passait en Grèce; mais c'était une raison de ne s'y engager
+qu'avec mesure. Sur place, dans la chaleur de la lutte, cette mesure
+était difficile à garder, surtout pour M. Piscatory. Il ne savait
+pas faire petitement et n'était pas l'homme des rôles effacés ou
+médiocres. C'était affaire à ceux qui l'employaient de lui choisir
+des postes à sa taille. M. Thouvenel écrivait finement, d'Athènes, le
+20 décembre 1845: «Ici, comme à Madrid, il est à désirer qu'on tienne
+le jeu, mais sans y trop mettre; le gain ne vaut pas les émotions
+de la partie.» Puis il ajoutait tout bas, en parlant de son chef de
+légation: «Je crois qu'il a trop mis au jeu[220].»
+
+[Note 220: _La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel_,
+p. 9 et 11.]
+
+À Paris, on savait gré sans doute à M. Piscatory et à Colettis de
+leur habileté et de leur succès: on ne songeait ni à les désavouer,
+ni à leur conseiller une capitulation. Mais on ne se voyait pas sans
+chagrin entraîné dans une politique si différente de celle qu'on
+avait rêvée et qu'un moment on avait cru tenir. M. Désages écrivait
+à M. Thouvenel, le 20 mai 1846: «Oui, c'est un grand mal que nous
+ayons à prendre si complètement, si ouvertement à notre compte la
+défense et la protection du cabinet d'Athènes. C'est mauvais pour
+la Grèce et pour nous, car la pression contre ce cabinet s'accroît
+indubitablement de l'influence déclarée, patente, que nous donne
+sur lui le besoin qu'il a de notre appui. À cela, je ne vois, pour
+le présent du moins, aucun remède. Le seul palliatif est dans la
+continuation de notre bonne entente avec les légations et les cours
+allemandes[221].» Quant à M. Guizot, il avait trop vivement désiré
+l'accord, il était trop pénétré de ses avantages supérieurs, pour ne
+pas regretter le conflit, même quand il y avait l'avantage. Il ne se
+lassait pas de faire appel à lord Aberdeen pour rétablir cet accord.
+Il profitait de la seconde entrevue d'Eu, en septembre 1845, pour
+dire au ministre anglais «tout ce qu'il pensait» de la conduite de
+sir Edmond Lyons. Peu auparavant, M. de Metternich, pressé par nous,
+avait aussi «fait une charge à fond» sur le secrétaire d'État. Tout
+cela à peu près sans aucun résultat. «Je crois, écrivait M. Guizot
+en novembre 1845, lord Aberdeen bien près d'être convaincu que Lyons
+juge mal les affaires de Grèce et conduit mal celles de l'Angleterre
+en Grèce; mais, mais, mais... je m'attends à la prolongation de
+cette grosse difficulté.» Si désireux qu'il fût de mettre fin au
+désaccord, notre ministre en prenait virilement son parti, du moment
+où la politique britannique le rendait inévitable. «Il faut vivre
+avec ce mal-là, écrivait-il à M. Piscatory; nous ne sommes pas en
+train d'en mourir. Je regrette le fait, mais je m'y résigne.» C'est
+qu'au fond, là comme en Espagne, il se sentait garanti contre de
+trop fâcheuses conséquences, par la présence de lord Aberdeen au
+_Foreign office_. S'il désespérait d'obtenir qu'il réprimât son
+agent, il savait n'avoir à craindre de sa part aucune démarche
+offensive qui pût faire dégénérer la querelle des deux légations en
+un conflit des deux gouvernements. L'entente cordiale, pour n'avoir
+pas produit dans les affaires de Grèce ce qu'on en attendait, n'y
+était donc pas absolument inefficace: elle localisait le dissentiment
+et l'empêchait d'avoir un contre-coup sur un plus vaste théâtre.
+
+[Note 221: _La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel_,
+p. 73.]
+
+
+IV
+
+On le voit, sur quelques-uns des points où l'on tâchait de
+l'appliquer, l'entente cordiale n'allait pas sans difficultés.
+Nouvelle preuve de cette vérité souvent constatée que, pour être
+quelquefois raisonnable et utile, l'alliance anglaise est rarement
+commode et agréable, surtout quand elle se trouve être, comme sous
+la monarchie de Juillet, l'alliance nécessaire. Toutefois, là même
+où cette entente était d'une exécution pénible et imparfaite, il
+ne semblait pas que, du côté de la France, on pût se plaindre des
+résultats obtenus. En Grèce comme en Espagne, si le cabinet de
+Londres ne nous donnait pas le concours que nous eussions désiré, du
+moins il nous laissait à peu près le champ libre, et, dans ces deux
+pays où naguère l'influence anglaise dominait, l'influence française
+avait maintenant le dessus. N'était-ce pas à croire que M. de
+Metternich devinait juste quand, tout au début de l'entente cordiale,
+le 12 octobre 1843, il avait fait cette sorte de prophétie: «Dans
+une rencontre avec Louis-Philippe et M. Guizot, lord Aberdeen tirera
+toujours la courte paille[222].» Cette impression persista à Vienne,
+et, au commencement de 1846, l'ambassadeur d'Autriche à Londres
+mandait à son gouvernement que «lord Aberdeen était complètement
+dominé par l'ascendant de M. Guizot[223]». C'était naturellement sous
+ce jour qu'en Angleterre l'opposition whig s'appliquait à présenter
+les choses. Le journal de lord Palmerston, le _Morning Chronicle_,
+disait en janvier 1845: «M. Guizot a tellement fasciné lord Aberdeen
+qu'il n'est rien que celui-ci puisse lui refuser. M. Guizot a abaissé
+notre influence en Espagne, en Grèce, en Belgique; il s'est moqué de
+nous au Maroc, nous a insultés à Taïti, abandonnés au Texas, a usurpé
+nos droits au Brésil... Tout serait préférable au compérage entre M.
+Guizot et lord Aberdeen, compérage dans lequel ce dernier joue son
+rôle sempiternel d'aimable dupe et sacrifie à la paix à tout prix les
+plus chers intérêts et la véritable dignité de son pays.» Plus tard,
+après la chute du ministère tory, un homme d'État whig, plus modéré
+que lord Palmerston, lord Clarendon, s'expliquant dans l'intimité
+sur le reproche fait ainsi à lord Aberdeen, le déclarait fondé;
+il attribuait à son «laisser faire» le «succès des intrigues de
+Louis-Philippe». «Les agents anglais, ajoutait-il, n'importe où ils
+étaient, avaient été rendus dépendants des agents français, au point
+qu'ils n'osaient se plaindre d'aucun mauvais procédé de ces derniers,
+sachant que ce serait s'exposer à une réprimande et courir le risque
+d'être humiliés dans l'exercice public de leur fonction[224].»
+
+[Note 222: J'ai déjà eu occasion de citer ce propos. (_Mémoires de
+Metternich_, t. VI, p. 690.)]
+
+[Note 223: Lettre du comte de Flahault à M. Guizot, du 6 février
+1846. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 224: _The Greville Memoirs, second part_, vol. III, p. 16.]
+
+Ce qui est en tout cas certain, c'est que l'entente cordiale se
+maintenait principalement par les rapports personnels d'amitié,
+d'estime, de confiance, établis depuis la première entrevue d'Eu, en
+1843, entre M. Guizot et lord Aberdeen. Ils avaient pris peu à peu
+l'habitude de s'écrire directement dans les circonstances délicates,
+cherchant ainsi à donner à leurs communications le caractère d'un
+tête-à-tête. Il suffit de se rappeler quelles étaient les qualités de
+M. Guizot, l'autorité et la hauteur de son esprit, pour être assuré
+qu'un pareil tête-à-tête ne devait pas tourner à son désavantage.
+Jusqu'où allait cette loyale et confiante intimité, on en peut juger
+par ce que nous connaissons de la correspondance des deux ministres.
+Un jour, par exemple, M. Guizot, apprenant que lord Aberdeen était
+un peu troublé par les rapports de quelqu'un de ses diplomates, d'un
+Bulwer ou d'un Lyons, lui écrivait: «Ce que nous avons, je crois,
+de mieux à faire l'un et l'autre, c'est de mettre en quarantaine
+sévère tous les rapports, bruits, plaintes, commérages, qui peuvent
+nous revenir sur les menées secrètes ou les querelles de ménage de
+nos agents; pour deux raisons: la première, c'est que la plupart de
+ces commérages sont faux; la seconde, c'est que, même quand ils ont
+quelque chose de vrai, ils méritent rarement qu'on y fasse attention.
+L'expérience m'a convaincu, à mon grand regret, mais enfin elle
+m'a convaincu que nous ne pouvions encore prétendre à trouver ou à
+faire soudainement passer dans nos agents la même harmonie, la même
+sérénité de sentiments et de conduite qui existe entre vous et moi.
+Il y a, chez nos agents dispersés dans le monde, de grands restes de
+cette vieille rivalité inintelligente, de cette jalousie aveugle et
+tracassière qui a longtemps dominé la politique de nos deux pays.
+Les petites passions personnelles viennent s'y joindre et aggravent
+le mal. Il faut lutter, lutter sans cesse et partout contre ce
+mal, mais en sachant bien qu'il y a là quelque chose d'inévitable
+et à quoi, dans une certaine mesure, nous devons nous résigner.
+Nous nous troublerions tristement l'esprit, nous nous consumerions
+en vains efforts, si nous prétendions prévenir ou réparer toutes
+les atteintes, tous les mécomptes que peut recevoir çà et là notre
+bonne entente. Si ces atteintes sont graves, si elles compromettent
+réellement notre politique et notre situation réciproque, portons-y
+sur-le-champ remède, d'abord en nous disant tout, absolument tout,
+pour parvenir à nous mettre d'accord, vous et moi, ensuite en
+imposant nettement à nos agents notre commune volonté. Mais, sauf
+de telles occasions, laissons passer, sans nous en inquiéter, bien
+des difficultés, des tracasseries, des humeurs, des mésintelligences
+locales qui deviendraient importantes si nous leur permettions de
+monter jusqu'à nous, et qui mourront dans les lieux mêmes où elles
+sont nées, si nous les condamnons à n'en pas sortir[225].»
+
+[Note 225: Lettre du 3 décembre 1844, citée par M. Guizot dans son
+étude sur Robert Peel.]
+
+Pour pratiquer cette amitié avec M. Guizot, lord Aberdeen ne devait
+pas seulement fermer l'oreille à ses subordonnés, il devait aussi
+faire entendre raison à ses collègues, et non aux moindres d'entre
+eux. Déjà plus d'une fois j'ai eu l'occasion de noter la tendance
+de l'illustre chef du cabinet britannique, sir Robert Peel, à
+prendre ombrage de ce qui se faisait ou se disait chez nous. Dans
+l'automne de 1845, sous l'empire de ces méfiances, heureusement
+passagères, il parut se produire un désaccord entre lui et le chef
+du _Foreign office_; celui-ci tint bon et offrit sa démission; Peel
+n'insista pas; seulement, comme il demeurait persuadé qu'en dépit des
+intentions pacifiques de Louis-Philippe et de son ministre, la guerre
+ne pourrait être longtemps évitée, il commença à s'occuper de la
+défense des côtes méridionales, signalées, depuis plusieurs années,
+par le duc de Wellington, comme le point faible de l'Angleterre[226].
+Vers le même temps, M. Guizot, toujours attentif à ne laisser naître
+aucun soupçon chez lord Aberdeen, s'expliqua à coeur ouvert avec
+lui, au sujet des projets belliqueux qu'on prêtait à la France. «Je
+n'ai nul droit, lui écrivait-il le 2 octobre 1845, de m'étonner des
+suppositions et des appréhensions qu'excitent chez vous ce qu'on
+appelle nos préparatifs et nos armements maritimes, car j'en suis
+également assailli. Il n'est bruit, en France, que des armements et
+des préparatifs de l'Angleterre.» Puis, après avoir montré, avec
+force faits et chiffres, que, «considérés dans leur ensemble», les
+travaux effectués en France «ne pouvaient avoir qu'une influence et
+des résultats pacifiques», il ajoutait: «Je suis convaincu qu'il
+en est de même chez vous, et je le dirai dans l'occasion. Dites-le
+également pour nous. Repoussons, démentons nettement, de part et
+d'autre, les mensonges intéressés de l'esprit de parti et les erreurs
+puériles de la badauderie. La politique que nous pratiquons n'a
+rien qui ne puisse être dit tout haut. Plus nous la montrerons à
+découvert, plus elle sera, dans nos deux pays, forte et rassurante,
+et plus aussi nous nous sentirons à l'aise et sûrs de notre fait en
+la pratiquant[227].»
+
+[Note 226: _The life of lord John Russell_, par Spencer WALPOLE, vol.
+II, p. 13.]
+
+[Note 227: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 230
+à 236.]
+
+Curieux et noble spectacle, bien rare dans l'histoire politique,
+que celui de l'amitié de ces deux hommes d'État, devenue, entre des
+peuples que divisaient tant de préventions anciennes ou récentes, en
+face de questions difficiles, au milieu même de crises périlleuses,
+la garantie de la paix du monde. Seulement on voit tout de suite en
+quoi cette garantie était fragile et précaire. Qu'en resterait-il,
+si l'un des deux amis venait à quitter le pouvoir? Or, vers le
+milieu de 1845, le cabinet tory, qui gouvernait depuis 1841 et
+qui avait accompli à l'intérieur de grandes choses, donnait des
+signes d'affaiblissement. Quelques-uns de ses membres hésitaient
+à suivre plus loin leur chef dans ses réformes économiques. Ces
+difficultés devinrent telles que, le 6 décembre de cette même année
+1845, sir Robert Peel dut porter à la Reine sa démission et celle
+de ses collègues. Lord John Russell fut chargé de former une autre
+administration. «Je suis bien triste! écrivit aussitôt M. Guizot à
+lord Aberdeen. Nous faisions de la si honnête et si grande politique!
+Et nous la faisions si amicalement! Qu'y a-t-il de plus rare, dans
+la vie publique, qu'un peu de sincérité et de vraie amitié? C'était
+très bon pour nos deux pays, et très doux pour nous-mêmes. Je ne
+puis, je ne veux pas croire que ce soit réellement fini[228].» La
+nouvelle causa d'autant plus d'émoi en France, qu'on annonçait la
+rentrée de lord Palmerston au _Foreign office_. D'après le témoignage
+d'un Anglais, alors de passage à Paris et fort mêlé à la haute
+société politique des deux côtés du détroit, M. Reeve[229], le
+roi Louis-Philippe manifestait contre Palmerston une «répugnance
+invincible», et parlait de lui comme de «l'ennemi de sa maison»;
+M. Guizot, plus réservé, déclarait «qu'il serait exactement pour
+Palmerston ce qu'il avait été pour Aberdeen», mais il ajoutait: «Vous
+ne vous faites pas l'idée de l'effet produit par ce nom-là sur ce
+pays et sur mon parti. Je sors d'un dîner avec la grosse banque:
+tous étaient dans la consternation; on est venu vers moi, me prendre
+la main en me disant: «Mais, monsieur le ministre, que ferez-vous
+de cet homme-là? Dans six mois, nous serons en lutte ouverte avec
+l'Angleterre. Il vous fera des difficultés partout, en Espagne, en
+Orient, à Taïti. C'est terrible.» M. de Rothschild disait au même M.
+Reeve: «Lord Palmerston est un ami de notre maison; il dîne chez nous
+à Francfort; mais il a l'inconvénient de faire baisser les fonds de
+toute l'Europe, sans nous avertir.»
+
+[Note 228: 13 décembre 1845. (_Ibid._, p. 237.)]
+
+[Note 229: M. Reeve rendit compte de ses impressions à M. Greville,
+dans deux lettres en date des 20 et 22 décembre 1845. (_The Greville
+Memoirs, second part_, t. II, p. 345 à 347.)]
+
+Il était cependant, en France, un homme qui, loin de s'effrayer de
+la rentrée de lord Palmerston, s'en réjouissait: chose étonnante,
+c'était celui qu'on eût pu croire le moins disposé à oublier le
+traité du 15 juillet 1840, celui qui, ministre, avait paru vouloir
+la guerre pour se venger de ce traité, celui qui, dans les années
+suivantes, avait reproché à son successeur d'avoir, à l'égard des
+offenses du gouvernement britannique, la mémoire trop courte et le
+pardon trop facile: on a nommé M. Thiers. Depuis quelques années,
+à la vue de l'intimité établie entre M. Guizot et lord Aberdeen,
+l'idée lui était venue que son intérêt serait de lier partie avec
+lord Palmerston. Il s'était persuadé que le meilleur moyen de
+revenir lui-même au pouvoir était que l'opposition anglaise y revînt
+d'abord; dans ce cas, se disait-il, Louis-Philippe, par crainte de
+compromettre la bonne intelligence avec l'Angleterre, se déciderait
+à abandonner les amis des tories et à les remplacer par les amis
+des whigs. Dès la fin de 1844, au lendemain de l'affaire Pritchard,
+au moment où Palmerston poussait le plus ouvertement à l'hostilité
+contre la France, M. Thiers lui faisait des avances que l'adversaire
+de lord Aberdeen accueillait bien, ne trouvant, à son point de vue,
+qu'avantage à aider l'ennemi de M. Guizot[230]. On vit alors le
+_Constitutionnel_ et le _Morning Chronicle_, jusque-là si ardents
+à invectiver leurs patrons respectifs, échanger des coquetteries
+dont le _Journal des Débats_ faisait ressortir l'étrange et suspecte
+nouveauté. Peu après, le 28 janvier 1845, M. Greville notait sur
+son journal: «Le plus curieux incident de la politique française
+est la _flirtation_ commencée entre Thiers et Palmerston. Le fait
+est de notoriété à Paris, et l'on s'en amuse... Quelques lettres
+courtoises ont été échangées entre ces hommes d'État, autrefois
+rivaux[231].» Sous l'empire de ces sentiments, l'ancien ministre du
+1er mars entreprit, au mois d'octobre 1845, une courte excursion en
+Angleterre. Il y fut reçu avec un empressement curieux; on goûta
+fort son esprit et sa belle humeur, bien qu'il parût parfois un peu
+superficiel[232]. Soucieux de corriger les impressions produites
+outre-Manche par sa conduite en 1840 et par le langage qu'il avait
+tenu depuis cette époque, il protesta que son retour au pouvoir, loin
+d'altérer les relations des deux pays, les améliorerait; il ajouta
+que si, naguère, ces relations avaient failli plusieurs fois être
+compromises, la faute en était aux maladresses de M. Guizot[233]:
+occasion, pour lui, de s'exprimer sur son rival avec une amertume
+qui ne parut pas toujours de bon goût à ses interlocuteurs[234].
+Il eut soin de voir les hommes de tous les partis; néanmoins ce fut
+particulièrement avec les whigs qu'il s'attacha à nouer des liens
+étroits, d'autant que plus d'un indice lui faisait alors pressentir
+leur prochaine rentrée au ministère. Quelques jours après, M. de
+Barante écrivait: «M. Thiers revient de Londres avec toute l'amitié
+de lord Palmerston; il a aussi son entente cordiale[235].»
+
+[Note 230: M. Léon Faucher écrivait à M. Duvergier de Hauranne, le
+30 novembre 1844: «Vous savez que les nuages se dissipent entre M.
+Thiers et les whigs. J'y ai, pour ma part, un peu travaillé, et je
+crois qu'il faut se féliciter, mais tout bas, de voir arriver le
+succès.» (L. FAUCHER, _Biographie et Correspondance_, t. I, p. 159.)]
+
+[Note 231: L'éditeur du _Journal de M. Greville_, M. Reeve, confirme
+ce rapprochement avec ses renseignements personnels, et il ajoute:
+«C'était le résultat de leur commune haine contre M. Guizot.» (_The
+Greville Memoirs, second part_, vol. II, p. 267.)]
+
+[Note 232: Lord Clarendon écrivait à Panizzi, le 12 octobre 1845:
+«Thiers passe littéralement comme un éclair; s'il veut apprendre
+quelque chose sur ce pays-ci, il ne doit pas venir ici pour une
+seule semaine, bien que cette façon d'agir soit en harmonie avec
+son système habituel. Vous rappelez-vous son fameux billet à
+Ellice, alors secrétaire de la trésorerie: «Mon cher Ellice, je
+veux connaître à fond le système financier de l'Angleterre: quand
+pourrez-vous me donner cinq minutes?» (_The Life of sir Anthony
+Panizzi_, par Louis FAGAN.)]
+
+[Note 233: _Journal inédit de M. de Viel-Castel._]
+
+[Note 234: On lit dans le Journal de Greville: «Aberdeen trouva M.
+Thiers très agréable, mais pas si bien (_fair_) pour Guizot que
+Guizot pour lui. Guizot parlait toujours en bons termes de lui,
+tandis que Thiers parlait très mal de Guizot. En effet, Thiers
+s'exprime sur Guizot avec le plus grand mépris, dit qu'il est grand
+à la tribune, mais qu'il n'est ni un homme d'État, ni un homme
+d'affaires.» (_The Greville Memoirs, second part_, vol. II, p. 298.)]
+
+[Note 235: Lettre du 29 octobre 1845. (_Documents inédits._)]
+
+On comprend dès lors pourquoi, deux mois plus tard, M. Thiers
+accueillit avec tant de satisfaction la nouvelle de la dissolution
+du cabinet Peel. Sa seule crainte était que «ses amis» de Londres ne
+fussent trop timides. De Paris, il les excitait. «Enfin, écrivait-il
+le 16 décembre 1845 à l'un de leurs confidents, vous voilà prêts
+à manger les tories; je fais des voeux pour qu'il en soit ainsi...
+Cependant j'ai peur que vos amis manquent de résolution.
+S'ils laissent passer cette occasion de prendre le pouvoir, je ne
+sais quand ils pourront le reprendre... Dussent-ils échouer au
+parlement, à leur place, je le tenterais, sauf à porter la question
+devant les électeurs... M. Guizot est au désespoir de la chute
+des tories[236].» En même temps, sur son propre terrain, M. Thiers
+s'apprêtait, sans perdre un instant, à profiter de ce qui lui
+paraissait un coup de fortune: il expliquait aux meneurs de la gauche
+et du centre gauche comment l'avènement des whigs devait avoir son
+contre-coup en France et forcer le Roi à se séparer de M. Guizot; la
+disgrâce de ce dernier lui paraissait même assez proche pour qu'il
+réglât d'avance avec M. O. Barrot, par une sorte de traité signé,
+la façon dont ils partageraient le pouvoir et l'usage qu'ils en
+feraient[237].
+
+[Note 236: Lettre à M. Panizzi. (_The Life of sir Anthony Panizzi_,
+par L. FAGAN.)]
+
+[Note 237: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._--J'ai déjà
+eu occasion de mentionner ce traité. (Cf. plus haut, ch. I, § I.)]
+
+Tandis que M. Thiers s'agitait ainsi à Paris, les événements, à
+Londres, trompaient ses espérances. Dans ses efforts pour former un
+ministère, lord John Russell rencontrait beaucoup de difficultés,
+et, fait curieux, la principale venait de l'inquiétude causée, en
+Angleterre même, par la rentrée de lord Palmerston au _Foreign
+office_; on craignait que les bons rapports avec le cabinet de Paris
+n'en fussent gravement altérés. Cette objection, indiquée avec
+réserve par la Reine, fut formulée d'une façon plus absolue par lord
+Grey, qui refusa d'entrer dans le nouveau cabinet si l'on ne mettait
+pas le ministre suspect d'hostilité contre la France à un autre
+poste, par exemple au département des colonies. Palmerston, blessé,
+répondit ne pouvoir accepter que les affaires étrangères. Lord John
+Russell eût été disposé à lui donner raison[238], mais il ne crut pas
+pouvoir se passer de lord Grey. Force lui fut donc, le 20 décembre
+1845, de résigner le mandat que lui avait confié la Reine. Celle-ci
+se retourna alors vers sir Robert Peel, qui consentit à retirer sa
+démission[239]. À ce revirement imprévu, le désappointement de M.
+Thiers fut grand[240]. M. Guizot, au contraire, se hâta d'écrire à
+lord Aberdeen: «Je suis aussi joyeux que j'étais triste. Je ne veux
+pas me refuser le plaisir de vous le dire..... Nous continuerons ce
+que nous faisons avec un degré de plus de satisfaction et d'amitié,
+si je ne me trompe. Votre lettre m'a été au coeur, où vous n'avez nul
+besoin d'aller, car vous y êtes bien établi[241].»
+
+[Note 238: Lord John Russell écrivait en effet à lord Minto: «Je
+défendrai Palmerston, qui est si injustement accusé de désirer la
+guerre, et qui s'est conduit toujours si galamment et si bien.» Ne
+se rappelait-il donc pas combien il avait été mécontent, après la
+signature du traité du 15 juillet 1840, des procédés de Palmerston
+envers la France? Ce que j'ai indiqué (V. plus haut, t. IV, p. 292
+à 296) de l'opposition, du reste fort impuissante, faite alors par
+Russell à Palmerston, se trouve confirmé et complété dans la Vie,
+récemment publiée, du premier de ces hommes d'État. (_The Life of
+lord J. Russell_, par Spencer WALPOLE, t. I, p. 347 à 363.)]
+
+[Note 239: Sur cette crise, voyez _The Greville Memoirs, second
+part_, vol. II, p. 322, 330, 331; et _The Life of lord J. Russell_,
+t. I, p. 416.]
+
+[Note 240: Un ami de M. Thiers, M. Léon Faucher, écrivait à une de
+ses amies d'Angleterre: «Le retour de sir Robert Peel a raffermi M.
+Guizot. Il ne peut plus être renversé que par les élections.» (Léon
+FAUCHER, _Biographie et Correspondance_, t. I, p. 171.)]
+
+[Note 241: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 239.]
+
+Mais pour combien de temps le ministère tory reprenait-il le
+pouvoir? Rien n'indiquait que la maladie dont il souffrait, fût
+guérie. Une nouvelle crise paraissait même si inévitable et si
+proche, que lord Palmerston, qui la pressentait, voulut se prémunir
+contre le risque d'être, dans ce cas, de nouveau jugé un ministre
+impossible. Le meilleur moyen lui parut être de se faire donner, par
+la France elle-même, une sorte d'_exequatur_. En avril 1846, on le
+vit arriver à Paris, l'air aimable, le sourire aux lèvres, la main
+tendue, déclarant très haut «qu'il était autant que personne ami de
+la paix, de la France, partisan de l'entente cordiale et bien décidé
+à la continuer s'il revenait au pouvoir». C'était le pendant du
+voyage fait, quelques mois auparavant, par M. Thiers, à Londres. On
+fut agréablement surpris de trouver ce «terrible homme» si adouci,
+et l'amour-propre national fut flatté d'une démarche qui avait une
+apparence d'amende honorable. Invité et festoyé dans plusieurs
+salons politiques, présenté aux Tuileries, Palmerston fut bien reçu
+en tous lieux, avec une politesse réservée par le Roi et M. Guizot,
+avec beaucoup d'empressement par l'opposition, notamment par M.
+Thiers, qui, huit heures durant, lui fit parcourir et lui démontra
+les fortifications de Paris. Cet empressement des adversaires du
+cabinet, joint à la curiosité des badauds, parut faire au visiteur
+un succès dont la dignité nationale ne laissait pas que de souffrir
+un peu. Le public finit par sentir ce défaut de mesure et par se
+demander pourquoi l'on faisait fête à un tel homme. Mais avant que
+cette réaction eût eu le temps de se dessiner, Palmerston était déjà
+rembarqué, emportant sans doute l'idée, comme l'écrivait alors M.
+Guizot à lord Aberdeen[242], «que les Français étaient bien légers,
+bien prompts à passer d'une impression à l'autre, et qu'il n'y avait
+pas grand inconvénient à leur donner des moments d'humeur, puisqu'il
+était si aisé de les en faire revenir». Vainement notre ministre
+affirmait-il que, «sous ces impressions mobiles et superficielles,
+le fond des choses subsistait», et ajoutait-il «que si ce voyage
+changeait, en Angleterre, la situation du voyageur, ce serait un
+effet très exagéré et fondé sur l'apparence plutôt que sur la réalité
+des choses»; on conclut, outre-Manche, de tout ce qui venait de se
+passer, que nous ne tenions plus rigueur à l'auteur du traité du 15
+juillet 1840, et que désormais on pouvait sans scrupule lui laisser
+prendre place dans un ministère.
+
+[Note 242: Lettre du 28 avril 1846.]
+
+Deux mois à peine s'étaient écoulés depuis ce voyage que, le 25 juin
+1846, le ministère tory, mis en minorité à la Chambre des communes,
+donnait de nouveau une démission, cette fois définitive. Lord John
+Russell ne rencontra plus aucune objection à la rentrée de lord
+Palmerston au _Foreign office_, et son cabinet fut promptement
+constitué. En France, les journaux de M. Thiers saluèrent avec une
+joie triomphante une révolution ministérielle dont ils faisaient
+prévoir le contre-coup de ce côté-ci de la Manche. M. Guizot fut
+réduit à écrire tristement ses regrets au _dear_ lord Aberdeen et
+à sir Robert Peel. Ce dernier avait pu, sous le coup de certains
+accidents, témoigner parfois de quelque impatience ombrageuse à
+l'égard du gouvernement français; mais, au fond, son grand et droit
+esprit avait compris et accepté la politique de bon accord pratiquée
+à côté de lui par lord Aberdeen. On le vit bien dans la lettre par
+laquelle il répondit aux condoléances du ministre français. «Grâce à
+une confiance réciproque, lui écrivait-il, grâce à une égale foi dans
+l'accord de nos vues et la pureté de nos intentions, grâce aussi (je
+puis le dire sans arrogance depuis que j'ai reçu votre affectueuse
+lettre) à une estime mutuelle et à des égards personnels, nous avons
+réussi à élever l'esprit et le ton de nos deux nations; nous les
+avons accoutumées à porter leurs regards au-dessus de misérables
+jalousies et de rivalités obstinées... Sans cette confiance et cette
+estime mutuelles, combien de pitoyables difficultés auraient grossi,
+au point de devenir de redoutables querelles nationales!» Hélas!
+de tout autres sentiments allaient inspirer désormais la politique
+anglaise. L'entente cordiale était finie.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+LES MARIAGES ESPAGNOLS.
+
+(Juillet-octobre 1846.)
+
+ I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement en
+ Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M. Bresson de
+ marier le duc de Cadix à la Reine et le duc de Montpensier
+ a l'Infante. M. Bresson croit pouvoir promettre à la reine
+ Christine la simultanéité des deux mariages. Mécontentement
+ de Louis-Philippe qui veut désavouer son ambassadeur.--II.
+ Palmerston nous communique ses instructions du 19 juillet, où
+ il nomme Cobourg en première ligne parmi les candidats à la
+ main d'Isabelle. À Paris, on voit dans ce langage l'abandon
+ de la politique d'entente. M. Guizot ne consent pas encore la
+ simultanéité, mais il détourne le Roi de désavouer M. Bresson.
+ Ses avertissements au gouvernement anglais.--III. Lettres
+ confidentielles que Palmerston adresse à Bulwer pour compléter
+ ses instructions. Ce qu'il nous cache et ce qu'il nous montre.
+ Il est dès lors manifeste que Palmerston a rompu l'entente et
+ que la France est libérée de ses engagements.--IV. La reine
+ Christine, inquiète de l'appui donné par le ministre anglais
+ aux progressistes, nous revient; seulement elle exige la
+ simultanéité. Le Roi se résigne à laisser faire M. Bresson.
+ Répugnances de la reine Isabelle pour le duc de Cadix. L'accord
+ sur les deux mariages est enfin conclu à Madrid.--V. Irritation
+ de Palmerston. Il est appuyé par lord John Russell. Lord
+ Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine Victoria est très
+ blessée. Lettre justificative de Louis-Philippe et réponse de
+ la reine d'Angleterre. L'opinion anglaise prend parti pour
+ Palmerston.--VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers
+ la décide à attaquer les mariages.--VII. Palmerston veut
+ empêcher l'accomplissement du mariage du duc de Montpensier.
+ Efforts de Bulwer et de son ministre pour soulever une
+ opposition en Espagne et intimider le cabinet de Madrid. Tous
+ ces efforts échouent.--VIII. Palmerston cherche à effrayer
+ et à faire reculer le gouvernement français. Celui-ci ne se
+ laisse pas troubler et ne modifie rien à ses résolutions.--IX.
+ Palmerston demande aux autres puissances de protester avec
+ l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer cette démarche.
+ M. de Metternich refuse de rien faire. La Prusse et la Russie
+ l'imitent. Célébration des deux mariages.
+
+
+I
+
+La rentrée de lord Palmerston au _Foreign office_, en juillet 1846,
+était un fait gros de conséquences[243]. Il y arrivait avec des
+desseins et un état d'esprit qui ne ressemblaient en rien à ceux de
+son prédécesseur. Dans ses propos des premiers jours, alors même
+que, pour dissiper les méfiances dont il se sentait l'objet, il
+déclarait vouloir continuer l'entente cordiale, il ne pouvait cacher
+son peu de foi dans cette entente. «Ces gens-là, disait-il à lord
+Aberdeen en parlant des Français, sont essentiellement envahisseurs,
+agressifs, provocants; en toute affaire, ils veulent se faire une
+bonne part aux dépens des autres; comment bien vivre avec eux à
+de telles conditions[244]?» Ayant reproché, depuis cinq ans, au
+ministère tory d'avoir été «dupe» de Louis-Philippe et de M. Guizot,
+d'avoir laissé partout «subordonner» la politique britannique à la
+politique française, il entendait que son avènement renversât les
+rôles. Sur chaque théâtre, il lui semblait que l'Angleterre avait une
+revanche à prendre. Dans sa pensée, le souci permanent, dominant de
+la diplomatie britannique devait être de faire partout échec à notre
+ambition, de déjouer partout nos perfidies. C'était particulièrement
+dans ce qui regardait l'Espagne que le nouveau secrétaire d'État
+apportait ces dispositions méfiantes, jalouses et batailleuses. Lord
+Aberdeen s'en était aperçu, pendant les entretiens qu'il avait eus
+avec lui pour le mettre au courant de l'état des affaires, et, bien
+qu'avec discrétion, il avait laissé voir à notre ambassadeur quelque
+chose de son impression[245]. Certes, il y avait là, étant donné
+l'état de la Péninsule, de quoi inquiéter le Roi et M. Guizot. On
+était au lendemain de l'intrigue manquée de Christine et de Bulwer
+pour enlever secrètement le mariage de la Reine avec le prince
+de Cobourg[246]: si le chef de la légation britannique avait tant
+osé sous l'administration de lord Aberdeen, que ne pouvait-on pas
+attendre de lui avec un ministre dont le seul avènement devait lui
+paraître une invitation à ne plus rien ménager? Le gouvernement
+français n'était-il pas fondé à craindre quelque méchante surprise,
+comme eût été un mariage Cobourg machiné à la façon du traité du 15
+juillet 1840?
+
+[Note 243: Les documents diplomatiques qui seront cités dans le
+cours de ce chapitre et du chapitre suivant, sans indication de
+source spéciale, sont tirés des recueils de pièces distribués par
+les gouvernements français, anglais et espagnol, à leurs parlements
+respectifs, des _Mémoires de M. Guizot_, de la _Revue rétrospective_,
+enfin de nombreux _Documents inédits_ dont de bienveillantes
+communications m'ont permis de prendre connaissance, notamment des
+correspondances du comte Bresson, ambassadeur à Madrid, du comte de
+Flahault, ambassadeur à Vienne, et du marquis de Dalmatie, ministre à
+Berlin.]
+
+[Note 244: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 7 juin
+1846.]
+
+[Note 245: Lettre du même au même, du 2 juillet 1846.]
+
+[Note 246: Sur la situation de l'Espagne avant l'avènement de lord
+Palmerston, voir plus haut le § I du chapitre précédent.]
+
+Sans perdre un jour, dès le 5 juillet 1846, M. Guizot avertit son
+ambassadeur à Madrid de l'hostilité probable du nouveau secrétaire
+d'État. «Je m'y attends, lui écrivait-il, et je me conduirai en
+conséquence. Ce ne sera pas moi qui livrerai l'Espagne à lord
+Palmerston.» Il fallait avant tout détourner d'une nouvelle collusion
+avec les Anglais la reine Christine, dont un passé très récent ne
+nous donnait que trop raison de nous méfier. M. Guizot vit tout de
+suite l'argument que lui fournissait la présence au _Foreign office_
+de l'ancien protecteur d'Espartero. «Vous en tirerez à coup sûr grand
+parti, mandait-il à M. Bresson, pour agir sur la reine Christine et
+sur son mari. Ils auront beau faire, ils n'auront jamais dans lord
+Palmerston qu'un ennemi, car il ne sera jamais que le patron du
+parti progressiste, c'est-à-dire de leurs ennemis.» De plus, pour
+s'alléger en vue de la campagne à faire, notre gouvernement n'hésita
+pas à jeter par-dessus bord la candidature Trapani, décidément trop
+impopulaire en Espagne, et il se rabattit sur l'un des deux fils
+de l'infant François de Paule, le duc de Cadix, auquel, depuis
+quelque temps, la reine Christine paraissait avoir, de plus ou
+moins bonne grâce, «entr'ouvert la porte». Le frère de ce prince,
+Enrique, duc de Séville, se trouvait hors de cause; il s'était fait
+ouvertement l'homme des radicaux, et le scandale de certaines de ses
+démarches l'avait fait exiler d'Espagne. «Le duc de Cadix pour la
+Reine et le duc de Montpensier pour l'Infante», c'est ainsi que M.
+Guizot résumait son programme. «Poussez décidément au duc de Cadix,
+écrivait-il encore à son ambassadeur, et placez le duc de Montpensier
+à côté de lui.»
+
+À Madrid, la situation du comte Bresson était difficile. La
+reine Christine paraissait plus mobile, plus insaisissable, plus
+mystérieuse, plus inquiétante que jamais. Le lendemain du jour où
+l'on pouvait croire qu'elle ne voyait pas de trop mauvais oeil le
+duc de Cadix, elle semblait revenir à Trapani; puis, au même moment,
+avec les amis de l'Angleterre, elle affectait de regretter Cobourg.
+Ses confidents, Rianzarès et Isturiz, faisaient même des ouvertures
+plus ou moins expresses au sujet de ce dernier prince, comme si,
+encouragés par le changement du ministère britannique, ils voulaient
+renouer l'intrigue que lord Aberdeen avait fait échouer trois mois
+auparavant[247]. Quant à notre nouveau candidat, le duc de Cadix,
+il n'avait, ni par son origine, ni par sa personne, un prestige qui
+pût nous aider. La jeune reine Isabelle ne cachait pas le peu de
+goût qu'il lui inspirait. Nos adversaires tenaient sur ce prince des
+propos fort méprisants, ne reculant même pas, pour le déclarer un
+candidat inadmissible, devant les assertions physiologiques les plus
+étranges[248]. Ajoutez, dans la presse anglaise et chez ceux qui lui
+faisaient écho à Madrid, une recrudescence d'invectives injurieuses
+contre Louis-Philippe, qui, disait-on, prétendait dicter ses
+volontés à l'Espagne[249]. La seule bonne carte de notre jeu était
+que le nom du duc de Montpensier se trouvât accolé à celui du duc
+de Cadix. Le premier rehaussait le second. M. Guizot le comprenait
+bien, quand, tout en recommandant à son ambassadeur de «pousser au
+duc de Cadix», il ajoutait: «Placez le duc de Montpensier à côté de
+lui.» Toutefois le sens de ces mots ne devait pas être forcé: si le
+ministre entendait par là que, dans les pourparlers, on réunît les
+deux projets de mariage et que l'un aidât à faire passer l'autre, il
+ne revenait pas sur l'engagement pris envers l'Angleterre d'attendre,
+pour célébrer le mariage de l'Infante, que la Reine ait eu un enfant.
+
+[Note 247: Ce fait ressort des dépêches et des lettres de Bulwer à
+lord Palmerston. (_Parliamentary Papers_, et _The Life of lord John
+Russell_, par Spencer WALPOLE, t. II, p. 3.) Il est aussi affirmé
+dans une lettre écrite, en novembre 1846, par M. Panizzi à M. Thiers,
+sous l'inspiration et d'après les renseignements de lord Palmerston.
+(_The Life of sir Anthony Panizzi_, par Louis FAGAN.)]
+
+[Note 248: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 12 juillet
+1846.]
+
+[Note 249: Louis-Philippe écrivait à ce propos au roi des Belges: «Je
+suis tellement froissé de ce débordement d'injustice et d'absurdité,
+que je préfère ne plus rien dire et n'opposer que le dédain à ces
+crédulités volontaires.»]
+
+M. Bresson vit ou feignit de voir dans la lettre du ministre plus
+que celui-ci n'avait voulu y mettre. Préoccupé surtout des obstacles
+qu'il rencontrait à Madrid et de la lutte qu'il devait soutenir
+contre sir Henri Bulwer, estimant que les intrigues récemment
+dévoilées de ce dernier et les menaces résultant de l'avènement de
+lord Palmerston suffisaient à nous délier vis-à-vis de l'Angleterre,
+convaincu d'autre part qu'on n'obtiendrait jamais de la reine
+Christine l'abandon réel de Cobourg et l'acceptation sincère de Cadix
+si l'on ne lui faisait quelque concession sur le mariage Montpensier,
+il crut pouvoir lui annoncer cette concession. Il lui dit donc, le
+11 juillet, en lui demandant le «secret», que «le Roi, tenant compte
+des embarras de la Reine et voulant lui donner un nouveau témoignage
+de sa sollicitude et de son amitié, était disposé à consentir que,
+dans toute combinaison Bourbon, M. le duc de Montpensier prît place à
+côté du mariage de la Reine, c'est-à-dire que les deux mariages, si
+l'un devait faciliter l'autre, se célébrassent ou fussent du moins
+déclarés simultanément». La reine Christine accueillit «avec joie»
+cette communication. En en rendant compte aussitôt à son ministre, M.
+Bresson reconnaissait que «cette grande, importante, indispensable
+concession n'était pas aussi formellement exprimée» dans la lettre de
+M. Guizot, en date du 5 juillet; mais il invoquait les «commentaires
+et développements» que lui avaient envoyés en même temps M. Désages,
+directeur au ministère des affaires étrangères, et le jeune duc de
+Glucksberg, premier secrétaire à l'ambassade de Madrid, alors à
+Paris[250]. De plus, pour prémunir le ministre contre la tentation
+d'un désaveu, l'ambassadeur le félicitait chaleureusement de la
+décision qu'il lui attribuait: «Grâces vous soient rendues, lui
+écrivait-il. J'en suis certain, en sondant votre coeur, vous y
+trouvez le contentement d'avoir pris cette résolution!... Dégagé,
+affranchi, vous l'êtes mille fois par les procédés des agents
+anglais. Je ne prétends pas diminuer vos regrets de la retraite de
+lord Aberdeen; mais permettez-moi de vous faire remarquer qu'il n'a
+jamais empêché le mal, qu'il s'est borné à vous en avertir quand il
+était fait[251].»
+
+[Note 250: Le duc de Glucksberg, qui devait être plus tard duc
+Decazes, avait écrit à M. Bresson, le 5 juillet: «Pour sa part, M.
+Guizot ne faiblira pas sur le Cobourg. Il n'est pas sans inquiétude
+sur le mécontentement qu'on pourra éprouver en Angleterre, en
+nous voyant faire immédiatement le mariage Montpensier; mais, se
+considérant comme dégagé vis-à-vis d'elle, il est résolu à le
+braver.»]
+
+[Note 251: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 12 juillet 1846.]
+
+Tel était bien le comte Bresson, homme de décision et d'initiative,
+ne craignant pas les responsabilités, mais d'une hardiesse prompte
+qui risquait parfois d'être un peu compromettante. Sa démarche déplut
+au gouvernement français; celui-ci croyait sans doute aux mauvais
+desseins de lord Palmerston, mais, jusqu'à ce que ces desseins se
+fussent manifestés, il voulait demeurer fidèle à l'accord. Le Roi
+surtout protesta avec une vivacité et une émotion dont nous avons
+une preuve absolument irrécusable: ce sont les lettres mêmes qu'il
+écrivit alors à M. Guizot, retenu au Val Richer par les soins de
+son élection; rien ne montre mieux avec quelle loyauté scrupuleuse
+et presque timide Louis-Philippe voulait tenir la parole donnée à
+l'Angleterre. Ces lettres tout intimes n'eussent peut-être jamais vu
+le jour, si les émeutiers de février 1848 ne s'en étaient emparés
+en saccageant les Tuileries et l'hôtel du ministère des affaires
+étrangères, et si elles n'avaient été, par suite, publiées dans
+la _Revue rétrospective_. Ce n'est pas la seule fois où cette
+publication s'est trouvée servir la réputation du prince dont on
+s'imaginait dévoiler les ténébreuses et perfides machinations[252].
+
+[Note 252: Louis-Philippe, parlant, à la fin de 1849, du mal que
+lui avait fait le «mensonge imprimé», disait «qu'il y avait en
+revanche un livre auquel il devait un beau cierge, c'était la
+_Revue rétrospective_». (_Abdication du roi Louis-Philippe racontée
+par lui-même et recueillie par M. Édouard Lemoine_, p. 69.)--Lord
+Clarendon, qui avait été collègue de lord Palmerston et l'un des plus
+animés contre notre politique espagnole, vint voir Louis-Philippe
+à Claremont après la publication de la _Revue rétrospective_, et
+lui tint ce langage: «Sire, vous voyez devant vous un de ceux qui
+éprouvent le besoin de vous faire amende honorable. Je n'ai jamais
+cessé d'admirer votre politique, mais, hier encore, vous n'étiez
+à mes yeux que le plus habile des rois; aujourd'hui, je reconnais
+sincèrement que vous n'avez jamais cessé d'être en même temps le
+plus habile et le plus loyal.» Cet incident est rapporté par M.
+Croker, dans un article écrit pour une revue anglaise, d'après les
+renseignements mêmes du Roi. Cet article fut traduit et reproduit
+dans la _Revue britannique_ d'octobre 1850.]
+
+La première de ces lettres est du 20 juillet: le Roi venait
+d'apprendre que son ambassadeur avait consenti en son nom «la
+simultanéité des deux mariages»: il ne pouvait comprendre comment
+avait pu être faite une démarche aussi «diamétralement contraire à
+sa volonté», et il ajoutait: «Un désaveu formel est indispensable.
+Comment le faire est la seule question à examiner; mais je n'ai
+jamais trompé personne, et je ne commencerai pas aujourd'hui à
+laisser tromper qui que ce soit sous mon nom.» La chose lui tenait
+tellement à coeur qu'il y revint dans une nouvelle lettre, le soir du
+même jour: «Le duc de Montpensier concourt _très vivement_ à tout ce
+que je vous ai écrit ce matin. Il faut effacer, annuler formellement
+tout ce que Bresson a dit en sus de ce que j'avais autorisé. Il faut
+que les reines sachent qu'il était interdit à Bresson de dire ce
+qu'il a dit, et que la simultanéité est inadmissible. Il nous a fait
+là une rude campagne; il est nécessaire qu'elle soit _biffée_, et
+le plus tôt possible. Je ne resterai pas sous le coup d'avoir fait
+contracter en mon nom un engagement que je ne peux ni ne veux tenir,
+et que j'avais formellement interdit. Voyez comment vous pouvez
+arranger ce désaveu. J'attends votre réponse avec impatience.»
+
+Entre un ambassadeur qui s'était avancé trop vite et un souverain
+qui voulait reculer avec une sorte d'emportement, M. Guizot était
+dans un grand embarras. Il n'approuvait pas entièrement ce qui avait
+été fait, mais il craignait qu'un brusque désaveu ne ruinât notre
+cause à Madrid[253]. Il s'efforça donc, tout en contenant M. Bresson,
+d'apaiser Louis-Philippe. «J'avais déjà écrit à Bresson, mandait-il
+au Roi le 22 juillet; je lui ai récrit. Je lui ai envoyé les propres
+paroles du Roi. Il fera la retraite nécessaire. Certainement il est
+allé trop loin et fort au delà de mes instructions; mais je ne crois
+pas qu'il soit allé aussi loin que le Roi le suppose. Il n'a jamais
+pu entendre ni dire que le mariage de Mgr le duc de Montpensier
+serait conclu, célébré, ou même définitivement arrêté, en même temps
+que celui de la Reine.» Ces explications ne satisfirent pas le Roi.
+Dans une lettre en date du 24 juillet, il insista plus que jamais
+pour un désaveu immédiat, formel, qui «fût remis par écrit» à la
+reine Christine, et il pressa son ministère de le rédiger.
+
+[Note 253: M. Guizot se rendait bien compte de l'effet qu'un désaveu
+produirait sur M. Bresson. Celui-ci, en effet, à la première nouvelle
+qui lui en arriva, écrivit à M. Guizot, le 26 juillet: «Ce serait
+tout renverser, tout livrer à nos adversaires, et je ne me chargerais
+pas de suivre une négociation aussi délicate dans de pareilles
+conditions.»]
+
+Les choses en étaient là, quand une démarche de lord Palmerston
+lui-même vint donner raison aux soupçons de M. Bresson et fournir de
+quoi lever les scrupules de Louis-Philippe.
+
+
+II
+
+Dès le premier jour, M. Guizot avait pressé lord Palmerston de dire
+s'il voulait ou non continuer, dans la Péninsule, la politique de
+concert pratiquée par son prédécesseur. N'ayant pu obtenir de lui que
+des réponses vagues, dilatoires, équivoques, et voulant le mettre
+au pied du mur, il adressa à Londres, le 20 juillet, une dépêche
+qui proposait nettement une action commune en faveur des deux fils
+de François de Paule. Il n'indiquait entre eux aucune préférence
+et laissait aux Espagnols le soin de choisir. À la vérité, il
+comptait que, réduite à prendre l'un ou l'autre, la reine Christine
+prendrait le duc de Cadix; car, si elle avait peu de goût pour lui,
+elle détestait bien plus son frère, le duc de Séville, à cause de
+ses liens avec le parti radical; mais, pour cette même raison, lord
+Palmerston voyait de bon oeil ce dernier prince, et le ministre
+français avait pensé que sa proposition serait mieux accueillie au
+_Foreign office_, si les deux frères y étaient mis sur le même pied.
+
+Le jour où la dépêche de M. Guizot partait de Paris, lord Palmerston
+communiquait à notre chargé d'affaires à Londres les instructions
+qu'il venait d'adresser à sir Henri Bulwer. Elles avaient été
+expédiées la veille, c'est-à-dire le 19 juillet. Cette communication
+n'avait donc pas pour but de demander notre avis, ni de chercher avec
+nous un terrain d'accord. Tout, d'ailleurs, forme et fond, semblait
+y marquer l'intention de mettre fin à l'entente et d'inaugurer une
+politique séparée. Loin de rappeler le concert jusque-là établi
+entre les deux gouvernements, on n'y prononçait même pas le nom
+de la France. Deux questions y étaient traitées: le mariage de la
+Reine et l'état intérieur de l'Espagne. Sur le premier point, lord
+Palmerston paraissait ignorer absolument notre désir de voir choisir
+un Bourbon et l'engagement pris par lord Aberdeen de seconder ou tout
+au moins de ne pas contrarier ce désir; par contre, il insistait sur
+ce que «le choix d'un mari pour la Reine était une question dans
+laquelle les gouvernements des autres pays n'avaient aucun titre
+à intervenir»; puis, énumérant les candidats qui avaient chance
+d'être agréés, il nommait en première ligne Léopold de Saxe-Cobourg,
+et ensuite les deux fils de François de Paule; il ajoutait qu'il
+les trouvait tous les trois également convenables et ne faisait
+d'objection à aucun d'eux. Sur le second point, les instructions
+n'étaient qu'un long et passionné réquisitoire contre le gouvernement
+des _moderados_; s'appropriant tous les griefs des progressistes,
+Palmerston accusait ce gouvernement d'être «violent», «arbitraire»,
+«tyrannique», et il recommandait à son agent de ne pas laisser
+ignorer cette façon de voir du cabinet britannique.
+
+L'effet de cette communication fut grand à Paris. M. Guizot y vit
+tout de suite,--et personne ne s'en étonnera,--la confirmation
+des soupçons que lui avait fait concevoir l'avènement de lord
+Palmerston: il fut particulièrement frappé de la façon dont ce
+dernier parlait du prince de Cobourg; il en conclut que le _veto_
+opposé par lord Aberdeen aux menées de Bulwer était levé, et que
+la tentative interrompue deux mois auparavant allait être reprise.
+«J'en suis plus fâché que surpris,--écrivit M. Guizot au Roi, le 24
+juillet, en lui faisant part de cette nouvelle;--j'ai toujours cru
+que lord Palmerston rentrerait bientôt dans sa vieille ornière.»
+Et Louis-Philippe lui répondait aussitôt: «La lecture des pièces
+que j'ai reçues de vous me laisse sous l'empire des plus pénibles
+impressions, non pas que je m'attendisse à mieux de lord Palmerston,
+mais parce que j'espérais qu'il ne se serait pas mis si promptement
+à découvert.» Il ajoutait le lendemain: «Lord Cowley est venu hier
+au soir, et j'ai eu avec lui une conversation très longue et très
+vive sur les instructions communiquées par lord Palmerston. Il a
+généreusement essayé de les défendre, en disant que tout cela n'était
+que pour maintenir ses dires précédents, _that these instructions
+would not be acted upon!... certainly not... que Bulwer s'en
+garderait bien!..._ Je lui ai demandé la permission de n'en rien
+croire, et lui ai dit que les conséquences de ceci m'alarmaient au
+plus haut degré.»
+
+Du moment où le gouvernement français voyait, dans les instructions
+de lord Palmerston, une dénonciation du pacte d'entente, il était
+fondé à se considérer comme libéré de ses engagements: dès lors plus
+aucune raison de désavouer M. Bresson ni de refuser les concessions
+exigées par la reine Christine. M. Guizot, cependant, ne parut pas
+tout de suite résolu à aller jusqu'au bout de son droit; on eût dit
+que, par esprit de paix, par fidélité quand même à l'entente brisée,
+il hésitât à rendre coup pour coup. Bien que moins opposé à la
+«simultanéité» des deux mariages, il ne l'accorda pas expressément.
+Le 24 juillet, aussitôt après avoir reçu la communication de lord
+Palmerston, il écrivit à M. Bresson: «Le Cobourg n'est pas si
+abandonné qu'on veut le dire.... La reine Christine et M. Isturiz
+poursuivent-ils l'intrigue Cobourg sous le voile de leur retour
+apparent au duc de Cadix? Si cela est, raison de plus pour nous de
+poursuivre Cadix et Montpensier. Vous pouvez, je pense, lier toujours
+ces deux noms, sans engagement formel de simultanéité dans la
+conclusion définitive.» Le Roi n'alla même pas jusque-là et se refusa
+d'abord à user, dans une mesure quelconque, de la liberté que lord
+Palmerston lui rendait: «Tout ceci, mandait-il, le 25 juillet, à son
+ministre, doit nous presser encore plus de faire parvenir à la reine
+Christine le désaveu de la simultanéité. Plus nous avons de mauvaise
+foi à craindre, plus il importe que les cartes que nous avons en
+main soient nettes, et qu'on ne puisse pas nous accuser d'avoir deux
+langages.» Et il ajoutait en _post-scriptum_: «Je vous conjure de
+ne pas accoler, dans vos lettres à Bresson, _Cadix et Montpensier_;
+cette accolade sent trop la simultanéité.»
+
+Cette fois, M. Guizot trouva que son souverain, par un scrupule
+exagéré envers l'Angleterre, risquait de perdre la partie en Espagne.
+«Je suis tout à fait d'avis, lui écrivit-il le 25 juillet, que le
+Roi ne doit point s'engager à la simultanéité des deux mariages...
+Mais je prie en même temps le Roi de réfléchir combien la
+situation est, en ce moment, délicate, tendue, critique. Il va se
+faire évidemment un grand effort pour le Cobourg; notre parade
+contre ce coup, c'est _Cadix et Montpensier_. N'affaiblissons pas
+trop cette parade, au moment même où nous avons besoin de nous en
+servir.» Le même jour, M. Guizot revint sur ce sujet et le traita
+plus fortement encore: «Voilà, écrivait-il au Roi, le Cobourg avoué,
+accepté par l'Angleterre. Il ne viendra plus de Londres, contre sa
+candidature, aucune objection, aucune réserve. Si l'Espagne en veut,
+l'Angleterre est prête. La reine Christine est-elle du complot? Pas
+tout à fait peut-être; probablement un peu. En tout cas, il nous
+importe infiniment de ne lui fournir aucun prétexte pour y entrer.
+Nous désirons le duc de Cadix pour la Reine, et nous offrons Mgr
+le duc de Montpensier pour l'Infante. Cadix ne sera, à coup sûr,
+accepté qu'avec Montpensier pour pendant. Dans cette corrélation
+inévitable des deux mariages, que doit, que peut vouloir le Roi? Deux
+choses, ce me semble: l'une, que le mariage de la reine Isabelle
+avec un Bourbon, avec le duc de Cadix, soit bien assuré, bien
+conclu; l'autre, que toute liberté reste au Roi d'examiner à fond la
+situation de l'Infante, de bien discuter les conditions et articles
+de son mariage avec Mgr le duc de Montpensier, avant de le conclure...
+Pour cela, que faut-il? Que Bresson, dès que la question se
+posera clairement, dès qu'il se verra pressé par le Cobourg, aille
+droit à la reine Christine et au cabinet espagnol, déclare notre
+opposition au Cobourg, en fasse entrevoir les conséquences possibles,
+et demande que la main de la reine Isabelle soit donnée au duc de
+Cadix, en déclarant en même temps que le désir du Roi est d'obtenir
+la main de l'Infante pour Mgr le duc de Montpensier, et que, dès que
+le premier mariage sera conclu, il est prêt à discuter et arrêter,
+selon les instructions qu'il aura reçues du Roi, les articles du
+second.» Après avoir fait observer que la reine Christine aurait
+ainsi, en ce qui concernait le second mariage, «une certitude morale
+suffisante pour qu'elle pût se décider immédiatement au premier»,
+M. Guizot continua en ces termes: «Si, au contraire, Bresson allait
+aujourd'hui, avant le moment de la crise, sans être pressé par la
+nécessité, uniquement pour retirer des paroles qu'il a dites sans
+qu'il en reste cependant aucune trace textuelle bien précise, s'il
+allait, dis-je, déclarer à la reine Christine qu'elle doit faire le
+mariage Cadix sans compter sur le mariage Montpensier, je craindrais
+infiniment que la reine Christine ne se saisît de cet incident pour
+se rejeter dans le mariage Cobourg... Je n'ai pas besoin d'appeler
+l'attention du Roi sur les conséquences d'une telle solution...
+Nous nous trouverions aussitôt placés, et vis-à-vis de l'Espagne,
+et vis-à-vis de l'Angleterre, dans une situation qui altérerait
+profondément nos relations; altération sur laquelle je me sentirais
+peut-être obligé moi-même d'insister plus qu'il ne conviendrait au
+Roi.» M. Guizot terminait en disant que si le Roi ne partageait pas
+son avis, il se rendrait aussitôt à Paris et convoquerait le conseil
+des ministres. Ces fortes raisons et les graves avertissements de la
+fin ne pouvaient pas ne pas faire impression sur Louis-Philippe. Il
+en fut ébranlé, et, sans consentir encore à rien qui s'écartât des
+accords conclus à Eu, il n'insista plus autant pour un désaveu formel
+de son ambassadeur.
+
+En même temps que M. Guizot s'occupait ainsi, entre le Roi et M.
+Bresson, à régler la conduite nouvelle que nous imposait, à Madrid,
+l'attitude de lord Palmerston, il avait soin de faire connaître, à
+Londres, l'interprétation que le gouvernement français donnait aux
+instructions anglaises du 19 juillet et les graves conséquences qu'il
+pourrait être amené à en tirer. Ce fut l'objet d'une dépêche adressée
+à M. de Jarnac, le 30 juillet. Il y exposait d'abord comment, dans la
+question du mariage, l'accord avait été conclu avec lord Aberdeen,
+sinon sur tous les principes, du moins en fait sur la conduite
+à suivre. «Il a été dit et entendu, ajoutait-il, que les deux
+gouvernements s'emploieraient à Madrid pour que le choix de la Reine
+se portât sur l'un des descendants de Philippe V. Lorsque quelque
+autre candidat, en particulier le prince de Cobourg, a été mis en
+avant, lord Aberdeen a travaillé, loyalement travaillé à l'écarter.»
+Dès lors «l'approbation égale, donnée par lord Palmerston à trois
+candidats parmi lesquels le prince de Cobourg était placé le premier,
+était une profonde altération, un abandon complet du langage et de
+l'attitude de son prédécesseur... Quand le Roi a exclu lui-même
+ses fils de toute prétention à la main de la reine d'Espagne, il a
+dû compter, il a compté en effet, et il a eu le droit de compter
+sur une certaine mesure de réciprocité. S'il en était autrement, je
+ne dis pas que le Roi changerait sa politique; mais, à coup sûr,
+il recouvrerait toute sa liberté. Il n'aurait plus à tenir compte
+que des intérêts de la France et de l'honneur de sa couronne.» Plus
+loin, après avoir rappelé qu'il avait témoigné naguère de son désir
+de continuer l'entente en proposant l'action commune en faveur des
+fils de François de Paule, notre ministre terminait ainsi: «Mais il
+peut y avoir pour la France, en Espagne, une politique isolée; et
+si l'initiative de la politique isolée était prise à Londres, il
+faudrait bien qu'à Paris j'en adoptasse aussi la pratique.» Lord
+Palmerston était donc prévenu: s'il ne revenait pas franchement et
+immédiatement à la politique de concert, il devait s'attendre à nous
+voir user de la liberté d'action qui nous serait ainsi rendue.
+
+
+III
+
+On a beaucoup dit, en Angleterre, que le gouvernement français avait
+pris trop facilement l'alarme, que lord Palmerston, en nommant
+le prince de Cobourg dans les instructions du 19 juillet, avait
+seulement constaté un fait, et qu'il ne songeait pas à modifier la
+politique de lord Aberdeen. Quand même cela serait vrai, il n'en
+resterait pas moins que notre gouvernement croyait sincèrement le
+contraire, et que tout l'autorisait à le croire; il faudrait donc
+tout au moins reconnaître que sa bonne foi,--cette bonne foi qui a
+été plus tard si injurieusement contestée outre-Manche,--sortait de
+là intacte. Mais il y a mieux: Palmerston ne s'était pas contenté
+d'envoyer à Bulwer ses instructions officielles; il lui avait
+adressé plusieurs lettres confidentielles pour les commenter et les
+compléter: là, s'adressant, avec une sorte d'abandon familier, à un
+agent qui était pour lui un ami et que, de plus, il savait être aussi
+animé que lui contre la France, il ne craignait pas de lui dévoiler
+ce qu'il voulait tenir caché au cabinet de Paris, parfois même à ses
+propres collègues et à sa cour. Ces lettres, longtemps secrètes,
+nous les connaissons maintenant; et, détail piquant, c'est Bulwer
+lui-même qui les a publiées[254]. Or il en résulte que les soupçons
+de Louis-Philippe et de son ministre, loin d'être mal fondés, étaient
+plutôt au-dessous de la réalité.
+
+[Note 254: Voir _The Life of Palmerston_, t. III, p. 218 à 238.]
+
+La première lettre est datée du 19 juillet, c'est-à-dire du même
+jour que les instructions: lord Palmerston y déclare qu'il a indiqué
+seulement pour la forme et par égard pour la France le duc de Cadix
+parmi les candidats en ligne pour la main de la Reine; il le regarde
+comme _disqualified_ pour cause de nullité morale et même physique.
+En réalité, il n'admet que deux candidats, Léopold de Cobourg et
+Enrique, duc de Séville. Entre les deux, il ne se prononce pas pour
+le moment; mais il estime que celui des deux qui n'épousera pas la
+Reine devra épouser l'Infante. D'un mariage de cette dernière avec le
+duc de Montpensier, il déclare ne vouloir à aucun prix. Bien entendu,
+il ne s'imagine pas continuer ainsi l'entente cordiale; il est le
+premier à reconnaître que sa politique est la contradiction de celle
+de M. Guizot.
+
+Les lettres suivantes, qui sont des 3, 16, 22 et 25 août, révèlent
+une légère modification dans les idées de lord Palmerston: il n'y
+tient plus la balance aussi égale entre les deux candidats; la
+meilleure combinaison lui paraît être de marier la Reine à Enrique et
+l'Infante à Cobourg. Pour mettre ainsi Enrique en première ligne, il
+avait diverses raisons qui se dégagent de sa correspondance. C'était
+d'abord son peu de sympathie pour les Cobourg. Il ne pouvait ignorer
+que les chefs politiques de cette maison, le roi des Belges et même
+le prince Albert, le voyaient avec inquiétude au pouvoir[255]. Et
+surtout il ne trouvait pas les Cobourg assez nettement antifrançais;
+il craignait qu'ils ne lâchassent pied aussitôt qu'ils verraient le
+conflit s'aggraver. Ces gens-là, disait-il dédaigneusement, «n'ont
+pas les nerfs assez solides pour braver Louis-Philippe». À ce moment
+même, un incident se produisit dont il dut avoir connaissance et qui
+était fait pour le confirmer dans sa manière de voir: au commencement
+d'août, le roi des Belges et le prince Albert se réunirent avec la
+reine Victoria, dans une sorte de conseil de famille, pour délibérer
+sur la réponse que le duc de Saxe-Cobourg devait depuis trois mois
+à la reine Christine[256]; sans renoncer à tout espoir de marier
+leur jeune parent avec Isabelle, ils furent d'avis que ce mariage
+était impossible, tant que la France s'y opposerait, et qu'il n'y
+aurait moyen d'y revenir que le jour où Louis-Philippe, convaincu,
+par la résistance de l'Espagne elle-même, de l'impossibilité de
+faire accepter un Bourbon, se résignerait à lever son _veto_[257];
+un projet de lettre dans ce sens fut rédigé et envoyé au duc de
+Saxe-Cobourg, avec invitation de l'adopter «mot pour mot», ce qui fut
+fait[258]. D'Enrique, à en juger du moins par ses récentes frasques
+révolutionnaires, Palmerston ne croyait pas avoir à redouter ces
+timidités et ces ménagements envers la France. Et puis ce prince
+était le candidat favori d'Olozaga et des autres réfugiés, qui
+se flattaient de gouverner sous son nom; or le ministre anglais
+s'obstinait à ne voir les choses de la Péninsule que par les yeux de
+ces réfugiés.
+
+[Note 255: Louis-Philippe écrivait à M. Guizot, le 25 juillet 1846:
+«Le roi Léopold est en excellente disposition et désire vivement
+la chute de lord Palmerston, dont il craint que nous ne soyons
+dupes. _No fear of that!_ Je le mettrai au fait, et, avec les
+excellentes dispositions de la reine Victoria, je crois qu'il fera
+bonne besogne.» (_Revue rétrospective._)--Voir aussi, dans la _Vie
+du Prince consort_, par sir Théodore MARTIN, un _memorandum_ du 18
+juillet 1846, dans lequel le prince Albert, examinant l'état des
+affaires d'Espagne, montrait les avantages de la politique de lord
+Aberdeen et les dangers résultant de l'avènement de lord Palmerston,
+particulièrement de ses liens avec les progressistes. (_Le Prince
+Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th. MARTIN, par A. CRAVEN, t.
+I, p. 195.)--L'auteur de la _Vie de lord John Russell_, M. Spencer
+WALPOLE (t. II, p. 8), constate la méfiance du prince Albert et de la
+reine Victoria à l'égard de lord Palmerston.]
+
+[Note 256: V. plus haut, p. 167 et suiv., ce qui a été dit de la
+démarche de la reine Christine.]
+
+[Note 257: C'était à peu près l'avis qu'exprimait déjà le prince
+Albert, le 26 mai 1846, dans une lettre adressée au duc de
+Saxe-Cobourg. (V. plus haut.)]
+
+[Note 258: _Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II,
+herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 169 à 171.]
+
+Toutefois, ne l'oublions pas, si à Londres on avait fini par
+préférer, pour Isabelle, don Enrique, qui en sa qualité de Bourbon
+n'était pas contraire à notre principe, on n'y abandonnait pas pour
+cela le candidat dont l'exclusion était à nos yeux la première
+condition de l'entente. Dans ce dernier état de la pensée de lord
+Palmerston, le prince de Cobourg demeurait encore partie essentielle
+de la combinaison. L'Infante lui était réservée, et Bulwer avait
+ordre de travailler à la lui faire obtenir. Or, nous avions toujours
+déclaré qu'un prince étranger a la maison de Bourbon n'était pas
+plus admissible pour l'Infante que pour la Reine, et c'était l'une
+des hypothèses pour lesquelles nous avions expressément réservé la
+reprise de notre liberté[259]. Le secrétaire d'État ne renonçait même
+pas à toute idée de marier Cobourg à la Reine; il le présentait en
+seconde ligne, pour le cas où Enrique ne serait pas admis: c'était,
+à ses yeux, la combinaison subsidiaire, celle qu'il indiquait à son
+agent comme étant _the next best arrangement_. Ne croyez pas qu'il
+éprouvât le moindre scrupule à mettre ainsi l'influence anglaise au
+service de la candidature Cobourg. Non, il s'appliquait,--ce qui
+était du reste superflu,--à rassurer sur ce sujet la conscience de
+Bulwer; il lui affirmait n'avoir rien trouvé dans les actes de lord
+Aberdeen qui impliquât engagement de ne pas pousser à un tel mariage,
+qu'il s'agît de la Reine ou de l'Infante. «Nous nous regardons,
+disait-il, comme libres de recommander au gouvernement espagnol le
+candidat que nous jugeons le meilleur, que ce soit un Cobourg ou un
+autre.»
+
+[Note 259: En rendant compte des conversations d'Eu, en septembre
+1845, M. Guizot dit «qu'il avait été entendu et reconnu par lord
+Aberdeen qu'aucun prince étranger à la maison de Bourbon ne serait
+soutenu par le gouvernement anglais comme prétendant à la main de
+la Reine _ou de l'Infante_». Et il ajoute: «Notre sécurité à cet
+égard était évidemment la condition de notre renonciation à toute
+prétention pour les fils du Roi.» De même, dans le _memorandum_ du 27
+février 1846, notre gouvernement avait indiqué qu'il se regarderait
+comme libre de tout engagement, si le gouvernement anglais poussait
+au mariage du prince de Cobourg soit avec la Reine, _soit avec
+l'Infante_.]
+
+Enfin, ce que lord Palmerston voulait dans tous les cas, quel que
+fût le mari de la Reine, ce qui lui tenait le plus à coeur, ce
+qu'il recommandait, dans chacune de ses lettres à Bulwer, avec
+une insistance passionnée, comme l'objet «le plus important» de
+la politique britannique, c'était d'empêcher l'union du duc de
+Montpensier avec l'infante. Il exposait longuement à son agent
+que cette union serait la mainmise de la France sur la Péninsule,
+mainmise que l'Angleterre avait jugée déjà dangereuse au siècle
+dernier, et qui le serait bien plus depuis la conquête de l'Algérie.
+C'est en Espagne même qu'il prétendait faire naître des obstacles
+au mariage. Et, dans ce dessein, il n'hésitait pas à recourir aux
+menaces: «Je vous prie, mandait-il à Bulwer, d'avertir Christine,
+Rianzarès et Isturiz que nous considérerions un tel mariage comme
+une mesure d'hostilité contingente contre l'Angleterre de la part de
+l'Espagne et de la part de la France, et que nous serions obligés
+de modifier en conséquence nos rapports avec ces deux pays.» Lord
+Palmerston mettait ainsi lui-même à néant l'arrangement conclu entre
+M. Guizot et lord Aberdeen, dans la seconde entrevue d'Eu: quand
+Louis-Philippe avait consenti à reculer le mariage de son fils avec
+l'Infante jusqu'à ce que la Reine ait eu des enfants, il avait cru
+évidemment obtenir à ce prix que le gouvernement britannique adhérât
+à ce mariage, ou au moins qu'il n'y fît pas opposition[260].
+
+[Note 260: Le roi Louis-Philippe écrivait à la reine des Belges,
+le 14 septembre 1846: «En adhérant à la garantie que lord Aberdeen
+prenait contre la stérilité de la Reine, je devais considérer comme
+entendu qu'il n'y aurait plus d'objections de la part de l'Angleterre
+à ce que mon fils épousât l'Infante.»]
+
+Toutes ces menées, qui nous sont ainsi révélées par le témoignage
+irrécusable de lord Palmerston lui-même, M. Guizot les soupçonnait,
+mais sans en avoir, sur le moment même, une connaissance aussi
+précise et aussi complète. C'était en effet l'un des signes, et non
+le moins caractéristique, des mauvais desseins du ministre anglais,
+que le soin avec lequel il cherchait à empêcher notre diplomatie d'y
+voir clair. Tout était calculé pour cela, aussi bien ce qu'il lui
+cachait que ce qu'il lui laissait voir. Ce qu'il lui cachait, c'était
+le travail fait en faveur du prince de Cobourg et contre le duc de
+Montpensier. Ce qu'il lui laissait voir, c'était la candidature de
+don Enrique. Non seulement, aussitôt qu'il fut décidé à appuyer cette
+candidature, lord Palmerston en parla à notre chargé d'affaires à
+Londres; mais, le 27 août, répondant, très tardivement, il est vrai,
+à la proposition d'action commune que M. Guizot lui avait adressée le
+20 juillet, il fit demander officiellement au gouvernement français
+de s'unir à lui pour soutenir Enrique, «le seul prince espagnol,
+disait-il, qui fût propre par ses qualités personnelles à être le
+mari de la Reine»; à quoi notre ministre se borna à répliquer, le
+30 août, qu'il ne se croyait pas le droit de pousser si loin la
+_dictation_, et qu'il laissait à l'Espagne le soin de choisir entre
+les descendants de Philippe V. Si lord Palmerston faisait ainsi la
+lumière sur cette partie de son plan, n'était-ce pas dans l'espoir
+de faire, par là même, l'ombre plus épaisse sur l'autre partie?
+Il se flattait probablement, en se montrant occupé d'Enrique, de
+nous faire croire qu'il était revenu à notre principe du mariage
+Bourbon, et qu'il n'y avait plus de Cobourg dans l'affaire. C'était
+un effort pour rendormir notre vigilance, qu'il se repentait d'avoir
+maladroitement inquiétée par la communication des instructions du 19
+juillet. Mais la clairvoyance trop justement ombrageuse du cabinet
+de Paris ne fut pas mise en défaut par ces habiletés. Le 8 août,
+transmettant au Roi les rapports qui lui arrivaient de Londres et
+qui lui annonçaient l'abandon de la candidature Cobourg, M. Guizot
+ajoutait: «Cela ne me rassure qu'à moitié. On renonce peut-être à
+la Reine pour le Cobourg, mais dans la pensée de vouloir pour lui
+l'Infante[261].» Notre ministre, on le voit, devinait juste.
+
+D'ailleurs, quelle que soit l'idée plus ou moins précise que
+le gouvernement français ait pu se faire alors des manoeuvres
+du gouvernement anglais, il n'y a plus pour l'histoire aucune
+obscurité. Il est manifeste et incontestable que lord Palmerston
+n'avait qu'un but en Espagne: faire échec à notre politique, et
+qu'à l'entente cordiale existant sous lord Aberdeen il substituait
+la lutte à outrance. Dès lors, la conclusion s'imposait: quand même
+Louis-Philippe et M. Guizot n'eussent pas stipulé d'avance pour
+ce cas, comme ils l'avaient fait tant de fois, la reprise de leur
+liberté, la justice et le simple bon sens suffisaient à la leur
+rendre; avec qui leur faisait la guerre, ils ne pouvaient être tenus
+aux engagements consentis en vue et sous la condition d'avoir la
+paix[262].
+
+[Note 261: _Revue rétrospective._]
+
+[Note 262: Les historiens anglais eux-mêmes, si longtemps acharnés
+à contester la bonne foi du gouvernement français, commencent à
+changer de ton. Ainsi l'auteur de la Vie récemment publiée de lord
+John Russell, M. Spencer Walpole, reconnaît que Louis-Philippe, en
+voyant le nom de Cobourg dans les instructions du 19 juillet, était
+fondé à croire que les Anglais manquaient à leurs engagements,
+et qu'il était par suite libéré des siens. Il ajoute: «L'excuse
+habituelle, invoquée par lord Palmerston, est qu'en nommant le prince
+Léopold, il constatait un fait, sans énoncer une politique. L'excuse
+est inadmissible pour qui a comparé la correspondance privée de
+Palmerston avec ses dépêches publiques.»--Il dit encore plus loin:
+«Lord Palmerston et Bulwer travaillaient à faire le mariage dont
+Louis-Philippe ne voulait pas, et complotaient contre le mariage
+qu'il désirait.» (_The Life of lord John Russell_, t. II, p. 2 et
+3.)]
+
+
+IV
+
+Dans sa campagne espagnole, lord Palmerston montrait plus de passion
+que d'habileté. En se portant champion des radicaux et en prétendant
+imposer don Enrique comme mari de la Reine, il inquiétait et irritait
+tous ceux qui dirigeaient alors les affaires de la Péninsule. Rien
+ne pouvait contribuer davantage à nous ramener la reine Christine
+et le cabinet de Madrid. M. Guizot le comprit. Aussitôt qu'il eut
+reçu communication des instructions anglaises du 19 juillet et
+du réquisitoire qui y était formulé contre le gouvernement des
+«moderados», il en fit part à M. Bresson et eut soin d'ajouter: «Le
+parti modéré, la reine Christine ne peuvent se méprendre sur le sens
+et la portée politique de la dépêche de lord Palmerston..... C'est
+bien le langage du patron des progressistes, d'Espartero, Olozaga,
+Mendizabal, etc. Faites en sorte que cette situation soit bien
+comprise.»
+
+Sir Henri Bulwer, qui, sur place, se rendait compte de l'énorme
+maladresse commise par son ministre[263], le pressa de laisser là
+Enrique et de pousser à sa place le prince de Cobourg; il se portait
+fort de faire agréer ce dernier comme époux de la Reine, avec la
+condition que l'Infante ne serait pas mariée à un prince français.
+Lord Palmerston ne voulut rien entendre; une sorte de routine aveugle
+ne lui permettait pas de concevoir la politique britannique en
+Espagne autrement que liée étroitement à la cause progressiste.
+Bulwer, mis en demeure d'obéir à ses instructions, dut s'exécuter.
+L'effet fut ce qu'il craignait. «Vos ministres sont-ils fous? lui dit
+M. Isturiz, chef du cabinet de Madrid. Ils désirent l'indépendance
+de l'Espagne; nous aussi, et nous sommes au pouvoir. Or, au lieu de
+s'unir à nous, ils disent en réalité que la première condition d'une
+alliance avec eux est que nous capitulions devant ceux qui nous font
+opposition. En supposant que je fusse disposé à ce sacrifice, en
+serait-il ainsi de la cour, de mes amis politiques, des chefs actuels
+de l'armée?» Aussi Bulwer écrivit-il à lord Palmerston, le 14 août:
+«Je regrette d'être obligé de dire que toutes les peines que j'ai
+prises pour disposer la cour et le président du conseil en faveur
+d'un mariage de don Enrique avec la Reine, ont été absolument sans
+effet[264].»
+
+[Note 263: Sur les sentiments et les démarches de Bulwer, voir _The
+Life of Palmerston_, par BULWER, t. III, p. 193 et suiv., et _The
+Life of lord John Russell_, par Spencer WALPOLE, t. II, p. 3.]
+
+[Note 264: Plus tard, après son échec, lord Palmerston regrettera
+de n'avoir pas suivi les conseils de Bulwer. «C'est vous qui aviez
+raison, lui écrira-t-il le 12 septembre 1846; nous aurions dû tout de
+suite et hardiment adopter Cobourg et le faire triompher en bravant
+la France.» (_The Life of Palmerston_, par BULWER, t. III, p. 246.)]
+
+Cet état d'esprit de la cour d'Espagne n'échappait pas à M. Bresson,
+qui manda, le 8 août, à M. Guizot: «M. Mon (l'un des ministres) m'a
+raconté qu'hier soir la Reine mère lui avait dit avec une anxiété
+remarquable: «Engage donc Bresson à s'entendre avec moi, pour faire
+les deux mariages le plus tôt possible. Les Anglais et la révolution
+nous menacent.» Et notre ambassadeur ajoutait le lendemain: «Ou il
+ne faut plus croire à rien sur cette terre, ou la reine Christine,
+par peur, par calcul ou par affection, nous est entièrement revenue.
+Je la quitte à l'instant... Elle se rallie franchement à la pensée
+du mariage de la jeune reine avec le duc de Cadix. Elle y prépare,
+elle y dispose, elle y rend favorable l'esprit de sa fille.....
+Je vous laisse à penser si je l'ai encouragée dans cette voie.»
+Seulement Christine mettait à son concours une condition, c'était
+la simultanéité des deux mariages, de la Reine avec Cadix et de
+l'Infante avec Montpensier. Cela lui paraissait nécessaire pour
+«fortifier, relever l'un des mariages par l'autre», pour «contenir
+les opposants par l'éclat du rang de notre prince et par la crainte
+de la France qui venait derrière lui».
+
+En face de cette exigence, M. Bresson ne laissa pas que d'être
+embarrassé. D'une part, il venait d'être réprimandé et menacé de
+désaveu pour avoir offert la simultanéité; d'autre part, il était
+convaincu que cette concession était légitime et nécessaire.
+Dans cette difficulté, il n'osa pas dire tout de suite oui; mais
+il se garda de dire non[265], et, se retournant du côté de son
+gouvernement, il insista fortement sur la nécessité de céder, et de
+céder sans retard, avant que les partis eussent eu l'éveil et se
+fussent jetés au travers des négociations pour faire tout échouer.
+«Pour moi, écrivait-il à M. Guizot, pour moi qui viens de relire
+attentivement vos lettres des 10 décembre 1845, 28 février et 17 mars
+1846, qui en ai pesé chaque mot, non seulement je vous considère
+comme dégagé, par les premières démarches du cabinet anglais actuel,
+des ménagements et obligations auxquels vous pouviez vous croire
+tenu envers celui de sir Robert Peel, mais je me considère moi-même
+comme placé dans les conditions prévues par ces lettres, et comme
+appelé, d'un moment à l'autre, à faire usage des pouvoirs qu'elles me
+confèrent, pouvoirs délicats, pouvoirs d'une grande importance dont
+je sens toute la gravité et auxquels je ne dois avoir recours qu'en
+homme prudent à la fois et ne craignant pas la responsabilité. C'est
+ainsi que j'agirai: comptez-y[266].»
+
+[Note 265: «Je n'ai point élevé d'objections, écrivait M. Bresson
+le 9 août 1846; j'ai seulement fait observer qu'il y avait des
+conditions préliminaires indispensables à régler.»]
+
+[Note 266: Lettres du 9 et du 16 août 1846.]
+
+Si désireux que le gouvernement français se fût montré jusqu'alors
+d'éviter la simultanéité des deux mariages, il ne pouvait pas ne pas
+être frappé de ce que lui disait M. Bresson. Pour échapper au péril
+que lui faisaient courir les intrigues anglaises, il avait besoin
+du concours de la reine Christine; s'il refusait à cette dernière
+tout ce qu'elle exigeait, ne s'exposait-il pas à ce qu'elle liât
+partie avec nos adversaires, comme elle en avait déjà eu plusieurs
+fois la velléité? Il recevait d'ailleurs avis que Bulwer poursuivait
+ses menées plus activement que jamais, et que M. Isturiz avait avec
+lui des entretiens assez suspects. On ajoutait que le parti radical
+espagnol, encouragé par le patronage de lord Palmerston, s'agitait
+d'une façon menaçante, et qu'il n'était pas prudent de lui laisser
+le loisir d'organiser quelque mauvais coup. Dans ces conditions, M.
+Guizot jugea qu'on ne pouvait pas refuser plus longtemps à M. Bresson
+ce qu'il déclarait être si nécessaire. Le Roi fut plus difficile
+à convaincre: malgré tout, il eût désiré s'en tenir toujours aux
+déclarations d'Eu. La reine Amélie l'encourageait dans sa résistance.
+Ce fut à contre-coeur et après de longues délibérations avec M.
+Guizot que Louis-Philippe finit par se rendre à ses instances et
+se résigna à laisser faire M. Bresson. Celui-ci fut alors informé
+que son gouvernement s'en rapportait à lui pour l'usage à faire,
+dans la circonstance particulière, des pouvoirs généraux qui lui
+avaient été antérieurement conférés[267]; M. Guizot lui donnait
+l'assurance «qu'en tout cas il serait fermement soutenu». Toutefois,
+recommandation lui fut faite de stipuler expressément que la
+discussion des accords préliminaires précéderait la déclaration et la
+célébration du mariage du duc de Montpensier: c'était, dans la pensée
+du cabinet de Paris, un dernier moyen qu'il se réservait d'empêcher
+une simultanéité tout à fait complète. En dépit de cette restriction,
+notre ambassadeur avait enfin la liberté qu'il sollicitait depuis si
+longtemps. Il n'était pas homme à hésiter devant l'initiative dont on
+lui laissait la responsabilité. Il promit donc à la reine Christine
+d'associer les deux mariages.
+
+[Note 267: Sur ce qu'étaient ces pouvoirs, se rappeler notamment la
+lettre de M. Guizot, en date du 10 décembre 1845. (V. plus haut, p.
+166.)]
+
+Contenter cette princesse, c'était beaucoup; ce n'était pas tout.
+Restait une dernière difficulté assez embarrassante, qui était
+la répugnance manifestée par la jeune reine pour le mari que la
+politique lui destinait; elle enviait la part de sa soeur cadette et
+«son beau Montpensier» qu'elle eût voulu prendre pour elle-même; par
+comparaison, le duc de Cadix lui paraissait faire médiocre figure, et
+elle ne se privait pas de parler de lui en termes peu flatteurs[268].
+Dans les lettres qu'il écrivait à M. Guizot, M. Bresson faisait
+connaître cet état d'esprit de la Reine; il montrait aussi le fiancé
+gauche, timide, se défiant de lui-même et des autres, et par moments
+éprouvant plus d'éloignement que d'attrait pour sa fiancée; la Reine
+mère et Rianzarès trop souvent insaisissables; le président du
+conseil toujours sur le point de nous trahir; la légation anglaise
+multipliant les intrigues. «Pesez ces difficultés, ajoutait-il, et
+demandez-vous si aucune habileté humaine peut en triompher. À Dieu, à
+la Vierge, au hasard, faites honneur du succès à qui vous voudrez, si
+nous l'obtenons; car, pour moi, tout en ayant l'oeil partout attentif
+et n'épargnant ni soins, ni peines, ni démarches, je reconnais que
+cette combinaison d'individualités et de circonstances est au-dessus
+des forces et de l'entendement de notre pauvre organisme[269].»
+
+[Note 268: Correspondance de l'envoyé sarde à Madrid. (HILLEBRAND,
+_Geschichte Frankreichs_, 1830-1843, t. II, p. 631.)]
+
+[Note 269: Lettre inédite du 22 août 1846.]
+
+En traçant ce tableau un peu assombri, M. Bresson, oubliait qu'il
+avait en main, dans ce jeu si embrouillé, une carte qui devait lui
+faire gagner la partie: c'était le concours qu'en dépit de son
+humeur mobile et fantasque, la reine Christine était décidée à nous
+donner, depuis qu'elle avait reçu satisfaction en ce qui touchait
+la simultanéité. Elle agit sur sa fille et fit agir par l'Infante.
+Cette pression de famille ne fut pas sans effet. Dans la soirée du
+27 août, après une scène de larmes avec le duc de Rianzarès, la
+jeune reine entra chez sa mère, se jeta dans ses bras et dit _oui_.
+Les ministres, aussitôt avisés de cette décision, y acquiescèrent
+unanimement. La Reine leur annonça en même temps qu'elle donnait
+sa soeur en mariage au duc de Montpensier. L'un des ministres vint
+aussitôt réveiller M. Bresson,--il était deux heures du matin,--pour
+lui annoncer la grande nouvelle.
+
+Le lendemain, quand il fallut rédiger l'accord relatif au mariage du
+duc de Montpensier, la reine Christine demanda que la simultanéité
+y fût établie d'une façon absolue. M. Bresson, lié par ses
+instructions, s'y refusa, déclarant qu'il annulerait plutôt tout
+ce qui venait d'être fait. Devant cette menace, la Reine céda, et
+l'on inséra dans l'accord les stipulations suivantes: «La discussion
+des capitulations matrimoniales, des articles du contrat et des
+questions d'intérêt qui s'y rattachent est réservée; lorsque les
+actes définitifs auront été dûment réglés et approuvés par les hautes
+parties contractantes, la forme et l'époque de la déclaration de
+ce mariage et sa célébration seront déterminées de manière à les
+associer, _autant que faire se pourra_, à la déclaration et à la
+célébration du mariage de Sa Majesté Catholique avec S. A. R. le
+duc de Cadix.» Toujours sous l'empire de la même préoccupation, M.
+Bresson obtint, non sans livrer une autre bataille, que le décret
+de convocation des Cortès n'annonçât au public que le mariage de la
+Reine, sans parler de celui de l'Infante. Pendant ce temps, à Paris,
+M. Guizot, faisant part à lord Normanby de ce qui venait d'être
+décidé à Madrid, et interrogé par lui sur le point de savoir si les
+deux mariages se feraient au même moment, répondait très sincèrement:
+«Non, pas au même moment.» Ainsi, jusqu'à la fin, notre gouvernement
+espérait éviter une simultanéité tout à fait complète des deux
+mariages.
+
+Il fut aussitôt visible que cette dernière résistance de la
+diplomatie française produisait un très fâcheux effet à Madrid: elle
+blessait nos amis, fournissait une arme à ceux qui rêvaient de crise
+ministérielle ou même d'insurrection, et risquait de remettre tout en
+question. «C'est seulement par la vertu du fait accompli, disaient
+les ministres espagnols, qu'on en imposera à l'esprit de faction», et
+ils demandaient avec instance que les deux mariages fussent célébrés
+ensemble, le 10 octobre. Ces raisons, transmises aussitôt et appuyées
+avec force par M. Bresson, triomphèrent de ce qui restait encore de
+répugnance dans l'esprit de Louis-Philippe. Le consentement, qu'il
+avait fallu lui arracher, en quelque sorte, morceau par morceau,
+était enfin complet, et, le 4 septembre, M. Guizot écrivit par le
+télégraphe à son ambassadeur: «Le Roi approuve que le mariage de Mgr
+le duc de Montpensier avec l'Infante soit célébré le même jour que
+celui de la Reine avec Mgr le duc de Cadix. Vous pouvez rendre public
+le fait que vous avez signé, avec M. Isturiz, un engagement pour le
+mariage de l'Infante avec le duc de Montpensier.» Le même jour, le
+_Journal des Débats_ annonçait le double mariage.
+
+
+V
+
+À la nouvelle de la décision prise à Madrid, grande fut la colère de
+lord Palmerston. Quelle mortification de débuter dans son nouveau
+ministère par un pareil échec! Il la sentait d'autant plus que, tout
+occupé des menées souterraines par lesquelles il espérait nous ruiner
+en Espagne, il ne s'était pas rendu compte du travail qui s'y faisait
+contre lui. Oubliant volontairement qu'il avait lui-même rompu
+l'accord et commencé la guerre, il prit l'attitude d'un homme surpris
+par un acte d'hostilité au moment où il ne songeait qu'à vivre en
+paix. «Je ne vous parlerai plus d'entente cordiale, répondit-il à la
+première communication de notre chargé d'affaires, parce que ce qu'on
+nous annonce nous prouve trop clairement qu'on ne veut plus, à Paris,
+ni de cordialité ni d'entente[270].» Dans le trouble de son dépit, il
+donnait à ce simple incident matrimonial des proportions étranges,
+y dénonçant «l'acte le plus patent d'ambition et d'agrandissement
+politique que l'Europe eût vu depuis l'Empire[271]». Il ajoutait: «Si
+le gouvernement français persiste à adopter le système d'ambition
+sans scrupule qui guida la politique étrangère sous Louis XIV et
+Napoléon, il n'y a pas de bon vouloir et de sentiments d'amitié de la
+part de l'Angleterre qui puissent être assez forts pour empêcher les
+relations entre l'Angleterre et la France de redevenir ce qu'elles
+étaient pendant les règnes de Napoléon et de Louis XIV[272].» Il
+ne se borna pas à ces exagérations. Avec ce goût des récriminations
+blessantes qui était dans sa nature, il se montra tout de suite
+résolu à porter la discussion sur un terrain particulièrement
+dangereux dans les controverses internationales, celui de la bonne
+foi; et, pour comble, ce n'était pas seulement le cabinet français
+qu'il s'apprêtait à accuser de déloyauté, c'était Louis-Philippe
+lui-même. Se rencontrant avec l'un des collègues de M. Guizot, M.
+Dumon, alors en Angleterre, il lui disait: «Voilà la première fois
+qu'un roi de France n'a pas tenu sa parole[273].» Puis, tout fier de
+cette inconvenance, il s'empressait de la raconter à lord Normanby
+et à sir Henri Bulwer, et ne leur exprimait qu'un regret, celui
+«d'avoir été ainsi trop complimenteur pour les prédécesseurs de
+Louis-Philippe[274]». «Nous sommes indignés, écrivait-il encore à
+Bulwer, de la mauvaise foi, de l'ambition sans scrupule, des basses
+intrigues du gouvernement français[275].»
+
+[Note 270: Lettre de lord Palmerston à M. de Jarnac, du 6 septembre
+1846. (BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 239.)]
+
+[Note 271: Lettres de M. de Jarnac à M. Guizot, des 9, 11 et 12
+septembre 1846.]
+
+[Note 272: Lettre de lord Palmerston à Bulwer, du 16 septembre 1846.
+(BULWER, t. III, p. 247.)]
+
+[Note 273: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 423.]
+
+[Note 274: BULWER, t. III, p. 248 et 252.]
+
+[Note 275: _Ibid._, p. 248.]
+
+Il fallait s'attendre à cette irritation de lord Palmerston: nul
+moyen de l'éviter ni de l'apaiser. Mais y avait-il chance de
+la limiter, d'empêcher que cette irritation ne trouvât d'écho
+outre-Manche, que l'Angleterre n'épousât les griefs et les
+ressentiments de son ministre? À l'avance, M. Guizot avait caressé
+quelque espérance de ce genre. Dès le 5 juillet 1846, au moment où
+se formait le ministère whig, il écrivait à M. Bresson: «J'ai, avec
+lord Palmerston, cet avantage que, s'il survenait entre nous et
+Londres quelque refroidissement, quelque embarras, ce serait à lui,
+non à moi, qu'en France, en Angleterre, partout, on en imputerait
+la faute.» Aussi à peine se vit-il, par suite de l'annonce des deux
+mariages, aux prises avec le secrétaire d'État, qu'il fit effort
+pour l'isoler dans son propre pays et jusque dans son cabinet.
+Il risqua même, pour obtenir ce dernier résultat, une démarche
+qu'on ne peut s'empêcher de trouver un peu inconsidérée: ce fut
+une lettre adressée, le 15 septembre, à M. de Jarnac, pour être
+communiquée au premier ministre, lord John Russell, et où l'éloge de
+celui-ci se mêlait à une plainte très vive sur la conduite suivie
+par lord Palmerston[276]. Telle était la confiance de M. Guizot
+que, quelques jours après, il écrivait à M. de Flahault: «J'ai
+de très bonnes nouvelles de lord John Russell; n'en parlez pas,
+mais tenez pour certain que le bruit suscité par lord Palmerston
+n'ira pas loin[277].» Cette illusion dura peu. Le premier soin de
+lord Russell fut de mettre la lettre de M. Guizot sous les yeux de
+celui-là même dont elle contenait la critique; puis il écrivit à M.
+de Jarnac, sur un ton assez raide, que le chef du _Foreign office_
+avait toute sa confiance, qu'il avait agi avec modération, et que
+c'était au contraire le gouvernement français qui avait prouvé,
+par sa conduite, le peu de prix qu'il attachait à l'amitié de
+l'Angleterre[278]. Lord John dépassait ainsi son vrai sentiment; il
+n'était pas aussi assuré que son collègue fût sans tort. Lui-même n'a
+point caché plus tard combien il regrettait de ne s'être pas opposé
+à l'envoi de ces instructions du 19 juillet 1846, où il avait été si
+malencontreusement parlé du prince de Cobourg, et il a raconté par
+suite de quel incident il n'était pas intervenu: ces instructions lui
+avaient été communiquées un dimanche, au moment où il partait pour
+le service divin, et, dans sa hâte, il ne les avait parcourues que
+superficiellement. «Si je n'étais pas allé à l'église, ajoutait-il,
+j'y aurais fait plus d'attention[279]!» Mais, tout en blâmant au
+fond son collègue, lord Russell se faisait un point d'honneur de le
+couvrir, dès qu'il le voyait accusé par un gouvernement étranger. Et
+puis lord Palmerston, qui s'était gardé de faire connaître aux autres
+ministres ses instructions secrètes à Bulwer, leur avait présenté
+notre consentement au double mariage comme un acte d'hostilité
+gratuite, mieux encore, comme le dénouement d'une intrigue ourdie
+de vieille date par Louis-Philippe, comme une fourberie longuement
+préméditée[280]. Ces accusations semblaient avoir trouvé créance
+chez ses collègues; lord Clarendon disait à M. Dumon «qu'il n'y
+avait qu'un sentiment dans le cabinet anglais» sur la conduite de la
+France[281], et l'un des personnages les plus considérables du parti
+whig, lord Lansdowne, déclarait que «tout le monde reconnaissait la
+nécessité de changer de conduite envers Louis-Philippe[282]».
+
+[Note 276: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 10.]
+
+[Note 277: Lettre inédite du 20 septembre 1846.]
+
+[Note 278: Spencer WALPOLE, _The life of lord John Russell_, t. II,
+p. 2.]
+
+[Note 279: _Ibid._, p. 5.]
+
+[Note 280: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 418 à 421.]
+
+[Note 281: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 241.]
+
+[Note 282: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 208.]
+
+Si M. Guizot ne parvenait pas à détacher de lord Palmerston ceux qui
+lui étaient liés par la communauté de parti et de responsabilité,
+il pouvait sans doute espérer une appréciation plus favorable de la
+part des adversaires du ministère whig, et particulièrement de son
+ami lord Aberdeen, dont il avait tant de fois éprouvé l'esprit droit
+et conciliant. Il lui avait écrit, dès le 7 septembre, toutes les
+raisons qu'il avait eues de considérer comme annulés les engagements
+pris à Eu. Lord Aberdeen lui répondit amicalement et tristement, le
+14 septembre, qu'il ne trouvait pas ces raisons suffisantes. Ignorant
+les secrètes menées de son successeur, il se refusait à croire que
+celui-ci eût voulu s'écarter de la politique d'entente suivie avant
+lui. «Je suis satisfait, ajoutait-il, de savoir que vous ne voudriez
+jamais avoir fait un acte pour lequel vous ne vous sentiriez pas
+pleinement justifié; mais, je l'avoue, mon cher monsieur Guizot, il
+m'est impossible de découvrir des motifs plausibles pour le choix
+qui a eu lieu[283].» Quelques jours après, lord Aberdeen écrivait au
+prince Albert: «Je me soucie fort peu du mariage en lui-même, mais je
+sens vivement la violation de l'engagement pris, et je suis encore à
+me demander si Guizot a pu se sentir tranquille envers sa conscience,
+à la suite de la conduite qu'il a tenue[284].» Avec le temps, il
+est vrai, la sévérité de ce jugement s'adoucit un peu; lord Aberdeen
+finit par se déclarer convaincu de la bonne foi du ministre français,
+de la sincérité des soupçons qui avaient déterminé sa conduite, et il
+affirma que si lui, Aberdeen, était resté au pouvoir, rien de pareil
+ne fût arrivé[285]. Sur ce dernier point, il était absolument dans le
+vrai.
+
+[Note 283: _Revue rétrospective._]
+
+[Note 284: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 208.]
+
+[Note 285: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 430; t.
+III, p. 53.]
+
+L'une des principales préoccupations de Louis-Philippe devait être
+de savoir comment l'événement serait pris par la reine Victoria.
+On sait sur quel pied d'intimité familière les relations des deux
+cours s'étaient établies depuis la première entrevue d'Eu, en 1843:
+visites annuelles qui, des deux parts, étaient toujours trouvées
+trop rares et trop courtes; correspondance fréquente, affectueuse,
+on peut même dire tendre[286], et que la Reine avait continuée
+après la rentrée de Palmerston au _Foreign office_, sans paraître
+supposer que ce fait pût altérer une telle intimité[287]. Mais on
+sait aussi quel intérêt l'épouse du prince Albert portait à ce qui
+touchait les Cobourg; on n'a pas oublié non plus qu'elle avait été
+personnellement partie dans les arrangements relatifs aux mariages
+espagnols, et qu'elle-même avait reçu à Eu, en 1845, de la bouche de
+Louis-Philippe, l'engagement de ne pas célébrer le mariage du duc de
+Montpensier avant que la Reine eût eu des enfants. Depuis lors, elle
+en était restée à cet engagement, et rien ne l'avait préparée à le
+voir rompre. Elle se piquait, pour son compte, d'être demeurée fidèle
+à l'entente, et de cette fidélité elle venait même de donner une
+preuve qui ne lui avait pas peu coûté: je veux parler de ce conseil
+de famille tenu entre elle, le prince Albert et le roi des Belges,
+où il avait été décidé de détourner Léopold de Cobourg de ses visées
+matrimoniales, tant que le roi des Français y ferait une aussi
+formelle opposition[288]. Quant aux menées hostiles par lesquelles,
+pendant ce temps, lord Palmerston avait obligé le gouvernement
+français à reprendre sa liberté, la Reine paraissait n'en rien
+savoir. D'une part, le coupable s'était gardé de l'en informer; de
+l'autre, elle n'avait reçu directement de Louis-Philippe, au sujet de
+ces menées et des conséquences que notre gouvernement pourrait être
+conduit à en tirer, aucun avertissement préalable, analogue à ceux
+que M. Guizot faisait alors parvenir à Palmerston lui-même. Si le Roi
+n'avait ainsi rien dit, ce n'était pas par un calcul machiavélique
+et pour entretenir la Reine dans une trompeuse sécurité; c'était
+que, jusqu'à la veille de la décision finale, il s'était refusé à
+se servir de la liberté qui lui était rendue et avait compté se
+renfermer quand même dans les termes des engagements d'Eu. Mais, pour
+être ainsi explicable, ce silence n'en eut pas moins, sur le moment,
+un effet fâcheux. La Reine en fut plus portée, quand lui arriva, tout
+à fait à l'improviste, la nouvelle des deux mariages, à se croire
+la victime d'une surprise déloyale. Il n'y eut pas alors jusqu'à
+l'intimité de ses rapports avec Louis-Philippe qui ne contribuât à
+lui faire sentir davantage l'offense, en y mêlant cette impression,
+particulièrement douloureuse pour une femme jeune en face d'un
+vieillard, de l'amitié trahie, de la confiance trompée. Ajoutez-y,
+sans aucun doute, quoiqu'on en parlât moins haut, le dépit de voir
+écarter définitivement ce mariage Cobourg que la Reine n'osait
+faire contre nous, mais auquel elle avait toujours espéré nous voir
+acculés par les circonstances. Ce dépit était particulièrement vif
+chez le prince Albert[289]. Livrée à elle seule, Victoria, qui,
+malgré ses griefs, gardait un fond d'affection pour notre famille
+royale[290], n'eût probablement pas refusé d'écouter les explications
+de Louis-Philippe et eût saisi volontiers quelque occasion de le
+traiter en ami. Ce fut son mari qui l'en détourna, avec le concours
+de leur conseiller, l'Allemand Stockmar, toujours fort ardent à nous
+desservir[291]. Sous ces influences, la Reine répudia promptement
+toutes les velléités de réconciliation qui avaient pu lui traverser
+l'esprit et ne fut plus qu'à son ressentiment. «Rien n'égale
+l'indignation de la Reine contre la conduite du Roi, notait bientôt
+après M. Greville sur son journal; elle en a parlé à Clarendon dans
+les termes les moins mesurés[292].» Le duc de Broglie écrivait à son
+fils: «C'est la Reine qui échauffe son ministère[293].»
+
+[Note 286: Voir plusieurs lettres publiées dans la _Revue
+rétrospective_.]
+
+[Note 287: Louis-Philippe écrivait au roi des Belges, le 25 juillet
+1846: «J'ai reçu de Victoria les lettres les plus aimables, les plus
+rassurantes, sur le maintien de notre précieuse entente cordiale.
+Sa jeunesse et sa droiture le croient; elle ne peut douter des
+assertions qu'on lui donne. Ma vieillesse, sans être moins droite,
+n'a pas la même confiance, et de là l'incertitude que j'ai dû lui
+faire entrevoir sur ma visite du mois d'octobre, qu'elle veut bien
+désirer avec un affectueux empressement.»]
+
+[Note 288: Voir plus haut, p. 217, 218.]
+
+[Note 289: Le langage de ce prince était des plus amers; il écrivait
+à un de ses parents d'Allemagne, le 17 septembre 1846: «Rien de plus
+perfide que la politique suivie par la cour française. On nous a
+dupés, et maintenant on triomphe. Mesquin triomphe d'avoir dupé un
+ami, et le seul qu'on a, et au moment même où il fait un sacrifice à
+l'amitié. Car les pauvres reines ont, jusqu'à la dernière heure, été
+attachées à Léopold, et cet attachement, elles ne l'ont abandonné que
+quand Bulwer leur a déclaré que nous ne pouvions pas y consentir...»
+(_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II, herzog von
+Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 174.)]
+
+[Note 290: Ce fond d'affection reparaîtra en 1848, après la
+révolution de Février. La Reine écrira au baron Stockmar, le 6 mars
+1848: «Vous connaissez ma tendresse pour la famille royale; vous
+savez comme je désirais de nouveau être dans de meilleures relations
+avec eux..., et vous disiez que le temps seul pourrait amener ce
+résultat... Que j'étais loin de prévoir comment il se ferait que
+nous nous reverrions en effet tous de la façon la plus amicale, que
+la duchesse de Montpensier, au sujet de laquelle nous nous disputions
+depuis plus d'un an, arriverait ici en fugitive!...» Et le 22 avril:
+«Ces pauvres exilés à Claremont! Leur vie, leur avenir vous brisent
+le coeur.» (_Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Théodore
+MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 256 et 257.)]
+
+[Note 291: Le baron Stockmar a écrit, quelques semaines plus tard,
+le 10 novembre 1846: «Au commencement, la Reine était tout entière
+aux idées de pardon et de réconciliation; le prince, au contraire,
+ressentait le coup comme il convient à un homme; il voyait une chose
+injuste au fond, une offense nationale dans la forme et pour lui
+un procédé blessant, car il pouvait se dire qu'ayant sacrifié à
+de hauts intérêts politiques sa bienveillance pour son cousin, il
+n'avait reçu en échange qu'une marque d'ingratitude sous la forme la
+plus dédaigneuse.» (_Mémoires de Stockmar._)--Écrivant à la Reine,
+Stockmar lui dénonçait la conduite de Louis-Philippe «comme un trait
+de politique égoïste et inique, du scandale duquel la réputation
+du Roi ne se remettrait jamais». (_Le Prince Albert_, extraits de
+l'ouvrage de sir Théodore MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 208.)]
+
+[Note 292: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 424.]
+
+[Note 293: _Documents inédits._]
+
+Louis-Philippe ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'il ne pouvait
+pas compter sur l'amitié de la reine d'Angleterre, pour contenir
+ses ministres. Il avait cru moins provoquer les controverses en lui
+faisant annoncer le mariage du duc de Montpensier, par la reine
+Marie-Amélie, comme un simple «événement de famille», intéressant
+uniquement «le bonheur de son fils chéri»; la lettre, datée du 8
+septembre, était écrite sur le ton d'amicale familiarité en usage
+entre Eu et Windsor, et l'on s'y informait, au nom du Roi, si «les
+pêches», récemment envoyées, étaient «arrivées à bon port». Dans ce
+tour plus ou moins heureux, mais pris évidemment à bonne intention,
+l'entourage de Victoria s'appliqua à lui faire voir une aggravation
+d'offense. Elle répondit, le 10 septembre, d'une façon fort sèche,
+rappelant à sa correspondante tous les faits que celle-ci avait
+volontairement laissés de côté, «ce qui s'était passé à Eu» entre les
+deux souverains, le refus fait par la famille royale d'Angleterre
+«d'arranger» le mariage Cobourg, refus qui n'avait pas eu d'autre
+cause que le désir d'être agréable au Roi; puis elle ajoutait: «Vous
+pourrez donc aisément comprendre que l'annonce soudaine de ce double
+mariage ne peut nous causer que de la surprise et un bien vif regret.
+Je vous demande pardon, Madame, de vous parler politique dans ce
+moment, mais j'aime à pouvoir me dire que j'ai toujours été sincère
+avec vous[294].»
+
+[Note 294: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 201 à 203.]
+
+«Je doute que ma réponse leur plaise beaucoup», disait Victoria à
+lord Clarendon, après avoir écrit cette lettre[295]. Louis-Philippe,
+en effet, en ressentit un vrai chagrin. Il voulut tenter un effort
+pour obtenir une appréciation plus juste. Dans ce dessein, il
+écrivit, le 14 septembre, à sa fille, la reine des Belges, une
+très longue lettre justificative, en réalité destinée à la reine
+d'Angleterre. «J'y ai consacré, mandait-il à sa fille, d'arrache-pied
+et sans regret, trois nuits jusqu'à quatre heures du matin, malgré
+les cris de la Reine, de ma soeur et de toute la famille, qui
+prétendaient que je me tuais... Je me serais soumis volontiers à
+encore plus de fatigue, s'il l'avait fallu, pour achever ce travail,
+tant a été profonde la peine que j'ai ressentie de la lettre de la
+reine Victoria, et de l'injuste préjugé dont je l'ai vue animée dans
+cette affaire.» La lettre débutait ainsi: «La Reine vient de recevoir
+une réponse de la reine Victoria à la lettre que tu sais qu'elle
+lui avait écrite, et cette réponse m'a fait une vive peine. Je suis
+porté à croire que notre bonne petite reine a eu presque autant de
+chagrin à écrire cette lettre que moi à la lire. Mais enfin elle ne
+voit maintenant les choses que par la lunette de lord Palmerston, et
+cette lunette les fausse et les dénature trop souvent. C'est tout
+simple; la grande différence entre la lunette de lord Aberdeen et
+celle de lord Palmerston provient de la différence de leur nature:
+lord Aberdeen aimait à être bien avec ses amis; lord Palmerston, je
+le crains, aime à se quereller avec eux.» Louis-Philippe reprenait
+ensuite, dès l'origine, l'histoire des mariages; il montrait comment
+il avait été amené bien malgré lui, par la politique de lord
+Palmerston, à «dévier des conventions premières», et exprimait son
+regret qu'on n'eût pu éviter ce qui avait été, pour les uns, «un
+grand et inutile désappointement», pour lui, «un des plus pénibles
+chagrins qu'il eût éprouvés, et Dieu savait qu'il n'en avait pas
+manqué pendant sa longue vie». Il terminait ainsi: «Actuellement,
+c'est à la reine Victoria et à ses ministres qu'il appartient de
+peser les conséquences du parti qu'ils vont prendre et de la marche
+qu'ils suivront. De notre côté, ce double mariage n'opérera dans la
+nôtre d'autres changements que ceux auxquels nous serions contraints
+par la nouvelle ligne que le gouvernement anglais jugerait à propos
+d'adopter... Nous ne voyons aucun intérêt, aucun motif, ni pour
+l'Angleterre, ni pour nous, à ce que notre entente cordiale soit
+brisée, et nous en voyons d'immenses à la bien garder et à la
+maintenir. C'est là mon voeu, c'est celui de mon gouvernement. Celui
+que je te prie d'exprimer de ma part à la reine Victoria et au prince
+Albert, c'est qu'ils me conservent dans leur coeur cette amitié et
+confiance auxquelles il m'a toujours été si doux de répondre par la
+plus sincère réciprocité et que j'ai la conscience de n'avoir jamais
+cessé de mériter de leur part[296].»
+
+[Note 295: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 424.]
+
+[Note 296: _Revue rétrospective._]
+
+La reine Victoria répondit, le 27 septembre, en s'adressant également
+à la reine des Belges. Dans sa lettre, qui était évidemment l'oeuvre
+du prince Albert[297], elle réfutait longuement et durement toute
+l'argumentation du Roi, sans se montrer touchée de ses protestations.
+Une seule citation donnera l'idée du point de vue où elle se plaçait:
+elle déclarait que «ses sentiments de justice ne se prêteraient
+jamais à reconnaître que lord Palmerston se fût écarté de l'entente
+cordiale établie entre le gouvernement français et lord Aberdeen».
+Elle concluait en ces termes: «J'ai donc tout bien considéré par
+moi-même et en voyant de mes propres yeux, et il m'est impossible de
+reconnaître que le Roi fût dégagé de sa parole. Rien au monde de plus
+pénible n'eût pu m'arriver que ce triste désaccord, et parce qu'il
+a un caractère si personnel, et parce qu'il m'impose le devoir de
+m'opposer au mariage d'un prince auquel je porte, ainsi qu'à toute
+sa famille, une amitié aussi vive[298].» Lord Palmerston, qui eut
+aussitôt connaissance de cette lettre, en fut naturellement ravi.
+«J'en approuve tous les mots», écrivait-il à Bulwer[299]. Il eût
+voulu crier sur les toits une si heureuse nouvelle: aussi son journal
+annonça-t-il bien haut que la souveraine partageait l'indignation
+générale contre la conduite du gouvernement français; «elle comprend,
+ajoutait-il, que la confiance, si naturellement produite par le
+fréquent échange de courtoisies royales, a été grandement abusée».
+Louis-Philippe ne crut pas que sa dignité lui permît d'insister
+davantage. Il cessa donc toute correspondance, même indirecte, avec
+la reine Victoria, attendant du temps la justice à laquelle il
+croyait avoir droit.
+
+[Note 297: C'est ce qu'insinue lord Palmerston dans une lettre à
+Bulwer. (BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 252.)]
+
+[Note 298: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 203 à 206.]
+
+[Note 299: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 252.]
+
+Quand les choses étaient aussi mal prises à la cour et dans les
+hautes régions politiques, il ne fallait pas s'attendre qu'elles
+le fussent bien dans la nation anglaise elle-même. Au premier
+moment, cependant, on avait pu croire que celle-ci se montrerait
+assez indifférente. Lord Clarendon lui-même le constatait et s'en
+plaignait[300]. Dans un article que nos feuilles ministérielles
+s'empressèrent de reproduire, le _Times_ déclara tranquillement, le 3
+septembre, que «les intérêts britanniques n'étaient pas sérieusement
+engagés dans cette affaire». Mais sous l'effet des remontrances et
+des excitations du _Morning Chronicle_, organe personnel de lord
+Palmerston, le ton des journaux anglais changea bientôt. Tous,
+le _Times_ en tête, se mirent à déclarer que l'Angleterre serait
+«amoindrie» par ce mariage; ils accusèrent le gouvernement français
+de déloyauté et le dénoncèrent comme ayant «commis, avec une
+intention résolue et méditée, un grand outrage international». La
+polémique descendit plus bas encore: pas d'ignominie que ces journaux
+n'imaginèrent. Ils affirmèrent que Louis-Philippe, de connivence
+avec Christine, avait fait constater médicalement la stérilité de la
+reine Isabelle, et que le mariage du duc de Montpensier était une
+spéculation faite sur cette stérilité. Le _Times_ raconta aussi, sans
+sourciller, que le consentement de la jeune reine avait été extorqué
+par M. Bresson, au milieu d'une orgie nocturne[301], et, partant
+de là, il s'écriait: «Quel intrus se glisse hors du palais à sept
+heures du matin, si tôt s'il s'agit d'affaires, si tard s'il s'agit
+de fêtes? Quelles orgies ont eu lieu dans le palais des deux vierges
+royales que l'honneur chevaleresque de l'Espagne doit protéger?
+À Paris, il y a des hommes qui tirent le nom distinctif de leur
+industrie spéciale, de l'air dégagé avec lequel on les voit sortir
+de grand matin d'une maison où ils ont passé la nuit à cueillir les
+fleurs qui l'embellissent. Cet homme est un Français. Appartient-il
+à cette catégorie? Le chevalier d'industrie qui en impose à la
+simplicité des Espagnols n'est rien moins que l'agent accrédité et
+investi de toute la confiance d'un grand roi. Il emporte une Infante
+dans son sac...» Et le _Times_ ajoutait, en prenant personnellement
+Louis-Philippe à partie: «Quiconque choisit pour son heure l'heure
+de minuit, entre par la porte dérobée et marche armé d'une
+lanterne sourde et d'un levier, doit à coup sûr avoir conscience
+de l'improbité de sa conduite. Louis-Philippe est l'homme qui a le
+moins su sauver les apparences, s'il n'a pas commis un crime contre
+l'Europe.» La polémique continua sur ce ton. Mis à un tel régime
+d'excitation, le public anglais finit par s'échauffer: lui aussi se
+persuada que son pays venait d'être la victime de la perfidie et de
+l'ambition de la France.
+
+[Note 300: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 241.]
+
+[Note 301: Il n'est pas besoin de démentir cette infamie. On se
+rappelle que M. Bresson n'était même pas au palais royal le soir où
+le consentement de la Reine fut obtenu. (V. plus haut, p. 226.) Dans
+sa correspondance confidentielle avec M. Guizot, M. Bresson se montre
+fort ému et fort indigné de ces «abominables calomnies». (Lettre
+inédite du 29 septembre 1846.)]
+
+Il fut donc promptement manifeste que l'Angleterre tout entière, de
+la souveraine au peuple, prenait à son compte la querelle de lord
+Palmerston. C'était, pour notre gouvernement, une grosse déception
+et un accident malheureux. Avait-il fait tout ce qu'il fallait
+pour le prévenir? Préoccupé de réussir dans la contre-mine qu'il
+opposait à la mine creusée par la diplomatie anglaise, n'avait-il
+pas trop perdu de vue l'effet que devait produire une explosion à
+laquelle nul n'était préparé? Si le mystère et la surprise avaient
+leurs avantages, ils avaient aussi leurs dangers. Des précautions
+étaient à prendre pour qu'outre-Manche, dans le public, chez les
+hommes politiques, à la cour surtout, personne ne pût, au moment
+décisif, se tromper sur les responsabilités, ni mettre en doute notre
+loyauté. Ces précautions étaient sans doute malaisées à concilier
+avec les exigences d'une lutte que lord Palmerston nous obligeait à
+faire souterraine: je ne nie pas la délicatesse du problème, mais je
+constate que notre gouvernement ne l'avait pas résolu, et qu'il ne
+paraissait même pas avoir tenté de le résoudre. C'est peut-être la
+principale, l'unique faute commise par le gouvernement français: elle
+devait avoir de fâcheuses conséquences.
+
+
+VI
+
+Dans cette affaire des mariages, notre gouvernement avait donc contre
+lui toute l'Angleterre: avait-il du moins avec lui toute la France?
+De ce côté-ci de la Manche, comme de l'autre, les divers partis
+s'unissaient-ils pour faire front contre l'étranger? À première vue,
+il n'était pas de question où M. Guizot pût se croire plus à l'abri
+des critiques de la gauche. En effet, depuis plusieurs années, le
+grand grief des opposants, celui qui récemment encore, lors des
+élections générales de 1846, fournissait matière à toutes leurs
+déclamations, était la prétendue pusillanimité qui empêchait le
+gouvernement français de tenir tête à l'Angleterre. Cette défaillance
+si souvent dénoncée à l'occasion du droit de visite, de l'indemnité
+Pritchard et du traité avec le Maroc, les journaux de gauche avaient
+toujours paru s'attendre qu'elle se reproduirait en Espagne, dans
+les négociations relatives au mariage de la Reine et de sa soeur.
+Tout récemment encore, au mois d'août, un article du _Times_ leur
+avait fourni occasion de manifester leur dédaigneuse défiance. Cet
+article, contenant une sortie virulente et comminatoire contre notre
+prétention d'imposer un mari à la reine Isabelle, semblait conclure à
+remettre sur les rangs le prince de Cobourg. Presque toute la presse
+de Londres y fit écho, ce qui ne laissa pas que de causer quelque
+émoi à Paris. Le _Journal des Débats_ se borna à relever l'attaque,
+sans y répondre à fond; son souci évident était de ne pas faire
+descendre sur la place publique une discussion qui lui paraissait
+être du domaine des chancelleries. Aussitôt tous les journaux de
+gauche et de centre gauche, interprétant cette réserve de la feuille
+ministérielle comme un manque de courage, dénoncèrent la «reculade»,
+la «nouvelle génuflexion» que M. Guizot s'apprêtait à faire «devant
+les exigences de lord Palmerston». «Voilà, s'écriaient-ils, l'ère
+des humiliations rouverte du côté de l'Espagne[302]!» Telle était la
+vivacité de leur émotion, qu'elle durait encore, alors qu'à leur insu
+tout était déjà décidé, à Madrid, dans un sens absolument opposé.
+C'est le 28 août que les deux mariages furent convenus entre la cour
+d'Espagne et M. Bresson: le 31, le _National_ continuait à s'indigner
+à la pensée que M. Guizot n'oserait pas «persister dans la politique
+formulée si nettement par lui, quatre ans auparavant», et qu'il
+«sacrifierait les intérêts séculaires de notre pays». Le 3 septembre,
+en même temps que le _Journal des Débats_ annonçait les mariages,
+le _Constitutionnel_, qui les ignorait encore, faisait une peinture
+méprisante de cette diplomatie française, maladroite, peureuse,
+en train d'abandonner à Madrid tout ce qu'elle avait exigé, et il
+ajoutait ironiquement que le duc de Montpensier, exclu d'Espagne par
+lord Palmerston, allait être réduit à chercher femme en Allemagne.
+
+[Note 302: Voir notamment le _Siècle_ des 9, 10, 13, 18 août, le
+_Constitutionnel_ du 13 août, le _National_ des 14 et 16 août, etc.]
+
+En voyant leurs injurieuses prévisions si complètement démenties
+par l'événement, quelle pouvait être l'attitude de ces journaux?
+Qu'ils reconnussent leur tort et fissent amende honorable, c'eût
+été leur demander une vertu peu en usage dans les luttes de partis.
+Mais ne devait-on pas s'attendre qu'au moins ils ne blâmassent pas
+le gouvernement pour avoir fait le contraire de ce qu'à l'avance
+ils venaient de flétrir comme une lâcheté? Au premier moment, sous
+le coup de la surprise, ils parurent surtout fort embarrassés.
+Reconnaissant que le choix du duc de Cadix était bon, ils insinuèrent
+qu'il avait été fait malgré M. Guizot et contre lui; ne pouvant pas
+nier que le mariage du duc de Montpensier serait un succès pour la
+politique française, ils affectèrent d'en mettre en doute la réalité.
+Mais de telles contre-vérités ne pouvaient longtemps se soutenir,
+et ces journaux se voyaient acculés à confesser que le ministère
+venait de montrer précisément la hardiesse dont on l'avait proclamé
+incapable. Plusieurs faisaient déjà, de plus ou moins bonne grâce,
+cet aveu qu'ils sentaient d'ailleurs répondre au sentiment général,
+même à celui de leurs partisans, quand M. Thiers intervint pour
+empêcher ce qu'il regardait comme une grosse faute de tactique.
+À ceux de ses amis ou de ses alliés qui se laissaient aller à se
+réjouir du succès remporté par la politique française et de l'échec
+infligé à la politique anglaise, le chef du centre gauche représenta
+vivement qu'ils faisaient fausse route, que le ministre leur donnait
+barre sur lui, et qu'ils seraient des niais de ne pas en profiter.
+Il leur montra, dans les difficultés créées par l'irritation de lord
+Palmerston, une occasion à saisir pour jeter bas M. Guizot. Le jeu de
+l'opposition lui paraissait devoir être d'alarmer les intérêts et les
+imaginations sur les dangers du conflit, de telle sorte que le Roi
+et l'opinion, effrayés, se décidassent à changer de ministère pour
+retrouver leur sécurité. Sans doute, c'était le contre-pied de ce que
+l'opposition avait dit jusqu'alors; mais il n'y avait pas là de quoi
+embarrasser un esprit aussi souple et aussi leste. Sans doute encore,
+le patriotisme eût dû lui faire un scrupule de seconder un ministre
+étranger qui cherchait à diminuer, à humilier la France; mais nous
+avons vu que, depuis assez longtemps déjà, l'ancien président du
+conseil du 1er mars avait jugé de son intérêt parlementaire de lier
+partie avec l'ancien auteur du traité du 15 juillet 1840[303].
+
+[Note 303: Sur les premiers symptômes de cette alliance de M. Thiers
+et de lord Palmerston, voir plus haut, p. 197 et suiv.]
+
+Non content d'agir par ses conversations particulières, M. Thiers
+se servit du _Constitutionnel_ pour donner publiquement le signal
+et développer le thème de cette nouvelle opposition. Dès le milieu
+de septembre, ce journal se mit à exalter l'alliance anglaise et à
+déplorer de la voir rompue par le «coup de tête», par la «dangereuse
+étourderie» des mariages espagnols. Cette rupture, il l'imputait
+au gouvernement français, l'accusant, sur la foi des feuilles
+étrangères, d'intrigue, de déloyauté, de brutalité dictatoriale,
+vantant par contre la «modération» de lord Palmerston. Il s'efforçait
+de grossir ce conflit, et recueillait avec une telle complaisance
+toutes les menaces venues du dehors, qu'il paraissait en désirer la
+réalisation. Et pour quel avantage, demandait-il, s'était-on ainsi
+exposé? Il n'en découvrait pas d'autre que la riche dot de l'Infante;
+et il montrait ce gouvernement, naguère si pusillanime quand les
+grands intérêts du pays étaient en jeu, devenu téméraire dès qu'il
+s'agissait de satisfaire une cupidité dynastique. À cette situation
+il ne voyait que deux issues possibles: ou une lutte aboutissant
+tôt ou tard à la guerre, ou, ce qui lui paraissait plus probable,
+étant donné le tempérament des hommes au pouvoir, quelque nouveau
+sacrifice de l'honneur national en vue de racheter les bonnes grâces
+de l'Angleterre.
+
+On put se demander un moment si la thèse du _Constitutionnel_
+prévaudrait dans la presse d'opposition. Le _Siècle_, qui passait
+pour l'organe de M. Odilon Barrot, se montrait réfractaire: non qu'il
+fût disposé à louer le cabinet; il s'appliquait à réduire autant
+que possible la portée du succès obtenu; mais enfin, il se refusait
+à y voir un sujet de blâme et à faire le jeu de lord Palmerston.
+Très contrarié de cette note discordante, M. Thiers échangea, à ce
+sujet, avec quelques-uns de ses amis qui avaient d'abord encouragé
+le _Siècle_, une correspondance assez aigre qui faillit amener
+une rupture. Mais le _Siècle_ n'eut pas d'imitateurs. Au bout de
+quelques jours, presque toutes les feuilles de gauche et de centre
+gauche avaient emboîté le pas derrière le _Constitutionnel_, et
+méritaient que le _Journal des Débats_ les qualifiât d'«organes
+français du cabinet britannique». M. Thiers était arrivé à ses
+fins. De Londres, lord Palmerston, agréablement surpris d'un tel
+concours, envoyait à ces journaux ses remerciements; le _Morning
+Chronicle_ vantait la haute moralité d'une telle alliance, et le
+_Times_ louait, probablement non sans un peu d'ironie méprisante, le
+«désintéressement inattendu» de l'opposition française.
+
+
+VII
+
+Bien que le choix du duc de Cadix comme époux de la Reine déplût fort
+à lord Palmerston, celui-ci s'y résignait faute de trouver aucun
+prétexte plausible pour s'y opposer. C'était contre le mariage du duc
+de Montpensier avec l'Infante qu'il était résolu à concentrer tous
+ses efforts. Sans doute ce mariage était convenu entre les parties,
+annoncé pour une date très prochaine; mais, tant qu'il n'était pas
+accompli, on pouvait encore chercher à l'empêcher, ou tout au moins
+à le retarder. Le ministre anglais décida d'y employer les quelques
+semaines qui devaient s'écouler avant qu'on pût procéder à la
+célébration. Il se flattait de suppléer à la brièveté du délai par
+l'activité et l'énergie de son action.
+
+Ce fut d'abord en Espagne que les obstacles lui parurent les plus
+faciles à faire naître. Son ressentiment avait là, dans sir Henri
+Bulwer, un instrument dont il pouvait tout attendre. À la première
+nouvelle de l'arrangement conclu pour les mariages, Bulwer n'avait
+pas caché son intention de ne garder aucun ménagement. «Je vous
+déclare solennellement, disait-il à M. Donozo Cortès, que nous
+regardons le mariage de l'Infante comme un acte d'hostilité, et
+que mon gouvernement n'épargnera rien pour amener en Espagne un
+bouleversement complet[304].» Coup sur coup, le 31 août, le 5 et le
+8 septembre, il adressa à M. Isturiz des notes où il dénonçait, dans
+ce mariage, «l'un des plus graves événements qui pussent survenir en
+Europe», déclarait que son accomplissement altérerait les relations
+de l'Angleterre avec l'Espagne, et reprochait au gouvernement de
+Madrid de faire «de son droit d'indépendance un usage contraire à
+l'indépendance réelle du pays». Loin d'envelopper ses démarches du
+secret diplomatique, il avait soin que les journaux en parlassent,
+et dans des termes faits pour inquiéter le public sur les résolutions
+ultérieures du cabinet de Londres. Aux vaisseaux anglais en station
+devant Cadix ou Gibraltar, il envoyait ouvertement des courriers qui
+paraissaient leur porter des ordres de blocus ou d'hostilité. En
+même temps, comme pour réaliser sa menace de «bouleversement», il
+excitait, en Espagne, les partis hostiles, apportant dans ce rôle
+d'agitateur une passion qui faisait dire de lui au comte Bresson: «Ce
+n'est plus le ministre d'une grande cour, c'est un artisan d'émeutes
+et de conspirations[305].» Sous cette impulsion, les progressistes
+se mirent aussitôt à publier des protestations ou à faire signer des
+pétitions contre le mariage du duc de Montpensier. La violence de
+leurs journaux semblait un préliminaire de guerre civile. Parmi les
+arguments de cette polémique il en est un qui mérite d'être noté, à
+cause de l'importance diplomatique qu'on devait chercher plus tard à
+lui donner: c'est celui que, dès le 3 septembre, la presse radicale
+de Madrid prétendit tirer du traité d'Utrecht, qui avait mis fin à la
+guerre de la succession d'Espagne, et des renonciations réciproques
+faites alors, d'une part, par Philippe V et ses descendants au trône
+de France, de l'autre, par les princes français et leurs descendants
+au trône d'Espagne. On soutenait qu'en vertu de ces actes, l'héritier
+possible de l'un des trônes ne pouvait épouser l'héritière possible
+de l'autre, et qu'en tout cas les enfants issus d'une telle union
+seraient déchus, des deux côtés, de leurs droits successoraux.
+
+[Note 304: Ce propos est rapporté par M. Bresson, qui le tenait de M.
+Donozo Cortès.]
+
+[Note 305: Lettre inédite de M. Bresson à M. Guizot, du 29 septembre
+1846.]
+
+On croit toujours facilement ce que l'on désire. L'agitation
+factice provoquée en Espagne par les menées de Bulwer parut à
+Londres un puissant mouvement national contre lequel ne pourraient
+prévaloir des intrigues de cour. Vers le 8 septembre, les journaux
+anglais annonçaient déjà que «le mariage de l'Infante avec le duc
+de Montpensier n'aurait jamais lieu, et cela pour des raisons
+espagnoles»; ils prédisaient, au cas où l'on voudrait l'imposer,
+une «guerre civile longue et sanglante». «La brusque tentative de
+M. Bresson, ajoutaient-ils, vient d'allumer en Espagne un incendie
+qui ravagera tout le pays, depuis Saint-Sébastien jusqu'à Gibraltar,
+et du Portugal à la Méditerranée.» C'était le sentiment, et l'on
+peut dire l'espoir de lord Palmerston. Il adressait à Bulwer
+ses encouragements: «J'approuve tout ce que vous avez fait, lui
+mandait-il le 16 septembre, et je vous dis, comme lord Anglesea aux
+Irlandais: _Agitez, agitez, agitez_.» S'il lui recommandait de ne
+pas se compromettre ouvertement dans quelque projet d'insurrection,
+il l'invitait à «ne pas dissuader» ceux qui voudraient en tenter
+une à leurs risques et périls. C'était même de toutes mains qu'il
+se montrait prêt à accepter la révolution qui l'eût vengé; il
+recommandait à Bulwer de ne pas perdre de vue le concours qu'on
+pouvait tirer des carlistes, ou bien il caressait l'espoir de quelque
+_pronunciamento_ fait par ce général Narvaez qu'il avait tant de
+fois dénoncé comme un oppresseur, mais qu'il supposait être en ce
+moment un mécontent[306]. Ce qu'il écrivait secrètement à son agent,
+ses journaux le proclamaient tout haut, multipliant sans vergogne
+les appels à ces alliés si nouveaux pour eux[307]. «Si Narvaez,
+disait le _Times_, veut fournir aux sentiments de l'Espagne les
+moyens de se formuler, il pourra conquérir un plus noble titre que
+ceux de Blücher ou de Bolivar.» Lord Palmerston ne se contentait
+pas d'aider ainsi Bulwer à «bouleverser» la Péninsule; il l'aidait
+également à intimider le cabinet de Madrid. Pour confirmer et
+fortifier les démarches comminatoires que, de son chef et sans
+attendre d'instructions, le ministre d'Angleterre avait déjà faites,
+il lui envoyait, le 14 septembre, une note qui devait être remise au
+cabinet de Madrid et qui le fut, en effet, le 22. Dans ce document
+il était fait, au nom du gouvernement britannique, de «très fortes
+remontrances» et une «protestation formelle» contre un mariage
+qui «mettait en péril l'indépendance de l'Espagne» et, par suite,
+«affectait sérieusement l'équilibre européen». On y exprimait, en
+terminant, l'espoir de voir abandonner un projet dont la réalisation
+exercerait «la plus fâcheuse influence sur les relations des deux
+couronnes anglaise et espagnole». Ajoutons que, dès le 19 septembre,
+les journaux de Madrid, en rapport avec la légation britannique,
+révélaient au public la démarche que Bulwer avait reçu l'ordre de
+faire, s'efforçaient d'y montrer un événement gros de conséquences,
+et affirmaient que Louis-Philippe n'oserait pas passer outre.
+
+[Note 306: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 247 à 257.]
+
+[Note 307: Voir entre autres le _Morning Chronicle_ du 19 septembre
+1846, et le _Times_ du 24.]
+
+Mais pendant qu'à Londres, sur la foi des premières nouvelles, on
+s'attendait à voir l'Espagne elle-même empêcher le mariage, les
+événements prenaient dans la Péninsule une direction toute contraire.
+Le bruit que les progressistes étaient parvenus un moment à soulever
+tombait au bout de peu de temps, sans avoir trouvé d'écho dans le
+pays. Les pétitions ne recueillaient qu'un nombre insignifiant
+de signatures. La nation demeurait calme, ou, si elle paraissait
+disposée à s'émouvoir, c'était de l'injure faite à son indépendance
+par l'impérieuse invasion de la diplomatie anglaise dans ses affaires
+intérieures. Nulle tentative de guerre civile, nulle démonstration
+populaire, et même, dans les Cortès réunies le 14 septembre, nul
+symptôme d'une opposition parlementaire sérieuse: le 18 et le 19, le
+Sénat et le Congrès adoptèrent, l'un à l'unanimité, l'autre à 159
+voix contre une, des adresses de félicitation à la Reine sur les
+deux mariages. Le désappointement fut grand à Londres. Les journaux
+de lord Palmerston se mirent à invectiver l'«apathie» de l'Espagne.
+«Nous devions compter sur les Espagnols eux-mêmes, écrivait le
+_Times_, mais l'Espagne a oublié sa force, quoiqu'elle n'ait pas
+désappris sa jalousie.» De tels emportements n'aboutissaient qu'à
+blesser davantage la fierté castillane, et le gouvernement de Madrid
+en était fortifié dans sa résistance. Le 29 septembre, M. Isturiz
+répondit, sur un ton très digne et très ferme, à la note anglaise.
+«Le gouvernement britannique, dit-il, qui se montre si jaloux de
+l'indépendance de l'Espagne, ne trouvera pas mauvais que l'Espagne
+agisse dans la limite des lois internationales, c'est-à-dire
+sans nuire aux intérêts des autres gouvernements, comme c'est le
+cas relativement à l'affaire en question, à propos de laquelle
+l'Angleterre ne peut mettre en avant aucune violation des traités; il
+ne trouvera pas mauvais, dis-je, que l'Espagne repousse énergiquement
+une protestation qui tend à restreindre son indépendance, et qu'elle
+proteste à son tour contre la protestation que révèle cet acte.»
+Bulwer en était réduit à constater, dans une nouvelle communication
+faite le 3 octobre à M. Isturiz, le complet insuccès de ses
+démarches. «Je sais, disait-il avec un dépit non dissimulé, que
+les faits ne tarderont pas à mettre fin à la discussion; mais, en
+terminant, je ne puis m'empêcher d'exprimer la conviction qu'en dépit
+de la grande habileté avec laquelle cette affaire a été conduite par
+Votre Excellence, et du peu de talent que j'y ai apporté, les juges
+impartiaux remarqueront que ç'a été le lot du ministre anglais de
+défendre les vrais intérêts et l'indépendance de l'Espagne contre
+Votre Excellence, à qui, en qualité de ministre de Sa Majesté
+Catholique, leur défense aurait été plus convenablement confiée.»
+
+
+VIII
+
+À mesure que s'affaiblissait l'espoir, un moment caressé, de voir le
+mariage empêché par la seule résistance de l'Espagne, lord Palmerston
+jugeait nécessaire de se découvrir davantage et de chercher à peser
+directement sur le gouvernement français. Ainsi fut-il amené à
+adresser, le 22 septembre, à lord Normanby, qui venait de remplacer
+lord Cowley à l'ambassade de Paris, non une «note» formelle, comme
+il avait fait avec le gouvernement de Madrid, mais une dépêche dont
+lecture devait être donnée et copie laissée à M. Guizot. Ce document
+fort étendu commençait par une longue récrimination sur le passé.
+Les faits y étaient présentés de telle sorte que le gouvernement
+français paraissait avoir profité de la loyauté confiante du
+gouvernement britannique pour le tromper par toute une suite de
+machinations. Lord Palmerston n'admettait pas que la mention faite
+du prince de Cobourg dans ses instructions du 19 juillet nous eût
+libérés de nos engagements; il déclarait n'avoir jamais patronné
+qu'un candidat, don Enrique, et se défendait d'avoir fait pour le
+prince de Cobourg rien qui justifiât les soupçons du cabinet de
+Paris, soupçons dont il mettait en doute jusqu'à la sincérité.
+Cette intrépidité d'affirmations nous paraît étrange, à nous qui
+connaissons aujourd'hui les instructions confidentielles envoyées
+à Bulwer. Lord Palmerston ne se faisait pas scrupule de nier ce
+qu'il savait être encore secret. Seulement, comme s'il prévoyait
+que, d'un moment à l'autre, la fausseté de ses négations pouvait
+éclater, il soutenait, en abusant manifestement de ce qu'il y avait
+eu d'un peu vague et équivoque dans certaines déclarations de lord
+Aberdeen, que le gouvernement anglais s'était toujours considéré
+comme parfaitement libre d'appuyer la candidature du prince de
+Cobourg. Ainsi aboutissait-il à cette conclusion qu'il aurait eu
+le droit de travailler contre nous, tout en étant garanti par nos
+promesses contre les moindres représailles de notre part. Après cette
+querelle rétrospective, il en venait aux conclusions présentes, qui
+consistaient en «des représentations et une protestation formelles»
+contre le mariage du duc de Montpensier. Partant de l'idée qu'une
+telle «combinaison tendait à lier la politique de l'Espagne et de la
+France d'une manière qui serait dangereuse pour d'autres États», il
+la dénonçait comme «incompatible avec le respect dû au maintien de
+l'équilibre européen», comme «altérant nécessairement les rapports
+entre la France et l'Angleterre», et comme «pouvant compromettre
+gravement la paix européenne». Il ne s'en tint pas là: il n'hésita
+pas à emprunter à la presse progressiste de Madrid l'argument tiré
+du traité d'Utrecht et des renonciations faites à cette époque,
+déclarant, par cette raison, le mariage de l'Infante avec un prince
+français «contraire à la constitution espagnole» et, en tout cas,
+les enfants à naître de cette union exclus de la succession à
+la couronne d'Espagne[308]. Sans doute il eût suffi d'un peu de
+réflexion et d'un simple coup d'oeil sur les précédents, pour se
+rendre compte qu'on donnait ainsi au traité une portée à laquelle
+personne n'avait jamais songé. Pourvu qu'on assurât la séparation
+des deux couronnes, principe dominant du traité d'Utrecht, rien
+n'autorisait à étendre indéfiniment les exclusions et les déchéances.
+En fait, depuis 1713, de nombreux mariages avaient été contractés
+entre les Bourbons de France et ceux d'Espagne. L'Angleterre ni aucun
+autre signataire du traité n'avait protesté contre ces mariages,
+et les enfants qui en étaient nés n'avaient pas été privés de
+leurs droits;--fort heureusement, car, autrement, on n'aurait plus
+trouvé, dans les deux pays, un seul prince qui ne fût pas exclu du
+trône, chacun d'eux ayant dans ses veines, par suite des mariages
+antérieurs, un peu du sang de l'autre branche. Mais c'était le
+propre de lord Palmerston, quand il se trouvait engagé dans une
+polémique, de faire arme de tout, et de ne pas beaucoup regarder à
+la valeur des arguments qu'il employait. Après avoir appuyé de ces
+raisons diverses ses «représentations» et sa «protestation» contre
+le mariage du duc de Montpensier, le secrétaire d'État terminait
+en «exprimant l'espoir fervent que ce projet ne serait pas mis à
+exécution». Quelques jours plus tard, le 27 septembre, la reine
+Victoria finissait par un voeu semblable la lettre qu'elle écrivait
+à la reine des Belges, en réponse à celle de Louis-Philippe[309].
+«Ma seule consolation, disait-elle, est que ce projet, ne pouvant
+se réaliser sans produire de graves complications et sans exposer
+cette famille chérie (il s'agissait de la famille royale de France) à
+beaucoup de dangers, elle reculera encore devant l'exécution.» Enfin,
+lord Palmerston ayant envoyé, le 28, à Bulwer l'ordre de remettre au
+cabinet de Madrid une seconde protestation entièrement fondée sur le
+traité d'Utrecht, il la communiquait aussitôt à M. Guizot, comme
+pour renouveler et fortifier la mise en demeure déjà contenue dans la
+dépêche du 22 septembre.
+
+[Note 308: Le ministre avait été, du reste, devancé dans cette voie
+par Bulwer, qui, de son chef, avait invoqué le traité d'Utrecht dans
+une note à M. Isturiz, en date du 8 septembre.]
+
+[Note 309: Voir plus haut, p. 237.]
+
+À Londres, on se flattait que ces démarches répétées et pressantes,
+appuyées par le langage menaçant de la presse anglaise et par
+le langage à dessein alarmiste d'une grande partie de la presse
+française, feraient impression sur le cabinet de Paris et
+particulièrement sur Louis-Philippe, dont on connaissait l'amour
+pour la paix. Le _Times_ et le _Morning Chronicle_ croyaient pouvoir
+annoncer la reculade de notre gouvernement. Quant à lord Palmerston,
+convaincu que le roi des Français allait lui offrir de retarder le
+mariage de son fils jusqu'à ce que la Reine eût des enfants, il
+examinait, dans ses lettres à Bulwer, l'accueil qu'il convenait de
+faire à une telle proposition; il se montrait disposé à repousser
+toute combinaison qui ferait une part quelconque, même conditionnelle
+et lointaine, au duc de Montpensier, et prétendait nous imposer
+l'exclusion absolue de ce prince[310].
+
+[Note 310: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 248 à 252.
+Voir aussi _le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Théodore
+MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 207.]
+
+L'attente de lord Palmerston fut complètement trompée. Le
+gouvernement français ne parut pas intimidé. Le _Journal des Débats_,
+tout en se gardant de riposter sur le même ton aux violences de la
+presse britannique, les signalait avec une tristesse dédaigneuse et
+affectait de les prendre pour une boutade sans grande conséquence.
+Quand vint la protestation du 22 septembre, la feuille ministérielle
+ne s'en montra pas plus troublée. «Nous croyons devoir répéter,
+disait-elle le 28 septembre, malgré tous les bruits contraires
+qu'on pourrait répandre, que les deux mariages se feront à l'époque
+désignée, et nous persistons à penser et à dire que les dissentiments
+auxquels cette résolution a pu donner lieu, quelque regrettables
+qu'ils soient, ne sont point de nature à compromettre les relations
+pacifiques des trois gouvernements.» Elle ajoutait, le 3 octobre:
+«La France, tout en appréciant à sa juste valeur un dissentiment
+qu'elle voit avec un très grand regret, n'en continuera pas moins
+à exercer un droit légitime.» Ces déclarations étaient confirmées
+avec éclat par le départ du duc de Montpensier, qui se mettait en
+route pour l'Espagne, le 28 septembre, avant même que M. Guizot eût
+répondu à la communication anglaise du 22. On en fut fort dépité à
+Londres. «L'Angleterre, disait le _Times_ du 2 octobre, a protesté
+avec fermeté et modération, et l'unique réponse a été le départ de
+Montpensier. Si nous avions voulu imposer à Louis-Philippe son chef
+de cuisine, nous n'eussions pas été traités avec un silence plus
+dédaigneux.» Le _Morning Chronicle_ n'était pas moins amer. Ce fut
+seulement le 5 octobre que M. Guizot adressa à Londres une dépêche en
+réponse à celle de lord Palmerston: après y avoir longuement réfuté
+tous les arguments employés par le ministre anglais, il concluait en
+ces termes: «Le gouvernement du Roi ne trouve aux représentations
+qui lui sont adressées aucun fondement grave et légitime; il ne
+saurait donc les admettre, ni les prendre pour règle de sa conduite.»
+Louis-Philippe lui-même, qui ne s'était exposé qu'à contre-coeur
+au conflit et à qui lord Palmerston s'était flatté de faire peur,
+n'eut aucune tentation de reculer; il ne prenait pas très au sérieux
+les menaces anglaises: «Je crois pouvoir affirmer, écrivait-il le 7
+octobre au maréchal Soult, qu'il n'y a pas de canon dans tout ceci,
+et je dirai même qu'il ne peut pas y en avoir[311].» Il ajoutait,
+quelques jours plus tard: «La France n'a qu'à faire le hérisson et à
+se recroqueviller: personne n'osera l'attaquer, et le danger passera
+tout seul[312].»
+
+[Note 311: _Documents inédits._]
+
+[Note 312: Cité dans une dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse à
+Paris. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p.
+647.)]
+
+
+IX
+
+Lord Palmerston n'avait donc pas mieux réussi en France qu'en
+Espagne. Mais là ne s'était pas borné son effort. C'était dans
+l'Europe entière qu'il voulait susciter des obstacles au mariage
+du duc de Montpensier. Sa prétention était de mettre les puissances
+continentales dans son jeu, de refaire la vieille coalition, de
+recommencer 1840. Dès le premier jour, dans ses conversations avec
+les ambassadeurs accrédités à Londres, comme dans les dépêches
+adressés à ses propres ambassadeurs à Vienne, à Berlin et à
+Saint-Pétersbourg, il tâcha de faire partager aux trois cours de
+l'Est son «indignation» contre la conduite déloyale du cabinet de
+Paris, leur représenta que le mariage du duc de Montpensier avait,
+par ses conséquences possibles, une «importance européenne», et leur
+demanda formellement de «protester» avec lui contre ce mariage[313].
+Ce fut surtout quand il se décida à invoquer le traité d'Utrecht
+qu'il crut avoir chance d'obtenir le concours des puissances.
+N'était-ce pas leur offrir un terrain où elles devaient se plaire,
+que celui des vieux traités sur lesquels était fondé l'équilibre
+européen? Il apporta donc plus d'ardeur encore à les presser de
+s'unir à l'Angleterre pour proclamer qu'en vertu de ces traités,
+les enfants à naître du mariage éventuel du duc de Montpensier avec
+l'Infante seraient exclus de la succession au trône d'Espagne[314].
+Vers la fin de septembre, les feuilles progressistes de Madrid et les
+journaux de gauche de Paris, tous plus ou moins dans la confidence
+du ministre anglais, annonçaient qu'il était assuré du concours de
+l'Europe.
+
+[Note 313: Voir, entre autres, une lettre du 23 septembre 1846, dans
+laquelle M. de Flahault rend compte à M. Guizot d'une dépêche de
+l'ambassadeur d'Autriche à Londres, du 12 septembre. Voir aussi les
+_Mémoires du prince de Metternich_, t. VII, p. 272.]
+
+[Note 314: _Mémoires du prince de Metternich_, t. VII, p. 277.]
+
+M. Guizot n'était pas, à ce sujet, sans quelque préoccupation.
+Il n'ignorait point que M. de Metternich lui en voulait beaucoup
+de n'être pas entré dans son «idée» d'un mariage entre le fils
+de don Carlos et Isabelle. Il savait aussi qu'à Berlin et à
+Saint-Pétersbourg on était, d'une façon générale, fort mal disposé
+pour la France de Juillet. Il s'occupa donc aussitôt à contrecarrer
+les démarches de la diplomatie britannique. En même temps que par des
+entretiens fréquents il agissait sur les ambassadeurs accrédités
+à Paris, il munissait ses propres agents au dehors de tout ce qui
+pouvait leur servir à réfuter les accusations anglaises[315].
+N'hésitant pas à élargir la question, il rappelait que «ses principes
+et ses actes aboutissaient tous au maintien du _statu quo_ et du
+système conservatif»; il déclarait «qu'il n'abandonnerait jamais
+cette ligne, et que les puissances pouvaient compter sur lui en
+Italie, en Suisse, et au besoin en Allemagne»; il présentait, au
+contraire, la politique de lord Palmerston comme menaçante pour les
+intérêts conservateurs en Europe, et il pressait les puissances
+de «se joindre à la France pour faire face à ce danger[316]». De
+tels arguments étaient de nature à faire impression, d'autant que,
+sur divers théâtres, se produisaient alors des événements fort
+inquiétants pour les hommes d'État de la vieille Europe: en Italie,
+l'avènement de Pie IX venait de donner le signal d'un mouvement
+réformateur et national dont on ne pouvait calculer la portée; en
+Suisse, la guerre civile paraissait imminente entre les radicaux,
+qui rêvaient de faire de ce petit pays la forteresse centrale de la
+révolution en Europe, et les cantons conservateurs, menacés dans leur
+indépendance[317].
+
+[Note 315: Correspondance inédite de M. Guizot et de M. de Flahault,
+ambassadeur de France à Vienne.]
+
+[Note 316: Dépêches d'Arnim, ministre de Prusse à Paris, en date
+des 13 et 14 octobre 1846. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_,
+1830-1848, t. II, p. 645.)]
+
+[Note 317: J'aurai l'occasion plus tard de revenir avec détail sur
+les événements de Suisse et d'Italie.]
+
+Étant donnés l'éloignement de la Russie et l'état alors un peu
+subalterne de la politique prussienne, la clef de la situation se
+trouvait à Vienne. Le premier sentiment de M. de Metternich fut une
+certaine satisfaction d'amour-propre de se voir ainsi sollicité
+et courtisé par les deux puissances occidentales. La ruine de
+l'«entente cordiale» convenait à sa diplomatie et le flattait dans
+sa vanité de prophète: n'avait-il pas prédit que cette entente ne
+durerait pas, et qu'elle se briserait à l'occasion de l'Espagne?
+Toutefois, entre la France et l'Angleterre un refroidissement lui
+suffisait; il ne voulait pas d'un conflit violent qui eût dérangé sa
+politique, principalement fondée sur le maintien du _statu quo_. Les
+protestations impérieuses auxquelles on lui demandait de s'associer
+contre un événement déjà annoncé et sur le point de s'accomplir, lui
+paraissaient vaines, si elles n'étaient périlleuses et ne servaient
+de préface à la guerre[318]; en tout cela il reconnaissait une
+politique légère, brouillonne, agitée, téméraire, qui répugnait à ses
+habitudes d'esprit. D'ailleurs, le souvenir qu'il avait gardé de 1840
+le laissait en défiance à l'endroit de lord Palmerston et lui ôtait
+toute envie de se mettre de nouveau à sa remorque. Au contraire, en
+dépit de ses préventions d'origine contre la monarchie de Juillet, il
+ne pouvait nier la sagesse dont le cabinet de Paris faisait preuve
+depuis plusieurs années; il désirait vivement le maintien de M.
+Guizot, et avait de l'habileté du roi Louis-Philippe une idée que les
+récents événements d'Espagne contribuaient encore à fortifier[319].
+Il n'en conclut pas à se mettre tout de suite avec nous, à nous
+donner ouvertement raison. Trouvant là une occasion de prendre, à
+l'égard des deux puissances qui se disputaient son approbation,
+l'attitude prêcheuse, pontifiante, dogmatisante qui était dans
+ses goûts, il leur tint un langage qui peut se résumer ainsi: «La
+cause de votre querelle, c'est que, malgré nos remontrances et nos
+avertissements, vous vous êtes écartés en Espagne des règles de la
+légitimité. Si vous n'aviez pas admis la succession féminine, la
+difficulté du mariage ne se serait pas produite. Nous ne pouvons
+quitter le terrain supérieur et solide où nous avons pris position
+dès le premier jour, pour descendre sur celui où vous vous débattez
+si péniblement et pour prendre parti entre vous. C'est comme si un
+luthérien avait un différend religieux avec un calviniste et venait
+demander à un catholique de prononcer entre eux; le catholique
+n'aurait pas autre chose à leur dire, si ce n'est: Vous avez tort
+tous les deux. Si, un jour, nous jugions à propos de protester, ce
+serait non contre les droits des enfants à naître de l'Infante, mais
+contre ceux de l'Infante elle-même et, avant tout, contre ceux de
+la Reine. Pour le moment, nous ne voyons pas de raison de sortir de
+notre réserve. Nous demeurons spectateurs de la confusion où vous
+avez amené les affaires de la Péninsule, attendant le moment où vous
+serez obligés, pour en sortir, de revenir aux principes dont nous
+avons la garde[320].» Cette conclusion était tout ce que voulait
+M. Guizot, et la satisfaction qu'il en éprouvait le faisait passer
+facilement par-dessus la leçon dont on prétendait l'accompagner.
+C'était, au contraire, un échec complet pour lord Palmerston.
+Entre les deux ministres, il y avait en effet cette différence que
+l'anglais demandait aux puissances d'agir, tandis que le français se
+bornait à leur demander de ne rien faire, ce qu'on avait toujours
+plus de chance d'obtenir d'elles.
+
+[Note 318: «Il n'y a rien de plus grave pour un gouvernement,
+déclarait M. de Metternich, que de dire: Je proteste. Derrière une
+protestation, il faut toujours avoir un canon chargé.» (Lettre de M.
+de Flahault à M. Guizot, du 5 octobre 1846, _Documents inédits_.)]
+
+[Note 319: M. de Metternich écrivait, après avoir lu les pièces
+communiquées par le gouvernement français: «Ce qui ressort avec
+évidence de ces pièces, c'est une grande habileté dans la manière de
+procéder du roi des Français.» (_Mémoires de Metternich_, t. VII, p.
+279.)]
+
+[Note 320: Lettres de M. de Flahault rendant compte à M. Guizot de
+ses conversations avec M. de Metternich, en date des 23 septembre,
+5, 10 et 16 octobre 1846. (_Documents inédits._) Voir aussi les
+dépêches de M. de Metternich à ses agents à Berlin, en date des 6 et
+10 octobre 1846. (_Mémoires de Metternich_, t. VII, p. 272 à 281.)]
+
+M. de Metternich ne se borna pas à prendre cette attitude; il
+travailla à ce qu'elle fût aussi celle de la Prusse et de la Russie.
+Il attachait, en effet, une importance capitale à ce que les trois
+cours continuassent à marcher du même pas dans cette affaire. Le
+cabinet de Berlin était malveillant pour la France; mais il n'avait
+ni le goût ni l'habitude des initiatives promptes et personnelles.
+Un peu ahuri des premières communications du gouvernement anglais,
+effarouché d'être tant pressé, il déclara ne pouvoir répondre tout
+de suite et se tourna vers l'Autriche. «Que pensez-vous des mariages
+espagnols? demanda à M. de Metternich le comte d'Arnim, ambassadeur
+de Prusse à Vienne.--Je n'en pense rien, absolument rien, répondit
+le chancelier; et, de chez vous, vous en écrit-on?--On ne m'exprime
+aucune opinion; mais on tient beaucoup à connaître la vôtre.--Eh
+bien, vous pouvez dire que nous n'en avons qu'une, c'est que nous ne
+nous en mêlerons pas[321].» Et quelques jours plus tard, le prince
+de Metternich précisait et développait sa pensée dans de longues
+dépêches à ses agents à Berlin. «Ma conviction, concluait-il, est que
+les trois cours ne sauraient mieux faire que de demeurer fermes dans
+une attitude d'attente raisonnée... Échanger le rôle de spectateur
+contre celui d'acteur est un procédé qui mérite toujours une mûre
+réflexion, et la prétention de connaître à fond une pièce, avant de
+se charger d'un rôle, me semble une prétention très modérée[322].» Ce
+conseil fut goûté, et, pour l'instant du moins, le cabinet prussien
+parut plus disposé à imiter l'inertie expectante de l'Autriche qu'à
+s'associer aux demandes précipitées de lord Palmerston. Il en fut de
+même à Saint-Pétersbourg[323].
+
+[Note 321: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 26 septembre
+1846. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 322: Dépêches des 6 et 10 octobre 1846. (_Mémoires de
+Metternich_, t. VII, p. 272 à 281.)]
+
+[Note 323: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 21 octobre 1846.
+(_Documents inédits._)]
+
+Vainement donc le chef du _Foreign office_ portait-il ses efforts,
+avec une activité infatigable, sur tous les points à la fois,
+vainement s'absorbait-il dans cette oeuvre au point de négliger ses
+plaisirs les plus chers[324]; nulle part il ne parvenait à susciter
+d'obstacles sérieux au mariage de l'Infante. Cependant, les jours
+s'écoulaient, et le moment était venu où ce mariage allait passer au
+rang des faits accomplis. Le duc de Montpensier, entré en Espagne,
+avec le duc d'Aumale, le 2 octobre 1846, fit, le 6, son entrée
+solennelle à Madrid. On avait répandu à l'avance toutes sortes de
+bruits inquiétants; on avait annoncé des manifestations hostiles
+et même des attentats. Rien de pareil ne se produisit. Sur tout le
+trajet, pas un cri ennemi; au contraire, un empressement respectueux,
+sympathique, de toute la population, qui voyait dans le jeune prince
+une solution et une espérance. Le 10 octobre au soir, le mariage
+de la Reine d'abord, puis celui de l'Infante, furent célébrés dans
+l'intérieur du palais, et le lendemain, suivant l'usage espagnol,
+la cérémonie se répéta en grande pompe dans l'église Notre-Dame
+d'Atocha, devant une foule immense qui témoignait s'associer à cette
+fête.
+
+[Note 324: «J'ai été complètement submergé par la besogne,
+écrivait-il à lord Normanby le 27 septembre, et bien que ce soit
+septembre, je n'ai pu aller qu'une fois à la chasse aux perdrix.»
+(BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 251.)]
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+LES SUITES DES MARIAGES ESPAGNOLS.
+
+(Octobre 1846-avril 1847.)
+
+ I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord
+ Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre le
+ gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses efforts pour
+ attirer à lui les trois puissances continentales. Il échoue
+ auprès de l'Autriche et de la Russie. Attitude plus incertaine
+ de la Prusse.--II. Les trois cours de l'Est profitent de la
+ division de la France et de l'Angleterre pour incorporer
+ Cracovie à l'Autriche. Émotion très vive en France. Lord
+ Palmerston repousse notre proposition d'une action commune.
+ Protestations séparées des cabinets de Londres et de Paris. Les
+ trois cours peuvent ne pas s'en inquiéter. En quoi l'Autriche
+ n'avait pas compris son véritable intérêt.--III. M. Thiers se
+ concerte avec lord Palmerston. Sa correspondance avec Panizzi
+ et ses rapports avec lord Normanby. M. Greville vient à Paris
+ pour préparer un rapprochement entre l'Angleterre et la France.
+ M. Thiers, dans ses conversations avec M. Greville et ses
+ lettres à Panizzi, excite le cabinet britannique à pousser
+ la lutte à outrance.--IV. Ouverture de la session française.
+ Discussion à la Chambre des pairs. Le duc de Broglie et M.
+ Guizot.--V. Langage conciliant au parlement britannique. M.
+ Thiers s'en plaint. La publication des documents diplomatiques
+ anglais rallume la bataille.--VI. L'adresse à la Chambre
+ des députés. Hésitation de M. Thiers à engager le combat.
+ Son discours. Réponse de M. Guizot. Forte majorité pour le
+ ministère. Impression produite par ce vote en France et en
+ Angleterre.--VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot.
+ Lord Normanby est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal.
+ Lord Normanby, blâmé même en Angleterre, est obligé de faire
+ des avances pour une réconciliation. Cette réconciliation a
+ lieu par l'entremise du comte Apponyi. Dépit de l'ambassadeur
+ anglais.--VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir
+ quelque démarche des trois puissances continentales. Malgré les
+ efforts de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se laisser
+ entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais, intimidée par
+ notre ferme langage et retenue par l'Autriche, elle ne se
+ sépare pas de cette dernière. La Russie est en coquetterie
+ avec la France.--IX. Conclusion: comment convient-il de juger
+ aujourd'hui la politique des mariages espagnols?
+
+
+I
+
+La célébration du mariage de la reine Isabelle avec le duc de Cadix
+et de celui de l'Infante avec le duc de Montpensier avait consommé
+la victoire de la politique française à Madrid. M. Guizot en était
+à la fois fier et un peu ému. «Soyez sûre que j'ai fait une grande
+et belle chose, écrivait-il à une de ses amies. J'aurais autant aimé
+n'avoir pas à la faire, car elle ne sera point gratuite. Mais il
+n'y avait pas moyen; il fallait choisir entre un grand succès ou un
+grand échec, entre la défaite et le prix de la victoire. Je n'ai pas
+hésité. L'événement s'est accompli admirablement, comme un programme
+de fête, sans que tout le bruit, toutes les attaques, toutes les
+menaces, toutes les menées du dehors aient réussi à le déranger dans
+un détail ou à le retarder d'un jour... Je reste avec un lourd
+fardeau sur les épaules, mais en bonne position pour le porter...
+Nous continuerons de grandir en Europe, de grandir sans nous
+remuer, et personne ne touchera à nous. Je n'ai jamais eu plus de
+confiance... Lord Palmerston a compté sur quatre choses: 1º que nous
+reculerions; 2º qu'il y aurait une forte opposition dans les Cortès;
+3º qu'il y aurait des insurrections; 4º qu'il aurait l'adhésion des
+cours du continent. Quatre mécomptes. Le dernier lui est très amer.
+En 1840, pour la misérable question d'Égypte, l'Angleterre a eu la
+victoire en Europe. En 1846, sur la grande question d'Espagne, elle
+est battue et elle est seule. Ce n'est pas seulement parce que nous
+avons bien joué cette partie-ci; c'est le fruit de six ans de bonne
+politique: elle nous fait pardonner notre succès, même par les cours
+qui ne nous aiment pas[325].»
+
+[Note 325: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 244.]
+
+La bataille gagnée, M. Guizot ne demandait qu'à déposer les armes.
+Il était prêt à faire tout le possible pour dissiper les ombrages
+de l'Angleterre et atténuer son dépit. Ce fut ainsi que, dès les
+premiers jours de novembre, le duc de Montpensier et sa jeune
+femme étaient de retour en France, où ils devaient avoir leur
+établissement; on voulait montrer par là que, conformément aux
+assurances données par notre diplomatie, «c'était la France qui
+gagnait une princesse, et non l'Espagne qui gagnait un prince[326]».
+Le gouvernement français se fût prêté avec empressement à toute
+autre démarche pouvant consoler l'amour-propre britannique sans
+compromettre notre dignité. Le Roi laissait même voir sous ce
+rapport des dispositions si conciliantes qu'on eût été plutôt obligé
+de le retenir[327]. Mais tant que lord Palmerston était le maître
+à Londres, il ne pouvait être question de rapprochement. Toute
+l'activité que cet homme d'État avait dépensée naguère, sans succès,
+pour empêcher le mariage, il l'employait désormais à chercher une
+vengeance.
+
+[Note 326: Dépêche de lord Normanby à lord Palmerston, du 1er
+septembre 1846.--Voir aussi lettre de Palmerston à Bulwer, du 16
+septembre. (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 249.)]
+
+[Note 327: Voir notamment certaines ouvertures faites par des
+personnages qu'on pouvait supposer être plus ou moins autorisés par
+Louis-Philippe. (_The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 425,
+430, 431, et t. III, p. 5.)]
+
+C'est à cet esprit de vengeance qu'il obéissait en poursuivant sur
+un ton de plus en plus âpre, dans les dépêches destinées à être
+communiquées à M. Guizot, ses récriminations rétrospectives sur la
+conduite du gouvernement français. Plus l'argument était blessant,
+plus il semblait lui plaire. Vainement, à Paris, désirait-on mettre
+fin à cette dispute[328], Palmerston revenait sans cesse à la
+charge, forçant ainsi le ministre français à lui répondre[329].
+Il ne se contentait pas de prendre M. Guizot à partie; il mettait
+personnellement en cause Louis-Philippe[330]. Celui-ci en était fort
+blessé. Peu importait à lord Palmerston. «Je n'ai pas l'ambition,
+écrivait-il à lord Normanby, d'être le bien-aimé d'aucun souverain
+français, et je ne crains pas une désaffection fondée sur la
+conviction que je suis un bon Anglais, que je pénètre et ferai mon
+possible pour traverser tous les projets des pouvoirs hostiles
+aux intérêts de mon pays[331].» Une révolution ne lui paraissait
+pas un châtiment trop sévère pour l'échec fait à sa politique.
+«Louis-Philippe, disait-il, devrait bien voir que le mariage espagnol
+peut lui coûter son trône[332].» Ces violences et ces menaces
+n'étaient pas seulement l'effet d'un ressentiment qui ne pouvait se
+contenir: elles avaient aussi leur part de calcul. Par ce moyen,
+Palmerston se flattait d'effrayer le Roi et de l'amener à sacrifier
+son ministère. Il savait d'ailleurs pouvoir compter sur le concours
+de notre presse opposante qui, toujours fidèle à le servir, affectait
+de s'alarmer grandement de l'irritation de l'Angleterre et répétait
+chaque jour que tout apaisement serait impossible tant que M. Guizot
+resterait au pouvoir.
+
+[Note 328: «Je demande à Dieu, écrivait M. Désages à M. de Jarnac, de
+mettre le signet à cette polémique où nous reconnaissons tous qu'il
+y a inconvénient même à avoir trop raison et à trop le démontrer.»
+(Lettre inédite du 5 novembre 1846.)]
+
+[Note 329: Dépêches de lord Palmerston, en date du 31 octobre 1846;
+de M. Guizot, en date du 29 novembre 1846; de Palmerston, en date du
+8 janvier 1847; de M. Guizot, en date du 22 janvier.]
+
+[Note 330: Que ne pouvait-on pas attendre de l'homme d'État qui
+écrivait à Bulwer, le 15 octobre 1846, que Louis-Philippe était un
+«_pick-pocket_ découvert»? (BULWER, _The Life of Palmerston_, t.
+III, p. 260.)--Le _Times_, vers la même époque, accusait le roi des
+Français d'avoir «filouté à l'Espagne l'Infante et son héritage».]
+
+[Note 331: Lettre du 7 décembre 1846. (BULWER, t. III, p. 276.)]
+
+[Note 332: _Leaves from the diary of Henry Greville_, p. 174.]
+
+C'était encore le désir de se venger de la France qui dictait
+la conduite de lord Palmerston en Espagne. Tandis que notre
+gouvernement, préoccupé de ne fournir aucun prétexte aux accusations
+de prépotence et d'ingérence, évitait toute immixtion dans les
+affaires intérieures de la Péninsule et, pour mieux marquer sa
+réserve, faisait prendre un congé à son ambassadeur, lord Palmerston
+travaillait plus ardemment et plus ouvertement que jamais à rétablir
+à Madrid l'influence anglaise et à évincer l'influence française;
+seulement il avait quelque peu modifié sa tactique; convaincu par
+ses premiers échecs de l'impossibilité d'enlever la place d'assaut,
+il s'était décidé à entreprendre pour ainsi dire un siège régulier.
+«Je suis, comme vous, écrivait-il à Bulwer le 15 octobre, tout à fait
+d'avis que notre politique doit maintenant tendre à former un parti
+anglais en Espagne. Cela aurait dû être toujours notre politique, et
+si le dernier cabinet avait seulement maintenu le parti anglais que
+nous lui avions légué, toutes ces intrigues françaises n'auraient
+jamais réussi. C'est maintenant à nous de réparer cette faute; et si
+Isabelle a des enfants, nous pouvons encore venir à bout d'arracher
+l'Espagne à l'étreinte du _constrictor_ français.» On verra plus
+tard à quel triste et honteux état ces menées devaient conduire la
+Péninsule. Pour le moment, Palmerston en était à tâtonner, prêt à
+mettre la main dans les intrigues de tous les partis[333], se remuant
+pour faire rentrer à Madrid Espartero et Olozaga, témoignant le désir
+de mettre dans son jeu le mari de la Reine, ce François d'Assise
+que naguère il traitait avec tant de mépris, et essayant de lier
+partie avec le fils de don Carlos, le comte de Montemolin, auquel il
+découvrait toutes sortes de qualités et qu'il voulait marier à une
+soeur du Roi. Ce dernier projet se rattachait à tout un plan conçu en
+vue de rétablir la loi salique en Espagne. La première conséquence de
+ce rétablissement aurait dû être de déposséder Isabelle au profit de
+don Carlos: mais Palmerston croyait pouvoir prendre du principe ce
+qui servait ses rancunes, et laisser le reste de côté. D'après son
+système, la succession à la couronne devait être réglée dans l'ordre
+suivant: d'abord les enfants mâles d'Isabelle; à leur défaut, ceux
+que François d'Assise aurait d'un autre mariage; puis ceux d'Enrique
+son frère; enfin ceux de Montemolin[334]. Cette façon de créer un
+ordre d'hérédité absolument arbitraire, sans autre raison d'être que
+d'exclure les descendants de l'Infante, ne pouvait pas supporter
+un moment la discussion, et, outre-Manche, les esprits sensés se
+refusaient à le prendre au sérieux[335]; mais, sous l'empire de sa
+passion, le secrétaire d'État avait perdu le sens de ce qui était
+possible et de ce qui ne l'était pas.
+
+[Note 333: Voir les lettres que Palmerston écrivait à Bulwer, les
+15 octobre, 15, 19 et 26 novembre 1846. (BULWER, _The Life of
+Palmerston_, t. III, p. 259 à 263.)]
+
+[Note 334: _Ibid._, p. 263.]
+
+[Note 335: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 14.]
+
+En même temps qu'il continuait ses disputes avec le cabinet de
+Paris et ses intrigues en Espagne, lord Palmerston s'efforçait
+toujours de renouer en Europe une sorte de coalition contre la
+France. Ce qu'il demandait maintenant aux puissances, ce n'était
+plus de protester contre le mariage du duc de Montpensier et de
+l'Infante, puisque le fait était accompli; c'était de déclarer,
+toujours par application du traité d'Utrecht, les enfants à naître
+de ce mariage inhabiles à succéder au trône d'Espagne. Pourquoi une
+telle déclaration coûterait-elle beaucoup à des cours qui, n'ayant
+jamais admis l'hérédité féminine, ne reconnaissaient aucun droit à
+l'Infante? Ne jugeraient-elles pas de leur intérêt de faire ainsi
+une première brèche à l'ordre de succession établi par le testament
+de Ferdinand VII, et ne verraient-elles pas là un acheminement vers
+le rétablissement de l'hérédité masculine? Lord Palmerston se remit
+donc en campagne, avec plus d'ardeur que jamais, à Vienne, à Berlin,
+à Saint-Pétersbourg.
+
+À Vienne, pour être assuré d'être servi tout à fait selon ses goûts,
+le ministre anglais remplaça l'ambassadeur en fonction, sir Robert
+Gordon, qui, en sa qualité de frère de lord Aberdeen, était suspect
+de modération, par lord Ponsonby, qui en 1840, à Constantinople,
+avait fait ses preuves contre la France. À peine arrivé à son poste,
+vers le milieu d'octobre 1846, le nouvel ambassadeur n'épargna ni
+caresses ni promesses pour gagner M. de Metternich, prêt à tout
+lui livrer comme prix du concours qu'il sollicitait. Le chancelier
+fut-il sérieusement ébranlé, ou bien jugea-t-il habile de nous faire
+croire qu'il l'était? Toujours est-il qu'à cette époque, dans ses
+conversations avec M. de Flahault, il se mit à parler de la nouvelle
+demande de l'Angleterre comme étant moins déraisonnable que la
+première, et fit la remarque que cette puissance, sans être encore
+revenue aux vrais principes, tendait par là à s'en rapprocher. Notre
+ambassadeur se hâta de signaler à Paris un langage qui lui paraissait
+un peu inquiétant. M. Guizot lui répondit, le 14 novembre: «Je vous
+invite à user de tous vos moyens pour déjouer le travail anglais...
+Je ne demande au prince de Metternich que de rester neutre dans le
+différend, de persévérer dans l'attitude qu'il a déjà prise... Je
+ne lui demande rien, tandis que l'Angleterre veut l'entraîner à sa
+suite. Il saura distinguer, je l'espère, le ministre conservateur et
+le ministre brouillon. Il se rappellera que le concours de la France,
+son bon vouloir, sa bonne conduite sont nécessaires en Suisse, en
+Italie, partout où les vrais intérêts de l'Autriche, de l'Europe,
+où les vrais intérêts de la paix du monde sont ou peuvent être en
+question. Il me retrouvera partout, toujours, sur cette ligne de
+conservation, de politique ferme et tranquille, qui me donne, je
+crois, quelques droits à la confiance des cabinets... Vous êtes
+appelé à agir sur un terrain qui devient aujourd'hui très important...
+Ne perdez pas un moment. Faites-vous redire, faites écrire ici ce
+que le prince de Metternich vous a déjà dit formellement, qu'il n'a
+pas à se mêler de l'affaire d'Espagne: neutre et inerte, c'est tout
+ce qu'il me faut.» Un tel langage était de nature à faire impression
+sur le cabinet de Vienne. D'ailleurs, si parfois il ne déplaisait pas
+à M. de Metternich de nous inquiéter quelque peu pour nous obliger à
+le solliciter, il n'avait au fond nulle envie de faire le jeu de lord
+Palmerston, dont il se méfiait, contre M. Guizot, qu'il prisait très
+haut. Aussi, en fin de compte, lord Ponsonby ne parvint pas à faire
+sortir le gouvernement autrichien du terrain où il s'était placé dès
+le début. Le chancelier déclara, une fois de plus, qu'il n'avait pas
+à prendre parti entre deux puissances qui se trouvaient en conflit
+précisément parce que l'une et l'autre s'étaient écartées des vrais
+principes[336].
+
+[Note 336: Lettre inédite de M. Guizot au comte de Flahault, du 9
+novembre 1846.]
+
+Lord Palmerston n'eut pas plus de succès à Saint-Pétersbourg.
+Vainement y fit-il parvenir des protestations d'amitié, opposa-t-il
+la confiance que lui inspirait la loyauté moscovite à la défiance
+qu'il ressentait pour la perfidie française[337], le gouvernement du
+Czar ne se départit pas de sa neutralité expectante. Le langage que
+le chancelier russe, M. de Nesselrode, tenait sur ce sujet à notre
+chargé d'affaires, parut à M. Guizot «très bon, plein de sens, de
+mesure, et, bien que réservé, plutôt approbatif pour le gouvernement
+français[338]». À toutes les propositions successivement apportées
+par lord Bloomsfield, ministre d'Angleterre à Saint-Pétersbourg, M.
+de Nesselrode se borna à répondre «qu'une protestation contre la
+succession de M. le duc de Montpensier et de ses descendants à la
+couronne d'Espagne ne ferait qu'affaiblir la position prise par les
+trois cours dans la question espagnole; que le gouvernement russe
+était décidé à marcher d'accord avec ceux de Vienne et de Berlin;
+que ce parti était même tellement arrêté, qu'il ne répondrait plus
+désormais aux propositions qui lui seraient faites qu'après s'en être
+entendu avec ces gouvernements[339]».
+
+[Note 337: Correspondance inédite entre M. Guizot et le comte de
+Flahault, pendant les mois d'octobre et de novembre 1846.--Voir aussi
+_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 278 à 280.]
+
+[Note 338: Voir, comme spécimen de ces caresses, la lettre que lord
+Palmerston adressera, quelques semaines plus tard, à son représentant
+à Saint-Pétersbourg. (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p.
+278.)]
+
+[Note 339: Cette réponse, communiquée par M. de Metternich à M. de
+Flahault, fut aussitôt transmise par ce dernier à M. Guizot. (Lettre
+inédite du 22 novembre 1846.)]
+
+C'était de la Prusse que lord Palmerston espérait le plus. L'opinion
+anglaise regardait volontiers cette nation comme l'alliée naturelle
+de la Grande-Bretagne. La reine Victoria avait, depuis son mariage,
+une partie de son coeur au delà du Rhin. «Pour Palmerston, écrivait
+un peu plus tard le duc de Broglie, la Prusse est la seule puissance
+vraiment amie; il déteste l'Autriche et la France, se méfie de la
+Russie et méprise tout le reste[340].» Sir Robert Peel lui-même
+disait au baron de Bunsen: «Au fond, la politique de l'Angleterre
+sera toujours allemande et non française[341].» Il semblait qu'on
+dût compter sur des sentiments réciproques à Berlin. Vers le milieu
+d'octobre, en effet, la diplomatie britannique put croire qu'elle
+allait obtenir de ce côté ce qu'on lui refusait à Vienne et à
+Saint-Pétersbourg. Le ministre des affaires étrangères de Prusse,
+M. de Canitz, consentit à exprimer, d'une façon plus ou moins
+explicite, l'avis que les descendants de l'Infante ne pourraient
+pas succéder au trône d'Espagne. Seulement, il eut bien soin de
+marquer que son gouvernement, non signataire du traité d'Utrecht,
+n'entendait s'engager à rien par cette réponse; il ne croyait pas
+pouvoir refuser au cabinet de Londres la consultation théorique
+que celui-ci lui avait demandée, mais il ne voulait pas s'associer
+à sa protestation et faire une déclaration à l'encontre du cabinet
+de Paris. Attitude ambiguë dont M. Guizot put dire: «Ce n'est pas
+assez pour l'Angleterre, et c'est trop pour nous.» Du reste, cette
+réponse donnée, M. de Canitz parut beaucoup plus occupé de l'atténuer
+que de l'accentuer, et il en revint bientôt à se modeler sur M. de
+Metternich, à déclarer comme lui que, n'ayant pas reconnu Isabelle,
+il n'avait pas à discuter les droits de sa soeur[342].
+
+[Note 340: Lettre inédite du 2 août 1847.]
+
+[Note 341: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p.
+584.]
+
+[Note 342: Correspondance inédite du marquis de Dalmatie, ministre de
+France à Berlin, et de M. Guizot.--Voir aussi HILLEBRAND, _Geschichte
+Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. 645 à 651.]
+
+D'où venait ce que cette conduite avait d'incertain et d'un peu
+contradictoire? C'est qu'il y avait alors, dans les sphères
+dirigeantes de la Prusse, comme un double courant. L'un, qui
+datait de 1815, était l'esprit de la Sainte-Alliance: haine de la
+révolution, goût de l'immobilité, union étroite avec l'Autriche
+et habitude de prendre le mot d'ordre auprès de M. de Metternich.
+L'autre, qui venait de Frédéric II et devait aboutir à M. de
+Bismarck, tendait à l'unité germanique sous l'hégémonie prussienne.
+Si la première de ces politiques était celle des ministres et
+des bureaux de la chancellerie, la seconde avait pour elle des
+personnages considérables, en faveur auprès du Roi, notamment son
+ami de jeunesse, le baron de Bunsen, ministre de Prusse à Londres,
+tout à fait entré dans le jeu de lord Palmerston, et le comte Henri
+d'Arnim, ministre à Paris, dont M. de Metternich nous signalait
+souvent l'hostilité contre la France. Ces diplomates voyaient dans
+la rupture de l'«entente cordiale» et dans les avances du cabinet de
+Londres l'occasion pour la Prusse de former avec l'Angleterre, contre
+la France et l'Autriche, l'alliance protestante et libérale. Admis
+à écrire directement à leur souverain, ils le conjuraient, avec une
+ardeur mêlée d'angoisse, de ne pas faillir à une telle tâche.
+
+Ces deux courants de la politique prussienne se rencontraient,
+se mêlaient, se heurtaient dans l'esprit singulièrement complexe
+et embrouillé de Frédéric-Guillaume IV. On connaît ce prince[343]
+tout ensemble chimérique et pusillanime; imagination ambitieuse et
+conscience timide; plein de projets et toujours hésitant; unissant le
+goût du changement et le culte de la tradition; rêvant de réformes
+et maudissant le libéralisme; détestant dans la France un peuple
+révolutionnaire et impie, aimant dans l'Angleterre «la grande
+puissance évangélique», mais se méfiant de l'oeuvre perturbatrice
+que lord Palmerston voulait entreprendre en Suisse, en Italie, et
+sentant le prix du concours que M. Guizot pouvait donner sur ces
+divers théâtres à la cause de l'ordre; gardant vivante au fond de son
+coeur la passion allemande de 1813, ayant toutes les convoitises de
+sa race, et cependant ne se décidant pas, en fait, à rompre avec ses
+habitudes de déférence envers l'Autriche. Tel il se montra, en 1846,
+dans la situation nouvelle créée par le différend des deux cours
+occidentales. Par moments, il paraissait acquis aux grands projets de
+Bunsen et d'Arnim, et sur le point de se mettre en mouvement. Mais,
+l'instant d'après, à l'idée de se trouver séparé de l'Autriche et de
+la Russie, il prenait peur et se hâtait de revenir sur le terrain
+où s'étaient établies ces puissances[344]. Notre diplomatie était
+quelquefois un peu déroutée par ces démarches contradictoires. «Je
+ne comprends rien à la Prusse, écrivait peu après M. Désages. Ce que
+je vois de plus clair, c'est que Berlin ne sait pas bien ce qu'il
+veut, est tiraillé dans tous les sens, et va comme un navire sans
+gouvernail[345].» Après tout, ce n'était pas à la France de s'en
+plaindre: cette incertitude de direction empêchait qu'il ne vînt de
+ce côté rien de bien dangereux pour elle. Notre gouvernement avait,
+du reste, discerné l'influence que M. de Metternich continuait à
+exercer sur Frédéric-Guillaume, et, tant que le premier ne passait
+pas à l'ennemi, il se sentait rassuré sur le second. Le marquis de
+Dalmatie, ministre de France près la cour de Prusse, pouvait écrire
+à M. Guizot: «La grande garantie de la sagesse de Berlin, c'est
+Vienne[346].»
+
+[Note 343: Voir plus haut, t. IV, p. 311, et t. V, p. 47.]
+
+[Note 344: Sur ce double courant et sur cette incertitude de la
+politique prussienne, cf. HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, t.
+II, p. 645 à 651. Il faut voir avec quelle amertume cet historien
+reproche à Frédéric-Guillaume IV d'avoir manqué en cette circonstance
+à la mission des Hohenzollern et d'avoir ainsi fait la partie trop
+facile au gouvernement français.]
+
+[Note 345: Lettre inédite à M. de Jarnac, en date du 11 février 1847.]
+
+[Note 346: Lettre inédite du 26 octobre 1846.]
+
+
+II
+
+En faisant avec une précipitation si passionnée les puissances
+absolutistes juges de la querelle qu'il cherchait à la France, lord
+Palmerston leur avait fourni l'occasion d'un rôle tout nouveau pour
+elles. Il eût été bien extraordinaire qu'elles se contentassent
+d'être des arbitres absolument désintéressés. Après avoir été si
+souvent entravées dans leurs desseins réactionnaires par l'union des
+deux États constitutionnels, ne devaient-elles pas être tentées de
+profiter des divisions de ces États et du besoin que chacun d'eux
+avait de les ménager? Ce résultat était à prévoir et ne se fit pas
+attendre. Vers le milieu de novembre 1846, au moment même où les
+cabinets de Londres et de Paris étaient le plus occupés à se disputer
+les bonnes grâces des trois cours de l'Est, la nouvelle éclata tout
+à coup que ces cours, supprimant le dernier reste d'une Pologne
+indépendante, venaient d'incorporer la république de Cracovie à
+l'empire d'Autriche.
+
+Pour comprendre les faits, il convient de les reprendre d'un peu
+plus haut. Au commencement de 1846, une tentative d'insurrection,
+très imprudemment suscitée par la fraction démocratique de
+l'émigration, s'était produite dans les provinces polonaises de la
+Prusse et de l'Autriche. Les gouvernements en eurent facilement
+raison. En Galicie, la répression se fit dans des conditions toutes
+particulières. Les nobles, propriétaires du sol, étaient à la tête
+des insurgés. Contre eux se levèrent les paysans, véritables
+serfs qui, sous couleur de fidélité à «l'Empereur», poursuivirent
+une sorte de vengeance sociale, promenant par toute la province
+le pillage et le massacre. Dans quelle mesure le gouvernement
+autrichien avait-il excité ou toléré ces atrocités? De terribles
+accusations furent portées contre lui à la tribune française,
+notamment par M. de Montalembert, qui ne craignit pas de parler de
+«2 septembre monarchique» et de «jacquerie officielle». Peut-être
+le polonisme du noble comte le disposait-il à trop de sévérité.
+Cependant, à considérer les choses de sang-froid, la complicité
+de l'administration locale paraît impossible à nier. Quant au
+gouvernement central, s'il n'avait pas sciemment provoqué, il avait
+vu du moins avec indulgence et même avec complaisance ce que M. de
+Metternich affectait d'appeler, dans ses dépêches, la «justice du
+peuple[347]».
+
+[Note 347: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 169, 170, 198.]
+
+La république de Cracovie s'étant trouvée compromise dans le
+mouvement insurrectionnel, les cours d'Autriche, de Prusse et de
+Russie s'empressèrent de faire occuper militairement ce petit
+territoire dont l'indépendance et la souveraineté étaient stipulées
+dans les traités de 1815. Une occupation de ce genre avait déjà
+eu lieu en 1836[348], et, malgré nos protestations, elle s'était
+prolongée jusqu'en 1841. En la recommençant à la fin de février
+1846, les trois cours repétèrent à notre gouvernement, qui en prit
+acte, les assurances déjà données en 1836 et 1838; elles affirmèrent
+qu'il s'agissait, non d'une mesure politique, mais d'une opération
+purement militaire, commandée par la nécessité et devant cesser avec
+elle[349]. En dépit de ces déclarations, des bruits inquiétants pour
+l'indépendance de Cracovie persistaient à circuler. On disait--et
+malheureusement on ne se trompait pas--que la suppression de
+cette république était chose décidée dans les conseils des trois
+puissances. Interrogé à ce sujet, le 2 juillet 1846, dans la Chambre
+des pairs, M. Guizot établit que «l'existence neutre et indépendante
+de la république de Cracovie était consacrée par l'acte du Congrès
+de Vienne», et que «les puissances signataires avaient le droit de
+regarder et d'intervenir dans tous les changements qui pourraient
+être apportés à cette république». Il rappela que ce droit avait
+été maintenu en 1836 et en 1838 par ses prédécesseurs, et qu'il
+venait de l'être encore par lui-même en 1846. «Il m'a été fait,
+ajouta-t-il, les mêmes réponses qui furent faites alors: la nécessité
+d'une occupation temporaire, le respect des principes posés dans les
+traités. Je ne puis penser, en effet, personne ne peut penser que le
+maintien fidèle des traités et de tous les droits qu'ils consacrent
+ne soit pas partout, à l'orient comme à l'occident de l'Europe, à
+Vienne comme à Paris, le fondement de toute politique régulière et
+conservatrice.» Quelques semaines après, le 17 août, dans la Chambre
+des communes, lord Palmerston rappela plus rudement encore aux trois
+puissances de l'Est que «si le traité de Vienne cessait d'être
+respecté sur la Vistule, il pourrait être également invalidé sur
+le Rhin et sur le Pô». Un langage si ferme, tenu en même temps aux
+deux tribunes, était de nature à faire hésiter les trois cours, qui
+ajournèrent l'exécution de leur dessein et attendirent une occasion
+favorable.
+
+[Note 348: Voir plus haut, t. III, ch. II, § II.]
+
+[Note 349: Dépêches de M. de Metternich à M. d'Apponyi, du 20 février
+1846; de M. Guizot à M. de Flahault, du 23 mars 1846; de M. de
+Flahault à M. Guizot, du 1er avril 1846, et de M. Humann à M. Guizot,
+du 3 avril 1846.]
+
+Cette occasion, il leur parut que la dispute provoquée par les
+mariages espagnols la faisait naître. Les représentants de
+l'Autriche, de la Russie et de la Prusse, réunis en conférence à
+Vienne, eurent promptement pris leur décision. Un mémoire de M. de
+Metternich, en date du 6 novembre 1846, fut aussitôt communiqué aux
+gouvernements de France et d'Angleterre; il exposait comment les
+trois cours, se fondant sur ce que la république de Cracovie était
+depuis longtemps en «état de conspiration permanente» contre ses
+voisins, avaient résolu d'«annuler» les dispositions des traités
+de 1815 relatives à cette république, et de «rétablir l'ordre de
+possession antérieur à 1809», c'est-à-dire de réincorporer Cracovie
+à l'Autriche, moyennant quelques cessions de territoires peu
+importantes faites à la Prusse et à la Russie. Pour se justifier
+d'avoir pris seules cette décision sans le concours des autres
+États signataires du traité de Vienne, les trois cours prétendaient
+que la création de la république de Cracovie en 1815 était leur
+oeuvre, et que la convention passée entre elles à ce sujet avait
+été seulement «présentée pour enregistrement au Congrès de Vienne».
+De cet enregistrement, elles voulaient bien faire découler, pour
+elles-mêmes, un devoir de convenance d'avertir les autres États
+de la décision prise, mais non, pour ces États, un droit d'y
+intervenir. Aussi avaient-elles soin de leur notifier que c'était «la
+communication d'un fait irrévocablement fixé par des nécessités de la
+nature la plus absolue».
+
+En éclatant subitement à Paris, le 19 novembre, la nouvelle de
+l'incorporation de Cracovie y causa une très vive émotion. Sans doute
+la disparition de cette minuscule république était peu de chose dans
+l'ordre des faits positifs; l'équilibre de l'Europe et la situation
+de notre pays ne s'en trouvaient pas sérieusement affectés. Mais
+c'était beaucoup dans l'ordre des sentiments. La France, alors en
+sécurité pour elle-même, pouvait se permettre le luxe des sympathies
+lointaines, et, parmi ces sympathies, nulle n'était plus ardente,
+plus générale que celle pour la Pologne. Ce dernier coup frappé sur
+une malheureuse nation, cette sorte d'épilogue des scandaleux et
+désastreux partages de la fin du siècle précédent éveillèrent donc,
+dans tous les coeurs, une douleur et une irritation très sincères. On
+put s'en rendre compte au langage des journaux de tous les partis.
+Si réservé qu'il fût par tempérament et par situation, le _Journal
+des Débats_ s'exprima avec une véhémence inaccoutumée et invoqua
+les déclarations faites à la tribune, le 2 juillet 1846, par M.
+Guizot, pour y trouver une garantie que «le droit ne serait pas
+abandonné». Les radicaux de la _Réforme_ et du _National_ adressèrent
+«à la démocratie européenne» un manifeste où ils maudissaient en
+style lamennaisien les rois bourreaux. Le _Siècle_, organe de la
+gauche dynastique, reprenant les déclamations de 1831, proclama
+que les traités de 1815 n'existaient plus; «la France ne peut que
+s'en réjouir», disait-il, et il mettait en demeure le gouvernement
+d'agir en conséquence. Quant au _Constitutionnel_, sous la direction
+de M. Thiers, il vit surtout, dans cet événement, le parti qu'on
+en pouvait tirer pour battre en brèche le ministère et ranimer
+contre les mariages espagnols une opposition qui, précisément à
+cette époque, vers la fin d'octobre et au commencement de novembre,
+menaçait de s'éteindre. «Nous avions cessé, disait-il le 20
+novembre, de prendre part à la triste polémique qui se poursuit
+au sujet de la rupture de l'entente cordiale. Nous espérions que
+les événements ne justifieraient pas aussitôt, aussi cruellement,
+nos prévisions... Jamais notre gouvernement n'a été plus rudement
+châtié d'avoir rompu sans motif ses alliances véritables et
+aspiré, sous le nom de conservateur, à prendre rang parmi les
+cabinets ennemis de la révolution.» Il montrait, dans ce qui venait
+d'arriver, «l'humiliation la plus sanglante qui nous eût encore été
+infligée». Ce même journal ajoutait, le lendemain: «Nos ministres
+sont placés, en Europe, entre deux hostilités (celle des trois cours
+et celle de l'Angleterre), sans savoir au juste laquelle des deux
+ils parviendront à fléchir et à quel prix ils feront cesser leur
+isolement... À droite, à gauche, la défiance ou l'éloignement...
+Voilà où la grande habileté de nos hommes d'État a mené les affaires
+de la France!» De plus, toutes nos feuilles de gauche, sur la foi
+des journaux de lord Palmerston, insinuaient que Louis-Philippe
+était au fond le complice des trois cours, qu'il avait été averti
+d'avance de leur dessein, et qu'il leur avait promis secrètement son
+acquiescement.
+
+La perspicacité des ennemis du cabinet français n'était pas en
+défaut, quand ils croyaient ce dernier fort embarrassé de l'incident
+de Cracovie. Étant donnée la direction imprimée à sa politique
+par suite des mariages espagnols, il ne pouvait lui arriver un
+contretemps plus déplaisant. «Cracovie est une détestable affaire»,
+disait M. Guizot[350]. Il se tourna tout de suite vers Londres, et
+fit demander à lord Palmerston «quelle conduite il se proposait de
+tenir dans cette circonstance, et s'il était disposé à s'entendre
+avec nous[351]». Notre ministre avait-il beaucoup d'espoir d'une
+réponse favorable? En tout cas, il lui plaisait de prendre
+cette initiative. «Bonne occasion de rapprochement, si on veut,
+écrivait-il; témoignage éclatant de notre bonne disposition, à nous,
+si, à Londres, l'humeur prévaut[352].» Le _Journal des Débats_ appuya
+la démarche de notre diplomatie par un appel chaleureux à l'opinion
+anglaise. «Il n'y a, disait-il, que deux causes en ce monde: celle
+de la force, dont les trois cours du Nord viennent de se déclarer
+les organes, et celle du droit, qui n'a de représentants capables
+de se faire craindre que l'Angleterre et la France réunies!» Lord
+Palmerston fut heureux de nous voir nous adresser à lui, non parce
+qu'il trouvait là un moyen de rétablir l'entente au moins sur un
+point, mais au contraire parce que c'était une occasion pour lui
+de nous faire sentir son mauvais vouloir[353]. Il répondit que ses
+représentations aux trois cours étaient déjà préparées et approuvées,
+qu'elles allaient partir, et que lord Normanby serait chargé
+ultérieurement d'en remettre une copie au cabinet français. Comme
+l'observait M. Guizot, «on communiquait au lieu de se concerter,
+et l'on communiquait après au lieu d'avant[354]». Lord Palmerston
+s'empressa en effet d'envoyer, le 23 novembre, aux trois cours,
+une protestation séparée. À vrai dire, ce n'était même pas une
+protestation: pour ménager davantage les puissances, il feignait
+d'ignorer que l'annexion de Cracovie fût déjà un fait accompli; il
+supposait que ce n'était encore qu'un projet, et, alors, montrant
+en quoi l'exécution de cette mesure serait contraire aux traités
+de Vienne, il exprimait l'espoir qu'on y renoncerait. Le ministre
+anglais fit en même temps connaître au public, par le _Morning
+Chronicle_, qu'il avait dû repousser l'idée d'une protestation
+commune avec la France, parce que celle-ci, ayant violé le traité
+d'Utrecht, ne pouvait être admise à se plaindre de la violation du
+traité de Vienne. Naturellement nos journaux opposants soulignèrent
+ce refus; ils prirent plaisir à montrer M. Guizot faisant à
+l'Angleterre des avances que celle-ci repoussait avec mépris, et
+attirant ainsi à notre pays «le plus grand affront, disait le
+_National_, qui lui eût jamais été infligé».
+
+[Note 350: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25 novembre
+1846.]
+
+[Note 351: Dépêche à M. de Jarnac, du 19 novembre 1846.]
+
+[Note 352: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25 novembre
+1846.]
+
+[Note 353: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 430.]
+
+[Note 354: Lettre précitée à M. de Flahault.]
+
+Y aurait-il eu chance de faire reculer les trois cours, si
+l'Angleterre et la France avaient agi de concert? C'était fort
+douteux, car, ni à Londres, ni à Paris, on n'eût voulu risquer une
+guerre pour un pareil sujet[355]. Mais, en tout cas, avec l'attitude
+prise par Palmerston, M. Guizot n'avait plus aucun espoir de rien
+faire d'efficace pour la Pologne. Il devait dès lors n'avoir qu'un
+souci: calculer son langage de façon à donner quelque satisfaction
+à l'opinion française, sans cependant s'aliéner les trois cours et
+les rejeter du côté de l'Angleterre. La dépêche qu'il adressa, le
+3 décembre, à ses ambassadeurs près les cours de Vienne, de Berlin
+et de Saint-Pétersbourg, fut rédigée sous l'empire de cette double
+préoccupation. Après avoir réfuté les arguments invoqués à l'appui de
+l'annexion, notre ministre concluait en ces termes: «Le gouvernement
+du Roi ne fait donc qu'user d'un droit évident, et en même temps il
+accomplit un devoir impérieux, en protestant solennellement contre la
+suppression de la république de Cracovie, acte positivement contraire
+à la lettre comme au sens du traité de Vienne du 9 juin 1815. Après
+les longues et redoutables agitations qui ont si profondément ébranlé
+l'Europe, c'est par le respect des traités et de tous les droits
+qu'ils consacrent, que l'ordre européen s'est fondé et se maintient.
+Aucune puissance ne peut s'en affranchir, sans en affranchir en
+même temps les autres. La France n'a point oublié quels douloureux
+sacrifices lui ont imposés les traités de 1815; elle pourrait se
+réjouir d'un acte qui l'autoriserait, par une juste réciprocité, à
+ne consulter désormais que le calcul prévoyant de ses intérêts, et
+c'est elle qui rappelle à l'observation fidèle de ces traités les
+puissances qui en ont recueilli les principaux avantages!»
+
+[Note 355: Lord Palmerston écrivait, à l'un de ses confidents, le 19
+novembre 1846: «La vérité est que, même en bons termes, la France et
+l'Angleterre n'auraient eu aucun moyen d'action sur ce point; elles
+n'auraient pu prévenir la chose que par une menace de guerre, et les
+trois puissances savaient bien que nous n'y aurions pas recouru pour
+Cracovie.» (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 270.)]
+
+Beau langage sans doute, plus digne et plus ferme que celui de la
+dépêche de lord Palmerston: mais chacun sentait que derrière ces mots
+il n'y avait aucune intention d'agir. «C'est tout ce qu'on pouvait
+dire, écrivait de Rome un de nos jeunes diplomates, du moment où l'on
+ne voulait rien dire; il y a même des hardiesses au conditionnel;
+le conditionnel est une bien belle invention[356].» Le gouvernement
+français s'appliqua d'ailleurs à faire bien comprendre à Vienne
+qu'il parlait surtout pour l'opinion de Paris. D'avance, afin de
+préparer le gouvernement autrichien, M. Guizot avait écrit à M. de
+Flahault: «Notre public est très animé; faites en sorte qu'on nous
+sache gré de notre modération, en ne s'étonnant pas de notre franche
+et ferme protestation quand elle vous arrivera[357].» La dépêche
+une fois envoyée, notre ministre donnait cette assurance au comte
+Apponyi: «Si le prince de Metternich persiste dans l'attitude qu'il
+a prise dans la question espagnole, je l'appuierai dans l'affaire de
+Cracovie, autant que ma position me le permet[358].» Le Roi ne tenait
+pas un autre langage: «Le chancelier doit bien sentir, disait-il à
+l'ambassadeur d'Autriche, qu'on ne pouvait faire moins. Après tout,
+ce ne sont que des paroles qui ne font de mal à personne. Informez
+le prince que j'ai parlé aux orateurs de la Chambre qui pourraient
+être tentés de traiter des affaires de Cracovie. Je m'engage à les
+styler[359].» De son côté, à Vienne, lord Ponsonby, loin d'appuyer
+les représentations de son ministre, n'hésitait pas, pour se rendre
+agréable à M. de Metternich, à «donner la Pologne à tous les
+diables[360]». Quant à lord Palmerston, il se faisait honneur auprès
+des cabinets allemands du refus qu'il avait opposé à notre offre
+d'action commune[361].
+
+[Note 356: Lettre inédite du prince Albert de Broglie, alors premier
+secrétaire à l'ambassade de Rome.]
+
+[Note 357: Lettre inédite du 25 novembre 1846.]
+
+[Note 358: Dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse, en date du 22
+décembre 1846. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t.
+II, p. 644.)]
+
+[Note 359: Dépêche de M. de Brignole, ministre de Sardaigne, en date
+des 5 et 26 décembre 1846. (_Ibid._)]
+
+[Note 360: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 22
+janvier 1847.]
+
+[Note 361: Lettre inédite du marquis de Dalmatie à M. Guizot, du 23
+décembre 1846.]
+
+De protestations ainsi faites et ainsi commentées, les cabinets de
+Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg n'avaient pas à s'émouvoir.
+Après avoir écouté la lecture de la dépêche de M. Guizot, M. de
+Metternich voulut bien déclarer à M. de Flahault «qu'il sentait tous
+les embarras que cette affaire devait causer au ministre français,
+et que c'était le seul regret qu'elle lui inspirât[362]». Il ajouta
+qu'il était «très content» de cette dépêche et loua fort «le talent
+remarquable» avec lequel elle était rédigée[363]. Il se borna à une
+réplique de forme, dans laquelle il constata le désaccord sans en
+paraître surpris ni choqué, et maintint le droit des puissances sans
+pousser plus loin la controverse[364].
+
+[Note 362: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 13
+décembre 1846.]
+
+[Note 363: Dépêche de M. de Brignole, du 12 décembre 1846.
+(HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. 644.)]
+
+[Note 364: Dépêche du 4 janvier 1847, et lettre confidentielle du
+même jour. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 359 à 363.)]
+
+Les trois cours avaient donc habilement choisi leur moment, et
+elles se félicitaient du succès de leur entreprise. Elles avaient
+supprimé, à côté de leurs frontières, un foyer d'agitation gênant,
+sinon dangereux, et surtout, par la prompte vigueur de leur action,
+par la visible impuissance des États libéraux, elles croyaient avoir
+rendu à la politique réactionnaire, en Europe, un prestige que
+cette politique n'avait plus depuis quelque temps. «La suppression
+de l'État de Cracovie, disait M. de Metternich dans une sorte de
+mémoire rédigé à la fin de 1846, a fourni au parti ennemi de l'ordre
+la preuve palpable que les trois monarques ne s'étaient pas encore
+résignés à mettre bas les armes devant la révolution victorieuse.
+Celle-ci a dû se sentir compromise par ce fait. Dans plus d'un
+pays, ses adeptes ont jugé convenable d'ajourner à de meilleurs
+temps l'exécution de leurs projets subversifs.» Le chancelier se
+persuadait qu'il en était ainsi en Suisse et en Italie: il montrait
+les agitateurs de ces pays désabusés de l'espoir qu'ils avaient
+fondé sur la France, et convaincus désormais que Louis-Philippe,
+désireux de «se ménager le bon vouloir des puissances du Nord», ne
+contrarierait pas l'action de ces puissances[365]. Les événements
+devaient prouver qu'il y avait là beaucoup d'illusion. La révolution
+n'était pas aussi intimidée qu'on l'imaginait à Vienne. En réalité,
+le chancelier avait plus satisfait son amour-propre du moment qu'il
+n'avait servi d'une façon durable sa politique. Par un certain côté
+même, n'avait-il pas nui à cette politique? Pour résister à la
+poussée révolutionnaire qui le menaçait sur tant de points, il avait
+grand besoin du concours de la France. M. Guizot était précisément en
+train de se rapprocher de lui. Seulement, il y éprouvait une grande
+difficulté venant des préventions, peu raisonnables, mais très vives,
+du public français contre une alliance d'apparence illibérale. Tout
+dans l'affaire de Cracovie,--le sans-gêne provocant avec lequel
+avaient agi les trois cours, comme l'embarras trop manifeste que la
+France avait éprouvé à les contredire,--était fait pour accroître,
+exaspérer ces préventions, leur fournir des arguments plausibles, et
+par suite entraver, retarder l'évolution tentée par notre diplomatie.
+Le _Journal des Débats_ lui-même n'était-il pas amené à protester,
+le 7 décembre, que «la France ne serait jamais réduite à chercher
+ses alliés parmi les ennemis de la liberté et les oppresseurs de
+la Pologne»? M. Guizot signalait aux cabinets allemands, sans les
+convaincre, il est vrai, cette conséquence de leur conduite. «Que
+veut-on surtout à Vienne? avait-il écrit dès le premier moment à M.
+de Flahault; réprimer les passions révolutionnaires. Par ce qu'on
+vient de faire à Cracovie, on les excite violemment et on énerve
+entre nos mains les moyens de les combattre... Je ne puis apprécier
+d'ici les avantages locaux, autrichiens, qu'on se promet de cette
+mesure. Mais, à coup sûr, les inconvénients généraux, européens, sont
+immenses.» Il disait encore, un peu plus tard, dans une lettre au
+ministre de France à Berlin: «On a fait ainsi, chez nous et partout,
+beaucoup de mal à la bonne politique, à la politique d'ordre, de
+conservation... Je la maintiendrai toujours; mais on nous condamne,
+pour la maintenir, à de rudes combats, et l'on donne ici aux passions
+révolutionnaires des armes plus fortes, si je ne me trompe, que
+celles qu'on leur enlève à Cracovie[366].»
+
+[Note 365: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 298 à 303.]
+
+[Note 366: Lettres inédites du 25 novembre et du 5 décembre 1846.]
+
+
+III
+
+En dépit de ce que les journaux avaient pu découvrir ou deviner,
+le public n'était jusqu'alors que fort imparfaitement informé des
+difficultés élevées entre le cabinet de Paris et celui de Londres.
+L'heure approchait où, par la rentrée des Chambres françaises et
+anglaises, cette querelle diplomatique allait passer du demi-secret
+des chancelleries au plein jour de la tribune, et où les deux
+gouvernements, pour se justifier auprès de leurs Parlements
+respectifs, seraient amenés à vider leurs portefeuilles et à publier
+leurs dépêches. Il y avait là de quoi piquer la curiosité et aussi
+éveiller quelque préoccupation. «Ce sera un moment solennel, disait
+le _Journal des Débats_, le 29 décembre 1846, que celui où les
+deux Parlements s'ouvriront presque à la fois... Deux tribunes
+vont se trouver en présence. C'est entre deux gouvernements, entre
+deux peuples, entre deux tribunes étrangères l'une à l'autre, que
+la discussion va se trouver établie. Sera-t-elle compatible, cette
+discussion, avec le maintien de la paix extérieure?»
+
+Ces préoccupations étaient d'autant plus fondées que l'opposition
+française, tout entière à son animosité contre le ministère, ne
+paraissait voir dans les débats qui allaient s'ouvrir qu'une occasion
+d'augmenter encore les difficultés de la situation; elle se flattait
+de rendre ces difficultés telles que M. Guizot y succomberait. M.
+Thiers, entre autres, n'avait pas d'autre pensée. Sa passion le
+conduisit même à des démarches dont on aurait peine à admettre la
+réalité, si l'on n'en avait la preuve malheureusement incontestable.
+Nous avons vu déjà cet homme d'État, à la première nouvelle des
+mariages, chercher à lier partie avec lord Palmerston[367]. Depuis
+lors, loin de trouver dans la guerre de plus en plus ouverte que ce
+dernier faisait, non pas seulement à M. Guizot, mais à la France,
+une raison de chasser, comme une tentation de trahison, l'idée
+d'une telle alliance, il s'y arrêtait, il s'y enfonçait davantage.
+Tous ses efforts tendaient, sans qu'il parût en éprouver le moindre
+scrupule, à rendre plus intime et plus complet le concert entre lui
+et le ministre britannique. C'est ce qui ressort de lettres et de
+conversations qui étaient destinées à demeurer secrètes, mais qui ont
+été récemment mises au jour.
+
+[Note 367: Voir plus haut, p. 242. Cf. aussi p. 197.]
+
+Parmi les Italiens réfugiés alors en Angleterre, était un certain
+Panizzi, dont nous avons déjà rencontré le nom, ancien _carbonaro_
+de Modène, devenu professeur à l'Université de Londres, en commerce
+épistolaire avec toutes sortes de personnages en Europe, et entré
+fort avant dans l'intimité des chefs du parti whig[368]. M. Thiers
+l'avait beaucoup vu, lors de son excursion outre-Manche, en octobre
+1845; c'est par lui qu'il avait été conduit chez lord Palmerston;
+depuis, il était resté en correspondance avec lui, le trouvant un
+intermédiaire commode pour des communications que la prudence ou la
+pudeur ne permettaient pas d'avouer trop ouvertement. Aussi fut-ce
+à M. Panizzi qu'il s'adressa, dès le 26 octobre 1846, quand il
+voulut se concerter avec le ministre anglais pour réfuter la version
+française sur les mariages. «Voyez lord Palmerston, puisque vous êtes
+lié avec lui, lui écrivait-il; dites-lui de vous communiquer à vous
+et pour moi la vérité pure... Je désire avoir un historique complet
+et vrai de toute l'affaire... Comment les tories prennent-ils la
+question? En font-ils une affaire de parti contre les whigs, ou bien
+une affaire de pays commune à tous? Enfin, quel est l'avenir de
+votre politique intérieure?... Pour moi, je fais des voeux en faveur
+des whigs; je suis révolutionnaire (dans le bon sens du mot) et je
+souhaite en tout pays le succès de mes analogues. Adieu et mille
+amitiés. Je vous prie de m'écrire pas moins que vingt pages sur tout
+cela.» Lord Palmerston, trop heureux de voir un Français tendre les
+mains pour recevoir de lui les armes avec lesquelles il frapperait
+son propre gouvernement, mit aussitôt M. Panizzi à même d'écrire à M.
+Thiers une très longue lettre, où toute l'histoire des mariages était
+racontée au point de vue anglais, et où la conduite de la France
+était naturellement présentée comme perfide et déloyale[369]. Ce fut
+avec ces renseignements que M. Thiers put, avant toute publication de
+documents officiels, diriger la polémique de ses journaux.
+
+[Note 368: M. Panizzi devait mourir sénateur du royaume d'Italie.]
+
+[Note 369: Louis FAGAN, _The Life of sir Anthony Panizzi_.]
+
+Les relations du ministre britannique et du chef de l'opposition
+française devinrent de plus en plus fréquentes et étroites à mesure
+qu'on approchait de l'ouverture de la session. M. Panizzi n'était pas
+le seul intermédiaire. Lord Palmerston, en même temps qu'il enlevait
+l'ambassade de Vienne à sir Robert Gordon pour la confier à lord
+Ponsonby, avait remplacé, à Paris, lord Cowley par lord Normanby.
+Celui-ci n'était guère préparé à occuper un tel poste: n'ayant joué
+jusqu'alors qu'un rôle parlementaire, il y avait acquis l'habitude
+d'argumenter plus que l'art de négocier, et ne possédait à aucun
+degré le sens de la mesure diplomatique. À peine les événements
+d'Espagne eurent-ils mis quelque froid entre les deux cabinets, que
+le nouvel ambassadeur, ne voyant là qu'une querelle à soutenir, s'y
+jeta à corps perdu et se trouva bientôt avec M. Guizot dans des
+termes tels que leurs rapports en furent singulièrement entravés. Il
+en était venu à se considérer comme accrédité auprès de l'opposition
+plutôt qu'auprès du gouvernement. Dominé par M. Thiers qu'il voyait
+souvent, il crut, sur sa parole, à la possibilité de faire tomber
+le cabinet et mit tout son enjeu sur cette carte. Il ne se gênait
+pas pour dire dans son salon que la bonne entente entre l'Angleterre
+et la France ne serait pas rétablie tant que M. Guizot demeurerait
+au pouvoir. Son hôtel était comme l'arsenal où les adversaires
+du cabinet allaient chercher leurs munitions[370]. En dépit des
+scrupules qu'éveillait à Londres une conduite aussi insolite, lord
+Palmerston n'hésitait pas à l'encourager, et lui-même indiquait les
+communications qu'il convenait de faire au chef de l'opposition
+française[371].
+
+[Note 370: Sur cette conduite de lord Normanby, voir _passim_, _The
+Greville Memoirs, second part_, t. III. Cf. notamment p. 10, 19 et
+34.]
+
+[Note 371: M. Greville raconte, à la date du 30 décembre 1846,
+que lord Clarendon lui avait fait part, comme d'une chose toute
+naturelle, de «l'intention où était Palmerston de fournir des
+informations à Thiers pour en user contre Guizot». M. Greville
+lui fit de fortes représentations sur ce qu'un tel procédé avait
+d'impolitique et d'immoral. Clarendon lui répondit en tachant de
+le tranquilliser et en lui promettant qu'on userait de beaucoup de
+précautions. «Cela ne me tranquillisa pas, ajoute Greville, et mon
+sentiment était prophétique. Que de torts on se fit ainsi!» (_The
+Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 13.)]
+
+M. Thiers était tout en train de cette alliance et s'apprêtait à
+aborder ainsi les débats de la session, quand, dans les derniers
+jours de 1846 et les premiers de 1847, divers indices lui firent
+craindre que la politique à laquelle il s'associait n'eût perdu
+de son crédit en Angleterre. Là, sans doute, tout le monde, au
+moment des mariages, avait donné tort au gouvernement français;
+mais, depuis lors, tout le monde n'avait pas donné raison à lord
+Palmerston; plusieurs trouvaient qu'il poussait la querelle avec trop
+de passion, et que cette passion, toujours compromettante, était
+souvent maladroite et inefficace; on ne pouvait s'empêcher de noter
+qu'il avait prétendu soulever l'Espagne, entraîner l'Europe, faire
+reculer Louis-Philippe, et que, sur tous les points, il avait échoué.
+Ces sentiments ne se faisaient pas seulement jour dans les propos
+plus ou moins contenus des adversaires du cabinet, par exemple de
+lord Aberdeen, du duc de Wellington, de lord Cowley[372]. Au sein
+même du ministère, lord Lansdowne, lord Grey, M. Wood désiraient
+une attitude plus conciliante; ils se plaignaient du sans-gêne avec
+lequel le chef du _Foreign office_ entreprenait les démarches les
+plus graves à l'insu ou même contre le sentiment des autres membres
+du gouvernement, et ils sommaient le chef du cabinet, lord John
+Russell, qui n'avait pas été traité avec plus d'égard, de le tenir
+davantage en bride[373]. D'ailleurs, si les autres ministres ne
+parvenaient pas toujours à empêcher les frasques de leur collègue, du
+moins ils lui opposaient, pour ce qui dépendait d'eux, une certaine
+résistance d'inertie; ainsi faisaient-ils obstinément la sourde
+oreille, quand lord Palmerston, appuyé sur ce point par lord John
+Russell, les pressait d'organiser la défense des côtes anglaises en
+vue d'une guerre avec la France[374]. La reine Victoria, elle aussi,
+éprouvait sur cette direction donnée à la diplomatie britannique des
+inquiétudes qu'entretenait le roi des Belges; celui-ci, sans doute,
+était trop Cobourg pour n'avoir pas été, au premier moment, fort
+dépité de la conclusion des mariages[375]; mais, depuis lors, il
+avait bien compris que la rupture de l'entente était le fait de lord
+Palmerston, et surtout il s'alarmait du trouble que l'acharnement
+querelleur de ce dernier menaçait de jeter dans la politique
+européenne[376]. Enfin, dans le public anglais, il y avait également,
+par l'effet de la lassitude, une sorte d'apaisement; le _Times_,
+naguère si violent, s'en faisait l'interprète dans des articles
+remarqués où il critiquait les procédés du _Foreign office_.
+
+[Note 372: _The Greville Memoirs, second part_, _passim_. Voir
+notamment t. II, p. 426, et t. III, p. 19, 52, 55.]
+
+[Note 373: _Journal inédit de M. de Viel-Castel_; _Correspondance
+inédite de M. Désages avec M. de Jarnac_; _The Greville Memoirs,
+second part_, _passim_, notamment t. II, p. 424; Spencer WALPOLE,
+_The Life of lord John Russell_, t. II, p. 4 et 5.]
+
+[Note 374: Cf. BULWER, _The Life of lord Palmerston_, t. III, p. 325
+et suiv., et Spencer WALPOLE, _The Life of lord John Russell_, t. II,
+p. 14 et suiv.]
+
+[Note 375: On écrivait de Paris à M. Thouvenel: «Le roi des Belges
+était si mécontent des mariages espagnols qu'il a quitté Saint-Cloud
+la veille de l'arrivée du duc de Montpensier et de sa femme.» (_La
+Grèce du roi Othon: Correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et
+ses amis_, p. 94.)]
+
+[Note 376: Voir la lettre écrite, le 13 novembre 1846, au duc de
+Saxe-Cobourg par le roi Léopold. (_Aus meinem Leben und aus meiner
+Zeit_, von ERNST II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 175.)]
+
+De France, on n'était pas sans apercevoir plus ou moins nettement
+la détente qui se produisait dans une partie de l'opinion anglaise.
+Madame de Lieven, qui avait conservé beaucoup de relations à Londres
+et qui, plusieurs fois depuis les mariages, avait essayé, sans
+succès, de s'en servir pour amener une réconciliation[377], crut
+le moment venu, en décembre 1846, de tenter un nouvel effort: elle
+décida un de ses amis d'outre-Manche, M. Charles Greville, à faire
+un voyage à Paris. Bien que n'occupant aucun poste actif,--il avait
+seulement le titre de secrétaire du conseil privé,--M. Greville était
+fort répandu dans la haute société anglaise et se trouvait par suite
+bien placé pour remplir certains rôles d'intermédiaire officieux.
+Sans mission précise de qui que ce fût, son dessein, en venant en
+France, était de voir s'il pouvait, par ses démarches personnelles,
+préparer les voies à quelque rapprochement. Avant de s'embarquer,
+il s'était mis en rapport avec plusieurs des collègues de lord
+Palmerston; les uns, comme lord John Russell, n'avaient voulu lui
+donner aucun encouragement; d'autres avaient laissé voir des vues
+plus conciliantes: lord Clarendon, entre autres, l'avait chargé
+de dire à M. Guizot que s'il se montrait modéré dans les Chambres
+françaises, on ferait de même à Londres. Arrivé à Paris, le 5 janvier
+1847, M. Greville vit tout de suite plusieurs hommes politiques. Il
+trouva M. Guizot assez blessé des procédés de lord Palmerston et de
+lord Normanby, convaincu de son bon droit, décidé à l'établir devant
+le Parlement, mais très disposé à user de beaucoup de ménagements
+et ne demandant pas mieux que de revenir à l'entente cordiale. M.
+Duchâtel témoigna de sentiments analogues[378].
+
+[Note 377: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p, 425.]
+
+[Note 378: _Ibid._, t. III, p. 12, 13, 14, 26, 34.]
+
+M. Thiers considérait avec grand déplaisir les démarches de M.
+Greville. Dans la longue conversation qu'il eut avec lui, le 10
+janvier, il mit une singulière passion à développer tous les
+arguments qui devaient détourner l'Angleterre d'un rapprochement
+et l'exciter, au contraire, à pousser vivement la querelle[379].
+À l'entendre, sur le terrain où se rencontraient les deux
+gouvernements, il ne pouvait y avoir qu'une lutte à outrance, car
+il s'agissait de savoir lequel des deux avait trompé l'autre. Il
+assurait que M. Guizot, une fois vaincu dans cette lutte, tomberait,
+sinon par la Chambre, du moins par le Roi. «Vous ne devez pas
+croire, ajoutait M. Thiers, ce que vous entendez dire de la force
+du gouvernement. Ne vous fiez pas à tout ce que vous raconte Mme de
+Lieven; c'est une bavarde, une menteuse et une sotte. Le Roi s'est
+fait l'illusion que le gouvernement whig ne tiendrait pas; mais quand
+il verra que c'est une erreur, il aura peur, et, si vous continuez
+de refuser la réconciliation, il se débarrassera de Guizot...
+Savez-vous ce que c'est que le Roi? le mot est grossier, mais vous
+le comprendrez: eh bien! c'est un poltron!» Et comme M. Greville se
+récriait, disant qu'en Angleterre on tenait Louis-Philippe pour un
+homme de coeur, qu'il avait donné souvent des preuves de son courage,
+M. Thiers reprit: «Non, non, je vous dis qu'il est poltron, et, quand
+il se trouvera définitivement mal avec vous, il aura peur; alors il
+suscitera des embarras à M. Guizot; il y a quarante ou cinquante
+députés--je les connais--qui tourneront contre lui, et de cette
+manière il tombera... Vous pouvez être sûr que ce que je vous dis
+est la vérité, d'autant plus que ce n'est pas moi qui lui succéderai,
+c'est Molé. Cependant, je vous parle franchement et je vous avoue que
+je serais enchanté de la chute de Guizot, d'abord parce que je le
+déteste, et ensuite parce que l'alliance anglaise est impossible avec
+lui; c'est un traître et un menteur qui s'est conduit indignement
+envers moi... Le Roi ne m'enverra chercher que quand il sera en
+danger. Il ne peut endurer quiconque ne consent pas à être son jouet.
+Quant à moi, je ne prendrai le ministère qu'à condition d'y être le
+maître, et j'en viendrai à bout.»
+
+[Note 379: C'est M. Greville qui a noté, au moment même, sur son
+journal, tout ce que lui avait dit M. Thiers. (_The Greville
+Memoirs, second part_, t. III, p. 28 et suiv.)]
+
+M. Thiers ne se contenta pas de tenir ce langage à M. Greville.
+Se méfiant des sentiments modérés de son interlocuteur, il voulut
+faire arriver, par une voie plus sûre, au gouvernement anglais et
+particulièrement à lord Palmerston ses incitations à pousser la
+lutte à outrance. Le 12 janvier, c'est-à-dire deux jours après
+la conversation qui vient d'être rapportée, il écrivit à M.
+Panizzi[380]: «Je trouve la conduite de M. Guizot fort claire: il a
+manqué de bonne foi, il a menti... Mais ce qui est clair pour moi ne
+peut le devenir pour le public qu'à grands renforts de preuves. Il
+faut qu'on connaisse les dépêches de lord Normanby, dans lesquelles
+les mensonges de M. Guizot sont, à ce qu'on dit, mis au jour de
+la manière la plus frappante... Les agents de M. Guizot disent,
+ici et à Londres, que ni le pays ni le Roi n'abandonneront jamais
+M. Guizot. C'est une absurdité débitée par des gens à gages...
+Le pays éclairé a le sentiment que la politique actuelle est sans
+coeur et sans lumière. Quant au Roi, il abandonnera M. Guizot plus
+difficilement qu'un autre, car M. Guizot s'est complètement donné à
+lui et soutient son _gouvernement personnel_ avec le dévouement d'un
+homme qui n'a plus d'autre rôle possible. Mais quand le Roi croira
+la question aussi grave qu'elle l'est, il abandonnera M. Guizot. Le
+Roi est un empirique en politique... Il ne croit pas à la solidité
+des whigs; il croit que, l'un de ces jours, naîtra une question qui
+emportera celle des mariages, et qu'il aura acquis une infante sans
+perdre M. Guizot. Le jour où il croira les choses plus stables qu'on
+ne les lui peint de Londres, et où il craindra sérieusement pour ses
+rapports avec l'Angleterre, il abandonnera M. Guizot. Il ne tient à
+personne. Il a eu plus de goût pour moi que pour personne... Mais,
+dès que j'ai contrarié ses penchants de prince illégitime voulant se
+faire légitime par des platitudes, il m'a quitté sans un regret. M.
+Guizot, au fond, ne lui inspire confiance que sous un rapport: c'est
+une effronterie à mentir devant les Chambres qui n'a pas été égalée
+dans le gouvernement représentatif, effronterie appuyée d'un langage
+monotone, mais très beau. Comme intelligence et discernement, le Roi
+pense de M. Guizot ce qu'il faut en penser. Quand il croira les whigs
+solides et la résistance sérieuse, il se décidera à un changement de
+personnes, soyez-en certain. Mais il faut bien mettre en évidence les
+faits et la mauvaise foi de M. Guizot.»
+
+[Note 380: Cette lettre et celles qui seront citées à la suite sont
+toujours tirées de l'ouvrage de M. FAGAN, _The Life of sir Anthony
+Panizzi_.]
+
+Lord Palmerston, de son côté, n'était pas moins préoccupé des
+démarches de M. Greville, et, avant même d'avoir reçu la lettre qui
+vient d'être citée, il faisait écrire, le 14 janvier, par M. Panizzi
+à M. Thiers: «Avez-vous vu M. Greville?... J'apprends, par le _Times_
+du 12, qu'on le suppose chargé d'une négociation non officielle
+pour renouveler l'entente cordiale... Écrivez-moi ce que vous
+pensez de cela... Tout ceci m'intéresse beaucoup... Rappelez-vous
+de n'envoyer votre réponse que sous couverte directement à lord
+Normanby.» Dans cette même lettre, on communiquait à M. Thiers de
+nouvelles dépêches, et on le pressait, par contre, de faire tout de
+suite connaître, afin d'en informer «ses amis» de Londres, «la marche
+qu'il comptait suivre» dans les débats qui allaient s'ouvrir.
+
+Le 17 janvier, nouvelle lettre de M. Thiers à M. Panizzi. Résumant
+tous les faits, il déclarait donner entièrement raison à lord
+Palmerston, envoyait à celui-ci des conseils sur la manière la plus
+habile de présenter les événements, et revenait toujours sur cette
+idée que «si le Roi croyait les choses stables en Angleterre et la
+question sérieuse, il abandonnerait M. Guizot». Ce dernier n'était
+pas le seul contre lequel M. Thiers se donnait, dans cette lettre,
+le plaisir d'épancher son ressentiment. Irrité de ce qu'à ce moment
+même un certain nombre de députés de la gauche et du centre gauche,
+guidés par M. Billault et M. Dufaure, manifestaient l'intention
+de se séparer de lui dans la question des mariages espagnols, il
+s'exprimait ainsi sur cette dissidence: «Il y a, dans tous les
+partis, mais surtout en France, des seconds qui veulent être les
+premiers. Je suis fort, moi, avec Odilon Barrot; à nous deux, nous
+décidons la conduite de l'opposition. MM. Billault et Dufaure,
+deux avocats fort médiocres, le premier fort intrigant, le second
+morose et insociable, fort mécontents de ne pas être les chefs,
+ayant le désir de se rendre prochainement possibles au ministère,
+ont profité de l'occasion pour faire une scission. L'alliance avec
+l'Angleterre n'est malheureusement pas populaire... Notez que ces
+deux messieurs, vulgaires et ignorants comme des avocats de province,
+n'ayant jamais regardé une carte, sachant à peine où coulent le Rhin
+et le Danube, seraient fort embarrassés de dire en quoi l'alliance
+anglaise est bonne ou mauvaise. Mais ils font de la politique comme
+au barreau on fait de l'argumentation; ils prennent une thèse ou
+une autre, suivant le besoin de la plaidoirie qu'on leur paye, et
+puis ils partent de là, et parlent, parlent... Ils ont, de plus,
+trouvé un avantage dans la thèse actuellement adoptée par eux, c'est
+de faire leur cour aux Tuileries, et de se rendre agréables à celui
+qui fait et défait les ministres.» M. Thiers terminait sa lettre par
+cette phrase, qui n'était pas la moins étrange: «Vous n'imaginez
+pas ce que débitent ici tous les ministériels. Ils prétendent que
+je suis en correspondance avec lord Palmerston, à qui je n'ai
+jamais écrit de ma vie et qui ne m'a jamais écrit non plus.» Est-il
+besoin de rappeler que ce même homme d'État inaugurait, trois mois
+auparavant, sa correspondance avec M. Panizzi en lui écrivant:
+«Voyez lord Palmerston, puisque vous êtes lié avec lui, dites-lui
+de vous communiquer à vous et pour moi la vérité pure.» Du reste,
+les alliés anglais de M. Thiers ne se croyaient pas tenus à plus de
+sincérité. Un peu plus tard, lord Normanby adressait à son ministre
+une dépêche pour nier qu'il eût des communications avec l'opposition
+française, et lord Palmerston, qui savait à quoi s'en tenir sur
+cette dénégation, se disait bien aise de l'avoir en main pour la
+mettre sous les yeux de la Reine, au cas où celle-ci aurait reçu des
+Tuileries quelque rapport sur la conduite de son ambassadeur[381].
+
+[Note 381: Lettre de Palmerston à lord Normanby, du 17 février 1847.
+(BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 286.)]
+
+
+IV
+
+Pendant que M. Thiers excitait ainsi le gouvernement anglais à
+mener vivement l'attaque contre le gouvernement français, la
+session s'ouvrait à Paris, le 11 janvier 1847. Le discours du trône
+s'exprima avec une réserve évidemment destinée à ménager l'opinion
+d'outre-Manche. «Mes relations avec toutes les puissances étrangères,
+disait le Roi, me donnent la ferme confiance que la paix du monde
+est assurée.» Il annonçait le mariage du duc de Montpensier comme un
+heureux événement de famille, se bornait à y montrer «un gage des
+bonnes et intimes relations qui subsistaient depuis si longtemps
+entre la France et l'Espagne», et ne faisait aucune allusion aux
+difficultés soulevées par la diplomatie britannique. Aussitôt après,
+le ministre déposa sur le bureau des Chambres les dépêches relatives
+aux affaires espagnoles: ces dépêches remontaient jusqu'en 1842.
+
+La discussion de l'adresse à la Chambre des pairs, qui précéda,
+suivant l'usage, celle de la Chambre des députés, commença
+le 18 janvier. Non seulement le ministère n'y rencontra pas
+de contradicteur sérieux, mais il y fut secondé par un allié
+considérable, le duc de Broglie. Le noble pair semblait avoir pris
+l'habitude, depuis quelque temps, de se porter publiquement caution
+de la politique étrangère du cabinet: il l'avait fait, en 1845,
+dans l'affaire du Maroc; en 1846, dans celle du droit de visite; il
+recommençait, en 1847, pour les mariages espagnols. Sa discussion
+fut nerveuse, serrée; il ne se perdit pas dans les détails, et
+s'attacha, avec une sorte de netteté hautaine, aux idées principales
+et aux faits décisifs. Tout d'abord, rappelant les souvenirs du passé
+et les événements du jour, il mit en lumière l'intérêt supérieur
+engagé dans cette question de mariage, et insista sur le danger que
+la France avait couru de voir l'Espagne passer, comme le Portugal,
+sous l'influence de l'Angleterre. Or, disait-il, «point de milieu:
+telle est géographiquement la position de l'Espagne, que, pour être
+comptée au dehors comme elle doit l'être,... il faut de toute
+nécessité, ou qu'elle soit l'amie naturelle, l'alliée habituelle
+de la France, comme elle l'a été sous les princes de la maison de
+Bourbon, ou qu'elle soit l'ennemie naturelle et la rivale de la
+France, comme elle l'était sous Charles-Quint et sous Philippe
+II, ou bien enfin qu'elle soit l'amie naturelle et l'alliée de
+tous les ennemis, de tous les rivaux de la France, comme sous les
+trois derniers rois de la maison d'Autriche. Cela est écrit dans
+l'histoire; cela est écrit sur la carte.» Après avoir signalé le
+danger, le duc de Broglie montra que la conduite du gouvernement
+était justifiée par la nécessité d'y parer. Il réfuta, en passant,
+les principaux arguments de lord Palmerston, notamment celui qui
+était tiré du traité d'Utrecht, puis termina par une leçon donnée
+à l'esprit public français. «Il n'y a rien de si rare au monde,
+dit-il, que d'être de son avis; il n'y a rien de si difficile que
+de vouloir ce que l'on veut. J'appelle vouloir ce que l'on veut,
+vouloir la chose que l'on veut avec toutes ses conséquences, avec
+toutes ses conditions bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses...
+Tout le monde convient que l'intimité, l'entente cordiale, la bonne
+intelligence avec l'Angleterre est une chose excellente;... tout
+le monde convient que, pour maintenir une chose aussi bonne, aussi
+excellente, il faut faire tous les sacrifices qui ne compromettent
+aucun de nos intérêts essentiels. Voilà ce que tout le monde dit et
+pense sincèrement. On le veut en théorie; mais vient l'occasion,
+comme elle est venue il y a deux ans, de faire pour le maintien de la
+bonne intelligence avec l'Angleterre, je ne dirai pas un sacrifice,
+mais seulement un acte de justice, à l'instant combien de gens
+s'écrient que nous sommes à la remorque de l'Angleterre, que nous
+sommes les satellites de l'Angleterre, que nous sommes les esclaves
+de l'Angleterre! On crie: À bas les ministres de l'étranger! On crie:
+À bas les députés Pritchard! (_Rires d'approbation._) Puis vient le
+revers de la médaille; vient une occasion où le gouvernement français
+se trouve appelé à défendre un de nos intérêts essentiels, un
+intérêt vital, la sécurité de nos frontières, notre indépendance en
+Europe. Il prend des mesures pour protéger cet intérêt; il ne le peut
+sans mécontenter un peu le gouvernement anglais. Eh bien! ces mêmes
+gens lèvent les mains et les yeux au ciel: on a sacrifié l'alliance
+anglaise à des intérêts de famille; l'alliance est rompue, nous
+sommes isolés, tout est perdu; il n'y a plus qu'à s'envelopper la
+tête dans son manteau. (_Même mouvement._) C'est là ce qui s'appelle
+n'être pas de son avis, ne vouloir pas ce qu'on veut... Sachons
+envisager de sang-froid une situation qui n'a rien d'extraordinaire
+ni d'imprévu. Nous sommes isolés, dit-on. Mais l'isolement, c'est
+la situation naturelle de toutes les puissances en temps de paix
+générale... On dit que l'isolement peut entraîner certains dangers.
+Je ne dis pas non; mais qu'y faire? Les choses sont ce qu'elles sont.
+Ne faisons rien pour aggraver une pareille situation, ne faisons
+rien pour la prolonger. Nous n'avons aucun tort dans le passé; n'en
+ayons aucun dans l'avenir. Ne donnons au gouvernement anglais aucun
+sujet de mécontentement légitime... Mais en même temps ne lui
+donnons pas lieu de croire que nous regrettons d'avoir exercé nos
+droits, d'avoir défendu notre cause et soutenu nos intérêts. Il y
+va de notre honneur, il y va de notre avenir. (_Très vives marques
+d'assentiment._) Tous tant que nous sommes, gouvernement ou public,
+législateurs, écrivains, publicistes, au nom du ciel, s'il est
+possible, faisons trêve, sur un point seulement et pendant quelque
+temps, à nos querelles de personnes et à nos discussions intérieures.
+(_Très bien! très bien!_) Ne donnons pas le droit de dire de nous que
+nous sommes un peuple de grands enfants, passant à chaque instant
+d'un extrême à l'autre, incapables de vouloir aujourd'hui ce que nous
+voulions hier; un peuple d'enfants hargneux, n'ayant d'autre souci
+que de dire blanc quand on leur dit noir, et oui quand on leur dit
+non.» (_Marques prolongées d'approbation._)
+
+Malgré le succès de ce discours, M. Guizot ne se crut pas dispensé de
+prendre la parole, non à l'adresse de la haute assemblée, d'ores et
+déjà convaincue, mais à l'adresse du public. La tranquillité même
+de ce débat, l'absence d'opposition lui paraissaient une occasion
+de faire avec plus de liberté et de sérénité d'esprit un exposé
+complet de l'affaire, de présenter, d'expliquer les documents qui
+venaient d'être déposés sur le bureau des Chambres. Il n'était pas
+indifférent, pour un tel exposé, de prendre les devants sur ceux qui,
+à Londres ou à Paris, auraient intérêt à montrer les choses sous un
+autre jour. Dès le début de son discours, M. Guizot marqua que son
+dessein était, non de réfuter des critiques qui ne s'étaient pas
+produites au Luxembourg, mais de faire un «récit simple et complet
+des faits», estimant que de ce récit il ressortirait, pour «la
+Chambre, pour le pays, pour l'Angleterre et pour l'Europe», que «le
+gouvernement français n'avait manqué ni de loyauté ni de prudence».
+Reprenant alors les faits depuis 1842, il apporta à la tribune comme
+un long chapitre d'histoire diplomatique, admirablement ordonné, avec
+nombreuses pièces à l'appui. Tout en se donnant pour but principal de
+prouver à la France qu'elle devait être satisfaite, il se préoccupa
+aussi de ménager l'amour-propre de l'Angleterre; il voulait en cela
+corriger l'effet produit par la parole un peu incisive du duc de
+Broglie[382]. Parvenu au terme de son exposé, M. Guizot se demanda
+quel était, par suite de ces événements, l'état de nos rapports avec
+l'Espagne, l'Europe et l'Angleterre. Il rappela qu'en Espagne, malgré
+toutes les provocations, les mariages, «librement discutés», avaient
+été «accomplis avec une parfaite tranquillité». Il montra qu'en
+Europe «aucune des puissances n'avait voulu adhérer aux protestations
+du gouvernement anglais». En Angleterre, il reconnut «qu'il y avait
+un mécontentement réel, et que nos relations en étaient, dans une
+certaine mesure, affectées»; mais il ajouta: «Messieurs, si nous
+faisons deux choses, que pour son compte le gouvernement du Roi
+est parfaitement décidé à faire, si, d'une part, nous ne changeons
+point notre politique générale, politique loyale et amicale envers
+l'Angleterre, si nous continuons à vivre, à vouloir vivre en bonne
+intelligence avec le gouvernement anglais, et si, d'autre part, nous
+nous montrons bien décidés à soutenir convenablement ce que nous
+avons fait, à nous abstenir de toute avance, de toute concession
+(_approbation_), si nous tenons à la fois cette double conduite
+d'une amitié générale envers l'Angleterre et son gouvernement, et
+d'une fermeté bien tranquille dans la position que nous avons prise,
+tenez pour certain que le mécontentement anglais s'éteindra. Il
+s'éteindra devant la gravité des intérêts supérieurs qui viendront
+et qui viennent déjà peser sur les deux pays, et qui sont aussi
+bien comptés, compris et sentis à Londres qu'à Paris. (_Nouvelle
+approbation._) La nation anglaise et son gouvernement ont, l'un
+et l'autre, deux grandes qualités: la justice les frappe, et la
+nécessité aussi! (_On rit._) C'est un pays moral et qui respecte les
+droits; c'est un pays sensé et qui accepte les faits irrévocables.
+Présentez-vous sous ce double aspect: fermes dans votre droit, fermes
+dans le fait accompli, et tenez pour certain que les bonnes relations
+se rétabliront entre les deux gouvernements.» (_Marques très vives
+d'approbation._)
+
+[Note 382: On fut en effet assez froissé, à Londres, du langage
+du duc de Broglie. M. Greville, alors à Paris, et qui désirait un
+rapprochement, écrivait sur son journal, le 21 janvier: «Ce discours
+n'est ni juste, ni vrai, ni sage. Si l'orateur avait eu le désir
+d'envenimer l'affaire, ce que je ne crois pas, il n'aurait pas pu
+parler autrement.» (_The Greville Memoirs, second part_, t. III,
+p. 36.) M. Désages, informé de l'impression produite outre-Manche,
+répondait, le 1er février, à M. de Jarnac: «Ce discours est incisif,
+hautain peut-être, mais le raisonnement est puissant, serré, sans
+bonne réplique possible.» (_Documents inédits._)]
+
+L'effet fut considérable. Pour sa première apparition à la tribune,
+la politique des mariages espagnols y faisait bonne figure. «On
+s'accorde à dire, notait sur le moment un observateur exact et
+clairvoyant, que la discussion qui vient de se terminer à la Chambre
+des pairs est une des plus belles qui aient eu lieu dans cette
+Chambre... Dès ce moment, la position de M. Guizot est très forte
+et très brillante[383].» Le gouvernement ne pouvait cependant se
+faire l'illusion que tout fût ainsi fini. Il savait bien qu'au
+Palais-Bourbon les choses n'iraient pas aussi facilement. C'est là
+que l'attendaient ses adversaires.
+
+[Note 383: _Journal inédit du baron de Viel-Castel_, à la date du 23
+janvier 1847.]
+
+
+V
+
+Avant même que la Chambre des pairs eût fini de discuter son adresse,
+la session s'ouvrait, à Londres, le 19 janvier 1847. La reine
+d'Angleterre garda, dans son discours, la même réserve que le roi des
+Français; elle se borna à dire que «le mariage de l'Infante avait
+donné lieu à une correspondance entre son gouvernement et ceux de
+France et d'Espagne». Il avait été d'abord question de mentionner le
+«dissentiment» survenu; on y avait renoncé. L'intention conciliante
+était évidente. Elle se manifesta plus nettement encore dans la
+discussion de l'adresse, qui, suivant l'usage, eut lieu le soir
+même dans les deux Chambres. Presque tous ceux qui prirent part au
+débat,--lords ou _commoners_, whigs ou tories, et même des membres
+du cabinet, comme le marquis de Lansdowne,--s'appliquèrent à parler
+de la France en très bons termes, et exprimèrent le désir de voir
+rétablir l'entente cordiale. Lord Palmerston, bien que attaqué par
+certains orateurs comme l'auteur du refroidissement survenu, répondit
+à peine; on eût dit qu'il ne se sentait pas dans un milieu favorable.
+Lord John Russell fut à peu près seul à le défendre, par point
+d'honneur plus encore que par conviction. Il semblait que la réaction
+pacifique se fît sentir aussi dans le langage des journaux: le
+_Times_ conseillait aux Chambres d'éviter toute discussion publique
+sur l'affaire des mariages, recommandait au cabinet de ne pas pousser
+plus loin ses controverses diplomatiques, et donnait à entendre
+que l'opinion ne s'associait pas aux rancunes querelleuses de lord
+Palmerston.
+
+En France, le gouvernement fut charmé et surpris d'une modération qui
+dépassait son attente, et qui contrastait singulièrement avec le ton
+des précédentes polémiques. Tout en étant fort disposé à répondre
+à ces avances, il ne pouvait dissimuler un sourire de triomphe.
+«Avez-vous lu les journaux anglais? demandait M. Guizot à M. Molé.
+Eh bien! vous voyez qu'on recule[384].» M. Désages écrivait, le 21
+janvier, à M. de Jarnac: «Le _royal speech_ est tout ce que nous
+pouvions souhaiter de mieux.» Et, quelques jours après, voulant
+rendre compte à notre ambassadeur à Vienne de ce qui s'était passé
+à Londres, il lui mandait: «Vous avez pu juger jusqu'à quel point
+lord Palmerston est surveillé, contenu, et combien peu le sentiment
+public est en définitive porté à lui laisser la bride sur le col.
+Je ne prétends pas dire que tous ceux qui le surveillent, le
+contiennent et se mettent en travers de ses passions vindicatives,
+sont nécessairement de notre avis en tous points sur la question
+des mariages; mais j'affirme que tous veulent mettre un signet à
+cette affaire et n'entendent pas que, pour une éventualité presque
+chimérique, encore moins pour gratifier l'orgueil d'un homme, on
+prolonge cet état équivoque des relations des deux pays[385].»
+
+[Note 384: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 39.]
+
+[Note 385: _Documents inédits._]
+
+Par contre, grands furent le désappointement et le désarroi des
+députés de l'opposition qui avaient cru trouver dans l'irritation
+et les menaces de l'Angleterre un moyen de renverser M. Guizot. M.
+Greville, qui, étant encore à Paris, avait occasion d'observer de
+près ces députés, les comparait à des gens qui «sentent la terre
+leur manquer sous les pieds». Il était assailli de leurs plaintes
+et de leurs récriminations. «Nous ne pouvons rien dire pour vous
+dans la Chambre, lui déclarait M. Cousin, quand vous ne paraissez
+pas disposés à rien dire pour vous-mêmes.» M. Duvergier de Hauranne
+ne lui tenait pas un autre langage. M. de Beaumont lui demandait
+ironiquement s'il était vrai que les Anglais «eussent mis bas les
+armes». Tout porté qu'il fût personnellement vers la conciliation,
+M. Greville était embarrassé de la situation fausse où se mettait le
+gouvernement britannique, en faisant ainsi faux bond à ses alliés
+de France et en opérant cette retraite silencieuse après une si
+bruyante entrée en campagne. Naturellement M. Thiers n'était pas
+celui qui se plaignait le moins haut. «Il est maussade comme un ours,
+notait encore M. Greville; il sait que son alliance avec l'ambassade
+anglaise ne lui a fait aucun bien, et il se rend compte maintenant
+qu'il ne pourra probablement pas s'en servir pour faire du mal à
+quelque autre[386].» Toutefois, le chef de l'opposition française ne
+voulut pas abandonner la partie sans faire un nouvel appel à lord
+Palmerston. Prenant donc un ton dégagé qui voilait mal l'amertume de
+son dépit, et qui d'ailleurs était habilement calculé pour piquer au
+jeu le ministre anglais, il écrivit à M. Panizzi, le 24 janvier[387]:
+«Les discours de votre tribune ont produit ici un effet singulier.
+Le sentiment de tout le monde, c'est que tout est fini: on va
+jusqu'à dire que vous n'aurez pas de discussion, à votre tribune,
+sur l'affaire des mariages. Je vous prie de me dire ce qu'il en est,
+et de me le dire par le retour du courrier. Nous passerions pour des
+boutefeux, et, ce qui est pire, nous le serions, si, la querelle
+s'apaisant, nous venions la ranimer... Je reprochais surtout à nos
+ministres d'avoir rompu l'alliance avec les whigs, pour la misérable
+affaire des mariages. Si cette sotte affaire ne nous a pas brouillés,
+ce dont je m'applaudis fort, notre grief est sans valeur, et il
+serait ridicule d'attaquer M. Guizot pour une telle chose... Pour
+moi qui trouvais la situation difficile, vu la tournure des choses,
+je serai charmé d'être dispensé de me mêler à cette discussion.»
+
+[Note 386: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 39, 40.]
+
+[Note 387: Dans le livre de M. Fagan (_The Life of sir Anthony
+Panizzi_), la lettre est datée seulement de _Dimanche_ 1847. La date
+que nous indiquons ne peut faire aucun doute.]
+
+M. Thiers pouvait se rassurer; lord Palmerston n'avait aucune envie
+de désarmer. Si la pression de l'opinion et les exigences de ses
+collègues l'avaient contraint de laisser passer, sans y contredire,
+les manifestations conciliantes de l'ouverture de la session, il
+comptait bien prendre avant peu sa revanche sur les pacifiques. Ce ne
+fut pas long. Pour rallumer la bataille, il suffit de la publication
+des documents diplomatiques déposés par lui, quelques jours après,
+sur le bureau des deux Chambres. Les dépêches ainsi livrées à la
+polémique des journaux contenaient toutes les récriminations dont
+on avait jugé sage de s'abstenir à la tribune du Parlement. Dans
+le choix de ces dépêches, lord Palmerston avait eu soin de ne pas
+omettre les plus irritantes, celles qui mettaient le plus directement
+en cause la loyauté du gouvernement français; de ce nombre étaient
+deux dépêches de lord Normanby, datées du 1er et du 25 septembre,
+autour desquelles il se fit aussitôt grand bruit. Dans la première,
+l'ambassadeur racontait que M. Guizot venait de lui annoncer que les
+deux mariages «ne se feraient pas en même temps»; j'ai déjà mentionné
+cette réponse, faite de bonne foi, à un moment où notre gouvernement
+croyait encore pouvoir échapper à la complète simultanéité[388].
+La seconde dépêche rendait compte d'un entretien postérieur dans
+lequel M. Guizot parlait des deux mariages comme devant être célébrés
+ensemble; elle ajoutait que le ministre, interpellé par l'ambassadeur
+sur la contradiction existant entre ses deux déclarations, avait eu
+une attitude assez piteuse, essayant d'abord de nier sa première
+réponse, ensuite de l'expliquer par ce fait que, dans la cérémonie,
+la Reine devait être en effet mariée la première. On verra plus tard
+le démenti donné par M. Guizot à cette dépêche qui, contrairement
+à tous les usages, n'avait pas été préalablement communiquée au
+ministre dont elle prétendait rapporter les paroles.
+
+[Note 388: Voir plus haut, p. 227.]
+
+La publication du _Blue book_, et tout particulièrement des deux
+dépêches de lord Normanby, fut, pour les journaux de lord Palmerston,
+et immédiatement après pour ceux de M. Thiers, une occasion de
+reprendre avec une passion ravivée l'accusation de déloyauté déjà
+portée contre le gouvernement français. Notre opposition, naguère
+déconcertée et sur le point de battre en retraite, retrouva
+ardeur et confiance. Il fallait voir avec quel geste de confusion
+indignée le _Constitutionnel_ affectait de se voiler la face à la
+vue d'un ministre français pris en flagrant délit de fourberie;
+nos feuilles de gauche proclamaient que, du commencement à la fin
+de cette affaire, M. Guizot avait toujours «rusé», «menti», et on
+le traitait couramment de Scapin et de Bilboquet; la conclusion
+était que, pour dégager l'honneur de la France et rétablir les bons
+rapports avec l'Angleterre, il fallait, sans une minute de retard,
+changer de ministère. Comme toujours, c'était M. Thiers qui menait
+l'attaque; chez lui, plus aucune trace du découragement qui avait
+inspiré sa dernière lettre à M. Panizzi. Rencontrant M. Greville
+à l'ambassade anglaise, qui devenait de plus en plus le quartier
+général de l'opposition, il lui parla sur un ton singulièrement
+animé. «Il me reprocha, raconte M. Greville, d'ajouter foi à tout
+ce que me disait Mme de Lieven, déclarant que j'étais _une éponge
+trempée dans le liquide de Mme de Lieven_[389], et essaya, de son
+mieux, de me persuader que Guizot était faible, que sa majorité ne
+valait pas un fétu, et que le Roi pouvait et devait se débarrasser
+de lui aussitôt qu'il se trouverait lui-même dans une sorte de
+danger.--Conseillez à Palmerston, ajouta-t-il, de dire beaucoup de
+bien de la France et beaucoup de mal de M. Guizot.--Je répondis que
+je lui donnerais la moitié de l'avis, et pas l'autre.» M. Greville
+sortit de cet entretien, complètement édifié sur les sentiments de
+son interlocuteur. «Il ne pense, disait-il, qu'à faire du mal, à
+satisfaire sa propre passion et ses ressentiments[390].» M. Thiers
+écrivait de son côté à M. Panizzi: «Je ne sais ce que M. Greville
+est venu faire ici, mais il a fini par m'être très suspect. Je l'ai
+un peu raillé le jour de son départ, et il en est très piqué. Il a
+passé sa vie chez Mme de Lieven, chez M. Guizot, et il tenait ici le
+langage d'un pur _Guizotin_... Je crois franchement qu'il n'est pas
+bien sûr et qu'il avait quelque commission particulière, je ne sais
+pour qui, mais qui n'irait pas dans le sens de vieux révolutionnaires
+comme vous et moi[391].»
+
+[Note 389: M. Thiers, dans une lettre à M. Panizzi, rapportait ainsi
+lui-même son propos: «Mon cher monsieur Greville, vous êtes une
+éponge trempée dans le liquide Lieven, et, quand on vous presse, il
+n'en sort que ce liquide. Prenez garde, ce n'est que du liquide de
+vieille femme.»]
+
+[Note 390: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 48, 49.]
+
+[Note 391: Lettre du 7 février 1847. (_The Life of sir Anthony
+Panizzi_, par Louis FAGAN.)]
+
+Naturellement M. Guizot ne pouvait voir avec indifférence la reprise
+d'attaques et d'injures dont la distribution du _Blue book_ avait
+donné le signal. Il fut particulièrement blessé de la publication
+des deux dépêches de lord Normanby. Ainsi était effacée dans son
+esprit l'impression favorable qu'avaient produite les premiers
+débats du Parlement anglais. S'étant, lui aussi, rencontré avec M.
+Greville, il ne lui dissimula pas que toute conciliation était rendue
+impossible par les procédés de lord Normanby et par les sentiments
+de lord Palmerston; il ne contestait pas les bonnes dispositions de
+quelques autres membres du cabinet whig, mais elles lui paraissaient
+de peu d'importance tant que ne changeraient pas celles du ministre
+qui dirigeait en maître la diplomatie britannique[392]. M. Greville
+n'avait pas grand'chose à répondre. Force lui était de s'avouer
+que la pacification rêvée par lui était plus éloignée que jamais.
+Il quitta Paris, dans les derniers jours de janvier, triste et
+découragé. «Ainsi finit ma _mission_, notait-il sur son journal au
+moment de se rembarquer, et il me reste seulement à faire le rapport
+le plus véridique de l'état des affaires en France, à ceux à qui
+il importe le plus de le connaître; mais alors il leur sera très
+difficile d'adopter un parti décisif et satisfaisant[393].»
+
+[Note 392: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 46.]
+
+[Note 393: _Ibid._, p. 49.]
+
+
+VI
+
+La discussion de l'adresse à la Chambre des députés s'ouvrit le 1er
+février 1847 et dura jusqu'au 12. Une escarmouche sur l'affaire de
+Cracovie, une bataille sur les mariages espagnols, telles furent
+les parties saillantes de cette discussion. Au sujet de Cracovie,
+le discours du trône s'était borné à dire avec une sobriété voulue:
+«Un événement inattendu a altéré l'état de choses fondé en Europe
+par le dernier traité de Vienne. La république de Cracovie, État
+indépendant et neutre, a été incorporée à l'empire d'Autriche. J'ai
+protesté contre cette infraction aux traités.» Le projet d'adresse,
+un peu moins bref, ajoutait, en s'inspirant d'une idée indiquée dans
+la note que M. Guizot avait naguère adressée aux trois cours[394]:
+«La France veut sincèrement le respect de l'indépendance des États
+et le maintien des engagements dont aucune puissance ne peut
+s'affranchir sans en affranchir les autres»; il félicitait en outre
+le gouvernement d'avoir «répondu à la juste émotion de la conscience
+publique, en protestant contre cette violation des traités, nouvelle
+atteinte à l'antique nationalité polonaise». Ce fut M. Odilon Barrot
+qui parla au nom de l'opposition. Que voulait-il au juste? Il serait
+malaisé de préciser à quoi concluaient ses phrases contre les traités
+de 1815 et en faveur des nationalités. M. Guizot, dans sa réponse,
+fut au contraire très net. «Le gouvernement du Roi, dit-il, a vu dans
+la destruction de la république de Cracovie un fait contraire au
+droit européen; il a protesté contre le fait, qu'il a qualifié selon
+sa pensée. Il en a pris acte afin que, dans l'avenir, s'il y avait
+lieu, la France pût en tenir le compte que lui conseilleraient ses
+intérêts légitimes et bien entendus... Mais, en même temps qu'il
+protestait, le gouvernement du Roi n'a pas considéré l'événement de
+Cracovie comme un cas de guerre. Et là où le gouvernement du Roi ne
+voit pas un cas de guerre, il ne tient pas le langage, il ne fait
+pas le bruit, il ne prend pas l'attitude de la guerre; il trouve
+qu'il n'y aurait à cela ni dignité, ni sûreté. Savez-vous quel est
+le vrai secret de la politique? C'est la mesure; c'est de faire à
+chaque chose sa juste part, à chaque événement sa vraie place, de
+ne pas grossir les faits outre mesure, pour grossir d'abord sa voix
+et ensuite ses actes au delà du juste et du vrai... Voici encore
+pourquoi, indépendamment de cette décisive raison que je viens
+d'indiquer, voici pourquoi nous avons agi comme nous l'avons fait.
+Nous n'avons pas cru que le moment où nous protestions contre une
+infraction aux traités fût le moment de proclamer le mépris des
+traités; nous n'avons pus cru qu'il nous convînt, qu'il convînt à la
+moralité de la France, à la moralité de son gouvernement, de dire,
+à l'instant où il s'élevait contre une infraction aux traités: Nous
+ne reconnaissons plus de traités.» Le ministre montrait à la Chambre
+que toute autre conduite eût amené «de nouveau, en Europe, l'union
+de quatre puissances contre une». «Le jour, ajoutait-il, où nous
+croirions que la dignité et l'intérêt du pays le commandent, nous
+ne reculerions pas plus que d'autres devant une telle situation;
+mais nous sommes convaincus que l'événement de Cracovie n'était pas
+un motif suffisant pour laisser une telle situation se former en
+Europe.» La Chambre applaudit à ce langage aussi ferme que sensé, et
+la gauche n'osa même pas proposer d'amendement.
+
+[Note 394: Voir plus haut, p. 275.]
+
+Sur les mariages espagnols, l'opposition, naguère si passionnée
+dans la presse, se montra tout d'abord assez hésitante; on eût
+dit qu'elle éprouvait quelque embarras à répéter à la tribune ce
+qu'elle avait écrit dans les journaux. Quand, dans la séance du 2
+février, la discussion s'ouvrit sur le paragraphe relatif à cette
+affaire, M. Crémieux se trouva à peu près seul à attaquer les
+mariages. Les hommes considérables, M. Thiers notamment, se turent.
+Il n'appartenait pas à M. Guizot d'engager lui-même un combat auquel
+l'opposition se dérobait, d'autant qu'il avait dit le nécessaire
+dans la discussion de la Chambre des pairs[395]. Il se borna donc à
+quelques mots dans lesquels, rappelant la modération, la réserve,
+la bienveillance pour la France qui venaient de se manifester au
+Parlement anglais, il se montrait désireux de s'associer à cet
+esprit de conciliation; sans doute, ajoutait-il, s'il y avait été
+obligé, il se serait défendu; mais, sa politique n'ayant pas été
+sérieusement attaquée, il croyait répondre aux sentiments exprimés à
+Londres, en s'abstenant pour le moment de toute discussion. Sur cette
+déclaration, le paragraphe fut voté sans difficulté. La Chambre se
+trouva ensuite en présence d'un paragraphe additionnel, proposé par
+MM. Billault et Dufaure: c'était la manifestation du nouveau tiers
+parti qui prétendait faire la leçon à la fois à M. Thiers et à M.
+Guizot, se séparait du premier en approuvant les mariages, mais ne
+témoignait pas confiance dans la fermeté du second. Cet amendement,
+soutenu par ses deux auteurs et par M. de Tocqueville, repoussé avec
+un laconisme dédaigneux, d'un côté par M. Guizot, de l'autre par M.
+Odilon Barrot, ne réunit au vote que 28 voix sur 270. Un échec si
+complet fit sourire la galerie. «Ils ont voulu faire de l'équilibre,
+disait le _Journal des Débats_, être de l'opposition et de la
+majorité, garder un pied sur la rive droite et un pied sur la rive
+gauche, ce qui est une attitude très difficile quand on n'est pas le
+colosse de Rhodes.»
+
+[Note 395: Le jour même où s'ouvraient les débats de l'adresse, le
+1er février, M. Dégages écrivait à M. de Jarnac: «M. Guizot parlera
+le moins possible; il ne parlera que pour se défendre s'il est
+attaqué. Chacun se demande ce que fera M. Thiers. Je crois volontiers
+qu'il ne le sait pas bien encore lui-même.» (_Documents inédits._)]
+
+Le gouvernement s'était-il donc débarrassé à si peu de frais de
+l'opposition contre les mariages espagnols? C'eût été trop beau. En
+sortant de cette séance du 2 février, M. Thiers avait conscience
+de n'y avoir pas fait brillante figure. Vainement ses journaux
+prétendaient-ils, le lendemain matin, que M. Guizot avait «demandé
+grâce» et «imploré le silence»; le public ne s'y laissait pas
+prendre: il voyait bien qui avait reculé devant le débat, et un
+observateur pouvait noter sur son journal intime: «L'opposition est
+en pleine déroute; en gardant le silence, elle avoue implicitement
+l'imprudence et l'impopularité de la politique qu'elle a suivie par
+rapport aux mariages espagnols; jamais, depuis 1830, elle n'avait
+paru à ce point déconcertée et anéantie[396].» M. Thiers crut donc
+nécessaire de tenter quelque chose, dans la séance du 3 février,
+afin d'atténuer cette impression. Il prit la parole pour déclarer
+que, s'il s'était abstenu jusqu'alors, c'était que le ministre des
+affaires étrangères lui avait paru désirer le silence dans l'intérêt
+du pays; mais ne voulant, disait-il, laisser aucune équivoque sur la
+question de savoir à qui incombait la responsabilité de ce silence,
+il demandait au gouvernement de dire nettement s'il acceptait ou
+refusait la discussion. M. Guizot répondit aussitôt que le ministère
+ne refusait pas la discussion; tant qu'il ne s'était pas vu attaqué
+sérieusement, il avait cru qu'il y aurait avantage à imiter la
+réserve du Parlement anglais; si aujourd'hui l'on voulait recommencer
+le débat, il l'accepterait; mais ce n'était pas à lui à prendre
+l'initiative; il ne pouvait avoir qu'à se défendre. Sur ce, M, Thiers
+annonça qu'il parlerait, et rendez-vous fut pris pour le lendemain.
+
+[Note 396: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]
+
+M. Thiers n'apporta pas, à la tribune, la contradiction absolue,
+l'attaque à fond, la réprobation véhémente et indignée qu'eussent pu
+faire prévoir la polémique de ses journaux et ce que nous savons de
+ses sentiments intimes. Évidemment, il était contenu par l'état de
+l'esprit public. Quand il en vint à préciser les points où il eût
+voulu une politique différente de celle qui avait été suivie, on
+fut surpris de voir que ces points n'étaient, en somme, ni les plus
+nombreux ni les plus considérables, et que souvent la dissidence se
+réduisait à peu de chose. Il commença par reconnaître qu'il avait
+été bon de marier la Reine avec don François d'Assise et d'écarter
+le prince de Cobourg. Sa critique porta uniquement sur le mariage
+du duc de Montpensier; il ne contestait pas que ce mariage fût
+«désirable» sous plusieurs rapports, mais, selon lui, on s'était,
+sans nécessité, trop pressé de l'accomplir, et cette précipitation
+avait fait manquer à ce qui était dû à l'Angleterre. Pour établir
+cette thèse, il exposa les faits à sa façon, niant que le ministère
+whig eût été moins fidèle que le ministère tory aux engagements pris
+à Eu, affirmant même que le premier avait fait plus encore que le
+second pour empêcher le mariage Cobourg. Il appuya aussi sur les
+révélations faites par les deux dépêches de lord Normanby du 1er et
+du 25 septembre 1840, et sur les déclarations contradictoires que M.
+Guizot aurait faites à ces deux dates. Et pourquoi, demandait-il,
+tous ces mauvais procédés dont la conséquence avait été la rupture
+de l'alliance anglaise? Pour faire un mariage qui ne valait certes
+pas d'être payé si cher. L'orateur estimait qu'en attachant tant
+d'importance à cette question matrimoniale, le gouvernement avait
+commis une sorte d'anachronisme: aujourd'hui, ce n'était plus par
+un lien de parenté royale que la politique française pouvait agir
+efficacement en Espagne, c'était par le lien d'une révolution
+commune. Parlant à ce propos du rôle de la France en Europe, M.
+Thiers revendiquait pour son pays l'honneur de protéger partout la
+liberté en péril, les nationalités menacées. Pour une telle oeuvre,
+l'alliance anglaise lui était utile. En rompant cette alliance au
+moment où le pouvoir passait aux mains des whigs, dont l'esprit
+libéral déplaisait aux puissances absolutistes, notre gouvernement
+avait révélé ses penchants réactionnaires. Ce qu'il nous en coûtait,
+on l'avait vu tout de suite dans l'affaire de Cracovie. Mais Cracovie
+n'était qu'un point dans l'espace. M. Thiers montrait alors, dans
+un brillant tableau, l'Italie qui se réveillait à la parole de Pie
+IX, la Suisse en état de guerre civile, l'Allemagne en fermentation
+constitutionnelle; il indiquait de quel appui serait, sur tous ces
+théâtres, pour la cause de la liberté, l'union de la France et de
+l'Angleterre. «Méconnaissez, s'écriait-il, l'événement de Cracovie;
+Cracovie était bien petite, quoiqu'elle ait la grandeur du droit;
+méconnaissez l'événement de Cracovie; mais avez-vous donc méconnu
+l'état du monde?»
+
+M. Guizot prit la parole, le lendemain, 5 février: «Y a-t-il eu
+nécessité de faire ce qu'on a fait et au moment où on l'a fait? Y
+a-t-il eu loyauté dans la manière dont on l'a fait?» Telle était
+la double question qui lui paraissait posée par le débat. Il y
+répondait oui sans hésiter, et il entreprit de justifier sa réponse
+en recommençant, avec nombreuses pièces à l'appui, l'histoire des
+négociations auxquelles avait donné lieu l'affaire des mariages.
+Cela fait,--et ce fut de beaucoup la partie la plus étendue de son
+discours,--il aborda ce qu'il appelait «la question des conséquences
+de l'acte, la question de la situation politique que l'acte nous
+avait faite». Il ne contestait pas «la gravité de cette situation»,
+mais ne voulait pas qu'on l'exagérât. En tout cas, il estimait que le
+moyen le plus sûr d'écarter tous les dangers était que la politique
+française restât «conservatrice, pacifique, dévouée à l'ordre
+européen». Ainsi obtiendrait-on que les puissances persistassent
+à refuser leur adhésion aux protestations de l'Angleterre. Arrivé
+au terme de sa longue démonstration, M. Guizot concluait, la tête
+haute et sur un ton de fierté victorieuse: «L'affaire des mariages
+espagnols est la première grande chose que nous ayons faite seuls,
+complètement seuls, en Europe, depuis 1830. L'Europe spectatrice,
+l'Europe impartiale en a porté ce jugement. Soyez sûrs que cet
+événement nous a affermis en Espagne et grandis en Europe.» Et,
+dominant les murmures de l'opposition, il faisait honneur de ce
+succès à la politique d'ordre et de conservation. «Nous maintenons,
+s'écriait-il, que cette politique a grandi, fortifié, honoré la
+France en Europe, qu'elle lui a donné plus de poids, plus de crédit;
+et nous maintenons que si cette politique n'avait pas été suivie,
+vous n'auriez pas été en état de résoudre vous-mêmes, en Espagne, la
+question qui s'est présentée, et qu'elle aurait été résolue contre
+vous au lieu de l'être pour vous.»
+
+M. Guizot descendit de la tribune au milieu des acclamations de
+la majorité. Celle-ci ne lui savait pas seulement gré d'avoir
+vigoureusement réfuté les opposants; c'était aussi pour elle une
+satisfaction nouvelle, en face de ceux qui l'avaient si souvent
+accusée de platitude envers le cabinet de Londres, de voir la fermeté
+avec laquelle son chef faisait tête à lord Palmerston[397]. M. Guizot,
+en effet, sans oublier que sa voix portait jusqu'en Angleterre,
+avait dit hardiment, sur les procédés de la diplomatie britannique,
+tout ce qui lui avait paru nécessaire à sa propre justification.
+Quelques-uns même de ses auditeurs, peu braves de leur naturel,
+n'avaient pas été parfois sans trembler, en le voyant se mouvoir avec
+cette allure résolue, sur un terrain si périlleux; mais on pouvait se
+fier à l'habileté de l'orateur: admirablement maître de sa pensée et
+de sa parole, il avait mesuré d'avance jusqu'où il pouvait aller, et
+n'avait pas dépassé la limite qu'il s'était fixée. Le vote à mains
+levées donna une grande majorité au ministère. L'opposition, se
+sentant battue, n'avait pas osé demander le scrutin. Quelques jours
+après, l'ensemble de l'adresse fut voté par 248 voix contre 84. Le
+ministère ne s'était pas encore vu à la tête d'une majorité aussi
+nombreuse et aussi décidée.
+
+[Note 397: «La majorité, écrivait le duc de Broglie à son fils, est
+contente de manger un peu de l'Anglais, pourvu qu'on n'en mange que
+ce qu'on en peut digérer.» (_Documents inédits._)]
+
+L'opposition, qui sentait toute l'étendue de son échec, maugréait
+plus ou moins contre M. Thiers, auquel elle reprochait d'avoir voulu
+engager le combat sur un terrain aussi défavorable que celui des
+mariages espagnols. Le désappointement ne devait pas être moins vif
+à l'ambassade anglaise et au _Foreign office_. On y avait cru que la
+discussion entraînerait la chute du ministère; or, il se trouvait au
+contraire qu'elle avait tout à fait tourné à son avantage. M. Guizot
+se plaisait à mettre en lumière la déception de ses adversaires.
+«Voici, écrivait-il à ses agents près les cours de Vienne et de
+Berlin, l'erreur du cabinet anglais depuis six mois. Il a compté sur
+l'intimidation du Roi, des Chambres, du public. Il a espéré d'abord
+que le mariage Montpensier ne se ferait pas; puis, le mariage fait,
+qu'on ferait des concessions sur les choses, que la duchesse de
+Montpensier renoncerait à ses droits; puis qu'à défaut de concessions
+sur les choses, on en ferait sur les personnes, que M. Guizot serait
+sacrifié. De Paris, on a successivement écrit et promis tout cela à
+Londres. Cabinet anglais et opposition française ont l'un et l'autre
+mis tout leur jeu sur cette carte de l'intimidation à tous les degrés
+et sous toutes les formes. Ils se sont trompés[398].»
+
+[Note 398: Lettres à M. de Flahault, en date du 24 février 1847, et
+au marquis de Dalmatie, en date du 4 mars. (_Documents inédits._)]
+
+M. Thiers, craignant évidemment que lord Palmerston ne fût ainsi
+découragé de l'alliance contractée avec lui, s'empressa d'écrire
+à M. Panizzi; il lui affirma, en dépit des votes émis; que
+«l'immense majorité de la Chambre des députés déplorait la conduite
+de M. Guizot», qu'elle lui «reprochait son imprudente morgue et
+l'aveuglement avec lequel il s'était jeté dans le débat», et surtout
+il tâcha toujours de faire croire au gouvernement anglais qu'en
+poussant vigoureusement son attaque, il déterminerait Louis-Philippe
+à abandonner son ministre. «Le Roi, écrivait-il, est devenu fort
+douteux pour M. Guizot... Je suis certain de ce que je vous dis
+ici. Des confidences très sûrement informées ne m'ont laissé aucun
+doute à cet égard. Avant-hier, j'ai pu me convaincre d'un changement
+notable, par mes propres yeux. J'étais invité au spectacle de la cour
+avec sept ou huit cents personnes, par conséquent sans faveur aucune;
+mais j'ai reçu un accueil qu'on ne m'avait pas fait depuis bien des
+années, et c'est toujours ainsi quand on commence à s'ébranler[399].»
+Toutefois, lord Palmerston se lassait de prendre au sérieux ces
+assurances toujours démenties par l'événement. Il se rendait compte
+que le ministère était beaucoup plus solide que M. Thiers ne le
+disait. «Je crois M. Guizot aussi fort que jamais», écrivait-il peu
+après à lord Normanby[400]. À partir de cette époque, sans aucunement
+désarmer à l'égard du gouvernement français, il se montra beaucoup
+moins occupé de lier partie avec notre opposition. D'ailleurs, s'il
+eût trouvé un certain plaisir de vengeance à jeter par terre un
+ministre qui l'avait mortifié, et si, par ce motif, il avait associé
+volontiers ses ressentiments à ceux de M. Thiers, il ne consentait
+nullement à regarder l'avènement de ce dernier comme une satisfaction
+qui dût effacer ses griefs, dissiper ses méfiances et mettre fin au
+conflit: en réalité ce n'était pas à tel ministre, mais à la France
+qu'il en voulait. «Je ne vois vraiment pas, écrivait-il encore à
+lord Normanby, ce que nous gagnerions à un changement de cabinet
+en France. Nous pourrions avoir quelqu'un avec qui il serait plus
+agréable de traiter, à la parole duquel nous croirions davantage;
+mais le successeur, quel qu'il fût, serait dans son coeur aussi
+hostile à l'Angleterre; peut-être même jugerait-il plus nécessaire
+d'être raide, pour qu'on ne le crût pas moins disposé que M. Guizot à
+nous braver,--nous devrions plutôt dire à nous tromper,--dans ce qui
+regarde le mariage espagnol[401].»
+
+[Note 399: _The Life of sir Anthony Panizzi_, par Louis FAGAN.]
+
+[Note 400: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 299.]
+
+[Note 401: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 299.]
+
+
+VII
+
+J'ai déjà eu plusieurs fois occasion de noter les relations
+compromettantes de lord Normanby avec l'opposition française. Pendant
+son voyage à Paris, au mois de janvier 1847, M. Greville avait
+essayé, sans succès, de lui faire comprendre l'incorrection et le
+danger de sa conduite[402]. «Je laisse l'ambassade dans une situation
+pénible et fâcheuse, écrivait-il tristement en se remettant en route
+pour l'Angleterre. Normanby semble ne pas se soucier si l'on voit son
+intimité avec Thiers, et il n'en a d'aucune sorte avec Guizot...
+Thiers, ayant saisi Normanby dans ses griffes, ne le laissera pas
+aller aisément, et le ressentiment de Guizot ne sera guère apaisé;
+aussi ne vois-je aucune chance que de bons rapports puissent jamais
+être rétablis entre eux[403].» Il n'y avait pas là seulement, comme
+s'en plaignait M. Greville, un obstacle aux conversations cordiales
+qui eussent amené une détente; mais, dans une telle situation,
+le moindre incident pouvait dégénérer en un conflit aigu entre
+l'ambassadeur et le ministre. Cet incident naquit de la discussion de
+l'adresse.
+
+[Note 402: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 45 et 47.]
+
+[Note 403: _Ibid._, p. 49.]
+
+On se rappelle comment lord Palmerston avait publié dans son _Blue
+book_ deux dépêches de lord Normanby, rapportant deux conversations
+de M. Guizot, du 1er et du 25 septembre: dans l'une de ces dépêches,
+le ministre présentait le mariage de la Reine et celui de l'Infante
+comme ne devant pas se faire «en même temps»; dans l'autre, il
+avouait leur simultanéité, et, interpellé sur la déclaration
+contraire faite par lui précédemment, il s'en montrait fort
+embarrassé, essayait d'abord de la nier, puis prétendait l'expliquer
+en disant qu'en effet, dans la cérémonie, la Reine serait mariée
+la première. On n'a pas oublié non plus les accusations portées
+à ce propos, à Londres comme à Paris, contre M. Guizot. Celui-ci
+crut devoir y répondre dans son grand discours du 5 février. Il ne
+contesta aucunement avoir annoncé, le 1er septembre, à lord Normanby,
+que les mariages ne se feraient pas en même temps. «J'étais bien
+en droit de le dire, ajoutait-il;... car non seulement il n'était
+pas du tout décidé que les deux mariages se feraient simultanément;
+mais nous nous opposions encore, à ce moment, à la simultanéité.»
+Le ministre raconta ensuite comment, quelques jours plus tard, le
+4 septembre, le gouvernement français avait été amené, par les
+exigences de l'Espagne, à consentir cette simultanéité. «Je n'en ai
+pas averti l'ambassadeur d'Angleterre, continua M. Guizot, c'est
+vrai; je n'ai pas cru devoir l'avertir. J'aurais manqué aux plus
+simples conseils de la prudence, si, en présence d'une opposition
+qu'il m'avait déjà déclarée, j'avais été l'avertir moi-même du moment
+où il fallait qu'il agît contre nous.» Quant à la conversation que
+lui attribuait la dépêche du 25 septembre, M. Guizot fit d'abord
+observer qu'en recevant un ambassadeur et en répondant à ses
+questions, il n'entendait pas subir une sorte d'interrogatoire;
+qu'il ne devait lui dire que la vérité, mais qu'il s'expliquait
+seulement dans la mesure qui convenait à l'intérêt de son pays et
+de sa politique. Il rappela ensuite que tout compte rendu fait
+par un agent étranger d'une semblable conversation n'avait un
+caractère d'authenticité et d'irréfragabilité que s'il était soumis
+préalablement à celui dont on rapportait les paroles; que lord
+Normanby en avait usé ainsi pour l'entretien du 1er septembre; que,
+pour celui du 25 septembre, au contraire, cette communication n'avait
+pas été faite. Le ministre se croyait donc le droit de contester que
+son langage eût été exactement reproduit. «J'ose dire, déclarait-il,
+que si M. l'ambassadeur d'Angleterre m'avait fait l'honneur de me
+communiquer sa dépêche du 25 septembre, comme il m'avait communiqué
+celle du 1er, j'aurais parlé autrement et peut-être mieux qu'il ne
+m'a fait parler.» Fallait-il s'attendre qu'après avoir démenti un
+compte rendu inexact, M. Guizot en apportât un exact? Non, il ne s'y
+croyait pas tenu, et il préférait laisser une certaine obscurité sur
+une conversation dans laquelle, dès l'origine, il n'avait évidemment
+pas voulu ou pu être net. «Un seul mot, dit-il, sur le fond même de
+la dépêche. Le 25 septembre, Messieurs, toute la situation était
+changée: M. l'ambassadeur d'Angleterre m'apportait la protestation
+de son gouvernement contre le mariage de M. le duc de Montpensier.
+Cette protestation annonçait que le gouvernement anglais ferait tout
+ce qui dépendrait de lui pour empêcher ce mariage. Je recevais en
+même temps de Madrid des nouvelles tout à fait dans le même sens. Un
+grand effort intérieur et extérieur était fait contre le mariage,
+pour l'empêcher. Je me suis senti, le mot n'a rien de blessant pour
+personne, je me suis senti, après avoir reçu cette protestation, en
+face d'un adversaire, et je me suis conduit en conséquence, ne disant
+rien qui ne fût rigoureusement vrai, mais ne me croyant pas obligé à
+rien dire qui nuisît à ma cause ni à mon pays.»
+
+Lord Normanby n'était pas d'humeur à prendre en patience la leçon qui
+venait de lui être donnée. Il y vit une offense publique à relever
+immédiatement, et, dès le lendemain, 6 février, il adressa à lord
+Palmerston une dépêche rédigée _ab irato_, dans laquelle il disait:
+«Je répète, une fois pour toutes, et dans les termes les plus forts
+dont le langage soit susceptible, que le récit donné par moi est
+la traduction fidèle et littérale de chaque phrase et de chaque
+explication dont M. Guizot s'est servi dans la conversation que
+nous avons eue ensemble.» Lord Palmerston était trop au courant des
+usages diplomatiques pour ne pas savoir que lord Normanby s'était
+mis dans son tort en ne communiquant pas préalablement sa dépêche à
+M. Guizot, et que celui-ci était dans son droit en contestant, non
+la sincérité, mais l'exactitude du compte rendu[404]; il aurait donc
+dû calmer son agent. Mais empêcher une mauvaise querelle de naître,
+ce n'était ni dans les habitudes, ni surtout dans la disposition
+actuelle de lord Palmerston; il aima bien mieux s'y jeter lui-même,
+sans se demander ni ce qu'elle valait, ni où elle le conduirait, ni
+comment il pourrait en sortir. Il répondit à lord Normanby, le 11
+février: «Milord, votre dépêche du 6 courant m'est parvenue, et,
+en réponse à cette communication, j'ai à assurer Votre Excellence
+que le gouvernement de Sa Majesté a la plus parfaite confiance dans
+l'exactitude de vos rapports, et que rien de ce qui a été dit à la
+Chambre des députés, le 5 courant, ne peut en aucune façon ébranler
+la conviction du gouvernement de Sa Majesté que le récit, renfermé
+dans votre dépêche du 25 septembre dernier, de ce qui s'est passé
+dans la conversation entre vous et M. Guizot, est entièrement,
+rigoureusement conforme à la vérité.» Le jour même, avant que l'encre
+en fût séchée, il déposait cette réponse avec un extrait de la
+dépêche de lord Normanby, sur le bureau du Parlement[405].
+
+[Note 404: C'est ce que reconnaît formellement Bulwer, tout hostile
+qu'il soit à la France, dans cette affaire des mariages; il ne doute
+pas que ce ne soit au fond le sentiment de lord Palmerston. (BULWER,
+_The Life of Palmerston_, t. III, p. 283.)]
+
+[Note 405: Lord Palmerston écrivit à lord Normanby qu'il avait
+déposé seulement un extrait de sa dépêche (c'est l'extrait que nous
+citons plus haut), parce que certains passages étaient d'un ton trop
+batailleur (_too pugnacious_) pour l'état de l'opinion anglaise.
+(BULWER, t. III, p. 283.) On peut juger, par ce que Palmerston a
+conservé, de ce que devaient être les passages qu'il s'est cru obligé
+de retrancher.]
+
+Quelques heures après, tous les journaux publiaient les deux pièces.
+C'était précisément ce qu'avait voulu lord Palmerston. Il trouvait
+plaisir à dire tout haut qu'il tenait M. Guizot pour un menteur. «Le
+résultat, disait le _Morning Chronicle_, organe du _Foreign office_,
+est qu'à la face des deux nations, M. Guizot est regardé dans
+l'opinion publique comme un imposteur convaincu d'imposture. C'est
+une position qui n'est pas nouvelle pour lui et qu'il peut supporter
+avec une philosophique indifférence; mais certes il n'est personne en
+Angleterre, ayant la prétention d'être un _gentleman_, qui se décidât
+à la subir, et, s'il le faisait, il serait certainement frappé d'une
+déconsidération universelle.» Suivant leur habitude, les journaux de
+M. Thiers firent écho à ceux de lord Palmerston. Le _Constitutionnel_
+ne fut pas moins ardent que le _Morning Chronicle_ à accuser M.
+Guizot «d'avoir abusé, par de misérables équivoques, la loyauté de
+l'ambassadeur anglais»; il proclama que l'honneur de la France était
+intéressé à désavouer un ministre «menteur», et surtout il s'appliqua
+à grossir, à envenimer l'incident, toujours dans l'espoir d'en faire
+sortir une crise ministérielle; soulignant ce qui pouvait irriter
+de part et d'autre les amours-propres, il disait à lord Normanby:
+«Voyez comme M. Guizot s'est moqué de vous», et à M. Guizot: «Ne vous
+apercevez-vous pas que lord Normanby et lord Palmerston vous donnent
+un injurieux démenti?»
+
+La prétention de lord Normanby était que satisfaction publique lui
+fût donnée par M. Guizot, du haut de la tribune[406]. Le _Morning
+Chronicle_ invitait ironiquement le ministre français «à rassembler
+tout son courage moral» pour faire cette sorte d'amende honorable.
+Par cette exigence, on se flattait, ou d'imposer à M. Guizot la
+plus mortifiante des humiliations, ou d'obliger Louis-Philippe à
+se séparer de lui. Notre ministre, fort ennuyé de cette querelle
+qui venait compliquer inutilement une situation déjà si difficile,
+eût saisi volontiers toute occasion d'y mettre fin honorablement,
+et, si on le lui eût demandé avec politesse, il n'eût certainement
+pas refusé de déclarer qu'en contestant l'exactitude du compte
+rendu, il n'avait nullement entendu mettre en doute la bonne foi
+de l'ambassadeur[407]. Mais à une mise en demeure offensante et
+tapageuse, il estimait que sa dignité ne lui permettait pas de
+répondre. Il garda donc un silence froid. Même attitude dans la
+presse ministérielle. Le _Journal des Débats_, sans discuter avec les
+feuilles palmerstoniennes, se borna à signaler leurs emportements
+et à dénoncer le concours scandaleux que leur donnaient le
+_Constitutionnel_ et ses pareils.
+
+[Note 406: M. Désages écrivait à M. de Jarnac, le 15 février
+1847: «Normanby, appuyé par lord Palmerston, prétend exiger une
+satisfaction à la tribune française, M. Guizot se faisant interpeller
+par un compère.» (_Documents inédits._)]
+
+[Note 407: C'est encore M. Désages qui mandait à M. de Jarnac, le 11
+février 1847: «Tout cela est regrettable, car il y a bien assez de la
+difficulté au fond, sans qu'il soit besoin qu'elle se complique de
+questions personnelles... Un autre que lord Normanby, après avoir
+lu son _Moniteur_, aurait écrit quelques mots au ministre, qui lui
+aurait répondu par un certificat de loyauté, tout en maintenant qu'il
+y avait inexactitude dans la dépêche non communiquée, et tout eût été
+dit.» (_Documents inédits._)]
+
+Le chef du _Foreign office_ ne tarda pas à s'apercevoir qu'il n'y
+aurait pas moyen de triompher de cette résistance passive de M.
+Guizot; il commençait d'ailleurs,--nous l'avons déjà vu,--à se rendre
+compte que le ministère français était plus solide que M. Thiers
+ne le faisait croire à lord Normanby. Il invita donc ce dernier à
+changer de tactique. «Vous avez dit officiellement, lui écrivit-il
+le 17 février, que l'insinuation de Guizot n'était pas vraie; nous
+avons fait savoir à toute l'Europe que nous vous croyions et que
+nous ne le croyions pas. Que nous faut-il de plus?... Cela, nous
+avions le pouvoir de le faire. Mais nous n'avons pas le pouvoir de
+forcer M. Guizot à des excuses. C'est pourquoi il vaut mieux ne
+pas nous exposer, en les demandant, à être obligés de nous retirer
+avec un refus. Il n'y a pas de raison pour que vous et lui ne
+continuiez pas à faire les affaires ensemble comme par le passé,
+et la meilleure ligne à suivre pour vous, c'est de déclarer que la
+publication des dernières dépêches et les sentiments unanimes du
+Parlement sur ce sujet vous laissent en bonne situation, et que ni
+votre gouvernement ni le Parlement ne demandent que leur opinion
+soit confirmée par aucun aveu de Guizot[408].» En même temps, lord
+Palmerston informait, à plusieurs reprises, M. de Sainte-Aulaire,
+notre ambassadeur à Londres, qu'il donnait pleinement raison à lord
+Normanby; que celui-ci serait maintenu à son poste; que si on lui
+rendait impossible de traiter les affaires et si on l'obligeait
+ainsi à quitter Paris, il ne serait pas remplacé; que l'ambassade
+serait alors gérée par un chargé d'affaires, et que les rapports
+diplomatiques seraient mis sur le même pied que ceux de la France et
+de la Russie. Il faisait en sorte que cette dernière éventualité ne
+fût pas ignorée de Louis-Philippe[409].
+
+[Note 408: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 287, 288.]
+
+[Note 409: BULWER, t. III, p. 292, 293, 294.]
+
+Une telle situation ne pouvait se prolonger sans péril. À Londres
+même, les esprits les plus posés estimaient qu'en cet état, «la
+moindre difficulté pouvait produire une explosion et amener la
+guerre[410]». Comment sortir de là? Il n'y avait pas à compter sur
+la sagesse de lord Normanby; mais restaient les chances que devait
+nous donner sa maladresse passionnée. Elles ne nous firent pas
+défaut. Lady Normanby avait annoncé l'intention de donner un bal le
+19 février; dans les bureaux de l'ambassade, on copia, sans y faire
+attention, les listes des précédentes réceptions, et l'on adressa par
+suite une invitation à M. Guizot. Quand lord Normanby s'en aperçut,
+il craignit que cette démarche ne fût regardée comme une sorte
+d'avance conciliante à laquelle il n'eût pas voulu se prêter, et il
+fit informer M. Guizot que l'invitation lui avait été envoyée par
+méprise, ou, comme il disait, «par le _mépris_ de son secrétaire». Ce
+ne fut pas tout: sous prétexte de rectifier les récits de certains
+journaux, l'ambassadeur fit insérer dans le _Galignani's Messenger_
+une note ainsi conçue: «La vérité semble être qu'une invitation
+avait été envoyée par erreur à M. Guizot, et que celui-ci en a été
+informé; mais il est également vrai, croyons-nous, que M. Guizot en
+a été instruit d'une manière indirecte et sans aucune circonstance
+pouvant lui donner sujet de s'offenser.» Le scandale fut grand. Le
+jour du bal, aucun membre de la cour, du ministère ou de la majorité
+des Chambres ne parut à l'ambassade. Par contre, les députés de
+l'opposition se donnèrent le mot d'ordre d'y aller, pour témoigner
+en faveur de leur allié; on y vit aussi un certain nombre de
+légitimistes auxquels lord Normanby, effrayé du vide qui menaçait de
+se faire dans ses salons, avait envoyé des invitations à la dernière
+heure. Le même soir, il y eut réception au ministère des affaires
+étrangères: l'affluence y fut énorme.
+
+[Note 410: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 60.]
+
+Aux yeux de tous les juges désintéressés, l'ambassadeur d'Angleterre,
+par ce dernier incident, avait mis décidément les torts de son côté.
+«Sa position est insoutenable en France», écrivait de loin M. de
+Metternich[411]. M. Désages, naguère un peu inquiet du conflit où
+se trouvait engagé son ministre, mandait, plus rassuré, à M. de
+Jarnac: «En définitive, lord Normanby est aujourd'hui, je crois,
+plus embarrassé qu'embarrassant[412].» Les Anglais n'étaient pas
+les derniers à se rendre compte de la situation mauvaise où s'était
+mis leur ambassadeur. Dès l'origine, beaucoup d'entre eux avaient
+vu avec déplaisir cette querelle personnelle venant compliquer un
+différend politique dont on commençait à être las[413]. Ce sentiment
+devint plus vif encore après la sotte histoire du bal. M. Greville
+constatait, le 23 février, que l'impression de dégoût et d'inquiétude
+était générale, sauf peut-être chez lord Palmerston. «Rien n'est plus
+déplorable que l'état de l'affaire, ajoutait-il, et Normanby semble
+entièrement inconscient de la pauvre figure qu'il fait[414].» Le
+_Times_ exprimait le mécontentement du public.
+
+[Note 411: Lettre à Apponyi, du 25 février 1847. (_Mémoires de M. de
+Metternich_, t. VII, p. 328.)]
+
+[Note 412: Lettre du 18 février 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 413: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 55, 56,
+57.]
+
+[Note 414: _Ibid._, p. 60, 61.]
+
+Émus de ce mouvement d'opinion, plusieurs des membres du cabinet
+britannique commencèrent à sortir un peu de l'inertie qui d'ordinaire
+leur faisait laisser le champ libre à lord Palmerston; ils se
+préoccupèrent de contenir leur collègue et de mettre au plus vite fin
+à la querelle. Mais, pendant qu'ils s'agitaient et tâtonnaient dans
+ce dessein, le chef du _Foreign office_, sans les consulter, sans
+même avertir son premier ministre, lord John Russell, qui pourtant
+dînait chez lui le jour même, fit auprès de M. de Sainte-Aulaire une
+démarche violente qui aggravait singulièrement le conflit et qui
+dépassait ce que lui-même, quelques jours auparavant, regardait comme
+possible; il déclara à l'ambassadeur de France que «si lord Normanby
+ne recevait pas une réparation immédiate et satisfaisante, les
+relations diplomatiques entre les deux pays seraient interrompues».
+Lord Clarendon, informé de ce fait par quelqu'un qui venait de voir
+M. de Sainte-Aulaire, alla aussitôt trouver lord John Russell: «Que
+diriez-vous, lui demanda-t-il, si Palmerston avisait Sainte-Aulaire
+qu'à moins d'une réparation offerte à Normanby, toute relation entre
+la France et l'Angleterre cesserait?--Oh! non, dit lord John, il
+ne ferait pas cela. Je ne pense pas qu'une telle affaire soit à
+craindre.--Mais il l'a fait, dit Clarendon, la communication a eu
+lieu, et la seule question est de savoir si Sainte-Aulaire en a ou
+n'en a pas averti son gouvernement.» Cette fois, lord John Russell,
+en dépit de la confiance qu'il affectait de témoigner à Palmerston,
+s'alarma. Sans prendre le temps d'avertir ce dernier, il écrivit
+instantanément à M. de Sainte Aulaire, et lui demanda de ne pas
+transmettre à son gouvernement la communication qui lui avait été
+faite. Cet avis arriva à temps; la dépêche n'était pas encore partie.
+Lord John Russell vit ensuite lord Palmerston; lui parla-t-il avec
+plus de fermeté qu'à l'ordinaire? ou bien le trouva-t-il plus docile
+et plus humble, par conscience de ses torts? toujours est-il que le
+chef du _Foreign office_, sans paraître se formaliser d'avoir vu sa
+communication contremandée en dehors de lui, se soumit, au moins
+pour le moment, sauf à reprendre sa politique querelleuse plus tard,
+lorsqu'il serait moins surveillé et contenu[415].
+
+[Note 415: Ce curieux incident est raconté en détail par M. Greville,
+qui y fut mêlé d'assez près. «_The Greville Memoirs, second part_,
+t. III, p. 61 à 64.»--Voir aussi Spencer WALPOLE, _The Life of lord
+John Russell_, t. II, p. 7 et 8.--M. Greville note ce qu'il y eut
+d'assez peu fier dans cette évolution de Palmerston. «Celui-ci,
+dit-il, est surpris, déjoué au moment où, de sa propre autorité, à
+l'insu de ses collègues, il faisait cette démarche grave et violente:
+il devrait être mortifié, et jusqu'à un certain point il pourrait se
+croire déshonoré. Voir sa communication contremandée à son insu par
+le premier ministre est une sorte d'affront que tout homme d'honneur
+ressentirait. Mais il est trop dans son tort pour le ressentir, et
+il se soumet.» M. Greville n'est pas moins sévère pour la faiblesse
+du premier ministre, intervenant dans ce cas particulier, mais ne
+sachant pas établir son autorité d'une façon permanente.]
+
+Cette nouvelle manière d'être de lord Palmerston se manifesta dans
+une lettre qu'il écrivit, le 23 février, à lord Normanby. «Nous
+sommes très anxieux, lui mandait-il, d'apprendre que les différends
+entre vous et Guizot ont été arrangés d'une façon ou d'une autre...
+Le public ici commence à s'inquiéter de ces affaires. Il ne
+comprend pas bien l'importance qu'ont à Paris des choses qui n'en
+auraient pas autant ici; et il craint que des différends personnels
+n'aient une influence fâcheuse sur les différends nationaux qui les
+ont produits. Vous savez combien ici le public est sensitif sur
+tout sujet qu'il suppose conduire à la guerre... Un arrangement
+est donc très souhaitable, et plus que vous ne pouvez vous en
+apercevoir à Paris.» Le ministre rappelait à son agent que, dans un
+conflit entre un premier ministre et un ambassadeur, ce dernier est
+toujours le plus faible. Il ne lui cachait pas d'ailleurs que tout
+le monde lui donnait tort dans l'affaire du bal, et que du moment où
+l'invitation avait été envoyée, même par erreur, elle n'aurait pas
+dû être retirée. «Le seul point, disait-il en terminant, sur lequel
+quelque chose comme une réparation soit nécessaire, est ce que Guizot
+a dit à la Chambre. À vous parler vrai, cela n'a pas été regardé
+ici comme aussi offensant qu'on semble l'avoir considéré à Paris.
+Sainte-Aulaire dit que Guizot lui assure n'avoir eu aucune intention
+de contester votre véracité. Le meilleur arrangement eût été qu'il
+donnât cette assurance à la tribune, en réponse à une question posée
+par quelque député. Mais probablement le temps est passé où cela
+aurait pu se faire. Ne pourrait-il pas vous le dire en présence
+du Roi intervenant comme pacificateur? Il ne déplairait peut-être
+pas au Roi de jouer ce rôle. Ou bien Guizot pourrait-il dire cela
+au Roi, qui vous le répéterait? Ou bien pourrait-il faire cette
+déclaration à Apponyi, avec mission de vous la rapporter? Tous ces
+moyens seraient, je pense, possibles. Mais il est très désirable que
+l'affaire soit arrangée[416].»
+
+[Note 416: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 294 à 296.]
+
+Une telle lettre, si peu en harmonie avec ce qui lui avait été écrit
+jusqu'alors du _Foreign office_, était faite pour surprendre et
+désappointer lord Normanby. En tout cas, il dut se dire que du moment
+où lord Palmerston lui-même voyait ainsi les choses, il n'avait plus
+qu'à s'exécuter. Il se résigna donc, fort tristement et la tête
+basse, à aller trouver le comte Apponyi, l'informa qu'il était prêt
+à prendre envers le ministre français l'initiative d'une démarche de
+conciliation et le pria de s'interposer. M. Guizot, de son côté, ne
+demandait qu'à mettre fin à cette querelle personnelle; il accueillit
+bien ces ouvertures, insistant seulement pour qu'il fût bien établi
+que lord Normanby faisait les premiers pas. Suivant un programme
+convenu à l'avance, l'ambassadeur d'Angleterre chargea le comte
+Apponyi d'exprimer à M. Guizot ses regrets, au sujet de l'invitation
+retirée; en réponse, M. Guizot déclara au même intermédiaire n'avoir
+point eu l'intention, dans son discours à la Chambre, d'inculper la
+bonne foi et la véracité de l'ambassadeur; puis, le 27 février, tous
+deux se rencontrèrent chez le comte Apponyi et se serrèrent la main.
+«Messieurs, leur dit l'ambassadeur d'Autriche, je suis charmé de vous
+voir réunis chez moi, et je vous remercie de la confiance dont vous
+m'avez honoré l'un et l'autre.» M. Guizot, se tournant vers lord
+Normanby, lui tint ce langage: «Mylord, après ce que M. l'ambassadeur
+d'Autriche m'a fait l'honneur de me dire de votre part et ce que je
+lui ai répondu, ce qui conviendra le mieux, je pense, à vous comme
+à moi, c'est que nous n'en parlions plus.--Certainement», répondit
+l'ambassadeur. Ils s'assirent, causèrent du froid, du vent d'est, des
+travaux des Chambres, de l'Irlande, des emprunts, du maïs, des pommes
+de terre. Au bout de dix minutes, M. Guizot se retira[417]. Une note
+sommaire fit connaître au public les conditions du rapprochement. Peu
+de jours après, lord Normanby vint entretenir M. Guizot de l'affaire
+de la Plata, et le ministre dîna à l'ambassade. Les relations étaient
+rétablies, du moins en apparence.
+
+[Note 417: Tous ces détails sont rapportés par M. Guizot dans une
+lettre particulière du 4 mars 1847, adressée au marquis de Dalmatie,
+ministre à Berlin. (_Documents inédits._)]
+
+À Paris, les amis de M. Guizot trouvèrent, non sans raison, que
+l'affaire s'était terminée à son avantage[418]. À Londres, on ne
+put s'empêcher de remarquer combien la conclusion était différente
+des prétentions premières de lord Normanby. «Celui-ci, écrivait
+lord Howden, a été comme le mois de mars, arrivant comme un lion et
+s'en allant comme un agneau.» M. Greville déclarait que «la fin de
+cette triste querelle avait répondu au commencement, et que rien
+n'était plus misérable que la réconciliation[419]». Lord Normanby
+avait conscience de la figure un peu piteuse qu'il faisait; aussi
+les lettres qu'il écrivait à Londres étaient-elles pleines de
+récriminations contre son gouvernement qui ne l'avait pas soutenu,
+contre ses amis «plus que candides», qui s'étaient effarouchés de sa
+conduite[420]. Lord Palmerston tâcha de le consoler. «Je ne suis pas
+surpris, lui mandait-il, que vous soyez ennuyé de la _candeur_ de
+nos amis communs; mais c'est un mal inséparable de la vie publique...
+La tendance des meilleurs amis est toujours de penser qu'on a
+trop fait quand il s'élève des difficultés par suite de ce qui a
+été fait, ou, au contraire, qu'on a trop peu tenté quand il s'élève
+des difficultés par suite de ce qui a été omis... C'est toutefois
+le devoir de ceux qui ont charge de diriger un service, de soutenir
+leurs collaborateurs au milieu des difficultés auxquelles ils peuvent
+être exposés. Et soyez assuré que je ferai toujours ainsi. C'est
+pour moi la condition _sine qua non_ de la coopération qu'on peut
+attendre d'hommes d'honneur[421].» Lord Normanby pardonna-t-il à
+ceux de ses amis qui l'avaient abandonné? En tout cas, il ne devait
+jamais pardonner à M. Guizot l'avantage que celui-ci avait eu sur lui
+en cette affaire. Jusqu'à la révolution de Février, il restera, plus
+que jamais, en connivence active avec notre opposition, et telle sera
+sa conduite que les Anglais pourront l'accuser d'avoir contribué au
+renversement de la monarchie de Juillet[422].
+
+[Note 418: _Journal inédit de M. de Viel-Castel._]
+
+[Note 419: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 66.]
+
+[Note 420: _Ibid._, p. 66 à 68.--M. Greville note avec stupéfaction
+que Normanby, dans ses lettres, se défendait d'avoir été en
+communication avec l'opposition française, et notamment avec M.
+Thiers. «C'est réellement incroyable, ajoutait M. Greville, qu'il
+puisse s'abuser jusqu'à ce point et qu'il s'imagine tromper les
+autres.»]
+
+[Note 421: Lettre du 5 mars 1847. (BULWER, _The Life of Palmerston_,
+t. III, p. 297, 298.)]
+
+[Note 422: C'est ce que dit l'éditeur des Mémoires de Greville, M.
+Reeve (_The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 72, note de
+l'éditeur).]
+
+
+VIII
+
+Si occupé que fût lord Palmerston de ce qui se passait en France, et
+de la campagne qu'il y menait avec le concours de notre opposition,
+il ne perdait pas de vue le reste de l'Europe et ne cessait pas
+d'agir auprès des autres puissances. On sait quels efforts il avait
+faits, dès le début du conflit, pour mettre dans son jeu l'Autriche,
+la Prusse et la Russie. Il les avait d'abord invitées, en septembre
+1846, à protester avec lui contre le mariage annoncé et non encore
+célébré de l'Infante; le fait accompli, il les avait pressées,
+en octobre et novembre, de déclarer, dans un protocole signé à
+quatre, que les enfants à naître de cette union seraient déchus de
+leurs droits successoraux, à la couronne d'Espagne; chaque fois il
+avait échoué. Non découragé par ce double insuccès, il revint à la
+charge en janvier 1847. Sa prétention, toujours la même au fond, se
+faisait plus modeste dans la forme. Il demandait que chacune des
+trois cours lui donnât séparément son avis sur les droits éventuels
+des descendants de l'Infante. Cet avis, il l'avait déjà obtenu,
+à peu près tel qu'il le désirait, du gouvernement de Berlin, en
+octobre 1846. Ne pouvait-on décider les cabinets de Vienne et de
+Saint-Pétersbourg à en faire autant? Sans doute, cette demande était
+assez anormale; il n'est guère dans l'usage des chancelleries de
+se prononcer ainsi, par voie de consultation doctrinale, sur des
+hypothèses qui ne se réaliseront peut-être pas. Mais, à entendre
+le ministre anglais, cette mesure préventive n'avait pas pour but
+de commencer la bataille avant l'heure; elle devait, au contraire,
+assurer le maintien de la paix; le gouvernement français, averti
+à l'avance des dangers auxquels l'exposerait telle éventualité,
+s'arrangerait pour qu'elle ne se réalisât pas. Lord Palmerston
+donnait, en outre, à entendre, pour amadouer les trois cours,
+qu'elles serviraient par là les intérêts du comte de Montemolin, et
+il se répandait en éloges de ce prince, déclarant que, «s'il l'avait
+connu plus tôt, il se serait conduit autrement[423]».
+
+[Note 423: Lettres diverses, adressées à M. Guizot, en janvier 1847,
+par le comte de Flahault, ambassadeur à Vienne, et par le marquis de
+Dalmatie, ministre à Berlin. (_Documents inédits._)]
+
+Comme j'ai déjà eu l'occasion de le faire remarquer, la clef de la
+situation était à Vienne. Lord Ponsonby s'y démenait avec un zèle
+passionné. En toutes circonstances, il trahissait son animosité
+contre la France et ne prenait même pas la peine de la cacher à
+notre ambassadeur, le comte de Flahault, bien qu'il fût avec lui en
+bons rapports personnels. Ce dernier écrivait à M. Guizot, le 22
+janvier 1847: «Ponsonby me disait l'autre jour que le discours de
+la Reine contiendrait un paragraphe fort sévère sur les mariages
+espagnols[424], que la guerre était très probable; que, du reste,
+lors même que cette difficulté ne se fût pas élevée, il s'en
+serait présenté d'autres qui auraient eu les mêmes conséquences;
+que la France et l'Angleterre étaient comme deux belles dames
+qui se rencontrent dans un salon; elles se font la révérence, se
+disent des politesses, mais sont toujours prêtes, à la première
+occasion, à se prendre aux cheveux (_pull on another's cap_)[425].»
+En même temps, pour gagner les bonnes grâces de M. de Metternich,
+lord Ponsonby affectait d'entrer dans toutes ses idées, même les
+plus rétrogrades[426]. Le chancelier, visiblement flatté d'être
+ainsi courtisé, trouvait toutes sortes de qualités à l'ambassadeur
+d'Angleterre[427].
+
+[Note 424: On sait que le discours de la Reine fut tout différent de
+ce qu'annonçait lord Ponsonby.]
+
+[Note 425: _Documents inédits._]
+
+[Note 426: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 22 janvier
+1847.--M. Greville notait sur son journal: «Ponsonby fait tout ce
+qu'il peut à Vienne et y tient le langage le plus despotique.» (_The
+Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 64.)]
+
+[Note 427: M. de Metternich décernait à lord Ponsonby l'éloge qu'il
+réservait à ses meilleurs amis; il l'appelait un «brave homme».
+(Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 21 janvier 1847.
+_Documents inédits._)]
+
+Le gouvernement français, informé du mouvement que se donnait
+la diplomatie anglaise à Vienne, ne laissait pas que d'en être
+préoccupé[428]. De son côté, il n'était pas inactif. Il chargeait
+M. Giraud, légiste et historien distingué, de faire, sur le _Traité
+d'Utrecht_, un livre qui était la réfutation savante de la thèse
+anglaise: ce livre, traduit aussitôt en allemand, fut envoyé aux
+diverses chancelleries. Et surtout il ne se lassait pas, dans ses
+lettres à M. de Flahault, de développer les idées qu'il lui avait
+indiquées dès le début et qu'il savait être de nature à faire le plus
+d'impression sur M. de Metternich. «La France, lui écrivait-il, a
+besoin que l'Espagne soit pacifiée, monarchique et conservatrice. La
+France veut être tranquille de ce côté. À cette condition seulement,
+elle peut employer sur d'autres points son influence pour le maintien
+des mêmes principes. L'Autriche, surtout, a besoin que la France
+continue à soutenir la politique de conservation. Elle a besoin du
+concours, de l'action morale de la France, en Italie, en Suisse.
+Ressusciter à notre porte, en Espagne, l'état révolutionnaire, c'est
+ôter à la France non seulement tout moyen, mais peut-être toute envie
+de persévérer ailleurs dans cette politique. Si le désordre renaît
+en Espagne, il peut naître en Italie. Est-ce l'Angleterre qui y
+portera remède? N'est-ce pas la France, la France seule, qui le peut
+et le veut aujourd'hui? Le prince de Metternich mettra-t-il en jeu
+le repos de l'Europe, pour servir la rancune de lord Palmerston?» M.
+Guizot ajoutait, dans une autre lettre, quelques semaines plus tard:
+«Lord Palmerston est voué à la politique remuante et révolutionnaire.
+C'est son caractère: c'est aussi sa situation. Partout ou à peu près
+partout, il prend l'esprit d'opposition et de révolution pour point
+d'appui et pour levier. M. de Metternich sait, à coup sûr, aussi
+bien que moi, à quel point, en Portugal, en Espagne, en Grèce, lord
+Palmerston est déjà engagé dans ce sens-là. Nous, au contraire, nous
+sommes de plus en plus conduits, par nos intérêts intérieurs et
+extérieurs bien entendus, à nous appuyer sur l'esprit d'ordre, de
+gouvernement régulier et de conservation[429].»
+
+[Note 428: M. de Flahault rapportait à M. Guizot des conversations de
+M. de Metternich, qui ne semblaient pas toujours rassurantes. (Lettre
+du 21 janvier 1847. _Documents inédits._) Notre diplomatie se rendait
+compte d'ailleurs des raisons qui pouvaient porter le chancelier à
+prêter l'oreille aux ouvertures de l'Angleterre. Un peu plus tard, M.
+de Flahault résumait ainsi ces raisons: «Il ne faut pas oublier que
+l'Angleterre est une ancienne amie que la politique autrichienne est
+disposée à suivre, et que la négation des droits de Mme la duchesse
+de Montpensier se trouve dans le principe qui règle la conduite de la
+cour de Vienne, et qu'elle pourrait tendre au rétablissement de la
+Pragmatique de Philippe V et à celui de la branche masculine dans la
+personne du comte de Montemolin, si la reine Isabelle vient à décéder
+sans enfants. Tout cela est fort tentant.» (Lettre à M. Guizot, du 9
+mars 1847. _Documents inédits._)]
+
+[Note 429: Lettres du 1er et du 24 février 1847. (_Documents
+inédits._)]
+
+En présence des événements chaque jour plus graves de Suisse et
+d'Italie, de semblables considérations paraissaient décisives à M.
+de Metternich. Aussi, tout en témoignant beaucoup d'amitié à lord
+Ponsonby, le chancelier ne se laissait-il pas ébranler par ses
+instances, ni attirer hors du terrain où il avait pris possession
+dès le début. Le 19 janvier 1847, lord Palmerston lui avait demandé,
+dans une note officielle, «de vouloir bien s'expliquer sur la
+valeur qu'il reconnaissait aux traités de 1713, 1715 et 1725 et
+à leurs annexes, et de vouloir bien déclarer si, en vertu de ces
+différents actes et en conséquence de son mariage avec le duc de
+Montpensier, l'Infante et ses descendants n'avaient pas perdu leurs
+droits à la succession de la couronne d'Espagne». M. de Metternich
+répondit, le 23 janvier, également par une note. Il commençait par
+y établir «que l'attitude prise par la Cour impériale prouvait
+qu'elle reconnaissait la validité de tous les actes cités dans la
+note anglaise et particulièrement de celui qui en est le complément
+et le moyen d'exécution, la Pragmatique de Philippe V, établissant,
+en Espagne, la succession masculine; que, sans l'abolition de cette
+Pragmatique, le mariage de l'Infante avec M. le duc de Montpensier
+eût été un événement sans importance; que, quant aux enfants nés de
+ce mariage, ils ne pourraient élever de prétentions à la couronne
+qu'en vertu du droit paternel ou maternel; que le droit paternel ne
+saurait exister, le chef de la branche d'Orléans y ayant renoncé pour
+lui et ses descendants; que le droit maternel ne saurait exister
+aux yeux des puissances qui n'avaient pas reconnu le testament
+de Ferdinand VII, maintenaient la validité de la Pragmatique de
+Philippe V et ne reconnaissaient pas par conséquent les droits de
+l'Infante[430]». Cette réponse n'était pas pour satisfaire lord
+Palmerston; il ne pouvait s'armer contre nous d'un avis qui tendait à
+contester le droit de la reine Isabelle elle-même. Ce qu'il lui eût
+fallu, ce n'était pas une déclaration d'incapacité générale fondée
+sur l'exclusion de toute succession féminine, mais une déclaration
+d'incapacité spéciale fondée, sur le mariage de l'Infante avec le
+duc de Montpensier. Sur le moment, le gouvernement français ne
+connut ni la note de lord Palmerston, ni la réponse du cabinet de
+Vienne. Mais, dans la seconde moitié de février, M. de Metternich,
+voulant nous donner «une marque de sa confiance» et un gage de ses
+bonnes dispositions, se décida à nous communiquer, «sous le sceau du
+secret», les notes échangées; il eut soin de faire ressortir que, par
+sa réponse, il avait refusé de se placer sur le terrain où l'appelait
+lord Palmerston, qu'il avait «pris position _à côté_ de la question
+irritante», et il se dit résolu à «maintenir cette attitude[431]».
+Notre gouvernement n'en demandait pas davantage.
+
+[Note 430: J'ai trouvé ce résumé de la note anglaise et de la note
+autrichienne dans une lettre particulière de M. de Flahault à M.
+Guizot, en date du 19 février 1847. M. de Flahault tenait ces
+renseignements de M. de Metternich. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 431: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 19 février
+1847. (_Documents inédits._) Voir aussi deux dépêches de M. de
+Metternich au comte Apponyi, du 25 février 1847. (_Mémoires de M. de
+Metternich_, t. VII, p. 383 à 388.)]
+
+Lord Ponsonby, cependant, n'abandonnait pas la partie. Sa fiévreuse
+activité tenait sans cesse en éveil la diplomatie française, et
+celle-ci se demandait parfois s'il ne parviendrait pas à faire
+tomber M. de Metternich dans quelque piège. Un jour, par exemple,
+vers la fin de février, il vint dire au chancelier: «Auriez-vous
+objection à répondre par oui ou par non à la question suivante?»
+Et alors, tirant de sa poche un petit papier, il commença à lire:
+«Voulez-vous concourir à la déclaration...» Ici, le prince l'arrêta
+et lui demanda: «Qu'entendez-vous par _déclaration_? Est-ce une
+déclaration faite en commun ou que chacun fera de son côté?»--«Vous
+avez raison, répliqua Ponsonby; effaçons _déclaration_ et mettons
+_opinion_. Partagez-vous l'opinion que les descendants du duc de
+Montpensier et de l'Infante n'ont pas de droits à hériter de la
+couronne d'Espagne?»--«Oui», répondit le chancelier[432]. On voit
+tout de suite quelle avait été la manoeuvre de l'ambassadeur,
+en demandant qu'il fût répondu par oui ou par non. Si M. de
+Metternich eût motivé son _oui_, on eût vu qu'il était fondé non
+sur la prétendue incapacité que la diplomatie britannique faisait
+résulter du mariage avec le duc de Montpensier, mais sur l'exclusion
+générale de toute succession féminine; c'est ce qui avait été dit
+expressément dans la note du 23 janvier. Le _oui_ non motivé prêtait
+à l'équivoque. Quand M. de Metternich raconta cette conversation à
+M. de Flahault, celui-ci signala, non sans émotion, le parti que la
+diplomatie anglaise pouvait en tirer. Le chancelier le rassura; il
+protesta, à plusieurs reprises, qu'il ne se laisserait pas jouer,
+que son _oui_ ne changeait rien à l'attitude prise par lui dans la
+note du 23 janvier, que, si le cabinet de Londres voulait en abuser,
+il lui opposerait un démenti et renouvellerait ses déclarations
+antérieures[433]. Ces assurances finirent par dissiper entièrement
+les inquiétudes, un moment assez vives, de M. de Flahault. «Je
+crois, écrivit-il, le 5 mars, à M. Guizot, le prince de Metternich
+aujourd'hui décidé à ne pas sortir de l'attitude qu'il a prise dans
+la question espagnole; mais j'ai eu quelques moments d'anxiété.» Et
+dans une autre lettre, en date du 9 mars, après avoir rappelé les
+rédactions plus «astucieuses» les unes que les autres, présentées
+par lord Ponsonby, pour écarter la duchesse de Montpensier et ses
+enfants, il ajoutait: «Il faut en convenir, il m'a fait passer par de
+rudes moments[434].»
+
+[Note 432: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 24 février 1847.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 433: Lettres de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 24
+février et du 18 mars 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 434: _Documents inédits._]
+
+Lord Palmerston fut-il averti des dispositions de M. de Metternich?
+Toujours est-il qu'il ne chercha pas à exploiter le _oui_ obtenu par
+son ambassadeur. Bien au contraire, il envoya à ce dernier une lettre
+où il constatait que décidément le cabinet de Vienne ne voulait
+pas se réunir au gouvernement anglais dans l'affaire du mariage;
+«s'il en est ainsi, ajoutait-il, non sans dépit, il faudra bien
+s'en passer[435]». Quelques jours auparavant, il écrivait à lord
+Normanby: «Nous devons, je suppose, regarder Metternich comme étant
+passé maintenant tout à fait du côté de la France[436].» De son côté,
+M. de Metternich était décidé à ne plus accepter de conversations
+sur ce sujet. Il écrivait à ce propos, le 19 avril 1847, au comte
+Apponyi: «Je sais tirer une ligne entre les questions qui, pour
+nous, sont tranchées et celles qui ne le sont pas. Lord Palmerston
+voudrait nous engager dans une discussion dont nous ne voulons pas.
+Nous avons clairement défini et énoncé notre attitude, et nous
+entendons n'y rien changer. Lord Palmerston a dit à lord Ponsonby
+_qu'avec le cabinet autrichien il n'y a rien à faire; qu'il fallait
+donc s'en passer_. La question ainsi posée, ce n'est pas à nous qu'il
+appartiendrait d'y revenir[437].»
+
+[Note 435: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 4 avril 1847.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 436: Lettre du 26 mars 1847. (BULWER, _The Life of Palmerston_,
+t. III, p. 302.)]
+
+[Note 437: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 394, 395.]
+
+La diplomatie britannique était-elle plus heureuse à Berlin? Là,
+sans doute, on continuait à être mal disposé pour la monarchie de
+Juillet; le ministre des affaires étrangères, M. de Canitz, dans ses
+conversations, tenait, sur la question espagnole, un langage qui,
+trop souvent, était de nature à ne pas nous satisfaire; de Londres
+et de Paris, MM. de Bunsen et d'Arnim pressaient plus vivement que
+jamais leur gouvernement de s'unir à l'Angleterre[438]; les journaux
+prussiens étaient fort aigres sur la France; mais, pas plus qu'en
+octobre et en novembre, Frédéric-Guillaume IV ne se décidait à
+prendre nettement parti. Il eût évidemment moins hésité à marcher
+avec l'Angleterre, si l'Autriche se fût déterminée à le suivre dans
+cette voie: il essaya de l'entraîner. Le 6 mars 1847, le baron de
+Canitz adressa à Vienne une longue communication où il exprimait, au
+nom de son maître, le désir non seulement qu'il y eût une entente
+parfaite entre les deux cours allemandes, mais que cette entente fût
+rendue plus manifeste aux yeux de toute l'Europe; puis, examinant,
+à ce point de vue, la conduite à suivre par ces deux cours envers
+les autres puissances, il se montrait partial pour l'Angleterre et
+peu favorable à la France. M. de Metternich, dans sa réponse, se
+proclama non moins désireux de maintenir l'accord de l'Autriche et de
+la Prusse: seulement, jetant à son tour un regard sur les positions
+prises par les deux puissances occidentales, il marqua sa préférence
+pour la France qui lui paraissait actuellement moins engagée dans
+la politique révolutionnaire: «Elle soutient, dit-il en résumé, les
+principes conservateurs en Suisse, en Italie, en Espagne, et, sur ces
+points, c'est avec elle que les trois puissances de l'Est peuvent
+s'entendre; l'Angleterre, au contraire, cherche à y faire prévaloir
+le radicalisme le plus avancé[439].»
+
+[Note 438: M. de Metternich écrivait au comte Apponyi, le 25 février
+1847: «Le mouvement que se donne le baron d'Arnim pour aider à
+envenimer la situation est digne de son esprit et de son caractère.»
+(_Mémoires_, t. VII, p. 327.) Causant avec M. de Flahault, M. de
+Metternich traitait Bunsen d'«âme damnée de lord Palmerston». (Lettre
+de M. de Flahault à M. Guizot, du 18 mars 1847. _Documents inédits._)]
+
+[Note 439: M. de Flahault avait été informé par M. de Metternich de
+l'existence de ces deux dépêches. (Lettre de M. de Flahault à M.
+Guizot, du 18 mars 1847. _Documents inédits._)]
+
+Avant même d'être informé par M. de Metternich de cette tentative du
+cabinet prussien, M. Guizot, impatienté de l'hostilité sourde qui
+se perpétuait à Berlin, s'était décidé à y parler plus haut et plus
+ferme qu'il n'avait fait jusqu'alors. Il adressa, le 8 mars 1847,
+au marquis de Dalmatie, une lettre où il appréciait sévèrement la
+conduite de la Prusse et expliquait comment cette conduite obligeait
+la France à se montrer «réservée et même un peu froide». «Grâce à
+Dieu, disait-il, nous avons, dans notre politique extérieure, les
+mains assez fortes et assez libres pour ne nous montrer bienveillants
+que là où nous rencontrons de la bienveillance.» Il engageait notre
+représentant à faire lire cette lettre à M. de Canitz et même au
+roi Frédéric-Guillaume[440]. Le ministre prussien, intimidé par ce
+langage, répondit par une apologie, en forme d'excuse, de sa conduite
+passée, et par des protestations empressées de bon vouloir pour
+l'avenir: il affirmait n'avoir pris aucun engagement envers lord
+Palmerston et être absolument libre de reconnaître demain la duchesse
+de Montpensier si elle était appelée au trône. «Non, ajouta-t-il,
+nous ne faisons pas de la politique anglaise. Nous avons donné à
+Londres notre avis pur et simple, parce qu'on nous le demandait;
+mais, quand on nous a demandé une protestation, nous avons refusé...
+Loin d'être malveillants pour la France, notre politique est
+d'être avec elle en termes de bonne harmonie et d'amitié.» Et il
+faisait valoir qu'en ce moment même, dans les affaires de Grèce, il
+refusait de marcher avec l'Angleterre[441]. Cette humble réponse
+n'était pas pour disposer notre gouvernement à tenir grand compte
+du cabinet prussien. «Preuve de plus, écrivait M. Guizot, qu'il
+convient de parler ferme à Berlin et même un peu haut, et que cette
+attitude y fait plus d'effet que la douceur[442].» En tout cas, il
+était désormais certain que Frédéric-Guillaume, retenu par l'Autriche
+et intimidé par la France, n'oserait pas prendre ouvertement parti
+pour l'Angleterre. Aussi, M. de Metternich, dans cette dépêche déjà
+citée, du 19 avril, où il déclarait, pour son compte, ne plus vouloir
+entendre parler des propositions de lord Palmerston sur les affaires
+espagnoles, ajoutait: «J'ai la conviction que ce sentiment prédomine
+aujourd'hui également, à Berlin, sur un moment d'entraînement dont il
+faut regarder M. de Bunsen comme ayant été le point de départ et la
+cheville ouvrière[443].»
+
+[Note 440: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du 8
+mars 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 441: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date du 19
+mars 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 442: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du 31
+mars 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 443: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 395.]
+
+Quant à la Russie, le cabinet français pouvait être plus tranquille
+encore: elle persistait, en dépit des instances de lord Palmerston,
+dans son attitude de réserve, attentive à régler sa conduite d'après
+celle de l'Autriche. Bien plus, on eût dit qu'elle cherchait
+alors à nous être agréable. Au commencement de 1847, par suite de
+circonstances qui seront exposées ailleurs, une crise financière et
+monétaire assez aiguë sévissait à Paris, et la Banque de France avait
+vu sa réserve métallique baisser dans des proportions alarmantes. On
+cherchait, sans les trouver toujours, les moyens de remédier à cette
+baisse, quand, le 17 mars, l'empereur de Russie fit spontanément
+offrir à la Banque, par l'intermédiaire du ministre des affaires
+étrangères, d'acheter, au cours moyen de la Bourse du 11 mars, soit à
+115 fr. 75, des inscriptions de rente 5 pour 100 pour un capital de
+50 millions payables en numéraire. La proposition fut acceptée avec
+empressement. Tenue secrète jusqu'au dernier moment, la convention
+fit grand bruit quand elle fut connue. L'effet matériel et moral
+fut considérable et contribua beaucoup à améliorer la situation
+financière de la place de Paris. Sans doute, en agissant ainsi, le
+Czar faisait une bonne affaire; il devait bénéficier de la hausse
+qu'il contribuait à produire, et de plus la Russie était assurée de
+retrouver prochainement, par ses exportations de grains, le numéraire
+qu'elle versait à notre Banque. Mais cette opération n'en rendait
+pas moins un service signalé à la France, et témoignait d'une grande
+confiance dans son crédit. Or, quelque temps auparavant, l'empereur
+Nicolas se fût systématiquement refusé à lui rendre ce service
+et à lui montrer cette confiance. Il semblait qu'il y eût là une
+disposition nouvelle. Les autres cours en furent très surprises.
+M. de Metternich ne voulut pas tout d'abord y croire[444]. C'était
+surtout pour les cabinets anglais et prussien que cet incident
+renfermait une leçon. Notre gouvernement ne manqua pas de la mettre
+en lumière. M. Guizot écrivait à ce propos, le 20 mars, au marquis
+de Dalmatie: «Il y a de la coquetterie dans l'air, en Europe, et
+nous avons quelque droit de dire qu'on en fait envers nous plus que
+nous n'en faisons nous-mêmes... Il est bon qu'on voie, à Berlin et
+à Londres spécialement, que nous n'avons pas besoin de nous remuer
+ni de parler beaucoup, pour qu'on ait envie, ailleurs, d'être bien
+avec nous et pour qu'on nous le montre[445].» Quelques jours après,
+M. Désages, dans une lettre à M. de Jarnac, notre chargé d'affaires
+à Londres, donnait à entendre que si lord Palmerston continuait à
+creuser l'abîme entre la France et l'Angleterre, cela pourrait bien
+nous amener à nous rapprocher de la Russie; il indiquait que celle-ci
+nous faisait, depuis quelque temps, certaines avances. «On compte
+trop autour de nous, ajoutait-il, sur la puissance et la durée des
+antipathies dans les régions supérieures. Ce qui était absolument
+vrai, sous ce rapport, il y a quinze, ou dix, ou même encore cinq
+ans, est déjà moins vrai, moins pratiquement vrai aujourd'hui, si
+je puis ainsi parler. Le temps marche et modifie plus ou moins
+toutes choses en marchant. Dites-moi si l'Europe est aujourd'hui
+ce qu'elle était hier. Bien habile, à coup sûr, serait celui qui
+pourrait dire ce qu'elle serait demain[446].» Quoi qu'il en fût des
+perspectives que faisait entrevoir M. Désages, il était du moins
+tout à fait acquis qu'à Saint-Pétersbourg, comme à Vienne et même à
+Berlin, on refusait à lord Palmerston le concours qu'il demandait.
+La campagne diplomatique que celui-ci venait de poursuivre, avec
+tant d'obstination, pour réunir de nouveau l'Europe contre la France
+isolée, cette campagne avait définitivement échoué: il n'en devait
+plus être question.
+
+[Note 444: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, avril 1847.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 445: _Documents inédits._]
+
+[Note 446: _Ibid._]
+
+
+IX
+
+L'affaire des mariages espagnols n'a été pour lord Palmerston qu'une
+suite de déceptions et de mortifications. Au début, en prenant le
+pouvoir, il veut réagir contre les prétendues défaillances de lord
+Aberdeen et cherche, par des menées souterraines, à faire prévaloir
+à Madrid une solution contraire à la nôtre; au bout de quelques
+semaines, il est surpris par la nouvelle de l'accord conclu entre
+la France et la cour d'Espagne. Ce premier échec subi, il se flatte
+de provoquer assez de troubles, de produire assez d'intimidation,
+de susciter assez de difficultés pour empêcher ou tout au moins
+retarder le mariage de l'Infante; mais les deux mariages sont
+célébrés tranquillement au jour fixé. Dès lors, il aspire à se
+venger, d'une part, en obligeant Louis-Philippe et le parlement
+français à sacrifier M. Guizot; d'autre part, en décidant les autres
+puissances à s'unir à lui contre la France; toujours même insuccès.
+Ni Louis-Philippe ni le parlement français ne se laissent effrayer ou
+égarer; des débats qui s'engagent, M. Guizot sort plus fort qu'il n'a
+jamais été; sa majorité est nombreuse, compacte, pleine d'entrain,
+fière de la figure que fait son chef. Quant aux autres puissances,
+elles refusent avec persistance de s'associer à la politique
+britannique, et témoignent de la confiance que leur inspire le
+cabinet de Paris, du désir qu'elles ont de s'entendre avec lui; c'est
+le ministre anglais qui leur devient suspect et l'Angleterre qui
+est menacée de se trouver isolée. L'impression générale du moment,
+au dedans et au dehors, aussi bien chez ceux qui s'en félicitent
+que chez ceux qui s'en attristent, est donc que, dans cette grande
+partie, lord Palmerston a tout le temps mal joué et qu'il a perdu;
+que M. Guizot, au contraire, a bien joué et qu'il a gagné. La France
+paraissait avoir pris, contre l'Angleterre, sa revanche de 1840. À
+considérer les choses du point de vue de l'histoire, cette impression
+se confirme-t-elle? Quel jugement convient-il de porter aujourd'hui
+sur la politique suivie par Louis-Philippe et M. Guizot, dans
+l'affaire des mariages espagnols?
+
+D'abord, il est une première question qui peut être considérée comme
+résolue, celle de la loyauté. L'accusation de tromperie préméditée et
+ambitieuse, portée contre le gouvernement du Roi, ne tient pas debout
+devant les faits tels qu'ils sont maintenant connus. Il ne peut plus
+être nié que les promesses faites à Eu, relativement à l'époque du
+mariage de l'Infante, nous obligeaient seulement dans la mesure où
+le cabinet de Londres resterait lui-même fidèle aux engagements qui
+étaient la contre-partie des nôtres; que cet accord synallagmatique,
+maintenu pendant le ministère de lord Aberdeen, a été rompu par lord
+Palmerston aussitôt son avènement, et que notre liberté nous a été
+ainsi rendue; il est manifeste également que, loin d'avoir désiré
+reprendre cette liberté, nous nous en sommes servis à contre-coeur, à
+la dernière extrémité, quand l'Espagne nous y a contraints et quand
+nous n'avons plus vu d'autre moyen d'empêcher le succès des menées
+britanniques. Notre droit était donc incontestable. Il est seulement
+à regretter qu'en en faisant usage, le gouvernement français n'ait
+pas mieux prévenu la méprise qui a fait douter sincèrement de sa
+bonne foi, à beaucoup d'esprits en Angleterre, particulièrement à la
+reine Victoria. Cela ne met plus en cause sa loyauté, mais cela peut,
+dans une certaine mesure, mettre en doute son habileté.
+
+Cette habileté, du reste, a été contestée d'une façon beaucoup plus
+générale. À entendre les critiques, toute notre politique, en cette
+affaire, aurait reposé sur une grosse erreur; en attachant autant
+d'importance à la question de savoir qui épouserait la reine Isabelle
+et sa soeur, le gouvernement français aurait méconnu deux grands
+changements survenus depuis le dix-huitième siècle: il aurait oublié,
+d'abord, que l'Espagne affaiblie était désormais incapable de jouer
+un rôle en Europe et d'être pour nous une alliée vraiment secourable;
+ensuite, qu'avec le développement et la prépondérance du sentiment
+national dans les États modernes, les parentés royales ne pouvaient
+plus avoir la même influence qu'autrefois sur la direction de la
+politique. Ne semble-t-il pas, en effet, que les événements aient
+donné presque aussitôt une leçon,--leçon d'une ironie tragique,--à
+ceux qui croyaient d'un intérêt si capital d'unir par un nouveau
+mariage les Bourbons d'Espagne et ceux de France? Dix-huit mois
+après la célébration de ce mariage, les Bourbons n'étaient plus sur
+le trône de France, et ils n'y sont pas encore remontés. Au bout de
+quelques années, ils étaient aussi chassés de Madrid; ils y sont
+revenus depuis, mais, par un étrange hasard, leur restauration s'est
+trouvée aboutir à la régence d'une archiduchesse d'Autriche. On ne
+reproche pas seulement aux mariages espagnols d'avoir été sans profit
+pour la France, on leur reproche d'avoir eu des suites fâcheuses; on
+soutient qu'ils ont faussé, bouleversé notre politique extérieure,
+en brisant l'entente cordiale avec l'Angleterre, en nous exposant
+à l'animosité implacable de lord Palmerston, en nous mettant à la
+discrétion des cours continentales, et cela à un moment où l'Europe
+allait se trouver aux prises avec les problèmes les plus difficiles
+et les plus dangereux. Bien plus, en voyant la catastrophe de Février
+suivre de si près les mariages, on prétend établir entre les deux
+faits quelque chose comme une relation d'effet à cause; il a été,
+pendant quelque temps, de langage courant outre-Manche, de montrer
+dans la chute de Louis-Philippe la conséquence fatale et le châtiment
+mérité de sa conduite en Espagne[447].
+
+[Note 447: Le baron de Stockmar, le conseiller de la reine Victoria
+et du prince Albert, a développé cette thèse dans ses _Mémoires_.]
+
+Que faut-il penser de ces critiques? Il est possible que, par
+fidélité à certaines traditions et sous l'empire de certains
+souvenirs, le gouvernement français se soit un peu exagéré l'avantage
+qu'il y avait pour lui à ce que le mari de la Reine et celui de
+sa soeur fussent choisis dans telle famille. M. Guizot lui-même
+a avoué plus tard, à ce sujet, «qu'il s'était surpris parfois en
+flagrant délit d'anachronisme, et mettant à certaines choses, soit
+pour les désirer, soit pour les craindre, une importance qu'elles
+n'avaient plus[448]». Toutefois, ce serait une grosse erreur de ne
+voir dans la conduite suivie alors par le gouvernement français
+que cette préoccupation matrimoniale. Au fond de sa politique,
+il y avait une idée beaucoup plus large, qui, celle-là, était
+conforme aux intérêts permanents du pays et que n'avaient nullement
+affaiblie les transformations survenues depuis la guerre de la
+succession d'Autriche et le Pacte de famille: c'était l'idée que
+l'Espagne devait, pour notre sécurité européenne, être notre alliée
+et un peu notre cliente, que surtout elle ne pouvait, sans péril
+pour nous, être soumise à l'influence de nos ennemis ou de nos
+rivaux. Or, n'était-il pas évident que lord Palmerston prétendait
+éloigner l'Espagne de la France et la faire passer dans l'orbite
+de l'Angleterre? Par l'effet des circonstances, la question
+matrimoniale se trouvait être celle où devait se décider ce conflit
+d'influences. La France n'eût pu y avoir le dessous, sans que sa
+situation dans la Péninsule et même en Europe ne fût atteinte. Ainsi
+arrive-t-il souvent, dans la politique extérieure, que certaines
+affaires prennent une importance en quelque sorte symbolique,
+supérieure à leur importance intrinsèque et réelle. Ajoutons que
+l'attention des chancelleries et du public avait été trop appelée
+sur les négociations préalables pour que l'amour-propre national ne
+fût pas vivement intéressé à leur issue. Qu'on se demande quel cri
+se fût élevé en France, si notre gouvernement, moins vigilant et
+moins hardi, eût laissé les desseins de lord Palmerston s'accomplir
+à Madrid. Sans doute, habitués que nous sommes maintenant à des
+luttes où l'existence même de la nation est en jeu, nous comprenons
+difficilement l'intérêt qu'on a pu attacher autrefois à des questions
+où il ne s'agissait que d'une mesure d'influence. Mais après tout, la
+comparaison, si on voulait l'établir, ne serait pas à l'avantage de
+l'époque actuelle; nous n'avons sujet ni de nous féliciter ni de nous
+enorgueillir du changement qui s'est fait. Tout ce qui vient d'être
+dit ne répond-il pas aussi à ceux qui arguent de ce que la révolution
+de Février aurait diminué ou annulé après coup les avantages attendus
+des mariages espagnols? Bien que Louis-Philippe ne fût plus sur le
+trône, il n'importait pas moins à la France de ne pas rencontrer à
+Madrid une influence hostile. D'ailleurs, fût-il prouvé que, sur
+ce point, comme sur tant d'autres, la catastrophe de 1848 avait
+stérilisé la politique suivie jusqu'alors par la monarchie, le mérite
+de cette politique n'en saurait être diminué, et ses entreprises n'en
+devraient pas moins être jugées en elles-mêmes, indépendamment de
+l'accident brutal et inopiné qui est venu les interrompre.
+
+[Note 448: M. GUIZOT, _Robert Peel_, p. 308.]
+
+Le gouvernement n'avait donc pas eu tort de croire qu'il était de
+l'intérêt de la France de ne pas se laisser battre à Madrid par
+lord Palmerston. Est-il vrai maintenant que la victoire de notre
+diplomatie ait eu pour le pays des conséquences plus fâcheuses encore
+que n'aurait eu sa défaite? Parmi ces prétendues conséquences, il en
+est une qui peut tout d'abord être écartée sans grande discussion.
+Que veulent dire les Anglais, quand ils affirment que Louis-Philippe
+est tombé pour avoir fait les mariages espagnols? Veulent-ils dire
+que, pour se venger d'un mécompte diplomatique, ils ont eux-mêmes
+poussé et aidé les partis révolutionnaires à jeter bas la monarchie
+de Juillet? S'il en était ainsi, on ne comprendrait pas qu'ils s'en
+vantassent. Quant à un autre lien entre les deux événements, on ne
+voit pas quel il pourrait être, à moins que le seul fait de s'être
+mis en travers des desseins de l'Angleterre ne soit un de ces crimes
+que la Providence se charge de châtier sans retard et qui attirent
+la foudre sur la tête des rois. En somme, les écrivains anglais
+ont abusé d'un simple rapprochement chronologique. Par contre,
+je ne conteste pas que les mariages espagnols aient gravement
+changé les conditions de notre politique extérieure. Ils ont amené
+une rupture avec l'Angleterre, et une rupture plus profonde que
+notre gouvernement ne s'y attendait. Cela sans doute est fâcheux.
+Mais ajoutons tout de suite que si la diplomatie britannique fût
+arrivée à ses fins, la France, humiliée, irritée, aurait elle-même
+provoqué cette rupture; la situation eût été semblable, sauf que
+nous aurions eu en plus la mortification d'un échec. En réalité, du
+jour où lord Palmerston était revenu au pouvoir, l'entente cordiale
+était condamnée à mort. À défaut de ce conflit, il s'en fût élevé
+un autre. Si regrettable donc que l'on juge le refroidissement
+survenu entre les deux puissances occidentales, il faut y voir un
+accident que notre gouvernement n'eût probablement pas pu éviter et
+dont les mariages espagnols ont été l'occasion plutôt que la cause.
+D'ailleurs, sans méconnaître les inconvénients de ce refroidissement,
+il convient de ne pas les exagérer. La France n'était plus réduite
+à cette alternative qui avait été si longtemps pour elle la
+conséquence de 1830, ou maintenir à tout prix l'alliance anglaise,
+ou se trouver seule contre quatre. Les puissances continentales,
+l'Autriche surtout, avaient pris confiance en nous et sentaient le
+besoin de notre concours. Nous avions retrouvé le libre choix de nos
+alliances. Séparés de l'Angleterre, nous ne manquions pas d'amis qui
+s'offraient à nous, prêts à nous payer le prix de notre concours,
+peut-être même à nous le payer plus cher que ne l'auraient fait nos
+voisins d'outre-Manche. C'était pour nous le point de départ d'une
+politique nouvelle. Que cette politique dût avoir ses difficultés et
+ses dangers, je ne le nie pas; quelle politique en eût été exempte,
+en face des questions soulevées en 1847? En tout cas, elle avait sa
+grandeur et pouvait avoir ses profits. On la verra se développer,
+incomplètement, il est vrai, car elle devait être brusquement et
+malheureusement interrompue par la révolution de Février. Mais, dès
+aujourd'hui, on peut affirmer, ce me semble, que si les mariages
+espagnols ont changé le rôle de la France en Europe, ils ne l'ont pas
+diminué.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+LES DERNIÈRES ANNÉES DU GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL BUGEAUD EN ALGÉRIE.
+
+(1844-1847.)
+
+ I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille
+ d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France.--II.
+ L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait enfumer
+ des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le Sud. Expédition
+ en Kabylie.--III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil
+ de la colonie. Pour lui, «l'armée est tout». Ordonnance du
+ 15 avril 1845 sur l'administration de l'Algérie.--IV. Le
+ problème de la colonisation. La crise de 1839. La colonisation
+ administrative. Villages créés autour d'Alger.--V. La Trappe
+ de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les premiers évêques
+ d'Alger.--VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système
+ est très critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à entraîner
+ le gouvernement.--VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa
+ démission. Son voyage en France et son entrevue avec le maréchal
+ Soult.--VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre
+ de Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud revient
+ aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la Dordogne.--IX.
+ Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et
+ poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait une
+ incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le bas Isser. La
+ Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. Abd el-Kader battu
+ par le général Gentil et rejeté dans le Sud.--X. Le maréchal
+ fait poursuivre l'émir dans le désert. Il eût désiré porter la
+ guerre sur le territoire marocain, mais le gouvernement l'en
+ empêche. Massacre des prisonniers français dans la deïra. Abd
+ el-Kader, à bout de forces, est réduit, après sept mois de
+ campagne, à rentrer au Maroc.--XI. Bugeaud supporte impatiemment
+ les critiques qui lui viennent de France. Discussion à la
+ Chambre, en juin 1845. Le maréchal parle de nouveau de donner
+ sa démission.--XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de
+ proposer un essai de colonisation militaire. Délivrance des
+ prisonniers français survivants. Soumission de Bou-Maza.--XIII.
+ Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion à la
+ colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville et de
+ quelques députés en Algérie. La Moricière propose, sur la
+ colonisation, un système opposé à celui du maréchal.--XIV.
+ Projet déposé par le gouvernement pour un essai de colonisation
+ militaire. Il y est fait mauvais accueil. Bugeaud, qui s'en
+ aperçoit, conduit une dernière expédition en Kabylie et donne
+ sa démission. Son départ d'Alger. Le gouvernement accepte la
+ démission du maréchal et retire le projet de colonisation
+ militaire.
+
+
+I
+
+La victoire d'Isly (14 août 1844) avait encore grandi la situation
+du maréchal Bugeaud[449]. Tandis que le Roi lui conférait le titre
+de duc, les témoignages spontanés de la gratitude et de l'admiration
+nationales lui venaient de toutes parts. «Jamais, écrivait-il à un
+de ses amis, ivresse de la victoire n'a été plus prolongée que la
+mienne: il y a bien quarante jours que j'emploie le tiers de mon
+temps à répondre ou à faire répondre aux lettres de félicitations
+qui m'arrivent[450].» Le 21 septembre 1844, quelques jours après
+la rentrée du gouverneur à Alger, les chefs des tribus arabes du
+voisinage vinrent, en grand appareil et accompagnés d'une brillante
+escorte, rendre solennellement hommage au vainqueur des Marocains.
+Le maréchal leur adressa la parole d'un ton d'autorité paternelle
+et ordonna qu'on leur racontât les détails du combat. À la fantasia
+d'usage succéda un banquet; il prenait fin quand un des agas se leva:
+«Arrêtez, s'écria-t-il, messeigneurs et frères. Nous sommes tous ici
+membres d'une seule famille. Les Français sont chrétiens, les Arabes
+de l'Algérie sont musulmans, mais Dieu est pour tous. Il nous a donné
+pour sultan le roi des Français. Notre religion nous ordonne de lui
+obéir, puisque le Seigneur a voulu que son bras fût plus fort que
+le nôtre. Nous avons juré de le servir fidèlement et de l'honorer
+comme notre sultan; je vous propose donc une prière au Très-Haut, que
+vous répéterez tous avec moi.» On eut alors ce spectacle vraiment
+extraordinaire des chefs arabes prenant l'attitude de la prière
+pour demander à Dieu de «donner toujours la victoire au sultan des
+Français et de punir ses ennemis».
+
+[Note 449: Sur la première partie du gouvernement du maréchal
+Bugeaud, voir les chapitres V et VI du livre V.]
+
+[Note 450: Lettre à M. Gardère, du 17 octobre 1844. (_Le Maréchal
+Bugeaud_, par le comte D'IDEVILLE, t. II, p. 550.)]
+
+Tout paraissant être ainsi à la paix, le maréchal Bugeaud jugea
+qu'il pouvait s'absenter pendant quelques mois. Il s'embarqua le 16
+novembre 1844, laissant le commandement par intérim au général de
+La Moricière. D'autres ovations l'attendaient en France. À peine
+descendu de la frégate qui l'avait amené, il fut invité par les
+commerçants de Marseille à un grand banquet dans la salle du théâtre;
+suivant son habitude, il ne se fit pas prier pour prendre la parole.
+«La conquête de l'Algérie par les armes est achevée, dit-il; la paix
+est partout; depuis les frontières de Tunis jusqu'à celles du Maroc,
+tout est soumis, à part quelques tribus kabyles. Partout règne la
+sécurité la plus entière. Un progrès immense se fait sentir. Les
+revenus de la colonie, qui n'étaient, en 1840, que de 4 millions,
+s'élèvent aujourd'hui à 20 millions... La population européenne, qui
+n'était, en 1840, que de 25,000 âmes, est maintenant de 75,000...
+En vous parlant ainsi, je ne suis pas suspect, car, vous le savez,
+dans l'origine, je n'étais pas partisan de la colonie.» L'exemple
+de Marseille fut suivi par plusieurs autres villes. Le dernier
+banquet, et non le moins retentissant, fut celui que le commerce de
+Paris donna, le 18 mars 1845, dans le palais de la Bourse, et auquel
+prirent part quatre cent cinquante convives, dont les quatre fils du
+Roi. Le maréchal jouissait de sa gloire et, en même temps, tâchait de
+la faire servir au triomphe de ses idées. Ainsi prononçait-il, dans
+la discussion de l'adresse, le 24 janvier 1845, un grand discours où
+il disait hautement, avec une sorte de brusquerie humoristique, sans
+s'inquiéter de heurter les préventions régnantes, tout ce qui lui
+tenait le plus à coeur sur les choses algériennes,--glorification
+des services rendus par l'armée et nécessité de ne pas la réduire,
+réfutation des scrupules philanthropiques qui s'effarouchaient des
+razzias, justification des expéditions partielles qu'il fallait
+entreprendre de temps à autre, défense du régime militaire contre les
+partisans du régime civil, exposé des avantages de la colonisation
+par les vieux soldats. Écouté avec une curiosité attentive, le
+maréchal ne fut pas contredit: le prestige de sa victoire en
+imposait; mais il n'eût pas fallu en conclure que l'auditoire était
+convaincu.
+
+Pendant ce temps, l'Algérie, sous l'habile administration du général
+de La Moricière, demeurait tranquille. Les quelques explosions
+de fanatisme musulman, qui se produisaient de temps à autre, ne
+paraissaient être que des accidents isolés. Le Maroc, encore sous
+le coup de sa défaite, subissait le traité de délimitation que lui
+imposait le général de La Rue, envoyé spécialement de Paris pour
+suivre cette négociation. À peine arrivé en Afrique, cet officier
+constatait l'effet considérable produit par les derniers succès
+de nos armes; il écrivait à M. Guizot, le 22 février 1845: «Notre
+situation vis-à-vis de nos tribus et des Marocains est bonne. Ils
+reconnaissent notre supériorité et la puissance de nos forces
+militaires. L'expulsion d'Abd el-Kader de l'Algérie, l'invincible
+sultan du Maroc battu, son armée dispersée, ont frappé l'imagination
+des Arabes; ils disent que Dieu est décidément pour nous, puisque
+nous sommes les plus forts. Cette impression est déjà répandue
+même dans les tribus les plus éloignées, à ce point qu'un marabout
+vénéré du désert disait hier: «Je ne veux ni pouvoirs ni richesses;
+j'ai assez de tout cela. Ce que je voudrais, ce qui ajouterait à
+l'illustration de ma famille, ce serait de recevoir une lettre du
+grand sultan de France, à qui Dieu donne la victoire[451].»
+
+[Note 451: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 180 à 182.]
+
+Le gouverneur général rentra à Alger, dans les derniers jours de
+mars 1845. L'état dans lequel il trouva la colonie ne pouvait que
+confirmer l'impression agréable que lui laissaient les ovations dont
+il avait été l'objet, pendant son séjour en France. Aussi l'ordre du
+jour qu'il adressa, en débarquant, «aux citoyens et aux soldats de
+l'Algérie», respirait-il le plus complet optimisme. «J'ai vu, dit-il,
+avec une vive satisfaction, qu'en mon absence, aucune affaire n'avait
+périclité. Les progrès en tout genre ont continué... Aucun fait
+militaire de quelque importance n'a signalé cette période de quatre
+mois... Vous apprendrez avec bonheur que notre noble entreprise n'a
+pas moins de succès en France qu'en Afrique. La presque universalité
+des citoyens et des hommes politiques y ont foi... Notre cause est
+gagnée dans l'opinion.»
+
+
+II
+
+Le maréchal Bugeaud, cependant, ne pouvait se flatter que la période
+des luttes armées fût définitivement close. À peine était-il de
+retour en Afrique que, vers le milieu d'avril 1845, une insurrection
+éclatait dans le Dahra, massif montagneux s'étendant du Chélif à la
+mer, à l'ouest d'Alger. L'instigateur en était un jeune homme de
+vingt ans, inconnu jusqu'alors, venu du Maroc avec une réputation
+de saint et que les Arabes surnommaient Bou-Maza, l'homme à la
+chèvre. Il se donnait comme le chérif envoyé de Dieu pour chasser
+les chrétiens, le «maître de l'heure» annoncé par les prophéties. Le
+meurtre de deux caïds dévoués aux Français et des surprises tentées
+contre quelques troupes isolées marquèrent son entrée en campagne.
+Vainement le colonel de Saint-Arnaud, qui commandait en cette région,
+lui infligea-t-il des échecs, la révolte ne fut pas étouffée. Bien
+au contraire, à la fin d'avril, elle avait gagné l'Ouarensenis, au
+sud du Chélif. Les Arabes, enhardis, venaient même insulter les murs
+d'Orléansville. Le gouverneur général se décida alors à intervenir,
+et, dans les premiers jours de mai, il se porta, avec une forte
+colonne, dans l'Ouarensenis; le duc de Montpensier l'accompagnait.
+Son expédition se borna à des marches pénibles, contrariées par le
+mauvais temps; l'ennemi se dérobait. Bou-Maza avait préféré porter
+tous ses efforts contre le colonel de Saint-Arnaud, qui continuait
+à agir dans le Dahra, avec une colonne moins nombreuse. Le chérif
+n'y gagna rien: il fut battu à plusieurs reprises, vit détruire ses
+meilleurs soldats et perdit ses drapeaux. Il finit par disparaître,
+sans qu'on eût pu mettre la main sur lui. «Nous venons, écrivait
+Saint-Arnaud, de chasser Bou-Maza du pays,--jusqu'à ce qu'il
+revienne.»
+
+En présence d'ennemis si difficiles à atteindre, le gouverneur
+général estima qu'il ne lui restait qu'un moyen d'action efficace:
+c'était de frapper très durement les tribus qui avaient pris part
+à la révolte, de détruire leurs récoltes, de couper leurs arbres
+fruitiers, d'enlever leur bétail et leurs chevaux, et surtout de les
+contraindre ainsi à livrer leurs fusils. Ce désarmement était chose
+nouvelle; jusqu'à présent, on n'avait pas cru possible de l'imposer
+à des populations aussi guerrières. Le colonel de Saint-Arnaud fut
+le premier à l'exécuter. «Je ruine si bien le pays des Beni-Hidja,
+écrivait-il dès le 4 mai, que je les force à demander grâce, et,
+ce qui ne s'est jamais vu, je les oblige à rendre leurs fusils...
+Les vieux officiers d'Afrique ont peine à croire à la remise des
+fusils, même en les voyant couchés devant ma tente.» Encouragé par ce
+succès, le maréchal voulut, une fois Bou-Maza en fuite, généraliser
+le désarmement; il chargea les colonels de Saint-Arnaud, Pélissier
+et Ladmirault de l'opérer sur les deux rives du Chélif. Plus de
+sept mille fusils propres au service furent ainsi recueillis. Ordre
+fut donné de les employer, en les dénaturant le moins possible, aux
+constructions de l'arsenal d'Alger et des divers établissements
+militaires: on devait en faire des rampes d'escalier, des grilles,
+des balcons. «Ils serviront ainsi, écrivait le maréchal, de monument
+pour constater le désarmement. Les commandants militaires qui
+succéderont à ceux d'aujourd'hui y trouveront la preuve permanente
+de la possibilité de cette mesure qui, selon nous, doit être
+rigoureusement appliquée à toute tribu qui se révoltera[452].»
+
+[Note 452: _Moniteur algérien_ du 25 juillet 1845.]
+
+Ce désarmement fut marqué, le 19 juin, par un incident tragique. Une
+partie des Ouled-Rhia, contre lesquels agissait le colonel Pélissier,
+s'étaient réfugiés dans des grottes profondes. Mis en demeure de se
+soumettre et de livrer leurs armes, avec promesse qu'à ce prix leurs
+personnes et leurs propriétés seraient respectées, ils répondirent
+par des coups de fusil. Impossible de les prendre de force ni de les
+réduire par la famine; ils avaient des vivres et de l'eau. Le colonel
+menaça alors de les «chauffer», c'est-à-dire d'allumer de grands feux
+à l'entrée des cavernes; ce moyen avait été déjà employé, l'année
+précédente, dans une circonstance analogue, par le colonel Cavaignac,
+et il avait contraint les Arabes à capituler. La menace, renouvelée à
+plusieurs reprises, fut sans effet: les Arabes continuaient à tirer
+sur tous ceux qui se montraient. De délai en délai, la nuit arriva.
+Des fascines furent amoncelées et allumées. Vers une heure du matin,
+le colonel, estimant en avoir fait assez pour vaincre la résistance,
+fit éteindre le feu et envoya reconnaître l'ouverture des grottes. La
+fumée en sortait si épaisse et si âcre qu'il fut d'abord impossible
+d'y pénétrer. Bientôt, on vit sortir de là quelques malheureux à
+demi brûlés et asphyxiés. Quand on put enfin pénétrer, on reconnut
+avec stupeur que la flamme, attirée par un fort courant d'air, avait
+produit un ravage dépassant toutes les prévisions: plus de cinq
+cents cadavres d'hommes, de femmes, d'enfants, gisaient au fond des
+cavernes; cent cinquante Arabes environ purent seuls être sauvés. «Ce
+sont là, écrivait le colonel Pélissier à la fin de son rapport, ce
+sont là de ces opérations que l'on entreprend quand on y est forcé,
+mais que l'on prie Dieu de n'avoir à recommencer jamais.»
+
+Aussitôt connu en France, cet événement y souleva une douloureuse
+émotion que les journaux opposants exploitèrent violemment. Le prince
+de la Moskowa porta la question à la tribune de la Chambre des pairs,
+dans la séance du 11 juillet. Le maréchal Soult, intimidé par le
+tapage de la presse, ne sut pas parler en homme de gouvernement et
+en chef d'armée: il fit une réponse embarrassée, blâmant le colonel
+Pélissier, sans cependant satisfaire ceux qui l'attaquaient. Le
+maréchal Bugeaud n'eut pas de ces timidités; couvrant hardiment
+son subordonné, il fit publier, le 15 juillet, dans le _Moniteur
+algérien_, un article qui le justifiait, et adressa, le 18, la
+lettre suivante au ministre de la guerre: «Je regrette, Monsieur
+le maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif
+aucun, la conduite de M. le colonel Pélissier. Je prends sur moi
+la responsabilité de son acte. Si le gouvernement juge qu'il y a
+justice à faire, c'est sur moi qu'elle doit être faite. J'avais
+ordonné au colonel Pélissier, avant de nous séparer à Orléansville,
+d'employer ce moyen à la dernière extrémité. Et, en effet, il ne
+s'en est servi qu'après avoir épuisé toutes les ressources de la
+conciliation. C'est à bon droit que je puis appeler déplorables,
+bien que le principe en soit louable, les interpellations de la
+séance du 11; elles produiront sur l'armée un bien pénible effet,
+qui ne peut que s'aggraver par les déclamations furibondes de la
+presse. Avant d'administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que
+les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé
+qu'elles ne l'acceptent que par la force, et celle-ci même est
+impuissante si elle n'atteint pas les personnes et les intérêts. Par
+une rigoureuse philanthropie, on éterniserait la guerre d'Afrique en
+même temps que l'esprit de révolte, et alors on n'atteindrait même
+pas le but de philanthropie.»
+
+La révolte suscitée par Bou-Maza était la plus importante, non la
+seule. D'autres furent tentées sur divers points, notamment sur les
+confins des provinces d'Alger et de Constantine; mais nos troupes les
+réprimèrent promptement.
+
+Cette agitation n'échappait pas à Abd el-Kader, qui était toujours
+établi, avec sa deïra, sur le territoire marocain, à peu de distance
+de la frontière française. On se rappelle que, par le traité de
+Tanger, l'empereur du Maroc s'était obligé à mettre notre ennemi
+hors la loi. Avait-il jamais eu la volonté sérieuse de le faire? En
+tout cas, on ne fut pas long à s'apercevoir qu'il n'en aurait pas
+le pouvoir. Aux premières injonctions qu'il avait fait adresser à
+l'émir, celui-ci ne s'était montré nullement disposé à obéir. «Les
+tribus de la frontière, écrivait alors le général de La Moricière,
+celles au milieu desquelles est établie la deïra d'Abd el-Kader,
+ont été si bien prêchées et fanatisées par lui, qu'elles sont
+aujourd'hui plutôt à lui qu'à Mouley-Abd-er-Raman; et comme ces
+tribus sont nombreuses et puissantes, qu'elles occupent un pays fort
+difficile et en général fort mal soumis, je crois que l'Empereur,
+alors même qu'il en aurait la ferme intention, serait fort embarrassé
+pour employer des mesures coercitives contre la base d'opérations
+que l'émir s'est créée dans ses États[453].» C'était bien, en
+effet, une base d'opérations: argent, vivres, soldats, tout était
+fourni à Abd el-Kader par les populations au milieu desquelles il
+vivait. Pendant tout l'hiver, sous son influence, une fermentation
+sourde avait régné sur la frontière. Au printemps, quand il apprit
+l'insurrection de Bou-Maza, il crut possible d'oser davantage. À
+la tête d'une troupe de cavaliers, il pénétra sur le territoire
+algérien, dans cette région du Sud oranais, sorte de désert de
+sable parsemé d'oasis, où nos colonnes avaient pénétré, mais où
+nous n'avions pas d'établissements fixes. Passant subitement d'un
+point à un autre, il rattacha à sa cause une partie des tribus, très
+imparfaitement soumises, et maltraita celles qui nous demeuraient
+fidèles. La prodigieuse rapidité de ses déplacements défiait toutes
+les poursuites. Nos commandants se bornaient à veiller sur les
+confins des grands plateaux, là où avait été créée une ligne de
+postes; tous leurs efforts tendaient à empêcher l'émir de franchir
+cette ligne et de pénétrer dans le Tell. Ils n'étaient rien moins
+que sûrs d'y parvenir. «Je m'attends, d'un jour à l'autre, écrivait
+alors le maréchal Bugeaud au général de La Moricière, à apprendre
+qu'Abd el-Kader s'est montré sur l'un ou sur l'autre point du Tell,
+ce que ni vous, ni moi, ni personne ne pouvons empêcher, quoique nous
+soyons vingt fois plus forts qu'il ne faut pour le battre[454].» Les
+mois de mai et de juin se passèrent ainsi sur le qui-vive. Enfin,
+dans les derniers jours de juin, on apprit que l'émir était rentré
+sur le territoire marocain, sans avoir pu ou voulu pénétrer plus au
+nord. Bien que n'ayant pas eu de grands résultats apparents, cette
+incursion lui rendit un peu de son prestige et de son influence. Sa
+deïra devenait chaque jour plus nombreuse et plus prospère; elle ne
+comptait pas moins de deux mille tentes. On évaluait à trente ou
+quarante mille les émigrés algériens qu'il attirait au Maroc[455].
+Il y avait là, pour l'avenir, une menace qui n'échappait pas au
+maréchal Bugeaud. «Abd el-Kader prépare un retour, c'est évident,
+écrivait-il, et le Maroc le laisse faire. Il y a là un danger
+permanent[456].»
+
+[Note 453: Lettre au général Bourjolly, citée par M. C. Rousset. (_La
+Conquête de l'Algérie_, t. II, p. 29.)]
+
+[Note 454: Lettre du 22 mai 1845. (_Ibid._, p. 27.)]
+
+[Note 455: C'est le chiffre donné par le maréchal Bugeaud, dans une
+lettre à la duchesse d'Isly, en date du 8 août 1845. (D'IDEVILLE, t.
+III, p. 32.)]
+
+[Note 456: Même lettre.]
+
+Tout en regardant, avec cette attention anxieuse, le nuage qui
+grossissait sur la frontière de l'Ouest, le maréchal Bugeaud ne
+perdait pas de vue les autres parties de l'Algérie. Ainsi fut-il
+conduit, en juillet, à clore ses opérations militaires par une
+expédition contre la Kabylie, où les émissaires d'Abd el-Kader
+étaient parvenus à fomenter quelque agitation. Il songeait depuis
+longtemps à agir de ce côté, et avait même projeté une expédition
+beaucoup plus considérable que celle à laquelle il dut se borner.
+Le massif montagneux de la grande Kabylie, d'accès difficile,
+habité par une population nombreuse, énergique, très jalouse de son
+indépendance, était la seule partie de l'ancienne régence qui ne nous
+fût pas soumise; il formait, au milieu de nos possessions, entre la
+province d'Alger et celle de Constantine, une sorte d'enclave longue
+de quatre-vingts lieues et large de trente. Il est vrai que les
+habitants de ces montagnes, si redoutables à qui venait les chercher,
+n'étaient pas, de leur nature, agressifs; ils ne sortaient pas
+volontiers de chez eux, et ne menaçaient pas notre domination dans
+le reste de l'Algérie. Aussi, dans les cercles où notre entreprise
+africaine était déjà jugée bien lourde, disait-on couramment: «Ces
+gens-là ne nous attaquent pas; laissons-les tranquilles; nous avons
+assez à faire ailleurs.» Telle était l'opinion qui prévalait dans
+le monde parlementaire, et dont, chaque année, les commissions des
+crédits se faisaient l'écho dans leurs rapports. Le maréchal Bugeaud
+n'acceptait nullement cette façon de voir; elle lui paraissait un
+vieux reste du détestable système de l'occupation restreinte, et
+il comptait bien, un jour ou l'autre, éteindre ce dernier foyer de
+l'indépendance algérienne. Dans les premières années, toutefois,
+il s'était borné à quelques expéditions passagères, pour châtier
+telles ou telles tribus, mordant plus ou moins avant dans les bords
+du massif, mais ne pénétrant pas au coeur du pays, et surtout ne
+s'y établissant pas. À la fin de 1844, Abd el-Kader chassé et le
+Maroc vaincu, le moment lui parut venu de tenter davantage. Dans sa
+pensée, la soumission de la Kabylie devait être la grande entreprise
+de l'année suivante. Ce fut, sans doute, afin d'y habituer les
+esprits qu'il toucha ce sujet dans son discours du 24 janvier 1845,
+à la Chambre des députés; après y avoir rappelé l'impossibilité
+de faire une «conquête à demi», et comment la «force des choses»
+nous avait peu à peu amenés à «prendre tout le pays», il ajoutait:
+«Nous serons donc contraints de prendre la Kabylie, non pas que
+les populations soient inquiétantes, envahisseuses, hostiles; non,
+elles défendent vigoureusement leur indépendance, quand on va chez
+elles; elles n'attaquent pas. Mais ce territoire insoumis, au milieu
+de l'Algérie obéissante, est d'un mauvais exemple pour les tribus
+qui payent l'impôt et voient auprès d'elles des voisins qui ne le
+payent pas. C'est un témoin vivant de notre impuissance, de notre
+respect pour les gens forts, et cela diminue notre force morale.
+C'est un refuge pour les mécontents de nos possessions; c'est là
+qu'un lieutenant d'Abd el-Kader, Ben-Salem, s'est retiré et maintient
+encore le drapeau de son maître; il pourrait sortir de là, quelque
+jour, un gros embarras.» Et il concluait en répétant: «Nous serons
+obligés de prendre la Kabylie un jour ou l'autre.» Sans contredire
+sur le moment l'orateur, la Chambre ne se laissa pas convaincre; elle
+demeurait manifestement opposée à toute opération importante contre
+la Kabylie. Le ministère ne crut pas dès lors possible d'entrer dans
+les vues du maréchal, et celui-ci quitta la France, en mars 1845,
+sans avoir obtenu les renforts qui lui eussent été nécessaires pour
+une telle entreprise. «J'ai renoncé à la grande expédition contre
+les montagnes de Bougie, écrivait-il d'Alger, le 10 avril, à un de
+ses amis. Le gouvernement s'en souciait peu, et ne voulait pas en
+prendre la responsabilité; le public et les Chambres blâmaient. Pour
+agir avec une entière prudence, il eût fallu des renforts qu'on ne
+voulait pas me donner[457].» Et il ajoutait, non sans amertume, le
+lendemain, dans une autre lettre: «Rassurez tous les grands généraux
+et tous les grands politiques, je ne mordrai, cette année, que dans
+un petit morceau du grand pâté du Djurdjura[458].» On le voit,
+si le gouverneur était empêché de diriger contre la Kabylie une
+attaque décisive, il ne renonçait pas entièrement à s'y montrer en
+armes. Ce fut cette expédition limitée qui, retardée quelque temps
+par les troubles du Duhra et du Sud oranais, s'accomplit enfin au
+mois de juillet 1845. La chaleur ne permit pas de pousser loin les
+opérations. Quelques tribus furent obligées de demander l'aman; mais,
+au fond, rien ne fut changé à l'état de la Kabylie; elle demeurait
+toujours indépendante. La grande conquête, rêvée par le maréchal,
+restait toujours à faire.
+
+[Note 457: D'IDEVILLE, _Le Maréchal Bugeaud_, t. III, p. 4.]
+
+[Note 458: _Documents inédits._]
+
+
+III
+
+À la fin de juillet 1845, les opérations militaires étaient
+terminées, et la tranquillité semblait partout rétablie. L'alerte
+avait été trop courte et trop localisée pour inquiéter beaucoup
+l'opinion et y effacer l'impression de confiance produite par nos
+succès de 1844. Mais plus on était disposé à croire l'Algérie
+soumise, plus on se préoccupait d'y voir résoudre tous les problèmes
+que soulevaient l'administration et la colonisation du territoire.
+On était impatient d'«utiliser» la conquête, de trouver quelque
+compensation aux lourds sacrifices faits jusqu'alors, par plusieurs à
+contre-coeur, sacrifices qui, depuis 1840, ne montaient pas à moins
+de cent millions par an. Le maréchal Bugeaud était souvent accusé de
+négliger cette partie de sa tâche et de se donner trop exclusivement
+à l'oeuvre guerrière. Sensible à ce reproche, il entreprit plusieurs
+fois d'y répondre publiquement. «Quelques personnes, disait-il, le 4
+septembre 1845, aux notables d'Alger, auraient voulu que je restasse
+habituellement au siège du gouvernement; on a été jusqu'à compter les
+jours que j'ai été en expédition, et l'on m'a fait un reproche de
+ce qu'ils dépassaient le temps de mon séjour à Alger. Eh bien, moi,
+Messieurs, je m'en fais un titre d'honneur. Je persiste à croire de
+toutes mes forces que je servais mieux les intérêts civils que si je
+m'étais laissé absorber par les détails minutieux de l'administration...
+Il fallait, avant tout, vous donner la sécurité. C'était le
+premier de tous les besoins, la source de tous les progrès, et nous
+ne pouvions la conserver qu'en portant la guerre jusqu'aux limites du
+pays.»
+
+Le gouverneur prétendait d'ailleurs que, tout en dirigeant
+cette guerre, il avait beaucoup fait pour l'organisation de la
+colonie. Sur cette organisation, aussi bien que sur les choses
+militaires, il paraissait avoir des idées personnelles arrêtées;
+suivant son habitude, il les professait très haut, d'autant plus
+haut qu'elles étaient plus contredites, et il travaillait avec
+ardeur à les appliquer. Déjà nous avons vu ce qu'il avait fait
+pour le gouvernement des indigènes, en développant et en réglant
+l'institution fort utile des bureaux arabes[459]. Il avait
+certainement moins fait pour la population civile. La goûtant peu,
+ce qui se comprend quand on sait ce qu'elle valait alors, il n'était
+pas pressé de la voir grossir. Toutefois, les Européens débarquaient,
+chaque jour plus nombreux, en Algérie, et dès lors se posait cette
+question: À quel régime les soumettre? Le maréchal avait une réponse
+très simple. «L'armée est tout en Afrique, disait-il; comme elle
+est tout, il n'y a de possible que le pouvoir militaire[460].»
+Aucune tâche, selon lui, à laquelle l'armée ne pût suffire: les
+soldats exécuteraient les travaux publics et prêteraient la main,
+en cas de nécessité, aux travaux privés; les officiers serviraient
+d'administrateurs et de magistrats; le commandant en chef exercerait
+une sorte de dictature paternelle, usant, pour le bien de tous, du
+personnel et du matériel dont il disposait en maître, trouvant dans
+son omnipotence les moyens de résoudre promptement et facilement tous
+les problèmes. À l'appui de sa thèse, le maréchal rappelait tout ce
+que l'armée avait fait jusqu'alors pour les colons; comment elle
+avait ouvert les routes, desséché les marais, irrigué les plaines,
+exploité les carrières, donné l'impulsion à toutes les exploitations,
+aidé le colon pauvre à transporter ses matériaux, à bâtir sa maison,
+à défricher son terrain. Il opposait la simplicité et l'économie de
+ce régime aux lentes et coûteuses complications d'une administration
+civile. Ne pouvait-il pas aussi arguer, en faveur du personnel
+militaire, d'une certaine supériorité morale? Tandis que l'élite de
+l'armée demandait à servir en Afrique, l'administration civile n'y
+envoyait alors le plus souvent que son rebut[461]. Que les immigrants
+eussent des répugnances contre ce qu'ils appelaient le «régime du
+sabre», le maréchal Bugeaud ne parvenait pas à le comprendre. Il
+était convaincu que tout ce qui n'était pas hargneux ou brouillon
+devait être satisfait de vivre sous une autorité si protectrice et
+si bienfaisante. «Les populations, disait-il à la Chambre, dans son
+grand discours du 24 janvier 1845, ne craignent pas autant qu'on veut
+bien le dire le régime du sabre, et les choses qui les préoccupent le
+plus, ce ne sont pas les garanties civiles, les libertés municipales,
+mais bien la sécurité. La certitude de conserver sa tête, celles de
+sa femme et de ses enfants, les récoltes qu'on a semées, passe avant
+les théories libérales[462]. Je pourrais comparer les habitants qui
+vivent sous le régime civil de la côte à des enfants mal élevés, et
+ceux qui sont dans l'intérieur, sous le régime militaire, à des
+enfants bien élevés. Les premiers crient, pleurent, se fâchent pour
+la moindre contrariété. Les seconds obéissent sans mot dire.» En
+cet endroit du discours, le _Moniteur_ constate l'«hilarité» de la
+Chambre. Cette verve humoristique amusait en effet les auditeurs,
+mais ne les convertissait pas. Bien au contraire, en heurtant ainsi
+de front les préventions, l'orateur les fortifiait plus tôt. C'était
+souvent l'effet des boutades un peu intempérantes auxquelles Bugeaud
+se laissait aller dans la chaleur de la contradiction. Il était
+tellement plein de ses idées qu'il ne se rendait pas compte du tort
+que leur faisait une exposition trop franche et trop crue.
+
+[Note 459: Voir plus haut, t. V, chap. V, § XV.]
+
+[Note 460: _L'Algérie: Du moyen de conserver et d'utiliser cette
+conquête_ (1842).]
+
+[Note 461: Le ministre de la guerre était obligé de reconnaître,
+à la tribune, le 8 juin 1846, que trente et un employés de
+l'administration civile en Algérie venaient d'être traduits devant
+des conseils d'enquête comme suspects de malversations, que seize
+avaient été révoqués et neuf traduits devant les tribunaux.]
+
+[Note 462: Le maréchal revenait souvent sur cette idée. Peu après, il
+disait dans une de ses nombreuses brochures: «La première de toutes
+les libertés, en Afrique, c'est la sécurité, c'est l'assurance de
+conserver sa tête... On peut bien sacrifier à de tels avantages
+quelques-unes de ses autres libertés; et, disons-le franchement, les
+masses feront sans difficulté ce sacrifice, dont elles comprendront
+l'importance parce que leur esprit droit et simple n'est pas troublé
+par des théories contraires. Les théoriciens demanderont pour elles,
+à grands cris, des libertés dont elles ne se préoccupent pas.»]
+
+Si peu de goût qu'il eût pour les fonctionnaires n'appartenant
+pas à l'armée, le maréchal était cependant obligé de leur faire
+une certaine part. Dès l'origine de l'occupation algérienne, le
+gouvernement central avait institué, dans ces conditions et sous
+des noms qui changèrent souvent, une administration civile, à côté
+du commandement supérieur des forces militaires; c'était, dans sa
+pensée, à la fois une garantie pour les colons et un moyen d'empêcher
+le gouverneur général de devenir trop puissant. On avait même
+tenté, un moment, d'établir à Alger une sorte de dualisme, d'après
+lequel le chef de l'administration civile, à peu près indépendant
+du gouverneur, eût relevé directement des ministres. Mais une telle
+organisation n'était pas viable: des conflits se produisirent, à la
+suite desquels l'administration civile fut de nouveau subordonnée au
+commandement militaire, qui se trouva plus omnipotent que jamais. Le
+rôle du gouvernement central était ainsi singulièrement effacé. Le
+maréchal Valée, notamment, s'était soustrait presque complètement
+à sa suprématie et à son contrôle. Le maréchal Soult, rentré au
+ministère de la guerre, le 29 octobre 1840, voulut profiter du
+remplacement du maréchal Valée par le général Bugeaud, pour rétablir
+son autorité; mais le caractère du nouveau gouverneur ne se prêtait
+guère à un rôle de subordonné: de là des heurts continuels. Par
+l'effet de cette rivalité, le ministre se trouvait intéressé au
+développement de l'administration civile. Tant que la guerre avait
+été flagrante en Algérie, il n'avait pu être sérieusement question
+de diminuer les pouvoirs du commandement militaire; mais, à la fin
+de 1844 et au commencement de 1845, la conquête paraissant finie, on
+jugea le moment venu de tenter quelque réforme dans ce sens. Pendant
+son séjour en France, le gouverneur général apprit, non sans une
+vive irritation, que, dans les bureaux du ministère de la guerre,
+on avait préparé une ordonnance réorganisant toute l'administration
+algérienne; elle créait notamment un directeur général des affaires
+civiles, personnage considérable qui devait centraliser tous les
+services et avoir la présidence du conseil d'administration avec
+la signature quand le gouverneur serait en expédition. Le maréchal
+Bugeaud se démena pour faire écarter ce projet et crut, un moment,
+y avoir réussi: «Il paraît, écrivait-il, le 2 janvier 1845, à un
+de ses amis, qu'on voulait, au ministère de la guerre, enlever
+l'ordonnance sur l'Algérie sans consulter ni le cabinet ni moi...
+On était convaincu, en vraies _mouches du coche_, que l'Algérie
+ne pouvait vivre sans l'application de cette oeuvre si longuement
+élaborée par lesdites _mouches_. À force de s'en occuper, on s'était
+persuadé qu'il y avait urgence extrême, lorsqu'il n'y a pas même
+utilité... Mais l'éveil a été donné à temps. Je sais que plusieurs
+ministres doivent demander que ce travail de Pénélope soit revu au
+conseil d'État. C'est un moyen dilatoire qui pourra bien devenir une
+fin de non-recevoir[463].» Le projet ne fut pas abandonné, comme
+s'en flattait le maréchal; il fut seulement atténué. Publiée le
+15 avril 1845, la nouvelle ordonnance, «portant réorganisation de
+l'administration générale et des provinces en Algérie», était une
+transaction assez boiteuse entre les résistances du gouverneur et le
+désir du ministre de développer les attributions du pouvoir civil.
+Elle distinguait trois sortes de territoires: _civils_, _mixtes_
+et _arabes_. Les _territoires civils_ sont «ceux sur lesquels il
+existe une population civile européenne assez nombreuse pour que
+tous les services publics y soient ou puissent y être complètement
+organisés»; l'administration y est civile. Les _territoires mixtes_
+sont «ceux sur lesquels la population civile européenne, encore peu
+nombreuse, ne comporte pas une complète organisation des services
+publics»; les autorités militaires y remplissent les fonctions
+administratives, civiles et judiciaires. Quant aux territoires
+arabes, ils sont administrés militairement, et les Européens n'y
+sont admis qu'en vertu d'autorisations spéciales et personnelles.
+Tout en laissant au gouverneur général des pouvoirs considérables et
+prépondérants, l'ordonnance les précisait et les réglementait, avec
+l'intention évidente de les limiter. À côté de lui, elle instituait
+un conseil supérieur et un conseil du contentieux. Elle créait aussi
+un directeur général des affaires civiles, comme le premier projet;
+seulement, elle le subordonnait au gouverneur et ne lui donnait pas
+le pouvoir de le remplacer en cas d'absence. En somme, le pur régime
+militaire était maintenu dans les territoires mixtes et arabes, de
+beaucoup les plus étendus. Quant à l'administration organisée dans
+les territoires civils, elle était assez mal conçue, et le déplaisir
+avec lequel le gouverneur général l'avait vu établir n'était pas fait
+pour en faciliter le fonctionnement. Aussi les résultats devaient-ils
+en être fort médiocres. Complication, tiraillement et impuissance,
+tel était le triple caractère de cette organisation.
+
+[Note 463: D'IDEVILLE, t. II, p. 568.]
+
+
+IV
+
+Quand on reprochait au maréchal Bugeaud de ne pas faire assez pour la
+colonisation, il montrait quelle avait été, sous son gouvernement, la
+progression rapide de l'immigration européenne. La population civile
+de l'Algérie, qui n'était que de 25,000 âmes en 1840, s'élevait
+à 96,000 en 1845. Ces chiffres semblaient une réponse décisive.
+Cependant, quand on les analysait, ils n'étaient pas aussi concluants
+qu'ils en avaient l'air. Presque toute cette population s'était
+fixée dans les villes: la plus grande partie à Alger, devenu un
+centre important d'affaires et même de spéculations assez suspectes;
+une autre partie dans les villes de la côte ou de l'intérieur.
+C'était chose curieuse de voir, partout où s'installaient nos
+troupes, arriver aussitôt à leur suite une bande de _mercanti_, des
+cabaretiers surtout, quelques ouvriers d'état, des manoeuvres, des
+maraîchers, en un mot, tous ceux qui espéraient vivre de l'armée;
+parmi eux, un assez grand nombre d'étrangers, notamment des Maltais
+ou des Espagnols. Des villes absolument nouvelles, comme Orléansville
+ou Ténès, se trouvèrent ainsi peuplées, en quelques mois,
+d'habitants, à la vérité, fort mélangés: première alluvion, souvent
+un peu boueuse, qui forme comme le sous-sol de toutes les colonies à
+leur début. De ce côté, il n'y avait qu'à laisser faire: nul besoin
+d'activer artificiellement l'immigration. Mais était-ce tout ce qu'il
+fallait à l'Algérie? L'instinct public s'était promptement rendu
+compte que ce dont la colonie avait le plus besoin, ce n'était pas
+de trafiquants, ni même d'ouvriers d'état; nous ne pouvions utiliser
+notre conquête qu'en y implantant des agriculteurs.
+
+D'ordinaire, quand une nation entreprend une colonie de peuplement
+agricole, elle le fait dans un pays où, ne rencontrant devant elle
+qu'une population clairsemée, inférieure, aisément refoulable,
+elle est assurée de trouver beaucoup de terres, sinon vacantes, du
+moins d'une appropriation facile; tels, par exemple, le Canada et
+l'Australie. Rien de pareil en Algérie. Les Arabes détenaient le sol,
+et ils étaient trop nombreux, trop énergiques, pour qu'on songeât à
+les supprimer ou à les déposséder; trop fiers, trop orgueilleux, trop
+dressés au mépris des autres races, pour que les Européens pussent
+leur en imposer par le prestige d'une civilisation supérieure. À
+défaut de terres à occuper, en trouvait-on à acheter? Pour la plus
+grande partie du sol, la propriété collective des tribus empêchait
+les achats individuels; quant aux domaines assez rares appartenant à
+des particuliers, l'incertitude des titres de propriété était faite
+pour décourager tout acquéreur tant soit peu soucieux d'avoir une
+possession stable et sûre. Au cas où l'on parviendrait à surmonter
+ces obstacles, les terres du moins seraient-elles d'une exploitation
+facile et rapidement avantageuse? L'Algérie, autrefois l'un des
+greniers de Rome, avait été, depuis, stérilisée par l'occupation
+arabe. Nous ne pouvions lui rendre quelque chose de son ancienne
+fécondité qu'au prix d'un défrichement pénible dont il ne fallait
+pas espérer recueillir les bénéfices avant plusieurs années. Si l'on
+ajoute que le paysan français, par l'effet de notre organisation
+sociale et économique, était moins que tout autre disposé à
+émigrer, on se rendra compte que jamais colonisation ne s'était
+présentée dans des conditions aussi difficiles. On ne comprendrait
+même pas qu'elle eût été entreprise, si l'on ne se rappelait ce
+qu'il y avait eu d'accidentel, d'imprévu dans l'origine de cette
+conquête. Seul le point d'honneur, et non l'espérance d'un profit
+agricole ou commercial, avait déterminé la France d'abord à aller
+en Afrique, ensuite à y rester. Tout avait été peu à peu imposé par
+les circonstances; rien n'avait été le résultat d'un plan prémédité.
+C'était, la conquête faite, et faite, en quelque sorte, malgré
+soi, qu'il avait fallu chercher les moyens de l'utiliser. Est-il
+surprenant qu'on ait tâtonné et qu'on ait commencé par faire plus
+d'une école?
+
+Dans les premières années de l'occupation, le gouvernement, qui ne
+savait même pas bien alors s'il garderait l'Algérie, ou du moins
+ce qu'il en garderait, ne s'était pas sérieusement préoccupé d'y
+installer des colons. Malgré tout, il s'était produit un certain
+courant d'immigration auquel la pacification apparente, suite du
+traité de la Tafna, avait imprimé quelque activité. Des colons, venus
+la plupart spontanément, s'étaient établis à peu de distance d'Alger,
+dans la Métidja, sur des terres qu'ils avaient acquises de Maures
+qui, malheureusement, n'en étaient pas toujours bien régulièrement
+propriétaires. Ce sont ces exploitations, dont quelques-unes
+étaient devenues promptement assez florissantes, qu'Abd el-Kader
+dévasta en 1839, quand il rouvrit soudainement les hostilités et
+pénétra jusqu'aux portes d'Alger, sans que le maréchal Valée pût
+l'arrêter. Dans cette année néfaste, les colons, mal protégés, ne
+virent pas seulement détruire leurs fermes; leur confiance aussi fut
+détruite. Les fermes auraient pu être facilement reconstruites, et
+quelques-unes le furent en effet; la confiance était beaucoup plus
+difficile à rétablir.
+
+Au début du gouvernement du général Bugeaud, il n'y eut place
+que pour la guerre. Mais à peine nos troupes eurent-elles un peu
+refoulé Abd el-Kader et élargi le cercle des territoires soumis,
+que la question de colonisation se trouva de nouveau posée. Il ne
+semblait plus désormais qu'on pût attendre quelque chose d'efficace
+de l'initiative privée, découragée par l'échec de sa précédente
+tentative. C'était d'ailleurs l'idée alors régnante dans tous
+les pouvoirs publics,--civils ou militaires, métropolitains ou
+coloniaux,--qu'étant données les conditions de l'Algérie et les
+moeurs du cultivateur français, l'immigration agricole serait
+nulle et impuissante, si l'État ne lui tendait la main et ne se
+chargeait de lever lui-même une bonne partie des difficultés. De
+là le système de colonisation exclusivement administrative qui
+prévalut. L'État déterminait les zones où les Européens pouvaient
+s'installer sans embarras pour lui, sans péril pour eux, et les
+points où il convenait de créer des villages. Il se procurait aussi
+les terres qui pouvaient être livrées aux particuliers et qu'il
+leur garantissait être à l'abri de toute revendication; il en
+avait d'ailleurs une certaine quantité immédiatement disponible;
+c'étaient celles de l'ancien domaine beylical dont il était devenu
+propriétaire par l'effet de la conquête. Au lieu d'appeler pour
+ces terres des acheteurs qu'il croyait introuvables ou dont il se
+défiait, il les offrait en concessions gratuites, et souvent même
+promettait en outre une certaine aide pour l'installation et la mise
+en train de l'exploitation. Par contre, il se réservait de choisir
+ceux qu'il admettrait, et leur imposait, pour assurer la mise en
+valeur des terrains, des conditions fort compliquées. Jusqu'à ce que
+ces conditions fussent accomplies, les concessionnaires n'étaient
+que des détenteurs à titre provisoire et précaire, placés sous la
+surveillance incessante et en quelque sorte sous la tutelle de
+l'administration, tutelle aussi gênante à subir que lourde à exercer.
+
+Ainsi furent créés, de 1842 à 1845, principalement aux environs
+d'Alger, dans le massif du Sahel et dans la plaine de la Métidja, une
+trentaine de villages. À la fin de 1844, on comptait 1,765 familles
+concessionnaires, dont 133 avaient rempli les conditions imposées
+et reçu leurs titres définitifs; les dépenses effectuées par ces
+133 familles étaient évaluées à 1,020,940 francs. Environ 100,000
+hectares avaient été distribués; la plupart, il est vrai, étaient
+encore en friche. Chaque année, le nombre des demandes de concessions
+augmentait: il dépassait 2,000 en 1845. Jamais on n'avait fait
+autant, ni procédé si méthodiquement pour la colonisation rurale.
+Mais, s'il y avait un progrès notable par rapport à ce qui avait
+précédé, le résultat, en soi, était encore bien maigre. Qu'était-ce
+que cette poignée de cultivateurs ou prétendus tels, comparés aux
+90,000 Européens déjà établis, à cette même époque, dans Alger et
+dans les autres villes de la colonie? Qu'était-ce, surtout, que
+les quelques milliers d'hectares cultivés, par rapport à l'immense
+territoire qu'il s'agissait de mettre en valeur? Au moins, le
+peu qu'on avait fait était-il bien fait? Arrivés plein d'espoir,
+d'illusion, les colons s'étaient aussitôt trouvés aux prises avec
+les difficultés d'un défrichement singulièrement pénible, coûteux et
+malsain. Le Sahel, notamment, où avaient été installés la plupart
+des concessionnaires, était alors une lande sauvage, aride, désolée,
+couverte de ces terribles palmiers nains dont l'extraction était
+faite pour user tous les outils et lasser tous les courages; il
+avait été laissé tout à fait inculte par les Arabes, peu soucieux du
+voisinage des Turcs d'Alger. L'emplacement des nouveaux villages,
+fixé par des considérations purement stratégiques, n'assurait trop
+souvent au colon ni eau potable pour sauvegarder sa santé, ni routes
+pour aller vendre les produits de son exploitation. Le sol de la
+Métidja, plus facile et plus fertile que celui du Sahel, n'était
+pas moins meurtrier quand on le remuait pour la première fois.
+Combien de villages où périrent, en peu d'années, plusieurs couches
+de colons! Boufarik, par exemple, aujourd'hui l'un des points les
+plus sains et les plus charmants de cette plaine, était alors un
+foyer de miasmes si pestilentiels qu'une sorte d'épouvante avait fini
+par s'attacher à son nom. Pour surmonter tant d'obstacles, il eût
+fallu chez les immigrants beaucoup d'énergie morale et de ressources
+matérielles. Or, c'est précisément ce qui manquait au personnel
+qu'attirait la gratuité des concessions et que ne rebutait pas la
+tutelle administrative. Ce personnel était généralement pauvre,
+maladroit, de nature un peu mendiante et geignante, attendant tout
+de l'administration dont il se savait le pupille, s'en prenant à
+elle de chacune de ses déceptions, prompt à se dégoûter d'une terre
+qu'il n'avait pas payée de ses deniers, sur laquelle il n'exerçait
+pas les droits et pour laquelle il n'éprouvait pas les sentiments du
+propriétaire. En somme, la plupart des villages, sauf quelques-uns
+par hasard mieux placés que les autres, avaient peu réussi, certains
+d'entre eux offraient même un spectacle lamentable. L'abbé Landmann
+écrivait, après les avoir visités, à la fin de 1844: «Je n'ai
+trouvé presque partout que découragement et misère profonde[464].»
+Les commissions des crédits à la Chambre des députés, volontiers
+maussades pour tout ce qui regardait l'Algérie, constataient ces
+échecs et s'en faisaient un grief.
+
+[Note 464: _Mémoire sur la colonisation de l'Algérie_ (1845).]
+
+
+V
+
+Au milieu de tant d'entreprises de colonisation avortées ou tout au
+moins incertaines, un fait se détache, qui est, au contraire, un
+succès: c'est la fondation de la Trappe de Staouëli, renouvelant,
+en plein dix-neuvième siècle, les merveilles des grands couvents
+défricheurs du commencement du moyen âge[465]. L'idée première en
+était venue à M. de Corcelle, en 1841, au retour d'un voyage en
+Afrique, dont j'ai déjà eu occasion de parler, et qui avait été
+l'origine de sa liaison avec le général Bugeaud[466]. Il avait
+rapporté de ce voyage la conviction que la colonie ne pouvait
+réussir qu'en devenant chrétienne et agricole. N'était-ce pas
+répondre directement à ce double besoin que d'y établir des moines
+qui se trouvaient être en même temps des cultivateurs? Voisin des
+Trappistes, dans le département de l'Orne, M. de Corcelle les
+avait vus à l'oeuvre et savait ce dont ils étaient capables. Il
+exposa son projet dans un mémoire adressé au gouvernement; après y
+avoir montré combien il importait de rendre l'Algérie catholique,
+pour qu'elle demeurât française, il ajoutait: «Sous ce rapport,
+l'introduction d'une congrégation religieuse dans les cultures de
+l'Algérie serait assurément très salutaire. Les Trappistes, par
+exemple, apporteraient là une expérience agricole fort précieuse
+et surtout des exemples de sainteté de nature à émouvoir vivement
+l'imagination des indigènes...» Si nouvelle qu'une pareille idée
+fût pour le maréchal Soult, il la prit tout de suite à coeur. À tel
+de ses collègues qui s'effarouchait de voir le gouvernement protéger
+des congréganistes: «Ce ne sont pas des congréganistes, répondait-il,
+que j'envoie à Alger, ce sont des colons de la meilleure espèce, des
+colons qui ne parlent pas, mais qui agissent.» L'adhésion du ministre
+de la guerre ne suffisait pas; il fallait aussi celle du gouverneur
+général de l'Algérie. M. de Corcelle lui écrivit à ce sujet. «Essayez
+mes Trappistes, lui disait-il; je vous supplie d'introduire cette
+goutte de sainteté dans la caverne africaine.» Le général Bugeaud,
+alors très engoué d'un projet de colonisation au moyen de soldats
+mariés, projet sur lequel j'aurai à revenir, ne fut pas d'abord sans
+prévention contre les «célibataires» qu'on lui proposait; toutefois,
+il se rendit vite et promit son concours.
+
+[Note 465: Pour tout ce qui a trait à cette fondation, je me suis
+servi principalement de la _Vie de dom François Régis_, par l'abbé
+BERSANGE.]
+
+[Note 466: Voir plus haut, t. V, p. 350.]
+
+Ainsi approuvée par les deux chefs supérieurs, à Paris et à Alger,
+il semblait que la fondation ne dût plus rencontrer d'obstacles
+administratifs. Mais il fallut compter avec l'indifférence
+nonchalante ou même avec la malveillance tracassière des bureaux
+et des sous-ordres; il fallut compter aussi avec la timidité d'un
+gouvernement qui hésitait à braver les préjugés alors ravivés
+contre les congrégations par les controverses sur la liberté de
+l'enseignement. Le maréchal Soult lui-même, tout en persistant à
+protester de sa bonne volonté personnelle, expliquait aux Trappistes
+qu'il craignait, en se montrant trop favorable, «d'ameuter contre eux
+les aboyeurs de la Chambre». De là des difficultés qui retardèrent
+pendant longtemps la solution et firent même parfois douter qu'on pût
+jamais aboutir. Cependant, le zèle de M. de Corcelle et de quelques
+autres personnes qui s'intéressaient à son projet finit par obtenir
+du ministre de la guerre l'ordre exprès de «terminer cette affaire,
+tout obstacle cessant», et l'acte de concession fut signé le 18
+juillet 1843.
+
+Les religieux se mirent aussitôt à l'oeuvre. Les débuts furent très
+durs. Staouëli était situé dans le Sahel, et l'on sait combien le
+défrichement y était pénible et meurtrier. Tous les moines furent
+frappés par la fièvre, sur ce champ de bataille qu'aucun d'eux ne
+songea à déserter. Avant l'expiration de la première année, dix
+étaient morts, dont sept en trois mois. En même temps, l'argent
+manquait: pour une cause ou pour une autre, des subventions promises
+soit par le gouvernement, soit par des couvents de France, firent
+défaut. Plusieurs fois, on put croire qu'il faudrait interrompre les
+travaux.
+
+La jeune Trappe avait heureusement à sa tête l'homme le mieux fait
+pour triompher de ces obstacles. C'était dom François Régis, nature
+vaillante entre toutes, l'un de ces capitaines qui savent obtenir
+de leurs soldats des prodiges d'héroïsme. Aux plus rudes moments,
+quand tous les religieux et lui-même étaient brisés par la maladie,
+il donnait l'exemple d'une énergie invincible: «Allons, mon frère,
+disait-il à chacun de ses compagnons, un peu de coeur! C'est pour le
+bon Dieu!» Si mal que les choses parussent aller, si anxieux qu'il
+fût lui-même au fond, il n'admettait pas qu'on se laissât gagner
+par la tristesse; il voulait qu'on «mangeât joyeusement le pain de
+chaque jour». Ce n'était pas un de ces moines dont la vue se borne
+aux murs de leur couvent. Bien que très vertueux et très avancé dans
+la vie intérieure, il savait regarder au dehors et s'y créer des
+appuis. Au premier besoin, botté et éperonné, il montait à cheval
+et galopait jusqu'à Alger, ou même, dans les grands périls, il
+n'hésitait pas à traverser la mer et à parcourir la France. Caractère
+indépendant et fier, très franc et parfois presque brusque d'allure,
+il était cependant un solliciteur incomparable; il avait le don
+d'aplanir les difficultés, de gagner les bonnes grâces, de vaincre
+les résistances. Tous ceux auxquels il avait ainsi affaire, depuis
+les employés de bureau et les simples soldats jusqu'aux généraux et
+aux ministres, étaient surpris et charmés de trouver dans ce moine
+austère une parole vive, prompte aux saillies d'un accent toujours
+généreux, une droiture ouverte, une belle humeur affable, une sorte
+de familiarité cordiale qui laissait cependant intacts le caractère
+et la dignité du religieux. Les militaires surtout étaient absolument
+conquis.
+
+Au premier rang des amis que s'était ainsi faits l'abbé de Staouëli,
+il convient de nommer le maréchal Bugeaud. Rien ne subsistait
+plus de ses préventions premières. «Quand vous aurez de grosses
+difficultés, avait-il dit à dom François Régis, venez me trouver.»
+L'abbé ne manquait pas de le faire. Qu'il fallût écarter quelque
+obstacle administratif ou triompher des hésitations d'un évêque, il
+trouvait toujours le gouverneur général prêt à lui venir en aide.
+Mêmes sentiments chez les autres chefs militaires, par exemple chez
+le général de La Moricière, plusieurs fois gouverneur par intérim.
+Le duc d'Aumale témoigna aussi sa sympathie au religieux et eut
+même occasion de lui donner un conseil dont la précoce maturité
+le frappa vivement: c'était en novembre 1843, à un moment où tout
+semblait se réunir pour faire échouer l'entreprise. Dom François
+Régis avait laissé voir au duc quelque velléité de transporter au
+moins partiellement ses efforts sur un terrain plus favorable.
+«Sera-ce au religieux de la Trappe, répondit le jeune prince, alors
+seulement âgé de vingt-deux ans, qu'il faudra prêcher la patience
+et la persévérance? Vous datez d'hier, et vous voulez déjà avoir
+réussi. C'est trop tôt vous décourager... Soyez ici constants,
+comme vous l'êtes ailleurs; soyez-le plus qu'ailleurs, et vous
+réussirez.» Ces amis de haut rang n'étaient pas les seuls que se fût
+acquis le vaillant et aimable abbé; il en compta beaucoup d'autres,
+plus humbles, mais non moins dévoués ni moins efficaces, parmi les
+officiers de divers grades qui se trouvaient, par leurs fonctions, en
+rapport avec la Trappe[467].
+
+[Note 467: Citons entre autres le colonel Marengo, fort mêlé alors
+aux entreprises de colonisation. On racontait ainsi l'origine
+de son nom; le Premier consul, l'ayant remarqué à Marengo, où
+il était simple soldat, l'avait fait sortir des rangs: «Comment
+t'appelles-tu?--Mon général, c'est à peine si j'ose vous le dire, je
+m'appelle Capon.--Tu te nommeras désormais Marengo», avait répondu
+Bonaparte. Le colonel Marengo demanda aux Trappistes, auxquels il
+avait montré tant de dévouement, d'être enterré dans leur cimetière.]
+
+Ainsi secondée, la courageuse persévérance des Trappistes finit
+par surmonter les obstacles devant lesquels succombaient, autour
+d'eux, tant d'immigrants européens. En 1845, deux ans après leur
+installation, la meurtrière bataille qu'ils livraient au sol, bien
+que non complètement terminée[468], pouvait être considérée comme
+d'ores et déjà gagnée. Les résultats acquis étaient considérables:
+les bâtiments essentiels étaient construits, l'exploitation en
+train, et une grande étendue de terrain mise en culture. Cette
+transformation faisait l'étonnement des visiteurs, chaque jour plus
+nombreux. Staouëli devenait l'une des principales curiosités de
+l'Algérie. Le maréchal Bugeaud voulut en juger par lui-même. Le 14
+août 1845, il arriva à l'improviste au monastère, visita tout en
+détail, mêla quelques conseils à beaucoup d'éloges et s'en retourna
+le soir, plein d'admiration pour un travail si fécond et pour une
+si héroïque austérité. Peu de jours après, le _Moniteur algérien_
+racontait la visite du maréchal et faisait connaître sa satisfaction.
+Dans le succès des Trappistes, il y avait plus que le résultat
+matériel; il y avait, pour les autres colons, un exemple instructif
+et consolant, un voisinage bienfaisant, et surtout la prédication
+chrétienne qui agit le plus, celle de la vertu en action. Les Arabes
+n'étaient pas les derniers à en être frappés et à témoigner de leur
+respect pour les nouveaux «marabouts». La «goutte de sainteté»,
+demandée par M. de Corcelle, commençait à faire sentir son effet.
+
+[Note 468: Par exemple, dans l'hiver 1846-1847, onze religieux
+succombèrent en quelques mois.]
+
+Le maréchal Bugeaud n'était pas homme à s'en effaroucher: bien au
+contraire. Il comprenait de quel secours pouvait être pour son oeuvre
+l'action catholique. D'autres religieux que les Trappistes eurent
+aussi à se louer de lui. Les Jésuites avaient été des premiers à
+suivre notre armée à Alger. L'un d'eux, le P. Brumauld, fonda, aux
+portes de la ville, un orphelinat dont le gouvernement prisait très
+haut les services et qu'il subventionnait. Le maréchal, cependant,
+n'avait pas été, à l'origine, sans partager un peu les préjugés
+alors régnant contre la Compagnie de Jésus. Un jour qu'il la
+traitait assez mal en paroles, devant ses aides de camp, l'un d'eux
+l'interrompit: «Nous vous avons pourtant entendu dire beaucoup de
+bien du P. Brumauld.--Ah! mais, oui.--Eh bien! le P. Brumauld est
+un Jésuite.--Un Jésuite, le P. Brumauld?--Assurément.» Déconcerté,
+le maréchal garda un moment le silence, puis s'écria: «Fût-il le
+diable, il fait le bien.» C'était un des traits de son caractère,
+de ne pas fermer les yeux à la vérité. Aussi, peu après, irrité
+de voir le _Journal des Débats_ s'associer à la violente campagne
+alors ouverte contre les Jésuites, il lui adressa d'Alger, le 24
+juin 1843, la lettre suivante: «J'ai été peiné de l'article sur les
+Jésuites que j'ai lu dans votre numéro du 13 juin. Vous savez bien
+que je ne suis ni Jésuite ni bigot; mais je suis humain et j'aime à
+faire jouir tous mes concitoyens, quels qu'ils soient, de la somme de
+liberté dont je veux jouir moi-même. Je ne puis vraiment m'expliquer
+la terreur qu'inspirent les Jésuites à certains membres de nos
+assemblées... Quant à moi, qui cherche, par tous les moyens, à mener
+à bonne fin la mission difficile que mon pays m'a confiée, comment
+prendrais-je ombrage des Jésuites, qui, jusqu'ici, ont donné de si
+grandes preuves de charité et de dévouement aux pauvres émigrants
+qui viennent en Algérie, croyant y trouver une terre promise, et
+qui n'y rencontrent, tout d'abord, que déceptions, maladies et
+souvent la mort? Eh bien! oui, ce sont les Soeurs de Saint-Joseph
+et les Jésuites qui m'ont puissamment aidé à secourir ces affreuses
+misères que l'administration, avec toutes les ressources dont elle
+dispose, est complètement insuffisante à soulager. Les Soeurs de
+Charité ont soigné les malades qui ne trouvaient plus de place dans
+les hôpitaux et se sont chargées des orphelines. Les Jésuites ont
+adopté les orphelins. Le P. Brumauld, leur supérieur, a acquis,
+moyennant 120,000 francs, une vaste maison de campagne entourée
+de 150 hectares de terre cultivable, et là, il a recueilli plus
+de 130 orphelins européens qui, sous la direction de différents
+professeurs, apprennent les métiers de laboureur, jardinier,
+charpentier, menuisier, maçon. Il sortira de là des hommes utiles à
+la colonisation, au lieu de vagabonds dangereux qu'ils eussent été.
+Sans doute, les Jésuites apprendront à leurs orphelins à aimer Dieu.
+Est-ce un si grand mal? Tous mes soldats, à de rares exceptions près,
+croient en Dieu, et je vous affirme qu'ils ne s'en battent pas avec
+moins de courage... Pour moi, gouverneur de l'Algérie, je demande
+à conserver _mes_ Jésuites, parce que, je vous le répète, ils ne me
+portent nullement ombrage et qu'ils concourent efficacement au succès
+de ma mission. Que ceux qui veulent les chasser nous offrent donc les
+moyens de remplacer les soins gratuits et la charité de ces terribles
+fils de Loyola. Mais je les connais; ils déclameront et ne feront
+rien que grever le budget colonial, sur lequel ils commenceront par
+prélever leurs bons traitements, tandis que les Jésuites ne nous ont
+rien demandé que la tolérance[469].» Six ans plus tard, au moment
+de la mort du maréchal Bugeaud, le P. Brumauld l'appellera «son
+plus grand bienfaiteur, son père, le grand-père bien-aimé de ses
+orphelins[470]».
+
+[Note 469: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 310.]
+
+[Note 470: _Ibid._, p. 311.]
+
+Cette attitude du maréchal contrastait heureusement avec
+l'indifférence que, dans les premières années de l'occupation, les
+autorités algériennes avaient témoignée pour les choses religieuses.
+C'est qu'en effet, sous ce rapport, la situation s'était améliorée.
+La part du culte catholique, dans le budget de la colonie,
+originairement de 9,000 francs, atteignait maintenant 150,000 francs.
+Grâce à la création de l'évêché d'Alger en 1838, la vie chrétienne,
+nulle jusqu'alors, s'était développée. Au lieu des rares prêtres et
+des trois ou quatre chapelles misérables que Mgr Dupuch avait trouvés
+en Algérie, quand il avait pris possession de son siège épiscopal, on
+comptait, en 1845, dans le nouveau diocèse, 91 prêtres, 60 églises
+ou chapelles, un séminaire, plusieurs établissements hospitaliers
+ou scolaires fondés par des congrégations, des associations de
+piété et de charité. Toutefois, celui qui mesurait l'étendue des
+besoins était plus frappé encore de ce qui manquait. Cent cinquante
+mille francs pour le culte catholique, sur un budget total de cent
+trente millions, n'était-ce pas une proportion misérable, dans un
+pays où tout était à créer? Que de lieux où les immigrants et les
+soldats étaient absolument sans secours religieux! Dans la plupart
+des villages qu'elle avait établis, l'administration ne s'était pas
+inquiétée de bâtir une église. Les visiteurs recueillaient, à ce
+propos, de la bouche des colons, plus d'une plainte. «Point d'église,
+point d'école! disait l'un d'eux; nous sommes comme des animaux. Si
+nous avions une chapelle, une clochette, on pourrait se rappeler
+comment on a été élevé[471].» L'administration ne se bornait pas à
+ne pas faire; par routine tracassière et ombrageuse, elle gênait
+la libre initiative du clergé. Malheureusement, le premier évêque,
+Mgr Dupuch, n'avait pas autant d'esprit de conduite que de zèle, de
+prudence que de générosité. Sa charité téméraire et imprévoyante le
+fit tomber dans des embarras pénibles et compromettants. Aux prises
+avec quatre cent mille francs de dettes qu'il ne pouvait payer, il se
+vit réduit à donner sa démission, vers la fin de 1845. Il ne le fit
+pas sans élever la voix contre le gouvernement, auquel il reprochait
+de ne l'avoir pas soutenu et même de l'avoir entravé. Son successeur,
+Mgr Pavy, eut son zèle avec plus de sagesse. Le maréchal Bugeaud le
+prit tout de suite fort en gré. «Tenez, monseigneur, lui dit-il un
+jour brusquement, si vous n'étiez évêque, je vous voudrais soldat!
+Près de moi, sur un champ de bataille, quel bon général vous feriez!»
+L'évêque allait-il visiter, dans une de ses tournées pastorales,
+quelques-uns des villages créés par l'administration, le gouverneur
+se hâtait de l'en remercier. «C'est ainsi, lui écrivait-il, que
+l'on console et que l'on encourage les exilés de la patrie, en leur
+montrant des sentiments paternels, en même temps qu'on leur offre
+les secours de la religion[472].» À Paris également, il était, dans
+le gouvernement, des esprits assez clairvoyants et élevés pour
+comprendre combien la religion était nécessaire en Algérie, et
+pour se rendre compte que, sous ce rapport, il y avait beaucoup à
+réparer. «Cette année, pour la première fois, écrivait M. Guizot à M.
+Rossi, le 8 mars 1846, je vais prendre à mon compte cette question
+de l'Algérie, si grande et si lourde. J'attache à l'établissement
+religieux beaucoup d'importance; je crois qu'il en acquerra beaucoup,
+et cela me plaît personnellement de ressusciter le christianisme en
+Afrique[473].»
+
+[Note 471: Récit de M. de Bussière. (_Revue des Deux Mondes_ du 1er
+novembre 1853, p. 497.)--Le général de La Moricière demandait aux
+colons du Sig pourquoi leur village ne grandissait pas: «Ce qui nous
+manque, lui répondit une bonne femme, c'est de ne pas entendre le son
+des cloches.» (_Le général de La Moricière_, par M. KELLER, t. II, p.
+30.)]
+
+[Note 472: D'IDEVILLE, t. III, p. 308 et 309.]
+
+[Note 473: _Documents inédits._]
+
+
+VI
+
+Staouëli montrait ce qu'avec beaucoup d'énergie et de persévérance on
+pouvait faire du sol algérien. L'enseignement venait fort à propos,
+en présence du découragement que tant d'autres insuccès devaient
+produire. Toutefois, les conditions de cette entreprise monacale
+étaient trop exceptionnelles pour qu'on y trouvât la solution,
+jusqu'alors vainement cherchée, du problème de la colonisation
+algérienne. Où était donc cette solution? Le maréchal Bugeaud croyait
+le savoir. Il avait un système à lui qu'il jugeait le seul capable
+de lever toutes les difficultés et dont il attendait des merveilles.
+Convaincu que les échecs subis venaient de ce qu'on avait eu affaire
+à des colons civils, «cohue désordonnée, sans force d'ensemble,
+parce qu'elle était sans discipline», il voulait faire appel à la
+«colonisation militaire»: application nouvelle du principe posé par
+lui que «l'armée était tout en Algérie». À l'entendre, on pouvait
+trouver facilement, chaque année, parmi les soldats devant encore
+trois ans de service, un grand nombre d'hommes disposés à s'établir
+en Afrique. Un congé leur serait accordé pour aller chercher
+femme en France. L'État leur fournirait le sol, les matériaux,
+les instruments, le bétail. Dans chaque village, tout devait être
+possédé en commun jusqu'à l'expiration des trois ans. Embrigadés,
+commandés, soumis à la discipline militaire, les hommes continuaient,
+pendant ces trois ans, à faire partie de l'armée: il n'y avait de
+changé que leur mode de service. Dans les saisons où la culture ne
+les occuperait pas, ils seraient employés aux travaux publics. En
+cas de guerre, ils se trouveraient tout organisés et encadrés pour
+faire face au péril. À l'expiration des trois ans, on procéderait
+à la liquidation de la communauté: l'État se ferait rembourser de
+ses avances; le surplus serait divisé en autant de lots que de
+copartageants, et les lots tirés au sort. Le maréchal estimait qu'en
+quelques années on établirait ainsi un grand nombre de familles,
+composées d'éléments énergiques et disciplinés, dont la présence
+assurerait la soumission de la colonie en même temps que la culture
+du sol, et permettrait de réduire de moitié l'armée d'occupation. Par
+là donc, il prétendait résoudre, à la fois, le problème agricole et
+le problème militaire.
+
+Il y avait longtemps que le maréchal Bugeaud rêvait de ce mode de
+colonisation. Avant de commander à Alger, en 1838, il avait fait
+paraître une brochure intitulée: _De l'établissement de légions
+de colons militaires dans les possessions françaises du nord de
+l'Afrique, suivi d'un projet d'ordonnance adressé au gouvernement
+et aux Chambres_. Une fois gouverneur général, il ne manqua pas
+une occasion de revenir sur sa thèse favorite. Discours à la
+Chambre, mémoires au ministre, toasts dans les banquets, brochures,
+articles de journaux, correspondance avec les personnages influents,
+tout était employé par lui pour tâcher de gagner à ses idées le
+gouvernement et l'opinion. Dans l'ardeur de sa conviction, il ne
+craignait pas de proposer tout de suite une opération gigantesque,
+l'établissement, chaque année, de dix mille soldats colons, soit,
+en dix ans, de cent mille familles. Il n'évaluait pas la dépense
+à moins de 350 millions et reconnaissait même bientôt qu'elle
+pourrait s'élever au double. Il faisait entrevoir, à la vérité,
+comme compensation à cette charge, une réduction prochaine de
+l'armée d'Afrique, soit une économie annuelle de 40 millions. Quant
+à la colonisation civile, il se défendait de vouloir la supprimer
+entièrement, et lui laissait, sur la côte, une bande de terrain large
+de douze à quinze lieues: c'était au delà, dans l'intérieur des
+terres, qu'il entendait placer ses villages de soldats.
+
+En attendant une mesure générale que seuls les pouvoirs publics
+avaient qualité pour décréter, le maréchal, de sa propre autorité,
+avait fait un très petit essai de son système. En 1842 et 1843,
+il avait fondé trois villages militaires, deux dans le Sahel, un
+dans la Métidja. Sur sa demande, le maire de Toulon s'était occupé
+de trouver des femmes pour les soldats colons, et ceux-ci étaient
+allés en France se marier, comme ils eussent accompli toute autre
+corvée commandée: la chose prêta à rire, et il ne paraît pas qu'une
+fois la dot mangée, les époux aient fait bien bon ménage. Ce ne
+fut pas le seul déboire du maréchal. Au bout de peu de temps, les
+colons, absolument dégoûtés du travail en commun et de la propriété
+collective, le supplièrent de les «désassocier[474]». En 1845, sur
+les trois villages, deux étaient aussi misérables que les villages
+civils voisins: c'étaient ceux du Sahel; seul, celui qui était dans
+la Métidja devait à l'avantage de sa situation d'être assez prospère.
+
+[Note 474: Plus tard, en 1849, le maréchal Bugeaud a raconté lui-même
+plaisamment l'essai malheureux qu'il avait fait de la propriété
+collective, et il s'en est servi comme d'un argument contre les
+socialistes et les communistes.]
+
+Rien donc, dans ces premiers résultats, qui pût détruire les
+préventions existant contre le système du maréchal Bugeaud. On
+faisait remarquer que des mariages accomplis comme une manoeuvre de
+champ de Mars n'étaient pas une façon bien sérieuse de constituer
+les familles, condition première de toute bonne colonisation. On
+demandait ce que deviendrait la sujétion disciplinaire sur laquelle
+le maréchal fondait tout son système, lorsque, au bout de trois ans,
+les soldats seraient libérés et redeviendraient des citoyens comme
+les autres. Enfin, on insistait sur l'énormité des frais, et la
+franchise peu adroite avec laquelle le maréchal avait tout de suite
+parlé d'une dépense de plus de 300 millions, donnait beau jeu à ses
+adversaires. Ce n'était pas la Chambre qui se montrait le moins
+hostile. Les commissions des crédits se prononcèrent à plusieurs
+reprises dans leurs rapports contre toute opération de ce genre[475].
+Quant au cabinet, il répugnait visiblement à s'engager dans cette
+voie. Le maréchal Soult ne cachait pas qu'il y était opposé. M.
+Guizot, d'ordinaire le principal soutien du maréchal Bugeaud dans
+les conseils du gouvernement, ne croyait pas pouvoir proposer à ses
+collègues plus qu'un essai limité et peu coûteux; encore n'était-il
+pas sûr de l'obtenir et le demandait-il moins par goût pour la
+colonisation militaire que par égard pour son promoteur.
+
+[Note 475: Voir notamment le rapport de M. Vatout, du 13 mai 1843, et
+celui de M. Magne, du 16 mai 1845.]
+
+Le gouverneur général n'était pas homme à reculer devant des
+oppositions, si nombreuses qu'elles fussent. Il se montrait, au
+contraire, chaque jour plus confiant dans son idée. Le ministère
+se refusant ou hésitant à se mettre en mouvement, il tenta de
+l'entraîner, en prenant audacieusement les devants. Le 9 août 1845,
+il adressa cette circulaire à tous les généraux sous ses ordres:
+«Général, j'ai lieu de regarder comme très prochain le moment où
+nous serons autorisés à entreprendre un peu en grand les essais de
+colonisation militaire. Les conditions sont détaillées ci-après.
+Invitez MM. les chefs de corps à les faire connaître à leurs
+subordonnés et à vous adresser, aussitôt qu'il se pourra, l'état des
+officiers, sous-officiers et soldats qui désirent faire partie des
+colonies militaires.» Suivait une série d'articles organisant d'une
+façon complète ces colonies, absolument comme si le principe en avait
+été adopté et qu'il s'agît seulement de l'appliquer. Aussitôt cette
+circulaire connue à Paris, l'émotion fut grande dans le cabinet,
+dans les Chambres, dans le public. «Pacha révolté», s'écria la
+_Presse_. M. Guizot, bien qu'habitué aux incartades du maréchal, ne
+put s'empêcher de trouver celle-ci un peu forte. Il fit insérer dans
+le _Journal des Débats_ une note officieuse qui, avec des précautions
+de langage, remettait à son rang le gouverneur trop indépendant
+et lui rappelait «qu'il y avait à Paris un gouvernement et des
+Chambres». En même temps, il lui écrivit une lettre de reproches
+affectueux. «Peut-être avez-vous cru, lui disait-il, lier d'avance et
+compromettre sans retour le gouvernement dans cette entreprise ainsi
+étalée tout entière dès les premiers pas. C'est une erreur, mon cher
+maréchal.» Et il lui montrait que le seul résultat de son initiative
+était «d'embarrasser grandement ses plus favorables amis», ceux qui,
+à ce moment, travaillaient et avaient si grand'peine à faire accepter
+l'idée d'un essai partiel. Le maréchal sentit qu'il était allé trop
+loin; il fit publier par le _Moniteur algérien_ un article destiné à
+atténuer la circulaire. Dans sa réponse à M. Guizot, il s'excusa tant
+bien que mal. «Cette circulaire, lui écrivait-il, ne devait avoir
+aucune publicité... Je dois dire aussi que les termes en étaient
+trop positifs; j'aurais dû mettre partout les verbes au conditionnel;
+au lieu de dire: _Les colons recevront, etc._, j'aurais du dire: _Si
+le gouvernement adoptait mes vues, les colons recevraient, etc._
+Changez le temps du verbe, et vous ne verrez plus qu'une chose
+simple, une investigation statistique qui est dans les usages du
+commandement et destinée à éclairer le gouvernement lui-même[476].»
+
+[Note 476: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 194 à 198.]
+
+
+VII
+
+Si les oppositions que rencontrait le maréchal Bugeaud ne
+l'ébranlaient pas dans sa conviction, elles le fatiguaient,
+l'irritaient. Il y voyait volontiers une sorte d'ingratitude. Plus
+que jamais, d'ailleurs, il se croyait en butte à une malveillance
+systématique de la part du maréchal Soult et des bureaux du ministère
+de la guerre. Il accusait notamment ces bureaux d'inspirer et de
+subventionner le journal _l'Algérie_, qui, de Paris, lui faisait
+une guerre acharnée, et dont les attaques trouvaient souvent écho
+dans les autres feuilles de la capitale[477]. Ces piqûres de presse
+mettaient parfois hors de lui le peu patient gouverneur. Ainsi en
+était-il, par exemple, quand _l'Algérie_, par un calcul plein de
+malice, exaltait ses lieutenants, La Moricière, Bedeau et surtout le
+duc d'Aumale.
+
+[Note 477: L'_Algérie_, fondée à Paris, en 1843, pour être hors de la
+portée du gouverneur général, paraissait six fois par mois, les jours
+qui correspondaient aux départs des courriers d'Algérie.]
+
+Non sans doute que le maréchal ne fût le premier à proclamer les
+hautes qualités du vainqueur de la Smala. En 1843, il lui aurait
+fait confier, malgré sa jeunesse, l'intérim du gouvernement général,
+si le Roi, sur la demande même de son fils, ne se fût opposé à
+une élévation trop rapide[478]. Bien souvent depuis, dans ses
+conversations comme dans ses lettres, il s'était plu à saluer
+dans le duc d'Aumale son futur successeur[479]. Mais n'est-ce pas
+quelquefois à l'endroit de leurs héritiers que les vieillards se
+montrent le plus ombrageux? Ce fut principalement à l'occasion du
+commandement que le prince venait d'exercer, pendant quelque temps,
+dans la province de Constantine, que l'_Algérie_ essaya de l'opposer
+au gouverneur. Il ne faut pas oublier que cette province se trouvait
+dans une situation à part. Ayant échappé à l'action d'Abd el-Kader,
+elle était passée, sans interruption, de la domination des Turcs à
+celle de la France, et les Arabes, habitués à obéir, nous avaient
+acceptés sans trop de peine. Il en était résulté, presque dès le
+lendemain de la prise de Constantine, une pacification relative qui
+contrastait avec la guerre acharnée dont les deux autres provinces
+étaient le théâtre. L'armée n'y avait guère que des courses de police
+à faire: aussi, sur cent mille hommes de troupes qui, depuis 1840,
+étaient en Algérie, quatorze à dix-huit mille suffisaient pour la
+province de Constantine. Il est vrai que, sur plus d'un point de
+cette région, nous n'exercions qu'une sorte de souveraineté, parfois
+même un peu nominale. Absorbé par sa lutte contre Abd el-Kader, le
+maréchal Bugeaud ne regardait guère à ce qui se passait dans l'est
+de la colonie, et les généraux qui y commandaient étaient à peu près
+livrés à eux-mêmes. Par une heureuse fortune, deux d'entre eux, le
+duc d'Aumale et son successeur, le général Bedeau, se révélèrent des
+administrateurs éminents. L'_Algérie_ n'avait pas tort quand elle
+faisait d'eux un très grand éloge. Mais où elle devenait injuste,
+c'est quand elle donnait à entendre que le maréchal Bugeaud aurait pu
+obtenir la même pacification dans les provinces d'Alger et d'Oran,
+s'il avait su gouverner et administrer, au lieu de ne savoir que
+batailler. Si peu fondée qu'elle fût, cette insinuation n'était pas
+sans rencontrer quelque crédit dans l'opinion, qui connaissait mal
+les faits, et dans la Chambre, toujours impatiente de mettre un
+terme aux sacrifices d'hommes et d'argent qu'on lui demandait pour
+l'Algérie.
+
+[Note 478: Voir entre autres une lettre du Roi au duc d'Aumale, en
+date du 2 juin 1843, publiée par la _Revue rétrospective_.]
+
+[Note 479: Le maréchal écrivait, le 23 octobre 1843, à M. Blanqui:
+«Je désire qu'un prince me remplace ici... Le duc d'Aumale est
+et sera chaque jour davantage un homme capable.» (_Mémoires de M.
+Guizot_, t. VII, p. 236.) Vers ce même temps, il s'exprimait ainsi
+dans une conversation de bivouac: «Je place très haut les talents
+militaires et administratifs de mes trois lieutenants: Changarnier,
+La Moricière et Bedeau. Eh bien, si j'avais à faire le choix de
+mon successeur au gouvernement de l'Algérie, je n'hésiterais pas à
+désigner Mgr le duc d'Aumale, dans lequel se trouvent réunies les
+qualités qui constituent le chef d'armée et l'administrateur. Il a
+la décision prompte, le courage entraînant, le corps infatigable et
+l'amour du travail, le tout dirigé par une haute intelligence et un
+ferme bon sens. Joignez à cela le prestige dont l'entoure, aux yeux
+de tous et des Arabes surtout, son titre de fils du sultan de France,
+et vous aurez en lui le gouverneur qui fera de l'Algérie un royaume
+prospère.» (_Trente-deux ans à travers l'Islam_, par Léon ROCHES, t.
+II, p. 438.) L'année suivante, le maréchal exprimait de nouveau la
+même idée, dans une lettre à M. Guizot. (_Mémoires de M. Guizot_, t.
+VII, p. 237.)]
+
+Le maréchal ne pouvait soupçonner le duc d'Aumale ni le général
+Bedeau d'être pour quelque chose dans ces comparaisons; mais elles
+ne lui en étaient pas moins fort déplaisantes. Il en était même
+venu, sur ce sujet, à un état de susceptibilité qui lui faisait
+voir des adversaires jusque chez ses plus sûrs amis. Vers la fin de
+la session de 1845, M. de Corcelle ayant, dans un de ses discours,
+loué l'administration du duc d'Aumale et mis en relief le bon état
+de la province de Constantine, Bugeaud se crut visé et lui envoya
+aussitôt ce que l'honorable député appelait plaisamment, dans sa
+réponse, un «bouquet de mitraille». Le maréchal laissait voir, avec
+une sorte de naïveté, où il se sentait blessé. «Je ne suis pas
+jaloux, je vous le jure, écrivait-il, des éloges qu'on donne à mes
+lieutenants; je suis heureux de voir louer un prince que j'aime;...
+mais je ne puis admettre que ce qu'ils ont fait de louable se
+soit opéré sans ma participation... S. A. R. le duc d'Aumale n'a
+pas pris une seule mesure administrative sans m'avoir préalablement
+consulté... Il n'a rien changé au fond des choses... Il n'a fait
+qu'adopter des mesures d'ordre, de surveillance, de régularité; il
+me les a soumises, et je les ai approuvées.» Le maréchal déclarait
+que «tout cela le décourageait», qu'il ne «se sentait plus la force
+de se donner tant de peine, tant de soucis, pour être ainsi jugé».
+«Je ne suis pas du tout éloigné, ajoutait-il, de remettre aux mains
+des _hommes nouveaux_ que vante l'_Algérie_ et que moi-même j'estime
+certainement à leur valeur qui est très réelle, le soin des destinées
+de notre conquête.» Et dans une autre lettre: «Vous me dites que je
+ne sais pas souffrir la contrariété, parce que je suis entouré d'amis
+qui m'approuvent toujours... Il n'y a pas d'homme en France qui
+soit plus contrarié que moi.» Puis, revenant sur le «parallèle fort
+blessant» dont il se plaignait: «Comment, demandait-il, pouviez-vous
+croire que je m'entendrais dire de sang-froid que je ne suis pas le
+gouverneur de l'Algérie, que j'administre très mal la portion du pays
+qui est sous ma main, pendant que mes lieutenants font très bien sans
+ma participation[480]?»
+
+[Note 480: Lettres du maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, en date du
+12 juin et du 8 juillet 1845. (_Documents inédits._)]
+
+M. de Corcelle n'eut pas de peine à se justifier, et il ne le fit pas
+sans dire quelques utiles vérités à son illustre, mais trop ombrageux
+ami. «Vous avez, lui écrivait-il, à vous méfier beaucoup de vos
+premiers mouvements, lorsque vous rencontrez certaines oppositions
+à vos vues, quoique ensuite vous soyez on ne peut plus accessible,
+modéré et tolérant. Cette promptitude dans l'attaque ou la défense
+n'est tout à fait bonne que devant l'ennemi. C'est dans ce sens que
+je vous reprochais les rapides entraînements qui sont la conséquence
+d'une humeur très vive, et peut-être d'un grand pouvoir justifié par
+de si beaux succès. Si vous revenez vite d'une prévention, comme
+vous sabrez tout d'abord les malencontreux opposants, avant de vous
+rendre compte de leur pensée! Tenez, mon cher maréchal, je maintiens
+que si par esprit d'opposition on entend une certaine vivacité de
+prévention, l'ardeur du combat, un peu de raideur au service d'une
+théorie ou d'une opinion toute faite, vous êtes, dans ces premiers
+transports dont vous savez heureusement revenir, bien plus de
+l'opposition que je n'en suis. Vous avez de si glorieuses qualités
+que je ne crains pas de vous être moins attaché en vous découvrant
+des défauts, et notamment celui d'être prompt à l'exagération et
+à l'offense dans le feu des discussions. Je suis convaincu que,
+dans vos relations avec l'administration de la guerre, ce sont des
+diableries de ce genre qui vous ont causé des embarras. Les mauvais
+tours dont vous avez à vous plaindre vous viennent en grande partie
+de votre humeur d'opposition et aussi de votre goût pour la polémique
+écrite; car, bien que vous soyez un grand homme d'action, je vous
+considère comme un très superbe opposant et très habile journaliste.
+Vous n'aimez pourtant ni l'opposition ni les journaux. Toute votre
+vie, vous serez journaliste contre les journaux; mais, comme vous
+serez mieux que cela, il n'y aura pas grand mal[481].» Le maréchal
+avait l'âme assez haute et assez droite pour goûter cette franchise
+affectueuse. Il mit donc de côté tout ressentiment contre son
+ami, mais il n'en demeura pas moins convaincu qu'il était entouré
+d'ennemis, et, comme il le disait, qu'une «grosse intrigue d'envieux
+et d'ambitieux» se servait du journal _l'Algérie_ et des bureaux
+de la guerre pour le «démolir[482]». «J'ai été déclaré incapable
+de continuer l'oeuvre, écrivait-il à M. de Corcelle. Mon temps est
+fini. On convient que je suis assez bon soldat; mais on dit que je
+n'entends rien en administration...; que, d'ailleurs, comme il
+n'est plus nécessaire de faire la guerre, on n'a plus besoin de mon
+unique talent. On va fermer le temple de Janus. Mais les Arabes se
+chargeront de l'ouvrir, et mes grands hommes apprendront bientôt
+qu'on ne reste pas en paix à volonté[483].»
+
+[Note 481: Lettre du 17 septembre 1845. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 482: Expressions dont le maréchal se servait dans une lettre
+écrite à M. Guizot, le 18 août 1845. (_Mémoires de M. Guizot_, t.
+VII, p. 124.)]
+
+[Note 483: Lettre du 28 septembre 1845. (_Documents inédits._)]
+
+Sous le coup de ce découragement et de cette amertume, le maréchal
+avait songé, un moment, à donner sa démission. Vers la fin de juin
+1845, il avait adressé au gouvernement une lettre dans laquelle il
+demandait formellement à être rappelé[484]. Quant aux motifs de sa
+détermination, il les exposait ainsi à M. Guizot: «J'ai la conviction
+que M. le maréchal Soult a l'intention de me dégoûter de ma situation
+pour me la faire abandonner. Cette pensée résulte d'une foule de
+petits faits et d'un ensemble qui prouve qu'il n'a aucun égard pour
+mes idées, pour mes propositions. Vous avez vu le cas qu'il a fait de
+l'engagement, pris devant le conseil, de demander 500,000 francs pour
+un essai de colonisation militaire; c'est la même chose de tout, ou
+à peu près. Il suffit que je propose une chose pour qu'on fasse le
+contraire, et le plus mince sujet de ses bureaux a plus d'influence
+que moi sur l'administration et la colonisation de l'Algérie. Dans
+tous les temps, les succès des généraux ont augmenté leur crédit;
+le mien a baissé dans la proportion du progrès des affaires de
+l'Algérie. Je ne puis être l'artisan de la démolition de ce que je
+puis, sans vanité, appeler mon ouvrage. Je ne puis assister au triste
+spectacle de la marche dans laquelle on s'engage au pas accéléré.
+Extension intempestive, ridicule, insensée, de toutes les choses
+civiles; amputation successive de l'armée et des travaux publics,
+pour couvrir les folles dépenses d'un personnel qui suffirait à une
+population dix fois plus forte, voilà le système. Je suis fatigué
+de lutter sans succès contre tant d'idées fausses, contre des
+bureaux inspirés par le journal _l'Algérie_. Je veux reprendre mon
+indépendance, pour exposer mes propres idées au gouvernement et au
+pays. Le patriotisme me le commande, puisque j'ai la conviction qu'on
+mène mal la plus grosse affaire de la France[485].»
+
+[Note 484: _Ibid._]
+
+[Note 485: Lettre du 30 juin 1845. (_Mémoires de M. Guizot_, t. VII,
+p. 122, 183 et 184.)]
+
+Le gouvernement s'apercevait, une fois de plus, que le maréchal
+Bugeaud était un agent peu commode. Mais il n'oubliait pas que,
+quand, on a la fortune d'être servi par de tels hommes, il faut bien
+leur passer quelques bizarreries de caractère. C'est le propre de ces
+natures faites pour agir, de savoir mal obéir. M. Guizot rappelait
+justement à ce propos que Napoléon disait un jour: «Croit-on que
+ce soit une chose toute simple de gouverner un Soult ou un Ney?»
+Loin donc de profiter de l'occasion qui lui était offerte de se
+débarrasser de Bugeaud, le conseil des ministres décida de le
+retenir. Le maréchal Soult lui-même l'informa, en termes excellents
+et fort amicaux, du désir qu'avaient le Roi et le cabinet tout entier
+de le voir conserver ses fonctions[486]. Touché de cette démarche,
+le gouverneur n'insista pas sur sa démission. À ce même moment,
+d'ailleurs, il se faisait prendre en faute avec sa circulaire du 9
+août 1845 sur la colonisation militaire, et la conscience de son tort
+le rendait plus conciliant. Il sollicita seulement un congé, pour
+venir conférer avec le ministre de la guerre et se rendre compte
+s'il pouvait se mettre d'accord avec lui. «J'irai droit mon chemin,
+écrivait-il à M. Guizot, le 18 août 1845, tant que je serai soutenu
+par le gouvernement du Roi. Je serai dédommagé des déclamations des
+méchants par l'assentiment général de l'armée et de la population
+de l'Algérie. Le 6 ou 7 septembre, je serai près de M. le maréchal
+Soult. Je traiterai avec lui de quelques-unes des principales
+questions. Si nous pouvons nous entendre, comme j'en ai l'espoir
+d'après les bonnes dispositions qu'il me montre depuis quelque
+temps, je me remettrai de nouveau à la plus rude galère à laquelle
+ait jamais été condamné un simple mortel[487].» À la même époque,
+il disait au colonel de Saint-Arnaud: «Si l'on ne me comprend pas,
+si l'on ne veut pas me comprendre, je ne reviendrai pas. Si tout
+s'arrange, comme je le crois, je serai de retour à Alger dans les
+premiers jours de novembre[488].»
+
+[Note 486: Tous ces faits sont rapportés par le maréchal lui-même,
+dans une lettre qu'il écrivit ultérieurement à M. de Corcelle, le 28
+septembre 1845. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 487: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 124.]
+
+[Note 488: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._]
+
+Le gouverneur s'embarqua pour la France le 4 septembre 1845, et se
+rendit tout droit à Soultberg, résidence du ministre de la guerre
+dans le Tarn. L'entrevue se passa beaucoup mieux qu'on ne pouvait s'y
+attendre. Le maréchal Bugeaud s'était appliqué, comme il l'écrivait
+lui-même à M. Guizot, «à y mettre du moelleux et de la déférence». De
+son côté, le maréchal Soult, trop fatigué pour ne pas désirer éviter
+un conflit avec un contradicteur si considérable et d'ordinaire si
+véhément, chercha à être aimable. Bugeaud se bornait, pour le moment,
+à demander une chose qu'il n'y avait aucune raison de lui refuser:
+c'était la constitution d'une commission de pairs, de députés et
+d'autres personnages compétents, qui serait envoyée en Afrique et
+y rechercherait, de concert avec le gouverneur, la solution des
+problèmes intéressant l'avenir de l'Algérie, notamment du problème
+de la colonisation. Le maréchal Bugeaud sortit de cette conférence
+«très satisfait[489]». «Pendant les deux jours que nous avons
+discuté sur les affaires d'Afrique, mandait-il peu après à M. Guizot,
+je n'ai trouvé, chez le ministre de la guerre, que d'excellents
+sentiments pour moi et de très bonnes dispositions pour les affaires
+en général[490].»
+
+[Note 489: Ce sont les expressions dont le maréchal Bugeaud se
+servait dans la lettre écrite à M. de Corcelle, le 28 septembre 1845.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 490: Lettre du 28 septembre 1845. (_Mémoires de M. Guizot_, t.
+VII, p. 198.)]
+
+Le gouverneur se faisait illusion: après avoir vu longtemps les
+choses trop en laid, il les voyait maintenant trop en beau. Elles
+n'étaient pas à ce point éclaircies et pacifiées entre le ministre
+de la guerre et lui. Au fond, ils étaient toujours en désaccord sur
+la question principale, celle de la colonisation militaire, et l'on
+devait s'attendre qu'à l'heure de préciser davantage les résolutions
+à prendre, ce désaccord se manifestât de nouveau. Mais avant que rien
+de ce genre eût pu se produire, survinrent d'Afrique de tragiques
+nouvelles qui reléguèrent aussitôt au second plan tous les problèmes
+sur lesquels on discutait depuis quelque temps. Il s'agissait bien de
+se quereller sur un mode de colonisation! C'était la soumission même
+de l'Algérie qui paraissait remise en question.
+
+
+VIII
+
+Quand le maréchal Bugeaud s'était embarqué pour la France, le 4
+septembre 1845, tout semblait tranquille en Algérie. Il n'était
+pas parti depuis quelques jours, que divers symptômes d'agitation
+se manifestaient avec une simultanéité inquiétante. Bou-Maza
+reparaissait dans le Dahra, et telle était la vigueur de ses premiers
+coups, que nos troupes se trouvaient tout d'abord réduites à la
+défensive. Ailleurs surgissaient d'autres fauteurs de révoltes, qui,
+eux aussi, se paraient du surnom, devenu populaire, de Bou-Maza. Sur
+notre frontière de l'Ouest, des troubles, visiblement suscités par
+Abd el-Kader, obligeaient le général Cavaignac, qui commandait dans
+Tlemcen, à se mettre en campagne, et, dès ses premiers pas, il était
+étonné de la résistance qu'il rencontrait. On ne savait pas encore
+quelle importance il fallait attacher à tous ces incidents, quand
+se répandit une nouvelle bien autrement grave et douloureuse: une
+colonne française venait d'être surprise et détruite par Abd el-Kader.
+
+Voici en quelles circonstances. Le poste de Djemâa-Ghazouat, situé
+sur la côte, près du Maroc, était commandé par le lieutenant-colonel
+de Montagnac, officier admirable de bravoure et d'énergie, mais
+péchant quelquefois par excès de fougue et d'audace. En dépit des
+recommandations expresses qui lui avaient été faites de «ne pas
+aller livrer des combats au dehors», Montagnac, au premier bruit
+des mouvements d'Abd el-Kader, crut devoir se porter au secours
+d'une tribu fidèle, menacée par l'émir. Le 21 septembre 1845, il
+se mit en route avec 346 fantassins du 8e bataillon des chasseurs
+d'Orléans et 62 hussards. Dès le lendemain, il était rejoint par
+un messager du général Cavaignac qui rappelait à Tlemcen le 8e
+bataillon de chasseurs. Montagnac ne pensa pas être tenu d'obéir
+avant d'avoir infligé un échec à l'ennemi, avec lequel il avait
+commencé à échanger des coups de fusil. Il poussa donc plus avant.
+Le 23, près du marabout de Sidi-Brahim, à un moment où sa troupe
+se trouve imprudemment morcelée en trois petits corps, celui qui
+marchait en tête tombe dans une sorte d'embuscade, et est enveloppé
+par une cavalerie très nombreuse qu'Abd el-Kader dirige lui-même.
+Aux premiers coups de feu, Montagnac est mortellement blessé. Nos
+soldats se réunissent sur un mamelon, sans autre espoir que de vendre
+chèrement leur vie; bientôt les munitions sont épuisées; personne,
+néanmoins, ne songe à se rendre. Alors, rapporte l'un des rares
+survivants de ce combat, «les Arabes, resserrant le cercle autour
+de ce groupe immobile et silencieux, le font tomber sous leur feu,
+comme un vieux mur». Au bout de peu de temps, il n'y a plus, du côté
+des Français, que des cadavres ou des blessés ne donnant presque
+plus signe de vie. À ce moment, le second détachement, mandé dès le
+début par Montagnac, accourt sur le lieu du combat; aussitôt accablé
+par les vainqueurs, il subit le même sort. Reste l'arrière-garde,
+demeurée auprès des bagages et composée de 80 carabiniers sous les
+ordres du capitaine Géreaux. Les Arabes fondent sur elle. Géreaux
+ne se trouble pas; le marabout de Sidi-Brahim est à sa portée:
+il se jette dedans, s'y barricade et résiste aux plus furieuses
+attaques. Abd el-Kader lui fait porter une sommation de se rendre,
+avec promesse de vie sauve. Le capitaine lit la lettre à ses hommes,
+qui n'y répondent que par les cris de: «Vive le Roi!» et hissent sur
+le marabout un drapeau fait avec des lambeaux de vêtement. Après
+de nouvelles attaques, l'émir fait faire une seconde sommation; il
+ordonne, cette fois, qu'elle soit transmise par un des officiers
+prisonniers et blessés, l'adjudant-major Dutertre. Celui-ci s'avance
+vers le marabout: «Chasseurs, s'écrie-t-il, on va me décapiter
+si vous ne posez les armes, et moi, je viens vous dire de mourir
+jusqu'au dernier plutôt que de vous rendre.» Sa tête tombe aussitôt.
+Le combat reprend plus acharné, interrompu deux fois encore par des
+sommations sans résultat. L'émir, lassé de cette résistance qui lui
+coûte très cher, prend le parti de s'éloigner avec le gros de son
+armée, en laissant seulement les forces nécessaires pour bloquer
+étroitement le marabout. Les assiégés n'ont ni vivres ni eau. Ils
+passent ainsi trois longs jours, attendant un secours qui aurait
+dû venir et qui ne vient pas. Enfin, le 26, aimant mieux tomber en
+combattant que de mourir de faim et de soif, ils s'élancent hors
+de leur réduit, en emportant leurs blessés. Ce coup de désespoir
+semble d'abord leur réussir; ils font une trouée à travers les Arabes
+stupéfaits et se dirigent en bon ordre vers Djemâa. Déjà l'on peut
+distinguer les murs de la ville, quand, à la vue d'un filet d'eau qui
+coule au fond d'un ravin, les hommes, en dépit de leurs officiers,
+quittent leurs rangs, se précipitent dans le ravin et se jettent à
+plat ventre pour étancher la terrible soif qui les dévore depuis
+trois jours. Ce désordre n'échappe pas aux Arabes qui accourent et,
+de la hauteur, font pleuvoir les balles sur les malheureux buveurs:
+tous succombent. Géreaux cependant a essayé de continuer la retraite
+avec les quelques hommes qui ne se sont pas débandés; mais ils ne
+sont plus assez nombreux et finissent par être écrasés; le capitaine
+tombe, mortellement atteint. Douze soldats seuls parviennent à
+rejoindre les cavaliers sortis de Djemâa à leur rencontre: c'est
+tout ce qui revient des 425 hommes partis de cette ville, cinq jours
+auparavant, avec le colonel de Montagnac[491].
+
+[Note 491: J'ai suivi principalement le beau récit donné de cet
+incident par M. le duc d'Aumale, dans son livre: _Zouaves et
+chasseurs à pied_.]
+
+Quand on sut à Alger le désastre de Sidi-Brahim, l'émotion y
+fut extrême; dans l'imagination du public, l'événement prit les
+proportions d'une catastrophe. L'effet en fut encore aggravé par la
+série de mauvaises nouvelles qui survinrent coup sur coup, dans les
+jours suivants. La plus douloureuse fut celle de la capitulation
+d'Aïn-Temouchent: le lieutenant Marin conduisait 200 hommes, la
+plupart sortant de l'hôpital, de Tlemcen à Aïn-Temouchent; apercevant
+sur sa route des cavaliers qu'il reconnaît pour ceux d'Abd el-Kader,
+il perd la tête; sans avoir été même attaqué, il court à l'émir et se
+rend à lui avec toute sa troupe[492]. Il n'était pas à craindre sans
+doute qu'une défaillance aussi inexplicable trouvât des imitateurs;
+mais, succédant, à quarante-huit heures d'intervalle, au désastre de
+Sidi-Brahim, elle était bien de nature à exalter les Arabes. Tout
+d'ailleurs révélait un soulèvement prémédité et concerté: à Sebdou,
+le commandant Billot était attiré dans une embuscade et massacré avec
+toute son escorte; le chef du bureau arabe de Tiaret était enlevé
+par trahison; des caïds, amis de la France, tombaient assassinés;
+plusieurs postes étaient attaqués, des ponts et des magasins brûlés,
+des communications interrompues; la majeure partie des tribus de la
+subdivision de Tlemcen prenait les armes et rejoignait Abd el-Kader.
+«Qui sait ce qui arrivera? écrivait le colonel de Saint-Arnaud, à
+la date du 3 octobre. Abd el-Kader peut aussi bien être dans la
+Métidja, dans un mois, que fuyant dans le Maroc, sans suite, avant
+dix jours... Une seule chose est certaine, c'est que la guerre
+sainte a éclaté et a débuté par une catastrophe qui a atterré les
+colons et jusqu'aux négociants d'Alger.»
+
+[Note 492: Ce malheureux officier, qui avait donné antérieurement des
+preuves de bravoure, fut remis plus tard en liberté par Abd el-Kader.
+Traduit devant un conseil de guerre, il fut condamné à mort; mais
+cette sentence fut annulée.]
+
+Dès le 28 septembre 1845, le général de La Moricière, gouverneur
+par intérim, avertit le maréchal Soult que «la situation était fort
+grave». «Vous jugerez sans doute indispensable, ajoutait-il, que
+M. le maréchal Bugeaud rentre immédiatement en Algérie.» Le même
+jour, il dépêchait directement au maréchal le commandant Rivet,
+pour presser son retour. En attendant, il ne demeurait pas inactif.
+Jugeant avec raison que le plus grand péril n'était pas à l'intérieur
+avec Bou-Maza et ses imitateurs, mais sur la frontière de l'Ouest, où
+il fallait tâcher de barrer le chemin à Abd el-Kader, il s'y porta
+immédiatement de sa personne. Le 8 octobre, il rejoignait le général
+Cavaignac au delà de Tlemcen, attaquait vigoureusement avec lui les
+tribus révoltées, les battait, mais sans atteindre l'émir lui-même,
+qui, suivant son habitude, s'était dérobé.
+
+Ce fut le 6 octobre que le commandant Rivet arriva à la Durantie, en
+Périgord, où était le maréchal Bugeaud, et lui fit part de ce qui
+se passait en Algérie. En présence de tels événements, le maréchal
+ne songea plus à se retirer ni à marchander les conditions de son
+retour. Le péril l'appelait, et aussi l'espérance d'acquérir une
+nouvelle gloire dont il se servirait pour faire prévaloir ses idées.
+«Je pars dans la nuit du 7 au 8, écrivit-il, le 6, au ministre de la
+guerre. J'ai pensé qu'étant encore gouverneur nominal de l'Algérie,
+je ne pouvais me dispenser de répondre à l'appel que me font l'armée
+et la population, que ce serait manquer à mes devoirs envers le
+gouvernement et mon pays.» Il ajoutait, après avoir énuméré avec
+précision les renforts dont il avait besoin: «Nous allons, Monsieur
+le maréchal, jouer une grande partie qui peut être décisive pour
+notre domination, si nous la jouons bien, ou nous préparer de
+grandes tribulations et de grands sacrifices, si nous la jouons mal.
+L'économie serait ici déplorable.» Il écrivait en même temps à M.
+Guizot: «Les circonstances sont très graves; elles demandent de
+promptes décisions. Ce n'est pas le cas de vous entretenir de mes
+griefs et des demandes sans l'obtention desquelles je ne comptais
+pas rentrer en Algérie. Je cours à l'incendie; si j'ai le bonheur de
+l'apaiser encore, je renouvellerai mes instances pour faire adopter
+des mesures de consolidation de l'avenir. Si je n'y réussis pas, rien
+au monde ne pourra m'attacher plus longtemps à ce rocher de Sisyphe.
+C'est bien le cas de vous dire aujourd'hui ce que le maréchal de
+Villars disait à Louis XIV: Je vais combattre vos ennemis et je vous
+laisse au milieu des miens[493].»
+
+[Note 493: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 200 et 201.]
+
+Seulement, comme si le maréchal ne pouvait s'empêcher de mêler à
+ses plus généreuses résolutions quelqu'une de ces «diableries» dont
+parlait M. de Corcelle, il adressait, à cette même date du 6 octobre,
+la lettre suivante au préfet de la Dordogne: «M. le chef d'escadron
+Rivet m'apporte d'Alger les nouvelles les plus fâcheuses; l'armée
+et la population réclament à grands cris mon retour. J'avais trop à
+me plaindre de l'abandon du gouvernement vis-à-vis de mes ennemis
+de la presse et d'ailleurs, pour que je ne fusse pas parfaitement
+décidé à ne rentrer en Algérie qu'avec la commission que j'ai
+demandée et après la promesse de satisfaire à quelques-unes de mes
+idées fondamentales; mais les événements sont trop graves pour que
+je marchande mon retour au lieu du danger.» Puis, après avoir donné
+au préfet quelques détails sur l'insurrection, il finissait ainsi:
+«Il est à craindre que ceci ne soit une forte guerre à recommencer.
+Hélas! les événements ne donnent que trop raison à l'opposition que
+je faisais au système qui étendait sans nécessité l'administration
+civile et diminuait l'armée pour couvrir les dépenses de cette
+extension. J'ai le coeur navré de douleur de tant de malheurs et
+de tant d'aveuglement de la part des gouvernants et de la presse
+qui nous gouverne plus qu'on n'ose l'avouer.» Ce ne pouvait être
+sérieusement que le maréchal attribuait l'agression d'Abd el-Kader
+à la prétendue extension de l'administration civile. Quant au
+reproche d'abandon adressé au gouvernement, il venait d'autant plus
+mal à propos qu'en ce moment le ministère expédiait d'urgence les
+renforts demandés; ces renforts, qui ne comprenaient pas moins de
+six régiments d'infanterie et deux de cavalerie, devaient porter
+à 107,000 hommes l'armée d'Algérie. Encore n'y aurait-il eu que
+demi-mal, si cette injuste récrimination se fût produite à huis clos.
+Mais la lettre du maréchal, communiquée étourdiment par le préfet
+au rédacteur du _Conservateur de la Dordogne_, fut publiée par ce
+journal et, de là, fit le tour de la presse, avec les commentaires
+qu'on peut supposer. Fort penaud de cette publication et du bruit
+qu'elle faisait, le gouverneur se hâta de déclarer qu'il n'y était
+pour rien. «Ma lettre, écrivit-il à M. Guizot, était la communication
+confidentielle d'un ami à un ami; elle ne devait avoir aucune
+publicité. C'est encore une tuile qui me tombe sur la tête. Je le
+déplore surtout parce que la presse opposante ne manquera pas d'en
+tirer parti contre le gouvernement.» M. Guizot ne se contenta pas de
+cette sorte d'excuse et jugea nécessaire de faire sentir au maréchal
+le tort de sa conduite: «Je ne puis accepter, lui répondit-il, votre
+reproche que vous n'avez pas été soutenu par le gouvernement. Il
+appartient et il sied aux esprits comme le vôtre, mon cher maréchal,
+de distinguer les grandes choses des petites, et de ne s'attacher
+qu'aux premières. Il n'y a, pour vous, en Afrique, que deux grandes
+choses: l'une d'y avoir été envoyé, l'autre d'y avoir été pourvu,
+dans l'ensemble et à tout prendre, de tous les moyens d'action
+nécessaires. Le cabinet a fait pour vous ces deux choses-là, et il
+les a faites contre beaucoup de préventions et à travers beaucoup
+de difficultés... Après cela, qu'à tel ou tel moment, sur telle ou
+telle question, le gouvernement n'ait pas partagé toutes vos idées,
+ni approuvé tous vos actes, rien de plus simple: c'est son droit. Que
+vous ayez même rencontré, dans telle ou telle commission, dans tel
+ou tel bureau, des erreurs, des injustices, des idées fausses, de
+mauvais procédés, des obstacles, cela se peut; cela n'a rien que de
+naturel et presque d'inévitable; ce sont là des incidents secondaires
+qu'un homme comme vous doit s'appliquer à surmonter, sans s'en
+étonner ni s'en irriter, car il s'affaiblit et s'embarrasse lui-même
+en leur accordant, dans son âme et dans sa vie, plus de place qu'il
+ne leur en appartient réellement.» M. Guizot engageait le maréchal à
+faire comme lui, «à laisser dire les journaux» et à compter sur la
+tribune pour mettre sa conduite en lumière; «c'est là, ajoutait-il,
+que vous devez être défendu, mais grandement et dans les grandes
+occasions, non pas en tenant les oreilles toujours ouvertes à ce
+petit bruit qui nous assiège, et en essayant, à tout propos et bien
+vainement, de le faire taire». Le ministre terminait par des plaintes
+sur la publication de la lettre au préfet de la Dordogne. «Cette
+lettre, disait-il, m'a affligé pour vous et m'a blessé pour moi...
+C'est là un désordre. Vous ne le souffririez pas autour de vous. Et,
+croyez-moi, cela ne vaut pas mieux pour vous que pour le pouvoir
+auquel vous êtes dévoué[494].»
+
+[Note 494: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 203 à 207.]
+
+Le maréchal n'avait à peu près rien à répondre à ces amicales
+réprimandes, ou, du moins, il n'avait qu'une réponse à faire,
+c'était de montrer, une fois de plus, que, s'il parlait quelquefois
+de travers, cela ne l'empêchait pas de bien agir. Pendant ce temps,
+d'ailleurs, il poursuivait rapidement sa route vers l'Afrique,
+s'embarquait à Marseille, et arrivait à Alger le 15 octobre 1845. La
+population s'était portée en foule au-devant de lui, témoignant par
+son attitude, et de l'alarme que lui causaient les événements, et de
+la confiance que lui rendait le retour du gouverneur général.
+
+
+IX
+
+C'était l'une des qualités maîtresses du maréchal Bugeaud--véritable
+don de général en chef--de voir, dans une crise, tout de suite
+et très nettement ce qu'il y avait à faire. À peine a-t-il pris
+terre en Algérie, que son plan est arrêté. Toujours persuadé que le
+moyen de dompter Abd el-Kader, c'est de lui enlever l'impôt et le
+recrutement[495], il se donne pour tâche principale de lui fermer
+l'entrée du Tell, seule partie du territoire où l'émir peut trouver,
+avec quelque abondance, de l'argent, des vivres et des soldats. Les
+mesures déjà prises par le général de La Moricière ont barré le
+passage, à l'ouest, sur la frontière du Maroc. Le gouverneur devine
+que, devant cet obstacle, l'ennemi fera un détour par le désert,
+et cherchera, au sud, quelque fissure. Dans cette prévision, dont
+l'événement devait démontrer la justesse, il décide de former, sur
+toute la lisière des hauts plateaux, comme une chaîne continue de
+petites colonnes mobiles. Ces colonnes auront charge de guetter
+Abd el-Kader, de le repousser, de le poursuivre, de l'atteindre
+s'il est possible, de ne pas lui laisser un moment de repos en n'en
+prenant pas elles-mêmes, de ne lui permettre de rien organiser nulle
+part, et enfin de frapper impitoyablement les tribus qui seraient
+tentées de le soutenir. Le gouverneur ne néglige pas non plus les
+révoltes intérieures suscitées par les divers Bou-Maza: le soin de
+les réprimer sera confié à plusieurs autres colonnes. Cette extrême
+dispersion des troupes pouvait paraître, à un certain point de vue,
+une cause de faiblesse. La première loi de la guerre n'est-elle pas
+de concentrer ses forces, au lieu de les morceler? Bugeaud a expliqué
+lui-même, plus tard, à ses soldats, les raisons qui lui faisaient,
+en cette circonstance, déroger à la règle ordinaire. «Évacuer une
+partie du pays pour se concentrer, leur a-t-il dit, c'eût été laisser
+à notre adversaire les ressources de l'impôt et du recrutement,
+ainsi que toutes les forces locales. Il aurait bientôt formé une
+armée régulière pour appuyer les goums des tribus. C'eût été aussi
+renverser le gouvernement des Arabes, si péniblement institué par
+nous, et livrer à la vengeance implacable d'un chef irrité tous les
+hommes compromis pour notre cause. Comment, plus tard, aurions-nous
+pu reconstituer ce gouvernement, si nous avions lâchement abandonné
+les chefs qui, presque tous, nous sont restés fidèles? Il fallait
+tout conserver[496].»
+
+[Note 495: Voir la conversation que Bugeaud, avant sa nomination au
+poste de gouverneur général, avait eue avec le Roi (plus haut, t. V,
+p. 267).]
+
+[Note 496: Ordre du jour adressé aux troupes, le 2 mars 1846.]
+
+Le maréchal n'est pas moins prompt à exécuter son plan qu'à le
+concevoir. Débarqué le 15 octobre 1845 à Alger, il entre en campagne
+dès le 18, et, le 24, il arrive près de Teniet el-Had, sur la limite
+du désert. À la fin de novembre, douze colonnes sont en mouvement;
+peu après, on en compte dix-huit. Les plus nombreuses, celle par
+exemple que commande le gouverneur général, ont moins de trois
+mille hommes. À leur tête sont, outre le maréchal, des officiers
+vigoureux, ayant l'expérience de la guerre d'Afrique: La Moricière,
+Cavaignac, Géry, Korte, Bourjolly, Arbouville, Marey, Saint-Arnaud,
+Jusuf, Canrobert, Pélissier, Comman, Camou, Gentil, Bosquet; il faut
+y ajouter Bedeau, qui commandait depuis quelque temps à Constantine,
+mais que la tranquillité de cette partie de l'Algérie a permis d'en
+éloigner momentanément pour l'employer au sud de la province d'Alger.
+Quelques-unes de ces colonnes opèrent, dans l'intérieur du cercle,
+contre Bou-Maza qu'elles ne parviennent pas du reste à saisir, et
+contre ses nombreux homonymes, dont plusieurs sont pris et passés
+par les armes[497]. La plupart agissent ou tâchent d'agir contre
+Abd el-Kader. Savoir où se trouve l'ennemi est déjà fort difficile;
+le joindre, à peu près impossible. L'émir glisse entre les mains de
+ceux qui croient l'avoir cerné. D'une mobilité prodigieuse, faisant
+cinquante lieues en deux jours, il trouve partout des sympathies,
+des renseignements sûrs, des provisions, des chevaux frais. Depuis
+les confins de la province de Constantine jusqu'au Maroc, toutes
+nos troupes sont ainsi dans une alerte continuelle: ce ne sont que
+marches et contremarches à la recherche d'un adversaire invisible,
+bien qu'on devine partout sa présence. Il n'était pas dans les
+habitudes et dans le tempérament du maréchal de s'en tenir à la
+défensive: dès le commencement de décembre, il lance dans le désert
+des colonnes légères et rapides. Jusuf, qui commande l'une d'elles
+et la mène avec une vitesse endiablée, approche plusieurs fois d'Abd
+el-Kader, mais sans l'atteindre. Celui-ci, pendant qu'on court
+vainement après lui dans le sud, pointe audacieusement vers le nord,
+passe entre les trois ou quatre colonnes qui le guettent, franchit
+la lisière du Tell et pénètre dans l'Ouarensenis. Le maréchal se
+retourne et tâche de serrer le cercle autour de l'envahisseur. Le
+23 décembre, à Temda, Jusuf se heurte enfin aux réguliers d'Abd
+el-Kader; mais ceux-ci se dispersent trop vite pour que le combat
+soit décisif; l'émir n'en reste pas moins dans l'Ouarensenis, où
+il trouve de quoi se refaire. Jusuf, d'ailleurs, est dérouté.
+Heureusement, La Moricière, toujours ingénieux à deviner les
+mouvements des Arabes, se lance sur la bonne piste, avec des troupes
+relativement fraîches. Pas plus que les autres, il ne met la main sur
+l'insaisissable adversaire; mais, par l'habileté et la rapidité de
+ses manoeuvres, il l'oblige, dans les premiers jours de janvier 1846,
+à sortir du Tell et à rentrer dans le désert. Guerre singulière, où
+l'on peinait beaucoup, sans avoir presque jamais l'occasion de se
+battre. «Il n'y avait pas de bataille à livrer, écrivait le colonel
+de Saint-Arnaud, le 24 janvier, puisque l'ennemi fuyait toujours. Il
+n'y avait qu'une chose à faire, empêcher l'émir de descendre dans
+les plaines, l'user en le réduisant à l'impuissance. Pour cela, il
+fallait se montrer partout, lutter d'activité, de persévérance,
+d'énergie, courir toujours et souvent frapper dans le vide... Le
+maréchal manoeuvre et organise. Le pays est mauvais, on manque de
+tout, et on a l'air de ne rien faire. Pour accepter un pareil rôle,
+il faut être grand et sûr de soi! Ce rôle aurait compromis des
+réputations moins solides. La chose la plus facile à la guerre, c'est
+la bataille, pour l'homme de guerre, s'entend. Mais manoeuvrer contre
+un ennemi aux abois, qui se rattache à tout, mobile comme un oiseau,
+c'est plus difficile, et personne, en ce genre, n'aurait fait autant
+que le maréchal[498].
+
+[Note 497: Saint-Arnaud, chef de l'une de ces colonnes, écrivait, le
+3 novembre 1845: «Tous ces chérifs paraissent et disparaissent.» Il
+ajoutait, le 6 décembre: «Je poursuis à mort les chérifs qui poussent
+comme des champignons. C'est un dédale; on ne s'y reconnaît plus.
+Depuis l'aîné, Bou-Maza, nous avons Mohammed-bel-Cassem, Bou-Ali,
+Ali-Chergui, Si-Larbi, Bel-Bej; enfin je m'y perds. J'ai déjà tué
+Ali-Chergui chez les Medjaja; je viens de tuer Bou-Ali chez les
+Beni-Derjin.» (_Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._)]
+
+[Note 498: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._]
+
+Après avoir forcé Abd el-Kader à sortir de l'Ouarensenis, La
+Moricière mandait à un de ses amis: «Voilà désormais l'émir dans
+un pays où il n'y a pas grand'chose à boire ni à manger, où le
+bois manque, où le froid est excessif. Je doute qu'il y refasse sa
+cavalerie. Je ne l'y suivrai pas... Il ne faut pas lui laisser
+toucher terre dans le Tell; mais il n'y a pas grand inconvénient
+à le laisser se morfondre dans le désert[499].» La Moricière se
+faisait illusion: Abd el-Kader n'était pas homme à se «morfondre»
+ainsi. Dès la fin de janvier 1846, on apprenait qu'il avait rassemblé
+environ quinze cents cavaliers appartenant aux tribus des hauts
+plateaux, et qu'à leur tête il se dirigeait vers l'est. Ne devait-on
+pas craindre qu'il ne cherchât de ce côté quelque moyen de rentrer
+dans le Tell? Le maréchal Bugeaud, suivant de loin le mouvement de
+son adversaire, se transporta rapidement d'Aïn-Toukria à Boghar,
+et chargea les colonnes des généraux Bedeau, d'Arbouville et Marey
+de garder toutes les entrées du Tell, entre Boghar et la province
+de Constantine. Cependant la nouvelle qu'Abd el-Kader se trouvait
+maintenant au sud de la province d'Alger, produisait, dans le nord
+de cette province, une agitation qui gagnait jusqu'aux tribus de la
+Métidja; l'émir avait du reste soin de faire répandre parmi elles le
+bruit de sa prochaine arrivée. Il devenait urgent de leur en imposer
+par quelque démonstration. Mais comment la faire? Le général de Bar,
+qui commandait à Alger, n'avait à peu près aucune force armée sous
+la main; toutes les garnisons des villes de la côte avaient été
+employées à grossir les colonnes mobiles. Dans ces circonstances,
+le maréchal n'hésita pas à télégraphier de Boghar, le 2 février, au
+général de Bar, d'armer les condamnés militaires et d'organiser
+deux bataillons de la milice, sorte de garde nationale de la ville
+d'Alger. La seule annonce de cette mesure effraya la population
+civile autant que l'eût fait le mal même contre lequel on se mettait
+en garde. Le général de Bar, embarrassé de cette émotion, en référa
+au gouverneur, qui lui répondit, le 5 février, en confirmant son
+ordre: «La mesure, disait-il, est de nature à prévenir, non à
+susciter des alarmes. Il n'y a réellement pas de dangers sérieux,
+quant à présent, et nous comptons bien les éloigner pour l'est, comme
+nous l'avons fait pour l'ouest; mais une sage prévision a dicté
+mon ordre.» Le maréchal prit en outre le parti de se rapprocher
+un peu d'Alger, sans cependant perdre de vue les régions du sud;
+quelques jours après, il campait devant Médéa. L'un des motifs de
+ce mouvement paraît avoir été le désir de ramener ses troupes à la
+côte, pour les refaire. Les soldats ne pouvaient supporter longtemps
+la vie à laquelle les soumettait l'infatigable gouverneur. Déjà, à
+la fin de décembre, celui-ci avait dû, une première fois, laisser
+à Orléansville son infanterie exténuée, et avait emmené à la place
+celle du colonel de Saint-Arnaud. Le second relais se trouvait
+maintenant fourbu comme le premier; les uniformes étaient en loques,
+les souliers usés, beaucoup d'hommes malades ou éclopés. La cavalerie
+de la colonne commandée par Jusuf paraissait plus misérable encore:
+«Les chevaux, raconte un témoin, étaient de vraies lanternes: on
+voyait au travers»; à peine en comptait-on deux cents en état, non
+certes de charger, mais de marcher.
+
+[Note 499: _Le général de La Moricière_, par KELLER, t. I, p. 418.]
+
+Pendant ce temps, que devenait Abd el-Kader? Se jouant, une fois de
+plus, de toutes les colonnes qui le poursuivaient ou le guettaient,
+il les tournait par l'est, descendait comme une trombe la vallée du
+haut Isser, tendait la main à Ben-Salem, son ancien khalifa dans
+ces régions, razziait les tribus fidèles à la France et arrivait
+jusque sur le bas Isser, près de la mer, à quelques lieues d'Alger,
+sur la lisière de la Métidja vide de troupes et pleine de colons.
+Allait-il se jeter sur cette plaine? Sans doute ce ne pourrait
+jamais être qu'une incursion aussi passagère qu'audacieuse; il
+suffirait que les colonnes agissant dans le sud revinssent vers la
+côte, pour contraindre l'envahisseur à une retraite précipitée; mais
+elles étaient loin; il leur fallait plusieurs jours pour arriver;
+en attendant, l'émir n'aurait-il pas le temps de tout dévaster et
+massacrer dans les fermes et les villages européens de la Métidja?
+De quel effet ne serait pas, sur l'opinion, en Algérie et en France,
+cette répétition des désastres de 1839, venant en quelque sorte
+démontrer l'inanité des résultats que le maréchal Bugeaud se vantait
+d'avoir obtenus par six années d'efforts et de sacrifices! Quel
+découragement pour ceux qui avaient cru en lui! Quel triomphe pour
+ses adversaires! Certainement sa gloire ne résisterait pas à un
+pareil coup.
+
+La dépêche annonçant cette stupéfiante irruption parvint au
+gouverneur pendant qu'il campait sous Médéa. C'était le soir,
+et, suivant son habitude, il faisait une partie de whist, sous
+sa tente, avec ses deux aides de camp, le commandant Rivet et le
+capitaine Trochu. Ceux-ci ont aussitôt l'impression tellement vive
+du péril, que, raconte l'un d'eux, leur langue desséchée s'attache
+à leur palais et les empêche de parler[500]. Mais le maréchal,
+admirablement tranquille et posant un moment ses cartes: «En voilà
+une bonne! dit-il; faisons sans tarder tout ce que nous pourrons.» Il
+télégraphie d'abord à Alger de réunir les condamnés, les miliciens,
+tous les gendarmes de la région, et de les mettre en évidence
+sur les hauteurs de la Métidja, pour simuler une préparation de
+défense. Il appelle ensuite Jusuf: «Combien avez-vous de chevaux
+sur pied? lui demande-t-il.--Deux cents.--Pouvez-vous être demain
+dans la Métidja?--Oui, en allant au pas.--Partez tout de suite,
+et montrez-vous sur les points les plus en vue.» Le gouverneur
+complète ses mesures en annonçant qu'avec le reste de la colonne,
+il se mettra en route au point du jour. Se retournant alors vers
+ses aides de camp, toujours imperturbable: «Messieurs, reprenons
+notre whist.»--«Je recevais là, plus encore qu'à Isly, a écrit plus
+tard le général Trochu, une inoubliable leçon d'équilibre dans le
+commandement, à l'heure des grands périls.» Le lendemain, la colonne
+du maréchal Bugeaud marchait rapidement dans la direction du bas
+Isser, en tenant les hauteurs qui bordent la Métidja, quand le
+capitaine Trochu, qui cheminait en tête, absorbé par d'assez sombres
+prévisions, voit accourir à fond de train un cavalier arabe, agitant
+un pli au-dessus de sa tête. «Quelle nouvelle?» s'écrie-t-il tout
+anxieux. Le messager lui apprend que l'émir vient d'être surpris dans
+une attaque de nuit, et qu'il est en pleine déroute.
+
+[Note 500: C'est à l'obligeante communication de M. le général Trochu
+que je dois ces détails, ainsi que ceux qui vont suivre. Ils donnent
+parfois aux événements une physionomie un peu différente de celle
+que leur ont prêtée d'autres historiens. Mais le témoignage d'un
+homme aussi bien placé pour tout voir et aussi bien préparé à tout
+comprendre, m'a paru avoir une valeur décisive.]
+
+Que s'était-il passé? Peu auparavant, quelques compagnies
+d'infanterie légère étaient arrivées de France à Alger; c'étaient
+les seules troupes régulières dont disposait le général de Bar.
+Suivant les indications données par le maréchal, lors des premiers
+symptômes d'agitation, il les avait envoyées, sous les ordres du
+général Gentil, occuper le col des Beni-Aïcha qui commandait à l'est
+l'entrée de la Métidja. À la nouvelle des razzias opérées sur le bas
+Isser, le général Gentil crut devoir marcher sur les rassemblements
+qu'on lui signalait. Sa troupe était peu nombreuse et n'avait pas
+encore vu le feu; mais c'était une de ces heures où il faut payer
+d'audace; d'ailleurs, il ne croyait pas avoir affaire à Abd el-Kader
+en personne. En route, il rallie heureusement un bataillon venant
+de Dellys. Dans la nuit du 6 au 7 février 1846, il heurte un peu à
+l'aveugle le camp ennemi. Ses jeunes soldats, fort inexpérimentés,
+tirent au hasard; dès les premiers coups de feu, les Arabes prennent
+la fuite: c'étaient des gens du désert, grands pillards, fort
+mal à l'aise d'être si loin de leurs tentes, et n'ayant qu'une
+préoccupation, celle d'y rapporter le butin dont ils étaient
+gorgés. En quelques instants et sans avoir eu un seul blessé, notre
+petite troupe est maîtresse du terrain et y ramasse trois drapeaux,
+six cents fusils, les tentes toutes tendues, les chevaux et les
+troupeaux enlevés dans les razzias des jours précédents. Le général
+Gentil n'était pas le moins étonné d'une si facile victoire; il fut
+plus étonné encore quand il sut par les prisonniers qu'Abd el-Kader
+était dans le camp et qu'il avait failli y être pris.
+
+L'émir en fuite se jeta dans le Djurdjura et, avec son indomptable
+énergie, tâcha de se créer, parmi les Kabyles, un nouveau centre de
+résistance. Mais le maréchal Bugeaud, accouru de Médéa et renforcé
+des troupes que lui amenait Bedeau, frappa rudement les tribus qui
+faisaient mine de soutenir la révolte, et, par un habile mélange de
+rigueur et de diplomatie, les détermina à se séparer d'Abd el-Kader.
+Celui-ci fut réduit, dans les premiers jours de mars, à reprendre le
+chemin du désert.
+
+Ainsi se terminait heureusement pour le gouverneur général ce qu'on
+a appelé «la plus grande crise de sa carrière algérienne». Le 24
+février 1846, se trouvant près de sa capitale, dont il était sorti
+depuis cinq mois, il eut l'idée d'y ramener, pour les reposer un
+peu, les soldats avec lesquels il venait de faire une si pénible
+campagne. Bien que non annoncé d'avance, ce retour prit un caractère
+de triomphe. «Quand le maréchal, raconte le général Trochu, rentra
+dans Alger, avec une capote militaire usée jusqu'à la corde, entouré
+d'un état-major dont les habits étaient en lambeaux, marchant,
+à la tête d'une colonne de soldats bronzés, amaigris, à figures
+résolues, et portant fièrement leurs guenilles, l'enthousiasme de
+la population fut au comble. Le vieux maréchal en jouit pleinement.
+C'est qu'il venait d'apercevoir, de très près, le cheveu auquel la
+Providence tient suspendues les grandes renommées et les grandes
+carrières, à un âge (soixante-deux ans) où, quand ce cheveu est
+rompu, il est difficile de le renouer.» Quelques jours plus tard,
+le 2 mars, le gouverneur adressait à l'armée d'Afrique un ordre du
+jour où, rappelant à grands traits ce qu'elle avait fait depuis
+cinq mois, il la félicitait de ses efforts et de ses succès. «Vous
+pouvez aujourd'hui garantir à la France, leur dit-il, que son empire
+en Afrique ne sera pas ébranlé par cette grande révolte.» Non
+sans doute que le maréchal ne vît plus rien à faire: il montrait
+au contraire à ses soldats la nécessité «d'extirper les derniers
+vestiges de l'insurrection» et de prendre l'offensive, «en étendant
+leurs bras sur tous les points du désert où se formaient les orages
+qui étaient venus et viendraient fondre sur eux, s'ils n'allaient
+les dissiper». «Votre ardeur, ajoutait-il, ne se ralentira pas au
+moment où, de toutes parts, elle est couronnée par le succès... Vous
+resterez semblables à vous-mêmes, et la France reconnaissante vous
+honorera.»
+
+
+X
+
+L'insurrection a fait son suprême effort en essayant d'atteindre la
+Métidja. Repoussée sur ce point, elle ne fera désormais que décliner.
+Les agitateurs secondaires, découragés par l'échec d'Abd el-Kader, ne
+sont plus en état de nous opposer une sérieuse résistance. Par leurs
+mouvements combinés, Saint-Arnaud, Canrobert et Pélissier expulsent
+définitivement Bou-Maza du Dahra et le forcent à s'enfuir dans le
+désert. Il suffit au maréchal de se montrer dans l'Ouarensenis pour
+le pacifier, et le duc d'Aumale, revenu depuis peu en Algérie pour
+prendre sa part de la lutte et du danger, soumet, avec le concours
+des généraux Marey et d'Arbouville, la région montagneuse située au
+sud-est de la province d'Alger. Le maréchal Bugeaud ne se contente
+pas de rétablir ainsi notre autorité dans l'intérieur du Tell; il
+ne perd pas de vue Abd el-Kader dans le désert où celui-ci a été
+obligé de se retirer. Il le fait pourchasser sans répit par plusieurs
+colonnes qui l'atteignent et le maltraitent fort, l'une le 7 mars
+1846, l'autre le 13. Dans cette dernière affaire, l'émir ne s'échappe
+qu'à grand'peine avec quatorze fidèles. Grâce cependant aux renforts
+qui lui viennent de sa deïra, il persiste à tenir la campagne.
+Pendant tout le mois d'avril, c'est Jusuf, devenu général, qui court
+après lui à bride abattue, tantôt perdant sa piste, tantôt tombant
+sur lui à l'improviste, lui tuant quelques hommes et lui arrachant
+quelque butin; s'il ne réussit pas à s'emparer de sa personne, du
+moins il le réduit à l'existence d'un fugitif, sans cesse traqué,
+chaque jour plus dénué, plus affaibli, plus isolé.
+
+Mais dans quel état revenaient, après ces poursuites, nos fantassins
+déguenillés et fourbus, nos cavaliers à pied, traînant par la bride
+des chevaux hors de service! La Moricière, qui avait assisté à
+l'un de ces retours, en était tout ému; il déclarait «n'avoir rien
+vu de semblable, ni après la retraite de Constantine, ni après la
+désastreuse campagne d'Alger en 1840», et s'inquiétait de l'effet
+produit sur les indigènes par un tel spectacle. Ce fut même le
+sujet d'un de ces désaccords qui éclataient trop fréquemment entre
+le gouverneur général et le commandant de la province d'Oran.
+Ce dernier, persuadé qu'en fermant le Tell à Abd el-Kader et en
+le privant ainsi de tout moyen de se ravitailler, on finirait
+par avoir raison de lui, ne cachait pas son peu de goût pour ces
+courses perpétuelles dans le désert qui, selon lui, éreintaient
+les soldats sans profit suffisant; ou du moins il n'eût voulu les
+voir entreprendre que «sur des renseignements certains, avec des
+probabilités d'un succès important». Le maréchal releva vivement ces
+critiques. «Les opérations dans le désert, écrivit-il à La Moricière,
+nous ont rendu les plus grands services; ce sont elles qui ont ruiné
+l'émir, en ne lui laissant qu'une poignée de cavaliers exténués;
+elles ont amené la soumission de tout le désert au sud de la province
+d'Alger; elles nous ont ramené plusieurs tribus du Tell qui avaient
+émigré.» Le maréchal «reconnaissait que le général Jusuf, avec des
+qualités militaires très distinguées, n'avait pas tout l'ordre
+d'administration et d'organisation qu'on aurait pu désirer», mais
+il estimait qu'en somme son action avait été utile. «On ne fait les
+choses extraordinaires, à la guerre, ajoutait-il, qu'avec des moyens
+extraordinaires, et Napoléon a commis une faute en n'engageant pas
+la garde impériale à la fin de la bataille de la Moskova. C'était,
+disait-on, afin d'assurer la retraite. Mauvaise raison. Il faut tout
+faire pour gagner la bataille d'une manière décisive, quand on a fait
+tant que de la livrer. Si on la gagne, on n'a pas besoin de faire
+retraite. Si nous chassons et ruinons Abd el-Kader, notre infanterie
+et notre cavalerie auront le temps de se remettre. Je ne regrette
+donc nullement les travaux qui ont amené le délabrement qui vous
+afflige. Jusuf jouait un coup de partie pour la tranquillité de toute
+l'Algérie; il voulait avant tout réussir, et je pense sincèrement que
+le résultat lui donne raison[501].»
+
+[Note 501: KELLER, _Le général de La Moricière_, t. Ier, p. 421 à
+423.--V. aussi C. ROUSSET, _La conquête de l'Algérie_, t. II, p. 91 à
+93.]
+
+Quelque confiance que le gouverneur général eût dans les chevauchées
+de Jusuf, il sentait qu'il y aurait eu un moyen bien plus sûr et
+plus prompt d'avoir raison d'Abd el-Kader; c'eût été de porter la
+guerre sur le territoire marocain et d'y poursuivre cette deïra
+qui, à l'abri de nos coups et contrairement aux stipulations du
+traité de Tanger, servait de base d'opérations à la révolte. Ce
+n'était pas la première fois que, devant la mauvaise volonté ou
+l'impuissance de l'empereur Abd er-Raman, le maréchal songeait à se
+faire justice lui-même en passant la frontière. Mais toujours il
+avait été contenu par le gouvernement, qui gardait un souvenir trop
+présent des difficultés diplomatiques nées de la guerre du Maroc,
+pour vouloir recommencer une pareille aventure[502]. Au point de
+vue de la politique générale, rien de plus raisonnable que cette
+prudence du gouvernement: n'eût-il pas été fort périlleux de nous
+trouver aux prises avec une nouvelle question marocaine, au moment
+de la querelle des mariages espagnols? Mais on conçoit que ceux
+qui, comme le maréchal Bugeaud, regardaient surtout les choses au
+point de vue de la pacification de l'Algérie, fussent tentés de se
+montrer moins patients. La grande insurrection de 1845-1846, la vue
+de l'émir se relevant chaque fois des coups qu'on lui portait, au
+moyen des secours qu'il tirait de sa deïra, n'étaient pas faites pour
+rendre cette patience plus facile. Aussi, à cette époque, le maréchal
+Bugeaud était-il de plus en plus convaincu de la nécessité d'une
+«opération sérieuse» sur le territoire marocain, et de plus en plus
+pressé de l'entreprendre[503]. Il s'en ouvrit dans les dépêches qu'il
+adressa à Paris: si l'on ne voulait pas l'autoriser formellement à
+faire cette «guerre d'invasion défensive», il demandait au moins
+qu'on la lui laissât faire, sauf à en rejeter plus tard sur lui
+seul la responsabilité. Le gouvernement, effrayé de tels projets,
+fit aussitôt connaître à Alger, par écrit et par envoyés spéciaux,
+sa ferme volonté de ne rien permettre de pareil. De plus, M. Guizot
+profita de l'habitude où il était de correspondre amicalement avec le
+maréchal, pour lui expliquer les motifs de cette décision. Dans une
+lettre en date du 23 avril 1846, il lui exposa l'avantage qu'avait
+pour nous un accord même imparfait et peu efficace avec l'empereur du
+Maroc, l'opposition qu'une nouvelle guerre soulèverait en France, les
+complications qu'elle ferait naître en Europe, l'anarchie, fâcheuse
+pour nos intérêts, qu'elle provoquerait au Maroc, l'impossibilité
+où serait notre armée d'atteindre, dans ces régions lointaines
+et inconnues, l'émir qu'elle ne parvenait pas à joindre sur le
+territoire algérien. Il rappela, en terminant, que, «quand on est en
+présence de populations semi-barbares et de gouvernements irréguliers
+et impuissants», il faut savoir prendre son parti de certains maux
+inévitables. «Il n'y a pas moyen, ajoutait-il, d'établir, avec de
+tels gouvernements et avec de tels peuples, même après leur avoir
+donné les plus rudes leçons, des relations sûres, des garanties
+efficaces; il faut, ou pousser contre eux la guerre à fond, jusqu'à
+la conquête et l'incorporation complète, ou se résigner aux embarras,
+aux incidents, aux luttes que doit entraîner un tel voisinage, en se
+mettant en mesure de les surmonter ou d'en repousser plus loin la
+source qu'on ne peut tarir.» Vérité d'expérience fort utile à méditer
+pour tous les gouvernements qui font de la politique coloniale. Déjà,
+du reste, l'année précédente, lors du débat sur le traité de Tanger,
+le duc de Broglie avait développé cette même idée avec sa précision
+accoutumée. Devant des raisons si fortes et une volonté si ferme, le
+maréchal Bugeaud céda, non sans regret, mais sans hésitation. «Ce que
+vous me dites, répondit-il à M. Guizot, le 30 avril, de la conduite
+que nous devons tenir envers le Maroc, me paraît d'une grande
+justesse, me plaçant à votre point de vue, et c'est là qu'il faut se
+placer[504].»
+
+[Note 502: Le Roi, notamment, avait manifesté sur ce point, dès
+l'origine, une volonté très arrêtée. «Si on ne met pas un éteignoir
+absolu de notre côté, écrivait-il, le 12 novembre 1844, au maréchal
+Soult, on nous enfilera dans une nouvelle guerre avec le Maroc. Je
+crois qu'il faut _des ordres péremptoires_ de ne laisser passer les
+frontières du Maroc par nos troupes, _nulle part et sous quelque
+prétexte que ce soit, pas même celui de la poursuite d'Abd el-Kader_.
+Nous sommes hors du guêpier, et ne nous y laissons pas entraîner une
+seconde fois.» (_Documents inédits._)]
+
+[Note 503: Voir notamment les lettres que le maréchal Bugeaud
+écrivait, le 6 avril 1846, au duc d'Aumale et à M. Léon Roches.
+(D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 97 à 99 et p. 103.)]
+
+[Note 504: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 212 à 223.]
+
+Au moment même où le gouvernement retenait ainsi le maréchal, le
+territoire marocain était le théâtre d'un événement atroce qui eût
+suffi, et au delà, si des raisons de politique générale ne nous
+eussent arrêtés, à justifier notre intervention. Depuis plus de six
+mois, la deïra d'Abd el-Kader renfermait deux cent quatre-vingts
+prisonniers français; quatre-vingt-quinze, dont cinquante-sept
+blessés, étaient les héroïques survivants de Sidi-Brahim; les
+autres étaient ceux qui avaient capitulé sans combat sur la route
+d'Aïn-Temouchent. Ces prisonniers avaient été d'abord bien traités.
+Plusieurs fois Abd el-Kader avait fait, pour leur échange, des
+ouvertures toujours repoussées. Le maréchal était convaincu,--et
+son opinion était partagée par plusieurs généraux d'Afrique,--que
+de telles propositions étaient surtout, dans l'intention de l'émir,
+un moyen de faire croire aux Arabes qu'il négociait avec la France
+en vue d'une paix prochaine, et de retenir sous son influence, à
+l'aide de cet artifice, les tribus qui commençaient à lui échapper.
+Bugeaud refusait donc de se laisser prendre à ce qu'il jugeait être
+un piège. On n'était pas toutefois, de notre côté, sans travailler
+à la libération des captifs; usant d'un procédé qui lui avait
+déjà réussi dans une circonstance analogue, notre diplomatie
+s'adressait à l'empereur du Maroc: «Vous êtes en paix avec nous,
+lui disait-elle; nous ne pouvons donc admettre que des prisonniers
+français soient retenus sur votre territoire par Abd el-Kader;
+faites-vous-les livrer, et rendez-les-nous.» Mais, pendant que
+ces pourparlers se continuaient avec plus ou moins de chance de
+succès, la deïra subissait une crise: la mauvaise fortune de son
+maître réagissait sur elle; les vivres et l'argent commençaient à
+lui manquer; avec la détresse, étaient venus le mécontentement,
+la discorde et les désertions; des tribus entières partaient pour
+l'intérieur du Maroc; quant à celles qui demeuraient fidèles, il
+leur fallait se préparer à un exode, car Abd el-Kader les appelait
+dans le sud, auprès de lui. Dans ces conditions, la garde des
+prisonniers devenait un embarras. Le 24 avril 1846, aussitôt après
+l'arrivée d'un courrier de l'émir, douze des prisonniers, dont six
+officiers, furent emmenés hors du camp, sous prétexte d'assister à
+une fête; c'étaient ceux dont on espérait une rançon. Les deux cent
+soixante-huit autres, à la tombée de la nuit, furent répartis, par
+petits groupes, dans les huttes de leurs gardiens. À minuit, au
+signal donné par un cri, le massacre commença. Ceux qui ne tombèrent
+pas dès les premières fusillades furent brûlés dans les gourbis où
+ils se réfugièrent. Un seul s'échappa, blessé, nu; les Marocains le
+ramassèrent et le reconduisirent à nos avant-postes, où il arriva le
+17 mai; ce fut par lui qu'on eut le récit de l'horrible scène. Cette
+nouvelle causa, en France, une douloureuse émotion que les ennemis
+du maréchal tâchèrent d'exploiter contre lui; ils l'accusèrent,
+dans la presse et à la tribune, d'avoir négligé et même d'avoir
+systématiquement écarté ce qui eût pu prévenir ce malheur. Abd
+el-Kader était-il l'auteur du massacre? On en voudrait douter, ne
+serait-ce qu'à cause de l'attitude chevaleresque qu'il avait prise
+en d'autres circonstances[505]. Mais lui-même a avoué plus tard que
+tout s'était fait par son ordre, et il n'a trouvé d'autre excuse à
+invoquer que l'irritation où l'aurait jeté le refus d'échanger les
+prisonniers[506].
+
+[Note 505: En 1843, dans un combat de cavalerie, le trompette
+Escoffier, voyant son capitaine démonté et sur le point d'être
+capturé, mit pied à terre et lui amena son cheval: «Montez vite,
+mon capitaine, lui dit-il, c'est vous et non pas moi qui rallierez
+l'escadron.» Le brave trompette fut fait prisonnier. Le maréchal
+Bugeaud fit connaître à l'armée, par un ordre du jour, cet acte
+héroïque, et le Roi, sans attendre la libération d'Escoffier, le
+décora de la Légion d'honneur. Informé de ces faits, Abd el-Kader
+traita son prisonnier avec les plus grands égards et lui fit même
+remettre solennellement la croix de la Légion d'honneur devant ses
+troupes réunies. Escoffier fut échangé l'année suivante.]
+
+[Note 506: Dans une lettre écrite par Abd el-Kader au Roi, en
+novembre 1846, nous lisons: «L'accroissement de notre colère a été
+tel que nous nous sommes décidé à ordonner le massacre.» Et dans une
+lettre au maréchal Soult, de la même date: «La colère a fini par
+déborder de notre coeur, et nous avons ordonné que l'on tuât vos
+prisonniers.»]
+
+Ce n'était pas par cet acte d'inutile cruauté qu'Abd el-Kader
+pouvait relever sa fortune. La chasse qu'on lui donnait dans le
+désert continuait toujours. Comme, pour échapper à Jusuf, il s'était
+rejeté vers l'ouest, la poursuite était désormais menée par l'un des
+lieutenants de La Moricière, le colonel Renault. Elle se prolongea
+de la fin de mai au commencement de juillet 1846, avec les fatigues
+et les péripéties accoutumées. L'émir, surpris le 1er juin, n'eut
+que le temps de sauter sur un cheval pour s'enfuir. Le plus grave
+pour lui était que les tribus nomades du désert l'abandonnaient
+et venaient nous demander l'aman. Les gens d'Arbâ, auxquels il
+réclamait le cheval de soumission, ne lui offrirent qu'un âne. Les
+Ouled-Sidi-Cheikh, qu'il appelait aux armes, lui répondirent: «Tu
+es comme la mouche qui excite le taureau; quand tu l'as irrité, tu
+disparais, et nous recevons les coups.» La deïra, ruinée et réduite
+des trois quarts, n'était plus en état de fournir des renforts. Si
+fier que fût toujours son coeur, Abd el-Kader était à bout, et, dans
+les premiers jours de juillet, abandonnant la partie, il rentra
+dans le Maroc par Figuig. Il y avait sept mois que, seul, par son
+prestige, son énergie, son audace, sa fécondité de ressources, cet
+homme vraiment extraordinaire défiait toutes les poursuites et tenait
+en alerte une armée de cent mille hommes, commandée par nos meilleurs
+officiers. Pourquoi faut-il que le sang des prisonniers massacrés
+ternisse une gloire qui aurait pu être si pure?
+
+
+XI
+
+Pendant la longue lutte qu'il venait de soutenir, le maréchal
+Bugeaud n'avait pas eu seulement affaire aux Arabes. En France,
+une bonne partie de l'opinion, travaillée par certains journaux,
+s'était montrée assez mal disposée à son égard. Elle s'en était
+prise à lui de tout ce qui, dans cette insurrection, l'avait déçue,
+alarmée, attristée, ennuyée: de la violence imprévue de l'explosion,
+des malheurs du début, de la lenteur et des difficultés de la
+répression. Cette guerre, sans faits d'armes, n'avait ni intéressé
+son imagination, ni flatté son amour-propre. Tout était matière à
+reproches: la dissémination des troupes, leurs fatigues excessives,
+le retard et la médiocrité des résultats. Les beaux esprits se
+croyaient le droit de plaisanter le maréchal qui courait, avec
+cent mille soldats, contre un seul homme, sans pouvoir seulement
+l'atteindre; les badauds de Rome ne raillaient-ils pas déjà Metellus
+de ce qu'il tardait à s'emparer de Jugurtha?
+
+Tout ce bruit de critiques arrivait aux oreilles de Bugeaud, jusque
+dans les régions lointaines où il faisait campagne, et il ne savait
+pas le dédaigner. «Je ne m'étonne pas, mandait-il à un de ses amis,
+le 22 mars 1846, que vous soyez indigné de toutes les ordures et
+sottises qu'on me jette à la tête. Ferait-on pire si j'avais perdu
+cent combats et toute l'Algérie? On n'a jamais rien vu, je crois,
+de pareil à ce déchaînement sans base aucune, puisque je n'ai pas
+éprouvé le plus léger échec, et que j'ai donné, tout au moins,
+l'exemple de la plus grande activité et d'une opiniâtre persévérance
+à vaincre l'hydre qui m'entourait de ses mille têtes. J'ai la
+conscience de n'avoir jamais mieux mérité de la France[507].» Tels
+furent même son irritation et son dégoût qu'il en revint à parler
+de démission. Il écrivait, en avril, à M. Guizot: «Je sais que vous
+voulez me défendre à la tribune, et que vous me défendrez bien; mais
+votre éloquence effacera-t-elle le mal qui se fait et se fera tous
+les jours? Croyez-vous qu'on puisse rester, à de telles conditions,
+au poste pénible et inextricable où je suis? Mon temps est fini, cela
+est évident. L'oeuvre étant devenue quelque chose, tout le monde
+s'en empare; chacun veut y mettre sa pierre, bien ou mal. Je ne puis
+m'opposer à ce torrent, et je ne veux pas le suivre; je m'éloigne
+donc de la rive. J'ai déjà fait la lettre par laquelle je prie M. le
+ministre de la guerre de soumettre au gouvernement du Roi la demande
+que je fais d'un successeur. Je fonde ma demande sur ma santé et
+mon âge qui ne me permettent plus de supporter un tel fardeau, et
+sur mes affaires de famille; mais, entre nous, je vous le dis, ma
+grande raison, c'est que je ne veux pas être l'artisan des idées
+fausses qui règnent très généralement sur les grandes questions
+d'Afrique. Je ne redoute ni les grands travaux de la guerre, ni ceux
+de l'administration; mes soldats et les administrateurs de l'Algérie
+le savent très bien; mais je redoute l'opinion publique égarée[508].»
+Ce n'était certes pas que le maréchal Bugeaud manquât de foi dans son
+oeuvre. Pour ce qui regardait, notamment, la dernière insurrection,
+il estimait que l'événement répondait victorieusement à tous les
+détracteurs de sa tactique, et, bien que sa campagne ne fût marquée
+par aucune action militaire éclatante, il s'en honorait comme d'une
+des plus remarquables qu'il eût faites. À un ami qui venait de se
+marier, il écrivait, le 31 mai: «Vous êtes, à présent, enfoncé dans
+la lune de miel... Cette lune ne reviendra plus pour moi, mais je
+suis dans ma lune de gloire; j'ai vaincu les Bédouins de France, en
+même temps que ceux d'Afrique. Je crois ceux de France plus près de
+reprendre les hostilités que ceux d'Afrique. Ils disent, à présent,
+que ce n'était rien, que cela ne valait pas la peine de s'en
+occuper, et qu'avec des moyens aussi grands que ceux que j'avais,
+j'aurais dû faire bien plus vite et mieux[509].»
+
+[Note 507: _Le maréchal Bugeaud_, par D'IDEVILLE, t. III, p. 100.]
+
+[Note 508: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 223 à 225.]
+
+[Note 509: D'IDEVILLE, t. III, p. 124, 125.]
+
+La discussion qui s'ouvrit à la Chambre des députés, en juin 1846,
+sur les crédits relatifs à l'Algérie, fournit aux préventions qui
+s'étaient formées, depuis quelque temps, contre le maréchal Bugeaud,
+une occasion de se manifester. Sans doute, on ne pouvait plus lui
+reprocher de ne pas savoir vaincre Abd el-Kader, puisqu'à cette
+époque la révolte était considérée comme domptée; mais la critique
+trouvait ailleurs à quoi se prendre. Le signal fut donné par le
+rapporteur de la commission, M. Dufaure; tout en rendant hommage
+à l'oeuvre militaire du gouverneur, il refusa d'approuver son
+oeuvre administrative et colonisatrice, réclama un régime civil,
+et exprima le voeu de voir établir un ministère de l'Algérie dont
+le gouverneur ne serait plus que l'agent. Au cours du débat, de
+nombreux orateurs reproduisirent ou même aggravèrent ces griefs:
+entre tous, il faut citer M. de Tocqueville et M. de Lamartine. À
+entendre M. de Tocqueville, ce qui manquait à l'Algérie, c'était
+un bon gouvernement, ou même seulement un gouvernement; il appuya
+sur les tiraillements, les conflits qui s'étaient produits entre
+le cabinet et le gouverneur général; il montra le cabinet n'osant
+pas rappeler le maréchal, mais le laissant malmener par ses amis,
+tandis que, de son côté, le maréchal faisait attaquer le cabinet par
+ses journaux; le résultat était que les deux pouvoirs se tenaient
+en échec et aboutissaient à l'impuissance. Quant à M. de Lamartine,
+dans un discours de proportions gigantesques, il s'attaqua à
+tout le système appliqué en Algérie, y dénonçant je ne sais quoi
+d'excessif, d'immodéré, et comme «un débordement de guerre, de sang
+et de millions». Il se plaignit que le maréchal Bugeaud, au lieu de
+remplir le mandat qui lui avait été donné de «fermer cette grande
+plaie de l'Algérie», l'eût au contraire «envenimée et élargie». Ce
+qu'il préconisait, c'était, en réalité, l'occupation limitée qui
+était pourtant depuis longtemps jugée. Il s'éleva aussi contre la
+«dictature militaire», à laquelle il imputait tous les maux de la
+colonie, et termina par un réquisitoire indigné contre l'inhumanité
+de notre guerre africaine, particulièrement contre les razzias.
+
+M. Guizot répondit à ces critiques par un discours considérable.
+Après avoir écarté, en quelques mots émus, l'accusation de cruauté
+portée contre nos généraux, il examina la conduite suivie en Afrique,
+depuis 1840. Tout d'abord, il fit honneur au cabinet d'avoir
+résolument engagé sa responsabilité en envoyant le général Bugeaud à
+Alger et en lui fournissant tous les moyens d'action dont il avait
+besoin. Ce lui fut une occasion de s'expliquer sur les désaccords
+survenus entre le ministère et le gouverneur, désaccords auxquels
+ce dernier avait parfois donné un éclat si compromettant et dont
+l'opposition avait naturellement cherché à se faire une arme. Le
+sujet était délicat; M. Guizot se tira de la difficulté avec adresse
+et dignité. «C'est le devoir du gouvernement, dit-il, de subordonner
+toujours ce qui est secondaire à ce qui est essentiel, et de savoir,
+avec ses agents, passer par-dessus des erreurs et des dissidences,
+quand il s'agit de conserver au pays de grands et utiles services. En
+vérité, lorsque j'entends porter à cette tribune la petite histoire
+de nos dissidences et des anecdotes auxquelles elles ont donné lieu,
+quand je les entends grossir, quand on s'étonne que nous n'en ayons
+pas fait une plus grosse affaire, je m'étonne fort à mon tour. On
+oublie donc que cela est arrivé très souvent dans le monde et à des
+gouvernements qui se respectaient et savaient se faire respecter?
+Quand Louis XIV disait à un officier qui allait rejoindre l'armée
+de Turenne: «Dites à M. le maréchal de Turenne que je serais bien
+aise d'avoir quelquefois de ses nouvelles», car M. de Turenne ne
+voulait pas écrire à M. de Louvois, c'était là, permettez-moi de
+le dire, une irrévérence un peu plus grande que celle qu'on a
+rappelée à cette tribune. Cependant Louis XIV ne rappelait pas M.
+le maréchal de Turenne; il prenait seulement le petit moyen que je
+vous indiquais, pour le rappeler à son devoir. Eh bien, nous avons eu
+les mêmes raisons et nous avons tenu la même conduite. Nous savons
+parfaitement qu'un gouvernement doit se faire respecter des hommes
+qu'il emploie; mais quand nous considérons deux choses: l'une,
+l'éminence des services; l'autre, la loyauté du caractère; quand
+nous avons la certitude que ces deux choses-là existent, nous savons
+aussi ne pas tenir compte des petits incidents.» Abordant ensuite
+le fond de son sujet, M. Guizot insista principalement sur ce qui
+avait été fait, depuis six ans, pour la soumission de l'Algérie: il
+avait là beau jeu. Il passa plus rapidement sur l'administration et
+la colonisation, sentant probablement le terrain moins favorable.
+En ce qui touchait l'administration, il reconnut que le régime
+civil était le but, affirma qu'on s'en rapprochait chaque jour
+davantage, mais fit observer que, pendant quelque temps encore, le
+maintien du gouvernement militaire importait à notre sécurité. Quant
+à la colonisation, il déclara que «le gouvernement avait pris le
+parti de n'épouser exclusivement aucun mode, mais de les favoriser
+tous», et annonça, à ce titre, «certains essais» de colonisation
+militaire. À son avis, d'ailleurs, parmi les questions soulevées, il
+en était plusieurs qui devaient être examinées, mais qui n'étaient
+pas encore mûres; c'était à l'avenir de les résoudre. «Il faut,
+disait le ministre en terminant, être à la fois moins impatient et
+plus confiant dans l'avenir; il ne faut pas croire que des fautes,
+des erreurs, des misères empêchent le succès définitif. C'est la
+condition des affaires humaines: elles sont mêlées de bien et de mal,
+de fautes et de succès; il faut savoir supporter ces vicissitudes...
+Et, au milieu de ce continuel mélange, il ne faut désespérer de rien;
+il faut seulement se donner le temps de vaincre les difficultés et
+de résoudre les questions; c'est tout ce que le gouvernement du Roi
+demande quant à l'Algérie.»
+
+De loin, le maréchal Bugeaud avait suivi ces débats. Il n'avait pu
+qu'être reconnaissant de la façon dont M. Guizot l'avait défendu;
+mais cela ne suffisait pas à lui faire prendre en patience les
+critiques, et il parlait toujours de s'en aller. «J'ai beaucoup à me
+louer du cabinet, écrivait-il à M. de Corcelle... Ce n'est donc pas
+par humeur et mécontentement que je désire me retirer... Mais je
+redoute les faiseurs de systèmes et de projets... Je suis effrayé
+de ce qu'exigent du gouverneur les hommes qui, n'ayant jamais fait
+que gratter du papier, croient qu'on improvise la colonisation et les
+grands travaux publics... On me dit que je n'ai rien fait. Jugeant
+bien que je ne puis pas faire mieux que par le passé, je dois fuir
+l'avenir... En colonisation, en administration, on ne peut pas
+faire rapidement de ces choses éclatantes qui captivent le suffrage
+public. C'est l'oeuvre du temps et de la persévérance. Or, l'opinion
+ne me donnerait pas de temps, et d'ailleurs, à soixante-deux ans,
+on n'en a pas devant soi... N'ayant que très peu d'années devant
+moi, je suis bien convaincu qu'en quittant le gouvernement quand les
+forces me manqueraient, je m'en irais conspué pour n'avoir pas fait,
+de toute l'Algérie, des départements constitués comme ceux de la
+France[510].» Quelques semaines plus tard, le 16 juillet 1846, dans
+un banquet donné en l'honneur de M. de Salvandy, alors de passage à
+Alger, le maréchal répondait assez mélancoliquement aux félicitations
+et aux voeux qui lui étaient adressés au nom de la population civile:
+«Messieurs, je suis profondément touché de ce que vous venez de me
+dire. Après l'estime du gouvernement et de la métropole, la vôtre
+m'est certainement la plus chère; mais, quel que soit le dévouement
+qu'elle ravive en moi, il ne m'est pas donné, ainsi que vous m'y
+invitez, de compléter mon oeuvre. Vous userez encore bien des
+gouverneurs avant d'y parvenir...» Deux jours après, il partait en
+congé pour la France.
+
+[Note 510: _Documents inédits._]
+
+
+XII
+
+Si difficile à vivre que leur parût parfois le maréchal Bugeaud,
+les ministres désiraient qu'il conservât encore la direction des
+affaires algériennes. Ils lui déclarèrent donc, dès son arrivée à
+Paris, qu'ils ne voulaient pas entendre parler de sa démission, et
+ils ne négligèrent rien pour le calmer et l'amadouer. D'ailleurs, à
+la fin de l'année précédente, la composition du cabinet avait subi
+un changement qui facilitait l'entente: le maréchal Soult, fatigué
+par l'âge, avait abandonné son portefeuille, pour ne conserver que la
+présidence du conseil, présidence un peu nominale; il avait eu pour
+successeur au ministère de la guerre le général Moline Saint-Yon,
+avec lequel le gouverneur était en très bons termes[511]. Le Roi,
+auquel Bugeaud était fort attaché, intervint personnellement pour
+le presser de garder ses fonctions. «Sire, j'obéis, répondit le
+maréchal, mais je supplie Votre Majesté de faire que j'aie quelque
+chose de grand, de décisif à exécuter en colonisation.» On sait
+ce qu'il entendait par là: c'était une allusion à cette fameuse
+colonisation militaire dans laquelle, plus que jamais, il voyait
+la solution nécessaire et unique. Sur les conseils de ses amis, il
+avait renoncé à l'exécution immédiate et en grand, qui avait tant
+effarouché les esprits; il réclamait seulement un essai sérieux. On
+lui donna satisfaction: engagement formel fut pris de demander, dès
+l'ouverture de la prochaine session, un crédit de trois millions pour
+faire cet essai.
+
+[Note 511: «J'ai beaucoup à me louer du nouveau ministre de la
+guerre», écrivait le maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, le 19 juin
+1846. (_Documents inédits._)]
+
+Le maréchal Bugeaud rentra à Alger, en novembre 1846. Il y trouva
+la colonie assez tranquille. Abd el-Kader s'était définitivement
+retiré en terre marocaine, l'âme toujours indomptable, mais
+impuissant[512]. Moins il se sentait en état de reprendre la lutte
+armée, plus il tâchait de persuader aux indigènes que la France
+traitait avec lui. La présence à son camp des onze prisonniers,
+survivants de l'horrible massacre du 24 avril, lui fournit l'occasion
+d'ouvrir une sorte de négociation. Il chargea le principal d'entre
+ces prisonniers, le lieutenant-colonel Courby de Cognord, d'écrire
+aux commandants français de la frontière pour proposer un échange.
+Puis, sans attendre que ces premiers pourparlers eussent abouti, il
+fit traiter sous main d'une libération moyennant rançon; toute une
+comédie fut jouée pour faire croire que la rançon était exigée par
+les subalternes à l'insu de l'émir, et que celui-ci relâchait ses
+captifs par pure générosité. Le 25 novembre, Courby de Cognord et
+ses compagnons furent remis, contre argent, au commandant espagnol
+de Mélilla, qui avait servi d'intermédiaire, et de là conduits à
+Oran, où leur fut fait un accueil ému. Ils amenaient avec eux un
+Arabe, porteur de deux lettres d'Abd el-Kader à Louis-Philippe et au
+maréchal Soult. Ces lettres, d'une fierté pompeuse, concluaient à des
+propositions de paix: dans l'exposé des faits, l'émir se présentait
+comme ayant été contraint à la guerre par nos généraux; un fait
+toutefois le gênait visiblement, c'était le massacre des prisonniers:
+il reconnaissait l'avoir ordonné, mais disait y avoir été acculé
+par les mauvais procédés des commandants français, par leur refus
+obstiné de vouloir entendre parler d'échange, par leur injurieuse
+prétention de faire intervenir l'empereur du Maroc; il rejetait donc
+sur eux seuls la responsabilité du fatal dénouement; il terminait en
+se faisant honneur de la générosité avec laquelle il libérait les
+survivants. Le maréchal Bugeaud ne permit pas au messager de passer
+en France; il le renvoya au Maroc, avec cette réponse verbale:
+«Dis à ton maître que, s'il nous avait renvoyé nos prisonniers sans
+rançon, je lui en aurais remis trois pour un; mais, puisqu'il a fait
+payer la liberté de ceux-ci et a fait égorger les autres, je ne lui
+dois rien que de l'indignation pour sa barbarie.» Abd el-Kader, fort
+mortifié de cette réponse, protesta contre l'injure qu'on lui faisait
+en supposant qu'il «avait rendu les Français pour de l'argent».
+«Tu oublies, écrivait-il au maréchal, que les choses du monde sont
+changeantes. À cet égard, j'en sais plus que toi. Je suis convaincu
+que rien ne peut être durable sur cette terre, depuis la création
+d'Adam jusqu'à l'extinction de la race humaine. C'est pourquoi je ne
+me réjouis point, je ne m'enorgueillis pas ni ne me fie aucunement
+aux effets du destin, si la fortune me sourit, comme aussi je ne
+m'afflige point ni ne me désespère, si je suis atteint par des
+revers, et cela parce que j'ai la croyance que rien n'est stable sur
+la terre... Au reste, les anciens sages ont comparé le destin à la
+grossesse d'une femme: le sexe de l'enfant prêt à naître ne peut être
+connu avant l'enfantement[513].»
+
+[Note 512: Si Abd el-Kader ne reprenait pas les hostilités, ce
+n'était pas la faute de lord Palmerston, dont l'acharnement nous
+poursuivait jusque sur cette terre lointaine. À cette époque, lord
+Normanby avouait que «son gouvernement croyait de son devoir de
+soutenir Abd el-Kader, comme il l'avait toujours fait.» (Dépêche de
+M. de Brignole, ambassadeur de Charles-Albert à Paris, en date du 4
+novembre 1846. HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t.
+II, p. 692.)]
+
+[Note 513: C. ROUSSET, _La conquête de l'Algérie_, t. II, p. 106 à
+121.]
+
+Quand Abd el-Kader se sentait impuissant, qui était de force à lutter
+contre nous? Bou-Maza l'essaya cependant. Au commencement de 1847, il
+quitte le Maroc, se jette dans le sud de nos possessions, erre d'une
+oasis à l'autre, sans parvenir à y susciter un mouvement sérieux,
+et finit par pénétrer presque seul dans l'Ouarensenis et le Dahra,
+premier théâtre de ses combats; mais ses anciens partisans, bien que
+le vénérant toujours, s'écartent de lui. Saint-Arnaud ne lui laisse
+pas un moment de répit. «Je fais traquer Bou-Maza comme un chacal»,
+écrit-il à son frère, le 10 avril. Trois jours après, il ajoute,
+avec un cri de triomphe: «Bou-Maza est entre mes mains... C'est un
+beau et fier jeune homme. Nous nous sommes regardés dans le blanc
+des yeux.» Le 17, «un peu sorti du tourbillon», le colonel raconte
+ainsi comment les choses se sont passées: «Les dernières tentatives
+faites par Bou-Maza l'ont dégoûté et désillusionné. Partout, il nous
+a trouvés en garde... Enfin, il arrive chez un de ses affidés, le
+caïd des Ouled-Djounés, qui, s'il eût été seul, se serait prosterné
+devant lui; mais il y trouve quatre de mes mokrazani. Ç'a été le
+dernier coup. Il a tout de suite pris sa détermination et a dit:
+«Menez-moi à Orléansville, au colonel de Saint-Arnaud lui-même»,
+ajoutant que c'était à moi qu'il voulait se rendre, parce que c'était
+contre moi qu'il s'était le plus battu. Les autres ont obéi; ils
+tremblaient encore devant Bou-Maza, qui a gardé ses armes et ne
+les a déposées que chez moi, sur mon ordre. En amenant Bou-Maza,
+mes quatre mokrazani étaient effrayés de leur audace. D'un signe,
+Bou-Maza les aurait fait fuir. L'influence de cet homme sur les
+Arabes est inconcevable. Bou-Maza était las de la guerre et de la vie
+aventureuse qu'il menait. Il a compris que son temps était passé, et
+qu'il ne pouvait plus soulever des populations fatiguées de lui et
+domptées par nous. C'est un événement remarquable[514].» Bou-Maza
+fut traité avec égard. Interné à Paris, installé dans un riche
+appartement des Champs-Élysées, avec une pension de 15,000 francs,
+il fut un moment à la mode parmi les badauds de la capitale. Passé,
+en 1854, au service de la Porte, il fut fait, en 1855, colonel dans
+l'armée ottomane, et mourut peu après en Turquie.
+
+[Note 514: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._]
+
+Le découragement qui avait amené la reddition de Bou-Maza n'était
+pas un fait isolé. Vers la même époque, au nord-est de la province
+d'Alger, Ben-Salem, qui avait été l'un des plus importants khalifats
+d'Abd el-Kader, venait, accompagné de plus de cent chefs des régions
+voisines du Djurdjura, apporter solennellement sa soumission
+au maréchal Bugeaud. En avril et en mai 1847, trois colonnes,
+commandées par les généraux Jusuf, Cavaignac et Renault, pénétrèrent
+simultanément dans l'extrême sud et y promenèrent le drapeau de la
+France, sans avoir presque à tirer un seul coup de fusil.
+
+
+XIII
+
+Rien donc, dans la situation militaire, qui pût préoccuper le
+maréchal Bugeaud et qui l'empêchât de porter toute son attention
+et tous ses efforts sur le problème de la colonisation. C'était
+en résolvant ce problème qu'il prétendait signaler la fin de son
+gouvernement. À vrai dire, en cette matière, il était urgent de faire
+mieux qu'on n'avait fait jusqu'alors. L'état des villages créés dans
+le Sahel et la Métidja ne s'était pas amélioré depuis un an, bien
+au contraire. Les misères, déjà notées, à la fin de 1844, par les
+voyageurs, notamment par l'abbé Landmann, étaient encore aggravées.
+Beaucoup de colons avaient succombé ou s'étaient découragés. Les
+demandes de concession, qui, de 1842 à 1845, étaient allées toujours
+en augmentant, commençaient à diminuer. En 1846, les villages ne
+recevaient que 689 colons nouveaux, tandis qu'ils en perdaient 715.
+Il était manifeste que, sous le coup des déceptions survenues, le
+premier élan se ralentissait et menaçait de s'arrêter complètement.
+À ce mal, le gouverneur prétendait remédier par la colonisation
+militaire.
+
+Sa confiance était plus inébranlable que jamais. «Ma conviction
+pour le système à adopter en colonisation, écrivait-il à M. Léon
+Roches, est aussi profonde que celle que j'avais sur le système de
+guerre à faire aux Arabes. Vous m'avez vu lutter (sur ce dernier
+point) contre tout le monde, même contre les ministres, sans jamais
+me décourager; j'ai résisté avec acharnement et j'ai triomphé. Je
+serais sûr également de triompher dans l'essai d'une colonisation
+militaire[515].» Sachant l'opinion peu favorable à ses idées, le
+maréchal n'hésita pas, pour tâcher de la convertir, à se faire
+publiciste et même journaliste: c'était son habitude. Dans le
+courant de la session de 1846, il avait envoyé une brochure aux
+membres du Parlement. Il revint à la charge, par un _Mémoire aux
+Chambres_, distribué le 1er janvier 1847: il y entrait dans tous les
+détails d'application de son système, en exposait les avantages,
+répondait aux critiques; c'était un appel pressant, qui respirait, de
+la première ligne à la dernière, une forte conviction. En même temps,
+il ne perdait pas un instant de vue le ministère: croyait-il deviner
+chez lui quelque hésitation à tenir la promesse faite, quelque
+velléité d'ajourner le dépôt du projet d'essai, il écrivait aussitôt
+au Roi et menaçait de donner sa démission[516].
+
+[Note 515: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 186.]
+
+[Note 516: Lettre à Louis-Philippe, en date du 30 décembre 1846.
+(_Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 225 à 227.)]
+
+Néanmoins, les préventions contre la colonisation militaire
+subsistaient toujours aussi vives dans la population civile. En
+novembre 1846, quatre députés, MM. de Tocqueville, de Lavergne,
+Plichon et Bechamel, débarquaient en Afrique, avec l'intention
+d'étudier par eux-mêmes et sur place les questions soulevées. Le
+maréchal, s'étant offert à les promener dans la province d'Alger,
+leur fit traverser la Métidja, les conduisit jusqu'à Médéa et les
+ramena ensuite par Miliana et Orléansville. Il se flattait de leur
+faire ainsi saisir sur le vif les avantages pratiques du régime
+militaire, et, en tout cas, de leur montrer la sécurité due au succès
+de ses armes. Sur ce dernier point, la démonstration fut éclatante;
+sur le premier, elle parut moins concluante. Sans doute le maréchal
+eut beau jeu à montrer, à chaque pas, tout ce qu'avait fait l'armée;
+mais il avait plus de peine à convaincre ses compagnons de route que
+cette armée suffirait, dans l'avenir, à résoudre tous les problèmes
+de la colonisation, et que la population civile était satisfaite de
+vivre sous son autorité. Plus d'un incident vint, au cours du voyage,
+contrarier son argumentation. Un jour, par exemple, une délégation
+d'habitants de Miliana demandait au gouverneur, en présence des
+députés, qu'un commissaire civil fût chargé de l'administration
+municipale, et un juge de paix de l'administration de la justice;
+le maréchal répondit aux réclamants par un exposé des avantages
+d'une administration gratuite et expéditive, d'une justice également
+gratuite et fondée sur le bon sens, sinon sur la science juridique;
+il leur reprocha leur ingratitude envers les officiers qui se
+dévouaient à une tâche pénible et étrangère à leur carrière, sans
+avoir rien à y gagner; puis il les congédia avec assez d'humeur.
+Cette démarche malencontreuse lui resta sur le coeur, et plus d'une
+fois, les jours suivants, il y revint dans ses conversations avec les
+députés. «Que veulent-ils? leur disait-il; sont-ils fous? Ils ont
+besoin de nous à chaque instant, et les voilà qui veulent se séparer
+de nous! Où trouveront-ils, dans l'autorité civile, les ressources et
+l'assistance que leur fournit constamment l'autorité militaire?» Et
+se tournant vers le colonel de Saint-Arnaud qui venait de rejoindre
+la caravane,--car on approchait d'Orléansville, siège de son
+commandement: «Voyons, colonel, puisque nous en sommes là, dites-nous
+ce que vous avez fait ici pour la population civile.» Saint-Arnaud
+se mit alors à vanter la superbe organisation qu'il avait donnée
+à la milice, la discipline rigoureuse qu'il y maintenait. «Mais
+aussi, ajouta-t-il, à la moindre négligence, je les mets dans le
+silo, la tête la première; voilà ce que j'ai fait pour eux.» À cette
+conclusion, ce fut un rire général. Le maréchal, toutefois, fit la
+grimace, pensant que ce n'était pas le meilleur moyen de convaincre
+les députés de l'excellence du régime militaire. Le commandant du
+génie vint à son secours, en exposant tout ce qui avait été fait pour
+aider les colons: fourniture de matériaux, constructions, transports,
+prêts d'argent. «Eh bien! vous le voyez, s'écria alors le gouverneur,
+que gagneront-ils à passer de la tutelle paternelle de l'autorité
+militaire sous celle de l'autorité civile? Sera-ce l'autorité
+civile qui leur prêtera ses bras pour bâtir leurs maisons, ou ses
+équipages pour y faire voyager leurs marchandises? Où prendrait-elle
+cette abondance et cette variété de ressources que l'organisation
+de l'armée lui permet de mettre sans frais à la disposition des
+colons? Que les faiseurs de théories qui les excitent à réclamer des
+garanties, des institutions civiles, viennent donc ici leur garantir
+d'abord la première de toutes les nécessités, celle de pouvoir
+subsister et s'établir dans le pays!» Le soir, l'un des compagnons de
+M. de Tocqueville, prenant l'air dans une des rues d'Orléansville,
+y fut brutalement apostrophé par un sergent qui, sans prétexte,
+menaça de «le mettre dedans» s'il ne s'en allait au plus vite. «Je
+sais maintenant, disait plaisamment celui auquel était arrivée
+cette mésaventure, ce que c'est qu'un territoire _mixte_, c'est un
+territoire mêlé de sergents.» M. de Tocqueville quitta le maréchal
+à Orléansville et revint étudier seul, de plus près, les villages
+administratifs ou militaires créés autour d'Alger; il sortit de cet
+examen mieux convaincu encore qu'il fallait chercher ailleurs la
+solution du problème de la colonisation algérienne[517].
+
+[Note 517: Voir, sur le voyage des députés, le récit qu'a fait un de
+leurs compagnons, M. A. Bussière. (_Revue des Deux Mondes_ du 1er
+novembre 1853.)--Le colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère,
+le 29 novembre 1846: «Voilà cinq jours que mon esprit, mes jambes
+et mes chevaux ne débrident pas. Le corps est moins fatigué que
+l'esprit. Mais tenir tête à un maréchal qui aime à parler, à quatre
+députés et deux journalistes qui interrogent sans cesse _ab hoc et
+ab hac_, c'est trop; je suis rendu... M. de Tocqueville posait pour
+l'observation méthodique, profonde, raisonnée...»]
+
+Mal vu par les «civils», le système du maréchal était loin d'être
+soutenu par tous les militaires. Sur l'invitation du gouvernement,
+le général Bedeau avait préparé un plan de colonisation pour la
+province de Constantine. Il proposait «d'essayer tous les systèmes de
+colonisation, à l'exception toutefois de celui des pauvres qui lui
+paraissait très onéreux». Bornant le rôle de l'État à la fixation de
+certaines limites et de certaines conditions protectrices, au don de
+la terre, à l'exécution des grands travaux de sécurité, de salubrité
+et de viabilité, il comptait principalement sur l'initiative des
+individus et des capitaux, et se préoccupait de leur laisser le
+plus de liberté possible. Il ne paraissait faire aucune part à la
+colonisation militaire.
+
+C'est surtout du côté du général de La Moricière que venait
+l'opposition au système du maréchal Bugeaud. La rivalité un peu
+jalouse de ces deux hommes de guerre n'était pas un fait nouveau.
+Sans doute, dans leurs bons moments, ils comprenaient, l'un et
+l'autre, le tort de leurs divisions; alors le maréchal rendait
+justice à son brillant lieutenant et le signalait lui-même au
+gouvernement comme l'un des hommes les plus capables de le
+remplacer[518]; alors aussi La Moricière écrivait à Bugeaud:
+«Pour moi, je repousse la situation de rivalité, d'opposition,
+dans laquelle on veut me placer par rapport à vous, Monsieur le
+maréchal; je la repousse, parce qu'elle répugne à mon caractère; je
+la repousse, au nom de la discipline de l'armée que tout homme qui
+aime son pays doit respecter[519].» Malheureusement, par l'effet des
+situations et aussi des caractères, les heurts étaient fréquents.
+Il s'en était produit dès 1842[520]. À partir de 1845, les rapports
+furent plus tendus encore. Quand il se voyait vilipendé dans le
+journal _l'Algérie_, tandis que le commandant d'Oran y était porté
+aux nues, le maréchal soupçonnait aussitôt ce dernier d'inspirer
+cette polémique, soupçon qui, il est vrai, ne tenait pas longtemps
+devant les protestations de La Moricière. En octobre 1845, lorsqu'il
+revenait soudainement en Afrique pour faire face à l'insurrection, il
+ne se retenait pas de blâmer tout haut la façon dont le commandant
+intérimaire avait conduit les choses, d'attribuer les premiers
+échecs à ses fausses mesures, d'insinuer même qu'il avait manqué de
+sang-froid dans le péril. Par contre, quelques mois plus tard, La
+Moricière ne se gênait pas pour se plaindre que le maréchal surmenât
+ses troupes sans profit. Tous ces désaccords étaient connus de
+l'armée, sur laquelle ils ne pouvaient avoir qu'un fâcheux effet. Le
+colonel de Saint-Arnaud, qui était entièrement du bord du maréchal
+et facilement injuste pour le commandant d'Oran, écrivait à son
+frère: «Il n'y a pas deux camps dans l'armée d'Afrique, mais il y
+a deux hommes: l'un, grand, plein de génie, qui, par sa franchise
+et sa brusquerie, se fait quelquefois des ennemis, lui qui n'est
+l'ennemi de personne; l'autre, capable, habile, ambitieux, qui
+croit au pouvoir de la presse et la ménage, qui pense que le civil
+tuera le militaire en Afrique et se met du côté du civil. L'armée
+n'est pas divisée pour cela entre le maréchal Bugeaud et le général
+La Moricière; seulement, il y a un certain nombre d'officiers qui
+espèrent plus du jeune général qui a de l'avenir, que du vieillard
+illustre dont la carrière ne peut plus être bien longue[521].»
+
+[Note 518: Dans une lettre du 28 septembre 1845, le maréchal Bugeaud,
+qui voulait alors se retirer, annonçait à M. de Corcelle qu'il avait
+jugé «de son devoir envers le Roi et le pays d'indiquer les deux
+hommes qu'il croyait les plus capables, par leur savoir et leur
+expérience, de le remplacer».--«Vous comprenez, ajoutait-il, que
+je désignais les généraux Bedeau et de La Moricière.» (_Documents
+inédits._)]
+
+[Note 519: _Le général de La Moricière_, par M. KELLER, t. Ier, p.
+333.]
+
+[Note 520: Voir plus haut, t. V, p. 306 à 308.]
+
+[Note 521: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._]
+
+Aussitôt que la question de colonisation commença à occuper les
+esprits, La Moricière y prit position à l'antipode de Bugeaud. Dès
+1844 et 1845, dans des notes adressées au ministre ou publiées,
+il montrait la solution du problème, non dans l'intervention de
+l'État et de l'armée, mais dans l'action des capitaux qu'il fallait
+attirer et intéresser; il s'en rapportait à la spéculation du soin
+de faire venir les colons sur les terres dont elle se serait mise
+en possession. Au commencement de 1846, ses idées se précisent. Sur
+l'invitation que le gouvernement lui a adressée en même temps qu'au
+général Bedeau, il rédige, pendant ses nuits de bivouac, tout un
+plan de colonisation de la province d'Oran, qu'il a soin d'envoyer
+directement au ministre, par crainte que le gouverneur général ne
+l'intercepte. Partant de cette idée que «le bon sens du pays et de
+la Chambre a fait justice du projet de colonisation militaire[522]»,
+il propose d'appeler les riches capitalistes au moyen de grandes
+concessions de terres faites par adjudication; certaines clauses
+seraient imposées aux adjudicataires en faveur des petits colons
+qui viendraient s'établir sur leurs terres. Il ne met à la charge
+de l'État qu'une dépense très limitée, celle de quelques travaux
+d'intérêt général; ainsi évalue-t-il à 200,000 francs les déboursés
+à faire pour 2,300 familles, et il oppose la modicité de ce chiffre
+aux frais colossaux du système du maréchal Bugeaud. Il se préoccupe
+aussi d'écarter les formalités compliquées qui trop souvent rebutent
+les initiatives particulières. Si le général compte avant tout sur
+les capitalistes, il n'exclut pas de plus modestes concessionnaires;
+seulement, il insiste pour qu'on ne leur donne pas plus de terres
+que leurs ressources ne leur permettent d'en mettre en valeur. En
+tout cas, qu'il s'agisse d'attirer les capitaux gros ou petits, il
+faut, à son avis, remplacer, dans les territoires ouverts aux colons,
+l'arbitraire du régime militaire par les garanties du régime civil;
+le but doit être d'assimiler ces territoires à la Corse, moins les
+droits électoraux dans les premières années[523]. Quant au gouverneur
+général, son rôle serait réduit à celui de commandant de l'armée et
+de chef du pays arabe. Était-il alors aussi facile que le supposait
+La Moricière, de faire venir les capitaux en Algérie? Quand, par
+application de ses idées, on essaya de mettre en adjudication le
+territoire de plusieurs nouvelles communes dans la province d'Oran,
+à charge, pour les particuliers ou les compagnies qui se rendraient
+adjudicataires, de les peupler de familles européennes, le résultat
+fut à peu près nul. Il est vrai que les conditions compliquées
+imposées aux adjudicataires étaient bien faites pour décourager toute
+entreprise. Le général attribua l'insuccès à ces exigences de la
+routine administrative et aussi à la mauvaise volonté du gouverneur.
+
+[Note 522: Ainsi s'exprime La Moricière, dans une lettre du 21 mai
+1846, lettre destinée, dans sa pensée, à être publiée.]
+
+[Note 523: La Moricière a exposé cette partie de sa thèse dans
+une lettre écrite, le 11 avril 1846, au directeur des affaires
+algériennes au ministère de la guerre.]
+
+Le souci de faire prévaloir ses idées sur la colonisation et de mieux
+contre-balancer la grande autorité du maréchal Bugeaud éveilla chez
+La Moricière l'ambition de se faire, lui aussi, nommer député. Une
+occasion lui était offerte par les élections générales d'août 1846.
+Ses premières tentatives, à Paris et en Maine-et-Loire, ne furent pas
+heureuses. Ce fut seulement en octobre que M. de Beaumont, qui avait
+été élu par deux collèges, fit élire La Moricière à sa place dans
+celui de Saint-Calais. Arrivé à la Chambre sous de tels auspices,
+le général, qu'il le voulût ou non, se trouva plus ou moins lié à
+la partie de la gauche qui se groupait autour de M. de Tocqueville.
+L'opposition d'ailleurs se montra fort empressée à se parer d'une
+si brillante renommée. L'une des conséquences fut naturellement
+d'accentuer encore l'antagonisme existant entre le gouverneur
+général et son lieutenant. Ils apparaissaient au public comme les
+représentants de deux politiques contraires, aussi bien en France
+qu'en Algérie. Le colonel de Martimprey, fort dévoué à La Moricière,
+s'alarmait d'une telle situation: «Je redoute, écrivait-il d'Afrique,
+le spectacle d'une lutte entre mon général et le maréchal Bugeaud; il
+n'en sortirait rien de bon, ni pour l'un ni pour l'autre, et quelque
+vautour ne tarderait pas à se percher sur leurs cadavres.»
+
+Plus le général de La Moricière prenait ainsi position, plus le
+maréchal Bugeaud s'en irritait, et il n'était pas homme à garder
+son mécontentement pour lui. Il ne se borna pas à malmener, dans
+ses conversations, ce qu'il appelait la théorie des «colons en
+gants jaunes». Au commencement de 1847, il publia et fit distribuer
+aux membres des Chambres une réfutation sévère du système de La
+Moricière. À l'entendre, ce système, loin de résoudre la question
+coloniale et la question militaire, ne serait, sous ce double
+rapport, qu'une cause de ruines. Il s'attacha surtout à montrer que
+l'économie dont on faisait si grand bruit n'était qu'apparente.
+D'ailleurs, ajoutait-il, la colonisation la plus rapide et la plus
+fortement constituée serait, en définitive, quoi qu'elle coûtât, la
+plus économique, parce qu'elle seule permettrait de diminuer l'armée.
+Il déclarait donc repousser de tout son pouvoir les idées du général;
+tout au plus consentirait-il à les essayer localement, afin d'en
+démontrer pratiquement l'inefficacité.
+
+
+XIV
+
+Cependant la session de 1847 s'était ouverte, et, le 27 février, le
+ministre de la guerre, fidèle à l'engagement pris envers le maréchal
+Bugeaud, déposait à la Chambre une demande de crédit de trois
+millions, pour établir en Algérie des «camps agricoles où des terres
+seraient concédées à des militaires». L'exposé des motifs commençait
+par rappeler les divers modes de colonisation tentés jusqu'alors
+en Afrique; tout en se félicitant de ce qui avait été et de ce qui
+pourrait encore être obtenu, il indiquait l'utilité de «fonder, sur
+les limites des territoires occupés, une colonisation plus forte,
+plus défensive que la colonisation libre et civile, une colonisation
+armée, véritable avant-garde destinée à se servir du fusil comme de
+la bêche, sorte de bouclier pour les établissements placés derrière
+elle». Il indiquait que l'armée seule pouvait fournir les éléments
+de cette colonisation. Venaient ensuite des détails sur la manière
+d'organiser ce corps de soldats appelé à devenir un peuple de colons.
+
+Il fut aussitôt visible que l'opinion faisait mauvais accueil à
+l'idée des camps agricoles. À Alger, les colons se réunirent pour
+protester et envoyèrent en France des délégués chargés de demander le
+rejet de la loi. Le gouvernement, assez embarrassé et peu disposé à
+porter seul la responsabilité d'un projet qu'il n'avait présenté que
+par égard pour Bugeaud, insista fortement auprès de ce dernier pour
+qu'il vînt à Paris et assumât le premier rôle dans la discussion. Le
+maréchal ne parut pas pressé de se rendre à cet appel. Malade d'un
+gros rhume, mécontent de ce que le ministère ne s'engageait pas plus
+à fond, et probablement pressentant l'échec final, il répondit, sur
+un ton assez grognon, le 9 mars 1847, à M. Guizot: «Je n'ai rien
+vu de plus pâle, de plus timide, de plus incolore que l'exposé des
+motifs du ministre de la guerre. On y a mêlé l'historique incomplet
+de la colonisation, le système du général de La Moricière, celui
+du général Bedeau; enfin le mien arrive comme accessoire... On
+lui donne la plus petite portée possible; on l'excuse bien plus
+qu'on ne le recommande... Je compte infiniment peu sur la parole
+du ministre de la guerre, mais je compte infiniment sur la vôtre...
+C'est maintenant l'oeuvre du ministère; vous ne voudrez pas
+lui faire éprouver un échec. Pour mon compte, je n'y attache qu'un
+intérêt patriotique; mon intérêt personnel s'accommoderait fort
+bien de l'insuccès. Je suis déjà un peu vieux pour la rude besogne
+d'Afrique.» Il écrivait de nouveau, le 15 mars: «C'est encore de mon
+lit de douleur que je vous écris. Je commence à craindre sérieusement
+de n'être pas en état de me rendre à Paris avant la fin du mois, et,
+dès lors, qu'irais-je y faire? Les partis seront pris; la commission
+aura fait son rapport.» Puis, dans un _post-scriptum_, au reçu de la
+nouvelle que les députés nommés par les bureaux pour faire partie de
+la commission, étaient «très peu favorables» au projet, il ajoutait:
+«Le gouvernement, qui est si fort dans tous les bureaux, n'a donc pas
+cherché à faire prévaloir les candidats de son choix? Tout ceci est
+d'un bien mauvais augure.»
+
+La commission était, en effet, presque unanimement hostile.
+Elle choisit pour président M. Dufaure et pour rapporteur M. de
+Tocqueville, tous deux connus comme adversaires de la colonisation
+militaire. Le gouvernement, qui se jugeait quitte pour avoir présenté
+le projet, ne manifestait nullement l'intention d'en faire une
+question de cabinet. Tout cela augmenta encore la répugnance du
+maréchal à s'engager de sa personne dans un débat qui ne pouvait bien
+tourner. Il fit savoir au ministère que, décidément, sa santé ne lui
+permettait pas de se rendre à Paris. Bien plus, il ne cacha pas que
+sa détermination était prise de se retirer. Toutefois, désireux de
+ne partir que sur un succès militaire, il voulut, avant de résigner
+effectivement ses fonctions, accomplir une expédition qu'il avait
+fort à coeur.
+
+On sait comment, depuis longtemps, Bugeaud songeait à soumettre la
+Grande Kabylie, comment aussi il avait toujours été retenu par les
+Chambres et par le gouvernement[524]. En 1847, le calme qui régnait
+dans nos possessions africaines et l'ascendant que donnait aux
+armes françaises la défaite définitive d'Abd el-Kader lui parurent
+favorables à une opération décisive. D'ailleurs, à ses yeux, l'appui
+fourni à l'émir, l'année précédente, par les tribus du Djurdjura,
+condamnait la politique qui laisserait plus longtemps, au coeur de
+notre colonie, ce foyer d'indépendance. À la première révélation
+de ses projets, les ministres, préoccupés du sentiment connu de la
+Chambre, avaient fait des objections. Mais le maréchal insista,
+donna des explications rassurantes, et le gouvernement finit par se
+résigner à le laisser faire. «En vous voyant si certain du succès,
+lui écrivait le ministre de la guerre, je suis porté à y croire comme
+vous; j'en accepte donc l'espérance, et je reçois avec satisfaction
+l'engagement par lequel vous terminez cette dépêche de ne rien
+entreprendre dans ce pays sans être moralement assuré du succès,
+de n'y faire stationner les troupes que le temps indispensablement
+nécessaire, de n'y créer aucun poste permanent, enfin de ne pas
+demander, pour cette expédition, un soldat de plus.» Aussitôt qu'on
+eut vent, à la Chambre, de l'entreprise préparée contre la Kabylie,
+l'émotion y fut grande. La commission des crédits, présidée par M.
+Dufaure, la même qui, à ce moment, examinait et repoussait le projet
+de colonisation militaire, prit, le 9 avril 1847, la délibération
+suivante, dont ampliation fut signifiée au ministre de la guerre: «La
+commission, après en avoir délibéré, convaincue, à la majorité, que
+l'expédition militaire dans la Kabylie, annoncée par M. le gouverneur
+général, est impolitique, dangereuse et de nature à rendre nécessaire
+une augmentation dans l'effectif de l'armée, est d'avis de faire
+connaître à M. le ministre de la guerre son sentiment à cet égard.»
+De l'avis du conseil, le ministre de la guerre répondit que «le
+gouvernement était toujours disposé à tenir grand compte des opinions
+émises par les Chambres», mais qu'il devait «maintenir avec soin les
+limites établies entre les grands pouvoirs de l'État». Rappelant
+qu'en vertu de l'article 12 de la Charte, «les opérations militaires
+étaient conduites par le gouvernement du Roi en toute liberté, sous
+la garantie de la responsabilité des ministres», il s'étonnait de
+voir la commission «prendre une délibération sur une question qui
+rentrait exclusivement dans les attributions de la prérogative
+royale et notifier cette délibération au gouvernement du Roi». Il
+déclarait «ne pouvoir recevoir une communication contraire à notre
+droit constitutionnel», et renvoyait à la commission la pièce qu'elle
+lui avait adressée. En même temps qu'il défendait avec cette fermeté
+ses droits contre les empiétements parlementaires, le gouvernement
+fit connaître au maréchal ce qui venait de se passer, et, sans oser
+absolument interdire l'expédition, ne cacha pas qu'il la voyait avec
+inquiétude et déplaisir. Cette dépêche, datée du 30 avril, parvint à
+Bugeaud le 7 mai, au moment où il sortait du palais pour entrer en
+campagne. Sans prendre la peine de remonter à son cabinet, il écrivit
+au ministre: «Il est bien évident que je dois prendre sur moi toute
+la responsabilité de l'oeuvre dans la chaîne du Djurdjura. Il le faut
+bien, d'ailleurs, puisqu'elle m'est laissée; mais cela ne m'effraye
+pas. Je vous prierai seulement de remarquer qu'on serait bien mal
+fondé de me répéter encore que je redoute la presse et l'opinion. Je
+monte à cheval pour rejoindre mes troupes[525].»
+
+[Note 524: Voir plus haut, p. 346 à 348.]
+
+[Note 525: Cette réponse est rapportée par M. C. ROUSSET, _La
+conquête de l'Algérie_, t. II, p. 136.]
+
+Deux colonnes, l'une de sept mille hommes, commandée par le
+maréchal, l'autre de six mille, sous les ordres du général Bedeau,
+concouraient à l'expédition. Il ne s'agissait plus, comme on l'avait
+fait plusieurs fois, de mordre les bords du massif, mais bien de
+le traverser de part en part. Parties, la première de la province
+d'Alger, la seconde de la province de Constantine, les deux colonnes
+devaient marcher l'une vers l'autre, pour se rencontrer devant
+Bougie, ville de la côte que nous occupions depuis longtemps, mais
+qui était constamment bloquée par les tribus hostiles des alentours.
+La colonne du maréchal, partie de Bordj-Bouira, le 13 mai, livra,
+le 16, un rude combat aux Beni-Abbès; rien ne put résister à l'élan
+de nos soldats, qui escaladèrent les montagnes les plus abruptes.
+Les Beni-Abbès, vaincus et fort maltraités, se soumirent, et leur
+exemple fut suivi par les populations voisines. Le 21 mai, le
+maréchal rejoignit, à une journée de Bougie, le général Bedeau,
+qui, de son côté, n'avait rencontré qu'une faible résistance. Le
+lendemain, les deux colonnes firent leur entrée dans Bougie. Le
+gouverneur réunit les chefs des tribus soumises, pour leur donner
+l'investiture, et leur expliqua quels seraient désormais leurs
+devoirs envers nous: payement d'un impôt modéré; obligation de nous
+assurer le libre parcours à travers leur territoire; responsabilité
+de tous les méfaits commis. Il ajouta qu'il n'avait pas l'intention
+d'occuper leur pays d'une façon permanente, mais qu'il reviendrait,
+de temps à autre, les visiter en armes, et qu'alors, s'il avait à se
+plaindre d'elles, il réglerait leurs comptes. Les chefs acclamèrent
+le maréchal et firent toutes les promesses qu'on voulait. La colonne
+du gouverneur rentra ensuite dans la province d'Alger. Une partie de
+celle du général Bedeau demeura encore pendant quinze jours à Bougie:
+aucun incident ne s'étant produit, elle retourna, elle aussi, dans
+ses cantonnements.
+
+Le maréchal Bugeaud triomphait d'un succès si facile et qui
+paraissait si complet. Il écrivait, le 29 mai 1847, à un de ses amis:
+«Je suis rentré, depuis trois jours, de l'expédition de la Grande
+Kabylie, qui a fait déclamer nos grands tacticiens de la Chambre
+et de la presse... Je me borne à vous dire que les résultats,
+qui ont dépassé mes espérances, donnent un éclatant démenti aux
+opposants[526].» Ceux-ci, en effet, ne savaient plus trop que dire.
+Est-ce donc que, du coup, notre domination était établie en Kabylie?
+Non, ceux qui le disaient alors se faisaient illusion. La soumission
+obtenue n'était que passagère et nominale. La vraie conquête de cette
+région restait à faire, et elle ne devait être menée à fin que dix
+ans plus tard, par le maréchal Randon.
+
+[Note 526: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 142.]
+
+En tout cas, sur le moment, le succès apparent faisait au maréchal
+Bugeaud la belle fin qu'il cherchait. Rien ne retardait plus son
+départ: «J'ai pris la ferme résolution de demander un successeur,
+écrivait-il, le 29 mai 1847, dans la lettre dont j'ai déjà cité un
+fragment. Sans attendre la décision définitive, je pars, le 5 juin,
+pour le Périgord. J'ai exprimé ma détermination avec tant de force,
+que l'on renoncera sans doute à la faire changer[527].» On lisait, le
+lendemain, 30 mai, dans le _Moniteur algérien_: «En ce moment, depuis
+la frontière du Maroc jusqu'à celle de Tunis, depuis la Méditerranée
+jusqu'à la mer de sable, l'autorité française règne incontestée sur
+toute l'Algérie. Le maréchal duc d'Isly rentre en France. Il a prié
+le ministre de la guerre de vouloir bien pourvoir à son remplacement.
+La durée de son gouvernement, rempli de faits qui appartiennent à
+l'histoire, a duré six ans. Le départ du maréchal gouverneur aura
+lieu le 5 juin.» Avant de quitter l'Algérie, le maréchal adressa
+trois proclamations à la population civile, à l'armée et à la marine.
+«Colons de l'Algérie, disait-il dans la première, jetez un coup
+d'oeil sur la proclamation que je vous adressais en février 1841.
+Vous verrez que j'ai dépassé de beaucoup le programme que je m'étais
+tracé.» Il exposait alors ce qu'il avait fait pour la conquête et
+pour la colonisation. Puis, après avoir déclaré que «sa santé et
+la situation qui lui était faite par l'opposition qu'éprouvaient
+ses idées, ne lui permettaient plus de se charger des destinées de
+l'Algérie», il donnait de graves conseils aux colons, blâmant leur
+impatience et leurs injustes préventions contre le gouvernement
+militaire. «Ces conseils, ajoutait-il, n'ont rien qui doive vous
+blesser; ils sont, au contraire, la preuve du vif intérêt que je vous
+porte.» Dans la proclamation à l'armée, il rappelait, avec une mâle
+fierté, tout ce qu'ils avaient fait ensemble. «Il est des armées,
+disait-il, qui ont pu inscrire dans leurs annales des batailles plus
+mémorables que les vôtres. Il n'en est aucune qui ait livré autant de
+combats et qui ait exécuté autant de travaux!» À la marine, enfin,
+il témoignait sa vive reconnaissance pour l'appui qu'elle lui avait
+constamment donné. Ayant ainsi fait ses adieux à tous, il s'embarqua,
+le 5 juin, sur le navire qui devait l'emmener en France. Une foule
+émue et respectueuse assistait à son départ.
+
+[Note 527: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 142.]
+
+La démission du maréchal, devenue publique, enlevait tout intérêt
+à la délibération de la Chambre sur le projet relatif à l'essai de
+colonisation militaire. Le 2 juin, M. de Tocqueville avait déposé,
+au nom de la commission des crédits, un rapport dans lequel, après
+avoir discuté les divers plans de colonisation, il concluait au
+rejet du crédit demandé pour les camps agricoles. Huit jours après,
+le 11 juin, le ministre de la guerre annonça le retrait du projet.
+Le gouvernement témoignait ainsi qu'il prenait son parti de la
+retraite du maréchal, et qu'il renonçait à le retenir comme il avait
+fait jusqu'alors. Plusieurs raisons le déterminaient. D'abord,
+l'obstination avec laquelle le gouverneur exigeait la colonisation
+militaire, et la prévention invincible de l'opinion et de la Chambre
+contre cette colonisation, avaient fait naître une difficulté
+vraiment inextricable. En second lieu, le ministère en était venu
+probablement à cette conclusion plus ou moins formelle que Bugeaud
+avait fait son temps; par l'effet même du succès obtenu, l'action
+guerrière où le maréchal excellait et pour laquelle on l'avait pris
+et gardé, passait désormais au second plan; au problème militaire
+succédait un problème d'organisation coloniale sur lequel il ne
+paraissait point avoir des vues aussi sûres. N'était-il pas dans
+le rôle du pouvoir de varier ses instruments, suivant les tâches
+qu'il convenait d'accomplir? Ajoutons que le Roi et ses ministres
+n'étaient pas pris au dépourvu pour le choix du nouveau gouverneur.
+Depuis longtemps, conformément au voeu exprimé plusieurs fois par
+le maréchal lui-même[528], ils réservaient sa succession au duc
+d'Aumale. Jusqu'alors, à cause de la jeunesse du prince et des
+services qu'ils attendaient encore de Bugeaud, ils n'avaient rien
+fait pour hâter la réalisation de ce projet; au contraire. Mais, en
+1847, ils ne voyaient plus de raison de la retarder.
+
+[Note 528: Voir plus haut, p. 371.]
+
+Si le cabinet consentait à se séparer, pour l'avenir, du maréchal
+Bugeaud, ce n'était pas qu'il méconnût ses services dans le passé. Le
+9 juin 1847, à la tribune de la Chambre des députés, M. Guizot saisit
+l'occasion du débat sur les crédits extraordinaires pour célébrer de
+nouveau ces services. À considérer aujourd'hui les choses de loin et
+de haut, on ne peut que confirmer l'hommage rendu par M. Guizot à
+l'illustre maréchal. Quels qu'aient pu être alors les tâtonnements de
+la colonisation et les lacunes de l'administration civile, l'oeuvre
+accomplie par Bugeaud apparaît singulièrement grande et suffit à sa
+gloire. C'est pendant les six années de son gouvernement que les
+Arabes ont été vaincus et soumis. Il a fait ce qu'auparavant nul
+n'avait pu faire, et si, après lui, plusieurs ont beaucoup fait, nul
+n'a fait autant que lui. Son nom demeure le plus éclatant et le plus
+considérable de notre histoire algérienne.
+
+
+FIN DU TOME SIXIÈME.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+LIVRE VI
+
+L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR.
+
+(De la fin de 1845 au commencement de 1847.)
+
+
+ Pages.
+
+ CHAPITRE PREMIER.--LES ÉLECTIONS DE 1846 (fin de 1845-août 1846). 1
+
+ I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers
+ unit le centre gauche à la gauche. Le _National_ et la
+ _Réforme_. 1
+
+ II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur les
+ affaires du Texas et de la Plata. 4
+
+ III. L'opposition crie à la corruption. Défense du ministère.
+ Qu'y avait-il de fondé dans ce grief? 7
+
+ IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat sur ce
+ sujet entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle
+ au cabinet. 13
+
+ V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion de
+ Louis Bonaparte. 20
+
+ VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques électorales.
+ Attentat de Henri. Les résultats du scrutin. Ce qu'on en
+ pense dans le gouvernement. 23
+
+
+ CHAPITRE II.--LES INTÉRÊTS MATÉRIELS. 31
+
+ I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La
+ spéculation et l'agiotage. 31
+
+ II. Timidité économique du gouvernement. Il fait ajourner
+ la réforme postale. Ses idées sur le libre échange. 37
+
+ III. Les finances en 1846. L'équilibre du budget ordinaire.
+ Le budget extraordinaire. 41
+
+ IV. L'administration locale. Le comte de Rambuteau. 46
+
+ V. Le matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la
+ tentation du veau d'or. Elle devient indifférente à la
+ politique. Dangers de cet état d'esprit. 48
+
+ VI. L'opposition accuse le gouvernement d'avoir favorisé ce
+ matérialisme. M. de Tocqueville. Son origine, ses visées
+ et ses déceptions. Amertume de ses critiques sur l'état
+ social et politique. 54
+
+ VII. Le mal s'étend à la littérature. La «littérature
+ industrielle». Cependant l'état des lettres est encore
+ fort honorable à la fin de la monarchie de Juillet. Le
+ roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme et de
+ spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. Romans
+ socialistes publiés dans les journaux conservateurs. Eugène
+ Süe. Les _Mystères de Paris_ dans le _Journal des Débats_.
+ Autres romans publiés par le _Constitutionnel_. Aveuglement
+ de la bourgeoisie, faisant fête à ces romans. 62
+
+
+ CHAPITRE III.--LE SOCIALISME 80
+
+ I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés
+ du saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système
+ et son action. 80
+
+ II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention d'unir le
+ catholicisme et la révolution. L'_Atelier_. Dissolution
+ de l'école buchézienne. 86
+
+ III. Fourier. Le phalanstère et l'attraction passionnelle.
+ La liberté amoureuse. Fantaisies cosmogoniques. Fourier
+ à peu près inconnu avant 1830. Développement du fouriérisme
+ lors de la dissolution de la secte saint-simonienne. Ce
+ qu'il devient après la mort de Fourier. Son influence
+ mauvaise. 94
+
+ IV. Buonarotti. Par lui le «babouvisme» pénètre, après 1830,
+ dans les sociétés secrètes. Fermentation communiste à
+ partir de 1840. 106
+
+ V. Cabet. Le _Voyage en Icarie_. Propagande icarienne. 111
+
+ VI. Louis Blanc. Son enfance et sa jeunesse. Ses débuts dans
+ la presse républicaine. Sa brochure sur l'_Organisation
+ du travail_. Critique du système. Succès de Louis Blanc
+ auprès des ouvriers. 116
+
+ VII. Proudhon. Son origine. Son isolement farouche. Son état
+ d'esprit en écrivant son premier Mémoire contre la
+ propriété. «La propriété, c'est le vol!» Argumentation
+ du Mémoire. L'effet produit. Second et troisième Mémoire,
+ Proudhon et le gouvernement. Le _Système des contradictions
+ économiques_. Impuissance de Proudhon à faire autre chose
+ que démolir. Son action avant 1848. 125
+
+ VIII. Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des
+ radicaux et de la gauche en face du socialisme. Le
+ gouvernement et les conservateurs savent-ils se défendre
+ contre ce danger? Les économistes. Il eût fallu la religion
+ pour redresser et pacifier les esprits du peuple. La
+ bourgeoisie trop oublieuse de ses devoirs envers l'ouvrier.
+ La société, jusqu'en 1848, ne croit pas au péril. 141
+
+
+ CHAPITRE IV.--M. GUIZOT ET LORD ABERDEEN 152
+
+ I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à
+ l'influence française. La candidature du comte de Trapani
+ à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés.
+ La candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée.
+ M. Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc
+ de Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations
+ faites à ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845.
+ On continue à s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet
+ français instruit M. Bresson et avertit le cabinet de
+ Londres qu'il reprendrait sa liberté si le mariage Cobourg
+ devenait imminent. Intrigue nouée entre la reine Christine
+ et Bulwer, au printemps de 1846, pour conclure ce mariage
+ à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait échouer en
+ la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais fait
+ au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par
+ un sentiment différent. Impression que ces incidents
+ laissent au gouvernement français. 152
+
+ II. L'Orient après 1840. L'Égypte. La question du Liban.
+ Efforts peu efficaces de la diplomatie française. 175
+
+ III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M. Guizot
+ propose à l'Angleterre de substituer, en Grèce, l'accord
+ à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis
+ au pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise.
+ Succès de Colettis. La légation de France le soutient et
+ l'emporte sur la légation britannique. Inconvénients de
+ ce retour à l'ancien antagonisme. 180
+
+ IV. L'entente cordiale se maintient surtout par l'amitié
+ personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur
+ correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi
+ causé en France à la pensée que Palmerston va reprendre
+ la direction du _Foreign office_. M. Thiers, au contraire,
+ qui a partie liée avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig
+ ne peut se former, à cause des objections faites contre
+ Palmerston. Voyage de ce dernier en France. Chute définitive
+ du ministère Peel et rentrée de Palmerston. 192
+
+
+ CHAPITRE V.--LES MARIAGES ESPAGNOLS (juillet-octobre 1846) 203
+
+ I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement
+ en Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M.
+ Bresson, de marier le duc de Cadix à la Reine et le duc
+ de Montpensier à l'Infante. M. Bresson croit pouvoir
+ promettre à la reine Christine la simultanéité des deux
+ mariages. Mécontentement de Louis-Philippe, qui veut
+ désavouer son ambassadeur. 203
+
+ II. Palmerston nous communique ses instructions du 19
+ juillet, où il nomme Cobourg en première ligne parmi
+ les candidats à la main d'Isabelle. À Paris, on voit
+ dans ce langage l'abandon de la politique d'entente.
+ M. Guizot ne consent pas encore la simultanéité, mais
+ il détourne le Roi de désavouer M. Bresson. Ses
+ avertissements au gouvernement anglais. 210
+
+ III. Lettres confidentielles que Palmerston adresse à
+ Bulwer pour compléter ses instructions. Ce qu'il nous
+ cache et ce qu'il nous montre. Il est dès lors manifeste
+ que Palmerston a rompu l'entente et que la France est
+ libérée de ses engagements. 216
+
+ IV. La reine Christine, inquiète de l'appui donné par le
+ ministre anglais aux progressistes, nous revient;
+ seulement elle exige la simultanéité. Le Roi se résigne
+ à laisser faire M. Bresson. Répugnances de la reine
+ Isabelle pour le duc de Cadix. L'accord sur les deux
+ mariages est enfin conclu à Madrid. 222
+
+ V. Irritation du Palmerston. Il est appuyé par lord John
+ Russell. Lord Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine
+ Victoria est très blessée. Lettre justificative de
+ Louis-Philippe et réponse de la reine d'Angleterre.
+ L'opinion anglaise prend parti pour Palmerston. 228
+
+ VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers la décide
+ à attaquer les mariages. 240
+
+ VII. Palmerston veut empêcher l'accomplissement du mariage
+ du duc de Montpensier. Efforts de Bulwer et de son
+ ministre pour soulever une opposition en Espagne et
+ intimider le cabinet de Madrid. Tous ces efforts
+ échouent. 244
+
+ VIII. Palmerston cherche à effrayer et à faire reculer le
+ gouvernement français. Celui-ci ne se laisse pas
+ troubler et ne modifie rien à ses résolutions. 248
+
+ IX. Palmerston demande aux autres puissances de protester
+ avec l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer
+ cette démarche. M. de Metternich refuse de s'associer
+ aux protestations anglaises. La Prusse et la Russie
+ l'imitent. Célébration des deux mariages. 252
+
+
+ CHAPITRE VI.--LES SUITES DES MARIAGES ESPAGNOLS
+ (octobre 1846-avril 1847) 259
+
+ I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord
+ Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre
+ le gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses
+ efforts pour attirer à lui les trois puissances
+ continentales. Il échoue auprès de l'Autriche et de la
+ Russie. Attitude plus incertaine de la Prusse. 259
+
+ II. Les trois cours de l'Est profitent de la division
+ de la France et de l'Angleterre pour incorporer Cracovie
+ à l'Autriche. Émotion très vive en France. Lord Palmerston
+ repousse notre proposition d'une action commune.
+ Protestations séparées des cabinets de Londres et de Paris.
+ Les trois cours peuvent ne pas s'en inquiéter. En quoi
+ l'Autriche n'avait pas compris son véritable intérêt. 269
+
+ III. M. Thiers se concerte avec lord Palmerston. Sa
+ correspondance avec Panizzi et ses rapports avec lord
+ Normanby. M. Greville vient à Paris pour préparer un
+ rapprochement entre l'Angleterre et la France. M. Thiers,
+ dans ses conversations avec M. Greville et ses lettres à
+ Panizzi, excite le cabinet britannique à pousser la lutte
+ à outrance. 279
+
+ IV. Ouverture de la session française. Discussion à la Chambre
+ des pairs. Le duc de Broglie et M. Guizot. 289
+
+ V. Langage conciliant du Parlement britannique. M. Thiers
+ s'en plaint. La publication des documents diplomatiques
+ anglais rallume la bataille. 294
+
+ VI. L'adresse à la Chambre des députés. Hésitation de M.
+ Thiers à engager le combat. Son discours. Réponse de
+ M. Guizot. Forte majorité pour le ministère. Impression
+ produite par ce vote, en France et en Angleterre. 299
+
+ VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot. Lord Normanby
+ est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal. Lord
+ Normanby, blâmé même en Angleterre, est obligé de faire
+ des avances pour une réconciliation. Cette réconciliation
+ a lieu par l'entremise du comte Apponyi. Dépit de
+ l'ambassadeur anglais. 308
+
+ VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir quelque
+ démarche des trois puissances continentales. Malgré les
+ efforts de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se
+ laisser entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais,
+ intimidée par notre ferme langage et retenue par l'Autriche,
+ elle ne se sépare pas de cette dernière. La Russie est en
+ coquetterie avec la France. 320
+
+ IX. Conclusion: comment convient-il de juger aujourd'hui la
+ politique des mariages espagnols? 331
+
+
+ CHAPITRE VII.--LES DERNIÈRES ANNÉES DU GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL
+ BUGEAUD EN ALGÉRIE (1844-1847) 337
+
+ I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille
+ d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France. 337
+
+ II. L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait
+ enfumer des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le
+ Sud. Expédition en Kabylie. 341
+
+ III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil de la colonie.
+ Pour lui, «l'armée est tout». Ordonnance du 15 avril
+ 1845 sur l'administration de l'Algérie. 348
+
+ IV. Le problème de la colonisation. La crise de 1839. La
+ colonisation administrative. Villages créés autour
+ d'Alger. 353
+
+ V. La Trappe de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les
+ premiers évêques d'Alger. 358
+
+ VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système est
+ très critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à
+ entraîner le gouvernement. 366
+
+ VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa démission. Son
+ voyage en France et son entrevue avec le maréchal Soult. 371
+
+ VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre de
+ Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud
+ revient aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la
+ Dordogne. 378
+
+ IX. Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et
+ poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait
+ une incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le
+ bas Isser. La Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud.
+ Abd el-Kader battu par le général Gentil et rejeté dans
+ le Sud. 385
+
+ X. Le maréchal fait poursuivre l'émir dans le désert.
+ Il eût désiré porter la guerre sur le territoire
+ marocain, mais le gouvernement l'en empêche. Massacre
+ des prisonniers français dans la Deïra. Abd el-Kader, à
+ bout de forces, est réduit, après sept mois de campagne,
+ à rentrer au Maroc. 394
+
+ XI. Bugeaud supporte impatiemment les critiques qui lui
+ viennent de France. Discussion à la Chambre, en juin 1845.
+ Le maréchal parle de nouveau de donner sa démission. 401
+
+ XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de proposer un essai
+ de colonisation militaire. Délivrance des prisonniers
+ français survivants. Soumission de Bou-Maza. 407
+
+ XIII. Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion
+ à la colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville
+ et de quelques députés en Algérie. La Moricière propose,
+ sur la colonisation, un système opposé à celui du
+ maréchal. 411
+
+ XIV. Projet déposé par le gouvernement pour un essai de
+ colonisation militaire. Il y est fait mauvais accueil.
+ Bugeaud, qui s'en aperçoit, conduit une dernière expédition
+ en Kabylie et donne sa démission. Son départ d'Alger. Le
+ gouvernement accepte la démission du maréchal et retire
+ le projet de colonisation militaire. 419
+
+
+FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
+
+
+PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la Monarchie de Juillet
+(Volume 6 / 7), by Paul Thureau-Dangin
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44689 ***
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+<title>The Project Gutenberg e-Book of Histoire de la Monarchie de Juillet (6/7); Author: Paul Thureau-Dangin.</title>
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+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44689 ***</div>
+
+<p class="p4 center">HISTOIRE<br>
+<span class="small">DE LA</span><br>
+ MONARCHIE DE JUILLET</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="smaller">PAR</span><br>
+ PAUL THUREAU-DANGIN</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="smaller">OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE</span><br>
+ GRAND PRIX GOBERT, 1885 <span class="smcap">ET</span> 1886</p>
+
+<p class="p4 center">DEUXIÈME ÉDITION</p>
+
+<p class="center">TOME SIXIÈME</p>
+
+<a id="img000" name="img000"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img000.jpg" width="100" height="116" alt="Logo de l'éditeur." title="">
+</div>
+
+<p class="p4 center">PARIS<br>
+ LIBRAIRIE PLON<br>
+ E. PLON, NOURRIT <span class="smcap">ET</span> C<sup>ie</sup>, IMPRIMEURS-ÉDITEURS<br>
+ RUE GARANCIÈRE, 10</p>
+
+<p class="center">1892<br>
+<span class="smaller"><i>Tous droits réservés</i></span></p>
+
+<p class="p4 center">HISTOIRE<br>
+<span class="small">DE LA</span><br>
+ MONARCHIE DE JUILLET</p>
+
+<div class="p4 smaller">
+<p>L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction
+et de reproduction à l'étranger.</p>
+
+<p>Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
+librairie) en avril 1892.</p>
+</div>
+
+<div class="p4 smaller">
+<p class="center">DU MÊME AUTEUR:</p>
+
+<ul class="none biblio">
+<li><b>Royalistes et Républicains</b>, Essais historiques sur des questions de politique contemporaine:
+ I. <i>La Question de Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire</i>;
+ II. <i>L'Extrême Droite et les Royalistes sous la Restauration</i>; III. <i>Paris capitale
+ sous la Révolution française</i>. <i>2<sup>e</sup> édition.</i> Un volume in-18.<br> Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li>
+
+<li><b>Le Parti libéral sous la Restauration</b>. <i>2<sup>e</sup> édition.</i> Un vol. in-18.<br> Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li>
+
+<li><b>L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet</b>. Un vol. in-18.<br>
+ Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li>
+
+<li><b>Histoire de la Monarchie de Juillet.</b> Tomes I, II, III, IV et V. <i>2<sup>e</sup>
+ édition.</i><br> Prix de chaque vol. in-8<sup>o</sup>
+<span class="ralign10">8 fr. »</span></li>
+</ul>
+
+<p>(<i>Couronné deux fois par l'Académie française, GRAND PRIX GOBERT, 1885
+et 1886.</i>)</p>
+</div>
+
+<p class="p4 small center">PARIS.&mdash;TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, RUE GARANCIÈRE, 8.</p>
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> HISTOIRE<br>
+DE LA<br>
+MONARCHIE DE JUILLET</h1>
+
+<h2>LIVRE VI<br>
+<span class="smaller">L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR<br>
+(<span class="smcap">DE LA FIN DE 1845 AU COMMENCEMENT DE 1847</span>)</span></h2>
+
+<h3>CHAPITRE PREMIER<br>
+<span class="smcap">LES ÉLECTIONS DE 1846.</span><br>
+<span class="smaller">(Fin de 1845-août 1846.)</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers
+ unit le centre gauche à la gauche. Le <cite>National</cite> et la
+ <cite>Réforme</cite>.&mdash;II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur
+ les affaires du Texas et de la Plata.&mdash;III. L'opposition crie à
+ la corruption. Défense du ministère. Qu'y avait-il de fondé dans
+ ce grief?&mdash;IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat
+ sur ce sujet entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle au
+ cabinet.&mdash;V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion
+ de Louis Bonaparte.&mdash;VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques
+ électorales. Attentat de Henri. Les résultats du scrutin. Ce
+ qu'on en pense dans le gouvernement.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>Le ministère durait depuis cinq ans. Plusieurs fois l'opposition
+s'était crue sur le point d'en avoir raison: toujours elle avait
+échoué. Sa dernière déception n'avait pas été la moins complète ni
+la moins mortifiante. On sait comment M. Guizot, <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> un instant
+ébranlé, au début de la session de 1845, par le débat sur l'indemnité
+Pritchard, s'était bientôt après raffermi, et comment même, quelques
+mois plus tard, grâce à l'heureuse issue des négociations engagées à
+Londres sur le droit de visite et à Rome sur l'affaire des Jésuites,
+il était sorti de cette session plus solide qu'il ne l'avait jamais
+été. À la fin de 1845, on se trouvait encore sous l'impression de ce
+double succès. Aucune grosse difficulté n'embarrassait la politique
+du cabinet, soit en France, soit en Europe; l'horizon, naguère si
+chargé, s'était partout éclairci. Tout au plus discernait-on un point
+noir du côté de l'Algérie, où l'indomptable Abd-el-Kader venait de
+reprendre les armes; mais cet accident local mettait surtout en
+cause la responsabilité du maréchal Bugeaud. Le ministère paraissait
+impossible à renverser, tant du moins que subsisterait la Chambre
+actuelle. Cette conviction, universellement répandue, produisait son
+effet sur les députés. La victoire attire, la défaite désagrège.
+Les flottants se détachaient de l'opposition et rentraient dans la
+majorité. Le gouvernement ne cachait pas, d'ailleurs, son intention
+de dissoudre la Chambre après la session de 1846; pour tous ceux qui
+ne se sentaient pas sûrs de leurs collèges, il n'était que temps
+de se remettre bien avec les ministres qui feraient sûrement les
+élections.</p>
+
+<p>Le changement qui s'opéra à ce moment dans la situation du centre
+gauche ne contribua pas peu à raffermir la majorité. Jusqu'alors,
+ce groupe avait gardé une position moyenne, intermédiaire, qui lui
+permettait de tendre la main, suivant les circonstances, soit à la
+gauche, soit au centre. Son chef, M. Thiers, avait paru, plus que
+personne, soucieux des avantages de cette position. Mais, à la fin
+de 1845, n'espérant plus rien du centre, il annonça l'intention de
+réunir le centre gauche et la gauche, pour en faire une seule armée
+dont il se flattait d'avoir le commandement. Après discussion entre
+les plénipotentiaires des deux groupes, un traité fut rédigé et
+signé en double, le 25 décembre 1845, par M. Thiers et M. Odilon
+Barrot: les contractants se déclaraient résolus à entrer ensemble au
+ministère et à se concerter pour le choix de leurs <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> collègues;
+il était stipulé que le futur cabinet présenterait des lois sur la
+réforme électorale et parlementaire, la répression de la corruption
+électorale, les annonces judiciaires, la définition des attentats
+déférés à la cour des pairs, et qu'il proposerait des modifications
+aux lois sur le jury et sur la presse<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. Le centre gauche accepta
+docilement ce qu'avait fait son chef. À gauche, cette alliance ne
+laissa pas que d'éveiller certaines répugnances, non seulement chez
+M. de Lamartine, comme toujours superbement isolé, mais aussi chez M.
+de Tocqueville et ses amis, qui se plaignaient de voir la politique
+de principes sacrifiée à la politique d'expédients et d'intrigues.
+Toutefois, ces mécontents n'étaient que le petit nombre; la masse du
+parti suivit M. Odilon Barrot, qui était complètement dominé par M.
+Thiers.</p>
+
+<p>Les radicaux de la Chambre, sans être partie au traité d'alliance,
+se montrèrent disposés à seconder la campagne qui devait en être
+la suite. Croyant avoir à attendre longtemps encore le jour de
+la république, désabusés des conspirations et des émeutes, ils
+jugeaient utile de se mêler à l'action parlementaire. D'ailleurs,
+en s'unissant à l'opposition dynastique, ils se flattaient, non
+sans raison, de l'entraîner et de la compromettre. En dehors de la
+Chambre, tous les républicains ne se prêtèrent pas à cette tactique.
+Le <cite>National</cite>, sans doute, l'approuvait: mais il n'était plus seul
+à parler au nom des républicains. En 1843, un ancien sténographe,
+fort mêlé aux sociétés secrètes, dévot de 1793, M. Flocon, avait
+fondé la <cite>Réforme</cite>. Le nouveau journal eut des débats pénibles; il
+était loin d'avoir autant d'abonnés que le <cite>National</cite>, qui cependant
+n'en comptait guère plus de trois mille; il ne vivait que grâce aux
+subventions de M. Ledru-Rollin, dont M. Flocon avait trouvé moyen
+d'exploiter l'ambitieuse vanité. À la <cite>Réforme</cite>, on était violemment
+jacobin, bienveillant au socialisme; on regardait d'un &oelig;il jaloux
+et soupçonneux les «messieurs» du <cite>National</cite>. Ceux-ci, de leur
+côté, ne cachaient pas leur dédain <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> pour ces nouveaux venus
+qui prétendaient leur disputer la direction du parti. Quand le
+<cite>National</cite>, à la suite des radicaux parlementaires, parut disposé à
+seconder M. Thiers, la <cite>Réforme</cite> dénonça aussitôt ce qu'elle appelait
+une intrigue, un scandale, une trahison. Le <cite>National</cite> se défendit,
+mais avec l'embarras que manifestent toujours les Girondins aux
+prises avec les Montagnards. Ainsi commençait un antagonisme qui
+devait subsister jusqu'en 1848, et se manifester, après la révolution
+de Février, au sein du gouvernement provisoire. Pour le moment,
+les meneurs de la gauche parlementaire pouvaient ne pas y attacher
+grande importance: la coterie de la <cite>Réforme</cite> n'avait guère d'autre
+représentant dans la Chambre que M. Ledru-Rollin, et dès lors sa
+désapprobation n'était pas de nature à beaucoup gêner la man&oelig;uvre
+de M. Thiers.</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>À peine la session fut-elle ouverte, le 27 décembre 1845, que les
+premiers votes émis pour la constitution du bureau et pour la
+nomination de la commission de l'adresse confirmèrent l'existence
+d'une majorité ministérielle résolue à ne pas se laisser entamer.
+L'opposition ne renonça pas à la lutte; seulement elle décida de
+parler surtout pour le dehors, se donnant comme but, non d'obtenir
+un vote de la Chambre, mais de préparer les élections dans le pays.
+Sur quel point porter ses efforts? Les circonstances ne lui offraient
+alors aucune des chances dont elle avait pu profiter les années
+précédentes: rien de pareil à ces incidents du droit de visite, de
+la flétrissure, de l'indemnité Pritchard, qui lui avaient fourni de
+si favorables terrains d'attaque. Réduite à remplacer la qualité par
+la quantité, elle entreprit de soulever pêle-mêle tous les griefs,
+d'allonger et de multiplier les discussions, d'y revenir à chaque
+propos, sans jamais considérer une question comme vidée. Ainsi se
+flattait-elle d'agiter l'opinion et de fatiguer <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> le pouvoir.
+Était-ce la meilleure tactique, en face d'un pays un peu las de la
+politique et plus porté à l'apathie qu'à la colère? En tout cas, M.
+Guizot ne s'en troublait pas: il était plein d'espoir. «Le début est
+bon, écrivait-il le 5 janvier 1846. Le parti conservateur est plus
+uni, plus décidé et plus en train que jamais, avec un sentiment de
+confiance en lui-même et en nous que j'ai rarement vu... La fusion
+de la gauche et du centre gauche a dissous le camp des incertains.»
+Il ajoutait, quelques jours plus tard, le 26 janvier: «Au fond, la
+majorité est très décidée, très compacte. L'opposition joue, avec
+grand dépit, ses cartes, qu'elle croit les dernières avant les
+élections. Elle fera du bruit, autant et aussi longtemps qu'elle le
+pourra, pour relever et exciter son public extérieur. Je doute que
+cela lui soit bon, et nous en souffrirons, je pense, plus d'ennui et
+de fatigue que de mal<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>.» L'attaque, en effet, fut aussi acharnée
+que le prévoyait le ministre. L'adresse à la Chambre des députés
+occupa dix-sept séances, ce qui ne s'était pas encore vu, et aussitôt
+après, comme si rien n'était fait, la bataille reprit à propos de
+la réforme parlementaire et des crédits supplémentaires. Ce ne fut
+pas tout: dans les derniers jours de la session, à l'époque où
+d'ordinaire le sentiment dominant est l'impatience d'en finir, M.
+Thiers, qui avait pris à c&oelig;ur son rôle de chef de l'opposition
+et qui s'était prodigué à la tribune<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>, rouvrit, à l'occasion du
+budget, un débat de politique générale qui dura plusieurs jours.</p>
+
+<p>Dans ces diverses discussions, les affaires étrangères n'occupèrent
+pas la place prépondérante que l'opposition était habituée, depuis
+plusieurs années, à leur donner. C'est que toutes les questions de
+ce genre, qui naguère passionnaient l'opinion, semblaient réglées
+et finies. Vainement, lors de l'adresse, prétendit-on raviver
+la querelle sur le droit de <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> visite, en soutenant que la
+convention du 29 mai 1845 était une mystification; cette tentative
+n'eut aucun succès, et les propositions faites dans ce sens furent
+repoussées, ou durent être abandonnées. À défaut des questions
+anciennes, force fut d'en imaginer de nouvelles qu'on alla chercher
+bien loin, jusqu'au Texas et à la Plata.</p>
+
+<p>Pour échapper aux difficultés qu'il avait depuis quelque temps avec
+le Mexique, le Texas, jusque-là indépendant, venait de s'annexer
+aux États-Unis. Le cabinet français n'avait pas prétendu s'opposer
+à cette annexion, mais, de concert avec le cabinet britannique,
+il l'avait déconseillée au gouvernement texien. Il estimait que
+l'existence de ce petit État importait à l'équilibre du nouveau
+monde et prévenait les chocs entre les deux races espagnole et
+anglo-saxonne. Si mesurée qu'elle eût été, notre intervention avait
+causé à Washington une humeur dont la trace se retrouva dans le
+message du président: celui-ci déclara «ne pouvoir permettre, en
+silence, qu'aucune action européenne s'exerçât sur le continent du
+nord de l'Amérique». L'opposition en France fit grand bruit de ce
+mécontentement; elle reprocha à M. Guizot d'avoir, par docilité
+envers ses alliés d'outre-Manche, compromis une amitié qui était dans
+les traditions de notre politique; la France, ajoutait-on, n'a pas
+les mêmes raisons que l'Angleterre de jalouser les agrandissements
+des États-Unis.</p>
+
+<p>Ce fut à une critique analogue que donna lieu l'affaire de la Plata.
+Déjà une première fois, en 1838, les mauvais traitements infligés
+à nos nationaux par le dictateur de la Confédération argentine, le
+farouche Rosas, nous avaient amenés à intervenir dans ses démêlés
+avec l'État de Montevideo et à procéder au blocus des deux rives de
+la Plata. Malgré la vigueur de nos marins, leur action avait été peu
+efficace. Aussi, en 1840, le gouvernement français avait-il été fort
+aise de se dégager tant bien que mal de cette entreprise lointaine,
+coûteuse, difficile, en concluant avec Rosas une convention qui
+semblait assurer à peu près la protection de nos nationaux et
+l'indépendance de Montevideo. Dans les années suivantes, il avait
+résisté à toute <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> tentation d'une intervention nouvelle, malgré
+les griefs trop réels que continuait à lui fournir Rosas. Cependant,
+en 1845, l'Angleterre, gênée dans son trafic par la continuation de
+la guerre entre les riverains de la Plata, voulut y mettre fin en
+imposant sa médiation armée, et demanda à la France de se joindre
+à elle. M. Guizot y consentit, au fond fort à contre-c&oelig;ur.
+L'opposition l'attaqua à ce sujet; ses critiques, il est vrai,
+étaient peu concordantes, les uns se plaignant que la France agît,
+les autres, dont était M. Thiers, se plaignant qu'elle n'agît pas
+seule et avec plus de vigueur; mais tous s'accordaient à montrer
+dans la dépendance où le ministère du 29 octobre était à l'égard de
+l'Angleterre, la cause de la faute commise.</p>
+
+<p>Sans doute, au Texas comme sur la Plata, le gouvernement français
+eût mieux fait de s'abstenir. Son action ne s'expliquait guère que
+par le désir d'être agréable au cabinet de Londres. Mais, si l'on
+veut bien se rappeler qu'au même moment il obtenait de ce cabinet
+l'abandon du droit de visite, on jugera peut-être qu'en payant de
+ce léger prix une si importante concession, il ne faisait pas un
+mauvais marché. D'ailleurs, dans l'une et l'autre affaire il veillait
+à ne pas se laisser entraîner: en ce qui concernait le Texas, il
+n'avait rien fait et entendait ne rien faire qui pût le mettre en
+conflit avec les États-Unis; sur la Plata, la communauté d'action
+avec l'Angleterre, si elle ne rendait pas l'entreprise plus agréable
+et plus efficace, en diminuait du moins le risque. Rien donc n'était
+sérieusement compromis. Le public en avait l'instinct. Aussi, malgré
+les efforts de l'opposition et particulièrement de M. Thiers pour
+grossir ces incidents, la Chambre refusa-t-elle de s'en émouvoir, et
+repoussa-t-elle à de fortes majorités toutes les motions de blâme
+présentées à ce sujet.</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+<p>Sentant qu'elle n'avait rien à gagner aux discussions de politique
+étrangère, l'opposition se rejeta sur les questions <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span>
+intérieures et y porta son principal effort. De ce côté, pourtant,
+les circonstances ne lui fournissaient pas de plus sérieux sujets
+d'attaques. Point de réformes à poursuivre dont le pays eût vraiment
+souci; aucun acte arbitraire à dénoncer. À défaut de réalités, on
+trouva un mot, mot méchant, meurtrier, que, jusqu'à la révolution de
+Février, on devait répéter en grossissant de plus en plus la voix, le
+mot de «corruption». Ne pouvant alléguer que les libertés publiques
+fussent violées, on prétendit qu'elles étaient faussées; que le
+pouvoir, en exploitant les appétits privés des électeurs d'abord, des
+députés ensuite, détruisait l'indépendance et la sincérité de leurs
+votes, de telle sorte que le gouvernement représentatif, intact en
+apparence, n'était plus qu'un leurre. Sans doute cette accusation de
+corruption n'était pas nouvelle; il était d'usage que les oppositions
+y eussent recours, dès que les ministères duraient trop longtemps à
+leur gré. Ainsi avait-il été fait, sous la Restauration, contre M.
+de Villèle; après 1830, contre le ministère du 11 octobre et tout
+particulièrement contre M. Thiers; enfin contre M. Molé, lors de la
+coalition. Mais il semblait, en 1846, qu'on criât plus fort. Ce grief
+fut le sujet principal de la plupart des débats, depuis l'adresse
+jusqu'au budget.</p>
+
+<p>Parmi les opposants, tous ne traitaient pas la question de même. Les
+enfants perdus se lançaient dans les personnalités, se plaisaient
+aux anecdotes, dénonçaient des scandales le plus souvent controuvés
+ou dénaturés. Puis survenait quelque généralisateur, M. Odilon
+Barrot par exemple, qui, sans s'inquiéter des rectifications de
+fait, croyant sincèrement à toute parole d'opposition, s'épanchait
+en indignations généreuses. M. Thiers, qui avait été lui-même
+au pouvoir, savait trop à quoi s'en tenir sur la valeur de ces
+reproches, pour le prendre sur un ton aussi dramatique; mais il
+n'en frappait pas moins fort. «Les gouvernements libres, disait-il,
+ont aussi leurs misères. Il faut flatter en bas, il faut s'acquérir
+les voix des membres des assemblées délibérantes, flatter leur
+vanité, flatter leurs intérêts, les leurs, ceux de leurs familles;
+et quand on a conquis <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> leurs voix, il faut souvent aussi
+conquérir les voix de ceux qui les nomment; il faut descendre dans
+ce travail de brigues déplorables, de façon que la liberté, qui a
+pour but d'étendre la participation aux affaires publiques, n'étend
+souvent que la corruption, comme ces poisons qui, communiqués à la
+masse du sang, portent la mort partout où ce liquide bienfaisant
+est destiné à porter la vie.» L'orateur se défendait de «dénigrer
+son temps et son pays». «Je sais bien, continuait-il, que notre
+temps manque d'élévation, mais il a plus d'honnêteté privée que ceux
+qui l'ont précédé;... nos mains sont plus pures.» Toutefois, il
+s'élevait contre ceux qui se résignaient trop facilement au mal, et
+il s'écriait, en visant les ministres actuels: «Il y a des gens qui
+croient qu'on ne peut gouverner que par la satisfaction des intérêts
+privés, qui regardent cela comme nécessaire, qui disent que la
+corruption est un mal inévitable, que dès lors ce n'est presque pas
+un mal, que c'est même un bien, si l'on peut le faire servir à la
+cause à laquelle on est attaché; que tout le monde en ferait autant,
+et que ceux qui blâment voudraient être ou corrupteurs ou corrompus
+eux-mêmes;... et ces hommes, je les vois, après avoir ainsi souri au
+mal, se sourire à eux-mêmes, tant ils se trouvent profonds de penser
+de la sorte.»</p>
+
+<p>C'était le plus souvent M. Duchâtel qui répondait au nom du
+ministère. Précis, imperturbable, sans étalage d'indignation
+oratoire, usant plutôt d'une sorte de bonhomie narquoise, il ne se
+lassait pas de démentir ou de rectifier les faits et les chiffres,
+et mettait parfois les rieurs de son côté, en montrant que les
+députés de l'opposition n'étaient pas les moins âpres à solliciter
+les faveurs administratives, ni les moins prompts à s'en faire valoir
+auprès de leurs électeurs. Quant à M. Guizot, il évitait le plus
+possible de discuter ces misères. Était-il contraint de le faire, il
+usait surtout de dédain, et, délaissant les détails, tâchait d'élever
+le débat à d'éloquentes généralités. «Comment supposer, s'écriait-il,
+qu'avec les moyens dont le gouvernement dispose, avec ces moyens
+si petits, si subalternes, il vienne à bout de dompter, d'annuler
+de grandes institutions <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> libres? Et cela, en présence d'une
+opposition qui, à l'en croire, possède seule l'intelligence des
+intérêts généraux du pays, l'intelligence des idées élevées, des
+sentiments généreux, qui a le monopole de tous les grands ressorts
+moraux qui peuvent agir sur le pays!» Puis il ajoutait: «Croyez-moi;
+relevez, tant que vous en trouverez l'occasion, les faits de
+corruption qui vous paraîtront illégitimes, dangereux pour nos
+libertés... Mais n'attribuez pas à quelques abus isolés ces grands
+résultats dont vous cherchez la cause. Voici la vraie cause: après la
+lutte qui dure depuis longtemps, entre vous et nous, sur la politique
+qui convient à la France, lutté qui se passe sous le grand soleil du
+pays, au milieu de toutes les libertés du pays, le pays a donné et
+donne raison au gouvernement et tort à l'opposition. Voilà la vraie,
+la grande cause de ce qui se passe. Toutes les autres sont misérables
+et ne valent pas la peine qu'on en parle.»</p>
+
+<p>Entre le ministère et ses accusateurs, où était la vérité? Nul
+doute tout d'abord sur la grossière exagération des griefs. C'est
+un républicain, M. Lanfrey, qui a écrit, plusieurs années après la
+chute de la monarchie de Juillet: «Il est impossible aujourd'hui,
+à l'historien comme au moraliste, de se mettre en très grands
+frais d'indignation au sujet des faits de corruption reprochés au
+ministère de MM. Guizot et Duchâtel.» Et M. Lanfrey attribuait le
+retentissement qu'avaient eu ces faits à la «candeur relative de
+cette époque<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>». Notons en outre l'impropriété vraiment calomnieuse
+du mot employé par l'opposition. Corruption implique une idée
+de vénalité, de prévarication. Rien de pareil n'existait; M. de
+Montalembert et M. de Tocqueville, qui étaient cependant alors au
+nombre des censeurs les plus sévères, le proclamaient hautement. Mais
+si, laissant de côté ce gros mot de «corruption», on parle seulement
+de ce que M. Guizot lui-même appelait l'«abus des influences»,
+de l'envahissement et de la prédominance des préoccupations
+électorales ou parlementaires <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> dans l'administration, dans la
+distribution des faveurs dont le pouvoir dispose, force est alors de
+reconnaître que, pour être exagérées, les accusations n'en avaient
+pas moins une part de vérité. Parmi les histoires de députés qu'on
+prétendait avoir été raffermis ou gagnés par une promesse de place,
+toutes n'étaient pas de pure invention. Les amis du gouvernement,
+dans leurs épanchements intimes, ne niaient pas le mal et en
+gémissaient<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>. Placé, par les élections de 1842, en face d'une
+majorité incertaine, vivant au milieu d'un monde politique où trop
+souvent l'affaiblissement des croyances et l'absence de sentiments
+chevaleresques, d'illusions généreuses, ne laissaient plus guère
+subsister que le sens de l'intérêt personnel, le ministère n'avait
+pas cru pouvoir se soutenir sans faire appel à cet intérêt. Comme
+toujours en pareil cas, il tâchait de rassurer sa conscience par
+l'utilité du but à atteindre. À vrai dire, ce mal était moins celui
+d'un ministère que celui de la société elle-même. Pour le guérir, il
+eût fallu changer non les gouvernants, mais les m&oelig;urs, rehausser
+l'âme de la nation, et surtout en extirper le scepticisme politique,
+moral, religieux, fruit de tant de révolutions. Or c'était une
+&oelig;uvre à laquelle l'opposition ne paraissait certes pas plus propre
+que le cabinet du 29 octobre.</p>
+
+<p>Toutefois, pour un homme tel que M. Guizot, cette excuse de n'avoir
+pas fait pis que n'eussent fait ses adversaires à sa place ne paraît
+pas suffisante. N'était-il pas de ceux dont on pouvait attendre
+qu'ils fissent mieux que les autres? La répugnance, le mépris qu'il
+éprouvait évidemment pour certains procédés ne devaient-ils pas
+l'empêcher non seulement d'y recourir, mais d'y laisser recourir à
+côté ou au-dessous de lui? Son austérité propre était incontestable.
+Il y avait déjà longtemps qu'il «s'était promis, une fois pour
+toutes, de ne jamais tenir compte, dans sa vie publique, d'aucune
+considération d'intérêt privé<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a>». «Je ne fais cas et n'ai envie
+que <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> de deux choses, écrivait-il à M. Bresson en 1846: de mon
+vivant, ma force politique; après moi, l'honneur de mon nom<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>.»
+Seulement, se contentant trop facilement d'être personnellement
+intact, il s'était peu à peu habitué à considérer ce qui lui
+paraissait être les défauts inévitables de son temps et de son pays
+avec une sorte de résignation hautaine, au sujet de laquelle il se
+plaisait à philosopher. «En toutes choses, écrivait-il un jour à
+M. de Barante, c'est le grand effort de la vie que de se soumettre
+à l'imperfection sans en prendre son parti, et de garder au fond
+toute son ambition en acceptant toute sa misère. Si je m'estime un
+peu, c'est par là. J'ai appris à me contenter de peu, sans cesser de
+prétendre à tout<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>.»</p>
+
+<p>La mesure avec laquelle l'histoire s'efforce après coup de faire
+le partage entre les torts du gouvernement et les injustices de
+l'opposition, il ne fallait pas, sur le moment, l'attendre du public.
+Celui-ci était, par le fait même du régime censitaire, plus disposé
+à écouter l'accusation que la défense: la foule, facilement jalouse
+du «pays légal» dont elle n'était pas, écoutait volontiers ceux qui
+le lui présentaient comme une oligarchie bourgeoise n'usant de son
+pouvoir que pour satisfaire ses appétits. «Ainsi, a écrit depuis M.
+de Tocqueville, presque toute la nation fut amenée à croire que le
+système représentatif n'était autre chose qu'une machine politique
+propre à faire dominer certains intérêts particuliers et à faire
+arriver toutes les places dans les mains d'un certain nombre de
+familles; opinion très fausse, même alors, mais qui a plus favorisé
+que tout le reste l'établissement d'un nouveau gouvernement<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.»
+C'était là en effet un état d'esprit fort dangereux. Il tendait à
+bien autre chose qu'à un changement de ministère, et devait être pour
+beaucoup dans la chute de la monarchie, dans cette révolution de
+février 1848 qu'on a prétendu qualifier de «révolution du mépris».</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> IV</h4>
+
+<p>On eût dit vraiment que, dans cette session de 1846, un mauvais
+génie poussait l'opposition dynastique à choisir de préférence les
+armes qui pouvaient faire le plus de mal à la royauté. Non contente
+de dénoncer la politique du gouvernement comme corruptrice, elle
+s'efforça d'en faire remonter la responsabilité au Roi lui-même,
+en reprenant avec plus d'âpreté que jamais la campagne contre le
+«pouvoir personnel». M. Thiers ne fut pas le moins animé à porter la
+lutte sur ce terrain scabreux, qui lui était d'ailleurs familier:
+il y avait déjà mis le pied, en 1839, lors de la coalition, avec
+M. Guizot pour complice; en 1843, plus accidentellement, à propos
+de l'algarade faite par Louis-Philippe à M. de Salvandy<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>. Cette
+fois, l'attaque était bien froidement et mûrement préméditée. Lors
+du traité d'alliance signé, le 25 décembre 1845, entre M. Thiers et
+M. Odilon Barrot, il avait été expressément stipulé qu'un article
+serait ajouté au projet de réforme parlementaire, en vue d'exclure
+de la Chambre «toute personne recevant, à un titre quelconque, un
+traitement de la liste civile». Était-ce pour le plaisir d'écarter
+du Palais-Bourbon quelques officiers de service aux Tuileries? Non;
+on visait plus haut, et l'on ne s'en cachait pas. «Cet amendement,
+disait le <cite>Siècle</cite>, permettra d'apprécier, avec une liberté devenue
+nécessaire, l'influence exercée par la couronne sur les délibérations
+du pouvoir législatif.»</p>
+
+<p>M. Thiers avait promis de soutenir lui-même cette proposition.
+Il tint parole, le 17 mars 1846. «Le gouvernement représentatif
+dans toute sa vérité», ainsi formula-t-il sa revendication; et il
+ajoutait malicieusement: «M. Guizot me comprend; c'est un langage
+que nous avons parlé ensemble.» Il <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> continua en ces termes:
+«Sous la Restauration, pourquoi me suis-je si hardiment décidé pour
+le duc d'Orléans contre Charles X? C'était sous l'empire d'une
+idée. J'avais écrit, en 1829, ce mot devenu célèbre: «Le Roi règne
+et ne gouverne pas.» Est-ce que vous croyez que ce que j'ai écrit
+en 1829, je ne le pense pas en 1846? Non, je le pense encore, je
+le penserai toujours.» Puis, répondant à ceux qui, pour écarter
+cette maxime, arguaient de l'état particulier de la France: «Si
+cela était, messieurs, si le vrai gouvernement représentatif était
+impossible en France, ah! il fallait nous le dire en juillet 1830;
+il fallait nous dire, ce jour-là, que nous allions risquer, par une
+protestation qui engageait nos têtes, nos vies pour une illusion...
+Si le gouvernement représentatif dans toute sa réalité n'est
+pas possible en France, oubliez-vous qu'il eût mieux valu alors ne
+pas faire une révolution? Quoi! nous ne pourrions avoir que les
+formes extérieures du gouvernement représentatif! Mais pour cette
+fiction, pour ce mensonge, la Restauration valait bien mieux; elle
+avait des avantages de situation incontestables au dedans, comme au
+dehors.» De là l'importance que l'orateur attachait à la disposition
+qui devait exclure de la Chambre les aides de camp du Roi: elle
+lui paraissait «un pas dans cette carrière au bout de laquelle il
+voyait en perspective la vérité du gouvernement représentatif». «On
+nous dit souvent, ajouta-t-il en terminant, que cela viendra, mais
+que cela viendra tard. Eh bien, soit! Je me rappelle, en ce moment,
+le noble langage d'un écrivain allemand qui, faisant allusion aux
+opinions destinées à triompher tard, a dit ces belles paroles que je
+vous demande la permission de citer: <em>Je placerai mon vaisseau sur
+le promontoire le plus élevé du rivage, et j'attendrai que la mer
+soit assez haute pour le faire flotter</em>. Il est vrai qu'en soutenant
+cette opinion, je place mon vaisseau bien haut; mais je ne crois pas
+l'avoir placé dans une position inaccessible.»</p>
+
+<p>Écouté par tous avec une attention émue, applaudi avec passion par
+la gauche, exalté par une grande partie de la presse, <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> répandu
+dans le pays à cent mille exemplaires, ce discours eut un immense
+retentissement. Ce fut pour l'opposition, particulièrement pour ses
+journaux, comme un signal de soutenir la même thèse et de porter
+partout l'attaque contre les prétendus empiétements de la couronne.
+Les républicains, on le comprend, ne furent pas les derniers à se
+joindre à une campagne qui servait si directement leur cause. M.
+Thiers ne parut pas troublé de ce bruit, au contraire. Il écrivait
+à un de ses correspondants d'Angleterre, dont j'aurai occasion de
+reparler, M. Panizzi: «Je sais que vous avez approuvé mon dernier
+discours <i lang="la">ad Philippum</i>. Celui-ci a été fort mécontent, ce dont
+je me soucie peu, car je ne veux ni le flatter, ni le blesser. Je
+vais à mon but, qui est la vérité, et ne regarde ni à droite ni à
+gauche<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>.»</p>
+
+<p>Que fallait-il penser du danger dénoncé par M. Thiers? Sans doute
+l'action du Roi était réelle, visible, tangible. Très laborieux
+malgré son grand âge, suivant de près toutes les affaires, y donnant
+même une partie de ses nuits<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>, ayant acquis pleine conscience de
+son habileté et de son expérience, fier d'avoir fait prévaloir la
+fixité de son système politique à travers tant d'accidents et en
+présence d'un esprit public si incertain et si mobile, convaincu
+que les choses iraient très mal s'il cessait d'y mettre la main,
+ayant, depuis la mort du duc d'Orléans, le sentiment plus profond
+encore que sur lui seul reposait l'avenir de la nouvelle monarchie,
+Louis-Philippe était moins que jamais d'humeur à accepter la
+maxime: Le Roi règne et ne gouverne pas. Mais n'avons-nous pas eu
+déjà occasion de montrer que cette maxime, inventée pour jeter bas
+Charles X, n'était pas conforme aux vraies traditions du gouvernement
+représentatif, et qu'elle était encore plus contraire aux besoins
+particuliers de la société française? Si le Roi cherchait <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span>
+à amener ses ministres et, par eux, la Chambre à ses idées, il ne
+violentait pas leur liberté et n'avait pas la prétention de gouverner
+contre la majorité. Nul prince n'était plus scrupuleusement résolu à
+ne pas sortir des règles constitutionnelles. Son seul tort était de
+manifester parfois son action avec quelque intempérance, de se donner
+des airs d'ingérence un peu tatillonne, de prépotence effarouchante,
+de ne pas comprendre qu'il est parfois plus habile à un roi de
+paraître indifférent et de demeurer silencieux. Déjà plusieurs
+fois, j'ai dû noter cette petite faiblesse, que l'âge et un peu
+d'infatuation venant du succès rendaient maintenant plus sensible.
+Elle ne justifiait pas l'accusation de «pouvoir personnel», mais elle
+la facilitait.</p>
+
+<p>M. Guizot avait d'abord laissé à M. Duchâtel, qui s'en était
+habilement acquitté, la tâche de répondre à M. Thiers. Le
+retentissement prolongé de ce débat, et les polémiques qui en furent
+la suite, l'obligèrent à intervenir à son tour et à apporter, sur
+ces graves questions, ce qu'il croyait la doctrine vraie. Il le fit,
+le 28 mai 1846, dans le débat de politique générale soulevé par M.
+Thiers à l'occasion du budget. Il commença par relever sévèrement
+certaines paroles du premier discours de son contradicteur. «Il
+se trouve, dit-il, parmi les amis de la monarchie de 1830, parmi
+les hommes qui ont contribué à la fonder et qui veulent réellement
+la maintenir, il se trouve des hommes qui, lorsqu'une chose ne
+leur convient pas, se croient le droit de lui dire: Que ne nous
+disiez-vous cela en 1830? Il est grave de s'entendre dire ces
+paroles. Ce n'est pas la première fois que je les ai entendues. Je
+les ai entendu prononcer, en 1831, par l'honorable général de La
+Fayette, à propos du programme de l'Hôtel de ville qu'on disait
+violé. Il disait aussi: «Que ne nous disiez-vous cela en 1830?»
+J'eus l'honneur de répondre alors qu'à coup sûr personne n'avait la
+fatuité de croire qu'il eût disposé de la France et de la couronne
+et l'eût donnée au prince qui la portait. Ça été la bonne fortune de
+la France de trouver dans son sein, en 1830, le prince qui porte
+la <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> couronne. C'est la France elle-même qui s'est donnée à
+lui; personne n'en a disposé, personne n'a pu faire qu'il en fût
+autrement. Je repousse pour mon compte, aujourd'hui comme en 1831,
+ces bouffées d'un orgueil frivole.» Ceci dit, non sans avoir fait
+crier l'opposition, M. Guizot aborda la question de fond, et n'hésita
+pas à exposer des doctrines nettement monarchiques, qu'il eût sans
+doute été plus gêné de professer publiquement au lendemain de 1830;
+mais, depuis lors, bien des changements s'étaient opérés. «Je suis
+décidé, déclara-t-il, à trouver bon que la couronne déploie pour le
+pays tout ce qu'elle possède de sagesse, de fermeté et de dévouement...
+Je me regarde, à titre de conseiller de la couronne, comme
+chargé d'établir et de maintenir l'accord entre les grands pouvoirs
+publics, mais non d'assurer la prépondérance de tel ou tel de ces
+pouvoirs sur les autres... Pour cela, qu'y a-t-il à faire? Il faut
+traiter avec tous ces grands pouvoirs; il faut les prendre pour ce
+qu'ils sont en effet, pour des êtres libres, intelligents, qui ont
+leur situation, leurs idées, leurs sentiments, leur volonté;... il
+faut s'entendre avec la couronne comme avec les Chambres,... et
+amener ces transactions desquelles naît l'unité du gouvernement.
+Voilà, le gouvernement représentatif. On parle d'indépendance. Je
+fais grand cas de l'indépendance; je suis convaincu qu'il en faut
+porter beaucoup dans les conseils qu'on donne à la couronne et dans
+les résolutions qu'on prend vis-à-vis d'elle; il faut l'avoir,
+l'indépendance; mais l'afficher, jamais! Je suis assez vieux pour
+avoir vécu sous bien des pouvoirs. J'ai vécu à côté de plusieurs
+d'entre eux, sans contact avec eux; j'en ai servi d'autres; je
+suis sûr qu'il n'y en a aucun qui m'ait jamais trouvé servile
+ou complaisant... Mais, je l'avoue, j'ai soif de déférence ou
+de respect envers les pouvoirs qui gouvernent mon pays. Et s'il
+m'arrivait, ce qui m'est arrivé, de me trouver en dissidence avec
+eux, bien loin de le laisser voir, je m'efforcerais de le cacher...
+Voici encore, dans cette grave question, un point sur lequel je
+crois que nous différons. C'est ma conviction que le devoir d'un
+conseiller de la couronne est constamment <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> de faire remonter
+le bien à la couronne elle-même; elle ne répond jamais du mal; la
+responsabilité ministérielle la couvre... Il y a eu, de tous temps,
+des ministres de la couronne qui se sont appliqués à l'effacer, à
+s'interposer entre elle et le pays, pour se grandir eux-mêmes et eux
+seuls. Ce n'est pas mon goût, ni mon devoir. Je crois, au contraire,
+qu'il faut s'effacer au profit de la couronne et pour laisser aller à
+elle la reconnaissance publique. C'est à cela que je mets ma dignité
+et ma fierté, et je trouve les autres fiertés un peu vulgaires et
+subalternes.»</p>
+
+<p>M. Thiers riposta avec une vivacité souvent amère. Sa doctrine
+tendait toujours à cette conclusion qu'un roi annulé était le
+corollaire nécessaire d'un roi inviolable. Plus les ministres avaient
+la réalité du pouvoir, plus, à son avis, on possédait le vrai
+gouvernement représentatif. «Ce qu'il faut, disait-il, ce sont des
+ministres qui ne se contentent pas seulement du rôle d'intermédiaires
+des pouvoirs... De tels ministres peuvent être des commis éloquents;
+ce ne sont pas des ministres à grande responsabilité. Cette
+transparence dont on se plaint, ce n'est pas avec du talent seulement
+qu'on la fait cesser, c'est avec du caractère.» Puis, passant
+par-dessus la tête de M. Guizot, pour faire la leçon et poser ses
+conditions au Roi lui-même, il terminait ainsi: «Hier, M. le ministre
+des affaires étrangères montrait une grande confiance dans la durée
+du ministère. Si cependant, malgré cette confiance, le ministère
+actuel n'était pas éternel, si ses successeurs ne l'étaient pas non
+plus, et qu'enfin il n'y eût plus d'autre ressource que celle des
+ministres impossibles, et qu'on me fît l'honneur de jeter les yeux
+sur mon impossibilité, je le déclare, dans ce cas, avec le profond
+dévouement que j'ai pour la royauté et avec le profond respect dont
+je ne me suis jamais écarté envers elle, je lui dirais: «Je suis
+prêt, si mes efforts peuvent vous être utiles, à vous servir, mais
+en gouvernant d'après ma propre pensée; si ma pensée est d'accord
+avec celle de Votre Majesté, j'en serai très heureux; mais, si elle
+en diffère, je persisterai à gouverner suivant ma propre <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span>
+pensée.» C'est peut-être là, messieurs, un grand orgueil, un orgueil
+frivole, si vous le voulez, mais c'est un orgueil désintéressé; et
+j'avoue que j'aime mieux, pour ma part, cet orgueil désintéressé,
+quoiqu'il puisse être accusé d'être frivole, qu'une ambition qui
+s'abaisse pour avoir, non point le pouvoir, mais l'apparence du
+pouvoir.»</p>
+
+<p>Une réplique de M. Guizot vint clore ce débat, le plus brillant et
+le plus considérable qui eût jamais été engagé sur cette question.
+«Le trône, dit-il en résumant ses idées, n'est pas seulement un
+fauteuil fermé pour que personne ne puisse s'y asseoir. Une personne
+intelligente et libre, qui a ses idées, ses sentiments, ses désirs,
+ses volontés, comme tous les êtres réels et vivants, siège dans ce
+fauteuil... Vous disiez qu'il faut qu'un ministre, pour être un
+ministre constitutionnel, soit tout-puissant du côté de la couronne.
+On n'exige pas la toute-puissance du côté des Chambres; on reconnaît
+que là il y a indispensable nécessité de discuter, de transiger, de
+se faire accepter. Mais on veut que, du côté de la couronne, la même
+nécessité n'existe pas... Eh bien, tout cela est faux, complètement
+faux. Et si cela était vrai, sachez bien qu'il n'y aurait jamais eu,
+dans cette Angleterre dont vous parlez, un ministre qui eût couvert
+la couronne; car il n'y en a pas eu un seul, même sous des rois très
+faibles, très médiocres, qui n'ait souvent et grandement compté avec
+eux.»</p>
+
+<p>La Chambre donna pleinement raison à M. Guizot, par 229 voix contre
+147. Ainsi se confirmait un phénomène déjà noté: plus M. Thiers se
+portait vers la gauche, faisant siens les griefs et les thèses de
+l'opposition avancée, plus les conservateurs effarouchés se serraient
+autour du cabinet. Pendant cette session de 1846, le ministère avait
+constamment obtenu, sur les questions politiques, des majorités de
+60 à 80 voix. Si l'on se rappelle que depuis 1842, à chaque session,
+il avait failli être renversé, et que naguère encore, en 1845, il
+ne l'avait emporté que de huit voix dans le débat sur l'affaire
+Pritchard, on reconnaîtra que le progrès était considérable. M.
+Guizot avait de tout temps attaché une importance capitale, <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span>
+peut-être même par trop exclusive, à la constitution d'une majorité.
+Ne devait-il pas dès lors triompher d'un résultat qui, après de
+si pénibles efforts, de si inquiétantes vicissitudes, pouvait
+paraître un succès définitif et complet? Aussi n'est-on pas étonné
+de l'entendre, dans son grand discours du 28 mai, «se féliciter que
+la majorité ait enfin acquis une unité, une organisation qui lui
+manquaient», proclamer que, «depuis cinq ans, il avait consacré tous
+ses efforts à amener ce résultat», et montrer là «comme l'ancre
+principale de salut dans les épreuves auxquelles le pays pouvait être
+encore appelé». Peu auparavant, s'inspirant de la pensée du ministre,
+le <cite>Journal des Débats</cite> disait: «Nous avons vu enfin arriver le
+jour que nous appelions de tous nos v&oelig;ux, celui où il n'y aurait
+plus dans la Chambre que deux grands partis... Depuis trente ans,
+c'est la première fois peut-être qu'il y a une vraie majorité dans
+nos Chambres. Jamais, dans les années précédentes, nous n'avions vu
+l'opposition renoncer à l'espoir d'entamer la majorité; pour le coup,
+elle y renonce... De cette époque, datera la fin de la politique
+d'intrigue.»</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+<p>La fixité de la majorité donnait à la machine politique une
+apparence de stabilité telle qu'on n'en avait pas encore connu
+depuis 1830. L'ordre matériel régnait partout. Pas plus de menace
+d'émeute dans la rue que de menace de crise dans le Parlement.
+L'insurrection avait fait son dernier effort, le 12 mai 1839. Les
+sociétés secrètes désorganisées, découragées, ne comptant qu'un
+petit nombre d'adhérents infimes, végétaient sous l'&oelig;il de la
+police, qui s'était adroitement introduite jusque dans leurs plus
+secrets conseils. Depuis Darmès en 1840, près de six années s'étaient
+écoulées sans qu'on eût attenté à la vie de Louis-Philippe; on
+croyait en avoir fini <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> avec cette horrible manie du régicide
+qui avait sévi pendant les dix premières années du règne.</p>
+
+<p>Le 16 août 1846, le Roi, alors en villégiature à Fontainebleau,
+rentrait en char à bancs, avec la Reine et plusieurs de ses enfants,
+d'une promenade dans la forêt, quand deux coups de feu furent tirés
+sur lui, à quelques pas, du haut d'un mur qui longeait la route; la
+bourre de l'un des coups tomba dans la voiture, mais personne ne
+fut atteint. L'assassin, aussitôt arrêté, était un nommé Lecomte,
+ancien garde des bois de la couronne, récemment congédié pour faute
+grave dans son service. Il passait pour un très habile tireur. «Je me
+suis trop pressé», dit-il seulement quand on s'empara de lui. «Rien
+n'indique, écrivait quelques jours après M. Guizot à M. Rossi, aucune
+ramification ni complot. Ce qui n'empêche que ce ne soit une sottise
+de dire, comme le font les badauds pour se rassurer, qu'il n'y a là
+rien de politique. Quoi de plus politique que cette contagion, cette
+<em>mal'aria</em> qui fait que l'humeur d'un garde mécontent de sa pension
+se tourne en régicide<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>!»</p>
+
+<p>Pendant qu'on instruisait le procès de ce vulgaire assassin, un
+incident imprévu appela l'attention sur un condamné de nom plus
+retentissant. On se rappelle que, le 6 octobre 1840, à la suite de la
+piteuse échauffourée de Boulogne, la cour des pairs avait condamné
+le prince Louis Bonaparte à l'emprisonnement perpétuel. Il subissait
+sa peine au château de Ham, où avaient été enfermés naguère M. de
+Polignac et ses collègues. Sa captivité n'était pas bien rigoureuse:
+on le laissait recevoir ses amis, écrire dans les journaux, publier
+des livres. Il en profitait pour lier des relations et entretenir
+des correspondances avec les opposants de nuances diverses,
+depuis M. Odilon Barrot jusqu'à M. Louis Blanc, pour collaborer à
+plusieurs feuilles républicaines de province, notamment au <cite>Progrès
+du Pas-de-Calais</cite>, pour souscrire à la fondation d'un journal
+fouriériste, et pour publier, sur l'<em>Extinction du paupérisme</em>,
+une brochure à tendance socialiste. À gauche, on paraissait assez
+flatté d'une pareille <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> recrue. «Louis Bonaparte n'est plus un
+prétendant, disait un journal radical; c'est un citoyen, un membre de
+notre parti, un soldat de notre drapeau.» Malgré tout le mouvement
+qu'il se donnait, le prisonnier de Ham ne parvenait pas à attirer
+sur lui l'attention du pays; en dehors de quelques fidèles et des
+démocrates qui se laissaient courtiser par lui, il était à peu près
+complètement oublié. Au commencement de 1846, alléguant la maladie de
+son père, l'ex-roi Louis, alors à Florence, il demanda à sortir de
+sa prison, fût-ce temporairement. Cette requête fut vivement appuyée
+auprès des ministres et du Roi par plusieurs députés, entre autres
+par M. Odilon Barrot et M. Dupin. Le gouvernement était disposé à
+y faire bon accueil et même à accorder une libération définitive,
+si toutefois le prisonnier donnait, sous une forme à trouver, une
+garantie de sa sagesse à venir. Le prince refusa de faire plus que
+quelque déclaration vague de reconnaissance et préféra tenter la
+chance d'une évasion. Le 25 mai 1846, il saisit l'occasion que lui
+offraient des travaux de réparation accomplis dans le château pour
+s'échapper, déguisé en ouvrier, avec une planche sur l'épaule. Trois
+jours après, il était en Angleterre. Cette évasion, machinée comme un
+épisode de roman, intéressa un instant la curiosité du public, mais
+sans troubler sa sécurité, ni faire prendre davantage au sérieux un
+personnage en qui l'on ne voyait alors que l'aventurier de Strasbourg
+et de Boulogne. Dans une lettre adressée à M. de Sainte-Aulaire,
+ambassadeur à Londres, le prince assura le gouvernement français de
+«ses intentions pacifiques», se défendit de vouloir «renouveler des
+tentatives qui avaient été si désastreuses», et affirma que «sa seule
+idée avait été de revoir son vieux père». Deux mois plus tard, le 27
+juillet, le roi Louis mourut à Livourne: le prince Louis-Napoléon
+n'était pas auprès de lui; il avait écrit à son père que le
+gouvernement anglais lui refusait des passeports pour se rendre en
+Italie.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> VI</h4>
+
+<p>La bonne situation parlementaire du cabinet, la tranquillité du pays,
+l'absence de tout grave embarras au dedans et au dehors semblaient
+des conditions favorables pour procéder aux élections générales. Le
+6 juillet 1846 fut publiée l'ordonnance de dissolution, convoquant
+les électeurs pour le 1<sup>er</sup> août. Aussitôt les comités réunis de la
+gauche et du centre gauche confirmèrent la fusion des deux groupes
+en publiant un manifeste unique. Dans ce manifeste, ils tendaient
+ouvertement la main aux républicains et aux légitimistes, à tous
+ceux qui voulaient renverser ce qu'on appelait alors «un système
+corrupteur et antinational». «La question pour chaque électeur,
+disaient-ils, n'est pas de choisir celui qu'il préfère, mais bien,
+en nommant un homme indépendant, à quelque nuance de l'opposition
+qu'il appartienne, d'empêcher le succès du candidat ministériel.»
+Les républicains, qui ne pouvaient que gagner à cette coalition,
+s'y prêtèrent volontiers: ils en profitèrent pour s'assurer une
+part prépondérante dans le «comité central des électeurs de la
+Seine», qui non seulement dirigeait les élections de Paris, mais,
+par ses communications aux journaux, exerçait son influence dans
+toute la France. Les légitimistes, au contraire, ne répondirent
+qu'incomplètement à l'appel qui leur était adressé; beaucoup
+d'entre eux préférèrent faire campagne avec le parti catholique:
+celui-ci, par une tactique imitée de la ligue de M. Cobden, se tenait
+absolument en dehors des questions débattues entre M. Thiers et M.
+Guizot, et promettait appui au candidat quelconque qui serait «le
+plus offrant et dernier enchérisseur en fait de liberté religieuse».</p>
+
+<p>M. Thiers apporta, dans cette campagne électorale, la même ardeur
+impatiente avec laquelle il venait de conduire la bataille
+parlementaire. Ses amis, étaient même obligés de le retenir. Il
+<span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> avait préparé une lettre à ses électeurs où il parlait de
+la couronne avec une extrême amertume. «On me trouve fort prononcé,
+fort actif dans l'opposition, y disait-il. Serait-ce par hasard afin
+d'avoir le pouvoir plus tôt?... Cette conduite éloigne du pouvoir,
+si bien qu'on vous appelle ministre impossible. Peu m'importe. Je ne
+tiens à être ni possible ni prochain... Certes je savais bien que
+demander la réalité rigoureuse du gouvernement représentatif, qui
+tend à diminuer l'influence de la royauté irresponsable au profit
+des ministres responsables, je savais bien que c'était davantage
+encore me ranger dans la classe des ministres impossibles. Je n'ai
+pas hésité: non pas que j'eusse le goût puéril, que certaines gens
+me prêtent, de me poser, moi simple citoyen, en face de la majesté
+royale... Mais je suis convaincu que la monarchie ne sera admise
+par les générations présentes et futures que lorsque des ministres
+vraiment responsables exerceront véritablement le pouvoir, et,
+profondément convaincu de cette vérité, j'ai eu l'orgueil de défendre
+ma conviction, même à mes dépens. Cet orgueil, je l'ai eu, je l'aurai
+toujours dans toute son étendue. Le pouvoir, je l'ai possédé, et,
+dans cette transition inévitable de la monarchie représentative
+fausse à la monarchie représentative vraie, transition toujours plus
+ou moins longue, je sais ce que vaut le pouvoir. Être ministre entre
+une royauté qui ne vous souhaite pas et une Chambre que cinquante
+ans de révolutions et de guerres ont profondément troublée, que
+beaucoup d'intérêts dominent, être ministre à ces conditions ne me
+séduit guère.» Cette lettre fut imprimée, mais ne fut pas envoyée:
+MM. Duvergier de Hauranne, de Rémusat, de Maleville, qui n'étaient
+pourtant pas des timides, firent comprendre à M. Thiers le tort qu'il
+se ferait par un tel langage.</p>
+
+<p>Le gouvernement, de son côté, arrivait bien préparé à la bataille
+dont il avait lui-même choisi l'heure. La tâche principale incombait
+au ministre de l'intérieur, M. Duchâtel, qui n'épargna pas sa peine
+et déploya une rare habileté. Un de ses amis, témoin quotidien de ses
+efforts, M. Vitet, a écrit à ce sujet: «Je puis dire que, pendant
+trois mois, il ne cessa de <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> suivre du regard, d'aider, de
+stimuler, de réveiller, parfois aussi de tempérer plus de quatre
+cents candidats dont il savait par c&oelig;ur, grâce aux ressources de
+sa mémoire, toutes les situations personnelles, et que sans cesse,
+avec un à-propos qui les frappait d'étonnement, il éclairait sur
+leurs oublis, leurs négligences, leurs imprudences. Ce n'était pas
+seulement le sentiment du devoir, c'était un certain plaisir de
+déjouer les trames de tant d'habiles adversaires de toute provenance
+et de toute couleur, qui lui donnait cette sorte de fièvre de
+surveillance et d'exhortation.» Dans une circulaire à ses préfets,
+M. Duchâtel avait publiquement revendiqué pour l'administration le
+droit d'exercer une «franche et loyale influence», mais en même
+temps il en avait fixé les limites. «L'indépendance des consciences,
+disait-il, doit être scrupuleusement respectée; les intérêts
+publics, les droits légitimes ne doivent jamais être sacrifiés à des
+calculs électoraux... Fidélité sévère aux règles de justice dans
+l'expédition des affaires, respect de la liberté et de la moralité
+des votes, mais action ferme et persévérante sur les esprits, tels
+sont les principes qui, en matière d'élections, doivent présider aux
+rapports de l'administration avec les citoyens.» Ce langage était
+sensé et correct. Lors de la vérification des pouvoirs, l'opposition
+prétendit que la conduite du ministre n'avait pas été conforme à
+sa circulaire, mais elle n'apporta rien de sérieux à l'appui de
+ses allégations. Sur ce point d'ailleurs, on peut s'en fier à la
+parole du témoin déjà cité: «J'ai vu de près les élections, a dit M.
+Vitet; j'en puis parler en conscience. Je sais quelle scrupuleuse
+observation de la loi, quel respect des droits de tous y présidèrent
+du côté du pouvoir, et je tiens, pour ma part, qu'on n'en trouverait
+guère d'aussi sincères, d'aussi vraiment exemptes de sérieux abus,
+soit chez nous depuis 1814, soit même dans les pays les plus libres
+du monde, l'Angleterre, par exemple, ou les États-Unis.»</p>
+
+<p>La polémique, menée grand train par les journaux des deux bords, ne
+fit guère que ressasser les questions déjà traitées à la tribune.
+Il apparut bientôt que la malheureuse affaire Pritchard, <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span>
+si vieille qu'elle fût, était encore la meilleure carte du jeu
+de l'opposition. Les candidats ministériels étaient marqués dans
+les feuilles adverses de cette simple lettre: P; cela voulait
+dire <em>Pritchardiste</em>. Or, à voir l'embarras qu'en éprouvaient ces
+candidats, il fallait bien croire que la sottise publique était
+encore dupe des déclamations prodiguées par la gauche en cette
+matière. La presse conservatrice avait, il est vrai, pour riposter,
+une arme plus efficace encore, c'était l'évocation de 1840. Le
+<cite>Journal des Débats</cite> ne manquait pas de rappeler que la victoire de
+l'opposition serait la rentrée de M. Thiers au pouvoir, la reprise
+de la «politique du 1<sup>er</sup> mars». «La France, demandait-il, est-elle
+lasse de la prospérité dont elle jouit au dedans, de la paix dont
+elle jouit au dehors? Six années ont été nécessaires pour réparer les
+fautes de 1840. Deux jours d'élection peuvent anéantir le travail de
+six ans... Avant six mois, cette prospérité corruptrice et cette
+paix déshonorante auront fait place à une crise intérieure et à une
+crise européenne... Les deux hommes sont connus; les deux politiques
+aussi... Rappelez-vous dans quel état était la France au 29 octobre
+1840; voyez dans quel état elle est aujourd'hui, et choisissez!»</p>
+
+<p>Toutefois, ce qui frappe le plus, ce n'est pas l'effet produit
+par telle ou telle polémique; c'est au contraire le peu de
+retentissement qu'avait en réalité ce bruit de presse. Le fond du
+pays demeurait tranquille, inerte. Rarement on avait vu, pendant
+une période électorale, si peu d'émotion, on pourrait presque
+dire une pareille indifférence. Que cachait et présageait cette
+indifférence? L'opposition affectait d'y voir le signe que l'opinion
+se désintéressait du sort du cabinet: elle se croyait certaine
+du succès et le disait très haut. «Je n'ai jamais vu si complète
+assurance», a écrit M. Vitet. Du côté ministériel, la confiance était
+moindre. On se souvenait de la déception de 1842. N'était-il pas à
+craindre que l'affaire Pritchard ne fît, en 1846, le mal qu'avait
+fait, quatre ans auparavant, le droit de visite? Le duc de Broglie
+écrivait à son fils, le 16 juillet: «Jamais élections ne se seront
+accomplies <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> au milieu d'une prospérité et d'un calme plus
+complets. Ce que cela donnera, tout le monde l'ignore parfaitement.
+Le gouvernement, à mesure que le jour fatal approche, semble plus
+inquiet, quoique ses nouvelles soient excellentes<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.» M. Duchâtel
+mandait à M. Guizot, le 18 juillet: «Plusieurs points de l'horizon se
+rembrunissent depuis quelques jours. J'espère que cela s'éclaircira.
+D'après les apparences actuelles, je m'attends à une bataille
+d'Eylau, où il y aura beaucoup de morts de part et d'autre, où le
+champ de bataille nous restera, mais en nous laissant encore une rude
+campagne à soutenir. Si les nôtres, comme je l'espère, se battent
+bien, je serai content; je désire d'abord la victoire, et puis, en
+second lieu, le combat<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>.»</p>
+
+<p>Telle était la situation quand, le 29 juillet, trois jours avant
+les élections, au moment où le Roi saluait la foule du balcon des
+Tuileries, deux coups de pistolet furent tirés à une assez grande
+distance par un homme caché derrière une statue. Cet homme, appelé
+Henri, était un ancien fabricant d'objets en acier, exaspéré par
+des malheurs de fortune et de famille. L'instruction révéla par la
+suite, dans ce crime, plutôt le désespoir d'un naufragé de la vie
+que la haine d'un révolutionnaire, moins un régicide qu'une sorte de
+suicide: dans les conditions où il avait été tiré, le coup était à
+peu près inoffensif. Au premier moment, toutefois, on ne se rendit
+pas compte de ces circonstances, qui devaient faire écarter la peine
+de mort par la cour des pairs: ce nouvel attentat, qui suivait de
+si près celui de Lecomte, parut la preuve d'un sinistre parti pris
+et causa partout un sentiment d'inquiétude et d'indignation, dont
+la presse ministérielle se hâta de tirer parti pour raviver le zèle
+des conservateurs et discréditer l'opposition. Quant aux journaux
+de gauche, ils furent réduits à insinuer que les coups de pistolet
+étaient une man&oelig;uvre de la police.</p>
+
+<p>Vint le jour du scrutin. Les élections de Paris donnèrent <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span>
+l'avantage à l'opposition: sur quatorze mille suffrages, elle en
+réunissait plus de neuf mille; sur quatorze députés, elle en avait
+onze; le deuxième arrondissement, le plus riche de la ville, était
+enlevé aux conservateurs, qui le possédaient depuis 1830; M. Jacques
+Lefebvre y était remplacé par M. Berger. Les journaux de gauche
+triomphèrent, mais ce ne fut pas pour longtemps. Dès le lendemain,
+les nouvelles de province firent savoir que les ministériels y
+avaient remporté des succès dont l'étendue surprenait les vainqueurs
+eux-mêmes. «Le résultat, écrivit aussitôt M. Duchâtel, dépasse les
+espérances que nous étions en droit de concevoir.» L'opposition
+perdait vingt-cinq à trente sièges, et le gouvernement pouvait
+compter sur une majorité d'une centaine de voix. On en eut la
+confirmation, dans la session qui s'ouvrit, dès le 19 août, pour la
+constitution de la nouvelle Chambre; M. Sauzet fut élu président par
+223 voix, contre 98 données à M. Odilon Barrot.</p>
+
+<p>Après les années laborieuses qu'il venait de passer, le ministère
+ressentit comme une joie étonnée de se voir en possession d'une si
+grande majorité. M. Guizot déclarait à ses amis «qu'aucun événement
+politique ne lui avait causé une satisfaction égale à celle qu'il
+éprouvait de ce triomphe de la bonne et saine politique sur les
+mauvaises passions<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>». Le duc de Broglie écrivait à son fils:
+«Jamais victoire ne fut plus complète... Depuis les <cite>trois cents</cite>
+de M. de Villèle, aucun ministère ne s'était trouvé à pareille
+fête<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>.» À la satisfaction du triomphe se mêlait cependant
+quelque préoccupation. Ce dont on s'inquiétait, c'était moins de
+l'irritation des vaincus que des exigences possibles des vainqueurs,
+d'autant que, parmi ces derniers, il y avait un assez grand nombre
+de députés nouveaux. «Il faut demander à Dieu, disait M. Doudan,
+que les conservateurs, se sentant nombreux, ne soient pas pris de
+la démangeaison de se mettre en petits paquets, ayant chacun ses
+fantaisies <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> à satisfaire. Tout cela n'est que l'embarras
+des richesses, qui est peut-être préférable aux embarras de la
+pauvreté<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>.» Quant à M. Duchâtel, c'était d'un autre côté, du
+côté de la couronne, qu'il pressentait des exigences gênantes. «La
+situation est très bonne, écrivait-il à M. Guizot; mais elle impose
+des devoirs nouveaux et des difficultés au moins aussi grandes que
+les anciennes. Le Roi m'écrit une grande lettre de quatre pages
+pour me recommander de montrer de la confiance dans l'avenir. Je
+suis pour la confiance qui assure et prépare l'avenir, non pas
+pour celle qui le gaspille et le compromet. En face des passions
+hostiles que nous avons à combattre, il faudrait très peu de fautes
+pour changer la situation, jeter le pays de l'autre côté. Il ne
+faut pas laisser s'accréditer l'idée que tout est possible. Nous
+avons résisté d'un côté; nous aurons probablement à résister de
+l'autre. Je sais que vous pensez là-dessus comme moi; aussi je
+ne vous en dis pas plus long. Après avoir assuré le triomphe du
+parti conservateur, il y va de notre honneur de ne pas devenir les
+instruments de sa défaite<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>.» Si heureux que fût M. Guizot de sa
+victoire, si optimiste qu'il fût par nature, il ne se dissimulait
+pas non plus le danger qui résultait du succès même. «L'avenir n'en
+sera pas moins difficile ni moins laborieux, écrivait-il à M. Rossi.
+On sera plus exigeant avec nous et plus complaisant pour soi-même.
+On nous demandera plus et l'on nous aidera moins. Je me prédis bien
+des embarras, et je m'y prépare. Après tout, ceux-là valent mieux
+que d'autres<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>.» Et puis le ministre se rendait compte qu'avec une
+telle majorité il ne lui suffirait plus de durer, qu'il lui faudrait
+entreprendre quelque chose. Depuis longtemps, il cherchait, sans
+avoir encore pu la trouver, l'occasion de quelque grande initiative.
+Serait-il plus heureux désormais? En tout cas, il paraissait décidé à
+s'y appliquer. «L'ordre et la paix une fois bien assurés, disait-il
+dans son discours de remerciement aux <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> électeurs de Lisieux,
+la politique conservatrice, en veillant toujours assidûment à leur
+maintien, pourra, devra se livrer aussi à d'autres soins, à d'autres
+&oelig;uvres. Un gouvernement bien assis a deux grands devoirs. Il doit,
+avant tout, faire face aux affaires quotidiennes de la société,
+aux incidents qui surviennent dans sa vie... Ce devoir rempli, le
+gouvernement doit aussi s'appliquer à développer dans la société
+tous les germes de prospérité, de perfectionnement, de grandeur...
+C'est là, sans nul doute, pour la politique conservatrice, un
+devoir impérieux, sacré, et c'est là aussi, soyez-en sûrs, un but
+que cette politique seule peut atteindre. Toutes les politiques vous
+promettront le progrès; la politique conservatrice seule vous le
+donnera, comme seule elle a pu réussir à vous donner l'ordre et la
+paix.» Cette parole, aussitôt mise en relief par les amis et par les
+adversaires, eut un grand retentissement. Le public l'accepta comme
+une solennelle promesse.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> CHAPITRE II<br>
+<span class="smcap">LES INTÉRÊTS MATÉRIELS.</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La
+ spéculation et l'agiotage.&mdash;II. Timidité économique du
+ gouvernement. Il fait ajourner la réforme postale. Ses
+ idées sur le libre échange.&mdash;III. Les finances en 1846.
+ L'équilibre du budget ordinaire. Le budget extraordinaire.&mdash;IV.
+ L'administration locale. Le comte de Rambuteau.&mdash;V. Le
+ matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la tentation du
+ veau d'or. Elle devient indifférente à la politique. Dangers
+ de cet état d'esprit.&mdash;VI. L'opposition accuse le gouvernement
+ d'avoir favorisé ce matérialisme. M. de Tocqueville. Son
+ origine, ses visées et ses déceptions. Amertume de ses critiques
+ sur l'état social et politique.&mdash;VII. Le mal s'étend à la
+ littérature. La «littérature industrielle». Cependant l'état des
+ lettres est encore fort honorable à la fin de la monarchie de
+ Juillet. Le roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme
+ et de spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. Romans
+ socialistes publiés dans les journaux conservateurs. Eugène Süe.
+ Les <cite>Mystères de Paris</cite> dans le <cite>Journal des Débats</cite>. Autres
+ romans publiés par le <cite>Constitutionnel</cite>. Aveuglement de la
+ bourgeoisie, faisant fête à ces romans.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>La tranquillité dont le pays jouissait au dedans et la paix qui
+régnait au dehors aidaient singulièrement à la prospérité matérielle.
+On eût pu noter alors, d'après les statistiques officielles ou
+privées, bien des signes de cette prospérité. Le mouvement du
+commerce, tel qu'il ressortait des tableaux de douane, avait beaucoup
+plus que doublé depuis 1830. Même progression dans les revenus des
+canaux, les produits des voitures publiques, le nombre des lettres
+distribuées par la poste. La consommation de la houille, criterium de
+l'activité industrielle, avait triplé. Les économistes estimaient
+que la fortune <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> immobilière était doublée. En 1845, le cours
+de la rente 5 0/0 atteignait 122 fr. 85; celui du 4 1/2 0/0, 116 fr.
+25; celui du 4 0/0, 110 fr. 50; celui du 3 0/0, 86 fr. 40. Le paysan
+et l'ouvrier étaient mieux logés, mieux vêtus, mieux nourris; dans
+les campagnes, on prenait l'habitude nouvelle des bas, des souliers,
+du vin, de la viande, du pain blanc. Les salaires avaient à peu près
+doublé en quinze ans.</p>
+
+<p>Le gouvernement avait secondé ce progrès, par l'impulsion donnée
+aux travaux publics, routes, chemins vicinaux, ports, canaux, etc.
+Il s'était surtout occupé des chemins de fer, la grande affaire du
+moment. On sait comment, après de longs tâtonnements, la loi de 1842
+avait fixé le mode d'établissement des voies ferrées<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>. Depuis
+lors, on avait beaucoup fait et entrepris plus encore. En mai 1843
+eut lieu l'inauguration solennelle des deux premières grandes lignes,
+celle de Paris à Rouen et celle de Paris à Orléans. L'impression
+fut considérable sur le public. Henri Heine écrivait, au moment
+même, de Paris: «L'ouverture de ces lignes cause ici une commotion
+que chacun partage, à moins de se trouver par hasard placé sur un
+escabeau d'isolement social... Nous sentons que notre existence
+est entraînée ou plutôt lancée dans de nouveaux orbites, que nous
+allons au-devant d'une nouvelle vie... De pareils tressaillements
+doivent avoir agité nos pères, alors que l'Amérique fut découverte,
+que l'invention de la poudre à canon s'annonça par les premiers
+coups de feu, que l'imprimerie répandit par le monde les premières
+épreuves de la parole divine... Une nouvelle ère commence dans
+l'histoire universelle<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>.» L'inauguration, qui frappait à ce
+point les imaginations, n'eut pas moins d'action sur les capitaux.
+Ceux-ci, en France, s'étaient montrés jusqu'alors, en matière de
+chemins de fer, craintifs, embarrassés, défiants. Les quelques
+compagnies qui s'étaient hasardées au début n'avaient généralement
+pas été heureuses. C'était même leur impuissance constatée qui
+avait conduit le <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> législateur de 1842 à mettre à la charge
+de l'État les acquisitions de terrains, les terrassements, les
+ouvrages d'art, les stations, et à ne demander aux compagnies que
+la pose de la voie, la fourniture du matériel et l'exploitation. En
+1843, à la vue des chemins de fer devenus une réalité, l'initiative
+particulière se réveilla, s'enhardit; des sociétés surgirent,
+s'offrant à entreprendre elles-mêmes non seulement l'exploitation,
+mais la construction des lignes. La loi de 1842 avait prévu cette
+éventualité; sur l'insistance de M. Duvergier de Hauranne, il y avait
+été stipulé que les lignes non immédiatement exécutées «pourraient
+être concédées à l'industrie privée en vertu de lois spéciales». En
+1844, 1845 et 1846, cette clause fut appliquée à plusieurs lignes
+importantes, à celles du Nord, de Paris à Lyon, de Lyon à Avignon,
+d'Avignon à Marseille, de Bordeaux à Cette.</p>
+
+<p>Le mouvement était bon, mais il devint tout de suite excessif. À
+trop de méfiance succédait trop d'illusion. Après avoir été timide,
+on se montrait téméraire. Ce fut comme un débordement de compagnies
+nouvelles qui se disputaient les concessions, rivalisaient de
+promesses dans leurs prospectus, recherchaient, pour en décorer
+leurs conseils, les ducs et les princes, les notabilités politiques
+et administratives, ou même les généraux et les amiraux. Bouche
+béante, le public était prêt à mordre à tous les hameçons. Excité
+par le spectacle de quelques fortunes rapides, chacun croyait
+voir là un trésor et se précipitait pour mettre la main dessus. À
+quelles étranges sollicitations certains fondateurs de sociétés
+n'étaient-ils pas en butte<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>! <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> À peine émises ou même avant
+de l'être, les actions étaient l'objet d'une spéculation effrénée
+qui tenait les convoitises en haleine. C'était la préoccupation
+dominante, universelle. Non seulement à la Bourse, mais à la Chambre,
+dans les journaux, dans les salons, on ne parlait presque pas d'autre
+chose. La concurrence que se faisaient ces nombreuses sociétés dans
+la poursuite des concessions les poussait à offrir des conditions
+extrêmement onéreuses pour elles. Les pouvoirs publics croyaient
+faire une bonne affaire en les acceptant; ils ne se rendaient pas
+compte que les embarras des concessionnaires imprudents finiraient
+toujours par retomber sur l'État. C'était notamment sur la durée
+des concessions que portaient les rabais; quelques compagnies se
+contentaient de vingt-quatre ans; on offrait ces rabais à peu près
+à l'aveugle, sans étude préalable sérieuse. Parfois, du reste, on
+s'inquiétait moins du chemin de fer à établir que de la prime à
+réaliser par la plus-value des actions. Certaines sociétés sans base
+réelle se fondaient, non pour vivre, mais pour vendre leur mort à des
+concurrents plus solides. Ce n'était même plus de la spéculation,
+c'était du pur agiotage, avec les désordres et les scandales qui
+en sont la suite, brusques alternatives de hausse et de baisse,
+engouements et paniques, fortunes faites et défaites en un instant.
+Le marché public était livré à des coups de main dont les naïfs et
+les faibles étaient généralement les victimes.</p>
+
+<p>Un moment le mal prit une telle étendue qu'on se demanda si
+le législateur ne devait pas intervenir pour le réprimer. La
+difficulté était de ne pas entraver les sociétés sérieuses, sous
+prétexte d'empêcher les sociétés suspectes. En 1844, M. Crémieux
+<span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> fit voter à l'improviste, par la Chambre des députés, un
+amendement portant «qu'aucun membre des deux Chambres ne pourrait
+être adjudicataire ni administrateur dans les compagnies auxquelles
+des concessions seraient accordées». Mais la Chambre des pairs
+estima qu'exclure ainsi des compagnies en formation les personnages
+considérables et influents du pays n'était pas un moyen de fortifier
+cet esprit d'association qu'on regrettait de voir si faible en
+France: aussi n'admit-elle pas l'amendement<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>. L'année suivante,
+au début de la session de 1845, une proposition plus réfléchie
+fut faite, à la Chambre des pairs elle-même, par le comte Daru,
+pour supprimer certains abus de l'agiotage: cette fois encore, la
+haute assemblée craignit qu'on n'étouffât du même coup d'utiles
+initiatives, et le projet, bien qu'appuyé par le ministère, fut
+repoussé. La session ne se termina pas cependant sans que le
+gouvernement fît voter quelques dispositions destinées à limiter
+une liberté qui tournait en licence: elles furent insérées dans
+la loi du 15 juillet 1845, relative à la concession du chemin de
+fer du Nord. Dans l'exposé des motifs, le ministre avait ainsi
+caractérisé le désordre qu'il entendait réprimer: «Une sorte de
+vertige s'est emparé d'une partie de la société. Les chemins de
+fer, qui ont été si longtemps l'objet du dédain des capitalistes,
+semblent devenus aujourd'hui une mine inépuisable de richesses. De
+l'excès du découragement on est passé à l'excès de l'engouement; on
+se précipite, on se presse dans les bureaux ouverts pour recevoir les
+listes de souscription, et l'on pourrait se croire revenu au temps
+de ce système <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> fameux qui a tourné tant de têtes et ruiné tant
+de familles.»</p>
+
+<p>Le législateur faisait son devoir en cherchant à remédier aux excès
+de l'agiotage; mais son action n'était pas et ne pouvait pas être
+bien efficace. D'ailleurs, quand on voit qu'au même moment la même
+cause produisait en Angleterre les mêmes désordres, on se demande
+si ce n'était pas la conséquence à peu près inévitable d'une
+révolution économique dont la nouveauté et la grandeur étaient bien
+faites pour troubler à la fois les intérêts et les cerveaux. En
+décembre 1845, à l'une des phases les plus aiguës de cette crise, le
+<cite>Journal des Débats</cite> rappelait, non sans quelque raison, à ceux qui
+se lamentaient, que, du moment où l'on avait voulu l'exécution des
+chemins de fer par l'industrie privée, il fallait s'attendre à la
+spéculation; que, sans elle, les concessions n'eussent pas abouti;
+que, d'autre part, la spéculation, en s'excitant elle-même, avait
+grande chance de dégénérer en agiotage. «Il y a eu de l'agiotage,
+ajoutait-il, parce qu'il y en aura toujours, quand il y aura de
+grands profits en perspective, enveloppés dans un nuage de mystère.»
+Le <cite>Journal des Débats</cite> voulait bien plaindre les victimes, mais
+il se consolait en constatant que les chemins de fer se faisaient.
+Et en effet, à considérer aujourd'hui les choses de loin, les
+accidents passagers s'effacent, et ce qui domine, c'est l'effort,
+parfois inexpérimenté, pas toujours bien pondéré, mais, en fin de
+compte, efficace et puissant, qui donna alors à la grande &oelig;uvre
+des chemins de fer français une impulsion décisive. En 1844 et
+1845 furent concédées presque toutes les lignes principales de
+notre réseau, tel qu'il est aujourd'hui constitué. En 1846 eut lieu
+l'inauguration du premier de nos chemins internationaux, celui de
+Paris à la frontière belge. Le nombre de kilomètres exploités, qui
+était de 598 en 1842, s'élevait à 1,320 en 1846.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> II</h4>
+
+<p>En matière économique, le gouvernement, qui avait les vertus et
+les défauts de la bourgeoisie, était plus prudent que novateur;
+il évitait les aventures téméraires où d'autres ont compromis les
+intérêts du pays, mais parfois il était un peu lent à entreprendre
+certaines transformations fécondes. Cette timidité se manifesta,
+par exemple, dans la question postale. En 1839, l'administration
+anglaise, renversant hardiment toutes les idées reçues, avait
+substitué, pour le transport des lettres, une taxe unique et fort
+abaissée aux tarifs élevés et variables suivant les zones; elle avait
+compté, non sans raison, sur le développement des correspondances,
+pour retrouver les recettes qu'elle paraissait sacrifier. Une
+proposition faite, au cours de la session de 1845, en vue
+d'introduire cette réforme en France, parut trouver quelque faveur à
+la Chambre des députés; mais le ministre des finances la combattit si
+vivement qu'au vote d'ensemble elle réunit seulement 170 voix contre
+170, et que, par suite, elle fut déclarée rejetée. Le tarif variable
+devait subsister jusqu'en 1850.</p>
+
+<p>Était-ce également la timidité ou bien une sage prévoyance qui
+retenait le ministère sur la pente du libre échange? La Restauration
+avait été hautement protectionniste. Le gouvernement de Juillet,
+qui, à l'origine, s'inspirait quelque peu des idées nouvelles émises
+sur ce sujet par l'école du <cite>Globe</cite>, eût été disposé à suivre une
+politique moins restrictive. Mais, chaque fois qu'il avait tenté
+de faire un pas en avant, il s'était heurté aux intérêts des
+manufacturiers qui, sous le régime du suffrage restreint, possédaient
+une grande influence. Ce fait s'était produit plusieurs fois depuis
+l'avènement du ministère du 29 octobre 1840. C'est ainsi que M.
+Guizot avait dû renoncer à conclure avec l'Angleterre un traité de
+commerce vers lequel il était porté par des raisons, il est vrai,
+plus politiques qu'économiques. <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> C'est ainsi également qu'il
+avait été contraint d'abandonner le projet d'une union douanière
+avec la Belgique<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>. À défaut de cette union, il avait conclu, en
+1842, une convention spéciale d'une durée de quatre années, assurant
+à la Belgique un traitement de faveur pour ses fils et tissus de
+chanvre: en compensation, nos tissus de soie, nos sels et nos vins
+bénéficiaient de quelques abaissements de droits. Même ainsi limitée,
+cette convention fut fort critiquée, d'autant que le cabinet de
+Bruxelles s'était hâté d'accorder à l'Allemagne les mêmes tarifs. En
+mars 1845, M. Guizot dut promettre à la Chambre de ne pas renouveler
+la convention, si des concessions réelles ne nous étaient faites.
+Il entama donc, peu après, des négociations qui aboutirent, le 13
+décembre 1845, à un nouveau traité; il y obtenait certains avantages,
+ou du moins l'abandon de certaines mesures hostiles: c'était peu
+de chose; mais il nous importait politiquement que la Belgique ne
+fût pas tentée de rechercher le patronage d'une autre puissance.
+Très attaqué à la Chambre, en avril 1846, habilement défendu par le
+cabinet, le traité fut approuvé.</p>
+
+<p>Cette discussion fut pour M. Guizot l'occasion d'exposer, d'une
+façon générale, la politique commerciale du gouvernement.
+L'attention publique était alors fort éveillée sur ces questions.
+Un livre de M. Frédéric Bastiat, <cite>Cobden et la Ligue</cite>, venait de
+révéler aux Français, qui jusque-là ne s'en doutaient guère, la
+révolution économique accomplie outre-Manche sous les auspices
+de sir Robert Peel. Les libre-échangistes de France y avaient
+trouvé un encouragement à s'organiser et à tenter, eux aussi, une
+«agitation»; par contre-coup, les protectionnistes, se sentant
+menacés, s'étaient mis sur la défensive. Les circonstances donnaient
+donc une importance particulière à la parole du ministre. Celui-ci
+rendit largement hommage à l'initiative de sir Robert Peel, mais il
+montra en quoi l'état de l'Angleterre différait du nôtre, comment
+elle avait dû remédier à un mal social qui n'existait pas <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span>
+chez nous, et comment elle avait pu, sans péril, exposer son
+industrie déjà puissante à une concurrence qui eût été dangereuse
+pour notre industrie plus jeune. Après avoir déclaré sa volonté de
+«maintenir le système protecteur», le ministre ajoutait aussitôt:
+«Nous entendons le modifier, l'élargir, l'assouplir, à mesure que
+des besoins nouveaux et des possibilités nouvelles se manifestent.
+Non seulement nous entendons le faire, mais nous l'avons toujours
+fait. Combien de prohibitions ont été supprimées depuis 1830!
+Combien de tarifs ont été abaissés!... Nous sommes dans la même voie
+que l'Angleterre, nous y sommes plus lentement, et par de bonnes
+raisons, mais nous y sommes.» Et quelques jours plus tard, toujours
+à propos du même traité, le ministre disait à la Chambre des pairs:
+«La science s'est aperçue que les intérêts de ceux qui consomment
+n'étaient pas suffisamment consultés, que la part accordée à ceux
+qui produisent était trop grande: alors elle n'a plus parlé que des
+intérêts des consommateurs, et elle a demandé la liberté illimitée
+du commerce. Les gouvernements ne peuvent suivre la science dans
+cette voie; ils ne sont pas des écoles philosophiques; ils ne sont
+pas chargés de poursuivre le triomphe d'une certaine idée, d'un
+certain intérêt; ils ont tous les intérêts, tous les droits, tous les
+faits entre les mains; ils sont obligés de les consulter tous;...
+c'est leur condition, condition très difficile. Celle de la science
+est infiniment plus commode... Il y a ici une question d'intérêt
+public, une de ces questions d'État dont les gouvernements doivent
+tenir grand compte. Je ne veux pas dire qu'il ne faut pas faire à la
+liberté commerciale une plus large part que celle qu'elle a obtenue
+jusque-là... Le but, c'est l'extension des relations des peuples;
+mais la première condition, c'est de ne pas porter une perturbation
+brusque, soudaine, dans l'ordre des faits relatifs à la création et à
+la distribution des richesses.»</p>
+
+<p>Au mois d'août de cette même année 1846, M. Cobden vint à Paris, en
+missionnaire du <em lang="en">free trade</em>. Fêté par les économistes, il voulut
+gagner à ses idées les autorités politiques. Louis-Philippe le
+reçut très bien, lui parla abondamment de beaucoup <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> de sujets
+divers, mais, sur la question du libre-échange, ne lui répondit que
+par des généralités<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>. M. Cobden n'eut pas plus de succès auprès
+des ministres, toujours résolus à ne s'avancer que lentement et
+prudemment. Le plus «économiste» d'entre eux, M. Duchâtel, écrivait à
+M. Guizot, le 1<sup>er</sup> octobre 1846: «Il ne faut pas trop nous lancer
+dans les modifications du régime commercial. Notre rôle n'est pas
+d'alarmer et de troubler les intérêts... Je suis d'avis de faire
+quelque chose, mais avec une grande prudence et en annonçant très
+haut que l'on maintient la protection<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>.» Le Roi s'exprimait de
+même dans ses conversations: il se déclarait partisan en principe
+de la liberté commerciale, admirait ses progrès en Angleterre,
+mais estimait que la question était parvenue, de l'autre côté du
+détroit, à un degré de maturité qu'elle n'avait pas encore atteint en
+France; il reconnaissait qu'on devait marcher vers la réalisation du
+principe, mais peu à peu, en ménageant les intérêts engagés, intérêts
+des manufacturiers et des ouvriers. «Soyons donc, concluait-il,
+pilotes prudents sur cette mer pleine d'écueils, et louvoyons le
+long des côtes, sans perdre de vue l'entrée du port, empressés d'y
+aborder chaque fois que nous pourrons le faire sans mettre en péril
+ces intérêts qui sont aussi ceux de la France<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>.» Force était bien
+d'ailleurs de compter avec les résistances des protectionnistes,
+toujours fort influents dans les Chambres. Jusqu'à la dernière heure
+de la monarchie, ils tâchèrent d'empêcher tout changement. En 1847,
+le ministère, fidèle à son système de progrès graduel, proposa de
+supprimer dix-sept prohibitions et de diminuer les droits sur un
+grand nombre d'articles; la commission de la Chambre se montra
+défavorable à cette réforme; renvoyé à la session suivante, le projet
+ne put être discuté avant la révolution de Février.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> III</h4>
+
+<p>On n'a pas oublié les phases diverses par lesquelles avaient
+passé les finances de la France depuis 1830; la crise menaçante,
+conséquence de la révolution de Juillet: la prospérité laborieusement
+et honorablement reconquise par dix années d'ordre, de paix et de
+sagesse; les événements de 1840 venant de nouveau tout compromettre,
+presque aussi funestes à ce point de vue que ceux de 1830; puis,
+au moment même où, par suite de ces événements, le Trésor était
+obéré par tant de dépenses militaires, l'obligation de faire face
+immédiatement aux charges non moins énormes de la création du réseau
+ferré<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>. De là les difficultés budgétaires en face desquelles le
+cabinet du 29 octobre s'était trouvé. En 1846, après plus de cinq
+années d'efforts, il se flattait d'en être sorti, et il proclamait,
+dans le discours royal lu à l'ouverture de la session, «la situation
+satisfaisante de nos finances». Était-il fondé à tenir ce langage?</p>
+
+<p>1840 avait inauguré le régime des déficits. Même en laissant de côté
+le budget extraordinaire, les dépenses ordinaires dépassaient les
+recettes ordinaires de 138 millions en 1840, de 165 millions en 1841,
+de 65 millions en 1842, de 38 millions en 1843. La cause principale
+des déficits était l'augmentation subite du budget du ministère de
+la guerre: ce budget, qui n'était que de 214 millions en 1829 et
+de 241 millions en 1839, s'était élevé en 1840 à 367 millions, en
+1841 à 385, en 1842 à 325, en 1843 à 310, en 1844 à 297, en 1845 à
+302, en 1846 à 331; ces chiffres s'expliquent parce que, d'une part,
+l'effectif normal de l'armée avait été porté de 248,000 hommes à
+339,000, et que, d'autre part, la vigoureuse impulsion donnée par le
+maréchal Bugeaud à la guerre algérienne en avait à peu près doublé
+les frais. Progression <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> analogue dans le budget de la marine,
+qui était passé de 72 millions en 1829 et 79 millions en 1839, à 99
+millions en 1840, 124 en 1841, 130 en 1842, 116 en 1843, 117 en 1844,
+114 en 1845, 130 en 1846. Ajoutons que la dotation des ministères
+civils s'était aussi accrue, quoique dans une moindre proportion,
+soit à cause des améliorations apportées dans les services, soit par
+le seul effet de cette loi de la cherté croissante de toutes choses.</p>
+
+<p>Comment rétablir l'équilibre du budget ordinaire? Des impôts
+nouveaux, le ministère n'en voulait pas proposer, fidèle en cela
+à la tradition du gouvernement de Juillet. Des économies vraiment
+considérables, il n'y fallait pas songer; l'état militaire, une fois
+mis sur un certain pied, ne pouvait plus être réduit, et, quant à
+l'Algérie, rien n'eût été plus fâcheux, même au point de vue des
+finances, que de revenir aux demi-mesures. On eût pu, sans doute,
+diminuer notablement les charges en convertissant successivement en
+3 0/0 les divers types de rentes au-dessus du pair; le service de la
+dette publique aurait été ainsi allégé d'une quarantaine de millions.
+Souvent il avait été question de cette mesure; mais le Roi s'y était
+obstinément opposé, ne jugeant ni équitable ni politique d'imposer ce
+sacrifice aux rentiers. Il ne restait donc qu'un moyen de rétablir
+l'équilibre, c'était une politique sage, pacifique, qui développât
+la prospérité publique et par là accrût le revenu des contributions
+indirectes. Ainsi fit le gouvernement. Ces contributions, qui avaient
+donné 687 millions en 1840, en produisirent 719 en 1841, 754 en
+1842, 768 en 1843, 791 en 1844, 808 en 1845, 827 en 1846, soit, en
+sept ans, une augmentation de 140 millions. Grâce à ces recettes, le
+budget ordinaire finit par retrouver son équilibre: celui de 1844
+n'avait plus qu'un déficit insignifiant de 181,000 francs; celui de
+1845 se solda par un boni de 4,335,332 francs.</p>
+
+<p>Rétablir l'équilibre du budget ordinaire, c'était bien; ce n'était
+pas assez. Le budget extraordinaire n'était pas le moindre embarras
+de nos finances. Il avait commencé à prendre quelque importance en
+1838, avec le développement <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> donné aux travaux publics et
+avec les premiers efforts faits pour les chemins de fer. Il comprit
+37 millions de dépenses en 1838; 55 en 1839, 65 en 1840, 62 en 1841.
+À partir de 1842, ces chiffres se trouvèrent subitement grossis,
+parce qu'aux dépenses des chemins de fer, on ajouta les crédits
+plus considérables encore ouverts pour certains travaux militaires
+ou maritimes, fortifications, ports de guerre, accroissement de la
+flotte: ainsi arriva-t-on, en 1842, à un total de 118 millions; en
+1843, de 135; en 1844, de 128; en 1845, de 162; en 1846, de 168. Dans
+un budget régulier, à toute dépense autorisée il faut une ressource
+correspondante. Le système adopté en 1837 avait été de faire face aux
+dépenses extraordinaires avec les réserves de l'amortissement. On
+sait en quoi consistaient ces réserves: en vertu des règles posées
+pour l'amortissement, chaque année, une certaine quantité de rentes
+3 0/0 était rachetée; mais on n'eût pu faire de même pour les rentes
+5 0/0, 4 et demi 0/0, 4 0/0, qui étaient au-dessus du pair, sans
+imposer au Trésor une perte considérable; la dotation et les rentes
+rachetées appartenant à chacun de ces fonds n'étaient donc plus
+employées en achats nouveaux et constituaient un fonds provisoirement
+disponible auquel on donna le nom de «réserves de l'amortissement».
+Ce furent ces réserves, environ 75 à 80 millions par an, que la loi
+du 17 mai 1837 affecta aux travaux publics extraordinaires. Une telle
+mesure se justifiait: du moment où l'on ne pouvait plus appliquer ces
+fonds à l'extinction des dettes anciennes, n'était-il pas naturel de
+les employer à prévenir des dettes nouvelles?</p>
+
+<p>Tout alla bien en 1838, en 1839, tant que les budgets ordinaires
+furent en équilibre et que les dépenses extraordinaires ne
+dépassèrent pas les réserves. Mais quand la crise de 1840 amena le
+déficit et qu'au même moment le chiffre des dépenses extraordinaires
+fut considérablement grossi, la combinaison se trouva entièrement
+dérangée. Les réserves de l'amortissement durent être détournées
+de l'affectation que leur avait donnée la loi de 1837 et furent
+employées à couvrir les déficits. Pendant plusieurs années, elles
+n'y suffirent même <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> pas et laissèrent un découvert qui
+absorbait d'avance les réserves des années futures. À la fin de 1845,
+ces réserves paraissaient ainsi engagées jusqu'au milieu de 1846:
+encore, en faisant une telle prévision, mettait-on les choses au
+mieux et supposait-on que l'équilibre qui venait d'être rétabli dans
+le budget ordinaire ne serait plus détruit.</p>
+
+<p>À défaut des réserves de l'amortissement, force avait été de trouver
+d'autres ressources pour faire face aux dépenses extraordinaires. Ce
+fut alors qu'intervinrent la loi du 25 juin 1841, relative aux grands
+travaux militaires et civils<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>, et la loi du 11 juin 1842, qui
+établit le réseau des chemins de fer<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>. La première autorisait le
+gouvernement à emprunter 450 millions applicables aux grands travaux:
+par suite, deux emprunts furent effectués en rentes 3 0/0; l'un, en
+octobre 1841, de 150 millions, au cours de 78 fr. 52 c. 1/2; l'autre,
+en décembre 1844, de 200 millions, au cours de 84 fr. 75; ce dernier
+cours, le plus élevé qu'on eût obtenu dans un emprunt depuis 1830,
+témoignait du relèvement du crédit; pour les 100 millions restants,
+on ne jugea pas nécessaire de s'adresser au public; on se contenta,
+en 1845, de consolider jusqu'à concurrence de cette somme les fonds
+de la caisse d'épargne. Quant à la seconde de ces lois, celle de
+1842 sur les chemins de fer, on sait qu'elle n'assurait aucune
+recette comme contre-partie de l'énorme dépense qu'elle autorisait;
+tout devait être à la charge de la dette flottante jusqu'à ce que
+l'extinction des découverts permît d'appliquer à cette dépense les
+réserves de l'amortissement, ou, si cette ressource manquait, jusqu'à
+ce qu'il fût fait un nouvel emprunt. Suivant l'expression de M.
+Dumon, la dette flottante était comme «un prêteur intermédiaire entre
+une dépense anticipée et une recette retardée». Le crédit ouvert
+dans ces conditions n'avait été tout d'abord, en 1842, que de 126
+millions; mais, chaque année, de nouveaux crédits s'y ajoutaient, et
+il fut bientôt visible que le <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> chiffre total de l'opération,
+évalué dans le début à 475 millions, dépasserait 650 millions. Une
+fois engagé dans cette voie, on ne s'y arrêta pas. Le procédé qui
+consistait à imputer des dépenses sur la dette flottante était
+dangereux, mais il était commode, et l'on fut amené à l'appliquer
+à d'autres dépenses qui ne trouvaient pas place dans le budget
+ordinaire et dont quelques-unes n'avaient pas l'excuse d'être, comme
+celles des chemins de fer, des dépenses essentiellement productives.
+Tel fut notamment le crédit de 93 millions voté en 1846 pour le
+développement de la flotte: c'était la Chambre elle-même, émue par
+certaines révélations sur l'état de notre marine, notamment par la
+fameuse note du prince de Joinville, qui avait poussé le ministère à
+proposer cette dépense. Au 1<sup>er</sup> janvier 1846, la dette flottante,
+bien qu'allégée par les récents emprunts, s'élevait à 428 millions,
+et l'on prévoyait qu'elle grossirait encore dans les années suivantes.</p>
+
+<p>Sans doute chacune de ces dépenses extraordinaires se justifiait par
+d'excellentes raisons. Eût-il été possible de retarder les chemins de
+fer, ou de ralentir la conquête algérienne? Eût-il été patriotique de
+se refuser à renforcer notre état militaire? Le malheur était qu'on
+dût faire tout à la fois. De cette concomitance tout accidentelle
+venait l'embarras de nos finances. Le gouvernement se flattait du
+moins que l'embarras ne serait que passager, et s'il chargeait si
+lourdement la dette flottante, il n'était pas sans prévoir les
+moyens de la dégager. Il comptait pour cela sur les remboursements
+à effectuer par les compagnies de chemins de fer, remboursements
+s'élevant à plus de deux cents millions, et sur les réserves de
+l'amortissement qu'il espérait bientôt retrouver disponibles.
+Toutefois ce n'était pas avant plusieurs années que la dette
+flottante pourrait être ainsi complètement déchargée du poids qu'on
+avait momentanément rejeté sur elle. La commission des finances, dans
+le rapport fait en 1846 sur le budget de 1847, calculait que cette
+libération totale ne serait accomplie qu'en 1857. Et encore était-ce
+à la condition qu'il n'y aurait d'ici là aucune crise extérieure
+ou intérieure, que les budgets ordinaires <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> ne présenteraient
+plus de découverts et qu'on n'entreprendrait pas de nouveaux
+travaux. Qui pouvait répondre que toutes ces conditions seraient
+remplies? Le ministère se flattait cependant de n'avoir pas dépassé
+les forces de la France, et quand c'était M. Thiers, le ministre
+de 1840, qui lui reprochait d'avoir été téméraire, M. Guizot se
+croyait fondé a répondre: «La paix aussi a ses grandes entreprises,
+la paix a aussi ses témérités; mais les témérités de la paix ont
+cet avantage qu'elles sont fécondes, qu'elles valent au pays des
+biens immenses qui vont toujours se développant. Les témérités d'une
+autre politique, d'un autre système, sont au contraire stériles et
+vont s'aggravant tous les jours. Voilà la différence. Nous avons la
+confiance qu'avec le maintien de la bonne politique, de la politique
+pacifique et conservatrice, les témérités de la paix seront heureuses
+et fructueuses, et que le pays surmontera, c'est-à-dire portera le
+fardeau dont il s'est volontairement chargé, au-devant duquel il est
+allé lui-même à cause des biens qu'il en espère<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>.»</p>
+
+<h4>IV</h4>
+
+<p>Les mesures législatives et les actes du pouvoir central ne sont
+pas les seuls moyens par lesquels un gouvernement travaille à la
+prospérité d'un pays. Il y contribue aussi par l'administration
+locale. Après 1830, le personnel préfectoral, improvisé sous le
+coup de la révolution, avait laissé parfois à désirer. Peu à peu il
+s'était épuré, et l'on peut dire que dans les dernières années de
+la monarchie il était devenu excellent<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>; il avait la capacité,
+l'expérience et la considération; il avait surtout la stabilité,
+conséquence naturelle de la durée du cabinet. <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> Presque tous
+les préfets étaient anciens dans la carrière et restaient longtemps
+au même poste. Quelques-uns paraissaient avoir formé avec leur
+département une sorte de mariage indissoluble, témoin M. Lorois et M.
+Lucien Arnauld, qui, nommés, l'un à Vannes en 1830, l'autre à Nancy
+en 1832, devaient y demeurer jusqu'à la révolution de Février. De
+cette sorte de permanence et d'inamovibilité préfectorale, il était
+d'autres exemples: le plus considérable fut celui de M. de Rambuteau,
+préfet de la Seine de 1833 à 1848. Déjà le comte de Chabrol avait
+occupé l'Hôtel de ville pendant toute la Restauration.</p>
+
+<p>Le comte de Rambuteau est l'une des figures intéressantes du règne.
+Dans sa jeunesse, il avait appris le monde auprès de son charmant
+beau-père le comte Louis de Narbonne, et l'administration à l'école
+de l'Empereur, qui l'avait distingué et nommé préfet du Simplon.
+De cette double éducation il avait gardé des qualités rarement
+unies, à la fois homme de bureau et de salon, laborieux et enjoué,
+sachant les affaires et connaissant les hommes. Le premier, il se
+trouva à Paris en face d'un conseil municipal élu, où l'opposition
+avait une large place et dont le président fut bientôt l'un
+des personnages importants du parti radical, M. Arago. Par son
+adresse, par sa patience, par un esprit de conciliation qui parfois
+effarouchait un peu les ministres, le préfet parvint à bien vivre
+avec le conseil, le détournant de la politique vers les affaires,
+et l'amenant à s'associer à toutes les cérémonies monarchiques,
+réceptions de la famille royale à l'Hôtel de ville, baptême du comte
+de Paris, funérailles du duc d'Orléans. De grands travaux furent
+faits pour assainir et embellir la capitale. «Je dois procurer aux
+Parisiens de l'eau, de l'air et de l'ombre», avait-il dit dans une
+de ses premières harangues au Roi. Les gigantesques et coûteuses
+transformations opérées depuis ne doivent pas faire oublier ces
+années d'activité réglée et féconde, où l'administration municipale
+renouvela entièrement la voirie par le pavage en chaussée et la
+création des trottoirs, nivela les boulevards, élargit ou perça
+un grand nombre de rues, refit les quais, établit l'éclairage au
+gaz, agrandit l'Hôtel de ville, <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> termina la Bourse et la
+Madeleine, construisit l'église Saint-Vincent de Paul, commença
+Sainte-Clotilde, éleva le nombre des écoles de 58 à 209, améliora
+les hôpitaux et les prisons, développa le service des eaux de façon
+à porter la part de chaque habitant de 70 litres à 108; et tout
+cela, sans embarrasser les finances, sans grever l'avenir, bien
+plus, en laissant entrevoir, pour 1851, l'extinction complète de
+la dette municipale. Sous ce régime, le commerce et l'industrie
+parisienne progressèrent rapidement: les déclarations d'exportation
+à la douane, qui étaient de 60 millions en 1832, montèrent à 171 en
+1846. M. de Rambuteau payait de sa personne, non seulement par la
+direction donnée aux grandes affaires, mais par les relations qu'il
+avait avec ses administrés; son cabinet était ouvert à tous; chaque
+matin, il parcourait les quartiers populaires, causant volontiers
+avec les ouvriers, auprès desquels son activité, sa bonhomie, son
+abord gracieux et facile lui valaient une sorte de popularité. Fort
+bien vu du Roi et de Madame Adélaïde, on l'interrogeait souvent,
+aux Tuileries, sur les sentiments de Paris. En 1848, lors de la
+dévastation de l'Hôtel de ville, les vainqueurs respectèrent son
+portrait, et le portant sur le lit du préfet: «Dors, papa Rambuteau,
+dirent-ils; tu as mérité de te reposer.»</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+<p>En somme, malgré les excès de la spéculation, malgré certaines
+timidités de la politique commerciale et certaines témérités de la
+politique financière, l'activité économique du pays était en plein
+développement. Telle était même cette activité, qu'on en venait à
+se demander si elle ne tenait pas une place trop grande dans les
+préoccupations du public, et si l'idéal national n'en était pas un
+peu abaissé. Beaucoup s'en plaignaient alors et y montraient le
+vice propre de la classe moyenne, devenue omnipotente depuis 1830.
+On prétendait <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> que le règne de cette classe aboutissait à
+rétablir une nouvelle féodalité, la «féodalité financière», ou,
+pour parler comme Proudhon, à remplacer l'aristocratie par la
+«bancocratie». Il semblait, du reste, qu'on fût bienvenu, dans ce
+temps, à mal parler de la bourgeoisie. C'était désormais contre elle
+que s'exerçait la satire, que s'acharnait la caricature; c'était
+d'elle que l'on se moquait sous les traits de Prudhomme ou de
+Paturot. Sa prépondérance avait éveillé la jalousie. La noblesse,
+qu'elle traitait en vaincue, et le peuple, qu'elle traitait en
+suspect, étaient également empressés à la trouver en faute, et tous
+deux s'accordaient à lui reprocher un matérialisme dont ils se
+flattaient de n'être pas atteints au même degré.</p>
+
+<p>Que doit-on penser de ce reproche? Depuis qu'elle était maîtresse,
+la bourgeoisie avait fait preuve de sérieuses qualités; elle s'était
+montrée sensée, instruite, laborieuse, honnête. Mais elle avait deux
+causes de faiblesse: l'une était sa rupture avec l'aristocratie
+de naissance, que l'aristocratie d'argent ne suppléait pas;
+l'autre était la part insuffisante faite, dans sa vie morale, au
+christianisme, que ne pouvait pas non plus remplacer la philosophie
+éclectique, alors officiellement investie du gouvernement des âmes,
+mais incapable de répondre à toutes leurs questions, de satisfaire
+à tous leurs besoins. Par cette double séparation, la bourgeoisie
+s'était privée de certains éléments sympathiques, généreux,
+chevaleresques, héroïques, qui eussent fait heureusement contrepoids
+à ce qu'elle pouvait avoir, par ses origines, par ses habitudes, d'un
+peu égoïste et terre à terre. C'étaient ces côtés faibles que M.
+Guizot avait en vue quand, au lendemain de 1848, dans une lettre à
+M. Lenormant, il définissait ainsi le parti conservateur avec lequel
+il avait été obligé de gouverner: «Trop étroit de base, trop petit
+de taille, trop froid ou trop faible de c&oelig;ur; voulant sincèrement
+l'ordre dans la liberté, et n'acceptant ni les principes de l'ordre,
+ni les conséquences de la liberté; plein de petites jalousies et
+de craintes; étranger aux grands désirs et aux grandes espérances,
+les repoussant même comme un trouble ou un péril pour son repos.»
+Et il ajoutait: «J'en <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> dirais trop, si je disais tout.» Un
+homme avait senti plus vivement encore les défauts de la classe
+portée au pouvoir par la révolution de 1830, c'était le prince sur
+la tête duquel paraissait reposer l'avenir de cette révolution,
+le duc d'Orléans. Ses lettres intimes, récemment publiées, nous
+révèlent avec quelle sévérité il se laissait aller à parler de cette
+bourgeoisie, de la façon dont elle avait été «amollie» par le succès,
+de ce «mouvement politique qui ne parlait pas à l'imagination»,
+de ces «idées mesquines et étroites qui avaient seules accès
+dans la tête des députés», de ces hommes «qui ne voyaient dans
+la France qu'une ferme ou une maison de commerce»; parfois même,
+l'expression de son «dégoût» avait une amertume et une véhémence dont
+l'exagération surprend, et où il faut voir moins un jugement réfléchi
+et mesuré que la généreuse impatience d'une âme jeune, ardente,
+froissée dans ses plus nobles instincts<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>.</p>
+
+<p>On conçoit l'effet que dut produire, dans une société ainsi malade,
+l'esprit de spéculation surexcité par la création des chemins de
+fer. Placée en face de ce qu'on pouvait appeler la grande tentation
+du veau d'or, la classe moyenne se trouva mal armée pour y résister:
+elle y succomba. «Le vent est à la conquête des richesses, écrivait
+M. Léon Faucher en 1845; nous faisons des chemins de fer; nous
+sommes dans une veine miraculeuse de prospérité... On ne pense
+plus qu'à s'enrichir, et l'on ne mesure plus les événements qu'au
+thermomètre de la Bourse<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>.» Cette fièvre d'argent eut tout de
+suite une conséquence digne de remarque dans un pays où, depuis
+1815, la politique avait tenu tant de place: elle en fit perdre le
+goût au public. «L'esprit politique est mort pour plusieurs années,
+disait M. Faucher... Il n'y a plus d'opinion en laquelle on ait
+foi<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>.» Mettra-t-on ce témoignage en doute, <span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> comme émanant
+d'un opposant? Voici M. Rossi qui, dès le mois de décembre 1842,
+s'exprimait en ces termes dans la <cite>Revue des Deux Mondes</cite>: «Le public
+ne s'occupe que de ses spéculations, de ses affaires. Il n'a pas
+de goût en ce moment pour la politique; il s'en défie; il craint
+d'en être dérangé. Il a eu ainsi des engouements successifs: sous
+l'Empire, les bulletins de la grande armée; sous la Restauration,
+la Charte, la liberté; tout le reste lui paraissait secondaire.
+Aujourd'hui, c'est la richesse. Les hommes aux passions généreuses
+doivent s'y faire.» M. de Barante, d'un esprit si mesuré et si
+sagace, écrivait, vers la même date, à l'un de ses parents: «La
+politique est morte pour le moment. Je ne me souviens pas d'avoir
+vu un pareil assoupissement des opinions. Les intérêts privés ont
+aboli l'intérêt public, ou, pour parler plus exactement, personne ne
+l'envisage que sous cet aspect<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>.» Il ajoutait, en 1843, dans une
+lettre à M. Guizot: «L'oubli des opinions politiques est complet; il
+se confond avec une insouciance croissante de tout intérêt public;
+ni conviction, ni affection, ni même approbation explicite; on jouit
+de ce bien-être; on y tient assurément beaucoup, mais sans songer à
+lui assurer un lendemain<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a>.» Et encore, en 1845: «Rien qui diffère
+des années précédentes... Un oubli plus complet encore des opinions;
+point d'esprit public; aucune montre d'attachement aux institutions
+ni aux personnes<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a>.» Ce phénomène ne frappait pas seulement les
+hommes d'État; M. Sainte-Beuve notait, le 5 novembre 1844, que «la
+politique était de plus en plus morte en France<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a>». De cette sorte
+d'inertie, le gouvernement essayait parfois de donner une explication
+rassurante: «C'est, disait M. Guizot, que le pays est tranquille sur
+les principes, sur les intérêts moraux qui lui sont si chers. Il est
+tranquille, parce qu'il sait que le gouvernement ne les menace pas;
+et, tranquille sur sa grande existence morale, il fait paisiblement
+<span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> ses affaires quotidiennes<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>.» Qu'il y eût une part de
+vérité dans cette explication, je le veux bien. Toutefois, elle ne
+suffisait pas, et il n'était pas besoin d'y regarder de bien près
+pour se rendre compte que le pays n'était pas seulement tranquille;
+il était indifférent et distrait.</p>
+
+<p>Un fait avait aidé à cette indifférence politique: c'est que le
+régime parlementaire ne s'était pas relevé du discrédit dont l'avait
+frappé la coalition de 1839. On n'avait plus sans doute à se plaindre
+de crises pareilles à celles qui s'étaient succédé de 1836 à 1840;
+le ministère avait acquis une stabilité jusqu'alors inconnue; la
+majorité semblait constituée. Mais, en dépit du talent des orateurs,
+le public ne pouvait pas s'intéresser beaucoup à des luttes où ne
+lui paraissaient être en jeu que des ambitions personnelles; il
+ne se sentait plus en communion avec les Chambres, comme sous la
+Restauration et dans les premières années de la monarchie de Juillet,
+alors que les grands problèmes portés à la tribune,&mdash;«royalisme»
+ou «libéralisme», «résistance» ou «mouvement»,&mdash;étaient ceux mêmes
+que le pays débattait avec ardeur ou angoisse. Aussi, vers 1846,
+était-on assez bienvenu, dans certains milieux, à mal parler du
+«parlementarisme», à le déclarer une «machine usée». Les démocrates
+ne se montraient pas les moins vifs, témoin une brochure de M. Henri
+Martin qui fit à ce moment quelque bruit. Il n'était pas jusqu'au
+monde doctrinaire d'où l'on ne vît s'élever des doutes. M. Doudan,
+dont on n'ignore pas, il est vrai, le scepticisme un peu fantasque,
+se demandait si «la soupe constitutionnelle était une bonne soupe».
+«Nous avons cru pendant vingt ans, disait-il, que le bouillon
+était nourrissant, trop nourrissant, et, en regardant de près les
+chiens qu'on engraissait de cette gélatine, on a pu voir qu'ils
+maigrissaient à vue d'&oelig;il<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a>.» C'était à toutes les libertés
+que risquait de s'étendre l'indifférence du public. «La réaction
+contre les idées libérales est grande en ce <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> moment, notait un
+observateur; on croit avoir suffisamment réfuté le système le plus
+généreux, le plus sensé, le plus équitable, lorsqu'on l'a qualifié
+dédaigneusement de théorie<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>.» Tel paraissait être notamment l'état
+d'esprit des jeunes députés, qui venaient d'entrer en assez grand
+nombre dans la Chambre, en 1846, et qui se piquaient d'y représenter
+les générations nouvelles: il fallait entendre de quel ton ils
+parlaient des «illusions libérales» de leurs devanciers<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>. Peu de
+temps auparavant, M. Molé écrivait à M. de Barante: «Nous sommes à
+une de ces époques où l'esprit humain, doutant de lui-même, ne sait
+plus que penser de ce qu'il avait condamné et de ce dont il s'était
+enorgueilli<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>.» M. de Rémusat, tout en se raidissant pour son
+compte contre une telle désillusion, constatait qu'elle avait gagné
+beaucoup d'esprits<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>.</p>
+
+<p>Cet affaiblissement de la vie politique, cette préoccupation
+excessive de l'intérêt individuel étaient, pour la nation, une
+diminution de sa dignité morale. Était-ce une sécurité pour le
+gouvernement? Quelques-uns s'en flattaient. Une opinion ainsi
+distraite leur paraissait moins gênante. Et puis ils croyaient
+trouver dans les intérêts surexcités une force pour le pouvoir qui
+travaillait à les satisfaire, fondement plus solide, disait-on,
+que des sentiments, de leur nature, toujours un peu capricieux.
+Les journées de février 1848 devaient cruellement détruire cette
+illusion. «Le matérialisme en politique, a-t-on écrit très justement
+à propos de la monarchie de Juillet<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>, produit les mêmes effets
+qu'en morale; il ne saurait inspirer le sacrifice, ni par conséquent
+la fidélité... On dira peut-être que ces intérêts bien entendus, en
+faisant sentir au bourgeois le besoin de la stabilité, suppléeront
+aux principes et l'attacheront solidement à son parti: il n'en est
+rien. Loin de lui conseiller la fermeté, ses intérêts le porteront à
+être toujours de l'avis du plus fort. De là ce type fatal, sorti de
+nos révolutions, l'homme d'ordre, <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> comme on l'appelle, prêt à
+tout subir, même ce qu'il déteste. L'intérêt ne saurait rien fonder,
+car, ayant horreur des grandes choses et des dévouements héroïques,
+il amène un état de faiblesse et de corruption où une minorité
+décidée suffit à renverser le pouvoir établi.» Ces réflexions étaient
+inspirées, après coup, à M. Renan par la leçon des faits. Dès 1840,
+devançant les événements avec une sagacité prophétique, Henri Heine
+annonçait qu'au jour des tempêtes «la bourgeoisie se tiendrait coi
+et ferait défaut au Roi, en lui laissant à lui-même tout le soin de
+se tirer d'affaire». Et il continuait ainsi: «La bourgeoisie fera
+peut-être encore bien moins de résistance que n'en fit, dans un cas
+pareil, l'ancienne aristocratie; même dans sa faiblesse la plus
+pitoyable, dans son énervement par l'immoralité, dans sa dégénération
+par la courtisanerie, l'ancienne noblesse resta encore animée d'un
+certain point d'honneur inconnu à notre bourgeoisie, qui est devenue
+florissante par l'industrie, mais qui périra également par elle. On
+prophétise un autre Dix août à cette bourgeoisie, mais je doute que
+les chevaliers industriels du trône de Juillet se montrent aussi
+héroïques que les marquis poudrés de l'ancien régime qui, en habit
+de soie et avec leurs minces épées de parade, s'opposèrent au peuple
+envahissant les Tuileries<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>.»</p>
+
+<h4>VI</h4>
+
+<p>La prédominance des intérêts matériels était le mal de la société
+elle-même. L'opposition, fidèle à sa tactique, tâcha d'y faire
+voir la faute, le crime du ministère, qu'elle accusa d'avoir
+machiavéliquement travaillé à la perversion de l'âme nationale. À
+entendre les orateurs et les journaux de la gauche, le gouvernement
+avait poussé le pays aux pieds du veau d'or, pour le détourner
+de la politique; il avait sciemment provoqué et favorisé <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span>
+l'agiotage en matière de chemins de fer<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a>. Ce sont là de ces
+calomnies de parti dont l'exagération même trahit l'injustice et que
+l'histoire peut négliger. Mais des bancs de l'opposition s'élevaient
+parfois des critiques qui méritent de n'être pas confondues avec ces
+vulgaires déclamations. Tels étaient les discours, ou plutôt les
+dissertations, où, presque chaque année, M. de Tocqueville, laissant
+de côté les faits particuliers de la politique courante, dogmatisait
+gravement et mélancoliquement sur l'altération des m&oelig;urs
+publiques, et prophétisait les malheurs qui en résulteraient. Il
+semblait s'être fait une spécialité de ce rôle de Cassandre auprès
+de la bourgeoisie régnante. Son inspiration était élevée; toutefois
+il s'y mêlait quelque chose d'un peu chagrin qui le portait à voir
+souvent la situation trop en noir. Et puis, même chez ce haut et
+droit esprit, l'opposant faisait tort au moraliste politique. Sa
+critique, généralement fondée quand elle s'adressait à la société
+et poursuivait la réforme des m&oelig;urs, se rapetissait quand elle
+concluait à un changement de cabinet. Dans ses paroles il y avait
+donc beaucoup à prendre, et aussi quelque chose à laisser; l'orateur
+méritait grand crédit, et cependant était, par certains côtés, un
+peu suspect: réunion de qualités et de défauts, d'autorité et de
+faiblesse, dont on se rendra mieux compte si l'on considère de plus
+près cette figure. On l'a déjà aperçue plusieurs fois au cours de ce
+récit, mais sans avoir encore eu l'occasion de s'y <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> arrêter.
+Le moment est venu d'en tenter l'esquisse, fallût-il suspendre
+quelques instants nos observations sur les m&oelig;urs de l'époque. M.
+de Tocqueville est de ceux dont les traits particuliers intéressent
+l'histoire générale.</p>
+
+<p>Alexis de Tocqueville n'avait pas encore trente ans, quand il devint
+tout d'un coup célèbre, en 1835, par son livre <cite>De la démocratie
+en Amérique</cite>. Jamais publication de ce genre n'avait eu un succès
+si considérable, si soudain, si peu préparé. La veille, personne
+ne connaissait ce jeune homme qui, après avoir débuté, sous la
+Restauration, dans la magistrature, était parti pour l'Amérique
+au lendemain des journées de Juillet et, une fois de retour,
+avait travaillé silencieusement sur ses notes de voyage, sans
+occuper de lui le public. Le lendemain, son nom était dans toutes
+les bouches; son libraire, naguère froid et défiant, lui disait,
+joyeux et stupéfait: «Ah ça, mais il paraît que vous avez fait un
+chef-d'&oelig;uvre<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>!» et chacun répétait l'oracle rendu par M.
+Royer-Collard: «Depuis Montesquieu, il n'a rien été fait de pareil.»
+L'auteur n'était pas le moins surpris du bruit que faisait son
+&oelig;uvre<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>. S'intéressait-on tellement à l'Amérique? Non, c'est
+qu'en réalité il s'agissait de la France<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>. Ce livre rappelait à
+une nation, qui s'en était laissé distraire par les incidents de
+chaque jour, le redoutable problème qui pesait sur elle, celui de la
+démocratie; il lui donnait conscience du mouvement qui l'emportait
+vers un nouvel ordre politique et social; il lui faisait comprendre
+la nécessité de se préparer à cette évolution. L'auteur n'était
+ni un <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> partisan ni un adversaire de la démocratie. C'était
+un observateur indépendant, sans parti pris pour ou contre, frappé
+également de la force et du péril de cette démocratie, jugeant
+impossible de lui barrer le chemin et nécessaire de la guider,
+saluant son avènement sans s'abaisser devant elle. Ajoutons que le
+mystère de cet avenir l'attirait et l'effrayait à la fois; de là cet
+accent d'angoisse qui perçait à travers la gravité d'ordinaire un peu
+froide de son style.</p>
+
+<p>Dans les années qui suivirent, M. de Tocqueville recueillit les
+profits de sa célébrité. En 1838, il fut nommé membre de l'Académie
+des sciences morales; en 1841, après la publication de la seconde
+partie de son livre, l'Académie française lui ouvrit ses portes.
+Candidat à la députation dès 1837, il fut élu en 1839. Il arrivait à
+la Chambre avec le désir évident d'y rester en dehors et au-dessus
+des partis. «Tous les partis existants me répugnent», disait-il<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a>.
+Bien que fils d'un préfet de la Restauration et ayant vu avec regret
+la révolution de 1830, il ne frayait pas politiquement avec les
+légitimistes; il s'était rallié tristement, mais sans hésiter, à
+la monarchie nouvelle, plus préoccupé de certains principes et de
+certaines libertés que de la forme du gouvernement. Très libéral,
+l'esprit plus ouvert que la masse des conservateurs sur les besoins
+et les droits de la démocratie, il se piquait cependant d'être
+un «libéral d'une espèce nouvelle», se défendait de ressembler
+«à la plupart des démocrates de nos jours» et déclarait que
+«personne n'avait une haine plus profonde que lui pour l'esprit
+révolutionnaire<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>». D'autre part, pour rien au monde il n'eût
+voulu être qualifié de ministériel; lors de sa première candidature,
+M. Molé, président du conseil à cette époque, ayant fait mine de
+le recommander, il avait repoussé cet appui, comme si sa dignité
+personnelle en eût dû être atteinte; le ministre, piqué, répondit
+par une leçon à l'adresse de cette indépendance si chatouilleuse:
+«Serez-vous plus libre d'engagements, <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> lui demanda-t-il, si
+vous arrivez par les légitimistes, les républicains, ou une nuance
+quelconque de la gauche, que par le juste milieu? Il faut choisir:
+l'isolement n'est pas l'indépendance, et l'on dépend plus ou moins
+de ceux qui vous ont élu<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a>.» L'événement devait justifier cet
+avertissement: au bout de peu de temps, M. de Tocqueville n'était
+plus guère qu'un membre de la gauche, un lieutenant de l'armée de M.
+Odilon Barrot, s'y sentant mal à l'aise, valant mieux et ayant des
+pensées plus hautes que les hommes auxquels il était mêlé, cherchant
+parfois à s'en distinguer, mais ne croyant pas pouvoir s'en séparer.
+Il se trouvait faire tout autre chose que ce qu'il avait rêvé.</p>
+
+<p>Ce ne fut pas sa seule déception. L'importance de son rôle
+parlementaire était loin d'être en rapport avec l'éclat de ses débuts
+de publiciste; à la Chambre, il demeurait au second rang, considéré,
+mais sans grande action. Sa parole élégante, élevée, nourrie, avait
+quelque chose d'un peu tendu, laborieux et terne. Il manquait de
+mouvement et de chaleur. Ce n'est pourtant pas que, chez lui, l'âme
+fût froide: personne n'avait la sensibilité plus affinée, la pensée
+plus fervente; mais la flamme qui brûlait au fond de son être le
+consumait sans jaillir au dehors, ou du moins n'était visible que de
+près. Devant un auditoire nombreux et banal, une sorte de méfiance
+de lui-même et des autres l'empêchait de se donner pleine carrière.
+Les moyens physiques de l'orateur lui faisaient d'ailleurs défaut;
+sa voix faible ne portait pas; toute sa personne était d'une grande
+distinction, mais un peu grêle; une émotion l'épuisait. Il souffrit
+d'autant plus de cet insuccès relatif, qu'il avait eu des visées
+plus hautes. N'ayant encore que vingt-deux ans, il écrivait à l'un
+de ses confidents, au sujet de certains déboires de sa carrière de
+magistrat: «Il y a chez moi un besoin de primer qui tourmentera
+cruellement ma vie.» Son âme était un mélange délicat et fort
+compliqué d'ambition et de désintéressement, d'orgueil et de <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span>
+modestie, de fierté et de timidité, de hardiesse et d'anxiété<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a>.
+Sa mauvaise santé ne contribuait pas peu à cet état d'âme. À
+vingt-quatre ans, il écrivait déjà: «Je suis effrayé de la place que
+mes maux physiques tiennent dans mon imagination, du dégoût qu'ils
+me donnent souvent pour toute espèce d'avenir.» Dix ans plus tard,
+en 1839, il gémissait encore sur «ce malaise perpétuel du corps et
+de l'esprit». En 1842, il écrivait: «La santé est le boulet que je
+traîne après moi.»</p>
+
+<p>Tout ce qui vient d'être dit de M. de Tocqueville, de ses origines
+et de ses visées, de ses qualités et de ses faiblesses, explique
+qu'il fût plus préparé qu'un autre à s'apercevoir, à souffrir, à
+s'irriter des misères trop réelles de la politique à laquelle il se
+mêlait, et particulièrement de ce qu'il pouvait y avoir d'un peu
+court, étroit, abaissé, dans les idées et la conduite de la classe
+alors dominante. D'ailleurs, sa sensibilité, si éveillée pour ce
+qui le touchait personnellement, l'était peut-être plus encore
+pour ce qui intéressait ses convictions et son patriotisme. Nul
+ne témoigna un souci plus sincère et plus douloureux de la chose
+publique. Les défauts de l'état politique et social l'attristaient
+et le troublaient à l'égal d'un chagrin de famille. À la différence
+de tant d'hommes d'État qui, dans la distraction des affaires et
+des luttes quotidiennes, oublient les <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> dangers profonds et
+lointains, on eût dit que ses regards étaient constamment fixés sur
+ces dangers; il était assombri par cette contemplation et comme
+obsédé par la pensée de la décadence. Ainsi, au quatrième et au
+cinquième siècle, certains Romains avaient-ils, plus que d'autres de
+leurs contemporains, l'impression poignante de la ruine du passé et
+des menaces de l'avenir. À la fin de sa vie, M. de Tocqueville disait
+de la «grande et profonde tristesse» qui était au fond de son âme:
+«C'est la tristesse que me donne la vue de mon temps et de mon pays.»</p>
+
+<p>Aussi, parcourez la correspondance de M. de Tocqueville, depuis le
+jour où il est entré à la Chambre. Ce n'est qu'un gémissement et
+un cri d'angoisse. Il déplore «la mobile petitesse, le désordre
+perpétuel et sans grandeur du monde politique», la «platitude
+générale qui va partout croissant»; il se dit «las du petit
+pot-au-feu démocratique et bourgeois»; il gémit de vivre au milieu
+de «ce labyrinthe de misérables et vilaines passions», de «cette
+fourmilière d'intérêts microscopiques qui s'agitent en tous sens,
+qu'on ne peut classer et qui n'aboutissent pas à de grandes opinions
+communes». Le «côté de l'humanité» que lui «découvre la politique»
+lui paraît «triste»; il trouve «que rien n'y est ni parfaitement
+pur, ni parfaitement désintéressé, que rien n'y est véritablement
+généreux, que rien n'y sent l'élan libre du c&oelig;ur,... que rien n'y
+est jeune, en un mot, même les plus jeunes». Il regrette le temps où,
+comme sous la Restauration, «les sentiments étaient plus hauts, les
+idées, la société plus grandes»; où «il était possible de se proposer
+un but, et surtout un but haut placé», tandis que désormais «la vie
+publique manque d'objet». Il voudrait voir s'élever «le vent des
+véritables passions politiques, des passions grandes, désintéressées,
+fécondes, qui sont l'âme des seuls partis qu'il comprenne». Il ne
+peut s'empêcher de «porter envie» à La Moricière qui se bat en
+Afrique. «Les petites passions molles et improductives que je vois
+fourmiller autour de moi, écrit-il, me pousseraient dans l'armée si
+j'étais plus jeune, ou chez les Trappistes si j'étais <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> plus
+dévot; mais, n'étant ni l'un ni l'autre, je me résigne et j'attends
+pour voir s'il n'apparaîtra pas enfin, sur l'horizon politique,
+quelque chose, en homme ou en événement, de plus grand que ce que
+nous voyons<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a>.»</p>
+
+<p>C'est de ces sentiments que M. de Tocqueville s'inspirait dans les
+dissertations de morale politique qu'il portait à la tribune. On
+a dès lors le secret de ce qu'elles pouvaient avoir d'excessif.
+Néanmoins, si la note en était trop continuellement inquiète et
+attristée, si surtout le ministère y était peu justement rendu
+responsable de ce qui était le vice et le malheur du temps, par
+moments la clairvoyance de l'orateur avait quelque chose de vraiment
+prophétique. Tel, entre plusieurs, ce discours du 18 janvier 1842,
+où, après avoir dépeint le mal des esprits et avoir montré comment
+chacun «ne considérait la vie politique que comme une chose qui lui
+était étrangère, dont le soin ne le regardait point, concentré qu'il
+était dans la contemplation de son intérêt individuel et personnel»,
+M. de Tocqueville s'écriait: «Savez-vous, messieurs, ce que cela
+veut dire? Cela veut dire qu'il y a, en France, quelque chose en
+péril, quelque chose,&mdash;que MM. les ministres me permettent de le
+dire,&mdash;qui est plus grand que le ministère, qui est plus grand que la
+Chambre elle-même, c'est le système représentatif. Oui, messieurs,
+il faut que quelqu'un le dise enfin, et que le pays qui nous écoute
+l'entende, oui, parmi nous, en ce moment, le système représentatif
+est en péril. La nation, qui en voit les inconvénients, n'en sent
+pas suffisamment les avantages... Ce qui est en péril encore,
+messieurs, c'est la liberté! Sans doute, quand nous avons l'entier
+usage, et quelquefois, je le confesse, l'abus de la liberté, il peut
+paraître puéril de dire que la liberté est en péril. Il est vrai que
+ces périls ne sont pas immédiats. Mais à moi, messieurs, qui suis le
+serviteur dévoué de mon pays, mais qui ne serai jamais son valet,
+qu'il me soit permis de lui dire que c'est en agissant de <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span>
+cette manière que, dans tous les siècles, les peuples ont perdu leur
+liberté. Assurément je ne vois personne qui soit de taille à devenir
+notre maître; mais c'est en marchant dans cette voie que les nations
+se préparent un maître. Je ne sais où il est et de quel côté il doit
+venir; mais il viendra tôt ou tard, si nous suivons longtemps la même
+route.» L'événement ne devait malheureusement pas tarder à justifier
+ces sombres pronostics.</p>
+
+<h4>VII</h4>
+
+<p>Ainsi, à l'époque où la partie semblait gagnée pour la monarchie
+constitutionnelle, où les institutions parlementaires fonctionnaient
+enfin sans crise, les observateurs croyaient discerner, dans les
+m&oelig;urs publiques, et jusque dans l'âme de la nation, les symptômes
+d'une maladie qui mettait en péril l'avenir même de la liberté. Ceux
+qui, il y a vingt ou trente ans, s'étaient mis en route avec une si
+joyeuse et si superbe confiance, apparaissaient, maintenant qu'on
+pouvait les croire arrivés, tristes, inquiets de leur &oelig;uvre et
+doutant de leurs idées. Cette sorte de désillusion ne se manifestait
+pas seulement dans l'ordre politique. Même phénomène dans l'ordre
+littéraire. Des critiques, d'origines et d'âges divers, s'accordaient
+pour dénoncer, là aussi, ce qu'ils appelaient une «déroute» et
+un «avortement<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>». Telles étaient la vivacité et l'amertume de
+quelques-unes de ces plaintes, qu'on se demande si ceux qui les
+laissaient échapper avaient gardé tout leur sang-froid, et s'ils ne
+cédaient pas à l'irritation d'une déception d'autant plus difficile
+à supporter que leur espérance avait été plus orgueilleuse. Ce
+n'est pas à dire que tout fût sans fondement dans ces plaintes. Il
+est dans la nature des choses que la littérature se ressente des
+désordres sociaux et politiques du pays. Ainsi avons-nous déjà eu
+occasion, au début de cette histoire, <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> d'étudier quel effet
+avaient eu l'ébranlement et l'excitation de 1830 sur les idées et
+sur le talent des écrivains, effet si profond et si prolongé que
+nous avons dû en suivre les traces jusqu'à la veille de 1848<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>.
+S'étonnera-t-on maintenant d'apercevoir, dans les lettres de la fin
+du règne, le contre-coup de cet autre désordre, né, après plusieurs
+années d'un gouvernement régulier, non plus de l'excès du mouvement,
+mais plutôt de l'excès du repos et du bien-être, je veux parler de
+cette fièvre de convoitise et de spéculation qui avait remplacé la
+fièvre révolutionnaire, de cette prédominance croissante des intérêts
+matériels qui tendait à abaisser l'idéal national? Un critique
+entre tous s'était alors donné pour tâche de noter ce contre-coup:
+c'était M. Sainte-Beuve. Il avait même donné un nom au mal qui
+en était résulté; il l'appelait la «littérature industrielle» et
+s'appliquait à en définir les caractères. À l'entendre, chez beaucoup
+d'auteurs «une cupidité égoïste» avait remplacé les «idées morales
+et politiques» qui étaient, sous la Restauration, le mobile des
+écrivains et servaient comme «d'enseignes» à leurs livres; le «champ
+des &oelig;uvres d'imagination» était «envahi, exploité, par une bande
+nombreuse, presque organisée, avec cette seule devise inscrite au
+drapeau: <em>Vivre en écrivant</em>»; et le critique ajoutait: «La moralité
+littéraire de la presse en général a baissé d'un cran. Si l'on
+peignait au complet le détail de ces m&oelig;urs, on ne le croirait pas.
+M. de Balzac a rassemblé dernièrement beaucoup de ces vilenies dans
+un roman qui a pour titre: <cite>Un grand homme de province</cite>, mais en les
+enveloppant de son fantastique ordinaire: comme dernier trait qu'il a
+omis, toutes ces révélations curieuses ne l'ont pas brouillé avec les
+gens en question, dès que leurs intérêts sont redevenus communs<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>.»</p>
+
+<p>Quel désordre avait donc en vue M. Sainte-Beuve en rédigeant ce
+réquisitoire si véhément? L'état de la littérature à la fin de
+la monarchie de Juillet ne paraît pas, dans son aspect <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span>
+général, justifier une note si sombre. Sans entrer dans des détails
+spéciaux qui ne seraient pas d'une histoire politique, ni rappeler
+ce que j'ai déjà dit des principaux écrivains du temps, ne suffit-il
+pas, pour avoir une impression fort différente de celle de M.
+Sainte-Beuve, de jeter un coup d'&oelig;il sommaire et d'ensemble sur
+ce que ces écrivains sont devenus de 1841 à 1848, ou même seulement
+de donner l'énumération des &oelig;uvres qu'ils ont alors publiées?
+Chateaubriand est toujours là comme un témoin, un souvenir vivant
+de la glorieuse jeunesse du siècle, lui-même, il est vrai, vieilli,
+chagrin, ne publiant qu'une <cite>Vie de Rancé</cite>, peu digne de lui, et
+gâtant ses Mémoires à force de les corriger. Dans la poésie,&mdash;à
+défaut de Lamartine absorbé par la politique, à défaut de Victor
+Hugo qui, devenu pair de France par la grâce du roi des Français,
+commence à jalouser le rôle parlementaire de Lamartine, et dont la
+muse lyrique s'est tue depuis <cite>les Rayons et les Ombres</cite> (1840), à
+défaut de Vigny qui s'enferme dans un silence ennuyé et dédaigneux,
+à défaut de Musset qui, tout jeune, semble déjà épuisé et ne publie
+plus guère que des proverbes en prose,&mdash;des poètes de second rang,
+Brizeux, Théophile Gautier, sont en plein épanouissement; Laprade
+commence à se faire connaître avec <cite>Psyché</cite> (1841) et ses <cite>Odes et
+Poèmes</cite> (1844). Au théâtre, l'échec des <cite>Burgraves</cite> (1843) marque
+la faillite définitive de ce drame romantique qui affichait naguère
+de si fastueuses prétentions; mais, au même moment, l'étonnant
+succès de la <cite>Lucrèce</cite> de Ponsard (1843) donne l'illusion que la
+tragédie classique va renaître, rajeunie, adaptée au temps nouveau,
+et, l'année suivante, le brillant début du tout jeune auteur de
+la <cite>Ciguë</cite>, Émile Augier, est pour la comédie une promesse qui,
+celle-là, ne sera pas trompée. Dans le roman, les délicats peuvent se
+délecter avec <cite>Colomba</cite> et <cite>Carmen</cite> de Mérimée (1840-1845), <cite>la Mare
+au Diable</cite> de George Sand (1846), <cite>Mlle de la Seiglière</cite> de Jules
+Sandeau (1844). Dans l'ordre des travaux historiques,&mdash;si M. Guizot,
+absorbé par les soins du gouvernement, n'a pu rien publier depuis
+son <cite>Washington</cite> (1840), si M. Michelet est devenu la proie d'une
+sorte de folie furieuse, <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> démagogique et antichrétienne,&mdash;M.
+Thiers emploie les loisirs que lui laisse l'opposition à poursuivre
+sa grande <cite>Histoire du Consulat et de l'Empire</cite>, M. Augustin Thierry
+publie l'un de ses chefs-d'&oelig;uvre, les <cite>Récits mérovingiens</cite>
+(1840-1842), M. Mignet écrit sa belle <cite>Introduction aux négociations
+relatives à la succession d'Espagne</cite> (1842) et son livre sur <cite>Antonio
+Perez et Philippe II</cite> (1845). Dans la critique littéraire, à la place
+de M. Villemain, lui aussi pris par la politique, M. Sainte-Beuve
+est en pleine activité de production, M. Saint-Marc-Girardin fait
+paraître l'un de ses meilleurs ouvrages, le <cite>Cours de littérature
+dramatique</cite> (1843), M. Nisard commence son <cite>Histoire de la
+littérature française</cite> (1844). Dans la critique d'art, M. Vitet donne
+ses exquises notices sur Lesueur (1843) et sur la cathédrale de Noyon
+(1845). M. Cousin, toujours en mouvement, remanie ses anciennes
+&oelig;uvres philosophiques, et en même temps, avec son livre sur
+<cite>Jacqueline Pascal</cite> (1845), commence à exploiter une veine nouvelle
+qu'il saura rendre singulièrement féconde. M. de Rémusat publie
+sa savante étude sur <cite>Abélard</cite> (1845). L'éloquence politique n'a
+jamais jeté un plus magnifique éclat: MM. Guizot, Thiers, Berryer,
+de Lamartine sont à l'apogée de leur talent; M. de Montalembert
+va y atteindre; et combien en passons-nous sous silence, qui
+n'apparaissent alors qu'au second rang, et qui, à d'autres époques
+moins riches, eussent été au premier? Dans la chaire chrétienne, on
+entend tour à tour le Père Lacordaire et le Père de Ravignan. Pour
+la musique, il y a comme un temps d'arrêt: le théâtre de l'Opéra,
+par exemple, ne revoit plus les brillantes années du commencement
+du règne, quand le <cite>Guillaume Tell</cite> de Rossini était encore dans sa
+fraîcheur de nouveauté, que Meyerbeer faisait représenter <cite>Robert
+le Diable</cite> (1831) et les <cite>Huguenots</cite> (1836), qu'Halévy donnait la
+<cite>Juive</cite> (1835); mais les arts du dessin sont en plein épanouissement:
+pour ne citer que les noms les plus en vue, c'est la belle époque
+d'Ingres, d'Horace Vernet, de Paul Delaroche, d'Ary Scheffer, de
+Delacroix, de Decamps, parmi les peintres; de David d'Angers,
+de Pradier, parmi les sculpteurs; d'Henriquel Dupont parmi les
+graveurs. En somme, lettres et <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> arts offrent un ensemble fort
+honorable. S'il n'y a là rien d'égal à la magnifique efflorescence
+littéraire et artistique de la Restauration, si l'on y cherche
+vainement trace des espérances immenses, indéfinies, auxquelles,
+avant 1830, s'abandonnaient tous les jeunes esprits, du moins on y
+trouve encore de beaux restes qui nous semblent aujourd'hui mériter
+plutôt notre envie que notre dédain. Et surtout on n'y rencontre
+aucun des caractères de cette «littérature industrielle» si vivement
+flétrie par le critique.</p>
+
+<p>M. Sainte-Beuve n'était pas cependant homme à parler sans raison.
+Où donc était le mal dénoncé par lui? Qu'avait-il en vue? Il avait
+en vue un genre de publications qui venait d'être imaginé et qui
+fit alors tant de bruit, accapara tellement la curiosité générale
+que, pendant quelques années, il sembla n'y avoir plus d'autre
+littérature: c'était le roman-feuilleton. On se ferait aujourd'hui
+difficilement une idée du succès qu'il obtint tout de suite et
+conserva jusqu'en 1848. Ce succès extraordinaire, anormal, vraiment
+monstrueux, était le signe du temps et l'une des manifestations
+du mal social dont j'ai déjà noté d'autres symptômes. Il explique
+l'émotion de M. Sainte-Beuve<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>. Il explique aussi pourquoi
+l'écrivain politique doit s'arrêter à cet épisode passager de notre
+histoire littéraire, plus longuement que ne l'eussent certes demandé
+l'importance du genre et la valeur des &oelig;uvres.</p>
+
+<p>Pour trouver l'origine du roman-feuilleton, il faut remonter à
+la révolution que M. Émile de Girardin accomplit dans la presse
+périodique, le jour où il en agrandit le format, en abaissa le
+prix, et où il transforma en spéculation financière ce qui avait
+été jusqu'alors &oelig;uvre de doctrine<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a>. Le nouveau journal ne
+pouvait vivre avec la clientèle restreinte attachée autrefois à
+<span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> chaque feuille, en raison des idées politiques qu'elle
+représentait: il lui fallait attirer la foule de toute opinion ou
+même sans opinion, pénétrer là où l'on n'avait pas encore l'habitude
+de lire les journaux. Dans ce dessein, on développa la rédaction
+dite littéraire, qui devint bientôt plus importante, plus coûteuse,
+plus décisive pour le succès que la rédaction politique, et l'on
+imagina de donner en feuilleton d'abord de courtes nouvelles, puis,
+peu à peu, des romans plus longs. Nul moyen ne parut meilleur pour
+prendre en masse les abonnés, et certains <em lang="it">impresarii</em> firent ainsi,
+paraît-il, d'étonnants coups de filet. Grisés même par les premiers
+résultats de cette innovation, ils rêvèrent de publier sous cette
+forme tous les ouvrages piquant la curiosité; le feuilleton devait
+remplacer le livre, et les libraires effrayés se lamentaient déjà
+d'être supplantés et ruinés. On se vantait de rendre ainsi un service
+aux lettres, en augmentant le nombre des lecteurs: l'effet fut au
+contraire d'abaisser, de pervertir toute une partie de la littérature
+d'imagination qui dut s'adapter à ce genre nouveau. Pour piquer la
+curiosité d'une foule banale, ne lisant que superficiellement, à la
+hâte et par petites coupures, les qualités délicates et distinguées
+n'étaient pas de mise; mieux valaient l'habileté vulgaire, les
+couleurs voyantes, les grossières péripéties. L'art fit place au
+procédé. On s'aperçut même bientôt que l'immoralité était l'appât le
+plus efficace, et ce fut comme une enchère d'impudeur entre ceux qui
+se disputaient le public<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>.</p>
+
+<p>En tout cela ce qui dominait, c'était la question d'argent. Pour les
+entrepreneurs de cette presse nouvelle,&mdash;les Girardin, les Véron et
+leurs imitateurs,&mdash;le talent, la renommée et au besoin le scandale
+devenaient matière à spéculation. Ils se disputaient à prix d'or les
+auteurs à succès, et, après les avoir achetés, les exploitaient à
+grand fracas de réclames mercantiles d'où la dignité des lettres
+ne sortait pas indemne. Les <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> plus audacieux tentaient même
+des accaparements que le code pénal n'avait pas songé à prévoir; ils
+prétendaient acheter d'un coup tout ce qu'il y avait d'écrivains sur
+le marché. Ainsi, le 1<sup>er</sup> décembre 1844, la <cite>Presse</cite>, doublant
+son format sans augmenter son prix, annonça avec une bruyante mise
+en scène qu'elle avait acquis le droit de publier les <cite>Mémoires</cite>
+de M. de Chateaubriand, les <cite>Girondins</cite> et les <cite>Confidences</cite> de
+M. de Lamartine, tous les autres ouvrages que composeraient ces
+deux écrivains, tout ce que feraient MM. Alexandre Dumas, Méry,
+Saintine, sans compter beaucoup d'&oelig;uvres de Balzac, Gozlan,
+Sandeau, Théophile Gautier. «Tout cela est triste et honteux pour les
+lettres», écrivait alors M. Sainte-Beuve<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>. M. Thiers, indigné,
+disait que «s'il n'était lié par des traités, il briserait sa plume
+de dégoût et de honte de voir la littérature tombée si bas<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a>».
+Ému du scandale produit, M. de Chateaubriand protesta contre un
+marché qui avait été conclu à son insu par les cessionnaires de
+ses Mémoires. D'autres difficultés surgirent dans l'exécution des
+traités. En somme, ce coup d'accaparement échoua, comme il arrive
+presque toujours aux spéculations de ce genre. Mais le seul fait
+qu'il eût été tenté ne montrait-il pas quelles m&oelig;urs menaçaient de
+s'introduire dans le monde littéraire?</p>
+
+<p>D'ailleurs, pour quelques écrivains qui répugnaient à ces m&oelig;urs,
+d'autres s'y résignaient ou même s'y précipitaient avec une sorte
+d'emportement. Ils étaient les premiers à traiter leurs &oelig;uvres
+comme une marchandise, à battre monnaie avec leur renommée et leur
+talent. C'est encore M. Sainte-Beuve qui nous les dépeint n'ayant
+plus aucun souci de la postérité et de la gloire, ne songeant
+qu'au lucre présent, les uns passant des «marchés à tant la ligne»
+et usant alors de petites habiletés ou de pures supercheries
+typographiques pour faire beaucoup de «lignes» avec peu d'idées;
+d'autres s'engageant, à forfait et sous peine d'un énorme dédit,
+à fournir telle quantité <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> de ces lignes dans un délai
+déterminé, condamnés par suite à une improvisation hâtive que leur
+cerveau épuisé ne pouvait toujours mener à terme. Et il rappelait
+comment, à ce métier, beaucoup d'entre eux se trouvaient «user en
+quatre ou cinq ans une réputation qui avait eu des airs de gloire,
+et avec elle un talent qui finissait presque par se confondre avec
+une certaine pétulance physique». Au récit des prix fabuleux qu'on
+disait avoir été obtenus par tel auteur, les convoitises des autres
+étaient surexcitées, et chacun rêvait de millions. Chez Balzac, ce
+rêve tourna presque à la folie. Ce fut lui qui proposa un jour que
+l'État achetât, afin de les faire tomber dans le domaine public,
+les &oelig;uvres des «dix ou douze maréchaux de France littéraires»,
+c'est-à-dire, pour parler son langage, de ceux «qui offraient à
+l'exploitation une certaine surface commerciale». Il se mettait
+naturellement du nombre et paraissait s'évaluer pour sa part à deux
+millions<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>.</p>
+
+<p>Avec Alexandre Dumas, le mal prit une forme moins triste. On
+ne serait pas bien venu d'ailleurs à prendre, à l'égard de ce
+merveilleux amuseur, des airs de moraliste grondeur ou de pédagogue
+littéraire. Il fut vraiment le roi du roman-feuilleton. Les
+journaux se disputaient ses &oelig;uvres. L'une d'elles procurait au
+<cite>Siècle</cite> cinq mille abonnés, en moins de trois semaines. Pendant
+la publication des <cite>Trois Mousquetaires</cite>, la France entière était
+comme suspendue au récit des aventures de d'Artagnan et de ses
+compagnons. Toutefois, force est bien de constater que si ce genre
+fournissait emploi aux qualités étonnantes de verve, d'invention,
+de belle humeur, de fécondité, qui mettaient Dumas hors de pair,
+il développait aussi ses défauts naturels, le sans-façon de
+l'improvisation et surtout un mercantilisme besogneux par trop
+dépourvu de vergogne et de scrupules. Pour mettre la main sur un
+argent qu'à la vérité il laissait aussitôt couler entre ses doigts
+avec une insouciante générosité, il entreprenait des romans partout à
+la fois, souvent était réduit à les bâcler, et néanmoins s'engageait
+à en faire <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> plus encore, par des marchés fantastiques qu'il ne
+s'inquiétait guère ensuite d'exécuter. En 1845, le <cite>Constitutionnel</cite>
+et la <cite>Presse</cite>, c'est-à-dire M. Véron et M. de Girardin, signaient
+avec lui un traité par lequel, moyennant un salaire annuel de
+63,000 francs, le romancier leur réservait exclusivement, pendant
+cinq ans, sa production calculée à dix-huit volumes par an, soit
+quatre-vingt-dix volumes pour cinq ans; des annonces firent aussitôt
+part au public de cet important événement. Mais, quand il s'agit de
+donner ce qu'il avait promis, Dumas en usa avec ses cotraitants un
+peu à la façon de don Juan bernant M. Dimanche. Les deux journaux
+finirent par perdre patience et lui intentèrent un procès<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a>. Rien
+ne caractérise mieux les nouvelles m&oelig;urs littéraires que la façon
+dont l'écrivain se défendit devant le tribunal. Il n'a nullement le
+sentiment qu'il se diminue, il croit au contraire étourdir les juges
+et éblouir le public en faisant le total fantastique des «lignes»
+qu'il est parvenu à écrire dans un court espace de temps, ou, pour
+employer le mot dont il se sert avec une sorte d'inconscience,
+de la «marchandise» qu'il a fournie. Il s'enorgueillit d'avoir
+mené de front, au jour le jour, cinq romans dans cinq journaux
+différents, raconte «qu'il avait toujours prêts trois chevaux et
+trois domestiques pour porter la copie», et met au défi les quarante
+académiciens de produire à eux tous, dans le même délai, un nombre
+de volumes égal à celui qu'il se flatte de conduire à terme: «Ils
+feraient banqueroute», s'écrie-t-il fièrement. Les juges, convaincus
+sans doute par un tel langage qu'il s'agissait d'une «marchandise»
+comme une autre, condamnèrent Alexandre Dumas à fournir aux deux
+journaux un volume dans les six semaines, et ensuite un volume de
+mois en mois, sous peine de cent francs de dommages et intérêts par
+jour de retard.</p>
+
+<p>Vers la même époque, un autre procès d'un caractère tout différent et
+qui eut un grand retentissement, le procès Beauvallon, fit entrevoir
+sous un jour plus fâcheux encore certains dessous <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> du monde
+où l'on fabriquait et exploitait le roman-feuilleton. Cette fois,
+il ne s'agissait plus d'un incident de comédie, mais d'un drame; il
+y avait eu mort d'homme. À la suite d'un souper de fort mauvais ton
+où s'étaient trouvés réunis des journalistes, des gens de lettres et
+des femmes de théâtre, M. de Beauvallon, rédacteur au <cite>Globe</cite>, avait
+provoqué et tué en duel M. Dujarrier, associé de M. de Girardin et
+directeur des feuilletons de la <cite>Presse</cite>. Plusieurs circonstances de
+cette affaire avaient paru suspectes: l'insignifiance de la cause
+apparente du duel, le parti pris du provocateur, sa supériorité
+notoire aux armes; Beauvallon, disait-on, avait essayé à l'avance
+les pistolets. Poursuivi pour assassinat devant la cour d'assises de
+Rouen, il fut acquitté par le jury<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>. L'essai préalable des armes
+n'en fut pas moins judiciairement établi plus tard<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>. Durant ce
+procès, on vit défiler, à la barre des témoins, tout le personnel
+de la bohème de presse, pêle-mêle de gens d'affaires et de gens
+de lettres, d'aventuriers et de filles galantes<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>, uniquement
+occupés à poser devant le public, affectant des airs régence, mais
+laissant surtout l'impression de m&oelig;urs fort vilaines, rendues plus
+vilaines encore par cette histoire de meurtre: répugnant mélange de
+tripotages, de débauches et de guets-apens. Au milieu de ce monde, on
+regrette de voir apparaître encore ce grand enfant d'Alexandre Dumas,
+tout entier au plaisir d'ébaubir le badaud qui était venu l'entendre
+déposer, donnant gravement des consultations sur les «affaires
+<span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> d'honneur», et distribuant avec solennité des brevets de
+«gentilshommes» à des comparses indignes de lui<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a>.</p>
+
+<p>Les feuilles de gauche firent grand bruit du procès Beauvallon,
+et, arguant de ce que les deux journaux mêlés à cette affaire, le
+<cite>Globe</cite> et la <cite>Presse</cite>, défendaient la politique ministérielle,
+elles prétendirent y montrer la corruption du gouvernement et de la
+classe sur laquelle il s'appuyait. La réponse eût été facile: bien
+des journaux opposants n'étaient pas plus intacts, et par exemple
+M. Véron, directeur du <cite>Constitutionnel</cite>, dévoué à M. Thiers, ne
+passait pas pour être plus timoré que M. de Girardin, qui, en ce
+moment, soutenait M. Guizot. En vérité, le mal n'était pas celui de
+telle ou telle opinion; toutes en étaient atteintes. Cependant force
+est bien de reconnaître que les journaux conservateurs n'étaient
+pas ceux que la littérature industrielle avait le moins envahis. On
+les voyait accepter tel feuilleton qui leur paraissait une bonne
+amorce à clientèle, sans s'inquiéter si la thèse qui y était soutenue
+n'allait pas à l'encontre de leurs principes. Mme Sand, qui faisait
+alors des romans socialistes, a raconté elle-même plus tard comment
+elle trouvait asile, pour les plus osés de ces romans, dans la presse
+ministérielle, notamment dans l'<cite>Époque</cite>, qui se piquait de dépasser
+tous les autres en ardeur réactionnaire, et comment on affichait sur
+les murs, en gros caractères: «Lisez l'<cite>Époque</cite>; lisez le <cite>Péché de
+M. Antoine</cite>.» Le grave <cite>Journal des Débats</cite>, l'organe de la cour, du
+cabinet et de la partie sage, riche et cultivée de la bourgeoisie,
+n'avait pas plus de scrupules. Dès 1837, il publiait plusieurs
+parties des <cite>Mémoires du diable</cite>, par Frédéric Soulié, &oelig;uvre
+immense, étrange, par certains côtés puissante, mais fort malsaine,
+où l'auteur, violentant son propre talent qui naturellement eut été
+plutôt délicat, s'appliquait, pour forcer l'attention d'un public
+blasé, à renchérir sur tout ce que la littérature avait jusqu'alors
+risqué de monstruosités <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> morales<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a>. Le scandale fut plus
+grand encore quand, quelques années après, en 1842 et 1843, ce même
+<cite>Journal des Débats</cite> publia les <cite>Mystères de Paris</cite>.</p>
+
+<p>L'écrivain qui, par ce roman, allait enlever à Alexandre Dumas la
+royauté du feuilleton, Eugène Süe, était alors âgé de trente-huit
+ans. Fils d'un riche médecin, son enfance et sa jeunesse avaient
+été celles d'un mauvais sujet. Son père, qui ne savait que faire de
+lui, finit par l'embarquer sur un navire de l'État, avec le titre,
+obtenu on ne sait trop comment, de chirurgien de la marine. Rentré
+en France après trois ans de navigation, il se mit à écrire. Chez
+lui, ni forte culture, ni souci sérieux de l'art; une improvisation
+à la diable; mais, pour exploiter le fonds de souvenirs recueilli
+dans sa vie aventureuse, de l'imagination, de l'invention, le don
+du récit, du coloris, du drame, beaucoup d'entrain, de gaieté, de
+cette gaieté gouailleuse et insolente qui fleurit sur le pavé de
+Paris. Il débuta, de 1831 à 1833, par des romans maritimes qui eurent
+un certain succès et le firent appeler le «Cooper français». Cette
+veine épuisée, il publia des romans mondains, aristocratiques, où
+il flattait les préventions et les dédains des légitimistes, mais
+qui étaient en même temps imprégnés de sensualisme et de pessimisme
+byronien. À cette époque, il posait pour l'homme de qualité, faisait
+peindre des armoiries sur ses voitures, fréquentait chez la duchesse
+de Rauzan, poussait jusqu'au ridicule <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> la recherche et la
+vanité du dandysme. Avide et prodigue d'argent, s'entourant d'un luxe
+fou, assoiffé de plaisirs, vicieux jusqu'à la moelle, il exerçait par
+cela même sur certaines natures féminines un étrange attrait, et ne
+comptait plus, assurait-on, ses bonnes fortunes parmi ces mondaines
+dont l'une pouvait lui écrire: «Le même instinct de dépravation
+nous rassemble.» Quelques années de cette vie le conduisirent à la
+ruine, ruine matérielle et intellectuelle; son esprit et sa bourse
+paraissaient également vidés. «Je suis fini, disait-il à un de ses
+amis, je suis fini. Je ne trouve plus rien; je ne trouverai plus
+rien<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>.»</p>
+
+<p>Eugène Süe était, depuis quelque temps, dans cette détresse, quand un
+éditeur, plaçant sous ses yeux une publication anglaise illustrée,
+intitulée <cite>les Mystères de Londres</cite>, lui suggéra de chercher dans
+les bas-fonds de notre capitale le sujet d'un travail analogue.
+Heureux d'être mis sur la piste d'un filon nouveau, il commença,
+un peu à l'aventure et sans trop savoir où il irait, à écrire les
+<cite>Mystères de Paris</cite>. Les premiers chapitres, communiqués, aussitôt
+que faits, à quelques amis, furent jugés de nature à piquer fortement
+la curiosité du public, et il n'en fallut pas plus pour que le
+<cite>Journal des Débats</cite> s'empressât d'acquérir ce roman et de lui
+ouvrir son feuilleton. L'auteur ne crut pas devoir se gêner avec
+ceux qui se montraient d'accueil si facile. Au contraire, on eût
+dit qu'il prenait un plaisir de gamin à voir jusqu'où il pourrait
+mener les honnêtes abonnés de la feuille ministérielle. Il se
+mit à les promener par les ruelles infâmes, les arrêta dans les
+bouges, les assit aux tapis francs, en société de prostituées et de
+forçats, leur parla argot, ne leur procurant d'autre diversion à ces
+vilaines odeurs que l'âcre parfum des scènes lubriques. Le scandale
+menaçait-il d'être trop fort, il s'affublait du «petit manteau bleu»
+et affectait de ne pénétrer dans les mauvais lieux que pour remplir
+une mission humanitaire. Il n'avait pas pensé tout d'abord à ce
+déguisement; l'idée ne lui en était <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> venue qu'au cours de
+la publication; seulement elle lui parut bonne, et ce fut avec le
+plus grand sérieux que le roué, naguère si infatué d'aristocratie,
+se mit à courtiser la misère, à pontifier en démocrate philanthrope
+et à faire, au nom du peuple souffrant, le procès des riches. Les
+socialistes saluèrent avec une émotion reconnaissante l'arrivée de
+cette recrue; Mme Sand et Béranger lui donnèrent l'accolade. Quant
+aux lecteurs et surtout aux lectrices du <cite>Journal des Débats</cite>,
+qu'en disaient-ils? Ailleurs, sans doute, la fréquentation d'une
+si mauvaise compagnie les eût effarouchés; mais ils y étaient
+introduits par leur journal, dont la vieille «respectabilité» faisait
+taire leurs scrupules. Leur palais s'habitua et prit goût à cette
+nourriture épicée et fermentée. Éprouvaient-ils, à certains moments,
+quelques nausées, la curiosité malsaine l'emportait. Du reste, pour
+être superficielle, grossière, peu fouillée et peu finie, l'&oelig;uvre
+n'en était pas moins fortement et habilement charpentée, pleine de
+mouvement et de vie, singulièrement empoignante.</p>
+
+<p>En somme, dans le monde même qui eût dû leur être le plus sévère,
+le succès des <cite>Mystères de Paris</cite> fut immense. Et il se maintint
+pendant toute la publication, qui dura plus d'une année. Dans les
+salons et aussi dans les antichambres, c'était le sujet principal
+des conversations. Combien de femmes pour qui la grosse affaire, à
+leur réveil, était de savoir ce qu'allaient devenir la «Goualeuse»
+ou le «Chourineur»! Le numéro se louait jusqu'à dix sous, pour le
+temps de lire le feuilleton. Celui-ci manquait-il un jour, c'était
+un émoi général, et l'auteur devait écrire une lettre pour rassurer
+le public sur sa santé. Son masque de philanthrope faisait des dupes
+jusque dans le monde judiciaire, où des avocats généraux le citaient
+comme une autorité. On racontait qu'il avait reçu plus de onze cents
+lettres, écrites par des correspondants de tous genres, depuis des
+fonctionnaires qui lui soumettaient leurs idées jusqu'à des jeunes
+filles qui lui offraient leur c&oelig;ur. Étrange aveuglement de cette
+bourgeoisie qui ne paraissait pas se douter que l'&oelig;uvre applaudie
+par elle la battait en brèche! L'exemple, d'ailleurs, était donné
+de haut. Un matin, M. Duchâtel entrait <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> précipitamment dans
+le cabinet de ses attachés, avec un air qui semblait annoncer un
+gros événement politique: «Eh bien, dit-il, vous savez! la Louve
+est morte<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>!» La Louve était une des héroïnes des <cite>Mystères de
+Paris</cite>. Un autre ministre, le maréchal Soult, se mettait en colère
+quand le feuilleton manquait; Eugène Süe, ayant été mis en prison
+pour négligence obstinée dans son service de garde national, menaçait
+de ne pas donner de «copie» tant qu'il serait sous les verrous; le
+maréchal se hâta de lui faire ouvrir les portes.</p>
+
+<p>Vainement quelques délicats protestaient-ils. M. Sainte-Beuve ne
+trouvait pas d'écho, lorsqu'il signalait, dans la <cite>Revue suisse</cite>, la
+honteuse sottise de cet engouement, et qu'il écrivait: «L'inspiration
+essentielle des <cite>Mystères de Paris</cite>, c'est un fond de crapule:
+l'odeur en circule partout, même quand l'auteur la masque dans de
+prétendus parfums. Et, chose honteuse, ce qui a fait le principal
+attrait, si étrange, de ce livre impur, ç'a été cette odeur même
+de crapule déguisée en parfums<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a>.» Un député de l'opposition, M.
+Chapuys-Montlaville, s'indignait-il à la tribune<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a> que «le journal,
+défenseur habituel du ministère, promenât, depuis un an, ses lecteurs
+dans les égouts de la vie parisienne», le <cite>Journal des Débats</cite>
+pouvait se borner à répondre, le lendemain, que «de telles attaques
+n'avaient rien de sérieux». Vers le même temps, une commission de
+la Chambre des députés, visitant la prison de la Roquette avec le
+procureur général, M. Hébert, appela fortement son attention sur un
+chapitre récemment publié des <cite>Mystères de Paris</cite>, où l'honnêteté
+publique lui paraissait manifestement outragée. M. Hébert promit
+d'examiner la question; quelques jours après, il fit savoir qu'il
+avait consulté les membres du parquet, et que ceux-ci étaient
+d'avis de ne pas intenter de poursuites, parce que certainement on
+n'obtiendrait du jury aucune condamnation<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> Tandis que les bourgeois s'amusaient de ce roman, les
+prolétaires ne le lisaient pas moins avidement dans les éditions
+à bon marché qui furent aussitôt répandues; ils y trouvaient une
+jouissance singulièrement excitante et sortaient de cette lecture
+plus impatients de leurs misères, plus envieux du bonheur des autres,
+plus convaincus de la corruption égoïste des riches, plus irrités
+contre la société, mais non certes plus éclairés sur les remèdes
+à apporter à leurs maux. Ils croyaient naïvement avoir trouvé un
+vengeur et un sauveur dans l'homme de lettres qui, à bout de sujets,
+avait pris celui-là par hasard. Des ouvriers se réunissaient pour
+écrire à Eugène Süe une lettre où ils lui attribuaient une mission
+évangélique et le comparaient à Jésus-Christ. Parfois la popularité
+du romancier se manifestait par des signes étranges, témoin le jour
+où, rentrant chez lui, il trouva un pauvre diable pendu dans son
+antichambre, avec ce billet dans la main: «Je me tue par désespoir;
+il m'a semblé que la mort me serait moins dure, si je mourais sous le
+toit de celui qui nous aime et nous défend<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a>.»</p>
+
+<p>Avec le succès, M. Eugène Süe avait retrouvé la fortune et repris sa
+vie de luxe fastueux et sensuel. Il n'était pas homme à interrompre
+l'exploitation d'une veine aussi fructueuse. À peine les <cite>Mystères de
+Paris</cite> furent-ils terminés qu'il se mit à écrire le <cite>Juif errant</cite>,
+&oelig;uvre conçue dans la même note, moins amusante, mais plus malsaine
+encore, et où l'auteur courtisait les passions irréligieuses en
+même temps que les convoitises antisociales. Entre les journaux,
+ce fut à qui obtiendrait ce nouveau roman. Le <cite>Journal des Débats</cite>
+fut battu, dans cette sorte d'enchères, par le <cite>Constitutionnel</cite>,
+qui offrit cent mille francs. Eugène Süe se trouvait là toujours
+en face d'un public bourgeois; seulement c'était la bourgeoisie de
+M. Thiers, au lieu d'être celle de M. Guizot. Cette acquisition,
+si audacieusement enlevée à prix d'or, fut le début du docteur
+Véron <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> qui venait d'acheter le <cite>Constitutionnel</cite>, fort
+déchu de son ancienne prospérité et réduit à 3,000 abonnés; de
+ce coup, il le fit remonter à 13,000 et bientôt à 25,000. M.
+Ballanche écrivait à M. Ampère, le 26 novembre 1844: «J'ai eu hier
+l'occasion de voir M. Paulin, éditeur; il m'a raconté les détails
+du succès scandaleusement européen du <cite>Juif errant</cite>. Toute la terre
+le dévore: il voyage plus rapidement que le choléra. Les éditions
+illustrées se multiplient sur tous les points du globe... Afin
+de vous donner une idée de la férocité de la contagion, je vous
+dirai que l'honnête Mme Tastu est aussi sous le charme de la reine
+Bacchanale.» M. Véron n'avait cherché à faire qu'une spéculation;
+elle réussissait; il ne voyait donc pas qu'on pût y trouver à redire.
+Il a écrit à ce propos, dans ses Mémoires: «Le désir de redonner de
+la popularité au <cite>Constitutionnel</cite> par l'éclat d'un grand nom ne me
+rendit exigeant ni sur le sujet ni sur le but moral de l'ouvrage.
+J'apportai certainement, dans cette affaire, autant d'imprévoyance
+que de légèreté. Que ceux qui n'ont jamais commis de faute dans la
+vie me jettent la pierre!» Le scrupule, on le voit, est bien léger;
+en tout cas, il ne s'est présenté que tard à l'esprit du directeur
+du <cite>Constitutionnel</cite>. Sur le moment, celui-ci ne songea qu'à faire
+succéder au <cite>Juif errant</cite> un autre roman du même auteur, les <cite>Sept
+Péchés capitaux</cite>. Enfin, en 1847, il accueillit dans son journal les
+<cite>Parents pauvres</cite> de Balzac, &oelig;uvre bien autrement forte que les
+volumineuses improvisations d'Eugène Süe, mais encore plus délétère;
+on s'imaginait, dans ce temps-là, que la recherche de la laideur
+et de la turpitude morale ne pouvait descendre plus bas. Ce fut le
+dernier grand succès, j'allais dire le dernier grand scandale du
+roman-feuilleton.</p>
+
+<p>En tout ceci, le plus difficile à comprendre est la complicité du
+public. On a vu, au lendemain de la révolution de 1830, le trouble
+de la nation avoir son contre-coup dans les &oelig;uvres des écrivains.
+À la fin de la monarchie de Juillet, c'est au milieu d'une nation
+rassise, rangée, calme, manquant peut-être des vertus héroïques,
+mais pratiquant les vertus communes, que surgit une littérature
+déréglée et, dans un certain <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> sens, vraiment révolutionnaire.
+La société, en d'autres temps, par exemple aux siècles de chevalerie,
+a aimé les romans qui l'embellissaient, l'idéalisaient; voici
+maintenant qu'elle fait fête à des romans qui l'enlaidissent, et
+qu'elle s'amuse à se contempler sous un odieux travestissement.
+Si elle n'a pas tous les vices qu'on prétend lui imputer, on ne
+saurait nier qu'un tel goût ne soit le signe d'une imagination
+malade. Est-ce un des restes de la révolution de 1830? En tout
+cas, c'est bien le prodrome de celle de 1848. Ne devine-t-on pas,
+en effet, quelque analogie, quelque lien entre l'état d'esprit de
+la bourgeoisie, prenant plaisir à voir couvrir de boue une société
+qui au fond lui est chère et dont elle ne peut s'empêcher d'être
+solidaire, et l'état d'esprit de la garde nationale du 24 février
+1848, protégeant l'émeute dont elle doit redouter le succès et
+aidant, sans le savoir, au renversement de la monarchie qu'au fond
+elle a intérêt à maintenir? Dans les deux circonstances, même genre
+d'aveuglement<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>. La lumière ne s'est faite qu'après coup sur les
+dangers du roman-feuilleton. En 1850, l'Assemblée législative a voté
+des mesures fiscales destinées à entraver ce genre de publications.
+Représailles un peu puériles et en tout cas tardives. En même temps,
+le 5 avril de cette année 1850, dans une élection particulièrement
+retentissante, le parti démagogique et socialiste remportait à Paris
+une victoire qui causait un effroi général, faisait baisser la Bourse
+de deux francs et déterminait les pouvoirs publics à modifier le
+suffrage universel: l'élu était l'auteur des <cite>Mystères de Paris</cite> et
+du <cite>Juif errant</cite>; c'était à ces romans, naguère tant applaudis par
+les lecteurs du <cite>Journal des Débats</cite> et du <cite>Constitutionnel</cite>, qu'il
+devait la popularité dont la manifestation causait, quelques années
+après, à ces mêmes lecteurs une telle épouvante.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> CHAPITRE III<br>
+<span class="smcap">LE SOCIALISME.</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés du
+ saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système et son
+ action.&mdash;II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention
+ d'unir le catholicisme et la révolution. L'<cite>Atelier</cite>.
+ Dissolution de l'école buchézienne.&mdash;III. Fourier. Le
+ phalanstère et l'attraction passionnelle. La liberté amoureuse.
+ Fantaisies cosmogoniques. Fourier à peu près inconnu avant
+ 1830. Développement du fouriérisme lors de la dissolution de
+ la secte saint-simonienne. Ce qu'il devient après la mort de
+ Fourier. Son influence mauvaise.&mdash;IV. Buonarotti. Par lui le
+ «babouvisme» pénètre, après 1830, dans les sociétés secrètes.
+ Fermentation communiste à partir de 1840.&mdash;V. Cabet. Le <cite>Voyage
+ en Icarie</cite>. Propagande icarienne.&mdash;VI. Louis Blanc. Son enfance
+ et sa jeunesse. Ses débuts dans la presse républicaine. Sa
+ brochure sur l'<cite>Organisation du travail</cite>. Critique du système.
+ Succès de Louis Blanc auprès des ouvriers.&mdash;VII. Proudhon. Son
+ origine. Son isolement farouche. Son état d'esprit en écrivant
+ son premier Mémoire contre la propriété. «La propriété, c'est
+ le vol!» Argumentation du Mémoire. L'effet produit. Second et
+ troisième Mémoire. Proudhon et le gouvernement. Le <cite>Système
+ des contradictions économiques</cite>. Impuissance de Proudhon à
+ faire autre chose que démolir. Son action avant 1848.&mdash;VIII.
+ Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des radicaux
+ et de la gauche en face du socialisme. Le gouvernement et les
+ conservateurs savent-ils se défendre contre ce danger? Les
+ économistes. Il eût fallu la religion pour redresser et pacifier
+ les esprits du peuple. La bourgeoisie trop oublieuse de ses
+ devoirs envers l'ouvrier. La société, jusqu'en 1848, ne croit
+ pas au péril.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>Pour connaître les parties faibles, les côtés dangereux de cette
+société en apparence si prospère et si régulière, suffit-il d'avoir
+indiqué certains défauts de la classe alors régnante? Non. Au-dessous
+de la bourgeoisie étaient des masses profondes qui, pour ne pas
+jouer de rôle dans le drame parlementaire, pour être en dehors du
+«pays légal», n'en avaient pas <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> moins, à raison de leur seul
+nombre, une importance chaque jour accrue par le développement de
+l'industrie, par les progrès de l'instruction, par la diffusion
+de la presse. Les politiques étaient trop souvent tentés de ne
+pas s'inquiéter de ce qui se passait dans l'esprit de ceux qui ne
+votaient pas. Périlleuse négligence que l'historien, éclairé par les
+événements postérieurs, serait encore plus inexcusable d'imiter.
+Il lui faut donc quitter la scène brillante, mais restreinte, où
+semblait alors se concentrer toute la vie de la nation, s'éloigner
+du Parlement, des salons, de la Bourse, des cercles littéraires,
+pour descendre dans les ateliers, les cabarets, les carrefours,
+chercher ce qu'on y dit, ce qu'on y pense, ce qu'on y désire. Point
+n'est besoin d'un long examen pour reconnaître qu'à l'époque où nous
+sommes arrivés, cette foule populaire, au moins celle des grandes
+villes, était travaillée par un mal mystérieux, redoutable, qui, à
+l'insu des autres classes inattentives et distraites, la pénétrait de
+plus en plus profondément. Sous une forme différente et appropriée
+au milieu où il sévissait, ce mal n'était pas sans analogie avec
+celui-là même que je viens de signaler dans la bourgeoisie: c'était
+encore la même conception toute matérialiste de la vie substituée aux
+croyances idéalistes, la convoitise égoïste remplaçant la tradition
+chrétienne du sacrifice et de la résignation, la négation ou l'oubli
+de l'autre monde rendant plus âpre et plus impatiente la recherche
+de la jouissance ici-bas. Seulement cet état d'esprit, qui dans les
+classes élevées avait déjà beaucoup de conséquences fâcheuses, en
+avait de pires encore dans les parties souffrantes de la nation,
+dans celles qui étaient moins à même de se procurer le bien-être
+dont la soif s'allumait en elles. Ne se trouvaient-elles pas ainsi
+conduites naturellement à vouloir, à préparer la transformation, le
+bouleversement de l'état social? Tel était en effet le rêve fiévreux
+qui possédait alors l'imagination de la classe ouvrière. Pour cette
+nouvelle maladie, on venait d'imaginer un nom nouveau que, vers
+1846, la bourgeoisie commençait à prononcer avec inquiétude, bien
+qu'il n'eût pas encore le retentissement <span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> effrayant que les
+événements de 1848 devaient lui donner,&mdash;le nom de <em>socialisme</em>.</p>
+
+<p>Dans les dernières années de la monarchie de Juillet, le socialisme
+revêtait des formes variées, se partageait en écoles et en sectes
+diverses. C'est seulement en considérant séparément chacune d'elles,
+en esquissant l'une après l'autre les figures de leurs fondateurs,
+en résumant leurs doctrines, que l'on pourra se faire une idée de ce
+mouvement si complexe.</p>
+
+<p>À l'entrée de cette galerie parfois fort étrange, nous rencontrons
+d'abord plusieurs inventeurs de systèmes qui relevaient plus ou moins
+directement du saint-simonisme. On se rappelle, en effet, que le
+saint-simonisme avait prétendu changer non seulement la religion,
+mais la société<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a>. C'était lui qui, usant le premier d'une formule
+trop répétée depuis, avait dénoncé le régime actuel du travail comme
+«l'exploitation de l'homme par l'homme». Il imputait les inégalités
+et les souffrances aux vices du mécanisme social, et attribuait au
+gouvernement le pouvoir de les faire disparaître par un remaniement
+de ce mécanisme. Dans ce dessein, il proposait de détruire ou de
+mutiler la famille et la propriété; donnait à l'État le droit de
+disposer des individus, de leurs idées, de leurs biens, de prononcer
+sur leurs aptitudes et leurs vocations, de répartir entre eux les
+instruments et les fruits du travail, ainsi que les revenus du
+capital, pour aboutir, non, il est vrai, à une égalité absolue,
+mais à une hiérarchie où chacun serait classé suivant sa capacité
+et rétribué selon ses &oelig;uvres. Et surtout il se montrait vraiment
+le devancier de toutes les écoles socialistes, en remplaçant le
+renoncement chrétien et l'attente des compensations futures par la
+recherche exclusive, impatiente, du bien-être immédiat. Non content
+d'avoir prêché cette société nouvelle, il avait tenté de l'organiser.
+Sans doute, la banqueroute ne s'était pas fait attendre, «banqueroute
+d'hommes et d'argent», comme écrivait un disciple désabusé. <span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span>
+Mais, en se dissolvant et en se dispersant, la secte avait en quelque
+sorte répandu partout les germes des idées fausses dont elle était
+infestée; de là, dans les années qui suivirent, une éclosion de faux
+prophètes dont beaucoup sortaient des rangs du saint-simonisme et
+qui, presque tous, s'inspiraient plus ou moins de ses doctrines.</p>
+
+<p>Tel fut d'abord Pierre Leroux. Tout en lui,&mdash;son aspect robuste et
+massif, je ne sais quoi d'un peu grossier dans sa structure, et
+jusqu'à cette épaisse chevelure dont la caricature devait plus tard
+s'amuser,&mdash;trahissait une origine populaire. Né en 1797, élevé, en
+qualité de boursier, dans les collèges de l'État, il s'était fait
+admettre à l'École polytechnique. Mais la mort de son père, survenue
+à ce moment, et l'obligation où il fut de subvenir immédiatement
+aux besoins de sa mère et de ses trois frères et s&oelig;urs, ne
+lui permirent pas d'y entrer. Réduit à chercher un gagne-pain,
+il finit, après plusieurs mécomptes qui ne le disposèrent pas à
+l'indulgence pour l'organisation sociale, par se placer comme
+correcteur dans une imprimerie. En même temps, il continuait à
+étudier pour son compte, absorbant, avec une avidité un peu gloutonne
+et sans beaucoup les digérer, une immense quantité de connaissances
+historiques, scientifiques, philosophiques. En 1824, l'imprimerie où
+il travaillait s'étant trouvée à vendre, il la fit acheter par un
+de ses amis et s'en servit pour fonder, de concert avec son ancien
+camarade Dubois, le <cite>Globe</cite>, dont on sait la brillante carrière.
+Il écrivit dans ce recueil, tout en faisant le métier de prote.
+Après 1830, resté presque seul au <cite>Globe</cite>, tandis que les autres
+rédacteurs s'élevaient à des positions plus ou moins considérables
+dans l'administration ou dans la politique, il ressentit quelque
+amertume de cette sorte d'abandon et en fut encore plus porté à
+condamner l'état social. Cette disposition d'esprit le jeta dans le
+saint-simonisme, dont il fut l'un des dignitaires; le <cite>Globe</cite> devint
+l'organe de la secte. Mais, par certains côtés naïfs, honnêtes et
+un peu tristes de sa nature, il ne put s'accommoder de la direction
+voluptueuse donnée par Enfantin à son Église, et s'en sépara l'un
+des premiers. <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> Il se fit alors prophète à son tour et tenta de
+fonder une doctrine nouvelle, celle des «humanitaires». Le <cite>Globe</cite>
+étant mort entre ses mains, il continua, pendant toute la monarchie
+de Juillet, à exposer sa doctrine dans divers livres<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a>, dans la
+<cite>Revue encyclopédique</cite>, dans l'<cite>Encyclopédie nouvelle</cite>, à laquelle
+collaborait un autre ancien saint-simonien, Jean Reynaud, dans la
+<cite>Revue indépendante</cite> et dans la <cite>Revue sociale</cite>.</p>
+
+<p>Cette doctrine formait tout un système de philosophie mélangé de
+panthéisme, de mysticisme et de sensualisme. On nous dispensera de
+l'exposer. L'&oelig;uvre serait d'ailleurs malaisée. Si l'esprit de
+Pierre Leroux ne manquait ni de puissance ni de profondeur, sa pensée
+était obscure et la forme plus obscure encore. À force de creuser
+les idées, il s'y enfouissait. Notons cependant sa théorie de la vie
+future, où l'on retrouve la répugnance accoutumée des socialistes à
+placer le paradis hors de la terre: il repousse le matérialisme, qui
+ne voit rien au delà du tombeau; mais, s'il nous fait revivre après
+notre mort, ce n'est pas dans un autre monde, c'est dans l'humanité,
+par une suite indéfinie de métempsycoses; le bonheur existera pour
+nous dans le perfectionnement constant de cette humanité.</p>
+
+<p>Pierre Leroux n'était pas un pur spéculatif; il ne philosophait
+que pour trouver la formule d'une société nouvelle. Des trois
+termes de la devise révolutionnaire, liberté, égalité, fraternité,
+c'est l'égalité qui est, suivant lui, le but auquel doit aboutir
+le mouvement social. «Nous sommes entre deux mondes, écrit-il,
+entre un monde d'inégalité qui finit et un monde d'égalité qui
+commence.» Il estime que, jusqu'à présent, l'égalité n'a existé que
+d'une façon illusoire; le capital du bourgeois y fait obstacle,
+autant qu'autrefois le privilège du seigneur féodal. Et c'est,
+pour le philosophe subitement transformé en tribun, l'occasion de
+déclamations véhémentes contre le capital, contre la rente, contre
+l'exploitation des <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> prolétaires par les propriétaires.
+Quant au remède, il croit le trouver dans une association toute
+particulière qu'il appelle la triade. L'homme, dit-il, est sensation,
+sentiment, connaissance. À cette division de l'être humain répond
+la division de la société humaine, qui se compose des savants ou
+hommes de la connaissance, des artistes ou hommes du sentiment, et
+des industriels ou hommes de la sensation. Supposez qu'un savant, un
+artiste et un industriel s'associent et opèrent de concert, leurs
+opérations s'accompliront dans les meilleures conditions possibles,
+parce qu'ils se compléteront les uns les autres. Telle est la triade
+dont Pierre Leroux fait l'élément primitif de la société, à ce point
+que, pour lui, l'individu isolé ne compte pas. On n'est quelqu'un ou
+quelque chose qu'à la condition d'être trois. Une réunion de triades
+forme un atelier; une réunion d'ateliers, une commune; une réunion de
+communes, un État. À travers les tergiversations et les obscurités de
+notre auteur, il apparaît bien que son État sera le seul possesseur
+du capital et le seul directeur du travail: c'est ainsi qu'après une
+grande dépense de philosophie il aboutit à la conclusion banale des
+plus vulgaires théories socialistes.</p>
+
+<p>Pierre Leroux ne parvint pas à fonder une véritable secte ni à remuer
+les foules; toutefois il ne laissa pas que d'exercer une certaine
+influence sur le mouvement des idées, en groupant autour de lui des
+adhérents parmi lesquels étaient des esprits de valeur; de ce nombre
+fut Mme Sand<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>, qui sous cette inspiration écrivit, de 1840 à 1848,
+plusieurs romans ouvertement socialistes<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a>. Ce théoricien abstrait
+et confus avait, dans l'apostolat intime, quelque chose de convaincu,
+de chaleureux, parfois même de candide et de tendre, qui n'était
+pas <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> sans action sur les intelligences et sur les c&oelig;urs;
+ajoutez-y la sympathie provoquée par son courage au travail, par
+son désintéressement et par sa pauvreté stoïque. Il ne devait pas
+cependant réussir dans les assemblées parlementaires, où le jeta
+l'explosion socialiste de 1848; ses discours, aussi inintelligibles
+qu'interminables, lui valurent une sorte de renom ridicule, en
+même temps que le voisinage des Montagnards, au milieu desquels il
+siégeait et avec lesquels il paraissait se confondre, lui faisait
+perdre quelque chose de son caractère pacifique et philosophique. Il
+eut cette dernière disgrâce de mourir en 1871, pendant la Commune,
+et de recevoir de ceux qui s'étaient alors emparés de Paris le
+compromettant hommage d'obsèques solennelles.</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>Buchez, comme Pierre Leroux, sortait du saint-simonisme. Né en
+1796, d'une famille pauvre, il s'était élevé, par son travail et
+son énergie, à une carrière libérale. D'opinions fort avancées, il
+fut, dans les premières années de la Restauration, avec Flottard
+et Bazard, l'un des fondateurs de la «Charbonnerie» française, se
+mêla à toutes les conspirations, et fut poursuivi pour participation
+au complot de Belfort. Sa nature droite se dégoûta bientôt de
+ces sanglantes violences, et, en 1826, il devint l'un des chefs
+de l'école saint-simonienne. N'y ayant pas trouvé satisfaction
+pour ses idées morales, il s'en éloigna peu avant 1830. Au cours
+des recherches philosophiques auxquelles il se livrait avec une
+honnête sincérité, une évolution graduelle s'était accomplie dans
+son âme: matérialiste quand il conspirait, théiste pendant sa
+phase saint-simonienne, il avait fini par se prendre d'admiration
+pour l'Évangile et le Christ, sans cesser cependant d'être
+révolutionnaire, et s'était formé tout un système sous cette double
+et contradictoire inspiration. Après les événements de Juillet,
+à l'heure de la <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> grande propagande d'Enfantin et de ses
+disciples, il voulut opposer chaire à chaire, et ouvrit chez lui,
+rue de Chabannais, des conférences publiques qui lui attirèrent des
+disciples fervents. Cette prédication orale ne lui suffit pas: en
+1831, il fonda un recueil périodique, <cite>l'Européen</cite>, dont l'existence
+fut assez précaire et intermittente, les abonnés peu nombreux,
+mais dont les articles furent remarqués<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a>. Il entreprit en même
+temps, avec un de ses disciples, M. Roux-Lavergne, une <cite>Histoire
+parlementaire de la Révolution</cite>, dont les quarante volumes furent
+terminés en 1839: compilation énorme où l'on trouve les débats des
+Chambres, les délibérations du club des Jacobins et de nombreuses
+reproductions de la presse révolutionnaire; en tête de presque tous
+les volumes sont des préfaces dans lesquelles le chef d'école expose
+ses doctrines religieuses, sociales et politiques. Enfin, en 1839, il
+publia trois gros volumes sous ce titre: <cite>Essai d'un traité complet
+de philosophie, au point de vue du catholicisme et du progrès</cite>.
+Buchez n'a rien de l'écrivain: sa pensée, déjà par elle-même assez
+obscure et confuse, est encore épaissie, embrouillée et alourdie par
+la forme dont il la revêt. L'étrange mélange qu'il fait d'aspirations
+mystiques et de réminiscences jacobines n'est pas de nature à rendre
+l'impression plus nette. Toutefois, si indigestes que soient ses
+écrits, ils contiennent des idées qui ont agi sur une partie de ses
+contemporains.</p>
+
+<p>Venu de la révolution et attiré par le catholicisme, Buchez s'efforce
+de les unir. L'une et l'autre lui paraissent se résumer dans les
+mêmes principes: fraternité et égalité. Si l'égalité est le but
+auquel doit aboutir la société, tout doit venir de la fraternité.
+Cette fraternité n'est pas un instinct plus ou moins vague, c'est
+un devoir précis, fondé sur la révélation divine. Les rapports des
+hommes entre eux et l'organisation du pouvoir reposent sur cette
+double parole du Christ: <em>Aimez votre prochain comme vous-même</em>,
+et: <em>Que le premier parmi vous soit <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> votre serviteur</em>. Ce
+n'est pas seulement dans la région des idées spéculatives, c'est
+aussi dans celle des faits historiques que Buchez prétend unir la
+révolution et le catholicisme. Depuis Clovis jusqu'à 1789, en passant
+par les croisades et la Ligue, il croit retrouver partout un effort
+de la France pour remplir sa mission divine, qui est de propager la
+fraternité dans le monde entier. La révolution surtout lui paraît
+avoir ce caractère; tout en reprochant aux révolutionnaires d'avoir,
+par moments, sacrifié la fraternité populaire à l'individualisme
+bourgeois et d'avoir méconnu la vérité religieuse, il pousse plus
+loin que personne l'apologie des crimes de 1792 et de 1793. Il est
+vrai que la justification appliquée par lui à la Terreur s'étend
+à l'Inquisition, que la Saint-Barthélemy est louée par les mêmes
+raisons que les massacres de Septembre, et que la faction des Seize,
+sous la Ligue, est exaltée au même titre que le Comité de salut
+public. Dans ces divers événements, l'auteur voit l'application
+d'un principe qu'il affirme être commun au catholicisme et à la
+révolution, la «souveraineté du peuple». C'est même par là que le
+catholicisme se distingue, à ses yeux, du protestantisme, fondé sur
+l'individualisme, sur la «souveraineté du moi». «Cette souveraineté
+du peuple, dit-il, ne signifie autre chose que la souveraineté du but
+d'activité commune qui fait une nation.» L'individu peut se tromper
+sur son but d'activité; l'universalité du peuple ne se trompera
+pas. Toutefois Buchez réserve au pouvoir le «principe initiateur»,
+de sorte que la souveraineté du peuple, déjà confondue avec la
+souveraineté du but, finit par aboutir à la souveraineté de ceux qui
+ont conscience de ce but: tels ont été, par exemple, les jacobins
+pendant la Révolution. Quant à ceux qui se mettent en contradiction
+avec ce but, ou qui se montrent seulement incrédules, ils peuvent
+être traités en ennemis. «L'intérêt du but social justifie tout.»
+Pour le moment, cependant, Buchez ne songe pas à user de la force:
+c'est par la persuasion qu'il veut établir le règne de la fraternité.
+Son moyen pratique est l'association, mais l'association libre et
+volontaire. Il commence par s'adresser aux ouvriers et les engage
+à mettre en <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> commun leurs outils, leur argent, leur travail,
+et à se constituer un capital inaliénable auquel ils ajouteront,
+chaque année, le sixième de leurs bénéfices; tous les salaires des
+associés seront égaux, calculés uniquement sur la durée du travail;
+le gérant, nommé par les ouvriers, ne doit être, suivant la parole
+du Christ, que le serviteur de tous; la fortune sociale fera face
+aux éventualités du chômage et de la maladie. Donc plus de misère,
+plus d'inégalité, plus de conflits entre le travail et le capital.
+Buchez se flatte que, par la contagion de l'exemple, ces associations
+s'étendront à l'industrie entière, puis à l'agriculture. Quand tous
+les individus accompliront ainsi le devoir de la fraternité, l'État
+s'organisera sur ce modèle; César, lui aussi, deviendra le serviteur
+de tous, et la France pourra enfin remplir sa mission dans le monde.</p>
+
+<p>Tout cela formait un ensemble étrange et singulièrement mêlé. Est-il
+besoin d'en marquer les points faibles ou vicieux? Qui ne voit,
+par exemple, quelle large part de chimère il y avait dans ce rêve
+d'associations fraternelles et égalitaires, embrassant tous les
+travaux industriels et agricoles? Est-il rien de plus outrageant pour
+la conscience que cette apologie des crimes révolutionnaires? rien de
+plus contraire à la liberté que cette «souveraineté du but social»?
+Sur ces deux derniers points, Louis Blanc et les autres historiens ou
+théoriciens du néo-jacobinisme ne feront guère que copier l'auteur
+de l'<cite>Histoire parlementaire</cite>. Enfin, rien de plus faux que cette
+prétendue communauté de principes entre la révolution et l'Évangile.
+Pour l'établir, Buchez était obligé de se faire une religion
+à lui<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>; il ne se contentait pas sans doute d'une sorte de
+philosophie <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> chrétienne, et professait un catholicisme positif
+fondé sur le dogme révélé; mais ce catholicisme était singulièrement
+déformé et incomplet; il y était beaucoup question de l'amour des
+hommes, peu de l'amour de Dieu, nullement de l'autorité de l'Église
+ou de la participation aux sacrements; celui que l'on proposait à
+l'adoration était moins l'Homme-Dieu qu'une sorte de Christ social,
+personnel à la vérité, vivant, mais mal défini.</p>
+
+<p>Néanmoins, cette doctrine toute spiritualiste, imprégnée de moralité
+et de charité chrétiennes, proclamant les devoirs du peuple avant
+de revendiquer ses droits, lui parlant de dévouement au lieu
+de jouissance, était bien supérieure à celle des autres écoles
+socialistes. Plusieurs de ses adeptes étaient des âmes généreuses
+et pures; tel catholique, qui se trouvait les approcher, revenait
+surpris, touché, édifié même de leurs sentiments<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a>. Ils se
+recrutèrent, au début, dans la jeunesse bourgeoise, notamment parmi
+les artistes et les médecins. Mais cela ne suffisait pas à Buchez,
+qui désirait surtout gagner des ouvriers. Il y réussit et provoqua la
+fondation d'un certain nombre de petites associations coopératives.
+Enfin, en septembre 1840, sous la même inspiration, parut le premier
+numéro de l'<cite>Atelier, organe des intérêts moraux et matériels des
+ouvriers</cite>; ce recueil devait durer jusqu'en 1850.</p>
+
+<p>L'<cite>Atelier</cite> se distinguait des autres publications démocratiques
+en ce qu'il était fondé, soutenu et rédigé exclusivement par de
+véritables ouvriers «vivant de leur travail personnel<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a>»; ce fut
+le premier journal où ces ouvriers traitèrent <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> eux-mêmes les
+questions qui les intéressaient. À ce point de vue, il mérite de
+fixer un moment l'attention de l'histoire. L'<cite>Atelier</cite> se disait
+socialiste, mais en protestant que son socialisme n'était hostile
+ni à la religion, ni à la nationalité, ni à la famille, ni même à
+la propriété, bien que sur ce dernier point il fût moins absolu;
+il n'hésitait pas à combattre les fouriéristes, les communistes,
+les icariens, les socialistes autoritaires, et substituait à leurs
+orgueilleuses et périlleuses chimères la propagande plus modeste des
+associations coopératives selon la formule de Buchez. Politiquement,
+il faisait campagne avec l'extrême gauche, demandait le suffrage
+universel, attaquait la bourgeoisie et tous ceux qu'il appelait
+les privilégiés, faisait l'apologie de la Terreur, à commencer par
+le meurtre de Louis XVI; toutefois, il avouait honnêtement les
+faiblesses et les vices du parti radical, détournait les ouvriers
+de tout désordre, de toute conspiration, de toute affiliation aux
+sociétés secrètes. L'un des caractères les plus remarquables de ce
+journal était le souci que les ouvriers rédacteurs avaient de la
+moralisation de leurs frères, la gravité émue avec laquelle ils leur
+prêchaient le devoir, la fraternité, le sacrifice; ils dénonçaient,
+avec une pudeur indignée, tout ce qui, dans les journaux, dans les
+livres, au théâtre, pouvait corrompre le peuple. Cette morale dont
+ils étaient si préoccupés, ils ne lui reconnaissaient, comme leur
+maître, d'autre fondement que le christianisme, et, sans respect
+humain, malgré les étonnements, les sourires ou les réclamations
+d'une partie de leurs lecteurs, ils proclamaient «la nécessité de
+ranimer dans le peuple l'antique foi de ses pères». «Si les laïques,
+et particulièrement les démocrates, disaient-ils encore, voulaient
+se donner la peine d'examiner sans prévention, d'étudier, de suivre
+le mouvement des idées, ils comprendraient bientôt la grandeur du
+dogme chrétien; ils verraient la puissance qu'il peut donner même
+à des intelligences aussi peu cultivées que <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> les nôtres; ils
+verraient que là est la vérité invincible, et ils s'y attacheraient,
+parce qu'ils comprendraient qu'il n'y a d'unité possible que par
+un lien spirituel, que par la reconnaissance d'un principe commun,
+obligatoire pour tous.» Le dogme ne leur suffisait pas; ils
+professaient qu'on ne pouvait se passer d'une Église, d'un «pouvoir
+spirituel indépendant», d'un «corps spécialement chargé de conserver
+le principe moral et de l'enseigner d'une manière uniforme». Ce
+n'était pas sans doute que les idées régnantes dans l'Église
+catholique leur convinssent toutes. Ils reprochaient au clergé de ne
+s'être pas fait révolutionnaire. «Jusqu'à présent, déclaraient-ils,
+nous ne sommes ralliés qu'au principe de l'institution catholique;
+mais aux personnes, nous ne nous y rallierons que lorsqu'elles nous
+sembleront dignes de la haute mission d'enseigner le christianisme.»
+En attendant, ils recommandaient aux démocrates d'éclairer le clergé,
+de le rassurer, de l'attirer, au lieu de le traiter en ennemi ou
+en suspect. La Révolution, disaient-ils, n'a qu'à «se proclamer
+chrétienne, à ne vouloir que ce que le christianisme commande»; alors
+le clergé sera bien obligé de s'unir à elle.</p>
+
+<p>Telles étaient les idées développées avec autant de sincérité que
+de persévérance par les rédacteurs de l'<cite>Atelier</cite>. Les ouvriers de
+ce petit groupe se distinguaient de la plupart de leurs camarades
+par leur tenue morale, intellectuelle et même extérieure. Un jour,
+celui d'entre eux qui représentait le journal eut à comparaître en
+justice: les témoignages contemporains portent trace de l'étonnement
+qu'on éprouva à entendre un ouvrier parler à ses juges avec tant de
+modération, de décence, de bon goût, de respect pour tout ce qui
+devait être respecté. L'<cite>Atelier</cite> ne fut pas sans action religieuse
+sur les ouvriers de Paris: il ne les ramena pas à la foi complète,
+qu'il ne possédait pas pour son compte; mais il inspira à une partie
+d'entre eux une certaine sympathie pour le catholicisme, les habitua
+à le regarder comme un allié possible, et non plus comme un ennemi
+fatal. On put se rendre compte du changement produit, le jour où le
+peuple redevint une fois de plus le <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> maître de Paris. Si ce
+même peuple, qui avait brisé la croix en 1830, lui a porté les armes
+en 1848; si les prêtres, outragés et menacés dans les rues après
+les journées de Juillet, y ont trouvé, après celles de Février, une
+pleine sécurité et même souvent des hommages, on le dut en partie à
+l'influence de Buchez et de ses disciples.</p>
+
+<p>Toutefois, en dépit de ses côtés honorables et bienfaisants, l'école
+buchézienne n'était pas viable. Elle avait pu jeter une flamme,
+donner un élan, mais pour peu de temps. Elle portait en elle-même
+des germes de contradiction et de décomposition qui ne devaient pas
+tarder à se développer. La plupart des associations ouvrières fondées
+sous son inspiration, après avoir prospéré pendant les premiers mois
+ou les premières années de ferveur, succombèrent à des difficultés
+nées dans leur propre sein: la variété des besoins et des capacités
+y rendait intolérable l'égalité des salaires; on ne trouvait plus de
+directeurs qui consentissent à être, par désintéressement fraternel,
+les «serviteurs de tous»; enfin, l'impatience et l'imprévoyance des
+associés refusaient de laisser le sixième des bénéfices dans la
+caisse sociale. À cette faillite économique s'ajouta une faillite
+doctrinale. Les adhérents reconnurent à l'épreuve, ceux-ci plus tôt,
+ceux-là plus tard, l'impossibilité d'unir les principes opposés
+de la révolution et du catholicisme. Force était de choisir. Ils
+se divisèrent. Les uns, avec M. Corbon, s'enfoncèrent dans la
+révolution, en répudiant comme une illusion toutes les aspirations
+chrétiennes. Les autres, au contraire, se sentirent poussés a devenir
+pleinement catholiques, quelques-uns à se faire prêtres ou même
+moines: tel fut M. Roux-Lavergne, l'un des principaux collaborateurs
+du maître, qui devint chanoine de Rennes; tels furent surtout
+quatre jeunes hommes admirables, d'une âme singulièrement pure et
+généreuse, Réquédat, Piel, Besson, Olivaint; les trois premiers
+répondirent à l'appel de Lacordaire et moururent, à la fleur de
+l'âge, sous l'habit de Saint-Dominique<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a>; le quatrième, <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span>
+attiré vers la Compagnie de Jésus, devait, après une sainte vie,
+succomber martyr de sa foi pendant la Commune<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a>. Ce n'est certes
+pas un médiocre honneur pour une école que d'avoir séduit un moment
+de pareils hommes. Quant à l'honnête, mais inconséquent Buchez, ceux
+de ses disciples qui étaient devenus catholiques furent longtemps
+réduits à dire tristement de lui: «Il est pour nous le portier de
+l'Église, lui seul n'entre pas.» Il devait cependant être récompensé
+de sa droiture; sur son lit de mort, il vit un prêtre et finit en
+chrétien<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>.</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+<p>Les écoles fort différentes de Pierre Leroux et de Buchez ne sont
+pas les seules qui soient nées du démembrement du saint-simonisme.
+On peut rattacher à la même origine, au moins dans une certaine
+mesure, une secte beaucoup plus importante, la secte fouriériste.
+Non sans doute que Fourier, qui avait exposé complètement son
+système dès 1808, ait emprunté ses doctrines à Saint-Simon, dont les
+premiers plans de réorganisation, encore bien incertains et vaporeux,
+datent de 1817; mais, comme on le verra tout à l'heure, ce que le
+fouriérisme devait recevoir du saint-simonisme, c'était l'élan de
+propagande et le personnel même de ses apôtres.</p>
+
+<p>Né en 1772, à Besançon, d'une famille de commerçants modestes,
+Fourier paraît avoir eu la première impression du mal social à cinq
+ans, un jour où il fut puni pour avoir dit la vérité à un client que
+son père cherchait à abuser. Empêché, faute de naissance, d'entrer,
+comme il l'eût désiré, à l'école des officiers du génie, il fut
+réduit à embrasser la carrière commerciale, qui lui déplaisait.
+Il venait de s'établir épicier à <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> Lyon, en 1793, quand,
+dans la révolte de la ville contre la Convention, son magasin fut
+pillé et lui-même obligé de faire le coup de feu contre les troupes
+républicaines. Arrêté après la prise de la ville, il n'échappa
+qu'avec peine à la mort et fut incorporé, comme simple soldat,
+dans un régiment de cavalerie. Il fit ainsi quelques campagnes,
+puis, rendu à son premier métier, il se trouva, en 1799, commis
+d'un négociant marseillais qui l'employa à des spéculations peu
+délicates. Toutes ces souffrances morales ou matérielles, venues
+soit des habitudes frauduleuses du commerce, soit de l'inégalité des
+classes, soit du désordre public, l'amenèrent à cette conclusion que
+la civilisation avait fait fausse route: ce n'était pas la nature
+humaine, c'était la société qu'il déclarait mauvaise. Peut-être,
+en d'autres temps, se fût-il contenté de gémir sur ce mal, sans se
+croire en état d'y remédier. Mais il avait été témoin de tant de
+changements pendant la Révolution; tout était tellement déraciné,
+bouleversé; il avait vu pousser à ce point la prétention de tout
+refaire à nouveau, qu'aucune transformation ne l'intimidait ni ne
+lui semblait impossible. Non cependant qu'il entendît avoir rien de
+commun avec les révolutionnaires: il les détestait et les dédaignait,
+il leur en voulait aussi bien pour les épreuves qu'il avait
+personnellement subies sous leur règne qu'à cause de leur esprit
+de négation et d'anarchie; jamais il ne s'indignait plus vivement
+que quand on paraissait le confondre avec les agitateurs du parti
+républicain. Ce fut en 1803, par un article publié dans un recueil
+lyonnais, qu'il fit, pour la première fois, entrevoir quelques-unes
+de ses idées. En 1808, il les exposa d'ensemble, dans son livre sur
+la <cite>Théorie des quatre mouvements</cite>, et les compléta, en 1822 et 1829,
+par deux autres ouvrages sur l'<cite>Association domestique et agricole</cite>
+et sur le <cite>Nouveau monde industriel</cite>. Tout en édictant les lois et
+en traçant le plan de la société future, il vivait médiocrement des
+emplois subalternes qu'il tenait dans diverses maisons de commerce, à
+Lyon d'abord, à Paris ensuite.</p>
+
+<p>Dans l'&oelig;uvre de Fourier, rien du vague de Saint-Simon. Jamais
+la chimère n'a été traitée avec une précision si mathématique.
+<span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> Comme le feront après lui presque tous les socialistes, il
+croit trouver dans l'association le remède aux maux résultant de
+la concurrence, du salariat et de la misère. Son association doit
+unir non seulement les capitaux, mais les ménages, les familles,
+et, pour cette raison, il l'appelle «association domestique».
+Jusqu'à présent, le monde était sous le régime de l'«ordre morcelé»,
+chaque famille ayant son ménage, chaque commerçant sa boutique,
+chaque industriel son atelier, chaque cultivateur son champ. À
+l'«ordre morcelé», Fourier propose de substituer l'«ordre combiné».
+Soient trois cents familles ayant actuellement trois cents ménages
+différents; il s'agit de les réunir en un seul ménage, en un seul
+atelier; au lieu de trois cents champs, on aura un seul domaine
+exploité en commun. Le réformateur fait alors un tableau merveilleux
+des économies qui seraient ainsi réalisées. «On est ébahi, écrit-il,
+quand on évalue le bénéfice colossal qui résulterait de ces grandes
+associations.» Fourier, à la différence des communistes, respecte
+le capital et ne rêve pas l'égalité absolue; il divise le revenu
+en trois parts: quatre douzièmes au capital, trois douzièmes au
+talent, cinq douzièmes au travail. Chacune de ces associations,
+composée de dix-huit cents membres, vivant sur un seul domaine
+d'une lieue carrée, logée dans un édifice commun magnifiquement
+installé, constitue un «phalanstère». Le phalanstère se subdivise en
+«phalanges», puis en «séries», enfin en «groupes», chaque «groupe»
+se composant de sept ou neuf individus. Tous les rapprochements se
+font librement; tous les dignitaires sont élus; nulle coercition, nul
+régime autoritaire.</p>
+
+<p>Mais comment faire que, dans une association si nombreuse, la vie
+commune soit agréable ou même seulement tolérable? Comment maintenir
+le bon ordre et l'harmonie dans cette caserne sans officiers et
+sans discipline, dans ce couvent sans supérieurs et sans règle?
+Comment obtenir que chaque associé accomplisse spontanément la part
+de travail nécessaire au profit commun? Pour y parvenir, Fourier,
+ne se contentant plus de refaire la société, entreprend de refaire
+l'ordre moral, <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> de créer, pour ainsi dire, un homme nouveau.
+Telle est, en effet, la portée de cette thèse de l'«attraction
+passionnelle» par laquelle il prétend résoudre ou plutôt supprimer
+le redoutable problème de l'existence du mal sur la terre. L'homme
+doit avoir, dit-il, un moyen d'être heureux sur cette terre;
+autrement, Dieu ne serait ni bon ni sage. Le tout est de découvrir
+ce moyen: c'est ce que les «civilisés» n'ont pas encore su faire.
+Se fondant sur cette unité du plan divin qu'il appelle l'«économie
+de ressorts», le fondateur du phalanstère estime que la loi de
+l'attraction, découverte par Newton dans le monde physique, doit
+régir aussi le monde moral. Mais quelle attraction? Fourier, imbu
+des idées sensualistes du siècle dernier, ne voit dans l'homme que
+l'être sensible, entraîné à agir par les passions. L'attraction doit
+donc être passionnelle. Jusqu'alors on nous enseignait à contenir
+nos passions, et l'on nous avertissait que la raison nous était
+donnée pour cet usage. Erreur, dit notre étrange moraliste; c'est
+se faire une idée absurde de Dieu que de supposer qu'il a créé un
+homme composé de deux ressorts contradictoires. D'ailleurs, en
+fait, la raison est toujours la plus faible, même chez ceux qui ont
+charge de prêcher la vertu. Les passions seules viennent de Dieu. Le
+devoir et la morale, le mérite et le démérite sont une invention de
+l'homme dont il faut se débarrasser au plus vite. Chaque individu
+n'a qu'à suivre ses passions; il trouvera ainsi son plaisir, en
+même temps qu'il concourra au plan divin. Ne craignez pas qu'il en
+résulte quelque désordre; car il est posé en axiome fondamental que
+«les attractions sont proportionnelles aux destinées». Si l'on a
+pu avoir jusqu'ici mauvaise opinion des passions sans frein, c'est
+qu'elles ne se mouvaient pas dans le milieu qui leur convenait.
+Elles trouveront ce milieu avec le phalanstère. Dangereuses dans
+une réunion restreinte, elles peuvent se développer sans heurt dans
+une association nombreuse; leur variété et leur mobilité permettent
+alors à chacune de se satisfaire, en même temps que la gradation
+infinie des nuances intermédiaires facilite tous les rapprochements,
+toutes les libres formations des «groupes» et des <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> «séries».
+À ce propos, Fourier se livre à une analyse de ces passions, tantôt
+subtilement ingénieuse, tantôt absurdement arbitraire, les classant,
+les étiquetant, les numérotant et décrivant leur mécanisme<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a>.</p>
+
+<p>Par l'effet d'une autre loi que le novateur se vante d'avoir
+également découverte, chacun, en cherchant à satisfaire sa passion,
+se trouvera accomplir l'&oelig;uvre utile au bien commun. Le travail
+ne sera plus imposé ni pénible; il se confondra avec la libre
+recherche du plaisir, et sera si attrayant qu'on verra s'y livrer
+ceux qui s'y dérobent aujourd'hui, les oisifs, les enfants, et
+même les «scissionnaires», nom courtoisement donné aux voleurs,
+aux vagabonds, aux mendiants de profession. Chaque passion devient
+dès lors une source d'activité bienfaisante. Fourier prend, par
+exemple, la gourmandise, qu'il regarde comme particulièrement féconde
+et qu'il déclare être la mère de toute industrie: il prétend que,
+pour satisfaire sa passion, le gourmand trouvera plaisir à faire la
+cuisine, plus encore à cultiver le sol. Psychologie discutable, soit
+dit en passant: on peut aimer à manger des fruits ou des légumes
+délicats, sans être porté à se donner la peine de les apprêter et
+surtout de les faire pousser. Y aura-t-il des goûts pour toutes
+les occupations et dans la proportion convenable? Fourier répond
+imperturbablement par son théorème des «attractions proportionnelles
+aux destinées». L'homme doit trouver, dans sa nature même, quelque
+chose qui l'attire vers tout ce qu'il est appelé à faire; autrement,
+la logique divine serait en défaut. Cette loi s'appliquera même pour
+les travaux immondes: se fondant sur le goût de malpropreté qu'il
+a remarqué chez beaucoup d'enfants, l'organisateur du phalanstère
+se flatte de leur <span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> faire accomplir par plaisir les besognes
+les plus répugnantes, et il les fait opérer, vêtus de gaze aux
+tendres couleurs et couronnés de roses; c'est la théorie des «petites
+hordes», qui obtint, à son apparition, un certain succès de rire.</p>
+
+<p>Les «petites hordes» sont surtout absurdes. Voici qui devient
+odieux. En lâchant la bride à toutes les passions, Fourier ne fait
+pas d'exception pour l'amour, ou plutôt pour la volupté charnelle.
+Il n'interdit pas, sans doute, le mariage permanent à ceux qui ont
+le goût du «familisme», mais il ne l'approuve ni ne l'encourage. La
+famille lui paraît être le plus imparfait des groupes, par cette
+raison, entre autres, qu'on ne peut changer de père et d'enfants,
+tandis qu'on peut changer d'amants, d'amis ou d'associés. Il préfère
+donc de beaucoup la liberté amoureuse, la promiscuité des sexes,
+qui sera le régime ordinaire du phalanstère. Il aime à s'étendre
+sur ce sujet. Tout est prévu, classé, dénommé avec un sang-froid
+d'impudeur, une sorte d'inconscience lubrique dont j'aurais quelque
+embarras à apporter ici des spécimens. Ne vous inquiétez pas de ce
+que deviendront les petits enfants: Fourier n'a jamais vu en eux
+que des objets malpropres et incommodes, et il les laisse sous la
+surveillance des bonnes, dans les «séristères». D'ailleurs, il compte
+sur la stérilité, qui est la conséquence ordinaire de la débauche,
+et voit même là un frein bienfaisant au développement excessif de la
+population. Quant au bonheur des individus, le cynique réformateur
+déclare, d'un ton pénétré, que les plaisirs d'une Laïs, d'une Ninon
+ou d'un duc de Richelieu ne peuvent en donner l'idée, et il évoque
+les souvenirs du Parc-aux-Cerfs, auquel il s'étonne qu'on ait trouvé
+à redire.</p>
+
+<p>Fourier estime qu'il suffira d'une «épreuve locale» de son système
+pour que l'attrait entraîne le reste des hommes et pour qu'au bout
+de deux ou trois ans toutes les populations du globe se soient
+organisées d'elles-mêmes en six cent mille phalanstères. Alors
+plus de patrie; le novateur goûte aussi peu le patriotisme que
+le familisme. Les phalanstères se rapprocheront librement pour
+constituer des centres provinciaux, des <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> royaumes, des
+empires, puis une métropole universelle qui sera construite sur
+le Bosphore. Les titres de souveraineté s'échelonneront, depuis
+l'<em>unarque</em>, qui commande à une phalange, jusqu'à l'<em>omniarque</em>,
+qui est l'empereur du globe, en passant par le <em>duarque</em>, qui
+commande à quatre phalanges, le <em>triarque</em> à douze, le <em>tétrarque</em>
+à quarante-huit. Commander est du reste un mot impropre; tous
+les dignitaires sont élus, et chaque membre du phalanstère n'est
+tenu d'obéir qu'à ses propres passions. Quand cette organisation
+fonctionnera partout, le monde sera arrivé à l'état d'<em>harmonie</em>.
+Les cinq mille ans qui se sont écoulés depuis le commencement de la
+terre et pendant lesquels l'humanité a passé successivement par les
+phases édénique, sauvage, patriarcale, barbare et civilisée, ont été
+une période de malheurs et d'épreuves; vient ensuite une période de
+prospérité qui durera soixante-dix mille ans, et à laquelle succédera
+une dernière période de calamités, longue de cinq mille ans.</p>
+
+<p>Fourier ne ressent pas plus d'embarras à disposer du monde physique
+que du monde moral et social. Il nous annonce gravement qu'au
+jour où l'harmonie régnera par la vertu du phalanstère et de
+l'attraction passionnelle, la nature se mettra à l'unisson des
+progrès de l'humanité. La terre, qui n'a produit jusqu'à présent que
+deux créations, sur dix-huit qu'elle doit successivement opérer,
+redeviendra féconde: cette planète est en effet un être qui a deux
+âmes, deux sexes, et qui procrée par la conjonction de son fluide
+boréal et austral. Alors la mer se dessalera et deviendra une boisson
+agréable, pareille à la limonade. Les orangers fleuriront en Laponie,
+et les tropiques jouiront d'un climat tempéré. Des «antibaleines»
+traîneront nos vaisseaux, et des «antilions» nous transporteront avec
+une telle rapidité que, partis de Calais le matin, nous déjeunerons
+à Paris, dînerons à Lyon et souperons à Marseille. Mercure, ayant
+appris l'alphabet et les conjugaisons, établira une espèce de
+télégraphe pour nous transmettre, en vingt ou trente heures,
+des nouvelles de nos antipodes. Six lunes jeunes et brillantes
+remplaceront la lune, morte de fièvre putride, qui nous jette
+aujourd'hui quelques rayons décolorés. <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> L'homme aura sept
+pieds, vivra cent quarante-quatre ans, dont cent vingt ans d'exercice
+actif en amour. Le genre humain sera porté au grand complet de trois
+milliards, et il y aura habituellement sur le globe trente-sept
+millions de poètes égaux à Homère, trente-sept millions de géomètres
+égaux à Newton, et ainsi de tous les talents.</p>
+
+<p>Contraste étrange! À le regarder par certains côtés, Fourier paraît
+un esprit d'une réelle puissance, bien supérieur, en tout cas,
+aux autres faiseurs de systèmes sociaux<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>; cependant, à chaque
+page de ses &oelig;uvres, on est choqué par quelque absurdité, par
+quelque extravagance qui semble d'un fou. Il était personnellement
+d'une probité délicate, désintéressé, simple, naïf, menait une
+vie tranquille, sans désordre ou tout au moins sans scandale<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a>;
+cependant nulle doctrine n'est plus immorale que la sienne; jamais
+glorification et organisation plus éhontée de la débauche ne sont
+sorties d'un cerveau humain. Qu'est-ce que ces nombreuses marques de
+folie et cette large tache d'impureté, sinon le châtiment ordinaire
+de l'orgueil humain quand il prétend refaire l'&oelig;uvre de Dieu?</p>
+
+<p>Lorsqu'ils parurent,&mdash;en 1808, 1822 et 1829,&mdash;les livres de Fourier
+n'eurent aucun retentissement. Les journaux ne firent même pas au
+novateur l'honneur de le réfuter. Ce fut à peine si, plusieurs années
+après sa première publication, il put compter deux disciples, d'abord
+M. Muiron, chef de division à la préfecture de Besançon, ensuite
+M. Victor Considérant, élève distingué de l'École polytechnique.
+Triste de cet insuccès, il était réduit à vivre humblement et même
+pauvrement<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>. Il n'eût pu publier ses livres en 1822 et en 1829,
+si <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> M. Muiron et quelques autres amis n'en avaient fait
+les frais. Mais sa foi n'était pas ébranlée. Il suivait son idée,
+insensible et comme étranger à tout le reste. Convaincu qu'un seul
+essai suffirait à convertir le monde, il annonça qu'il attendrait,
+tous les jours, à midi, l'homme riche qui voudrait lui confier un
+million afin de faire les frais du premier phalanstère. Pendant dix
+ans, il ne manqua pas un seul jour de rentrer chez lui, à l'heure
+indiquée, pour recevoir ce visiteur attendu qui ne vint jamais.</p>
+
+<p>La révolution de Juillet ne changea d'abord rien à la situation de
+Fourier. Le silence et l'ombre, dont il semblait ne pouvoir sortir,
+contrastaient avec le bruit et l'éclat qui se faisaient autour
+des saint-simoniens. Il assistait à la parade de ces derniers, en
+spectateur ironique, dédaigneux et probablement aussi un peu jaloux.
+«On ne conçoit pas, écrivait-il à M. Muiron, comment ces histrions
+sacerdotaux peuvent se former une si nombreuse clientèle.» Et encore:
+«Vous voulez que j'imite leur ton, leurs capucinades sentimentales.
+C'est le ton des charlatans. Jamais je ne pourrai donner dans cette
+jonglerie.» Ce fut cependant de ce côté que vint le coup de vent qui,
+après plus de vingt ans d'attente, enfla pour la première fois ses
+voiles. Lors du démembrement de l'école saint-simonienne, deux de
+ses membres importants, M. J. Lechevalier et M. A. Transon, rebutés
+par les doctrines d'Enfantin, mais non désabusés des chimères,
+passèrent au fouriérisme et lui apportèrent une ardeur de propagande
+que personne n'avait encore déployée à son service. M. Lechevalier
+commença des leçons publiques, tandis que M. Transon publiait, dans
+la <cite>Revue encyclopédique</cite> de Pierre Leroux et de Jean Reynaud, un
+résumé de la thèse phalanstérienne. Encouragés par ces accessions,
+les fouriéristes de la veille se mirent aussi en mouvement. Le
+<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> maître lui-même fit des conférences à Paris; Considérant
+ouvrit un cours à Metz; de nombreuses publications furent lancées
+dans le public. Jamais tant de bruit ne s'était fait autour de cette
+doctrine. Quelques mois après, en 1832, l'école se sentit assez
+fortement constituée pour se donner un organe périodique qui s'appela
+<cite>le Phalanstère</cite> ou <cite>la Réforme industrielle</cite>. Bientôt même, grâce
+au concours de M. Baudet-Dulary, député, un essai de colonisation
+phalanstérienne fut tenté à Condé-sur-Hesgres, près de Rambouillet;
+il échoua complètement. Quoique les adeptes expliquassent cet échec
+par l'insuffisance des moyens, l'effet en fut fâcheux, et le crédit
+du fouriérisme s'en trouva singulièrement ébranlé. D'ailleurs, la
+lumière projetée sur les livres du chef de la secte avait pour
+résultat de mettre en relief les immoralités et les extravagances
+qui y pullulaient: les premières soulevaient un cri de réprobation,
+les secondes un éclat de rire, plus redoutable encore. Vainement les
+phalanstériens s'emportaient-ils contre ceux qui se scandalisaient
+ou s'égayaient, vainement accablaient-ils les journaux de leurs
+explications justificatives: le mouvement des adhésions s'arrêta;
+plusieurs fidèles même s'éloignèrent, entre autres MM. Lechevalier et
+Transon; ce dernier, d'une âme ardente, généreuse, compatissante aux
+malheureux, devait trouver bientôt après, dans le catholicisme, la
+vérité qu'il avait longtemps cherchée avec droiture auprès des faux
+prophètes. Force fut, en 1834, d'interrompre la publication de la
+<cite>Réforme industrielle</cite>.</p>
+
+<p>Fourier, toutefois, tenait bon: ne fléchissant ni sous le sarcasme,
+ni sous l'indignation, il anathématisait ce monde imbécile et
+aveugle, exprimait son mépris pour ces «petits Français» incapables
+de comprendre la vérité, flétrissait ses adversaires qu'il
+classait sous vingt-huit catégories, et continuait à demander
+imperturbablement le million dont il avait besoin pour fonder
+son premier phalanstère. Traité toujours par ses disciples de
+«révélateur», de «démiourgos du monde sociétaire», d'«architecte
+du bonheur sur la terre», il morigénait ceux d'entre eux qui, par
+peur du rire ou du scandale, <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> voulaient faire quelques
+sacrifices au sens commun ou au sens moral. «Je ne ferai pas de
+basses concessions», leur disait-il. Faut-il croire que la constance
+du maître rendit du c&oelig;ur aux disciples? Toujours est-il qu'en
+1836 il se produisit comme une reprise de la propagande fouriériste.
+La <cite>Réforme industrielle</cite> reparut sous le titre de la <cite>Phalange</cite>;
+c'était Considérant qui la dirigeait. Fourier ne put lui donner
+que quelques articles. Il mourut, le 9 octobre 1837, à l'âge de
+soixante-cinq ans, entouré de ses adeptes qui firent graver sur sa
+tombe ses deux maximes: <em>Les attractions sont proportionnelles aux
+destinées</em>.&mdash;<em>La série distribue les harmonies</em>.</p>
+
+<p>Cette mort ne mit pas fin au fouriérisme, qui, débarrassé de
+son bizarre fondateur, prit au contraire plus de développement
+et s'organisa en une sorte de corporation sous la direction
+de Considérant. Ce dernier, qui avait beaucoup plus de talent
+d'exposition que Fourier, alla, de ville en ville, faire des
+prédications de «phanérogamie» et d' «harmonie passionnelle». Des
+hommes, dont quelques-uns ne manquaient pas de valeur, MM. Cantagrel,
+Vidal, Toussenel, Laverdant, etc., concouraient à cet apostolat.
+Grâce à la munificence d'un Anglais, la <cite>Phalange</cite> put paraître trois
+fois par semaine; bientôt même, l'école eut son journal quotidien,
+la <cite>Démocratie pacifique</cite>. Sans abandonner l'ensemble de la doctrine
+du maître, ses disciples en laissaient prudemment dans l'ombre les
+parties les plus choquantes, pour s'attacher surtout à la thèse
+économique; ils ne parlaient plus, du reste, d'une transformation
+rapide et universelle, mais seulement d'un travail d'amélioration
+successive. Fidèles, en cela, à l'esprit du fondateur de l'école, ils
+prirent, surtout au début, grand soin de ne pas se confondre avec le
+parti révolutionnaire, et se piquèrent d'être des «pacifiques», comme
+le disait le titre même de leur journal. Aussi étaient-ils mal vus
+des démocrates militants, qui leur reprochaient de «louvoyer dans
+les eaux du monde officiel». Sur beaucoup de questions courantes,
+ils parlaient comme les conservateurs. La vérité est qu'ils ne se
+rattachaient à aucun parti. Ils affichaient un grand dédain de la
+<span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> «comédie parlementaire» et se vantaient «d'avoir tué la
+politique». Pour eux, il n'y avait qu'une question, la question
+sociale: «L'organisation du travail, disaient-ils, la grande idée
+soulevée au commencement du siècle par Fourier, emporte dans son
+tourbillon non seulement ceux qui l'acceptent, mais encore ceux qui
+s'efforcent de lutter contre elle.» Avec le temps, toutefois, ils
+tendirent à se rapprocher de l'extrême gauche, sans se confondre avec
+elle, et, vers la fin de la monarchie de Juillet, on les retrouvait
+presque toujours faisant campagne contre M. Guizot.</p>
+
+<p>En somme, après être resté pendant de longues années absolument
+ignoré et impuissant, le fouriérisme finissait par prendre une place
+relativement importante dans le mouvement intellectuel de ce temps.
+Ses thèses étaient sans doute trop abstraites et trop compliquées
+pour être comprises et goûtées des masses; la plupart de ses
+adeptes étaient des bourgeois, des esprits d'une certaine culture;
+quelques-uns, d'anciens élèves de l'École polytechnique. Mais si
+ceux-là étaient peu nombreux qui acceptaient et professaient toute la
+doctrine, on en retrouvait comme un reflet dans beaucoup d'esprits
+dévoyés. Il n'était pas jusqu'à la littérature sur laquelle elle
+ne fît sentir son action. Déjà l'on a eu occasion de signaler le
+concours donné au socialisme par certains romanciers; concours très
+efficace, car le roman pénétrait là où l'on se fût ennuyé d'un livre
+abstrait; il arrivait à la raison par l'imagination, ce qui est, chez
+beaucoup, le chemin le plus facile et le plus prompt; il donnait aux
+chimères une apparence de vie. Parmi ces romanciers socialistes,
+nul ne fut plus lu et n'exerça plus d'action qu'Eugène Süe. L'homme
+et son &oelig;uvre nous sont déjà connus<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>. Pour le moment, je veux
+seulement noter que l'un de ses grands romans-feuilletons de cette
+époque, les <cite>Sept Péchés capitaux</cite>, publié dans le <cite>Constitutionnel</cite>,
+était la détestable mise en scène des pires théories de Fourier sur
+la légitimité des passions. Politiquement, le fouriérisme <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span>
+a exercé aussi une certaine influence, et cette influence a été
+mauvaise. Bien que non populaire, il a contribué à développer dans le
+peuple cette idée fausse et dangereuse que toute souffrance et tout
+mal viennent de l'organisation défectueuse de la société, et qu'ils
+disparaîtraient avec un simple changement de cette organisation.
+En outre, si peu intelligibles que les subtilités de l'attraction
+passionnelle fussent pour des natures grossières, celles-ci n'étaient
+que trop disposées à en retenir ces assertions simples, que le devoir
+n'existe pas, que toute passion est légitime et que la vie se résume
+dans la recherche du plaisir. En tout cela, le fouriérisme faisait
+&oelig;uvre de décomposition sociale et morale, frayait la voie aux
+révolutionnaires, dont il prétendait se distinguer, et assumait sa
+part de responsabilité dans leurs méfaits.</p>
+
+<h4>IV</h4>
+
+<p>En étudiant le fouriérisme, le saint-simonisme et les autres écoles
+prétendues pacifiques qui en dérivaient, nous avons retrouvé l'une
+des origines du socialisme révolutionnaire. Cette origine n'est pas
+la seule. Il en est une autre qui, pour être moins apparente, peut
+cependant être reconnue: pour cela, il faut remonter jusqu'à Gracchus
+Babeuf, qui prêchait hautement, sous le Directoire, l'abolition
+de la propriété et le partage de toutes les terres, de toutes les
+richesses. Cette filiation a échappé à la plupart des contemporains;
+mais aujourd'hui l'on a la preuve que, des «égaux» de 1796 aux
+socialistes de la fin de la monarchie de Juillet, la tradition s'est
+continuée sans interruption. Un homme s'est trouvé, en effet, pour
+la recevoir des mains de Babeuf, la garder avec une sorte de piété
+sauvage et la transmettre aux générations nouvelles: c'est Buonarotti.</p>
+
+<p>Né à Pise, en 1761, d'une famille qui prétendait descendre <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span>
+de Michel-Ange, Philippe Buonarotti s'était jeté avec passion dans
+la révolution française. Il prit part à la conspiration des «Égaux»,
+fut condamné avec Babeuf et jeté en prison pendant que ce dernier
+était exécuté. Sous la Restauration, on le retrouve à Bruxelles et
+à Genève, fort engagé dans la Charbonnerie, servant de lien entre
+les ventes françaises et les ventes italiennes. Il était resté
+fidèle à la sinistre mémoire de son premier chef, et publia, en
+1828, une <cite>Histoire de la conspiration de Babeuf</cite>, à laquelle il
+joignit un exposé des doctrines communistes de ce personnage. Rentré
+à Paris après 1830, il fit paraître une nouvelle édition de son
+livre. Presque ignoré de la bourgeoisie régnante, pauvre, vivant de
+quelques leçons de musique, recueilli, vers la fin de sa vie, par le
+marquis Voyer d'Argenson, qui, avec Charles Teste, frère du futur
+et trop fameux ministre, fut son plus dévoué partisan, il tenait,
+dans le parti révolutionnaire, le rôle d'une sorte de patriarche du
+fanatisme démagogique, souvent consulté et exerçant son action non
+seulement en France, mais à l'étranger; la «jeune Italie» et Mazzini
+relevaient de lui. À sa mort, survenue en 1837, M. Trélat publia
+une notice enthousiaste: «La vie de Buonarotti, disait-il, s'est
+prolongée soixante-dix-sept ans, sans qu'on y ait découvert aucune
+tache<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a>.» Un peu plus tard, au cours de son <cite>Histoire de dix ans</cite>,
+M. Louis Blanc faisait un éloge non moins ému de l'ancien complice de
+Babeuf, le comparait «aux sages de l'ancienne Grèce» et proclamait
+que ses opinions étaient «d'origine céleste»; puis il le montrait,
+«du fond de son obscurité, gouvernant de généreux esprits, faisant
+mouvoir des ressorts cachés, entretenant avec la démocratie du
+dehors des relations assidues, et tenant les rênes de la propagande,
+qu'il fallût soit accélérer le mouvement, soit le ralentir<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>». Les
+honneurs rendus par les initiés à la mémoire du vieux conspirateur
+communiste se sont prolongés jusqu'à nos jours; en 1869, M. Ranc
+a donné une nouvelle édition de l'<cite>Histoire de la conspiration
+de Babeuf</cite>; <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> dans sa préface, il insiste sur l'influence
+considérable de Buonarotti: «C'est grâce aux babouvistes, dit-il,
+que, pendant le premier Empire et la Restauration, la tradition
+révolutionnaire n'a pas été un seul instant interrompue, et que,
+dès les premiers jours de 1830, le parti républicain s'est trouvé
+reconstitué<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>.»</p>
+
+<p>Buonarotti usa naturellement de son autorité sur le parti
+démocratique, pour y propager ses idées communistes. Son livre, à
+peu près le seul de ce genre qui existât dans les premières années
+de la monarchie de Juillet, se lisait dans les ateliers, et les
+ouvriers s'y infectaient de «babouvisme». C'est évidemment sous son
+influence que, peu après 1830, les idées socialistes ont pénétré dans
+les sociétés secrètes et y ont pris, d'année en année, une place
+plus large. On les a vues apparaître, dès la fin de 1833, chez les
+sectionnaires des <em>Droits de l'homme</em>, qui pourtant étaient surtout
+des agitateurs politiques et des doctrinaires républicains<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>. Elles
+furent plus visibles encore dans la société des <em>Familles</em> et dans
+celle des <em>Saisons</em>, sous l'inspiration de Blanqui et de Barbès<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>;
+le journal <cite>l'Homme libre</cite>, qui fut, en 1838, l'organe clandestin de
+la seconde de ces associations, était absolument babouviste. En même
+temps, des journaux révolutionnaires, comme le <cite>Bon Sens</cite>, rédigé
+par MM. Cauchois-Lemaire, Rodde et Louis Blanc, ouvraient une porte
+plus ou moins large aux élucubrations antisociales. Certaines petites
+feuilles, l'<cite>Égalité</cite> et l'<cite>Intelligence</cite>, ne renfermaient pas autre
+chose.</p>
+
+<p>Ce fut surtout après l'émeute avortée du 12 mai, vers la fin de 1839
+et en 1840, que se produisit, dans les bas-fonds révolutionnaires,
+une sorte de fermentation communiste. Les sectes <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> se
+multiplièrent: <em>égalitaires</em>, <em>communistes</em>, <em>révolutionnaires</em>,
+<em>fraternitaires</em>, <em>communitaires</em>, <em>communautistes</em>, <em>unitaires</em>,
+etc. Comme on redoutait que cette variété ne nuisît à la puissance
+de l'action, un certain nombre de meneurs se réunirent à Londres, en
+novembre 1839, pour arrêter un programme commun<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a>. On avait choisi
+une ville étrangère, par crainte de la police parisienne. Un rapport
+fut rédigé «sur les moyens à prendre pour mettre la France dans une
+voie révolutionnaire, le lendemain d'une insurrection victorieuse».
+Le premier acte devait être la constitution d'un triumvirat
+dictatorial nommé, non par la majorité du peuple, «qui pourrait se
+tromper», mais par les «auteurs de l'insurrection». Ce triumvirat
+décrétera, entre autres mesures, la suspension de l'exportation
+des grains, le maximum sur les denrées alimentaires et le droit de
+tout homme à l'existence. Le gouvernement «se fera, au profit de
+la nation, premier manufacturier, directeur suprême de toutes les
+industries»; il aura des magasins pour vendre ses produits et créera
+des ateliers nationaux. Les enfants, à partir de cinq ans, seront
+enlevés à leurs parents et livrés au gouvernement, pour que celui-ci
+«leur inculque les bons principes». Tout auteur d'un livre ou d'un
+article de journal tendant à rétablir l'ancien ordre de choses sera
+condamné comme contre-révolutionnaire. Quant aux dépenses publiques,
+on y fera face par les moyens suivants: émission de papier-monnaie;
+séquestration des biens appartenant aux familles des individus qui
+ont participé aux actes gouvernementaux depuis 1793; capitalisation
+de l'impôt dans certains cas; abolition de l'hérédité des fortunes en
+ligne collatérale; attribution à l'État de la quotité disponible dans
+les héritages en ligne directe. Ce rapport, dont je ne fais connaître
+qu'incomplètement les odieuses extravagances, fut imprimé à Londres
+et distribué aux délégués, qui s'ajournèrent au mois de septembre
+1840 pour prendre une décision. Ils se retrouvèrent <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> en
+effet réunis à cette date et, après délibération, adoptèrent à
+l'unanimité les conclusions du rapport.</p>
+
+<p>Tout en s'organisant ainsi dans l'ombre, les communistes
+s'enhardissaient à faire des manifestations publiques; tel fut,
+le 1<sup>er</sup> juillet 1840, le banquet de Belleville, dont il a été
+parlé<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a>. Des publications de toutes sortes<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>, de petits
+journaux, peu connus du monde bourgeois, mais ayant accès dans les
+ateliers, notamment la <cite>Fraternité</cite>, fondée en 1845, répandaient
+leurs doctrines et surtout leurs haines dans les centres industriels.
+De nombreux ouvriers s'improvisaient apôtres du communisme auprès
+de leurs camarades. «Je connais personnellement à Lyon et dans la
+banlieue, écrivait Proudhon en 1844, plus de deux cents de ces
+apôtres qui tous font la mission en travaillant... Tout cela,
+vous pouvez m'en croire, aboutira à quelque chose, et le mouvement
+n'est pas près de se ralentir; il y a progrès, et progrès effrayant
+au contraire.<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a>» Ces prédicateurs trouvaient facilement des
+auditeurs. «La propagande du communisme, observait alors Henri
+Heine, possède un langage que chaque peuple comprend: les éléments
+de cette langue universelle sont aussi simples que la faim, l'envie,
+la mort. Cela s'apprend facilement<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a>.» Par moments, les passions
+ainsi surchauffées dans les bas-fonds sociaux faisaient explosion au
+dehors. Tel avait été, à la fin de 1841, l'attentat de Quénisset,
+&oelig;uvre de la secte des <em>Égalitaires</em><a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a>. Plusieurs années
+après, un procès criminel révélait l'existence d'une autre secte,
+fondée en juillet 1846, celle des <em>Communistes matérialistes</em>:
+ceux-ci, ouvriers de leur état, avaient décidé de détruire le
+gouvernement et la société, non par l'insurrection ouverte, mais
+en se servant des moyens nouveaux fournis par la physique et la
+chimie; pour se procurer l'argent nécessaire, <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> ils étaient
+convenus de recourir au vol, estimant que le vol commis en vue de
+l'affranchissement de l'humanité était licite. Ce fut à l'occasion
+d'un de ces vols qu'ils furent poursuivis et condamnés<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a>. Quelques
+rares observateurs jetaient les yeux, de temps à autre, sur ce
+travail souterrain et en étaient épouvantés: de ce nombre était
+Henri Heine, qui revenait souvent sur ce sujet, dans ses lettres
+à la <cite>Gazette d'Augsbourg</cite>. Il ne se lassait pas de signaler «cet
+antagoniste de l'ordre existant, qui garde son terrible incognito et
+qui réside, comme un prétendant nécessiteux, dans les sous-sols de la
+société officielle»; puis il ajoutait: «Communisme est le nom secret
+de cet adversaire formidable qui oppose le règne des prolétaires,
+dans toutes ses conséquences, au règne actuel de la bourgeoisie. Ce
+sera un épouvantable duel. Comment se terminera-t-il? C'est ce que
+savent les dieux et déesses dont la main pétrit l'avenir. Pour notre
+part, nous savons seulement que le communisme, bien qu'il soit peu
+discuté à présent et qu'il traîne son existence souffreteuse dans des
+mansardes cachées, sur sa couche de paille misérable, est pourtant le
+sombre héros à qui il est réservé un rôle énorme, quoique passager,
+dans la tragédie moderne, et qui n'attend que la réplique pour entrer
+en scène<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>.»</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+<p>L'agitation communiste dont nous venons de parler était à peu près
+anonyme. Les publications, assez nombreuses à partir de 1839, dans
+lesquelles des écrivains déclassés ou même de simples ouvriers
+traçaient le plan d'une société idéale où tout serait partagé sous
+la surveillance de l'État, demeuraient ignorées en dehors d'un
+petit cercle; elles témoignaient de la fermentation des esprits
+plutôt qu'elles n'exerçaient elles-mêmes une action étendue. Il est
+un livre cependant qui, sans <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> être plus éloquent ni plus
+original que les autres, s'est trouvé avoir trop de retentissement,
+et a contribué trop efficacement à populariser le communisme, pour
+qu'on ne fasse pas à l'&oelig;uvre et à son auteur une place à part:
+nous voulons parler du <cite>Voyage en Icarie</cite>, publié en 1840 par M.
+Cabet.</p>
+
+<p>À cette date, Étienne Cabet était âgé de cinquante-deux ans; figure
+ronde et béate, expression vulgaire avec affectation de sensibilité
+philanthropique; faux bonhomme, rusé, égoïste, et qui, avant de
+prendre, par calcul, ce masque paterne, avait été l'un des violents
+du parti révolutionnaire. Fils d'un tonnelier de Dijon, il fit
+ses études comme boursier, puis, devenu avocat, il joua, sous la
+Restauration, un rôle actif dans les sociétés secrètes. Ce lui fut
+un titre suffisant, en août 1830, pour que M. Dupont de l'Eure
+l'envoyât d'emblée procureur général à Bastia; mais l'exagération
+de ses opinions le fit révoquer par le ministère Périer; il en
+garda une amère rancune au gouvernement de Juillet. Nommé député
+par les électeurs de la Côte-d'Or, il siégea à l'extrême gauche,
+fonda le journal <cite>le Populaire</cite> et publia divers pamphlets contre la
+monarchie. Ses excès de plume lui attirèrent plusieurs poursuites et,
+en 1834, une condamnation à deux ans de prison. Il se réfugia alors
+en Angleterre, où il resta jusqu'en 1839. Ce fut là, en lisant Thomas
+Morus et en causant avec Owen, qu'il résolut de se faire socialiste,
+communiste même, et qu'il composa son <cite>Voyage en Icarie</cite>. Il en avait
+terminé le manuscrit dès le commencement de 1838; mais, rendu prudent
+par ses premières mésaventures judiciaires, il consulta ses amis,
+entre autres Lamennais, pour savoir si un tel livre ne l'exposerait
+pas à des poursuites. Il en retarda la publication jusqu'en janvier
+1840, et encore, à cette époque, le fit-il paraître d'abord sans
+bruit et sous le pseudonyme de Dufruit. Ce ne fut qu'aux éditions
+suivantes qu'il osa le signer de son nom.</p>
+
+<p>Le <cite>Voyage en Icarie</cite> est une sorte de roman, ce qui permet à
+l'auteur d'en prendre à son aise avec les réalités et lui rend
+faciles les affirmations les plus arbitraires. Voici la fable:
+Un <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> jeune Anglais, lord Carisdall, se rend, en décembre
+1835, dans l'Icarie, où la société est organisée selon les idées
+de Cabet, et où, par suite, tout le monde est aussi heureux que
+vertueux. Les honneurs de ce pays sont faits au voyageur par un jeune
+homme dont le grand-père, un ancien duc, avait été le compagnon du
+charretier Icar, fondateur de l'Icarie; le père de ce même jeune
+homme, autrefois magistrat éminent, est serrurier de son état, et
+sa s&oelig;ur, après avoir reçu la plus brillante éducation, exerce
+la profession de couturière. N'est-ce pas un coup de maître, pour
+gagner le c&oelig;ur des ouvriers, que de débuter ainsi en ramenant
+à leur niveau et en mêlant à leurs rangs les aristocrates de la
+naissance et de l'éducation? En Icarie, les biens sont communs;
+l'État possède tout le capital social et en répartit les revenus
+entre les membres de la société, non plus même suivant la capacité,
+comme le voulaient les saint-simoniens, mais suivant les besoins de
+chacun; il loge, habille, nourrit tous les citoyens; la table est
+même fort recherchée, ce qui ne devait pas être la moins efficace
+des séductions à l'adresse des affamés<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a>. Chacun travaille, mais,
+comme dans le phalanstère, le travail est attrayant et, grâce à des
+machines merveilleuses, ne dure que cinq ou six heures par jour.
+N'objectez pas que l'absence d'intérêt personnel produira, comme
+toujours, la paresse. L'auteur affirme que nul ne se refusera à
+travailler, du moment où l'oisiveté sera, en Icarie, aussi infâme
+qu'ailleurs le vol. Tout est réglé par l'autorité, le lever, le
+coucher, le travail, les repas, le silence, les conversations, les
+chants, les récréations. Personne qui ne reçoive sa tâche, aussi
+bien le savant et l'artiste que les man&oelig;uvres. On ne peut écrire
+de livres nouveaux qu'avec la permission ou plutôt sur la commande
+du gouvernement; quant à ceux des livres anciens que le pouvoir
+juge dangereux, <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> ils sont brûlés. Ni juges, ni avocats, ni
+gendarmes, dans cette société d'où, paraît-il, les mauvaises passions
+de l'homme ont été extirpées en même temps que la propriété. Si, par
+impossible, un crime était commis, l'auteur en serait enfermé dans
+une maison de santé, car ce ne pourrait être qu'un fou. Il semblerait
+que ce communisme dût aboutir à la promiscuité des sexes; Cabet
+conserve cependant la famille, et nous affirme même qu'en Icarie
+elle sera garantie contre toute impureté, contre toute faiblesse.
+Cette sorte d'inconséquence venait-elle d'un scrupule de pudeur?
+N'était-elle pas plutôt un calcul de prudence? En effet, à ceux de
+ses disciples qui, plus logiques, concluaient à la communauté des
+femmes, le maître se bornait à répondre qu'ils s'exposeraient ainsi à
+être poursuivis comme les saint-simoniens, et que c'était déjà bien
+assez de s'attaquer à la propriété, sans se mettre, au même moment,
+sur les bras les défenseurs de la famille. Il semblait donc arrêté
+surtout par une considération d'opportunité.</p>
+
+<p>Cabet se défend de vouloir imposer son régime par la violence. En
+attendant que les peuples séduits aient fait du monde une vaste
+Icarie, il veut bien indiquer les mesures transitoires par lesquelles
+on peut s'acheminer vers cette transformation: suppression de
+l'armée; prélèvement de cinq cents millions sur le budget pour
+entretenir des ateliers nationaux et payer le logement des pauvres;
+fixation par l'État du salaire des ouvriers et du prix des objets de
+consommation, impôt progressif sur la richesse et le superflu.</p>
+
+<p>Le système icarien ne tient aucun compte des conditions de la nature
+humaine ni des plus simples exigences du bon sens; il n'est du reste
+pas plus agréable pour une imagination délicate que satisfaisant
+pour une raison droite; mais la nullité, la platitude, l'absurdité,
+le ridicule même ne sont pas des motifs d'insuccès auprès du
+vulgaire. Dans l'&oelig;uvre de Cabet, tout était combiné, avec une
+certaine adresse subalterne, pour caresser et séduire la convoitise,
+l'amour-propre, la jalousie des pauvres gens. Cette vision de vie
+facile et plantureuse, présentée comme une réalité vivante, touchait
+ceux qui peinaient, <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> mieux que n'eussent pu le faire les
+raisonnements les plus rigoureux ou les plus ingénieuses inventions.
+Ajoutez un certain ton de sensibilité dont la naïveté populaire était
+facilement dupe. Aussi le succès fut-il considérable. Le législateur
+de l'Icarie devint, dans une partie du monde ouvrier, l'objet d'une
+sorte de dévotion attendrie; traité de <em>père</em> par ses adeptes, il
+recevait des députations d'hommes et de femmes venant lui apporter
+d'immenses bouquets. Ce rôle d'idole plaisait à son égoïsme et à
+son orgueil. Ignorant tout ce qui n'était pas lui, il souriait avec
+une bienveillance dédaigneuse, quand quelqu'un lui parlait d'autre
+chose que de ses ouvrages. On ne saurait d'ailleurs lui refuser une
+certaine habileté d'organisation et de propagande. D'une fécondité
+égale à sa médiocrité, il multipliait les brochures, toutes roulant
+sur les doctrines icariennes, promettant le même bonheur et la même
+égalité; c'était généralement un dialogue où son partisan, maître
+Pierre, confondait maître Jacques, son adversaire, le tout avec
+accompagnement de lettres dans lesquelles des correspondants inconnus
+ou supposés témoignaient de leur admiration et de leur vénération
+pour le réformateur. Il avait trouvé moyen de se créer une armée de
+courtiers fanatiques qui s'en allaient placer ses brochures dans
+les ateliers de Paris et de province, au profit de ses idées et
+de sa bourse. Ainsi se formèrent des centres «icariens» à Lyon, à
+Toulouse, à Marseille, à Limoges, à Mulhouse, à Saint-Quentin et
+dans d'autres villes industrielles. Si bien qu'au lendemain de la
+révolution de 1848, Cabet est apparu comme une des puissances avec
+lesquelles le gouvernement provisoire était obligé de compter. Quelle
+plus saisissante preuve de son crédit que la douloureuse odyssée de
+ces centaines d'ouvriers et d'ouvrières qui sont partis alors, sur
+la foi de sa parole, pour les solitudes du Texas, afin d'y chercher
+cette Icarie dont le mirage avait séduit et allumé leurs grossières
+imaginations! Qui peut même affirmer que ces malheureux seront
+désabusés, quand, après le plus lamentable des avortements, ils
+reviendront décimés, déguenillés et décharnés?</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> VI</h4>
+
+<p>Ce fut en 1840, quelques mois après la publication du <cite>Voyage en
+Icarie</cite>, que Louis Blanc fit paraître sa brochure sur l'<cite>Organisation
+du travail</cite>: il n'avait pas encore trente ans. Il était né en 1811,
+à Madrid, où son père remplissait les fonctions d'inspecteur des
+finances du roi Joseph; sa mère était une Pozzo di Borgo, d'une
+distinction rare et d'une vive piété; son grand-père maternel,
+royaliste ardent, avait été guillotiné pendant la Terreur. La chute
+de Napoléon priva le père de Louis Blanc de sa place et laissa sa
+famille dans la gêne. Toutefois, en souvenir de l'aïeul, Louis XVIII
+accorda une pension à l'ancien fonctionnaire impérial et des bourses
+de collège à ses deux fils. Ceux-ci, ayant terminé leurs études et
+perdu leur mère, étaient en route pour chercher fortune à Paris,
+quand éclata la révolution de 1830<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>. Cet événement les priva de
+la pension faite à leur père: ce n'était plus seulement la gêne,
+c'était la misère, d'autant que, sous ce coup, M. Blanc, déjà malade
+et assombri, vit sa raison s'égarer. Voilà donc Louis, à dix-neuf
+ans, cherchant péniblement un gagne-pain, en compagnie de son frère
+cadet. Tour à tour copiste, clerc d'avoué, répétiteur, frappant à
+des portes qui ne s'ouvraient pas toujours, non seulement il était
+entravé dans son ambition, mais n'avait pas chaque soir de quoi
+manger: dénuement que le contraste lui faisait ressentir plus encore,
+quand, invité par un parent riche, et dissimulant sa pauvreté, il se
+retrouvait, pour quelques heures, dans ce monde élégant où le sort
+l'avait fait naître<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>. Que d'amertumes s'amassèrent alors dans
+cette <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> âme, énergique sans doute, tenace, mais orgueilleuse,
+haineuse, jalouse! Que de serments d'Annibal contre la société à
+laquelle le jeune homme s'en prenait de ses privations et de ses
+humiliations! Lui-même a dit plus tard, en 1848, dans une de ses
+conférences du Luxembourg: «Si je n'ai pas été ouvrier comme Albert
+et comme vous, j'ai subi de votre existence tout ce qu'elle peut
+contenir de plus amer. Moi aussi, j'ai été pauvre, j'ai vécu à la
+sueur de mon front; dès mes premiers pas dans le monde, j'ai porté le
+fardeau d'un ordre social inique, et c'est alors que, devant Dieu,
+devant ma conscience, j'ai pris l'engagement, si je cessais un jour
+d'être malheureux, de ne jamais oublier ce qui a fait le malheur d'un
+si grand nombre de mes frères.»</p>
+
+<p>Aux souffrances de la pauvreté s'ajoutait, pour le jeune Louis Blanc,
+la mortification, peut-être plus douloureuse encore, de sa petite
+taille; il avait un aspect si enfantin que, même plus tard, tous ceux
+qui le voyaient pour la première fois lui donnaient douze ou treize
+ans<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a> et le traitaient en conséquence, les hommes ne le prenant
+pas au sérieux et les femmes riant de ses velléités galantes. En
+quête d'une place, il fut conduit, un matin, par M. Flaugergues, chez
+le duc Decazes, grand référendaire de la Chambre des pairs; celui-ci
+<span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> était assis sur son lit, lisant un journal. M. Flaugergues,
+après les formalités d'usage, recommanda son protégé au duc, qui,
+se tournant vers Louis Blanc, le frappa légèrement sur la joue:
+«Eh bien, dit-il, nous verrons ce qu'on peut faire pour ce petit
+garçon.» «Je sortis et ne le revis plus», racontait, longtemps après,
+Louis Blanc encore tout mortifié de cette scène; et il ajoutait, en
+savourant sa vengeance: «Étrange moquerie du destin! Le 1<sup>er</sup> mars
+1848, il était donné à ce petit garçon de coucher dans le lit où il
+avait vu le duc assis, plusieurs années auparavant, et que le duc
+venait de quitter<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a>.»</p>
+
+<p>Bientôt, cependant, l'horizon s'éclaircit devant Louis Blanc. Il
+trouva une place de précepteur chez un fabricant d'Arras, et fit
+ses débuts de journaliste dans la feuille radicale de cette ville.
+Revenu à Paris en 1834, il collabora au <cite>Bon Sens</cite>, au <cite>National</cite>,
+au <cite>Monde</cite>, se fit remarquer par Carrel, se lia avec Godefroy
+Cavaignac, et acquit assez d'importance pour devenir, le 1<sup>er</sup>
+janvier 1837,&mdash;il n'avait alors que vingt-cinq ans,&mdash;rédacteur en
+chef du <cite>Bon Sens</cite>; puis, ce journal ayant disparu en 1838, il fonda
+et diriga la <cite>Revue du progrès</cite>, dans laquelle écrivirent Félix Pyat,
+Étienne Arago, E. Duclerc, Dupont l'avocat, Godefroy Cavaignac,
+Dornès, Mazzini, etc... Aussi Henri Heine pouvait-il dire de lui,
+en 1840, qu'il était «une des notabilités du parti républicain», et
+il ajoutait: «Je lui crois un grand avenir, et il jouera un rôle, ne
+fût-ce qu'un rôle éphémère; il est fait pour être le grand homme des
+petits, qui sont à même d'en porter un pareil avec facilité sur leurs
+épaules<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>.» Son talent était déjà ce qu'on l'a connu depuis, plus
+d'un rhéteur que d'un homme politique. La phrase était bien faite,
+soignée, d'allure noble et solennelle, non sans élégance, ni même
+parfois sans une certaine éloquence sentimentale qui rappelait le
+dernier siècle, mais un peu monotone, manquant de relief, d'imprévu
+et de jeunesse. Il tenait beaucoup de Rousseau pour la forme et le
+fond. Fort occupé et fort soigneux de son succès, attentif à flatter
+le peuple et à se <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> faire en même temps, auprès des délicats,
+le renom d'un lettré, habile surtout à se ménager des appuis dans
+les journaux démocratiques de toute nuance, il savait, au besoin, se
+faire modeste et doucereux, tout en demeurant au fond très dédaigneux
+et très personnel<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>.</p>
+
+<p>En entrant dans la presse, Louis Blanc s'était engagé dans le parti
+républicain extrême, se posant en radical, en jacobin, nullement
+libéral et faisant ses dévotions à Robespierre. Mais, bien qu'il
+parût alors principalement préoccupé de poursuivre une révolution
+politique, il se distinguait de la plupart des hommes à côté desquels
+il écrivait, par un accent et un tour d'idées socialistes. Avec le
+temps, ce caractère devint de plus en plus marqué, et fut tout à fait
+dominant dans les articles de la <cite>Revue du progrès</cite>. Il n'était pas
+jusqu'à l'<cite>Histoire de dix ans</cite>, parue en 1840, où ne se trahît le
+parti pris de changer la société: sans doute, ce pamphlet historique
+était avant tout une machine de guerre contre la monarchie de
+Juillet; mais derrière cette monarchie l'écrivain poursuivait, avec
+une singulière âpreté de haine et de dénigrement, la bourgeoisie,
+envisagée comme la personnification des idées économiques régnantes,
+de la concurrence, du laisser-faire, du crédit individuel, de la
+féodalité financière, de l'«individualisme», de toutes ces «doctrines
+sans entrailles» qui ne songent qu'«à augmenter la masse des biens,
+sans tenir compte de leur répartition», qui «éloignent l'intervention
+de tout pouvoir tutélaire dans l'industrie», qui «protègent le fort
+et laissent l'existence du faible à la merci du hasard<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a>».</p>
+
+<p>Ce fut surtout par sa brochure sur l'<cite>Organisation du travail</cite>,
+publiée en septembre 1840<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a>, que Louis Blanc prit rang parmi
+<span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> les théoriciens du socialisme. L'auteur débutait par poser
+vivement cette question: «Le pauvre est-il un membre ou un ennemi
+de la société? Qu'on réponde. Il trouve, tout autour de lui, le sol
+occupé. Peut-il semer la terre pour son propre compte? Non, parce
+que le droit de premier occupant est devenu droit de propriété.
+Peut-il cueillir les fruits que la main de Dieu fait mûrir sur le
+passage des hommes? Non, parce que, de même que le sol, les fruits
+ont été appropriés.» Louis Blanc poursuivait ses interrogations; il
+montrait le pauvre ne pouvant pas même tendre la main ou s'endormir
+sur le pavé des rues, parce qu'il y a des lois contre la mendicité
+ou le vagabondage; puis il ajoutait: «Que fera donc ce malheureux?
+Il vous dira: «&mdash;J'ai des bras, j'ai une intelligence... Tenez,
+prenez tout cela, et en échange, donnez-moi un peu de pain.» C'est
+ce que font et disent aujourd'hui les prolétaires. Mais, ici même,
+vous pouvez répondre au pauvre: «&mdash;Je n'ai pas de travail à vous
+donner.» Que voulez-vous qu'il fasse alors? Vous voyez bien qu'il
+ne lui reste plus que deux partis à prendre: se tuer ou vous
+tuer.» L'auteur concluait que l'État devait «assurer du travail au
+pauvre»; non que cette conclusion lui parût satisfaire pleinement
+aux exigences de la «justice»; il faudrait davantage pour établir
+véritablement «le règne de la fraternité»; mais du moins, ce travail
+une fois assuré, «la révolte ne serait plus rendue nécessaire». Ce
+résultat, si modeste qu'il fût, Louis Blanc constatait qu'il n'était
+pas atteint. Pourquoi? À cause de la concurrence; là est, selon
+lui, tout le mal, le vice capital de l'organisation sociale. La
+liberté du travail n'est qu'un mensonge: elle aboutit à une guerre
+sauvage, non seulement entre le capital et le travail, mais entre
+le travail et le travail, entre le capital et le capital; elle
+amène, par suite, la baisse continue des salaires, l'écrasement des
+faibles, l'asservissement des pauvres et la constitution d'une
+féodalité industrielle. Suivait <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> un tableau tragique des
+misères du prolétariat ouvrier, des vices et des crimes qui en sont
+la conséquence, de la famille dissoute, de l'enfance atrophiée et
+pervertie, etc. Que tout fût imaginaire dans ce tableau, nul ne
+pourrait l'affirmer; mais l'auteur exagérait violemment le désordre,
+envenimait et exaspérait perfidement les souffrances; et puis,
+n'était-il pas arbitraire d'imputer à la seule concurrence un mal qui
+avait beaucoup d'autres causes économiques et surtout morales?</p>
+
+<p>Où Louis Blanc cherchait-il le remède? Tout d'abord, resté factieux
+en devenant utopiste, il combattait ceux qui, comme les fouriéristes
+et les saint-simoniens, se bornaient à rêver le changement de la
+société sans vouloir bouleverser le gouvernement. Pour lui, si
+la révolution sociale est le but final, la révolution politique
+est le moyen nécessaire. L'émancipation du prolétariat lui paraît
+d'ailleurs une &oelig;uvre trop compliquée pour s'accomplir par des
+efforts individuels. Il y faut appliquer «la toute-puissance de
+l'État». Donc les prolétaires doivent commencer par s'emparer du
+pouvoir. «Prenez-le pour instrument, leur dit-il, sous peine de le
+rencontrer comme obstacle.» Cet État, dont Louis Blanc ne craint
+pas de développer sans mesure l'autorité et l'intervention, sera
+«le régulateur suprême de la production»; à lui de prévenir les
+crises qui naissent de la libre concurrence. Comment, d'après quels
+principes, sur quelles données? L'auteur néglige de l'indiquer.
+L'État doit être en outre le «banquier des pauvres» et leur «fournir
+les instruments de travail». Sur ce point, Louis Blanc veut bien
+préciser son système. Le gouvernement fera un grand emprunt dont le
+produit servira à créer des «ateliers sociaux» affectés aux diverses
+branches de l'industrie. Les statuts de ces ateliers, rédigés par
+les pouvoirs publics, auront force de loi. Les salaires y seront
+égaux, par cette raison qu'ils doivent être réglés non d'après la
+capacité ou les &oelig;uvres, mais d'après les besoins. Il paraît que
+le vieux mobile de l'intérêt personnel sera heureusement remplacé,
+chez l'ouvrier émancipé, par le sentiment de l'honneur collectif, et
+par une disposition, présumée permanente, à la <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> fraternité
+et au dévouement. La hiérarchie des fonctions, dans l'intérieur de
+chaque atelier, sera constituée par le gouvernement, la première
+année; par l'élection, les années suivantes. Les hommes ainsi appelés
+à remplir l'office des patrons, des ingénieurs, des chefs d'usines
+et de comptoirs, ceux qui devront apporter la science, l'expérience,
+la direction, l'esprit d'initiative ou de prévoyance, si essentiels
+au succès de l'entreprise industrielle, n'auront pas un salaire plus
+considérable que le moindre ouvrier; ils n'auront non plus aucune
+responsabilité. Quant aux capitalistes, ils sont autorisés, invités
+même à apporter leur argent; on leur servira un intérêt garanti
+par l'État, qui prend ainsi à sa charge tous les risques de la
+gestion; mais ils ne toucheront rien des bénéfices. Ces bénéfices
+seront divisés en trois parts: l'une, répartie également entre
+tous les membres de l'atelier; l'autre, destinée à l'entretien des
+vieillards, des malades, et à l'allègement des crises industrielles;
+la troisième, consacrée à fournir des instruments de travail à ceux
+qui voudraient faire partie de l'association, de telle sorte que
+celle-ci pourra s'étendre indéfiniment, même au delà des possibilités
+de la consommation. Chaque membre aura le droit de disposer de son
+salaire, mais l'auteur compte bien que l'association des travaux
+conduira à «l'association des besoins et des plaisirs», c'est-à-dire
+au communisme complet, qui est en effet le dernier mot du système.
+Il compte aussi que les ateliers nationaux feront une concurrence
+mortelle à l'industrie privée, ainsi réduite, avant peu, à capituler
+aux mains de l'État; au besoin, on s'arrangerait pour qu'il en fût
+ainsi: c'est ce que Louis Blanc appelle «se servir de la concurrence
+pour tuer la concurrence». Révolution complète qu'il nous affirme
+devoir s'accomplir facilement, rapidement et pacifiquement. Ce ne
+sera du reste qu'une transition, et il nous laisse entrevoir, dans
+les brumes de l'horizon, un règne plus complet de la «fraternité».</p>
+
+<p>Cette périlleuse et absurde chimère ne supporte pas un moment
+l'examen. Un tel régime, en admettant qu'il y eût moyen de
+l'établir, serait la ruine de notre industrie, qui ne <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span>
+pourrait soutenir la concurrence avec l'industrie étrangère, et ne
+garderait même plus un seul entrepreneur capable, un seul ouvrier
+laborieux; il serait la ruine de l'État, devenu le banquier de
+toutes ces entreprises condamnées à la faillite; il serait la ruine
+de la liberté, qui n'aurait plus aucune place en face de cet État
+omnipotent, omnifaisant et omnipayant; il serait enfin la ruine
+de la dignité humaine, disparaissant sous le niveau et dans la
+confusion de ce communisme égalitaire. Rien d'original dans ces
+erreurs économiques et morales; on pourrait indiquer celle qui est
+empruntée au saint-simonisme, celle qui vient de Fourier, celle qui a
+été ramassée dans les écrits de Cabet ou de Buonarotti. Encore Louis
+Blanc a-t-il, par rapport à ses devanciers, notamment à Saint-Simon
+et à Fourier, l'infériorité de ne pas nous offrir un système complet,
+ayant une réponse telle quelle à toutes les questions de l'âme
+humaine. Il ne voit dans la société que le travail industriel, dans
+le travail industriel que le problème de la concurrence, et, pour
+guérir les abus de cette concurrence, il n'a pas d'autre remède que
+de la supprimer. Ce n'est donc plus l'&oelig;uvre complexe et longuement
+méditée d'un esprit philosophique, mais l'improvisation d'un
+journaliste qui, cherchant un moyen d'agitation et de popularité, a
+rassemblé à la hâte quelques idées fausses, prises de-ci et de-là. Il
+n'y a de nouveau et appartenant vraiment à Louis Blanc que la forme
+éloquente donnée à ces idées, et le ferment redoutable de passion
+révolutionnaire qui y est introduit.</p>
+
+<p>Le succès fut considérable, plus considérable que celui de toutes les
+autres publications socialistes. Plusieurs éditions se succédèrent.
+Ces mots: «organisation du travail», qui n'étaient pas d'ailleurs de
+l'invention de Louis Blanc et que M. Arago avait déjà portés à la
+tribune de la Chambre, le 16 mai 1840<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a>, devinrent la formule des
+revendications du prolétariat. La faiblesse scientifique du système
+facilitait sa diffusion; ce remède si sommaire, dont quelques pages
+suffisaient <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> à donner la recette, cette vue si restreinte et
+si superficielle de tant de graves problèmes étaient, beaucoup plus
+que la complication touffue de Fourier ou la profondeur abstraite
+de Pierre Leroux, à la portée des lecteurs populaires. Seule
+l'imagination sensible de «papa Cabet» pouvait leur plaire autant;
+encore Louis Blanc, parce qu'il tendait à la constitution d'une secte
+moins étroite, moins délimitée que celle de l'Icarie, trouvait-il
+un public plus étendu. Le beau langage du rhéteur, loin d'éveiller
+la méfiance des ouvriers, semblait les flatter d'autant plus qu'il
+était moins conforme à leur tour habituel d'esprit et à leur façon de
+s'exprimer. Et surtout, avec quelle âpre jouissance les mécontents
+et les malheureux se répétaient ces déclamations passionnées, où
+ils trouvaient à la fois la vengeance et l'exaspération de leurs
+souffrances! Nul écrivain ne contribua davantage à rendre la
+démocratie laborieuse impatiente de son sort, à lui souffler la
+haine de la société personnifiée dans la bourgeoisie; nul surtout
+ne travailla plus efficacement à lui faire croire qu'un changement
+de législation et de gouvernement pouvait faire disparaître tous
+ses maux, et qu'il lui suffirait de mettre la main sur le pouvoir
+pour effectuer ce changement, de rendre quelques décrets pour en
+recueillir aussitôt l'immense bénéfice. Pendant un temps, Louis Blanc
+n'a eu qu'à jouir de la popularité ainsi conquise, et c'est grâce à
+celle-ci qu'il a pu s'imposer, le 24 février 1848, comme membre du
+gouvernement provisoire. Mais, par un châtiment mérité, il s'est vu
+aussitôt sommé d'apporter au prolétariat la réalisation de l'immense
+et trompeuse espérance par laquelle il avait avivé ses convoitises.
+On sait à quelle lamentable banqueroute le parlement ouvrier du
+Luxembourg a promptement abouti, et comment, pour faire diversion
+aux embarras et aux humiliations de cette banqueroute, l'auteur de
+l'<cite>Organisation du travail</cite> s'est jeté et perdu dans les émeutes
+démagogiques.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> VII</h4>
+
+<p>Il est un homme qu'on ne peut omettre dans la galerie des socialistes
+de ce temps, et qu'il serait cependant malaisé de rattacher à
+quelqu'une des écoles déjà étudiées; c'est Proudhon. Pour connaître
+son &oelig;uvre, il faut, avant tout, le connaître lui-même: il s'agit
+ici bien plus de l'analyse d'un tempérament que de celle d'un
+système, de l'histoire d'une passion que de celle d'une doctrine.
+Né à Besançon, en 1809, d'un ouvrier et d'une fille de campagne
+servante pour les gros ouvrages, employé, dans son enfance, à garder
+les vaches ou à faire le métier de garçon de cave, Pierre-Joseph
+Proudhon avait obtenu, par l'entremise de quelques personnes
+charitables, d'être admis au collège en qualité d'externe non payant.
+Ce fut donc encore un boursier, comme Pierre Leroux, comme Cabet,
+comme Louis Blanc. Écolier ardent et opiniâtre au travail, mais
+sans cesse entravé et humilié par sa misère, venant au collège en
+sabots et sans chapeau, puni maintes fois pour avoir «oublié» des
+livres qu'il n'avait pas le moyen d'acheter, ne trouvant pas de quoi
+dîner chez ses parents, au retour d'une distribution de prix où il
+avait remporté les premières couronnes, il se montrait déjà sombre,
+farouche, irritable<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a>. Un jour que, suivant son instinct d'âpre
+curiosité, il avait, dans la bibliothèque de la ville, demandé à
+la fois un grand nombre d'ouvrages, le bibliothécaire, savant fort
+obligeant qui devait être un de ses protecteurs, s'approcha de lui
+et lui demanda en souriant: «Mais, mon petit ami, qu'est-ce que
+vous voulez faire de tous ces livres?» L'enfant leva la tête,
+toisa l'interrogateur et, pour toute réponse, lui jeta brusquement
+<span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> un: «Qu'est-ce que cela vous fait<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120" title="Go to footnote 120"><span class="smaller">[120]</span></a>?» L'obligation de
+gagner sa vie ne lui permit pas de terminer complètement ses études.
+Successivement correcteur, typographe, prote, il acquit, en 1836,
+une petite imprimerie dans laquelle il fit de mauvaises affaires.
+En 1838, il brigua et obtint de l'Académie de Besançon la <em>pension
+Suard</em>; cette pension de 1,500 francs était accordée, pour trois ans,
+au jeune homme sans fortune qui montrait d'heureuses dispositions
+dans les lettres, les sciences, le droit ou la médecine.</p>
+
+<p>C'était, pour ce fils d'ouvrier, une occasion de s'ouvrir une
+carrière bourgeoise, d'autant mieux que l'honnête Académie
+paraissait prendre au sérieux et exercer avec sollicitude le
+patronage qu'elle avait assumé à son égard. Elle lui avait désigné,
+à Paris, pour correspondant et protecteur, un de ses membres qui
+faisait aussi partie de l'Académie française, M. Droz. Proudhon,
+bien que peu porté à la reconnaissance, a dû plusieurs fois rendre
+témoignage des bontés qu'avait eues pour lui ce moraliste aimable et
+bienveillant<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121" title="Go to footnote 121"><span class="smaller">[121]</span></a>. D'autres personnages considérables, M. Jouffroy,
+M. Cuvier, lui faisaient également favorable accueil. Mais, chagrin,
+défiant, misanthrope, il repoussait ces avances et restait dans son
+coin<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Go to footnote 122"><span class="smaller">[122]</span></a>. Était-ce modestie? C'était plutôt orgueil du plébéien
+qui a peur de ne pas faire assez bonne figure dans un salon<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Go to footnote 123"><span class="smaller">[123]</span></a>.
+Le rôle de protégé lui paraissait humiliant. Et puis n'attendez pas
+de lui la patience de suivre la filière, de prendre la queue des
+candidats; mieux valait, à son avis, tenter, à un moment donné, de
+sortir des rangs et de brusquer la renommée. <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> Enfin, sans
+avoir encore toutes les opinions qu'il affichera bientôt, il se
+proclamait déjà républicain, égalitaire, il avait répudié toutes
+les croyances chrétiennes de son enfance et surtout possédait, au
+moins en germe, toutes les haines, toutes les amertumes qui feront
+plus tard explosion dans ses divers écrits. En recevant sa pension,
+il s'était fait le serment de ne pas abandonner ses frères du
+prolétariat, de ne pas se laisser attirer dans la hiérarchie sociale,
+mais, bien au contraire, de demeurer hors de cette hiérarchie pour
+la combattre<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Go to footnote 124"><span class="smaller">[124]</span></a>. «Je pourrais, écrivait-il le 17 décembre 1838,
+choisir d'autres voies de me pousser et de me faufiler; je ne le veux
+pas. Je refuse d'aller aux soirées de M. Droz, de voir M. Nodier,
+M. Baguet, M. Jouffroy, etc., et je n'y mettrai pas le pied... Ma
+nomination par l'Académie n'a pas effacé mes souvenirs, et ce que
+j'ai haï, je le haïrai toujours. Je ne suis pas ici pour devenir
+un savant, un littérateur homme du monde; j'ai des projets tout
+différents. De la célébrité, j'en acquerrai, j'espère; mais ce sera
+aux frais de ma tranquillité et de l'amour des gens.» Et, l'année
+suivante, le 15 octobre 1839, il ajoutait: «Je n'attends rien de
+personne; je rentrerai dans ma boutique, l'année prochaine, armé,
+contre la civilisation, jusqu'aux dents, et je vais commencer, dès
+maintenant, une guerre qui ne finira qu'avec ma vie<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Go to footnote 125"><span class="smaller">[125]</span></a>.» Le bon
+M. Droz ne comprenait pas grand'chose à la manière d'être d'un si
+incommode pupille, et ne savait comment l'apprivoiser.</p>
+
+<p>Si Proudhon se refuse à prendre rang dans la vieille société, ce
+n'est pas pour s'enrôler dans quelqu'un des partis révolutionnaires.
+Dès le premier jour, il se vante de «n'appartenir à aucune
+opinion<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Go to footnote 126"><span class="smaller">[126]</span></a>», et il gardera cette attitude jusqu'au bout. Il se
+dit républicain, mais proclame son mépris et son aversion pour
+toutes les coteries qui prennent cette étiquette; leur conduite
+lui paraît «stupide», leur programme absurde<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Go to footnote 127"><span class="smaller">[127]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> Il sera
+bientôt en état de guerre continuelle, implacable, avec les hommes
+du <cite>National</cite>, et ne se sentira jamais plus heureux que quand, par
+quelque «attaque effroyable», il les aura fait «pleurer et grincer
+des dents<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Go to footnote 128"><span class="smaller">[128]</span></a>»; il traite fort mal ceux qu'il appelle les «séides
+de Robespierre» et les «dévots à Marat<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Go to footnote 129"><span class="smaller">[129]</span></a>». Il n'est pas davantage
+disposé à s'affilier à l'une des sectes socialistes. «Je ne suis,
+écrit-il le 29 mai 1840, ni saint-simonien, ni fouriériste, ni
+babouviste, ni d'aucune entreprise ou congrégation réformiste.» Un
+autre jour, après avoir parlé de tous les prédicateurs d'évangiles
+nouveaux: «Je n'ai pas envie, ajoute-t-il, d'augmenter le nombre de
+ces fous<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Go to footnote 130"><span class="smaller">[130]</span></a>.» Individualiste à outrance, il ne pardonne pas aux
+communistes de détruire la personnalité et la dignité humaines<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Go to footnote 131"><span class="smaller">[131]</span></a>.
+Et surtout, il se révolte contre les impuretés de la réhabilitation
+de la chair, de l'amour libre et autres divagations érotiques<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Go to footnote 132"><span class="smaller">[132]</span></a>.
+S'il est donc <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> révolutionnaire et socialiste, c'est à sa
+manière, qui n'est celle de personne autre; il n'éprouve le besoin
+de se ranger sous aucun drapeau, et la conspiration qu'il se dispose
+à poursuivre est, comme il le dit lui-même, une «conspiration
+solitaire<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133" title="Go to footnote 133"><span class="smaller">[133]</span></a>».</p>
+
+<p>Proudhon ne voulut pas se dévoiler tout d'un coup. En 1839, il publia
+un <cite>Discours sur la célébration du dimanche</cite>, sujet mis au concours
+par l'Académie de Besançon. Un peu d'attention suffit sans doute
+pour y découvrir en germe presque toutes les idées du socialisme
+égalitaire qui seront développées dans ses ouvrages ultérieurs;
+mais il tâchait de les couvrir du nom de Moïse, et les entourait
+d'amplifications inoffensives ou même presque édifiantes. La menace
+existait, seulement elle était dissimulée; et s'adressant au lecteur
+qu'il supposait intrigué par le mystère, l'auteur s'écriait:
+«Infortuné, comment me comprendriez-vous si vous ne me devinez pas?»
+Le public ne chercha ni à comprendre ni à deviner. Le <cite>Discours</cite>
+passa inaperçu, et personne ne s'arrêta à déchiffrer l'énigme qu'il
+pouvait contenir. L'Académie de Besançon seule s'en occupa; bien
+qu'un peu effarouchée, elle accorda une médaille à son pensionnaire,
+et se borna à faire quelques réserves par l'organe de son rapporteur,
+l'abbé Doney, qui devait être plus tard évêque de Montauban.</p>
+
+<p>Proudhon fut étonné et quelque peu mortifié de n'avoir pas fait
+scandale<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134" title="Go to footnote 134"><span class="smaller">[134]</span></a>; il en conclut à la nécessité de frapper plus fort,
+et se mit à rédiger son <cite>Mémoire sur la propriété</cite>. Dans quel état
+d'esprit? On en peut juger par sa correspondance: «Je suis épuisé,
+découragé, consterné, écrivait-il le 12 février <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> 1840. J'ai
+été pauvre l'année dernière, je suis, celle-ci, indigent<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135" title="Go to footnote 135"><span class="smaller">[135]</span></a>..... Je
+suis comme un lion; si un homme avait le malheur de me nuire, je le
+plaindrais de tomber sous ma main... Mon travail sur la propriété
+est commencé... L'ironie et la colère s'y feront trop sentir. C'est
+un mal irrémédiable. Quand le lion a faim, il rugit... Malheur à la
+propriété! malédiction!... Il est vrai que, sur certains passages
+de mes lettres, on doit trembler pour ma tête. Hé! Dieu de mon âme,
+c'est que je m'apprête à faire trembler les autres... Il faut que
+je tue, dans un duel à outrance, l'inégalité et la propriété. Ou je
+m'aveugle, ou elle ne se relèvera jamais du coup qui lui sera bientôt
+porté<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Go to footnote 136"><span class="smaller">[136]</span></a>.» Le dernier trait est naïf; il trahit cet orgueil qui
+était le fond de l'âme de Proudhon et peut-être l'explication de
+beaucoup de ses actes. L'auteur était persuadé, en effet, que son
+livre serait «l'événement le plus remarquable de 1840». Un autre
+jour, il écrivait: «Je fais un ouvrage diabolique qui m'effraye
+moi-même»; et il terminait ainsi sa lettre: «Priez Dieu pour moi.»
+Le plus souvent, ce qui dominait en lui, c'était une sorte de joie
+sauvage, à la pensée de la consternation qu'il allait jeter dans les
+esprits: «Mon ouvrage est fini, et j'avoue que j'en suis content.
+Je ne puis y penser sans un frémissement de terreur. Quand je songe
+à l'effet qu'il produirait infailliblement, publié par un Arago,
+j'éprouve les mêmes palpitations qu'un Fieschi, à la veille de faire
+partir une machine infernale<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Go to footnote 137"><span class="smaller">[137]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le Mémoire parut en juin 1840: c'était un volume de deux cent
+cinquante pages. Dès les premières lignes, à cette <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span>
+question: «Qu'est-ce que la propriété?» Proudhon répondait: «La
+propriété, c'est le vol.» Le défi, la recherche du scandale étaient
+manifestes: sorte de rubrique de charlatan, pour faire retourner
+les passants auxquels l'auteur en voulait de n'avoir pas été émus
+par les hardiesses plus enveloppées du <cite>Discours sur le dimanche</cite>.
+«Il fallait, a-t-il dit plus tard pour expliquer sa conduite,
+étonner l'ennemi par l'audace des propositions... Un parti ne se
+fût point prêté à cette tactique; elle exigeait une individualité
+résolue, excentrique même, une âme trempée pour la protestation
+et la négation. Orgueil ou vertige, je crus que mon tour était
+venu<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138" title="Go to footnote 138"><span class="smaller">[138]</span></a>.» Toute sa vie, il devait, comme un nouveau cynique, se
+plaire à stupéfier le badaud, plus encore, à l'épouvanter. Lui
+représentait-on que ce n'était pas le moyen de gagner les gens, et
+que l'on prenait plus de mouches avec une cuillerée de miel qu'avec
+cent tonneaux de vinaigre? «Il ne s'agit pas de prendre des mouches,
+répondait-il: il s'agit de les tuer<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Go to footnote 139"><span class="smaller">[139]</span></a>.» Parfois, il semblait tirer
+vanité de sa violence. «La propriété, c'est le vol! écrivait-il,
+il ne se dit pas, en mille ans, un mot comme celui-là. Je n'ai
+d'autre bien sur la terre que cette définition de la propriété,
+mais je la tiens plus précieuse que les millions de Rothschild.»
+Infatuation d'autant plus étrange qu'en réalité la formule n'était
+pas de lui, et qu'il l'avait empruntée à Brissot de Warville<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Go to footnote 140"><span class="smaller">[140]</span></a>. À
+d'autres moments, il s'excusait presque d'avoir crié si fort. «Cela
+sert avec les sots, disait-il; les sages aperçoivent le motif et
+pardonnent à l'auteur<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Go to footnote 141"><span class="smaller">[141]</span></a>.» Et il ajoutait plus tard, en 1849, dans
+le <cite>Représentant du peuple</cite>, toujours à propos de la même phrase:
+«Cela se dit une fois; cela ne se répète pas. Laissons cette machine
+de guerre, bonne pour l'insurrection, mais qui ne peut plus servir
+aujourd'hui qu'à contrister les pauvres gens.»</p>
+
+<p>Après cet exorde tapageur, l'auteur du Mémoire tâche de <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span>
+détruire les divers fondements sur lesquels les philosophes, les
+économistes ou les jurisconsultes font reposer la propriété; il
+la déclare une idée contradictoire, une institution malfaisante,
+et surtout lui reproche d'être en opposition avec la «justice».
+Pour lui, la «justice» est l'égalité, l'égalité absolue, l'égalité
+des conditions, des fortunes, des salaires. C'est à tort que le
+saint-simonisme et le fouriérisme ont dit: «À chacun selon sa
+capacité.» Toute part réclamée au nom du talent n'est qu'une «rapine
+exercée sur le produit du travail». L'auteur regarde d'ailleurs le
+talent comme une difformité qui tendra à disparaître avec l'égalité
+des conditions, et il nous offre la perspective terne et morne
+d'une société où toutes les intelligences seront nivelées comme les
+salaires. Il supprime la concurrence: la valeur de chaque objet ne
+varie plus selon l'offre et la demande; elle est tarifée d'après un
+criterium absolu et immuable, qui est la durée du travail nécessaire
+pour le produire; aucun compte n'est tenu du talent dépensé, ni
+de la difficulté vaincue; c'est l'Académie des sciences qui sera
+chargée de faire cette tarification. Tout cela ressemble fort aux
+rêveries des communistes; et cependant Proudhon se défend d'aboutir
+à la communauté, qu'il répudie au nom de la liberté et de la dignité
+humaines. Ajoutons qu'entre temps l'auteur conclut de la négation
+de la propriété à celle de l'autorité et se proclame «an-archiste».
+Quant à Dieu, l'heure de sa condamnation n'a pas encore sonné; bien
+au contraire, le Mémoire se termine par une sorte de prière adressée
+au «Dieu de liberté et d'égalité».</p>
+
+<p>«Démolir», Proudhon s'y entend, et le mot même lui est familier.
+Mais, cela fait, il ne semble guère s'inquiéter de reconstruire.
+À peine, dans les dernières pages de son Mémoire, esquisse-t-il
+vaguement une théorie de la «possession» par laquelle il se
+flatte de remplacer la propriété, sans tomber dans la communauté.
+Cette possession paraît être la propriété individuelle, moins ce
+que l'auteur appelle l'«usure», c'est-à-dire moins la rente, le
+fermage; elle ne dure qu'à condition d'être effective; elle est
+transmissible par succession, <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> sous cette réserve que nul
+ne doit cumuler deux héritages. Avec cette possession individuelle,
+aliénable, transmissible, que deviendra l'égalité absolue des
+conditions présentée par l'auteur comme la conséquence et même comme
+la raison de l'abolition de la propriété? S'il y a conflit entre les
+deux principes, quel pouvoir prononcera dans une société où l'on
+a proclamé l'«anarchie»? Nous pourrions multiplier à l'infini ces
+questions. Proudhon n'a essayé de répondre à aucune. En réalité,
+après avoir accumulé les plus audacieuses négations, il n'apporte
+pas une seule affirmation sérieuse. Lui-même avait le sentiment
+de son impuissance et cherchait à s'en excuser. Raillant fort
+dédaigneusement la présomption des faiseurs de système, fouriéristes
+ou autres, il disait, à la fin de son Mémoire: «Quant à la science
+de la société, je déclare que je n'en connais rien de plus que le
+principe (il entendait par là le principe d'égalité absolue), et
+je ne sache pas que personne aujourd'hui puisse se flatter d'avoir
+pénétré plus avant.» Mais il n'admettait pas qu'on l'engageât à
+suspendre la démolition, jusqu'au jour où il serait en mesure de
+tracer le plan du nouvel édifice: «J'ai prouvé le droit du pauvre,
+disait-il; j'ai montré l'usurpation du riche; je demande justice;
+l'exécution de l'arrêt ne me regarde pas. Si, pour prolonger de
+quelques années une jouissance illégitime, on alléguait qu'il ne
+suffit pas de démontrer l'égalité, qu'il faut encore l'organiser,
+qu'il faut l'établir sans déchirements, je serais en droit de
+répondre: «Le soin de l'opprimé passe avant les embarras des
+ministres...; le mal connu doit être condamné et détruit...; on ne
+temporise pas avec la restitution.»</p>
+
+<p>La rapide analyse qui vient d'être faite de cet écrit ne saurait
+donner l'idée de sa forme: tout un appareil de métaphysique,
+d'économie politique, de jurisprudence, d'algèbre même, et en même
+temps toutes les brusqueries, les familiarités, les amertumes, les
+invectives, les personnalités de la polémique la plus emportée.
+L'auteur lui-même définissait ainsi ce qu'il appelait «le genre
+<em>Mémoire</em>»: «Moitié science, moitié pamphlet, noble, gai, triste
+ou sublime... La science <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> pure est trop sèche; les
+journaux trop par fragments; les longs traités trop pédants. C'est
+Beaumarchais, c'est Pascal qui sont mes maîtres<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Go to footnote 142"><span class="smaller">[142]</span></a>.» Dans le double
+personnage que cherchait ainsi à jouer Proudhon, le pamphlétaire
+était bien supérieur au savant. Celui-ci se montrait lourd, obscur,
+ennuyeux, pénible à suivre; celui-là, bien que dépourvu de grâce,
+de souplesse et de variété, bien que manquant souvent le but par
+excès de tension et de véhémence, était cependant alerte, rapide,
+vigoureux; il avait le tour vif et brusque, un entrain endiablé, une
+langue ferme, saine, précise; il excellait surtout dans le corps à
+corps, plus puissant à assommer un homme qu'à discuter une idée.
+Et quand, par hasard, il avait la chance de n'être plus dans le
+faux, quand il s'attaquait aux sottises ou aux vilenies de quelque
+socialiste rival, il avait des saillies de bon sens, et même des
+révoltes d'honnêteté, d'une saisissante vigueur. Malgré ces bons
+côtés, l'ensemble était sans agrément, indigeste et peu lisible.
+Aussi le public n'en connaissait-il réellement que quelques pages
+ou, pour mieux dire, quelques phrases. Ce qui faisait le plus défaut
+à Proudhon, c'était le c&oelig;ur: pas d'autre émotion que celle de la
+colère. Quand il voulait être pathétique, imiter Jean-Jacques ou
+Lamennais, il tombait dans la mauvaise rhétorique. Il se piquait
+pourtant de ne pas faire &oelig;uvre de littérature, de n'être pas
+«gent de lettres<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Go to footnote 143"><span class="smaller">[143]</span></a>». Vaine prétention! Quoique fort différent de
+Louis Blanc, il était aussi un rhéteur, ou, si l'on aime mieux, un
+sophiste, ce qui n'est qu'une autre variété de la même espèce.</p>
+
+<p>Le <cite>Mémoire sur la propriété</cite> ne fit pas tout d'abord le bruit que
+son auteur en attendait. Inconnu, vivant dans l'ombre et l'isolement,
+Proudhon eût eu besoin, plus que tout autre, d'être signalé au
+public par la presse; il n'avait rien fait pour <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> se ménager
+son concours. Sauf la <cite>Revue du progrès</cite> de Louis Blanc, pas un
+journal ne parla de son livre. Au bout de quelques mois, cependant,
+les cinq cents exemplaires de la première édition se trouvaient
+placés, et il était question d'en faire une nouvelle. À l'Académie
+de Besançon, le Mémoire causa d'autant plus d'émotion qu'il avait
+été dédié à cette compagnie, avec une lettre-préface quelque peu
+ironique; certains académiciens ne demandaient pas moins que la
+déchéance du pensionnaire; après de longues délibérations, pendant
+lesquelles ce dernier se montra tour à tour humble et menaçant,
+l'Académie, toujours bonne personne, écarta les mesures de rigueur.
+Ce ne fut pas le seul corps savant dont Proudhon eut alors à se
+louer. Il avait fait hommage de son livre à l'Académie des sciences
+morales; M. Blanqui, l'économiste, se chargea du rapport: tout en
+réfutant les doctrines émises, il traita l'auteur en homme de science
+et, par là même, le couvrit aux yeux du ministre de la justice, qui
+était, en ce moment, sollicité de déférer aux tribunaux l'ennemi de
+la propriété.</p>
+
+<p>Cette indulgence, loin de désarmer Proudhon, l'enhardissait. «Je
+n'ai pas commencé pour reculer», écrivait-il<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Go to footnote 144"><span class="smaller">[144]</span></a>. Aussi le voit-on
+faire paraître, coup sur coup, en avril 1841 et en janvier 1842,
+deux nouveaux Mémoires, le premier de forme relativement modérée,
+le second plus violent que jamais<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Go to footnote 145"><span class="smaller">[145]</span></a>. Il y revient sur les mêmes
+thèses, sans addition ni atténuation. Tout en visant surtout la
+propriété, il maltraite avec rudesse, chemin faisant, Lamennais,
+Considérant et le <cite>National</cite>. Le dernier de ces pamphlets lui valut
+une poursuite devant la cour d'assises de Besançon, ce qui ne laissa
+pas que de lui faire, un moment, assez peur; mais il s'en tira avec
+la finesse d'un paysan franc-comtois: à l'audience, il débita, d'un
+ton bonhomme et tranquille, une exposition si volontairement obscure
+de sa doctrine, que les braves jurés, n'y comprenant <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> rien,
+se persuadèrent avoir devant eux un savant, non un conspirateur,
+et qu'ils l'acquittèrent. Le seul résultat du procès fut de mettre
+l'auteur un peu mieux en vue, ce qui lui était d'autant plus utile
+que les journaux, même ceux d'extrême gauche, continuaient à faire
+le silence autour de ses &oelig;uvres. «Je vais mon chemin sans leur
+secours, disait-il, ce qui prouve quelque chose.» Il ajoutait, un
+autre jour: «Inconnu à la presse et aux confréries littéraires et
+politiques, je perce peu à peu; mes brochures se vendent, et mon
+libraire ne paraît point mécontent<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146" title="Go to footnote 146"><span class="smaller">[146]</span></a>.» Toutefois, le résultat
+était encore peu brillant. Proudhon écrivait, en effet, toujours à
+la même époque: «Je puis dire, en toute vérité, que je n'ai pas un
+partisan, au moins déclaré; le peuple ne peut suivre de si longues
+et si abstraites inductions.» «Du côté du peuple, lit-on dans une
+autre lettre, je suis vu avec plus de défiance que de sympathie; les
+petits journaux d'ateliers me montrent assez de mauvais vouloir; les
+communistes me regardent comme une espèce d'aristocrate.» Et un peu
+plus tard: «Je n'ai encore personne. Personne! Je suis délaissé.
+J'espère que dans un an le public se décidera; mais combien les
+écrivains sont lâches et égoïstes<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147" title="Go to footnote 147"><span class="smaller">[147]</span></a>!»</p>
+
+<p>Proudhon commençait-il à se fatiguer et à s'inquiéter de cet
+isolement? En 1842 et 1843, nous le voyons solliciter un petit emploi
+à la mairie de Besançon; en même temps, il envoyait ses écrits à
+M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, et lui expliquait longuement
+«comment on pourrait tourner, au profit du pouvoir, les théories
+les plus radicales»; «peut-être, écrivait-il à un de ses amis, ne
+seras-tu pas étonné si je te dis que, dans deux ans, je serai tout
+entier, avec armes et bagages, dans le gouvernement<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148" title="Go to footnote 148"><span class="smaller">[148]</span></a>.» Quelques
+personnes en ont conclu qu'il y avait eu alors, chez ce révolté,
+une sorte de détente, <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> une velléité de désarmement: pure
+illusion. Sans doute, il n'attachait que peu d'importance aux formes
+politiques, et si la monarchie eût consenti à être l'instrument
+de ses idées, il n'aurait eu aucun scrupule à s'allier avec elle;
+mais il ne pouvait sérieusement espérer son concours. Ce qu'il
+cherchait donc, en 1842 et 1843, c'était seulement une sorte d'abri
+d'où il pût continuer, avec plus de sécurité et sans risque d'un
+nouveau procès, sa guerre contre la société. Il rêvait, comme il
+le disait lui-même, «l'avantage d'être à la fois le réformiste le
+plus avancé de l'époque et le protégé du pouvoir<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149" title="Go to footnote 149"><span class="smaller">[149]</span></a>». C'est que,
+malgré son tempérament batailleur et son audace de plume, il n'avait
+nullement le goût du martyre: il en avait même le mépris<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150" title="Go to footnote 150"><span class="smaller">[150]</span></a>.
+De plus, au bénéfice d'être ainsi le protégé du gouvernement, il
+comptait joindre le plaisir de le tromper; or, rien ne l'amusait
+tant que de duper ceux qui se fiaient à lui. Voyez avec quel rire
+sournois il raconte, à cette même époque, le tour qu'il est en
+train de jouer à un magistrat qui, voulant faire un livre de droit
+criminel pour se pousser à la députation, l'a choisi comme secrétaire
+et collaborateur! Il nous dépeint ce magistrat comme un «brave
+homme», «honnête», de courte vue, «voltairien», «libéral», mais
+«propriétaire comme un diable», «se piquant d'aristocratie», traitant
+les radicaux et les socialistes de «charlatans» et d'«escrocs», et
+«ne voulant rien dire qui pût compromettre sa toge et contrarier
+ses opinions». Le perfide secrétaire profite de la confiance qu'on
+lui témoigne pour glisser, dans le travail qui lui est commandé,
+ses propres thèses plus ou moins dissimulées, se réservant, une
+fois le livre paru, loué, récompensé <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> peut-être, de mettre
+en lumière ces passages et de sommer l'auteur nominal d'en accepter
+les conséquences. Comme il se gaudit par avance de ce scandale «d'un
+juge de Paris convaincu d'être antipropriétaire et égalitaire»!
+Comme il se promet de le pousser à bout sans pitié! «Ou mon homme
+criera: Vive l'égalité! À bas la propriété! dit-il, ou je le change
+en bourrique<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151" title="Go to footnote 151"><span class="smaller">[151]</span></a>.» Le livre n'ayant pas été publié, cet honnête
+complot avorta; mais il révélait bien l'instinct de ruse subalterne
+qu'avait gardé ce fils de paysan. C'était évidemment un tour du même
+genre que Proudhon méditait de jouer au gouvernement, dans le cas
+où celui-ci eût accepté ses avances<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152" title="Go to footnote 152"><span class="smaller">[152]</span></a>. Au fond, les sentiments
+de l'ennemi de la propriété étaient toujours les mêmes; ils se
+trahissent à chaque page de sa correspondance: «Je déguise ma colère
+par prudence pure et nécessité, écrit-il le 3 avril 1842;... mais,
+oh! millions de tonnerres de diable, je vous jure que tout ce qui
+est différé n'est pas perdu.» Et peu après: «Je suis plus convaincu
+que jamais qu'il n'y a pas place pour moi dans le monde, et je me
+regarde comme en état d'insurrection perpétuelle contre l'ordre de
+choses<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153" title="Go to footnote 153"><span class="smaller">[153]</span></a>.» Non qu'il rêve d'un coup de force, d'une émeute; il les
+répudie même<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154" title="Go to footnote 154"><span class="smaller">[154]</span></a>; mais il poursuit sans relâche ce qu'il appelle
+«l'inversion de la société<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155" title="Go to footnote 155"><span class="smaller">[155]</span></a>».</p>
+
+<p>Jusqu'à présent ce n'est toujours qu'une &oelig;uvre de démolisseur que
+nous avons vu faire à Proudhon. S'y est-il donc renfermé jusqu'en
+1848? Il sentait cependant qu'on avait le droit de lui demander
+son plan de reconstruction. Le livre sur la <cite>Création de l'ordre
+dans l'humanité</cite>, en 1843; fut un premier effort pour répondre à
+cette attente, effort très ambitieux et très malheureux; ce livre,
+présenté comme une révélation <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> prodigieuse, fut peu lu,
+encore moins compris, et l'auteur lui-même dut avouer, après coup,
+qu'il «était au-dessous du médiocre<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156" title="Go to footnote 156"><span class="smaller">[156]</span></a>». Il tenta un nouvel effort,
+en 1846, en publiant le <cite>Système des contradictions économiques,
+ou Philosophie de la misère</cite>. Cet ouvrage en deux volumes, avec
+cette épigraphe orgueilleuse: <em lang="la">Destruam et ædificabo</em>, fit un peu
+plus de bruit que le précédent, ne fût-ce qu'à cause des injures
+qui y étaient dites à la Providence; c'est là qu'après une page
+de blasphèmes sans précédents peut-être dans notre littérature,
+Proudhon s'écriait: «Dieu, c'est sottise et lâcheté; Dieu, c'est
+hypocrisie et mensonge; Dieu, c'est tyrannie et misère; Dieu,
+c'est le mal!» Sous couleur d'appliquer la dialectique hégélienne
+dont les mystères venaient de lui être révélés<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157" title="Go to footnote 157"><span class="smaller">[157]</span></a>, il ne faisait
+qu'opposer, entre-choquer, ruiner toutes les idées, soutenant le
+pour et le contre, tantôt montrant, dans l'économie politique, une
+routine condamnée par les faits, la consécration de la misère et du
+vol, tantôt faisant des chimères et des immoralités socialistes la
+critique la plus vengeresse, semblant d'ailleurs éprouver une sorte
+de joie maligne à démolir chacune des thèses par l'autre. Les rares
+lecteurs qui avaient le courage de le suivre dans ces enchevêtrements
+d'«antinomies» sortaient de là tout étourdis d'avoir été ainsi
+balancés, tournés et retournés; ils ne savaient plus que penser
+soit d'eux-mêmes, soit de l'auteur, et se demandaient si celui-ci
+ne s'était pas livré à un pur jeu d'ergotage. Selon la phraséologie
+allemande par laquelle il obscurcissait encore sa pensée, Proudhon
+venait de poser la «thèse» et l'«antithèse». Restait à en déduire la
+«synthèse», où se trouverait la vérité tant attendue. Mais on eût
+cherché vainement cette synthèse dans le livre; elle était renvoyée
+à un ouvrage ultérieur, que l'auteur se bornait à annoncer sous
+ce titre: <cite>Solution du problème social</cite>. C'est <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> qu'il ne
+possédait pas cette solution; comme il le disait lui-même, il la
+«cherchait».</p>
+
+<p>Cette recherche durait encore, quand éclata la révolution de 1848;
+Proudhon en fut tout d'abord «abasourdi»&mdash;c'est son propre mot&mdash;et
+même quelque peu désappointé. Dans le rôle nouveau que cet événement
+lui faisait, se montra-t-il plus apte à formuler un système qui
+ne fût pas une pure négation? Non: il aboutit seulement à ces
+théories du «crédit gratuit» et de la «banque du peuple», dont M.
+Bastiat et M. Thiers firent une si prompte justice. Exaspéré de
+son insuccès, Proudhon se jeta alors plus avant que jamais dans
+les violences démagogiques, jouant, avec une sorte de vertige et
+de frénésie, ce qu'il appelait «son infernale partie», jouissant
+de l'influence malfaisante qu'il avait enfin acquise sur le peuple
+révolutionnaire, et s'enorgueillissant peut-être plus encore d'être
+devenu l'épouvantail de la bourgeoisie.</p>
+
+<p>Mais revenons au Proudhon d'avant 1848, le seul qui doive nous
+occuper ici. Il est maintenant manifeste que le sophiste pamphlétaire
+s'était lancé sans savoir où il allait; que, du premier jour au
+dernier, il avait marché à l'aventure, brisant tout sur son passage,
+sans autre inspiration, comme il l'avouait lui-même, que son «immense
+colère», beaucoup plus excentrique que vraiment original, nullement
+créateur. On comprend dès lors qu'il n'ait pas groupé de parti autour
+de lui. À peine, vers la fin de la monarchie de Juillet, voyait-il
+quelques amis nouveaux. MM. Darimon, Langlois, Chaudey, Mathey,
+Massol, remplacer les anciens qui s'étaient éloignés. En réalité,
+il demeurait toujours un isolé, en guerre avec toutes les factions,
+avec toutes les sectes. Il écrivait, le 26 mars 1847: «La répulsion
+que j'inspire est générale, depuis les communistes, républicains et
+radicaux, jusqu'aux conservateurs et aux jésuites, les jésuites de
+l'Université y compris.» Dans la masse ouvrière elle-même, bien qu'il
+commençât à être plus connu, il était loin d'avoir alors le renom
+et la popularité de Louis Blanc ou de Cabet. Un rapport de police
+disait de lui, en 1846: «Ses doctrines sont très dangereuses; il
+y a, au bout, des coups de <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> fusil; heureusement ce n'est
+pas lu.» Très peu de gens, en effet, lisaient d'un bout à l'autre
+les écrits de Proudhon. Seulement, de leurs profondeurs obscures
+jaillissaient, comme éclairées d'une lueur sinistre, certaines
+phrases qui frappaient tous les yeux. On eût compté les ateliers
+où avaient pénétré les <cite>Mémoires sur la propriété</cite> et le <cite>Système
+des contradictions économiques</cite>; mais il n'était pas un recoin des
+faubourgs où n'eussent été entendus les cris: La propriété, c'est le
+vol! et: Dieu, c'est le mal! Ainsi isolées de tout développement, ces
+formules n'apportaient pas aux ouvriers une doctrine économique ou
+philosophique; elles leur faisaient l'effet d'une sorte de tocsin,
+d'appel à la révolte, au pillage des riches, au massacre des prêtres.
+Ceux mêmes qui n'en concluaient pas à la violence immédiate y
+désapprenaient ce qui pouvait leur rester encore des vieux respects.
+«Je n'ai pas la bosse de la vénération, écrivait un jour Proudhon, et
+si je forme un v&oelig;u, c'est de l'écraser sur le front de tous les
+mortels<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158" title="Go to footnote 158"><span class="smaller">[158]</span></a>.» Il n'y réussit que trop bien. D'autres avaient déjà
+enseigné au peuple à détester la société et à nier la Providence;
+Proudhon lui apprit à leur montrer le poing et à leur cracher au
+visage.</p>
+
+<h4>VIII</h4>
+
+<p>La revue de l'armée socialiste est enfin terminée. Nous connaissons
+maintenant tous les sophistes qui, dans les dernières années de la
+monarchie de Juillet, travaillaient à pervertir l'esprit du peuple
+et à exciter ses passions; nous savons d'où ils venaient et où ils
+allaient. Rarement un tel effort avait été fait pour renverser la
+société. Sans doute, il y avait eu de tout temps des utopistes
+rêvant je ne sais quel remède aux maux qui résultent de l'inégale
+distribution des richesses. Mais ces rêveurs n'étaient pas des
+perturbateurs; ces fantaisies n'avaient <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> rien d'agressif.
+Le saint-simonisme lui-même, bien qu'il ait servi en quelque sorte
+de transition entre la chimère inoffensive des Salente d'autrefois
+et la réalité destructive du socialisme contemporain, bien qu'il
+contînt en germe presque toutes les erreurs et les convoitises des
+sectes plus récentes, était demeuré cependant un mouvement pacifique,
+étranger aux partis politiques. Tel fut aussi le caractère des
+fouriéristes à leurs débuts et de quelques autres des théoriciens
+dont il vient d'être parlé. Mais à partir de 1840, notamment avec
+Louis Blanc, avec Proudhon, avec la plupart des communistes, nous
+sommes en présence d'un phénomène tout nouveau. On dirait que la
+barrière qui avait séparé jusqu'alors le monde des réformes sociales
+de celui des agitations politiques s'est abaissée. Le rêveur passe
+tribun; la secte se transforme en faction; la thèse d'école tend à
+devenir un mot d'ordre d'insurrection; l'utopie fait alliance avec
+les passions démagogiques, poursuit, par la violence révolutionnaire,
+la réalisation immédiate de ses plans, et trouve, dans l'immense
+prolétariat industriel né, à cette époque même, de la transformation
+économique, des souffrances pour entretenir, aviver les appétits et
+les haines, des demi-instructions pour se prendre aux sophismes,
+des forces pour mettre en &oelig;uvre les desseins de renversement. Il
+y a là une menace d'une particulière gravité. Qu'on ne se rassure
+pas en relevant les divergences de doctrine qui existent entre ces
+diverses écoles; incapables de s'entendre pour une affirmation
+commune, elles s'accordent dans une négation; elles s'attaquent aux
+mêmes institutions, et surtout remuent les mêmes colères, exaspèrent
+les mêmes douleurs, allument les mêmes convoitises. Leur action
+destructive a plus d'unité que leurs théories.</p>
+
+<p>En même temps que les socialistes devenaient révolutionnaires, les
+radicaux, par une évolution correspondante, se rapprochaient du
+socialisme, dont le concours leur paraissait utile pour leur &oelig;uvre
+d'opposition subversive. Dès 1840, l'exemple de ce rapprochement
+avait été donné, non sans éclat, par M. Arago, réclamant à la
+tribune une «nouvelle <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> organisation du travail». Plusieurs,
+sans doute, dans le parti républicain, répugnaient à suivre cet
+exemple. Au <cite>National</cite>, on soutenait volontiers qu'avant de parler
+de révolution sociale il fallait d'abord faire la révolution
+politique. Mais à côté et un peu au delà du <cite>National</cite>, la <cite>Réforme</cite>,
+fondée en 1843, sous les auspices de M. Ledru-Rollin, était loin
+d'avoir les mêmes répugnances. Parmi les membres de son comité
+elle comptait M. Louis Blanc, acceptait de ses mains un programme
+entièrement conforme aux idées de cet écrivain, et lançait, en
+1845, dans les ateliers de Paris, une pétition rédigée sous la même
+inspiration. Il est d'ailleurs à remarquer que certains radicaux
+qui reculaient ou hésitaient devant les conclusions doctrinales du
+socialisme s'associaient, par calcul de tactique ou par entraînement
+déclamatoire, à ses excitations et à ses provocations. Tel était
+le cas de Lamennais. Interrogé en 1838 par Cabet, il avait répondu
+n'avoir pas encore d'idées arrêtées sur ce que devrait être
+l'«organisation du travail<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159" title="Go to footnote 159"><span class="smaller">[159]</span></a>», et plus tard, en 1847, dans une
+lettre adressée au <cite>National</cite>, tout en applaudissant aux «tentatives»
+des écoles communistes, il déclarait «ne pas approuver les moyens
+qu'elles proposaient», notamment la façon dont elles supprimaient la
+propriété individuelle. Mais cela ne l'empêchait pas de maudire avec
+elles la société actuelle et de la déclarer sataniquement organisée
+par les riches contre les pauvres. Sa rhétorique, si étrangement
+mélangée de colère et de pitié, se plaisait à peindre la misère et
+la servitude du prolétaire; il avait déjà commencé dans les <cite>Paroles
+d'un croyant</cite>; il continua dans une série de pamphlets de plus en
+plus véhéments: «Peuple, peuple, s'écriait-il, réveille-toi enfin!
+Esclaves, levez-vous, rompez vos fers... Voudriez-vous qu'un jour,
+meurtris par les fers que vous leur aurez légués, vos enfants disent:
+«Nos pères ont été plus lâches que les esclaves romains; parmi eux,
+il ne s'est pas rencontré un Spartacus<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160" title="Go to footnote 160"><span class="smaller">[160]</span></a>!» Par une inconséquence
+singulière, <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> l'auteur se défendait de vouloir la violence,
+et s'interrompait par moments pour prêcher la justice à ceux dont il
+venait d'irriter longuement les convoitises et les ressentiments.
+Naturellement, ses excitations enflammées étaient mieux entendues que
+ses conseils de sagesse. «J'ai vu des ouvriers, écrivait Proudhon,
+qui, après la lecture du dernier ouvrage de Lamennais, demandaient
+des fusils et voulaient marcher à l'instant<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161" title="Go to footnote 161"><span class="smaller">[161]</span></a>.»</p>
+
+<p>Si du radicalisme nous remontons aux régions plus tempérées de
+l'opposition dynastique, nous n'y trouvons plus d'accointances
+avec le socialisme. Quand la gauche était obligée de s'expliquer,
+elle répudiait les faux prophètes; mais elle s'en occupait peu.
+N'attendez pas de sa part une réprobation continue, une lutte active:
+ses efforts sont tendus d'un autre côté, contre le gouvernement.
+Les socialistes profitaient même parfois de sa tendance accoutumée
+à prendre sous sa protection tous les révoltés, même ceux qui lui
+étaient au fond les plus antipathiques. Et puis c'était aussi chez
+elle un parti pris de nier le péril social, par crainte que les
+intérêts effrayés ne se rejetassent du côté des conservateurs.
+Ajoutons enfin que, par le tour donné dans les dernières années à ses
+polémiques, par ses déclamations contre la corruption de la classe
+régnante, par sa façon de présenter l'organisation politique comme
+l'exploitation du pays par une sorte d'oligarchie bourgeoise, elle
+fournissait inconsciemment des armes aux socialistes.</p>
+
+<p>Le gouvernement et les conservateurs voyaient-ils mieux le <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span>
+danger et savaient-ils le combattre? Il ne s'agissait pas uniquement
+de réprimer les désordres matériels, d'intenter quelques procès de
+presse, de dissoudre quelques associations, de prendre quelques
+précautions de police. La politique qui eût borné là sa tâche eût été
+singulièrement courte et étroite. Il fallait faire plus que punir la
+manifestation extérieure du mal, il fallait guérir le mal lui-même.</p>
+
+<p>Il y avait tout d'abord, au fond du socialisme, des idées fausses:
+s'occupait-on de les redresser? Il semblait que cette tâche incombât
+particulièrement aux économistes, école nouvelle, d'origine plus ou
+moins britannique, active, remuante, déjà importante et aspirant
+à l'être plus encore. À elle de faire justice des chimères et des
+sophismes, au nom du bon sens, des lois naturelles, des faits
+nécessaires. Or si l'on ouvre le <cite>Dictionnaire d'économie politique</cite>
+au mot «Socialisme», et si l'on consulte la bibliographie des
+ouvrages publiés <em>pour</em> et <em>contre</em>, pendant la monarchie de Juillet,
+on trouvera une longue liste d'ouvrages <em>pour</em>, et à peu près rien
+<em>contre</em>; il a fallu l'explosion de 1848 pour que les économistes
+s'aperçussent qu'il y avait une société à défendre. À peine doit-on
+faire exception pour M. Louis Reybaud, qui publia, de 1840 à 1843,
+deux volumes intitulés: <cite>Études sur les réformateurs modernes</cite><a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162" title="Go to footnote 162"><span class="smaller">[162]</span></a>;
+encore l'auteur avait-il moins pour objet de redresser les idées
+populaires que d'intéresser la curiosité bourgeoise, en la mettant
+au courant d'un mouvement qu'elle ignorait. M. Reybaud était le
+premier à reconnaître qu'on n'avait pas réfuté les socialistes.
+«La société, disait-il, ne leur a répondu que par l'indifférence.
+Pour les réduire au silence, il eût fallu peu d'efforts. La société
+n'a pas daigné prendre cette peine; elle était trop haut, eux trop
+bas... À quoi bon se charger d'une justice qui se faisait toute
+seule?... Le socialisme avoué est fini ou bien près de finir<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163" title="Go to footnote 163"><span class="smaller">[163]</span></a>.»
+Les économistes ne firent donc à peu près rien, à cette époque du
+moins, pour <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> contre-balancer, dans l'esprit du peuple, tant
+de détestables enseignements. D'ailleurs, si même ils s'en fussent
+occupés, auraient-ils eu, avec leurs allures un peu froides et
+sèches, avec leur thèse, parfois impitoyable, du laisser faire et du
+laisser passer, ce qui convenait, sinon pour mettre en lumière des
+erreurs de doctrine, du moins pour aller au c&oelig;ur des misérables,
+pour satisfaire des aspirations fondées sur le besoin, pour désarmer
+des passions alimentées par la souffrance?</p>
+
+<p>À vrai dire, ce qu'il eût fallu, c'était moins de réfuter tel ou tel
+sophisme, que de remédier à la déviation morale et intellectuelle qui
+avait permis à ces sophismes de trouver crédit dans tant d'esprits.
+Le gouvernement pensait probablement avoir commencé cette &oelig;uvre,
+en s'attaquant à l'ignorance et en développant l'instruction
+primaire. Il semble bien, en effet, qu'en pareille matière le
+concours des maîtres d'école puisse être fort utile, à une condition
+cependant, c'est que ces derniers ne deviennent pas, par une sorte
+de trahison, les complices de l'ennemi. Il faut croire que, malgré
+ses honnêtes efforts, le gouvernement de Juillet ne s'était pas
+suffisamment prémuni contre cette trahison, car il devait suffire, au
+lendemain de la révolution de Février, d'une criminelle incitation
+du pouvoir, devenu momentanément révolutionnaire, pour transformer
+une bonne partie des instituteurs publics en apôtres officiels
+du socialisme. L'école ne suffisait donc pas, et elle pouvait
+même devenir un danger de plus. Avec elle et au-dessus d'elle, il
+fallait le concours de l'Église. Le socialisme était avant tout la
+contradiction des idées chrétiennes qui avaient été, depuis tant de
+siècles, le fondement de la vie morale et sociale. Un de ses docteurs
+le définissait: un effort «pour matérialiser et immédiatiser le
+paradis spirituel des chrétiens», et un autre résumait ainsi l'état
+d'esprit de ses adeptes: «Ils ne croient pas et ils veulent jouir.»
+Aussi, dans le peuple, les progrès du socialisme allaient de front
+avec ceux de l'impiété, et d'une impiété si radicale que Proudhon
+lui-même, malgré la joie sauvage qu'il en ressentait, <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> ne
+laissait pas que d'en être épouvanté<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164" title="Go to footnote 164"><span class="smaller">[164]</span></a>. Le remède ne pouvait
+être que dans le retour à la religion: seule, elle pouvait vraiment
+redresser les esprits et pacifier les c&oelig;urs des prolétaires;
+seule, elle pouvait donner à ces derniers les explications et les
+espérances qui leur rendaient la vie intelligible et supportable.
+Parmi les hommes du gouvernement, il en était plusieurs qui
+paraissaient comprendre cette vérité, et nul, par exemple, ne
+l'avait exprimée plus éloquemment que M. Guizot<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165" title="Go to footnote 165"><span class="smaller">[165]</span></a>. C'était
+évidemment pour s'y conformer que le législateur avait maintenu
+l'enseignement du catéchisme dans l'instruction primaire. Toutefois,
+le christianisme, malgré le terrain regagné depuis 1830, occupait
+encore une trop faible place dans les idées et dans la vie de la
+classe dirigeante, pour qu'on pût attendre de celle-ci une sorte
+d'apostolat religieux: son exemple agissait le plus souvent en sens
+contraire. Et puis, par une malheureuse coïncidence, le gouvernement
+se trouvait, depuis 1841, à propos de la liberté d'enseignement, en
+lutte avec les influences catholiques; au lieu d'encourager leur
+action bienfaisante, il était amené à prendre des précautions contre
+leurs prétendus empiétements, aussi préoccupé de marchander au clergé
+et aux congrégations leur part dans l'éducation de quelques enfants,
+qu'il eût dû l'être de leur confier l'éducation de cet autre grand
+enfant qu'on appelle le peuple. Aucune autre doctrine, aucune autre
+force morale n'occupait ni ne pouvait occuper, dans la bourgeoisie,
+la place que le christianisme y avait malheureusement perdue. Ce
+n'était pas la moindre cause de faiblesse de cette bourgeoisie en
+face du socialisme. Henri Heine lui-même, tout incrédule qu'il
+était, en avait le sentiment plus ou moins net: il insistait sur
+«l'avantage incalculable qui ressortait, pour le communisme, de la
+circonstance que l'ennemi qu'il combattait ne possédait, malgré toute
+sa puissance, aucun appui moral en lui-même». Et il ajoutait: «La
+société <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> actuelle ne se défend que par une plate nécessité,
+sans confiance en son droit, même sans estime pour elle-même,
+absolument comme cette ancienne société dont l'échafaudage vermoulu
+s'écroula lorsque vint le fils du charpentier<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166" title="Go to footnote 166"><span class="smaller">[166]</span></a>.»</p>
+
+<p>Au fond du socialisme, il n'y avait pas seulement une perversion
+des esprits et des c&oelig;urs, il y avait aussi, ne l'oublions pas,
+une souffrance, souffrance réelle et profonde. Vainement le progrès
+économique avait-il augmenté d'une façon générale le bien-être du
+peuple: vainement celui-ci était-il mieux logé, mieux vêtu, mieux
+nourri, mieux soigné dans ses maladies; en même temps, par une de
+ces lois mystérieuses qui déroutent et humilient la raison humaine,
+le premier résultat de ce développement industriel dont notre siècle
+s'enorgueillissait, semblait être l'apparition d'un mal nouveau,
+d'une forme spéciale de paupérisme qu'on appelait précisément le
+paupérisme industriel: misère matérielle et morale, parfois plus
+hideuse que tout ce qu'on avait vu à des époques réputées moins
+prospères, et surtout rendue plus insupportable par le voisinage
+et le contraste de la richesse que ces misérables contribuaient à
+créer. Pour avoir raison du socialisme, il n'eût donc pas suffi
+de prouver qu'il avait tort; il fallait supprimer ou soulager les
+souffrances qui étaient après tout sa principale raison d'être.
+Il serait fort injuste de dire, comme on l'a fait parfois, que la
+monarchie de Juillet ne s'est pas occupée des ouvriers. Sans mise
+en scène tapageuse, elle a fait beaucoup pour eux: développement
+des caisses d'épargne, des conseils de prud'hommes, de l'assistance
+publique, des brevets d'invention, des écoles, projets sur les
+caisses de retraite et sur les monts-de-piété, etc., etc.; et certes
+mieux vaut un gouvernement qui s'applique à résoudre modestement la
+question sociale sans la poser, que celui qui la pose bruyamment sans
+la résoudre. Toutefois, si peu de cas qu'on fasse du charlatanisme,
+n'est-on pas tenté de regretter que le gouvernement d'alors n'ait
+pas fait un peu <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> plus montre de l'intérêt qu'il portait
+aux travailleurs? Ceux-ci, en le voyant presque toujours absorbé,
+au moins en apparence, par des questions qui ne les touchaient
+aucunement, étaient plus disposés à écouter le sophiste qui affectait
+au contraire d'être exclusivement occupé de leur cause. D'ailleurs,
+il faut bien l'avouer, une partie de la bourgeoisie oubliait trop
+ses devoirs envers l'ouvrier. Je l'ai déjà dit, cette bourgeoisie,
+malgré ses qualités réelles, manquait un peu d'élévation d'esprit et
+de chaleur de c&oelig;ur; elle ne savait pas assez regarder en haut et
+aimer en bas. Et puis, dans ses rangs, combien d'individus, étourdis
+et comme grisés par l'étonnant progrès économique qui naissait de
+leurs efforts et dont ils tiraient d'immenses bénéfices, en proie
+à une sorte de fièvre de gain, de spéculation et de jouissance,
+irritaient le prolétariat par leur égoïste indifférence, en même
+temps que leurs exemples lui enseignaient toutes les convoitises
+matérialistes! De là, le cri de révolte et d'envie qui semblait
+parfois répondre, d'en bas, au culte du veau d'or qui régnait en
+haut. Là encore, n'est-ce pas la religion qui eût pu apporter le vrai
+remède au mal social, en rapprenant à cette société bourgeoise la
+leçon trop oubliée du renoncement pour soi et de la charité envers
+les autres? Dès 1837, Ozanam, considérant d'un côté le camp des
+pauvres, de l'autre le camp des riches, «dans l'un l'égoïsme qui veut
+tout retenir, dans l'autre l'égoïsme qui voudrait s'emparer de tout»,
+demandait «qu'au nom de la charité, les chrétiens s'interposassent
+entre les deux camps, qu'ils allassent, transfuges bienfaisants, de
+l'un à l'autre, obtenant des riches beaucoup d'aumônes, des pauvres
+beaucoup de résignation»; qu'ils se fissent «médiateurs» entre «un
+paupérisme furieux et désespéré» et «une aristocratie financière dont
+les entrailles s'étaient endurcies»; et alors, dans le rêve généreux
+de sa jeunesse, il voyait «cette charité paralysant, étouffant
+l'égoïsme des deux partis, diminuant chaque jour les antipathies;
+les deux camps se levant, jetant leurs armes de colère et marchant à
+la rencontre l'un de l'autre, non pour se combattre, mais pour se
+confondre, s'embrasser et ne plus faire qu'une bergerie <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> sous
+un seul pasteur, <em lang="la">unum ovile, unus pastor</em><a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167" title="Go to footnote 167"><span class="smaller">[167]</span></a>». Mais, hélas! bien
+petit était le nombre de ceux qui pensaient et surtout agissaient
+comme Ozanam!</p>
+
+<p>En somme, force est de reconnaître que la société se défendait mal
+contre ses adversaires. Heureux encore quand elle ne se faisait pas
+leur alliée, en prêtant la publicité de ses journaux et l'autorité de
+ses applaudissements à des écrits qui, comme les romans d'Eugène Süe,
+étaient l'une des plus redoutables machines de guerre du socialisme.
+À vrai dire, dans la bourgeoisie, on ne croyait pas au danger. Le
+travail, parce qu'il se faisait sous terre, échappait aux regards
+distraits. Le suffrage restreint avait cette conséquence qu'il ne
+laissait de place à aucune manifestation électorale ou parlementaire
+des idées qui fermentaient dans les masses ouvrières. «Tout le
+monde, a écrit depuis un homme mêlé à la politique de ce temps, M.
+Saint-Marc Girardin, se laissait prendre aux apparences décevantes
+du gouvernement représentatif, apparences d'autant plus décevantes
+que, comme elles ont leurs agitations de tribune et leurs troubles
+d'assemblée, l'inquiétude que causent ces troubles et ces agitations
+fait croire qu'il n'y a pas à craindre de dangers plus grands et
+plus sérieux... Les fossés qu'il fallait chaque jour éviter sur la
+route nous cachaient, chose étrange, le précipice qui nous attendait...
+La vie animée du gouvernement représentatif nous distrayait
+et nous trompait. Nous nous occupions de nos malaises, et nous
+négligions notre maladie.» De temps à autre, cependant, le désordre,
+d'ordinaire caché, se faisait jour au dehors; il se produisait comme
+des crevasses qui laissaient entrevoir la flamme du volcan et par
+lesquelles s'échappait même quelque jet de lave incandescente; ainsi
+fut-il, par exemple, à la fin de 1841, lors des révélations qu'avait
+amenées l'instruction de l'attentat de Quénisset contre le duc
+d'Aumale. Le monde politique prêtait un moment l'oreille; il poussait
+un cri de terreur; le <cite>Journal des Débats</cite> déclarait que la question
+n'était plus de savoir comment serait <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> résolu tel problème
+parlementaire, mais bien «s'il y aurait ou non un ordre social».
+Seulement, l'alarme ne durait pas: au bout de quelques jours, on ne
+songeait plus qu'il pût y avoir un autre danger que les man&oelig;uvres
+de M. Thiers ou les déclamations de M. Odilon Barrot. Le préfet de
+police, dont c'était la mission particulière de regarder à ce qui se
+passait dans les bas-fonds sociaux, signalait parfois au ministre de
+l'intérieur l'activité croissante de la propagande socialiste. «Là
+est la véritable plaie de l'époque, disait-il en terminant l'un de
+ses rapports, et l'on doit reconnaître que, chaque année, elle fait
+de nouveaux progrès. Un pareil état de choses me paraît de nature
+à éveiller la haute sollicitude du gouvernement<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168" title="Go to footnote 168"><span class="smaller">[168]</span></a>.» Le ministre
+probablement n'eût pas demandé mieux que de prendre en considération
+cet avertissement; mais, au même moment, il en était détourné par
+quelque incident de presse ou de tribune, par quelque préoccupation
+électorale. On devait arriver ainsi jusqu'à la chute de la monarchie,
+sans avoir jamais sérieusement pensé au danger du socialisme. Rien,
+du reste, ne donne mieux l'idée de cette étonnante sécurité, de
+cette inattention obstinée, de ce prodigieux aveuglement, que la
+stupeur épouvantée de la bourgeoisie, quand, le 24 février 1848,
+le socialisme, surgissant tout armé des barricades, vint exiger sa
+place, à l'Hôtel de ville, parmi les maîtres de la France.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> CHAPITRE IV<br>
+<span class="smcap">M. GUIZOT ET LORD ABERDEEN.</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à
+ l'influence française. La candidature du comte de Trapani
+ à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. La
+ candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. M.
+ Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc de
+ Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations faites à
+ ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. On continue à
+ s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet français instruit M.
+ Bresson et avertit le cabinet de Londres qu'il reprendrait sa
+ liberté si le mariage Cobourg devenait imminent. Intrigue nouée
+ entre la reine Christine et Bulwer, au printemps de 1846, pour
+ conclure ce mariage à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait
+ échouer en la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais
+ fait au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par
+ un sentiment différent. Impression que ces incidents laissent
+ au gouvernement français.&mdash;II. L'Orient après 1840. L'Égypte.
+ La question du Liban. Efforts peu efficaces de la diplomatie
+ française.&mdash;III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M.
+ Guizot propose à l'Angleterre de substituer, en Grèce, l'accord
+ à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis au
+ pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise. Succès
+ de Colettis. La légation de France le soutient et l'emporte sur
+ la légation britannique. Inconvénients de ce retour à l'ancien
+ antagonisme.&mdash;IV. L'entente cordiale se maintient surtout par
+ l'amitié personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur
+ correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi causé
+ en France à la pensée que Palmerston va reprendre la direction
+ du <i lang="en">Foreign office</i>. M. Thiers, au contraire, qui a partie liée
+ avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig ne peut se former à
+ cause des objections faites contre Palmerston. Voyage de ce
+ dernier en France. Chute définitive du ministère Peel et rentrée
+ de Palmerston.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>Les affaires étrangères n'avaient pas tenu, dans les grands
+débats politiques de la session de 1846, la même place que les
+années précédentes. Il n'en faut pas conclure que le gouvernement
+français n'avait plus de problème extérieur à résoudre ou du moins
+à surveiller. Au dehors comme au <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> dedans, les ministres
+n'ont jamais de telles vacances. À défaut des accidents imprévus et
+extraordinaires qui avaient naguère mis en question la paix du monde
+et l'existence du cabinet, restaient les difficultés permanentes
+que notre diplomatie ne pouvait perdre de vue, alors même qu'aucun
+fait public n'attirait sur elles l'attention de la foule. En 1846,
+les plus graves de ces difficultés avaient pour siège l'Espagne et
+l'Orient, où, depuis si longtemps, se heurtaient les influences
+rivales de la France et de l'Angleterre.</p>
+
+<p>Des affaires d'Espagne, qui depuis la mort de Ferdinand VII avaient
+causé tant d'embarras à notre gouvernement, il a été déjà question
+plusieurs fois<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169" title="Go to footnote 169"><span class="smaller">[169]</span></a>. Il convient d'en reprendre le récit au moment
+où nous l'avions interrompu, c'est-à-dire dans la seconde moitié
+de 1843, alors que le cabinet de Londres, éclairé par la chute
+d'Espartero, consentait enfin à s'entendre avec celui de Paris
+et à substituer, dans la Péninsule, l'action commune au vieil
+antagonisme; c'était, on le sait, la première manifestation de
+«l'entente cordiale». Cette nouvelle politique ne parut pas tout
+d'abord avoir des effets défavorables à la France. Au contraire,
+notre influence reprit peu à peu, à Madrid, le terrain qu'elle avait
+perdu pendant la régence d'Espartero. À travers mille intrigues de
+cour ou de parlement, dans lesquelles tous les partis mêlaient&mdash;comme
+cela ne se voyait qu'en Espagne&mdash;les procédés de révolution et ceux
+d'ancien régime, le pouvoir ministériel passa successivement des
+radicaux avancés, clients de l'Angleterre, à des radicaux de plus
+en plus modérés, et finit par arriver, en mai 1844, aux mains du
+général Narvaez et des autres chefs de l'ancien parti français. Dès
+le mois de février précédent, la reine mère Christine, qui, pendant
+son exil, vivait à Paris, dans l'intimité des Tuileries, avait été
+solennellement rappelée et avait repris, sous le nom de sa fille,
+l'exercice du pouvoir royal. Les élections, faites à la fin de
+1844, donnèrent une majorité conservatrice, et le premier acte de
+<span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> la Chambre nouvelle fut de réformer la constitution dans un
+sens monarchique. La réaction était donc complète. Le gouvernement
+français ne pouvait la voir avec déplaisir, et il était disposé à
+la seconder. Toutefois il était bien résolu à ne pas retomber dans
+l'ornière de l'ancienne rivalité. M. Guizot avait proclamé cette
+volonté à la tribune de la Chambre des députés, dès le 21 janvier
+1844, et surtout il s'appliqua à en bien pénétrer l'ambassadeur de
+France à Madrid, qui, depuis novembre 1843, se trouvait être le comte
+Bresson, jusqu'alors accrédité près la cour de Berlin. Ce n'était
+pas, en effet, entre les ministres dirigeants à Paris et à Londres
+que l'entente cordiale avait le plus de peine à s'établir; c'était
+au loin, entre les agents diplomatiques des deux puissances. Les
+ministres, voyant par position les choses de haut et d'ensemble,
+pouvaient prendre leur parti de tel sacrifice local qu'ils savaient
+être compensé par les avantages généraux du système. Les agents,
+placés au milieu d'un théâtre circonscrit, étaient portés à y borner
+leur vue; autour d'eux, tout&mdash;hommes et choses, traditions du passé
+et tentations de l'heure présente&mdash;les poussait à l'antagonisme.
+Pour y échapper, il leur fallait remonter la pente naturelle de leur
+fonction. M. Guizot connaissait notre nouvel ambassadeur à Madrid
+pour un esprit ardent, prompt à la lutte, mais aussi fort capable
+de comprendre une grande politique et de s'y dévouer; il le pressa
+de «n'épouser aucune querelle, aucune coterie, aucun nom propre»,
+de prêcher à tous, particulièrement à nos amis, la concorde, la
+modération, et le détourna d'opposer un parti français à un parti
+anglais<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a><a href="#footnote170" title="Go to footnote 170"><span class="smaller">[170]</span></a>. Pour ce qui dépendait de lui, loin d'appuyer sur les
+échecs infligés en Espagne à l'influence britannique, il cherchait à
+les atténuer: ainsi retarda-t-il la rentrée de la reine Christine,
+jusqu'à ce que le cabinet de Londres en eût reconnu la nécessité.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> En dépit de ces ménagements, le tour pris par les événements
+au delà des Pyrénées était désagréable au gouvernement anglais,
+d'autant que lord Palmerston ne manquait pas d'y montrer le fruit
+de la politique suivie par ses successeurs. Lord Aberdeen en était
+parfois un peu triste, mais il n'en persistait pas moins à répudier
+«cette politique d'antagonisme qui, disait-il, avait beaucoup nui à
+l'Espagne, sans beaucoup servir à l'Angleterre», et il proclamait
+que «seule, la coopération des deux puissances occidentales
+pouvait assurer la prospérité de la Péninsule». Tel fut le sens
+des instructions que, lui aussi, il envoya à son représentant près
+la cour de Madrid. Celui-ci avait été changé en même temps que
+l'ambassadeur de France; malheureusement, en cette circonstance, on
+n'avait fait qu'à demi les choses: si M. Aston avait été rappelé pour
+avoir été trop engagé dans l'ancienne rivalité, il avait été remplacé
+par sir Henri Bulwer, homme d'esprit, naguère premier secrétaire de
+l'ambassade anglaise à Paris, mais, au fond, de la clientèle de lord
+Palmerston et, comme tel, mal préparé à se faire l'instrument d'une
+politique d'union. Aussi les rapports furent-ils tout de suite assez
+tendus entre le nouveau ministre d'Angleterre et le comte Bresson,
+qui, de son côté, n'était d'humeur à permettre ni qu'on lui manquât
+dans les petites choses, ni qu'on l'entravât dans les grandes.</p>
+
+<p>Les mauvais procédés de l'agent anglais n'ébranlèrent pas la volonté
+conciliante de M. Guizot; il n'en prêcha pas moins la patience à son
+ambassadeur. «Soyez, lui écrivait-il, toujours bien avec Bulwer et
+pour lui; rendez-lui de bons offices. Ne fermez point l'&oelig;il sur
+ses petites menées, et tenez-moi toujours au courant; mais qu'il
+n'en paraisse rien dans vos rapports avec lui, dans votre langage
+sur lui. Vous avez vu le bon, le très beau langage de lord Aberdeen.
+C'est là l'essentiel. Prenez cela pour le symptôme assuré et le vrai
+diapason des intentions et des rapports des deux gouvernements. Que
+Bulwer, comblé de vos bons procédés, de vos bons offices, ne puisse,
+s'il fait des fautes et subit des échecs, s'en prendre qu'à lui-même.
+L'entente cordiale n'est pas, je le sais, un fait de facile <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span>
+exécution sur tous les points et tous les jours. C'est pourtant le
+fait essentiel à la situation générale, et je m'en rapporte à vous
+pour le maintenir au-dessus des difficultés locales qui pèsent sur
+vous<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a><a href="#footnote171" title="Go to footnote 171"><span class="smaller">[171]</span></a>.»</p>
+
+<p>Dès l'établissement de l'entente cordiale en Espagne, M. Guizot
+avait déclaré que «la plus grave des questions auxquelles elle
+devait s'appliquer était sans contredit celle du mariage futur de
+la reine Isabelle<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a><a href="#footnote172" title="Go to footnote 172"><span class="smaller">[172]</span></a>». On se rappelle quelle était sur ce point
+notre politique nettement proclamée: nous consentions à l'exclusion
+des princes français, mais nous exigions un Bourbon, et, par
+cette raison, nous avions absolument repoussé la candidature du
+prince de Cobourg<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a><a href="#footnote173" title="Go to footnote 173"><span class="smaller">[173]</span></a>. On n'a pas oublié non plus comment, dans
+l'entrevue d'Eu, le gouvernement anglais, sans adhérer formellement
+et en principe à notre prétention, avait paru s'engager en fait à
+la soutenir, ou tout au moins à ne pas la contrarier<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a><a href="#footnote174" title="Go to footnote 174"><span class="smaller">[174]</span></a>. Notre
+candidat était alors le comte de Trapani, second frère du roi de
+Naples, et également frère de la reine Christine. Ce n'était pas que
+notre cabinet eût aucune préférence absolue pour ce prince. S'il
+l'avait désigné, c'est qu'à ce moment, il lui paraissait le seul
+Bourbon possible. Les neveux de Ferdinand VII,&mdash;le duc de Cadix et le
+duc de Séville,&mdash;se trouvaient écartés à cause de la haine passionnée
+que leur mère doña Carlotta témoignait à sa s&oelig;ur la reine
+Christine. La mort de Carlotta, en janvier 1844, ayant paru atténuer
+cet obstacle, M. Guizot se hâta de déclarer que «la combinaison
+napolitaine n'était pas pour nous une combinaison exclusive», et que,
+par exemple, nous ne ferions pas d'objection au duc de Cadix. Cette
+ouverture n'eut alors aucune suite; ce prince n'était pas <em lang="la">persona
+grata</em> auprès d'Isabelle et de sa mère. Celle-ci disait à Narvaez, au
+mois de mars 1844, en arrivant en Espagne: «Je suis décidée pour mon
+frère Trapani.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> Il ne fallut pas longtemps, cependant, pour s'apercevoir
+que cette dernière candidature se heurtait à de grosses difficultés.
+La principale n'était pas l'opposition de M. de Metternich, qui
+poursuivait «son idée» d'un mariage d'Isabelle avec le fils de don
+Carlos<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a><a href="#footnote175" title="Go to footnote 175"><span class="smaller">[175]</span></a>, et qui redoutait, au point de vue de sa politique
+italienne, de voir «Naples entrer dans l'orbite de la France<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a><a href="#footnote176" title="Go to footnote 176"><span class="smaller">[176]</span></a>»;
+ce n'étaient pas non plus l'inertie maladroite et les hésitations
+soupçonneuses du roi des Deux-Siciles, qui craignait d'être la dupe
+de Louis-Philippe, et qui s'imaginait que ce prince n'avait pas
+renoncé sincèrement à prendre la main d'Isabelle pour un de ses
+fils. Le véritable obstacle était en Espagne. Au fond, personne
+n'y voulait de Trapani: les radicaux, parce que c'était notre
+candidat; les modérés, parce qu'ils désiraient un «grand mariage» qui
+affermît leur monarchie constitutionnelle et lui assurât «un point
+d'appui au dehors»; ce point d'appui, ils l'eussent trouvé dans le
+mariage français, qu'en dépit de nos refus ils tentaient toujours
+de remettre sur le tapis; ils ne le trouvaient pas dans un prince
+d'un État secondaire, à peine âgé de seize ans, non encore sorti
+du collège de Jésuites où il portait la soutane, et ayant d'autant
+moins de prestige aux yeux des Espagnols que ceux-ci avaient gardé,
+du temps où ils dominaient dans l'Italie méridionale, l'habitude de
+mépriser les Napolitains. La reine Christine, tout en feignant, par
+déférence pour le gouvernement français, de poursuivre le mariage
+Trapani, le faisait sans désir sérieux de réussir, au contraire avec
+l'arrière-pensée de retarder toute conclusion et avec l'espoir de
+nous arracher, un jour ou l'autre, un prince français. M. Bresson
+sentait son habileté et son énergie impuissantes à vaincre ces
+résistances. Chaque fois qu'il croyait toucher au but, survenait un
+incident qui l'en éloignait.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, la candidature du prince de Cobourg, bien
+que rentrée dans l'ombre, n'était pas abandonnée: elle <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span>
+paraissait même trouver faveur, en Espagne, chez certains membres du
+parti modéré, offusqués du cercle étroit dans lequel nous prétendions
+les renfermer. L'un d'eux, le duc de Sotomayor, ministre à Londres,
+disait très haut: «Si le roi Louis-Philippe ne nous donne pas un de
+ses fils, nous prendrons de la main des Anglais un Cobourg, parce
+qu'il nous faut à tout prix l'appui d'une grande puissance<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a><a href="#footnote177" title="Go to footnote 177"><span class="smaller">[177]</span></a>.»
+Bien plus, on pouvait se demander si ce sentiment n'était pas celui
+de la reine Christine. Un jour, M. Bresson lui racontait plaisamment
+qu'à une insinuation de l'envoyé anglais sur le mariage Cobourg il
+avait répondu: «Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé
+de pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j'ai fait
+élire en quarante-huit heures le duc de Nemours; je puis assurer
+qu'il ne m'en faut ici que vingt-quatre pour faire proclamer le duc
+d'Aumale.» Loin d'être choquée de cette assurance, la Reine mère
+répliqua sur le même ton: «Il ne vous faudrait pas tant de temps,
+et si je savais que ce fût le moyen d'arriver à mon but, moi aussi
+je pousserais le Cobourg<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a><a href="#footnote178" title="Go to footnote 178"><span class="smaller">[178]</span></a>.» Ce «mariage anglais» dont elle
+nous menaçait en riant, elle y pensait à part elle beaucoup plus
+sérieusement: c'était la ressource qu'elle se réservait au cas où le
+mariage français deviendrait décidément impossible. Dès la fin de
+1843, étant encore à Paris et recevant sir Henri Bulwer qui allait
+prendre possession de son poste à Madrid, elle lui avait témoigné
+tout le prix qu'elle attachait au bon vouloir de l'Angleterre, et lui
+avait fait connaître son intention de soutenir le prince de Cobourg,
+si, comme elle le craignait, elle ne pouvait obtenir un des fils
+de Louis-Philippe<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a><a href="#footnote179" title="Go to footnote 179"><span class="smaller">[179]</span></a>. Une fois revenue en Espagne, l'astucieuse
+princesse, en qui l'on croyait voir parfois une nouvelle Catherine
+de Médicis, continua à tenir le même langage en causant avec
+certains adversaires de l'influence française, et ses propos <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span>
+revinrent plus d'une fois aux oreilles de notre ambassadeur.</p>
+
+<p>Tout cela n'était pas fait pour donner à M. Bresson grand espoir
+dans le succès du candidat napolitain; avec son esprit vif et un peu
+impatient, il se voyait déjà acculé à cette alternative: ou consentir
+au mariage français, ou laisser faire le mariage Cobourg. Il ne
+craignait pas les difficultés, à la condition de connaître nettement
+son but. Il se décida donc, en septembre 1844, à demander hardiment
+à M. Guizot ce qu'il comptait faire au cas où la question serait
+ainsi circonscrite. «Je vous en prie, lui écrivait-il, répondez-moi
+aussi nettement que je vais vous dire ma façon de penser. Je regarde
+un prince français comme une glorieuse, et déplorable extrémité, un
+prince allemand comme le coup le plus pénétrant, le plus sensible
+à l'honneur de la France et à l'orgueil, à l'existence peut-être
+de notre dynastie. Entre un prince français et un prince allemand,
+réduit, adossé à ces termes, je n'hésiterais pas un moment: je ferais
+choisir un prince français. Ici, cher ministre, mes antécédents me
+donnent le droit de soumettre respectueusement au Roi et à vous
+quelques observations personnelles. En 1831, quand la question
+s'est posée, en Belgique, entre le duc de Leuchtenberg et le duc
+de Nemours, je me suis trouvé dans une position identique. Je ne
+rappellerai pas à Sa Majesté cette conversation que je suis venu
+chercher à toute bride de Bruxelles... J'ai pris sur moi une immense
+responsabilité: j'ai fait élire M. le duc de Nemours, et je n'hésite
+pas à reconnaître que je l'ai fait sans l'assentiment du Roi et de
+son ministre<a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a><a href="#footnote180" title="Go to footnote 180"><span class="smaller">[180]</span></a>. C'était très grave pour ma carrière, pour ma
+réputation même; j'ai touché à ma ruine... Mon cher ministre, je
+ne pourrais repasser par ce chemin, ni courir de pareils risques;
+je ne serais plus, aux yeux de tous, qu'un brûlot de duperie ou de
+tromperie... Expliquons-nous donc secrètement entre nous, mais sans
+détour. Sur quoi puis-je compter?... Si la combinaison napolitaine
+échoue, si, après avoir tenté, je l'atteste sur l'honneur, tous les
+efforts pour la faire triompher, <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> je me trouve forcément
+amené, pour épargner à notre roi et à notre pays une blessure
+profonde, à faire proclamer un prince français pour époux de la
+Reine, accepterez-vous ce choix, et en assurerez-vous à tout prix
+l'accomplissement?»</p>
+
+<p>Cette interrogation si précise ne blessa pas M. Guizot; bien au
+contraire, elle lui plut, et il témoigna en termes généraux à son
+ambassadeur une confiance qui était un encouragement. Toutefois il
+évita de répondre directement à la question posée. Placé en face de
+l'hypothèse imaginée par M. Bresson, il eût senti et agi comme lui,
+et il était bien aise de le voir dans ces dispositions; mais, ne
+croyant pas cette extrémité aussi fatale ni surtout aussi proche, il
+ne voulait rien faire qui pût porter un agent résolu, prompt, ardent,
+à précipiter les événements. Comme il l'a dit, «certaines choses sont
+si difficiles à faire à propos et dans la juste mesure, qu'il ne faut
+jamais les dire aux autres, et à peine à soi-même, tant qu'on n'est
+pas absolument appelé à les faire». Pour le moment, quand les modérés
+gouvernaient à Madrid et lord Aberdeen à Londres, notre ministre se
+croyait garanti, sinon contre les embarras, les entraves, les délais,
+du moins contre toute surprise déloyale; il voulait donc, de son
+côté, épuiser toutes les chances de résoudre la question sans porter
+atteinte à l'entente cordiale.</p>
+
+<p>La demande de M. Bresson ne fut pourtant pas entièrement sans
+résultat. Le gouvernement français, préoccupé des répugnances
+qu'on lui signalait en Espagne contre le mariage napolitain, donna
+à entendre qu'il ne répugnerait pas à le fortifier par une union
+du plus jeune fils du Roi, le duc de Montpensier, avec la s&oelig;ur
+cadette de la reine Isabelle, l'infante doña Luisa Fernanda. Ce fut
+le 26 novembre 1844 que M. Guizot parla pour la première fois de ce
+projet à M. Bresson; il l'avisa en même temps que ce second mariage
+ne pourrait avoir lieu que «quand la Reine serait mariée et aurait
+un enfant», c'est-à-dire quand l'Infante ne serait plus l'héritière
+présomptive de la couronne. Par cette réserve faite spontanément,
+avant toute communication du cabinet anglais, notre gouvernement
+marquait que ce second mariage n'était <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> pas pour lui un moyen
+détourné de revenir sur ses déclarations antérieures et de mettre un
+fils de France sur le trône d'Espagne. Ne donnait-il pas du reste, à
+cette même époque, une autre preuve de sa loyauté en mariant à une
+princesse napolitaine le duc d'Aumale, dont, à Madrid, on avait tant
+désiré faire l'époux d'Isabelle<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a><a href="#footnote181" title="Go to footnote 181"><span class="smaller">[181]</span></a>? L'ouverture relative au duc de
+Montpensier fut reçue avec joie par la cour espagnole. Ce n'était
+pas tout ce que cette cour eût voulu; mais elle se félicitait de ce
+demi-résultat. Narvaez, qui était encore à la tête du ministère,
+entra dans le nouveau projet avec son impétuosité accoutumée,
+non sans essayer, il est vrai, d'obtenir plus encore: «Pourquoi,
+disait-il à M. Bresson, ne pas nous donner le prince pour la Reine?»
+Au moins aurait-il désiré conclure sur-le-champ un compromis secret
+pour le mariage de l'Infante: M. Bresson eut quelque peine à se
+dérober à ses instances et à ajourner tout engagement formel.
+Quant à la reine Christine, aussitôt que son ministre lui parla de
+la proposition du gouvernement français: «Pour l'amour de Dieu,
+s'écria-t-elle, ne laisse pas échapper ce prince!»</p>
+
+<p>Le gouvernement britannique fut quelque temps sans connaître cette
+éventualité d'un mariage du duc de Montpensier avec l'Infante.
+Quand il en fut informé, dans l'été de 1845, il ne cacha pas
+son déplaisir et son inquiétude<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a><a href="#footnote182" title="Go to footnote 182"><span class="smaller">[182]</span></a>. Aussi, lors de la seconde
+visite de la reine Victoria à Eu, au mois de septembre de la même
+année, Louis-Philippe et M. Guizot jugèrent-ils à propos d'aller
+au-devant des soupçons qu'ils devinaient, et de prendre l'initiative
+d'explications rassurantes. Ce qui fut dit, il importe d'autant plus
+de le savoir avec précision, que les Anglais devaient reprocher plus
+tard à notre gouvernement d'avoir manqué aux engagements pris en
+cette circonstance. Le Roi commença par déclarer à la Reine et à son
+ministre que le duc de Montpensier n'épouserait l'Infante que lorsque
+Isabelle serait mariée et aurait un enfant; après ces assurances qui
+ne lui coûtaient pas, car elles étaient la répétition des <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span>
+instructions spontanément données à M. Bresson dès novembre 1844, il
+ajouta: «Mais il faut un peu de réciprocité dans cette affaire, et,
+si je vous donne vos sécurités, il est juste qu'en retour vous me
+donniez les miennes. Or les miennes sont que vous ferez ce que vous
+pourrez pour tâcher que ce soit parmi les descendants de Philippe V
+que la Reine choisisse son époux, et que la candidature du prince
+Léopold de Saxe-Cobourg soit écartée.&mdash;Soit, répondit lord Aberdeen,
+nous pensons comme vous que le mieux serait que la Reine prît son
+époux parmi les descendants de Philippe V. Nous ne pouvons pas nous
+mettre en avant sur cette question, mais nous vous laisserons faire;
+nous nous bornerons à vous suivre et, dans tous les cas, à ne rien
+faire contre vous. Quant à la candidature du prince Léopold de
+Saxe-Cobourg, vous pouvez être tranquille sur ce point: je réponds
+qu'elle ne sera ni avouée ni appuyée par l'Angleterre, et qu'elle
+ne vous gênera pas<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a><a href="#footnote183" title="Go to footnote 183"><span class="smaller">[183]</span></a>.» Tout ceci fut dit non pas une fois,
+mais plusieurs fois, pendant le court séjour de la reine Victoria
+à Eu, et le langage tenu par M. Guizot fut absolument conforme à
+celui du Roi. Ainsi rien de plus net: les assurances données par
+le gouvernement français au sujet du mariage du duc de Montpensier
+étaient formelles, mais conditionnelles; du jour où le cabinet
+anglais manquerait à ce que nous attendions de lui et que son langage
+nous faisait espérer, nous reprendrions notre liberté. De notre part,
+une telle attitude n'était pas nouvelle; notre gouvernement avait
+souvent insisté&mdash;notamment lors de la première entrevue d'Eu&mdash;sur le
+caractère synallagmatique des engagements qu'il prenait<a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a><a href="#footnote184" title="Go to footnote 184"><span class="smaller">[184]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> L'Espagne à peu près satisfaite et l'Angleterre rassurée,
+le cabinet français ne pouvait-il pas enfin se croire près du but?
+Non; dans les derniers mois de 1845 et au commencement de 1846, il
+lui revint que les Cobourg se donnaient plus de mouvement que jamais:
+plusieurs d'entre eux, dont le prince Léopold, l'aspirant à la main
+d'Isabelle, s'étaient réunis à la cour de Lisbonne qui leur servait
+en quelque sorte de base d'opération; il était même question d'un
+voyage de Léopold en Espagne; on ajoutait que le roi des Belges, et,
+ce qui était plus grave encore, que le prince Albert et la reine
+Victoria s'intéressaient au succès de ces démarches<a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a><a href="#footnote185" title="Go to footnote 185"><span class="smaller">[185]</span></a>: c'était du
+moins ce qu'un diplomate portugais, revenant d'un voyage à Cobourg
+et à Londres, assurait à sir Henri Bulwer<a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a><a href="#footnote186" title="Go to footnote 186"><span class="smaller">[186]</span></a>. Ce dernier n'avait
+pas besoin d'être poussé dans ce sens. Dès l'origine, il avait jugé
+«monstrueuse» notre prétention d'imposer un Bourbon comme mari de
+la Reine, et avait regretté que son <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> gouvernement ne la
+combattît pas ouvertement; aussi tâchait-il d'y faire obstacle sous
+main, appuyait, dans ses conversations, sur l'impopularité du comte
+de Trapani, aidait aux ajournements, s'appliquait, comme le disait
+alors M. Guizot, «à jeter du trouble dans les esprits, à entr'ouvrir
+pêle-mêle toutes les portes, à ménager toutes les chances», notamment
+celle du mariage Cobourg; en réalité, il avait fait de ce mariage
+son but secret; il se disait que s'il parvenait à l'accomplir,
+on ne lui saurait pas mauvais gré à Windsor d'avoir méconnu les
+instructions du <i lang="en">Foreign office</i><a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a><a href="#footnote187" title="Go to footnote 187"><span class="smaller">[187]</span></a>. N'y avait-il pas, d'ailleurs,
+dans ces instructions, à côté des recommandations de marcher d'accord
+avec la France, la réserve du droit que l'Espagne avait de choisir
+librement l'époux de la Reine? Bulwer affectait de ne voir que cette
+réserve, et son jeu était de susciter, à Madrid, une résistance, en
+apparence spontanée, aux vues de la France, se flattant qu'en raison
+de ses déclarations le gouvernement britannique se considérerait
+comme tenu de respecter et de faire respecter cette manifestation
+de l'indépendance espagnole. Lord Aberdeen, qui eût réprouvé sans
+aucun doute une telle interprétation de ses instructions, était,
+tout le premier, trompé par son agent, et il nous affirmait, de la
+meilleure foi du monde, que celui-ci «ne faisait rien pour favoriser
+le mariage Cobourg<a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a><a href="#footnote188" title="Go to footnote 188"><span class="smaller">[188]</span></a>». Lui-même, d'ailleurs, gêné par ce qu'il
+savait des préférences secrètes de sa cour, n'était pas toujours
+aussi net et aussi ferme qu'on l'eût désiré. À M. Guizot, qui lui
+demandait de «ne laisser au prince de Cobourg aucune possibilité de
+se présenter sous les couleurs de l'Angleterre», et qui insistait
+pour qu'il «frappât ainsi d'impuissance tous les barbouillages
+subalternes de Madrid<a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a><a href="#footnote189" title="Go to footnote 189"><span class="smaller">[189]</span></a>», il fit d'abord une réponse un peu
+embarrassée; il protesta qu'il «voulait, comme nous, un prince de
+Bourbon sur le trône d'Espagne», qu'il «le pensait et le disait»,
+mais qu'il n'avait «aucune action directe <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> sur les princes
+de Cobourg», et que «la Reine restait libre d'en choisir un s'il lui
+plaisait». Néanmoins, pressé par nous et aussi par sa conscience,
+il se décida à parler nettement au prince Albert. Eut-il quelque
+difficulté à le convaincre? En tout cas, au sortir de cet entretien,
+il dit à notre représentant, M. de Jarnac: «Tout est maintenant
+réglé comme vous le souhaitez; vous pouvez désormais tenir pour
+certain qu'il n'y a, à Windsor, aucune prétention, aucune vue sur
+la main de la reine d'Espagne pour le prince Léopold, et que notre
+cour, comme notre cabinet, déconseillera toute pensée semblable...
+Je puis vous répondre, sur ma parole de <i lang="en">gentleman</i>, que vous
+n'avez rien à craindre de ce côté<a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a><a href="#footnote190" title="Go to footnote 190"><span class="smaller">[190]</span></a>.» Et il ajoutait, un peu plus
+tard: «Après ce qui s'est passé entre le prince Albert et moi, il
+est impossible qu'il entre dans une intrigue; il n'oserait plus me
+regarder en face<a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a><a href="#footnote191" title="Go to footnote 191"><span class="smaller">[191]</span></a>.» La bonne foi de lord Aberdeen est hors de
+toute contestation; on ne saurait douter non plus de celle du prince
+Albert; cependant l'intrigue Cobourg allait toujours son train, et
+M. Guizot se croyait fondé à écrire, le 10 décembre 1845, au comte
+Bresson: «Plus j'y regarde, plus je demeure convaincu qu'il y a, en
+Espagne et autour de l'Espagne, un travail actif et incessant pour
+amener le mariage d'un prince de Cobourg soit avec la Reine, soit
+avec l'Infante. Le gouvernement anglais ne travaille pas positivement
+à ce mariage, mais il ne travaille pas non plus efficacement à
+l'empêcher; il ne dit pas à toute combinaison qui ferait arriver un
+prince de Cobourg au trône d'Espagne, un <em>non</em> péremptoire, comme
+nous le disons, nous, pour un prince français.»</p>
+
+<p>Dans cette situation, notre gouvernement jugea nécessaires deux
+démarches, l'une à Madrid, l'autre à Londres: la première pour bien
+armer son représentant en Espagne, la seconde <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> pour bien
+avertir le cabinet anglais. J'ai dit tout à l'heure qu'interrogé par
+M. Bresson, en septembre 1844, sur certaines hypothèses extrêmes,
+M. Guizot avait alors évité de répondre<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a><a href="#footnote192" title="Go to footnote 192"><span class="smaller">[192]</span></a>; à la fin de 1845, il
+crut le moment venu de s'expliquer sans ambages: «Nous ne pouvons,
+écrivit-il le 10 décembre à notre ambassadeur, jouer un rôle de
+dupes. Nous continuerons à suivre loyalement notre politique,
+c'est-à-dire à écarter toute combinaison qui pourrait rallumer le
+conflit entre la France et l'Angleterre à propos de l'Espagne. Mais
+si nous nous apercevions que, de l'autre côté, on n'est pas aussi
+net et aussi décidé que nous; si, par exemple, soit par l'inertie
+du gouvernement anglais, soit par le fait de ses amis en Espagne
+et autour de l'Espagne, un mariage se préparait, pour la Reine ou
+pour l'Infante, qui mît en péril notre principe,&mdash;les descendants de
+Philippe V,&mdash;et si cette combinaison avait, auprès du gouvernement
+espagnol, des chances de succès, aussitôt nous nous mettrions en
+avant sans réserve, et nous demanderions simplement et hautement la
+préférence pour M. le duc de Montpensier.» Toutefois, le ministre
+recommandait à M. Bresson, dont il redoutait toujours un peu
+l'ardeur, «de ne faire usage de cette arme qu'en cas de nécessité».
+«Maintenez notre politique jusqu'au bout, lui disait-il, aussi
+longtemps qu'on ne nous la rendra pas impossible.»</p>
+
+<p>Si le gouvernement français ne voulait pas «être dupe», il tenait
+aussi à ne tromper personne; de là, sa seconde démarche. M. Guizot
+rédigea, le 27 février 1846, un <em lang="la">memorandum</em> destiné à faire bien
+connaître à Londres les résolutions qu'il pourrait être amené à
+prendre. Il y rappelait d'abord les difficultés que rencontrait le
+mariage Bourbon, la «neutralité froide» et l'«inertie» du cabinet
+britannique, le travail fait pour le mariage Cobourg; puis il
+déclarait que «si le mariage soit de la Reine, soit de l'Infante,
+avec le prince Léopold ou avec tout autre prince étranger aux
+descendants de Philippe V, devenait probable et imminent, nous
+serions affranchis de tout engagement <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> et libres d'agir
+immédiatement pour parer le coup, en demandant la main soit de
+la Reine, soit de l'Infante pour M. le duc de Montpensier»; il
+souhaitait de «ne pas en venir à cette extrémité», mais ne voyait
+«qu'un moyen de la prévenir», c'était que «le cabinet anglais s'unît
+à nous pour remettre à flot l'un des descendants de Philippe V».
+«Nous nous faisons un devoir de loyauté, disait-il en terminant,
+de prévenir le cabinet anglais que, sans cela, nous pourrions nous
+trouver obligés d'agir comme je viens de l'indiquer.» Communiqué
+aussitôt à lord Aberdeen, cet important document ne provoqua de sa
+part aucune contradiction ni observation.</p>
+
+<p>Notre position était ainsi nettement prise, mais le danger n'était
+pas supprimé. Bien au contraire, il allait devenir plus menaçant
+que jamais. En avril 1846, trois personnages qui pouvaient, à des
+degrés divers, parler au nom de la reine Christine,&mdash;d'abord son
+secrétaire privé, M. Donoso Cortès, ensuite l'ancien garde du corps
+devenu son mari sous le nom de duc de Rianzarès, enfin M. Isturiz
+qui venait de remplacer le général Narvaez à la tête du ministère
+espagnol,&mdash;s'abouchèrent mystérieusement, l'un après l'autre, avec
+sir Henri Bulwer; ils lui annoncèrent que la Reine mère, lasse de la
+prépotence française, était disposée à marier sa fille au prince de
+Cobourg, seulement qu'elle désirait savoir si, en s'exposant ainsi
+aux ressentiments de la France, elle pourrait compter sur l'appui
+de l'Angleterre. Une telle démarche devrait étonner de la part
+de Christine, naguère si étroitement liée, en apparence, à notre
+politique. Mais ce n'était pas la première fois qu'on la voyait
+pencher vers les Cobourg, soit par dépit de n'avoir pas obtenu un
+prince français, soit dans l'espoir de nous l'arracher; avec cette
+princesse, on ne savait jamais ce qui était réalité ou feinte.
+D'après les aveux faits plus tard par M. Isturiz lui-même au comte
+Bresson<a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a><a href="#footnote193" title="Go to footnote 193"><span class="smaller">[193]</span></a>, l'intrigue avait été mise en train par le banquier
+Salamanca; ce manieur d'argent, riche, peu scrupuleux, fort engagé
+dans le parti <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> radical et anglais, avait trouvé moyen de
+gagner le duc de Rianzarès et, par lui, était arrivé jusqu'à la reine
+Christine.</p>
+
+<p>Sir Henri Bulwer n'avait nulle envie de décourager les ouvertures qui
+lui étaient faites et que, sous main, il avait probablement contribué
+à provoquer. Mais, officiellement, que pouvait-il y répondre?
+Lui-même nous a exposé en ces termes son embarras: «Le gouvernement
+britannique ne reconnaissait pas la prétention de la France d'imposer
+un mari à la Reine: cela impliquait qu'il soutiendrait l'Espagne
+si elle faisait un choix indépendant; toutefois, cela ne le disait
+pas clairement, et je savais que lord Aberdeen n'aurait pas aimé me
+le voir dire. D'autre part, donner à entendre au gouvernement de
+Madrid qu'il n'avait qu'à se soumettre, m'exposait également à un
+blâme. L'affaire était encore compliquée par le fait que le choix
+de la reine Christine se portait sur le prince de Cobourg: si un
+tel choix était chose indifférente aux yeux du peuple et du cabinet
+anglais, il ne l'était pas pour la famille royale d'Angleterre<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a><a href="#footnote194" title="Go to footnote 194"><span class="smaller">[194]</span></a>.»
+Bulwer ne nous dit pas bien explicitement comment il se tira de ces
+difficultés; mais l'un de ses interlocuteurs, M. Isturiz, a été moins
+discret, et voici, d'après son témoignage, la réponse que lui fit
+le ministre d'Angleterre<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a><a href="#footnote195" title="Go to footnote 195"><span class="smaller">[195]</span></a>: «Il faut que cette affaire ait l'air
+d'être entièrement espagnole. La reine Victoria la verra avec la plus
+grande joie; mais vous n'ignorez pas que, chez nous, les désirs de la
+Reine ne font pas loi pour le cabinet. Lord Aberdeen ne voudra pas,
+par l'adoption ostensible de ce candidat, compromettre ses rapports
+avec la France, s'exposer peut-être à une rupture; nous devons donc
+paraître le moins possible; mais aussitôt que vous vous serez mis
+d'accord avec la maison de Cobourg, faites venir le prince Léopold le
+plus secrètement et le plus promptement que vous pourrez; mariez-le
+avec la Reine, et, le fait accompli, chacun se résignera<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a><a href="#footnote196" title="Go to footnote 196"><span class="smaller">[196]</span></a>.» On
+ne saurait <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> d'ailleurs garder aucun doute sur le caractère
+encourageant de la réponse du ministre d'Angleterre, quand on voit
+que la Reine mère se décida aussitôt à écrire une lettre au duc
+régnant de Saxe-Cobourg<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a><a href="#footnote197" title="Go to footnote 197"><span class="smaller">[197]</span></a>, alors en visite à la cour de Lisbonne,
+et que Bulwer se chargea de faire parvenir cette lettre, en ayant
+soin de se cacher de la diplomatie française et même des ministres
+espagnols, autres que M. Isturiz. Comme l'écrivait, quelques semaines
+plus tard, le prince Albert, jamais la reine Christine ne se fût
+hasardée à faire une pareille démarche, si le représentant de
+l'Angleterre ne s'y fût associé<a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a><a href="#footnote198" title="Go to footnote 198"><span class="smaller">[198]</span></a>.</p>
+
+<p>Dans sa lettre<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a><a href="#footnote199" title="Go to footnote 199"><span class="smaller">[199]</span></a>, la Reine mère ne cachait pas qu'elle s'adressait
+en réalité à la reine Victoria, et que le duc de Saxe-Cobourg n'était
+qu'un intermédiaire. Elle exposait d'abord comment les difficultés
+d'un mariage Bourbon la ramenaient au prince Léopold, «auquel,
+disait-elle, le roi des Belges sait que j'ai toujours pensé». Elle
+ajoutait: «J'ai entendu dire que S. M. la reine d'Angleterre est
+animée, comme moi-même, de sentiments d'amitié sincère envers la
+France, et qu'ainsi Sa Majesté a été prête à approuver et même à
+appuyer une combinaison qui, sans être fatale aux intérêts anglais,
+était de préférence auprès (<i>sic</i>) de S. M. le roi des <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span>
+Français; mais j'ai toujours entendu dire aussi que S. M. la reine
+d'Angleterre soutenait, comme moi-même, l'indépendance de l'Espagne
+dans cette affaire espagnole avant tout, et je désirerais savoir,
+avec une franchise égale à celle qu'on doit trouver dans cette
+lettre, si, dans le cas où ma fille choisirait le prince Léopold de
+Saxe-Cobourg, ce choix serait agréable à sa famille, et si la reine
+d'Angleterre soutiendrait alors, comme on m'a assuré qu'elle l'a
+soutenu jusqu'ici, le principe d'indépendance dont j'ai parlé, et
+nous aiderait ensuite à mitiger d'injustes ressentiments, s'il y en
+avait, ce que je ne puis croire. Dans la position actuelle de cette
+affaire, je trouve que cette démarche est mieux faite comme demande
+particulière entre les deux cours et les deux familles qu'entre
+deux cabinets, ce qui livrerait peut-être prématurément cette
+question au public.» Aussitôt la lettre parvenue à Lisbonne, dans
+les premiers jours de mai 1846, le duc de Saxe-Cobourg s'empressa
+d'en accuser réception: tout en assurant la reine Christine de «sa
+profonde gratitude», il se borna à adhérer d'une façon générale à ses
+v&oelig;ux. Si désireux en effet qu'il fût de ce mariage, il n'osait
+s'avancer davantage sans l'aveu des véritables chefs politiques
+de sa maison,&mdash;son oncle le roi des Belges et son frère le prince
+Albert,&mdash;auxquels il envoya aussitôt la lettre de la Reine<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a><a href="#footnote200" title="Go to footnote 200"><span class="smaller">[200]</span></a>.</p>
+
+<p>Sir Henri Bulwer, qui avait agi en se cachant de son ministre,
+n'avait pu, une fois la chose faite, la lui laisser plus longtemps
+ignorer. Il s'attendait bien que lord Aberdeen serait vivement
+contrarié, mais il croyait&mdash;lui-même l'a raconté plus tard&mdash;que
+cette contrariété se manifesterait seulement par une dépêche
+confidentielle rétablissant aux yeux du cabinet de Madrid la
+neutralité de la politique anglaise, vaine protestation qui
+n'empêcherait pas l'affaire, une fois lancée, de suivre son cours
+souterrain à l'insu du gouvernement français. C'était compter sans
+la loyauté du secrétaire d'État. Celui-ci, d'autant plus embarrassé
+et irrité qu'il <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> venait de se porter fort auprès de nous
+de la correction d'attitude de Bulwer, résolut d'arrêter net cette
+intrigue et d'en dégager sa responsabilité: dans ce dessein, il fit
+part lui-même à notre ambassadeur à Londres de tout ce qu'il venait
+d'apprendre, qualifia de «condamnable» la conduite de son agent,
+déclara en être «très mécontent», et se dit «prêt à faire ce qu'à
+Paris on jugerait convenable pour constater qu'il n'y était pour
+rien<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a><a href="#footnote201" title="Go to footnote 201"><span class="smaller">[201]</span></a>».</p>
+
+<p>À cette communication, grands furent l'émoi et la surprise du
+gouvernement français, qui, malgré ses méfiances, ne s'était jamais
+douté du risque qu'il avait couru. Il se garda d'ébruiter l'incident,
+qui demeura, sur le moment, absolument ignoré du public<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a><a href="#footnote202" title="Go to footnote 202"><span class="smaller">[202]</span></a>; mais,
+dans le secret des conversations diplomatiques, il ne dissimula pas
+la vivacité de ses impressions. Autant il savait gré à lord Aberdeen
+de sa conduite, autant il se montra blessé de celle de la cour de
+Madrid et de sir Henri Bulwer. Louis-Philippe ne ménagea pas la reine
+Christine, en dépit de l'aplomb avec lequel elle «nia avoir fait
+aucune ouverture à la maison de Cobourg<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a><a href="#footnote203" title="Go to footnote 203"><span class="smaller">[203]</span></a>». M. Bresson secoua
+rudement les ministres espagnols et les effraya sur les conséquences
+d'une rupture avec la France. Quant à Bulwer, ayant reçu de son
+ministre une remontrance sévère, il offrit sa démission, qui du
+reste ne fut pas acceptée. Tous ces conspirateurs, ainsi surpris, au
+milieu de leurs machinations ténébreuses, par le rayon de lumière
+qu'avait soudainement projeté de Londres l'honnête main de lord
+Aberdeen, embarrassés et meurtris des débris de la mine éclatée sous
+leurs pieds pendant qu'ils la creusaient, faisaient vraiment assez
+piteuse figure. Le moins penaud n'était pas le chef de la légation
+britannique, qui se trouvait avoir livré ses complices espagnols
+aux ressentiments du cabinet de Paris, et qui avait fait ainsi,
+disait-il, <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> «plutôt le métier d'un espion français que celui
+d'un ministre d'Angleterre<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a><a href="#footnote204" title="Go to footnote 204"><span class="smaller">[204]</span></a>».</p>
+
+<p>La démarche de lord Aberdeen brouillait absolument le jeu des
+Cobourg. Ce qu'eût été, sans cela, la réponse du prince Albert à
+la communication que son frère lui avait faite de la lettre de
+la reine Christine, on ne saurait le dire: mais écrite après que
+tout était divulgué au gouvernement français, cette réponse fut
+nécessairement défavorable. Le prince Albert, toutefois, ne put
+cacher combien un refus lui coûtait. Dans une lettre datée du 26
+mai 1846, il exposait d'abord à son frère comment le gouvernement
+anglais, tout en s'engageant à appuyer le mariage Bourbon, avait
+réservé l'indépendance de l'Espagne, et comment il en résultait
+que, si celle-ci voulait résolument un autre mariage, l'Angleterre
+devrait y consentir. On était, à l'entendre, sur le point d'en venir
+là, quand Bulwer avait tout dérangé. «Sa conduite, ajoutait-il,
+nous donne l'apparence d'un manque de parole, d'une intrigue, d'une
+perfidie, et fournit à la France une juste raison de plainte. Nous
+nous sommes donc vus forcés de nous laver les mains de ce qui était
+fait et de prouver que nous y étions tout à fait étrangers. Il est
+naturel qu'on ne nous croie pas.» Ce n'était pas que le prince
+Albert renonçât absolument à voir son parent sur le trône d'Espagne;
+non, cette idée lui tenait toujours à c&oelig;ur; seulement, convaincu
+qu'elle n'était désormais réalisable qu'avec l'assentiment de la
+France, il se bornait à laisser voir qu'il ne désespérait pas
+d'obtenir cet assentiment, le jour où la résistance de l'Espagne
+aurait rendu décidément impossibles tous les candidats de la maison
+de Bourbon<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a><a href="#footnote205" title="Go to footnote 205"><span class="smaller">[205]</span></a>.</p>
+
+<p>Lord Aberdeen ne pouvait ignorer ces sentiments du prince Albert.
+Eut-il l'intention, sinon de les servir, du moins de les ménager,
+quand, au lendemain même du jour où il venait de nous donner une
+preuve si manifeste de son loyal désir <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> d'accord, il adressa,
+le 22 juin 1846, au duc de Sotomayor, ministre d'Espagne à Londres,
+une dépêche qui semblait écrite sous une inspiration toute différente
+et qui devait plus tard fournir un argument à lord Palmerston?
+Voici à quel propos cette dépêche fut rédigée. Sous le coup de la
+révélation qui lui avait été faite, le gouvernement français avait
+traité assez rudement le cabinet de Madrid. Celui-ci, voyant ou
+feignant de voir dans notre langage une menace à son indépendance,
+saisit ce prétexte pour demander au cabinet de Londres, d'abord si
+l'Espagne encourrait le déplaisir de l'Angleterre au cas où elle
+jugerait nécessaire de choisir le mari de la Reine en dehors des
+Bourbons, ensuite si, dans cette hypothèse, l'Angleterre verrait avec
+indifférence la France attenter à la liberté de l'Espagne. À la façon
+dont la question était posée, on devine la main de M. Bulwer. Il
+fallait quelque complaisance pour se prêter à ce rôle de donneur de
+consultation. Lord Aberdeen eut cette complaisance. Dans sa réponse,
+adressée au duc de Sotomayor, il commença par rappeler, d'une part,
+qu'il n'avait reconnu à aucune puissance le droit d'imposer à la
+Reine comme mari «un membre de quelque famille que ce soit»; d'autre
+part, que le choix d'un Bourbon lui avait paru raisonnable et
+désirable. Il ajouta qu'au cas où l'Espagne se croirait obligée de
+donner à la Reine un autre mari, l'Angleterre n'en éprouverait aucun
+déplaisir; il se refusait à admettre qu'à raison de ce fait la France
+portât atteinte à l'indépendance de l'Espagne; mais, si elle le
+faisait, le gouvernement de Madrid pourrait compter sur la sympathie
+de l'Angleterre et de l'Europe entière<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a><a href="#footnote206" title="Go to footnote 206"><span class="smaller">[206]</span></a>. Lord Aberdeen se
+repentait-il donc d'avoir gêné les partisans du mariage Cobourg, et
+voulait-il leur rendre le terrain qu'il leur avait fait perdre? Je ne
+le pense pas. Dans les deux cas, il croyait conformer sa conduite à
+ses déclarations antérieures. En effet, comme j'ai eu plusieurs fois
+occasion de le noter, en même temps qu'il avait promis de seconder
+en fait ou tout au moins <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> de ne pas contrarier le mariage
+Bourbon, il avait réservé en droit l'indépendance de l'Espagne.
+M. Guizot n'eût pas eu de peine à lui montrer dès lors comment,
+en certains cas, pouvaient sortir de cette double déclaration des
+démarches contradictoires. Mais il avait été si heureux d'obtenir
+la promesse de fait, qu'il n'avait pas voulu regarder de trop
+près à la réserve de droit; de part et d'autre, chaque fois qu'on
+s'était entretenu de ce sujet délicat, on avait mieux aimé laisser
+un peu d'équivoque que de risquer un désaccord en s'expliquant plus
+nettement. C'était en exécution de la promesse de fait que lord
+Aberdeen avait déjoué, en mai, l'intrigue de Bulwer; ce fut par
+application de la réserve de droit qu'il écrivit, en juin, la dépêche
+au duc de Sotomayor. Le premier acte était beaucoup plus important
+que le second, celui-ci n'étant qu'une consultation purement
+théorique, tandis que celui-là avait des conséquences effectives et
+immédiates; il n'en résultait pas moins, dans la politique anglaise,
+une sorte d'ambiguïté qui n'était pas faite pour nous rassurer.</p>
+
+<p>Si j'ai raconté avec quelque détail le coup tenté et manqué, au
+printemps de 1846, pour enlever à notre insu le mariage de la Reine
+avec le prince de Cobourg, c'est que cet incident devait avoir une
+influence décisive sur le dénouement de l'affaire des «mariages
+espagnols». L'état d'esprit où il laissa le gouvernement français a
+été pour beaucoup dans la résolution que celui-ci a prise quelques
+mois plus tard. Non seulement M. Bresson, mais aussi M. Guizot
+sortirent de là plus disposés encore au soupçon, plus faciles à
+s'alarmer, plus convaincus que, pour n'être pas joués par leurs
+concurrents, ils devraient probablement les devancer par une prompte
+initiative. Édifiés sur ce dont on était capable à Madrid, aussi bien
+à la cour qu'à la légation anglaise, ils savaient bien que le dépit
+de la man&oelig;uvre déjouée et la mortification des reproches subis
+n'avaient corrigé personne; au contraire, plus les meneurs portaient
+actuellement la tête basse, plus ils devaient être impatients de
+prendre leur revanche. Et puis, bien <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> que notre cabinet ne
+connût pas la lettre écrite par le prince Albert à son frère, divers
+symptômes avaient pu lui faire soupçonner quelque arrière-pensée chez
+la reine Victoria et chez son époux. Au milieu de tant de raisons de
+s'inquiéter, une seule garantie lui restait, garantie dont, en dépit
+de la réponse à M. de Sotomayor, il venait d'éprouver l'efficacité:
+c'était la droiture personnelle de lord Aberdeen, son sincère désir
+de maintenir l'entente cordiale.</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>En Orient, comme en Espagne, il existait une rivalité traditionnelle
+entre la France et l'Angleterre. La guerre avait même failli en
+sortir: on se rappelle la crise de 1840, à laquelle avait mis
+fin la convention des détroits, signée le 13 juillet 1841<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a><a href="#footnote207" title="Go to footnote 207"><span class="smaller">[207]</span></a>.
+Depuis lors, que s'était-il passé dans ces régions? Sur la question
+d'Égypte, si bruyante de 1833 à 1841, le silence s'était fait. Sans
+doute le cabinet britannique regardait toujours de ce côté avec une
+attention ombrageuse; quand le Czar, pendant son voyage à Londres,
+en 1844, causa des affaires d'Orient avec sir Robert Peel, celui-ci
+ne sortit des généralités vagues que pour déclarer sa volonté de «ne
+pas laisser s'établir, sur le Nil, un gouvernement trop fort, qui
+pût fermer la route du commerce et refuser le passage à la malle
+des Indes<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a><a href="#footnote208" title="Go to footnote 208"><span class="smaller">[208]</span></a>». Mais l'Angleterre croyait être garantie contre
+tout péril de ce genre, depuis que Méhémet-Ali avait été forcé
+d'abandonner ses conquêtes en Asie. Le cabinet de Paris n'avait pas
+non plus de raison de remettre cette question sur le tapis. Il était
+trop heureux de voir que l'autorité du pacha, réduite à l'Égypte,
+gagnait en solidité ce qu'elle avait perdu en étendue<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a><a href="#footnote209" title="Go to footnote 209"><span class="smaller">[209]</span></a>, et
+de constater, <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> contrairement à toutes les prédictions des
+journaux, que la France gardait son crédit à Alexandrie, que ses
+conseils y étaient réclamés et écoutés, que son commerce y était en
+progrès, que ses religieux, chaque jour plus nombreux, y répandaient
+sa langue et son influence. M. Guizot pouvait dire à la tribune, le
+21 janvier 1843: «Nos rapports avec l'Égypte sont les meilleurs qui
+aient jamais été.»</p>
+
+<p>La France n'était pas sortie partout en Orient aussi indemne de
+la crise de 1840. Sur un autre point, en effet, cette crise avait
+contribué à faire naître une question difficile, douloureuse, qui
+devait longtemps embarrasser et attrister notre diplomatie: c'est
+ce qu'on a appelé la question du Liban. Quelques explications
+rétrospectives sont nécessaires pour la faire comprendre. On sait
+que la partie de la Syrie nommée la Montagne est habitée par deux
+races distinctes, rivales, ennemies: l'une, la plus nombreuse,
+les Maronites, chrétiens aborigènes redevenus catholiques pendant
+les croisades, depuis lors amis et clients de la France; l'autre,
+les Druses, ni chrétiens ni musulmans, moins nombreux, mais plus
+belliqueux et plus sauvages, que, depuis quelque temps, l'Angleterre
+paraissait chercher à s'attacher. Par un privilège traditionnel
+dont notre nation, protectrice séculaire des chrétiens d'Orient,
+surveillait le maintien, la Montagne avait joui, jusqu'à la prise
+de possession de la Syrie par Méhémet-Ali, d'une sorte d'autonomie;
+petite république patriarcale et militaire, féodale et élective, elle
+avait à sa tête un chef unique, sujet sans doute de la Porte, lui
+payant tribut, mais chrétien et choisi, depuis plus de cent ans, dans
+la puissante famille des Chéabs. La conquête égyptienne porta une
+grave atteinte à cette organisation. Sans révoquer l'émir Beschir,
+chef chrétien de la Montagne, le pacha supprima les libertés de
+cette région et y établit, avec une extrême rigueur, son autorité
+directe. De là des mécontentements <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> que les agents anglais
+s'empressèrent d'exploiter. Le gouvernement français, au contraire,
+en appuyant Méhémet-Ali, semblait lui avoir sacrifié ses anciens
+protégés. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, notre engouement
+pour le pacha nous faisait perdre de vue nos traditions et nos
+intérêts. Lors des mesures d'exécution prises contre Méhémet-Ali,
+après le traité du 15 juillet 1840, l'émir Beschir passa aux Anglais,
+aussitôt qu'il pressentit leur victoire, sans cependant se sauver
+ainsi lui-même. En effet, la Porte, à peine rentrée en possession
+de la Syrie, profita des circonstances pour abolir les privilèges
+de la Montagne et substituer un pacha ottoman au chef chrétien.
+L'arbitraire et l'anarchie, telles furent aussitôt les conséquences
+de l'administration turque. Dès 1841, les Maronites, indignement
+maltraités, poussèrent un cri de détresse et implorèrent le secours
+de l'Europe.</p>
+
+<p>La France ne pouvait refuser de prêter l'oreille à cette plainte,
+sans déserter son vieux rôle, sans répudier un patronage dont le
+maintien importait grandement à son honneur et à son influence.
+Toutefois, dès qu'elle voulut agir, elle se sentit gênée et affaiblie
+par l'attitude même qu'elle venait de prendre dans le conflit du
+sultan et du pacha. Après avoir laissé son client, Méhémet-Ali,
+supprimer les privilèges des Maronites, avait-elle le même titre
+qu'autrefois pour réclamer en leur nom? Pouvait-elle se flatter de
+retrouver son ancien crédit auprès du divan, qui lui gardait rancune
+de sa politique égyptienne et qui se flattait de pouvoir au besoin
+lui opposer les puissances signataires du traité du 15 juillet 1840?
+Et puis, du moment où les Turcs mettaient en discussion notre droit
+de protection sur les chrétiens d'Orient, n'étaient-ils pas quelque
+peu fondés à faire observer que la situation respective de la France,
+de l'Europe et de l'Empire ottoman avait bien changé depuis l'époque
+où ce droit s'était établi? Sous l'ancien régime, nous étions les
+alliés du sultan, ne lui suscitant aucun embarras, ne lui inspirant
+aucune inquiétude; depuis un demi-siècle, au contraire, la Porte,
+non sans en garder ressentiment, nous avait vus successivement
+faire l'expédition <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> d'Égypte, délivrer la Grèce, conquérir
+l'Algérie, émanciper à demi Tunis et soutenir Méhémet-Ali. Autrefois,
+nous étions le seul État chrétien en rapports intimes avec la cour
+de Constantinople; maintenant, les autres puissances, notamment
+l'Angleterre et la Russie, y avaient des intérêts considérables et
+y exerçaient une influence généralement rivale de la nôtre. Comme
+l'a écrit M. Guizot, nous avions cessé d'être aussi nécessaires à la
+Porte et nous lui étions devenus suspects.</p>
+
+<p>Vers la fin de 1841, comprenant que, dans une telle situation, ses
+représentations isolées n'auraient pas grande chance d'être écoutées
+par la Turquie, le cabinet de Paris proposa aux grandes puissances
+d'agir de concert. L'Autriche se montra bien disposée, quoique un
+peu molle. L'Angleterre, où l'on ne faisait pas encore profession de
+l'entente cordiale, fut plus hésitante, partagée entre son habitude
+de protéger les Druses et l'indignation que les traitements infligés
+aux Maronites ne pouvaient manquer d'inspirer à l'esprit droit de
+lord Aberdeen. Quant à la Russie, nous ne pouvions compter sur son
+concours que si, en nous le refusant, elle s'exposait à se trouver
+isolée. Notre gouvernement s'aperçut vite qu'avec une Europe aussi
+peu unie, on ne parviendrait pas à imposer à la Porte la restauration
+intégrale des anciens privilèges du Liban et le rétablissement du
+chef chrétien unique. Faute de mieux et tout en déclarant ne pas
+voir là une satisfaction définitive, il se rallia à un expédient
+transactionnel imaginé par M. de Metternich et appuyé par le cabinet
+britannique. Il s'agissait d'obtenir de la Porte qu'elle dédoublât
+l'administration du Liban; les Druses devaient avoir à leur tête un
+magistrat de leur race; de même pour les Maronites. Le gouvernement
+ottoman, après avoir essayé d'éluder cette demande, finit par
+déclarer, d'assez mauvaise grâce, le 7 décembre 1842, qu'il se
+conformerait au v&oelig;u des puissances.</p>
+
+<p>La mesure, qui n'eût jamais pu être bien efficace, ne fut même pas
+sérieusement et sincèrement exécutée. Les pachas turcs conservèrent
+la réalité du pouvoir et s'appliquèrent à prolonger un état
+d'anarchie qui leur paraissait servir la <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> prépotence
+ottomane, en affaiblissant les deux races rivales. Les choses en
+vinrent à ce point que, dans les premiers mois de 1845, une véritable
+guerre civile éclata entre les Maronites et les Druses; ces derniers,
+appuyés plus ou moins ouvertement par les Turcs, eurent généralement
+le dessus et se livrèrent aux plus atroces excès.</p>
+
+<p>Le gouvernement français n'avait pas attendu ces lamentables
+événements, pour se convaincre que la réforme nominale obtenue
+en 1842 n'avait remédié à rien. Éclairé par l'expérience, pressé
+par les orateurs qui, dans les deux Chambres, se faisaient les
+avocats des Maronites, notamment par M. de Montalembert, M.
+Guizot s'était bientôt décidé à modifier sa première attitude et
+à réclamer le retour à l'ancien état de choses, le rétablissement
+d'une administration unique et chrétienne. S'en étant ouvert aux
+autres puissances, il trouva assez bon accueil auprès de M. de
+Metternich. Mais, même après l'établissement de l'entente cordiale,
+il ne parvint pas à amener à cette idée le cabinet de Londres.
+Lord Aberdeen se disait très sincèrement désolé de l'anarchie du
+Liban, prêt à s'associer à nous pour y mettre un terme; seulement,
+il contestait l'efficacité du moyen que nous proposions. Incapable
+personnellement d'encourager ou d'excuser les Druses, il était trop
+souvent mal éclairé sur leur conduite, par ses agents en Syrie;
+ceux-ci, obstinés dans les vieilles rivalités, ne voyaient, dans ces
+féroces montagnards, que des protégés de l'Angleterre à soutenir
+quand même contre les protégés de la France; le consul britannique à
+Beyrouth put même être accusé d'avoir été l'instigateur ou tout au
+moins le complice de ceux qui, en 1845, prirent les armes contre les
+Maronites. Dans ces conditions, notre demande d'une administration
+unique n'avait pas chance de réussir à Constantinople. Aussi, tout en
+la maintenant, notre gouvernement ne négligea-t-il pas de présenter
+des réclamations moins radicales, pour lesquelles il fut appuyé par
+l'Autriche et même, dans une certaine mesure, par l'Angleterre.
+Ces efforts ne furent pas absolument infructueux. En 1845 et dans
+les années qui suivirent, diverses réformes, plus sérieusement
+<span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> accomplies que celle de 1842, apportèrent des améliorations
+réelles, bien qu'encore incomplètes, à la situation des Maronites. La
+diplomatie du gouvernement de Juillet ne put obtenir davantage.</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+<p>Les difficultés qui entravaient notre diplomatie dans la question du
+Liban devaient lui faire chercher, sur cette vaste scène de l'Orient,
+un autre point où elle pût agir plus efficacement. Y avait-il chance
+de le trouver dans le jeune royaume de Grèce? On sait comment, à la
+fin de la Restauration, la France, l'Angleterre et la Russie étaient
+intervenues dans la création de cet État; elles avaient ainsi acquis
+le droit et contracté l'obligation de surveiller et de seconder ses
+débuts. Ceux-ci n'avaient pas été heureux. Plusieurs siècles de
+servitude, suivis de plusieurs années d'insurrection, ne sont pas une
+bonne école pour les m&oelig;urs publiques. Aussitôt les Turcs chassés,
+le pays avait été en proie à une anarchie sanglante et ruineuse. Pour
+y remédier, les trois puissances protectrices cherchèrent un roi;
+elles eurent de la peine à le trouver; Léopold, le futur souverain
+de la Belgique, un moment choisi en 1830, se déroba. Force fut de se
+rabattre, en 1832, sur un prince encore mineur, Othon, second fils du
+roi de Bavière. La France, l'Angleterre et la Russie lui accordèrent,
+comme dot, la garantie collective d'un emprunt de soixante millions.
+Les Bavarois qui, dans les premières années, administrèrent sous
+le nom du jeune roi, le firent avec une main d'une lourdeur toute
+germanique, irritant l'amour-propre national, sans satisfaire les
+intérêts ni même maintenir l'ordre matériel et la paix intérieure.
+En 1837, quand Othon commença à gouverner lui-même avec le concours
+de ministres indigènes, les choses n'en marchèrent pas mieux; esprit
+honnête, mais court, obstiné et hésitant, tenant à son pouvoir
+absolu sans en rien faire, le Roi n'était ni aimé de ses sujets,
+ni considéré par les diplomates <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> étrangers. Le désordre
+financier était extrême, au grand déplaisir des États garants de
+l'emprunt. Pour comble de malheur, les dissensions intestines&mdash;la
+plus dangereuse peut-être des maladies dont souffrait la
+Grèce&mdash;étaient encore aggravées par la rivalité des trois puissances
+tutrices. Si celles-ci, à l'origine, avaient agi en commun pour faire
+reconnaître l'indépendance hellénique, ce n'était pas qu'il y eût
+entre elles, sur cette question, un réel accord de vues; c'était au
+contraire par méfiance réciproque, pour se surveiller et se contenir
+mutuellement; chacune avait craint que l'autre ne voulût exploiter ce
+mouvement à son profit exclusif. Le nouvel État créé, cette méfiance
+persista. Les factions grecques l'exploitèrent, et bientôt elles se
+distinguèrent en parti français, parti russe, parti anglais; chaque
+chef de légation, devenu patron d'un parti, épousait ses prétentions,
+s'associait à ses cabales et mettait son amour-propre à le faire
+triompher sur les autres.</p>
+
+<p>Jusqu'en 1841, la prépondérance à Athènes avait été surtout
+disputée entre la Russie et l'Angleterre. La France avait été trop
+occupée chez elle, ou, quand elle avait eu le loisir de songer à
+un rôle en Orient, sa pensée s'était dirigée de préférence vers
+l'Égypte. Ce fut seulement après le déboire éprouvé de ce côté
+que M. Guizot manifesta, par une dépêche adressée le 11 mars 1841
+aux autres cabinets, le dessein de «reporter sur la Grèce une
+attention» qui, ajoutait-il, avait été jusque-là «distraite par
+des questions plus urgentes<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a><a href="#footnote210" title="Go to footnote 210"><span class="smaller">[210]</span></a>». Et pour commencer, il envoya en
+mission extraordinaire et temporaire à Athènes M. Piscatory, homme
+de ressources et de résolution, esprit élevé et ardent, ayant une
+situation politique importante en France et jouissant en Grèce d'une
+grande popularité personnelle pour avoir jadis, dans la guerre
+de <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> l'Indépendance, fait le coup de feu à côté des plus
+vaillants palikares. Son arrivée amena naturellement les Grecs à
+reporter leurs regards vers la France. Aussi bien savaient-ils que
+là étaient leurs amis les plus sincères; à Londres, on ne s'était
+résigné que d'assez mauvaise grâce à la création d'un État qui
+démembrait l'Empire ottoman; à Saint-Pétersbourg, si l'on voulait
+bien d'une Grèce vassale du Czar, on jalousait une Grèce trop forte
+et trop indépendante; à Paris seulement, on avait applaudi sans
+arrière-pensée à la résurrection d'un peuple ayant un passé si
+glorieux, et on lui souhaitait sincèrement de grandes destinées.
+Le dessein de M. Guizot n'était pas de rentrer, à Athènes, dans la
+vieille politique d'antagonisme, dont au même moment il essayait de
+sortir à Madrid. Partant de cette double idée que notre premier,
+notre unique intérêt en Grèce était la durée et la prospérité du
+nouvel État, ensuite que l'un des principaux obstacles à cette
+durée et à cette prospérité était le conflit d'influence entre les
+puissances protectrices, il désirait y substituer le concert. Dès
+la fin de 1841, il s'en expliqua très nettement avec lord Aberdeen.
+«Il est bien nécessaire, écrivait-il, que nous fassions cesser, sur
+les lieux mêmes, ces jalousies aveugles, ces rivalités puériles, ces
+luttes sur les petites choses, tout ce tracas d'en bas qui dénature
+et paralyse la bonne politique d'en haut<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a><a href="#footnote211" title="Go to footnote 211"><span class="smaller">[211]</span></a>.» Le secrétaire d'État
+britannique accueillit bien ces ouvertures et envoya des instructions
+dans le même sens à sir Edmond Lyons. Celui-ci, qui, depuis 1832,
+représentait l'Angleterre à Athènes, était un ancien capitaine de
+vaisseau, homme du monde aimable, gai, naturel, mais diplomate
+impérieux, soupçonneux, cassant, grossissant sans mesure tous les
+incidents secondaires, prêt à partir en guerre pour les moindres
+difficultés, tout imbu de l'esprit de lord Palmerston qui le tenait
+en grande faveur; nul n'avait été plus passionnément engagé dans
+toutes les querelles d'influence en Grèce. Un tel agent pouvait-il
+devenir l'instrument d'une politique d'entente? En <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> tout
+cas, pour l'y contraindre, il eût fallu porter à ces affaires une
+attention plus soutenue et plus énergique que ne le faisait à cette
+époque lord Aberdeen. M. Guizot lui-même, absorbé par d'autres
+questions, ne donna pas, pour le moment, grande suite à l'initiative
+qu'il avait prise en 1841. L'année 1842 et le commencement de
+1843 s'écoulèrent donc sans que l'état des choses à Athènes fût
+sérieusement modifié.</p>
+
+<p>Ce fut vers le milieu de 1843, à l'époque où l'entente cordiale
+tendait à devenir la règle générale des rapports entre l'Angleterre
+et la France, que la question grecque fut remise sur le tapis et
+prit assez d'importance pour que M. Guizot l'appelât, quelques
+mois plus tard, à la tribune, «la grande affaire de l'Orient». Dès
+juin 1843, M. Piscatory fut renvoyé à Athènes, non plus en mission
+temporaire, mais avec la qualité de ministre de France. Il lui était
+recommandé «de beaucoup faire et même sacrifier, pour maintenir le
+concert avec ses collègues», spécialement avec sir Edmond Lyons.
+«C'est, ajoutait M. Guizot, le seul moyen d'action efficace.....
+Je ne sais pas jusqu'où nous mènerons ce concert; mais il faut le
+mener aussi loin que nous le pourrons; par le concert et pendant sa
+durée, nous nous fortifierons pour le moment où il nous manquera.»
+En même temps, notre ministre saisissait l'occasion d'un débat à la
+Chambre des pairs, le 21 juillet 1843, pour proclamer solennellement
+la politique d'entente qu'il prétendait inaugurer en Grèce. À peine
+arrivé à Athènes, M. Piscatory s'appliqua loyalement à exécuter ses
+instructions. «Je me fais petit, écrivait-il à M. Guizot; j'ai même
+un peu brusqué mes amis. Je fais ici un métier bien contraire à ma
+nature; je me contrarie sur tout, et je fais d'énormes sacrifices à
+mes collègues, qui n'en font aucun..... Ne croyez pas que je sois las
+du mauvais quart d'heure qu'en toutes choses il faut savoir passer;
+j'enrage souvent, mais je sais vouloir, et je voudrai jusqu'au bout.»</p>
+
+<p>Des événements allaient s'accomplir qui rendaient le concert des
+puissances plus nécessaire encore à la Grèce. Le 15 septembre 1843,
+un soulèvement populaire arracha au roi Othon la promesse d'une
+constitution libérale et la convocation d'une <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> assemblée
+nationale chargée de la rédiger. À la différence du cabinet de
+Londres, celui de Paris n'avait pas désiré cette révolution: le
+système parlementaire lui paraissait d'une application bien difficile
+avec une nation si divisée et si inexpérimentée, une royauté si
+neuve et si impopulaire; à son avis, il eût mieux valu s'en tenir à
+des réformes administratives. Mais, le fait accompli, il se montra
+tout disposé à s'unir à l'Angleterre pour seconder la mise en train
+du nouveau régime. De Londres et de Paris, on envoya donc les
+mêmes instructions. Tandis que M. Guizot écrivait à M. Piscatory:
+«Persistez à subordonner les intérêts de rivalité à l'intérêt
+d'entente, la petite politique à la grande», lord Aberdeen mandait à
+sir Edmond Lyons: «Je vois avec regret que vous avez une tendance à
+maintenir l'ancienne distinction des partis... Gardez-vous bien de
+mettre en avant Maurocordato, ou tout autre, comme le représentant
+de la politique et des vues anglaises. Je suis sûr que le ministre
+de France recevra les mêmes instructions quant à Colettis et à ceux
+qui se prétendraient les soutiens des intérêts français... Ce serait
+une grande pitié, quand les gouvernements sont entièrement d'accord,
+que quelque jalousie locale ou les prétentions personnelles de nos
+amis vinssent aggraver nos difficultés.» Ces recommandations ne
+furent pas sans effet. M. Piscatory marcha résolument dans la voie
+qui lui était prescrite, étonnant parfois nos amis du parti français,
+mais finissant par obtenir du plus grand nombre qu'ils suivissent
+nos conseils d'union. Sir Edmond Lyons lui-même, frappé d'un tel
+exemple et pressé par son chef, avait meilleure attitude que dans le
+passé. L'union si patente de la France et de l'Angleterre, jointe
+à l'abstention de la Russie, qui boudait la constitution, amena à
+Athènes, sinon la paix, du moins une sorte de suspension d'armes
+entre les partis; elle permit de passer sans accident le périlleux
+défilé de la réunion de l'assemblée nationale et de la confection
+de la constitution. Heureux résultat que M. Guizot célébrait à la
+tribune de la Chambre des députés, le 21 janvier 1844, et dont, avec
+raison, il faisait honneur à l'entente cordiale.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> Le gouvernement français eut bientôt occasion de prouver la
+loyauté avec laquelle il était résolu à pratiquer cette entente. Le
+premier cabinet formé à Athènes, en avril 1844, après le vote de la
+constitution, eut à sa tête le chef du parti anglais, Maurocordato;
+M. Piscatory le soutint ouvertement. Pour le coup, sir Edmond Lyons
+parut comprendre la vertu de l'entente cordiale; il n'avait pas
+assez d'éloges pour M. Piscatory. Quant à lord Aberdeen, il était
+tout heureux; à ceux qui, autour de lui et jusque dans le sein du
+cabinet, doutaient des avantages de sa politique et objectaient que
+son premier effet avait été, en Espagne, le triomphe de l'influence
+française, il montrait, en Grèce, le parti anglais au pouvoir.
+«Voilà, leur disait-il, à quoi sert l'entente<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a><a href="#footnote212" title="Go to footnote 212"><span class="smaller">[212]</span></a>!»</p>
+
+<p>Cette lune de miel ne devait malheureusement pas durer. Maurocordato
+s'appuyait sur une base trop étroite. Le parti anglais, composé
+d'hommes relativement éclairés et ouverts aux idées européennes,
+n'était guère qu'un état-major sans soldats. La masse de la nation
+allait bien plus volontiers soit au parti religieux patronné par la
+Russie, soit surtout au parti populaire, guerrier et patriote, qui se
+recommandait de la France. Si le cabinet avait avec lui les habits,
+il avait contre lui les fustanelles, de beaucoup les plus nombreuses.
+On s'en aperçut aux élections générales auxquelles il fallut procéder
+en juillet 1844. Elles furent un désastre pour Maurocordato, qui
+dut céder la place à un ministère réunissant Colettis, le chef du
+parti français, et Metaxa, le chef du parti russe. Cette association
+n'impliquait pas un partage égal d'influence; la prépondérance
+appartenait à Colettis.</p>
+
+<p>Notre diplomatie n'avait rien fait, ni pour renverser Maurocordato,
+à qui elle avait toujours prêté appui, ni pour pousser en avant
+Colettis, qu'elle avait au contraire tâché de contenir; tout était
+arrivé par le mouvement naturel de l'opinion en Grèce. L'événement
+accompli, M. Guizot n'eut qu'une préoccupation, atténuer le
+déplaisir et la mortification qu'en <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> devait ressentir
+l'Angleterre. Il faisait écrire à notre chargé d'affaires à Londres:
+«Ne laissez pas croire que nous acceptions le moins du monde comme un
+succès nôtre, c'est-à-dire français, la chute de Maurocordato<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a><a href="#footnote213" title="Go to footnote 213"><span class="smaller">[213]</span></a>.»
+Tout en reconnaissant la nécessité d'aider Colettis, il voulait
+qu'on ménageât le plus possible les hommes du parti anglais et
+qu'on ne fournît aucun grief au cabinet de Londres. «Je crains,
+écrivait-il à M. Piscatory, que nous ne retombions dans ce qui a,
+si longtemps et sous tant de formes diverses, perdu les affaires
+grecques, la division et la lutte des partis intérieurs et des
+influences extérieures. Donnez, Colettis et vous, un démenti à ce
+passé. Je vous y aiderai de tout mon pouvoir.» Et encore: «Dites-vous
+souvent que, quelque intérêt que nous ayons à Athènes, ce n'est
+pas là que sont les plus grandes affaires de la France.» En même
+temps, il s'adressait directement à lord Aberdeen, et tâchait par de
+loyales explications, par des assurances répétées, de dissiper ses
+préventions et de calmer ses inquiétudes.</p>
+
+<p>C'était au tour de l'Angleterre de se conduire comme nous l'avions
+fait pendant que ses clients étaient au pouvoir, de sacrifier ses
+préférences de personne et de parti à la nécessité supérieure de
+l'entente. Sir Edmond Lyons prit aussitôt une attitude absolument
+contraire: tout entier à son dépit, il ne se donna même pas la peine
+de le voiler, se brouilla ouvertement avec M. Piscatory, et commença
+une guerre acharnée contre Colettis. Chez lord Aberdeen lui-même, il
+semblait que la droiture habituelle d'esprit fût un peu altérée par
+le désappointement que lui avait causé la chute de Maurocordato. M.
+Guizot s'en rendait compte, et, dès le premier jour, il écrivait à M.
+Piscatory: «Quand on attaquait lord Aberdeen sur l'entente cordiale,
+quand on lui demandait quelle part de succès il y avait, la Grèce
+était sa réponse, sa réponse non seulement à ses adversaires, mais
+aussi à ceux de ses collègues qui hésitaient quelquefois dans sa
+politique... Il a perdu cette réponse. <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> Il est aujourd'hui,
+en Grèce, dans la même situation qu'en Espagne; à Athènes, comme à
+Madrid, il expie les fautes, il paye les dettes de lord Palmerston et
+de ses agents. C'est un lourd fardeau; il en a de l'inquiétude et de
+l'humeur.» Nos protestations, bien que non absolument inefficaces,
+ne suffirent pas à dissiper cette humeur. Lord Aberdeen ne pouvait
+se défaire de cette idée que la présence de Colettis au ministère
+était un danger, et que M. Piscatory n'avait pas été étranger au
+renversement de Maurocordato. C'était, du reste, la conviction
+générale en Angleterre. Un député whig, M. Cochrane, ayant dit, en
+pleine Chambre des communes, que la conduite de M. Piscatory avait
+été «honteuse et dégradante», sir Robert Peel se bornait à répondre:
+«Quant à la conduite de M. Piscatory, la Chambre m'excusera si je
+n'en dis rien; je ne pense pas qu'il soit dans les convenances que
+j'exprime publiquement mon opinion sur un agent étranger.» Tout ce
+que M. Guizot put obtenir de lord Aberdeen fut la recommandation
+faite à sir Edmond Lyons, qui n'en tint pas compte, de se montrer
+poli avec M. Piscatory, «de ne prendre part à aucune menée contre
+M. Colettis, et de ne tenter aucun effort pour faire prévaloir
+l'influence anglaise<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a><a href="#footnote214" title="Go to footnote 214"><span class="smaller">[214]</span></a>».</p>
+
+<p>L'espoir de lord Aberdeen était que Colettis échouerait comme
+Maurocordato. Le problème ne paraissait-il pas insoluble? Dans un
+pays où n'existait même pas la notion d'un état social régulier<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a><a href="#footnote215" title="Go to footnote 215"><span class="smaller">[215]</span></a>,
+il fallait fonder un gouvernement, créer une administration, et même
+faire fonctionner le régime parlementaire. Un événement, survenu
+au milieu de 1845, rendit la situation plus difficile encore:
+Metaxa s'étant brouillé avec Colettis, celui-ci resta seul maître
+du pouvoir, ayant contre lui la coalition des deux partis russe et
+anglais, sans autre point d'appui que son propre parti, nombreux
+à la vérité, mais ignorant et <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> turbulent. Et lui-même,
+qu'était-il? Un ancien conspirateur, un ancien chef de palikares.
+Oui, mais depuis la guerre de l'Indépendance il avait séjourné,
+pendant plus de sept années, à Paris, comme ministre de Grèce; là,
+au spectacle des choses d'Occident, dans le commerce intime d'hommes
+tels que M. Guizot et le duc de Broglie, cet esprit naturellement
+sagace et supérieur s'était initié à la civilisation, jusque-là
+tout à fait ignorée de lui; sans dépouiller entièrement son premier
+tempérament, ni faire disparaître toute sa barbarie d'origine, en en
+conservant ce qui le maintenait en communion avec ses compatriotes,
+il avait peu à peu acquis plusieurs des qualités de l'homme d'État.
+Aussi, une fois au pouvoir, étonna-t-il tout le monde par son sens
+du gouvernement, son esprit de mesure, son sang-froid, son aplomb,
+son adresse, sa fécondité de ressources. Il domina ses adversaires
+et, ce qui était peut-être plus malaisé, contint ses partisans. Non
+sans doute qu'il eût du premier coup transformé en sujets soumis,
+en citoyens corrects, des hommes dont plusieurs semblaient plutôt
+préparés au métier de brigands; trop souvent il ne pouvait les
+satisfaire qu'aux dépens de l'impartialité et de la régularité
+administratives. Finances, justice, armée, police, rien n'était
+encore bien organisé; certaines notions de moralité demeuraient fort
+obscurcies. C'était le legs du passé, la conséquence d'habitudes
+anciennes qu'on ne pouvait corriger en quelques mois. «On n'a jamais
+fait du pain blanc avec de la farine noire», disait philosophiquement
+Colettis. Et cependant, malgré tout, il y avait un réel progrès:
+le jeune royaume jouissait d'une tranquillité relative, d'un
+commencement de prospérité qu'il n'avait pas connus jusqu'alors et
+qui, pour le moment, paraissaient lui suffire. Le premier ministre se
+montrait l'homme d'une transition nécessaire entre l'anarchie barbare
+où la Grèce n'eût pu demeurer plus longtemps sans périr, et le
+gouvernement régulier, moderne, occidental, pour lequel elle n'était
+pas mûre.</p>
+
+<p>Ce succès réel gagna à Colettis la sympathie de tous les témoins
+impartiaux, même des envoyés des cours allemandes <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> qui
+avaient d'abord partagé les méfiances de la légation anglaise<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a><a href="#footnote216" title="Go to footnote 216"><span class="smaller">[216]</span></a>.
+Mais il exaspéra sir Edmond Lyons, qui n'en devint que plus obstiné
+et plus acharné dans son hostilité. «C'est un fou furieux»,
+écrivait-on d'Athènes, le 20 décembre 1845<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a><a href="#footnote217" title="Go to footnote 217"><span class="smaller">[217]</span></a>. Notre légation ne
+pouvait laisser sans défense Colettis ainsi attaqué; force était
+de venir à son secours. M. Piscatory n'était pas homme à déserter
+une telle tâche. À son tempérament ardent, vaillant, énergique, la
+lutte coûtait moins qu'une attitude de réserve et d'observation.
+Nul n'était plus homme d'action et de commandement. Il prit donc
+sans hésitation, et même probablement avec quelque plaisir, le
+rôle auquel l'obligeaient les provocations de sir Edmond Lyons. Il
+se fit ouvertement le patron du ministre que la légation anglaise
+prétendait renverser, le chef du parti qui se disait «français», ne
+s'effarouchant pas de ce que ce parti avait encore d'un peu sauvage,
+tâchant seulement de le discipliner. «Nous nous sommes placés au
+milieu des palikares, écrivait l'un des jeunes membres de la légation
+française, M. Thouvenel; nos amis ne nous font pas toujours honneur,
+mais ils sont les plus forts<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a><a href="#footnote218" title="Go to footnote 218"><span class="smaller">[218]</span></a>.» Il fut en effet bientôt visible,
+comme le disait encore M. Thouvenel, que «M. Lyons était battu à
+plate couture par M. Piscatory<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a><a href="#footnote219" title="Go to footnote 219"><span class="smaller">[219]</span></a>». Le parti anglais ne comptait
+plus que douze voix à la Chambre. Jamais notre influence n'avait été
+aussi prépondérante à Athènes: c'était manifestement le ministre de
+France qui gouvernait la Grèce.</p>
+
+<p>Y avait-il lieu de se féliciter sans réserve d'un pareil résultat?
+Ne fallait-il pas reconnaître, au contraire, qu'une telle situation
+était anormale, et qu'elle pouvait avoir de fâcheuses conséquences
+pour la Grèce comme pour la France? La Grèce n'avait <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> chance
+de s'affermir et de se développer, de surmonter ses difficultés
+intérieures et extérieures, qu'avec l'appui de toutes les puissances
+protectrices, et elle était certainement trop faible pour supporter,
+sans en beaucoup souffrir, la rivalité diplomatique dont elle était
+l'objet et le théâtre. D'ailleurs, si la maladresse de sir Edmond
+Lyons et l'habileté de M. Piscatory donnaient momentanément le
+dessous au parti anglais, l'Angleterre avait en Orient une situation
+trop forte pour qu'il fût indifférent à un petit État d'encourir
+son hostilité ou seulement sa bouderie. Quant à la France, hors la
+satisfaction d'amour-propre de primer sur une scène bien étroite
+et d'infliger un échec mérité à qui lui cherchait une méchante
+querelle, de quel grand intérêt politique était pour elle cette
+lointaine victoire? Quel profit trouvait-elle à dominer la Grèce,
+quel honneur à paraître solidaire et responsable d'un gouvernement
+après tout fort imparfait? Pouvait-elle se flatter de jouer un grand
+rôle dans le Levant, au moyen de cet État encore mal assis auquel
+on devait souhaiter, avant tout, une prudente immobilité, et dont
+les ambitions n'eussent pu d'ailleurs se satisfaire qu'au préjudice
+de notre politique traditionnelle sur le Bosphore? Tout cela, sans
+doute, n'était pas une raison de se désintéresser absolument de ce
+qui se passait en Grèce; mais c'était une raison de ne s'y engager
+qu'avec mesure. Sur place, dans la chaleur de la lutte, cette mesure
+était difficile à garder, surtout pour M. Piscatory. Il ne savait
+pas faire petitement et n'était pas l'homme des rôles effacés ou
+médiocres. C'était affaire à ceux qui l'employaient de lui choisir
+des postes à sa taille. M. Thouvenel écrivait finement, d'Athènes, le
+20 décembre 1845: «Ici, comme à Madrid, il est à désirer qu'on tienne
+le jeu, mais sans y trop mettre; le gain ne vaut pas les émotions
+de la partie.» Puis il ajoutait tout bas, en parlant de son chef de
+légation: «Je crois qu'il a trop mis au jeu<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a><a href="#footnote220" title="Go to footnote 220"><span class="smaller">[220]</span></a>.»</p>
+
+<p>À Paris, on savait gré sans doute à M. Piscatory et à Colettis
+<span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> de leur habileté et de leur succès: on ne songeait ni à
+les désavouer, ni à leur conseiller une capitulation. Mais on ne se
+voyait pas sans chagrin entraîné dans une politique si différente
+de celle qu'on avait rêvée et qu'un moment on avait cru tenir. M.
+Désages écrivait à M. Thouvenel, le 20 mai 1846: «Oui, c'est un
+grand mal que nous ayons à prendre si complètement, si ouvertement à
+notre compte la défense et la protection du cabinet d'Athènes. C'est
+mauvais pour la Grèce et pour nous, car la pression contre ce cabinet
+s'accroît indubitablement de l'influence déclarée, patente, que nous
+donne sur lui le besoin qu'il a de notre appui. À cela, je ne vois,
+pour le présent du moins, aucun remède. Le seul palliatif est dans la
+continuation de notre bonne entente avec les légations et les cours
+allemandes<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a><a href="#footnote221" title="Go to footnote 221"><span class="smaller">[221]</span></a>.» Quant à M. Guizot, il avait trop vivement désiré
+l'accord, il était trop pénétré de ses avantages supérieurs, pour ne
+pas regretter le conflit, même quand il y avait l'avantage. Il ne se
+lassait pas de faire appel à lord Aberdeen pour rétablir cet accord.
+Il profitait de la seconde entrevue d'Eu, en septembre 1845, pour
+dire au ministre anglais «tout ce qu'il pensait» de la conduite de
+sir Edmond Lyons. Peu auparavant, M. de Metternich, pressé par nous,
+avait aussi «fait une charge à fond» sur le secrétaire d'État. Tout
+cela à peu près sans aucun résultat. «Je crois, écrivait M. Guizot
+en novembre 1845, lord Aberdeen bien près d'être convaincu que Lyons
+juge mal les affaires de Grèce et conduit mal celles de l'Angleterre
+en Grèce; mais, mais, mais... je m'attends à la prolongation de
+cette grosse difficulté.» Si désireux qu'il fût de mettre fin au
+désaccord, notre ministre en prenait virilement son parti, du moment
+où la politique britannique le rendait inévitable. «Il faut vivre
+avec ce mal-là, écrivait-il à M. Piscatory; nous ne sommes pas en
+train d'en mourir. Je regrette le fait, mais je m'y résigne.» C'est
+qu'au fond, là comme en Espagne, il se sentait garanti contre de
+trop fâcheuses conséquences, par la présence de lord Aberdeen
+<span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> au <i lang="en">Foreign office</i>. S'il désespérait d'obtenir qu'il
+réprimât son agent, il savait n'avoir à craindre de sa part aucune
+démarche offensive qui pût faire dégénérer la querelle des deux
+légations en un conflit des deux gouvernements. L'entente cordiale,
+pour n'avoir pas produit dans les affaires de Grèce ce qu'on en
+attendait, n'y était donc pas absolument inefficace: elle localisait
+le dissentiment et l'empêchait d'avoir un contre-coup sur un plus
+vaste théâtre.</p>
+
+<h4>IV</h4>
+
+<p>On le voit, sur quelques-uns des points où l'on tâchait de
+l'appliquer, l'entente cordiale n'allait pas sans difficultés.
+Nouvelle preuve de cette vérité souvent constatée que, pour être
+quelquefois raisonnable et utile, l'alliance anglaise est rarement
+commode et agréable, surtout quand elle se trouve être, comme sous
+la monarchie de Juillet, l'alliance nécessaire. Toutefois, là même
+où cette entente était d'une exécution pénible et imparfaite, il
+ne semblait pas que, du côté de la France, on pût se plaindre des
+résultats obtenus. En Grèce comme en Espagne, si le cabinet de
+Londres ne nous donnait pas le concours que nous eussions désiré,
+du moins il nous laissait à peu près le champ libre, et, dans ces
+deux pays où naguère l'influence anglaise dominait, l'influence
+française avait maintenant le dessus. N'était-ce pas à croire que
+M. de Metternich devinait juste quand, tout au début de l'entente
+cordiale, le 12 octobre 1843, il avait fait cette sorte de prophétie:
+«Dans une rencontre avec Louis-Philippe et M. Guizot, lord Aberdeen
+tirera toujours la courte paille<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a><a href="#footnote222" title="Go to footnote 222"><span class="smaller">[222]</span></a>.» Cette impression persista
+à Vienne, et, au commencement de 1846, l'ambassadeur d'Autriche
+à Londres mandait à son gouvernement que «lord Aberdeen était
+complètement dominé par <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> l'ascendant de M. Guizot<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a><a href="#footnote223" title="Go to footnote 223"><span class="smaller">[223]</span></a>».
+C'était naturellement sous ce jour qu'en Angleterre l'opposition
+whig s'appliquait à présenter les choses. Le journal de lord
+Palmerston, le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, disait en janvier 1845: «M.
+Guizot a tellement fasciné lord Aberdeen qu'il n'est rien que
+celui-ci puisse lui refuser. M. Guizot a abaissé notre influence en
+Espagne, en Grèce, en Belgique; il s'est moqué de nous au Maroc,
+nous a insultés à Taïti, abandonnés au Texas, a usurpé nos droits
+au Brésil... Tout serait préférable au compérage entre M. Guizot
+et lord Aberdeen, compérage dans lequel ce dernier joue son rôle
+sempiternel d'aimable dupe et sacrifie à la paix à tout prix les
+plus chers intérêts et la véritable dignité de son pays.» Plus tard,
+après la chute du ministère tory, un homme d'État whig, plus modéré
+que lord Palmerston, lord Clarendon, s'expliquant dans l'intimité
+sur le reproche fait ainsi à lord Aberdeen, le déclarait fondé;
+il attribuait à son «laisser faire» le «succès des intrigues de
+Louis-Philippe». «Les agents anglais, ajoutait-il, n'importe où ils
+étaient, avaient été rendus dépendants des agents français, au point
+qu'ils n'osaient se plaindre d'aucun mauvais procédé de ces derniers,
+sachant que ce serait s'exposer à une réprimande et courir le risque
+d'être humiliés dans l'exercice public de leur fonction<a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a><a href="#footnote224" title="Go to footnote 224"><span class="smaller">[224]</span></a>.»</p>
+
+<p>Ce qui est en tout cas certain, c'est que l'entente cordiale se
+maintenait principalement par les rapports personnels d'amitié,
+d'estime, de confiance, établis depuis la première entrevue d'Eu, en
+1843, entre M. Guizot et lord Aberdeen. Ils avaient pris peu à peu
+l'habitude de s'écrire directement dans les circonstances délicates,
+cherchant ainsi à donner à leurs communications le caractère d'un
+tête-à-tête. Il suffit de se rappeler quelles étaient les qualités
+de M. Guizot, l'autorité et la hauteur de son esprit, pour être
+assuré qu'un pareil tête-à-tête ne devait pas tourner à son <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span>
+désavantage. Jusqu'où allait cette loyale et confiante intimité, on
+en peut juger par ce que nous connaissons de la correspondance des
+deux ministres. Un jour, par exemple, M. Guizot, apprenant que lord
+Aberdeen était un peu troublé par les rapports de quelqu'un de ses
+diplomates, d'un Bulwer ou d'un Lyons, lui écrivait: «Ce que nous
+avons, je crois, de mieux à faire l'un et l'autre, c'est de mettre en
+quarantaine sévère tous les rapports, bruits, plaintes, commérages,
+qui peuvent nous revenir sur les menées secrètes ou les querelles
+de ménage de nos agents; pour deux raisons: la première, c'est que
+la plupart de ces commérages sont faux; la seconde, c'est que, même
+quand ils ont quelque chose de vrai, ils méritent rarement qu'on y
+fasse attention. L'expérience m'a convaincu, à mon grand regret,
+mais enfin elle m'a convaincu que nous ne pouvions encore prétendre
+à trouver ou à faire soudainement passer dans nos agents la même
+harmonie, la même sérénité de sentiments et de conduite qui existe
+entre vous et moi. Il y a, chez nos agents dispersés dans le monde,
+de grands restes de cette vieille rivalité inintelligente, de cette
+jalousie aveugle et tracassière qui a longtemps dominé la politique
+de nos deux pays. Les petites passions personnelles viennent s'y
+joindre et aggravent le mal. Il faut lutter, lutter sans cesse et
+partout contre ce mal, mais en sachant bien qu'il y a là quelque
+chose d'inévitable et à quoi, dans une certaine mesure, nous devons
+nous résigner. Nous nous troublerions tristement l'esprit, nous
+nous consumerions en vains efforts, si nous prétendions prévenir ou
+réparer toutes les atteintes, tous les mécomptes que peut recevoir
+çà et là notre bonne entente. Si ces atteintes sont graves, si
+elles compromettent réellement notre politique et notre situation
+réciproque, portons-y sur-le-champ remède, d'abord en nous disant
+tout, absolument tout, pour parvenir à nous mettre d'accord, vous
+et moi, ensuite en imposant nettement à nos agents notre commune
+volonté. Mais, sauf de telles occasions, laissons passer, sans nous
+en inquiéter, bien des difficultés, des tracasseries, des humeurs,
+des mésintelligences locales qui deviendraient importantes si nous
+leur permettions <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> de monter jusqu'à nous, et qui mourront
+dans les lieux mêmes où elles sont nées, si nous les condamnons à
+n'en pas sortir<a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a><a href="#footnote225" title="Go to footnote 225"><span class="smaller">[225]</span></a>.»</p>
+
+<p>Pour pratiquer cette amitié avec M. Guizot, lord Aberdeen ne devait
+pas seulement fermer l'oreille à ses subordonnés, il devait aussi
+faire entendre raison à ses collègues, et non aux moindres d'entre
+eux. Déjà plus d'une fois j'ai eu l'occasion de noter la tendance
+de l'illustre chef du cabinet britannique, sir Robert Peel, à
+prendre ombrage de ce qui se faisait ou se disait chez nous. Dans
+l'automne de 1845, sous l'empire de ces méfiances, heureusement
+passagères, il parut se produire un désaccord entre lui et le chef
+du <i lang="en">Foreign office</i>; celui-ci tint bon et offrit sa démission; Peel
+n'insista pas; seulement, comme il demeurait persuadé qu'en dépit des
+intentions pacifiques de Louis-Philippe et de son ministre, la guerre
+ne pourrait être longtemps évitée, il commença à s'occuper de la
+défense des côtes méridionales, signalées, depuis plusieurs années,
+par le duc de Wellington, comme le point faible de l'Angleterre<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a><a href="#footnote226" title="Go to footnote 226"><span class="smaller">[226]</span></a>.
+Vers le même temps, M. Guizot, toujours attentif à ne laisser naître
+aucun soupçon chez lord Aberdeen, s'expliqua à c&oelig;ur ouvert avec
+lui, au sujet des projets belliqueux qu'on prêtait à la France. «Je
+n'ai nul droit, lui écrivait-il le 2 octobre 1845, de m'étonner des
+suppositions et des appréhensions qu'excitent chez vous ce qu'on
+appelle nos préparatifs et nos armements maritimes, car j'en suis
+également assailli. Il n'est bruit, en France, que des armements et
+des préparatifs de l'Angleterre.» Puis, après avoir montré, avec
+force faits et chiffres, que, «considérés dans leur ensemble», les
+travaux effectués en France «ne pouvaient avoir qu'une influence et
+des résultats pacifiques», il ajoutait: «Je suis convaincu qu'il
+en est de même chez vous, et je le dirai dans l'occasion. Dites-le
+également pour nous. Repoussons, démentons nettement, de part et
+d'autre, les mensonges <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> intéressés de l'esprit de parti
+et les erreurs puériles de la badauderie. La politique que nous
+pratiquons n'a rien qui ne puisse être dit tout haut. Plus nous la
+montrerons à découvert, plus elle sera, dans nos deux pays, forte et
+rassurante, et plus aussi nous nous sentirons à l'aise et sûrs de
+notre fait en la pratiquant<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a><a href="#footnote227" title="Go to footnote 227"><span class="smaller">[227]</span></a>.»</p>
+
+<p>Curieux et noble spectacle, bien rare dans l'histoire politique,
+que celui de l'amitié de ces deux hommes d'État, devenue, entre des
+peuples que divisaient tant de préventions anciennes ou récentes, en
+face de questions difficiles, au milieu même de crises périlleuses,
+la garantie de la paix du monde. Seulement on voit tout de suite en
+quoi cette garantie était fragile et précaire. Qu'en resterait-il,
+si l'un des deux amis venait à quitter le pouvoir? Or, vers le
+milieu de 1845, le cabinet tory, qui gouvernait depuis 1841 et
+qui avait accompli à l'intérieur de grandes choses, donnait des
+signes d'affaiblissement. Quelques-uns de ses membres hésitaient
+à suivre plus loin leur chef dans ses réformes économiques. Ces
+difficultés devinrent telles que, le 6 décembre de cette même année
+1845, sir Robert Peel dut porter à la Reine sa démission et celle
+de ses collègues. Lord John Russell fut chargé de former une autre
+administration. «Je suis bien triste! écrivit aussitôt M. Guizot à
+lord Aberdeen. Nous faisions de la si honnête et si grande politique!
+Et nous la faisions si amicalement! Qu'y a-t-il de plus rare, dans
+la vie publique, qu'un peu de sincérité et de vraie amitié? C'était
+très bon pour nos deux pays, et très doux pour nous-mêmes. Je ne
+puis, je ne veux pas croire que ce soit réellement fini<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a><a href="#footnote228" title="Go to footnote 228"><span class="smaller">[228]</span></a>.» La
+nouvelle causa d'autant plus d'émoi en France, qu'on annonçait la
+rentrée de lord Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>. D'après le témoignage
+d'un Anglais, alors de passage à Paris et fort mêlé à la haute
+société politique des deux côtés du détroit, M. Reeve<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a><a href="#footnote229" title="Go to footnote 229"><span class="smaller">[229]</span></a>, le roi
+Louis-Philippe manifestait <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> contre Palmerston une «répugnance
+invincible», et parlait de lui comme de «l'ennemi de sa maison»;
+M. Guizot, plus réservé, déclarait «qu'il serait exactement pour
+Palmerston ce qu'il avait été pour Aberdeen», mais il ajoutait: «Vous
+ne vous faites pas l'idée de l'effet produit par ce nom-là sur ce
+pays et sur mon parti. Je sors d'un dîner avec la grosse banque:
+tous étaient dans la consternation; on est venu vers moi, me prendre
+la main en me disant: «Mais, monsieur le ministre, que ferez-vous
+de cet homme-là? Dans six mois, nous serons en lutte ouverte avec
+l'Angleterre. Il vous fera des difficultés partout, en Espagne, en
+Orient, à Taïti. C'est terrible.» M. de Rothschild disait au même M.
+Reeve: «Lord Palmerston est un ami de notre maison; il dîne chez nous
+à Francfort; mais il a l'inconvénient de faire baisser les fonds de
+toute l'Europe, sans nous avertir.»</p>
+
+<p>Il était cependant, en France, un homme qui, loin de s'effrayer de
+la rentrée de lord Palmerston, s'en réjouissait: chose étonnante,
+c'était celui qu'on eût pu croire le moins disposé à oublier le
+traité du 15 juillet 1840, celui qui, ministre, avait paru vouloir
+la guerre pour se venger de ce traité, celui qui, dans les années
+suivantes, avait reproché à son successeur d'avoir, à l'égard des
+offenses du gouvernement britannique, la mémoire trop courte et le
+pardon trop facile: on a nommé M. Thiers. Depuis quelques années,
+à la vue de l'intimité établie entre M. Guizot et lord Aberdeen,
+l'idée lui était venue que son intérêt serait de lier partie avec
+lord Palmerston. Il s'était persuadé que le meilleur moyen de
+revenir lui-même au pouvoir était que l'opposition anglaise y revînt
+d'abord; dans ce cas, se disait-il, Louis-Philippe, par crainte de
+compromettre la bonne intelligence avec l'Angleterre, se déciderait
+à abandonner les amis des tories et à les remplacer par les amis
+des whigs. Dès la fin de 1844, au lendemain de l'affaire Pritchard,
+au moment où Palmerston poussait le plus ouvertement à l'hostilité
+contre la France, M. Thiers lui faisait des avances que l'adversaire
+de lord Aberdeen accueillait bien, ne trouvant, à son point de vue,
+qu'avantage à aider l'ennemi <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> de M. Guizot<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a><a href="#footnote230" title="Go to footnote 230"><span class="smaller">[230]</span></a>. On vit alors
+le <cite>Constitutionnel</cite> et le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, jusque-là si ardents
+à invectiver leurs patrons respectifs, échanger des coquetteries
+dont le <em>Journal des Débats</em> faisait ressortir l'étrange et suspecte
+nouveauté. Peu après, le 28 janvier 1845, M. Greville notait sur
+son journal: «Le plus curieux incident de la politique française
+est la <i lang="en">flirtation</i> commencée entre Thiers et Palmerston. Le fait
+est de notoriété à Paris, et l'on s'en amuse... Quelques lettres
+courtoises ont été échangées entre ces hommes d'État, autrefois
+rivaux<a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a><a href="#footnote231" title="Go to footnote 231"><span class="smaller">[231]</span></a>.» Sous l'empire de ces sentiments, l'ancien ministre du
+1<sup>er</sup> mars entreprit, au mois d'octobre 1845, une courte excursion
+en Angleterre. Il y fut reçu avec un empressement curieux; on goûta
+fort son esprit et sa belle humeur, bien qu'il parût parfois un peu
+superficiel<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a><a href="#footnote232" title="Go to footnote 232"><span class="smaller">[232]</span></a>. Soucieux de corriger les impressions produites
+outre-Manche par sa conduite en 1840 et par le langage qu'il avait
+tenu depuis cette époque, il protesta que son retour au pouvoir, loin
+d'altérer les relations des deux pays, les améliorerait; il ajouta
+que si, naguère, ces relations avaient failli plusieurs fois être
+compromises, la faute en était aux maladresses de M. Guizot<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a><a href="#footnote233" title="Go to footnote 233"><span class="smaller">[233]</span></a>:
+occasion, pour lui, de s'exprimer sur son rival avec une amertume qui
+ne parut pas toujours de bon goût à ses interlocuteurs<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a><a href="#footnote234" title="Go to footnote 234"><span class="smaller">[234]</span></a>. Il eut
+soin de voir les hommes de <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> tous les partis; néanmoins ce fut
+particulièrement avec les whigs qu'il s'attacha à nouer des liens
+étroits, d'autant que plus d'un indice lui faisait alors pressentir
+leur prochaine rentrée au ministère. Quelques jours après, M. de
+Barante écrivait: «M. Thiers revient de Londres avec toute l'amitié
+de lord Palmerston; il a aussi son entente cordiale<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a><a href="#footnote235" title="Go to footnote 235"><span class="smaller">[235]</span></a>.»</p>
+
+<p>On comprend dès lors pourquoi, deux mois plus tard, M. Thiers
+accueillit avec tant de satisfaction la nouvelle de la dissolution
+du cabinet Peel. Sa seule crainte était que «ses amis» de Londres ne
+fussent trop timides. De Paris, il les excitait. «Enfin, écrivait-il
+le 16 décembre 1845 à l'un de leurs confidents, vous voilà prêts
+à manger les tories; je fais des v&oelig;ux pour qu'il en soit ainsi...
+Cependant j'ai peur que vos amis manquent de résolution.
+S'ils laissent passer cette occasion de prendre le pouvoir, je ne
+sais quand ils pourront le reprendre... Dussent-ils échouer au
+parlement, à leur place, je le tenterais, sauf à porter la question
+devant les électeurs... M. Guizot est au désespoir de la chute
+des tories<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a><a href="#footnote236" title="Go to footnote 236"><span class="smaller">[236]</span></a>.» En même temps, sur son propre terrain, M. Thiers
+s'apprêtait, sans perdre un instant, à profiter de ce qui lui
+paraissait un coup de fortune: il expliquait aux meneurs de la gauche
+et du centre gauche comment l'avènement des whigs devait avoir son
+contre-coup en France et forcer le Roi à se séparer de M. Guizot; la
+disgrâce de ce dernier lui paraissait même assez proche pour qu'il
+réglât d'avance avec M. O. Barrot, par une sorte de traité signé,
+la façon dont ils partageraient le pouvoir et l'usage qu'ils en
+feraient<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a><a href="#footnote237" title="Go to footnote 237"><span class="smaller">[237]</span></a>.</p>
+
+<p>Tandis que M. Thiers s'agitait ainsi à Paris, les événements, à
+Londres, trompaient ses espérances. Dans ses efforts pour former
+un ministère, lord John Russell rencontrait beaucoup <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> de
+difficultés, et, fait curieux, la principale venait de l'inquiétude
+causée, en Angleterre même, par la rentrée de lord Palmerston au
+<i lang="en">Foreign office</i>; on craignait que les bons rapports avec le cabinet
+de Paris n'en fussent gravement altérés. Cette objection, indiquée
+avec réserve par la Reine, fut formulée d'une façon plus absolue par
+lord Grey, qui refusa d'entrer dans le nouveau cabinet si l'on ne
+mettait pas le ministre suspect d'hostilité contre la France à un
+autre poste, par exemple au département des colonies. Palmerston,
+blessé, répondit ne pouvoir accepter que les affaires étrangères.
+Lord John Russell eût été disposé à lui donner raison<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a><a href="#footnote238" title="Go to footnote 238"><span class="smaller">[238]</span></a>, mais
+il ne crut pas pouvoir se passer de lord Grey. Force lui fut donc,
+le 20 décembre 1845, de résigner le mandat que lui avait confié
+la Reine. Celle-ci se retourna alors vers sir Robert Peel, qui
+consentit à retirer sa démission<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a><a href="#footnote239" title="Go to footnote 239"><span class="smaller">[239]</span></a>. À ce revirement imprévu, le
+désappointement de M. Thiers fut grand<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a><a href="#footnote240" title="Go to footnote 240"><span class="smaller">[240]</span></a>. M. Guizot, au contraire,
+se hâta d'écrire à lord Aberdeen: «Je suis aussi joyeux que j'étais
+triste. Je ne veux pas me refuser le plaisir de vous le dire.....
+Nous continuerons ce que nous faisons avec un degré de plus de
+satisfaction et d'amitié, si je ne me trompe. Votre lettre m'a été
+au c&oelig;ur, où vous n'avez nul besoin d'aller, car vous y êtes bien
+établi<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a><a href="#footnote241" title="Go to footnote 241"><span class="smaller">[241]</span></a>.»</p>
+
+<p>Mais pour combien de temps le ministère tory reprenait-il le
+pouvoir? Rien n'indiquait que la maladie dont il souffrait, <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span>
+fût guérie. Une nouvelle crise paraissait même si inévitable et si
+proche, que lord Palmerston, qui la pressentait, voulut se prémunir
+contre le risque d'être, dans ce cas, de nouveau jugé un ministre
+impossible. Le meilleur moyen lui parut être de se faire donner, par
+la France elle-même, une sorte d'<em>exequatur</em>. En avril 1846, on le
+vit arriver à Paris, l'air aimable, le sourire aux lèvres, la main
+tendue, déclarant très haut «qu'il était autant que personne ami de
+la paix, de la France, partisan de l'entente cordiale et bien décidé
+à la continuer s'il revenait au pouvoir». C'était le pendant du
+voyage fait, quelques mois auparavant, par M. Thiers, à Londres. On
+fut agréablement surpris de trouver ce «terrible homme» si adouci,
+et l'amour-propre national fut flatté d'une démarche qui avait une
+apparence d'amende honorable. Invité et festoyé dans plusieurs
+salons politiques, présenté aux Tuileries, Palmerston fut bien reçu
+en tous lieux, avec une politesse réservée par le Roi et M. Guizot,
+avec beaucoup d'empressement par l'opposition, notamment par M.
+Thiers, qui, huit heures durant, lui fit parcourir et lui démontra
+les fortifications de Paris. Cet empressement des adversaires du
+cabinet, joint à la curiosité des badauds, parut faire au visiteur
+un succès dont la dignité nationale ne laissait pas que de souffrir
+un peu. Le public finit par sentir ce défaut de mesure et par se
+demander pourquoi l'on faisait fête à un tel homme. Mais avant que
+cette réaction eût eu le temps de se dessiner, Palmerston était déjà
+rembarqué, emportant sans doute l'idée, comme l'écrivait alors M.
+Guizot à lord Aberdeen<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a><a href="#footnote242" title="Go to footnote 242"><span class="smaller">[242]</span></a>, «que les Français étaient bien légers,
+bien prompts à passer d'une impression à l'autre, et qu'il n'y avait
+pas grand inconvénient à leur donner des moments d'humeur, puisqu'il
+était si aisé de les en faire revenir». Vainement notre ministre
+affirmait-il que, «sous ces impressions mobiles et superficielles,
+le fond des choses subsistait», et ajoutait-il «que si ce voyage
+changeait, en Angleterre, la situation du voyageur, ce serait un
+effet très <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> exagéré et fondé sur l'apparence plutôt que sur
+la réalité des choses»; on conclut, outre-Manche, de tout ce qui
+venait de se passer, que nous ne tenions plus rigueur à l'auteur du
+traité du 15 juillet 1840, et que désormais on pouvait sans scrupule
+lui laisser prendre place dans un ministère.</p>
+
+<p>Deux mois à peine s'étaient écoulés depuis ce voyage que, le 25 juin
+1846, le ministère tory, mis en minorité à la Chambre des communes,
+donnait de nouveau une démission, cette fois définitive. Lord John
+Russell ne rencontra plus aucune objection à la rentrée de lord
+Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>, et son cabinet fut promptement
+constitué. En France, les journaux de M. Thiers saluèrent avec une
+joie triomphante une révolution ministérielle dont ils faisaient
+prévoir le contre-coup de ce côté-ci de la Manche. M. Guizot fut
+réduit à écrire tristement ses regrets au <i lang="en">dear</i> lord Aberdeen et
+à sir Robert Peel. Ce dernier avait pu, sous le coup de certains
+accidents, témoigner parfois de quelque impatience ombrageuse à
+l'égard du gouvernement français; mais, au fond, son grand et droit
+esprit avait compris et accepté la politique de bon accord pratiquée
+à côté de lui par lord Aberdeen. On le vit bien dans la lettre par
+laquelle il répondit aux condoléances du ministre français. «Grâce à
+une confiance réciproque, lui écrivait-il, grâce à une égale foi dans
+l'accord de nos vues et la pureté de nos intentions, grâce aussi (je
+puis le dire sans arrogance depuis que j'ai reçu votre affectueuse
+lettre) à une estime mutuelle et à des égards personnels, nous avons
+réussi à élever l'esprit et le ton de nos deux nations; nous les
+avons accoutumées à porter leurs regards au-dessus de misérables
+jalousies et de rivalités obstinées... Sans cette confiance et cette
+estime mutuelles, combien de pitoyables difficultés auraient grossi,
+au point de devenir de redoutables querelles nationales!» Hélas!
+de tout autres sentiments allaient inspirer désormais la politique
+anglaise. L'entente cordiale était finie.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> CHAPITRE V<br>
+<span class="smcap">LES MARIAGES ESPAGNOLS.</span><br>
+<span class="smaller">(Juillet-octobre 1846.)</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement en
+ Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M. Bresson de
+ marier le duc de Cadix à la Reine et le duc de Montpensier
+ a l'Infante. M. Bresson croit pouvoir promettre à la reine
+ Christine la simultanéité des deux mariages. Mécontentement
+ de Louis-Philippe qui veut désavouer son ambassadeur.&mdash;II.
+ Palmerston nous communique ses instructions du 19 juillet, où
+ il nomme Cobourg en première ligne parmi les candidats à la
+ main d'Isabelle. À Paris, on voit dans ce langage l'abandon
+ de la politique d'entente. M. Guizot ne consent pas encore la
+ simultanéité, mais il détourne le Roi de désavouer M. Bresson.
+ Ses avertissements au gouvernement anglais.&mdash;III. Lettres
+ confidentielles que Palmerston adresse à Bulwer pour compléter
+ ses instructions. Ce qu'il nous cache et ce qu'il nous montre.
+ Il est dès lors manifeste que Palmerston a rompu l'entente et
+ que la France est libérée de ses engagements.&mdash;IV. La reine
+ Christine, inquiète de l'appui donné par le ministre anglais
+ aux progressistes, nous revient; seulement elle exige la
+ simultanéité. Le Roi se résigne à laisser faire M. Bresson.
+ Répugnances de la reine Isabelle pour le duc de Cadix. L'accord
+ sur les deux mariages est enfin conclu à Madrid.&mdash;V. Irritation
+ de Palmerston. Il est appuyé par lord John Russell. Lord
+ Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine Victoria est très
+ blessée. Lettre justificative de Louis-Philippe et réponse de
+ la reine d'Angleterre. L'opinion anglaise prend parti pour
+ Palmerston.&mdash;VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers
+ la décide à attaquer les mariages.&mdash;VII. Palmerston veut
+ empêcher l'accomplissement du mariage du duc de Montpensier.
+ Efforts de Bulwer et de son ministre pour soulever une
+ opposition en Espagne et intimider le cabinet de Madrid. Tous
+ ces efforts échouent.&mdash;VIII. Palmerston cherche à effrayer
+ et à faire reculer le gouvernement français. Celui-ci ne se
+ laisse pas troubler et ne modifie rien à ses résolutions.&mdash;IX.
+ Palmerston demande aux autres puissances de protester avec
+ l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer cette démarche.
+ M. de Metternich refuse de rien faire. La Prusse et la Russie
+ l'imitent. Célébration des deux mariages.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>La rentrée de lord Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>, en juillet 1846,
+était un fait gros de conséquences<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a><a href="#footnote243" title="Go to footnote 243"><span class="smaller">[243]</span></a>. Il y arrivait avec des
+<span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> desseins et un état d'esprit qui ne ressemblaient en rien à
+ceux de son prédécesseur. Dans ses propos des premiers jours, alors
+même que, pour dissiper les méfiances dont il se sentait l'objet, il
+déclarait vouloir continuer l'entente cordiale, il ne pouvait cacher
+son peu de foi dans cette entente. «Ces gens-là, disait-il à lord
+Aberdeen en parlant des Français, sont essentiellement envahisseurs,
+agressifs, provocants; en toute affaire, ils veulent se faire une
+bonne part aux dépens des autres; comment bien vivre avec eux à
+de telles conditions<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a><a href="#footnote244" title="Go to footnote 244"><span class="smaller">[244]</span></a>?» Ayant reproché, depuis cinq ans, au
+ministère tory d'avoir été «dupe» de Louis-Philippe et de M. Guizot,
+d'avoir laissé partout «subordonner» la politique britannique à la
+politique française, il entendait que son avènement renversât les
+rôles. Sur chaque théâtre, il lui semblait que l'Angleterre avait une
+revanche à prendre. Dans sa pensée, le souci permanent, dominant de
+la diplomatie britannique devait être de faire partout échec à notre
+ambition, de déjouer partout nos perfidies. C'était particulièrement
+dans ce qui regardait l'Espagne que le nouveau secrétaire d'État
+apportait ces dispositions méfiantes, jalouses et batailleuses. Lord
+Aberdeen s'en était aperçu, pendant les entretiens qu'il avait eus
+avec lui pour le mettre au courant de l'état des affaires, et, bien
+qu'avec discrétion, il avait laissé voir à notre ambassadeur quelque
+chose de son impression<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a><a href="#footnote245" title="Go to footnote 245"><span class="smaller">[245]</span></a>. Certes, il y avait là, étant donné
+l'état de la Péninsule, de quoi inquiéter le Roi et M. Guizot. On
+était au lendemain de l'intrigue manquée de Christine et de Bulwer
+pour enlever secrètement le mariage de la Reine avec le prince de
+Cobourg<a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a><a href="#footnote246" title="Go to footnote 246"><span class="smaller">[246]</span></a>: <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> si le chef de la légation britannique avait
+tant osé sous l'administration de lord Aberdeen, que ne pouvait-on
+pas attendre de lui avec un ministre dont le seul avènement devait
+lui paraître une invitation à ne plus rien ménager? Le gouvernement
+français n'était-il pas fondé à craindre quelque méchante surprise,
+comme eût été un mariage Cobourg machiné à la façon du traité du 15
+juillet 1840?</p>
+
+<p>Sans perdre un jour, dès le 5 juillet 1846, M. Guizot avertit son
+ambassadeur à Madrid de l'hostilité probable du nouveau secrétaire
+d'État. «Je m'y attends, lui écrivait-il, et je me conduirai en
+conséquence. Ce ne sera pas moi qui livrerai l'Espagne à lord
+Palmerston.» Il fallait avant tout détourner d'une nouvelle collusion
+avec les Anglais la reine Christine, dont un passé très récent ne
+nous donnait que trop raison de nous méfier. M. Guizot vit tout de
+suite l'argument que lui fournissait la présence au <i lang="en">Foreign office</i>
+de l'ancien protecteur d'Espartero. «Vous en tirerez à coup sûr grand
+parti, mandait-il à M. Bresson, pour agir sur la reine Christine et
+sur son mari. Ils auront beau faire, ils n'auront jamais dans lord
+Palmerston qu'un ennemi, car il ne sera jamais que le patron du
+parti progressiste, c'est-à-dire de leurs ennemis.» De plus, pour
+s'alléger en vue de la campagne à faire, notre gouvernement n'hésita
+pas à jeter par-dessus bord la candidature Trapani, décidément trop
+impopulaire en Espagne, et il se rabattit sur l'un des deux fils
+de l'infant François de Paule, le duc de Cadix, auquel, depuis
+quelque temps, la reine Christine paraissait avoir, de plus ou
+moins bonne grâce, «entr'ouvert la porte». Le frère de ce prince,
+Enrique, duc de Séville, se trouvait hors de cause; il s'était fait
+ouvertement l'homme des radicaux, et le scandale de certaines de ses
+démarches l'avait fait exiler d'Espagne. «Le duc de Cadix pour la
+Reine et le duc de Montpensier pour l'Infante», c'est ainsi que M.
+Guizot résumait son programme. «Poussez décidément au duc de Cadix,
+écrivait-il encore à son ambassadeur, et placez le duc de Montpensier
+à côté de lui.»</p>
+
+<p>À Madrid, la situation du comte Bresson était difficile. La <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span>
+reine Christine paraissait plus mobile, plus insaisissable, plus
+mystérieuse, plus inquiétante que jamais. Le lendemain du jour où
+l'on pouvait croire qu'elle ne voyait pas de trop mauvais &oelig;il le
+duc de Cadix, elle semblait revenir à Trapani; puis, au même moment,
+avec les amis de l'Angleterre, elle affectait de regretter Cobourg.
+Ses confidents, Rianzarès et Isturiz, faisaient même des ouvertures
+plus ou moins expresses au sujet de ce dernier prince, comme si,
+encouragés par le changement du ministère britannique, ils voulaient
+renouer l'intrigue que lord Aberdeen avait fait échouer trois mois
+auparavant<a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a><a href="#footnote247" title="Go to footnote 247"><span class="smaller">[247]</span></a>. Quant à notre nouveau candidat, le duc de Cadix,
+il n'avait, ni par son origine, ni par sa personne, un prestige qui
+pût nous aider. La jeune reine Isabelle ne cachait pas le peu de
+goût qu'il lui inspirait. Nos adversaires tenaient sur ce prince des
+propos fort méprisants, ne reculant même pas, pour le déclarer un
+candidat inadmissible, devant les assertions physiologiques les plus
+étranges<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a><a href="#footnote248" title="Go to footnote 248"><span class="smaller">[248]</span></a>. Ajoutez, dans la presse anglaise et chez ceux qui lui
+faisaient écho à Madrid, une recrudescence d'invectives injurieuses
+contre Louis-Philippe, qui, disait-on, prétendait dicter ses
+volontés à l'Espagne<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a><a href="#footnote249" title="Go to footnote 249"><span class="smaller">[249]</span></a>. La seule bonne carte de notre jeu était
+que le nom du duc de Montpensier se trouvât accolé à celui du duc
+de Cadix. Le premier rehaussait le second. M. Guizot le comprenait
+bien, quand, tout en recommandant à son ambassadeur de «pousser au
+duc de Cadix», il ajoutait: «Placez le duc de Montpensier à côté de
+lui.» Toutefois le sens de ces mots ne devait pas être forcé: si le
+ministre entendait par là que, dans les pourparlers, on réunît les
+deux projets de mariage et que l'un aidât à faire passer l'autre, il
+ne revenait pas sur l'engagement pris envers l'Angleterre <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span>
+d'attendre, pour célébrer le mariage de l'Infante, que la Reine ait
+eu un enfant.</p>
+
+<p>M. Bresson vit ou feignit de voir dans la lettre du ministre plus
+que celui-ci n'avait voulu y mettre. Préoccupé surtout des obstacles
+qu'il rencontrait à Madrid et de la lutte qu'il devait soutenir
+contre sir Henri Bulwer, estimant que les intrigues récemment
+dévoilées de ce dernier et les menaces résultant de l'avènement de
+lord Palmerston suffisaient à nous délier vis-à-vis de l'Angleterre,
+convaincu d'autre part qu'on n'obtiendrait jamais de la reine
+Christine l'abandon réel de Cobourg et l'acceptation sincère de Cadix
+si l'on ne lui faisait quelque concession sur le mariage Montpensier,
+il crut pouvoir lui annoncer cette concession. Il lui dit donc, le
+11 juillet, en lui demandant le «secret», que «le Roi, tenant compte
+des embarras de la Reine et voulant lui donner un nouveau témoignage
+de sa sollicitude et de son amitié, était disposé à consentir que,
+dans toute combinaison Bourbon, M. le duc de Montpensier prît place à
+côté du mariage de la Reine, c'est-à-dire que les deux mariages, si
+l'un devait faciliter l'autre, se célébrassent ou fussent du moins
+déclarés simultanément». La reine Christine accueillit «avec joie»
+cette communication. En en rendant compte aussitôt à son ministre, M.
+Bresson reconnaissait que «cette grande, importante, indispensable
+concession n'était pas aussi formellement exprimée» dans la lettre de
+M. Guizot, en date du 5 juillet; mais il invoquait les «commentaires
+et développements» que lui avaient envoyés en même temps M. Désages,
+directeur au ministère des affaires étrangères, et le jeune duc de
+Glucksberg, premier secrétaire à l'ambassade de Madrid, alors à
+Paris<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a><a href="#footnote250" title="Go to footnote 250"><span class="smaller">[250]</span></a>. De plus, pour prémunir le ministre contre la tentation
+d'un désaveu, l'ambassadeur le félicitait chaleureusement de la
+décision qu'il lui attribuait: <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> «Grâces vous soient rendues,
+lui écrivait-il. J'en suis certain, en sondant votre c&oelig;ur, vous
+y trouvez le contentement d'avoir pris cette résolution!... Dégagé,
+affranchi, vous l'êtes mille fois par les procédés des agents
+anglais. Je ne prétends pas diminuer vos regrets de la retraite de
+lord Aberdeen; mais permettez-moi de vous faire remarquer qu'il n'a
+jamais empêché le mal, qu'il s'est borné à vous en avertir quand il
+était fait<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a><a href="#footnote251" title="Go to footnote 251"><span class="smaller">[251]</span></a>.»</p>
+
+<p>Tel était bien le comte Bresson, homme de décision et d'initiative,
+ne craignant pas les responsabilités, mais d'une hardiesse prompte
+qui risquait parfois d'être un peu compromettante. Sa démarche déplut
+au gouvernement français; celui-ci croyait sans doute aux mauvais
+desseins de lord Palmerston, mais, jusqu'à ce que ces desseins se
+fussent manifestés, il voulait demeurer fidèle à l'accord. Le Roi
+surtout protesta avec une vivacité et une émotion dont nous avons
+une preuve absolument irrécusable: ce sont les lettres mêmes qu'il
+écrivit alors à M. Guizot, retenu au Val Richer par les soins de
+son élection; rien ne montre mieux avec quelle loyauté scrupuleuse
+et presque timide Louis-Philippe voulait tenir la parole donnée à
+l'Angleterre. Ces lettres tout intimes n'eussent peut-être jamais vu
+le jour, si les émeutiers de février 1848 ne s'en étaient emparés
+en saccageant les Tuileries et l'hôtel du ministère des affaires
+étrangères, et si elles n'avaient été, par suite, publiées dans
+la <cite>Revue rétrospective</cite>. Ce n'est pas la seule fois où cette
+publication s'est trouvée servir la réputation du prince dont on
+s'imaginait dévoiler les ténébreuses et perfides machinations<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a><a href="#footnote252" title="Go to footnote 252"><span class="smaller">[252]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> La première de ces lettres est du 20 juillet: le Roi venait
+d'apprendre que son ambassadeur avait consenti en son nom «la
+simultanéité des deux mariages»: il ne pouvait comprendre comment
+avait pu être faite une démarche aussi «diamétralement contraire à
+sa volonté», et il ajoutait: «Un désaveu formel est indispensable.
+Comment le faire est la seule question à examiner; mais je n'ai
+jamais trompé personne, et je ne commencerai pas aujourd'hui à
+laisser tromper qui que ce soit sous mon nom.» La chose lui tenait
+tellement à c&oelig;ur qu'il y revint dans une nouvelle lettre, le
+soir du même jour: «Le duc de Montpensier concourt <em>très vivement</em>
+à tout ce que je vous ai écrit ce matin. Il faut effacer, annuler
+formellement tout ce que Bresson a dit en sus de ce que j'avais
+autorisé. Il faut que les reines sachent qu'il était interdit
+à Bresson de dire ce qu'il a dit, et que la simultanéité est
+inadmissible. Il nous a fait là une rude campagne; il est nécessaire
+qu'elle soit <em>biffée</em>, et le plus tôt possible. Je ne resterai pas
+sous le coup d'avoir fait contracter en mon nom un engagement que je
+ne peux ni ne veux tenir, et que j'avais formellement interdit. Voyez
+comment vous pouvez arranger ce désaveu. J'attends votre réponse avec
+impatience.»</p>
+
+<p>Entre un ambassadeur qui s'était avancé trop vite et un souverain
+qui voulait reculer avec une sorte d'emportement, M. Guizot était
+dans un grand embarras. Il n'approuvait pas entièrement ce qui avait
+été fait, mais il craignait qu'un brusque désaveu ne ruinât notre
+cause à Madrid<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a><a href="#footnote253" title="Go to footnote 253"><span class="smaller">[253]</span></a>. Il s'efforça donc, tout en contenant M. Bresson,
+d'apaiser Louis-Philippe. «J'avais déjà écrit à Bresson, mandait-il
+au Roi le 22 juillet; je lui ai récrit. Je lui ai envoyé les propres
+paroles du Roi. Il fera la retraite nécessaire. Certainement il est
+allé trop loin et fort au delà de <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> mes instructions; mais
+je ne crois pas qu'il soit allé aussi loin que le Roi le suppose.
+Il n'a jamais pu entendre ni dire que le mariage de Mgr le duc de
+Montpensier serait conclu, célébré, ou même définitivement arrêté, en
+même temps que celui de la Reine.» Ces explications ne satisfirent
+pas le Roi. Dans une lettre en date du 24 juillet, il insista plus
+que jamais pour un désaveu immédiat, formel, qui «fût remis par
+écrit» à la reine Christine, et il pressa son ministère de le rédiger.</p>
+
+<p>Les choses en étaient là, quand une démarche de lord Palmerston
+lui-même vint donner raison aux soupçons de M. Bresson et fournir de
+quoi lever les scrupules de Louis-Philippe.</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>Dès le premier jour, M. Guizot avait pressé lord Palmerston de dire
+s'il voulait ou non continuer, dans la Péninsule, la politique de
+concert pratiquée par son prédécesseur. N'ayant pu obtenir de lui que
+des réponses vagues, dilatoires, équivoques, et voulant le mettre
+au pied du mur, il adressa à Londres, le 20 juillet, une dépêche
+qui proposait nettement une action commune en faveur des deux fils
+de François de Paule. Il n'indiquait entre eux aucune préférence
+et laissait aux Espagnols le soin de choisir. À la vérité, il
+comptait que, réduite à prendre l'un ou l'autre, la reine Christine
+prendrait le duc de Cadix; car, si elle avait peu de goût pour lui,
+elle détestait bien plus son frère, le duc de Séville, à cause de
+ses liens avec le parti radical; mais, pour cette même raison, lord
+Palmerston voyait de bon &oelig;il ce dernier prince, et le ministre
+français avait pensé que sa proposition serait mieux accueillie au
+<i lang="en">Foreign office</i>, si les deux frères y étaient mis sur le même pied.</p>
+
+<p>Le jour où la dépêche de M. Guizot partait de Paris, lord Palmerston
+communiquait à notre chargé d'affaires à Londres <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> les
+instructions qu'il venait d'adresser à sir Henri Bulwer. Elles
+avaient été expédiées la veille, c'est-à-dire le 19 juillet. Cette
+communication n'avait donc pas pour but de demander notre avis, ni
+de chercher avec nous un terrain d'accord. Tout, d'ailleurs, forme
+et fond, semblait y marquer l'intention de mettre fin à l'entente
+et d'inaugurer une politique séparée. Loin de rappeler le concert
+jusque-là établi entre les deux gouvernements, on n'y prononçait
+même pas le nom de la France. Deux questions y étaient traitées: le
+mariage de la Reine et l'état intérieur de l'Espagne. Sur le premier
+point, lord Palmerston paraissait ignorer absolument notre désir de
+voir choisir un Bourbon et l'engagement pris par lord Aberdeen de
+seconder ou tout au moins de ne pas contrarier ce désir; par contre,
+il insistait sur ce que «le choix d'un mari pour la Reine était une
+question dans laquelle les gouvernements des autres pays n'avaient
+aucun titre à intervenir»; puis, énumérant les candidats qui
+avaient chance d'être agréés, il nommait en première ligne Léopold
+de Saxe-Cobourg, et ensuite les deux fils de François de Paule; il
+ajoutait qu'il les trouvait tous les trois également convenables
+et ne faisait d'objection à aucun d'eux. Sur le second point, les
+instructions n'étaient qu'un long et passionné réquisitoire contre
+le gouvernement des <em>moderados</em>; s'appropriant tous les griefs des
+progressistes, Palmerston accusait ce gouvernement d'être «violent»,
+«arbitraire», «tyrannique», et il recommandait à son agent de ne pas
+laisser ignorer cette façon de voir du cabinet britannique.</p>
+
+<p>L'effet de cette communication fut grand à Paris. M. Guizot y vit
+tout de suite,&mdash;et personne ne s'en étonnera,&mdash;la confirmation des
+soupçons que lui avait fait concevoir l'avènement de lord Palmerston:
+il fut particulièrement frappé de la façon dont ce dernier parlait
+du prince de Cobourg; il en conclut que le <em>veto</em> opposé par lord
+Aberdeen aux menées de Bulwer était levé, et que la tentative
+interrompue deux mois auparavant allait être reprise. «J'en suis
+plus fâché que surpris,&mdash;écrivit M. Guizot au Roi, le 24 juillet,
+en lui faisant part de cette nouvelle;&mdash;j'ai toujours cru que lord
+Palmerston rentrerait bientôt <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> dans sa vieille ornière.»
+Et Louis-Philippe lui répondait aussitôt: «La lecture des pièces
+que j'ai reçues de vous me laisse sous l'empire des plus pénibles
+impressions, non pas que je m'attendisse à mieux de lord Palmerston,
+mais parce que j'espérais qu'il ne se serait pas mis si promptement
+à découvert.» Il ajoutait le lendemain: «Lord Cowley est venu hier
+au soir, et j'ai eu avec lui une conversation très longue et très
+vive sur les instructions communiquées par lord Palmerston. Il a
+généreusement essayé de les défendre, en disant que tout cela n'était
+que pour maintenir ses dires précédents, <i lang="en">that these instructions
+would not be acted upon!... certainly not... que Bulwer s'en
+garderait bien!...</i> Je lui ai demandé la permission de n'en rien
+croire, et lui ai dit que les conséquences de ceci m'alarmaient au
+plus haut degré.»</p>
+
+<p>Du moment où le gouvernement français voyait, dans les instructions
+de lord Palmerston, une dénonciation du pacte d'entente, il était
+fondé à se considérer comme libéré de ses engagements: dès lors plus
+aucune raison de désavouer M. Bresson ni de refuser les concessions
+exigées par la reine Christine. M. Guizot, cependant, ne parut pas
+tout de suite résolu à aller jusqu'au bout de son droit; on eût dit
+que, par esprit de paix, par fidélité quand même à l'entente brisée,
+il hésitât à rendre coup pour coup. Bien que moins opposé à la
+«simultanéité» des deux mariages, il ne l'accorda pas expressément.
+Le 24 juillet, aussitôt après avoir reçu la communication de lord
+Palmerston, il écrivit à M. Bresson: «Le Cobourg n'est pas si
+abandonné qu'on veut le dire.... La reine Christine et M. Isturiz
+poursuivent-ils l'intrigue Cobourg sous le voile de leur retour
+apparent au duc de Cadix? Si cela est, raison de plus pour nous de
+poursuivre Cadix et Montpensier. Vous pouvez, je pense, lier toujours
+ces deux noms, sans engagement formel de simultanéité dans la
+conclusion définitive.» Le Roi n'alla même pas jusque-là et se refusa
+d'abord à user, dans une mesure quelconque, de la liberté que lord
+Palmerston lui rendait: «Tout ceci, mandait-il, le 25 juillet, à son
+ministre, doit nous presser <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> encore plus de faire parvenir
+à la reine Christine le désaveu de la simultanéité. Plus nous avons
+de mauvaise foi à craindre, plus il importe que les cartes que nous
+avons en main soient nettes, et qu'on ne puisse pas nous accuser
+d'avoir deux langages.» Et il ajoutait en <i>post-scriptum</i>: «Je vous
+conjure de ne pas accoler, dans vos lettres à Bresson, <em>Cadix et
+Montpensier</em>; cette accolade sent trop la simultanéité.»</p>
+
+<p>Cette fois, M. Guizot trouva que son souverain, par un scrupule
+exagéré envers l'Angleterre, risquait de perdre la partie en Espagne.
+«Je suis tout à fait d'avis, lui écrivit-il le 25 juillet, que le
+Roi ne doit point s'engager à la simultanéité des deux mariages...
+Mais je prie en même temps le Roi de réfléchir combien la
+situation est, en ce moment, délicate, tendue, critique. Il va se
+faire évidemment un grand effort pour le Cobourg; notre parade
+contre ce coup, c'est <em>Cadix et Montpensier</em>. N'affaiblissons pas
+trop cette parade, au moment même où nous avons besoin de nous en
+servir.» Le même jour, M. Guizot revint sur ce sujet et le traita
+plus fortement encore: «Voilà, écrivait-il au Roi, le Cobourg avoué,
+accepté par l'Angleterre. Il ne viendra plus de Londres, contre
+sa candidature, aucune objection, aucune réserve. Si l'Espagne
+en veut, l'Angleterre est prête. La reine Christine est-elle du
+complot? Pas tout à fait peut-être; probablement un peu. En tout
+cas, il nous importe infiniment de ne lui fournir aucun prétexte
+pour y entrer. Nous désirons le duc de Cadix pour la Reine, et nous
+offrons Mgr le duc de Montpensier pour l'Infante. Cadix ne sera,
+à coup sûr, accepté qu'avec Montpensier pour pendant. Dans cette
+corrélation inévitable des deux mariages, que doit, que peut vouloir
+le Roi? Deux choses, ce me semble: l'une, que le mariage de la reine
+Isabelle avec un Bourbon, avec le duc de Cadix, soit bien assuré,
+bien conclu; l'autre, que toute liberté reste au Roi d'examiner à
+fond la situation de l'Infante, de bien discuter les conditions et
+articles de son mariage avec Mgr le duc de Montpensier, avant de
+le conclure... Pour cela, que faut-il? Que Bresson, dès que la
+question se posera clairement, dès qu'il se verra pressé par le
+Cobourg, <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> aille droit à la reine Christine et au cabinet
+espagnol, déclare notre opposition au Cobourg, en fasse entrevoir
+les conséquences possibles, et demande que la main de la reine
+Isabelle soit donnée au duc de Cadix, en déclarant en même temps que
+le désir du Roi est d'obtenir la main de l'Infante pour Mgr le duc
+de Montpensier, et que, dès que le premier mariage sera conclu, il
+est prêt à discuter et arrêter, selon les instructions qu'il aura
+reçues du Roi, les articles du second.» Après avoir fait observer
+que la reine Christine aurait ainsi, en ce qui concernait le second
+mariage, «une certitude morale suffisante pour qu'elle pût se décider
+immédiatement au premier», M. Guizot continua en ces termes: «Si,
+au contraire, Bresson allait aujourd'hui, avant le moment de la
+crise, sans être pressé par la nécessité, uniquement pour retirer
+des paroles qu'il a dites sans qu'il en reste cependant aucune trace
+textuelle bien précise, s'il allait, dis-je, déclarer à la reine
+Christine qu'elle doit faire le mariage Cadix sans compter sur le
+mariage Montpensier, je craindrais infiniment que la reine Christine
+ne se saisît de cet incident pour se rejeter dans le mariage
+Cobourg... Je n'ai pas besoin d'appeler l'attention du Roi sur les
+conséquences d'une telle solution... Nous nous trouverions aussitôt
+placés, et vis-à-vis de l'Espagne, et vis-à-vis de l'Angleterre, dans
+une situation qui altérerait profondément nos relations; altération
+sur laquelle je me sentirais peut-être obligé moi-même d'insister
+plus qu'il ne conviendrait au Roi.» M. Guizot terminait en disant
+que si le Roi ne partageait pas son avis, il se rendrait aussitôt à
+Paris et convoquerait le conseil des ministres. Ces fortes raisons
+et les graves avertissements de la fin ne pouvaient pas ne pas faire
+impression sur Louis-Philippe. Il en fut ébranlé, et, sans consentir
+encore à rien qui s'écartât des accords conclus à Eu, il n'insista
+plus autant pour un désaveu formel de son ambassadeur.</p>
+
+<p>En même temps que M. Guizot s'occupait ainsi, entre le Roi et M.
+Bresson, à régler la conduite nouvelle que nous imposait, à Madrid,
+l'attitude de lord Palmerston, il avait soin de faire connaître,
+à Londres, l'interprétation que le gouvernement <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> français
+donnait aux instructions anglaises du 19 juillet et les graves
+conséquences qu'il pourrait être amené à en tirer. Ce fut l'objet
+d'une dépêche adressée à M. de Jarnac, le 30 juillet. Il y exposait
+d'abord comment, dans la question du mariage, l'accord avait été
+conclu avec lord Aberdeen, sinon sur tous les principes, du moins en
+fait sur la conduite à suivre. «Il a été dit et entendu, ajoutait-il,
+que les deux gouvernements s'emploieraient à Madrid pour que le
+choix de la Reine se portât sur l'un des descendants de Philippe V.
+Lorsque quelque autre candidat, en particulier le prince de Cobourg,
+a été mis en avant, lord Aberdeen a travaillé, loyalement travaillé à
+l'écarter.» Dès lors «l'approbation égale, donnée par lord Palmerston
+à trois candidats parmi lesquels le prince de Cobourg était placé
+le premier, était une profonde altération, un abandon complet du
+langage et de l'attitude de son prédécesseur... Quand le Roi a
+exclu lui-même ses fils de toute prétention à la main de la reine
+d'Espagne, il a dû compter, il a compté en effet, et il a eu le droit
+de compter sur une certaine mesure de réciprocité. S'il en était
+autrement, je ne dis pas que le Roi changerait sa politique; mais, à
+coup sûr, il recouvrerait toute sa liberté. Il n'aurait plus à tenir
+compte que des intérêts de la France et de l'honneur de sa couronne.»
+Plus loin, après avoir rappelé qu'il avait témoigné naguère de son
+désir de continuer l'entente en proposant l'action commune en faveur
+des fils de François de Paule, notre ministre terminait ainsi: «Mais
+il peut y avoir pour la France, en Espagne, une politique isolée;
+et si l'initiative de la politique isolée était prise à Londres, il
+faudrait bien qu'à Paris j'en adoptasse aussi la pratique.» Lord
+Palmerston était donc prévenu: s'il ne revenait pas franchement et
+immédiatement à la politique de concert, il devait s'attendre à nous
+voir user de la liberté d'action qui nous serait ainsi rendue.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> III</h4>
+
+<p>On a beaucoup dit, en Angleterre, que le gouvernement français avait
+pris trop facilement l'alarme, que lord Palmerston, en nommant
+le prince de Cobourg dans les instructions du 19 juillet, avait
+seulement constaté un fait, et qu'il ne songeait pas à modifier la
+politique de lord Aberdeen. Quand même cela serait vrai, il n'en
+resterait pas moins que notre gouvernement croyait sincèrement le
+contraire, et que tout l'autorisait à le croire; il faudrait donc
+tout au moins reconnaître que sa bonne foi,&mdash;cette bonne foi qui a
+été plus tard si injurieusement contestée outre-Manche,&mdash;sortait de
+là intacte. Mais il y a mieux: Palmerston ne s'était pas contenté
+d'envoyer à Bulwer ses instructions officielles; il lui avait
+adressé plusieurs lettres confidentielles pour les commenter et les
+compléter: là, s'adressant, avec une sorte d'abandon familier, à un
+agent qui était pour lui un ami et que, de plus, il savait être aussi
+animé que lui contre la France, il ne craignait pas de lui dévoiler
+ce qu'il voulait tenir caché au cabinet de Paris, parfois même à ses
+propres collègues et à sa cour. Ces lettres, longtemps secrètes,
+nous les connaissons maintenant; et, détail piquant, c'est Bulwer
+lui-même qui les a publiées<a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a><a href="#footnote254" title="Go to footnote 254"><span class="smaller">[254]</span></a>. Or il en résulte que les soupçons
+de Louis-Philippe et de son ministre, loin d'être mal fondés, étaient
+plutôt au-dessous de la réalité.</p>
+
+<p>La première lettre est datée du 19 juillet, c'est-à-dire du même
+jour que les instructions: lord Palmerston y déclare qu'il a indiqué
+seulement pour la forme et par égard pour la France le duc de Cadix
+parmi les candidats en ligne pour la main de la Reine; il le regarde
+comme <i lang="en">disqualified</i> pour cause de nullité morale et même physique.
+En réalité, il n'admet que <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> deux candidats, Léopold de
+Cobourg et Enrique, duc de Séville. Entre les deux, il ne se prononce
+pas pour le moment; mais il estime que celui des deux qui n'épousera
+pas la Reine devra épouser l'Infante. D'un mariage de cette dernière
+avec le duc de Montpensier, il déclare ne vouloir à aucun prix. Bien
+entendu, il ne s'imagine pas continuer ainsi l'entente cordiale; il
+est le premier à reconnaître que sa politique est la contradiction de
+celle de M. Guizot.</p>
+
+<p>Les lettres suivantes, qui sont des 3, 16, 22 et 25 août, révèlent
+une légère modification dans les idées de lord Palmerston: il n'y
+tient plus la balance aussi égale entre les deux candidats; la
+meilleure combinaison lui paraît être de marier la Reine à Enrique et
+l'Infante à Cobourg. Pour mettre ainsi Enrique en première ligne, il
+avait diverses raisons qui se dégagent de sa correspondance. C'était
+d'abord son peu de sympathie pour les Cobourg. Il ne pouvait ignorer
+que les chefs politiques de cette maison, le roi des Belges et même
+le prince Albert, le voyaient avec inquiétude au pouvoir<a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a><a href="#footnote255" title="Go to footnote 255"><span class="smaller">[255]</span></a>. Et
+surtout il ne trouvait pas les Cobourg assez nettement antifrançais;
+il craignait qu'ils ne lâchassent pied aussitôt qu'ils verraient
+le conflit s'aggraver. Ces gens-là, disait-il dédaigneusement,
+«n'ont pas les nerfs assez solides pour braver Louis-Philippe». À ce
+moment même, un incident se produisit dont il dut avoir connaissance
+et qui était fait pour le confirmer dans sa manière de voir: au
+commencement d'août, le roi des Belges et le prince Albert se
+réunirent avec la reine Victoria, dans une <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> sorte de conseil
+de famille, pour délibérer sur la réponse que le duc de Saxe-Cobourg
+devait depuis trois mois à la reine Christine<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a><a href="#footnote256" title="Go to footnote 256"><span class="smaller">[256]</span></a>; sans renoncer à
+tout espoir de marier leur jeune parent avec Isabelle, ils furent
+d'avis que ce mariage était impossible, tant que la France s'y
+opposerait, et qu'il n'y aurait moyen d'y revenir que le jour où
+Louis-Philippe, convaincu, par la résistance de l'Espagne elle-même,
+de l'impossibilité de faire accepter un Bourbon, se résignerait à
+lever son <em>veto</em><a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a><a href="#footnote257" title="Go to footnote 257"><span class="smaller">[257]</span></a>; un projet de lettre dans ce sens fut rédigé et
+envoyé au duc de Saxe-Cobourg, avec invitation de l'adopter «mot pour
+mot», ce qui fut fait<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a><a href="#footnote258" title="Go to footnote 258"><span class="smaller">[258]</span></a>. D'Enrique, à en juger du moins par ses
+récentes frasques révolutionnaires, Palmerston ne croyait pas avoir à
+redouter ces timidités et ces ménagements envers la France. Et puis
+ce prince était le candidat favori d'Olozaga et des autres réfugiés,
+qui se flattaient de gouverner sous son nom; or le ministre anglais
+s'obstinait à ne voir les choses de la Péninsule que par les yeux de
+ces réfugiés.</p>
+
+<p>Toutefois, ne l'oublions pas, si à Londres on avait fini par
+préférer, pour Isabelle, don Enrique, qui en sa qualité de Bourbon
+n'était pas contraire à notre principe, on n'y abandonnait pas pour
+cela le candidat dont l'exclusion était à nos yeux la première
+condition de l'entente. Dans ce dernier état de la pensée de lord
+Palmerston, le prince de Cobourg demeurait encore partie essentielle
+de la combinaison. L'Infante lui était réservée, et Bulwer avait
+ordre de travailler à la lui faire obtenir. Or, nous avions toujours
+déclaré qu'un prince étranger a la maison de Bourbon n'était pas
+plus admissible pour l'Infante que pour la Reine, et c'était l'une
+des hypothèses pour lesquelles nous avions expressément réservé
+la reprise <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> de notre liberté<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a><a href="#footnote259" title="Go to footnote 259"><span class="smaller">[259]</span></a>. Le secrétaire d'État ne
+renonçait même pas à toute idée de marier Cobourg à la Reine; il
+le présentait en seconde ligne, pour le cas où Enrique ne serait
+pas admis: c'était, à ses yeux, la combinaison subsidiaire, celle
+qu'il indiquait à son agent comme étant <i lang="en">the next best arrangement</i>.
+Ne croyez pas qu'il éprouvât le moindre scrupule à mettre ainsi
+l'influence anglaise au service de la candidature Cobourg. Non, il
+s'appliquait,&mdash;ce qui était du reste superflu,&mdash;à rassurer sur ce
+sujet la conscience de Bulwer; il lui affirmait n'avoir rien trouvé
+dans les actes de lord Aberdeen qui impliquât engagement de ne pas
+pousser à un tel mariage, qu'il s'agît de la Reine ou de l'Infante.
+«Nous nous regardons, disait-il, comme libres de recommander au
+gouvernement espagnol le candidat que nous jugeons le meilleur, que
+ce soit un Cobourg ou un autre.»</p>
+
+<p>Enfin, ce que lord Palmerston voulait dans tous les cas, quel que
+fût le mari de la Reine, ce qui lui tenait le plus à c&oelig;ur, ce
+qu'il recommandait, dans chacune de ses lettres à Bulwer, avec
+une insistance passionnée, comme l'objet «le plus important» de
+la politique britannique, c'était d'empêcher l'union du duc de
+Montpensier avec l'infante. Il exposait longuement à son agent
+que cette union serait la mainmise de la France sur la Péninsule,
+mainmise que l'Angleterre avait jugée déjà dangereuse au siècle
+dernier, et qui le serait bien plus depuis la conquête de l'Algérie.
+C'est en Espagne même qu'il prétendait faire naître des obstacles
+au mariage. Et, dans ce dessein, il n'hésitait pas à recourir aux
+menaces: «Je vous prie, mandait-il à Bulwer, d'avertir Christine,
+Rianzarès <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> et Isturiz que nous considérerions un tel mariage
+comme une mesure d'hostilité contingente contre l'Angleterre de la
+part de l'Espagne et de la part de la France, et que nous serions
+obligés de modifier en conséquence nos rapports avec ces deux pays.»
+Lord Palmerston mettait ainsi lui-même à néant l'arrangement conclu
+entre M. Guizot et lord Aberdeen, dans la seconde entrevue d'Eu:
+quand Louis-Philippe avait consenti à reculer le mariage de son fils
+avec l'Infante jusqu'à ce que la Reine ait eu des enfants, il avait
+cru évidemment obtenir à ce prix que le gouvernement britannique
+adhérât à ce mariage, ou au moins qu'il n'y fît pas opposition<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a><a href="#footnote260" title="Go to footnote 260"><span class="smaller">[260]</span></a>.</p>
+
+<p>Toutes ces menées, qui nous sont ainsi révélées par le témoignage
+irrécusable de lord Palmerston lui-même, M. Guizot les soupçonnait,
+mais sans en avoir, sur le moment même, une connaissance aussi
+précise et aussi complète. C'était en effet l'un des signes, et non
+le moins caractéristique, des mauvais desseins du ministre anglais,
+que le soin avec lequel il cherchait à empêcher notre diplomatie d'y
+voir clair. Tout était calculé pour cela, aussi bien ce qu'il lui
+cachait que ce qu'il lui laissait voir. Ce qu'il lui cachait, c'était
+le travail fait en faveur du prince de Cobourg et contre le duc de
+Montpensier. Ce qu'il lui laissait voir, c'était la candidature de
+don Enrique. Non seulement, aussitôt qu'il fut décidé à appuyer cette
+candidature, lord Palmerston en parla à notre chargé d'affaires à
+Londres; mais, le 27 août, répondant, très tardivement, il est vrai,
+à la proposition d'action commune que M. Guizot lui avait adressée le
+20 juillet, il fit demander officiellement au gouvernement français
+de s'unir à lui pour soutenir Enrique, «le seul prince espagnol,
+disait-il, qui fût propre par ses qualités personnelles à être le
+mari de la Reine»; à quoi notre ministre se borna à répliquer, le 30
+août, qu'il ne se croyait pas le droit de <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> pousser si loin la
+<em>dictation</em>, et qu'il laissait à l'Espagne le soin de choisir entre
+les descendants de Philippe V. Si lord Palmerston faisait ainsi la
+lumière sur cette partie de son plan, n'était-ce pas dans l'espoir
+de faire, par là même, l'ombre plus épaisse sur l'autre partie?
+Il se flattait probablement, en se montrant occupé d'Enrique, de
+nous faire croire qu'il était revenu à notre principe du mariage
+Bourbon, et qu'il n'y avait plus de Cobourg dans l'affaire. C'était
+un effort pour rendormir notre vigilance, qu'il se repentait d'avoir
+maladroitement inquiétée par la communication des instructions du 19
+juillet. Mais la clairvoyance trop justement ombrageuse du cabinet
+de Paris ne fut pas mise en défaut par ces habiletés. Le 8 août,
+transmettant au Roi les rapports qui lui arrivaient de Londres et
+qui lui annonçaient l'abandon de la candidature Cobourg, M. Guizot
+ajoutait: «Cela ne me rassure qu'à moitié. On renonce peut-être à
+la Reine pour le Cobourg, mais dans la pensée de vouloir pour lui
+l'Infante<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a><a href="#footnote261" title="Go to footnote 261"><span class="smaller">[261]</span></a>.» Notre ministre, on le voit, devinait juste.</p>
+
+<p>D'ailleurs, quelle que soit l'idée plus ou moins précise que le
+gouvernement français ait pu se faire alors des man&oelig;uvres
+du gouvernement anglais, il n'y a plus pour l'histoire aucune
+obscurité. Il est manifeste et incontestable que lord Palmerston
+n'avait qu'un but en Espagne: faire échec à notre politique, et
+qu'à l'entente cordiale existant sous lord Aberdeen il substituait
+la lutte à outrance. Dès lors, la conclusion s'imposait: quand même
+Louis-Philippe et M. Guizot n'eussent pas stipulé d'avance pour
+ce cas, comme ils l'avaient fait tant de fois, la reprise de leur
+liberté, la justice et le simple bon sens suffisaient à la leur
+rendre; avec qui leur faisait la guerre, ils ne pouvaient être tenus
+aux engagements consentis en vue et sous la condition d'avoir la
+paix<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a><a href="#footnote262" title="Go to footnote 262"><span class="smaller">[262]</span></a>.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> IV</h4>
+
+<p>Dans sa campagne espagnole, lord Palmerston montrait plus de passion
+que d'habileté. En se portant champion des radicaux et en prétendant
+imposer don Enrique comme mari de la Reine, il inquiétait et irritait
+tous ceux qui dirigeaient alors les affaires de la Péninsule. Rien
+ne pouvait contribuer davantage à nous ramener la reine Christine
+et le cabinet de Madrid. M. Guizot le comprit. Aussitôt qu'il eut
+reçu communication des instructions anglaises du 19 juillet et
+du réquisitoire qui y était formulé contre le gouvernement des
+«moderados», il en fit part à M. Bresson et eut soin d'ajouter: «Le
+parti modéré, la reine Christine ne peuvent se méprendre sur le sens
+et la portée politique de la dépêche de lord Palmerston..... C'est
+bien le langage du patron des progressistes, d'Espartero, Olozaga,
+Mendizabal, etc. Faites en sorte que cette situation soit bien
+comprise.»</p>
+
+<p>Sir Henri Bulwer, qui, sur place, se rendait compte de l'énorme
+maladresse commise par son ministre<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a><a href="#footnote263" title="Go to footnote 263"><span class="smaller">[263]</span></a>, le pressa de laisser là
+Enrique et de pousser à sa place le prince de Cobourg; il se portait
+fort de faire agréer ce dernier comme époux de la Reine, avec la
+condition que l'Infante ne serait pas mariée à un prince français.
+Lord Palmerston ne voulut rien entendre; une sorte de routine
+aveugle ne lui permettait pas de concevoir la politique britannique
+en Espagne autrement que liée étroitement <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> à la cause
+progressiste. Bulwer, mis en demeure d'obéir à ses instructions, dut
+s'exécuter. L'effet fut ce qu'il craignait. «Vos ministres sont-ils
+fous? lui dit M. Isturiz, chef du cabinet de Madrid. Ils désirent
+l'indépendance de l'Espagne; nous aussi, et nous sommes au pouvoir.
+Or, au lieu de s'unir à nous, ils disent en réalité que la première
+condition d'une alliance avec eux est que nous capitulions devant
+ceux qui nous font opposition. En supposant que je fusse disposé à ce
+sacrifice, en serait-il ainsi de la cour, de mes amis politiques, des
+chefs actuels de l'armée?» Aussi Bulwer écrivit-il à lord Palmerston,
+le 14 août: «Je regrette d'être obligé de dire que toutes les peines
+que j'ai prises pour disposer la cour et le président du conseil en
+faveur d'un mariage de don Enrique avec la Reine, ont été absolument
+sans effet<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a><a href="#footnote264" title="Go to footnote 264"><span class="smaller">[264]</span></a>.»</p>
+
+<p>Cet état d'esprit de la cour d'Espagne n'échappait pas à M. Bresson,
+qui manda, le 8 août, à M. Guizot: «M. Mon (l'un des ministres) m'a
+raconté qu'hier soir la Reine mère lui avait dit avec une anxiété
+remarquable: «Engage donc Bresson à s'entendre avec moi, pour faire
+les deux mariages le plus tôt possible. Les Anglais et la révolution
+nous menacent.» Et notre ambassadeur ajoutait le lendemain: «Ou il
+ne faut plus croire à rien sur cette terre, ou la reine Christine,
+par peur, par calcul ou par affection, nous est entièrement revenue.
+Je la quitte à l'instant... Elle se rallie franchement à la pensée
+du mariage de la jeune reine avec le duc de Cadix. Elle y prépare,
+elle y dispose, elle y rend favorable l'esprit de sa fille.....
+Je vous laisse à penser si je l'ai encouragée dans cette voie.»
+Seulement Christine mettait à son concours une condition, c'était
+la simultanéité des deux mariages, de la Reine avec Cadix et de
+l'Infante avec Montpensier. Cela lui paraissait nécessaire pour
+«fortifier, relever l'un des mariages par l'autre», pour «contenir
+les opposants par l'éclat du rang <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> de notre prince et par la
+crainte de la France qui venait derrière lui».</p>
+
+<p>En face de cette exigence, M. Bresson ne laissa pas que d'être
+embarrassé. D'une part, il venait d'être réprimandé et menacé de
+désaveu pour avoir offert la simultanéité; d'autre part, il était
+convaincu que cette concession était légitime et nécessaire.
+Dans cette difficulté, il n'osa pas dire tout de suite oui; mais
+il se garda de dire non<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a><a href="#footnote265" title="Go to footnote 265"><span class="smaller">[265]</span></a>, et, se retournant du côté de son
+gouvernement, il insista fortement sur la nécessité de céder, et de
+céder sans retard, avant que les partis eussent eu l'éveil et se
+fussent jetés au travers des négociations pour faire tout échouer.
+«Pour moi, écrivait-il à M. Guizot, pour moi qui viens de relire
+attentivement vos lettres des 10 décembre 1845, 28 février et 17 mars
+1846, qui en ai pesé chaque mot, non seulement je vous considère
+comme dégagé, par les premières démarches du cabinet anglais actuel,
+des ménagements et obligations auxquels vous pouviez vous croire
+tenu envers celui de sir Robert Peel, mais je me considère moi-même
+comme placé dans les conditions prévues par ces lettres, et comme
+appelé, d'un moment à l'autre, à faire usage des pouvoirs qu'elles me
+confèrent, pouvoirs délicats, pouvoirs d'une grande importance dont
+je sens toute la gravité et auxquels je ne dois avoir recours qu'en
+homme prudent à la fois et ne craignant pas la responsabilité. C'est
+ainsi que j'agirai: comptez-y<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a><a href="#footnote266" title="Go to footnote 266"><span class="smaller">[266]</span></a>.»</p>
+
+<p>Si désireux que le gouvernement français se fût montré jusqu'alors
+d'éviter la simultanéité des deux mariages, il ne pouvait pas ne pas
+être frappé de ce que lui disait M. Bresson. Pour échapper au péril
+que lui faisaient courir les intrigues anglaises, il avait besoin du
+concours de la reine Christine; s'il refusait à cette dernière tout
+ce qu'elle exigeait, ne s'exposait-il pas à ce qu'elle liât partie
+avec nos adversaires, comme elle en <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> avait déjà eu plusieurs
+fois la velléité? Il recevait d'ailleurs avis que Bulwer poursuivait
+ses menées plus activement que jamais, et que M. Isturiz avait avec
+lui des entretiens assez suspects. On ajoutait que le parti radical
+espagnol, encouragé par le patronage de lord Palmerston, s'agitait
+d'une façon menaçante, et qu'il n'était pas prudent de lui laisser
+le loisir d'organiser quelque mauvais coup. Dans ces conditions, M.
+Guizot jugea qu'on ne pouvait pas refuser plus longtemps à M. Bresson
+ce qu'il déclarait être si nécessaire. Le Roi fut plus difficile
+à convaincre: malgré tout, il eût désiré s'en tenir toujours aux
+déclarations d'Eu. La reine Amélie l'encourageait dans sa résistance.
+Ce fut à contre-c&oelig;ur et après de longues délibérations avec M.
+Guizot que Louis-Philippe finit par se rendre à ses instances et
+se résigna à laisser faire M. Bresson. Celui-ci fut alors informé
+que son gouvernement s'en rapportait à lui pour l'usage à faire,
+dans la circonstance particulière, des pouvoirs généraux qui lui
+avaient été antérieurement conférés<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a><a href="#footnote267" title="Go to footnote 267"><span class="smaller">[267]</span></a>; M. Guizot lui donnait
+l'assurance «qu'en tout cas il serait fermement soutenu». Toutefois,
+recommandation lui fut faite de stipuler expressément que la
+discussion des accords préliminaires précéderait la déclaration et la
+célébration du mariage du duc de Montpensier: c'était, dans la pensée
+du cabinet de Paris, un dernier moyen qu'il se réservait d'empêcher
+une simultanéité tout à fait complète. En dépit de cette restriction,
+notre ambassadeur avait enfin la liberté qu'il sollicitait depuis si
+longtemps. Il n'était pas homme à hésiter devant l'initiative dont on
+lui laissait la responsabilité. Il promit donc à la reine Christine
+d'associer les deux mariages.</p>
+
+<p>Contenter cette princesse, c'était beaucoup; ce n'était pas tout.
+Restait une dernière difficulté assez embarrassante, qui était
+la répugnance manifestée par la jeune reine pour le mari que la
+politique lui destinait; elle enviait la part de sa s&oelig;ur cadette
+et «son beau Montpensier» qu'elle eût voulu prendre pour elle-même;
+par comparaison, le duc de Cadix lui paraissait <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> faire
+médiocre figure, et elle ne se privait pas de parler de lui en termes
+peu flatteurs<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a><a href="#footnote268" title="Go to footnote 268"><span class="smaller">[268]</span></a>. Dans les lettres qu'il écrivait à M. Guizot, M.
+Bresson faisait connaître cet état d'esprit de la Reine; il montrait
+aussi le fiancé gauche, timide, se défiant de lui-même et des autres,
+et par moments éprouvant plus d'éloignement que d'attrait pour sa
+fiancée; la Reine mère et Rianzarès trop souvent insaisissables;
+le président du conseil toujours sur le point de nous trahir; la
+légation anglaise multipliant les intrigues. «Pesez ces difficultés,
+ajoutait-il, et demandez-vous si aucune habileté humaine peut en
+triompher. À Dieu, à la Vierge, au hasard, faites honneur du succès
+à qui vous voudrez, si nous l'obtenons; car, pour moi, tout en ayant
+l'&oelig;il partout attentif et n'épargnant ni soins, ni peines, ni
+démarches, je reconnais que cette combinaison d'individualités et de
+circonstances est au-dessus des forces et de l'entendement de notre
+pauvre organisme<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a><a href="#footnote269" title="Go to footnote 269"><span class="smaller">[269]</span></a>.»</p>
+
+<p>En traçant ce tableau un peu assombri, M. Bresson, oubliait qu'il
+avait en main, dans ce jeu si embrouillé, une carte qui devait lui
+faire gagner la partie: c'était le concours qu'en dépit de son
+humeur mobile et fantasque, la reine Christine était décidée à nous
+donner, depuis qu'elle avait reçu satisfaction en ce qui touchait
+la simultanéité. Elle agit sur sa fille et fit agir par l'Infante.
+Cette pression de famille ne fut pas sans effet. Dans la soirée du
+27 août, après une scène de larmes avec le duc de Rianzarès, la
+jeune reine entra chez sa mère, se jeta dans ses bras et dit <em>oui</em>.
+Les ministres, aussitôt avisés de cette décision, y acquiescèrent
+unanimement. La Reine leur annonça en même temps qu'elle donnait sa
+s&oelig;ur en mariage au duc de Montpensier. L'un des ministres vint
+aussitôt réveiller M. Bresson,&mdash;il était deux heures du matin,&mdash;pour
+lui annoncer la grande nouvelle.</p>
+
+<p>Le lendemain, quand il fallut rédiger l'accord relatif au mariage
+du duc de Montpensier, la reine Christine demanda <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> que la
+simultanéité y fût établie d'une façon absolue. M. Bresson, lié par
+ses instructions, s'y refusa, déclarant qu'il annulerait plutôt tout
+ce qui venait d'être fait. Devant cette menace, la Reine céda, et
+l'on inséra dans l'accord les stipulations suivantes: «La discussion
+des capitulations matrimoniales, des articles du contrat et des
+questions d'intérêt qui s'y rattachent est réservée; lorsque les
+actes définitifs auront été dûment réglés et approuvés par les hautes
+parties contractantes, la forme et l'époque de la déclaration de
+ce mariage et sa célébration seront déterminées de manière à les
+associer, <em>autant que faire se pourra</em>, à la déclaration et à la
+célébration du mariage de Sa Majesté Catholique avec S. A. R. le
+duc de Cadix.» Toujours sous l'empire de la même préoccupation, M.
+Bresson obtint, non sans livrer une autre bataille, que le décret
+de convocation des Cortès n'annonçât au public que le mariage de la
+Reine, sans parler de celui de l'Infante. Pendant ce temps, à Paris,
+M. Guizot, faisant part à lord Normanby de ce qui venait d'être
+décidé à Madrid, et interrogé par lui sur le point de savoir si les
+deux mariages se feraient au même moment, répondait très sincèrement:
+«Non, pas au même moment.» Ainsi, jusqu'à la fin, notre gouvernement
+espérait éviter une simultanéité tout à fait complète des deux
+mariages.</p>
+
+<p>Il fut aussitôt visible que cette dernière résistance de la
+diplomatie française produisait un très fâcheux effet à Madrid: elle
+blessait nos amis, fournissait une arme à ceux qui rêvaient de crise
+ministérielle ou même d'insurrection, et risquait de remettre tout en
+question. «C'est seulement par la vertu du fait accompli, disaient
+les ministres espagnols, qu'on en imposera à l'esprit de faction», et
+ils demandaient avec instance que les deux mariages fussent célébrés
+ensemble, le 10 octobre. Ces raisons, transmises aussitôt et appuyées
+avec force par M. Bresson, triomphèrent de ce qui restait encore de
+répugnance dans l'esprit de Louis-Philippe. Le consentement, qu'il
+avait fallu lui arracher, en quelque sorte, morceau par morceau,
+était enfin complet, et, le 4 septembre, M. Guizot écrivit par le
+télégraphe à son ambassadeur: «Le Roi approuve que le mariage
+<span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> de Mgr le duc de Montpensier avec l'Infante soit célébré
+le même jour que celui de la Reine avec Mgr le duc de Cadix. Vous
+pouvez rendre public le fait que vous avez signé, avec M. Isturiz, un
+engagement pour le mariage de l'Infante avec le duc de Montpensier.»
+Le même jour, le <cite>Journal des Débats</cite> annonçait le double mariage.</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+<p>À la nouvelle de la décision prise à Madrid, grande fut la colère de
+lord Palmerston. Quelle mortification de débuter dans son nouveau
+ministère par un pareil échec! Il la sentait d'autant plus que, tout
+occupé des menées souterraines par lesquelles il espérait nous ruiner
+en Espagne, il ne s'était pas rendu compte du travail qui s'y faisait
+contre lui. Oubliant volontairement qu'il avait lui-même rompu
+l'accord et commencé la guerre, il prit l'attitude d'un homme surpris
+par un acte d'hostilité au moment où il ne songeait qu'à vivre en
+paix. «Je ne vous parlerai plus d'entente cordiale, répondit-il à la
+première communication de notre chargé d'affaires, parce que ce qu'on
+nous annonce nous prouve trop clairement qu'on ne veut plus, à Paris,
+ni de cordialité ni d'entente<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a><a href="#footnote270" title="Go to footnote 270"><span class="smaller">[270]</span></a>.» Dans le trouble de son dépit, il
+donnait à ce simple incident matrimonial des proportions étranges,
+y dénonçant «l'acte le plus patent d'ambition et d'agrandissement
+politique que l'Europe eût vu depuis l'Empire<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a><a href="#footnote271" title="Go to footnote 271"><span class="smaller">[271]</span></a>». Il ajoutait: «Si
+le gouvernement français persiste à adopter le système d'ambition
+sans scrupule qui guida la politique étrangère sous Louis XIV et
+Napoléon, il n'y a pas de bon vouloir et de sentiments d'amitié
+de la part de l'Angleterre qui puissent être assez forts pour
+empêcher les relations entre l'Angleterre et la France de redevenir
+ce qu'elles étaient pendant les règnes de Napoléon et de Louis
+XIV<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a><a href="#footnote272" title="Go to footnote 272"><span class="smaller">[272]</span></a>.» <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> Il ne se borna pas à ces exagérations. Avec ce
+goût des récriminations blessantes qui était dans sa nature, il se
+montra tout de suite résolu à porter la discussion sur un terrain
+particulièrement dangereux dans les controverses internationales,
+celui de la bonne foi; et, pour comble, ce n'était pas seulement le
+cabinet français qu'il s'apprêtait à accuser de déloyauté, c'était
+Louis-Philippe lui-même. Se rencontrant avec l'un des collègues de
+M. Guizot, M. Dumon, alors en Angleterre, il lui disait: «Voilà la
+première fois qu'un roi de France n'a pas tenu sa parole<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a><a href="#footnote273" title="Go to footnote 273"><span class="smaller">[273]</span></a>.»
+Puis, tout fier de cette inconvenance, il s'empressait de la
+raconter à lord Normanby et à sir Henri Bulwer, et ne leur exprimait
+qu'un regret, celui «d'avoir été ainsi trop complimenteur pour
+les prédécesseurs de Louis-Philippe<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a><a href="#footnote274" title="Go to footnote 274"><span class="smaller">[274]</span></a>». «Nous sommes indignés,
+écrivait-il encore à Bulwer, de la mauvaise foi, de l'ambition sans
+scrupule, des basses intrigues du gouvernement français<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a><a href="#footnote275" title="Go to footnote 275"><span class="smaller">[275]</span></a>.»</p>
+
+<p>Il fallait s'attendre à cette irritation de lord Palmerston: nul
+moyen de l'éviter ni de l'apaiser. Mais y avait-il chance de
+la limiter, d'empêcher que cette irritation ne trouvât d'écho
+outre-Manche, que l'Angleterre n'épousât les griefs et les
+ressentiments de son ministre? À l'avance, M. Guizot avait caressé
+quelque espérance de ce genre. Dès le 5 juillet 1846, au moment où
+se formait le ministère whig, il écrivait à M. Bresson: «J'ai, avec
+lord Palmerston, cet avantage que, s'il survenait entre nous et
+Londres quelque refroidissement, quelque embarras, ce serait à lui,
+non à moi, qu'en France, en Angleterre, partout, on en imputerait
+la faute.» Aussi à peine se vit-il, par suite de l'annonce des deux
+mariages, aux prises avec le secrétaire d'État, qu'il fit effort
+pour l'isoler dans son propre pays et jusque dans son cabinet. Il
+risqua même, pour obtenir ce dernier résultat, une démarche qu'on
+ne peut s'empêcher de trouver un peu inconsidérée: ce fut une
+lettre adressée, le 15 septembre, à M. de Jarnac, pour <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> être
+communiquée au premier ministre, lord John Russell, et où l'éloge de
+celui-ci se mêlait à une plainte très vive sur la conduite suivie
+par lord Palmerston<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a><a href="#footnote276" title="Go to footnote 276"><span class="smaller">[276]</span></a>. Telle était la confiance de M. Guizot
+que, quelques jours après, il écrivait à M. de Flahault: «J'ai
+de très bonnes nouvelles de lord John Russell; n'en parlez pas,
+mais tenez pour certain que le bruit suscité par lord Palmerston
+n'ira pas loin<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a><a href="#footnote277" title="Go to footnote 277"><span class="smaller">[277]</span></a>.» Cette illusion dura peu. Le premier soin de
+lord Russell fut de mettre la lettre de M. Guizot sous les yeux de
+celui-là même dont elle contenait la critique; puis il écrivit à M.
+de Jarnac, sur un ton assez raide, que le chef du <i lang="en">Foreign office</i>
+avait toute sa confiance, qu'il avait agi avec modération, et que
+c'était au contraire le gouvernement français qui avait prouvé,
+par sa conduite, le peu de prix qu'il attachait à l'amitié de
+l'Angleterre<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a><a href="#footnote278" title="Go to footnote 278"><span class="smaller">[278]</span></a>. Lord John dépassait ainsi son vrai sentiment; il
+n'était pas aussi assuré que son collègue fût sans tort. Lui-même n'a
+point caché plus tard combien il regrettait de ne s'être pas opposé
+à l'envoi de ces instructions du 19 juillet 1846, où il avait été si
+malencontreusement parlé du prince de Cobourg, et il a raconté par
+suite de quel incident il n'était pas intervenu: ces instructions lui
+avaient été communiquées un dimanche, au moment où il partait pour
+le service divin, et, dans sa hâte, il ne les avait parcourues que
+superficiellement. «Si je n'étais pas allé à l'église, ajoutait-il,
+j'y aurais fait plus d'attention<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a><a href="#footnote279" title="Go to footnote 279"><span class="smaller">[279]</span></a>!» Mais, tout en blâmant au
+fond son collègue, lord Russell se faisait un point d'honneur de le
+couvrir, dès qu'il le voyait accusé par un gouvernement étranger.
+Et puis lord Palmerston, qui s'était gardé de faire connaître
+aux autres ministres ses instructions secrètes à Bulwer, leur
+avait présenté notre consentement au double mariage comme un acte
+d'hostilité gratuite, mieux encore, comme le dénouement d'une
+intrigue ourdie de vieille <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> date par Louis-Philippe, comme
+une fourberie longuement préméditée<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a><a href="#footnote280" title="Go to footnote 280"><span class="smaller">[280]</span></a>. Ces accusations semblaient
+avoir trouvé créance chez ses collègues; lord Clarendon disait à
+M. Dumon «qu'il n'y avait qu'un sentiment dans le cabinet anglais»
+sur la conduite de la France<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a><a href="#footnote281" title="Go to footnote 281"><span class="smaller">[281]</span></a>, et l'un des personnages les plus
+considérables du parti whig, lord Lansdowne, déclarait que «tout
+le monde reconnaissait la nécessité de changer de conduite envers
+Louis-Philippe<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a><a href="#footnote282" title="Go to footnote 282"><span class="smaller">[282]</span></a>».</p>
+
+<p>Si M. Guizot ne parvenait pas à détacher de lord Palmerston ceux qui
+lui étaient liés par la communauté de parti et de responsabilité,
+il pouvait sans doute espérer une appréciation plus favorable de la
+part des adversaires du ministère whig, et particulièrement de son
+ami lord Aberdeen, dont il avait tant de fois éprouvé l'esprit droit
+et conciliant. Il lui avait écrit, dès le 7 septembre, toutes les
+raisons qu'il avait eues de considérer comme annulés les engagements
+pris à Eu. Lord Aberdeen lui répondit amicalement et tristement, le
+14 septembre, qu'il ne trouvait pas ces raisons suffisantes. Ignorant
+les secrètes menées de son successeur, il se refusait à croire que
+celui-ci eût voulu s'écarter de la politique d'entente suivie avant
+lui. «Je suis satisfait, ajoutait-il, de savoir que vous ne voudriez
+jamais avoir fait un acte pour lequel vous ne vous sentiriez pas
+pleinement justifié; mais, je l'avoue, mon cher monsieur Guizot, il
+m'est impossible de découvrir des motifs plausibles pour le choix
+qui a eu lieu<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a><a href="#footnote283" title="Go to footnote 283"><span class="smaller">[283]</span></a>.» Quelques jours après, lord Aberdeen écrivait au
+prince Albert: «Je me soucie fort peu du mariage en lui-même, mais je
+sens vivement la violation de l'engagement pris, et je suis encore à
+me demander si Guizot a pu se sentir tranquille envers sa conscience,
+à la suite de la conduite qu'il a tenue<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a><a href="#footnote284" title="Go to footnote 284"><span class="smaller">[284]</span></a>.» Avec le temps, il
+est vrai, la <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> sévérité de ce jugement s'adoucit un peu; lord
+Aberdeen finit par se déclarer convaincu de la bonne foi du ministre
+français, de la sincérité des soupçons qui avaient déterminé sa
+conduite, et il affirma que si lui, Aberdeen, était resté au pouvoir,
+rien de pareil ne fût arrivé<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a><a href="#footnote285" title="Go to footnote 285"><span class="smaller">[285]</span></a>. Sur ce dernier point, il était
+absolument dans le vrai.</p>
+
+<p>L'une des principales préoccupations de Louis-Philippe devait être
+de savoir comment l'événement serait pris par la reine Victoria. On
+sait sur quel pied d'intimité familière les relations des deux cours
+s'étaient établies depuis la première entrevue d'Eu, en 1843: visites
+annuelles qui, des deux parts, étaient toujours trouvées trop rares
+et trop courtes; correspondance fréquente, affectueuse, on peut même
+dire tendre<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a><a href="#footnote286" title="Go to footnote 286"><span class="smaller">[286]</span></a>, et que la Reine avait continuée après la rentrée de
+Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>, sans paraître supposer que ce fait
+pût altérer une telle intimité<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a><a href="#footnote287" title="Go to footnote 287"><span class="smaller">[287]</span></a>. Mais on sait aussi quel intérêt
+l'épouse du prince Albert portait à ce qui touchait les Cobourg; on
+n'a pas oublié non plus qu'elle avait été personnellement partie dans
+les arrangements relatifs aux mariages espagnols, et qu'elle-même
+avait reçu à Eu, en 1845, de la bouche de Louis-Philippe,
+l'engagement de ne pas célébrer le mariage du duc de Montpensier
+avant que la Reine eût eu des enfants. Depuis lors, elle en était
+restée à cet engagement, et rien ne l'avait préparée à le voir
+rompre. Elle se piquait, pour son compte, d'être demeurée fidèle à
+l'entente, et de cette fidélité elle venait même de donner une preuve
+qui ne lui avait pas peu coûté: je veux parler de ce conseil de
+famille tenu entre elle, le prince Albert et le roi des Belges, où
+il avait été décidé de détourner Léopold de Cobourg <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> de ses
+visées matrimoniales, tant que le roi des Français y ferait une aussi
+formelle opposition<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a><a href="#footnote288" title="Go to footnote 288"><span class="smaller">[288]</span></a>. Quant aux menées hostiles par lesquelles,
+pendant ce temps, lord Palmerston avait obligé le gouvernement
+français à reprendre sa liberté, la Reine paraissait n'en rien
+savoir. D'une part, le coupable s'était gardé de l'en informer; de
+l'autre, elle n'avait reçu directement de Louis-Philippe, au sujet de
+ces menées et des conséquences que notre gouvernement pourrait être
+conduit à en tirer, aucun avertissement préalable, analogue à ceux
+que M. Guizot faisait alors parvenir à Palmerston lui-même. Si le Roi
+n'avait ainsi rien dit, ce n'était pas par un calcul machiavélique
+et pour entretenir la Reine dans une trompeuse sécurité; c'était
+que, jusqu'à la veille de la décision finale, il s'était refusé à
+se servir de la liberté qui lui était rendue et avait compté se
+renfermer quand même dans les termes des engagements d'Eu. Mais, pour
+être ainsi explicable, ce silence n'en eut pas moins, sur le moment,
+un effet fâcheux. La Reine en fut plus portée, quand lui arriva, tout
+à fait à l'improviste, la nouvelle des deux mariages, à se croire
+la victime d'une surprise déloyale. Il n'y eut pas alors jusqu'à
+l'intimité de ses rapports avec Louis-Philippe qui ne contribuât à
+lui faire sentir davantage l'offense, en y mêlant cette impression,
+particulièrement douloureuse pour une femme jeune en face d'un
+vieillard, de l'amitié trahie, de la confiance trompée. Ajoutez-y,
+sans aucun doute, quoiqu'on en parlât moins haut, le dépit de voir
+écarter définitivement ce mariage Cobourg que la Reine n'osait faire
+contre nous, mais auquel elle avait toujours espéré nous voir acculés
+par les circonstances. Ce dépit était particulièrement vif chez le
+prince Albert<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a><a href="#footnote289" title="Go to footnote 289"><span class="smaller">[289]</span></a>. Livrée à elle seule, Victoria, qui, <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span>
+malgré ses griefs, gardait un fond d'affection pour notre famille
+royale<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a><a href="#footnote290" title="Go to footnote 290"><span class="smaller">[290]</span></a>, n'eût probablement pas refusé d'écouter les explications
+de Louis-Philippe et eût saisi volontiers quelque occasion de le
+traiter en ami. Ce fut son mari qui l'en détourna, avec le concours
+de leur conseiller, l'Allemand Stockmar, toujours fort ardent à nous
+desservir<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a><a href="#footnote291" title="Go to footnote 291"><span class="smaller">[291]</span></a>. Sous ces influences, la Reine répudia promptement
+toutes les velléités de réconciliation qui avaient pu lui traverser
+l'esprit et ne fut plus qu'à son ressentiment. «Rien n'égale
+l'indignation de la Reine contre la conduite du Roi, notait bientôt
+après M. Greville sur son journal; elle en a parlé à Clarendon dans
+les termes les moins mesurés<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a><a href="#footnote292" title="Go to footnote 292"><span class="smaller">[292]</span></a>.» Le duc de Broglie écrivait à son
+fils: «C'est la Reine qui échauffe son ministère<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a><a href="#footnote293" title="Go to footnote 293"><span class="smaller">[293]</span></a>.»</p>
+
+<p>Louis-Philippe ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'il ne pouvait
+pas compter sur l'amitié de la reine d'Angleterre, pour contenir
+ses ministres. Il avait cru moins provoquer les controverses en lui
+faisant annoncer le mariage du duc de Montpensier, par la reine
+Marie-Amélie, comme <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> un simple «événement de famille»,
+intéressant uniquement «le bonheur de son fils chéri»; la lettre,
+datée du 8 septembre, était écrite sur le ton d'amicale familiarité
+en usage entre Eu et Windsor, et l'on s'y informait, au nom du Roi,
+si «les pêches», récemment envoyées, étaient «arrivées à bon port».
+Dans ce tour plus ou moins heureux, mais pris évidemment à bonne
+intention, l'entourage de Victoria s'appliqua à lui faire voir une
+aggravation d'offense. Elle répondit, le 10 septembre, d'une façon
+fort sèche, rappelant à sa correspondante tous les faits que celle-ci
+avait volontairement laissés de côté, «ce qui s'était passé à Eu»
+entre les deux souverains, le refus fait par la famille royale
+d'Angleterre «d'arranger» le mariage Cobourg, refus qui n'avait pas
+eu d'autre cause que le désir d'être agréable au Roi; puis elle
+ajoutait: «Vous pourrez donc aisément comprendre que l'annonce
+soudaine de ce double mariage ne peut nous causer que de la surprise
+et un bien vif regret. Je vous demande pardon, Madame, de vous parler
+politique dans ce moment, mais j'aime à pouvoir me dire que j'ai
+toujours été sincère avec vous<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a><a href="#footnote294" title="Go to footnote 294"><span class="smaller">[294]</span></a>.»</p>
+
+<p>«Je doute que ma réponse leur plaise beaucoup», disait Victoria à
+lord Clarendon, après avoir écrit cette lettre<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a><a href="#footnote295" title="Go to footnote 295"><span class="smaller">[295]</span></a>. Louis-Philippe,
+en effet, en ressentit un vrai chagrin. Il voulut tenter un effort
+pour obtenir une appréciation plus juste. Dans ce dessein, il
+écrivit, le 14 septembre, à sa fille, la reine des Belges, une
+très longue lettre justificative, en réalité destinée à la reine
+d'Angleterre. «J'y ai consacré, mandait-il à sa fille, d'arrache-pied
+et sans regret, trois nuits jusqu'à quatre heures du matin, malgré
+les cris de la Reine, de ma s&oelig;ur et de toute la famille, qui
+prétendaient que je me tuais... Je me serais soumis volontiers à
+encore plus de fatigue, s'il l'avait fallu, pour achever ce travail,
+tant a été profonde la peine que j'ai ressentie de la lettre de la
+reine Victoria, et de l'injuste préjugé dont je l'ai vue animée
+dans cette affaire.» La lettre débutait <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> ainsi: «La Reine
+vient de recevoir une réponse de la reine Victoria à la lettre que
+tu sais qu'elle lui avait écrite, et cette réponse m'a fait une vive
+peine. Je suis porté à croire que notre bonne petite reine a eu
+presque autant de chagrin à écrire cette lettre que moi à la lire.
+Mais enfin elle ne voit maintenant les choses que par la lunette
+de lord Palmerston, et cette lunette les fausse et les dénature
+trop souvent. C'est tout simple; la grande différence entre la
+lunette de lord Aberdeen et celle de lord Palmerston provient de la
+différence de leur nature: lord Aberdeen aimait à être bien avec
+ses amis; lord Palmerston, je le crains, aime à se quereller avec
+eux.» Louis-Philippe reprenait ensuite, dès l'origine, l'histoire
+des mariages; il montrait comment il avait été amené bien malgré
+lui, par la politique de lord Palmerston, à «dévier des conventions
+premières», et exprimait son regret qu'on n'eût pu éviter ce qui
+avait été, pour les uns, «un grand et inutile désappointement»,
+pour lui, «un des plus pénibles chagrins qu'il eût éprouvés, et
+Dieu savait qu'il n'en avait pas manqué pendant sa longue vie».
+Il terminait ainsi: «Actuellement, c'est à la reine Victoria et à
+ses ministres qu'il appartient de peser les conséquences du parti
+qu'ils vont prendre et de la marche qu'ils suivront. De notre côté,
+ce double mariage n'opérera dans la nôtre d'autres changements que
+ceux auxquels nous serions contraints par la nouvelle ligne que le
+gouvernement anglais jugerait à propos d'adopter... Nous ne voyons
+aucun intérêt, aucun motif, ni pour l'Angleterre, ni pour nous, à ce
+que notre entente cordiale soit brisée, et nous en voyons d'immenses
+à la bien garder et à la maintenir. C'est là mon v&oelig;u, c'est celui
+de mon gouvernement. Celui que je te prie d'exprimer de ma part à la
+reine Victoria et au prince Albert, c'est qu'ils me conservent dans
+leur c&oelig;ur cette amitié et confiance auxquelles il m'a toujours été
+si doux de répondre par la plus sincère réciprocité et que j'ai la
+conscience de n'avoir jamais cessé de mériter de leur part<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a><a href="#footnote296" title="Go to footnote 296"><span class="smaller">[296]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> La reine Victoria répondit, le 27 septembre, en s'adressant
+également à la reine des Belges. Dans sa lettre, qui était évidemment
+l'&oelig;uvre du prince Albert<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a><a href="#footnote297" title="Go to footnote 297"><span class="smaller">[297]</span></a>, elle réfutait longuement et
+durement toute l'argumentation du Roi, sans se montrer touchée de
+ses protestations. Une seule citation donnera l'idée du point de vue
+où elle se plaçait: elle déclarait que «ses sentiments de justice
+ne se prêteraient jamais à reconnaître que lord Palmerston se fût
+écarté de l'entente cordiale établie entre le gouvernement français
+et lord Aberdeen». Elle concluait en ces termes: «J'ai donc tout bien
+considéré par moi-même et en voyant de mes propres yeux, et il m'est
+impossible de reconnaître que le Roi fût dégagé de sa parole. Rien
+au monde de plus pénible n'eût pu m'arriver que ce triste désaccord,
+et parce qu'il a un caractère si personnel, et parce qu'il m'impose
+le devoir de m'opposer au mariage d'un prince auquel je porte, ainsi
+qu'à toute sa famille, une amitié aussi vive<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a><a href="#footnote298" title="Go to footnote 298"><span class="smaller">[298]</span></a>.» Lord Palmerston,
+qui eut aussitôt connaissance de cette lettre, en fut naturellement
+ravi. «J'en approuve tous les mots», écrivait-il à Bulwer<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a><a href="#footnote299" title="Go to footnote 299"><span class="smaller">[299]</span></a>.
+Il eût voulu crier sur les toits une si heureuse nouvelle: aussi
+son journal annonça-t-il bien haut que la souveraine partageait
+l'indignation générale contre la conduite du gouvernement français;
+«elle comprend, ajoutait-il, que la confiance, si naturellement
+produite par le fréquent échange de courtoisies royales, a été
+grandement abusée». Louis-Philippe ne crut pas que sa dignité lui
+permît d'insister davantage. Il cessa donc toute correspondance, même
+indirecte, avec la reine Victoria, attendant du temps la justice à
+laquelle il croyait avoir droit.</p>
+
+<p>Quand les choses étaient aussi mal prises à la cour et dans les
+hautes régions politiques, il ne fallait pas s'attendre qu'elles le
+fussent bien dans la nation anglaise elle-même. Au premier <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span>
+moment, cependant, on avait pu croire que celle-ci se montrerait
+assez indifférente. Lord Clarendon lui-même le constatait et s'en
+plaignait<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a><a href="#footnote300" title="Go to footnote 300"><span class="smaller">[300]</span></a>. Dans un article que nos feuilles ministérielles
+s'empressèrent de reproduire, le <cite lang="en">Times</cite> déclara tranquillement, le 3
+septembre, que «les intérêts britanniques n'étaient pas sérieusement
+engagés dans cette affaire». Mais sous l'effet des remontrances et
+des excitations du <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, organe personnel de lord
+Palmerston, le ton des journaux anglais changea bientôt. Tous,
+le <cite lang="en">Times</cite> en tête, se mirent à déclarer que l'Angleterre serait
+«amoindrie» par ce mariage; ils accusèrent le gouvernement français
+de déloyauté et le dénoncèrent comme ayant «commis, avec une
+intention résolue et méditée, un grand outrage international». La
+polémique descendit plus bas encore: pas d'ignominie que ces journaux
+n'imaginèrent. Ils affirmèrent que Louis-Philippe, de connivence
+avec Christine, avait fait constater médicalement la stérilité de la
+reine Isabelle, et que le mariage du duc de Montpensier était une
+spéculation faite sur cette stérilité. Le <cite lang="en">Times</cite> raconta aussi,
+sans sourciller, que le consentement de la jeune reine avait été
+extorqué par M. Bresson, au milieu d'une orgie nocturne<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a><a href="#footnote301" title="Go to footnote 301"><span class="smaller">[301]</span></a>, et,
+partant de là, il s'écriait: «Quel intrus se glisse hors du palais
+à sept heures du matin, si tôt s'il s'agit d'affaires, si tard s'il
+s'agit de fêtes? Quelles orgies ont eu lieu dans le palais des
+deux vierges royales que l'honneur chevaleresque de l'Espagne doit
+protéger? À Paris, il y a des hommes qui tirent le nom distinctif
+de leur industrie spéciale, de l'air dégagé avec lequel on les
+voit sortir de grand matin d'une maison où ils ont passé la nuit à
+cueillir les fleurs qui l'embellissent. Cet homme est un Français.
+Appartient-il à cette catégorie? Le chevalier d'industrie qui en
+impose à la simplicité des Espagnols n'est rien moins que l'agent
+<span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> accrédité et investi de toute la confiance d'un grand roi.
+Il emporte une Infante dans son sac...» Et le <cite lang="en">Times</cite> ajoutait, en
+prenant personnellement Louis-Philippe à partie: «Quiconque choisit
+pour son heure l'heure de minuit, entre par la porte dérobée et
+marche armé d'une lanterne sourde et d'un levier, doit à coup sûr
+avoir conscience de l'improbité de sa conduite. Louis-Philippe est
+l'homme qui a le moins su sauver les apparences, s'il n'a pas commis
+un crime contre l'Europe.» La polémique continua sur ce ton. Mis à
+un tel régime d'excitation, le public anglais finit par s'échauffer:
+lui aussi se persuada que son pays venait d'être la victime de la
+perfidie et de l'ambition de la France.</p>
+
+<p>Il fut donc promptement manifeste que l'Angleterre tout entière, de
+la souveraine au peuple, prenait à son compte la querelle de lord
+Palmerston. C'était, pour notre gouvernement, une grosse déception
+et un accident malheureux. Avait-il fait tout ce qu'il fallait
+pour le prévenir? Préoccupé de réussir dans la contre-mine qu'il
+opposait à la mine creusée par la diplomatie anglaise, n'avait-il
+pas trop perdu de vue l'effet que devait produire une explosion à
+laquelle nul n'était préparé? Si le mystère et la surprise avaient
+leurs avantages, ils avaient aussi leurs dangers. Des précautions
+étaient à prendre pour qu'outre-Manche, dans le public, chez les
+hommes politiques, à la cour surtout, personne ne pût, au moment
+décisif, se tromper sur les responsabilités, ni mettre en doute notre
+loyauté. Ces précautions étaient sans doute malaisées à concilier
+avec les exigences d'une lutte que lord Palmerston nous obligeait à
+faire souterraine: je ne nie pas la délicatesse du problème, mais je
+constate que notre gouvernement ne l'avait pas résolu, et qu'il ne
+paraissait même pas avoir tenté de le résoudre. C'est peut-être la
+principale, l'unique faute commise par le gouvernement français: elle
+devait avoir de fâcheuses conséquences.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> VI</h4>
+
+<p>Dans cette affaire des mariages, notre gouvernement avait donc contre
+lui toute l'Angleterre: avait-il du moins avec lui toute la France?
+De ce côté-ci de la Manche, comme de l'autre, les divers partis
+s'unissaient-ils pour faire front contre l'étranger? À première vue,
+il n'était pas de question où M. Guizot pût se croire plus à l'abri
+des critiques de la gauche. En effet, depuis plusieurs années, le
+grand grief des opposants, celui qui récemment encore, lors des
+élections générales de 1846, fournissait matière à toutes leurs
+déclamations, était la prétendue pusillanimité qui empêchait le
+gouvernement français de tenir tête à l'Angleterre. Cette défaillance
+si souvent dénoncée à l'occasion du droit de visite, de l'indemnité
+Pritchard et du traité avec le Maroc, les journaux de gauche avaient
+toujours paru s'attendre qu'elle se reproduirait en Espagne, dans
+les négociations relatives au mariage de la Reine et de sa s&oelig;ur.
+Tout récemment encore, au mois d'août, un article du <cite lang="en">Times</cite> leur
+avait fourni occasion de manifester leur dédaigneuse défiance. Cet
+article, contenant une sortie virulente et comminatoire contre notre
+prétention d'imposer un mari à la reine Isabelle, semblait conclure à
+remettre sur les rangs le prince de Cobourg. Presque toute la presse
+de Londres y fit écho, ce qui ne laissa pas que de causer quelque
+émoi à Paris. Le <cite>Journal des Débats</cite> se borna à relever l'attaque,
+sans y répondre à fond; son souci évident était de ne pas faire
+descendre sur la place publique une discussion qui lui paraissait
+être du domaine des chancelleries. Aussitôt tous les journaux de
+gauche et de centre gauche, interprétant cette réserve de la feuille
+ministérielle comme un manque de courage, dénoncèrent la «reculade»,
+la «nouvelle génuflexion» que M. Guizot s'apprêtait à faire «devant
+les exigences de lord Palmerston». «Voilà, s'écriaient-ils, l'ère
+des humiliations rouverte <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> du côté de l'Espagne<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a><a href="#footnote302" title="Go to footnote 302"><span class="smaller">[302]</span></a>!» Telle
+était la vivacité de leur émotion, qu'elle durait encore, alors qu'à
+leur insu tout était déjà décidé, à Madrid, dans un sens absolument
+opposé. C'est le 28 août que les deux mariages furent convenus entre
+la cour d'Espagne et M. Bresson: le 31, le <cite>National</cite> continuait à
+s'indigner à la pensée que M. Guizot n'oserait pas «persister dans
+la politique formulée si nettement par lui, quatre ans auparavant»,
+et qu'il «sacrifierait les intérêts séculaires de notre pays». Le 3
+septembre, en même temps que le <cite>Journal des Débats</cite> annonçait les
+mariages, le <cite>Constitutionnel</cite>, qui les ignorait encore, faisait
+une peinture méprisante de cette diplomatie française, maladroite,
+peureuse, en train d'abandonner à Madrid tout ce qu'elle avait
+exigé, et il ajoutait ironiquement que le duc de Montpensier, exclu
+d'Espagne par lord Palmerston, allait être réduit à chercher femme en
+Allemagne.</p>
+
+<p>En voyant leurs injurieuses prévisions si complètement démenties
+par l'événement, quelle pouvait être l'attitude de ces journaux?
+Qu'ils reconnussent leur tort et fissent amende honorable, c'eût
+été leur demander une vertu peu en usage dans les luttes de partis.
+Mais ne devait-on pas s'attendre qu'au moins ils ne blâmassent pas
+le gouvernement pour avoir fait le contraire de ce qu'à l'avance
+ils venaient de flétrir comme une lâcheté? Au premier moment, sous
+le coup de la surprise, ils parurent surtout fort embarrassés.
+Reconnaissant que le choix du duc de Cadix était bon, ils insinuèrent
+qu'il avait été fait malgré M. Guizot et contre lui; ne pouvant pas
+nier que le mariage du duc de Montpensier serait un succès pour la
+politique française, ils affectèrent d'en mettre en doute la réalité.
+Mais de telles contre-vérités ne pouvaient longtemps se soutenir,
+et ces journaux se voyaient acculés à confesser que le ministère
+venait de montrer précisément la hardiesse dont on l'avait proclamé
+incapable. Plusieurs faisaient déjà, de plus ou moins bonne grâce,
+cet aveu qu'ils sentaient d'ailleurs <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> répondre au sentiment
+général, même à celui de leurs partisans, quand M. Thiers intervint
+pour empêcher ce qu'il regardait comme une grosse faute de tactique.
+À ceux de ses amis ou de ses alliés qui se laissaient aller à se
+réjouir du succès remporté par la politique française et de l'échec
+infligé à la politique anglaise, le chef du centre gauche représenta
+vivement qu'ils faisaient fausse route, que le ministre leur donnait
+barre sur lui, et qu'ils seraient des niais de ne pas en profiter.
+Il leur montra, dans les difficultés créées par l'irritation de lord
+Palmerston, une occasion à saisir pour jeter bas M. Guizot. Le jeu de
+l'opposition lui paraissait devoir être d'alarmer les intérêts et les
+imaginations sur les dangers du conflit, de telle sorte que le Roi
+et l'opinion, effrayés, se décidassent à changer de ministère pour
+retrouver leur sécurité. Sans doute, c'était le contre-pied de ce que
+l'opposition avait dit jusqu'alors; mais il n'y avait pas là de quoi
+embarrasser un esprit aussi souple et aussi leste. Sans doute encore,
+le patriotisme eût dû lui faire un scrupule de seconder un ministre
+étranger qui cherchait à diminuer, à humilier la France; mais nous
+avons vu que, depuis assez longtemps déjà, l'ancien président du
+conseil du 1<sup>er</sup> mars avait jugé de son intérêt parlementaire de
+lier partie avec l'ancien auteur du traité du 15 juillet 1840<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a><a href="#footnote303" title="Go to footnote 303"><span class="smaller">[303]</span></a>.</p>
+
+<p>Non content d'agir par ses conversations particulières, M. Thiers
+se servit du <cite>Constitutionnel</cite> pour donner publiquement le signal
+et développer le thème de cette nouvelle opposition. Dès le milieu
+de septembre, ce journal se mit à exalter l'alliance anglaise et à
+déplorer de la voir rompue par le «coup de tête», par la «dangereuse
+étourderie» des mariages espagnols. Cette rupture, il l'imputait
+au gouvernement français, l'accusant, sur la foi des feuilles
+étrangères, d'intrigue, de déloyauté, de brutalité dictatoriale,
+vantant par contre la «modération» de lord Palmerston. Il s'efforçait
+de grossir ce conflit, et recueillait avec une telle complaisance
+toutes les <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> menaces venues du dehors, qu'il paraissait
+en désirer la réalisation. Et pour quel avantage, demandait-il,
+s'était-on ainsi exposé? Il n'en découvrait pas d'autre que la
+riche dot de l'Infante; et il montrait ce gouvernement, naguère si
+pusillanime quand les grands intérêts du pays étaient en jeu, devenu
+téméraire dès qu'il s'agissait de satisfaire une cupidité dynastique.
+À cette situation il ne voyait que deux issues possibles: ou une
+lutte aboutissant tôt ou tard à la guerre, ou, ce qui lui paraissait
+plus probable, étant donné le tempérament des hommes au pouvoir,
+quelque nouveau sacrifice de l'honneur national en vue de racheter
+les bonnes grâces de l'Angleterre.</p>
+
+<p>On put se demander un moment si la thèse du <cite>Constitutionnel</cite>
+prévaudrait dans la presse d'opposition. Le <cite>Siècle</cite>, qui passait
+pour l'organe de M. Odilon Barrot, se montrait réfractaire: non qu'il
+fût disposé à louer le cabinet; il s'appliquait à réduire autant
+que possible la portée du succès obtenu; mais enfin, il se refusait
+à y voir un sujet de blâme et à faire le jeu de lord Palmerston.
+Très contrarié de cette note discordante, M. Thiers échangea, à ce
+sujet, avec quelques-uns de ses amis qui avaient d'abord encouragé
+le <cite>Siècle</cite>, une correspondance assez aigre qui faillit amener
+une rupture. Mais le <cite>Siècle</cite> n'eut pas d'imitateurs. Au bout de
+quelques jours, presque toutes les feuilles de gauche et de centre
+gauche avaient emboîté le pas derrière le <cite>Constitutionnel</cite>, et
+méritaient que le <cite>Journal des Débats</cite> les qualifiât d'«organes
+français du cabinet britannique». M. Thiers était arrivé à ses
+fins. De Londres, lord Palmerston, agréablement surpris d'un tel
+concours, envoyait à ces journaux ses remerciements; le <cite lang="en">Morning
+Chronicle</cite> vantait la haute moralité d'une telle alliance, et le
+<cite lang="en">Times</cite> louait, probablement non sans un peu d'ironie méprisante, le
+«désintéressement inattendu» de l'opposition française.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> VII</h4>
+
+<p>Bien que le choix du duc de Cadix comme époux de la Reine déplût fort
+à lord Palmerston, celui-ci s'y résignait faute de trouver aucun
+prétexte plausible pour s'y opposer. C'était contre le mariage du duc
+de Montpensier avec l'Infante qu'il était résolu à concentrer tous
+ses efforts. Sans doute ce mariage était convenu entre les parties,
+annoncé pour une date très prochaine; mais, tant qu'il n'était pas
+accompli, on pouvait encore chercher à l'empêcher, ou tout au moins
+à le retarder. Le ministre anglais décida d'y employer les quelques
+semaines qui devaient s'écouler avant qu'on pût procéder à la
+célébration. Il se flattait de suppléer à la brièveté du délai par
+l'activité et l'énergie de son action.</p>
+
+<p>Ce fut d'abord en Espagne que les obstacles lui parurent les plus
+faciles à faire naître. Son ressentiment avait là, dans sir Henri
+Bulwer, un instrument dont il pouvait tout attendre. À la première
+nouvelle de l'arrangement conclu pour les mariages, Bulwer n'avait
+pas caché son intention de ne garder aucun ménagement. «Je vous
+déclare solennellement, disait-il à M. Donozo Cortès, que nous
+regardons le mariage de l'Infante comme un acte d'hostilité, et
+que mon gouvernement n'épargnera rien pour amener en Espagne un
+bouleversement complet<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a><a href="#footnote304" title="Go to footnote 304"><span class="smaller">[304]</span></a>.» Coup sur coup, le 31 août, le 5 et
+le 8 septembre, il adressa à M. Isturiz des notes où il dénonçait,
+dans ce mariage, «l'un des plus graves événements qui pussent
+survenir en Europe», déclarait que son accomplissement altérerait
+les relations de l'Angleterre avec l'Espagne, et reprochait au
+gouvernement de Madrid de faire «de son droit d'indépendance un usage
+contraire à l'indépendance réelle du pays». Loin d'envelopper ses
+démarches du secret diplomatique, il avait soin que les journaux
+en parlassent, et dans des termes faits <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> pour inquiéter le
+public sur les résolutions ultérieures du cabinet de Londres. Aux
+vaisseaux anglais en station devant Cadix ou Gibraltar, il envoyait
+ouvertement des courriers qui paraissaient leur porter des ordres
+de blocus ou d'hostilité. En même temps, comme pour réaliser sa
+menace de «bouleversement», il excitait, en Espagne, les partis
+hostiles, apportant dans ce rôle d'agitateur une passion qui faisait
+dire de lui au comte Bresson: «Ce n'est plus le ministre d'une
+grande cour, c'est un artisan d'émeutes et de conspirations<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a><a href="#footnote305" title="Go to footnote 305"><span class="smaller">[305]</span></a>.»
+Sous cette impulsion, les progressistes se mirent aussitôt à
+publier des protestations ou à faire signer des pétitions contre
+le mariage du duc de Montpensier. La violence de leurs journaux
+semblait un préliminaire de guerre civile. Parmi les arguments de
+cette polémique il en est un qui mérite d'être noté, à cause de
+l'importance diplomatique qu'on devait chercher plus tard à lui
+donner: c'est celui que, dès le 3 septembre, la presse radicale de
+Madrid prétendit tirer du traité d'Utrecht, qui avait mis fin à la
+guerre de la succession d'Espagne, et des renonciations réciproques
+faites alors, d'une part, par Philippe V et ses descendants au trône
+de France, de l'autre, par les princes français et leurs descendants
+au trône d'Espagne. On soutenait qu'en vertu de ces actes, l'héritier
+possible de l'un des trônes ne pouvait épouser l'héritière possible
+de l'autre, et qu'en tout cas les enfants issus d'une telle union
+seraient déchus, des deux côtés, de leurs droits successoraux.</p>
+
+<p>On croit toujours facilement ce que l'on désire. L'agitation
+factice provoquée en Espagne par les menées de Bulwer parut à
+Londres un puissant mouvement national contre lequel ne pourraient
+prévaloir des intrigues de cour. Vers le 8 septembre, les journaux
+anglais annonçaient déjà que «le mariage de l'Infante avec le duc
+de Montpensier n'aurait jamais lieu, et cela pour des raisons
+espagnoles»; ils prédisaient, au cas où l'on voudrait l'imposer,
+une «guerre civile longue et sanglante». «La brusque tentative de
+M. Bresson, ajoutaient-ils, <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> vient d'allumer en Espagne un
+incendie qui ravagera tout le pays, depuis Saint-Sébastien jusqu'à
+Gibraltar, et du Portugal à la Méditerranée.» C'était le sentiment,
+et l'on peut dire l'espoir de lord Palmerston. Il adressait à Bulwer
+ses encouragements: «J'approuve tout ce que vous avez fait, lui
+mandait-il le 16 septembre, et je vous dis, comme lord Anglesea aux
+Irlandais: <em>Agitez, agitez, agitez</em>.» S'il lui recommandait de ne
+pas se compromettre ouvertement dans quelque projet d'insurrection,
+il l'invitait à «ne pas dissuader» ceux qui voudraient en tenter
+une à leurs risques et périls. C'était même de toutes mains qu'il
+se montrait prêt à accepter la révolution qui l'eût vengé; il
+recommandait à Bulwer de ne pas perdre de vue le concours qu'on
+pouvait tirer des carlistes, ou bien il caressait l'espoir de quelque
+<em>pronunciamento</em> fait par ce général Narvaez qu'il avait tant de
+fois dénoncé comme un oppresseur, mais qu'il supposait être en ce
+moment un mécontent<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a><a href="#footnote306" title="Go to footnote 306"><span class="smaller">[306]</span></a>. Ce qu'il écrivait secrètement à son agent,
+ses journaux le proclamaient tout haut, multipliant sans vergogne
+les appels à ces alliés si nouveaux pour eux<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a><a href="#footnote307" title="Go to footnote 307"><span class="smaller">[307]</span></a>. «Si Narvaez,
+disait le <cite lang="en">Times</cite>, veut fournir aux sentiments de l'Espagne les
+moyens de se formuler, il pourra conquérir un plus noble titre que
+ceux de Blücher ou de Bolivar.» Lord Palmerston ne se contentait
+pas d'aider ainsi Bulwer à «bouleverser» la Péninsule; il l'aidait
+également à intimider le cabinet de Madrid. Pour confirmer et
+fortifier les démarches comminatoires que, de son chef et sans
+attendre d'instructions, le ministre d'Angleterre avait déjà faites,
+il lui envoyait, le 14 septembre, une note qui devait être remise au
+cabinet de Madrid et qui le fut, en effet, le 22. Dans ce document
+il était fait, au nom du gouvernement britannique, de «très fortes
+remontrances» et une «protestation formelle» contre un mariage
+qui «mettait en péril l'indépendance de l'Espagne» et, par suite,
+«affectait sérieusement l'équilibre européen». On y exprimait, en
+terminant, l'espoir <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> de voir abandonner un projet dont la
+réalisation exercerait «la plus fâcheuse influence sur les relations
+des deux couronnes anglaise et espagnole». Ajoutons que, dès le
+19 septembre, les journaux de Madrid, en rapport avec la légation
+britannique, révélaient au public la démarche que Bulwer avait reçu
+l'ordre de faire, s'efforçaient d'y montrer un événement gros de
+conséquences, et affirmaient que Louis-Philippe n'oserait pas passer
+outre.</p>
+
+<p>Mais pendant qu'à Londres, sur la foi des premières nouvelles, on
+s'attendait à voir l'Espagne elle-même empêcher le mariage, les
+événements prenaient dans la Péninsule une direction toute contraire.
+Le bruit que les progressistes étaient parvenus un moment à soulever
+tombait au bout de peu de temps, sans avoir trouvé d'écho dans le
+pays. Les pétitions ne recueillaient qu'un nombre insignifiant
+de signatures. La nation demeurait calme, ou, si elle paraissait
+disposée à s'émouvoir, c'était de l'injure faite à son indépendance
+par l'impérieuse invasion de la diplomatie anglaise dans ses affaires
+intérieures. Nulle tentative de guerre civile, nulle démonstration
+populaire, et même, dans les Cortès réunies le 14 septembre, nul
+symptôme d'une opposition parlementaire sérieuse: le 18 et le 19, le
+Sénat et le Congrès adoptèrent, l'un à l'unanimité, l'autre à 159
+voix contre une, des adresses de félicitation à la Reine sur les
+deux mariages. Le désappointement fut grand à Londres. Les journaux
+de lord Palmerston se mirent à invectiver l'«apathie» de l'Espagne.
+«Nous devions compter sur les Espagnols eux-mêmes, écrivait le
+<cite lang="en">Times</cite>, mais l'Espagne a oublié sa force, quoiqu'elle n'ait pas
+désappris sa jalousie.» De tels emportements n'aboutissaient qu'à
+blesser davantage la fierté castillane, et le gouvernement de Madrid
+en était fortifié dans sa résistance. Le 29 septembre, M. Isturiz
+répondit, sur un ton très digne et très ferme, à la note anglaise.
+«Le gouvernement britannique, dit-il, qui se montre si jaloux de
+l'indépendance de l'Espagne, ne trouvera pas mauvais que l'Espagne
+agisse dans la limite des lois internationales, c'est-à-dire sans
+nuire aux intérêts des autres gouvernements, comme <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> c'est
+le cas relativement à l'affaire en question, à propos de laquelle
+l'Angleterre ne peut mettre en avant aucune violation des traités; il
+ne trouvera pas mauvais, dis-je, que l'Espagne repousse énergiquement
+une protestation qui tend à restreindre son indépendance, et qu'elle
+proteste à son tour contre la protestation que révèle cet acte.»
+Bulwer en était réduit à constater, dans une nouvelle communication
+faite le 3 octobre à M. Isturiz, le complet insuccès de ses
+démarches. «Je sais, disait-il avec un dépit non dissimulé, que
+les faits ne tarderont pas à mettre fin à la discussion; mais, en
+terminant, je ne puis m'empêcher d'exprimer la conviction qu'en dépit
+de la grande habileté avec laquelle cette affaire a été conduite par
+Votre Excellence, et du peu de talent que j'y ai apporté, les juges
+impartiaux remarqueront que ç'a été le lot du ministre anglais de
+défendre les vrais intérêts et l'indépendance de l'Espagne contre
+Votre Excellence, à qui, en qualité de ministre de Sa Majesté
+Catholique, leur défense aurait été plus convenablement confiée.»</p>
+
+<h4>VIII</h4>
+
+<p>À mesure que s'affaiblissait l'espoir, un moment caressé, de voir le
+mariage empêché par la seule résistance de l'Espagne, lord Palmerston
+jugeait nécessaire de se découvrir davantage et de chercher à peser
+directement sur le gouvernement français. Ainsi fut-il amené à
+adresser, le 22 septembre, à lord Normanby, qui venait de remplacer
+lord Cowley à l'ambassade de Paris, non une «note» formelle, comme
+il avait fait avec le gouvernement de Madrid, mais une dépêche dont
+lecture devait être donnée et copie laissée à M. Guizot. Ce document
+fort étendu commençait par une longue récrimination sur le passé. Les
+faits y étaient présentés de telle sorte que le gouvernement français
+paraissait avoir profité de la loyauté confiante du gouvernement
+britannique pour le tromper par toute une suite de machinations.
+Lord Palmerston n'admettait pas <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> que la mention faite du
+prince de Cobourg dans ses instructions du 19 juillet nous eût
+libérés de nos engagements; il déclarait n'avoir jamais patronné
+qu'un candidat, don Enrique, et se défendait d'avoir fait pour le
+prince de Cobourg rien qui justifiât les soupçons du cabinet de
+Paris, soupçons dont il mettait en doute jusqu'à la sincérité.
+Cette intrépidité d'affirmations nous paraît étrange, à nous qui
+connaissons aujourd'hui les instructions confidentielles envoyées
+à Bulwer. Lord Palmerston ne se faisait pas scrupule de nier ce
+qu'il savait être encore secret. Seulement, comme s'il prévoyait
+que, d'un moment à l'autre, la fausseté de ses négations pouvait
+éclater, il soutenait, en abusant manifestement de ce qu'il y avait
+eu d'un peu vague et équivoque dans certaines déclarations de lord
+Aberdeen, que le gouvernement anglais s'était toujours considéré
+comme parfaitement libre d'appuyer la candidature du prince de
+Cobourg. Ainsi aboutissait-il à cette conclusion qu'il aurait eu
+le droit de travailler contre nous, tout en étant garanti par nos
+promesses contre les moindres représailles de notre part. Après cette
+querelle rétrospective, il en venait aux conclusions présentes, qui
+consistaient en «des représentations et une protestation formelles»
+contre le mariage du duc de Montpensier. Partant de l'idée qu'une
+telle «combinaison tendait à lier la politique de l'Espagne et de la
+France d'une manière qui serait dangereuse pour d'autres États», il
+la dénonçait comme «incompatible avec le respect dû au maintien de
+l'équilibre européen», comme «altérant nécessairement les rapports
+entre la France et l'Angleterre», et comme «pouvant compromettre
+gravement la paix européenne». Il ne s'en tint pas là: il n'hésita
+pas à emprunter à la presse progressiste de Madrid l'argument tiré
+du traité d'Utrecht et des renonciations faites à cette époque,
+déclarant, par cette raison, le mariage de l'Infante avec un prince
+français «contraire à la constitution espagnole» et, en tout cas,
+les enfants à naître de cette union exclus de la succession à la
+couronne d'Espagne<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a><a href="#footnote308" title="Go to footnote 308"><span class="smaller">[308]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> Sans doute il eût suffi d'un peu
+de réflexion et d'un simple coup d'&oelig;il sur les précédents, pour
+se rendre compte qu'on donnait ainsi au traité une portée à laquelle
+personne n'avait jamais songé. Pourvu qu'on assurât la séparation
+des deux couronnes, principe dominant du traité d'Utrecht, rien
+n'autorisait à étendre indéfiniment les exclusions et les déchéances.
+En fait, depuis 1713, de nombreux mariages avaient été contractés
+entre les Bourbons de France et ceux d'Espagne. L'Angleterre ni aucun
+autre signataire du traité n'avait protesté contre ces mariages,
+et les enfants qui en étaient nés n'avaient pas été privés de
+leurs droits;&mdash;fort heureusement, car, autrement, on n'aurait plus
+trouvé, dans les deux pays, un seul prince qui ne fût pas exclu du
+trône, chacun d'eux ayant dans ses veines, par suite des mariages
+antérieurs, un peu du sang de l'autre branche. Mais c'était le propre
+de lord Palmerston, quand il se trouvait engagé dans une polémique,
+de faire arme de tout, et de ne pas beaucoup regarder à la valeur des
+arguments qu'il employait. Après avoir appuyé de ces raisons diverses
+ses «représentations» et sa «protestation» contre le mariage du duc
+de Montpensier, le secrétaire d'État terminait en «exprimant l'espoir
+fervent que ce projet ne serait pas mis à exécution». Quelques jours
+plus tard, le 27 septembre, la reine Victoria finissait par un
+v&oelig;u semblable la lettre qu'elle écrivait à la reine des Belges,
+en réponse à celle de Louis-Philippe<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a><a href="#footnote309" title="Go to footnote 309"><span class="smaller">[309]</span></a>. «Ma seule consolation,
+disait-elle, est que ce projet, ne pouvant se réaliser sans produire
+de graves complications et sans exposer cette famille chérie (il
+s'agissait de la famille royale de France) à beaucoup de dangers,
+elle reculera encore devant l'exécution.» Enfin, lord Palmerston
+ayant envoyé, le 28, à Bulwer l'ordre de remettre au cabinet de
+Madrid une seconde protestation entièrement fondée sur le traité
+d'Utrecht, il la communiquait aussitôt à M. Guizot, comme pour
+renouveler et fortifier la mise en <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> demeure déjà contenue
+dans la dépêche du 22 septembre.</p>
+
+<p>À Londres, on se flattait que ces démarches répétées et pressantes,
+appuyées par le langage menaçant de la presse anglaise et par
+le langage à dessein alarmiste d'une grande partie de la presse
+française, feraient impression sur le cabinet de Paris et
+particulièrement sur Louis-Philippe, dont on connaissait l'amour
+pour la paix. Le <cite lang="en">Times</cite> et le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> croyaient pouvoir
+annoncer la reculade de notre gouvernement. Quant à lord Palmerston,
+convaincu que le roi des Français allait lui offrir de retarder le
+mariage de son fils jusqu'à ce que la Reine eût des enfants, il
+examinait, dans ses lettres à Bulwer, l'accueil qu'il convenait de
+faire à une telle proposition; il se montrait disposé à repousser
+toute combinaison qui ferait une part quelconque, même conditionnelle
+et lointaine, au duc de Montpensier, et prétendait nous imposer
+l'exclusion absolue de ce prince<a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a><a href="#footnote310" title="Go to footnote 310"><span class="smaller">[310]</span></a>.</p>
+
+<p>L'attente de lord Palmerston fut complètement trompée. Le
+gouvernement français ne parut pas intimidé. Le <cite>Journal des Débats</cite>,
+tout en se gardant de riposter sur le même ton aux violences de la
+presse britannique, les signalait avec une tristesse dédaigneuse et
+affectait de les prendre pour une boutade sans grande conséquence.
+Quand vint la protestation du 22 septembre, la feuille ministérielle
+ne s'en montra pas plus troublée. «Nous croyons devoir répéter,
+disait-elle le 28 septembre, malgré tous les bruits contraires
+qu'on pourrait répandre, que les deux mariages se feront à l'époque
+désignée, et nous persistons à penser et à dire que les dissentiments
+auxquels cette résolution a pu donner lieu, quelque regrettables
+qu'ils soient, ne sont point de nature à compromettre les relations
+pacifiques des trois gouvernements.» Elle ajoutait, le 3 octobre: «La
+France, tout en appréciant à sa juste valeur un dissentiment qu'elle
+voit avec un très grand regret, n'en continuera pas moins à exercer
+un droit légitime.» Ces déclarations étaient confirmées avec éclat
+par le départ du duc de Montpensier, qui se mettait en route pour
+l'Espagne, <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> le 28 septembre, avant même que M. Guizot eût
+répondu à la communication anglaise du 22. On en fut fort dépité à
+Londres. «L'Angleterre, disait le <cite lang="en">Times</cite> du 2 octobre, a protesté
+avec fermeté et modération, et l'unique réponse a été le départ de
+Montpensier. Si nous avions voulu imposer à Louis-Philippe son chef
+de cuisine, nous n'eussions pas été traités avec un silence plus
+dédaigneux.» Le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> n'était pas moins amer. Ce fut
+seulement le 5 octobre que M. Guizot adressa à Londres une dépêche en
+réponse à celle de lord Palmerston: après y avoir longuement réfuté
+tous les arguments employés par le ministre anglais, il concluait en
+ces termes: «Le gouvernement du Roi ne trouve aux représentations
+qui lui sont adressées aucun fondement grave et légitime; il ne
+saurait donc les admettre, ni les prendre pour règle de sa conduite.»
+Louis-Philippe lui-même, qui ne s'était exposé qu'à contre-c&oelig;ur
+au conflit et à qui lord Palmerston s'était flatté de faire peur,
+n'eut aucune tentation de reculer; il ne prenait pas très au sérieux
+les menaces anglaises: «Je crois pouvoir affirmer, écrivait-il le 7
+octobre au maréchal Soult, qu'il n'y a pas de canon dans tout ceci,
+et je dirai même qu'il ne peut pas y en avoir<a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a><a href="#footnote311" title="Go to footnote 311"><span class="smaller">[311]</span></a>.» Il ajoutait,
+quelques jours plus tard: «La France n'a qu'à faire le hérisson et à
+se recroqueviller: personne n'osera l'attaquer, et le danger passera
+tout seul<a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a><a href="#footnote312" title="Go to footnote 312"><span class="smaller">[312]</span></a>.»</p>
+
+<h4>IX</h4>
+
+<p>Lord Palmerston n'avait donc pas mieux réussi en France qu'en
+Espagne. Mais là ne s'était pas borné son effort. C'était dans
+l'Europe entière qu'il voulait susciter des obstacles au mariage
+du duc de Montpensier. Sa prétention était de mettre <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span>
+les puissances continentales dans son jeu, de refaire la vieille
+coalition, de recommencer 1840. Dès le premier jour, dans ses
+conversations avec les ambassadeurs accrédités à Londres, comme dans
+les dépêches adressés à ses propres ambassadeurs à Vienne, à Berlin
+et à Saint-Pétersbourg, il tâcha de faire partager aux trois cours
+de l'Est son «indignation» contre la conduite déloyale du cabinet de
+Paris, leur représenta que le mariage du duc de Montpensier avait,
+par ses conséquences possibles, une «importance européenne», et leur
+demanda formellement de «protester» avec lui contre ce mariage<a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a><a href="#footnote313" title="Go to footnote 313"><span class="smaller">[313]</span></a>.
+Ce fut surtout quand il se décida à invoquer le traité d'Utrecht
+qu'il crut avoir chance d'obtenir le concours des puissances.
+N'était-ce pas leur offrir un terrain où elles devaient se plaire,
+que celui des vieux traités sur lesquels était fondé l'équilibre
+européen? Il apporta donc plus d'ardeur encore à les presser de
+s'unir à l'Angleterre pour proclamer qu'en vertu de ces traités,
+les enfants à naître du mariage éventuel du duc de Montpensier avec
+l'Infante seraient exclus de la succession au trône d'Espagne<a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a><a href="#footnote314" title="Go to footnote 314"><span class="smaller">[314]</span></a>.
+Vers la fin de septembre, les feuilles progressistes de Madrid et les
+journaux de gauche de Paris, tous plus ou moins dans la confidence
+du ministre anglais, annonçaient qu'il était assuré du concours de
+l'Europe.</p>
+
+<p>M. Guizot n'était pas, à ce sujet, sans quelque préoccupation.
+Il n'ignorait point que M. de Metternich lui en voulait beaucoup
+de n'être pas entré dans son «idée» d'un mariage entre le fils
+de don Carlos et Isabelle. Il savait aussi qu'à Berlin et à
+Saint-Pétersbourg on était, d'une façon générale, fort mal disposé
+pour la France de Juillet. Il s'occupa donc aussitôt à contrecarrer
+les démarches de la diplomatie britannique. En même temps que par des
+entretiens fréquents il agissait sur les ambassadeurs accrédités à
+Paris, il munissait ses propres <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> agents au dehors de tout ce
+qui pouvait leur servir à réfuter les accusations anglaises<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a><a href="#footnote315" title="Go to footnote 315"><span class="smaller">[315]</span></a>.
+N'hésitant pas à élargir la question, il rappelait que «ses principes
+et ses actes aboutissaient tous au maintien du <em>statu quo</em> et du
+système conservatif»; il déclarait «qu'il n'abandonnerait jamais
+cette ligne, et que les puissances pouvaient compter sur lui en
+Italie, en Suisse, et au besoin en Allemagne»; il présentait, au
+contraire, la politique de lord Palmerston comme menaçante pour les
+intérêts conservateurs en Europe, et il pressait les puissances
+de «se joindre à la France pour faire face à ce danger<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a><a href="#footnote316" title="Go to footnote 316"><span class="smaller">[316]</span></a>». De
+tels arguments étaient de nature à faire impression, d'autant que,
+sur divers théâtres, se produisaient alors des événements fort
+inquiétants pour les hommes d'État de la vieille Europe: en Italie,
+l'avènement de Pie IX venait de donner le signal d'un mouvement
+réformateur et national dont on ne pouvait calculer la portée; en
+Suisse, la guerre civile paraissait imminente entre les radicaux,
+qui rêvaient de faire de ce petit pays la forteresse centrale de la
+révolution en Europe, et les cantons conservateurs, menacés dans leur
+indépendance<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a><a href="#footnote317" title="Go to footnote 317"><span class="smaller">[317]</span></a>.</p>
+
+<p>Étant donnés l'éloignement de la Russie et l'état alors un peu
+subalterne de la politique prussienne, la clef de la situation se
+trouvait à Vienne. Le premier sentiment de M. de Metternich fut une
+certaine satisfaction d'amour-propre de se voir ainsi sollicité
+et courtisé par les deux puissances occidentales. La ruine de
+l'«entente cordiale» convenait à sa diplomatie et le flattait dans
+sa vanité de prophète: n'avait-il pas prédit que cette entente ne
+durerait pas, et qu'elle se briserait à l'occasion de l'Espagne?
+Toutefois, entre la France et l'Angleterre un refroidissement lui
+suffisait; il ne voulait pas d'un conflit violent qui eût dérangé
+sa politique, principalement fondée sur le maintien du <em>statu
+quo</em>. Les protestations impérieuses <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> auxquelles on lui
+demandait de s'associer contre un événement déjà annoncé et sur le
+point de s'accomplir, lui paraissaient vaines, si elles n'étaient
+périlleuses et ne servaient de préface à la guerre<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a><a href="#footnote318" title="Go to footnote 318"><span class="smaller">[318]</span></a>; en tout
+cela il reconnaissait une politique légère, brouillonne, agitée,
+téméraire, qui répugnait à ses habitudes d'esprit. D'ailleurs,
+le souvenir qu'il avait gardé de 1840 le laissait en défiance à
+l'endroit de lord Palmerston et lui ôtait toute envie de se mettre
+de nouveau à sa remorque. Au contraire, en dépit de ses préventions
+d'origine contre la monarchie de Juillet, il ne pouvait nier la
+sagesse dont le cabinet de Paris faisait preuve depuis plusieurs
+années; il désirait vivement le maintien de M. Guizot, et avait de
+l'habileté du roi Louis-Philippe une idée que les récents événements
+d'Espagne contribuaient encore à fortifier<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a><a href="#footnote319" title="Go to footnote 319"><span class="smaller">[319]</span></a>. Il n'en conclut
+pas à se mettre tout de suite avec nous, à nous donner ouvertement
+raison. Trouvant là une occasion de prendre, à l'égard des deux
+puissances qui se disputaient son approbation, l'attitude prêcheuse,
+pontifiante, dogmatisante qui était dans ses goûts, il leur tint
+un langage qui peut se résumer ainsi: «La cause de votre querelle,
+c'est que, malgré nos remontrances et nos avertissements, vous vous
+êtes écartés en Espagne des règles de la légitimité. Si vous n'aviez
+pas admis la succession féminine, la difficulté du mariage ne se
+serait pas produite. Nous ne pouvons quitter le terrain supérieur
+et solide où nous avons pris position dès le premier jour, pour
+descendre sur celui où vous vous débattez si péniblement et pour
+prendre parti entre vous. C'est comme si un luthérien avait un
+différend religieux avec un calviniste et venait demander à un
+catholique de prononcer entre eux; le catholique n'aurait pas autre
+chose <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> à leur dire, si ce n'est: Vous avez tort tous les
+deux. Si, un jour, nous jugions à propos de protester, ce serait non
+contre les droits des enfants à naître de l'Infante, mais contre
+ceux de l'Infante elle-même et, avant tout, contre ceux de la Reine.
+Pour le moment, nous ne voyons pas de raison de sortir de notre
+réserve. Nous demeurons spectateurs de la confusion où vous avez
+amené les affaires de la Péninsule, attendant le moment où vous serez
+obligés, pour en sortir, de revenir aux principes dont nous avons la
+garde<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a><a href="#footnote320" title="Go to footnote 320"><span class="smaller">[320]</span></a>.» Cette conclusion était tout ce que voulait M. Guizot,
+et la satisfaction qu'il en éprouvait le faisait passer facilement
+par-dessus la leçon dont on prétendait l'accompagner. C'était, au
+contraire, un échec complet pour lord Palmerston. Entre les deux
+ministres, il y avait en effet cette différence que l'anglais
+demandait aux puissances d'agir, tandis que le français se bornait
+à leur demander de ne rien faire, ce qu'on avait toujours plus de
+chance d'obtenir d'elles.</p>
+
+<p>M. de Metternich ne se borna pas à prendre cette attitude; il
+travailla à ce qu'elle fût aussi celle de la Prusse et de la Russie.
+Il attachait, en effet, une importance capitale à ce que les trois
+cours continuassent à marcher du même pas dans cette affaire. Le
+cabinet de Berlin était malveillant pour la France; mais il n'avait
+ni le goût ni l'habitude des initiatives promptes et personnelles.
+Un peu ahuri des premières communications du gouvernement anglais,
+effarouché d'être tant pressé, il déclara ne pouvoir répondre tout
+de suite et se tourna vers l'Autriche. «Que pensez-vous des mariages
+espagnols? demanda à M. de Metternich le comte d'Arnim, ambassadeur
+de Prusse à Vienne.&mdash;Je n'en pense rien, absolument rien, répondit
+le chancelier; et, de chez vous, vous en écrit-on?&mdash;On ne m'exprime
+aucune opinion; mais on tient beaucoup à connaître la vôtre.&mdash;Eh
+bien, vous <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> pouvez dire que nous n'en avons qu'une, c'est
+que nous ne nous en mêlerons pas<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a><a href="#footnote321" title="Go to footnote 321"><span class="smaller">[321]</span></a>.» Et quelques jours plus tard,
+le prince de Metternich précisait et développait sa pensée dans de
+longues dépêches à ses agents à Berlin. «Ma conviction, concluait-il,
+est que les trois cours ne sauraient mieux faire que de demeurer
+fermes dans une attitude d'attente raisonnée... Échanger le rôle
+de spectateur contre celui d'acteur est un procédé qui mérite
+toujours une mûre réflexion, et la prétention de connaître à fond une
+pièce, avant de se charger d'un rôle, me semble une prétention très
+modérée<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a><a href="#footnote322" title="Go to footnote 322"><span class="smaller">[322]</span></a>.» Ce conseil fut goûté, et, pour l'instant du moins, le
+cabinet prussien parut plus disposé à imiter l'inertie expectante
+de l'Autriche qu'à s'associer aux demandes précipitées de lord
+Palmerston. Il en fut de même à Saint-Pétersbourg<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a><a href="#footnote323" title="Go to footnote 323"><span class="smaller">[323]</span></a>.</p>
+
+<p>Vainement donc le chef du <i lang="en">Foreign office</i> portait-il ses efforts,
+avec une activité infatigable, sur tous les points à la fois,
+vainement s'absorbait-il dans cette &oelig;uvre au point de négliger
+ses plaisirs les plus chers<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a><a href="#footnote324" title="Go to footnote 324"><span class="smaller">[324]</span></a>; nulle part il ne parvenait à
+susciter d'obstacles sérieux au mariage de l'Infante. Cependant, les
+jours s'écoulaient, et le moment était venu où ce mariage allait
+passer au rang des faits accomplis. Le duc de Montpensier, entré
+en Espagne, avec le duc d'Aumale, le 2 octobre 1846, fit, le 6,
+son entrée solennelle à Madrid. On avait répandu à l'avance toutes
+sortes de bruits inquiétants; on avait annoncé des manifestations
+hostiles et même des attentats. Rien de pareil ne se produisit. Sur
+tout le trajet, pas un cri ennemi; au contraire, un empressement
+respectueux, sympathique, de toute la population, qui voyait dans le
+jeune prince une solution et une espérance. Le 10 octobre au soir,
+le <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> mariage de la Reine d'abord, puis celui de l'Infante,
+furent célébrés dans l'intérieur du palais, et le lendemain, suivant
+l'usage espagnol, la cérémonie se répéta en grande pompe dans
+l'église Notre-Dame d'Atocha, devant une foule immense qui témoignait
+s'associer à cette fête.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> CHAPITRE VI<br>
+<span class="smcap">LES SUITES DES MARIAGES ESPAGNOLS.</span><br>
+<span class="smaller">(Octobre 1846-avril 1847.)</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord
+ Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre le
+ gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses efforts pour
+ attirer à lui les trois puissances continentales. Il échoue
+ auprès de l'Autriche et de la Russie. Attitude plus incertaine
+ de la Prusse.&mdash;II. Les trois cours de l'Est profitent de la
+ division de la France et de l'Angleterre pour incorporer
+ Cracovie à l'Autriche. Émotion très vive en France. Lord
+ Palmerston repousse notre proposition d'une action commune.
+ Protestations séparées des cabinets de Londres et de Paris. Les
+ trois cours peuvent ne pas s'en inquiéter. En quoi l'Autriche
+ n'avait pas compris son véritable intérêt.&mdash;III. M. Thiers se
+ concerte avec lord Palmerston. Sa correspondance avec Panizzi
+ et ses rapports avec lord Normanby. M. Greville vient à Paris
+ pour préparer un rapprochement entre l'Angleterre et la France.
+ M. Thiers, dans ses conversations avec M. Greville et ses
+ lettres à Panizzi, excite le cabinet britannique à pousser
+ la lutte à outrance.&mdash;IV. Ouverture de la session française.
+ Discussion à la Chambre des pairs. Le duc de Broglie et M.
+ Guizot.&mdash;V. Langage conciliant au parlement britannique. M.
+ Thiers s'en plaint. La publication des documents diplomatiques
+ anglais rallume la bataille.&mdash;VI. L'adresse à la Chambre
+ des députés. Hésitation de M. Thiers à engager le combat.
+ Son discours. Réponse de M. Guizot. Forte majorité pour le
+ ministère. Impression produite par ce vote en France et en
+ Angleterre.&mdash;VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot.
+ Lord Normanby est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal.
+ Lord Normanby, blâmé même en Angleterre, est obligé de faire
+ des avances pour une réconciliation. Cette réconciliation a
+ lieu par l'entremise du comte Apponyi. Dépit de l'ambassadeur
+ anglais.&mdash;VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir
+ quelque démarche des trois puissances continentales. Malgré les
+ efforts de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se laisser
+ entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais, intimidée par
+ notre ferme langage et retenue par l'Autriche, elle ne se
+ sépare pas de cette dernière. La Russie est en coquetterie
+ avec la France.&mdash;IX. Conclusion: comment convient-il de juger
+ aujourd'hui la politique des mariages espagnols?</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>La célébration du mariage de la reine Isabelle avec le duc de Cadix
+et de celui de l'Infante avec le duc de Montpensier <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> avait
+consommé la victoire de la politique française à Madrid. M. Guizot
+en était à la fois fier et un peu ému. «Soyez sûre que j'ai fait
+une grande et belle chose, écrivait-il à une de ses amies. J'aurais
+autant aimé n'avoir pas à la faire, car elle ne sera point gratuite.
+Mais il n'y avait pas moyen; il fallait choisir entre un grand succès
+ou un grand échec, entre la défaite et le prix de la victoire. Je
+n'ai pas hésité. L'événement s'est accompli admirablement, comme
+un programme de fête, sans que tout le bruit, toutes les attaques,
+toutes les menaces, toutes les menées du dehors aient réussi à le
+déranger dans un détail ou à le retarder d'un jour... Je reste avec
+un lourd fardeau sur les épaules, mais en bonne position pour le
+porter... Nous continuerons de grandir en Europe, de grandir sans
+nous remuer, et personne ne touchera à nous. Je n'ai jamais eu plus
+de confiance... Lord Palmerston a compté sur quatre choses: 1<sup>o</sup>
+que nous reculerions; 2<sup>o</sup> qu'il y aurait une forte opposition dans
+les Cortès; 3<sup>o</sup> qu'il y aurait des insurrections; 4<sup>o</sup> qu'il aurait
+l'adhésion des cours du continent. Quatre mécomptes. Le dernier
+lui est très amer. En 1840, pour la misérable question d'Égypte,
+l'Angleterre a eu la victoire en Europe. En 1846, sur la grande
+question d'Espagne, elle est battue et elle est seule. Ce n'est pas
+seulement parce que nous avons bien joué cette partie-ci; c'est le
+fruit de six ans de bonne politique: elle nous fait pardonner notre
+succès, même par les cours qui ne nous aiment pas<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a><a href="#footnote325" title="Go to footnote 325"><span class="smaller">[325]</span></a>.»</p>
+
+<p>La bataille gagnée, M. Guizot ne demandait qu'à déposer les armes.
+Il était prêt à faire tout le possible pour dissiper les ombrages
+de l'Angleterre et atténuer son dépit. Ce fut ainsi que, dès les
+premiers jours de novembre, le duc de Montpensier et sa jeune
+femme étaient de retour en France, où ils devaient avoir leur
+établissement; on voulait montrer par là que, conformément aux
+assurances données par notre diplomatie, «c'était la France qui
+gagnait une princesse, et non l'Espagne qui gagnait un prince<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a><a href="#footnote326" title="Go to footnote 326"><span class="smaller">[326]</span></a>».
+Le gouvernement français <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> se fût prêté avec empressement à
+toute autre démarche pouvant consoler l'amour-propre britannique
+sans compromettre notre dignité. Le Roi laissait même voir sous ce
+rapport des dispositions si conciliantes qu'on eût été plutôt obligé
+de le retenir<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a><a href="#footnote327" title="Go to footnote 327"><span class="smaller">[327]</span></a>. Mais tant que lord Palmerston était le maître
+à Londres, il ne pouvait être question de rapprochement. Toute
+l'activité que cet homme d'État avait dépensée naguère, sans succès,
+pour empêcher le mariage, il l'employait désormais à chercher une
+vengeance.</p>
+
+<p>C'est à cet esprit de vengeance qu'il obéissait en poursuivant sur
+un ton de plus en plus âpre, dans les dépêches destinées à être
+communiquées à M. Guizot, ses récriminations rétrospectives sur la
+conduite du gouvernement français. Plus l'argument était blessant,
+plus il semblait lui plaire. Vainement, à Paris, désirait-on mettre
+fin à cette dispute<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a><a href="#footnote328" title="Go to footnote 328"><span class="smaller">[328]</span></a>, Palmerston revenait sans cesse à la
+charge, forçant ainsi le ministre français à lui répondre<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a><a href="#footnote329" title="Go to footnote 329"><span class="smaller">[329]</span></a>.
+Il ne se contentait pas de prendre M. Guizot à partie; il mettait
+personnellement en cause Louis-Philippe<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a><a href="#footnote330" title="Go to footnote 330"><span class="smaller">[330]</span></a>. Celui-ci en était fort
+blessé. Peu importait à lord Palmerston. «Je n'ai pas l'ambition,
+écrivait-il à lord Normanby, d'être le bien-aimé d'aucun souverain
+français, et je ne crains pas une désaffection fondée sur la
+conviction que je suis un bon Anglais, que je pénètre et ferai mon
+possible pour traverser tous les projets des pouvoirs hostiles aux
+intérêts de mon pays<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a><a href="#footnote331" title="Go to footnote 331"><span class="smaller">[331]</span></a>.» Une <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> révolution ne lui paraissait
+pas un châtiment trop sévère pour l'échec fait à sa politique.
+«Louis-Philippe, disait-il, devrait bien voir que le mariage espagnol
+peut lui coûter son trône<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a><a href="#footnote332" title="Go to footnote 332"><span class="smaller">[332]</span></a>.» Ces violences et ces menaces
+n'étaient pas seulement l'effet d'un ressentiment qui ne pouvait se
+contenir: elles avaient aussi leur part de calcul. Par ce moyen,
+Palmerston se flattait d'effrayer le Roi et de l'amener à sacrifier
+son ministère. Il savait d'ailleurs pouvoir compter sur le concours
+de notre presse opposante qui, toujours fidèle à le servir, affectait
+de s'alarmer grandement de l'irritation de l'Angleterre et répétait
+chaque jour que tout apaisement serait impossible tant que M. Guizot
+resterait au pouvoir.</p>
+
+<p>C'était encore le désir de se venger de la France qui dictait
+la conduite de lord Palmerston en Espagne. Tandis que notre
+gouvernement, préoccupé de ne fournir aucun prétexte aux accusations
+de prépotence et d'ingérence, évitait toute immixtion dans les
+affaires intérieures de la Péninsule et, pour mieux marquer sa
+réserve, faisait prendre un congé à son ambassadeur, lord Palmerston
+travaillait plus ardemment et plus ouvertement que jamais à rétablir
+à Madrid l'influence anglaise et à évincer l'influence française;
+seulement il avait quelque peu modifié sa tactique; convaincu par
+ses premiers échecs de l'impossibilité d'enlever la place d'assaut,
+il s'était décidé à entreprendre pour ainsi dire un siège régulier.
+«Je suis, comme vous, écrivait-il à Bulwer le 15 octobre, tout à
+fait d'avis que notre politique doit maintenant tendre à former
+un parti anglais en Espagne. Cela aurait dû être toujours notre
+politique, et si le dernier cabinet avait seulement maintenu le parti
+anglais que nous lui avions légué, toutes ces intrigues françaises
+n'auraient jamais réussi. C'est maintenant à nous de réparer cette
+faute; et si Isabelle a des enfants, nous pouvons encore venir à bout
+d'arracher l'Espagne à l'étreinte du <em>constrictor</em> français.» On
+verra plus tard à quel triste et honteux état ces menées devaient
+conduire la Péninsule. <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> Pour le moment, Palmerston en était
+à tâtonner, prêt à mettre la main dans les intrigues de tous les
+partis<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a><a href="#footnote333" title="Go to footnote 333"><span class="smaller">[333]</span></a>, se remuant pour faire rentrer à Madrid Espartero et
+Olozaga, témoignant le désir de mettre dans son jeu le mari de la
+Reine, ce François d'Assise que naguère il traitait avec tant de
+mépris, et essayant de lier partie avec le fils de don Carlos, le
+comte de Montemolin, auquel il découvrait toutes sortes de qualités
+et qu'il voulait marier à une s&oelig;ur du Roi. Ce dernier projet se
+rattachait à tout un plan conçu en vue de rétablir la loi salique
+en Espagne. La première conséquence de ce rétablissement aurait dû
+être de déposséder Isabelle au profit de don Carlos: mais Palmerston
+croyait pouvoir prendre du principe ce qui servait ses rancunes, et
+laisser le reste de côté. D'après son système, la succession à la
+couronne devait être réglée dans l'ordre suivant: d'abord les enfants
+mâles d'Isabelle; à leur défaut, ceux que François d'Assise aurait
+d'un autre mariage; puis ceux d'Enrique son frère; enfin ceux de
+Montemolin<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a><a href="#footnote334" title="Go to footnote 334"><span class="smaller">[334]</span></a>. Cette façon de créer un ordre d'hérédité absolument
+arbitraire, sans autre raison d'être que d'exclure les descendants
+de l'Infante, ne pouvait pas supporter un moment la discussion,
+et, outre-Manche, les esprits sensés se refusaient à le prendre au
+sérieux<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a><a href="#footnote335" title="Go to footnote 335"><span class="smaller">[335]</span></a>; mais, sous l'empire de sa passion, le secrétaire d'État
+avait perdu le sens de ce qui était possible et de ce qui ne l'était
+pas.</p>
+
+<p>En même temps qu'il continuait ses disputes avec le cabinet de Paris
+et ses intrigues en Espagne, lord Palmerston s'efforçait toujours
+de renouer en Europe une sorte de coalition contre la France. Ce
+qu'il demandait maintenant aux puissances, ce n'était plus de
+protester contre le mariage du duc de Montpensier et de l'Infante,
+puisque le fait était accompli; c'était de déclarer, toujours par
+application du traité d'Utrecht, les enfants à naître de ce mariage
+inhabiles à succéder au <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> trône d'Espagne. Pourquoi une
+telle déclaration coûterait-elle beaucoup à des cours qui, n'ayant
+jamais admis l'hérédité féminine, ne reconnaissaient aucun droit à
+l'Infante? Ne jugeraient-elles pas de leur intérêt de faire ainsi
+une première brèche à l'ordre de succession établi par le testament
+de Ferdinand VII, et ne verraient-elles pas là un acheminement vers
+le rétablissement de l'hérédité masculine? Lord Palmerston se remit
+donc en campagne, avec plus d'ardeur que jamais, à Vienne, à Berlin,
+à Saint-Pétersbourg.</p>
+
+<p>À Vienne, pour être assuré d'être servi tout à fait selon ses goûts,
+le ministre anglais remplaça l'ambassadeur en fonction, sir Robert
+Gordon, qui, en sa qualité de frère de lord Aberdeen, était suspect
+de modération, par lord Ponsonby, qui en 1840, à Constantinople,
+avait fait ses preuves contre la France. À peine arrivé à son poste,
+vers le milieu d'octobre 1846, le nouvel ambassadeur n'épargna ni
+caresses ni promesses pour gagner M. de Metternich, prêt à tout
+lui livrer comme prix du concours qu'il sollicitait. Le chancelier
+fut-il sérieusement ébranlé, ou bien jugea-t-il habile de nous faire
+croire qu'il l'était? Toujours est-il qu'à cette époque, dans ses
+conversations avec M. de Flahault, il se mit à parler de la nouvelle
+demande de l'Angleterre comme étant moins déraisonnable que la
+première, et fit la remarque que cette puissance, sans être encore
+revenue aux vrais principes, tendait par là à s'en rapprocher. Notre
+ambassadeur se hâta de signaler à Paris un langage qui lui paraissait
+un peu inquiétant. M. Guizot lui répondit, le 14 novembre: «Je vous
+invite à user de tous vos moyens pour déjouer le travail anglais...
+Je ne demande au prince de Metternich que de rester neutre dans le
+différend, de persévérer dans l'attitude qu'il a déjà prise... Je
+ne lui demande rien, tandis que l'Angleterre veut l'entraîner à sa
+suite. Il saura distinguer, je l'espère, le ministre conservateur et
+le ministre brouillon. Il se rappellera que le concours de la France,
+son bon vouloir, sa bonne conduite sont nécessaires en Suisse, en
+Italie, partout où les vrais intérêts de l'Autriche, de l'Europe,
+où les vrais intérêts de la paix du <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> monde sont ou peuvent
+être en question. Il me retrouvera partout, toujours, sur cette ligne
+de conservation, de politique ferme et tranquille, qui me donne, je
+crois, quelques droits à la confiance des cabinets... Vous êtes
+appelé à agir sur un terrain qui devient aujourd'hui très important...
+Ne perdez pas un moment. Faites-vous redire, faites écrire ici ce
+que le prince de Metternich vous a déjà dit formellement, qu'il n'a
+pas à se mêler de l'affaire d'Espagne: neutre et inerte, c'est tout
+ce qu'il me faut.» Un tel langage était de nature à faire impression
+sur le cabinet de Vienne. D'ailleurs, si parfois il ne déplaisait pas
+à M. de Metternich de nous inquiéter quelque peu pour nous obliger à
+le solliciter, il n'avait au fond nulle envie de faire le jeu de lord
+Palmerston, dont il se méfiait, contre M. Guizot, qu'il prisait très
+haut. Aussi, en fin de compte, lord Ponsonby ne parvint pas à faire
+sortir le gouvernement autrichien du terrain où il s'était placé dès
+le début. Le chancelier déclara, une fois de plus, qu'il n'avait pas
+à prendre parti entre deux puissances qui se trouvaient en conflit
+précisément parce que l'une et l'autre s'étaient écartées des vrais
+principes<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a><a href="#footnote336" title="Go to footnote 336"><span class="smaller">[336]</span></a>.</p>
+
+<p>Lord Palmerston n'eut pas plus de succès à Saint-Pétersbourg.
+Vainement y fit-il parvenir des protestations d'amitié, opposa-t-il
+la confiance que lui inspirait la loyauté moscovite à la défiance
+qu'il ressentait pour la perfidie française<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a><a href="#footnote337" title="Go to footnote 337"><span class="smaller">[337]</span></a>, le gouvernement du
+Czar ne se départit pas de sa neutralité expectante. Le langage que
+le chancelier russe, M. de Nesselrode, tenait sur ce sujet à notre
+chargé d'affaires, parut à M. Guizot «très bon, plein de sens, de
+mesure, et, bien que réservé, plutôt approbatif pour le gouvernement
+français<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a><a href="#footnote338" title="Go to footnote 338"><span class="smaller">[338]</span></a>». À toutes les propositions successivement
+apportées <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> par lord Bloomsfield, ministre d'Angleterre à
+Saint-Pétersbourg, M. de Nesselrode se borna à répondre «qu'une
+protestation contre la succession de M. le duc de Montpensier et de
+ses descendants à la couronne d'Espagne ne ferait qu'affaiblir la
+position prise par les trois cours dans la question espagnole; que
+le gouvernement russe était décidé à marcher d'accord avec ceux de
+Vienne et de Berlin; que ce parti était même tellement arrêté, qu'il
+ne répondrait plus désormais aux propositions qui lui seraient faites
+qu'après s'en être entendu avec ces gouvernements<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a><a href="#footnote339" title="Go to footnote 339"><span class="smaller">[339]</span></a>».</p>
+
+<p>C'était de la Prusse que lord Palmerston espérait le plus. L'opinion
+anglaise regardait volontiers cette nation comme l'alliée naturelle
+de la Grande-Bretagne. La reine Victoria avait, depuis son mariage,
+une partie de son c&oelig;ur au delà du Rhin. «Pour Palmerston, écrivait
+un peu plus tard le duc de Broglie, la Prusse est la seule puissance
+vraiment amie; il déteste l'Autriche et la France, se méfie de la
+Russie et méprise tout le reste<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a><a href="#footnote340" title="Go to footnote 340"><span class="smaller">[340]</span></a>.» Sir Robert Peel lui-même
+disait au baron de Bunsen: «Au fond, la politique de l'Angleterre
+sera toujours allemande et non française<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a><a href="#footnote341" title="Go to footnote 341"><span class="smaller">[341]</span></a>.» Il semblait qu'on
+dût compter sur des sentiments réciproques à Berlin. Vers le milieu
+d'octobre, en effet, la diplomatie britannique put croire qu'elle
+allait obtenir de ce côté ce qu'on lui refusait à Vienne et à
+Saint-Pétersbourg. Le ministre des affaires étrangères de Prusse, M.
+de Canitz, consentit à exprimer, d'une façon plus ou moins explicite,
+l'avis que les descendants de l'Infante ne pourraient pas succéder
+au trône d'Espagne. Seulement, il eut bien soin de marquer que
+son gouvernement, non signataire du traité d'Utrecht, n'entendait
+s'engager à rien par cette réponse; il ne croyait pas pouvoir refuser
+au cabinet de Londres la consultation théorique que celui-ci lui
+avait <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> demandée, mais il ne voulait pas s'associer à sa
+protestation et faire une déclaration à l'encontre du cabinet de
+Paris. Attitude ambiguë dont M. Guizot put dire: «Ce n'est pas assez
+pour l'Angleterre, et c'est trop pour nous.» Du reste, cette réponse
+donnée, M. de Canitz parut beaucoup plus occupé de l'atténuer que
+de l'accentuer, et il en revint bientôt à se modeler sur M. de
+Metternich, à déclarer comme lui que, n'ayant pas reconnu Isabelle,
+il n'avait pas à discuter les droits de sa s&oelig;ur<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a><a href="#footnote342" title="Go to footnote 342"><span class="smaller">[342]</span></a>.</p>
+
+<p>D'où venait ce que cette conduite avait d'incertain et d'un peu
+contradictoire? C'est qu'il y avait alors, dans les sphères
+dirigeantes de la Prusse, comme un double courant. L'un, qui
+datait de 1815, était l'esprit de la Sainte-Alliance: haine de la
+révolution, goût de l'immobilité, union étroite avec l'Autriche
+et habitude de prendre le mot d'ordre auprès de M. de Metternich.
+L'autre, qui venait de Frédéric II et devait aboutir à M. de
+Bismarck, tendait à l'unité germanique sous l'hégémonie prussienne.
+Si la première de ces politiques était celle des ministres et
+des bureaux de la chancellerie, la seconde avait pour elle des
+personnages considérables, en faveur auprès du Roi, notamment son
+ami de jeunesse, le baron de Bunsen, ministre de Prusse à Londres,
+tout à fait entré dans le jeu de lord Palmerston, et le comte Henri
+d'Arnim, ministre à Paris, dont M. de Metternich nous signalait
+souvent l'hostilité contre la France. Ces diplomates voyaient dans
+la rupture de l'«entente cordiale» et dans les avances du cabinet de
+Londres l'occasion pour la Prusse de former avec l'Angleterre, contre
+la France et l'Autriche, l'alliance protestante et libérale. Admis
+à écrire directement à leur souverain, ils le conjuraient, avec une
+ardeur mêlée d'angoisse, de ne pas faillir à une telle tâche.</p>
+
+<p>Ces deux courants de la politique prussienne se rencontraient,
+se mêlaient, se heurtaient dans l'esprit singulièrement <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span>
+complexe et embrouillé de Frédéric-Guillaume IV. On connaît ce
+prince<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a><a href="#footnote343" title="Go to footnote 343"><span class="smaller">[343]</span></a> tout ensemble chimérique et pusillanime; imagination
+ambitieuse et conscience timide; plein de projets et toujours
+hésitant; unissant le goût du changement et le culte de la tradition;
+rêvant de réformes et maudissant le libéralisme; détestant dans la
+France un peuple révolutionnaire et impie, aimant dans l'Angleterre
+«la grande puissance évangélique», mais se méfiant de l'&oelig;uvre
+perturbatrice que lord Palmerston voulait entreprendre en Suisse, en
+Italie, et sentant le prix du concours que M. Guizot pouvait donner
+sur ces divers théâtres à la cause de l'ordre; gardant vivante au
+fond de son c&oelig;ur la passion allemande de 1813, ayant toutes les
+convoitises de sa race, et cependant ne se décidant pas, en fait, à
+rompre avec ses habitudes de déférence envers l'Autriche. Tel il se
+montra, en 1846, dans la situation nouvelle créée par le différend
+des deux cours occidentales. Par moments, il paraissait acquis aux
+grands projets de Bunsen et d'Arnim, et sur le point de se mettre en
+mouvement. Mais, l'instant d'après, à l'idée de se trouver séparé
+de l'Autriche et de la Russie, il prenait peur et se hâtait de
+revenir sur le terrain où s'étaient établies ces puissances<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a><a href="#footnote344" title="Go to footnote 344"><span class="smaller">[344]</span></a>.
+Notre diplomatie était quelquefois un peu déroutée par ces démarches
+contradictoires. «Je ne comprends rien à la Prusse, écrivait peu
+après M. Désages. Ce que je vois de plus clair, c'est que Berlin ne
+sait pas bien ce qu'il veut, est tiraillé dans tous les sens, et
+va comme un navire sans gouvernail<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a><a href="#footnote345" title="Go to footnote 345"><span class="smaller">[345]</span></a>.» Après tout, ce n'était
+pas à la France de s'en plaindre: cette incertitude de direction
+empêchait qu'il ne vînt de ce côté rien de bien dangereux pour elle.
+Notre gouvernement avait, du reste, discerné l'influence que M. de
+Metternich continuait à exercer sur <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> Frédéric-Guillaume, et,
+tant que le premier ne passait pas à l'ennemi, il se sentait rassuré
+sur le second. Le marquis de Dalmatie, ministre de France près la
+cour de Prusse, pouvait écrire à M. Guizot: «La grande garantie de la
+sagesse de Berlin, c'est Vienne<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a><a href="#footnote346" title="Go to footnote 346"><span class="smaller">[346]</span></a>.»</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>En faisant avec une précipitation si passionnée les puissances
+absolutistes juges de la querelle qu'il cherchait à la France, lord
+Palmerston leur avait fourni l'occasion d'un rôle tout nouveau pour
+elles. Il eût été bien extraordinaire qu'elles se contentassent
+d'être des arbitres absolument désintéressés. Après avoir été si
+souvent entravées dans leurs desseins réactionnaires par l'union des
+deux États constitutionnels, ne devaient-elles pas être tentées de
+profiter des divisions de ces États et du besoin que chacun d'eux
+avait de les ménager? Ce résultat était à prévoir et ne se fit pas
+attendre. Vers le milieu de novembre 1846, au moment même où les
+cabinets de Londres et de Paris étaient le plus occupés à se disputer
+les bonnes grâces des trois cours de l'Est, la nouvelle éclata tout
+à coup que ces cours, supprimant le dernier reste d'une Pologne
+indépendante, venaient d'incorporer la république de Cracovie à
+l'empire d'Autriche.</p>
+
+<p>Pour comprendre les faits, il convient de les reprendre d'un peu
+plus haut. Au commencement de 1846, une tentative d'insurrection,
+très imprudemment suscitée par la fraction démocratique de
+l'émigration, s'était produite dans les provinces polonaises de la
+Prusse et de l'Autriche. Les gouvernements en eurent facilement
+raison. En Galicie, la répression se fit dans des conditions toutes
+particulières. Les nobles, propriétaires du sol, étaient à la tête
+des insurgés. Contre eux se levèrent les paysans, véritables serfs
+qui, sous couleur de fidélité à «l'Empereur», <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> poursuivirent
+une sorte de vengeance sociale, promenant par toute la province
+le pillage et le massacre. Dans quelle mesure le gouvernement
+autrichien avait-il excité ou toléré ces atrocités? De terribles
+accusations furent portées contre lui à la tribune française,
+notamment par M. de Montalembert, qui ne craignit pas de parler de
+«2 septembre monarchique» et de «jacquerie officielle». Peut-être
+le polonisme du noble comte le disposait-il à trop de sévérité.
+Cependant, à considérer les choses de sang-froid, la complicité
+de l'administration locale paraît impossible à nier. Quant au
+gouvernement central, s'il n'avait pas sciemment provoqué, il avait
+vu du moins avec indulgence et même avec complaisance ce que M. de
+Metternich affectait d'appeler, dans ses dépêches, la «justice du
+peuple<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a><a href="#footnote347" title="Go to footnote 347"><span class="smaller">[347]</span></a>».</p>
+
+<p>La république de Cracovie s'étant trouvée compromise dans le
+mouvement insurrectionnel, les cours d'Autriche, de Prusse et de
+Russie s'empressèrent de faire occuper militairement ce petit
+territoire dont l'indépendance et la souveraineté étaient stipulées
+dans les traités de 1815. Une occupation de ce genre avait déjà
+eu lieu en 1836<a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a><a href="#footnote348" title="Go to footnote 348"><span class="smaller">[348]</span></a>, et, malgré nos protestations, elle s'était
+prolongée jusqu'en 1841. En la recommençant à la fin de février
+1846, les trois cours repétèrent à notre gouvernement, qui en prit
+acte, les assurances déjà données en 1836 et 1838; elles affirmèrent
+qu'il s'agissait, non d'une mesure politique, mais d'une opération
+purement militaire, commandée par la nécessité et devant cesser avec
+elle<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a><a href="#footnote349" title="Go to footnote 349"><span class="smaller">[349]</span></a>. En dépit de ces déclarations, des bruits inquiétants pour
+l'indépendance de Cracovie persistaient à circuler. On disait&mdash;et
+malheureusement on ne se trompait pas&mdash;que la suppression de
+cette république était chose décidée dans les conseils des trois
+puissances. Interrogé à ce sujet, le 2 juillet 1846, <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> dans
+la Chambre des pairs, M. Guizot établit que «l'existence neutre et
+indépendante de la république de Cracovie était consacrée par l'acte
+du Congrès de Vienne», et que «les puissances signataires avaient
+le droit de regarder et d'intervenir dans tous les changements qui
+pourraient être apportés à cette république». Il rappela que ce droit
+avait été maintenu en 1836 et en 1838 par ses prédécesseurs, et qu'il
+venait de l'être encore par lui-même en 1846. «Il m'a été fait,
+ajouta-t-il, les mêmes réponses qui furent faites alors: la nécessité
+d'une occupation temporaire, le respect des principes posés dans les
+traités. Je ne puis penser, en effet, personne ne peut penser que le
+maintien fidèle des traités et de tous les droits qu'ils consacrent
+ne soit pas partout, à l'orient comme à l'occident de l'Europe, à
+Vienne comme à Paris, le fondement de toute politique régulière et
+conservatrice.» Quelques semaines après, le 17 août, dans la Chambre
+des communes, lord Palmerston rappela plus rudement encore aux trois
+puissances de l'Est que «si le traité de Vienne cessait d'être
+respecté sur la Vistule, il pourrait être également invalidé sur
+le Rhin et sur le Pô». Un langage si ferme, tenu en même temps aux
+deux tribunes, était de nature à faire hésiter les trois cours, qui
+ajournèrent l'exécution de leur dessein et attendirent une occasion
+favorable.</p>
+
+<p>Cette occasion, il leur parut que la dispute provoquée par les
+mariages espagnols la faisait naître. Les représentants de
+l'Autriche, de la Russie et de la Prusse, réunis en conférence à
+Vienne, eurent promptement pris leur décision. Un mémoire de M. de
+Metternich, en date du 6 novembre 1846, fut aussitôt communiqué aux
+gouvernements de France et d'Angleterre; il exposait comment les
+trois cours, se fondant sur ce que la république de Cracovie était
+depuis longtemps en «état de conspiration permanente» contre ses
+voisins, avaient résolu d'«annuler» les dispositions des traités
+de 1815 relatives à cette république, et de «rétablir l'ordre de
+possession antérieur à 1809», c'est-à-dire de réincorporer Cracovie
+à l'Autriche, moyennant quelques cessions de <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> territoires
+peu importantes faites à la Prusse et à la Russie. Pour se justifier
+d'avoir pris seules cette décision sans le concours des autres
+États signataires du traité de Vienne, les trois cours prétendaient
+que la création de la république de Cracovie en 1815 était leur
+&oelig;uvre, et que la convention passée entre elles à ce sujet avait
+été seulement «présentée pour enregistrement au Congrès de Vienne».
+De cet enregistrement, elles voulaient bien faire découler, pour
+elles-mêmes, un devoir de convenance d'avertir les autres États
+de la décision prise, mais non, pour ces États, un droit d'y
+intervenir. Aussi avaient-elles soin de leur notifier que c'était «la
+communication d'un fait irrévocablement fixé par des nécessités de la
+nature la plus absolue».</p>
+
+<p>En éclatant subitement à Paris, le 19 novembre, la nouvelle de
+l'incorporation de Cracovie y causa une très vive émotion. Sans doute
+la disparition de cette minuscule république était peu de chose dans
+l'ordre des faits positifs; l'équilibre de l'Europe et la situation
+de notre pays ne s'en trouvaient pas sérieusement affectés. Mais
+c'était beaucoup dans l'ordre des sentiments. La France, alors en
+sécurité pour elle-même, pouvait se permettre le luxe des sympathies
+lointaines, et, parmi ces sympathies, nulle n'était plus ardente,
+plus générale que celle pour la Pologne. Ce dernier coup frappé
+sur une malheureuse nation, cette sorte d'épilogue des scandaleux
+et désastreux partages de la fin du siècle précédent éveillèrent
+donc, dans tous les c&oelig;urs, une douleur et une irritation très
+sincères. On put s'en rendre compte au langage des journaux de tous
+les partis. Si réservé qu'il fût par tempérament et par situation,
+le <cite>Journal des Débats</cite> s'exprima avec une véhémence inaccoutumée et
+invoqua les déclarations faites à la tribune, le 2 juillet 1846, par
+M. Guizot, pour y trouver une garantie que «le droit ne serait pas
+abandonné». Les radicaux de la <cite>Réforme</cite> et du <cite>National</cite> adressèrent
+«à la démocratie européenne» un manifeste où ils maudissaient en
+style lamennaisien les rois bourreaux. Le <cite>Siècle</cite>, organe de la
+gauche dynastique, reprenant les déclamations de 1831, proclama
+<span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> que les traités de 1815 n'existaient plus; «la France ne
+peut que s'en réjouir», disait-il, et il mettait en demeure le
+gouvernement d'agir en conséquence. Quant au <cite>Constitutionnel</cite>,
+sous la direction de M. Thiers, il vit surtout, dans cet événement,
+le parti qu'on en pouvait tirer pour battre en brèche le ministère
+et ranimer contre les mariages espagnols une opposition qui,
+précisément à cette époque, vers la fin d'octobre et au commencement
+de novembre, menaçait de s'éteindre. «Nous avions cessé, disait-il le
+20 novembre, de prendre part à la triste polémique qui se poursuit
+au sujet de la rupture de l'entente cordiale. Nous espérions que
+les événements ne justifieraient pas aussitôt, aussi cruellement,
+nos prévisions... Jamais notre gouvernement n'a été plus rudement
+châtié d'avoir rompu sans motif ses alliances véritables et
+aspiré, sous le nom de conservateur, à prendre rang parmi les
+cabinets ennemis de la révolution.» Il montrait, dans ce qui venait
+d'arriver, «l'humiliation la plus sanglante qui nous eût encore été
+infligée». Ce même journal ajoutait, le lendemain: «Nos ministres
+sont placés, en Europe, entre deux hostilités (celle des trois cours
+et celle de l'Angleterre), sans savoir au juste laquelle des deux
+ils parviendront à fléchir et à quel prix ils feront cesser leur
+isolement... À droite, à gauche, la défiance ou l'éloignement...
+Voilà où la grande habileté de nos hommes d'État a mené les affaires
+de la France!» De plus, toutes nos feuilles de gauche, sur la foi
+des journaux de lord Palmerston, insinuaient que Louis-Philippe
+était au fond le complice des trois cours, qu'il avait été averti
+d'avance de leur dessein, et qu'il leur avait promis secrètement son
+acquiescement.</p>
+
+<p>La perspicacité des ennemis du cabinet français n'était pas en
+défaut, quand ils croyaient ce dernier fort embarrassé de l'incident
+de Cracovie. Étant donnée la direction imprimée à sa politique
+par suite des mariages espagnols, il ne pouvait lui arriver un
+contretemps plus déplaisant. «Cracovie est une détestable affaire»,
+disait M. Guizot<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a><a href="#footnote350" title="Go to footnote 350"><span class="smaller">[350]</span></a>. Il se tourna tout de <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> suite vers
+Londres, et fit demander à lord Palmerston «quelle conduite il se
+proposait de tenir dans cette circonstance, et s'il était disposé
+à s'entendre avec nous<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a><a href="#footnote351" title="Go to footnote 351"><span class="smaller">[351]</span></a>». Notre ministre avait-il beaucoup
+d'espoir d'une réponse favorable? En tout cas, il lui plaisait de
+prendre cette initiative. «Bonne occasion de rapprochement, si on
+veut, écrivait-il; témoignage éclatant de notre bonne disposition, à
+nous, si, à Londres, l'humeur prévaut<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a><a href="#footnote352" title="Go to footnote 352"><span class="smaller">[352]</span></a>.» Le <cite>Journal des Débats</cite>
+appuya la démarche de notre diplomatie par un appel chaleureux à
+l'opinion anglaise. «Il n'y a, disait-il, que deux causes en ce
+monde: celle de la force, dont les trois cours du Nord viennent de
+se déclarer les organes, et celle du droit, qui n'a de représentants
+capables de se faire craindre que l'Angleterre et la France réunies!»
+Lord Palmerston fut heureux de nous voir nous adresser à lui, non
+parce qu'il trouvait là un moyen de rétablir l'entente au moins sur
+un point, mais au contraire parce que c'était une occasion pour
+lui de nous faire sentir son mauvais vouloir<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a><a href="#footnote353" title="Go to footnote 353"><span class="smaller">[353]</span></a>. Il répondit
+que ses représentations aux trois cours étaient déjà préparées
+et approuvées, qu'elles allaient partir, et que lord Normanby
+serait chargé ultérieurement d'en remettre une copie au cabinet
+français. Comme l'observait M. Guizot, «on communiquait au lieu de
+se concerter, et l'on communiquait après au lieu d'avant<a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a><a href="#footnote354" title="Go to footnote 354"><span class="smaller">[354]</span></a>».
+Lord Palmerston s'empressa en effet d'envoyer, le 23 novembre, aux
+trois cours, une protestation séparée. À vrai dire, ce n'était
+même pas une protestation: pour ménager davantage les puissances,
+il feignait d'ignorer que l'annexion de Cracovie fût déjà un fait
+accompli; il supposait que ce n'était encore qu'un projet, et,
+alors, montrant en quoi l'exécution de cette mesure serait contraire
+aux traités de Vienne, il exprimait l'espoir qu'on y renoncerait.
+Le ministre anglais fit en même temps connaître au public, par le
+<cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, qu'il avait dû repousser l'idée d'une <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span>
+protestation commune avec la France, parce que celle-ci, ayant violé
+le traité d'Utrecht, ne pouvait être admise à se plaindre de la
+violation du traité de Vienne. Naturellement nos journaux opposants
+soulignèrent ce refus; ils prirent plaisir à montrer M. Guizot
+faisant à l'Angleterre des avances que celle-ci repoussait avec
+mépris, et attirant ainsi à notre pays «le plus grand affront, disait
+le <cite>National</cite>, qui lui eût jamais été infligé».</p>
+
+<p>Y aurait-il eu chance de faire reculer les trois cours, si
+l'Angleterre et la France avaient agi de concert? C'était fort
+douteux, car, ni à Londres, ni à Paris, on n'eût voulu risquer une
+guerre pour un pareil sujet<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a><a href="#footnote355" title="Go to footnote 355"><span class="smaller">[355]</span></a>. Mais, en tout cas, avec l'attitude
+prise par Palmerston, M. Guizot n'avait plus aucun espoir de rien
+faire d'efficace pour la Pologne. Il devait dès lors n'avoir qu'un
+souci: calculer son langage de façon à donner quelque satisfaction
+à l'opinion française, sans cependant s'aliéner les trois cours et
+les rejeter du côté de l'Angleterre. La dépêche qu'il adressa, le
+3 décembre, à ses ambassadeurs près les cours de Vienne, de Berlin
+et de Saint-Pétersbourg, fut rédigée sous l'empire de cette double
+préoccupation. Après avoir réfuté les arguments invoqués à l'appui de
+l'annexion, notre ministre concluait en ces termes: «Le gouvernement
+du Roi ne fait donc qu'user d'un droit évident, et en même temps il
+accomplit un devoir impérieux, en protestant solennellement contre la
+suppression de la république de Cracovie, acte positivement contraire
+à la lettre comme au sens du traité de Vienne du 9 juin 1815. Après
+les longues et redoutables agitations qui ont si profondément ébranlé
+l'Europe, c'est par le respect des traités et de tous les droits
+qu'ils consacrent, que l'ordre européen s'est fondé et se maintient.
+Aucune puissance ne peut s'en affranchir, sans en affranchir en
+même temps les autres. La France <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> n'a point oublié quels
+douloureux sacrifices lui ont imposés les traités de 1815; elle
+pourrait se réjouir d'un acte qui l'autoriserait, par une juste
+réciprocité, à ne consulter désormais que le calcul prévoyant de ses
+intérêts, et c'est elle qui rappelle à l'observation fidèle de ces
+traités les puissances qui en ont recueilli les principaux avantages!»</p>
+
+<p>Beau langage sans doute, plus digne et plus ferme que celui de la
+dépêche de lord Palmerston: mais chacun sentait que derrière ces mots
+il n'y avait aucune intention d'agir. «C'est tout ce qu'on pouvait
+dire, écrivait de Rome un de nos jeunes diplomates, du moment où l'on
+ne voulait rien dire; il y a même des hardiesses au conditionnel;
+le conditionnel est une bien belle invention<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a><a href="#footnote356" title="Go to footnote 356"><span class="smaller">[356]</span></a>.» Le gouvernement
+français s'appliqua d'ailleurs à faire bien comprendre à Vienne
+qu'il parlait surtout pour l'opinion de Paris. D'avance, afin de
+préparer le gouvernement autrichien, M. Guizot avait écrit à M. de
+Flahault: «Notre public est très animé; faites en sorte qu'on nous
+sache gré de notre modération, en ne s'étonnant pas de notre franche
+et ferme protestation quand elle vous arrivera<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a><a href="#footnote357" title="Go to footnote 357"><span class="smaller">[357]</span></a>.» La dépêche
+une fois envoyée, notre ministre donnait cette assurance au comte
+Apponyi: «Si le prince de Metternich persiste dans l'attitude qu'il
+a prise dans la question espagnole, je l'appuierai dans l'affaire de
+Cracovie, autant que ma position me le permet<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a><a href="#footnote358" title="Go to footnote 358"><span class="smaller">[358]</span></a>.» Le Roi ne tenait
+pas un autre langage: «Le chancelier doit bien sentir, disait-il à
+l'ambassadeur d'Autriche, qu'on ne pouvait faire moins. Après tout,
+ce ne sont que des paroles qui ne font de mal à personne. Informez
+le prince que j'ai parlé aux orateurs de la Chambre qui pourraient
+être tentés de traiter des affaires de Cracovie. Je m'engage à les
+styler<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a><a href="#footnote359" title="Go to footnote 359"><span class="smaller">[359]</span></a>.» De son côté, à Vienne, lord Ponsonby, loin d'appuyer
+les représentations <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> de son ministre, n'hésitait pas, pour se
+rendre agréable à M. de Metternich, à «donner la Pologne à tous les
+diables<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a><a href="#footnote360" title="Go to footnote 360"><span class="smaller">[360]</span></a>». Quant à lord Palmerston, il se faisait honneur auprès
+des cabinets allemands du refus qu'il avait opposé à notre offre
+d'action commune<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a><a href="#footnote361" title="Go to footnote 361"><span class="smaller">[361]</span></a>.</p>
+
+<p>De protestations ainsi faites et ainsi commentées, les cabinets de
+Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg n'avaient pas à s'émouvoir.
+Après avoir écouté la lecture de la dépêche de M. Guizot, M. de
+Metternich voulut bien déclarer à M. de Flahault «qu'il sentait tous
+les embarras que cette affaire devait causer au ministre français,
+et que c'était le seul regret qu'elle lui inspirât<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a><a href="#footnote362" title="Go to footnote 362"><span class="smaller">[362]</span></a>». Il ajouta
+qu'il était «très content» de cette dépêche et loua fort «le talent
+remarquable» avec lequel elle était rédigée<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a><a href="#footnote363" title="Go to footnote 363"><span class="smaller">[363]</span></a>. Il se borna à une
+réplique de forme, dans laquelle il constata le désaccord sans en
+paraître surpris ni choqué, et maintint le droit des puissances sans
+pousser plus loin la controverse<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a><a href="#footnote364" title="Go to footnote 364"><span class="smaller">[364]</span></a>.</p>
+
+<p>Les trois cours avaient donc habilement choisi leur moment, et
+elles se félicitaient du succès de leur entreprise. Elles avaient
+supprimé, à côté de leurs frontières, un foyer d'agitation gênant,
+sinon dangereux, et surtout, par la prompte vigueur de leur action,
+par la visible impuissance des États libéraux, elles croyaient avoir
+rendu à la politique réactionnaire, en Europe, un prestige que
+cette politique n'avait plus depuis quelque temps. «La suppression
+de l'État de Cracovie, disait M. de Metternich dans une sorte de
+mémoire rédigé à la fin de 1846, a fourni au parti ennemi de l'ordre
+la preuve palpable que les trois monarques ne s'étaient pas encore
+résignés à mettre bas les armes devant la révolution victorieuse.
+Celle-ci a dû se sentir compromise par ce fait. Dans <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> plus
+d'un pays, ses adeptes ont jugé convenable d'ajourner à de meilleurs
+temps l'exécution de leurs projets subversifs.» Le chancelier se
+persuadait qu'il en était ainsi en Suisse et en Italie: il montrait
+les agitateurs de ces pays désabusés de l'espoir qu'ils avaient
+fondé sur la France, et convaincus désormais que Louis-Philippe,
+désireux de «se ménager le bon vouloir des puissances du Nord», ne
+contrarierait pas l'action de ces puissances<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a><a href="#footnote365" title="Go to footnote 365"><span class="smaller">[365]</span></a>. Les événements
+devaient prouver qu'il y avait là beaucoup d'illusion. La révolution
+n'était pas aussi intimidée qu'on l'imaginait à Vienne. En réalité,
+le chancelier avait plus satisfait son amour-propre du moment qu'il
+n'avait servi d'une façon durable sa politique. Par un certain côté
+même, n'avait-il pas nui à cette politique? Pour résister à la
+poussée révolutionnaire qui le menaçait sur tant de points, il avait
+grand besoin du concours de la France. M. Guizot était précisément en
+train de se rapprocher de lui. Seulement, il y éprouvait une grande
+difficulté venant des préventions, peu raisonnables, mais très vives,
+du public français contre une alliance d'apparence illibérale. Tout
+dans l'affaire de Cracovie,&mdash;le sans-gêne provocant avec lequel
+avaient agi les trois cours, comme l'embarras trop manifeste que la
+France avait éprouvé à les contredire,&mdash;était fait pour accroître,
+exaspérer ces préventions, leur fournir des arguments plausibles, et
+par suite entraver, retarder l'évolution tentée par notre diplomatie.
+Le <cite>Journal des Débats</cite> lui-même n'était-il pas amené à protester,
+le 7 décembre, que «la France ne serait jamais réduite à chercher
+ses alliés parmi les ennemis de la liberté et les oppresseurs de
+la Pologne»? M. Guizot signalait aux cabinets allemands, sans les
+convaincre, il est vrai, cette conséquence de leur conduite. «Que
+veut-on surtout à Vienne? avait-il écrit dès le premier moment à M.
+de Flahault; réprimer les passions révolutionnaires. Par ce qu'on
+vient de faire à Cracovie, on les excite violemment et on énerve
+entre nos mains les moyens de les combattre... Je ne puis apprécier
+d'ici les avantages locaux, autrichiens, qu'on se <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> promet
+de cette mesure. Mais, à coup sûr, les inconvénients généraux,
+européens, sont immenses.» Il disait encore, un peu plus tard, dans
+une lettre au ministre de France à Berlin: «On a fait ainsi, chez
+nous et partout, beaucoup de mal à la bonne politique, à la politique
+d'ordre, de conservation... Je la maintiendrai toujours; mais on
+nous condamne, pour la maintenir, à de rudes combats, et l'on donne
+ici aux passions révolutionnaires des armes plus fortes, si je ne me
+trompe, que celles qu'on leur enlève à Cracovie<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a><a href="#footnote366" title="Go to footnote 366"><span class="smaller">[366]</span></a>.»</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+<p>En dépit de ce que les journaux avaient pu découvrir ou deviner,
+le public n'était jusqu'alors que fort imparfaitement informé des
+difficultés élevées entre le cabinet de Paris et celui de Londres.
+L'heure approchait où, par la rentrée des Chambres françaises et
+anglaises, cette querelle diplomatique allait passer du demi-secret
+des chancelleries au plein jour de la tribune, et où les deux
+gouvernements, pour se justifier auprès de leurs Parlements
+respectifs, seraient amenés à vider leurs portefeuilles et à publier
+leurs dépêches. Il y avait là de quoi piquer la curiosité et aussi
+éveiller quelque préoccupation. «Ce sera un moment solennel, disait
+le <cite>Journal des Débats</cite>, le 29 décembre 1846, que celui où les
+deux Parlements s'ouvriront presque à la fois... Deux tribunes
+vont se trouver en présence. C'est entre deux gouvernements, entre
+deux peuples, entre deux tribunes étrangères l'une à l'autre, que
+la discussion va se trouver établie. Sera-t-elle compatible, cette
+discussion, avec le maintien de la paix extérieure?»</p>
+
+<p>Ces préoccupations étaient d'autant plus fondées que l'opposition
+française, tout entière à son animosité contre le ministère, ne
+paraissait voir dans les débats qui allaient s'ouvrir <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span>
+qu'une occasion d'augmenter encore les difficultés de la situation;
+elle se flattait de rendre ces difficultés telles que M. Guizot
+y succomberait. M. Thiers, entre autres, n'avait pas d'autre
+pensée. Sa passion le conduisit même à des démarches dont on
+aurait peine à admettre la réalité, si l'on n'en avait la preuve
+malheureusement incontestable. Nous avons vu déjà cet homme d'État,
+à la première nouvelle des mariages, chercher à lier partie avec
+lord Palmerston<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a><a href="#footnote367" title="Go to footnote 367"><span class="smaller">[367]</span></a>. Depuis lors, loin de trouver dans la guerre de
+plus en plus ouverte que ce dernier faisait, non pas seulement à M.
+Guizot, mais à la France, une raison de chasser, comme une tentation
+de trahison, l'idée d'une telle alliance, il s'y arrêtait, il s'y
+enfonçait davantage. Tous ses efforts tendaient, sans qu'il parût en
+éprouver le moindre scrupule, à rendre plus intime et plus complet le
+concert entre lui et le ministre britannique. C'est ce qui ressort
+de lettres et de conversations qui étaient destinées à demeurer
+secrètes, mais qui ont été récemment mises au jour.</p>
+
+<p>Parmi les Italiens réfugiés alors en Angleterre, était un certain
+Panizzi, dont nous avons déjà rencontré le nom, ancien <em>carbonaro</em>
+de Modène, devenu professeur à l'Université de Londres, en commerce
+épistolaire avec toutes sortes de personnages en Europe, et entré
+fort avant dans l'intimité des chefs du parti whig<a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a><a href="#footnote368" title="Go to footnote 368"><span class="smaller">[368]</span></a>. M. Thiers
+l'avait beaucoup vu, lors de son excursion outre-Manche, en octobre
+1845; c'est par lui qu'il avait été conduit chez lord Palmerston;
+depuis, il était resté en correspondance avec lui, le trouvant un
+intermédiaire commode pour des communications que la prudence ou la
+pudeur ne permettaient pas d'avouer trop ouvertement. Aussi fut-ce
+à M. Panizzi qu'il s'adressa, dès le 26 octobre 1846, quand il
+voulut se concerter avec le ministre anglais pour réfuter la version
+française sur les mariages. «Voyez lord Palmerston, puisque vous
+êtes lié avec lui, lui écrivait-il; dites-lui de vous communiquer
+à vous et pour moi la vérité pure... Je désire <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> avoir un
+historique complet et vrai de toute l'affaire... Comment les tories
+prennent-ils la question? En font-ils une affaire de parti contre
+les whigs, ou bien une affaire de pays commune à tous? Enfin, quel
+est l'avenir de votre politique intérieure?... Pour moi, je fais des
+v&oelig;ux en faveur des whigs; je suis révolutionnaire (dans le bon
+sens du mot) et je souhaite en tout pays le succès de mes analogues.
+Adieu et mille amitiés. Je vous prie de m'écrire pas moins que
+vingt pages sur tout cela.» Lord Palmerston, trop heureux de voir
+un Français tendre les mains pour recevoir de lui les armes avec
+lesquelles il frapperait son propre gouvernement, mit aussitôt M.
+Panizzi à même d'écrire à M. Thiers une très longue lettre, où toute
+l'histoire des mariages était racontée au point de vue anglais, et où
+la conduite de la France était naturellement présentée comme perfide
+et déloyale<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a><a href="#footnote369" title="Go to footnote 369"><span class="smaller">[369]</span></a>. Ce fut avec ces renseignements que M. Thiers put,
+avant toute publication de documents officiels, diriger la polémique
+de ses journaux.</p>
+
+<p>Les relations du ministre britannique et du chef de l'opposition
+française devinrent de plus en plus fréquentes et étroites à mesure
+qu'on approchait de l'ouverture de la session. M. Panizzi n'était pas
+le seul intermédiaire. Lord Palmerston, en même temps qu'il enlevait
+l'ambassade de Vienne à sir Robert Gordon pour la confier à lord
+Ponsonby, avait remplacé, à Paris, lord Cowley par lord Normanby.
+Celui-ci n'était guère préparé à occuper un tel poste: n'ayant joué
+jusqu'alors qu'un rôle parlementaire, il y avait acquis l'habitude
+d'argumenter plus que l'art de négocier, et ne possédait à aucun
+degré le sens de la mesure diplomatique. À peine les événements
+d'Espagne eurent-ils mis quelque froid entre les deux cabinets, que
+le nouvel ambassadeur, ne voyant là qu'une querelle à soutenir, s'y
+jeta à corps perdu et se trouva bientôt avec M. Guizot dans des
+termes tels que leurs rapports en furent singulièrement entravés. Il
+en était venu à se considérer comme accrédité auprès de l'opposition
+plutôt qu'auprès du gouvernement. <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> Dominé par M. Thiers
+qu'il voyait souvent, il crut, sur sa parole, à la possibilité de
+faire tomber le cabinet et mit tout son enjeu sur cette carte. Il
+ne se gênait pas pour dire dans son salon que la bonne entente
+entre l'Angleterre et la France ne serait pas rétablie tant que M.
+Guizot demeurerait au pouvoir. Son hôtel était comme l'arsenal où
+les adversaires du cabinet allaient chercher leurs munitions<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a><a href="#footnote370" title="Go to footnote 370"><span class="smaller">[370]</span></a>.
+En dépit des scrupules qu'éveillait à Londres une conduite aussi
+insolite, lord Palmerston n'hésitait pas à l'encourager, et lui-même
+indiquait les communications qu'il convenait de faire au chef de
+l'opposition française<a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a><a href="#footnote371" title="Go to footnote 371"><span class="smaller">[371]</span></a>.</p>
+
+<p>M. Thiers était tout en train de cette alliance et s'apprêtait à
+aborder ainsi les débats de la session, quand, dans les derniers
+jours de 1846 et les premiers de 1847, divers indices lui firent
+craindre que la politique à laquelle il s'associait n'eût perdu
+de son crédit en Angleterre. Là, sans doute, tout le monde, au
+moment des mariages, avait donné tort au gouvernement français;
+mais, depuis lors, tout le monde n'avait pas donné raison à lord
+Palmerston; plusieurs trouvaient qu'il poussait la querelle avec trop
+de passion, et que cette passion, toujours compromettante, était
+souvent maladroite et inefficace; on ne pouvait s'empêcher de noter
+qu'il avait prétendu soulever l'Espagne, entraîner l'Europe, faire
+reculer Louis-Philippe, et que, sur tous les points, il avait échoué.
+Ces sentiments ne se faisaient pas seulement jour dans les propos
+plus ou moins contenus des adversaires du cabinet, par exemple de
+lord Aberdeen, du duc de Wellington, de lord Cowley<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a><a href="#footnote372" title="Go to footnote 372"><span class="smaller">[372]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> Au
+sein même du ministère, lord Lansdowne, lord Grey, M. Wood désiraient
+une attitude plus conciliante; ils se plaignaient du sans-gêne avec
+lequel le chef du <i lang="en">Foreign office</i> entreprenait les démarches les
+plus graves à l'insu ou même contre le sentiment des autres membres
+du gouvernement, et ils sommaient le chef du cabinet, lord John
+Russell, qui n'avait pas été traité avec plus d'égard, de le tenir
+davantage en bride<a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a><a href="#footnote373" title="Go to footnote 373"><span class="smaller">[373]</span></a>. D'ailleurs, si les autres ministres ne
+parvenaient pas toujours à empêcher les frasques de leur collègue, du
+moins ils lui opposaient, pour ce qui dépendait d'eux, une certaine
+résistance d'inertie; ainsi faisaient-ils obstinément la sourde
+oreille, quand lord Palmerston, appuyé sur ce point par lord John
+Russell, les pressait d'organiser la défense des côtes anglaises en
+vue d'une guerre avec la France<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a><a href="#footnote374" title="Go to footnote 374"><span class="smaller">[374]</span></a>. La reine Victoria, elle aussi,
+éprouvait sur cette direction donnée à la diplomatie britannique des
+inquiétudes qu'entretenait le roi des Belges; celui-ci, sans doute,
+était trop Cobourg pour n'avoir pas été, au premier moment, fort
+dépité de la conclusion des mariages<a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a><a href="#footnote375" title="Go to footnote 375"><span class="smaller">[375]</span></a>; mais, depuis lors, il
+avait bien compris que la rupture de l'entente était le fait de lord
+Palmerston, et surtout il s'alarmait du trouble que l'acharnement
+querelleur de ce dernier menaçait de jeter dans la politique
+européenne<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a><a href="#footnote376" title="Go to footnote 376"><span class="smaller">[376]</span></a>. Enfin, dans le public anglais, il y avait également,
+par l'effet de la lassitude, une sorte d'apaisement; le <cite lang="en">Times</cite>,
+naguère si violent, s'en faisait l'interprète dans des articles
+remarqués où il critiquait les procédés du <i lang="en">Foreign office</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> De France, on n'était pas sans apercevoir plus ou moins
+nettement la détente qui se produisait dans une partie de l'opinion
+anglaise. Madame de Lieven, qui avait conservé beaucoup de relations
+à Londres et qui, plusieurs fois depuis les mariages, avait essayé,
+sans succès, de s'en servir pour amener une réconciliation<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a><a href="#footnote377" title="Go to footnote 377"><span class="smaller">[377]</span></a>,
+crut le moment venu, en décembre 1846, de tenter un nouvel effort:
+elle décida un de ses amis d'outre-Manche, M. Charles Greville, à
+faire un voyage à Paris. Bien que n'occupant aucun poste actif,&mdash;il
+avait seulement le titre de secrétaire du conseil privé,&mdash;M. Greville
+était fort répandu dans la haute société anglaise et se trouvait
+par suite bien placé pour remplir certains rôles d'intermédiaire
+officieux. Sans mission précise de qui que ce fût, son dessein, en
+venant en France, était de voir s'il pouvait, par ses démarches
+personnelles, préparer les voies à quelque rapprochement. Avant de
+s'embarquer, il s'était mis en rapport avec plusieurs des collègues
+de lord Palmerston; les uns, comme lord John Russell, n'avaient voulu
+lui donner aucun encouragement; d'autres avaient laissé voir des
+vues plus conciliantes: lord Clarendon, entre autres, l'avait chargé
+de dire à M. Guizot que s'il se montrait modéré dans les Chambres
+françaises, on ferait de même à Londres. Arrivé à Paris, le 5 janvier
+1847, M. Greville vit tout de suite plusieurs hommes politiques. Il
+trouva M. Guizot assez blessé des procédés de lord Palmerston et de
+lord Normanby, convaincu de son bon droit, décidé à l'établir devant
+le Parlement, mais très disposé à user de beaucoup de ménagements
+et ne demandant pas mieux que de revenir à l'entente cordiale. M.
+Duchâtel témoigna de sentiments analogues<a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a><a href="#footnote378" title="Go to footnote 378"><span class="smaller">[378]</span></a>.</p>
+
+<p>M. Thiers considérait avec grand déplaisir les démarches de M.
+Greville. Dans la longue conversation qu'il eut avec lui, le 10
+janvier, il mit une singulière passion à développer tous les
+arguments qui devaient détourner l'Angleterre d'un rapprochement
+<span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> et l'exciter, au contraire, à pousser vivement la
+querelle<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a><a href="#footnote379" title="Go to footnote 379"><span class="smaller">[379]</span></a>. À l'entendre, sur le terrain où se rencontraient les
+deux gouvernements, il ne pouvait y avoir qu'une lutte à outrance,
+car il s'agissait de savoir lequel des deux avait trompé l'autre. Il
+assurait que M. Guizot, une fois vaincu dans cette lutte, tomberait,
+sinon par la Chambre, du moins par le Roi. «Vous ne devez pas
+croire, ajoutait M. Thiers, ce que vous entendez dire de la force
+du gouvernement. Ne vous fiez pas à tout ce que vous raconte Mme de
+Lieven; c'est une bavarde, une menteuse et une sotte. Le Roi s'est
+fait l'illusion que le gouvernement whig ne tiendrait pas; mais quand
+il verra que c'est une erreur, il aura peur, et, si vous continuez
+de refuser la réconciliation, il se débarrassera de Guizot...
+Savez-vous ce que c'est que le Roi? le mot est grossier, mais vous
+le comprendrez: eh bien! c'est un poltron!» Et comme M. Greville
+se récriait, disant qu'en Angleterre on tenait Louis-Philippe pour
+un homme de c&oelig;ur, qu'il avait donné souvent des preuves de son
+courage, M. Thiers reprit: «Non, non, je vous dis qu'il est poltron,
+et, quand il se trouvera définitivement mal avec vous, il aura peur;
+alors il suscitera des embarras à M. Guizot; il y a quarante ou
+cinquante députés&mdash;je les connais&mdash;qui tourneront contre lui, et
+de cette manière il tombera... Vous pouvez être sûr que ce que je
+vous dis est la vérité, d'autant plus que ce n'est pas moi qui lui
+succéderai, c'est Molé. Cependant, je vous parle franchement et je
+vous avoue que je serais enchanté de la chute de Guizot, d'abord
+parce que je le déteste, et ensuite parce que l'alliance anglaise est
+impossible avec lui; c'est un traître et un menteur qui s'est conduit
+indignement envers moi... Le Roi ne m'enverra chercher que quand il
+sera en danger. Il ne peut endurer quiconque ne consent pas à être
+son jouet. Quant à moi, je ne prendrai le ministère qu'à condition
+d'y être le maître, et j'en viendrai à bout.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> M. Thiers ne se contenta pas de tenir ce langage à M.
+Greville. Se méfiant des sentiments modérés de son interlocuteur,
+il voulut faire arriver, par une voie plus sûre, au gouvernement
+anglais et particulièrement à lord Palmerston ses incitations à
+pousser la lutte à outrance. Le 12 janvier, c'est-à-dire deux jours
+après la conversation qui vient d'être rapportée, il écrivit à M.
+Panizzi<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a><a href="#footnote380" title="Go to footnote 380"><span class="smaller">[380]</span></a>: «Je trouve la conduite de M. Guizot fort claire: il a
+manqué de bonne foi, il a menti... Mais ce qui est clair pour moi ne
+peut le devenir pour le public qu'à grands renforts de preuves. Il
+faut qu'on connaisse les dépêches de lord Normanby, dans lesquelles
+les mensonges de M. Guizot sont, à ce qu'on dit, mis au jour de la
+manière la plus frappante... Les agents de M. Guizot disent, ici et
+à Londres, que ni le pays ni le Roi n'abandonneront jamais M. Guizot.
+C'est une absurdité débitée par des gens à gages... Le pays éclairé
+a le sentiment que la politique actuelle est sans c&oelig;ur et sans
+lumière. Quant au Roi, il abandonnera M. Guizot plus difficilement
+qu'un autre, car M. Guizot s'est complètement donné à lui et soutient
+son <em>gouvernement personnel</em> avec le dévouement d'un homme qui n'a
+plus d'autre rôle possible. Mais quand le Roi croira la question
+aussi grave qu'elle l'est, il abandonnera M. Guizot. Le Roi est un
+empirique en politique... Il ne croit pas à la solidité des whigs;
+il croit que, l'un de ces jours, naîtra une question qui emportera
+celle des mariages, et qu'il aura acquis une infante sans perdre M.
+Guizot. Le jour où il croira les choses plus stables qu'on ne les lui
+peint de Londres, et où il craindra sérieusement pour ses rapports
+avec l'Angleterre, il abandonnera M. Guizot. Il ne tient à personne.
+Il a eu plus de goût pour moi que pour personne... Mais, dès que
+j'ai contrarié ses penchants de prince illégitime voulant se faire
+légitime par des platitudes, il m'a quitté sans un regret. M. Guizot,
+au fond, ne lui inspire confiance que sous un rapport: c'est une
+effronterie à mentir devant les Chambres qui <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> n'a pas été
+égalée dans le gouvernement représentatif, effronterie appuyée d'un
+langage monotone, mais très beau. Comme intelligence et discernement,
+le Roi pense de M. Guizot ce qu'il faut en penser. Quand il croira
+les whigs solides et la résistance sérieuse, il se décidera à un
+changement de personnes, soyez-en certain. Mais il faut bien mettre
+en évidence les faits et la mauvaise foi de M. Guizot.»</p>
+
+<p>Lord Palmerston, de son côté, n'était pas moins préoccupé des
+démarches de M. Greville, et, avant même d'avoir reçu la lettre qui
+vient d'être citée, il faisait écrire, le 14 janvier, par M. Panizzi
+à M. Thiers: «Avez-vous vu M. Greville?... J'apprends, par le <cite lang="en">Times</cite>
+du 12, qu'on le suppose chargé d'une négociation non officielle
+pour renouveler l'entente cordiale... Écrivez-moi ce que vous
+pensez de cela... Tout ceci m'intéresse beaucoup... Rappelez-vous
+de n'envoyer votre réponse que sous couverte directement à lord
+Normanby.» Dans cette même lettre, on communiquait à M. Thiers de
+nouvelles dépêches, et on le pressait, par contre, de faire tout de
+suite connaître, afin d'en informer «ses amis» de Londres, «la marche
+qu'il comptait suivre» dans les débats qui allaient s'ouvrir.</p>
+
+<p>Le 17 janvier, nouvelle lettre de M. Thiers à M. Panizzi. Résumant
+tous les faits, il déclarait donner entièrement raison à lord
+Palmerston, envoyait à celui-ci des conseils sur la manière la
+plus habile de présenter les événements, et revenait toujours sur
+cette idée que «si le Roi croyait les choses stables en Angleterre
+et la question sérieuse, il abandonnerait M. Guizot». Ce dernier
+n'était pas le seul contre lequel M. Thiers se donnait, dans cette
+lettre, le plaisir d'épancher son ressentiment. Irrité de ce qu'à
+ce moment même un certain nombre de députés de la gauche et du
+centre gauche, guidés par M. Billault et M. Dufaure, manifestaient
+l'intention de se séparer de lui dans la question des mariages
+espagnols, il s'exprimait ainsi sur cette dissidence: «Il y a, dans
+tous les partis, mais surtout en France, des seconds qui veulent
+être les premiers. Je suis fort, moi, avec Odilon Barrot; à nous
+deux, nous décidons la conduite de l'opposition. MM. Billault
+<span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> et Dufaure, deux avocats fort médiocres, le premier fort
+intrigant, le second morose et insociable, fort mécontents de ne pas
+être les chefs, ayant le désir de se rendre prochainement possibles
+au ministère, ont profité de l'occasion pour faire une scission.
+L'alliance avec l'Angleterre n'est malheureusement pas populaire...
+Notez que ces deux messieurs, vulgaires et ignorants comme des
+avocats de province, n'ayant jamais regardé une carte, sachant à
+peine où coulent le Rhin et le Danube, seraient fort embarrassés de
+dire en quoi l'alliance anglaise est bonne ou mauvaise. Mais ils font
+de la politique comme au barreau on fait de l'argumentation; ils
+prennent une thèse ou une autre, suivant le besoin de la plaidoirie
+qu'on leur paye, et puis ils partent de là, et parlent, parlent...
+Ils ont, de plus, trouvé un avantage dans la thèse actuellement
+adoptée par eux, c'est de faire leur cour aux Tuileries, et de se
+rendre agréables à celui qui fait et défait les ministres.» M.
+Thiers terminait sa lettre par cette phrase, qui n'était pas la
+moins étrange: «Vous n'imaginez pas ce que débitent ici tous les
+ministériels. Ils prétendent que je suis en correspondance avec lord
+Palmerston, à qui je n'ai jamais écrit de ma vie et qui ne m'a jamais
+écrit non plus.» Est-il besoin de rappeler que ce même homme d'État
+inaugurait, trois mois auparavant, sa correspondance avec M. Panizzi
+en lui écrivant: «Voyez lord Palmerston, puisque vous êtes lié avec
+lui, dites-lui de vous communiquer à vous et pour moi la vérité
+pure.» Du reste, les alliés anglais de M. Thiers ne se croyaient pas
+tenus à plus de sincérité. Un peu plus tard, lord Normanby adressait
+à son ministre une dépêche pour nier qu'il eût des communications
+avec l'opposition française, et lord Palmerston, qui savait à quoi
+s'en tenir sur cette dénégation, se disait bien aise de l'avoir en
+main pour la mettre sous les yeux de la Reine, au cas où celle-ci
+aurait reçu des Tuileries quelque rapport sur la conduite de son
+ambassadeur<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a><a href="#footnote381" title="Go to footnote 381"><span class="smaller">[381]</span></a>.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> IV</h4>
+
+<p>Pendant que M. Thiers excitait ainsi le gouvernement anglais à
+mener vivement l'attaque contre le gouvernement français, la
+session s'ouvrait à Paris, le 11 janvier 1847. Le discours du trône
+s'exprima avec une réserve évidemment destinée à ménager l'opinion
+d'outre-Manche. «Mes relations avec toutes les puissances étrangères,
+disait le Roi, me donnent la ferme confiance que la paix du monde
+est assurée.» Il annonçait le mariage du duc de Montpensier comme un
+heureux événement de famille, se bornait à y montrer «un gage des
+bonnes et intimes relations qui subsistaient depuis si longtemps
+entre la France et l'Espagne», et ne faisait aucune allusion aux
+difficultés soulevées par la diplomatie britannique. Aussitôt après,
+le ministre déposa sur le bureau des Chambres les dépêches relatives
+aux affaires espagnoles: ces dépêches remontaient jusqu'en 1842.</p>
+
+<p>La discussion de l'adresse à la Chambre des pairs, qui précéda,
+suivant l'usage, celle de la Chambre des députés, commença
+le 18 janvier. Non seulement le ministère n'y rencontra pas
+de contradicteur sérieux, mais il y fut secondé par un allié
+considérable, le duc de Broglie. Le noble pair semblait avoir pris
+l'habitude, depuis quelque temps, de se porter publiquement caution
+de la politique étrangère du cabinet: il l'avait fait, en 1845,
+dans l'affaire du Maroc; en 1846, dans celle du droit de visite; il
+recommençait, en 1847, pour les mariages espagnols. Sa discussion
+fut nerveuse, serrée; il ne se perdit pas dans les détails, et
+s'attacha, avec une sorte de netteté hautaine, aux idées principales
+et aux faits décisifs. Tout d'abord, rappelant les souvenirs du passé
+et les événements du jour, il mit en lumière l'intérêt supérieur
+engagé dans cette question de mariage, et insista sur le danger que
+la France avait couru de voir l'Espagne passer, comme le Portugal,
+sous l'influence de l'Angleterre. Or, disait-il, «point de milieu:
+telle est géographiquement <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> la position de l'Espagne, que,
+pour être comptée au dehors comme elle doit l'être,... il faut
+de toute nécessité, ou qu'elle soit l'amie naturelle, l'alliée
+habituelle de la France, comme elle l'a été sous les princes de la
+maison de Bourbon, ou qu'elle soit l'ennemie naturelle et la rivale
+de la France, comme elle l'était sous Charles-Quint et sous Philippe
+II, ou bien enfin qu'elle soit l'amie naturelle et l'alliée de
+tous les ennemis, de tous les rivaux de la France, comme sous les
+trois derniers rois de la maison d'Autriche. Cela est écrit dans
+l'histoire; cela est écrit sur la carte.» Après avoir signalé le
+danger, le duc de Broglie montra que la conduite du gouvernement
+était justifiée par la nécessité d'y parer. Il réfuta, en passant,
+les principaux arguments de lord Palmerston, notamment celui qui
+était tiré du traité d'Utrecht, puis termina par une leçon donnée
+à l'esprit public français. «Il n'y a rien de si rare au monde,
+dit-il, que d'être de son avis; il n'y a rien de si difficile que
+de vouloir ce que l'on veut. J'appelle vouloir ce que l'on veut,
+vouloir la chose que l'on veut avec toutes ses conséquences, avec
+toutes ses conditions bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses...
+Tout le monde convient que l'intimité, l'entente cordiale, la bonne
+intelligence avec l'Angleterre est une chose excellente;... tout
+le monde convient que, pour maintenir une chose aussi bonne, aussi
+excellente, il faut faire tous les sacrifices qui ne compromettent
+aucun de nos intérêts essentiels. Voilà ce que tout le monde dit et
+pense sincèrement. On le veut en théorie; mais vient l'occasion,
+comme elle est venue il y a deux ans, de faire pour le maintien de la
+bonne intelligence avec l'Angleterre, je ne dirai pas un sacrifice,
+mais seulement un acte de justice, à l'instant combien de gens
+s'écrient que nous sommes à la remorque de l'Angleterre, que nous
+sommes les satellites de l'Angleterre, que nous sommes les esclaves
+de l'Angleterre! On crie: À bas les ministres de l'étranger! On crie:
+À bas les députés Pritchard! (<i>Rires d'approbation.</i>) Puis vient
+le revers de la médaille; vient une occasion où le gouvernement
+français se trouve appelé à défendre un de nos intérêts essentiels,
+un intérêt vital, la sécurité de nos frontières, notre indépendance
+<span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> en Europe. Il prend des mesures pour protéger cet intérêt;
+il ne le peut sans mécontenter un peu le gouvernement anglais. Eh
+bien! ces mêmes gens lèvent les mains et les yeux au ciel: on a
+sacrifié l'alliance anglaise à des intérêts de famille; l'alliance
+est rompue, nous sommes isolés, tout est perdu; il n'y a plus qu'à
+s'envelopper la tête dans son manteau. (<i>Même mouvement.</i>) C'est là
+ce qui s'appelle n'être pas de son avis, ne vouloir pas ce qu'on
+veut... Sachons envisager de sang-froid une situation qui n'a rien
+d'extraordinaire ni d'imprévu. Nous sommes isolés, dit-on. Mais
+l'isolement, c'est la situation naturelle de toutes les puissances
+en temps de paix générale... On dit que l'isolement peut entraîner
+certains dangers. Je ne dis pas non; mais qu'y faire? Les choses
+sont ce qu'elles sont. Ne faisons rien pour aggraver une pareille
+situation, ne faisons rien pour la prolonger. Nous n'avons aucun
+tort dans le passé; n'en ayons aucun dans l'avenir. Ne donnons au
+gouvernement anglais aucun sujet de mécontentement légitime... Mais
+en même temps ne lui donnons pas lieu de croire que nous regrettons
+d'avoir exercé nos droits, d'avoir défendu notre cause et soutenu
+nos intérêts. Il y va de notre honneur, il y va de notre avenir.
+(<i>Très vives marques d'assentiment.</i>) Tous tant que nous sommes,
+gouvernement ou public, législateurs, écrivains, publicistes, au nom
+du ciel, s'il est possible, faisons trêve, sur un point seulement
+et pendant quelque temps, à nos querelles de personnes et à nos
+discussions intérieures. (<i>Très bien! très bien!</i>) Ne donnons pas le
+droit de dire de nous que nous sommes un peuple de grands enfants,
+passant à chaque instant d'un extrême à l'autre, incapables de
+vouloir aujourd'hui ce que nous voulions hier; un peuple d'enfants
+hargneux, n'ayant d'autre souci que de dire blanc quand on leur
+dit noir, et oui quand on leur dit non.» (<i>Marques prolongées
+d'approbation.</i>)</p>
+
+<p>Malgré le succès de ce discours, M. Guizot ne se crut pas dispensé de
+prendre la parole, non à l'adresse de la haute assemblée, d'ores et
+déjà convaincue, mais à l'adresse du public. La tranquillité même
+de ce débat, l'absence d'opposition lui <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> paraissaient une
+occasion de faire avec plus de liberté et de sérénité d'esprit un
+exposé complet de l'affaire, de présenter, d'expliquer les documents
+qui venaient d'être déposés sur le bureau des Chambres. Il n'était
+pas indifférent, pour un tel exposé, de prendre les devants sur ceux
+qui, à Londres ou à Paris, auraient intérêt à montrer les choses sous
+un autre jour. Dès le début de son discours, M. Guizot marqua que
+son dessein était, non de réfuter des critiques qui ne s'étaient pas
+produites au Luxembourg, mais de faire un «récit simple et complet
+des faits», estimant que de ce récit il ressortirait, pour «la
+Chambre, pour le pays, pour l'Angleterre et pour l'Europe», que «le
+gouvernement français n'avait manqué ni de loyauté ni de prudence».
+Reprenant alors les faits depuis 1842, il apporta à la tribune comme
+un long chapitre d'histoire diplomatique, admirablement ordonné, avec
+nombreuses pièces à l'appui. Tout en se donnant pour but principal de
+prouver à la France qu'elle devait être satisfaite, il se préoccupa
+aussi de ménager l'amour-propre de l'Angleterre; il voulait en cela
+corriger l'effet produit par la parole un peu incisive du duc de
+Broglie<a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a><a href="#footnote382" title="Go to footnote 382"><span class="smaller">[382]</span></a>. Parvenu au terme de son exposé, M. Guizot se demanda
+quel était, par suite de ces événements, l'état de nos rapports avec
+l'Espagne, l'Europe et l'Angleterre. Il rappela qu'en Espagne, malgré
+toutes les provocations, les mariages, «librement discutés», avaient
+été «accomplis avec une parfaite tranquillité». Il montra qu'en
+Europe «aucune des puissances n'avait voulu adhérer aux protestations
+du gouvernement anglais». En Angleterre, il reconnut «qu'il y avait
+un mécontentement réel, et que nos relations en étaient, dans une
+certaine mesure, affectées»; mais il ajouta: «Messieurs, <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> si
+nous faisons deux choses, que pour son compte le gouvernement du Roi
+est parfaitement décidé à faire, si, d'une part, nous ne changeons
+point notre politique générale, politique loyale et amicale envers
+l'Angleterre, si nous continuons à vivre, à vouloir vivre en bonne
+intelligence avec le gouvernement anglais, et si, d'autre part, nous
+nous montrons bien décidés à soutenir convenablement ce que nous
+avons fait, à nous abstenir de toute avance, de toute concession
+(<i>approbation</i>), si nous tenons à la fois cette double conduite
+d'une amitié générale envers l'Angleterre et son gouvernement, et
+d'une fermeté bien tranquille dans la position que nous avons prise,
+tenez pour certain que le mécontentement anglais s'éteindra. Il
+s'éteindra devant la gravité des intérêts supérieurs qui viendront
+et qui viennent déjà peser sur les deux pays, et qui sont aussi
+bien comptés, compris et sentis à Londres qu'à Paris. (<i>Nouvelle
+approbation.</i>) La nation anglaise et son gouvernement ont, l'un
+et l'autre, deux grandes qualités: la justice les frappe, et la
+nécessité aussi! (<i>On rit.</i>) C'est un pays moral et qui respecte les
+droits; c'est un pays sensé et qui accepte les faits irrévocables.
+Présentez-vous sous ce double aspect: fermes dans votre droit, fermes
+dans le fait accompli, et tenez pour certain que les bonnes relations
+se rétabliront entre les deux gouvernements.» (<i>Marques très vives
+d'approbation.</i>)</p>
+
+<p>L'effet fut considérable. Pour sa première apparition à la tribune,
+la politique des mariages espagnols y faisait bonne figure. «On
+s'accorde à dire, notait sur le moment un observateur exact et
+clairvoyant, que la discussion qui vient de se terminer à la Chambre
+des pairs est une des plus belles qui aient eu lieu dans cette
+Chambre... Dès ce moment, la position de M. Guizot est très forte
+et très brillante<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a><a href="#footnote383" title="Go to footnote 383"><span class="smaller">[383]</span></a>.» Le gouvernement ne pouvait cependant se
+faire l'illusion que tout fût ainsi fini. Il savait bien qu'au
+Palais-Bourbon les choses n'iraient pas aussi facilement. C'est là
+que l'attendaient ses adversaires.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> V</h4>
+
+<p>Avant même que la Chambre des pairs eût fini de discuter son adresse,
+la session s'ouvrait, à Londres, le 19 janvier 1847. La reine
+d'Angleterre garda, dans son discours, la même réserve que le roi des
+Français; elle se borna à dire que «le mariage de l'Infante avait
+donné lieu à une correspondance entre son gouvernement et ceux de
+France et d'Espagne». Il avait été d'abord question de mentionner le
+«dissentiment» survenu; on y avait renoncé. L'intention conciliante
+était évidente. Elle se manifesta plus nettement encore dans la
+discussion de l'adresse, qui, suivant l'usage, eut lieu le soir
+même dans les deux Chambres. Presque tous ceux qui prirent part au
+débat,&mdash;lords ou <i lang="en">commoners</i>, whigs ou tories, et même des membres
+du cabinet, comme le marquis de Lansdowne,&mdash;s'appliquèrent à parler
+de la France en très bons termes, et exprimèrent le désir de voir
+rétablir l'entente cordiale. Lord Palmerston, bien que attaqué par
+certains orateurs comme l'auteur du refroidissement survenu, répondit
+à peine; on eût dit qu'il ne se sentait pas dans un milieu favorable.
+Lord John Russell fut à peu près seul à le défendre, par point
+d'honneur plus encore que par conviction. Il semblait que la réaction
+pacifique se fît sentir aussi dans le langage des journaux: le
+<cite lang="en">Times</cite> conseillait aux Chambres d'éviter toute discussion publique
+sur l'affaire des mariages, recommandait au cabinet de ne pas pousser
+plus loin ses controverses diplomatiques, et donnait à entendre
+que l'opinion ne s'associait pas aux rancunes querelleuses de lord
+Palmerston.</p>
+
+<p>En France, le gouvernement fut charmé et surpris d'une modération
+qui dépassait son attente, et qui contrastait singulièrement avec
+le ton des précédentes polémiques. Tout en étant fort disposé à
+répondre à ces avances, il ne pouvait dissimuler un sourire de
+triomphe. «Avez-vous lu les journaux anglais? demandait M. Guizot à
+M. Molé. Eh bien! vous <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> voyez qu'on recule<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a><a href="#footnote384" title="Go to footnote 384"><span class="smaller">[384]</span></a>.» M. Désages
+écrivait, le 21 janvier, à M. de Jarnac: «Le <em lang="en">royal speech</em> est tout
+ce que nous pouvions souhaiter de mieux.» Et, quelques jours après,
+voulant rendre compte à notre ambassadeur à Vienne de ce qui s'était
+passé à Londres, il lui mandait: «Vous avez pu juger jusqu'à quel
+point lord Palmerston est surveillé, contenu, et combien peu le
+sentiment public est en définitive porté à lui laisser la bride sur
+le col. Je ne prétends pas dire que tous ceux qui le surveillent, le
+contiennent et se mettent en travers de ses passions vindicatives,
+sont nécessairement de notre avis en tous points sur la question
+des mariages; mais j'affirme que tous veulent mettre un signet à
+cette affaire et n'entendent pas que, pour une éventualité presque
+chimérique, encore moins pour gratifier l'orgueil d'un homme, on
+prolonge cet état équivoque des relations des deux pays<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a><a href="#footnote385" title="Go to footnote 385"><span class="smaller">[385]</span></a>.»</p>
+
+<p>Par contre, grands furent le désappointement et le désarroi des
+députés de l'opposition qui avaient cru trouver dans l'irritation
+et les menaces de l'Angleterre un moyen de renverser M. Guizot. M.
+Greville, qui, étant encore à Paris, avait occasion d'observer de
+près ces députés, les comparait à des gens qui «sentent la terre
+leur manquer sous les pieds». Il était assailli de leurs plaintes
+et de leurs récriminations. «Nous ne pouvons rien dire pour vous
+dans la Chambre, lui déclarait M. Cousin, quand vous ne paraissez
+pas disposés à rien dire pour vous-mêmes.» M. Duvergier de Hauranne
+ne lui tenait pas un autre langage. M. de Beaumont lui demandait
+ironiquement s'il était vrai que les Anglais «eussent mis bas les
+armes». Tout porté qu'il fût personnellement vers la conciliation,
+M. Greville était embarrassé de la situation fausse où se mettait le
+gouvernement britannique, en faisant ainsi faux bond à ses alliés de
+France et en opérant cette retraite silencieuse après une si bruyante
+entrée en campagne. Naturellement M. Thiers n'était pas celui qui
+se plaignait le moins <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> haut. «Il est maussade comme un ours,
+notait encore M. Greville; il sait que son alliance avec l'ambassade
+anglaise ne lui a fait aucun bien, et il se rend compte maintenant
+qu'il ne pourra probablement pas s'en servir pour faire du mal à
+quelque autre<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a><a href="#footnote386" title="Go to footnote 386"><span class="smaller">[386]</span></a>.» Toutefois, le chef de l'opposition française ne
+voulut pas abandonner la partie sans faire un nouvel appel à lord
+Palmerston. Prenant donc un ton dégagé qui voilait mal l'amertume de
+son dépit, et qui d'ailleurs était habilement calculé pour piquer au
+jeu le ministre anglais, il écrivit à M. Panizzi, le 24 janvier<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a><a href="#footnote387" title="Go to footnote 387"><span class="smaller">[387]</span></a>:
+«Les discours de votre tribune ont produit ici un effet singulier.
+Le sentiment de tout le monde, c'est que tout est fini: on va
+jusqu'à dire que vous n'aurez pas de discussion, à votre tribune,
+sur l'affaire des mariages. Je vous prie de me dire ce qu'il en est,
+et de me le dire par le retour du courrier. Nous passerions pour des
+boutefeux, et, ce qui est pire, nous le serions, si, la querelle
+s'apaisant, nous venions la ranimer... Je reprochais surtout à nos
+ministres d'avoir rompu l'alliance avec les whigs, pour la misérable
+affaire des mariages. Si cette sotte affaire ne nous a pas brouillés,
+ce dont je m'applaudis fort, notre grief est sans valeur, et il
+serait ridicule d'attaquer M. Guizot pour une telle chose... Pour
+moi qui trouvais la situation difficile, vu la tournure des choses,
+je serai charmé d'être dispensé de me mêler à cette discussion.»</p>
+
+<p>M. Thiers pouvait se rassurer; lord Palmerston n'avait aucune envie
+de désarmer. Si la pression de l'opinion et les exigences de ses
+collègues l'avaient contraint de laisser passer, sans y contredire,
+les manifestations conciliantes de l'ouverture de la session, il
+comptait bien prendre avant peu sa revanche sur les pacifiques. Ce ne
+fut pas long. Pour rallumer la bataille, il suffit de la publication
+des documents diplomatiques déposés par lui, quelques jours après,
+sur le bureau des deux Chambres. Les <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> dépêches ainsi livrées
+à la polémique des journaux contenaient toutes les récriminations
+dont on avait jugé sage de s'abstenir à la tribune du Parlement. Dans
+le choix de ces dépêches, lord Palmerston avait eu soin de ne pas
+omettre les plus irritantes, celles qui mettaient le plus directement
+en cause la loyauté du gouvernement français; de ce nombre étaient
+deux dépêches de lord Normanby, datées du 1<sup>er</sup> et du 25 septembre,
+autour desquelles il se fit aussitôt grand bruit. Dans la première,
+l'ambassadeur racontait que M. Guizot venait de lui annoncer que les
+deux mariages «ne se feraient pas en même temps»; j'ai déjà mentionné
+cette réponse, faite de bonne foi, à un moment où notre gouvernement
+croyait encore pouvoir échapper à la complète simultanéité<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a><a href="#footnote388" title="Go to footnote 388"><span class="smaller">[388]</span></a>.
+La seconde dépêche rendait compte d'un entretien postérieur dans
+lequel M. Guizot parlait des deux mariages comme devant être célébrés
+ensemble; elle ajoutait que le ministre, interpellé par l'ambassadeur
+sur la contradiction existant entre ses deux déclarations, avait eu
+une attitude assez piteuse, essayant d'abord de nier sa première
+réponse, ensuite de l'expliquer par ce fait que, dans la cérémonie,
+la Reine devait être en effet mariée la première. On verra plus tard
+le démenti donné par M. Guizot à cette dépêche qui, contrairement
+à tous les usages, n'avait pas été préalablement communiquée au
+ministre dont elle prétendait rapporter les paroles.</p>
+
+<p>La publication du <cite lang="en">Blue book</cite>, et tout particulièrement des deux
+dépêches de lord Normanby, fut, pour les journaux de lord Palmerston,
+et immédiatement après pour ceux de M. Thiers, une occasion de
+reprendre avec une passion ravivée l'accusation de déloyauté déjà
+portée contre le gouvernement français. Notre opposition, naguère
+déconcertée et sur le point de battre en retraite, retrouva ardeur
+et confiance. Il fallait voir avec quel geste de confusion indignée
+le <cite>Constitutionnel</cite> affectait de se voiler la face à la vue d'un
+ministre français pris en flagrant délit de fourberie; nos feuilles
+de gauche proclamaient que, du <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> commencement à la fin de
+cette affaire, M. Guizot avait toujours «rusé», «menti», et on le
+traitait couramment de Scapin et de Bilboquet; la conclusion était
+que, pour dégager l'honneur de la France et rétablir les bons
+rapports avec l'Angleterre, il fallait, sans une minute de retard,
+changer de ministère. Comme toujours, c'était M. Thiers qui menait
+l'attaque; chez lui, plus aucune trace du découragement qui avait
+inspiré sa dernière lettre à M. Panizzi. Rencontrant M. Greville
+à l'ambassade anglaise, qui devenait de plus en plus le quartier
+général de l'opposition, il lui parla sur un ton singulièrement
+animé. «Il me reprocha, raconte M. Greville, d'ajouter foi à tout
+ce que me disait Mme de Lieven, déclarant que j'étais <em>une éponge
+trempée dans le liquide de Mme de Lieven</em><a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a><a href="#footnote389" title="Go to footnote 389"><span class="smaller">[389]</span></a>, et essaya, de son
+mieux, de me persuader que Guizot était faible, que sa majorité ne
+valait pas un fétu, et que le Roi pouvait et devait se débarrasser
+de lui aussitôt qu'il se trouverait lui-même dans une sorte de
+danger.&mdash;Conseillez à Palmerston, ajouta-t-il, de dire beaucoup de
+bien de la France et beaucoup de mal de M. Guizot.&mdash;Je répondis que
+je lui donnerais la moitié de l'avis, et pas l'autre.» M. Greville
+sortit de cet entretien, complètement édifié sur les sentiments de
+son interlocuteur. «Il ne pense, disait-il, qu'à faire du mal, à
+satisfaire sa propre passion et ses ressentiments<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a><a href="#footnote390" title="Go to footnote 390"><span class="smaller">[390]</span></a>.» M. Thiers
+écrivait de son côté à M. Panizzi: «Je ne sais ce que M. Greville
+est venu faire ici, mais il a fini par m'être très suspect. Je l'ai
+un peu raillé le jour de son départ, et il en est très piqué. Il a
+passé sa vie chez Mme de Lieven, chez M. Guizot, et il tenait ici le
+langage d'un pur <em>Guizotin</em>... Je crois franchement qu'il n'est pas
+bien sûr et qu'il avait quelque commission particulière, je ne sais
+pour qui, mais qui n'irait pas dans le sens de vieux révolutionnaires
+comme vous et moi<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a><a href="#footnote391" title="Go to footnote 391"><span class="smaller">[391]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> Naturellement M. Guizot ne pouvait voir avec indifférence
+la reprise d'attaques et d'injures dont la distribution du <cite lang="en">Blue
+book</cite> avait donné le signal. Il fut particulièrement blessé de la
+publication des deux dépêches de lord Normanby. Ainsi était effacée
+dans son esprit l'impression favorable qu'avaient produite les
+premiers débats du Parlement anglais. S'étant, lui aussi, rencontré
+avec M. Greville, il ne lui dissimula pas que toute conciliation
+était rendue impossible par les procédés de lord Normanby et par
+les sentiments de lord Palmerston; il ne contestait pas les bonnes
+dispositions de quelques autres membres du cabinet whig, mais elles
+lui paraissaient de peu d'importance tant que ne changeraient
+pas celles du ministre qui dirigeait en maître la diplomatie
+britannique<a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a><a href="#footnote392" title="Go to footnote 392"><span class="smaller">[392]</span></a>. M. Greville n'avait pas grand'chose à répondre.
+Force lui était de s'avouer que la pacification rêvée par lui
+était plus éloignée que jamais. Il quitta Paris, dans les derniers
+jours de janvier, triste et découragé. «Ainsi finit ma <em>mission</em>,
+notait-il sur son journal au moment de se rembarquer, et il me
+reste seulement à faire le rapport le plus véridique de l'état des
+affaires en France, à ceux à qui il importe le plus de le connaître;
+mais alors il leur sera très difficile d'adopter un parti décisif et
+satisfaisant<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a><a href="#footnote393" title="Go to footnote 393"><span class="smaller">[393]</span></a>.»</p>
+
+<h4>VI</h4>
+
+<p>La discussion de l'adresse à la Chambre des députés s'ouvrit le
+1<sup>er</sup> février 1847 et dura jusqu'au 12. Une escarmouche sur
+l'affaire de Cracovie, une bataille sur les mariages espagnols,
+telles furent les parties saillantes de cette discussion. Au sujet de
+Cracovie, le discours du trône s'était borné à dire avec une sobriété
+voulue: «Un événement inattendu a altéré l'état de choses fondé en
+Europe par le dernier traité de Vienne. La <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> république de
+Cracovie, État indépendant et neutre, a été incorporée à l'empire
+d'Autriche. J'ai protesté contre cette infraction aux traités.» Le
+projet d'adresse, un peu moins bref, ajoutait, en s'inspirant d'une
+idée indiquée dans la note que M. Guizot avait naguère adressée
+aux trois cours<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a><a href="#footnote394" title="Go to footnote 394"><span class="smaller">[394]</span></a>: «La France veut sincèrement le respect de
+l'indépendance des États et le maintien des engagements dont aucune
+puissance ne peut s'affranchir sans en affranchir les autres»; il
+félicitait en outre le gouvernement d'avoir «répondu à la juste
+émotion de la conscience publique, en protestant contre cette
+violation des traités, nouvelle atteinte à l'antique nationalité
+polonaise». Ce fut M. Odilon Barrot qui parla au nom de l'opposition.
+Que voulait-il au juste? Il serait malaisé de préciser à quoi
+concluaient ses phrases contre les traités de 1815 et en faveur des
+nationalités. M. Guizot, dans sa réponse, fut au contraire très
+net. «Le gouvernement du Roi, dit-il, a vu dans la destruction de
+la république de Cracovie un fait contraire au droit européen; il a
+protesté contre le fait, qu'il a qualifié selon sa pensée. Il en a
+pris acte afin que, dans l'avenir, s'il y avait lieu, la France pût
+en tenir le compte que lui conseilleraient ses intérêts légitimes
+et bien entendus... Mais, en même temps qu'il protestait, le
+gouvernement du Roi n'a pas considéré l'événement de Cracovie comme
+un cas de guerre. Et là où le gouvernement du Roi ne voit pas un cas
+de guerre, il ne tient pas le langage, il ne fait pas le bruit, il
+ne prend pas l'attitude de la guerre; il trouve qu'il n'y aurait à
+cela ni dignité, ni sûreté. Savez-vous quel est le vrai secret de la
+politique? C'est la mesure; c'est de faire à chaque chose sa juste
+part, à chaque événement sa vraie place, de ne pas grossir les faits
+outre mesure, pour grossir d'abord sa voix et ensuite ses actes au
+delà du juste et du vrai... Voici encore pourquoi, indépendamment
+de cette décisive raison que je viens d'indiquer, voici pourquoi
+nous avons agi comme nous l'avons fait. Nous n'avons pas cru que le
+moment où nous protestions <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> contre une infraction aux traités
+fût le moment de proclamer le mépris des traités; nous n'avons pus
+cru qu'il nous convînt, qu'il convînt à la moralité de la France, à
+la moralité de son gouvernement, de dire, à l'instant où il s'élevait
+contre une infraction aux traités: Nous ne reconnaissons plus de
+traités.» Le ministre montrait à la Chambre que toute autre conduite
+eût amené «de nouveau, en Europe, l'union de quatre puissances contre
+une». «Le jour, ajoutait-il, où nous croirions que la dignité et
+l'intérêt du pays le commandent, nous ne reculerions pas plus que
+d'autres devant une telle situation; mais nous sommes convaincus que
+l'événement de Cracovie n'était pas un motif suffisant pour laisser
+une telle situation se former en Europe.» La Chambre applaudit à ce
+langage aussi ferme que sensé, et la gauche n'osa même pas proposer
+d'amendement.</p>
+
+<p>Sur les mariages espagnols, l'opposition, naguère si passionnée
+dans la presse, se montra tout d'abord assez hésitante; on eût
+dit qu'elle éprouvait quelque embarras à répéter à la tribune ce
+qu'elle avait écrit dans les journaux. Quand, dans la séance du 2
+février, la discussion s'ouvrit sur le paragraphe relatif à cette
+affaire, M. Crémieux se trouva à peu près seul à attaquer les
+mariages. Les hommes considérables, M. Thiers notamment, se turent.
+Il n'appartenait pas à M. Guizot d'engager lui-même un combat auquel
+l'opposition se dérobait, d'autant qu'il avait dit le nécessaire
+dans la discussion de la Chambre des pairs<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a><a href="#footnote395" title="Go to footnote 395"><span class="smaller">[395]</span></a>. Il se borna donc à
+quelques mots dans lesquels, rappelant la modération, la réserve,
+la bienveillance pour la France qui venaient de se manifester au
+Parlement anglais, il se montrait désireux de s'associer à cet esprit
+de conciliation; sans doute, ajoutait-il, s'il y avait été obligé, il
+se serait défendu; mais, sa politique n'ayant pas été sérieusement
+<span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> attaquée, il croyait répondre aux sentiments exprimés à
+Londres, en s'abstenant pour le moment de toute discussion. Sur cette
+déclaration, le paragraphe fut voté sans difficulté. La Chambre se
+trouva ensuite en présence d'un paragraphe additionnel, proposé par
+MM. Billault et Dufaure: c'était la manifestation du nouveau tiers
+parti qui prétendait faire la leçon à la fois à M. Thiers et à M.
+Guizot, se séparait du premier en approuvant les mariages, mais ne
+témoignait pas confiance dans la fermeté du second. Cet amendement,
+soutenu par ses deux auteurs et par M. de Tocqueville, repoussé avec
+un laconisme dédaigneux, d'un côté par M. Guizot, de l'autre par M.
+Odilon Barrot, ne réunit au vote que 28 voix sur 270. Un échec si
+complet fit sourire la galerie. «Ils ont voulu faire de l'équilibre,
+disait le <cite>Journal des Débats</cite>, être de l'opposition et de la
+majorité, garder un pied sur la rive droite et un pied sur la rive
+gauche, ce qui est une attitude très difficile quand on n'est pas le
+colosse de Rhodes.»</p>
+
+<p>Le gouvernement s'était-il donc débarrassé à si peu de frais de
+l'opposition contre les mariages espagnols? C'eût été trop beau. En
+sortant de cette séance du 2 février, M. Thiers avait conscience
+de n'y avoir pas fait brillante figure. Vainement ses journaux
+prétendaient-ils, le lendemain matin, que M. Guizot avait «demandé
+grâce» et «imploré le silence»; le public ne s'y laissait pas
+prendre: il voyait bien qui avait reculé devant le débat, et un
+observateur pouvait noter sur son journal intime: «L'opposition est
+en pleine déroute; en gardant le silence, elle avoue implicitement
+l'imprudence et l'impopularité de la politique qu'elle a suivie par
+rapport aux mariages espagnols; jamais, depuis 1830, elle n'avait
+paru à ce point déconcertée et anéantie<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a><a href="#footnote396" title="Go to footnote 396"><span class="smaller">[396]</span></a>.» M. Thiers crut donc
+nécessaire de tenter quelque chose, dans la séance du 3 février,
+afin d'atténuer cette impression. Il prit la parole pour déclarer
+que, s'il s'était abstenu jusqu'alors, c'était que le ministre des
+affaires étrangères lui avait paru désirer le silence dans l'intérêt
+du pays; mais ne voulant, <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> disait-il, laisser aucune
+équivoque sur la question de savoir à qui incombait la responsabilité
+de ce silence, il demandait au gouvernement de dire nettement s'il
+acceptait ou refusait la discussion. M. Guizot répondit aussitôt que
+le ministère ne refusait pas la discussion; tant qu'il ne s'était
+pas vu attaqué sérieusement, il avait cru qu'il y aurait avantage à
+imiter la réserve du Parlement anglais; si aujourd'hui l'on voulait
+recommencer le débat, il l'accepterait; mais ce n'était pas à lui à
+prendre l'initiative; il ne pouvait avoir qu'à se défendre. Sur ce,
+M, Thiers annonça qu'il parlerait, et rendez-vous fut pris pour le
+lendemain.</p>
+
+<p>M. Thiers n'apporta pas, à la tribune, la contradiction absolue,
+l'attaque à fond, la réprobation véhémente et indignée qu'eussent pu
+faire prévoir la polémique de ses journaux et ce que nous savons de
+ses sentiments intimes. Évidemment, il était contenu par l'état de
+l'esprit public. Quand il en vint à préciser les points où il eût
+voulu une politique différente de celle qui avait été suivie, on
+fut surpris de voir que ces points n'étaient, en somme, ni les plus
+nombreux ni les plus considérables, et que souvent la dissidence se
+réduisait à peu de chose. Il commença par reconnaître qu'il avait
+été bon de marier la Reine avec don François d'Assise et d'écarter
+le prince de Cobourg. Sa critique porta uniquement sur le mariage
+du duc de Montpensier; il ne contestait pas que ce mariage fût
+«désirable» sous plusieurs rapports, mais, selon lui, on s'était,
+sans nécessité, trop pressé de l'accomplir, et cette précipitation
+avait fait manquer à ce qui était dû à l'Angleterre. Pour établir
+cette thèse, il exposa les faits à sa façon, niant que le ministère
+whig eût été moins fidèle que le ministère tory aux engagements pris
+à Eu, affirmant même que le premier avait fait plus encore que le
+second pour empêcher le mariage Cobourg. Il appuya aussi sur les
+révélations faites par les deux dépêches de lord Normanby du 1<sup>er</sup>
+et du 25 septembre 1840, et sur les déclarations contradictoires que
+M. Guizot aurait faites à ces deux dates. Et pourquoi, demandait-il,
+tous ces mauvais procédés dont la conséquence <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> avait été la
+rupture de l'alliance anglaise? Pour faire un mariage qui ne valait
+certes pas d'être payé si cher. L'orateur estimait qu'en attachant
+tant d'importance à cette question matrimoniale, le gouvernement
+avait commis une sorte d'anachronisme: aujourd'hui, ce n'était plus
+par un lien de parenté royale que la politique française pouvait
+agir efficacement en Espagne, c'était par le lien d'une révolution
+commune. Parlant à ce propos du rôle de la France en Europe, M.
+Thiers revendiquait pour son pays l'honneur de protéger partout la
+liberté en péril, les nationalités menacées. Pour une telle &oelig;uvre,
+l'alliance anglaise lui était utile. En rompant cette alliance au
+moment où le pouvoir passait aux mains des whigs, dont l'esprit
+libéral déplaisait aux puissances absolutistes, notre gouvernement
+avait révélé ses penchants réactionnaires. Ce qu'il nous en coûtait,
+on l'avait vu tout de suite dans l'affaire de Cracovie. Mais Cracovie
+n'était qu'un point dans l'espace. M. Thiers montrait alors, dans
+un brillant tableau, l'Italie qui se réveillait à la parole de Pie
+IX, la Suisse en état de guerre civile, l'Allemagne en fermentation
+constitutionnelle; il indiquait de quel appui serait, sur tous ces
+théâtres, pour la cause de la liberté, l'union de la France et de
+l'Angleterre. «Méconnaissez, s'écriait-il, l'événement de Cracovie;
+Cracovie était bien petite, quoiqu'elle ait la grandeur du droit;
+méconnaissez l'événement de Cracovie; mais avez-vous donc méconnu
+l'état du monde?»</p>
+
+<p>M. Guizot prit la parole, le lendemain, 5 février: «Y a-t-il eu
+nécessité de faire ce qu'on a fait et au moment où on l'a fait?
+Y a-t-il eu loyauté dans la manière dont on l'a fait?» Telle
+était la double question qui lui paraissait posée par le débat.
+Il y répondait oui sans hésiter, et il entreprit de justifier
+sa réponse en recommençant, avec nombreuses pièces à l'appui,
+l'histoire des négociations auxquelles avait donné lieu l'affaire
+des mariages. Cela fait,&mdash;et ce fut de beaucoup la partie la plus
+étendue de son discours,&mdash;il aborda ce qu'il appelait «la question
+des conséquences de l'acte, la question de la situation politique
+que l'acte nous avait faite». Il ne contestait <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> pas «la
+gravité de cette situation», mais ne voulait pas qu'on l'exagérât.
+En tout cas, il estimait que le moyen le plus sûr d'écarter tous
+les dangers était que la politique française restât «conservatrice,
+pacifique, dévouée à l'ordre européen». Ainsi obtiendrait-on que les
+puissances persistassent à refuser leur adhésion aux protestations
+de l'Angleterre. Arrivé au terme de sa longue démonstration, M.
+Guizot concluait, la tête haute et sur un ton de fierté victorieuse:
+«L'affaire des mariages espagnols est la première grande chose que
+nous ayons faite seuls, complètement seuls, en Europe, depuis 1830.
+L'Europe spectatrice, l'Europe impartiale en a porté ce jugement.
+Soyez sûrs que cet événement nous a affermis en Espagne et grandis
+en Europe.» Et, dominant les murmures de l'opposition, il faisait
+honneur de ce succès à la politique d'ordre et de conservation. «Nous
+maintenons, s'écriait-il, que cette politique a grandi, fortifié,
+honoré la France en Europe, qu'elle lui a donné plus de poids, plus
+de crédit; et nous maintenons que si cette politique n'avait pas
+été suivie, vous n'auriez pas été en état de résoudre vous-mêmes,
+en Espagne, la question qui s'est présentée, et qu'elle aurait été
+résolue contre vous au lieu de l'être pour vous.»</p>
+
+<p>M. Guizot descendit de la tribune au milieu des acclamations de
+la majorité. Celle-ci ne lui savait pas seulement gré d'avoir
+vigoureusement réfuté les opposants; c'était aussi pour elle une
+satisfaction nouvelle, en face de ceux qui l'avaient si souvent
+accusée de platitude envers le cabinet de Londres, de voir la fermeté
+avec laquelle son chef faisait tête à lord Palmerston<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a><a href="#footnote397" title="Go to footnote 397"><span class="smaller">[397]</span></a>. M. Guizot,
+en effet, sans oublier que sa voix portait jusqu'en Angleterre, avait
+dit hardiment, sur les procédés de la diplomatie britannique, tout ce
+qui lui avait paru nécessaire à sa propre justification. Quelques-uns
+même de ses auditeurs, peu braves de leur naturel, n'avaient pas été
+parfois sans <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> trembler, en le voyant se mouvoir avec cette
+allure résolue, sur un terrain si périlleux; mais on pouvait se fier
+à l'habileté de l'orateur: admirablement maître de sa pensée et de
+sa parole, il avait mesuré d'avance jusqu'où il pouvait aller, et
+n'avait pas dépassé la limite qu'il s'était fixée. Le vote à mains
+levées donna une grande majorité au ministère. L'opposition, se
+sentant battue, n'avait pas osé demander le scrutin. Quelques jours
+après, l'ensemble de l'adresse fut voté par 248 voix contre 84. Le
+ministère ne s'était pas encore vu à la tête d'une majorité aussi
+nombreuse et aussi décidée.</p>
+
+<p>L'opposition, qui sentait toute l'étendue de son échec, maugréait
+plus ou moins contre M. Thiers, auquel elle reprochait d'avoir voulu
+engager le combat sur un terrain aussi défavorable que celui des
+mariages espagnols. Le désappointement ne devait pas être moins vif
+à l'ambassade anglaise et au <i lang="en">Foreign office</i>. On y avait cru que la
+discussion entraînerait la chute du ministère; or, il se trouvait au
+contraire qu'elle avait tout à fait tourné à son avantage. M. Guizot
+se plaisait à mettre en lumière la déception de ses adversaires.
+«Voici, écrivait-il à ses agents près les cours de Vienne et de
+Berlin, l'erreur du cabinet anglais depuis six mois. Il a compté sur
+l'intimidation du Roi, des Chambres, du public. Il a espéré d'abord
+que le mariage Montpensier ne se ferait pas; puis, le mariage fait,
+qu'on ferait des concessions sur les choses, que la duchesse de
+Montpensier renoncerait à ses droits; puis qu'à défaut de concessions
+sur les choses, on en ferait sur les personnes, que M. Guizot serait
+sacrifié. De Paris, on a successivement écrit et promis tout cela à
+Londres. Cabinet anglais et opposition française ont l'un et l'autre
+mis tout leur jeu sur cette carte de l'intimidation à tous les degrés
+et sous toutes les formes. Ils se sont trompés<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a><a href="#footnote398" title="Go to footnote 398"><span class="smaller">[398]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> M. Thiers, craignant évidemment que lord Palmerston ne
+fût ainsi découragé de l'alliance contractée avec lui, s'empressa
+d'écrire à M. Panizzi; il lui affirma, en dépit des votes émis; que
+«l'immense majorité de la Chambre des députés déplorait la conduite
+de M. Guizot», qu'elle lui «reprochait son imprudente morgue et
+l'aveuglement avec lequel il s'était jeté dans le débat», et surtout
+il tâcha toujours de faire croire au gouvernement anglais qu'en
+poussant vigoureusement son attaque, il déterminerait Louis-Philippe
+à abandonner son ministre. «Le Roi, écrivait-il, est devenu fort
+douteux pour M. Guizot... Je suis certain de ce que je vous dis
+ici. Des confidences très sûrement informées ne m'ont laissé aucun
+doute à cet égard. Avant-hier, j'ai pu me convaincre d'un changement
+notable, par mes propres yeux. J'étais invité au spectacle de la
+cour avec sept ou huit cents personnes, par conséquent sans faveur
+aucune; mais j'ai reçu un accueil qu'on ne m'avait pas fait depuis
+bien des années, et c'est toujours ainsi quand on commence à
+s'ébranler<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a><a href="#footnote399" title="Go to footnote 399"><span class="smaller">[399]</span></a>.» Toutefois, lord Palmerston se lassait de prendre
+au sérieux ces assurances toujours démenties par l'événement. Il se
+rendait compte que le ministère était beaucoup plus solide que M.
+Thiers ne le disait. «Je crois M. Guizot aussi fort que jamais»,
+écrivait-il peu après à lord Normanby<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a><a href="#footnote400" title="Go to footnote 400"><span class="smaller">[400]</span></a>. À partir de cette époque,
+sans aucunement désarmer à l'égard du gouvernement français, il se
+montra beaucoup moins occupé de lier partie avec notre opposition.
+D'ailleurs, s'il eût trouvé un certain plaisir de vengeance à jeter
+par terre un ministre qui l'avait mortifié, et si, par ce motif, il
+avait associé volontiers ses ressentiments à ceux de M. Thiers, il
+ne consentait nullement à regarder l'avènement de ce dernier comme
+une satisfaction qui dût effacer ses griefs, dissiper ses méfiances
+et mettre fin au conflit: en réalité ce n'était pas à tel ministre,
+mais à la France qu'il en voulait. «Je ne vois <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> vraiment
+pas, écrivait-il encore à lord Normanby, ce que nous gagnerions à
+un changement de cabinet en France. Nous pourrions avoir quelqu'un
+avec qui il serait plus agréable de traiter, à la parole duquel nous
+croirions davantage; mais le successeur, quel qu'il fût, serait dans
+son c&oelig;ur aussi hostile à l'Angleterre; peut-être même jugerait-il
+plus nécessaire d'être raide, pour qu'on ne le crût pas moins disposé
+que M. Guizot à nous braver,&mdash;nous devrions plutôt dire à nous
+tromper,&mdash;dans ce qui regarde le mariage espagnol<a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a><a href="#footnote401" title="Go to footnote 401"><span class="smaller">[401]</span></a>.»</p>
+
+<h4>VII</h4>
+
+<p>J'ai déjà eu plusieurs fois occasion de noter les relations
+compromettantes de lord Normanby avec l'opposition française. Pendant
+son voyage à Paris, au mois de janvier 1847, M. Greville avait
+essayé, sans succès, de lui faire comprendre l'incorrection et le
+danger de sa conduite<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a><a href="#footnote402" title="Go to footnote 402"><span class="smaller">[402]</span></a>. «Je laisse l'ambassade dans une situation
+pénible et fâcheuse, écrivait-il tristement en se remettant en route
+pour l'Angleterre. Normanby semble ne pas se soucier si l'on voit son
+intimité avec Thiers, et il n'en a d'aucune sorte avec Guizot...
+Thiers, ayant saisi Normanby dans ses griffes, ne le laissera pas
+aller aisément, et le ressentiment de Guizot ne sera guère apaisé;
+aussi ne vois-je aucune chance que de bons rapports puissent jamais
+être rétablis entre eux<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a><a href="#footnote403" title="Go to footnote 403"><span class="smaller">[403]</span></a>.» Il n'y avait pas là seulement, comme
+s'en plaignait M. Greville, un obstacle aux conversations cordiales
+qui eussent amené une détente; mais, dans une telle situation,
+le moindre incident pouvait dégénérer en un conflit aigu entre
+l'ambassadeur et le ministre. Cet incident naquit de la discussion de
+l'adresse.</p>
+
+<p>On se rappelle comment lord Palmerston avait publié dans <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span>
+son <cite lang="en">Blue book</cite> deux dépêches de lord Normanby, rapportant deux
+conversations de M. Guizot, du 1<sup>er</sup> et du 25 septembre: dans l'une
+de ces dépêches, le ministre présentait le mariage de la Reine et
+celui de l'Infante comme ne devant pas se faire «en même temps»;
+dans l'autre, il avouait leur simultanéité, et, interpellé sur la
+déclaration contraire faite par lui précédemment, il s'en montrait
+fort embarrassé, essayait d'abord de la nier, puis prétendait
+l'expliquer en disant qu'en effet, dans la cérémonie, la Reine serait
+mariée la première. On n'a pas oublié non plus les accusations
+portées à ce propos, à Londres comme à Paris, contre M. Guizot.
+Celui-ci crut devoir y répondre dans son grand discours du 5 février.
+Il ne contesta aucunement avoir annoncé, le 1<sup>er</sup> septembre, à
+lord Normanby, que les mariages ne se feraient pas en même temps.
+«J'étais bien en droit de le dire, ajoutait-il;... car non seulement
+il n'était pas du tout décidé que les deux mariages se feraient
+simultanément; mais nous nous opposions encore, à ce moment, à la
+simultanéité.» Le ministre raconta ensuite comment, quelques jours
+plus tard, le 4 septembre, le gouvernement français avait été amené,
+par les exigences de l'Espagne, à consentir cette simultanéité.
+«Je n'en ai pas averti l'ambassadeur d'Angleterre, continua M.
+Guizot, c'est vrai; je n'ai pas cru devoir l'avertir. J'aurais
+manqué aux plus simples conseils de la prudence, si, en présence
+d'une opposition qu'il m'avait déjà déclarée, j'avais été l'avertir
+moi-même du moment où il fallait qu'il agît contre nous.» Quant
+à la conversation que lui attribuait la dépêche du 25 septembre,
+M. Guizot fit d'abord observer qu'en recevant un ambassadeur et
+en répondant à ses questions, il n'entendait pas subir une sorte
+d'interrogatoire; qu'il ne devait lui dire que la vérité, mais qu'il
+s'expliquait seulement dans la mesure qui convenait à l'intérêt de
+son pays et de sa politique. Il rappela ensuite que tout compte rendu
+fait par un agent étranger d'une semblable conversation n'avait un
+caractère d'authenticité et d'irréfragabilité que s'il était soumis
+préalablement à celui dont on rapportait les paroles; que lord
+Normanby en <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> avait usé ainsi pour l'entretien du 1<sup>er</sup>
+septembre; que, pour celui du 25 septembre, au contraire, cette
+communication n'avait pas été faite. Le ministre se croyait donc le
+droit de contester que son langage eût été exactement reproduit.
+«J'ose dire, déclarait-il, que si M. l'ambassadeur d'Angleterre
+m'avait fait l'honneur de me communiquer sa dépêche du 25 septembre,
+comme il m'avait communiqué celle du 1<sup>er</sup>, j'aurais parlé autrement
+et peut-être mieux qu'il ne m'a fait parler.» Fallait-il s'attendre
+qu'après avoir démenti un compte rendu inexact, M. Guizot en
+apportât un exact? Non, il ne s'y croyait pas tenu, et il préférait
+laisser une certaine obscurité sur une conversation dans laquelle,
+dès l'origine, il n'avait évidemment pas voulu ou pu être net. «Un
+seul mot, dit-il, sur le fond même de la dépêche. Le 25 septembre,
+Messieurs, toute la situation était changée: M. l'ambassadeur
+d'Angleterre m'apportait la protestation de son gouvernement contre
+le mariage de M. le duc de Montpensier. Cette protestation annonçait
+que le gouvernement anglais ferait tout ce qui dépendrait de lui
+pour empêcher ce mariage. Je recevais en même temps de Madrid des
+nouvelles tout à fait dans le même sens. Un grand effort intérieur
+et extérieur était fait contre le mariage, pour l'empêcher. Je me
+suis senti, le mot n'a rien de blessant pour personne, je me suis
+senti, après avoir reçu cette protestation, en face d'un adversaire,
+et je me suis conduit en conséquence, ne disant rien qui ne fût
+rigoureusement vrai, mais ne me croyant pas obligé à rien dire qui
+nuisît à ma cause ni à mon pays.»</p>
+
+<p>Lord Normanby n'était pas d'humeur à prendre en patience la leçon qui
+venait de lui être donnée. Il y vit une offense publique à relever
+immédiatement, et, dès le lendemain, 6 février, il adressa à lord
+Palmerston une dépêche rédigée <i>ab irato</i>, dans laquelle il disait:
+«Je répète, une fois pour toutes, et dans les termes les plus forts
+dont le langage soit susceptible, que le récit donné par moi est
+la traduction fidèle et littérale de chaque phrase et de chaque
+explication dont M. Guizot s'est servi dans la conversation que nous
+<span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> avons eue ensemble.» Lord Palmerston était trop au courant
+des usages diplomatiques pour ne pas savoir que lord Normanby s'était
+mis dans son tort en ne communiquant pas préalablement sa dépêche à
+M. Guizot, et que celui-ci était dans son droit en contestant, non
+la sincérité, mais l'exactitude du compte rendu<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a><a href="#footnote404" title="Go to footnote 404"><span class="smaller">[404]</span></a>; il aurait donc
+dû calmer son agent. Mais empêcher une mauvaise querelle de naître,
+ce n'était ni dans les habitudes, ni surtout dans la disposition
+actuelle de lord Palmerston; il aima bien mieux s'y jeter lui-même,
+sans se demander ni ce qu'elle valait, ni où elle le conduirait, ni
+comment il pourrait en sortir. Il répondit à lord Normanby, le 11
+février: «Milord, votre dépêche du 6 courant m'est parvenue, et,
+en réponse à cette communication, j'ai à assurer Votre Excellence
+que le gouvernement de Sa Majesté a la plus parfaite confiance dans
+l'exactitude de vos rapports, et que rien de ce qui a été dit à la
+Chambre des députés, le 5 courant, ne peut en aucune façon ébranler
+la conviction du gouvernement de Sa Majesté que le récit, renfermé
+dans votre dépêche du 25 septembre dernier, de ce qui s'est passé
+dans la conversation entre vous et M. Guizot, est entièrement,
+rigoureusement conforme à la vérité.» Le jour même, avant que l'encre
+en fût séchée, il déposait cette réponse avec un extrait de la
+dépêche de lord Normanby, sur le bureau du Parlement<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a><a href="#footnote405" title="Go to footnote 405"><span class="smaller">[405]</span></a>.</p>
+
+<p>Quelques heures après, tous les journaux publiaient les deux pièces.
+C'était précisément ce qu'avait voulu lord Palmerston. Il trouvait
+plaisir à dire tout haut qu'il tenait M. Guizot pour un menteur.
+«Le résultat, disait le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, organe du <i lang="en">Foreign
+office</i>, est qu'à la face des deux nations, M. Guizot est <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span>
+regardé dans l'opinion publique comme un imposteur convaincu
+d'imposture. C'est une position qui n'est pas nouvelle pour lui
+et qu'il peut supporter avec une philosophique indifférence; mais
+certes il n'est personne en Angleterre, ayant la prétention d'être
+un <i lang="en">gentleman</i>, qui se décidât à la subir, et, s'il le faisait,
+il serait certainement frappé d'une déconsidération universelle.»
+Suivant leur habitude, les journaux de M. Thiers firent écho à ceux
+de lord Palmerston. Le <cite>Constitutionnel</cite> ne fut pas moins ardent
+que le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> à accuser M. Guizot «d'avoir abusé, par
+de misérables équivoques, la loyauté de l'ambassadeur anglais»; il
+proclama que l'honneur de la France était intéressé à désavouer un
+ministre «menteur», et surtout il s'appliqua à grossir, à envenimer
+l'incident, toujours dans l'espoir d'en faire sortir une crise
+ministérielle; soulignant ce qui pouvait irriter de part et d'autre
+les amours-propres, il disait à lord Normanby: «Voyez comme M. Guizot
+s'est moqué de vous», et à M. Guizot: «Ne vous apercevez-vous pas que
+lord Normanby et lord Palmerston vous donnent un injurieux démenti?»</p>
+
+<p>La prétention de lord Normanby était que satisfaction publique lui
+fût donnée par M. Guizot, du haut de la tribune<a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a><a href="#footnote406" title="Go to footnote 406"><span class="smaller">[406]</span></a>. Le <cite lang="en">Morning
+Chronicle</cite> invitait ironiquement le ministre français «à rassembler
+tout son courage moral» pour faire cette sorte d'amende honorable.
+Par cette exigence, on se flattait, ou d'imposer à M. Guizot la
+plus mortifiante des humiliations, ou d'obliger Louis-Philippe à se
+séparer de lui. Notre ministre, fort ennuyé de cette querelle qui
+venait compliquer inutilement une situation déjà si difficile, eût
+saisi volontiers toute occasion d'y mettre fin honorablement, et,
+si on le lui eût demandé avec politesse, il n'eût certainement pas
+refusé de déclarer qu'en contestant l'exactitude du compte rendu,
+il n'avait nullement entendu mettre en doute la bonne foi de
+l'ambassadeur<a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a><a href="#footnote407" title="Go to footnote 407"><span class="smaller">[407]</span></a>. Mais à une <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> mise en demeure offensante
+et tapageuse, il estimait que sa dignité ne lui permettait pas
+de répondre. Il garda donc un silence froid. Même attitude dans
+la presse ministérielle. Le <cite>Journal des Débats</cite>, sans discuter
+avec les feuilles palmerstoniennes, se borna à signaler leurs
+emportements et à dénoncer le concours scandaleux que leur donnaient
+le <cite>Constitutionnel</cite> et ses pareils.</p>
+
+<p>Le chef du <i lang="en">Foreign office</i> ne tarda pas à s'apercevoir qu'il n'y
+aurait pas moyen de triompher de cette résistance passive de M.
+Guizot; il commençait d'ailleurs,&mdash;nous l'avons déjà vu,&mdash;à se rendre
+compte que le ministère français était plus solide que M. Thiers
+ne le faisait croire à lord Normanby. Il invita donc ce dernier à
+changer de tactique. «Vous avez dit officiellement, lui écrivit-il
+le 17 février, que l'insinuation de Guizot n'était pas vraie; nous
+avons fait savoir à toute l'Europe que nous vous croyions et que nous
+ne le croyions pas. Que nous faut-il de plus?... Cela, nous avions
+le pouvoir de le faire. Mais nous n'avons pas le pouvoir de forcer
+M. Guizot à des excuses. C'est pourquoi il vaut mieux ne pas nous
+exposer, en les demandant, à être obligés de nous retirer avec un
+refus. Il n'y a pas de raison pour que vous et lui ne continuiez pas
+à faire les affaires ensemble comme par le passé, et la meilleure
+ligne à suivre pour vous, c'est de déclarer que la publication des
+dernières dépêches et les sentiments unanimes du Parlement sur ce
+sujet vous laissent en bonne situation, et que ni votre gouvernement
+ni le Parlement ne demandent que leur opinion soit confirmée par
+aucun aveu de Guizot<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a><a href="#footnote408" title="Go to footnote 408"><span class="smaller">[408]</span></a>.» En même temps, lord Palmerston informait,
+à plusieurs reprises, M. de Sainte-Aulaire, notre ambassadeur à
+Londres, qu'il donnait pleinement raison à lord Normanby; que
+celui-ci serait maintenu à son poste; que si on lui rendait
+impossible de <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> traiter les affaires et si on l'obligeait
+ainsi à quitter Paris, il ne serait pas remplacé; que l'ambassade
+serait alors gérée par un chargé d'affaires, et que les rapports
+diplomatiques seraient mis sur le même pied que ceux de la France et
+de la Russie. Il faisait en sorte que cette dernière éventualité ne
+fût pas ignorée de Louis-Philippe<a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a><a href="#footnote409" title="Go to footnote 409"><span class="smaller">[409]</span></a>.</p>
+
+<p>Une telle situation ne pouvait se prolonger sans péril. À Londres
+même, les esprits les plus posés estimaient qu'en cet état, «la
+moindre difficulté pouvait produire une explosion et amener la
+guerre<a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a><a href="#footnote410" title="Go to footnote 410"><span class="smaller">[410]</span></a>». Comment sortir de là? Il n'y avait pas à compter sur
+la sagesse de lord Normanby; mais restaient les chances que devait
+nous donner sa maladresse passionnée. Elles ne nous firent pas
+défaut. Lady Normanby avait annoncé l'intention de donner un bal le
+19 février; dans les bureaux de l'ambassade, on copia, sans y faire
+attention, les listes des précédentes réceptions, et l'on adressa par
+suite une invitation à M. Guizot. Quand lord Normanby s'en aperçut,
+il craignit que cette démarche ne fût regardée comme une sorte
+d'avance conciliante à laquelle il n'eût pas voulu se prêter, et il
+fit informer M. Guizot que l'invitation lui avait été envoyée par
+méprise, ou, comme il disait, «par le <em>mépris</em> de son secrétaire». Ce
+ne fut pas tout: sous prétexte de rectifier les récits de certains
+journaux, l'ambassadeur fit insérer dans le <cite>Galignani's Messenger</cite>
+une note ainsi conçue: «La vérité semble être qu'une invitation
+avait été envoyée par erreur à M. Guizot, et que celui-ci en a été
+informé; mais il est également vrai, croyons-nous, que M. Guizot en
+a été instruit d'une manière indirecte et sans aucune circonstance
+pouvant lui donner sujet de s'offenser.» Le scandale fut grand. Le
+jour du bal, aucun membre de la cour, du ministère ou de la majorité
+des Chambres ne parut à l'ambassade. Par contre, les députés de
+l'opposition se donnèrent le mot d'ordre d'y aller, pour témoigner
+en faveur de leur allié; on y vit aussi un certain <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> nombre de
+légitimistes auxquels lord Normanby, effrayé du vide qui menaçait de
+se faire dans ses salons, avait envoyé des invitations à la dernière
+heure. Le même soir, il y eut réception au ministère des affaires
+étrangères: l'affluence y fut énorme.</p>
+
+<p>Aux yeux de tous les juges désintéressés, l'ambassadeur d'Angleterre,
+par ce dernier incident, avait mis décidément les torts de son côté.
+«Sa position est insoutenable en France», écrivait de loin M. de
+Metternich<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a><a href="#footnote411" title="Go to footnote 411"><span class="smaller">[411]</span></a>. M. Désages, naguère un peu inquiet du conflit où
+se trouvait engagé son ministre, mandait, plus rassuré, à M. de
+Jarnac: «En définitive, lord Normanby est aujourd'hui, je crois,
+plus embarrassé qu'embarrassant<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a><a href="#footnote412" title="Go to footnote 412"><span class="smaller">[412]</span></a>.» Les Anglais n'étaient pas
+les derniers à se rendre compte de la situation mauvaise où s'était
+mis leur ambassadeur. Dès l'origine, beaucoup d'entre eux avaient
+vu avec déplaisir cette querelle personnelle venant compliquer un
+différend politique dont on commençait à être las<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a><a href="#footnote413" title="Go to footnote 413"><span class="smaller">[413]</span></a>. Ce sentiment
+devint plus vif encore après la sotte histoire du bal. M. Greville
+constatait, le 23 février, que l'impression de dégoût et d'inquiétude
+était générale, sauf peut-être chez lord Palmerston. «Rien n'est plus
+déplorable que l'état de l'affaire, ajoutait-il, et Normanby semble
+entièrement inconscient de la pauvre figure qu'il fait<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a><a href="#footnote414" title="Go to footnote 414"><span class="smaller">[414]</span></a>.» Le
+<cite lang="en">Times</cite> exprimait le mécontentement du public.</p>
+
+<p>Émus de ce mouvement d'opinion, plusieurs des membres du cabinet
+britannique commencèrent à sortir un peu de l'inertie qui d'ordinaire
+leur faisait laisser le champ libre à lord Palmerston; ils se
+préoccupèrent de contenir leur collègue et de mettre au plus vite
+fin à la querelle. Mais, pendant qu'ils s'agitaient et tâtonnaient
+dans ce dessein, le chef du <i lang="en">Foreign office</i>, sans les consulter,
+sans même avertir son premier <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> ministre, lord John Russell,
+qui pourtant dînait chez lui le jour même, fit auprès de M. de
+Sainte-Aulaire une démarche violente qui aggravait singulièrement
+le conflit et qui dépassait ce que lui-même, quelques jours
+auparavant, regardait comme possible; il déclara à l'ambassadeur
+de France que «si lord Normanby ne recevait pas une réparation
+immédiate et satisfaisante, les relations diplomatiques entre
+les deux pays seraient interrompues». Lord Clarendon, informé de
+ce fait par quelqu'un qui venait de voir M. de Sainte-Aulaire,
+alla aussitôt trouver lord John Russell: «Que diriez-vous, lui
+demanda-t-il, si Palmerston avisait Sainte-Aulaire qu'à moins d'une
+réparation offerte à Normanby, toute relation entre la France et
+l'Angleterre cesserait?&mdash;Oh! non, dit lord John, il ne ferait pas
+cela. Je ne pense pas qu'une telle affaire soit à craindre.&mdash;Mais
+il l'a fait, dit Clarendon, la communication a eu lieu, et la seule
+question est de savoir si Sainte-Aulaire en a ou n'en a pas averti
+son gouvernement.» Cette fois, lord John Russell, en dépit de la
+confiance qu'il affectait de témoigner à Palmerston, s'alarma. Sans
+prendre le temps d'avertir ce dernier, il écrivit instantanément à
+M. de Sainte Aulaire, et lui demanda de ne pas transmettre à son
+gouvernement la communication qui lui avait été faite. Cet avis
+arriva à temps; la dépêche n'était pas encore partie. Lord John
+Russell vit ensuite lord Palmerston; lui parla-t-il avec plus de
+fermeté qu'à l'ordinaire? ou bien le trouva-t-il plus docile et
+plus humble, par conscience de ses torts? toujours est-il que le
+chef du <i lang="en">Foreign office</i>, sans paraître se formaliser d'avoir vu sa
+communication contremandée en dehors de lui, se soumit, au moins
+pour le moment, sauf à reprendre sa politique querelleuse plus tard,
+lorsqu'il serait moins surveillé et contenu<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a><a href="#footnote415" title="Go to footnote 415"><span class="smaller">[415]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> Cette nouvelle manière d'être de lord Palmerston se
+manifesta dans une lettre qu'il écrivit, le 23 février, à lord
+Normanby. «Nous sommes très anxieux, lui mandait-il, d'apprendre
+que les différends entre vous et Guizot ont été arrangés d'une
+façon ou d'une autre... Le public ici commence à s'inquiéter de
+ces affaires. Il ne comprend pas bien l'importance qu'ont à Paris
+des choses qui n'en auraient pas autant ici; et il craint que
+des différends personnels n'aient une influence fâcheuse sur les
+différends nationaux qui les ont produits. Vous savez combien ici le
+public est sensitif sur tout sujet qu'il suppose conduire à la guerre...
+Un arrangement est donc très souhaitable, et plus que vous ne
+pouvez vous en apercevoir à Paris.» Le ministre rappelait à son agent
+que, dans un conflit entre un premier ministre et un ambassadeur, ce
+dernier est toujours le plus faible. Il ne lui cachait pas d'ailleurs
+que tout le monde lui donnait tort dans l'affaire du bal, et que
+du moment où l'invitation avait été envoyée, même par erreur, elle
+n'aurait pas dû être retirée. «Le seul point, disait-il en terminant,
+sur lequel quelque chose comme une réparation soit nécessaire, est
+ce que Guizot a dit à la Chambre. À vous parler vrai, cela n'a pas
+été regardé ici comme aussi offensant qu'on semble l'avoir considéré
+à Paris. Sainte-Aulaire dit que Guizot lui assure n'avoir eu aucune
+intention de contester votre véracité. Le meilleur arrangement eût
+été qu'il donnât cette assurance à la tribune, en réponse à une
+question posée par quelque député. Mais probablement le temps est
+passé où cela aurait pu se faire. Ne pourrait-il pas vous le dire
+en présence du Roi intervenant comme pacificateur? Il ne déplairait
+peut-être pas au Roi de jouer ce rôle. Ou bien Guizot pourrait-il
+dire cela au Roi, qui vous le répéterait? Ou bien pourrait-il faire
+cette déclaration à Apponyi, avec mission de vous la rapporter?
+<span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> Tous ces moyens seraient, je pense, possibles. Mais il est
+très désirable que l'affaire soit arrangée<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a><a href="#footnote416" title="Go to footnote 416"><span class="smaller">[416]</span></a>.»</p>
+
+<p>Une telle lettre, si peu en harmonie avec ce qui lui avait été écrit
+jusqu'alors du <i lang="en">Foreign office</i>, était faite pour surprendre et
+désappointer lord Normanby. En tout cas, il dut se dire que du moment
+où lord Palmerston lui-même voyait ainsi les choses, il n'avait plus
+qu'à s'exécuter. Il se résigna donc, fort tristement et la tête
+basse, à aller trouver le comte Apponyi, l'informa qu'il était prêt
+à prendre envers le ministre français l'initiative d'une démarche de
+conciliation et le pria de s'interposer. M. Guizot, de son côté, ne
+demandait qu'à mettre fin à cette querelle personnelle; il accueillit
+bien ces ouvertures, insistant seulement pour qu'il fût bien établi
+que lord Normanby faisait les premiers pas. Suivant un programme
+convenu à l'avance, l'ambassadeur d'Angleterre chargea le comte
+Apponyi d'exprimer à M. Guizot ses regrets, au sujet de l'invitation
+retirée; en réponse, M. Guizot déclara au même intermédiaire n'avoir
+point eu l'intention, dans son discours à la Chambre, d'inculper la
+bonne foi et la véracité de l'ambassadeur; puis, le 27 février, tous
+deux se rencontrèrent chez le comte Apponyi et se serrèrent la main.
+«Messieurs, leur dit l'ambassadeur d'Autriche, je suis charmé de vous
+voir réunis chez moi, et je vous remercie de la confiance dont vous
+m'avez honoré l'un et l'autre.» M. Guizot, se tournant vers lord
+Normanby, lui tint ce langage: «Mylord, après ce que M. l'ambassadeur
+d'Autriche m'a fait l'honneur de me dire de votre part et ce que je
+lui ai répondu, ce qui conviendra le mieux, je pense, à vous comme
+à moi, c'est que nous n'en parlions plus.&mdash;Certainement», répondit
+l'ambassadeur. Ils s'assirent, causèrent du froid, du vent d'est,
+des travaux des Chambres, de l'Irlande, des emprunts, du maïs, des
+pommes de terre. Au bout de dix minutes, M. Guizot se retira<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a><a href="#footnote417" title="Go to footnote 417"><span class="smaller">[417]</span></a>.
+Une note sommaire <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> fit connaître au public les conditions du
+rapprochement. Peu de jours après, lord Normanby vint entretenir M.
+Guizot de l'affaire de la Plata, et le ministre dîna à l'ambassade.
+Les relations étaient rétablies, du moins en apparence.</p>
+
+<p>À Paris, les amis de M. Guizot trouvèrent, non sans raison, que
+l'affaire s'était terminée à son avantage<a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a><a href="#footnote418" title="Go to footnote 418"><span class="smaller">[418]</span></a>. À Londres, on ne
+put s'empêcher de remarquer combien la conclusion était différente
+des prétentions premières de lord Normanby. «Celui-ci, écrivait
+lord Howden, a été comme le mois de mars, arrivant comme un lion et
+s'en allant comme un agneau.» M. Greville déclarait que «la fin de
+cette triste querelle avait répondu au commencement, et que rien
+n'était plus misérable que la réconciliation<a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a><a href="#footnote419" title="Go to footnote 419"><span class="smaller">[419]</span></a>». Lord Normanby
+avait conscience de la figure un peu piteuse qu'il faisait; aussi
+les lettres qu'il écrivait à Londres étaient-elles pleines de
+récriminations contre son gouvernement qui ne l'avait pas soutenu,
+contre ses amis «plus que candides», qui s'étaient effarouchés de sa
+conduite<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a><a href="#footnote420" title="Go to footnote 420"><span class="smaller">[420]</span></a>. Lord Palmerston tâcha de le consoler. «Je ne suis pas
+surpris, lui mandait-il, que vous soyez ennuyé de la <em>candeur</em> de
+nos amis communs; mais c'est un mal inséparable de la vie publique...
+La tendance des meilleurs amis est toujours de penser qu'on a
+trop fait quand il s'élève des difficultés par suite de ce qui a
+été fait, ou, au contraire, qu'on a trop peu tenté quand il s'élève
+des difficultés par suite de ce qui a été omis... C'est toutefois
+le devoir de ceux qui ont charge de diriger un service, de soutenir
+leurs collaborateurs au milieu des difficultés auxquelles ils peuvent
+être exposés. Et soyez assuré que je ferai toujours ainsi. C'est pour
+moi la condition <i lang="la">sine qua non</i> de la coopération qu'on peut attendre
+d'hommes d'honneur<a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a><a href="#footnote421" title="Go to footnote 421"><span class="smaller">[421]</span></a>.» Lord Normanby pardonna-t-il à ceux de ses
+amis <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> qui l'avaient abandonné? En tout cas, il ne devait
+jamais pardonner à M. Guizot l'avantage que celui-ci avait eu sur lui
+en cette affaire. Jusqu'à la révolution de Février, il restera, plus
+que jamais, en connivence active avec notre opposition, et telle sera
+sa conduite que les Anglais pourront l'accuser d'avoir contribué au
+renversement de la monarchie de Juillet<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a><a href="#footnote422" title="Go to footnote 422"><span class="smaller">[422]</span></a>.</p>
+
+<h4>VIII</h4>
+
+<p>Si occupé que fût lord Palmerston de ce qui se passait en France, et
+de la campagne qu'il y menait avec le concours de notre opposition,
+il ne perdait pas de vue le reste de l'Europe et ne cessait pas
+d'agir auprès des autres puissances. On sait quels efforts il avait
+faits, dès le début du conflit, pour mettre dans son jeu l'Autriche,
+la Prusse et la Russie. Il les avait d'abord invitées, en septembre
+1846, à protester avec lui contre le mariage annoncé et non encore
+célébré de l'Infante; le fait accompli, il les avait pressées,
+en octobre et novembre, de déclarer, dans un protocole signé à
+quatre, que les enfants à naître de cette union seraient déchus de
+leurs droits successoraux, à la couronne d'Espagne; chaque fois il
+avait échoué. Non découragé par ce double insuccès, il revint à la
+charge en janvier 1847. Sa prétention, toujours la même au fond, se
+faisait plus modeste dans la forme. Il demandait que chacune des
+trois cours lui donnât séparément son avis sur les droits éventuels
+des descendants de l'Infante. Cet avis, il l'avait déjà obtenu,
+à peu près tel qu'il le désirait, du gouvernement de Berlin, en
+octobre 1846. Ne pouvait-on décider les cabinets de Vienne et de
+Saint-Pétersbourg à en faire autant? Sans doute, cette demande était
+assez anormale; il n'est guère dans l'usage des chancelleries de se
+prononcer ainsi, par voie de consultation <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> doctrinale, sur
+des hypothèses qui ne se réaliseront peut-être pas. Mais, à entendre
+le ministre anglais, cette mesure préventive n'avait pas pour but
+de commencer la bataille avant l'heure; elle devait, au contraire,
+assurer le maintien de la paix; le gouvernement français, averti
+à l'avance des dangers auxquels l'exposerait telle éventualité,
+s'arrangerait pour qu'elle ne se réalisât pas. Lord Palmerston
+donnait, en outre, à entendre, pour amadouer les trois cours,
+qu'elles serviraient par là les intérêts du comte de Montemolin, et
+il se répandait en éloges de ce prince, déclarant que, «s'il l'avait
+connu plus tôt, il se serait conduit autrement<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a><a href="#footnote423" title="Go to footnote 423"><span class="smaller">[423]</span></a>».</p>
+
+<p>Comme j'ai déjà eu l'occasion de le faire remarquer, la clef de la
+situation était à Vienne. Lord Ponsonby s'y démenait avec un zèle
+passionné. En toutes circonstances, il trahissait son animosité
+contre la France et ne prenait même pas la peine de la cacher à
+notre ambassadeur, le comte de Flahault, bien qu'il fût avec lui en
+bons rapports personnels. Ce dernier écrivait à M. Guizot, le 22
+janvier 1847: «Ponsonby me disait l'autre jour que le discours de
+la Reine contiendrait un paragraphe fort sévère sur les mariages
+espagnols<a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a><a href="#footnote424" title="Go to footnote 424"><span class="smaller">[424]</span></a>, que la guerre était très probable; que, du reste,
+lors même que cette difficulté ne se fût pas élevée, il s'en serait
+présenté d'autres qui auraient eu les mêmes conséquences; que la
+France et l'Angleterre étaient comme deux belles dames qui se
+rencontrent dans un salon; elles se font la révérence, se disent
+des politesses, mais sont toujours prêtes, à la première occasion,
+à se prendre aux cheveux (<i lang="en">pull on another's cap</i>)<a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a><a href="#footnote425" title="Go to footnote 425"><span class="smaller">[425]</span></a>.» En même
+temps, pour gagner les bonnes grâces de M. de Metternich, lord
+Ponsonby affectait d'entrer dans toutes ses idées, même les plus
+rétrogrades<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a><a href="#footnote426" title="Go to footnote 426"><span class="smaller">[426]</span></a>. Le chancelier, visiblement flatté d'être <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span>
+ainsi courtisé, trouvait toutes sortes de qualités à l'ambassadeur
+d'Angleterre<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a><a href="#footnote427" title="Go to footnote 427"><span class="smaller">[427]</span></a>.</p>
+
+<p>Le gouvernement français, informé du mouvement que se donnait
+la diplomatie anglaise à Vienne, ne laissait pas que d'en être
+préoccupé<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a><a href="#footnote428" title="Go to footnote 428"><span class="smaller">[428]</span></a>. De son côté, il n'était pas inactif. Il chargeait
+M. Giraud, légiste et historien distingué, de faire, sur le <em>Traité
+d'Utrecht</em>, un livre qui était la réfutation savante de la thèse
+anglaise: ce livre, traduit aussitôt en allemand, fut envoyé aux
+diverses chancelleries. Et surtout il ne se lassait pas, dans ses
+lettres à M. de Flahault, de développer les idées qu'il lui avait
+indiquées dès le début et qu'il savait être de nature à faire le plus
+d'impression sur M. de Metternich. «La France, lui écrivait-il, a
+besoin que l'Espagne soit pacifiée, monarchique et conservatrice. La
+France veut être tranquille de ce côté. À cette condition seulement,
+elle peut employer sur d'autres points son influence pour le maintien
+des mêmes principes. L'Autriche, surtout, a besoin que la France
+continue à soutenir la politique de conservation. Elle a besoin du
+concours, de l'action morale de la France, en Italie, en Suisse.
+Ressusciter à notre porte, en Espagne, l'état révolutionnaire,
+c'est ôter à la France non seulement tout moyen, mais peut-être
+toute envie de persévérer ailleurs dans cette politique. Si le
+désordre renaît en Espagne, il peut naître <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> en Italie. Est-ce
+l'Angleterre qui y portera remède? N'est-ce pas la France, la France
+seule, qui le peut et le veut aujourd'hui? Le prince de Metternich
+mettra-t-il en jeu le repos de l'Europe, pour servir la rancune de
+lord Palmerston?» M. Guizot ajoutait, dans une autre lettre, quelques
+semaines plus tard: «Lord Palmerston est voué à la politique remuante
+et révolutionnaire. C'est son caractère: c'est aussi sa situation.
+Partout ou à peu près partout, il prend l'esprit d'opposition et
+de révolution pour point d'appui et pour levier. M. de Metternich
+sait, à coup sûr, aussi bien que moi, à quel point, en Portugal, en
+Espagne, en Grèce, lord Palmerston est déjà engagé dans ce sens-là.
+Nous, au contraire, nous sommes de plus en plus conduits, par nos
+intérêts intérieurs et extérieurs bien entendus, à nous appuyer sur
+l'esprit d'ordre, de gouvernement régulier et de conservation<a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a><a href="#footnote429" title="Go to footnote 429"><span class="smaller">[429]</span></a>.»</p>
+
+<p>En présence des événements chaque jour plus graves de Suisse et
+d'Italie, de semblables considérations paraissaient décisives à M.
+de Metternich. Aussi, tout en témoignant beaucoup d'amitié à lord
+Ponsonby, le chancelier ne se laissait-il pas ébranler par ses
+instances, ni attirer hors du terrain où il avait pris possession
+dès le début. Le 19 janvier 1847, lord Palmerston lui avait demandé,
+dans une note officielle, «de vouloir bien s'expliquer sur la valeur
+qu'il reconnaissait aux traités de 1713, 1715 et 1725 et à leurs
+annexes, et de vouloir bien déclarer si, en vertu de ces différents
+actes et en conséquence de son mariage avec le duc de Montpensier,
+l'Infante et ses descendants n'avaient pas perdu leurs droits à la
+succession de la couronne d'Espagne». M. de Metternich répondit, le
+23 janvier, également par une note. Il commençait par y établir «que
+l'attitude prise par la Cour impériale prouvait qu'elle reconnaissait
+la validité de tous les actes cités dans la note anglaise et
+particulièrement de celui qui en est le complément et le moyen
+d'exécution, la Pragmatique de Philippe V, établissant, en Espagne,
+la succession masculine; que, <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> sans l'abolition de cette
+Pragmatique, le mariage de l'Infante avec M. le duc de Montpensier
+eût été un événement sans importance; que, quant aux enfants nés de
+ce mariage, ils ne pourraient élever de prétentions à la couronne
+qu'en vertu du droit paternel ou maternel; que le droit paternel ne
+saurait exister, le chef de la branche d'Orléans y ayant renoncé pour
+lui et ses descendants; que le droit maternel ne saurait exister
+aux yeux des puissances qui n'avaient pas reconnu le testament
+de Ferdinand VII, maintenaient la validité de la Pragmatique de
+Philippe V et ne reconnaissaient pas par conséquent les droits de
+l'Infante<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a><a href="#footnote430" title="Go to footnote 430"><span class="smaller">[430]</span></a>». Cette réponse n'était pas pour satisfaire lord
+Palmerston; il ne pouvait s'armer contre nous d'un avis qui tendait à
+contester le droit de la reine Isabelle elle-même. Ce qu'il lui eût
+fallu, ce n'était pas une déclaration d'incapacité générale fondée
+sur l'exclusion de toute succession féminine, mais une déclaration
+d'incapacité spéciale fondée, sur le mariage de l'Infante avec le
+duc de Montpensier. Sur le moment, le gouvernement français ne
+connut ni la note de lord Palmerston, ni la réponse du cabinet de
+Vienne. Mais, dans la seconde moitié de février, M. de Metternich,
+voulant nous donner «une marque de sa confiance» et un gage de ses
+bonnes dispositions, se décida à nous communiquer, «sous le sceau du
+secret», les notes échangées; il eut soin de faire ressortir que, par
+sa réponse, il avait refusé de se placer sur le terrain où l'appelait
+lord Palmerston, qu'il avait «pris position <em>à côté</em> de la question
+irritante», et il se dit résolu à «maintenir cette attitude<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a><a href="#footnote431" title="Go to footnote 431"><span class="smaller">[431]</span></a>».
+Notre gouvernement n'en demandait pas davantage.</p>
+
+<p>Lord Ponsonby, cependant, n'abandonnait pas la partie. Sa fiévreuse
+activité tenait sans cesse en éveil la diplomatie française, <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span>
+et celle-ci se demandait parfois s'il ne parviendrait pas à faire
+tomber M. de Metternich dans quelque piège. Un jour, par exemple,
+vers la fin de février, il vint dire au chancelier: «Auriez-vous
+objection à répondre par oui ou par non à la question suivante?»
+Et alors, tirant de sa poche un petit papier, il commença à lire:
+«Voulez-vous concourir à la déclaration...» Ici, le prince l'arrêta
+et lui demanda: «Qu'entendez-vous par <em>déclaration</em>? Est-ce une
+déclaration faite en commun ou que chacun fera de son côté?»&mdash;«Vous
+avez raison, répliqua Ponsonby; effaçons <em>déclaration</em> et mettons
+<em>opinion</em>. Partagez-vous l'opinion que les descendants du duc de
+Montpensier et de l'Infante n'ont pas de droits à hériter de la
+couronne d'Espagne?»&mdash;«Oui», répondit le chancelier<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a><a href="#footnote432" title="Go to footnote 432"><span class="smaller">[432]</span></a>. On voit
+tout de suite quelle avait été la man&oelig;uvre de l'ambassadeur,
+en demandant qu'il fût répondu par oui ou par non. Si M. de
+Metternich eût motivé son <em>oui</em>, on eût vu qu'il était fondé non
+sur la prétendue incapacité que la diplomatie britannique faisait
+résulter du mariage avec le duc de Montpensier, mais sur l'exclusion
+générale de toute succession féminine; c'est ce qui avait été dit
+expressément dans la note du 23 janvier. Le <em>oui</em> non motivé prêtait
+à l'équivoque. Quand M. de Metternich raconta cette conversation à
+M. de Flahault, celui-ci signala, non sans émotion, le parti que la
+diplomatie anglaise pouvait en tirer. Le chancelier le rassura; il
+protesta, à plusieurs reprises, qu'il ne se laisserait pas jouer,
+que son <em>oui</em> ne changeait rien à l'attitude prise par lui dans la
+note du 23 janvier, que, si le cabinet de Londres voulait en abuser,
+il lui opposerait un démenti et renouvellerait ses déclarations
+antérieures<a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a><a href="#footnote433" title="Go to footnote 433"><span class="smaller">[433]</span></a>. Ces assurances finirent par dissiper entièrement
+les inquiétudes, un moment assez vives, de M. de Flahault. «Je
+crois, écrivit-il, le 5 mars, à M. Guizot, le prince de Metternich
+aujourd'hui décidé à ne pas sortir de l'attitude qu'il a prise
+<span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> dans la question espagnole; mais j'ai eu quelques moments
+d'anxiété.» Et dans une autre lettre, en date du 9 mars, après avoir
+rappelé les rédactions plus «astucieuses» les unes que les autres,
+présentées par lord Ponsonby, pour écarter la duchesse de Montpensier
+et ses enfants, il ajoutait: «Il faut en convenir, il m'a fait passer
+par de rudes moments<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a><a href="#footnote434" title="Go to footnote 434"><span class="smaller">[434]</span></a>.»</p>
+
+<p>Lord Palmerston fut-il averti des dispositions de M. de Metternich?
+Toujours est-il qu'il ne chercha pas à exploiter le <em>oui</em> obtenu par
+son ambassadeur. Bien au contraire, il envoya à ce dernier une lettre
+où il constatait que décidément le cabinet de Vienne ne voulait
+pas se réunir au gouvernement anglais dans l'affaire du mariage;
+«s'il en est ainsi, ajoutait-il, non sans dépit, il faudra bien
+s'en passer<a id="footnotetag435" name="footnotetag435"></a><a href="#footnote435" title="Go to footnote 435"><span class="smaller">[435]</span></a>». Quelques jours auparavant, il écrivait à lord
+Normanby: «Nous devons, je suppose, regarder Metternich comme étant
+passé maintenant tout à fait du côté de la France<a id="footnotetag436" name="footnotetag436"></a><a href="#footnote436" title="Go to footnote 436"><span class="smaller">[436]</span></a>.» De son côté,
+M. de Metternich était décidé à ne plus accepter de conversations
+sur ce sujet. Il écrivait à ce propos, le 19 avril 1847, au comte
+Apponyi: «Je sais tirer une ligne entre les questions qui, pour
+nous, sont tranchées et celles qui ne le sont pas. Lord Palmerston
+voudrait nous engager dans une discussion dont nous ne voulons pas.
+Nous avons clairement défini et énoncé notre attitude, et nous
+entendons n'y rien changer. Lord Palmerston a dit à lord Ponsonby
+<em>qu'avec le cabinet autrichien il n'y a rien à faire; qu'il fallait
+donc s'en passer</em>. La question ainsi posée, ce n'est pas à nous qu'il
+appartiendrait d'y revenir<a id="footnotetag437" name="footnotetag437"></a><a href="#footnote437" title="Go to footnote 437"><span class="smaller">[437]</span></a>.»</p>
+
+<p>La diplomatie britannique était-elle plus heureuse à Berlin? Là,
+sans doute, on continuait à être mal disposé pour la monarchie de
+Juillet; le ministre des affaires étrangères, M. de Canitz, dans ses
+conversations, tenait, sur la question espagnole, un langage qui,
+trop souvent, était de nature à ne pas nous satisfaire; de Londres
+et de Paris, MM. de Bunsen et d'Arnim pressaient <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> plus
+vivement que jamais leur gouvernement de s'unir à l'Angleterre<a id="footnotetag438" name="footnotetag438"></a><a href="#footnote438" title="Go to footnote 438"><span class="smaller">[438]</span></a>;
+les journaux prussiens étaient fort aigres sur la France; mais,
+pas plus qu'en octobre et en novembre, Frédéric-Guillaume IV ne se
+décidait à prendre nettement parti. Il eût évidemment moins hésité
+à marcher avec l'Angleterre, si l'Autriche se fût déterminée à le
+suivre dans cette voie: il essaya de l'entraîner. Le 6 mars 1847,
+le baron de Canitz adressa à Vienne une longue communication où il
+exprimait, au nom de son maître, le désir non seulement qu'il y
+eût une entente parfaite entre les deux cours allemandes, mais que
+cette entente fût rendue plus manifeste aux yeux de toute l'Europe;
+puis, examinant, à ce point de vue, la conduite à suivre par ces
+deux cours envers les autres puissances, il se montrait partial pour
+l'Angleterre et peu favorable à la France. M. de Metternich, dans
+sa réponse, se proclama non moins désireux de maintenir l'accord de
+l'Autriche et de la Prusse: seulement, jetant à son tour un regard
+sur les positions prises par les deux puissances occidentales, il
+marqua sa préférence pour la France qui lui paraissait actuellement
+moins engagée dans la politique révolutionnaire: «Elle soutient,
+dit-il en résumé, les principes conservateurs en Suisse, en Italie,
+en Espagne, et, sur ces points, c'est avec elle que les trois
+puissances de l'Est peuvent s'entendre; l'Angleterre, au contraire,
+cherche à y faire prévaloir le radicalisme le plus avancé<a id="footnotetag439" name="footnotetag439"></a><a href="#footnote439" title="Go to footnote 439"><span class="smaller">[439]</span></a>.»</p>
+
+<p>Avant même d'être informé par M. de Metternich de cette tentative
+du cabinet prussien, M. Guizot, impatienté de l'hostilité sourde
+qui se perpétuait à Berlin, s'était décidé à y parler plus haut et
+plus ferme qu'il n'avait fait jusqu'alors. Il adressa, le 8 mars
+1847, au marquis de Dalmatie, une lettre <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> où il appréciait
+sévèrement la conduite de la Prusse et expliquait comment cette
+conduite obligeait la France à se montrer «réservée et même un
+peu froide». «Grâce à Dieu, disait-il, nous avons, dans notre
+politique extérieure, les mains assez fortes et assez libres pour
+ne nous montrer bienveillants que là où nous rencontrons de la
+bienveillance.» Il engageait notre représentant à faire lire cette
+lettre à M. de Canitz et même au roi Frédéric-Guillaume<a id="footnotetag440" name="footnotetag440"></a><a href="#footnote440" title="Go to footnote 440"><span class="smaller">[440]</span></a>.
+Le ministre prussien, intimidé par ce langage, répondit par une
+apologie, en forme d'excuse, de sa conduite passée, et par des
+protestations empressées de bon vouloir pour l'avenir: il affirmait
+n'avoir pris aucun engagement envers lord Palmerston et être
+absolument libre de reconnaître demain la duchesse de Montpensier
+si elle était appelée au trône. «Non, ajouta-t-il, nous ne faisons
+pas de la politique anglaise. Nous avons donné à Londres notre
+avis pur et simple, parce qu'on nous le demandait; mais, quand on
+nous a demandé une protestation, nous avons refusé... Loin d'être
+malveillants pour la France, notre politique est d'être avec elle en
+termes de bonne harmonie et d'amitié.» Et il faisait valoir qu'en ce
+moment même, dans les affaires de Grèce, il refusait de marcher avec
+l'Angleterre<a id="footnotetag441" name="footnotetag441"></a><a href="#footnote441" title="Go to footnote 441"><span class="smaller">[441]</span></a>. Cette humble réponse n'était pas pour disposer
+notre gouvernement à tenir grand compte du cabinet prussien. «Preuve
+de plus, écrivait M. Guizot, qu'il convient de parler ferme à Berlin
+et même un peu haut, et que cette attitude y fait plus d'effet
+que la douceur<a id="footnotetag442" name="footnotetag442"></a><a href="#footnote442" title="Go to footnote 442"><span class="smaller">[442]</span></a>.» En tout cas, il était désormais certain que
+Frédéric-Guillaume, retenu par l'Autriche et intimidé par la France,
+n'oserait pas prendre ouvertement parti pour l'Angleterre. Aussi,
+M. de Metternich, dans cette dépêche déjà citée, du 19 avril, où
+il déclarait, pour son compte, ne plus vouloir entendre parler
+des propositions de lord Palmerston sur les affaires espagnoles,
+ajoutait: «J'ai <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> la conviction que ce sentiment prédomine
+aujourd'hui également, à Berlin, sur un moment d'entraînement dont il
+faut regarder M. de Bunsen comme ayant été le point de départ et la
+cheville ouvrière<a id="footnotetag443" name="footnotetag443"></a><a href="#footnote443" title="Go to footnote 443"><span class="smaller">[443]</span></a>.»</p>
+
+<p>Quant à la Russie, le cabinet français pouvait être plus tranquille
+encore: elle persistait, en dépit des instances de lord Palmerston,
+dans son attitude de réserve, attentive à régler sa conduite d'après
+celle de l'Autriche. Bien plus, on eût dit qu'elle cherchait
+alors à nous être agréable. Au commencement de 1847, par suite de
+circonstances qui seront exposées ailleurs, une crise financière et
+monétaire assez aiguë sévissait à Paris, et la Banque de France avait
+vu sa réserve métallique baisser dans des proportions alarmantes. On
+cherchait, sans les trouver toujours, les moyens de remédier à cette
+baisse, quand, le 17 mars, l'empereur de Russie fit spontanément
+offrir à la Banque, par l'intermédiaire du ministre des affaires
+étrangères, d'acheter, au cours moyen de la Bourse du 11 mars, soit à
+115 fr. 75, des inscriptions de rente 5 pour 100 pour un capital de
+50 millions payables en numéraire. La proposition fut acceptée avec
+empressement. Tenue secrète jusqu'au dernier moment, la convention
+fit grand bruit quand elle fut connue. L'effet matériel et moral
+fut considérable et contribua beaucoup à améliorer la situation
+financière de la place de Paris. Sans doute, en agissant ainsi, le
+Czar faisait une bonne affaire; il devait bénéficier de la hausse
+qu'il contribuait à produire, et de plus la Russie était assurée de
+retrouver prochainement, par ses exportations de grains, le numéraire
+qu'elle versait à notre Banque. Mais cette opération n'en rendait
+pas moins un service signalé à la France, et témoignait d'une grande
+confiance dans son crédit. Or, quelque temps auparavant, l'empereur
+Nicolas se fût systématiquement refusé à lui rendre ce service
+et à lui montrer cette confiance. Il semblait qu'il y eût là une
+disposition nouvelle. Les autres cours en furent très surprises.
+M. de Metternich ne voulut pas tout d'abord y croire<a id="footnotetag444" name="footnotetag444"></a><a href="#footnote444" title="Go to footnote 444"><span class="smaller">[444]</span></a>. C'était
+<span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> surtout pour les cabinets anglais et prussien que cet
+incident renfermait une leçon. Notre gouvernement ne manqua pas de
+la mettre en lumière. M. Guizot écrivait à ce propos, le 20 mars, au
+marquis de Dalmatie: «Il y a de la coquetterie dans l'air, en Europe,
+et nous avons quelque droit de dire qu'on en fait envers nous plus
+que nous n'en faisons nous-mêmes... Il est bon qu'on voie, à Berlin
+et à Londres spécialement, que nous n'avons pas besoin de nous remuer
+ni de parler beaucoup, pour qu'on ait envie, ailleurs, d'être bien
+avec nous et pour qu'on nous le montre<a id="footnotetag445" name="footnotetag445"></a><a href="#footnote445" title="Go to footnote 445"><span class="smaller">[445]</span></a>.» Quelques jours après,
+M. Désages, dans une lettre à M. de Jarnac, notre chargé d'affaires
+à Londres, donnait à entendre que si lord Palmerston continuait à
+creuser l'abîme entre la France et l'Angleterre, cela pourrait bien
+nous amener à nous rapprocher de la Russie; il indiquait que celle-ci
+nous faisait, depuis quelque temps, certaines avances. «On compte
+trop autour de nous, ajoutait-il, sur la puissance et la durée des
+antipathies dans les régions supérieures. Ce qui était absolument
+vrai, sous ce rapport, il y a quinze, ou dix, ou même encore cinq
+ans, est déjà moins vrai, moins pratiquement vrai aujourd'hui, si
+je puis ainsi parler. Le temps marche et modifie plus ou moins
+toutes choses en marchant. Dites-moi si l'Europe est aujourd'hui
+ce qu'elle était hier. Bien habile, à coup sûr, serait celui qui
+pourrait dire ce qu'elle serait demain<a id="footnotetag446" name="footnotetag446"></a><a href="#footnote446" title="Go to footnote 446"><span class="smaller">[446]</span></a>.» Quoi qu'il en fût des
+perspectives que faisait entrevoir M. Désages, il était du moins
+tout à fait acquis qu'à Saint-Pétersbourg, comme à Vienne et même à
+Berlin, on refusait à lord Palmerston le concours qu'il demandait.
+La campagne diplomatique que celui-ci venait de poursuivre, avec
+tant d'obstination, pour réunir de nouveau l'Europe contre la France
+isolée, cette campagne avait définitivement échoué: il n'en devait
+plus être question.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> IX</h4>
+
+<p>L'affaire des mariages espagnols n'a été pour lord Palmerston qu'une
+suite de déceptions et de mortifications. Au début, en prenant le
+pouvoir, il veut réagir contre les prétendues défaillances de lord
+Aberdeen et cherche, par des menées souterraines, à faire prévaloir
+à Madrid une solution contraire à la nôtre; au bout de quelques
+semaines, il est surpris par la nouvelle de l'accord conclu entre
+la France et la cour d'Espagne. Ce premier échec subi, il se flatte
+de provoquer assez de troubles, de produire assez d'intimidation,
+de susciter assez de difficultés pour empêcher ou tout au moins
+retarder le mariage de l'Infante; mais les deux mariages sont
+célébrés tranquillement au jour fixé. Dès lors, il aspire à se
+venger, d'une part, en obligeant Louis-Philippe et le parlement
+français à sacrifier M. Guizot; d'autre part, en décidant les autres
+puissances à s'unir à lui contre la France; toujours même insuccès.
+Ni Louis-Philippe ni le parlement français ne se laissent effrayer ou
+égarer; des débats qui s'engagent, M. Guizot sort plus fort qu'il n'a
+jamais été; sa majorité est nombreuse, compacte, pleine d'entrain,
+fière de la figure que fait son chef. Quant aux autres puissances,
+elles refusent avec persistance de s'associer à la politique
+britannique, et témoignent de la confiance que leur inspire le
+cabinet de Paris, du désir qu'elles ont de s'entendre avec lui; c'est
+le ministre anglais qui leur devient suspect et l'Angleterre qui
+est menacée de se trouver isolée. L'impression générale du moment,
+au dedans et au dehors, aussi bien chez ceux qui s'en félicitent
+que chez ceux qui s'en attristent, est donc que, dans cette grande
+partie, lord Palmerston a tout le temps mal joué et qu'il a perdu;
+que M. Guizot, au contraire, a bien joué et qu'il a gagné. La France
+paraissait avoir pris, contre l'Angleterre, sa revanche de 1840. À
+considérer les choses du point de vue de l'histoire, cette <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span>
+impression se confirme-t-elle? Quel jugement convient-il de porter
+aujourd'hui sur la politique suivie par Louis-Philippe et M. Guizot,
+dans l'affaire des mariages espagnols?</p>
+
+<p>D'abord, il est une première question qui peut être considérée comme
+résolue, celle de la loyauté. L'accusation de tromperie préméditée et
+ambitieuse, portée contre le gouvernement du Roi, ne tient pas debout
+devant les faits tels qu'ils sont maintenant connus. Il ne peut plus
+être nié que les promesses faites à Eu, relativement à l'époque du
+mariage de l'Infante, nous obligeaient seulement dans la mesure où
+le cabinet de Londres resterait lui-même fidèle aux engagements qui
+étaient la contre-partie des nôtres; que cet accord synallagmatique,
+maintenu pendant le ministère de lord Aberdeen, a été rompu par lord
+Palmerston aussitôt son avènement, et que notre liberté nous a été
+ainsi rendue; il est manifeste également que, loin d'avoir désiré
+reprendre cette liberté, nous nous en sommes servis à contre-c&oelig;ur,
+à la dernière extrémité, quand l'Espagne nous y a contraints et quand
+nous n'avons plus vu d'autre moyen d'empêcher le succès des menées
+britanniques. Notre droit était donc incontestable. Il est seulement
+à regretter qu'en en faisant usage, le gouvernement français n'ait
+pas mieux prévenu la méprise qui a fait douter sincèrement de sa
+bonne foi, à beaucoup d'esprits en Angleterre, particulièrement à la
+reine Victoria. Cela ne met plus en cause sa loyauté, mais cela peut,
+dans une certaine mesure, mettre en doute son habileté.</p>
+
+<p>Cette habileté, du reste, a été contestée d'une façon beaucoup plus
+générale. À entendre les critiques, toute notre politique, en cette
+affaire, aurait reposé sur une grosse erreur; en attachant autant
+d'importance à la question de savoir qui épouserait la reine Isabelle
+et sa s&oelig;ur, le gouvernement français aurait méconnu deux grands
+changements survenus depuis le dix-huitième siècle: il aurait oublié,
+d'abord, que l'Espagne affaiblie était désormais incapable de jouer
+un rôle en Europe et d'être pour nous une alliée vraiment secourable;
+ensuite, qu'avec le développement et la prépondérance du sentiment
+national dans les États modernes, les parentés royales ne pouvaient
+<span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> plus avoir la même influence qu'autrefois sur la direction
+de la politique. Ne semble-t-il pas, en effet, que les événements
+aient donné presque aussitôt une leçon,&mdash;leçon d'une ironie
+tragique,&mdash;à ceux qui croyaient d'un intérêt si capital d'unir par un
+nouveau mariage les Bourbons d'Espagne et ceux de France? Dix-huit
+mois après la célébration de ce mariage, les Bourbons n'étaient plus
+sur le trône de France, et ils n'y sont pas encore remontés. Au bout
+de quelques années, ils étaient aussi chassés de Madrid; ils y sont
+revenus depuis, mais, par un étrange hasard, leur restauration s'est
+trouvée aboutir à la régence d'une archiduchesse d'Autriche. On ne
+reproche pas seulement aux mariages espagnols d'avoir été sans profit
+pour la France, on leur reproche d'avoir eu des suites fâcheuses; on
+soutient qu'ils ont faussé, bouleversé notre politique extérieure,
+en brisant l'entente cordiale avec l'Angleterre, en nous exposant
+à l'animosité implacable de lord Palmerston, en nous mettant à la
+discrétion des cours continentales, et cela à un moment où l'Europe
+allait se trouver aux prises avec les problèmes les plus difficiles
+et les plus dangereux. Bien plus, en voyant la catastrophe de Février
+suivre de si près les mariages, on prétend établir entre les deux
+faits quelque chose comme une relation d'effet à cause; il a été,
+pendant quelque temps, de langage courant outre-Manche, de montrer
+dans la chute de Louis-Philippe la conséquence fatale et le châtiment
+mérité de sa conduite en Espagne<a id="footnotetag447" name="footnotetag447"></a><a href="#footnote447" title="Go to footnote 447"><span class="smaller">[447]</span></a>.</p>
+
+<p>Que faut-il penser de ces critiques? Il est possible que, par
+fidélité à certaines traditions et sous l'empire de certains
+souvenirs, le gouvernement français se soit un peu exagéré l'avantage
+qu'il y avait pour lui à ce que le mari de la Reine et celui de
+sa s&oelig;ur fussent choisis dans telle famille. M. Guizot lui-même
+a avoué plus tard, à ce sujet, «qu'il s'était surpris parfois en
+flagrant délit d'anachronisme, et mettant à certaines choses, soit
+pour les désirer, soit pour les craindre, une importance <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span>
+qu'elles n'avaient plus<a id="footnotetag448" name="footnotetag448"></a><a href="#footnote448" title="Go to footnote 448"><span class="smaller">[448]</span></a>». Toutefois, ce serait une grosse
+erreur de ne voir dans la conduite suivie alors par le gouvernement
+français que cette préoccupation matrimoniale. Au fond de sa
+politique, il y avait une idée beaucoup plus large, qui, celle-là,
+était conforme aux intérêts permanents du pays et que n'avaient
+nullement affaiblie les transformations survenues depuis la guerre
+de la succession d'Autriche et le Pacte de famille: c'était l'idée
+que l'Espagne devait, pour notre sécurité européenne, être notre
+alliée et un peu notre cliente, que surtout elle ne pouvait,
+sans péril pour nous, être soumise à l'influence de nos ennemis
+ou de nos rivaux. Or, n'était-il pas évident que lord Palmerston
+prétendait éloigner l'Espagne de la France et la faire passer dans
+l'orbite de l'Angleterre? Par l'effet des circonstances, la question
+matrimoniale se trouvait être celle où devait se décider ce conflit
+d'influences. La France n'eût pu y avoir le dessous, sans que sa
+situation dans la Péninsule et même en Europe ne fût atteinte. Ainsi
+arrive-t-il souvent, dans la politique extérieure, que certaines
+affaires prennent une importance en quelque sorte symbolique,
+supérieure à leur importance intrinsèque et réelle. Ajoutons que
+l'attention des chancelleries et du public avait été trop appelée
+sur les négociations préalables pour que l'amour-propre national ne
+fût pas vivement intéressé à leur issue. Qu'on se demande quel cri
+se fût élevé en France, si notre gouvernement, moins vigilant et
+moins hardi, eût laissé les desseins de lord Palmerston s'accomplir
+à Madrid. Sans doute, habitués que nous sommes maintenant à des
+luttes où l'existence même de la nation est en jeu, nous comprenons
+difficilement l'intérêt qu'on a pu attacher autrefois à des questions
+où il ne s'agissait que d'une mesure d'influence. Mais après tout, la
+comparaison, si on voulait l'établir, ne serait pas à l'avantage de
+l'époque actuelle; nous n'avons sujet ni de nous féliciter ni de nous
+enorgueillir du changement qui s'est fait. Tout ce qui vient d'être
+dit ne répond-il pas aussi à ceux qui arguent de ce que <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span>
+la révolution de Février aurait diminué ou annulé après coup les
+avantages attendus des mariages espagnols? Bien que Louis-Philippe
+ne fût plus sur le trône, il n'importait pas moins à la France de ne
+pas rencontrer à Madrid une influence hostile. D'ailleurs, fût-il
+prouvé que, sur ce point, comme sur tant d'autres, la catastrophe
+de 1848 avait stérilisé la politique suivie jusqu'alors par la
+monarchie, le mérite de cette politique n'en saurait être diminué, et
+ses entreprises n'en devraient pas moins être jugées en elles-mêmes,
+indépendamment de l'accident brutal et inopiné qui est venu les
+interrompre.</p>
+
+<p>Le gouvernement n'avait donc pas eu tort de croire qu'il était de
+l'intérêt de la France de ne pas se laisser battre à Madrid par
+lord Palmerston. Est-il vrai maintenant que la victoire de notre
+diplomatie ait eu pour le pays des conséquences plus fâcheuses encore
+que n'aurait eu sa défaite? Parmi ces prétendues conséquences, il en
+est une qui peut tout d'abord être écartée sans grande discussion.
+Que veulent dire les Anglais, quand ils affirment que Louis-Philippe
+est tombé pour avoir fait les mariages espagnols? Veulent-ils dire
+que, pour se venger d'un mécompte diplomatique, ils ont eux-mêmes
+poussé et aidé les partis révolutionnaires à jeter bas la monarchie
+de Juillet? S'il en était ainsi, on ne comprendrait pas qu'ils s'en
+vantassent. Quant à un autre lien entre les deux événements, on ne
+voit pas quel il pourrait être, à moins que le seul fait de s'être
+mis en travers des desseins de l'Angleterre ne soit un de ces crimes
+que la Providence se charge de châtier sans retard et qui attirent
+la foudre sur la tête des rois. En somme, les écrivains anglais
+ont abusé d'un simple rapprochement chronologique. Par contre, je
+ne conteste pas que les mariages espagnols aient gravement changé
+les conditions de notre politique extérieure. Ils ont amené une
+rupture avec l'Angleterre, et une rupture plus profonde que notre
+gouvernement ne s'y attendait. Cela sans doute est fâcheux. Mais
+ajoutons tout de suite que si la diplomatie britannique fût arrivée
+à ses fins, la France, humiliée, irritée, aurait elle-même provoqué
+cette rupture; la situation eût été semblable, <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> sauf que
+nous aurions eu en plus la mortification d'un échec. En réalité, du
+jour où lord Palmerston était revenu au pouvoir, l'entente cordiale
+était condamnée à mort. À défaut de ce conflit, il s'en fût élevé
+un autre. Si regrettable donc que l'on juge le refroidissement
+survenu entre les deux puissances occidentales, il faut y voir un
+accident que notre gouvernement n'eût probablement pas pu éviter et
+dont les mariages espagnols ont été l'occasion plutôt que la cause.
+D'ailleurs, sans méconnaître les inconvénients de ce refroidissement,
+il convient de ne pas les exagérer. La France n'était plus réduite
+à cette alternative qui avait été si longtemps pour elle la
+conséquence de 1830, ou maintenir à tout prix l'alliance anglaise,
+ou se trouver seule contre quatre. Les puissances continentales,
+l'Autriche surtout, avaient pris confiance en nous et sentaient le
+besoin de notre concours. Nous avions retrouvé le libre choix de nos
+alliances. Séparés de l'Angleterre, nous ne manquions pas d'amis qui
+s'offraient à nous, prêts à nous payer le prix de notre concours,
+peut-être même à nous le payer plus cher que ne l'auraient fait nos
+voisins d'outre-Manche. C'était pour nous le point de départ d'une
+politique nouvelle. Que cette politique dût avoir ses difficultés et
+ses dangers, je ne le nie pas; quelle politique en eût été exempte,
+en face des questions soulevées en 1847? En tout cas, elle avait sa
+grandeur et pouvait avoir ses profits. On la verra se développer,
+incomplètement, il est vrai, car elle devait être brusquement et
+malheureusement interrompue par la révolution de Février. Mais, dès
+aujourd'hui, on peut affirmer, ce me semble, que si les mariages
+espagnols ont changé le rôle de la France en Europe, ils ne l'ont pas
+diminué.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> CHAPITRE VII<br>
+<span class="smcap">LES DERNIÈRES ANNÉES DU GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL BUGEAUD EN ALGÉRIE.</span><br>
+<span class="smaller">(1844-1847.)</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille
+ d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France.&mdash;II.
+ L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait enfumer
+ des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le Sud. Expédition
+ en Kabylie.&mdash;III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil
+ de la colonie. Pour lui, «l'armée est tout». Ordonnance du
+ 15 avril 1845 sur l'administration de l'Algérie.&mdash;IV. Le
+ problème de la colonisation. La crise de 1839. La colonisation
+ administrative. Villages créés autour d'Alger.&mdash;V. La Trappe
+ de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les premiers évêques
+ d'Alger.&mdash;VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système
+ est très critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à entraîner
+ le gouvernement.&mdash;VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa
+ démission. Son voyage en France et son entrevue avec le maréchal
+ Soult.&mdash;VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre
+ de Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud revient
+ aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la Dordogne.&mdash;IX.
+ Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et
+ poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait une
+ incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le bas Isser. La
+ Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. Abd el-Kader battu
+ par le général Gentil et rejeté dans le Sud.&mdash;X. Le maréchal
+ fait poursuivre l'émir dans le désert. Il eût désiré porter la
+ guerre sur le territoire marocain, mais le gouvernement l'en
+ empêche. Massacre des prisonniers français dans la deïra. Abd
+ el-Kader, à bout de forces, est réduit, après sept mois de
+ campagne, à rentrer au Maroc.&mdash;XI. Bugeaud supporte impatiemment
+ les critiques qui lui viennent de France. Discussion à la
+ Chambre, en juin 1845. Le maréchal parle de nouveau de donner
+ sa démission.&mdash;XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de
+ proposer un essai de colonisation militaire. Délivrance des
+ prisonniers français survivants. Soumission de Bou-Maza.&mdash;XIII.
+ Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion à la
+ colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville et de
+ quelques députés en Algérie. La Moricière propose, sur la
+ colonisation, un système opposé à celui du maréchal.&mdash;XIV.
+ Projet déposé par le gouvernement pour un essai de colonisation
+ militaire. Il y est fait mauvais accueil. Bugeaud, qui s'en
+ aperçoit, conduit une dernière expédition en Kabylie et donne
+ sa démission. Son départ d'Alger. Le gouvernement accepte la
+ démission du maréchal et retire le projet de colonisation
+ militaire.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>La victoire d'Isly (14 août 1844) avait encore grandi la <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span>
+situation du maréchal Bugeaud<a id="footnotetag449" name="footnotetag449"></a><a href="#footnote449" title="Go to footnote 449"><span class="smaller">[449]</span></a>. Tandis que le Roi lui conférait
+le titre de duc, les témoignages spontanés de la gratitude et de
+l'admiration nationales lui venaient de toutes parts. «Jamais,
+écrivait-il à un de ses amis, ivresse de la victoire n'a été plus
+prolongée que la mienne: il y a bien quarante jours que j'emploie
+le tiers de mon temps à répondre ou à faire répondre aux lettres de
+félicitations qui m'arrivent<a id="footnotetag450" name="footnotetag450"></a><a href="#footnote450" title="Go to footnote 450"><span class="smaller">[450]</span></a>.» Le 21 septembre 1844, quelques
+jours après la rentrée du gouverneur à Alger, les chefs des tribus
+arabes du voisinage vinrent, en grand appareil et accompagnés d'une
+brillante escorte, rendre solennellement hommage au vainqueur des
+Marocains. Le maréchal leur adressa la parole d'un ton d'autorité
+paternelle et ordonna qu'on leur racontât les détails du combat. À la
+fantasia d'usage succéda un banquet; il prenait fin quand un des agas
+se leva: «Arrêtez, s'écria-t-il, messeigneurs et frères. Nous sommes
+tous ici membres d'une seule famille. Les Français sont chrétiens,
+les Arabes de l'Algérie sont musulmans, mais Dieu est pour tous. Il
+nous a donné pour sultan le roi des Français. Notre religion nous
+ordonne de lui obéir, puisque le Seigneur a voulu que son bras fût
+plus fort que le nôtre. Nous avons juré de le servir fidèlement et
+de l'honorer comme notre sultan; je vous propose donc une prière
+au Très-Haut, que vous répéterez tous avec moi.» On eut alors ce
+spectacle vraiment extraordinaire des chefs arabes prenant l'attitude
+de la prière pour demander à Dieu de «donner toujours la victoire au
+sultan des Français et de punir ses ennemis».</p>
+
+<p>Tout paraissant être ainsi à la paix, le maréchal Bugeaud jugea
+qu'il pouvait s'absenter pendant quelques mois. Il s'embarqua le 16
+novembre 1844, laissant le commandement par intérim au général de
+La Moricière. D'autres ovations l'attendaient en France. À peine
+descendu de la frégate qui l'avait amené, il fut invité par les
+commerçants de Marseille à un grand <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> banquet dans la salle du
+théâtre; suivant son habitude, il ne se fit pas prier pour prendre la
+parole. «La conquête de l'Algérie par les armes est achevée, dit-il;
+la paix est partout; depuis les frontières de Tunis jusqu'à celles
+du Maroc, tout est soumis, à part quelques tribus kabyles. Partout
+règne la sécurité la plus entière. Un progrès immense se fait sentir.
+Les revenus de la colonie, qui n'étaient, en 1840, que de 4 millions,
+s'élèvent aujourd'hui à 20 millions... La population européenne, qui
+n'était, en 1840, que de 25,000 âmes, est maintenant de 75,000...
+En vous parlant ainsi, je ne suis pas suspect, car, vous le savez,
+dans l'origine, je n'étais pas partisan de la colonie.» L'exemple
+de Marseille fut suivi par plusieurs autres villes. Le dernier
+banquet, et non le moins retentissant, fut celui que le commerce de
+Paris donna, le 18 mars 1845, dans le palais de la Bourse, et auquel
+prirent part quatre cent cinquante convives, dont les quatre fils du
+Roi. Le maréchal jouissait de sa gloire et, en même temps, tâchait de
+la faire servir au triomphe de ses idées. Ainsi prononçait-il, dans
+la discussion de l'adresse, le 24 janvier 1845, un grand discours où
+il disait hautement, avec une sorte de brusquerie humoristique, sans
+s'inquiéter de heurter les préventions régnantes, tout ce qui lui
+tenait le plus à c&oelig;ur sur les choses algériennes,&mdash;glorification
+des services rendus par l'armée et nécessité de ne pas la réduire,
+réfutation des scrupules philanthropiques qui s'effarouchaient des
+razzias, justification des expéditions partielles qu'il fallait
+entreprendre de temps à autre, défense du régime militaire contre les
+partisans du régime civil, exposé des avantages de la colonisation
+par les vieux soldats. Écouté avec une curiosité attentive, le
+maréchal ne fut pas contredit: le prestige de sa victoire en
+imposait; mais il n'eût pas fallu en conclure que l'auditoire était
+convaincu.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, l'Algérie, sous l'habile administration du général
+de La Moricière, demeurait tranquille. Les quelques explosions
+de fanatisme musulman, qui se produisaient de temps à autre, ne
+paraissaient être que des accidents isolés. Le Maroc, encore sous
+le coup de sa défaite, subissait le traité <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> de délimitation
+que lui imposait le général de La Rue, envoyé spécialement de Paris
+pour suivre cette négociation. À peine arrivé en Afrique, cet
+officier constatait l'effet considérable produit par les derniers
+succès de nos armes; il écrivait à M. Guizot, le 22 février 1845:
+«Notre situation vis-à-vis de nos tribus et des Marocains est bonne.
+Ils reconnaissent notre supériorité et la puissance de nos forces
+militaires. L'expulsion d'Abd el-Kader de l'Algérie, l'invincible
+sultan du Maroc battu, son armée dispersée, ont frappé l'imagination
+des Arabes; ils disent que Dieu est décidément pour nous, puisque
+nous sommes les plus forts. Cette impression est déjà répandue
+même dans les tribus les plus éloignées, à ce point qu'un marabout
+vénéré du désert disait hier: «Je ne veux ni pouvoirs ni richesses;
+j'ai assez de tout cela. Ce que je voudrais, ce qui ajouterait à
+l'illustration de ma famille, ce serait de recevoir une lettre du
+grand sultan de France, à qui Dieu donne la victoire<a id="footnotetag451" name="footnotetag451"></a><a href="#footnote451" title="Go to footnote 451"><span class="smaller">[451]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le gouverneur général rentra à Alger, dans les derniers jours de
+mars 1845. L'état dans lequel il trouva la colonie ne pouvait que
+confirmer l'impression agréable que lui laissaient les ovations dont
+il avait été l'objet, pendant son séjour en France. Aussi l'ordre du
+jour qu'il adressa, en débarquant, «aux citoyens et aux soldats de
+l'Algérie», respirait-il le plus complet optimisme. «J'ai vu, dit-il,
+avec une vive satisfaction, qu'en mon absence, aucune affaire n'avait
+périclité. Les progrès en tout genre ont continué... Aucun fait
+militaire de quelque importance n'a signalé cette période de quatre
+mois... Vous apprendrez avec bonheur que notre noble entreprise n'a
+pas moins de succès en France qu'en Afrique. La presque universalité
+des citoyens et des hommes politiques y ont foi... Notre cause est
+gagnée dans l'opinion.»</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> II</h4>
+
+<p>Le maréchal Bugeaud, cependant, ne pouvait se flatter que la période
+des luttes armées fût définitivement close. À peine était-il de
+retour en Afrique que, vers le milieu d'avril 1845, une insurrection
+éclatait dans le Dahra, massif montagneux s'étendant du Chélif à la
+mer, à l'ouest d'Alger. L'instigateur en était un jeune homme de
+vingt ans, inconnu jusqu'alors, venu du Maroc avec une réputation
+de saint et que les Arabes surnommaient Bou-Maza, l'homme à la
+chèvre. Il se donnait comme le chérif envoyé de Dieu pour chasser
+les chrétiens, le «maître de l'heure» annoncé par les prophéties. Le
+meurtre de deux caïds dévoués aux Français et des surprises tentées
+contre quelques troupes isolées marquèrent son entrée en campagne.
+Vainement le colonel de Saint-Arnaud, qui commandait en cette région,
+lui infligea-t-il des échecs, la révolte ne fut pas étouffée. Bien
+au contraire, à la fin d'avril, elle avait gagné l'Ouarensenis, au
+sud du Chélif. Les Arabes, enhardis, venaient même insulter les murs
+d'Orléansville. Le gouverneur général se décida alors à intervenir,
+et, dans les premiers jours de mai, il se porta, avec une forte
+colonne, dans l'Ouarensenis; le duc de Montpensier l'accompagnait.
+Son expédition se borna à des marches pénibles, contrariées par le
+mauvais temps; l'ennemi se dérobait. Bou-Maza avait préféré porter
+tous ses efforts contre le colonel de Saint-Arnaud, qui continuait
+à agir dans le Dahra, avec une colonne moins nombreuse. Le chérif
+n'y gagna rien: il fut battu à plusieurs reprises, vit détruire ses
+meilleurs soldats et perdit ses drapeaux. Il finit par disparaître,
+sans qu'on eût pu mettre la main sur lui. «Nous venons, écrivait
+Saint-Arnaud, de chasser Bou-Maza du pays,&mdash;jusqu'à ce qu'il
+revienne.»</p>
+
+<p>En présence d'ennemis si difficiles à atteindre, le gouverneur
+général estima qu'il ne lui restait qu'un moyen d'action efficace:
+<span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> c'était de frapper très durement les tribus qui avaient pris
+part à la révolte, de détruire leurs récoltes, de couper leurs arbres
+fruitiers, d'enlever leur bétail et leurs chevaux, et surtout de les
+contraindre ainsi à livrer leurs fusils. Ce désarmement était chose
+nouvelle; jusqu'à présent, on n'avait pas cru possible de l'imposer
+à des populations aussi guerrières. Le colonel de Saint-Arnaud fut
+le premier à l'exécuter. «Je ruine si bien le pays des Beni-Hidja,
+écrivait-il dès le 4 mai, que je les force à demander grâce, et,
+ce qui ne s'est jamais vu, je les oblige à rendre leurs fusils...
+Les vieux officiers d'Afrique ont peine à croire à la remise des
+fusils, même en les voyant couchés devant ma tente.» Encouragé par ce
+succès, le maréchal voulut, une fois Bou-Maza en fuite, généraliser
+le désarmement; il chargea les colonels de Saint-Arnaud, Pélissier
+et Ladmirault de l'opérer sur les deux rives du Chélif. Plus de
+sept mille fusils propres au service furent ainsi recueillis. Ordre
+fut donné de les employer, en les dénaturant le moins possible, aux
+constructions de l'arsenal d'Alger et des divers établissements
+militaires: on devait en faire des rampes d'escalier, des grilles,
+des balcons. «Ils serviront ainsi, écrivait le maréchal, de monument
+pour constater le désarmement. Les commandants militaires qui
+succéderont à ceux d'aujourd'hui y trouveront la preuve permanente
+de la possibilité de cette mesure qui, selon nous, doit être
+rigoureusement appliquée à toute tribu qui se révoltera<a id="footnotetag452" name="footnotetag452"></a><a href="#footnote452" title="Go to footnote 452"><span class="smaller">[452]</span></a>.»</p>
+
+<p>Ce désarmement fut marqué, le 19 juin, par un incident tragique. Une
+partie des Ouled-Rhia, contre lesquels agissait le colonel Pélissier,
+s'étaient réfugiés dans des grottes profondes. Mis en demeure de se
+soumettre et de livrer leurs armes, avec promesse qu'à ce prix leurs
+personnes et leurs propriétés seraient respectées, ils répondirent
+par des coups de fusil. Impossible de les prendre de force ni de les
+réduire par la famine; ils avaient des vivres et de l'eau. Le colonel
+menaça alors de les «chauffer», c'est-à-dire d'allumer de grands
+feux à l'entrée des cavernes; ce moyen avait été déjà employé,
+<span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> l'année précédente, dans une circonstance analogue, par le
+colonel Cavaignac, et il avait contraint les Arabes à capituler. La
+menace, renouvelée à plusieurs reprises, fut sans effet: les Arabes
+continuaient à tirer sur tous ceux qui se montraient. De délai en
+délai, la nuit arriva. Des fascines furent amoncelées et allumées.
+Vers une heure du matin, le colonel, estimant en avoir fait assez
+pour vaincre la résistance, fit éteindre le feu et envoya reconnaître
+l'ouverture des grottes. La fumée en sortait si épaisse et si âcre
+qu'il fut d'abord impossible d'y pénétrer. Bientôt, on vit sortir
+de là quelques malheureux à demi brûlés et asphyxiés. Quand on put
+enfin pénétrer, on reconnut avec stupeur que la flamme, attirée par
+un fort courant d'air, avait produit un ravage dépassant toutes
+les prévisions: plus de cinq cents cadavres d'hommes, de femmes,
+d'enfants, gisaient au fond des cavernes; cent cinquante Arabes
+environ purent seuls être sauvés. «Ce sont là, écrivait le colonel
+Pélissier à la fin de son rapport, ce sont là de ces opérations que
+l'on entreprend quand on y est forcé, mais que l'on prie Dieu de
+n'avoir à recommencer jamais.»</p>
+
+<p>Aussitôt connu en France, cet événement y souleva une douloureuse
+émotion que les journaux opposants exploitèrent violemment. Le prince
+de la Moskowa porta la question à la tribune de la Chambre des pairs,
+dans la séance du 11 juillet. Le maréchal Soult, intimidé par le
+tapage de la presse, ne sut pas parler en homme de gouvernement et
+en chef d'armée: il fit une réponse embarrassée, blâmant le colonel
+Pélissier, sans cependant satisfaire ceux qui l'attaquaient. Le
+maréchal Bugeaud n'eut pas de ces timidités; couvrant hardiment
+son subordonné, il fit publier, le 15 juillet, dans le <cite>Moniteur
+algérien</cite>, un article qui le justifiait, et adressa, le 18, la
+lettre suivante au ministre de la guerre: «Je regrette, Monsieur le
+maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif aucun,
+la conduite de M. le colonel Pélissier. Je prends sur moi la
+responsabilité de son acte. Si le gouvernement juge qu'il y a justice
+à faire, c'est sur moi qu'elle doit être faite. J'avais ordonné au
+colonel Pélissier, avant de nous séparer à <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> Orléansville,
+d'employer ce moyen à la dernière extrémité. Et, en effet, il ne
+s'en est servi qu'après avoir épuisé toutes les ressources de la
+conciliation. C'est à bon droit que je puis appeler déplorables,
+bien que le principe en soit louable, les interpellations de la
+séance du 11; elles produiront sur l'armée un bien pénible effet,
+qui ne peut que s'aggraver par les déclamations furibondes de la
+presse. Avant d'administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que
+les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé
+qu'elles ne l'acceptent que par la force, et celle-ci même est
+impuissante si elle n'atteint pas les personnes et les intérêts. Par
+une rigoureuse philanthropie, on éterniserait la guerre d'Afrique en
+même temps que l'esprit de révolte, et alors on n'atteindrait même
+pas le but de philanthropie.»</p>
+
+<p>La révolte suscitée par Bou-Maza était la plus importante, non la
+seule. D'autres furent tentées sur divers points, notamment sur les
+confins des provinces d'Alger et de Constantine; mais nos troupes les
+réprimèrent promptement.</p>
+
+<p>Cette agitation n'échappait pas à Abd el-Kader, qui était toujours
+établi, avec sa deïra, sur le territoire marocain, à peu de distance
+de la frontière française. On se rappelle que, par le traité de
+Tanger, l'empereur du Maroc s'était obligé à mettre notre ennemi
+hors la loi. Avait-il jamais eu la volonté sérieuse de le faire? En
+tout cas, on ne fut pas long à s'apercevoir qu'il n'en aurait pas
+le pouvoir. Aux premières injonctions qu'il avait fait adresser à
+l'émir, celui-ci ne s'était montré nullement disposé à obéir. «Les
+tribus de la frontière, écrivait alors le général de La Moricière,
+celles au milieu desquelles est établie la deïra d'Abd el-Kader,
+ont été si bien prêchées et fanatisées par lui, qu'elles sont
+aujourd'hui plutôt à lui qu'à Mouley-Abd-er-Raman; et comme ces
+tribus sont nombreuses et puissantes, qu'elles occupent un pays fort
+difficile et en général fort mal soumis, je crois que l'Empereur,
+alors même qu'il en aurait la ferme intention, serait fort embarrassé
+pour employer des mesures coercitives contre la base d'opérations
+<span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> que l'émir s'est créée dans ses États<a id="footnotetag453" name="footnotetag453"></a><a href="#footnote453" title="Go to footnote 453"><span class="smaller">[453]</span></a>.» C'était bien,
+en effet, une base d'opérations: argent, vivres, soldats, tout était
+fourni à Abd el-Kader par les populations au milieu desquelles il
+vivait. Pendant tout l'hiver, sous son influence, une fermentation
+sourde avait régné sur la frontière. Au printemps, quand il apprit
+l'insurrection de Bou-Maza, il crut possible d'oser davantage. À
+la tête d'une troupe de cavaliers, il pénétra sur le territoire
+algérien, dans cette région du Sud oranais, sorte de désert de
+sable parsemé d'oasis, où nos colonnes avaient pénétré, mais où
+nous n'avions pas d'établissements fixes. Passant subitement d'un
+point à un autre, il rattacha à sa cause une partie des tribus, très
+imparfaitement soumises, et maltraita celles qui nous demeuraient
+fidèles. La prodigieuse rapidité de ses déplacements défiait toutes
+les poursuites. Nos commandants se bornaient à veiller sur les
+confins des grands plateaux, là où avait été créée une ligne de
+postes; tous leurs efforts tendaient à empêcher l'émir de franchir
+cette ligne et de pénétrer dans le Tell. Ils n'étaient rien moins
+que sûrs d'y parvenir. «Je m'attends, d'un jour à l'autre, écrivait
+alors le maréchal Bugeaud au général de La Moricière, à apprendre
+qu'Abd el-Kader s'est montré sur l'un ou sur l'autre point du Tell,
+ce que ni vous, ni moi, ni personne ne pouvons empêcher, quoique nous
+soyons vingt fois plus forts qu'il ne faut pour le battre<a id="footnotetag454" name="footnotetag454"></a><a href="#footnote454" title="Go to footnote 454"><span class="smaller">[454]</span></a>.» Les
+mois de mai et de juin se passèrent ainsi sur le qui-vive. Enfin,
+dans les derniers jours de juin, on apprit que l'émir était rentré
+sur le territoire marocain, sans avoir pu ou voulu pénétrer plus au
+nord. Bien que n'ayant pas eu de grands résultats apparents, cette
+incursion lui rendit un peu de son prestige et de son influence. Sa
+deïra devenait chaque jour plus nombreuse et plus prospère; elle ne
+comptait pas moins de deux mille tentes. On évaluait à trente ou
+quarante mille les émigrés algériens qu'il attirait au Maroc<a id="footnotetag455" name="footnotetag455"></a><a href="#footnote455" title="Go to footnote 455"><span class="smaller">[455]</span></a>.
+Il y avait là, pour <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> l'avenir, une menace qui n'échappait pas
+au maréchal Bugeaud. «Abd el-Kader prépare un retour, c'est évident,
+écrivait-il, et le Maroc le laisse faire. Il y a là un danger
+permanent<a id="footnotetag456" name="footnotetag456"></a><a href="#footnote456" title="Go to footnote 456"><span class="smaller">[456]</span></a>.»</p>
+
+<p>Tout en regardant, avec cette attention anxieuse, le nuage qui
+grossissait sur la frontière de l'Ouest, le maréchal Bugeaud ne
+perdait pas de vue les autres parties de l'Algérie. Ainsi fut-il
+conduit, en juillet, à clore ses opérations militaires par une
+expédition contre la Kabylie, où les émissaires d'Abd el-Kader
+étaient parvenus à fomenter quelque agitation. Il songeait depuis
+longtemps à agir de ce côté, et avait même projeté une expédition
+beaucoup plus considérable que celle à laquelle il dut se borner.
+Le massif montagneux de la grande Kabylie, d'accès difficile,
+habité par une population nombreuse, énergique, très jalouse de son
+indépendance, était la seule partie de l'ancienne régence qui ne nous
+fût pas soumise; il formait, au milieu de nos possessions, entre la
+province d'Alger et celle de Constantine, une sorte d'enclave longue
+de quatre-vingts lieues et large de trente. Il est vrai que les
+habitants de ces montagnes, si redoutables à qui venait les chercher,
+n'étaient pas, de leur nature, agressifs; ils ne sortaient pas
+volontiers de chez eux, et ne menaçaient pas notre domination dans
+le reste de l'Algérie. Aussi, dans les cercles où notre entreprise
+africaine était déjà jugée bien lourde, disait-on couramment: «Ces
+gens-là ne nous attaquent pas; laissons-les tranquilles; nous avons
+assez à faire ailleurs.» Telle était l'opinion qui prévalait dans
+le monde parlementaire, et dont, chaque année, les commissions des
+crédits se faisaient l'écho dans leurs rapports. Le maréchal Bugeaud
+n'acceptait nullement cette façon de voir; elle lui paraissait un
+vieux reste du détestable système de l'occupation restreinte, et
+il comptait bien, un jour ou l'autre, éteindre ce dernier foyer de
+l'indépendance algérienne. Dans les premières années, toutefois,
+il s'était borné à quelques expéditions passagères, pour châtier
+telles ou telles tribus, <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> mordant plus ou moins avant dans
+les bords du massif, mais ne pénétrant pas au c&oelig;ur du pays, et
+surtout ne s'y établissant pas. À la fin de 1844, Abd el-Kader chassé
+et le Maroc vaincu, le moment lui parut venu de tenter davantage.
+Dans sa pensée, la soumission de la Kabylie devait être la grande
+entreprise de l'année suivante. Ce fut, sans doute, afin d'y habituer
+les esprits qu'il toucha ce sujet dans son discours du 24 janvier
+1845, à la Chambre des députés; après y avoir rappelé l'impossibilité
+de faire une «conquête à demi», et comment la «force des choses»
+nous avait peu à peu amenés à «prendre tout le pays», il ajoutait:
+«Nous serons donc contraints de prendre la Kabylie, non pas que
+les populations soient inquiétantes, envahisseuses, hostiles; non,
+elles défendent vigoureusement leur indépendance, quand on va chez
+elles; elles n'attaquent pas. Mais ce territoire insoumis, au milieu
+de l'Algérie obéissante, est d'un mauvais exemple pour les tribus
+qui payent l'impôt et voient auprès d'elles des voisins qui ne le
+payent pas. C'est un témoin vivant de notre impuissance, de notre
+respect pour les gens forts, et cela diminue notre force morale.
+C'est un refuge pour les mécontents de nos possessions; c'est là
+qu'un lieutenant d'Abd el-Kader, Ben-Salem, s'est retiré et maintient
+encore le drapeau de son maître; il pourrait sortir de là, quelque
+jour, un gros embarras.» Et il concluait en répétant: «Nous serons
+obligés de prendre la Kabylie un jour ou l'autre.» Sans contredire
+sur le moment l'orateur, la Chambre ne se laissa pas convaincre; elle
+demeurait manifestement opposée à toute opération importante contre
+la Kabylie. Le ministère ne crut pas dès lors possible d'entrer dans
+les vues du maréchal, et celui-ci quitta la France, en mars 1845,
+sans avoir obtenu les renforts qui lui eussent été nécessaires pour
+une telle entreprise. «J'ai renoncé à la grande expédition contre
+les montagnes de Bougie, écrivait-il d'Alger, le 10 avril, à un de
+ses amis. Le gouvernement s'en souciait peu, et ne voulait pas en
+prendre la responsabilité; le public et les Chambres blâmaient. Pour
+agir avec une entière prudence, il eût fallu des renforts qu'on
+ne voulait pas me donner<a id="footnotetag457" name="footnotetag457"></a><a href="#footnote457" title="Go to footnote 457"><span class="smaller">[457]</span></a>.» <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> Et il ajoutait, non sans
+amertume, le lendemain, dans une autre lettre: «Rassurez tous les
+grands généraux et tous les grands politiques, je ne mordrai, cette
+année, que dans un petit morceau du grand pâté du Djurdjura<a id="footnotetag458" name="footnotetag458"></a><a href="#footnote458" title="Go to footnote 458"><span class="smaller">[458]</span></a>.» On
+le voit, si le gouverneur était empêché de diriger contre la Kabylie
+une attaque décisive, il ne renonçait pas entièrement à s'y montrer
+en armes. Ce fut cette expédition limitée qui, retardée quelque temps
+par les troubles du Duhra et du Sud oranais, s'accomplit enfin au
+mois de juillet 1845. La chaleur ne permit pas de pousser loin les
+opérations. Quelques tribus furent obligées de demander l'aman; mais,
+au fond, rien ne fut changé à l'état de la Kabylie; elle demeurait
+toujours indépendante. La grande conquête, rêvée par le maréchal,
+restait toujours à faire.</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+<p>À la fin de juillet 1845, les opérations militaires étaient
+terminées, et la tranquillité semblait partout rétablie. L'alerte
+avait été trop courte et trop localisée pour inquiéter beaucoup
+l'opinion et y effacer l'impression de confiance produite par nos
+succès de 1844. Mais plus on était disposé à croire l'Algérie
+soumise, plus on se préoccupait d'y voir résoudre tous les problèmes
+que soulevaient l'administration et la colonisation du territoire.
+On était impatient d'«utiliser» la conquête, de trouver quelque
+compensation aux lourds sacrifices faits jusqu'alors, par plusieurs à
+contre-c&oelig;ur, sacrifices qui, depuis 1840, ne montaient pas à moins
+de cent millions par an. Le maréchal Bugeaud était souvent accusé de
+négliger cette partie de sa tâche et de se donner trop exclusivement
+à l'&oelig;uvre guerrière. Sensible à ce reproche, il entreprit
+plusieurs fois d'y répondre publiquement. «Quelques personnes,
+disait-il, le 4 septembre 1845, aux notables d'Alger, auraient voulu
+que je restasse <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> habituellement au siège du gouvernement; on
+a été jusqu'à compter les jours que j'ai été en expédition, et l'on
+m'a fait un reproche de ce qu'ils dépassaient le temps de mon séjour
+à Alger. Eh bien, moi, Messieurs, je m'en fais un titre d'honneur.
+Je persiste à croire de toutes mes forces que je servais mieux les
+intérêts civils que si je m'étais laissé absorber par les détails
+minutieux de l'administration... Il fallait, avant tout, vous donner
+la sécurité. C'était le premier de tous les besoins, la source de
+tous les progrès, et nous ne pouvions la conserver qu'en portant la
+guerre jusqu'aux limites du pays.»</p>
+
+<p>Le gouverneur prétendait d'ailleurs que, tout en dirigeant
+cette guerre, il avait beaucoup fait pour l'organisation de la
+colonie. Sur cette organisation, aussi bien que sur les choses
+militaires, il paraissait avoir des idées personnelles arrêtées;
+suivant son habitude, il les professait très haut, d'autant plus
+haut qu'elles étaient plus contredites, et il travaillait avec
+ardeur à les appliquer. Déjà nous avons vu ce qu'il avait fait
+pour le gouvernement des indigènes, en développant et en réglant
+l'institution fort utile des bureaux arabes<a id="footnotetag459" name="footnotetag459"></a><a href="#footnote459" title="Go to footnote 459"><span class="smaller">[459]</span></a>. Il avait
+certainement moins fait pour la population civile. La goûtant peu,
+ce qui se comprend quand on sait ce qu'elle valait alors, il n'était
+pas pressé de la voir grossir. Toutefois, les Européens débarquaient,
+chaque jour plus nombreux, en Algérie, et dès lors se posait cette
+question: À quel régime les soumettre? Le maréchal avait une réponse
+très simple. «L'armée est tout en Afrique, disait-il; comme elle
+est tout, il n'y a de possible que le pouvoir militaire<a id="footnotetag460" name="footnotetag460"></a><a href="#footnote460" title="Go to footnote 460"><span class="smaller">[460]</span></a>.»
+Aucune tâche, selon lui, à laquelle l'armée ne pût suffire: les
+soldats exécuteraient les travaux publics et prêteraient la main,
+en cas de nécessité, aux travaux privés; les officiers serviraient
+d'administrateurs et de magistrats; le commandant en chef exercerait
+une sorte de dictature paternelle, usant, pour le bien de tous,
+du personnel et du matériel dont il disposait en maître, trouvant
+dans son omnipotence les moyens de résoudre promptement <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> et
+facilement tous les problèmes. À l'appui de sa thèse, le maréchal
+rappelait tout ce que l'armée avait fait jusqu'alors pour les
+colons; comment elle avait ouvert les routes, desséché les marais,
+irrigué les plaines, exploité les carrières, donné l'impulsion à
+toutes les exploitations, aidé le colon pauvre à transporter ses
+matériaux, à bâtir sa maison, à défricher son terrain. Il opposait
+la simplicité et l'économie de ce régime aux lentes et coûteuses
+complications d'une administration civile. Ne pouvait-il pas aussi
+arguer, en faveur du personnel militaire, d'une certaine supériorité
+morale? Tandis que l'élite de l'armée demandait à servir en Afrique,
+l'administration civile n'y envoyait alors le plus souvent que
+son rebut<a id="footnotetag461" name="footnotetag461"></a><a href="#footnote461" title="Go to footnote 461"><span class="smaller">[461]</span></a>. Que les immigrants eussent des répugnances contre
+ce qu'ils appelaient le «régime du sabre», le maréchal Bugeaud ne
+parvenait pas à le comprendre. Il était convaincu que tout ce qui
+n'était pas hargneux ou brouillon devait être satisfait de vivre sous
+une autorité si protectrice et si bienfaisante. «Les populations,
+disait-il à la Chambre, dans son grand discours du 24 janvier 1845,
+ne craignent pas autant qu'on veut bien le dire le régime du sabre,
+et les choses qui les préoccupent le plus, ce ne sont pas les
+garanties civiles, les libertés municipales, mais bien la sécurité.
+La certitude de conserver sa tête, celles de sa femme et de ses
+enfants, les récoltes qu'on a semées, passe avant les théories
+libérales<a id="footnotetag462" name="footnotetag462"></a><a href="#footnote462" title="Go to footnote 462"><span class="smaller">[462]</span></a>. Je pourrais comparer les habitants qui vivent sous
+le régime civil de la côte à des enfants mal élevés, et ceux qui
+sont dans l'intérieur, sous le régime militaire, à des enfants bien
+élevés. Les premiers <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> crient, pleurent, se fâchent pour
+la moindre contrariété. Les seconds obéissent sans mot dire.» En
+cet endroit du discours, le <cite>Moniteur</cite> constate l'«hilarité» de la
+Chambre. Cette verve humoristique amusait en effet les auditeurs,
+mais ne les convertissait pas. Bien au contraire, en heurtant ainsi
+de front les préventions, l'orateur les fortifiait plus tôt. C'était
+souvent l'effet des boutades un peu intempérantes auxquelles Bugeaud
+se laissait aller dans la chaleur de la contradiction. Il était
+tellement plein de ses idées qu'il ne se rendait pas compte du tort
+que leur faisait une exposition trop franche et trop crue.</p>
+
+<p>Si peu de goût qu'il eût pour les fonctionnaires n'appartenant
+pas à l'armée, le maréchal était cependant obligé de leur faire
+une certaine part. Dès l'origine de l'occupation algérienne, le
+gouvernement central avait institué, dans ces conditions et sous
+des noms qui changèrent souvent, une administration civile, à côté
+du commandement supérieur des forces militaires; c'était, dans sa
+pensée, à la fois une garantie pour les colons et un moyen d'empêcher
+le gouverneur général de devenir trop puissant. On avait même
+tenté, un moment, d'établir à Alger une sorte de dualisme, d'après
+lequel le chef de l'administration civile, à peu près indépendant
+du gouverneur, eût relevé directement des ministres. Mais une telle
+organisation n'était pas viable: des conflits se produisirent, à la
+suite desquels l'administration civile fut de nouveau subordonnée au
+commandement militaire, qui se trouva plus omnipotent que jamais. Le
+rôle du gouvernement central était ainsi singulièrement effacé. Le
+maréchal Valée, notamment, s'était soustrait presque complètement
+à sa suprématie et à son contrôle. Le maréchal Soult, rentré au
+ministère de la guerre, le 29 octobre 1840, voulut profiter du
+remplacement du maréchal Valée par le général Bugeaud, pour rétablir
+son autorité; mais le caractère du nouveau gouverneur ne se prêtait
+guère à un rôle de subordonné: de là des heurts continuels. Par
+l'effet de cette rivalité, le ministre se trouvait intéressé au
+développement de l'administration civile. Tant que la guerre avait
+été flagrante en Algérie, il n'avait pu être <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> sérieusement
+question de diminuer les pouvoirs du commandement militaire; mais,
+à la fin de 1844 et au commencement de 1845, la conquête paraissant
+finie, on jugea le moment venu de tenter quelque réforme dans ce
+sens. Pendant son séjour en France, le gouverneur général apprit,
+non sans une vive irritation, que, dans les bureaux du ministère
+de la guerre, on avait préparé une ordonnance réorganisant toute
+l'administration algérienne; elle créait notamment un directeur
+général des affaires civiles, personnage considérable qui devait
+centraliser tous les services et avoir la présidence du conseil
+d'administration avec la signature quand le gouverneur serait en
+expédition. Le maréchal Bugeaud se démena pour faire écarter ce
+projet et crut, un moment, y avoir réussi: «Il paraît, écrivait-il,
+le 2 janvier 1845, à un de ses amis, qu'on voulait, au ministère de
+la guerre, enlever l'ordonnance sur l'Algérie sans consulter ni le
+cabinet ni moi... On était convaincu, en vraies <em>mouches du coche</em>,
+que l'Algérie ne pouvait vivre sans l'application de cette &oelig;uvre
+si longuement élaborée par lesdites <em>mouches</em>. À force de s'en
+occuper, on s'était persuadé qu'il y avait urgence extrême, lorsqu'il
+n'y a pas même utilité... Mais l'éveil a été donné à temps. Je
+sais que plusieurs ministres doivent demander que ce travail de
+Pénélope soit revu au conseil d'État. C'est un moyen dilatoire qui
+pourra bien devenir une fin de non-recevoir<a id="footnotetag463" name="footnotetag463"></a><a href="#footnote463" title="Go to footnote 463"><span class="smaller">[463]</span></a>.» Le projet ne fut
+pas abandonné, comme s'en flattait le maréchal; il fut seulement
+atténué. Publiée le 15 avril 1845, la nouvelle ordonnance, «portant
+réorganisation de l'administration générale et des provinces en
+Algérie», était une transaction assez boiteuse entre les résistances
+du gouverneur et le désir du ministre de développer les attributions
+du pouvoir civil. Elle distinguait trois sortes de territoires:
+<em>civils</em>, <em>mixtes</em> et <em>arabes</em>. Les <em>territoires civils</em> sont «ceux
+sur lesquels il existe une population civile européenne assez
+nombreuse pour que tous les services publics y soient ou puissent y
+être complètement organisés»; l'administration <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> y est civile.
+Les <em>territoires mixtes</em> sont «ceux sur lesquels la population civile
+européenne, encore peu nombreuse, ne comporte pas une complète
+organisation des services publics»; les autorités militaires y
+remplissent les fonctions administratives, civiles et judiciaires.
+Quant aux territoires arabes, ils sont administrés militairement, et
+les Européens n'y sont admis qu'en vertu d'autorisations spéciales
+et personnelles. Tout en laissant au gouverneur général des pouvoirs
+considérables et prépondérants, l'ordonnance les précisait et les
+réglementait, avec l'intention évidente de les limiter. À côté
+de lui, elle instituait un conseil supérieur et un conseil du
+contentieux. Elle créait aussi un directeur général des affaires
+civiles, comme le premier projet; seulement, elle le subordonnait
+au gouverneur et ne lui donnait pas le pouvoir de le remplacer en
+cas d'absence. En somme, le pur régime militaire était maintenu dans
+les territoires mixtes et arabes, de beaucoup les plus étendus.
+Quant à l'administration organisée dans les territoires civils, elle
+était assez mal conçue, et le déplaisir avec lequel le gouverneur
+général l'avait vu établir n'était pas fait pour en faciliter le
+fonctionnement. Aussi les résultats devaient-ils en être fort
+médiocres. Complication, tiraillement et impuissance, tel était le
+triple caractère de cette organisation.</p>
+
+<h4>IV</h4>
+
+<p>Quand on reprochait au maréchal Bugeaud de ne pas faire assez
+pour la colonisation, il montrait quelle avait été, sous son
+gouvernement, la progression rapide de l'immigration européenne.
+La population civile de l'Algérie, qui n'était que de 25,000 âmes
+en 1840, s'élevait à 96,000 en 1845. Ces chiffres semblaient une
+réponse décisive. Cependant, quand on les analysait, ils n'étaient
+pas aussi concluants qu'ils en avaient l'air. Presque toute cette
+population s'était fixée dans les villes: la plus grande partie à
+Alger, devenu un centre important <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> d'affaires et même de
+spéculations assez suspectes; une autre partie dans les villes de la
+côte ou de l'intérieur. C'était chose curieuse de voir, partout où
+s'installaient nos troupes, arriver aussitôt à leur suite une bande
+de <em>mercanti</em>, des cabaretiers surtout, quelques ouvriers d'état, des
+man&oelig;uvres, des maraîchers, en un mot, tous ceux qui espéraient
+vivre de l'armée; parmi eux, un assez grand nombre d'étrangers,
+notamment des Maltais ou des Espagnols. Des villes absolument
+nouvelles, comme Orléansville ou Ténès, se trouvèrent ainsi peuplées,
+en quelques mois, d'habitants, à la vérité, fort mélangés: première
+alluvion, souvent un peu boueuse, qui forme comme le sous-sol de
+toutes les colonies à leur début. De ce côté, il n'y avait qu'à
+laisser faire: nul besoin d'activer artificiellement l'immigration.
+Mais était-ce tout ce qu'il fallait à l'Algérie? L'instinct public
+s'était promptement rendu compte que ce dont la colonie avait le plus
+besoin, ce n'était pas de trafiquants, ni même d'ouvriers d'état;
+nous ne pouvions utiliser notre conquête qu'en y implantant des
+agriculteurs.</p>
+
+<p>D'ordinaire, quand une nation entreprend une colonie de peuplement
+agricole, elle le fait dans un pays où, ne rencontrant devant elle
+qu'une population clairsemée, inférieure, aisément refoulable,
+elle est assurée de trouver beaucoup de terres, sinon vacantes, du
+moins d'une appropriation facile; tels, par exemple, le Canada et
+l'Australie. Rien de pareil en Algérie. Les Arabes détenaient le sol,
+et ils étaient trop nombreux, trop énergiques, pour qu'on songeât à
+les supprimer ou à les déposséder; trop fiers, trop orgueilleux, trop
+dressés au mépris des autres races, pour que les Européens pussent
+leur en imposer par le prestige d'une civilisation supérieure. À
+défaut de terres à occuper, en trouvait-on à acheter? Pour la plus
+grande partie du sol, la propriété collective des tribus empêchait
+les achats individuels; quant aux domaines assez rares appartenant
+à des particuliers, l'incertitude des titres de propriété était
+faite pour décourager tout acquéreur tant soit peu soucieux d'avoir
+une possession stable et sûre. Au cas où l'on parviendrait à
+surmonter ces obstacles, les terres du moins <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> seraient-elles
+d'une exploitation facile et rapidement avantageuse? L'Algérie,
+autrefois l'un des greniers de Rome, avait été, depuis, stérilisée
+par l'occupation arabe. Nous ne pouvions lui rendre quelque chose
+de son ancienne fécondité qu'au prix d'un défrichement pénible dont
+il ne fallait pas espérer recueillir les bénéfices avant plusieurs
+années. Si l'on ajoute que le paysan français, par l'effet de notre
+organisation sociale et économique, était moins que tout autre
+disposé à émigrer, on se rendra compte que jamais colonisation
+ne s'était présentée dans des conditions aussi difficiles. On ne
+comprendrait même pas qu'elle eût été entreprise, si l'on ne se
+rappelait ce qu'il y avait eu d'accidentel, d'imprévu dans l'origine
+de cette conquête. Seul le point d'honneur, et non l'espérance d'un
+profit agricole ou commercial, avait déterminé la France d'abord
+à aller en Afrique, ensuite à y rester. Tout avait été peu à peu
+imposé par les circonstances; rien n'avait été le résultat d'un plan
+prémédité. C'était, la conquête faite, et faite, en quelque sorte,
+malgré soi, qu'il avait fallu chercher les moyens de l'utiliser.
+Est-il surprenant qu'on ait tâtonné et qu'on ait commencé par faire
+plus d'une école?</p>
+
+<p>Dans les premières années de l'occupation, le gouvernement, qui ne
+savait même pas bien alors s'il garderait l'Algérie, ou du moins
+ce qu'il en garderait, ne s'était pas sérieusement préoccupé d'y
+installer des colons. Malgré tout, il s'était produit un certain
+courant d'immigration auquel la pacification apparente, suite du
+traité de la Tafna, avait imprimé quelque activité. Des colons, venus
+la plupart spontanément, s'étaient établis à peu de distance d'Alger,
+dans la Métidja, sur des terres qu'ils avaient acquises de Maures
+qui, malheureusement, n'en étaient pas toujours bien régulièrement
+propriétaires. Ce sont ces exploitations, dont quelques-unes étaient
+devenues promptement assez florissantes, qu'Abd el-Kader dévasta
+en 1839, quand il rouvrit soudainement les hostilités et pénétra
+jusqu'aux portes d'Alger, sans que le maréchal Valée pût l'arrêter.
+Dans cette année néfaste, les colons, mal protégés, ne virent pas
+seulement détruire leurs fermes; leur confiance <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> aussi fut
+détruite. Les fermes auraient pu être facilement reconstruites, et
+quelques-unes le furent en effet; la confiance était beaucoup plus
+difficile à rétablir.</p>
+
+<p>Au début du gouvernement du général Bugeaud, il n'y eut place
+que pour la guerre. Mais à peine nos troupes eurent-elles un peu
+refoulé Abd el-Kader et élargi le cercle des territoires soumis,
+que la question de colonisation se trouva de nouveau posée. Il ne
+semblait plus désormais qu'on pût attendre quelque chose d'efficace
+de l'initiative privée, découragée par l'échec de sa précédente
+tentative. C'était d'ailleurs l'idée alors régnante dans tous
+les pouvoirs publics,&mdash;civils ou militaires, métropolitains ou
+coloniaux,&mdash;qu'étant données les conditions de l'Algérie et les
+m&oelig;urs du cultivateur français, l'immigration agricole serait
+nulle et impuissante, si l'État ne lui tendait la main et ne se
+chargeait de lever lui-même une bonne partie des difficultés. De
+là le système de colonisation exclusivement administrative qui
+prévalut. L'État déterminait les zones où les Européens pouvaient
+s'installer sans embarras pour lui, sans péril pour eux, et les
+points où il convenait de créer des villages. Il se procurait aussi
+les terres qui pouvaient être livrées aux particuliers et qu'il
+leur garantissait être à l'abri de toute revendication; il en
+avait d'ailleurs une certaine quantité immédiatement disponible;
+c'étaient celles de l'ancien domaine beylical dont il était devenu
+propriétaire par l'effet de la conquête. Au lieu d'appeler pour
+ces terres des acheteurs qu'il croyait introuvables ou dont il se
+défiait, il les offrait en concessions gratuites, et souvent même
+promettait en outre une certaine aide pour l'installation et la mise
+en train de l'exploitation. Par contre, il se réservait de choisir
+ceux qu'il admettrait, et leur imposait, pour assurer la mise en
+valeur des terrains, des conditions fort compliquées. Jusqu'à ce que
+ces conditions fussent accomplies, les concessionnaires n'étaient
+que des détenteurs à titre provisoire et précaire, placés sous la
+surveillance incessante et en quelque sorte sous la tutelle de
+l'administration, tutelle aussi gênante à subir que lourde à exercer.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> Ainsi furent créés, de 1842 à 1845, principalement aux
+environs d'Alger, dans le massif du Sahel et dans la plaine de la
+Métidja, une trentaine de villages. À la fin de 1844, on comptait
+1,765 familles concessionnaires, dont 133 avaient rempli les
+conditions imposées et reçu leurs titres définitifs; les dépenses
+effectuées par ces 133 familles étaient évaluées à 1,020,940 francs.
+Environ 100,000 hectares avaient été distribués; la plupart, il
+est vrai, étaient encore en friche. Chaque année, le nombre des
+demandes de concessions augmentait: il dépassait 2,000 en 1845.
+Jamais on n'avait fait autant, ni procédé si méthodiquement pour
+la colonisation rurale. Mais, s'il y avait un progrès notable par
+rapport à ce qui avait précédé, le résultat, en soi, était encore
+bien maigre. Qu'était-ce que cette poignée de cultivateurs ou
+prétendus tels, comparés aux 90,000 Européens déjà établis, à cette
+même époque, dans Alger et dans les autres villes de la colonie?
+Qu'était-ce, surtout, que les quelques milliers d'hectares cultivés,
+par rapport à l'immense territoire qu'il s'agissait de mettre en
+valeur? Au moins, le peu qu'on avait fait était-il bien fait? Arrivés
+plein d'espoir, d'illusion, les colons s'étaient aussitôt trouvés aux
+prises avec les difficultés d'un défrichement singulièrement pénible,
+coûteux et malsain. Le Sahel, notamment, où avaient été installés la
+plupart des concessionnaires, était alors une lande sauvage, aride,
+désolée, couverte de ces terribles palmiers nains dont l'extraction
+était faite pour user tous les outils et lasser tous les courages;
+il avait été laissé tout à fait inculte par les Arabes, peu soucieux
+du voisinage des Turcs d'Alger. L'emplacement des nouveaux villages,
+fixé par des considérations purement stratégiques, n'assurait trop
+souvent au colon ni eau potable pour sauvegarder sa santé, ni routes
+pour aller vendre les produits de son exploitation. Le sol de la
+Métidja, plus facile et plus fertile que celui du Sahel, n'était pas
+moins meurtrier quand on le remuait pour la première fois. Combien de
+villages où périrent, en peu d'années, plusieurs couches de colons!
+Boufarik, par exemple, aujourd'hui l'un des points les plus sains
+et les plus charmants de cette plaine, était alors un <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> foyer
+de miasmes si pestilentiels qu'une sorte d'épouvante avait fini
+par s'attacher à son nom. Pour surmonter tant d'obstacles, il eût
+fallu chez les immigrants beaucoup d'énergie morale et de ressources
+matérielles. Or, c'est précisément ce qui manquait au personnel
+qu'attirait la gratuité des concessions et que ne rebutait pas la
+tutelle administrative. Ce personnel était généralement pauvre,
+maladroit, de nature un peu mendiante et geignante, attendant tout
+de l'administration dont il se savait le pupille, s'en prenant à
+elle de chacune de ses déceptions, prompt à se dégoûter d'une terre
+qu'il n'avait pas payée de ses deniers, sur laquelle il n'exerçait
+pas les droits et pour laquelle il n'éprouvait pas les sentiments du
+propriétaire. En somme, la plupart des villages, sauf quelques-uns
+par hasard mieux placés que les autres, avaient peu réussi, certains
+d'entre eux offraient même un spectacle lamentable. L'abbé Landmann
+écrivait, après les avoir visités, à la fin de 1844: «Je n'ai
+trouvé presque partout que découragement et misère profonde<a id="footnotetag464" name="footnotetag464"></a><a href="#footnote464" title="Go to footnote 464"><span class="smaller">[464]</span></a>.»
+Les commissions des crédits à la Chambre des députés, volontiers
+maussades pour tout ce qui regardait l'Algérie, constataient ces
+échecs et s'en faisaient un grief.</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+<p>Au milieu de tant d'entreprises de colonisation avortées ou tout au
+moins incertaines, un fait se détache, qui est, au contraire, un
+succès: c'est la fondation de la Trappe de Staouëli, renouvelant,
+en plein dix-neuvième siècle, les merveilles des grands couvents
+défricheurs du commencement du moyen âge<a id="footnotetag465" name="footnotetag465"></a><a href="#footnote465" title="Go to footnote 465"><span class="smaller">[465]</span></a>. L'idée première en
+était venue à M. de Corcelle, en 1841, au retour d'un voyage en
+Afrique, dont j'ai déjà eu occasion de parler, et qui avait été
+l'origine de sa liaison avec le général <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> Bugeaud<a id="footnotetag466" name="footnotetag466"></a><a href="#footnote466" title="Go to footnote 466"><span class="smaller">[466]</span></a>.
+Il avait rapporté de ce voyage la conviction que la colonie ne
+pouvait réussir qu'en devenant chrétienne et agricole. N'était-ce
+pas répondre directement à ce double besoin que d'y établir des
+moines qui se trouvaient être en même temps des cultivateurs? Voisin
+des Trappistes, dans le département de l'Orne, M. de Corcelle les
+avait vus à l'&oelig;uvre et savait ce dont ils étaient capables. Il
+exposa son projet dans un mémoire adressé au gouvernement; après y
+avoir montré combien il importait de rendre l'Algérie catholique,
+pour qu'elle demeurât française, il ajoutait: «Sous ce rapport,
+l'introduction d'une congrégation religieuse dans les cultures de
+l'Algérie serait assurément très salutaire. Les Trappistes, par
+exemple, apporteraient là une expérience agricole fort précieuse
+et surtout des exemples de sainteté de nature à émouvoir vivement
+l'imagination des indigènes...» Si nouvelle qu'une pareille idée fût
+pour le maréchal Soult, il la prit tout de suite à c&oelig;ur. À tel de
+ses collègues qui s'effarouchait de voir le gouvernement protéger des
+congréganistes: «Ce ne sont pas des congréganistes, répondait-il,
+que j'envoie à Alger, ce sont des colons de la meilleure espèce, des
+colons qui ne parlent pas, mais qui agissent.» L'adhésion du ministre
+de la guerre ne suffisait pas; il fallait aussi celle du gouverneur
+général de l'Algérie. M. de Corcelle lui écrivit à ce sujet. «Essayez
+mes Trappistes, lui disait-il; je vous supplie d'introduire cette
+goutte de sainteté dans la caverne africaine.» Le général Bugeaud,
+alors très engoué d'un projet de colonisation au moyen de soldats
+mariés, projet sur lequel j'aurai à revenir, ne fut pas d'abord sans
+prévention contre les «célibataires» qu'on lui proposait; toutefois,
+il se rendit vite et promit son concours.</p>
+
+<p>Ainsi approuvée par les deux chefs supérieurs, à Paris et à Alger,
+il semblait que la fondation ne dût plus rencontrer d'obstacles
+administratifs. Mais il fallut compter avec l'indifférence
+nonchalante ou même avec la malveillance tracassière <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> des
+bureaux et des sous-ordres; il fallut compter aussi avec la timidité
+d'un gouvernement qui hésitait à braver les préjugés alors ravivés
+contre les congrégations par les controverses sur la liberté de
+l'enseignement. Le maréchal Soult lui-même, tout en persistant à
+protester de sa bonne volonté personnelle, expliquait aux Trappistes
+qu'il craignait, en se montrant trop favorable, «d'ameuter contre eux
+les aboyeurs de la Chambre». De là des difficultés qui retardèrent
+pendant longtemps la solution et firent même parfois douter qu'on pût
+jamais aboutir. Cependant, le zèle de M. de Corcelle et de quelques
+autres personnes qui s'intéressaient à son projet finit par obtenir
+du ministre de la guerre l'ordre exprès de «terminer cette affaire,
+tout obstacle cessant», et l'acte de concession fut signé le 18
+juillet 1843.</p>
+
+<p>Les religieux se mirent aussitôt à l'&oelig;uvre. Les débuts furent
+très durs. Staouëli était situé dans le Sahel, et l'on sait combien
+le défrichement y était pénible et meurtrier. Tous les moines furent
+frappés par la fièvre, sur ce champ de bataille qu'aucun d'eux ne
+songea à déserter. Avant l'expiration de la première année, dix
+étaient morts, dont sept en trois mois. En même temps, l'argent
+manquait: pour une cause ou pour une autre, des subventions promises
+soit par le gouvernement, soit par des couvents de France, firent
+défaut. Plusieurs fois, on put croire qu'il faudrait interrompre les
+travaux.</p>
+
+<p>La jeune Trappe avait heureusement à sa tête l'homme le mieux fait
+pour triompher de ces obstacles. C'était dom François Régis, nature
+vaillante entre toutes, l'un de ces capitaines qui savent obtenir
+de leurs soldats des prodiges d'héroïsme. Aux plus rudes moments,
+quand tous les religieux et lui-même étaient brisés par la maladie,
+il donnait l'exemple d'une énergie invincible: «Allons, mon frère,
+disait-il à chacun de ses compagnons, un peu de c&oelig;ur! C'est pour
+le bon Dieu!» Si mal que les choses parussent aller, si anxieux qu'il
+fût lui-même au fond, il n'admettait pas qu'on se laissât gagner
+par la tristesse; il voulait qu'on «mangeât joyeusement le pain de
+chaque jour». Ce n'était pas un de ces moines dont la <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> vue
+se borne aux murs de leur couvent. Bien que très vertueux et très
+avancé dans la vie intérieure, il savait regarder au dehors et s'y
+créer des appuis. Au premier besoin, botté et éperonné, il montait à
+cheval et galopait jusqu'à Alger, ou même, dans les grands périls, il
+n'hésitait pas à traverser la mer et à parcourir la France. Caractère
+indépendant et fier, très franc et parfois presque brusque d'allure,
+il était cependant un solliciteur incomparable; il avait le don
+d'aplanir les difficultés, de gagner les bonnes grâces, de vaincre
+les résistances. Tous ceux auxquels il avait ainsi affaire, depuis
+les employés de bureau et les simples soldats jusqu'aux généraux et
+aux ministres, étaient surpris et charmés de trouver dans ce moine
+austère une parole vive, prompte aux saillies d'un accent toujours
+généreux, une droiture ouverte, une belle humeur affable, une sorte
+de familiarité cordiale qui laissait cependant intacts le caractère
+et la dignité du religieux. Les militaires surtout étaient absolument
+conquis.</p>
+
+<p>Au premier rang des amis que s'était ainsi faits l'abbé de Staouëli,
+il convient de nommer le maréchal Bugeaud. Rien ne subsistait
+plus de ses préventions premières. «Quand vous aurez de grosses
+difficultés, avait-il dit à dom François Régis, venez me trouver.»
+L'abbé ne manquait pas de le faire. Qu'il fallût écarter quelque
+obstacle administratif ou triompher des hésitations d'un évêque, il
+trouvait toujours le gouverneur général prêt à lui venir en aide.
+Mêmes sentiments chez les autres chefs militaires, par exemple chez
+le général de La Moricière, plusieurs fois gouverneur par intérim.
+Le duc d'Aumale témoigna aussi sa sympathie au religieux et eut
+même occasion de lui donner un conseil dont la précoce maturité
+le frappa vivement: c'était en novembre 1843, à un moment où tout
+semblait se réunir pour faire échouer l'entreprise. Dom François
+Régis avait laissé voir au duc quelque velléité de transporter au
+moins partiellement ses efforts sur un terrain plus favorable.
+«Sera-ce au religieux de la Trappe, répondit le jeune prince, alors
+seulement âgé de vingt-deux ans, qu'il faudra prêcher la patience
+et la persévérance? Vous datez <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> d'hier, et vous voulez déjà
+avoir réussi. C'est trop tôt vous décourager... Soyez ici constants,
+comme vous l'êtes ailleurs; soyez-le plus qu'ailleurs, et vous
+réussirez.» Ces amis de haut rang n'étaient pas les seuls que se fût
+acquis le vaillant et aimable abbé; il en compta beaucoup d'autres,
+plus humbles, mais non moins dévoués ni moins efficaces, parmi les
+officiers de divers grades qui se trouvaient, par leurs fonctions, en
+rapport avec la Trappe<a id="footnotetag467" name="footnotetag467"></a><a href="#footnote467" title="Go to footnote 467"><span class="smaller">[467]</span></a>.</p>
+
+<p>Ainsi secondée, la courageuse persévérance des Trappistes finit
+par surmonter les obstacles devant lesquels succombaient, autour
+d'eux, tant d'immigrants européens. En 1845, deux ans après leur
+installation, la meurtrière bataille qu'ils livraient au sol, bien
+que non complètement terminée<a id="footnotetag468" name="footnotetag468"></a><a href="#footnote468" title="Go to footnote 468"><span class="smaller">[468]</span></a>, pouvait être considérée comme
+d'ores et déjà gagnée. Les résultats acquis étaient considérables:
+les bâtiments essentiels étaient construits, l'exploitation en
+train, et une grande étendue de terrain mise en culture. Cette
+transformation faisait l'étonnement des visiteurs, chaque jour
+plus nombreux. Staouëli devenait l'une des principales curiosités
+de l'Algérie. Le maréchal Bugeaud voulut en juger par lui-même.
+Le 14 août 1845, il arriva à l'improviste au monastère, visita
+tout en détail, mêla quelques conseils à beaucoup d'éloges et s'en
+retourna le soir, plein d'admiration pour un travail si fécond et
+pour une si héroïque austérité. Peu de jours après, le <cite>Moniteur
+algérien</cite> racontait la visite du maréchal et faisait connaître sa
+satisfaction. Dans le succès des Trappistes, il y avait plus que le
+résultat matériel; il y avait, pour les autres colons, un exemple
+instructif et consolant, un voisinage bienfaisant, et surtout la
+prédication chrétienne qui agit le plus, celle de la <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> vertu
+en action. Les Arabes n'étaient pas les derniers à en être frappés et
+à témoigner de leur respect pour les nouveaux «marabouts». La «goutte
+de sainteté», demandée par M. de Corcelle, commençait à faire sentir
+son effet.</p>
+
+<p>Le maréchal Bugeaud n'était pas homme à s'en effaroucher: bien au
+contraire. Il comprenait de quel secours pouvait être pour son
+&oelig;uvre l'action catholique. D'autres religieux que les Trappistes
+eurent aussi à se louer de lui. Les Jésuites avaient été des
+premiers à suivre notre armée à Alger. L'un d'eux, le P. Brumauld,
+fonda, aux portes de la ville, un orphelinat dont le gouvernement
+prisait très haut les services et qu'il subventionnait. Le maréchal,
+cependant, n'avait pas été, à l'origine, sans partager un peu les
+préjugés alors régnant contre la Compagnie de Jésus. Un jour qu'il la
+traitait assez mal en paroles, devant ses aides de camp, l'un d'eux
+l'interrompit: «Nous vous avons pourtant entendu dire beaucoup de
+bien du P. Brumauld.&mdash;Ah! mais, oui.&mdash;Eh bien! le P. Brumauld est
+un Jésuite.&mdash;Un Jésuite, le P. Brumauld?&mdash;Assurément.» Déconcerté,
+le maréchal garda un moment le silence, puis s'écria: «Fût-il le
+diable, il fait le bien.» C'était un des traits de son caractère,
+de ne pas fermer les yeux à la vérité. Aussi, peu après, irrité
+de voir le <cite>Journal des Débats</cite> s'associer à la violente campagne
+alors ouverte contre les Jésuites, il lui adressa d'Alger, le 24
+juin 1843, la lettre suivante: «J'ai été peiné de l'article sur les
+Jésuites que j'ai lu dans votre numéro du 13 juin. Vous savez bien
+que je ne suis ni Jésuite ni bigot; mais je suis humain et j'aime à
+faire jouir tous mes concitoyens, quels qu'ils soient, de la somme de
+liberté dont je veux jouir moi-même. Je ne puis vraiment m'expliquer
+la terreur qu'inspirent les Jésuites à certains membres de nos
+assemblées... Quant à moi, qui cherche, par tous les moyens, à mener
+à bonne fin la mission difficile que mon pays m'a confiée, comment
+prendrais-je ombrage des Jésuites, qui, jusqu'ici, ont donné de si
+grandes preuves de charité et de dévouement aux pauvres émigrants qui
+viennent en Algérie, croyant y trouver une terre promise, et qui
+n'y rencontrent, tout d'abord, que déceptions, maladies <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> et
+souvent la mort? Eh bien! oui, ce sont les S&oelig;urs de Saint-Joseph
+et les Jésuites qui m'ont puissamment aidé à secourir ces affreuses
+misères que l'administration, avec toutes les ressources dont elle
+dispose, est complètement insuffisante à soulager. Les S&oelig;urs de
+Charité ont soigné les malades qui ne trouvaient plus de place dans
+les hôpitaux et se sont chargées des orphelines. Les Jésuites ont
+adopté les orphelins. Le P. Brumauld, leur supérieur, a acquis,
+moyennant 120,000 francs, une vaste maison de campagne entourée
+de 150 hectares de terre cultivable, et là, il a recueilli plus
+de 130 orphelins européens qui, sous la direction de différents
+professeurs, apprennent les métiers de laboureur, jardinier,
+charpentier, menuisier, maçon. Il sortira de là des hommes utiles à
+la colonisation, au lieu de vagabonds dangereux qu'ils eussent été.
+Sans doute, les Jésuites apprendront à leurs orphelins à aimer Dieu.
+Est-ce un si grand mal? Tous mes soldats, à de rares exceptions près,
+croient en Dieu, et je vous affirme qu'ils ne s'en battent pas avec
+moins de courage... Pour moi, gouverneur de l'Algérie, je demande
+à conserver <em>mes</em> Jésuites, parce que, je vous le répète, ils ne me
+portent nullement ombrage et qu'ils concourent efficacement au succès
+de ma mission. Que ceux qui veulent les chasser nous offrent donc les
+moyens de remplacer les soins gratuits et la charité de ces terribles
+fils de Loyola. Mais je les connais; ils déclameront et ne feront
+rien que grever le budget colonial, sur lequel ils commenceront par
+prélever leurs bons traitements, tandis que les Jésuites ne nous ont
+rien demandé que la tolérance<a id="footnotetag469" name="footnotetag469"></a><a href="#footnote469" title="Go to footnote 469"><span class="smaller">[469]</span></a>.» Six ans plus tard, au moment
+de la mort du maréchal Bugeaud, le P. Brumauld l'appellera «son
+plus grand bienfaiteur, son père, le grand-père bien-aimé de ses
+orphelins<a id="footnotetag470" name="footnotetag470"></a><a href="#footnote470" title="Go to footnote 470"><span class="smaller">[470]</span></a>».</p>
+
+<p>Cette attitude du maréchal contrastait heureusement avec
+l'indifférence que, dans les premières années de l'occupation, les
+autorités algériennes avaient témoignée pour les choses religieuses.
+C'est qu'en effet, sous ce rapport, la situation s'était <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span>
+améliorée. La part du culte catholique, dans le budget de la colonie,
+originairement de 9,000 francs, atteignait maintenant 150,000 francs.
+Grâce à la création de l'évêché d'Alger en 1838, la vie chrétienne,
+nulle jusqu'alors, s'était développée. Au lieu des rares prêtres et
+des trois ou quatre chapelles misérables que Mgr Dupuch avait trouvés
+en Algérie, quand il avait pris possession de son siège épiscopal, on
+comptait, en 1845, dans le nouveau diocèse, 91 prêtres, 60 églises
+ou chapelles, un séminaire, plusieurs établissements hospitaliers
+ou scolaires fondés par des congrégations, des associations de
+piété et de charité. Toutefois, celui qui mesurait l'étendue des
+besoins était plus frappé encore de ce qui manquait. Cent cinquante
+mille francs pour le culte catholique, sur un budget total de cent
+trente millions, n'était-ce pas une proportion misérable, dans un
+pays où tout était à créer? Que de lieux où les immigrants et les
+soldats étaient absolument sans secours religieux! Dans la plupart
+des villages qu'elle avait établis, l'administration ne s'était pas
+inquiétée de bâtir une église. Les visiteurs recueillaient, à ce
+propos, de la bouche des colons, plus d'une plainte. «Point d'église,
+point d'école! disait l'un d'eux; nous sommes comme des animaux. Si
+nous avions une chapelle, une clochette, on pourrait se rappeler
+comment on a été élevé<a id="footnotetag471" name="footnotetag471"></a><a href="#footnote471" title="Go to footnote 471"><span class="smaller">[471]</span></a>.» L'administration ne se bornait pas à
+ne pas faire; par routine tracassière et ombrageuse, elle gênait
+la libre initiative du clergé. Malheureusement, le premier évêque,
+Mgr Dupuch, n'avait pas autant d'esprit de conduite que de zèle, de
+prudence que de générosité. Sa charité téméraire et imprévoyante le
+fit tomber dans des embarras pénibles et compromettants. Aux prises
+avec quatre cent mille francs de dettes qu'il ne pouvait payer, il
+se vit réduit à donner sa démission, vers la fin de 1845. Il ne
+le fit pas sans élever la voix <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> contre le gouvernement,
+auquel il reprochait de ne l'avoir pas soutenu et même de l'avoir
+entravé. Son successeur, Mgr Pavy, eut son zèle avec plus de sagesse.
+Le maréchal Bugeaud le prit tout de suite fort en gré. «Tenez,
+monseigneur, lui dit-il un jour brusquement, si vous n'étiez évêque,
+je vous voudrais soldat! Près de moi, sur un champ de bataille,
+quel bon général vous feriez!» L'évêque allait-il visiter, dans une
+de ses tournées pastorales, quelques-uns des villages créés par
+l'administration, le gouverneur se hâtait de l'en remercier. «C'est
+ainsi, lui écrivait-il, que l'on console et que l'on encourage les
+exilés de la patrie, en leur montrant des sentiments paternels, en
+même temps qu'on leur offre les secours de la religion<a id="footnotetag472" name="footnotetag472"></a><a href="#footnote472" title="Go to footnote 472"><span class="smaller">[472]</span></a>.» À
+Paris également, il était, dans le gouvernement, des esprits assez
+clairvoyants et élevés pour comprendre combien la religion était
+nécessaire en Algérie, et pour se rendre compte que, sous ce rapport,
+il y avait beaucoup à réparer. «Cette année, pour la première fois,
+écrivait M. Guizot à M. Rossi, le 8 mars 1846, je vais prendre à mon
+compte cette question de l'Algérie, si grande et si lourde. J'attache
+à l'établissement religieux beaucoup d'importance; je crois qu'il en
+acquerra beaucoup, et cela me plaît personnellement de ressusciter le
+christianisme en Afrique<a id="footnotetag473" name="footnotetag473"></a><a href="#footnote473" title="Go to footnote 473"><span class="smaller">[473]</span></a>.»</p>
+
+<h4>VI</h4>
+
+<p>Staouëli montrait ce qu'avec beaucoup d'énergie et de persévérance on
+pouvait faire du sol algérien. L'enseignement venait fort à propos,
+en présence du découragement que tant d'autres insuccès devaient
+produire. Toutefois, les conditions de cette entreprise monacale
+étaient trop exceptionnelles pour qu'on y trouvât la solution,
+jusqu'alors vainement cherchée, du problème de la colonisation
+algérienne. Où était donc cette <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> solution? Le maréchal
+Bugeaud croyait le savoir. Il avait un système à lui qu'il jugeait
+le seul capable de lever toutes les difficultés et dont il attendait
+des merveilles. Convaincu que les échecs subis venaient de ce qu'on
+avait eu affaire à des colons civils, «cohue désordonnée, sans
+force d'ensemble, parce qu'elle était sans discipline», il voulait
+faire appel à la «colonisation militaire»: application nouvelle
+du principe posé par lui que «l'armée était tout en Algérie». À
+l'entendre, on pouvait trouver facilement, chaque année, parmi les
+soldats devant encore trois ans de service, un grand nombre d'hommes
+disposés à s'établir en Afrique. Un congé leur serait accordé pour
+aller chercher femme en France. L'État leur fournirait le sol, les
+matériaux, les instruments, le bétail. Dans chaque village, tout
+devait être possédé en commun jusqu'à l'expiration des trois ans.
+Embrigadés, commandés, soumis à la discipline militaire, les hommes
+continuaient, pendant ces trois ans, à faire partie de l'armée: il
+n'y avait de changé que leur mode de service. Dans les saisons où
+la culture ne les occuperait pas, ils seraient employés aux travaux
+publics. En cas de guerre, ils se trouveraient tout organisés et
+encadrés pour faire face au péril. À l'expiration des trois ans,
+on procéderait à la liquidation de la communauté: l'État se ferait
+rembourser de ses avances; le surplus serait divisé en autant de
+lots que de copartageants, et les lots tirés au sort. Le maréchal
+estimait qu'en quelques années on établirait ainsi un grand nombre
+de familles, composées d'éléments énergiques et disciplinés, dont
+la présence assurerait la soumission de la colonie en même temps
+que la culture du sol, et permettrait de réduire de moitié l'armée
+d'occupation. Par là donc, il prétendait résoudre, à la fois, le
+problème agricole et le problème militaire.</p>
+
+<p>Il y avait longtemps que le maréchal Bugeaud rêvait de ce mode de
+colonisation. Avant de commander à Alger, en 1838, il avait fait
+paraître une brochure intitulée: <cite>De l'établissement de légions
+de colons militaires dans les possessions françaises du nord de
+l'Afrique, suivi d'un projet d'ordonnance adressé au gouvernement et
+aux Chambres</cite>. Une fois gouverneur général, il ne <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> manqua
+pas une occasion de revenir sur sa thèse favorite. Discours à la
+Chambre, mémoires au ministre, toasts dans les banquets, brochures,
+articles de journaux, correspondance avec les personnages influents,
+tout était employé par lui pour tâcher de gagner à ses idées le
+gouvernement et l'opinion. Dans l'ardeur de sa conviction, il ne
+craignait pas de proposer tout de suite une opération gigantesque,
+l'établissement, chaque année, de dix mille soldats colons, soit,
+en dix ans, de cent mille familles. Il n'évaluait pas la dépense
+à moins de 350 millions et reconnaissait même bientôt qu'elle
+pourrait s'élever au double. Il faisait entrevoir, à la vérité,
+comme compensation à cette charge, une réduction prochaine de
+l'armée d'Afrique, soit une économie annuelle de 40 millions. Quant
+à la colonisation civile, il se défendait de vouloir la supprimer
+entièrement, et lui laissait, sur la côte, une bande de terrain large
+de douze à quinze lieues: c'était au delà, dans l'intérieur des
+terres, qu'il entendait placer ses villages de soldats.</p>
+
+<p>En attendant une mesure générale que seuls les pouvoirs publics
+avaient qualité pour décréter, le maréchal, de sa propre autorité,
+avait fait un très petit essai de son système. En 1842 et 1843,
+il avait fondé trois villages militaires, deux dans le Sahel, un
+dans la Métidja. Sur sa demande, le maire de Toulon s'était occupé
+de trouver des femmes pour les soldats colons, et ceux-ci étaient
+allés en France se marier, comme ils eussent accompli toute autre
+corvée commandée: la chose prêta à rire, et il ne paraît pas qu'une
+fois la dot mangée, les époux aient fait bien bon ménage. Ce ne
+fut pas le seul déboire du maréchal. Au bout de peu de temps, les
+colons, absolument dégoûtés du travail en commun et de la propriété
+collective, le supplièrent de les «désassocier<a id="footnotetag474" name="footnotetag474"></a><a href="#footnote474" title="Go to footnote 474"><span class="smaller">[474]</span></a>». En 1845, sur
+les trois villages, deux étaient aussi misérables que les villages
+civils voisins: c'étaient ceux du Sahel; seul, celui qui était dans
+la Métidja devait à l'avantage de sa situation d'être assez prospère.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> Rien donc, dans ces premiers résultats, qui pût détruire
+les préventions existant contre le système du maréchal Bugeaud. On
+faisait remarquer que des mariages accomplis comme une man&oelig;uvre
+de champ de Mars n'étaient pas une façon bien sérieuse de constituer
+les familles, condition première de toute bonne colonisation. On
+demandait ce que deviendrait la sujétion disciplinaire sur laquelle
+le maréchal fondait tout son système, lorsque, au bout de trois ans,
+les soldats seraient libérés et redeviendraient des citoyens comme
+les autres. Enfin, on insistait sur l'énormité des frais, et la
+franchise peu adroite avec laquelle le maréchal avait tout de suite
+parlé d'une dépense de plus de 300 millions, donnait beau jeu à ses
+adversaires. Ce n'était pas la Chambre qui se montrait le moins
+hostile. Les commissions des crédits se prononcèrent à plusieurs
+reprises dans leurs rapports contre toute opération de ce genre<a id="footnotetag475" name="footnotetag475"></a><a href="#footnote475" title="Go to footnote 475"><span class="smaller">[475]</span></a>.
+Quant au cabinet, il répugnait visiblement à s'engager dans cette
+voie. Le maréchal Soult ne cachait pas qu'il y était opposé. M.
+Guizot, d'ordinaire le principal soutien du maréchal Bugeaud dans
+les conseils du gouvernement, ne croyait pas pouvoir proposer à ses
+collègues plus qu'un essai limité et peu coûteux; encore n'était-il
+pas sûr de l'obtenir et le demandait-il moins par goût pour la
+colonisation militaire que par égard pour son promoteur.</p>
+
+<p>Le gouverneur général n'était pas homme à reculer devant des
+oppositions, si nombreuses qu'elles fussent. Il se montrait, au
+contraire, chaque jour plus confiant dans son idée. Le ministère
+se refusant ou hésitant à se mettre en mouvement, il tenta de
+l'entraîner, en prenant audacieusement les devants. Le 9 août 1845,
+il adressa cette circulaire à tous les généraux sous ses ordres:
+«Général, j'ai lieu de regarder comme très prochain le moment où
+nous serons autorisés à entreprendre un peu en grand les essais de
+colonisation militaire. Les conditions sont détaillées ci-après.
+Invitez MM. les chefs de corps à les faire connaître à leurs
+subordonnés et à vous adresser, <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> aussitôt qu'il se pourra,
+l'état des officiers, sous-officiers et soldats qui désirent faire
+partie des colonies militaires.» Suivait une série d'articles
+organisant d'une façon complète ces colonies, absolument comme
+si le principe en avait été adopté et qu'il s'agît seulement de
+l'appliquer. Aussitôt cette circulaire connue à Paris, l'émotion
+fut grande dans le cabinet, dans les Chambres, dans le public.
+«Pacha révolté», s'écria la <cite>Presse</cite>. M. Guizot, bien qu'habitué
+aux incartades du maréchal, ne put s'empêcher de trouver celle-ci
+un peu forte. Il fit insérer dans le <cite>Journal des Débats</cite> une note
+officieuse qui, avec des précautions de langage, remettait à son rang
+le gouverneur trop indépendant et lui rappelait «qu'il y avait à
+Paris un gouvernement et des Chambres». En même temps, il lui écrivit
+une lettre de reproches affectueux. «Peut-être avez-vous cru, lui
+disait-il, lier d'avance et compromettre sans retour le gouvernement
+dans cette entreprise ainsi étalée tout entière dès les premiers
+pas. C'est une erreur, mon cher maréchal.» Et il lui montrait que
+le seul résultat de son initiative était «d'embarrasser grandement
+ses plus favorables amis», ceux qui, à ce moment, travaillaient et
+avaient si grand'peine à faire accepter l'idée d'un essai partiel.
+Le maréchal sentit qu'il était allé trop loin; il fit publier par
+le <cite>Moniteur algérien</cite> un article destiné à atténuer la circulaire.
+Dans sa réponse à M. Guizot, il s'excusa tant bien que mal. «Cette
+circulaire, lui écrivait-il, ne devait avoir aucune publicité... Je
+dois dire aussi que les termes en étaient trop positifs; j'aurais
+dû mettre partout les verbes au conditionnel; au lieu de dire: <em>Les
+colons recevront, etc.</em>, j'aurais du dire: <em>Si le gouvernement
+adoptait mes vues, les colons recevraient, etc.</em> Changez le temps du
+verbe, et vous ne verrez plus qu'une chose simple, une investigation
+statistique qui est dans les usages du commandement et destinée à
+éclairer le gouvernement lui-même<a id="footnotetag476" name="footnotetag476"></a><a href="#footnote476" title="Go to footnote 476"><span class="smaller">[476]</span></a>.»</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> VII</h4>
+
+<p>Si les oppositions que rencontrait le maréchal Bugeaud ne
+l'ébranlaient pas dans sa conviction, elles le fatiguaient,
+l'irritaient. Il y voyait volontiers une sorte d'ingratitude. Plus
+que jamais, d'ailleurs, il se croyait en butte à une malveillance
+systématique de la part du maréchal Soult et des bureaux du ministère
+de la guerre. Il accusait notamment ces bureaux d'inspirer et de
+subventionner le journal <cite>l'Algérie</cite>, qui, de Paris, lui faisait
+une guerre acharnée, et dont les attaques trouvaient souvent écho
+dans les autres feuilles de la capitale<a id="footnotetag477" name="footnotetag477"></a><a href="#footnote477" title="Go to footnote 477"><span class="smaller">[477]</span></a>. Ces piqûres de presse
+mettaient parfois hors de lui le peu patient gouverneur. Ainsi en
+était-il, par exemple, quand <cite>l'Algérie</cite>, par un calcul plein de
+malice, exaltait ses lieutenants, La Moricière, Bedeau et surtout le
+duc d'Aumale.</p>
+
+<p>Non sans doute que le maréchal ne fût le premier à proclamer les
+hautes qualités du vainqueur de la Smala. En 1843, il lui aurait
+fait confier, malgré sa jeunesse, l'intérim du gouvernement général,
+si le Roi, sur la demande même de son fils, ne se fût opposé à
+une élévation trop rapide<a id="footnotetag478" name="footnotetag478"></a><a href="#footnote478" title="Go to footnote 478"><span class="smaller">[478]</span></a>. Bien souvent depuis, dans ses
+conversations comme dans ses lettres, il s'était plu à saluer dans
+le duc d'Aumale son futur successeur<a id="footnotetag479" name="footnotetag479"></a><a href="#footnote479" title="Go to footnote 479"><span class="smaller">[479]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> Mais n'est-ce
+pas quelquefois à l'endroit de leurs héritiers que les vieillards se
+montrent le plus ombrageux? Ce fut principalement à l'occasion du
+commandement que le prince venait d'exercer, pendant quelque temps,
+dans la province de Constantine, que l'<cite>Algérie</cite> essaya de l'opposer
+au gouverneur. Il ne faut pas oublier que cette province se trouvait
+dans une situation à part. Ayant échappé à l'action d'Abd el-Kader,
+elle était passée, sans interruption, de la domination des Turcs à
+celle de la France, et les Arabes, habitués à obéir, nous avaient
+acceptés sans trop de peine. Il en était résulté, presque dès le
+lendemain de la prise de Constantine, une pacification relative qui
+contrastait avec la guerre acharnée dont les deux autres provinces
+étaient le théâtre. L'armée n'y avait guère que des courses de police
+à faire: aussi, sur cent mille hommes de troupes qui, depuis 1840,
+étaient en Algérie, quatorze à dix-huit mille suffisaient pour la
+province de Constantine. Il est vrai que, sur plus d'un point de
+cette région, nous n'exercions qu'une sorte de souveraineté, parfois
+même un peu nominale. Absorbé par sa lutte contre Abd el-Kader, le
+maréchal Bugeaud ne regardait guère à ce qui se passait dans l'est
+de la colonie, et les généraux qui y commandaient étaient à peu près
+livrés à eux-mêmes. Par une heureuse fortune, deux d'entre eux, le
+duc d'Aumale et son successeur, le général Bedeau, se révélèrent des
+administrateurs éminents. L'<cite>Algérie</cite> n'avait pas tort quand elle
+faisait d'eux un très grand éloge. Mais où elle devenait injuste,
+c'est quand elle donnait à entendre que le maréchal Bugeaud aurait pu
+obtenir la même pacification dans les provinces d'Alger et d'Oran,
+s'il avait su gouverner et administrer, au lieu de ne savoir que
+batailler. Si peu fondée qu'elle fût, cette insinuation n'était pas
+sans rencontrer quelque crédit dans l'opinion, qui connaissait mal
+les <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> faits, et dans la Chambre, toujours impatiente de mettre
+un terme aux sacrifices d'hommes et d'argent qu'on lui demandait pour
+l'Algérie.</p>
+
+<p>Le maréchal ne pouvait soupçonner le duc d'Aumale ni le général
+Bedeau d'être pour quelque chose dans ces comparaisons; mais elles
+ne lui en étaient pas moins fort déplaisantes. Il en était même
+venu, sur ce sujet, à un état de susceptibilité qui lui faisait
+voir des adversaires jusque chez ses plus sûrs amis. Vers la fin de
+la session de 1845, M. de Corcelle ayant, dans un de ses discours,
+loué l'administration du duc d'Aumale et mis en relief le bon état
+de la province de Constantine, Bugeaud se crut visé et lui envoya
+aussitôt ce que l'honorable député appelait plaisamment, dans sa
+réponse, un «bouquet de mitraille». Le maréchal laissait voir, avec
+une sorte de naïveté, où il se sentait blessé. «Je ne suis pas
+jaloux, je vous le jure, écrivait-il, des éloges qu'on donne à mes
+lieutenants; je suis heureux de voir louer un prince que j'aime;...
+mais je ne puis admettre que ce qu'ils ont fait de louable se
+soit opéré sans ma participation... S. A. R. le duc d'Aumale n'a
+pas pris une seule mesure administrative sans m'avoir préalablement
+consulté... Il n'a rien changé au fond des choses... Il n'a fait
+qu'adopter des mesures d'ordre, de surveillance, de régularité; il
+me les a soumises, et je les ai approuvées.» Le maréchal déclarait
+que «tout cela le décourageait», qu'il ne «se sentait plus la force
+de se donner tant de peine, tant de soucis, pour être ainsi jugé».
+«Je ne suis pas du tout éloigné, ajoutait-il, de remettre aux mains
+des <em>hommes nouveaux</em> que vante l'<cite>Algérie</cite> et que moi-même j'estime
+certainement à leur valeur qui est très réelle, le soin des destinées
+de notre conquête.» Et dans une autre lettre: «Vous me dites que je
+ne sais pas souffrir la contrariété, parce que je suis entouré d'amis
+qui m'approuvent toujours... Il n'y a pas d'homme en France qui
+soit plus contrarié que moi.» Puis, revenant sur le «parallèle fort
+blessant» dont il se plaignait: «Comment, demandait-il, pouviez-vous
+croire que je m'entendrais dire de sang-froid que je ne suis pas
+le gouverneur de l'Algérie, que <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> j'administre très mal la
+portion du pays qui est sous ma main, pendant que mes lieutenants
+font très bien sans ma participation<a id="footnotetag480" name="footnotetag480"></a><a href="#footnote480" title="Go to footnote 480"><span class="smaller">[480]</span></a>?»</p>
+
+<p>M. de Corcelle n'eut pas de peine à se justifier, et il ne le fit pas
+sans dire quelques utiles vérités à son illustre, mais trop ombrageux
+ami. «Vous avez, lui écrivait-il, à vous méfier beaucoup de vos
+premiers mouvements, lorsque vous rencontrez certaines oppositions
+à vos vues, quoique ensuite vous soyez on ne peut plus accessible,
+modéré et tolérant. Cette promptitude dans l'attaque ou la défense
+n'est tout à fait bonne que devant l'ennemi. C'est dans ce sens que
+je vous reprochais les rapides entraînements qui sont la conséquence
+d'une humeur très vive, et peut-être d'un grand pouvoir justifié par
+de si beaux succès. Si vous revenez vite d'une prévention, comme
+vous sabrez tout d'abord les malencontreux opposants, avant de vous
+rendre compte de leur pensée! Tenez, mon cher maréchal, je maintiens
+que si par esprit d'opposition on entend une certaine vivacité de
+prévention, l'ardeur du combat, un peu de raideur au service d'une
+théorie ou d'une opinion toute faite, vous êtes, dans ces premiers
+transports dont vous savez heureusement revenir, bien plus de
+l'opposition que je n'en suis. Vous avez de si glorieuses qualités
+que je ne crains pas de vous être moins attaché en vous découvrant
+des défauts, et notamment celui d'être prompt à l'exagération et
+à l'offense dans le feu des discussions. Je suis convaincu que,
+dans vos relations avec l'administration de la guerre, ce sont des
+diableries de ce genre qui vous ont causé des embarras. Les mauvais
+tours dont vous avez à vous plaindre vous viennent en grande partie
+de votre humeur d'opposition et aussi de votre goût pour la polémique
+écrite; car, bien que vous soyez un grand homme d'action, je vous
+considère comme un très superbe opposant et très habile journaliste.
+Vous n'aimez pourtant ni l'opposition ni les journaux. Toute votre
+vie, vous serez journaliste contre les journaux; <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> mais,
+comme vous serez mieux que cela, il n'y aura pas grand mal<a id="footnotetag481" name="footnotetag481"></a><a href="#footnote481" title="Go to footnote 481"><span class="smaller">[481]</span></a>.» Le
+maréchal avait l'âme assez haute et assez droite pour goûter cette
+franchise affectueuse. Il mit donc de côté tout ressentiment contre
+son ami, mais il n'en demeura pas moins convaincu qu'il était entouré
+d'ennemis, et, comme il le disait, qu'une «grosse intrigue d'envieux
+et d'ambitieux» se servait du journal <cite>l'Algérie</cite> et des bureaux
+de la guerre pour le «démolir<a id="footnotetag482" name="footnotetag482"></a><a href="#footnote482" title="Go to footnote 482"><span class="smaller">[482]</span></a>». «J'ai été déclaré incapable
+de continuer l'&oelig;uvre, écrivait-il à M. de Corcelle. Mon temps
+est fini. On convient que je suis assez bon soldat; mais on dit que
+je n'entends rien en administration...; que, d'ailleurs, comme il
+n'est plus nécessaire de faire la guerre, on n'a plus besoin de mon
+unique talent. On va fermer le temple de Janus. Mais les Arabes se
+chargeront de l'ouvrir, et mes grands hommes apprendront bientôt
+qu'on ne reste pas en paix à volonté<a id="footnotetag483" name="footnotetag483"></a><a href="#footnote483" title="Go to footnote 483"><span class="smaller">[483]</span></a>.»</p>
+
+<p>Sous le coup de ce découragement et de cette amertume, le maréchal
+avait songé, un moment, à donner sa démission. Vers la fin de juin
+1845, il avait adressé au gouvernement une lettre dans laquelle il
+demandait formellement à être rappelé<a id="footnotetag484" name="footnotetag484"></a><a href="#footnote484" title="Go to footnote 484"><span class="smaller">[484]</span></a>. Quant aux motifs de sa
+détermination, il les exposait ainsi à M. Guizot: «J'ai la conviction
+que M. le maréchal Soult a l'intention de me dégoûter de ma situation
+pour me la faire abandonner. Cette pensée résulte d'une foule de
+petits faits et d'un ensemble qui prouve qu'il n'a aucun égard pour
+mes idées, pour mes propositions. Vous avez vu le cas qu'il a fait de
+l'engagement, pris devant le conseil, de demander 500,000 francs pour
+un essai de colonisation militaire; c'est la même chose de tout, ou
+à peu près. Il suffit que je propose une chose pour qu'on fasse le
+contraire, et le plus mince sujet de ses bureaux a plus d'influence
+que moi sur l'administration et la colonisation de l'Algérie. Dans
+tous les temps, les succès des généraux ont augmenté leur crédit; le
+mien a <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> baissé dans la proportion du progrès des affaires de
+l'Algérie. Je ne puis être l'artisan de la démolition de ce que je
+puis, sans vanité, appeler mon ouvrage. Je ne puis assister au triste
+spectacle de la marche dans laquelle on s'engage au pas accéléré.
+Extension intempestive, ridicule, insensée, de toutes les choses
+civiles; amputation successive de l'armée et des travaux publics,
+pour couvrir les folles dépenses d'un personnel qui suffirait à une
+population dix fois plus forte, voilà le système. Je suis fatigué
+de lutter sans succès contre tant d'idées fausses, contre des
+bureaux inspirés par le journal <cite>l'Algérie</cite>. Je veux reprendre mon
+indépendance, pour exposer mes propres idées au gouvernement et au
+pays. Le patriotisme me le commande, puisque j'ai la conviction qu'on
+mène mal la plus grosse affaire de la France<a id="footnotetag485" name="footnotetag485"></a><a href="#footnote485" title="Go to footnote 485"><span class="smaller">[485]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le gouvernement s'apercevait, une fois de plus, que le maréchal
+Bugeaud était un agent peu commode. Mais il n'oubliait pas que,
+quand, on a la fortune d'être servi par de tels hommes, il faut bien
+leur passer quelques bizarreries de caractère. C'est le propre de ces
+natures faites pour agir, de savoir mal obéir. M. Guizot rappelait
+justement à ce propos que Napoléon disait un jour: «Croit-on que
+ce soit une chose toute simple de gouverner un Soult ou un Ney?»
+Loin donc de profiter de l'occasion qui lui était offerte de se
+débarrasser de Bugeaud, le conseil des ministres décida de le
+retenir. Le maréchal Soult lui-même l'informa, en termes excellents
+et fort amicaux, du désir qu'avaient le Roi et le cabinet tout entier
+de le voir conserver ses fonctions<a id="footnotetag486" name="footnotetag486"></a><a href="#footnote486" title="Go to footnote 486"><span class="smaller">[486]</span></a>. Touché de cette démarche,
+le gouverneur n'insista pas sur sa démission. À ce même moment,
+d'ailleurs, il se faisait prendre en faute avec sa circulaire du 9
+août 1845 sur la colonisation militaire, et la conscience de son
+tort le rendait plus conciliant. Il sollicita seulement un congé,
+pour venir conférer avec le ministre de la guerre et se <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span>
+rendre compte s'il pouvait se mettre d'accord avec lui. «J'irai droit
+mon chemin, écrivait-il à M. Guizot, le 18 août 1845, tant que je
+serai soutenu par le gouvernement du Roi. Je serai dédommagé des
+déclamations des méchants par l'assentiment général de l'armée et
+de la population de l'Algérie. Le 6 ou 7 septembre, je serai près
+de M. le maréchal Soult. Je traiterai avec lui de quelques-unes des
+principales questions. Si nous pouvons nous entendre, comme j'en
+ai l'espoir d'après les bonnes dispositions qu'il me montre depuis
+quelque temps, je me remettrai de nouveau à la plus rude galère à
+laquelle ait jamais été condamné un simple mortel<a id="footnotetag487" name="footnotetag487"></a><a href="#footnote487" title="Go to footnote 487"><span class="smaller">[487]</span></a>.» À la même
+époque, il disait au colonel de Saint-Arnaud: «Si l'on ne me comprend
+pas, si l'on ne veut pas me comprendre, je ne reviendrai pas. Si tout
+s'arrange, comme je le crois, je serai de retour à Alger dans les
+premiers jours de novembre<a id="footnotetag488" name="footnotetag488"></a><a href="#footnote488" title="Go to footnote 488"><span class="smaller">[488]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le gouverneur s'embarqua pour la France le 4 septembre 1845, et se
+rendit tout droit à Soultberg, résidence du ministre de la guerre
+dans le Tarn. L'entrevue se passa beaucoup mieux qu'on ne pouvait s'y
+attendre. Le maréchal Bugeaud s'était appliqué, comme il l'écrivait
+lui-même à M. Guizot, «à y mettre du moelleux et de la déférence». De
+son côté, le maréchal Soult, trop fatigué pour ne pas désirer éviter
+un conflit avec un contradicteur si considérable et d'ordinaire si
+véhément, chercha à être aimable. Bugeaud se bornait, pour le moment,
+à demander une chose qu'il n'y avait aucune raison de lui refuser:
+c'était la constitution d'une commission de pairs, de députés et
+d'autres personnages compétents, qui serait envoyée en Afrique et
+y rechercherait, de concert avec le gouverneur, la solution des
+problèmes intéressant l'avenir de l'Algérie, notamment du problème de
+la colonisation. Le maréchal Bugeaud sortit de cette conférence «très
+satisfait<a id="footnotetag489" name="footnotetag489"></a><a href="#footnote489" title="Go to footnote 489"><span class="smaller">[489]</span></a>». «Pendant les deux jours que nous avons discuté sur
+les affaires <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> d'Afrique, mandait-il peu après à M. Guizot,
+je n'ai trouvé, chez le ministre de la guerre, que d'excellents
+sentiments pour moi et de très bonnes dispositions pour les affaires
+en général<a id="footnotetag490" name="footnotetag490"></a><a href="#footnote490" title="Go to footnote 490"><span class="smaller">[490]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le gouverneur se faisait illusion: après avoir vu longtemps les
+choses trop en laid, il les voyait maintenant trop en beau. Elles
+n'étaient pas à ce point éclaircies et pacifiées entre le ministre
+de la guerre et lui. Au fond, ils étaient toujours en désaccord sur
+la question principale, celle de la colonisation militaire, et l'on
+devait s'attendre qu'à l'heure de préciser davantage les résolutions
+à prendre, ce désaccord se manifestât de nouveau. Mais avant que rien
+de ce genre eût pu se produire, survinrent d'Afrique de tragiques
+nouvelles qui reléguèrent aussitôt au second plan tous les problèmes
+sur lesquels on discutait depuis quelque temps. Il s'agissait bien de
+se quereller sur un mode de colonisation! C'était la soumission même
+de l'Algérie qui paraissait remise en question.</p>
+
+<h4>VIII</h4>
+
+<p>Quand le maréchal Bugeaud s'était embarqué pour la France, le 4
+septembre 1845, tout semblait tranquille en Algérie. Il n'était
+pas parti depuis quelques jours, que divers symptômes d'agitation
+se manifestaient avec une simultanéité inquiétante. Bou-Maza
+reparaissait dans le Dahra, et telle était la vigueur de ses premiers
+coups, que nos troupes se trouvaient tout d'abord réduites à la
+défensive. Ailleurs surgissaient d'autres fauteurs de révoltes, qui,
+eux aussi, se paraient du surnom, devenu populaire, de Bou-Maza. Sur
+notre frontière de l'Ouest, des troubles, visiblement suscités par
+Abd el-Kader, obligeaient le général Cavaignac, qui commandait dans
+Tlemcen, à se mettre en campagne, et, dès ses premiers pas, il était
+<span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> étonné de la résistance qu'il rencontrait. On ne savait pas
+encore quelle importance il fallait attacher à tous ces incidents,
+quand se répandit une nouvelle bien autrement grave et douloureuse:
+une colonne française venait d'être surprise et détruite par Abd
+el-Kader.</p>
+
+<p>Voici en quelles circonstances. Le poste de Djemâa-Ghazouat, situé
+sur la côte, près du Maroc, était commandé par le lieutenant-colonel
+de Montagnac, officier admirable de bravoure et d'énergie, mais
+péchant quelquefois par excès de fougue et d'audace. En dépit des
+recommandations expresses qui lui avaient été faites de «ne pas
+aller livrer des combats au dehors», Montagnac, au premier bruit
+des mouvements d'Abd el-Kader, crut devoir se porter au secours
+d'une tribu fidèle, menacée par l'émir. Le 21 septembre 1845, il
+se mit en route avec 346 fantassins du 8<sup>e</sup> bataillon des chasseurs
+d'Orléans et 62 hussards. Dès le lendemain, il était rejoint par
+un messager du général Cavaignac qui rappelait à Tlemcen le 8<sup>e</sup>
+bataillon de chasseurs. Montagnac ne pensa pas être tenu d'obéir
+avant d'avoir infligé un échec à l'ennemi, avec lequel il avait
+commencé à échanger des coups de fusil. Il poussa donc plus avant.
+Le 23, près du marabout de Sidi-Brahim, à un moment où sa troupe
+se trouve imprudemment morcelée en trois petits corps, celui qui
+marchait en tête tombe dans une sorte d'embuscade, et est enveloppé
+par une cavalerie très nombreuse qu'Abd el-Kader dirige lui-même.
+Aux premiers coups de feu, Montagnac est mortellement blessé. Nos
+soldats se réunissent sur un mamelon, sans autre espoir que de vendre
+chèrement leur vie; bientôt les munitions sont épuisées; personne,
+néanmoins, ne songe à se rendre. Alors, rapporte l'un des rares
+survivants de ce combat, «les Arabes, resserrant le cercle autour
+de ce groupe immobile et silencieux, le font tomber sous leur feu,
+comme un vieux mur». Au bout de peu de temps, il n'y a plus, du côté
+des Français, que des cadavres ou des blessés ne donnant presque
+plus signe de vie. À ce moment, le second détachement, mandé dès
+le début par Montagnac, accourt sur le lieu du combat; aussitôt
+accablé par les vainqueurs, <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> il subit le même sort. Reste
+l'arrière-garde, demeurée auprès des bagages et composée de 80
+carabiniers sous les ordres du capitaine Géreaux. Les Arabes fondent
+sur elle. Géreaux ne se trouble pas; le marabout de Sidi-Brahim est
+à sa portée: il se jette dedans, s'y barricade et résiste aux plus
+furieuses attaques. Abd el-Kader lui fait porter une sommation de
+se rendre, avec promesse de vie sauve. Le capitaine lit la lettre à
+ses hommes, qui n'y répondent que par les cris de: «Vive le Roi!»
+et hissent sur le marabout un drapeau fait avec des lambeaux de
+vêtement. Après de nouvelles attaques, l'émir fait faire une seconde
+sommation; il ordonne, cette fois, qu'elle soit transmise par un
+des officiers prisonniers et blessés, l'adjudant-major Dutertre.
+Celui-ci s'avance vers le marabout: «Chasseurs, s'écrie-t-il, on va
+me décapiter si vous ne posez les armes, et moi, je viens vous dire
+de mourir jusqu'au dernier plutôt que de vous rendre.» Sa tête tombe
+aussitôt. Le combat reprend plus acharné, interrompu deux fois encore
+par des sommations sans résultat. L'émir, lassé de cette résistance
+qui lui coûte très cher, prend le parti de s'éloigner avec le gros de
+son armée, en laissant seulement les forces nécessaires pour bloquer
+étroitement le marabout. Les assiégés n'ont ni vivres ni eau. Ils
+passent ainsi trois longs jours, attendant un secours qui aurait
+dû venir et qui ne vient pas. Enfin, le 26, aimant mieux tomber en
+combattant que de mourir de faim et de soif, ils s'élancent hors
+de leur réduit, en emportant leurs blessés. Ce coup de désespoir
+semble d'abord leur réussir; ils font une trouée à travers les Arabes
+stupéfaits et se dirigent en bon ordre vers Djemâa. Déjà l'on peut
+distinguer les murs de la ville, quand, à la vue d'un filet d'eau qui
+coule au fond d'un ravin, les hommes, en dépit de leurs officiers,
+quittent leurs rangs, se précipitent dans le ravin et se jettent à
+plat ventre pour étancher la terrible soif qui les dévore depuis
+trois jours. Ce désordre n'échappe pas aux Arabes qui accourent
+et, de la hauteur, font pleuvoir les balles sur les malheureux
+buveurs: tous succombent. Géreaux cependant a essayé de continuer
+la retraite avec les quelques hommes qui ne se sont pas débandés;
+<span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> mais ils ne sont plus assez nombreux et finissent par être
+écrasés; le capitaine tombe, mortellement atteint. Douze soldats
+seuls parviennent à rejoindre les cavaliers sortis de Djemâa à leur
+rencontre: c'est tout ce qui revient des 425 hommes partis de cette
+ville, cinq jours auparavant, avec le colonel de Montagnac<a id="footnotetag491" name="footnotetag491"></a><a href="#footnote491" title="Go to footnote 491"><span class="smaller">[491]</span></a>.</p>
+
+<p>Quand on sut à Alger le désastre de Sidi-Brahim, l'émotion y
+fut extrême; dans l'imagination du public, l'événement prit les
+proportions d'une catastrophe. L'effet en fut encore aggravé par la
+série de mauvaises nouvelles qui survinrent coup sur coup, dans les
+jours suivants. La plus douloureuse fut celle de la capitulation
+d'Aïn-Temouchent: le lieutenant Marin conduisait 200 hommes, la
+plupart sortant de l'hôpital, de Tlemcen à Aïn-Temouchent; apercevant
+sur sa route des cavaliers qu'il reconnaît pour ceux d'Abd el-Kader,
+il perd la tête; sans avoir été même attaqué, il court à l'émir et se
+rend à lui avec toute sa troupe<a id="footnotetag492" name="footnotetag492"></a><a href="#footnote492" title="Go to footnote 492"><span class="smaller">[492]</span></a>. Il n'était pas à craindre sans
+doute qu'une défaillance aussi inexplicable trouvât des imitateurs;
+mais, succédant, à quarante-huit heures d'intervalle, au désastre de
+Sidi-Brahim, elle était bien de nature à exalter les Arabes. Tout
+d'ailleurs révélait un soulèvement prémédité et concerté: à Sebdou,
+le commandant Billot était attiré dans une embuscade et massacré avec
+toute son escorte; le chef du bureau arabe de Tiaret était enlevé
+par trahison; des caïds, amis de la France, tombaient assassinés;
+plusieurs postes étaient attaqués, des ponts et des magasins brûlés,
+des communications interrompues; la majeure partie des tribus de la
+subdivision de Tlemcen prenait les armes et rejoignait Abd el-Kader.
+«Qui sait ce qui arrivera? écrivait le colonel de Saint-Arnaud, à
+la date du 3 octobre. Abd el-Kader peut aussi bien être dans la
+Métidja, dans un mois, que fuyant dans le Maroc, <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> sans suite,
+avant dix jours... Une seule chose est certaine, c'est que la guerre
+sainte a éclaté et a débuté par une catastrophe qui a atterré les
+colons et jusqu'aux négociants d'Alger.»</p>
+
+<p>Dès le 28 septembre 1845, le général de La Moricière, gouverneur
+par intérim, avertit le maréchal Soult que «la situation était fort
+grave». «Vous jugerez sans doute indispensable, ajoutait-il, que
+M. le maréchal Bugeaud rentre immédiatement en Algérie.» Le même
+jour, il dépêchait directement au maréchal le commandant Rivet,
+pour presser son retour. En attendant, il ne demeurait pas inactif.
+Jugeant avec raison que le plus grand péril n'était pas à l'intérieur
+avec Bou-Maza et ses imitateurs, mais sur la frontière de l'Ouest, où
+il fallait tâcher de barrer le chemin à Abd el-Kader, il s'y porta
+immédiatement de sa personne. Le 8 octobre, il rejoignait le général
+Cavaignac au delà de Tlemcen, attaquait vigoureusement avec lui les
+tribus révoltées, les battait, mais sans atteindre l'émir lui-même,
+qui, suivant son habitude, s'était dérobé.</p>
+
+<p>Ce fut le 6 octobre que le commandant Rivet arriva à la Durantie, en
+Périgord, où était le maréchal Bugeaud, et lui fit part de ce qui
+se passait en Algérie. En présence de tels événements, le maréchal
+ne songea plus à se retirer ni à marchander les conditions de son
+retour. Le péril l'appelait, et aussi l'espérance d'acquérir une
+nouvelle gloire dont il se servirait pour faire prévaloir ses idées.
+«Je pars dans la nuit du 7 au 8, écrivit-il, le 6, au ministre de la
+guerre. J'ai pensé qu'étant encore gouverneur nominal de l'Algérie,
+je ne pouvais me dispenser de répondre à l'appel que me font l'armée
+et la population, que ce serait manquer à mes devoirs envers le
+gouvernement et mon pays.» Il ajoutait, après avoir énuméré avec
+précision les renforts dont il avait besoin: «Nous allons, Monsieur
+le maréchal, jouer une grande partie qui peut être décisive pour
+notre domination, si nous la jouons bien, ou nous préparer de
+grandes tribulations et de grands sacrifices, si nous la jouons mal.
+L'économie serait ici déplorable.» Il écrivait en même temps à M.
+Guizot: «Les circonstances <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> sont très graves; elles demandent
+de promptes décisions. Ce n'est pas le cas de vous entretenir de mes
+griefs et des demandes sans l'obtention desquelles je ne comptais
+pas rentrer en Algérie. Je cours à l'incendie; si j'ai le bonheur de
+l'apaiser encore, je renouvellerai mes instances pour faire adopter
+des mesures de consolidation de l'avenir. Si je n'y réussis pas, rien
+au monde ne pourra m'attacher plus longtemps à ce rocher de Sisyphe.
+C'est bien le cas de vous dire aujourd'hui ce que le maréchal de
+Villars disait à Louis XIV: Je vais combattre vos ennemis et je vous
+laisse au milieu des miens<a id="footnotetag493" name="footnotetag493"></a><a href="#footnote493" title="Go to footnote 493"><span class="smaller">[493]</span></a>.»</p>
+
+<p>Seulement, comme si le maréchal ne pouvait s'empêcher de mêler à
+ses plus généreuses résolutions quelqu'une de ces «diableries» dont
+parlait M. de Corcelle, il adressait, à cette même date du 6 octobre,
+la lettre suivante au préfet de la Dordogne: «M. le chef d'escadron
+Rivet m'apporte d'Alger les nouvelles les plus fâcheuses; l'armée
+et la population réclament à grands cris mon retour. J'avais trop à
+me plaindre de l'abandon du gouvernement vis-à-vis de mes ennemis
+de la presse et d'ailleurs, pour que je ne fusse pas parfaitement
+décidé à ne rentrer en Algérie qu'avec la commission que j'ai
+demandée et après la promesse de satisfaire à quelques-unes de mes
+idées fondamentales; mais les événements sont trop graves pour que
+je marchande mon retour au lieu du danger.» Puis, après avoir donné
+au préfet quelques détails sur l'insurrection, il finissait ainsi:
+«Il est à craindre que ceci ne soit une forte guerre à recommencer.
+Hélas! les événements ne donnent que trop raison à l'opposition que
+je faisais au système qui étendait sans nécessité l'administration
+civile et diminuait l'armée pour couvrir les dépenses de cette
+extension. J'ai le c&oelig;ur navré de douleur de tant de malheurs et
+de tant d'aveuglement de la part des gouvernants et de la presse
+qui nous gouverne plus qu'on n'ose l'avouer.» Ce ne pouvait être
+sérieusement que le maréchal attribuait l'agression d'Abd <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span>
+el-Kader à la prétendue extension de l'administration civile. Quant
+au reproche d'abandon adressé au gouvernement, il venait d'autant
+plus mal à propos qu'en ce moment le ministère expédiait d'urgence
+les renforts demandés; ces renforts, qui ne comprenaient pas moins
+de six régiments d'infanterie et deux de cavalerie, devaient porter
+à 107,000 hommes l'armée d'Algérie. Encore n'y aurait-il eu que
+demi-mal, si cette injuste récrimination se fût produite à huis clos.
+Mais la lettre du maréchal, communiquée étourdiment par le préfet
+au rédacteur du <cite>Conservateur de la Dordogne</cite>, fut publiée par ce
+journal et, de là, fit le tour de la presse, avec les commentaires
+qu'on peut supposer. Fort penaud de cette publication et du bruit
+qu'elle faisait, le gouverneur se hâta de déclarer qu'il n'y était
+pour rien. «Ma lettre, écrivit-il à M. Guizot, était la communication
+confidentielle d'un ami à un ami; elle ne devait avoir aucune
+publicité. C'est encore une tuile qui me tombe sur la tête. Je le
+déplore surtout parce que la presse opposante ne manquera pas d'en
+tirer parti contre le gouvernement.» M. Guizot ne se contenta pas de
+cette sorte d'excuse et jugea nécessaire de faire sentir au maréchal
+le tort de sa conduite: «Je ne puis accepter, lui répondit-il, votre
+reproche que vous n'avez pas été soutenu par le gouvernement. Il
+appartient et il sied aux esprits comme le vôtre, mon cher maréchal,
+de distinguer les grandes choses des petites, et de ne s'attacher
+qu'aux premières. Il n'y a, pour vous, en Afrique, que deux grandes
+choses: l'une d'y avoir été envoyé, l'autre d'y avoir été pourvu,
+dans l'ensemble et à tout prendre, de tous les moyens d'action
+nécessaires. Le cabinet a fait pour vous ces deux choses-là, et il
+les a faites contre beaucoup de préventions et à travers beaucoup
+de difficultés... Après cela, qu'à tel ou tel moment, sur telle ou
+telle question, le gouvernement n'ait pas partagé toutes vos idées,
+ni approuvé tous vos actes, rien de plus simple: c'est son droit. Que
+vous ayez même rencontré, dans telle ou telle commission, dans tel
+ou tel bureau, des erreurs, des injustices, des idées fausses, de
+mauvais procédés, des obstacles, cela se peut; cela n'a rien que de
+<span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> naturel et presque d'inévitable; ce sont là des incidents
+secondaires qu'un homme comme vous doit s'appliquer à surmonter, sans
+s'en étonner ni s'en irriter, car il s'affaiblit et s'embarrasse
+lui-même en leur accordant, dans son âme et dans sa vie, plus de
+place qu'il ne leur en appartient réellement.» M. Guizot engageait
+le maréchal à faire comme lui, «à laisser dire les journaux» et à
+compter sur la tribune pour mettre sa conduite en lumière; «c'est là,
+ajoutait-il, que vous devez être défendu, mais grandement et dans les
+grandes occasions, non pas en tenant les oreilles toujours ouvertes
+à ce petit bruit qui nous assiège, et en essayant, à tout propos et
+bien vainement, de le faire taire». Le ministre terminait par des
+plaintes sur la publication de la lettre au préfet de la Dordogne.
+«Cette lettre, disait-il, m'a affligé pour vous et m'a blessé pour
+moi... C'est là un désordre. Vous ne le souffririez pas autour de
+vous. Et, croyez-moi, cela ne vaut pas mieux pour vous que pour le
+pouvoir auquel vous êtes dévoué<a id="footnotetag494" name="footnotetag494"></a><a href="#footnote494" title="Go to footnote 494"><span class="smaller">[494]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le maréchal n'avait à peu près rien à répondre à ces amicales
+réprimandes, ou, du moins, il n'avait qu'une réponse à faire,
+c'était de montrer, une fois de plus, que, s'il parlait quelquefois
+de travers, cela ne l'empêchait pas de bien agir. Pendant ce temps,
+d'ailleurs, il poursuivait rapidement sa route vers l'Afrique,
+s'embarquait à Marseille, et arrivait à Alger le 15 octobre 1845. La
+population s'était portée en foule au-devant de lui, témoignant par
+son attitude, et de l'alarme que lui causaient les événements, et de
+la confiance que lui rendait le retour du gouverneur général.</p>
+
+<h4>IX</h4>
+
+<p>C'était l'une des qualités maîtresses du maréchal Bugeaud&mdash;véritable
+don de général en chef&mdash;de voir, dans une crise, tout de suite et
+très nettement ce qu'il y avait à faire. <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> À peine a-t-il pris
+terre en Algérie, que son plan est arrêté. Toujours persuadé que le
+moyen de dompter Abd el-Kader, c'est de lui enlever l'impôt et le
+recrutement<a id="footnotetag495" name="footnotetag495"></a><a href="#footnote495" title="Go to footnote 495"><span class="smaller">[495]</span></a>, il se donne pour tâche principale de lui fermer
+l'entrée du Tell, seule partie du territoire où l'émir peut trouver,
+avec quelque abondance, de l'argent, des vivres et des soldats. Les
+mesures déjà prises par le général de La Moricière ont barré le
+passage, à l'ouest, sur la frontière du Maroc. Le gouverneur devine
+que, devant cet obstacle, l'ennemi fera un détour par le désert,
+et cherchera, au sud, quelque fissure. Dans cette prévision, dont
+l'événement devait démontrer la justesse, il décide de former, sur
+toute la lisière des hauts plateaux, comme une chaîne continue de
+petites colonnes mobiles. Ces colonnes auront charge de guetter
+Abd el-Kader, de le repousser, de le poursuivre, de l'atteindre
+s'il est possible, de ne pas lui laisser un moment de repos en n'en
+prenant pas elles-mêmes, de ne lui permettre de rien organiser nulle
+part, et enfin de frapper impitoyablement les tribus qui seraient
+tentées de le soutenir. Le gouverneur ne néglige pas non plus les
+révoltes intérieures suscitées par les divers Bou-Maza: le soin de
+les réprimer sera confié à plusieurs autres colonnes. Cette extrême
+dispersion des troupes pouvait paraître, à un certain point de vue,
+une cause de faiblesse. La première loi de la guerre n'est-elle pas
+de concentrer ses forces, au lieu de les morceler? Bugeaud a expliqué
+lui-même, plus tard, à ses soldats, les raisons qui lui faisaient,
+en cette circonstance, déroger à la règle ordinaire. «Évacuer une
+partie du pays pour se concentrer, leur a-t-il dit, c'eût été laisser
+à notre adversaire les ressources de l'impôt et du recrutement,
+ainsi que toutes les forces locales. Il aurait bientôt formé une
+armée régulière pour appuyer les goums des tribus. C'eût été aussi
+renverser le gouvernement des Arabes, si péniblement institué par
+nous, et livrer à la vengeance implacable d'un chef irrité tous
+les hommes compromis <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> pour notre cause. Comment, plus
+tard, aurions-nous pu reconstituer ce gouvernement, si nous avions
+lâchement abandonné les chefs qui, presque tous, nous sont restés
+fidèles? Il fallait tout conserver<a id="footnotetag496" name="footnotetag496"></a><a href="#footnote496" title="Go to footnote 496"><span class="smaller">[496]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le maréchal n'est pas moins prompt à exécuter son plan qu'à le
+concevoir. Débarqué le 15 octobre 1845 à Alger, il entre en campagne
+dès le 18, et, le 24, il arrive près de Teniet el-Had, sur la limite
+du désert. À la fin de novembre, douze colonnes sont en mouvement;
+peu après, on en compte dix-huit. Les plus nombreuses, celle par
+exemple que commande le gouverneur général, ont moins de trois
+mille hommes. À leur tête sont, outre le maréchal, des officiers
+vigoureux, ayant l'expérience de la guerre d'Afrique: La Moricière,
+Cavaignac, Géry, Korte, Bourjolly, Arbouville, Marey, Saint-Arnaud,
+Jusuf, Canrobert, Pélissier, Comman, Camou, Gentil, Bosquet; il faut
+y ajouter Bedeau, qui commandait depuis quelque temps à Constantine,
+mais que la tranquillité de cette partie de l'Algérie a permis d'en
+éloigner momentanément pour l'employer au sud de la province d'Alger.
+Quelques-unes de ces colonnes opèrent, dans l'intérieur du cercle,
+contre Bou-Maza qu'elles ne parviennent pas du reste à saisir, et
+contre ses nombreux homonymes, dont plusieurs sont pris et passés
+par les armes<a id="footnotetag497" name="footnotetag497"></a><a href="#footnote497" title="Go to footnote 497"><span class="smaller">[497]</span></a>. La plupart agissent ou tâchent d'agir contre
+Abd el-Kader. Savoir où se trouve l'ennemi est déjà fort difficile;
+le joindre, à peu près impossible. L'émir glisse entre les mains de
+ceux qui croient l'avoir cerné. D'une mobilité prodigieuse, faisant
+cinquante lieues en deux jours, il trouve partout des sympathies,
+des renseignements sûrs, des provisions, des chevaux frais. Depuis
+les confins de la province de <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> Constantine jusqu'au Maroc,
+toutes nos troupes sont ainsi dans une alerte continuelle: ce ne
+sont que marches et contremarches à la recherche d'un adversaire
+invisible, bien qu'on devine partout sa présence. Il n'était pas
+dans les habitudes et dans le tempérament du maréchal de s'en tenir
+à la défensive: dès le commencement de décembre, il lance dans le
+désert des colonnes légères et rapides. Jusuf, qui commande l'une
+d'elles et la mène avec une vitesse endiablée, approche plusieurs
+fois d'Abd el-Kader, mais sans l'atteindre. Celui-ci, pendant
+qu'on court vainement après lui dans le sud, pointe audacieusement
+vers le nord, passe entre les trois ou quatre colonnes qui le
+guettent, franchit la lisière du Tell et pénètre dans l'Ouarensenis.
+Le maréchal se retourne et tâche de serrer le cercle autour de
+l'envahisseur. Le 23 décembre, à Temda, Jusuf se heurte enfin aux
+réguliers d'Abd el-Kader; mais ceux-ci se dispersent trop vite
+pour que le combat soit décisif; l'émir n'en reste pas moins dans
+l'Ouarensenis, où il trouve de quoi se refaire. Jusuf, d'ailleurs,
+est dérouté. Heureusement, La Moricière, toujours ingénieux à deviner
+les mouvements des Arabes, se lance sur la bonne piste, avec des
+troupes relativement fraîches. Pas plus que les autres, il ne met
+la main sur l'insaisissable adversaire; mais, par l'habileté et la
+rapidité de ses man&oelig;uvres, il l'oblige, dans les premiers jours
+de janvier 1846, à sortir du Tell et à rentrer dans le désert.
+Guerre singulière, où l'on peinait beaucoup, sans avoir presque
+jamais l'occasion de se battre. «Il n'y avait pas de bataille à
+livrer, écrivait le colonel de Saint-Arnaud, le 24 janvier, puisque
+l'ennemi fuyait toujours. Il n'y avait qu'une chose à faire, empêcher
+l'émir de descendre dans les plaines, l'user en le réduisant à
+l'impuissance. Pour cela, il fallait se montrer partout, lutter
+d'activité, de persévérance, d'énergie, courir toujours et souvent
+frapper dans le vide... Le maréchal man&oelig;uvre et organise. Le
+pays est mauvais, on manque de tout, et on a l'air de ne rien faire.
+Pour accepter un pareil rôle, il faut être grand et sûr de soi! Ce
+rôle aurait compromis des réputations moins solides. La chose la
+plus facile à <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> la guerre, c'est la bataille, pour l'homme de
+guerre, s'entend. Mais man&oelig;uvrer contre un ennemi aux abois, qui
+se rattache à tout, mobile comme un oiseau, c'est plus difficile, et
+personne, en ce genre, n'aurait fait autant que le maréchal<a id="footnotetag498" name="footnotetag498"></a><a href="#footnote498" title="Go to footnote 498"><span class="smaller">[498]</span></a>.</p>
+
+<p>Après avoir forcé Abd el-Kader à sortir de l'Ouarensenis, La
+Moricière mandait à un de ses amis: «Voilà désormais l'émir dans
+un pays où il n'y a pas grand'chose à boire ni à manger, où le
+bois manque, où le froid est excessif. Je doute qu'il y refasse sa
+cavalerie. Je ne l'y suivrai pas... Il ne faut pas lui laisser
+toucher terre dans le Tell; mais il n'y a pas grand inconvénient
+à le laisser se morfondre dans le désert<a id="footnotetag499" name="footnotetag499"></a><a href="#footnote499" title="Go to footnote 499"><span class="smaller">[499]</span></a>.» La Moricière se
+faisait illusion: Abd el-Kader n'était pas homme à se «morfondre»
+ainsi. Dès la fin de janvier 1846, on apprenait qu'il avait rassemblé
+environ quinze cents cavaliers appartenant aux tribus des hauts
+plateaux, et qu'à leur tête il se dirigeait vers l'est. Ne devait-on
+pas craindre qu'il ne cherchât de ce côté quelque moyen de rentrer
+dans le Tell? Le maréchal Bugeaud, suivant de loin le mouvement de
+son adversaire, se transporta rapidement d'Aïn-Toukria à Boghar,
+et chargea les colonnes des généraux Bedeau, d'Arbouville et Marey
+de garder toutes les entrées du Tell, entre Boghar et la province
+de Constantine. Cependant la nouvelle qu'Abd el-Kader se trouvait
+maintenant au sud de la province d'Alger, produisait, dans le nord
+de cette province, une agitation qui gagnait jusqu'aux tribus de la
+Métidja; l'émir avait du reste soin de faire répandre parmi elles le
+bruit de sa prochaine arrivée. Il devenait urgent de leur en imposer
+par quelque démonstration. Mais comment la faire? Le général de Bar,
+qui commandait à Alger, n'avait à peu près aucune force armée sous
+la main; toutes les garnisons des villes de la côte avaient été
+employées à grossir les colonnes mobiles. Dans ces circonstances,
+le maréchal n'hésita pas à télégraphier de Boghar, le 2 février, au
+général de Bar, d'armer les condamnés militaires et d'organiser deux
+bataillons de la milice, sorte de garde <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> nationale de la
+ville d'Alger. La seule annonce de cette mesure effraya la population
+civile autant que l'eût fait le mal même contre lequel on se mettait
+en garde. Le général de Bar, embarrassé de cette émotion, en référa
+au gouverneur, qui lui répondit, le 5 février, en confirmant son
+ordre: «La mesure, disait-il, est de nature à prévenir, non à
+susciter des alarmes. Il n'y a réellement pas de dangers sérieux,
+quant à présent, et nous comptons bien les éloigner pour l'est, comme
+nous l'avons fait pour l'ouest; mais une sage prévision a dicté
+mon ordre.» Le maréchal prit en outre le parti de se rapprocher
+un peu d'Alger, sans cependant perdre de vue les régions du sud;
+quelques jours après, il campait devant Médéa. L'un des motifs de
+ce mouvement paraît avoir été le désir de ramener ses troupes à la
+côte, pour les refaire. Les soldats ne pouvaient supporter longtemps
+la vie à laquelle les soumettait l'infatigable gouverneur. Déjà, à
+la fin de décembre, celui-ci avait dû, une première fois, laisser
+à Orléansville son infanterie exténuée, et avait emmené à la place
+celle du colonel de Saint-Arnaud. Le second relais se trouvait
+maintenant fourbu comme le premier; les uniformes étaient en loques,
+les souliers usés, beaucoup d'hommes malades ou éclopés. La cavalerie
+de la colonne commandée par Jusuf paraissait plus misérable encore:
+«Les chevaux, raconte un témoin, étaient de vraies lanternes: on
+voyait au travers»; à peine en comptait-on deux cents en état, non
+certes de charger, mais de marcher.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, que devenait Abd el-Kader? Se jouant, une fois de
+plus, de toutes les colonnes qui le poursuivaient ou le guettaient,
+il les tournait par l'est, descendait comme une trombe la vallée du
+haut Isser, tendait la main à Ben-Salem, son ancien khalifa dans
+ces régions, razziait les tribus fidèles à la France et arrivait
+jusque sur le bas Isser, près de la mer, à quelques lieues d'Alger,
+sur la lisière de la Métidja vide de troupes et pleine de colons.
+Allait-il se jeter sur cette plaine? Sans doute ce ne pourrait jamais
+être qu'une incursion aussi passagère qu'audacieuse; il suffirait
+que les colonnes <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> agissant dans le sud revinssent vers la
+côte, pour contraindre l'envahisseur à une retraite précipitée; mais
+elles étaient loin; il leur fallait plusieurs jours pour arriver;
+en attendant, l'émir n'aurait-il pas le temps de tout dévaster et
+massacrer dans les fermes et les villages européens de la Métidja?
+De quel effet ne serait pas, sur l'opinion, en Algérie et en France,
+cette répétition des désastres de 1839, venant en quelque sorte
+démontrer l'inanité des résultats que le maréchal Bugeaud se vantait
+d'avoir obtenus par six années d'efforts et de sacrifices! Quel
+découragement pour ceux qui avaient cru en lui! Quel triomphe pour
+ses adversaires! Certainement sa gloire ne résisterait pas à un
+pareil coup.</p>
+
+<p>La dépêche annonçant cette stupéfiante irruption parvint au
+gouverneur pendant qu'il campait sous Médéa. C'était le soir,
+et, suivant son habitude, il faisait une partie de whist, sous
+sa tente, avec ses deux aides de camp, le commandant Rivet et le
+capitaine Trochu. Ceux-ci ont aussitôt l'impression tellement vive
+du péril, que, raconte l'un d'eux, leur langue desséchée s'attache
+à leur palais et les empêche de parler<a id="footnotetag500" name="footnotetag500"></a><a href="#footnote500" title="Go to footnote 500"><span class="smaller">[500]</span></a>. Mais le maréchal,
+admirablement tranquille et posant un moment ses cartes: «En voilà
+une bonne! dit-il; faisons sans tarder tout ce que nous pourrons.» Il
+télégraphie d'abord à Alger de réunir les condamnés, les miliciens,
+tous les gendarmes de la région, et de les mettre en évidence
+sur les hauteurs de la Métidja, pour simuler une préparation de
+défense. Il appelle ensuite Jusuf: «Combien avez-vous de chevaux
+sur pied? lui demande-t-il.&mdash;Deux cents.&mdash;Pouvez-vous être demain
+dans la Métidja?&mdash;Oui, en allant au pas.&mdash;Partez tout de suite, et
+montrez-vous sur les points les plus en vue.» Le gouverneur complète
+ses mesures en annonçant qu'avec le reste de la colonne, il se
+<span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> mettra en route au point du jour. Se retournant alors vers
+ses aides de camp, toujours imperturbable: «Messieurs, reprenons
+notre whist.»&mdash;«Je recevais là, plus encore qu'à Isly, a écrit plus
+tard le général Trochu, une inoubliable leçon d'équilibre dans le
+commandement, à l'heure des grands périls.» Le lendemain, la colonne
+du maréchal Bugeaud marchait rapidement dans la direction du bas
+Isser, en tenant les hauteurs qui bordent la Métidja, quand le
+capitaine Trochu, qui cheminait en tête, absorbé par d'assez sombres
+prévisions, voit accourir à fond de train un cavalier arabe, agitant
+un pli au-dessus de sa tête. «Quelle nouvelle?» s'écrie-t-il tout
+anxieux. Le messager lui apprend que l'émir vient d'être surpris dans
+une attaque de nuit, et qu'il est en pleine déroute.</p>
+
+<p>Que s'était-il passé? Peu auparavant, quelques compagnies
+d'infanterie légère étaient arrivées de France à Alger; c'étaient
+les seules troupes régulières dont disposait le général de Bar.
+Suivant les indications données par le maréchal, lors des premiers
+symptômes d'agitation, il les avait envoyées, sous les ordres du
+général Gentil, occuper le col des Beni-Aïcha qui commandait à l'est
+l'entrée de la Métidja. À la nouvelle des razzias opérées sur le bas
+Isser, le général Gentil crut devoir marcher sur les rassemblements
+qu'on lui signalait. Sa troupe était peu nombreuse et n'avait pas
+encore vu le feu; mais c'était une de ces heures où il faut payer
+d'audace; d'ailleurs, il ne croyait pas avoir affaire à Abd el-Kader
+en personne. En route, il rallie heureusement un bataillon venant
+de Dellys. Dans la nuit du 6 au 7 février 1846, il heurte un peu à
+l'aveugle le camp ennemi. Ses jeunes soldats, fort inexpérimentés,
+tirent au hasard; dès les premiers coups de feu, les Arabes prennent
+la fuite: c'étaient des gens du désert, grands pillards, fort
+mal à l'aise d'être si loin de leurs tentes, et n'ayant qu'une
+préoccupation, celle d'y rapporter le butin dont ils étaient
+gorgés. En quelques instants et sans avoir eu un seul blessé, notre
+petite troupe est maîtresse du terrain et y ramasse trois drapeaux,
+six cents fusils, les tentes toutes tendues, les chevaux et les
+troupeaux enlevés dans les razzias <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> des jours précédents. Le
+général Gentil n'était pas le moins étonné d'une si facile victoire;
+il fut plus étonné encore quand il sut par les prisonniers qu'Abd
+el-Kader était dans le camp et qu'il avait failli y être pris.</p>
+
+<p>L'émir en fuite se jeta dans le Djurdjura et, avec son indomptable
+énergie, tâcha de se créer, parmi les Kabyles, un nouveau centre de
+résistance. Mais le maréchal Bugeaud, accouru de Médéa et renforcé
+des troupes que lui amenait Bedeau, frappa rudement les tribus qui
+faisaient mine de soutenir la révolte, et, par un habile mélange de
+rigueur et de diplomatie, les détermina à se séparer d'Abd el-Kader.
+Celui-ci fut réduit, dans les premiers jours de mars, à reprendre le
+chemin du désert.</p>
+
+<p>Ainsi se terminait heureusement pour le gouverneur général ce qu'on
+a appelé «la plus grande crise de sa carrière algérienne». Le 24
+février 1846, se trouvant près de sa capitale, dont il était sorti
+depuis cinq mois, il eut l'idée d'y ramener, pour les reposer un
+peu, les soldats avec lesquels il venait de faire une si pénible
+campagne. Bien que non annoncé d'avance, ce retour prit un caractère
+de triomphe. «Quand le maréchal, raconte le général Trochu, rentra
+dans Alger, avec une capote militaire usée jusqu'à la corde, entouré
+d'un état-major dont les habits étaient en lambeaux, marchant,
+à la tête d'une colonne de soldats bronzés, amaigris, à figures
+résolues, et portant fièrement leurs guenilles, l'enthousiasme de
+la population fut au comble. Le vieux maréchal en jouit pleinement.
+C'est qu'il venait d'apercevoir, de très près, le cheveu auquel la
+Providence tient suspendues les grandes renommées et les grandes
+carrières, à un âge (soixante-deux ans) où, quand ce cheveu est
+rompu, il est difficile de le renouer.» Quelques jours plus tard,
+le 2 mars, le gouverneur adressait à l'armée d'Afrique un ordre du
+jour où, rappelant à grands traits ce qu'elle avait fait depuis cinq
+mois, il la félicitait de ses efforts et de ses succès. «Vous pouvez
+aujourd'hui garantir à la France, leur dit-il, que son empire en
+Afrique ne sera pas ébranlé par cette grande révolte.» Non <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span>
+sans doute que le maréchal ne vît plus rien à faire: il montrait
+au contraire à ses soldats la nécessité «d'extirper les derniers
+vestiges de l'insurrection» et de prendre l'offensive, «en étendant
+leurs bras sur tous les points du désert où se formaient les orages
+qui étaient venus et viendraient fondre sur eux, s'ils n'allaient
+les dissiper». «Votre ardeur, ajoutait-il, ne se ralentira pas au
+moment où, de toutes parts, elle est couronnée par le succès... Vous
+resterez semblables à vous-mêmes, et la France reconnaissante vous
+honorera.»</p>
+
+<h4>X</h4>
+
+<p>L'insurrection a fait son suprême effort en essayant d'atteindre la
+Métidja. Repoussée sur ce point, elle ne fera désormais que décliner.
+Les agitateurs secondaires, découragés par l'échec d'Abd el-Kader, ne
+sont plus en état de nous opposer une sérieuse résistance. Par leurs
+mouvements combinés, Saint-Arnaud, Canrobert et Pélissier expulsent
+définitivement Bou-Maza du Dahra et le forcent à s'enfuir dans le
+désert. Il suffit au maréchal de se montrer dans l'Ouarensenis pour
+le pacifier, et le duc d'Aumale, revenu depuis peu en Algérie pour
+prendre sa part de la lutte et du danger, soumet, avec le concours
+des généraux Marey et d'Arbouville, la région montagneuse située au
+sud-est de la province d'Alger. Le maréchal Bugeaud ne se contente
+pas de rétablir ainsi notre autorité dans l'intérieur du Tell; il
+ne perd pas de vue Abd el-Kader dans le désert où celui-ci a été
+obligé de se retirer. Il le fait pourchasser sans répit par plusieurs
+colonnes qui l'atteignent et le maltraitent fort, l'une le 7 mars
+1846, l'autre le 13. Dans cette dernière affaire, l'émir ne s'échappe
+qu'à grand'peine avec quatorze fidèles. Grâce cependant aux renforts
+qui lui viennent de sa deïra, il persiste à tenir la campagne.
+Pendant tout le mois d'avril, c'est Jusuf, devenu général, qui
+court après lui à bride abattue, tantôt perdant sa <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> piste,
+tantôt tombant sur lui à l'improviste, lui tuant quelques hommes et
+lui arrachant quelque butin; s'il ne réussit pas à s'emparer de sa
+personne, du moins il le réduit à l'existence d'un fugitif, sans
+cesse traqué, chaque jour plus dénué, plus affaibli, plus isolé.</p>
+
+<p>Mais dans quel état revenaient, après ces poursuites, nos fantassins
+déguenillés et fourbus, nos cavaliers à pied, traînant par la bride
+des chevaux hors de service! La Moricière, qui avait assisté à
+l'un de ces retours, en était tout ému; il déclarait «n'avoir rien
+vu de semblable, ni après la retraite de Constantine, ni après la
+désastreuse campagne d'Alger en 1840», et s'inquiétait de l'effet
+produit sur les indigènes par un tel spectacle. Ce fut même le
+sujet d'un de ces désaccords qui éclataient trop fréquemment entre
+le gouverneur général et le commandant de la province d'Oran.
+Ce dernier, persuadé qu'en fermant le Tell à Abd el-Kader et en
+le privant ainsi de tout moyen de se ravitailler, on finirait
+par avoir raison de lui, ne cachait pas son peu de goût pour ces
+courses perpétuelles dans le désert qui, selon lui, éreintaient
+les soldats sans profit suffisant; ou du moins il n'eût voulu les
+voir entreprendre que «sur des renseignements certains, avec des
+probabilités d'un succès important». Le maréchal releva vivement ces
+critiques. «Les opérations dans le désert, écrivit-il à La Moricière,
+nous ont rendu les plus grands services; ce sont elles qui ont ruiné
+l'émir, en ne lui laissant qu'une poignée de cavaliers exténués;
+elles ont amené la soumission de tout le désert au sud de la province
+d'Alger; elles nous ont ramené plusieurs tribus du Tell qui avaient
+émigré.» Le maréchal «reconnaissait que le général Jusuf, avec des
+qualités militaires très distinguées, n'avait pas tout l'ordre
+d'administration et d'organisation qu'on aurait pu désirer», mais
+il estimait qu'en somme son action avait été utile. «On ne fait les
+choses extraordinaires, à la guerre, ajoutait-il, qu'avec des moyens
+extraordinaires, et Napoléon a commis une faute en n'engageant pas
+la garde impériale à la fin de la bataille de la Moskova. C'était,
+disait-on, afin d'assurer la retraite. Mauvaise <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> raison. Il
+faut tout faire pour gagner la bataille d'une manière décisive, quand
+on a fait tant que de la livrer. Si on la gagne, on n'a pas besoin
+de faire retraite. Si nous chassons et ruinons Abd el-Kader, notre
+infanterie et notre cavalerie auront le temps de se remettre. Je ne
+regrette donc nullement les travaux qui ont amené le délabrement qui
+vous afflige. Jusuf jouait un coup de partie pour la tranquillité
+de toute l'Algérie; il voulait avant tout réussir, et je pense
+sincèrement que le résultat lui donne raison<a id="footnotetag501" name="footnotetag501"></a><a href="#footnote501" title="Go to footnote 501"><span class="smaller">[501]</span></a>.»</p>
+
+<p>Quelque confiance que le gouverneur général eût dans les chevauchées
+de Jusuf, il sentait qu'il y aurait eu un moyen bien plus sûr et
+plus prompt d'avoir raison d'Abd el-Kader; c'eût été de porter la
+guerre sur le territoire marocain et d'y poursuivre cette deïra
+qui, à l'abri de nos coups et contrairement aux stipulations du
+traité de Tanger, servait de base d'opérations à la révolte. Ce
+n'était pas la première fois que, devant la mauvaise volonté ou
+l'impuissance de l'empereur Abd er-Raman, le maréchal songeait à se
+faire justice lui-même en passant la frontière. Mais toujours il
+avait été contenu par le gouvernement, qui gardait un souvenir trop
+présent des difficultés diplomatiques nées de la guerre du Maroc,
+pour vouloir recommencer une pareille aventure<a id="footnotetag502" name="footnotetag502"></a><a href="#footnote502" title="Go to footnote 502"><span class="smaller">[502]</span></a>. Au point de
+vue de la politique générale, rien de plus raisonnable que cette
+prudence du gouvernement: n'eût-il pas été fort périlleux de nous
+trouver aux prises avec une nouvelle question marocaine, au moment
+de la querelle des mariages espagnols? Mais on conçoit que ceux qui,
+comme le maréchal Bugeaud, regardaient surtout les choses au point
+de vue de la pacification <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> de l'Algérie, fussent tentés de
+se montrer moins patients. La grande insurrection de 1845-1846, la
+vue de l'émir se relevant chaque fois des coups qu'on lui portait, au
+moyen des secours qu'il tirait de sa deïra, n'étaient pas faites pour
+rendre cette patience plus facile. Aussi, à cette époque, le maréchal
+Bugeaud était-il de plus en plus convaincu de la nécessité d'une
+«opération sérieuse» sur le territoire marocain, et de plus en plus
+pressé de l'entreprendre<a id="footnotetag503" name="footnotetag503"></a><a href="#footnote503" title="Go to footnote 503"><span class="smaller">[503]</span></a>. Il s'en ouvrit dans les dépêches qu'il
+adressa à Paris: si l'on ne voulait pas l'autoriser formellement à
+faire cette «guerre d'invasion défensive», il demandait au moins
+qu'on la lui laissât faire, sauf à en rejeter plus tard sur lui
+seul la responsabilité. Le gouvernement, effrayé de tels projets,
+fit aussitôt connaître à Alger, par écrit et par envoyés spéciaux,
+sa ferme volonté de ne rien permettre de pareil. De plus, M. Guizot
+profita de l'habitude où il était de correspondre amicalement avec le
+maréchal, pour lui expliquer les motifs de cette décision. Dans une
+lettre en date du 23 avril 1846, il lui exposa l'avantage qu'avait
+pour nous un accord même imparfait et peu efficace avec l'empereur du
+Maroc, l'opposition qu'une nouvelle guerre soulèverait en France, les
+complications qu'elle ferait naître en Europe, l'anarchie, fâcheuse
+pour nos intérêts, qu'elle provoquerait au Maroc, l'impossibilité
+où serait notre armée d'atteindre, dans ces régions lointaines
+et inconnues, l'émir qu'elle ne parvenait pas à joindre sur le
+territoire algérien. Il rappela, en terminant, que, «quand on est en
+présence de populations semi-barbares et de gouvernements irréguliers
+et impuissants», il faut savoir prendre son parti de certains maux
+inévitables. «Il n'y a pas moyen, ajoutait-il, d'établir, avec de
+tels gouvernements et avec de tels peuples, même après leur avoir
+donné les plus rudes leçons, des relations sûres, des garanties
+efficaces; il faut, ou pousser contre eux la guerre à fond, jusqu'à
+la conquête et l'incorporation complète, ou se <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> résigner
+aux embarras, aux incidents, aux luttes que doit entraîner un tel
+voisinage, en se mettant en mesure de les surmonter ou d'en repousser
+plus loin la source qu'on ne peut tarir.» Vérité d'expérience fort
+utile à méditer pour tous les gouvernements qui font de la politique
+coloniale. Déjà, du reste, l'année précédente, lors du débat sur le
+traité de Tanger, le duc de Broglie avait développé cette même idée
+avec sa précision accoutumée. Devant des raisons si fortes et une
+volonté si ferme, le maréchal Bugeaud céda, non sans regret, mais
+sans hésitation. «Ce que vous me dites, répondit-il à M. Guizot, le
+30 avril, de la conduite que nous devons tenir envers le Maroc, me
+paraît d'une grande justesse, me plaçant à votre point de vue, et
+c'est là qu'il faut se placer<a id="footnotetag504" name="footnotetag504"></a><a href="#footnote504" title="Go to footnote 504"><span class="smaller">[504]</span></a>.»</p>
+
+<p>Au moment même où le gouvernement retenait ainsi le maréchal, le
+territoire marocain était le théâtre d'un événement atroce qui eût
+suffi, et au delà, si des raisons de politique générale ne nous
+eussent arrêtés, à justifier notre intervention. Depuis plus de six
+mois, la deïra d'Abd el-Kader renfermait deux cent quatre-vingts
+prisonniers français; quatre-vingt-quinze, dont cinquante-sept
+blessés, étaient les héroïques survivants de Sidi-Brahim; les
+autres étaient ceux qui avaient capitulé sans combat sur la route
+d'Aïn-Temouchent. Ces prisonniers avaient été d'abord bien traités.
+Plusieurs fois Abd el-Kader avait fait, pour leur échange, des
+ouvertures toujours repoussées. Le maréchal était convaincu,&mdash;et
+son opinion était partagée par plusieurs généraux d'Afrique,&mdash;que
+de telles propositions étaient surtout, dans l'intention de l'émir,
+un moyen de faire croire aux Arabes qu'il négociait avec la France
+en vue d'une paix prochaine, et de retenir sous son influence, à
+l'aide de cet artifice, les tribus qui commençaient à lui échapper.
+Bugeaud refusait donc de se laisser prendre à ce qu'il jugeait être
+un piège. On n'était pas toutefois, de notre côté, sans travailler
+à la libération des captifs; usant d'un procédé qui lui avait déjà
+réussi dans une circonstance <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> analogue, notre diplomatie
+s'adressait à l'empereur du Maroc: «Vous êtes en paix avec nous,
+lui disait-elle; nous ne pouvons donc admettre que des prisonniers
+français soient retenus sur votre territoire par Abd el-Kader;
+faites-vous-les livrer, et rendez-les-nous.» Mais, pendant que
+ces pourparlers se continuaient avec plus ou moins de chance de
+succès, la deïra subissait une crise: la mauvaise fortune de son
+maître réagissait sur elle; les vivres et l'argent commençaient à
+lui manquer; avec la détresse, étaient venus le mécontentement,
+la discorde et les désertions; des tribus entières partaient pour
+l'intérieur du Maroc; quant à celles qui demeuraient fidèles, il leur
+fallait se préparer à un exode, car Abd el-Kader les appelait dans
+le sud, auprès de lui. Dans ces conditions, la garde des prisonniers
+devenait un embarras. Le 24 avril 1846, aussitôt après l'arrivée d'un
+courrier de l'émir, douze des prisonniers, dont six officiers, furent
+emmenés hors du camp, sous prétexte d'assister à une fête; c'étaient
+ceux dont on espérait une rançon. Les deux cent soixante-huit autres,
+à la tombée de la nuit, furent répartis, par petits groupes, dans
+les huttes de leurs gardiens. À minuit, au signal donné par un cri,
+le massacre commença. Ceux qui ne tombèrent pas dès les premières
+fusillades furent brûlés dans les gourbis où ils se réfugièrent.
+Un seul s'échappa, blessé, nu; les Marocains le ramassèrent et le
+reconduisirent à nos avant-postes, où il arriva le 17 mai; ce fut par
+lui qu'on eut le récit de l'horrible scène. Cette nouvelle causa,
+en France, une douloureuse émotion que les ennemis du maréchal
+tâchèrent d'exploiter contre lui; ils l'accusèrent, dans la presse
+et à la tribune, d'avoir négligé et même d'avoir systématiquement
+écarté ce qui eût pu prévenir ce malheur. Abd el-Kader était-il
+l'auteur du massacre? On en voudrait douter, ne serait-ce qu'à
+cause de l'attitude chevaleresque qu'il avait prise en d'autres
+circonstances<a id="footnotetag505" name="footnotetag505"></a><a href="#footnote505" title="Go to footnote 505"><span class="smaller">[505]</span></a>. Mais lui-même a avoué plus tard que tout s'était
+<span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> fait par son ordre, et il n'a trouvé d'autre excuse à
+invoquer que l'irritation où l'aurait jeté le refus d'échanger les
+prisonniers<a id="footnotetag506" name="footnotetag506"></a><a href="#footnote506" title="Go to footnote 506"><span class="smaller">[506]</span></a>.</p>
+
+<p>Ce n'était pas par cet acte d'inutile cruauté qu'Abd el-Kader
+pouvait relever sa fortune. La chasse qu'on lui donnait dans le
+désert continuait toujours. Comme, pour échapper à Jusuf, il s'était
+rejeté vers l'ouest, la poursuite était désormais menée par l'un des
+lieutenants de La Moricière, le colonel Renault. Elle se prolongea
+de la fin de mai au commencement de juillet 1846, avec les fatigues
+et les péripéties accoutumées. L'émir, surpris le 1<sup>er</sup> juin, n'eut
+que le temps de sauter sur un cheval pour s'enfuir. Le plus grave
+pour lui était que les tribus nomades du désert l'abandonnaient
+et venaient nous demander l'aman. Les gens d'Arbâ, auxquels il
+réclamait le cheval de soumission, ne lui offrirent qu'un âne. Les
+Ouled-Sidi-Cheikh, qu'il appelait aux armes, lui répondirent: «Tu
+es comme la mouche qui excite le taureau; quand tu l'as irrité, tu
+disparais, et nous recevons les coups.» La deïra, ruinée et réduite
+des trois quarts, n'était plus en état de fournir des renforts. Si
+fier que fût toujours son c&oelig;ur, Abd el-Kader était à bout, et,
+dans les premiers jours de juillet, abandonnant la partie, il rentra
+dans le Maroc par Figuig. Il y avait sept mois que, seul, par son
+prestige, son énergie, son audace, sa fécondité de ressources, cet
+homme vraiment extraordinaire défiait toutes les poursuites et tenait
+en alerte une armée de cent mille hommes, commandée par nos meilleurs
+officiers. Pourquoi faut-il que le sang des prisonniers massacrés
+ternisse une gloire qui aurait pu être si pure?</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> XI</h4>
+
+<p>Pendant la longue lutte qu'il venait de soutenir, le maréchal
+Bugeaud n'avait pas eu seulement affaire aux Arabes. En France,
+une bonne partie de l'opinion, travaillée par certains journaux,
+s'était montrée assez mal disposée à son égard. Elle s'en était
+prise à lui de tout ce qui, dans cette insurrection, l'avait déçue,
+alarmée, attristée, ennuyée: de la violence imprévue de l'explosion,
+des malheurs du début, de la lenteur et des difficultés de la
+répression. Cette guerre, sans faits d'armes, n'avait ni intéressé
+son imagination, ni flatté son amour-propre. Tout était matière à
+reproches: la dissémination des troupes, leurs fatigues excessives,
+le retard et la médiocrité des résultats. Les beaux esprits se
+croyaient le droit de plaisanter le maréchal qui courait, avec
+cent mille soldats, contre un seul homme, sans pouvoir seulement
+l'atteindre; les badauds de Rome ne raillaient-ils pas déjà Metellus
+de ce qu'il tardait à s'emparer de Jugurtha?</p>
+
+<p>Tout ce bruit de critiques arrivait aux oreilles de Bugeaud, jusque
+dans les régions lointaines où il faisait campagne, et il ne savait
+pas le dédaigner. «Je ne m'étonne pas, mandait-il à un de ses amis,
+le 22 mars 1846, que vous soyez indigné de toutes les ordures et
+sottises qu'on me jette à la tête. Ferait-on pire si j'avais perdu
+cent combats et toute l'Algérie? On n'a jamais rien vu, je crois,
+de pareil à ce déchaînement sans base aucune, puisque je n'ai pas
+éprouvé le plus léger échec, et que j'ai donné, tout au moins,
+l'exemple de la plus grande activité et d'une opiniâtre persévérance
+à vaincre l'hydre qui m'entourait de ses mille têtes. J'ai la
+conscience de n'avoir jamais mieux mérité de la France<a id="footnotetag507" name="footnotetag507"></a><a href="#footnote507" title="Go to footnote 507"><span class="smaller">[507]</span></a>.» Tels
+furent même son irritation <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> et son dégoût qu'il en revint à
+parler de démission. Il écrivait, en avril, à M. Guizot: «Je sais
+que vous voulez me défendre à la tribune, et que vous me défendrez
+bien; mais votre éloquence effacera-t-elle le mal qui se fait et se
+fera tous les jours? Croyez-vous qu'on puisse rester, à de telles
+conditions, au poste pénible et inextricable où je suis? Mon temps
+est fini, cela est évident. L'&oelig;uvre étant devenue quelque chose,
+tout le monde s'en empare; chacun veut y mettre sa pierre, bien ou
+mal. Je ne puis m'opposer à ce torrent, et je ne veux pas le suivre;
+je m'éloigne donc de la rive. J'ai déjà fait la lettre par laquelle
+je prie M. le ministre de la guerre de soumettre au gouvernement du
+Roi la demande que je fais d'un successeur. Je fonde ma demande sur
+ma santé et mon âge qui ne me permettent plus de supporter un tel
+fardeau, et sur mes affaires de famille; mais, entre nous, je vous le
+dis, ma grande raison, c'est que je ne veux pas être l'artisan des
+idées fausses qui règnent très généralement sur les grandes questions
+d'Afrique. Je ne redoute ni les grands travaux de la guerre, ni ceux
+de l'administration; mes soldats et les administrateurs de l'Algérie
+le savent très bien; mais je redoute l'opinion publique égarée<a id="footnotetag508" name="footnotetag508"></a><a href="#footnote508" title="Go to footnote 508"><span class="smaller">[508]</span></a>.»
+Ce n'était certes pas que le maréchal Bugeaud manquât de foi dans son
+&oelig;uvre. Pour ce qui regardait, notamment, la dernière insurrection,
+il estimait que l'événement répondait victorieusement à tous les
+détracteurs de sa tactique, et, bien que sa campagne ne fût marquée
+par aucune action militaire éclatante, il s'en honorait comme d'une
+des plus remarquables qu'il eût faites. À un ami qui venait de se
+marier, il écrivait, le 31 mai: «Vous êtes, à présent, enfoncé dans
+la lune de miel... Cette lune ne reviendra plus pour moi, mais je
+suis dans ma lune de gloire; j'ai vaincu les Bédouins de France, en
+même temps que ceux d'Afrique. Je crois ceux de France plus près de
+reprendre les hostilités que ceux d'Afrique. Ils disent, à présent,
+que ce n'était rien, que cela ne valait pas la peine de s'en
+occuper, et qu'avec des moyens aussi grands <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> que ceux que
+j'avais, j'aurais dû faire bien plus vite et mieux<a id="footnotetag509" name="footnotetag509"></a><a href="#footnote509" title="Go to footnote 509"><span class="smaller">[509]</span></a>.»</p>
+
+<p>La discussion qui s'ouvrit à la Chambre des députés, en juin 1846,
+sur les crédits relatifs à l'Algérie, fournit aux préventions qui
+s'étaient formées, depuis quelque temps, contre le maréchal Bugeaud,
+une occasion de se manifester. Sans doute, on ne pouvait plus lui
+reprocher de ne pas savoir vaincre Abd el-Kader, puisqu'à cette
+époque la révolte était considérée comme domptée; mais la critique
+trouvait ailleurs à quoi se prendre. Le signal fut donné par le
+rapporteur de la commission, M. Dufaure; tout en rendant hommage
+à l'&oelig;uvre militaire du gouverneur, il refusa d'approuver son
+&oelig;uvre administrative et colonisatrice, réclama un régime civil,
+et exprima le v&oelig;u de voir établir un ministère de l'Algérie dont
+le gouverneur ne serait plus que l'agent. Au cours du débat, de
+nombreux orateurs reproduisirent ou même aggravèrent ces griefs:
+entre tous, il faut citer M. de Tocqueville et M. de Lamartine. À
+entendre M. de Tocqueville, ce qui manquait à l'Algérie, c'était
+un bon gouvernement, ou même seulement un gouvernement; il appuya
+sur les tiraillements, les conflits qui s'étaient produits entre
+le cabinet et le gouverneur général; il montra le cabinet n'osant
+pas rappeler le maréchal, mais le laissant malmener par ses amis,
+tandis que, de son côté, le maréchal faisait attaquer le cabinet par
+ses journaux; le résultat était que les deux pouvoirs se tenaient
+en échec et aboutissaient à l'impuissance. Quant à M. de Lamartine,
+dans un discours de proportions gigantesques, il s'attaqua à tout le
+système appliqué en Algérie, y dénonçant je ne sais quoi d'excessif,
+d'immodéré, et comme «un débordement de guerre, de sang et de
+millions». Il se plaignit que le maréchal Bugeaud, au lieu de remplir
+le mandat qui lui avait été donné de «fermer cette grande plaie de
+l'Algérie», l'eût au contraire «envenimée et élargie». Ce qu'il
+préconisait, c'était, en réalité, l'occupation limitée qui <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span>
+était pourtant depuis longtemps jugée. Il s'éleva aussi contre la
+«dictature militaire», à laquelle il imputait tous les maux de la
+colonie, et termina par un réquisitoire indigné contre l'inhumanité
+de notre guerre africaine, particulièrement contre les razzias.</p>
+
+<p>M. Guizot répondit à ces critiques par un discours considérable.
+Après avoir écarté, en quelques mots émus, l'accusation de cruauté
+portée contre nos généraux, il examina la conduite suivie en Afrique,
+depuis 1840. Tout d'abord, il fit honneur au cabinet d'avoir
+résolument engagé sa responsabilité en envoyant le général Bugeaud à
+Alger et en lui fournissant tous les moyens d'action dont il avait
+besoin. Ce lui fut une occasion de s'expliquer sur les désaccords
+survenus entre le ministère et le gouverneur, désaccords auxquels
+ce dernier avait parfois donné un éclat si compromettant et dont
+l'opposition avait naturellement cherché à se faire une arme. Le
+sujet était délicat; M. Guizot se tira de la difficulté avec adresse
+et dignité. «C'est le devoir du gouvernement, dit-il, de subordonner
+toujours ce qui est secondaire à ce qui est essentiel, et de savoir,
+avec ses agents, passer par-dessus des erreurs et des dissidences,
+quand il s'agit de conserver au pays de grands et utiles services. En
+vérité, lorsque j'entends porter à cette tribune la petite histoire
+de nos dissidences et des anecdotes auxquelles elles ont donné lieu,
+quand je les entends grossir, quand on s'étonne que nous n'en ayons
+pas fait une plus grosse affaire, je m'étonne fort à mon tour. On
+oublie donc que cela est arrivé très souvent dans le monde et à des
+gouvernements qui se respectaient et savaient se faire respecter?
+Quand Louis XIV disait à un officier qui allait rejoindre l'armée de
+Turenne: «Dites à M. le maréchal de Turenne que je serais bien aise
+d'avoir quelquefois de ses nouvelles», car M. de Turenne ne voulait
+pas écrire à M. de Louvois, c'était là, permettez-moi de le dire, une
+irrévérence un peu plus grande que celle qu'on a rappelée à cette
+tribune. Cependant Louis XIV ne rappelait pas M. le maréchal de
+Turenne; il prenait seulement le petit moyen que je vous <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span>
+indiquais, pour le rappeler à son devoir. Eh bien, nous avons eu
+les mêmes raisons et nous avons tenu la même conduite. Nous savons
+parfaitement qu'un gouvernement doit se faire respecter des hommes
+qu'il emploie; mais quand nous considérons deux choses: l'une,
+l'éminence des services; l'autre, la loyauté du caractère; quand
+nous avons la certitude que ces deux choses-là existent, nous savons
+aussi ne pas tenir compte des petits incidents.» Abordant ensuite
+le fond de son sujet, M. Guizot insista principalement sur ce qui
+avait été fait, depuis six ans, pour la soumission de l'Algérie: il
+avait là beau jeu. Il passa plus rapidement sur l'administration et
+la colonisation, sentant probablement le terrain moins favorable.
+En ce qui touchait l'administration, il reconnut que le régime
+civil était le but, affirma qu'on s'en rapprochait chaque jour
+davantage, mais fit observer que, pendant quelque temps encore, le
+maintien du gouvernement militaire importait à notre sécurité. Quant
+à la colonisation, il déclara que «le gouvernement avait pris le
+parti de n'épouser exclusivement aucun mode, mais de les favoriser
+tous», et annonça, à ce titre, «certains essais» de colonisation
+militaire. À son avis, d'ailleurs, parmi les questions soulevées, il
+en était plusieurs qui devaient être examinées, mais qui n'étaient
+pas encore mûres; c'était à l'avenir de les résoudre. «Il faut,
+disait le ministre en terminant, être à la fois moins impatient et
+plus confiant dans l'avenir; il ne faut pas croire que des fautes,
+des erreurs, des misères empêchent le succès définitif. C'est la
+condition des affaires humaines: elles sont mêlées de bien et de mal,
+de fautes et de succès; il faut savoir supporter ces vicissitudes...
+Et, au milieu de ce continuel mélange, il ne faut désespérer de rien;
+il faut seulement se donner le temps de vaincre les difficultés et
+de résoudre les questions; c'est tout ce que le gouvernement du Roi
+demande quant à l'Algérie.»</p>
+
+<p>De loin, le maréchal Bugeaud avait suivi ces débats. Il n'avait pu
+qu'être reconnaissant de la façon dont M. Guizot l'avait défendu;
+mais cela ne suffisait pas à lui faire prendre <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> en patience
+les critiques, et il parlait toujours de s'en aller. «J'ai beaucoup à
+me louer du cabinet, écrivait-il à M. de Corcelle... Ce n'est donc
+pas par humeur et mécontentement que je désire me retirer... Mais je
+redoute les faiseurs de systèmes et de projets... Je suis effrayé
+de ce qu'exigent du gouverneur les hommes qui, n'ayant jamais fait
+que gratter du papier, croient qu'on improvise la colonisation et les
+grands travaux publics... On me dit que je n'ai rien fait. Jugeant
+bien que je ne puis pas faire mieux que par le passé, je dois fuir
+l'avenir... En colonisation, en administration, on ne peut pas faire
+rapidement de ces choses éclatantes qui captivent le suffrage public.
+C'est l'&oelig;uvre du temps et de la persévérance. Or, l'opinion ne me
+donnerait pas de temps, et d'ailleurs, à soixante-deux ans, on n'en a
+pas devant soi... N'ayant que très peu d'années devant moi, je suis
+bien convaincu qu'en quittant le gouvernement quand les forces me
+manqueraient, je m'en irais conspué pour n'avoir pas fait, de toute
+l'Algérie, des départements constitués comme ceux de la France<a id="footnotetag510" name="footnotetag510"></a><a href="#footnote510" title="Go to footnote 510"><span class="smaller">[510]</span></a>.»
+Quelques semaines plus tard, le 16 juillet 1846, dans un banquet
+donné en l'honneur de M. de Salvandy, alors de passage à Alger, le
+maréchal répondait assez mélancoliquement aux félicitations et aux
+v&oelig;ux qui lui étaient adressés au nom de la population civile:
+«Messieurs, je suis profondément touché de ce que vous venez de me
+dire. Après l'estime du gouvernement et de la métropole, la vôtre
+m'est certainement la plus chère; mais, quel que soit le dévouement
+qu'elle ravive en moi, il ne m'est pas donné, ainsi que vous m'y
+invitez, de compléter mon &oelig;uvre. Vous userez encore bien des
+gouverneurs avant d'y parvenir...» Deux jours après, il partait en
+congé pour la France.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> XII</h4>
+
+<p>Si difficile à vivre que leur parût parfois le maréchal Bugeaud,
+les ministres désiraient qu'il conservât encore la direction des
+affaires algériennes. Ils lui déclarèrent donc, dès son arrivée à
+Paris, qu'ils ne voulaient pas entendre parler de sa démission, et
+ils ne négligèrent rien pour le calmer et l'amadouer. D'ailleurs, à
+la fin de l'année précédente, la composition du cabinet avait subi
+un changement qui facilitait l'entente: le maréchal Soult, fatigué
+par l'âge, avait abandonné son portefeuille, pour ne conserver que la
+présidence du conseil, présidence un peu nominale; il avait eu pour
+successeur au ministère de la guerre le général Moline Saint-Yon,
+avec lequel le gouverneur était en très bons termes<a id="footnotetag511" name="footnotetag511"></a><a href="#footnote511" title="Go to footnote 511"><span class="smaller">[511]</span></a>. Le Roi,
+auquel Bugeaud était fort attaché, intervint personnellement pour
+le presser de garder ses fonctions. «Sire, j'obéis, répondit le
+maréchal, mais je supplie Votre Majesté de faire que j'aie quelque
+chose de grand, de décisif à exécuter en colonisation.» On sait
+ce qu'il entendait par là: c'était une allusion à cette fameuse
+colonisation militaire dans laquelle, plus que jamais, il voyait
+la solution nécessaire et unique. Sur les conseils de ses amis, il
+avait renoncé à l'exécution immédiate et en grand, qui avait tant
+effarouché les esprits; il réclamait seulement un essai sérieux. On
+lui donna satisfaction: engagement formel fut pris de demander, dès
+l'ouverture de la prochaine session, un crédit de trois millions pour
+faire cet essai.</p>
+
+<p>Le maréchal Bugeaud rentra à Alger, en novembre 1846. Il y trouva
+la colonie assez tranquille. Abd el-Kader s'était définitivement
+retiré en terre marocaine, l'âme toujours indomptable, mais
+impuissant<a id="footnotetag512" name="footnotetag512"></a><a href="#footnote512" title="Go to footnote 512"><span class="smaller">[512]</span></a>. Moins il se sentait en état <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> de reprendre la
+lutte armée, plus il tâchait de persuader aux indigènes que la France
+traitait avec lui. La présence à son camp des onze prisonniers,
+survivants de l'horrible massacre du 24 avril, lui fournit l'occasion
+d'ouvrir une sorte de négociation. Il chargea le principal d'entre
+ces prisonniers, le lieutenant-colonel Courby de Cognord, d'écrire
+aux commandants français de la frontière pour proposer un échange.
+Puis, sans attendre que ces premiers pourparlers eussent abouti, il
+fit traiter sous main d'une libération moyennant rançon; toute une
+comédie fut jouée pour faire croire que la rançon était exigée par
+les subalternes à l'insu de l'émir, et que celui-ci relâchait ses
+captifs par pure générosité. Le 25 novembre, Courby de Cognord et
+ses compagnons furent remis, contre argent, au commandant espagnol
+de Mélilla, qui avait servi d'intermédiaire, et de là conduits à
+Oran, où leur fut fait un accueil ému. Ils amenaient avec eux un
+Arabe, porteur de deux lettres d'Abd el-Kader à Louis-Philippe et au
+maréchal Soult. Ces lettres, d'une fierté pompeuse, concluaient à des
+propositions de paix: dans l'exposé des faits, l'émir se présentait
+comme ayant été contraint à la guerre par nos généraux; un fait
+toutefois le gênait visiblement, c'était le massacre des prisonniers:
+il reconnaissait l'avoir ordonné, mais disait y avoir été acculé
+par les mauvais procédés des commandants français, par leur refus
+obstiné de vouloir entendre parler d'échange, par leur injurieuse
+prétention de faire intervenir l'empereur du Maroc; il rejetait donc
+sur eux seuls la responsabilité du fatal dénouement; il terminait en
+se faisant honneur de la générosité avec laquelle il libérait les
+survivants. Le maréchal Bugeaud ne permit pas au messager de passer
+en France; il le renvoya au Maroc, avec cette réponse verbale: «Dis
+à ton maître que, s'il nous avait renvoyé nos <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> prisonniers
+sans rançon, je lui en aurais remis trois pour un; mais, puisqu'il
+a fait payer la liberté de ceux-ci et a fait égorger les autres,
+je ne lui dois rien que de l'indignation pour sa barbarie.» Abd
+el-Kader, fort mortifié de cette réponse, protesta contre l'injure
+qu'on lui faisait en supposant qu'il «avait rendu les Français pour
+de l'argent». «Tu oublies, écrivait-il au maréchal, que les choses
+du monde sont changeantes. À cet égard, j'en sais plus que toi. Je
+suis convaincu que rien ne peut être durable sur cette terre, depuis
+la création d'Adam jusqu'à l'extinction de la race humaine. C'est
+pourquoi je ne me réjouis point, je ne m'enorgueillis pas ni ne me
+fie aucunement aux effets du destin, si la fortune me sourit, comme
+aussi je ne m'afflige point ni ne me désespère, si je suis atteint
+par des revers, et cela parce que j'ai la croyance que rien n'est
+stable sur la terre... Au reste, les anciens sages ont comparé le
+destin à la grossesse d'une femme: le sexe de l'enfant prêt à naître
+ne peut être connu avant l'enfantement<a id="footnotetag513" name="footnotetag513"></a><a href="#footnote513" title="Go to footnote 513"><span class="smaller">[513]</span></a>.»</p>
+
+<p>Quand Abd el-Kader se sentait impuissant, qui était de force à lutter
+contre nous? Bou-Maza l'essaya cependant. Au commencement de 1847, il
+quitte le Maroc, se jette dans le sud de nos possessions, erre d'une
+oasis à l'autre, sans parvenir à y susciter un mouvement sérieux,
+et finit par pénétrer presque seul dans l'Ouarensenis et le Dahra,
+premier théâtre de ses combats; mais ses anciens partisans, bien que
+le vénérant toujours, s'écartent de lui. Saint-Arnaud ne lui laisse
+pas un moment de répit. «Je fais traquer Bou-Maza comme un chacal»,
+écrit-il à son frère, le 10 avril. Trois jours après, il ajoute,
+avec un cri de triomphe: «Bou-Maza est entre mes mains... C'est un
+beau et fier jeune homme. Nous nous sommes regardés dans le blanc
+des yeux.» Le 17, «un peu sorti du tourbillon», le colonel raconte
+ainsi comment les choses se sont passées: «Les dernières tentatives
+faites par Bou-Maza l'ont dégoûté et désillusionné. Partout, il nous
+a trouvés en garde... Enfin, il arrive chez un de ses affidés, le
+caïd des <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> Ouled-Djounés, qui, s'il eût été seul, se serait
+prosterné devant lui; mais il y trouve quatre de mes mokrazani. Ç'a
+été le dernier coup. Il a tout de suite pris sa détermination et a
+dit: «Menez-moi à Orléansville, au colonel de Saint-Arnaud lui-même»,
+ajoutant que c'était à moi qu'il voulait se rendre, parce que c'était
+contre moi qu'il s'était le plus battu. Les autres ont obéi; ils
+tremblaient encore devant Bou-Maza, qui a gardé ses armes et ne
+les a déposées que chez moi, sur mon ordre. En amenant Bou-Maza,
+mes quatre mokrazani étaient effrayés de leur audace. D'un signe,
+Bou-Maza les aurait fait fuir. L'influence de cet homme sur les
+Arabes est inconcevable. Bou-Maza était las de la guerre et de la vie
+aventureuse qu'il menait. Il a compris que son temps était passé, et
+qu'il ne pouvait plus soulever des populations fatiguées de lui et
+domptées par nous. C'est un événement remarquable<a id="footnotetag514" name="footnotetag514"></a><a href="#footnote514" title="Go to footnote 514"><span class="smaller">[514]</span></a>.» Bou-Maza
+fut traité avec égard. Interné à Paris, installé dans un riche
+appartement des Champs-Élysées, avec une pension de 15,000 francs,
+il fut un moment à la mode parmi les badauds de la capitale. Passé,
+en 1854, au service de la Porte, il fut fait, en 1855, colonel dans
+l'armée ottomane, et mourut peu après en Turquie.</p>
+
+<p>Le découragement qui avait amené la reddition de Bou-Maza n'était
+pas un fait isolé. Vers la même époque, au nord-est de la province
+d'Alger, Ben-Salem, qui avait été l'un des plus importants khalifats
+d'Abd el-Kader, venait, accompagné de plus de cent chefs des régions
+voisines du Djurdjura, apporter solennellement sa soumission
+au maréchal Bugeaud. En avril et en mai 1847, trois colonnes,
+commandées par les généraux Jusuf, Cavaignac et Renault, pénétrèrent
+simultanément dans l'extrême sud et y promenèrent le drapeau de la
+France, sans avoir presque à tirer un seul coup de fusil.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> XIII</h4>
+
+<p>Rien donc, dans la situation militaire, qui pût préoccuper le
+maréchal Bugeaud et qui l'empêchât de porter toute son attention
+et tous ses efforts sur le problème de la colonisation. C'était
+en résolvant ce problème qu'il prétendait signaler la fin de son
+gouvernement. À vrai dire, en cette matière, il était urgent de faire
+mieux qu'on n'avait fait jusqu'alors. L'état des villages créés dans
+le Sahel et la Métidja ne s'était pas amélioré depuis un an, bien
+au contraire. Les misères, déjà notées, à la fin de 1844, par les
+voyageurs, notamment par l'abbé Landmann, étaient encore aggravées.
+Beaucoup de colons avaient succombé ou s'étaient découragés. Les
+demandes de concession, qui, de 1842 à 1845, étaient allées toujours
+en augmentant, commençaient à diminuer. En 1846, les villages ne
+recevaient que 689 colons nouveaux, tandis qu'ils en perdaient 715.
+Il était manifeste que, sous le coup des déceptions survenues, le
+premier élan se ralentissait et menaçait de s'arrêter complètement.
+À ce mal, le gouverneur prétendait remédier par la colonisation
+militaire.</p>
+
+<p>Sa confiance était plus inébranlable que jamais. «Ma conviction
+pour le système à adopter en colonisation, écrivait-il à M. Léon
+Roches, est aussi profonde que celle que j'avais sur le système de
+guerre à faire aux Arabes. Vous m'avez vu lutter (sur ce dernier
+point) contre tout le monde, même contre les ministres, sans jamais
+me décourager; j'ai résisté avec acharnement et j'ai triomphé. Je
+serais sûr également de triompher dans l'essai d'une colonisation
+militaire<a id="footnotetag515" name="footnotetag515"></a><a href="#footnote515" title="Go to footnote 515"><span class="smaller">[515]</span></a>.» Sachant l'opinion peu favorable à ses idées, le
+maréchal n'hésita pas, pour tâcher de la convertir, à se faire
+publiciste et même journaliste: c'était son habitude. Dans le
+courant de la session de 1846, il <span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> avait envoyé une brochure
+aux membres du Parlement. Il revint à la charge, par un <cite>Mémoire aux
+Chambres</cite>, distribué le 1<sup>er</sup> janvier 1847: il y entrait dans tous
+les détails d'application de son système, en exposait les avantages,
+répondait aux critiques; c'était un appel pressant, qui respirait, de
+la première ligne à la dernière, une forte conviction. En même temps,
+il ne perdait pas un instant de vue le ministère: croyait-il deviner
+chez lui quelque hésitation à tenir la promesse faite, quelque
+velléité d'ajourner le dépôt du projet d'essai, il écrivait aussitôt
+au Roi et menaçait de donner sa démission<a id="footnotetag516" name="footnotetag516"></a><a href="#footnote516" title="Go to footnote 516"><span class="smaller">[516]</span></a>.</p>
+
+<p>Néanmoins, les préventions contre la colonisation militaire
+subsistaient toujours aussi vives dans la population civile. En
+novembre 1846, quatre députés, MM. de Tocqueville, de Lavergne,
+Plichon et Bechamel, débarquaient en Afrique, avec l'intention
+d'étudier par eux-mêmes et sur place les questions soulevées. Le
+maréchal, s'étant offert à les promener dans la province d'Alger,
+leur fit traverser la Métidja, les conduisit jusqu'à Médéa et les
+ramena ensuite par Miliana et Orléansville. Il se flattait de leur
+faire ainsi saisir sur le vif les avantages pratiques du régime
+militaire, et, en tout cas, de leur montrer la sécurité due au succès
+de ses armes. Sur ce dernier point, la démonstration fut éclatante;
+sur le premier, elle parut moins concluante. Sans doute le maréchal
+eut beau jeu à montrer, à chaque pas, tout ce qu'avait fait l'armée;
+mais il avait plus de peine à convaincre ses compagnons de route que
+cette armée suffirait, dans l'avenir, à résoudre tous les problèmes
+de la colonisation, et que la population civile était satisfaite de
+vivre sous son autorité. Plus d'un incident vint, au cours du voyage,
+contrarier son argumentation. Un jour, par exemple, une délégation
+d'habitants de Miliana demandait au gouverneur, en présence des
+députés, qu'un commissaire civil fût chargé de l'administration
+municipale, et un juge de paix de l'administration de la justice;
+le maréchal <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> répondit aux réclamants par un exposé des
+avantages d'une administration gratuite et expéditive, d'une justice
+également gratuite et fondée sur le bon sens, sinon sur la science
+juridique; il leur reprocha leur ingratitude envers les officiers
+qui se dévouaient à une tâche pénible et étrangère à leur carrière,
+sans avoir rien à y gagner; puis il les congédia avec assez d'humeur.
+Cette démarche malencontreuse lui resta sur le c&oelig;ur, et plus d'une
+fois, les jours suivants, il y revint dans ses conversations avec les
+députés. «Que veulent-ils? leur disait-il; sont-ils fous? Ils ont
+besoin de nous à chaque instant, et les voilà qui veulent se séparer
+de nous! Où trouveront-ils, dans l'autorité civile, les ressources et
+l'assistance que leur fournit constamment l'autorité militaire?» Et
+se tournant vers le colonel de Saint-Arnaud qui venait de rejoindre
+la caravane,&mdash;car on approchait d'Orléansville, siège de son
+commandement: «Voyons, colonel, puisque nous en sommes là, dites-nous
+ce que vous avez fait ici pour la population civile.» Saint-Arnaud
+se mit alors à vanter la superbe organisation qu'il avait donnée
+à la milice, la discipline rigoureuse qu'il y maintenait. «Mais
+aussi, ajouta-t-il, à la moindre négligence, je les mets dans le
+silo, la tête la première; voilà ce que j'ai fait pour eux.» À cette
+conclusion, ce fut un rire général. Le maréchal, toutefois, fit la
+grimace, pensant que ce n'était pas le meilleur moyen de convaincre
+les députés de l'excellence du régime militaire. Le commandant du
+génie vint à son secours, en exposant tout ce qui avait été fait pour
+aider les colons: fourniture de matériaux, constructions, transports,
+prêts d'argent. «Eh bien! vous le voyez, s'écria alors le gouverneur,
+que gagneront-ils à passer de la tutelle paternelle de l'autorité
+militaire sous celle de l'autorité civile? Sera-ce l'autorité
+civile qui leur prêtera ses bras pour bâtir leurs maisons, ou ses
+équipages pour y faire voyager leurs marchandises? Où prendrait-elle
+cette abondance et cette variété de ressources que l'organisation
+de l'armée lui permet de mettre sans frais à la disposition des
+colons? Que les faiseurs de théories qui les excitent à réclamer
+des garanties, des institutions civiles, <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> viennent donc ici
+leur garantir d'abord la première de toutes les nécessités, celle
+de pouvoir subsister et s'établir dans le pays!» Le soir, l'un des
+compagnons de M. de Tocqueville, prenant l'air dans une des rues
+d'Orléansville, y fut brutalement apostrophé par un sergent qui, sans
+prétexte, menaça de «le mettre dedans» s'il ne s'en allait au plus
+vite. «Je sais maintenant, disait plaisamment celui auquel était
+arrivée cette mésaventure, ce que c'est qu'un territoire <em>mixte</em>,
+c'est un territoire mêlé de sergents.» M. de Tocqueville quitta le
+maréchal à Orléansville et revint étudier seul, de plus près, les
+villages administratifs ou militaires créés autour d'Alger; il sortit
+de cet examen mieux convaincu encore qu'il fallait chercher ailleurs
+la solution du problème de la colonisation algérienne<a id="footnotetag517" name="footnotetag517"></a><a href="#footnote517" title="Go to footnote 517"><span class="smaller">[517]</span></a>.</p>
+
+<p>Mal vu par les «civils», le système du maréchal était loin d'être
+soutenu par tous les militaires. Sur l'invitation du gouvernement,
+le général Bedeau avait préparé un plan de colonisation pour la
+province de Constantine. Il proposait «d'essayer tous les systèmes de
+colonisation, à l'exception toutefois de celui des pauvres qui lui
+paraissait très onéreux». Bornant le rôle de l'État à la fixation de
+certaines limites et de certaines conditions protectrices, au don de
+la terre, à l'exécution des grands travaux de sécurité, de salubrité
+et de viabilité, il comptait principalement sur l'initiative des
+individus et des capitaux, et se préoccupait de leur laisser le
+plus de liberté possible. Il ne paraissait faire aucune part à la
+colonisation militaire.</p>
+
+<p>C'est surtout du côté du général de La Moricière que venait
+l'opposition au système du maréchal Bugeaud. La rivalité un peu
+jalouse de ces deux hommes de guerre n'était pas un fait nouveau.
+Sans doute, dans leurs bons moments, ils comprenaient, <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span>
+l'un et l'autre, le tort de leurs divisions; alors le maréchal
+rendait justice à son brillant lieutenant et le signalait lui-même
+au gouvernement comme l'un des hommes les plus capables de le
+remplacer<a id="footnotetag518" name="footnotetag518"></a><a href="#footnote518" title="Go to footnote 518"><span class="smaller">[518]</span></a>; alors aussi La Moricière écrivait à Bugeaud:
+«Pour moi, je repousse la situation de rivalité, d'opposition,
+dans laquelle on veut me placer par rapport à vous, Monsieur le
+maréchal; je la repousse, parce qu'elle répugne à mon caractère; je
+la repousse, au nom de la discipline de l'armée que tout homme qui
+aime son pays doit respecter<a id="footnotetag519" name="footnotetag519"></a><a href="#footnote519" title="Go to footnote 519"><span class="smaller">[519]</span></a>.» Malheureusement, par l'effet des
+situations et aussi des caractères, les heurts étaient fréquents.
+Il s'en était produit dès 1842<a id="footnotetag520" name="footnotetag520"></a><a href="#footnote520" title="Go to footnote 520"><span class="smaller">[520]</span></a>. À partir de 1845, les rapports
+furent plus tendus encore. Quand il se voyait vilipendé dans le
+journal <cite>l'Algérie</cite>, tandis que le commandant d'Oran y était porté
+aux nues, le maréchal soupçonnait aussitôt ce dernier d'inspirer
+cette polémique, soupçon qui, il est vrai, ne tenait pas longtemps
+devant les protestations de La Moricière. En octobre 1845, lorsqu'il
+revenait soudainement en Afrique pour faire face à l'insurrection, il
+ne se retenait pas de blâmer tout haut la façon dont le commandant
+intérimaire avait conduit les choses, d'attribuer les premiers
+échecs à ses fausses mesures, d'insinuer même qu'il avait manqué de
+sang-froid dans le péril. Par contre, quelques mois plus tard, La
+Moricière ne se gênait pas pour se plaindre que le maréchal surmenât
+ses troupes sans profit. Tous ces désaccords étaient connus de
+l'armée, sur laquelle ils ne pouvaient avoir qu'un fâcheux effet. Le
+colonel de Saint-Arnaud, qui était entièrement du bord du maréchal
+et facilement injuste pour le commandant d'Oran, écrivait à son
+frère: «Il n'y a pas deux camps dans l'armée d'Afrique, mais il y
+a deux hommes: <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> l'un, grand, plein de génie, qui, par sa
+franchise et sa brusquerie, se fait quelquefois des ennemis, lui qui
+n'est l'ennemi de personne; l'autre, capable, habile, ambitieux, qui
+croit au pouvoir de la presse et la ménage, qui pense que le civil
+tuera le militaire en Afrique et se met du côté du civil. L'armée
+n'est pas divisée pour cela entre le maréchal Bugeaud et le général
+La Moricière; seulement, il y a un certain nombre d'officiers qui
+espèrent plus du jeune général qui a de l'avenir, que du vieillard
+illustre dont la carrière ne peut plus être bien longue<a id="footnotetag521" name="footnotetag521"></a><a href="#footnote521" title="Go to footnote 521"><span class="smaller">[521]</span></a>.»</p>
+
+<p>Aussitôt que la question de colonisation commença à occuper les
+esprits, La Moricière y prit position à l'antipode de Bugeaud. Dès
+1844 et 1845, dans des notes adressées au ministre ou publiées,
+il montrait la solution du problème, non dans l'intervention de
+l'État et de l'armée, mais dans l'action des capitaux qu'il fallait
+attirer et intéresser; il s'en rapportait à la spéculation du soin
+de faire venir les colons sur les terres dont elle se serait mise
+en possession. Au commencement de 1846, ses idées se précisent. Sur
+l'invitation que le gouvernement lui a adressée en même temps qu'au
+général Bedeau, il rédige, pendant ses nuits de bivouac, tout un
+plan de colonisation de la province d'Oran, qu'il a soin d'envoyer
+directement au ministre, par crainte que le gouverneur général ne
+l'intercepte. Partant de cette idée que «le bon sens du pays et de
+la Chambre a fait justice du projet de colonisation militaire<a id="footnotetag522" name="footnotetag522"></a><a href="#footnote522" title="Go to footnote 522"><span class="smaller">[522]</span></a>»,
+il propose d'appeler les riches capitalistes au moyen de grandes
+concessions de terres faites par adjudication; certaines clauses
+seraient imposées aux adjudicataires en faveur des petits colons
+qui viendraient s'établir sur leurs terres. Il ne met à la charge
+de l'État qu'une dépense très limitée, celle de quelques travaux
+d'intérêt général; ainsi évalue-t-il à 200,000 francs les déboursés
+à faire pour 2,300 familles, et il oppose la modicité de ce chiffre
+aux frais colossaux du système <span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> du maréchal Bugeaud. Il
+se préoccupe aussi d'écarter les formalités compliquées qui trop
+souvent rebutent les initiatives particulières. Si le général compte
+avant tout sur les capitalistes, il n'exclut pas de plus modestes
+concessionnaires; seulement, il insiste pour qu'on ne leur donne pas
+plus de terres que leurs ressources ne leur permettent d'en mettre en
+valeur. En tout cas, qu'il s'agisse d'attirer les capitaux gros ou
+petits, il faut, à son avis, remplacer, dans les territoires ouverts
+aux colons, l'arbitraire du régime militaire par les garanties du
+régime civil; le but doit être d'assimiler ces territoires à la
+Corse, moins les droits électoraux dans les premières années<a id="footnotetag523" name="footnotetag523"></a><a href="#footnote523" title="Go to footnote 523"><span class="smaller">[523]</span></a>.
+Quant au gouverneur général, son rôle serait réduit à celui de
+commandant de l'armée et de chef du pays arabe. Était-il alors
+aussi facile que le supposait La Moricière, de faire venir les
+capitaux en Algérie? Quand, par application de ses idées, on essaya
+de mettre en adjudication le territoire de plusieurs nouvelles
+communes dans la province d'Oran, à charge, pour les particuliers ou
+les compagnies qui se rendraient adjudicataires, de les peupler de
+familles européennes, le résultat fut à peu près nul. Il est vrai
+que les conditions compliquées imposées aux adjudicataires étaient
+bien faites pour décourager toute entreprise. Le général attribua
+l'insuccès à ces exigences de la routine administrative et aussi à la
+mauvaise volonté du gouverneur.</p>
+
+<p>Le souci de faire prévaloir ses idées sur la colonisation et de mieux
+contre-balancer la grande autorité du maréchal Bugeaud éveilla chez
+La Moricière l'ambition de se faire, lui aussi, nommer député. Une
+occasion lui était offerte par les élections générales d'août 1846.
+Ses premières tentatives, à Paris et en Maine-et-Loire, ne furent
+pas heureuses. Ce fut seulement en octobre que M. de Beaumont,
+qui avait été élu par deux collèges, fit élire La Moricière à sa
+place dans celui de Saint-Calais. Arrivé à la Chambre sous de tels
+auspices, <span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> le général, qu'il le voulût ou non, se trouva
+plus ou moins lié à la partie de la gauche qui se groupait autour de
+M. de Tocqueville. L'opposition d'ailleurs se montra fort empressée
+à se parer d'une si brillante renommée. L'une des conséquences fut
+naturellement d'accentuer encore l'antagonisme existant entre le
+gouverneur général et son lieutenant. Ils apparaissaient au public
+comme les représentants de deux politiques contraires, aussi bien
+en France qu'en Algérie. Le colonel de Martimprey, fort dévoué à La
+Moricière, s'alarmait d'une telle situation: «Je redoute, écrivait-il
+d'Afrique, le spectacle d'une lutte entre mon général et le maréchal
+Bugeaud; il n'en sortirait rien de bon, ni pour l'un ni pour l'autre,
+et quelque vautour ne tarderait pas à se percher sur leurs cadavres.»</p>
+
+<p>Plus le général de La Moricière prenait ainsi position, plus le
+maréchal Bugeaud s'en irritait, et il n'était pas homme à garder
+son mécontentement pour lui. Il ne se borna pas à malmener, dans
+ses conversations, ce qu'il appelait la théorie des «colons en
+gants jaunes». Au commencement de 1847, il publia et fit distribuer
+aux membres des Chambres une réfutation sévère du système de La
+Moricière. À l'entendre, ce système, loin de résoudre la question
+coloniale et la question militaire, ne serait, sous ce double
+rapport, qu'une cause de ruines. Il s'attacha surtout à montrer que
+l'économie dont on faisait si grand bruit n'était qu'apparente.
+D'ailleurs, ajoutait-il, la colonisation la plus rapide et la plus
+fortement constituée serait, en définitive, quoi qu'elle coûtât, la
+plus économique, parce qu'elle seule permettrait de diminuer l'armée.
+Il déclarait donc repousser de tout son pouvoir les idées du général;
+tout au plus consentirait-il à les essayer localement, afin d'en
+démontrer pratiquement l'inefficacité.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> XIV</h4>
+
+<p>Cependant la session de 1847 s'était ouverte, et, le 27 février, le
+ministre de la guerre, fidèle à l'engagement pris envers le maréchal
+Bugeaud, déposait à la Chambre une demande de crédit de trois
+millions, pour établir en Algérie des «camps agricoles où des terres
+seraient concédées à des militaires». L'exposé des motifs commençait
+par rappeler les divers modes de colonisation tentés jusqu'alors
+en Afrique; tout en se félicitant de ce qui avait été et de ce qui
+pourrait encore être obtenu, il indiquait l'utilité de «fonder, sur
+les limites des territoires occupés, une colonisation plus forte,
+plus défensive que la colonisation libre et civile, une colonisation
+armée, véritable avant-garde destinée à se servir du fusil comme de
+la bêche, sorte de bouclier pour les établissements placés derrière
+elle». Il indiquait que l'armée seule pouvait fournir les éléments
+de cette colonisation. Venaient ensuite des détails sur la manière
+d'organiser ce corps de soldats appelé à devenir un peuple de colons.</p>
+
+<p>Il fut aussitôt visible que l'opinion faisait mauvais accueil à
+l'idée des camps agricoles. À Alger, les colons se réunirent pour
+protester et envoyèrent en France des délégués chargés de demander le
+rejet de la loi. Le gouvernement, assez embarrassé et peu disposé à
+porter seul la responsabilité d'un projet qu'il n'avait présenté que
+par égard pour Bugeaud, insista fortement auprès de ce dernier pour
+qu'il vînt à Paris et assumât le premier rôle dans la discussion. Le
+maréchal ne parut pas pressé de se rendre à cet appel. Malade d'un
+gros rhume, mécontent de ce que le ministère ne s'engageait pas plus
+à fond, et probablement pressentant l'échec final, il répondit, sur
+un ton assez grognon, le 9 mars 1847, à M. Guizot: «Je n'ai rien vu
+de plus pâle, de plus timide, de <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> plus incolore que l'exposé
+des motifs du ministre de la guerre. On y a mêlé l'historique
+incomplet de la colonisation, le système du général de La Moricière,
+celui du général Bedeau; enfin le mien arrive comme accessoire...
+On lui donne la plus petite portée possible; on l'excuse bien plus
+qu'on ne le recommande... Je compte infiniment peu sur la parole
+du ministre de la guerre, mais je compte infiniment sur la vôtre...
+C'est maintenant l'&oelig;uvre du ministère; vous ne voudrez pas
+lui faire éprouver un échec. Pour mon compte, je n'y attache qu'un
+intérêt patriotique; mon intérêt personnel s'accommoderait fort
+bien de l'insuccès. Je suis déjà un peu vieux pour la rude besogne
+d'Afrique.» Il écrivait de nouveau, le 15 mars: «C'est encore de mon
+lit de douleur que je vous écris. Je commence à craindre sérieusement
+de n'être pas en état de me rendre à Paris avant la fin du mois, et,
+dès lors, qu'irais-je y faire? Les partis seront pris; la commission
+aura fait son rapport.» Puis, dans un <i>post-scriptum</i>, au reçu de la
+nouvelle que les députés nommés par les bureaux pour faire partie de
+la commission, étaient «très peu favorables» au projet, il ajoutait:
+«Le gouvernement, qui est si fort dans tous les bureaux, n'a donc pas
+cherché à faire prévaloir les candidats de son choix? Tout ceci est
+d'un bien mauvais augure.»</p>
+
+<p>La commission était, en effet, presque unanimement hostile.
+Elle choisit pour président M. Dufaure et pour rapporteur M. de
+Tocqueville, tous deux connus comme adversaires de la colonisation
+militaire. Le gouvernement, qui se jugeait quitte pour avoir présenté
+le projet, ne manifestait nullement l'intention d'en faire une
+question de cabinet. Tout cela augmenta encore la répugnance du
+maréchal à s'engager de sa personne dans un débat qui ne pouvait bien
+tourner. Il fit savoir au ministère que, décidément, sa santé ne lui
+permettait pas de se rendre à Paris. Bien plus, il ne cacha pas que
+sa détermination était prise de se retirer. Toutefois, désireux de
+ne partir que sur un succès militaire, il voulut, avant de résigner
+effectivement ses fonctions, accomplir une expédition qu'il avait
+fort à c&oelig;ur.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> On sait comment, depuis longtemps, Bugeaud songeait à
+soumettre la Grande Kabylie, comment aussi il avait toujours été
+retenu par les Chambres et par le gouvernement<a id="footnotetag524" name="footnotetag524"></a><a href="#footnote524" title="Go to footnote 524"><span class="smaller">[524]</span></a>. En 1847, le
+calme qui régnait dans nos possessions africaines et l'ascendant que
+donnait aux armes françaises la défaite définitive d'Abd el-Kader
+lui parurent favorables à une opération décisive. D'ailleurs, à ses
+yeux, l'appui fourni à l'émir, l'année précédente, par les tribus du
+Djurdjura, condamnait la politique qui laisserait plus longtemps,
+au c&oelig;ur de notre colonie, ce foyer d'indépendance. À la première
+révélation de ses projets, les ministres, préoccupés du sentiment
+connu de la Chambre, avaient fait des objections. Mais le maréchal
+insista, donna des explications rassurantes, et le gouvernement
+finit par se résigner à le laisser faire. «En vous voyant si certain
+du succès, lui écrivait le ministre de la guerre, je suis porté à
+y croire comme vous; j'en accepte donc l'espérance, et je reçois
+avec satisfaction l'engagement par lequel vous terminez cette
+dépêche de ne rien entreprendre dans ce pays sans être moralement
+assuré du succès, de n'y faire stationner les troupes que le temps
+indispensablement nécessaire, de n'y créer aucun poste permanent,
+enfin de ne pas demander, pour cette expédition, un soldat de plus.»
+Aussitôt qu'on eut vent, à la Chambre, de l'entreprise préparée
+contre la Kabylie, l'émotion y fut grande. La commission des crédits,
+présidée par M. Dufaure, la même qui, à ce moment, examinait et
+repoussait le projet de colonisation militaire, prit, le 9 avril
+1847, la délibération suivante, dont ampliation fut signifiée au
+ministre de la guerre: «La commission, après en avoir délibéré,
+convaincue, à la majorité, que l'expédition militaire dans la
+Kabylie, annoncée par M. le gouverneur général, est impolitique,
+dangereuse et de nature à rendre nécessaire une augmentation dans
+l'effectif de l'armée, est d'avis de faire connaître à M. le ministre
+de la guerre son sentiment à cet égard.» De l'avis du conseil,
+le ministre de la guerre répondit que «le <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> gouvernement
+était toujours disposé à tenir grand compte des opinions émises par
+les Chambres», mais qu'il devait «maintenir avec soin les limites
+établies entre les grands pouvoirs de l'État». Rappelant qu'en vertu
+de l'article 12 de la Charte, «les opérations militaires étaient
+conduites par le gouvernement du Roi en toute liberté, sous la
+garantie de la responsabilité des ministres», il s'étonnait de voir
+la commission «prendre une délibération sur une question qui rentrait
+exclusivement dans les attributions de la prérogative royale et
+notifier cette délibération au gouvernement du Roi». Il déclarait
+«ne pouvoir recevoir une communication contraire à notre droit
+constitutionnel», et renvoyait à la commission la pièce qu'elle lui
+avait adressée. En même temps qu'il défendait avec cette fermeté
+ses droits contre les empiétements parlementaires, le gouvernement
+fit connaître au maréchal ce qui venait de se passer, et, sans oser
+absolument interdire l'expédition, ne cacha pas qu'il la voyait avec
+inquiétude et déplaisir. Cette dépêche, datée du 30 avril, parvint
+à Bugeaud le 7 mai, au moment où il sortait du palais pour entrer
+en campagne. Sans prendre la peine de remonter à son cabinet, il
+écrivit au ministre: «Il est bien évident que je dois prendre sur moi
+toute la responsabilité de l'&oelig;uvre dans la chaîne du Djurdjura.
+Il le faut bien, d'ailleurs, puisqu'elle m'est laissée; mais cela ne
+m'effraye pas. Je vous prierai seulement de remarquer qu'on serait
+bien mal fondé de me répéter encore que je redoute la presse et
+l'opinion. Je monte à cheval pour rejoindre mes troupes<a id="footnotetag525" name="footnotetag525"></a><a href="#footnote525" title="Go to footnote 525"><span class="smaller">[525]</span></a>.»</p>
+
+<p>Deux colonnes, l'une de sept mille hommes, commandée par le
+maréchal, l'autre de six mille, sous les ordres du général Bedeau,
+concouraient à l'expédition. Il ne s'agissait plus, comme on l'avait
+fait plusieurs fois, de mordre les bords du massif, mais bien de
+le traverser de part en part. Parties, la première de la province
+d'Alger, la seconde de la province de <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> Constantine, les deux
+colonnes devaient marcher l'une vers l'autre, pour se rencontrer
+devant Bougie, ville de la côte que nous occupions depuis longtemps,
+mais qui était constamment bloquée par les tribus hostiles des
+alentours. La colonne du maréchal, partie de Bordj-Bouira, le 13 mai,
+livra, le 16, un rude combat aux Beni-Abbès; rien ne put résister
+à l'élan de nos soldats, qui escaladèrent les montagnes les plus
+abruptes. Les Beni-Abbès, vaincus et fort maltraités, se soumirent,
+et leur exemple fut suivi par les populations voisines. Le 21 mai,
+le maréchal rejoignit, à une journée de Bougie, le général Bedeau,
+qui, de son côté, n'avait rencontré qu'une faible résistance. Le
+lendemain, les deux colonnes firent leur entrée dans Bougie. Le
+gouverneur réunit les chefs des tribus soumises, pour leur donner
+l'investiture, et leur expliqua quels seraient désormais leurs
+devoirs envers nous: payement d'un impôt modéré; obligation de nous
+assurer le libre parcours à travers leur territoire; responsabilité
+de tous les méfaits commis. Il ajouta qu'il n'avait pas l'intention
+d'occuper leur pays d'une façon permanente, mais qu'il reviendrait,
+de temps à autre, les visiter en armes, et qu'alors, s'il avait à se
+plaindre d'elles, il réglerait leurs comptes. Les chefs acclamèrent
+le maréchal et firent toutes les promesses qu'on voulait. La colonne
+du gouverneur rentra ensuite dans la province d'Alger. Une partie de
+celle du général Bedeau demeura encore pendant quinze jours à Bougie:
+aucun incident ne s'étant produit, elle retourna, elle aussi, dans
+ses cantonnements.</p>
+
+<p>Le maréchal Bugeaud triomphait d'un succès si facile et qui
+paraissait si complet. Il écrivait, le 29 mai 1847, à un de ses amis:
+«Je suis rentré, depuis trois jours, de l'expédition de la Grande
+Kabylie, qui a fait déclamer nos grands tacticiens de la Chambre
+et de la presse... Je me borne à vous dire que les résultats,
+qui ont dépassé mes espérances, donnent un éclatant démenti aux
+opposants<a id="footnotetag526" name="footnotetag526"></a><a href="#footnote526" title="Go to footnote 526"><span class="smaller">[526]</span></a>.» Ceux-ci, en effet, ne savaient plus <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> trop
+que dire. Est-ce donc que, du coup, notre domination était établie
+en Kabylie? Non, ceux qui le disaient alors se faisaient illusion.
+La soumission obtenue n'était que passagère et nominale. La vraie
+conquête de cette région restait à faire, et elle ne devait être
+menée à fin que dix ans plus tard, par le maréchal Randon.</p>
+
+<p>En tout cas, sur le moment, le succès apparent faisait au maréchal
+Bugeaud la belle fin qu'il cherchait. Rien ne retardait plus son
+départ: «J'ai pris la ferme résolution de demander un successeur,
+écrivait-il, le 29 mai 1847, dans la lettre dont j'ai déjà cité un
+fragment. Sans attendre la décision définitive, je pars, le 5 juin,
+pour le Périgord. J'ai exprimé ma détermination avec tant de force,
+que l'on renoncera sans doute à la faire changer<a id="footnotetag527" name="footnotetag527"></a><a href="#footnote527" title="Go to footnote 527"><span class="smaller">[527]</span></a>.» On lisait, le
+lendemain, 30 mai, dans le <cite>Moniteur algérien</cite>: «En ce moment, depuis
+la frontière du Maroc jusqu'à celle de Tunis, depuis la Méditerranée
+jusqu'à la mer de sable, l'autorité française règne incontestée sur
+toute l'Algérie. Le maréchal duc d'Isly rentre en France. Il a prié
+le ministre de la guerre de vouloir bien pourvoir à son remplacement.
+La durée de son gouvernement, rempli de faits qui appartiennent à
+l'histoire, a duré six ans. Le départ du maréchal gouverneur aura
+lieu le 5 juin.» Avant de quitter l'Algérie, le maréchal adressa
+trois proclamations à la population civile, à l'armée et à la marine.
+«Colons de l'Algérie, disait-il dans la première, jetez un coup
+d'&oelig;il sur la proclamation que je vous adressais en février 1841.
+Vous verrez que j'ai dépassé de beaucoup le programme que je m'étais
+tracé.» Il exposait alors ce qu'il avait fait pour la conquête et
+pour la colonisation. Puis, après avoir déclaré que «sa santé et
+la situation qui lui était faite par l'opposition qu'éprouvaient
+ses idées, ne lui permettaient plus de se charger des destinées de
+l'Algérie», il donnait de graves conseils aux colons, blâmant leur
+impatience et leurs injustes préventions contre le gouvernement
+militaire. «Ces conseils, ajoutait-il, n'ont rien qui doive vous
+blesser; ils sont, <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> au contraire, la preuve du vif intérêt
+que je vous porte.» Dans la proclamation à l'armée, il rappelait,
+avec une mâle fierté, tout ce qu'ils avaient fait ensemble. «Il est
+des armées, disait-il, qui ont pu inscrire dans leurs annales des
+batailles plus mémorables que les vôtres. Il n'en est aucune qui ait
+livré autant de combats et qui ait exécuté autant de travaux!» À la
+marine, enfin, il témoignait sa vive reconnaissance pour l'appui
+qu'elle lui avait constamment donné. Ayant ainsi fait ses adieux à
+tous, il s'embarqua, le 5 juin, sur le navire qui devait l'emmener en
+France. Une foule émue et respectueuse assistait à son départ.</p>
+
+<p>La démission du maréchal, devenue publique, enlevait tout intérêt
+à la délibération de la Chambre sur le projet relatif à l'essai de
+colonisation militaire. Le 2 juin, M. de Tocqueville avait déposé,
+au nom de la commission des crédits, un rapport dans lequel, après
+avoir discuté les divers plans de colonisation, il concluait au
+rejet du crédit demandé pour les camps agricoles. Huit jours après,
+le 11 juin, le ministre de la guerre annonça le retrait du projet.
+Le gouvernement témoignait ainsi qu'il prenait son parti de la
+retraite du maréchal, et qu'il renonçait à le retenir comme il avait
+fait jusqu'alors. Plusieurs raisons le déterminaient. D'abord,
+l'obstination avec laquelle le gouverneur exigeait la colonisation
+militaire, et la prévention invincible de l'opinion et de la Chambre
+contre cette colonisation, avaient fait naître une difficulté
+vraiment inextricable. En second lieu, le ministère en était venu
+probablement à cette conclusion plus ou moins formelle que Bugeaud
+avait fait son temps; par l'effet même du succès obtenu, l'action
+guerrière où le maréchal excellait et pour laquelle on l'avait pris
+et gardé, passait désormais au second plan; au problème militaire
+succédait un problème d'organisation coloniale sur lequel il ne
+paraissait point avoir des vues aussi sûres. N'était-il pas dans
+le rôle du pouvoir de varier ses instruments, suivant les tâches
+qu'il convenait d'accomplir? Ajoutons que le Roi et ses ministres
+n'étaient pas pris au dépourvu pour le choix du nouveau gouverneur.
+Depuis longtemps, conformément au <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> v&oelig;u exprimé plusieurs
+fois par le maréchal lui-même<a id="footnotetag528" name="footnotetag528"></a><a href="#footnote528" title="Go to footnote 528"><span class="smaller">[528]</span></a>, ils réservaient sa succession au
+duc d'Aumale. Jusqu'alors, à cause de la jeunesse du prince et des
+services qu'ils attendaient encore de Bugeaud, ils n'avaient rien
+fait pour hâter la réalisation de ce projet; au contraire. Mais, en
+1847, ils ne voyaient plus de raison de la retarder.</p>
+
+<p>Si le cabinet consentait à se séparer, pour l'avenir, du maréchal
+Bugeaud, ce n'était pas qu'il méconnût ses services dans le passé. Le
+9 juin 1847, à la tribune de la Chambre des députés, M. Guizot saisit
+l'occasion du débat sur les crédits extraordinaires pour célébrer de
+nouveau ces services. À considérer aujourd'hui les choses de loin et
+de haut, on ne peut que confirmer l'hommage rendu par M. Guizot à
+l'illustre maréchal. Quels qu'aient pu être alors les tâtonnements de
+la colonisation et les lacunes de l'administration civile, l'&oelig;uvre
+accomplie par Bugeaud apparaît singulièrement grande et suffit à sa
+gloire. C'est pendant les six années de son gouvernement que les
+Arabes ont été vaincus et soumis. Il a fait ce qu'auparavant nul
+n'avait pu faire, et si, après lui, plusieurs ont beaucoup fait, nul
+n'a fait autant que lui. Son nom demeure le plus éclatant et le plus
+considérable de notre histoire algérienne.</p>
+
+<p class="p2 smaller center">FIN DU TOME SIXIÈME.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> TABLE DES MATIÈRES</h3>
+
+<div class="toc">
+<p class="center">LIVRE VI<br>
+<span class="smaller">L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR.</span><br>
+<span class="small">(De la fin de 1845 au commencement de 1847.)</span></p>
+
+<p>&nbsp;<span class="ralign10">Pages.</span></p>
+
+<p><span class="smcap">Chapitre premier.&mdash;les élections de 1846</span> (fin de 1845-août 1846)
+<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></p>
+
+<p>I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers unit
+ le centre gauche à la gauche. Le <cite>National</cite> et la <cite>Réforme</cite>.
+<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></p>
+
+<p>II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur les
+ affaires du Texas et de la Plata.
+<span class="ralign10"><a href="#page4">4</a></span></p>
+
+<p>III. L'opposition crie à la corruption. Défense du ministère.
+ Qu'y avait-il de fondé dans ce grief?
+<span class="ralign10"><a href="#page7">7</a></span></p>
+
+<p>IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat sur ce sujet
+ entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle au cabinet.
+<span class="ralign10"><a href="#page13">13</a></span></p>
+
+<p>V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion de Louis
+ Bonaparte.
+<span class="ralign10"><a href="#page20">20</a></span></p>
+
+<p>VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques électorales. Attentat
+ de Henri. Les résultats du scrutin. Ce qu'on en pense dans le
+ gouvernement.
+<span class="ralign10"><a href="#page23">23</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre II.&mdash;les intérêts matériels.</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page31">31</a></span></p>
+
+<p>I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La
+ spéculation et l'agiotage.
+<span class="ralign10"><a href="#page31">31</a></span></p>
+
+<p>II. Timidité économique du gouvernement. Il fait ajourner la
+ réforme postale. Ses idées sur le libre échange.
+<span class="ralign10"><a href="#page37">37</a></span></p>
+
+<p>III. Les finances en 1846. L'équilibre du budget ordinaire. Le
+ budget extraordinaire.
+<span class="ralign10"><a href="#page41">41</a></span></p>
+
+<p>IV. L'administration locale. Le comte de Rambuteau.
+<span class="ralign10"><a href="#page46">46</a></span></p>
+
+<p>V. Le matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la
+ tentation du veau d'or. Elle devient indifférente à la
+ politique. Dangers de cet état d'esprit.
+<span class="ralign10"><a href="#page48">48</a></span></p>
+
+<p>VI. L'opposition accuse le gouvernement d'avoir favorisé ce
+ matérialisme. M. de Tocqueville. Son origine, ses visées et
+ ses déceptions. Amertume de ses critiques sur l'état social et
+ politique.
+<span class="ralign10"><a href="#page54">54</a></span></p>
+
+<p>VII. Le mal s'étend à la littérature. La «littérature
+ industrielle». Cependant l'état des lettres est encore
+ fort honorable à la fin de la monarchie de Juillet. Le
+ roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme et de
+ spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span>
+ Romans socialistes publiés dans les journaux conservateurs.
+ Eugène Süe. Les <cite>Mystères de Paris</cite> dans le <cite>Journal des
+ Débats</cite>. Autres romans publiés par le <cite>Constitutionnel</cite>.
+ Aveuglement de la bourgeoisie, faisant fête à ces romans.
+<span class="ralign10"><a href="#page62">62</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre III.&mdash;le socialisme</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page80">80</a></span></p>
+
+<p>I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés du
+ saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système et son
+ action.
+<span class="ralign10"><a href="#page80">80</a></span></p>
+
+<p>II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention d'unir le
+ catholicisme et la révolution. L'<cite>Atelier</cite>. Dissolution de
+ l'école buchézienne.
+<span class="ralign10"><a href="#page86">86</a></span></p>
+
+<p>III. Fourier. Le phalanstère et l'attraction passionnelle. La
+ liberté amoureuse. Fantaisies cosmogoniques. Fourier à peu près
+ inconnu avant 1830. Développement du fouriérisme lors de la
+ dissolution de la secte saint-simonienne. Ce qu'il devient après
+ la mort de Fourier. Son influence mauvaise.
+<span class="ralign10"><a href="#page94">94</a></span></p>
+
+<p>IV. Buonarotti. Par lui le «babouvisme» pénètre, après 1830,
+ dans les sociétés secrètes. Fermentation communiste à partir de
+ 1840.
+<span class="ralign10"><a href="#page106">106</a></span></p>
+
+<p>V. Cabet. Le <cite>Voyage en Icarie</cite>. Propagande icarienne.
+<span class="ralign10"><a href="#page111">111</a></span></p>
+
+<p>VI. Louis Blanc. Son enfance et sa jeunesse. Ses débuts dans
+ la presse républicaine. Sa brochure sur l'<cite>Organisation du
+ travail</cite>. Critique du système. Succès de Louis Blanc auprès des
+ ouvriers.
+<span class="ralign10"><a href="#page116">116</a></span></p>
+
+<p>VII. Proudhon. Son origine. Son isolement farouche. Son état
+ d'esprit en écrivant son premier Mémoire contre la propriété.
+ «La propriété, c'est le vol!» Argumentation du Mémoire.
+ L'effet produit. Second et troisième Mémoire, Proudhon et le
+ gouvernement. Le <cite>Système des contradictions économiques</cite>.
+ Impuissance de Proudhon à faire autre chose que démolir. Son
+ action avant 1848.
+<span class="ralign10"><a href="#page125">125</a></span></p>
+
+<p>VIII. Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des
+ radicaux et de la gauche en face du socialisme. Le gouvernement
+ et les conservateurs savent-ils se défendre contre ce danger?
+ Les économistes. Il eût fallu la religion pour redresser et
+ pacifier les esprits du peuple. La bourgeoisie trop oublieuse
+ de ses devoirs envers l'ouvrier. La société, jusqu'en 1848, ne
+ croit pas au péril.
+<span class="ralign10"><a href="#page141">141</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre IV.&mdash;m. guizot et lord aberdeen</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page152">152</a></span></p>
+
+<p>I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à
+ l'influence française. La candidature du comte de Trapani
+ à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. La
+ candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. M.
+ Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc de
+ Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations faites à
+ ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. On continue à
+ s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet français instruit M.
+ Bresson et avertit le cabinet de Londres qu'il reprendrait sa
+ liberté si le mariage Cobourg devenait imminent. Intrigue nouée
+ entre la reine Christine et Bulwer, au printemps de 1846, pour
+ conclure ce mariage à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait
+ échouer en la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais
+ fait au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par un
+ sentiment différent. Impression que ces incidents laissent au
+ gouvernement français.
+<span class="ralign10"><a href="#page152">152</a></span></p>
+
+<p>II. L'Orient après 1840. L'Égypte. La question du Liban. Efforts
+ peu efficaces de la diplomatie française.
+<span class="ralign10"><a href="#page175">175</a></span></p>
+
+<p>III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M. Guizot
+ propose <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> à l'Angleterre de substituer, en Grèce,
+ l'accord à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis
+ au pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise.
+ Succès de Colettis. La légation de France le soutient et
+ l'emporte sur la légation britannique. Inconvénients de ce
+ retour à l'ancien antagonisme.
+<span class="ralign10"><a href="#page180">180</a></span></p>
+
+<p>IV. L'entente cordiale se maintient surtout par l'amitié
+ personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur
+ correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi causé
+ en France à la pensée que Palmerston va reprendre la direction
+ du <i lang="en">Foreign office</i>. M. Thiers, au contraire, qui a partie liée
+ avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig ne peut se former,
+ à cause des objections faites contre Palmerston. Voyage de ce
+ dernier en France. Chute définitive du ministère Peel et rentrée
+ de Palmerston.
+<span class="ralign10"><a href="#page192">192</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre V.&mdash;les mariages espagnols</span> (juillet-octobre
+ 1846)
+<span class="ralign10"><a href="#page203">203</a></span></p>
+
+<p>I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement en
+ Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M. Bresson, de
+ marier le duc de Cadix à la Reine et le duc de Montpensier
+ à l'Infante. M. Bresson croit pouvoir promettre à la reine
+ Christine la simultanéité des deux mariages. Mécontentement de
+ Louis-Philippe, qui veut désavouer son ambassadeur.
+<span class="ralign10"><a href="#page203">203</a></span></p>
+
+<p>II. Palmerston nous communique ses instructions du 19 juillet,
+ où il nomme Cobourg en première ligne parmi les candidats à la
+ main d'Isabelle. À Paris, on voit dans ce langage l'abandon
+ de la politique d'entente. M. Guizot ne consent pas encore la
+ simultanéité, mais il détourne le Roi de désavouer M. Bresson.
+ Ses avertissements au gouvernement anglais.
+<span class="ralign10"><a href="#page210">210</a></span></p>
+
+<p>III. Lettres confidentielles que Palmerston adresse à Bulwer
+ pour compléter ses instructions. Ce qu'il nous cache et ce qu'il
+ nous montre. Il est dès lors manifeste que Palmerston a rompu
+ l'entente et que la France est libérée de ses engagements.
+<span class="ralign10"><a href="#page216">216</a></span></p>
+
+<p>IV. La reine Christine, inquiète de l'appui donné par le
+ ministre anglais aux progressistes, nous revient; seulement elle
+ exige la simultanéité. Le Roi se résigne à laisser faire M.
+ Bresson. Répugnances de la reine Isabelle pour le duc de Cadix.
+ L'accord sur les deux mariages est enfin conclu à Madrid.
+<span class="ralign10"><a href="#page222">222</a></span></p>
+
+<p>V. Irritation du Palmerston. Il est appuyé par lord John
+ Russell. Lord Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine Victoria
+ est très blessée. Lettre justificative de Louis-Philippe et
+ réponse de la reine d'Angleterre. L'opinion anglaise prend parti
+ pour Palmerston.
+<span class="ralign10"><a href="#page228">228</a></span></p>
+
+<p>VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers la décide à
+ attaquer les mariages.
+<span class="ralign10"><a href="#page240">240</a></span></p>
+
+<p>VII. Palmerston veut empêcher l'accomplissement du mariage du
+ duc de Montpensier. Efforts de Bulwer et de son ministre pour
+ soulever une opposition en Espagne et intimider le cabinet de
+ Madrid. Tous ces efforts échouent.
+<span class="ralign10"><a href="#page244">244</a></span></p>
+
+<p>VIII. Palmerston cherche à effrayer et à faire reculer le
+ gouvernement français. Celui-ci ne se laisse pas troubler et ne
+ modifie rien à ses résolutions.
+<span class="ralign10"><a href="#page248">248</a></span></p>
+
+<p>IX. Palmerston demande aux autres puissances de protester
+ avec l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer cette
+ démarche. M. de <span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> Metternich refuse de s'associer aux
+ protestations anglaises. La Prusse et la Russie l'imitent.
+ Célébration des deux mariages.
+<span class="ralign10"><a href="#page252">252</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre VI.&mdash;les suites des mariages espagnols</span>
+ (octobre 1846-avril 1847)
+<span class="ralign10"><a href="#page259">259</a></span></p>
+
+<p>I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord
+ Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre le
+ gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses efforts pour
+ attirer à lui les trois puissances continentales. Il échoue
+ auprès de l'Autriche et de la Russie. Attitude plus incertaine
+ de la Prusse.
+<span class="ralign10"><a href="#page259">259</a></span></p>
+
+<p>II. Les trois cours de l'Est profitent de la division de la
+ France et de l'Angleterre pour incorporer Cracovie à l'Autriche.
+ Émotion très vive en France. Lord Palmerston repousse notre
+ proposition d'une action commune. Protestations séparées des
+ cabinets de Londres et de Paris. Les trois cours peuvent ne
+ pas s'en inquiéter. En quoi l'Autriche n'avait pas compris son
+ véritable intérêt.
+<span class="ralign10"><a href="#page269">269</a></span></p>
+
+<p>III. M. Thiers se concerte avec lord Palmerston. Sa
+ correspondance avec Panizzi et ses rapports avec lord Normanby.
+ M. Greville vient à Paris pour préparer un rapprochement entre
+ l'Angleterre et la France. M. Thiers, dans ses conversations
+ avec M. Greville et ses lettres à Panizzi, excite le cabinet
+ britannique à pousser la lutte à outrance.
+<span class="ralign10"><a href="#page279">279</a></span></p>
+
+<p>IV. Ouverture de la session française. Discussion à la Chambre
+ des pairs. Le duc de Broglie et M. Guizot.
+<span class="ralign10"><a href="#page289">289</a></span></p>
+
+<p>V. Langage conciliant du Parlement britannique. M. Thiers s'en
+ plaint. La publication des documents diplomatiques anglais
+ rallume la bataille.
+<span class="ralign10"><a href="#page294">294</a></span></p>
+
+<p>VI. L'adresse à la Chambre des députés. Hésitation de M. Thiers
+ à engager le combat. Son discours. Réponse de M. Guizot. Forte
+ majorité pour le ministère. Impression produite par ce vote, en
+ France et en Angleterre.
+<span class="ralign10"><a href="#page299">299</a></span></p>
+
+<p>VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot. Lord Normanby
+ est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal. Lord Normanby,
+ blâmé même en Angleterre, est obligé de faire des avances pour
+ une réconciliation. Cette réconciliation a lieu par l'entremise
+ du comte Apponyi. Dépit de l'ambassadeur anglais.
+<span class="ralign10"><a href="#page308">308</a></span></p>
+
+<p>VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir quelque
+ démarche des trois puissances continentales. Malgré les efforts
+ de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se laisser
+ entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais, intimidée par
+ notre ferme langage et retenue par l'Autriche, elle ne se sépare
+ pas de cette dernière. La Russie est en coquetterie avec la
+ France.
+<span class="ralign10"><a href="#page320">320</a></span></p>
+
+<p>IX. Conclusion: comment convient-il de juger aujourd'hui la
+ politique des mariages espagnols?
+<span class="ralign10"><a href="#page331">331</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre VII.&mdash;les dernières années du gouvernement du
+ maréchal bugeaud en algérie</span> (1844-1847)
+<span class="ralign10"><a href="#page337">337</a></span></p>
+
+<p>I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille
+ d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France.
+<span class="ralign10"><a href="#page337">337</a></span></p>
+
+<p>II. L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait
+ enfumer des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le Sud.
+ Expédition en Kabylie.
+<span class="ralign10"><a href="#page341">341</a></span></p>
+
+<p>III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil de la colonie.
+ Pour lui, <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> «l'armée est tout». Ordonnance du 15 avril
+ 1845 sur l'administration de l'Algérie.
+<span class="ralign10"><a href="#page348">348</a></span></p>
+
+<p>IV. Le problème de la colonisation. La crise de 1839. La
+ colonisation administrative. Villages créés autour d'Alger.
+<span class="ralign10"><a href="#page353">353</a></span></p>
+
+<p>V. La Trappe de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les premiers
+ évêques d'Alger.
+<span class="ralign10"><a href="#page358">358</a></span></p>
+
+<p>VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système est très
+ critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à entraîner le
+ gouvernement.
+<span class="ralign10"><a href="#page366">366</a></span></p>
+
+<p>VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa démission. Son
+ voyage en France et son entrevue avec le maréchal Soult.
+<span class="ralign10"><a href="#page371">371</a></span></p>
+
+<p>VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre de
+ Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud revient
+ aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la Dordogne.
+<span class="ralign10"><a href="#page378">378</a></span></p>
+
+<p>IX. Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et
+ poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait une
+ incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le bas Isser. La
+ Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. Abd el-Kader battu
+ par le général Gentil et rejeté dans le Sud.
+<span class="ralign10"><a href="#page385">385</a></span></p>
+
+<p>X. Le maréchal fait poursuivre l'émir dans le désert. Il eût
+ désiré porter la guerre sur le territoire marocain, mais le
+ gouvernement l'en empêche. Massacre des prisonniers français
+ dans la Deïra. Abd el-Kader, à bout de forces, est réduit, après
+ sept mois de campagne, à rentrer au Maroc.
+<span class="ralign10"><a href="#page394">394</a></span></p>
+
+<p>XI. Bugeaud supporte impatiemment les critiques qui lui viennent
+ de France. Discussion à la Chambre, en juin 1845. Le maréchal
+ parle de nouveau de donner sa démission.
+<span class="ralign10"><a href="#page401">401</a></span></p>
+
+<p>XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de proposer un essai de
+ colonisation militaire. Délivrance des prisonniers français
+ survivants. Soumission de Bou-Maza.
+<span class="ralign10"><a href="#page407">407</a></span></p>
+
+<p>XIII. Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion
+ à la colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville et
+ de quelques députés en Algérie. La Moricière propose, sur la
+ colonisation, un système opposé à celui du maréchal.
+<span class="ralign10"><a href="#page411">411</a></span></p>
+
+<p>XIV. Projet déposé par le gouvernement pour un essai de
+ colonisation militaire. Il y est fait mauvais accueil. Bugeaud,
+ qui s'en aperçoit, conduit une dernière expédition en Kabylie et
+ donne sa démission. Son départ d'Alger. Le gouvernement accepte
+ la démission du maréchal et retire le projet de colonisation
+ militaire.
+<span class="ralign10"><a href="#page419">419</a></span></p>
+</div>
+
+<p class="p2 smaller center">FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.</p>
+
+<p class="p2 smaller center">PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, RUE GARANCIÈRE, 8.</p>
+
+<h2>Notes</h2>
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
+<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
+<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Lettres particulières au comte de Flahault, ambassadeur
+à Vienne. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
+<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: M. Thiers ne prononça pas moins de neuf discours pendant
+la session de 1846. En 1845, il n'en avait prononcé que trois; en
+1844, six; en 1842, sept. En 1843, il n'avait pas paru à la tribune.
+En 1847, il ne devait parler qu'une fois.</p>
+
+<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
+<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: <cite>Revue nationale</cite>, t. XV, p. 31.</p>
+
+<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
+<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Voir, par exemple, le <cite>Journal inédit de M. de
+Viel-Castel</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
+<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: Lettre du 19 juillet 1835. (<cite>Lettres de M. Guizot à sa
+famille et à ses amis</cite>, p. 145.)</p>
+
+<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
+<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VI, p. 78.</p>
+
+<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
+<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
+<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: Lettre du 27 juillet 1853.</p>
+
+<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
+<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Cf. plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">IV</span>, § <span class="smcap">V</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
+<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: Lettre du 26 mars 1846. (<cite>The Life of sir Anthony
+Panizzi</cite>, par Louis <span class="smcap">Fagan</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
+<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Louis-Philippe écrivait au maréchal Soult, le 7 octobre
+1846: «Le temps ne suffit plus aux exigences de ma position, et
+surtout au travail des papiers, qui prend sur mes nuits d'une manière
+qui m'extermine.» Plusieurs de ses lettres sont datées de minuit ou
+une heure du matin. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
+<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
+<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
+<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 30.</p>
+
+<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
+<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
+<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
+<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: <span class="smcap">X. Doudan</span>, <cite>Mélanges et Lettres</cite>, t. II, p. 87.</p>
+
+<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
+<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 32.</p>
+
+<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
+<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
+<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">X</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
+<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Lettre du 5 mai 1843. (<cite>Lutèce</cite>, p. 326.)</p>
+
+<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
+<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Dans la lettre dont nous avons déjà cité un passage,
+Henri Heine disait: «La maison Rothschild, qui a soumissionné la
+concession du chemin de fer du Nord et qui l'obtiendra selon toute
+probabilité, ne constitue pas une véritable société, et chaque
+participation à son entreprise, que cette maison accorde à un
+individu quelconque, est une faveur, ou plutôt, pour m'exprimer
+en termes tout à fait précis, c'est un cadeau d'argent dont M. de
+Rothschild gratifie ses amis. Les actions éventuelles ou, comme
+elles sont nommées, les promesses de la maison Rothschild se cotent
+déjà à plusieurs cents francs au-dessus du pair, en sorte que celui
+qui demande au baron James de Rothschild de pareilles actions au
+pair mendie, dans la véritable acception du mot. Mais tout le monde
+mendie à présent chez lui; il y pleut des lettres où l'on demande la
+charité, et, comme les mieux huppés se mettent en avant avec leur
+digne exemple, ce n'est plus une honte de mendier. M. de Rothschild
+est donc le héros du jour...» (<cite>Lutèce</cite>, p. 330.) M. Duvergier de
+Hauranne écrivait peu après: «Si M. de Rothschild a gardé toutes les
+lettres qui lui furent adressées lors de l'adjudication du chemin
+de fer du Nord, non seulement par des députés et des fonctionnaires
+publics, mais par des femmes haut placées dans le monde, il doit
+avoir un recueil d'autographes tout à fait précieux. Jamais ministre
+du Roi ne fut sollicité, courtisé à ce point. On eût dit les beaux
+jours de la rue Quincampoix revenus.» (<i>Notes inédites.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
+<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: M. Molé, alors président du conseil d'administration de
+la société formée pour le chemin de fer de l'Est, se crut visé par
+le vote de la Chambre des députés et en fut fort blessé. «Je leur
+jetterai au nez tous les chemins de fer passés, présents et futurs»,
+mandait-il à M. de Barante. Et celui-ci écrivait, de son côté, à
+l'un de ses parents: «Mathieu (M. Molé) m'écrit qu'il traitera
+l'amendement Crémieux selon son mérite et dira quels sentiments
+l'ont inspiré, mais qu'en conclusion il laissera là tous les chemins
+de fer. C'est précisément ce que veulent ces démocrates, qui vont
+poursuivant les capitaux, la propriété, le bénéfice commercial
+et industriel, comme ils ont poursuivi toutes les supériorités
+sociales.» Et il ajoutait, dans une autre lettre: «Voir gagner de
+l'argent à autrui est un sensible chagrin pour tout bon député.»
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
+<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Voir t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">II</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a>
+<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: <span class="smcap">John Morley</span>, <cite>The Life of Richard Cobden</cite>, t.
+I, p. 420 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a>
+<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 30.</p>
+
+<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a>
+<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: <cite>Rien! Dix-huit années de gouvernement parlementaire</cite>,
+par le comte de <span class="smcap">Montalivet</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a>
+<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Voir t. III, ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">V</span>; t. IV, ch.
+<span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XII</span>; t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">X</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a>
+<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Voir t. IV, ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XII</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a>
+<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Voir t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">X</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a>
+<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Discours du 28 mai 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a>
+<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: Citons, parmi les préfets de cette époque: MM. de la
+Coste, Bocher, de Champlouis, Tourangin, Darcy, de Saint-Marsault,
+Sers, Roulleaux-Dugage, Pellenc, Chaper, de Villeneuve, Brun, Bonnet,
+Mallac, Desmousseaux de Givré, Meinadier, Azevedo, Vaïsse, Jayr,
+Monicault, Morisot, Saladin, Lorois, etc., etc.</p>
+
+<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a>
+<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: <cite>Lettres du duc d'Orléans</cite>, publiées par ses fils, p.
+148, 149, 171, 222, 265, 297.</p>
+
+<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a>
+<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: Lettres du 18 août et du 9 décembre 1845. (Léon
+<span class="smcap">Faucher</span>, <cite>Biographie et Correspondance</cite>, t. I, p. 163 et
+168.)</p>
+
+<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a>
+<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: Lettres du 9 décembre 1845 et du 4 février 1846.
+(<i>Ibid.</i>, p. 168 et 171.)</p>
+
+<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a>
+<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: Lettre du 17 octobre 1842. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a>
+<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: Lettre du 28 août 1843. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a>
+<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Lettre du 5 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a>
+<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: <cite>Chroniques parisiennes</cite>, p. 277.</p>
+
+<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a>
+<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: Discours du 28 mai 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a>
+<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Lettre du 27 septembre 1844. (<span class="smcap">X. Doudan</span>,
+<cite>Mélanges et Lettres</cite>, t. II, p. 39.)</p>
+
+<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a>
+<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a>
+<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a>
+<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: Lettre du 18 août 1844. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a>
+<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: Article sur M. Jouffroy, <cite>Revue des Deux Mondes</cite> du 3
+août 1844.</p>
+
+<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a>
+<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: M. <span class="smcap">Renan</span>, dans la <cite>Revue des Deux Mondes</cite> du
+1<sup>er</sup> juillet 1859, p. 201.</p>
+
+<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a>
+<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 150.</p>
+
+<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a>
+<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: Le <cite>Siècle</cite> du 11 novembre 1845 montrait, dans cet
+agiotage, «le symptôme de la contagion morale que le pouvoir
+s'efforçait d'inoculer à la France, avec une persévérance
+systématique». M. Thiers, dans la circulaire qu'il avait rédigée pour
+les élections de 1846 et que ses amis le détournèrent de publier,
+s'exprimait ainsi: «Est-il vrai qu'on a livré aux compagnies plutôt
+qu'à l'État l'exploitation des grands travaux publics pour engager le
+pays entier dans une masse de spéculations telles que tout le monde
+fût intéressé à la politique existante, et que chacun vît dans chaque
+affaire politique, non pas l'intérêt de la France, mais l'intérêt
+de sa fortune privée qu'une variation dans les cours pouvait
+compromettre? Quelqu'un oserait-il le nier?... C'est le c&oelig;ur du
+pays qu'on tend à abaisser.» Et, après avoir donné des preuves de cet
+abaissement, M. Thiers flétrissait de nouveau le gouvernement, «qui,
+sous prétexte que tout est fini au dedans et au dehors, veut faire
+tout oublier au pays, le dehors comme le dedans, en le jetant dans
+des spéculations qui l'absorbent, l'enchaînent et le paralysent».</p>
+
+<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a>
+<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: <cite>&OElig;uvres et correspondance inédites de M. de
+Tocqueville</cite>, t. II. p. 27 et 28.</p>
+
+<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a>
+<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: «Je suis fort étonné de ce qui m'arrive, mandait-il à
+un de ses amis le 15 février 1835, et tout étourdi des louanges qui
+bourdonnent à mes oreilles. Il y a une femme de la cour de Napoléon
+que l'Empereur s'imagina un jour de faire duchesse. Le soir, entrant
+dans un grand salon et s'entendant annoncer par son nouveau titre,
+elle oublia qu'il s'agissait d'elle, et se mit de côté pour laisser
+passer la dame dont on venait de prononcer le nom. Je t'assure qu'il
+m'arrive quelque chose d'analogue. Je me demande si c'est bien de moi
+qu'on parle.»</p>
+
+<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a>
+<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: M. de Tocqueville écrivait à M. de Kergorlay: «Quoique
+j'aie très rarement parlé de la France dans ce livre, je n'en ai pas
+écrit une page sans penser à elle et sans l'avoir, pour ainsi dire,
+sous les yeux... À mon avis, ce continuel retour que je faisais,
+sans le dire, vers la France, a été une des premières causes du
+succès du livre.»</p>
+
+<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a>
+<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: Lettre du 1<sup>er</sup> novembre 1841.</p>
+
+<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a>
+<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Lettres du 24 juillet et du 5 octobre 1836.</p>
+
+<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a>
+<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: Lettre de M. de Tocqueville à M. Molé, du 12 septembre
+1837, et réponse de M. Molé, du 14 septembre.</p>
+
+<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a>
+<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: «Je suis habituellement sombre et troublé, écrivait M.
+de Tocqueville à l'un de ses intimes, le 25 octobre 1842. J'attribue
+ce fatigant et stérile état de l'âme tantôt à une cause, tantôt à une
+autre. Mais je crois qu'au fond il ne tient qu'à une seule, qui est
+profonde et permanente, le mécontentement de moi-même. Tu sais qu'il
+y a deux espèces d'orgueils très distincts, ou plutôt le même orgueil
+a deux physionomies, une triste et une gaie. Il y a un orgueil qui
+se repaît avec délices des avantages dont il jouit ou croit jouir.
+Cela s'appelle, je pense, de la présomption. Puisque Dieu voulait
+m'envoyer le vice de l'orgueil à forte dose, il aurait bien dû
+au moins m'envoyer celui qui appartient à cette première espèce.
+Mais l'orgueil que je possède est d'une nature toute contraire. Il
+est toujours inquiet et mécontent, non pas envieux pourtant, mais
+mélancolique et noir. Il me montre à chaque instant les facultés
+qui me manquent et me désespère à l'idée de leur absence. Le fait
+est que si j'ai quelques qualités, elles ne sont pas du nombre de
+celles qui peuvent satisfaire pleinement dans la carrière que je suis...»
+Deux ans plus tard, le 3 avril 1844, il écrivait encore: «J'ai
+toujours trop de cette irritabilité maladive qui me porte à souffrir
+impatiemment les obstacles qui embarrassent toujours le chemin de
+chaque homme dans ce monde.» Tout jeune, dans une lettre du 22 avril
+1832, il avouait déjà un fond de spleen.</p>
+
+<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a>
+<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: Lettres d'octobre 1839, des 14 juillet et 9 août 1840,
+du 24 août et d'octobre 1842, du 5 septembre 1843.</p>
+
+<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a>
+<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: J'ai déjà cité ces plaintes. (Voir plus haut, livre I,
+ch. <span class="smcap">X</span>, § <span class="smcap">IX</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a>
+<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: Voir le chapitre <span class="smcap">X</span> du livre I<sup>er</sup>, sur <cite>la
+Révolution de 1830 et la littérature</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a>
+<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: <cite>De la littérature industrielle</cite> (<cite>Revue des Deux
+Mondes</cite> du 1<sup>er</sup> septembre 1839).</p>
+
+<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a>
+<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: À en croire certaines gens, le secret de cette émotion
+de M. Sainte-Beuve n'était qu'une rivalité de boutique. Il aurait
+été, en cette circonstance, l'organe de la <cite>Revue des Deux Mondes</cite>,
+dépitée de la concurrence que lui faisaient les journaux depuis
+qu'ils publiaient des romans et prétendaient accaparer les auteurs
+en vogue. (<span class="smcap">A. Karr</span>, <cite>les Guêpes</cite>, novembre 1844.) C'est
+possible. Mais pour n'être pas entièrement désintéressée, la plainte
+du critique doit-elle être jugée mal fondée?</p>
+
+<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a>
+<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: Voir plus haut, livre II, ch. <span class="smcap">XII</span>, §
+<span class="smcap">V</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a>
+<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: M. Sainte-Beuve voyait là le fait caractéristique du
+roman-feuilleton, et il montrait avec dégoût cette «plaie ignoble
+et livide qui chaque matin s'étendait». (<cite>Revue des Deux Mondes</cite> du
+1<sup>er</sup> juillet 1843.)</p>
+
+<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a>
+<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: <cite>Chroniques parisiennes</cite>, p. 290.</p>
+
+<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a>
+<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a>
+<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: Lettre de M. de Balzac, publiée dans la <cite>Presse</cite> du 18
+août 1839.</p>
+
+<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a>
+<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: Janvier-février 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a>
+<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: Mars 1846. L'affaire se trouva portée devant la cour
+d'assises de Rouen, parce que la chambre des mises en accusation de
+la cour de Paris avait d'abord rendu un arrêt de non-lieu qui fut
+réformé par la cour de cassation.</p>
+
+<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a>
+<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: En effet, de nouvelles preuves ayant été découvertes,
+l'un des témoins de Beauvallon, le pseudo-vicomte d'Ecquevilley,
+qui, devant la cour d'assises, avait affirmé sous serment que
+les pistolets n'avaient pas été essayés, fut poursuivi pour faux
+témoignage et condamné à dix ans de réclusion (août 1847). Au cours
+de ce dernier procès, Beauvallon demanda à être entendu comme témoin
+et confirma la dénégation d'Ecquevilley; arrêté à l'audience,
+poursuivi également pour faux témoignage, il fut condamné à huit ans
+de réclusion (octobre 1847).</p>
+
+<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a>
+<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: Parmi ces dernières était la maîtresse de Dujarrier,
+Lola Montès, danseuse sifflée, mais déjà fameuse pour avoir cravaché
+un gendarme à Berlin. On la retrouvera peu après à Munich, jouant
+les Pompadour auprès du roi Louis, exaltée par la presse libérale
+pour avoir fait la guerre aux Jésuites, mais à la fin obligée de fuir
+devant les émeutes provoquées par son outrecuidance.</p>
+
+<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a>
+<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: Ce fut en cette circonstance qu'interrogé par le
+président sur ses noms, âge et profession, il répondit: «Alexandre
+Dumas, marquis Davy de la Pailleterie, quarante-deux ans, je dirais
+auteur dramatique, si je n'étais dans la patrie de Corneille.» À quoi
+le président répliqua: «Il y a des degrés.»</p>
+
+<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a>
+<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: M. Soulié a lui-même indiqué le caractère de son
+&oelig;uvre et les raisons qui la lui avaient fait écrire, dans une
+préface où nous lisons: «Ô jeunes gens, ne venez pas à Paris,
+si l'ambition d'une sainte gloire vous dévore. Quand vous aurez
+demandé au peuple une oreille attentive pour celui qui parle bien
+et honnêtement, vous le verrez suspendu aux récits grossiers d'un
+trivial écrivain, aux récits effrayants d'une gazette criminelle;
+vous verrez le public crier à votre muse: «Va-t'en ou amuse-moi. Il
+me faut des astringents et des moxas pour ranimer mes sensations
+éteintes. As-tu des incestes furibonds ou des adultères monstrueux,
+d'effrayantes bacchanales de crimes ou des passions impossibles
+à me raconter? Alors parle, je t'écouterai une heure, le temps
+durant lequel je sentirai ta plume âcre et envenimée courir sur ma
+sensibilité calleuse et gangrenée; sinon tais-toi; va mourir dans la
+misère et l'obscurité.» La misère et l'obscurité, vous n'en voudriez
+pas! Et alors, que ferez-vous, jeunes gens? Vous prendrez une plume,
+une feuille de papier, vous écrirez en tête: <em>Mémoires du diable</em>, et
+vous direz au siècle: «Ah! vous voulez de cruelles choses pour vous
+en réjouir; soit, monseigneur, voici un coin de votre histoire.»</p>
+
+<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a>
+<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: Sur ces débuts, voir la première partie des <cite>Souvenirs</cite>
+de M. <span class="smcap">Legouvé</span>, p. 338 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a>
+<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: <span class="smcap">E. Legouvé</span>, <cite>Soixante ans de souvenirs</cite>,
+1<sup>re</sup> partie, p. 337.</p>
+
+<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a>
+<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: <cite>Chroniques parisiennes</cite>, p. 169.</p>
+
+<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a>
+<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: Séance du 14 juin 1843.</p>
+
+<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a>
+<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: Ce fait fut rapporté à la tribune par M.
+Chapuys-Montlaville, quand, le 6 avril 1847, il développa une
+proposition tendant à exempter du timbre les journaux qui ne
+publiaient ni romans-feuilletons ni annonces. Cette proposition fut
+prise en considération, mais n'aboutit pas.</p>
+
+<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a>
+<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: <span class="smcap">E. Legouvé</span>, <cite>Soixante ans de souvenirs</cite>,
+1<sup>re</sup> partie, p. 378.</p>
+
+<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a>
+<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: M. Saint-Marc-Girardin a écrit à ce propos: «Si la
+France a laissé faire le mal en 1848, cela a pu venir en partie de la
+démoralisation du goût public. Comme on avait approuvé l'orgie dans
+les romans, on s'est trouvé faible, pendant quelque temps, contre
+ceux qui voulaient faire une orgie dans la société.» (<cite>Cours de
+littérature dramatique</cite>, t. I, p. 374.)</p>
+
+<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a>
+<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Voir, au tome I, le chapitre sur le
+<span class="smcap">Saint-Simonisme</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a>
+<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: <cite>De l'égalité</cite> (1838). <cite>Réfutation de l'éclectisme</cite>
+(1839). <cite>Malthus et les économistes.</cite> <cite>De l'humanité</cite> (1840).</p>
+
+<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a>
+<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: Béranger, qui aimait Pierre Leroux, écrivait de lui, le
+20 janvier 1840: «Il faut que vous sachiez que notre métaphysicien
+s'est fait un entourage de femmes à la tête desquelles sont mesdames
+Sand et Marliani, et que c'est dans des salons dorés, à la clarté
+des lustres, qu'il expose ses principes religieux et ses bottes
+crottées. Tout cet entourage lui porte à la tête, et je trouve que sa
+philosophie s'en ressent beaucoup.»</p>
+
+<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a>
+<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: À cette époque, Proudhon écrivait: «George Sand est
+tout à fait entré dans nos idées.» (<cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t.
+II, p. 160.)</p>
+
+<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a>
+<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: <cite>L'Européen</cite>, interrompu à la fin de 1832, fut repris
+en 1835 et continué, sans grande régularité, jusqu'en 1838. Il
+se distribuait à 500 exemplaires, mais ne comptait guère que 100
+abonnés.</p>
+
+<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a>
+<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Buchez avait inspiré à un jeune artiste de ses
+élèves un dessin du <em>Christ prêchant la fraternité au monde</em>, dans
+lequel il prétendait résumer sa doctrine. Le Christ est porté
+sur un globe où est écrit le mot <span class="smcap">France</span>; il foule aux
+pieds le serpent de l'égoïsme et tient à la main une banderole
+où on lit <span class="smcap">Fraternité</span>. Deux anges, coiffés du bonnet
+phrygien, l'accompagnent, et sur leurs auréoles brillent les noms
+de <span class="smcap">Liberté</span>, <span class="smcap">Égalité</span>. La Liberté tire un glaive;
+l'Égalité porte un livre ouvert, avec ce texte: <em>Aimez votre prochain
+comme vous-même et Dieu par-dessus tout. Que le premier parmi vous
+soit votre serviteur.</em> Détail significatif: sur la gravure, &oelig;uvre
+d'un autre buchézien, on a effacé ces mots: <em>et Dieu par-dessus
+tout</em>. (<cite>Vie du Révérend Père Besson</cite>, par <span class="smcap">E. Cartier</span>, t. I,
+ch. <span class="smcap">II</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a>
+<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: M. Ozanam raconte, dans une lettre écrite de Lyon, le
+26 août 1839, au Père Lacordaire, qu'un catholique influent de cette
+ville, jusqu'alors légitimiste, avait été mis en rapport, durant un
+voyage à Paris, avec les amis de Buchez. «Il admira la pureté de leur
+religion, ajoute Ozanam, conçut un véritable enthousiasme pour leurs
+personnes, et, de retour ici, il propagea ses nouveaux sentiments, et
+voici qu'une douzaine de nos plus dévoués absolutistes sont abonnés
+au <cite>National</cite>.» (<cite>Lettres d'Ozanam</cite>, t. I, p. 303.)</p>
+
+<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a>
+<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: Le premier numéro de l'<cite>Atelier</cite> contenait la note
+suivante: «L'<cite>Atelier</cite> est fondé par des ouvriers, en nombre
+illimité, qui en font les frais. Pour être reçu fondateur, il faut
+vivre de son travail personnel, être présenté par deux des premiers
+fondateurs, qui se portent garants de la moralité de l'ouvrier convié
+à notre &oelig;uvre. Les hommes de lettres ne sont admis que comme
+correspondants. Les fondateurs choisissent, chaque trimestre, ceux
+qui doivent faire partie du comité de rédaction.»</p>
+
+<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a>
+<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: <cite>Vie du Révérend Père Besson</cite>, par M. <span class="smcap">Cartier</span>,
+et <cite>Vie du Père Lacordaire</cite>, par M. <span class="smcap">Foisset</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a>
+<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: <cite>Pierre Olivaint</cite>, par le Père Charles <span class="smcap">Clair</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a>
+<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: Buchez mourut à Rodez, en 1865, dans une chambre
+d'hôtel. Ce fut un de ses anciens collègues de l'Assemblée
+constituante qui, l'ayant su malade, vint le voir et l'amena à
+recevoir un prêtre.</p>
+
+<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a>
+<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: Fourier attache une importance capitale aux passions
+qu'il appelle <em>mécanisantes</em>: la <em>cabaliste</em>, ou esprit de rivalité
+et d'intrigue; la <em>papillonne</em>, ou besoin de changement, et la
+<em>composite</em>, ou désir d'unir les passions des sens à celles de l'âme.
+Ces trois passions ont mission de régler le mécanisme des neuf autres
+passions <em>sensuelles</em> ou <em>affectueuses</em> et d'établir entre elles ce
+rythme et cet équilibre qu'on nomme la sagesse. Pour les esprits qui
+s'intéressent aux choses philosophiques, cette partie du système de
+Fourier est assez curieuse; mais nous ne pourrions y pénétrer plus
+avant sans sortir du cadre de cette histoire politique.</p>
+
+<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a>
+<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: Certains de ses contemporains, même en dehors de ses
+disciples, exagéraient même singulièrement cette puissance; Béranger
+écrivait, le 25 mars 1837: «Fourier est bien certainement un génie
+prodigieux, quoique incomplet.»</p>
+
+<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a>
+<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: Fourier n'avait rien cependant d'un ascète. D'après
+certains renseignements, il aurait même eu un certain goût du vin
+et des habitudes peu chastes; peut-être est-ce pour cela qu'il
+faisait, dans le phalanstère, la part si large à la gourmandise
+et à la liberté amoureuse. (Cf. un article publié par M. Auguste
+<span class="smcap">Ducoin</span>, dans le <cite>Correspondant</cite> du 25 janvier 1851, sous
+ce titre: <cite>Particularités inconnues sur quelques personnages des
+dix-huitième et dix-neuvième siècles</cite>.)</p>
+
+<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a>
+<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: «Que de fois, écrivait plus tard Heine, j'ai vu
+Fourier, dans sa redingote grise et râpée, marcher rapidement le long
+des piliers du Palais-Royal, les deux poches de son habit pesamment
+chargées, de façon que de l'une s'avançait le goulot d'une bouteille
+et de l'autre un long pain! Un de mes amis, qui me le montra la
+première fois, me fit remarquer l'indigence de cet homme, réduit à
+chercher lui-même sa boisson chez le marchand de vin et son pain chez
+le boulanger.» (<cite>Lutèce</cite>, p. 377.)</p>
+
+<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a>
+<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page73">73</a> et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a>
+<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: Cette brochure, imprimée à Épinal, parut en juin 1838.</p>
+
+<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a>
+<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: <cite>Histoire de dix ans</cite>, t. IV, p. 183, 184.</p>
+
+<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a>
+<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: <cite>Gracchus Babeuf et la conjuration des Égaux</cite>, par
+<span class="smcap">Buonarotti</span>, préface par <span class="smcap">Ranc</span>, 1869.&mdash;Dans cette
+préface, M. Ranc présente la conjuration de Babeuf comme le dernier
+effort tenté par les républicains pour enrayer la contre-révolution;
+il admire le plan du comité insurrectionnel de 1796 et les mesures
+qu'il avait préparées pour «désarmer la bourgeoisie».</p>
+
+<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a>
+<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Voy. notamment, en octobre 1833, la «Déclaration» de la
+Société des droits de l'homme. (Cf. plus haut, t. II, ch. <span class="smcap">X</span>,
+§ <span class="smcap">I</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a>
+<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: Cf. plus haut, t. III, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">V</span>,
+et ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">V</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a>
+<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: Les renseignements qui suivent sont empruntés au
+curieux livre de M. Maxime <span class="smcap">du Camp</span> sur l'<cite>Attentat Fieschi</cite>,
+p. 276 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a>
+<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: Voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">IX</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a>
+<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: Tels furent par exemple le <cite>Code de la communauté</cite>,
+par M. <span class="smcap">Desamy</span>, les écrits divers de M. J.-J. May, rédacteur
+de l'<cite>Humanitaire</cite>, de M. Pillot, ancien collaborateur de l'abbé
+Châtel, de M. Constant, prêtre apostat, etc.</p>
+
+<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a>
+<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: <cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t. II, p. 136.</p>
+
+<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a>
+<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 211.</p>
+
+<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a>
+<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">II</span> et
+<span class="smcap">III</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a>
+<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: Juillet 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a>
+<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 258. Cf. aussi p. 209, 211, 366, 367.</p>
+
+<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a>
+<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: «Tu vois donc, mon pauvre ami, écrit un Icarien, que
+le gouvernement fait ici bien autre chose que notre monarchie; tandis
+que la royauté fait tant de bruit pour un bon roi qui voulait que
+chaque paysan pût mettre la <em>poule au pot le dimanche</em>, la république
+donne ici, sans rien dire, à tous et tous les jours, tout ce qui ne
+se voit ailleurs que sur la table des aristocrates et des rois.»</p>
+
+<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a>
+<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: Voir, sur ces premières années de M. Louis Blanc, le
+brillant discours prononcé par M. Pailleron, lors de sa réception à
+l'Académie française. Le spirituel académicien remplaçait M. Charles
+Blanc.</p>
+
+<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a>
+<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: On a raconté comment, à bout de ressources, Louis
+Blanc s'était décidé à réclamer l'appui du général Pozzo di Borgo,
+parent de sa mère. L'accueil fut plein de politesse. Le général
+interrogea le jeune homme sur son avenir, promit son appui, puis,
+quand il estima que l'entretien s'était suffisamment prolongé, il
+sonna et donna à demi-voix un ordre à son valet de chambre. Celui-ci,
+au bout de peu d'instants, rentra, tenant à la main une bourse
+convenablement garnie. Louis Blanc, déjà assez mal à l'aise de sa
+démarche, fut fort irrité du procédé, repoussa la bourse avec colère
+et quitta brusquement le général. Cette version est du moins celle
+qui circulait dans le monde démocratique. (<span class="smcap">Stern</span>, <cite>Histoire
+de la révolution de 1848</cite>, t. II, p. 42, 43.)</p>
+
+<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a>
+<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Henri Heine écrivait, le 6 novembre 1840: «M. Louis
+Blanc est un homme encore jeune, de trente ans tout au plus, quoique,
+d'après son extérieur, il semble un petit garçon de treize ans. En
+effet, sa taille on ne peut plus minime, sa petite figure fraîche et
+imberbe, ainsi que sa voix claire et fluette qui paraît n'être pas
+encore formée, lui donnent l'air d'un gentil petit garçon échappé
+à peine de la troisième classe d'un collège, et portant encore
+l'habit de sa première communion.» (<cite>Lutèce</cite>, p. 138.) À la même
+époque, M. Nettement, se trouvant chez M. Laffitte, à une réunion
+de journalistes de l'opposition, et voyant un jeune garçon à côté
+du maître de la maison, s'étonnait que celui-ci eût gardé auprès de
+lui son petit-fils, pour lui faire prendre une leçon de politique.
+Ce jeune garçon était M. Louis Blanc, déjà important dans la presse
+républicaine. (<cite>Histoire de la littérature pendant la monarchie de
+Juillet</cite>, t. II, p. 475.)</p>
+
+<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a>
+<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: <cite>Histoire de la révolution de 1848</cite>, par M. Louis
+<span class="smcap">Blanc</span>, t. I, ch. <span class="smcap">VIII</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a>
+<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 140.</p>
+
+<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a>
+<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: C'est encore Henri Heine qui écrivait, en 1840: «Ce
+tribun imberbe donne cependant à sa réputation de grand patriote, à
+sa popularité, les mêmes petits soins que ses rivaux donnent à leurs
+moustaches; il la soigne on ne peut plus, il la frotte, la tond, la
+frise, la dresse et la redresse, et il courtise le moindre bambin de
+journaliste qui peut faire insérer dans une feuille quelques lignes
+de réclame en sa faveur.» (<cite>Lutèce</cite>, p. 141.)</p>
+
+<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a>
+<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: <i>Passim</i> dans l'introduction de l'<cite>Histoire de dix
+ans</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a>
+<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: On a souvent imprimé que cette brochure avait été
+publiée en 1839. C'est une erreur. La première ébauche du travail
+parut sous forme d'article, dans la livraison d'août 1840 de la
+<cite>Revue du progrès</cite>. Ce furent les grèves survenues au commencement
+de septembre qui donnèrent à Louis Blanc l'idée de transformer cet
+article de revue en une brochure de propagande.</p>
+
+<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a>
+<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: Voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">II</span>, §
+<span class="smcap">IX</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a>
+<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: Il écrivait lui-même, peu après, à l'Académie de
+Besançon: «Je poursuivis mes humanités, à travers les misères de ma
+famille et tous les dégoûts dont peut être abreuvé un jeune homme
+sensible et <em>du plus irritable amour-propre</em>.» (<cite>Correspondance de
+P.-J. Proudhon</cite>, t. I, p. 26.)</p>
+
+<p><a id="footnote120" name="footnote120"></a>
+<b><a href="#footnotetag120">120</a></b>: <cite>P.-J. Proudhon</cite>, par M. <span class="smcap">Sainte-Beuve</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote121" name="footnote121"></a>
+<b><a href="#footnotetag121">121</a></b>: <cite>Correspondance de P.-J. Proudhon</cite>, t. I, p. 73, 218.</p>
+
+<p><a id="footnote122" name="footnote122"></a>
+<b><a href="#footnotetag122">122</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 84, 188, 256.</p>
+
+<p><a id="footnote123" name="footnote123"></a>
+<b><a href="#footnotetag123">123</a></b>: Il écrivait, quelques années auparavant: «J'éprouve
+encore cette sotte honte d'un berger que l'on veut faire entrer dans
+un salon. Je crains, comme des bêtes effrayantes, les visages que je
+n'ai jamais vus; je recule toujours à voir les gens même qui peuvent
+m'être utiles et me vouloir du bien; je n'ai de présence d'esprit et
+d'aplomb que lorsque je me vois seul et que c'est ma plume qui parle.
+Mérite fort commun, mais que voulez-vous? je sais que je ne brille ni
+par les dehors, ni par l'élocution; j'aime mieux n'être vu ni connu
+de personne.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p. 10.)</p>
+
+<p><a id="footnote124" name="footnote124"></a>
+<b><a href="#footnotetag124">124</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 59, 60.</p>
+
+<p><a id="footnote125" name="footnote125"></a>
+<b><a href="#footnotetag125">125</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 76 et 154.</p>
+
+<p><a id="footnote126" name="footnote126"></a>
+<b><a href="#footnotetag126">126</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 142.</p>
+
+<p><a id="footnote127" name="footnote127"></a>
+<b><a href="#footnotetag127">127</a></b>: «La conduite du parti républicain, écrit Proudhon,
+le 15 novembre 1840, a été, comme toujours, stupide depuis deux ou
+trois mois.» Ou bien encore: «Les radicaux sont annihilés par leur
+ineptie et leur incapacité.» (<cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 254, 313.)
+Il n'a pas assez du sarcasmes pour le «dada réformiste» ou pour les
+velléités belliqueuses de la gauche.</p>
+
+<p><a id="footnote128" name="footnote128"></a>
+<b><a href="#footnotetag128">128</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. I, p. 333; t. II, p. 6.</p>
+
+<p><a id="footnote129" name="footnote129"></a>
+<b><a href="#footnotetag129">129</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 13, et <cite>Confessions d'un révolutionnaire</cite>,
+§ <span class="smcap">I</span>.&mdash;Pas un homme important de l'extrême gauche qu'il
+ne déteste. «Je souscrirais volontiers pour une couronne civique,
+écrivait-il, à celui qui nous délivrerait de Lamennais, de Cormenin
+et d'A. Marrast.» (<cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 255.) Lamennais surtout
+lui est antipathique. «Quoi qu'un dise de cet homme, écrit-il, je
+répondrai toujours que je n'aime pas les apostats. Il pouvait changer
+d'opinion, mais il ne devait jamais faire la guerre à ses confrères
+dans le sacerdoce ni au christianisme.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p. 333.) Et
+plus tard: «Le plus grand bonheur qui pourrait arriver au peuple
+français, ce serait que cent députés de l'opposition fussent jetés
+à la Seine, avec une meule au cou; ils valent cent fois moins que
+les conservateurs, car ils ont, de plus que ceux-ci, l'hypocrisie.»
+(<i>Ibid.</i>, t. II, p. 277.) Des journalistes de gauche, il ne pense pas
+plus de bien: «Ils ne comprendront jamais de moi autre chose, dit-il,
+sinon que je les hais et les méprise.»</p>
+
+<p><a id="footnote130" name="footnote130"></a>
+<b><a href="#footnotetag130">130</a></b>: Proudhon écrira, un jour, de Fourier, que son système
+est «le dernier rêve de la crapule en délire»; de Pierre Leroux, dont
+cependant il avait paru un moment se rapprocher, que «la sottise le
+dispute à la méchanceté dans ses élucubrations»; de Louis Blanc,
+qu'il est «le plus ignorant, le plus vain, le plus vide, le plus
+impudent, le plus nauséabond des rhéteurs». Cabet ne sera pas mieux
+traité.</p>
+
+<p><a id="footnote131" name="footnote131"></a>
+<b><a href="#footnotetag131">131</a></b>: Dans la théorie communiste, les hommes lui paraissent
+«attachés comme des huîtres, côte à côte, sans activité ni sentiment,
+sur le rocher de la fraternité».</p>
+
+<p><a id="footnote132" name="footnote132"></a>
+<b><a href="#footnotetag132">132</a></b>: Quand il lui faudra discuter cette partie de la
+doctrine socialiste, il se plaindra d'être «obligé de remuer ce
+fumier», et il s'écriera: «Loin de moi, communistes! Votre présence
+m'est une puanteur, et votre vue me dégoûte.»</p>
+
+<p><a id="footnote133" name="footnote133"></a>
+<b><a href="#footnotetag133">133</a></b>: Plus il va, plus il semble trouver une sorte d'âpre
+jouissance à se voir seul en guerre contre tous: «J'aurai raison
+contre tout le monde, écrit-il, ou je succomberai à la peine... Le
+nombre des adversaires vous épouvante; il m'anime, au contraire. Car
+je crois que, dans la carrière antireligieuse, antipropriétaire,
+antimonarchique, où je suis entré, s'il y avait une seule opinion
+avec laquelle je ne fusse pas en désaccord, je ne serais plus
+d'accord avec moi-même.» (<cite>Correspondance</cite>, t. II, p. 241.)</p>
+
+<p><a id="footnote134" name="footnote134"></a>
+<b><a href="#footnotetag134">134</a></b>: Il s'était attendu, en effet, à produire une vive
+émotion: «Quand on saura dans le public, écrivait-il le 1<sup>er</sup> juin
+1839, que je suis l'auteur de ce Discours, ce sera un beau tapage.
+Je puis dire que je viens de passer le Rubicon.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p.
+129.)</p>
+
+<p><a id="footnote135" name="footnote135"></a>
+<b><a href="#footnotetag135">135</a></b>: Ces embarras pécuniaires venaient surtout de
+l'imprimerie dont Proudhon ne pouvait ni se débarrasser ni tirer
+profit. Tel était son dénuement que, voulant aller voir un de ses
+amis à Besançon, il fit à pied la route de Paris à cette ville. Il
+priait ses correspondants de ne lui écrire que par occasion, parce
+qu'il n'avait pas le moyen de payer les ports de lettre.</p>
+
+<p><a id="footnote136" name="footnote136"></a>
+<b><a href="#footnotetag136">136</a></b>: Cette idée revenait sous toutes les formes, dans sa
+correspondance: «Je ne connais rien dans la science, écrivait-il
+encore, dont la découverte ait jamais produit un effet pareil à celui
+que la lecture de mon ouvrage est capable de produire. Je ne dis pas:
+qu'il soit compris; je dis seulement: qu'il soit lu, et c'en est fait
+de la vieille société.»</p>
+
+<p><a id="footnote137" name="footnote137"></a>
+<b><a href="#footnotetag137">137</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 166, 182, 183, 189, 191,
+212, 213, 216.</p>
+
+<p><a id="footnote138" name="footnote138"></a>
+<b><a href="#footnotetag138">138</a></b>: <cite>Confession d'un révolutionnaire.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote139" name="footnote139"></a>
+<b><a href="#footnotetag139">139</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 251.</p>
+
+<p><a id="footnote140" name="footnote140"></a>
+<b><a href="#footnotetag140">140</a></b>: Brissot avait écrit, en effet, dans ses <cite>Recherches
+philosophiques sur le droit de propriété et le vol</cite>: «La propriété
+exclusive est un vol dans la nature. Le voleur, dans l'état naturel,
+c'est le riche.»</p>
+
+<p><a id="footnote141" name="footnote141"></a>
+<b><a href="#footnotetag141">141</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 308.</p>
+
+<p><a id="footnote142" name="footnote142"></a>
+<b><a href="#footnotetag142">142</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 333, 334.</p>
+
+<p><a id="footnote143" name="footnote143"></a>
+<b><a href="#footnotetag143">143</a></b>: «Je n'ai pas le loisir de travailler mon style, je
+suis trop pauvre et trop mal dans mes affaires, pour m'amuser à être
+gent de lettres.»&mdash;«Je me soucie de style et de littérature comme de
+cela. Quand je parle au public, je tâche que mon expression soit bien
+nette, bien carrée, bien mordante: je n'ai pas d'autre poétique.»
+(<i>Ibid.</i>, t. I, p. 182; t. II, p. 242.)</p>
+
+<p><a id="footnote144" name="footnote144"></a>
+<b><a href="#footnotetag144">144</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 324.</p>
+
+<p><a id="footnote145" name="footnote145"></a>
+<b><a href="#footnotetag145">145</a></b>: Le premier était intitulé: <cite>Lettre à M. Blanqui</cite>; le
+second: <cite>Avertissement aux propriétaires, ou Lettre à M. Considérant,
+rédacteur de la</cite> Phalange, <cite>sur une défense de la propriété</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote146" name="footnote146"></a>
+<b><a href="#footnotetag146">146</a></b>: Il écrivait encore: «J'ai la chance de réunir tout le
+monde contre mes publications, ce qui produit une conspiration de
+silence à mon égard. Mes publications ont l'air d'être clandestines,
+et cependant elles s'insinuent partout et déjà portent leur fruit.»</p>
+
+<p><a id="footnote147" name="footnote147"></a>
+<b><a href="#footnotetag147">147</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 332, 338, 339, 350, et t.
+II, p. 18.</p>
+
+<p><a id="footnote148" name="footnote148"></a>
+<b><a href="#footnotetag148">148</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. II, p. 6, 10.</p>
+
+<p><a id="footnote149" name="footnote149"></a>
+<b><a href="#footnotetag149">149</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. II, p. 70.&mdash;Peu auparavant, il
+expliquait ainsi sa démarche auprès de M. Duchâtel: «Le pouvoir
+est encore plus bête que méchant, et j'ai résolu d'avoir désormais
+quelque homme puissant parmi mes défenseurs.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p.
+314.)</p>
+
+<p><a id="footnote150" name="footnote150"></a>
+<b><a href="#footnotetag150">150</a></b>: «Il y a un homme que je déteste à l'égal du bourreau,
+disait-il, c'est le martyr.» Il blâmait Lamennais aimant mieux
+aller en prison que demander sa grâce. «Galilée, à genoux devant
+le tribunal de l'Inquisition, écrivait-il, et reniant l'hérésie du
+mouvement de la terre pour recouvrer sa liberté, me paraît cent fois
+plus grand que Lamennais... Je respecte les mannequins, je salue les
+épouvantails. Je suis en monarchie, je crierai: Vive le Roi! plutôt
+que de me faire tuer.»</p>
+
+<p><a id="footnote151" name="footnote151"></a>
+<b><a href="#footnotetag151">151</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 297, 305, 311, 312, 313,
+319, 320, 330, 331.</p>
+
+<p><a id="footnote152" name="footnote152"></a>
+<b><a href="#footnotetag152">152</a></b>: Quelqu'un, en tout cas, l'avait deviné: c'était le
+maire de Besançon, qui expliquait ainsi pourquoi il ne voulait pas
+donner à Proudhon la place qu'il demandait dans les bureaux de la
+mairie: «Je crains qu'il ne fasse de nous, comme des académiciens,
+des <em>niais</em> ou des <em>instruments</em>.» (<i>Ibid.</i>, t. II, p. 80.)</p>
+
+<p><a id="footnote153" name="footnote153"></a>
+<b><a href="#footnotetag153">153</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. II, p. 28 et 93.</p>
+
+<p><a id="footnote154" name="footnote154"></a>
+<b><a href="#footnotetag154">154</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 199, 200.</p>
+
+<p><a id="footnote155" name="footnote155"></a>
+<b><a href="#footnotetag155">155</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 259.</p>
+
+<p><a id="footnote156" name="footnote156"></a>
+<b><a href="#footnotetag156">156</a></b>: <cite>Confession d'un révolutionnaire</cite>, § <span class="smcap">XI</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote157" name="footnote157"></a>
+<b><a href="#footnotetag157">157</a></b>: Il avait été initié par M. Grün, sorte de missionnaire
+hégélien venu à Paris, en 1844, pour se mettre en rapport avec les
+socialistes. Dans le récit qu'il a écrit de son voyage, M. Grün parle
+avec un grand dédain de Cabet, de Considérant, de Louis Blanc; il
+réserve toute son admiration pour Proudhon.</p>
+
+<p><a id="footnote158" name="footnote158"></a>
+<b><a href="#footnotetag158">158</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. II, p. 239.</p>
+
+<p><a id="footnote159" name="footnote159"></a>
+<b><a href="#footnotetag159">159</a></b>: «Questions immenses, disait-il, et qui pour moi sont
+loin d'être résolues.»</p>
+
+<p><a id="footnote160" name="footnote160"></a>
+<b><a href="#footnotetag160">160</a></b>: C'est à chaque page qu'on trouve, dans les écrits de
+Lamennais, ces exclamations incendiaires. Voyez, par exemple, ce
+fragment d'une brochure intitulée <cite>le Pays et le gouvernement</cite>: «Ô
+peuple, dis-moi, qu'es-tu? Ce que tu es! si j'ouvre la Charte, j'y
+lis une solennelle déclaration de ta souveraineté: cela fut écrit
+après ta victoire. Si je regarde les faits, je vois qu'il n'est
+point, qu'il ne fut jamais de servitude égale à la tienne... Paria
+dans l'ordre politique, tu n'es, en dehors de cet ordre, qu'une
+machine à travail. Aux champs, tes maîtres te disent: «Laboure,
+moissonne pour nous.» Tu sais ce qu'on te dit ailleurs, tu sais
+ce qui te revient de tes fatigues, de tes veilles, de tes sueurs.
+Refoulé de toutes parts dans l'indigence et l'ignorance, décimé par
+les maladies qu'engendrent le froid, la faim, l'air infect des bouges
+où tu te retires après le labeur des jours et d'une partie de la
+nuit, réclames-tu quelque soulagement, on te sabre, on te fusille,
+ou, comme le b&oelig;uf à l'abattoir, tu tombes sous le gourdin des
+assommeurs payés et patentés.»</p>
+
+<p><a id="footnote161" name="footnote161"></a>
+<b><a href="#footnotetag161">161</a></b>: <cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t. I, p. 169.</p>
+
+<p><a id="footnote162" name="footnote162"></a>
+<b><a href="#footnotetag162">162</a></b>: Quelques-unes de ces études avaient paru dans la
+<cite>Revue des Deux Mondes</cite>, de 1835 à 1840.</p>
+
+<p><a id="footnote163" name="footnote163"></a>
+<b><a href="#footnotetag163">163</a></b>: <cite>Revue des Deux Mondes</cite>, 1<sup>er</sup> mars 1843.</p>
+
+<p><a id="footnote164" name="footnote164"></a>
+<b><a href="#footnotetag164">164</a></b>: <cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t, II, p. 134 à 137, et
+p. 169.</p>
+
+<p><a id="footnote165" name="footnote165"></a>
+<b><a href="#footnotetag165">165</a></b>: V. notamment les articles publiés par M. Guizot, dans
+la <cite>Revue française</cite> de février, juillet et octobre 1838.</p>
+
+<p><a id="footnote166" name="footnote166"></a>
+<b><a href="#footnotetag166">166</a></b>: Lettre du 25 juin 1843 (<cite>Lutèce</cite>, p. 380).</p>
+
+<p><a id="footnote167" name="footnote167"></a>
+<b><a href="#footnotetag167">167</a></b>: Lettres du 9 mars 1837 et du 12 juillet 1840.</p>
+
+<p><a id="footnote168" name="footnote168"></a>
+<b><a href="#footnotetag168">168</a></b>: Rapport du 19 janvier 1847, publié par la <cite>Revue
+rétrospective</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote169" name="footnote169"></a>
+<b><a href="#footnotetag169">169</a></b>: Voir plus haut, livre II, ch. <span class="smcap">XIV</span>,
+§ <span class="smcap">V</span>; livre III, ch. <span class="smcap">II</span>, §§ <span class="smcap">IV</span> et
+<span class="smcap">VI</span>; ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">III</span>, et ch. <span class="smcap">VI</span>, §
+<span class="smcap">I</span>; livre V, §§ <span class="smcap">VII</span>, <span class="smcap">VIII</span> et <span class="smcap">IX</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote170" name="footnote170"></a>
+<b><a href="#footnotetag170">170</a></b>: J'ai eu sous les yeux la correspondance officielle et
+confidentielle du ministre et de l'ambassadeur, correspondance fort
+importante, dont j'aurai souvent occasion de me servir. M. Guizot,
+d'ailleurs, en a cité de nombreux extraits dans ses <cite>Mémoires</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote171" name="footnote171"></a>
+<b><a href="#footnotetag171">171</a></b>: Lettre du 17 février 1844.</p>
+
+<p><a id="footnote172" name="footnote172"></a>
+<b><a href="#footnotetag172">172</a></b>: Dépêche déjà citée du 10 août 1843.</p>
+
+<p><a id="footnote173" name="footnote173"></a>
+<b><a href="#footnotetag173">173</a></b>: Plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">VIII</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote174" name="footnote174"></a>
+<b><a href="#footnotetag174">174</a></b>: <i>Ibid.</i>, § <span class="smcap">IX</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote175" name="footnote175"></a>
+<b><a href="#footnotetag175">175</a></b>: Plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">VIII</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote176" name="footnote176"></a>
+<b><a href="#footnotetag176">176</a></b>: Lettre du prince de Metternich au comte Apponyi, 15
+juin 1845. (<cite>Mémoires de Metternich</cite>, t. VII, p. 95.)</p>
+
+<p><a id="footnote177" name="footnote177"></a>
+<b><a href="#footnotetag177">177</a></b>: Lettre du comte Bresson à M. Guizot, du 28 septembre
+1844.</p>
+
+<p><a id="footnote178" name="footnote178"></a>
+<b><a href="#footnotetag178">178</a></b>: Lettres de M. Bresson à M. Guizot, 8 janvier et 31
+mars 1844.</p>
+
+<p><a id="footnote179" name="footnote179"></a>
+<b><a href="#footnotetag179">179</a></b>: M. Guizot dit avoir su depuis ce fait avec certitude.
+(<cite>Mémoires</cite>, t. VIII, p. 220.)</p>
+
+<p><a id="footnote180" name="footnote180"></a>
+<b><a href="#footnotetag180">180</a></b>: Sur les faits auxquels fait allusion M. Bresson,
+voir la seconde édition de mon tome I, livre I, ch. <span class="smcap">V</span>, §
+<span class="smcap">I</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote181" name="footnote181"></a>
+<b><a href="#footnotetag181">181</a></b>: Ce mariage fut célébré le 25 novembre 1844.</p>
+
+<p><a id="footnote182" name="footnote182"></a>
+<b><a href="#footnotetag182">182</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+183.</p>
+
+<p><a id="footnote183" name="footnote183"></a>
+<b><a href="#footnotetag183">183</a></b>: Rapprochez ce langage de celui qu'avait tenu lord
+Aberdeen lors de la première visite à Eu. (Voir plus haut, t. V, p.
+197 à 199.)</p>
+
+<p><a id="footnote184" name="footnote184"></a>
+<b><a href="#footnotetag184">184</a></b>: J'ai suivi principalement le récit que Louis-Philippe
+a donné lui-même de ces conversations, un an plus tard, dans une
+lettre adressée le 14 septembre 1846 à la reine des Belges et publiée
+après la révolution de Février dans la <cite>Revue rétrospective</cite>. Les
+circonstances dans lesquelles a été écrit ce récit permettent de le
+considérer comme exact. C'était au moment où, accusé de déloyauté
+par les Anglais, le Roi cherchait à se justifier. La lettre était en
+réalité destinée à la reine Victoria. Il est évident que, surtout
+pour ce qui regardait cette entrevue d'Eu, où la Reine avait été
+présente, la première préoccupation du Roi dut être d'éviter des
+inexactitudes de fait dont le seul résultat eût été d'ôter tout
+crédit à son apologie.&mdash;Le témoignage de M. Guizot (<cite>Mémoires</cite>, t.
+VIII, p. 226, 227) est absolument conforme à celui du Roi.&mdash;Rien,
+dans les documents de source anglaise, qui puisse sérieusement
+infirmer ce double témoignage. On y trouve seulement l'indice que
+lord Aberdeen, tout en nous donnant les assurances rapportées plus
+haut, renouvela la réserve, faite par lui, dès le début, du droit
+appartenant à l'Espagne de choisir en toute indépendance l'époux
+de sa reine. Encore le ministre anglais paraît-il, d'après son
+propre témoignage, avoir été surtout préoccupé de ne rien dire qui
+pût troubler un accord dont il était fort heureux.&mdash;Les <cite>Mémoires</cite>
+récemment publiés d'Ernest II, duc de Saxe-Cobourg-Gotha, renferment,
+sur le sujet qui nous occupe, quelques renseignements utiles. On y
+voit que ce prince, chef de la maison de Cobourg, cousin germain du
+candidat à la main d'Isabelle et frère du mari de la reine Victoria,
+ayant ainsi toutes les raisons et tous les moyens de s'informer,
+se plaignait avec amertume que, dans leur désir d'être agréables à
+Louis-Philippe, le royal ménage anglais et lord Aberdeen se fussent
+trop engagés, à Eu, en faveur du mariage Bourbon, et eussent sacrifié
+le mariage Cobourg; il ajoutait que le gouvernement britannique était
+ainsi «beaucoup plus lié qu'il ne voulait se l'avouer», et qu'il
+avait perdu toute liberté de mouvement. On trouve aussi, dans ces
+<cite>Mémoires</cite>, une lettre que le prince Albert écrivit, le 26 mai 1846,
+au duc Ernest, et dans laquelle il reconnaissait que le gouvernement
+anglais «s'était engagé envers la France, dans le cas où le Roi
+tiendrait sa parole de ne mettre en avant aucun de ses fils, à
+employer toute son influence pour amener un mariage Bourbon». (<cite>Aus
+meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von
+Sachsen-Coburg-Gotha. Berlin, 1887, 1<sup>er</sup> vol., p. 160 et 167.)</p>
+
+<p><a id="footnote185" name="footnote185"></a>
+<b><a href="#footnotetag185">185</a></b>: Déjà, à l'origine de la candidature du prince de
+Cobourg, nous avions entrevu l'action du prince Albert. (V. plus
+haut, t. V, p. 181 et 182.)</p>
+
+<p><a id="footnote186" name="footnote186"></a>
+<b><a href="#footnotetag186">186</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+189.</p>
+
+<p><a id="footnote187" name="footnote187"></a>
+<b><a href="#footnotetag187">187</a></b>: Voy. ce que sir Henri Bulwer dit lui-même de ses
+sentiments et de ses desseins, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+188 à 190.</p>
+
+<p><a id="footnote188" name="footnote188"></a>
+<b><a href="#footnotetag188">188</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai
+1846.</p>
+
+<p><a id="footnote189" name="footnote189"></a>
+<b><a href="#footnotetag189">189</a></b>: Lettre de M. Guizot à M. de Jarnac, du 7 novembre
+1845.</p>
+
+<p><a id="footnote190" name="footnote190"></a>
+<b><a href="#footnotetag190">190</a></b>: Lettres diverses de M. de Jarnac à M. Guizot, au
+commencement de novembre 1845.</p>
+
+<p><a id="footnote191" name="footnote191"></a>
+<b><a href="#footnotetag191">191</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 5
+mars 1846.&mdash;Ce propos a été d'ailleurs rappelé, en termes presque
+identiques, par lord Aberdeen lui-même, dans la lettre qu'il a écrite
+à M. Guizot le 14 septembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote192" name="footnote192"></a>
+<b><a href="#footnotetag192">192</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page160">160</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote193" name="footnote193"></a>
+<b><a href="#footnotetag193">193</a></b>: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 21
+novembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote194" name="footnote194"></a>
+<b><a href="#footnotetag194">194</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+188.</p>
+
+<p><a id="footnote195" name="footnote195"></a>
+<b><a href="#footnotetag195">195</a></b>: Lettre inédite, déjà citée, de M. Bresson à M. Guizot,
+du 21 novembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote196" name="footnote196"></a>
+<b><a href="#footnotetag196">196</a></b>: Un tel langage concorde parfaitement avec ce qu'on
+sait des sentiments de Bulwer. Lui-même, d'ailleurs, reconnaît
+avoir dit que le roi des Français ne pourrait s'opposer d'une façon
+persistante à un mariage aussi raisonnable si les Cobourg et la Reine
+s'y décidaient avec l'approbation des Cortès. «L'obstination d'une
+partie, ajoutait-il, ferait céder l'obstination de l'autre.» (<cite lang="en">The
+life of Palmerston</cite>, t. III, p. 190.)</p>
+
+<p><a id="footnote197" name="footnote197"></a>
+<b><a href="#footnotetag197">197</a></b>: Ce prince était Ernest II, qui avait succédé, en 1844,
+à son père Ernest I<sup>er</sup>. Voir, sur la famille de Cobourg, plus haut,
+t. V, p. 181, note 1.</p>
+
+<p><a id="footnote198" name="footnote198"></a>
+<b><a href="#footnotetag198">198</a></b>: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en
+date du 26 mai 1846. (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von
+<span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, 1<sup>er</sup> vol.,
+p. 167.)&mdash;On voit maintenant ce qu'il faut penser des historiens
+anglais qui, comme sir Théodore Martin, le biographe officiel du
+prince Albert, nous montrent, en cette circonstance, sir Henri
+Bulwer ne sortant pas de la réserve ordonnée par ses instructions,
+et se bornant à faire la commission qui lui était demandée, «sans
+se mêler de la lettre de la reine Christine, autrement que pour la
+transmettre».</p>
+
+<p><a id="footnote199" name="footnote199"></a>
+<b><a href="#footnotetag199">199</a></b>: Longtemps les historiens ont connu l'existence et le
+sens général de la lettre de la reine Christine, sans en avoir le
+texte. Ce texte vient d'être publié en français dans les Mémoires du
+duc de Saxe-Cobourg. (<cite lang="de">Aus meinem Leben</cite>, etc., t. I, p. 163.)</p>
+
+<p><a id="footnote200" name="footnote200"></a>
+<b><a href="#footnotetag200">200</a></b>: <cite lang="de">Aus meinem Leben</cite>, etc., t. I, p. 164 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote201" name="footnote201"></a>
+<b><a href="#footnotetag201">201</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai
+1846.</p>
+
+<p><a id="footnote202" name="footnote202"></a>
+<b><a href="#footnotetag202">202</a></b>: L'opposition française se doutait si peu de ce qui
+s'était passé, que M. Thiers, traitant à la tribune, le 28 mai 1846,
+des affaires de la Péninsule, reprochait à la reine Christine de
+chercher à imposer le comte de Trapani à l'Espagne, qui n'en voulait
+pas.</p>
+
+<p><a id="footnote203" name="footnote203"></a>
+<b><a href="#footnotetag203">203</a></b>: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 25 mai 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote204" name="footnote204"></a>
+<b><a href="#footnotetag204">204</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+192.</p>
+
+<p><a id="footnote205" name="footnote205"></a>
+<b><a href="#footnotetag205">205</a></b>: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en
+date du 26 mai 1846. (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von
+<span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, vol. I, p. 167.)</p>
+
+<p><a id="footnote206" name="footnote206"></a>
+<b><a href="#footnotetag206">206</a></b>: <cite lang="en">Parliamentary Papers.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote207" name="footnote207"></a>
+<b><a href="#footnotetag207">207</a></b>: Voir au tome IV.</p>
+
+<p><a id="footnote208" name="footnote208"></a>
+<b><a href="#footnotetag208">208</a></b>: Ce propos a été rapporté par le baron de Stockmar, qui
+le tenait de sir Robert Peel lui-même.</p>
+
+<p><a id="footnote209" name="footnote209"></a>
+<b><a href="#footnotetag209">209</a></b>: Méhémet-Ali disait lui-même, en 1846, à M. de
+Bourqueney, ambassadeur de France à Constantinople: «Les Anglais se
+disent aujourd'hui mes amis; le fait est qu'en me débarrassant de ces
+sales affaires de Syrie, ils m'ont rendu service.» (<cite>La Grèce du roi
+Othon. Correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis</cite>;
+p. 72.)</p>
+
+<p><a id="footnote210" name="footnote210"></a>
+<b><a href="#footnotetag210">210</a></b>: Cette dépêche est citée intégralement dans les
+Pièces justificatives des <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>. C'est à ces
+Mémoires, et aussi à l'ouvrage de M. d'Haussonville sur l'<cite>Histoire
+de la politique extérieure de 1830 à 1848</cite>, que sont empruntés
+les documents qui seront cités dans la suite de cet exposé, sans
+indication de source spéciale.</p>
+
+<p><a id="footnote211" name="footnote211"></a>
+<b><a href="#footnotetag211">211</a></b>: Lettre à M. de Sainte-Aulaire, en date du 8 octobre
+1841.</p>
+
+<p><a id="footnote212" name="footnote212"></a>
+<b><a href="#footnotetag212">212</a></b>: Lettres de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 2 et
+du 3 mai 1844.</p>
+
+<p><a id="footnote213" name="footnote213"></a>
+<b><a href="#footnotetag213">213</a></b>: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, en date du 27
+septembre 1844. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote214" name="footnote214"></a>
+<b><a href="#footnotetag214">214</a></b>: Instructions du 11 novembre 1844.</p>
+
+<p><a id="footnote215" name="footnote215"></a>
+<b><a href="#footnotetag215">215</a></b>: M. Thouvenel, alors secrétaire d'ambassade à Athènes,
+écrivait le 20 décembre 1845: «Rien ici n'est solide, si ce n'est
+un instinct de désordre, de rapine, historiquement très explicable,
+mais fort embarrassant pour former un État.» (<cite>La Grèce du roi Othon,
+correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis</cite>, p. 8.)</p>
+
+<p><a id="footnote216" name="footnote216"></a>
+<b><a href="#footnotetag216">216</a></b>: Voir notamment un Mémoire rédigé en avril 1846 par
+l'envoyé d'Autriche, le comte Prokesh. (<span class="smcap">Haussonville</span>,
+<cite>Histoire de la politique extérieure du gouvernement français</cite>,
+1830-1848, p. 107.)</p>
+
+<p><a id="footnote217" name="footnote217"></a>
+<b><a href="#footnotetag217">217</a></b>: <cite>La Grèce du roi Othon, correspondance de M.
+Thouvenel</cite>, p. 11.</p>
+
+<p><a id="footnote218" name="footnote218"></a>
+<b><a href="#footnotetag218">218</a></b>: <i>Ibid.</i>&mdash;M. Thouvenel ajoutait, quelques jours plus
+tard: «Nous sommes ici, il ne faut pas nous le dissimuler, les amis
+de la canaille; mais cette canaille, après tout, est la masse du
+pays, et c'est là que, pour être forts, nous avons dû poser notre
+camp.» (<i>Ibid.</i>, p. 13.)</p>
+
+<p><a id="footnote219" name="footnote219"></a>
+<b><a href="#footnotetag219">219</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 113.</p>
+
+<p><a id="footnote220" name="footnote220"></a>
+<b><a href="#footnotetag220">220</a></b>: <cite>La Grèce du roi Othon, correspondance de M.
+Thouvenel</cite>, p. 9 et 11.</p>
+
+<p><a id="footnote221" name="footnote221"></a>
+<b><a href="#footnotetag221">221</a></b>: <cite>La Grèce du roi Othon, correspondance de M.
+Thouvenel</cite>, p. 73.</p>
+
+<p><a id="footnote222" name="footnote222"></a>
+<b><a href="#footnotetag222">222</a></b>: J'ai déjà eu occasion de citer ce propos. (<cite>Mémoires
+de Metternich</cite>, t. VI, p. 690.)</p>
+
+<p><a id="footnote223" name="footnote223"></a>
+<b><a href="#footnotetag223">223</a></b>: Lettre du comte de Flahault à M. Guizot, du 6 février
+1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote224" name="footnote224"></a>
+<b><a href="#footnotetag224">224</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, vol. III, p. 16.</p>
+
+<p><a id="footnote225" name="footnote225"></a>
+<b><a href="#footnotetag225">225</a></b>: Lettre du 3 décembre 1844, citée par M. Guizot dans
+son étude sur Robert Peel.</p>
+
+<p><a id="footnote226" name="footnote226"></a>
+<b><a href="#footnotetag226">226</a></b>: <cite lang="en">The life of lord John Russell</cite>, par Spencer
+<span class="smcap">Walpole</span>, vol. II, p. 13.</p>
+
+<p><a id="footnote227" name="footnote227"></a>
+<b><a href="#footnotetag227">227</a></b>: <cite>Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis</cite>, p.
+230 à 236.</p>
+
+<p><a id="footnote228" name="footnote228"></a>
+<b><a href="#footnotetag228">228</a></b>: 13 décembre 1845. (<i>Ibid.</i>, p. 237.)</p>
+
+<p><a id="footnote229" name="footnote229"></a>
+<b><a href="#footnotetag229">229</a></b>: M. Reeve rendit compte de ses impressions à M.
+Greville, dans deux lettres en date des 20 et 22 décembre 1845. (<cite lang="en">The
+Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 345 à 347.)</p>
+
+<p><a id="footnote230" name="footnote230"></a>
+<b><a href="#footnotetag230">230</a></b>: M. Léon Faucher écrivait à M. Duvergier de Hauranne,
+le 30 novembre 1844: «Vous savez que les nuages se dissipent entre
+M. Thiers et les whigs. J'y ai, pour ma part, un peu travaillé, et
+je crois qu'il faut se féliciter, mais tout bas, de voir arriver le
+succès.» (<span class="smcap">L. Faucher</span>, <cite>Biographie et Correspondance</cite>, t. I,
+p. 159.)</p>
+
+<p><a id="footnote231" name="footnote231"></a>
+<b><a href="#footnotetag231">231</a></b>: L'éditeur du <cite>Journal de M. Greville</cite>, M. Reeve,
+confirme ce rapprochement avec ses renseignements personnels, et il
+ajoute: «C'était le résultat de leur commune haine contre M. Guizot.»
+(<cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, vol. II, p. 267.)</p>
+
+<p><a id="footnote232" name="footnote232"></a>
+<b><a href="#footnotetag232">232</a></b>: Lord Clarendon écrivait à Panizzi, le 12 octobre
+1845: «Thiers passe littéralement comme un éclair; s'il veut
+apprendre quelque chose sur ce pays-ci, il ne doit pas venir ici
+pour une seule semaine, bien que cette façon d'agir soit en harmonie
+avec son système habituel. Vous rappelez-vous son fameux billet à
+Ellice, alors secrétaire de la trésorerie: «Mon cher Ellice, je
+veux connaître à fond le système financier de l'Angleterre: quand
+pourrez-vous me donner cinq minutes?» (<cite lang="en">The Life of sir Anthony
+Panizzi</cite>, par Louis <span class="smcap">Fagan</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote233" name="footnote233"></a>
+<b><a href="#footnotetag233">233</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote234" name="footnote234"></a>
+<b><a href="#footnotetag234">234</a></b>: On lit dans le Journal de Greville: «Aberdeen trouva
+M. Thiers très agréable, mais pas si bien (<i lang="en">fair</i>) pour Guizot que
+Guizot pour lui. Guizot parlait toujours en bons termes de lui,
+tandis que Thiers parlait très mal de Guizot. En effet, Thiers
+s'exprime sur Guizot avec le plus grand mépris, dit qu'il est grand
+à la tribune, mais qu'il n'est ni un homme d'État, ni un homme
+d'affaires.» (<cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, vol. II, p. 298.)</p>
+
+<p><a id="footnote235" name="footnote235"></a>
+<b><a href="#footnotetag235">235</a></b>: Lettre du 29 octobre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote236" name="footnote236"></a>
+<b><a href="#footnotetag236">236</a></b>: Lettre à M. Panizzi. (<cite lang="en">The Life of sir Anthony
+Panizzi</cite>, par <span class="smcap">L. Fagan</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote237" name="footnote237"></a>
+<b><a href="#footnotetag237">237</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite>&mdash;J'ai
+déjà eu occasion de mentionner ce traité. (Cf. plus haut, ch.
+<span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">I</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote238" name="footnote238"></a>
+<b><a href="#footnotetag238">238</a></b>: Lord John Russell écrivait en effet à lord Minto: «Je
+défendrai Palmerston, qui est si injustement accusé de désirer la
+guerre, et qui s'est conduit toujours si galamment et si bien.» Ne
+se rappelait-il donc pas combien il avait été mécontent, après la
+signature du traité du 15 juillet 1840, des procédés de Palmerston
+envers la France? Ce que j'ai indiqué (V. plus haut, t. IV, p. 292
+à 296) de l'opposition, du reste fort impuissante, faite alors par
+Russell à Palmerston, se trouve confirmé et complété dans la Vie,
+récemment publiée, du premier de ces hommes d'État. (<cite lang="en">The Life of
+lord J. Russell</cite>, par Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, t. I, p. 347 à 363.)</p>
+
+<p><a id="footnote239" name="footnote239"></a>
+<b><a href="#footnotetag239">239</a></b>: Sur cette crise, voyez <cite lang="en">The Greville Memoirs, second
+part</cite>, vol. II, p. 322, 330, 331; et <cite lang="en">The Life of lord J. Russell</cite>,
+t. I, p. 416.</p>
+
+<p><a id="footnote240" name="footnote240"></a>
+<b><a href="#footnotetag240">240</a></b>: Un ami de M. Thiers, M. Léon Faucher, écrivait à une
+de ses amies d'Angleterre: «Le retour de sir Robert Peel a raffermi
+M. Guizot. Il ne peut plus être renversé que par les élections.»
+(Léon <span class="smcap">Faucher</span>, <cite>Biographie et Correspondance</cite>, t. I, p.
+171.)</p>
+
+<p><a id="footnote241" name="footnote241"></a>
+<b><a href="#footnotetag241">241</a></b>: <cite>Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis</cite>, p.
+239.</p>
+
+<p><a id="footnote242" name="footnote242"></a>
+<b><a href="#footnotetag242">242</a></b>: Lettre du 28 avril 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote243" name="footnote243"></a>
+<b><a href="#footnotetag243">243</a></b>: Les documents diplomatiques qui seront cités dans
+le cours de ce chapitre et du chapitre suivant, sans indication de
+source spéciale, sont tirés des recueils de pièces distribués par
+les gouvernements français, anglais et espagnol, à leurs parlements
+respectifs, des <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, de la <cite>Revue rétrospective</cite>,
+enfin de nombreux <i>Documents inédits</i> dont de bienveillantes
+communications m'ont permis de prendre connaissance, notamment des
+correspondances du comte Bresson, ambassadeur à Madrid, du comte de
+Flahault, ambassadeur à Vienne, et du marquis de Dalmatie, ministre à
+Berlin.</p>
+
+<p><a id="footnote244" name="footnote244"></a>
+<b><a href="#footnotetag244">244</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 7 juin
+1846.</p>
+
+<p><a id="footnote245" name="footnote245"></a>
+<b><a href="#footnotetag245">245</a></b>: Lettre du même au même, du 2 juillet 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote246" name="footnote246"></a>
+<b><a href="#footnotetag246">246</a></b>: Sur la situation de l'Espagne avant l'avènement
+de lord Palmerston, voir plus haut le § <span class="smcap">I</span> du chapitre
+précédent.</p>
+
+<p><a id="footnote247" name="footnote247"></a>
+<b><a href="#footnotetag247">247</a></b>: Ce fait ressort des dépêches et des lettres de Bulwer
+à lord Palmerston. (<cite lang="en">Parliamentary Papers</cite>, et <cite lang="en">The Life of lord
+John Russell</cite>, par Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, t. II, p. 3.) Il est
+aussi affirmé dans une lettre écrite, en novembre 1846, par M.
+Panizzi à M. Thiers, sous l'inspiration et d'après les renseignements
+de lord Palmerston. (<cite lang="en">The Life of sir Anthony Panizzi</cite>, par Louis
+<span class="smcap">Fagan</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote248" name="footnote248"></a>
+<b><a href="#footnotetag248">248</a></b>: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 12
+juillet 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote249" name="footnote249"></a>
+<b><a href="#footnotetag249">249</a></b>: Louis-Philippe écrivait à ce propos au roi des
+Belges: «Je suis tellement froissé de ce débordement d'injustice et
+d'absurdité, que je préfère ne plus rien dire et n'opposer que le
+dédain à ces crédulités volontaires.»</p>
+
+<p><a id="footnote250" name="footnote250"></a>
+<b><a href="#footnotetag250">250</a></b>: Le duc de Glucksberg, qui devait être plus tard duc
+Decazes, avait écrit à M. Bresson, le 5 juillet: «Pour sa part, M.
+Guizot ne faiblira pas sur le Cobourg. Il n'est pas sans inquiétude
+sur le mécontentement qu'on pourra éprouver en Angleterre, en
+nous voyant faire immédiatement le mariage Montpensier; mais, se
+considérant comme dégagé vis-à-vis d'elle, il est résolu à le
+braver.»</p>
+
+<p><a id="footnote251" name="footnote251"></a>
+<b><a href="#footnotetag251">251</a></b>: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 12 juillet 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote252" name="footnote252"></a>
+<b><a href="#footnotetag252">252</a></b>: Louis-Philippe, parlant, à la fin de 1849, du mal
+que lui avait fait le «mensonge imprimé», disait «qu'il y avait
+en revanche un livre auquel il devait un beau cierge, c'était la
+<cite>Revue rétrospective</cite>». (<cite>Abdication du roi Louis-Philippe racontée
+par lui-même et recueillie par M. Édouard Lemoine</cite>, p. 69.)&mdash;Lord
+Clarendon, qui avait été collègue de lord Palmerston et l'un des plus
+animés contre notre politique espagnole, vint voir Louis-Philippe
+à Claremont après la publication de la <cite>Revue rétrospective</cite>, et
+lui tint ce langage: «Sire, vous voyez devant vous un de ceux qui
+éprouvent le besoin de vous faire amende honorable. Je n'ai jamais
+cessé d'admirer votre politique, mais, hier encore, vous n'étiez
+à mes yeux que le plus habile des rois; aujourd'hui, je reconnais
+sincèrement que vous n'avez jamais cessé d'être en même temps le
+plus habile et le plus loyal.» Cet incident est rapporté par M.
+Croker, dans un article écrit pour une revue anglaise, d'après les
+renseignements mêmes du Roi. Cet article fut traduit et reproduit
+dans la <cite>Revue britannique</cite> d'octobre 1850.</p>
+
+<p><a id="footnote253" name="footnote253"></a>
+<b><a href="#footnotetag253">253</a></b>: M. Guizot se rendait bien compte de l'effet qu'un
+désaveu produirait sur M. Bresson. Celui-ci, en effet, à la première
+nouvelle qui lui en arriva, écrivit à M. Guizot, le 26 juillet:
+«Ce serait tout renverser, tout livrer à nos adversaires, et je ne
+me chargerais pas de suivre une négociation aussi délicate dans de
+pareilles conditions.»</p>
+
+<p><a id="footnote254" name="footnote254"></a>
+<b><a href="#footnotetag254">254</a></b>: Voir <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 218 à 238.</p>
+
+<p><a id="footnote255" name="footnote255"></a>
+<b><a href="#footnotetag255">255</a></b>: Louis-Philippe écrivait à M. Guizot, le 25 juillet
+1846: «Le roi Léopold est en excellente disposition et désire
+vivement la chute de lord Palmerston, dont il craint que nous ne
+soyons dupes. <em lang="en">No fear of that!</em> Je le mettrai au fait, et, avec les
+excellentes dispositions de la reine Victoria, je crois qu'il fera
+bonne besogne.» (<cite>Revue rétrospective.</cite>)&mdash;Voir aussi, dans la <cite>Vie du
+Prince consort</cite>, par sir Théodore <span class="smcap">Martin</span>, un <i>memorandum</i> du
+18 juillet 1846, dans lequel le prince Albert, examinant l'état des
+affaires d'Espagne, montrait les avantages de la politique de lord
+Aberdeen et les dangers résultant de l'avènement de lord Palmerston,
+particulièrement de ses liens avec les progressistes. (<cite>Le Prince
+Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th. <span class="smcap">Martin</span>, par
+<span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 195.)&mdash;L'auteur de la <cite>Vie de lord John
+Russell</cite>, M. Spencer <span class="smcap">Walpole</span> (t. II, p. 8), constate la
+méfiance du prince Albert et de la reine Victoria à l'égard de lord
+Palmerston.</p>
+
+<p><a id="footnote256" name="footnote256"></a>
+<b><a href="#footnotetag256">256</a></b>: V. plus haut, p. <a href="#page167">167</a> et suiv., ce qui a été dit de la
+démarche de la reine Christine.</p>
+
+<p><a id="footnote257" name="footnote257"></a>
+<b><a href="#footnotetag257">257</a></b>: C'était à peu près l'avis qu'exprimait déjà le
+prince Albert, le 26 mai 1846, dans une lettre adressée au duc de
+Saxe-Cobourg. (V. plus haut.)</p>
+
+<p><a id="footnote258" name="footnote258"></a>
+<b><a href="#footnotetag258">258</a></b>: <cite>Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst
+II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 169 à 171.</p>
+
+<p><a id="footnote259" name="footnote259"></a>
+<b><a href="#footnotetag259">259</a></b>: En rendant compte des conversations d'Eu, en septembre
+1845, M. Guizot dit «qu'il avait été entendu et reconnu par lord
+Aberdeen qu'aucun prince étranger à la maison de Bourbon ne serait
+soutenu par le gouvernement anglais comme prétendant à la main de
+la Reine <em>ou de l'Infante</em>». Et il ajoute: «Notre sécurité à cet
+égard était évidemment la condition de notre renonciation à toute
+prétention pour les fils du Roi.» De même, dans le <em>memorandum</em> du 27
+février 1846, notre gouvernement avait indiqué qu'il se regarderait
+comme libre de tout engagement, si le gouvernement anglais poussait
+au mariage du prince de Cobourg soit avec la Reine, <em>soit avec
+l'Infante</em>.</p>
+
+<p><a id="footnote260" name="footnote260"></a>
+<b><a href="#footnotetag260">260</a></b>: Le roi Louis-Philippe écrivait à la reine des Belges,
+le 14 septembre 1846: «En adhérant à la garantie que lord Aberdeen
+prenait contre la stérilité de la Reine, je devais considérer comme
+entendu qu'il n'y aurait plus d'objections de la part de l'Angleterre
+à ce que mon fils épousât l'Infante.»</p>
+
+<p><a id="footnote261" name="footnote261"></a>
+<b><a href="#footnotetag261">261</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote262" name="footnote262"></a>
+<b><a href="#footnotetag262">262</a></b>: Les historiens anglais eux-mêmes, si longtemps
+acharnés à contester la bonne foi du gouvernement français,
+commencent à changer de ton. Ainsi l'auteur de la Vie récemment
+publiée de lord John Russell, M. Spencer Walpole, reconnaît que
+Louis-Philippe, en voyant le nom de Cobourg dans les instructions du
+19 juillet, était fondé à croire que les Anglais manquaient à leurs
+engagements, et qu'il était par suite libéré des siens. Il ajoute:
+«L'excuse habituelle, invoquée par lord Palmerston, est qu'en nommant
+le prince Léopold, il constatait un fait, sans énoncer une politique.
+L'excuse est inadmissible pour qui a comparé la correspondance privée
+de Palmerston avec ses dépêches publiques.»&mdash;Il dit encore plus loin:
+«Lord Palmerston et Bulwer travaillaient à faire le mariage dont
+Louis-Philippe ne voulait pas, et complotaient contre le mariage
+qu'il désirait.» (<cite>The Life of lord John Russell</cite>, t. II, p. 2 et
+3.)</p>
+
+<p><a id="footnote263" name="footnote263"></a>
+<b><a href="#footnotetag263">263</a></b>: Sur les sentiments et les démarches de Bulwer,
+voir <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, par <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p.
+193 et suiv., et <cite lang="en">The Life of lord John Russell</cite>, par Spencer
+<span class="smcap">Walpole</span>, t. II, p. 3.</p>
+
+<p><a id="footnote264" name="footnote264"></a>
+<b><a href="#footnotetag264">264</a></b>: Plus tard, après son échec, lord Palmerston regrettera
+de n'avoir pas suivi les conseils de Bulwer. «C'est vous qui aviez
+raison, lui écrira-t-il le 12 septembre 1846; nous aurions dû tout de
+suite et hardiment adopter Cobourg et le faire triompher en bravant
+la France.» (<cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, par <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III,
+p. 246.)</p>
+
+<p><a id="footnote265" name="footnote265"></a>
+<b><a href="#footnotetag265">265</a></b>: «Je n'ai point élevé d'objections, écrivait M. Bresson
+le 9 août 1846; j'ai seulement fait observer qu'il y avait des
+conditions préliminaires indispensables à régler.»</p>
+
+<p><a id="footnote266" name="footnote266"></a>
+<b><a href="#footnotetag266">266</a></b>: Lettres du 9 et du 16 août 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote267" name="footnote267"></a>
+<b><a href="#footnotetag267">267</a></b>: Sur ce qu'étaient ces pouvoirs, se rappeler notamment
+la lettre de M. Guizot, en date du 10 décembre 1845. (V. plus haut,
+p. <a href="#page166">166</a>.)</p>
+
+<p><a id="footnote268" name="footnote268"></a>
+<b><a href="#footnotetag268">268</a></b>: Correspondance de l'envoyé sarde à Madrid.
+(<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1843, t. II, p.
+631.)</p>
+
+<p><a id="footnote269" name="footnote269"></a>
+<b><a href="#footnotetag269">269</a></b>: Lettre inédite du 22 août 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote270" name="footnote270"></a>
+<b><a href="#footnotetag270">270</a></b>: Lettre de lord Palmerston à M. de Jarnac, du 6
+septembre 1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III,
+p. 239.)</p>
+
+<p><a id="footnote271" name="footnote271"></a>
+<b><a href="#footnotetag271">271</a></b>: Lettres de M. de Jarnac à M. Guizot, des 9, 11 et 12
+septembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote272" name="footnote272"></a>
+<b><a href="#footnotetag272">272</a></b>: Lettre de lord Palmerston à Bulwer, du 16 septembre
+1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 247.)</p>
+
+<p><a id="footnote273" name="footnote273"></a>
+<b><a href="#footnotetag273">273</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 423.</p>
+
+<p><a id="footnote274" name="footnote274"></a>
+<b><a href="#footnotetag274">274</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 248 et 252.</p>
+
+<p><a id="footnote275" name="footnote275"></a>
+<b><a href="#footnotetag275">275</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 248.</p>
+
+<p><a id="footnote276" name="footnote276"></a>
+<b><a href="#footnotetag276">276</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 10.</p>
+
+<p><a id="footnote277" name="footnote277"></a>
+<b><a href="#footnotetag277">277</a></b>: Lettre inédite du 20 septembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote278" name="footnote278"></a>
+<b><a href="#footnotetag278">278</a></b>: Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, <cite>The life of lord John
+Russell</cite>, t. II, p. 2.</p>
+
+<p><a id="footnote279" name="footnote279"></a>
+<b><a href="#footnotetag279">279</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 5.</p>
+
+<p><a id="footnote280" name="footnote280"></a>
+<b><a href="#footnotetag280">280</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 418 à
+421.</p>
+
+<p><a id="footnote281" name="footnote281"></a>
+<b><a href="#footnotetag281">281</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+241.</p>
+
+<p><a id="footnote282" name="footnote282"></a>
+<b><a href="#footnotetag282">282</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 208.</p>
+
+<p><a id="footnote283" name="footnote283"></a>
+<b><a href="#footnotetag283">283</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote284" name="footnote284"></a>
+<b><a href="#footnotetag284">284</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 208.</p>
+
+<p><a id="footnote285" name="footnote285"></a>
+<b><a href="#footnotetag285">285</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 430; t.
+III, p. 53.</p>
+
+<p><a id="footnote286" name="footnote286"></a>
+<b><a href="#footnotetag286">286</a></b>: Voir plusieurs lettres publiées dans la <cite>Revue
+rétrospective</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote287" name="footnote287"></a>
+<b><a href="#footnotetag287">287</a></b>: Louis-Philippe écrivait au roi des Belges, le 25
+juillet 1846: «J'ai reçu de Victoria les lettres les plus aimables,
+les plus rassurantes, sur le maintien de notre précieuse entente
+cordiale. Sa jeunesse et sa droiture le croient; elle ne peut douter
+des assertions qu'on lui donne. Ma vieillesse, sans être moins
+droite, n'a pas la même confiance, et de là l'incertitude que j'ai
+dû lui faire entrevoir sur ma visite du mois d'octobre, qu'elle veut
+bien désirer avec un affectueux empressement.»</p>
+
+<p><a id="footnote288" name="footnote288"></a>
+<b><a href="#footnotetag288">288</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page217">217</a>, <a href="#page218">218</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote289" name="footnote289"></a>
+<b><a href="#footnotetag289">289</a></b>: Le langage de ce prince était des plus amers; il
+écrivait à un de ses parents d'Allemagne, le 17 septembre 1846: «Rien
+de plus perfide que la politique suivie par la cour française. On
+nous a dupés, et maintenant on triomphe. Mesquin triomphe d'avoir
+dupé un ami, et le seul qu'on a, et au moment même où il fait un
+sacrifice à l'amitié. Car les pauvres reines ont, jusqu'à la dernière
+heure, été attachées à Léopold, et cet attachement, elles ne l'ont
+abandonné que quand Bulwer leur a déclaré que nous ne pouvions pas y
+consentir...» (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst
+II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 174.)</p>
+
+<p><a id="footnote290" name="footnote290"></a>
+<b><a href="#footnotetag290">290</a></b>: Ce fond d'affection reparaîtra en 1848, après la
+révolution de Février. La Reine écrira au baron Stockmar, le 6 mars
+1848: «Vous connaissez ma tendresse pour la famille royale; vous
+savez comme je désirais de nouveau être dans de meilleures relations
+avec eux..., et vous disiez que le temps seul pourrait amener ce
+résultat... Que j'étais loin de prévoir comment il se ferait que
+nous nous reverrions en effet tous de la façon la plus amicale, que
+la duchesse de Montpensier, au sujet de laquelle nous nous disputions
+depuis plus d'un an, arriverait ici en fugitive!...» Et le 22 avril:
+«Ces pauvres exilés à Claremont! Leur vie, leur avenir vous brisent
+le c&oelig;ur.» (<cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir
+Théodore <span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 256 et
+257.)</p>
+
+<p><a id="footnote291" name="footnote291"></a>
+<b><a href="#footnotetag291">291</a></b>: Le baron Stockmar a écrit, quelques semaines plus
+tard, le 10 novembre 1846: «Au commencement, la Reine était tout
+entière aux idées de pardon et de réconciliation; le prince, au
+contraire, ressentait le coup comme il convient à un homme; il voyait
+une chose injuste au fond, une offense nationale dans la forme
+et pour lui un procédé blessant, car il pouvait se dire qu'ayant
+sacrifié à de hauts intérêts politiques sa bienveillance pour son
+cousin, il n'avait reçu en échange qu'une marque d'ingratitude sous
+la forme la plus dédaigneuse.» (<cite>Mémoires de Stockmar.</cite>)&mdash;Écrivant
+à la Reine, Stockmar lui dénonçait la conduite de Louis-Philippe
+«comme un trait de politique égoïste et inique, du scandale duquel
+la réputation du Roi ne se remettrait jamais». (<cite>Le Prince Albert</cite>,
+extraits de l'ouvrage de sir Théodore <span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A.
+Craven</span>, t. I, p. 208.)</p>
+
+<p><a id="footnote292" name="footnote292"></a>
+<b><a href="#footnotetag292">292</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 424.</p>
+
+<p><a id="footnote293" name="footnote293"></a>
+<b><a href="#footnotetag293">293</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote294" name="footnote294"></a>
+<b><a href="#footnotetag294">294</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 201 à 203.</p>
+
+<p><a id="footnote295" name="footnote295"></a>
+<b><a href="#footnotetag295">295</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 424.</p>
+
+<p><a id="footnote296" name="footnote296"></a>
+<b><a href="#footnotetag296">296</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote297" name="footnote297"></a>
+<b><a href="#footnotetag297">297</a></b>: C'est ce qu'insinue lord Palmerston dans une lettre à
+Bulwer. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p. 252.)</p>
+
+<p><a id="footnote298" name="footnote298"></a>
+<b><a href="#footnotetag298">298</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 203 à 206.</p>
+
+<p><a id="footnote299" name="footnote299"></a>
+<b><a href="#footnotetag299">299</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+252.</p>
+
+<p><a id="footnote300" name="footnote300"></a>
+<b><a href="#footnotetag300">300</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+241.</p>
+
+<p><a id="footnote301" name="footnote301"></a>
+<b><a href="#footnotetag301">301</a></b>: Il n'est pas besoin de démentir cette infamie. On se
+rappelle que M. Bresson n'était même pas au palais royal le soir où
+le consentement de la Reine fut obtenu. (V. plus haut, p. <a href="#page226">226</a>.) Dans
+sa correspondance confidentielle avec M. Guizot, M. Bresson se montre
+fort ému et fort indigné de ces «abominables calomnies». (Lettre
+inédite du 29 septembre 1846.)</p>
+
+<p><a id="footnote302" name="footnote302"></a>
+<b><a href="#footnotetag302">302</a></b>: Voir notamment le <cite>Siècle</cite> des 9, 10, 13, 18 août, le
+<cite>Constitutionnel</cite> du 13 août, le <cite>National</cite> des 14 et 16 août, etc.</p>
+
+<p><a id="footnote303" name="footnote303"></a>
+<b><a href="#footnotetag303">303</a></b>: Sur les premiers symptômes de cette alliance de M.
+Thiers et de lord Palmerston, voir plus haut, p. 197 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote304" name="footnote304"></a>
+<b><a href="#footnotetag304">304</a></b>: Ce propos est rapporté par M. Bresson, qui le tenait
+de M. Donozo Cortès.</p>
+
+<p><a id="footnote305" name="footnote305"></a>
+<b><a href="#footnotetag305">305</a></b>: Lettre inédite de M. Bresson à M. Guizot, du 29
+septembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote306" name="footnote306"></a>
+<b><a href="#footnotetag306">306</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+247 à 257.</p>
+
+<p><a id="footnote307" name="footnote307"></a>
+<b><a href="#footnotetag307">307</a></b>: Voir entre autres le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> du 19
+septembre 1846, et le <cite lang="en">Times</cite> du 24.</p>
+
+<p><a id="footnote308" name="footnote308"></a>
+<b><a href="#footnotetag308">308</a></b>: Le ministre avait été, du reste, devancé dans cette
+voie par Bulwer, qui, de son chef, avait invoqué le traité d'Utrecht
+dans une note à M. Isturiz, en date du 8 septembre.</p>
+
+<p><a id="footnote309" name="footnote309"></a>
+<b><a href="#footnotetag309">309</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page237">237</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote310" name="footnote310"></a>
+<b><a href="#footnotetag310">310</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+248 à 252. Voir aussi <cite>le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de
+sir Théodore <span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 207.</p>
+
+<p><a id="footnote311" name="footnote311"></a>
+<b><a href="#footnotetag311">311</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote312" name="footnote312"></a>
+<b><a href="#footnotetag312">312</a></b>: Cité dans une dépêche de M. d'Arnim, ministre de
+Prusse à Paris. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>,
+1830-1848, t. II, p. 647.)</p>
+
+<p><a id="footnote313" name="footnote313"></a>
+<b><a href="#footnotetag313">313</a></b>: Voir, entre autres, une lettre du 23 septembre 1846,
+dans laquelle M. de Flahault rend compte à M. Guizot d'une dépêche de
+l'ambassadeur d'Autriche à Londres, du 12 septembre. Voir aussi les
+<cite>Mémoires du prince de Metternich</cite>, t. VII, p. 272.</p>
+
+<p><a id="footnote314" name="footnote314"></a>
+<b><a href="#footnotetag314">314</a></b>: <cite>Mémoires du prince de Metternich</cite>, t. VII, p. 277.</p>
+
+<p><a id="footnote315" name="footnote315"></a>
+<b><a href="#footnotetag315">315</a></b>: Correspondance inédite de M. Guizot et de M. de
+Flahault, ambassadeur de France à Vienne.</p>
+
+<p><a id="footnote316" name="footnote316"></a>
+<b><a href="#footnotetag316">316</a></b>: Dépêches d'Arnim, ministre de Prusse à Paris, en
+date des 13 et 14 octobre 1846. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte
+Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p. 645.)</p>
+
+<p><a id="footnote317" name="footnote317"></a>
+<b><a href="#footnotetag317">317</a></b>: J'aurai l'occasion plus tard de revenir avec détail
+sur les événements de Suisse et d'Italie.</p>
+
+<p><a id="footnote318" name="footnote318"></a>
+<b><a href="#footnotetag318">318</a></b>: «Il n'y a rien de plus grave pour un gouvernement,
+déclarait M. de Metternich, que de dire: Je proteste. Derrière une
+protestation, il faut toujours avoir un canon chargé.» (Lettre de M.
+de Flahault à M. Guizot, du 5 octobre 1846, <i>Documents inédits</i>.)</p>
+
+<p><a id="footnote319" name="footnote319"></a>
+<b><a href="#footnotetag319">319</a></b>: M. de Metternich écrivait, après avoir lu les pièces
+communiquées par le gouvernement français: «Ce qui ressort avec
+évidence de ces pièces, c'est une grande habileté dans la manière de
+procéder du roi des Français.» (<cite>Mémoires de Metternich</cite>, t. VII, p.
+279.)</p>
+
+<p><a id="footnote320" name="footnote320"></a>
+<b><a href="#footnotetag320">320</a></b>: Lettres de M. de Flahault rendant compte à M. Guizot
+de ses conversations avec M. de Metternich, en date des 23 septembre,
+5, 10 et 16 octobre 1846. (<i>Documents inédits.</i>) Voir aussi les
+dépêches de M. de Metternich à ses agents à Berlin, en date des 6 et
+10 octobre 1846. (<cite>Mémoires de Metternich</cite>, t. VII, p. 272 à 281.)</p>
+
+<p><a id="footnote321" name="footnote321"></a>
+<b><a href="#footnotetag321">321</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 26 septembre
+1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote322" name="footnote322"></a>
+<b><a href="#footnotetag322">322</a></b>: Dépêches des 6 et 10 octobre 1846. (<cite>Mémoires de
+Metternich</cite>, t. VII, p. 272 à 281.)</p>
+
+<p><a id="footnote323" name="footnote323"></a>
+<b><a href="#footnotetag323">323</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 21 octobre
+1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote324" name="footnote324"></a>
+<b><a href="#footnotetag324">324</a></b>: «J'ai été complètement submergé par la besogne,
+écrivait-il à lord Normanby le 27 septembre, et bien que ce soit
+septembre, je n'ai pu aller qu'une fois à la chasse aux perdrix.»
+(<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 251.)</p>
+
+<p><a id="footnote325" name="footnote325"></a>
+<b><a href="#footnotetag325">325</a></b>: <cite>Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis</cite>, p. 244.</p>
+
+<p><a id="footnote326" name="footnote326"></a>
+<b><a href="#footnotetag326">326</a></b>: Dépêche de lord Normanby à lord Palmerston, du 1<sup>er</sup>
+septembre 1846.&mdash;Voir aussi lettre de Palmerston à Bulwer, du 16
+septembre. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+249.)</p>
+
+<p><a id="footnote327" name="footnote327"></a>
+<b><a href="#footnotetag327">327</a></b>: Voir notamment certaines ouvertures faites par des
+personnages qu'on pouvait supposer être plus ou moins autorisés par
+Louis-Philippe. (<cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 425,
+430, 431, et t. III, p. 5.)</p>
+
+<p><a id="footnote328" name="footnote328"></a>
+<b><a href="#footnotetag328">328</a></b>: «Je demande à Dieu, écrivait M. Désages à M. de
+Jarnac, de mettre le signet à cette polémique où nous reconnaissons
+tous qu'il y a inconvénient même à avoir trop raison et à trop le
+démontrer.» (Lettre inédite du 5 novembre 1846.)</p>
+
+<p><a id="footnote329" name="footnote329"></a>
+<b><a href="#footnotetag329">329</a></b>: Dépêches de lord Palmerston, en date du 31 octobre
+1846; de M. Guizot, en date du 29 novembre 1846; de Palmerston, en
+date du 8 janvier 1847; de M. Guizot, en date du 22 janvier.</p>
+
+<p><a id="footnote330" name="footnote330"></a>
+<b><a href="#footnotetag330">330</a></b>: Que ne pouvait-on pas attendre de l'homme d'État
+qui écrivait à Bulwer, le 15 octobre 1846, que Louis-Philippe
+était un «<em>pick-pocket</em> découvert»? (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of
+Palmerston</cite>, t. III, p. 260.)&mdash;Le <cite>Times</cite>, vers la même époque,
+accusait le roi des Français d'avoir «filouté à l'Espagne l'Infante
+et son héritage».</p>
+
+<p><a id="footnote331" name="footnote331"></a>
+<b><a href="#footnotetag331">331</a></b>: Lettre du 7 décembre 1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, t. III,
+p. 276.)</p>
+
+<p><a id="footnote332" name="footnote332"></a>
+<b><a href="#footnotetag332">332</a></b>: <cite>Leaves from the diary of Henry Greville</cite>, p. 174.</p>
+
+<p><a id="footnote333" name="footnote333"></a>
+<b><a href="#footnotetag333">333</a></b>: Voir les lettres que Palmerston écrivait à Bulwer, les
+15 octobre, 15, 19 et 26 novembre 1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life
+of Palmerston</cite>, t. III, p. 259 à 263.)</p>
+
+<p><a id="footnote334" name="footnote334"></a>
+<b><a href="#footnotetag334">334</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 263.</p>
+
+<p><a id="footnote335" name="footnote335"></a>
+<b><a href="#footnotetag335">335</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 14.</p>
+
+<p><a id="footnote336" name="footnote336"></a>
+<b><a href="#footnotetag336">336</a></b>: Lettre inédite de M. Guizot au comte de Flahault, du 9
+novembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote337" name="footnote337"></a>
+<b><a href="#footnotetag337">337</a></b>: Correspondance inédite entre M. Guizot et le comte de
+Flahault, pendant les mois d'octobre et de novembre 1846.&mdash;Voir aussi
+<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 278 à 280.</p>
+
+<p><a id="footnote338" name="footnote338"></a>
+<b><a href="#footnotetag338">338</a></b>: Voir, comme spécimen de ces caresses, la lettre
+que lord Palmerston adressera, quelques semaines plus tard, à son
+représentant à Saint-Pétersbourg. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of
+Palmerston</cite>, t. III, p. 278.)</p>
+
+<p><a id="footnote339" name="footnote339"></a>
+<b><a href="#footnotetag339">339</a></b>: Cette réponse, communiquée par M. de Metternich à
+M. de Flahault, fut aussitôt transmise par ce dernier à M. Guizot.
+(Lettre inédite du 22 novembre 1846.)</p>
+
+<p><a id="footnote340" name="footnote340"></a>
+<b><a href="#footnotetag340">340</a></b>: Lettre inédite du 2 août 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote341" name="footnote341"></a>
+<b><a href="#footnotetag341">341</a></b>: <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>,
+1830-1848, t. II, p. 584.</p>
+
+<p><a id="footnote342" name="footnote342"></a>
+<b><a href="#footnotetag342">342</a></b>: Correspondance inédite du marquis de Dalmatie,
+ministre de France à Berlin, et de M. Guizot.&mdash;Voir aussi
+<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p.
+645 à 651.</p>
+
+<p><a id="footnote343" name="footnote343"></a>
+<b><a href="#footnotetag343">343</a></b>: Voir plus haut, t. IV, p. 311, et t. V, p. 47.</p>
+
+<p><a id="footnote344" name="footnote344"></a>
+<b><a href="#footnotetag344">344</a></b>: Sur ce double courant et sur cette incertitude de
+la politique prussienne, cf. <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte
+Frankreichs</cite>, t. II, p. 645 à 651. Il faut voir avec quelle amertume
+cet historien reproche à Frédéric-Guillaume IV d'avoir manqué en
+cette circonstance à la mission des Hohenzollern et d'avoir ainsi
+fait la partie trop facile au gouvernement français.</p>
+
+<p><a id="footnote345" name="footnote345"></a>
+<b><a href="#footnotetag345">345</a></b>: Lettre inédite à M. de Jarnac, en date du 11 février
+1847.</p>
+
+<p><a id="footnote346" name="footnote346"></a>
+<b><a href="#footnotetag346">346</a></b>: Lettre inédite du 26 octobre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote347" name="footnote347"></a>
+<b><a href="#footnotetag347">347</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 169, 170,
+198.</p>
+
+<p><a id="footnote348" name="footnote348"></a>
+<b><a href="#footnotetag348">348</a></b>: Voir plus haut, t. III, ch. <span class="smcap">II</span>, § II.</p>
+
+<p><a id="footnote349" name="footnote349"></a>
+<b><a href="#footnotetag349">349</a></b>: Dépêches de M. de Metternich à M. d'Apponyi, du 20
+février 1846; de M. Guizot à M. de Flahault, du 23 mars 1846; de M.
+de Flahault à M. Guizot, du 1<sup>er</sup> avril 1846, et de M. Humann à M.
+Guizot, du 3 avril 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote350" name="footnote350"></a>
+<b><a href="#footnotetag350">350</a></b>: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25
+novembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote351" name="footnote351"></a>
+<b><a href="#footnotetag351">351</a></b>: Dépêche à M. de Jarnac, du 19 novembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote352" name="footnote352"></a>
+<b><a href="#footnotetag352">352</a></b>: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25
+novembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote353" name="footnote353"></a>
+<b><a href="#footnotetag353">353</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 430.</p>
+
+<p><a id="footnote354" name="footnote354"></a>
+<b><a href="#footnotetag354">354</a></b>: Lettre précitée à M. de Flahault.</p>
+
+<p><a id="footnote355" name="footnote355"></a>
+<b><a href="#footnotetag355">355</a></b>: Lord Palmerston écrivait, à l'un de ses confidents, le
+19 novembre 1846: «La vérité est que, même en bons termes, la France
+et l'Angleterre n'auraient eu aucun moyen d'action sur ce point;
+elles n'auraient pu prévenir la chose que par une menace de guerre,
+et les trois puissances savaient bien que nous n'y aurions pas
+recouru pour Cracovie.» (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>,
+t. III, p. 270.)</p>
+
+<p><a id="footnote356" name="footnote356"></a>
+<b><a href="#footnotetag356">356</a></b>: Lettre inédite du prince Albert de Broglie, alors
+premier secrétaire à l'ambassade de Rome.</p>
+
+<p><a id="footnote357" name="footnote357"></a>
+<b><a href="#footnotetag357">357</a></b>: Lettre inédite du 25 novembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote358" name="footnote358"></a>
+<b><a href="#footnotetag358">358</a></b>: Dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse, en date du
+22 décembre 1846. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>,
+1830-1848, t. II, p. 644.)</p>
+
+<p><a id="footnote359" name="footnote359"></a>
+<b><a href="#footnotetag359">359</a></b>: Dépêche de M. de Brignole, ministre de Sardaigne, en
+date des 5 et 26 décembre 1846. (<i>Ibid.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote360" name="footnote360"></a>
+<b><a href="#footnotetag360">360</a></b>: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 22
+janvier 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote361" name="footnote361"></a>
+<b><a href="#footnotetag361">361</a></b>: Lettre inédite du marquis de Dalmatie à M. Guizot, du
+23 décembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote362" name="footnote362"></a>
+<b><a href="#footnotetag362">362</a></b>: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 13
+décembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote363" name="footnote363"></a>
+<b><a href="#footnotetag363">363</a></b>: Dépêche de M. de Brignole, du 12 décembre 1846.
+(<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p.
+644.)</p>
+
+<p><a id="footnote364" name="footnote364"></a>
+<b><a href="#footnotetag364">364</a></b>: Dépêche du 4 janvier 1847, et lettre confidentielle du
+même jour. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 359 à 363.)</p>
+
+<p><a id="footnote365" name="footnote365"></a>
+<b><a href="#footnotetag365">365</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 298 à 303.</p>
+
+<p><a id="footnote366" name="footnote366"></a>
+<b><a href="#footnotetag366">366</a></b>: Lettres inédites du 25 novembre et du 5 décembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote367" name="footnote367"></a>
+<b><a href="#footnotetag367">367</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page242">242</a>. Cf. aussi p. <a href="#page197">197</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote368" name="footnote368"></a>
+<b><a href="#footnotetag368">368</a></b>: M. Panizzi devait mourir sénateur du royaume d'Italie.</p>
+
+<p><a id="footnote369" name="footnote369"></a>
+<b><a href="#footnotetag369">369</a></b>: Louis <span class="smcap">Fagan</span>, <cite>The Life of sir Anthony
+Panizzi</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote370" name="footnote370"></a>
+<b><a href="#footnotetag370">370</a></b>: Sur cette conduite de lord Normanby, voir <i>passim</i>,
+<cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III. Cf. notamment p. 10, 19
+et 34.</p>
+
+<p><a id="footnote371" name="footnote371"></a>
+<b><a href="#footnotetag371">371</a></b>: M. Greville raconte, à la date du 30 décembre 1846,
+que lord Clarendon lui avait fait part, comme d'une chose toute
+naturelle, de «l'intention où était Palmerston de fournir des
+informations à Thiers pour en user contre Guizot». M. Greville
+lui fit de fortes représentations sur ce qu'un tel procédé avait
+d'impolitique et d'immoral. Clarendon lui répondit en tachant de
+le tranquilliser et en lui promettant qu'on userait de beaucoup de
+précautions. «Cela ne me tranquillisa pas, ajoute Greville, et mon
+sentiment était prophétique. Que de torts on se fit ainsi!» (<cite>The
+Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 13.)</p>
+
+<p><a id="footnote372" name="footnote372"></a>
+<b><a href="#footnotetag372">372</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, <i>passim</i>. Voir
+notamment t. II, p. 426, et t. III, p. 19, 52, 55.</p>
+
+<p><a id="footnote373" name="footnote373"></a>
+<b><a href="#footnotetag373">373</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel</cite>; <cite>Correspondance
+inédite de M. Désages avec M. de Jarnac</cite>; <cite>The Greville Memoirs,
+second part</cite>, <i>passim</i>, notamment t. II, p. 424; Spencer
+<span class="smcap">Walpole</span>, <cite>The Life of lord John Russell</cite>, t. II, p. 4 et 5.</p>
+
+<p><a id="footnote374" name="footnote374"></a>
+<b><a href="#footnotetag374">374</a></b>: Cf. <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of lord Palmerston</cite>, t.
+III, p. 325 et suiv., et Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, <cite>The Life of lord
+John Russell</cite>, t. II, p. 14 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote375" name="footnote375"></a>
+<b><a href="#footnotetag375">375</a></b>: On écrivait de Paris à M. Thouvenel: «Le roi des
+Belges était si mécontent des mariages espagnols qu'il a quitté
+Saint-Cloud la veille de l'arrivée du duc de Montpensier et de sa
+femme.» (<cite>La Grèce du roi Othon: Correspondance de M. Thouvenel avec
+sa famille et ses amis</cite>, p. 94.)</p>
+
+<p><a id="footnote376" name="footnote376"></a>
+<b><a href="#footnotetag376">376</a></b>: Voir la lettre écrite, le 13 novembre 1846, au duc de
+Saxe-Cobourg par le roi Léopold. (<cite>Aus meinem Leben und aus meiner
+Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I,
+p. 175.)</p>
+
+<p><a id="footnote377" name="footnote377"></a>
+<b><a href="#footnotetag377">377</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p, 425.</p>
+
+<p><a id="footnote378" name="footnote378"></a>
+<b><a href="#footnotetag378">378</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. III, p. 12, 13, 14, 26, 34.</p>
+
+<p><a id="footnote379" name="footnote379"></a>
+<b><a href="#footnotetag379">379</a></b>: C'est M. Greville qui a noté, au moment même, sur
+son journal, tout ce que lui avait dit M. Thiers. (<cite>The Greville
+Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 28 et suiv.)</p>
+
+<p><a id="footnote380" name="footnote380"></a>
+<b><a href="#footnotetag380">380</a></b>: Cette lettre et celles qui seront citées à la suite
+sont toujours tirées de l'ouvrage de M. <span class="smcap">Fagan</span>, <cite>The Life of
+sir Anthony Panizzi</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote381" name="footnote381"></a>
+<b><a href="#footnotetag381">381</a></b>: Lettre de Palmerston à lord Normanby, du 17 février
+1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 286.)</p>
+
+<p><a id="footnote382" name="footnote382"></a>
+<b><a href="#footnotetag382">382</a></b>: On fut en effet assez froissé, à Londres, du langage
+du duc de Broglie. M. Greville, alors à Paris, et qui désirait un
+rapprochement, écrivait sur son journal, le 21 janvier: «Ce discours
+n'est ni juste, ni vrai, ni sage. Si l'orateur avait eu le désir
+d'envenimer l'affaire, ce que je ne crois pas, il n'aurait pas pu
+parler autrement.» (<cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III,
+p. 36.) M. Désages, informé de l'impression produite outre-Manche,
+répondait, le 1<sup>er</sup> février, à M. de Jarnac: «Ce discours est
+incisif, hautain peut-être, mais le raisonnement est puissant, serré,
+sans bonne réplique possible.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote383" name="footnote383"></a>
+<b><a href="#footnotetag383">383</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel</cite>, à la date
+du 23 janvier 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote384" name="footnote384"></a>
+<b><a href="#footnotetag384">384</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 39.</p>
+
+<p><a id="footnote385" name="footnote385"></a>
+<b><a href="#footnotetag385">385</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote386" name="footnote386"></a>
+<b><a href="#footnotetag386">386</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 39,
+40.</p>
+
+<p><a id="footnote387" name="footnote387"></a>
+<b><a href="#footnotetag387">387</a></b>: Dans le livre de M. Fagan (<cite>The Life of sir Anthony
+Panizzi</cite>), la lettre est datée seulement de <em>Dimanche</em> 1847. La date
+que nous indiquons ne peut faire aucun doute.</p>
+
+<p><a id="footnote388" name="footnote388"></a>
+<b><a href="#footnotetag388">388</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page227">227</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote389" name="footnote389"></a>
+<b><a href="#footnotetag389">389</a></b>: M. Thiers, dans une lettre à M. Panizzi, rapportait
+ainsi lui-même son propos: «Mon cher monsieur Greville, vous êtes une
+éponge trempée dans le liquide Lieven, et, quand on vous presse, il
+n'en sort que ce liquide. Prenez garde, ce n'est que du liquide de
+vieille femme.»</p>
+
+<p><a id="footnote390" name="footnote390"></a>
+<b><a href="#footnotetag390">390</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 48,
+49.</p>
+
+<p><a id="footnote391" name="footnote391"></a>
+<b><a href="#footnotetag391">391</a></b>: Lettre du 7 février 1847. (<cite>The Life of sir Anthony
+Panizzi</cite>, par Louis <span class="smcap">Fagan</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote392" name="footnote392"></a>
+<b><a href="#footnotetag392">392</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 46.</p>
+
+<p><a id="footnote393" name="footnote393"></a>
+<b><a href="#footnotetag393">393</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 49.</p>
+
+<p><a id="footnote394" name="footnote394"></a>
+<b><a href="#footnotetag394">394</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page275">275</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote395" name="footnote395"></a>
+<b><a href="#footnotetag395">395</a></b>: Le jour même où s'ouvraient les débats de l'adresse,
+le 1<sup>er</sup> février, M. Dégages écrivait à M. de Jarnac: «M. Guizot
+parlera le moins possible; il ne parlera que pour se défendre s'il
+est attaqué. Chacun se demande ce que fera M. Thiers. Je crois
+volontiers qu'il ne le sait pas bien encore lui-même.» (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote396" name="footnote396"></a>
+<b><a href="#footnotetag396">396</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote397" name="footnote397"></a>
+<b><a href="#footnotetag397">397</a></b>: «La majorité, écrivait le duc de Broglie à son fils,
+est contente de manger un peu de l'Anglais, pourvu qu'on n'en mange
+que ce qu'on en peut digérer.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote398" name="footnote398"></a>
+<b><a href="#footnotetag398">398</a></b>: Lettres à M. de Flahault, en date du 24 février 1847,
+et au marquis de Dalmatie, en date du 4 mars. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote399" name="footnote399"></a>
+<b><a href="#footnotetag399">399</a></b>: <cite lang="en">The Life of sir Anthony Panizzi</cite>, par Louis
+<span class="smcap">Fagan</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote400" name="footnote400"></a>
+<b><a href="#footnotetag400">400</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+299.</p>
+
+<p><a id="footnote401" name="footnote401"></a>
+<b><a href="#footnotetag401">401</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+299.</p>
+
+<p><a id="footnote402" name="footnote402"></a>
+<b><a href="#footnotetag402">402</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 45 et
+47.</p>
+
+<p><a id="footnote403" name="footnote403"></a>
+<b><a href="#footnotetag403">403</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 49.</p>
+
+<p><a id="footnote404" name="footnote404"></a>
+<b><a href="#footnotetag404">404</a></b>: C'est ce que reconnaît formellement Bulwer, tout
+hostile qu'il soit à la France, dans cette affaire des mariages; il
+ne doute pas que ce ne soit au fond le sentiment de lord Palmerston.
+(<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 283.)</p>
+
+<p><a id="footnote405" name="footnote405"></a>
+<b><a href="#footnotetag405">405</a></b>: Lord Palmerston écrivit à lord Normanby qu'il avait
+déposé seulement un extrait de sa dépêche (c'est l'extrait que
+nous citons plus haut), parce que certains passages étaient d'un
+ton trop batailleur (<em>too pugnacious</em>) pour l'état de l'opinion
+anglaise. (<span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 283.) On peut juger, par ce
+que Palmerston a conservé, de ce que devaient être les passages qu'il
+s'est cru obligé de retrancher.</p>
+
+<p><a id="footnote406" name="footnote406"></a>
+<b><a href="#footnotetag406">406</a></b>: M. Désages écrivait à M. de Jarnac, le 15 février
+1847: «Normanby, appuyé par lord Palmerston, prétend exiger une
+satisfaction à la tribune française, M. Guizot se faisant interpeller
+par un compère.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote407" name="footnote407"></a>
+<b><a href="#footnotetag407">407</a></b>: C'est encore M. Désages qui mandait à M. de Jarnac, le
+11 février 1847: «Tout cela est regrettable, car il y a bien assez de
+la difficulté au fond, sans qu'il soit besoin qu'elle se complique de
+questions personnelles... Un autre que lord Normanby, après avoir
+lu son <cite>Moniteur</cite>, aurait écrit quelques mots au ministre, qui lui
+aurait répondu par un certificat de loyauté, tout en maintenant qu'il
+y avait inexactitude dans la dépêche non communiquée, et tout eût été
+dit.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote408" name="footnote408"></a>
+<b><a href="#footnotetag408">408</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+287, 288.</p>
+
+<p><a id="footnote409" name="footnote409"></a>
+<b><a href="#footnotetag409">409</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 292, 293, 294.</p>
+
+<p><a id="footnote410" name="footnote410"></a>
+<b><a href="#footnotetag410">410</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 60.</p>
+
+<p><a id="footnote411" name="footnote411"></a>
+<b><a href="#footnotetag411">411</a></b>: Lettre à Apponyi, du 25 février 1847. (<cite>Mémoires de M.
+de Metternich</cite>, t. VII, p. 328.)</p>
+
+<p><a id="footnote412" name="footnote412"></a>
+<b><a href="#footnotetag412">412</a></b>: Lettre du 18 février 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote413" name="footnote413"></a>
+<b><a href="#footnotetag413">413</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 55,
+56, 57.</p>
+
+<p><a id="footnote414" name="footnote414"></a>
+<b><a href="#footnotetag414">414</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 60, 61.</p>
+
+<p><a id="footnote415" name="footnote415"></a>
+<b><a href="#footnotetag415">415</a></b>: Ce curieux incident est raconté en détail par M.
+Greville, qui y fut mêlé d'assez près. «<cite lang="en">The Greville Memoirs, second
+part</cite>, t. III, p. 61 à 64.»&mdash;Voir aussi Spencer <span class="smcap">Walpole</span>,
+<cite lang="en">The Life of lord John Russell</cite>, t. II, p. 7 et 8.&mdash;M. Greville note
+ce qu'il y eut d'assez peu fier dans cette évolution de Palmerston.
+«Celui-ci, dit-il, est surpris, déjoué au moment où, de sa propre
+autorité, à l'insu de ses collègues, il faisait cette démarche grave
+et violente: il devrait être mortifié, et jusqu'à un certain point
+il pourrait se croire déshonoré. Voir sa communication contremandée
+à son insu par le premier ministre est une sorte d'affront que tout
+homme d'honneur ressentirait. Mais il est trop dans son tort pour
+le ressentir, et il se soumet.» M. Greville n'est pas moins sévère
+pour la faiblesse du premier ministre, intervenant dans ce cas
+particulier, mais ne sachant pas établir son autorité d'une façon
+permanente.</p>
+
+<p><a id="footnote416" name="footnote416"></a>
+<b><a href="#footnotetag416">416</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+294 à 296.</p>
+
+<p><a id="footnote417" name="footnote417"></a>
+<b><a href="#footnotetag417">417</a></b>: Tous ces détails sont rapportés par M. Guizot dans une
+lettre particulière du 4 mars 1847, adressée au marquis de Dalmatie,
+ministre à Berlin. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote418" name="footnote418"></a>
+<b><a href="#footnotetag418">418</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote419" name="footnote419"></a>
+<b><a href="#footnotetag419">419</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 66.</p>
+
+<p><a id="footnote420" name="footnote420"></a>
+<b><a href="#footnotetag420">420</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 66 à 68.&mdash;M. Greville note avec
+stupéfaction que Normanby, dans ses lettres, se défendait d'avoir
+été en communication avec l'opposition française, et notamment avec
+M. Thiers. «C'est réellement incroyable, ajoutait M. Greville, qu'il
+puisse s'abuser jusqu'à ce point et qu'il s'imagine tromper les
+autres.»</p>
+
+<p><a id="footnote421" name="footnote421"></a>
+<b><a href="#footnotetag421">421</a></b>: Lettre du 5 mars 1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of
+Palmerston</cite>, t. III, p. 297, 298.)</p>
+
+<p><a id="footnote422" name="footnote422"></a>
+<b><a href="#footnotetag422">422</a></b>: C'est ce que dit l'éditeur des Mémoires de Greville,
+M. Reeve (<cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 72, note de
+l'éditeur).</p>
+
+<p><a id="footnote423" name="footnote423"></a>
+<b><a href="#footnotetag423">423</a></b>: Lettres diverses, adressées à M. Guizot, en janvier
+1847, par le comte de Flahault, ambassadeur à Vienne, et par le
+marquis de Dalmatie, ministre à Berlin. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote424" name="footnote424"></a>
+<b><a href="#footnotetag424">424</a></b>: On sait que le discours de la Reine fut tout différent
+de ce qu'annonçait lord Ponsonby.</p>
+
+<p><a id="footnote425" name="footnote425"></a>
+<b><a href="#footnotetag425">425</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote426" name="footnote426"></a>
+<b><a href="#footnotetag426">426</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 22 janvier
+1847.&mdash;M. Greville notait sur son journal: «Ponsonby fait tout ce
+qu'il peut à Vienne et y tient le langage le plus despotique.» (<cite lang="en">The
+Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 64.)</p>
+
+<p><a id="footnote427" name="footnote427"></a>
+<b><a href="#footnotetag427">427</a></b>: M. de Metternich décernait à lord Ponsonby l'éloge
+qu'il réservait à ses meilleurs amis; il l'appelait un «brave homme».
+(Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 21 janvier 1847.
+<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote428" name="footnote428"></a>
+<b><a href="#footnotetag428">428</a></b>: M. de Flahault rapportait à M. Guizot des
+conversations de M. de Metternich, qui ne semblaient pas toujours
+rassurantes. (Lettre du 21 janvier 1847. <i>Documents inédits.</i>)
+Notre diplomatie se rendait compte d'ailleurs des raisons qui
+pouvaient porter le chancelier à prêter l'oreille aux ouvertures de
+l'Angleterre. Un peu plus tard, M. de Flahault résumait ainsi ces
+raisons: «Il ne faut pas oublier que l'Angleterre est une ancienne
+amie que la politique autrichienne est disposée à suivre, et que la
+négation des droits de Mme la duchesse de Montpensier se trouve dans
+le principe qui règle la conduite de la cour de Vienne, et qu'elle
+pourrait tendre au rétablissement de la Pragmatique de Philippe V
+et à celui de la branche masculine dans la personne du comte de
+Montemolin, si la reine Isabelle vient à décéder sans enfants.
+Tout cela est fort tentant.» (Lettre à M. Guizot, du 9 mars 1847.
+<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote429" name="footnote429"></a>
+<b><a href="#footnotetag429">429</a></b>: Lettres du 1<sup>er</sup> et du 24 février 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote430" name="footnote430"></a>
+<b><a href="#footnotetag430">430</a></b>: J'ai trouvé ce résumé de la note anglaise et de la
+note autrichienne dans une lettre particulière de M. de Flahault à
+M. Guizot, en date du 19 février 1847. M. de Flahault tenait ces
+renseignements de M. de Metternich. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote431" name="footnote431"></a>
+<b><a href="#footnotetag431">431</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 19 février
+1847. (<i>Documents inédits.</i>) Voir aussi deux dépêches de M. de
+Metternich au comte Apponyi, du 25 février 1847. (<cite>Mémoires de M. de
+Metternich</cite>, t. VII, p. 383 à 388.)</p>
+
+<p><a id="footnote432" name="footnote432"></a>
+<b><a href="#footnotetag432">432</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 24 février
+1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote433" name="footnote433"></a>
+<b><a href="#footnotetag433">433</a></b>: Lettres de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 24
+février et du 18 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote434" name="footnote434"></a>
+<b><a href="#footnotetag434">434</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote435" name="footnote435"></a>
+<b><a href="#footnotetag435">435</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 4 avril 1847.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote436" name="footnote436"></a>
+<b><a href="#footnotetag436">436</a></b>: Lettre du 26 mars 1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of
+Palmerston</cite>, t. III, p. 302.)</p>
+
+<p><a id="footnote437" name="footnote437"></a>
+<b><a href="#footnotetag437">437</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 394, 395.</p>
+
+<p><a id="footnote438" name="footnote438"></a>
+<b><a href="#footnotetag438">438</a></b>: M. de Metternich écrivait au comte Apponyi, le 25
+février 1847: «Le mouvement que se donne le baron d'Arnim pour
+aider à envenimer la situation est digne de son esprit et de son
+caractère.» (<cite>Mémoires</cite>, t. VII, p. 327.) Causant avec M. de
+Flahault, M. de Metternich traitait Bunsen d'«âme damnée de lord
+Palmerston». (Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 18 mars 1847.
+<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote439" name="footnote439"></a>
+<b><a href="#footnotetag439">439</a></b>: M. de Flahault avait été informé par M. de Metternich
+de l'existence de ces deux dépêches. (Lettre de M. de Flahault à M.
+Guizot, du 18 mars 1847. <i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote440" name="footnote440"></a>
+<b><a href="#footnotetag440">440</a></b>: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du
+8 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote441" name="footnote441"></a>
+<b><a href="#footnotetag441">441</a></b>: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date du
+19 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote442" name="footnote442"></a>
+<b><a href="#footnotetag442">442</a></b>: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du
+31 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote443" name="footnote443"></a>
+<b><a href="#footnotetag443">443</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 395.</p>
+
+<p><a id="footnote444" name="footnote444"></a>
+<b><a href="#footnotetag444">444</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, avril 1847.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote445" name="footnote445"></a>
+<b><a href="#footnotetag445">445</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote446" name="footnote446"></a>
+<b><a href="#footnotetag446">446</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote447" name="footnote447"></a>
+<b><a href="#footnotetag447">447</a></b>: Le baron de Stockmar, le conseiller de la reine
+Victoria et du prince Albert, a développé cette thèse dans ses
+<cite>Mémoires</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote448" name="footnote448"></a>
+<b><a href="#footnotetag448">448</a></b>: M. <span class="smcap">Guizot</span>, <cite>Robert Peel</cite>, p. 308.</p>
+
+<p><a id="footnote449" name="footnote449"></a>
+<b><a href="#footnotetag449">449</a></b>: Sur la première partie du gouvernement du maréchal
+Bugeaud, voir les chapitres <span class="smcap">V</span> et <span class="smcap">VI</span> du livre V.</p>
+
+<p><a id="footnote450" name="footnote450"></a>
+<b><a href="#footnotetag450">450</a></b>: Lettre à M. Gardère, du 17 octobre 1844. (<cite>Le Maréchal
+Bugeaud</cite>, par le comte <span class="smcap">d'Ideville</span>, t. II, p. 550.)</p>
+
+<p><a id="footnote451" name="footnote451"></a>
+<b><a href="#footnotetag451">451</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 180 à 182.</p>
+
+<p><a id="footnote452" name="footnote452"></a>
+<b><a href="#footnotetag452">452</a></b>: <cite>Moniteur algérien</cite> du 25 juillet 1845.</p>
+
+<p><a id="footnote453" name="footnote453"></a>
+<b><a href="#footnotetag453">453</a></b>: Lettre au général Bourjolly, citée par M. C. Rousset.
+(<cite>La Conquête de l'Algérie</cite>, t. II, p. 29.)</p>
+
+<p><a id="footnote454" name="footnote454"></a>
+<b><a href="#footnotetag454">454</a></b>: Lettre du 22 mai 1845. (<i>Ibid.</i>, p. 27.)</p>
+
+<p><a id="footnote455" name="footnote455"></a>
+<b><a href="#footnotetag455">455</a></b>: C'est le chiffre donné par le maréchal Bugeaud,
+dans une lettre à la duchesse d'Isly, en date du 8 août 1845.
+(<span class="smcap">D'Ideville</span>, t. III, p. 32.)</p>
+
+<p><a id="footnote456" name="footnote456"></a>
+<b><a href="#footnotetag456">456</a></b>: Même lettre.</p>
+
+<p><a id="footnote457" name="footnote457"></a>
+<b><a href="#footnotetag457">457</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le Maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. 4.</p>
+
+<p><a id="footnote458" name="footnote458"></a>
+<b><a href="#footnotetag458">458</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote459" name="footnote459"></a>
+<b><a href="#footnotetag459">459</a></b>: Voir plus haut, t. V, chap. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XV</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote460" name="footnote460"></a>
+<b><a href="#footnotetag460">460</a></b>: <cite>L'Algérie: Du moyen de conserver et d'utiliser cette
+conquête</cite> (1842).</p>
+
+<p><a id="footnote461" name="footnote461"></a>
+<b><a href="#footnotetag461">461</a></b>: Le ministre de la guerre était obligé de reconnaître,
+à la tribune, le 8 juin 1846, que trente et un employés de
+l'administration civile en Algérie venaient d'être traduits devant
+des conseils d'enquête comme suspects de malversations, que seize
+avaient été révoqués et neuf traduits devant les tribunaux.</p>
+
+<p><a id="footnote462" name="footnote462"></a>
+<b><a href="#footnotetag462">462</a></b>: Le maréchal revenait souvent sur cette idée. Peu
+après, il disait dans une de ses nombreuses brochures: «La première
+de toutes les libertés, en Afrique, c'est la sécurité, c'est
+l'assurance de conserver sa tête... On peut bien sacrifier à de
+tels avantages quelques-unes de ses autres libertés; et, disons-le
+franchement, les masses feront sans difficulté ce sacrifice, dont
+elles comprendront l'importance parce que leur esprit droit et simple
+n'est pas troublé par des théories contraires. Les théoriciens
+demanderont pour elles, à grands cris, des libertés dont elles ne se
+préoccupent pas.»</p>
+
+<p><a id="footnote463" name="footnote463"></a>
+<b><a href="#footnotetag463">463</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, t. II, p. 568.</p>
+
+<p><a id="footnote464" name="footnote464"></a>
+<b><a href="#footnotetag464">464</a></b>: <cite>Mémoire sur la colonisation de l'Algérie</cite> (1845).</p>
+
+<p><a id="footnote465" name="footnote465"></a>
+<b><a href="#footnotetag465">465</a></b>: Pour tout ce qui a trait à cette fondation, je me suis
+servi principalement de la <cite>Vie de dom François Régis</cite>, par l'abbé
+<span class="smcap">Bersange</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote466" name="footnote466"></a>
+<b><a href="#footnotetag466">466</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 350.</p>
+
+<p><a id="footnote467" name="footnote467"></a>
+<b><a href="#footnotetag467">467</a></b>: Citons entre autres le colonel Marengo, fort mêlé
+alors aux entreprises de colonisation. On racontait ainsi l'origine
+de son nom; le Premier consul, l'ayant remarqué à Marengo, où
+il était simple soldat, l'avait fait sortir des rangs: «Comment
+t'appelles-tu?&mdash;Mon général, c'est à peine si j'ose vous le dire, je
+m'appelle Capon.&mdash;Tu te nommeras désormais Marengo», avait répondu
+Bonaparte. Le colonel Marengo demanda aux Trappistes, auxquels il
+avait montré tant de dévouement, d'être enterré dans leur cimetière.</p>
+
+<p><a id="footnote468" name="footnote468"></a>
+<b><a href="#footnotetag468">468</a></b>: Par exemple, dans l'hiver 1846-1847, onze religieux
+succombèrent en quelques mois.</p>
+
+<p><a id="footnote469" name="footnote469"></a>
+<b><a href="#footnotetag469">469</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p.
+310.</p>
+
+<p><a id="footnote470" name="footnote470"></a>
+<b><a href="#footnotetag470">470</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 311.</p>
+
+<p><a id="footnote471" name="footnote471"></a>
+<b><a href="#footnotetag471">471</a></b>: Récit de M. de Bussière. (<cite>Revue des Deux Mondes</cite> du
+1<sup>er</sup> novembre 1853, p. 497.)&mdash;Le général de La Moricière demandait
+aux colons du Sig pourquoi leur village ne grandissait pas: «Ce
+qui nous manque, lui répondit une bonne femme, c'est de ne pas
+entendre le son des cloches.» (<cite>Le général de La Moricière</cite>, par M.
+<span class="smcap">Keller</span>, t. II, p. 30.)</p>
+
+<p><a id="footnote472" name="footnote472"></a>
+<b><a href="#footnotetag472">472</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, t. III, p. 308 et 309.</p>
+
+<p><a id="footnote473" name="footnote473"></a>
+<b><a href="#footnotetag473">473</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote474" name="footnote474"></a>
+<b><a href="#footnotetag474">474</a></b>: Plus tard, en 1849, le maréchal Bugeaud a raconté
+lui-même plaisamment l'essai malheureux qu'il avait fait de la
+propriété collective, et il s'en est servi comme d'un argument
+contre les socialistes et les communistes.</p>
+
+<p><a id="footnote475" name="footnote475"></a>
+<b><a href="#footnotetag475">475</a></b>: Voir notamment le rapport de M. Vatout, du 13 mai
+1843, et celui de M. Magne, du 16 mai 1845.</p>
+
+<p><a id="footnote476" name="footnote476"></a>
+<b><a href="#footnotetag476">476</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 194 à 198.</p>
+
+<p><a id="footnote477" name="footnote477"></a>
+<b><a href="#footnotetag477">477</a></b>: L'<cite>Algérie</cite>, fondée à Paris, en 1843, pour être hors
+de la portée du gouverneur général, paraissait six fois par mois, les
+jours qui correspondaient aux départs des courriers d'Algérie.</p>
+
+<p><a id="footnote478" name="footnote478"></a>
+<b><a href="#footnotetag478">478</a></b>: Voir entre autres une lettre du Roi au duc d'Aumale,
+en date du 2 juin 1843, publiée par la <cite>Revue rétrospective</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote479" name="footnote479"></a>
+<b><a href="#footnotetag479">479</a></b>: Le maréchal écrivait, le 23 octobre 1843, à M.
+Blanqui: «Je désire qu'un prince me remplace ici... Le duc d'Aumale
+est et sera chaque jour davantage un homme capable.» (<cite>Mémoires de M.
+Guizot</cite>, t. VII, p. 236.) Vers ce même temps, il s'exprimait ainsi
+dans une conversation de bivouac: «Je place très haut les talents
+militaires et administratifs de mes trois lieutenants: Changarnier,
+La Moricière et Bedeau. Eh bien, si j'avais à faire le choix de
+mon successeur au gouvernement de l'Algérie, je n'hésiterais pas à
+désigner Mgr le duc d'Aumale, dans lequel se trouvent réunies les
+qualités qui constituent le chef d'armée et l'administrateur. Il a
+la décision prompte, le courage entraînant, le corps infatigable et
+l'amour du travail, le tout dirigé par une haute intelligence et
+un ferme bon sens. Joignez à cela le prestige dont l'entoure, aux
+yeux de tous et des Arabes surtout, son titre de fils du sultan de
+France, et vous aurez en lui le gouverneur qui fera de l'Algérie
+un royaume prospère.» (<cite>Trente-deux ans à travers l'Islam</cite>, par
+Léon <span class="smcap">Roches</span>, t. II, p. 438.) L'année suivante, le maréchal
+exprimait de nouveau la même idée, dans une lettre à M. Guizot.
+(<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 237.)</p>
+
+<p><a id="footnote480" name="footnote480"></a>
+<b><a href="#footnotetag480">480</a></b>: Lettres du maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, en date
+du 12 juin et du 8 juillet 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote481" name="footnote481"></a>
+<b><a href="#footnotetag481">481</a></b>: Lettre du 17 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote482" name="footnote482"></a>
+<b><a href="#footnotetag482">482</a></b>: Expressions dont le maréchal se servait dans une
+lettre écrite à M. Guizot, le 18 août 1845. (<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>,
+t. VII, p. 124.)</p>
+
+<p><a id="footnote483" name="footnote483"></a>
+<b><a href="#footnotetag483">483</a></b>: Lettre du 28 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote484" name="footnote484"></a>
+<b><a href="#footnotetag484">484</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote485" name="footnote485"></a>
+<b><a href="#footnotetag485">485</a></b>: Lettre du 30 juin 1845. (<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t.
+VII, p. 122, 183 et 184.)</p>
+
+<p><a id="footnote486" name="footnote486"></a>
+<b><a href="#footnotetag486">486</a></b>: Tous ces faits sont rapportés par le maréchal
+lui-même, dans une lettre qu'il écrivit ultérieurement à M. de
+Corcelle, le 28 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote487" name="footnote487"></a>
+<b><a href="#footnotetag487">487</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 124.</p>
+
+<p><a id="footnote488" name="footnote488"></a>
+<b><a href="#footnotetag488">488</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote489" name="footnote489"></a>
+<b><a href="#footnotetag489">489</a></b>: Ce sont les expressions dont le maréchal Bugeaud se
+servait dans la lettre écrite à M. de Corcelle, le 28 septembre 1845.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote490" name="footnote490"></a>
+<b><a href="#footnotetag490">490</a></b>: Lettre du 28 septembre 1845. (<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>,
+t. VII, p. 198.)</p>
+
+<p><a id="footnote491" name="footnote491"></a>
+<b><a href="#footnotetag491">491</a></b>: J'ai suivi principalement le beau récit donné de
+cet incident par M. le duc d'Aumale, dans son livre: <cite>Zouaves et
+chasseurs à pied</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote492" name="footnote492"></a>
+<b><a href="#footnotetag492">492</a></b>: Ce malheureux officier, qui avait donné antérieurement
+des preuves de bravoure, fut remis plus tard en liberté par Abd
+el-Kader. Traduit devant un conseil de guerre, il fut condamné à
+mort; mais cette sentence fut annulée.</p>
+
+<p><a id="footnote493" name="footnote493"></a>
+<b><a href="#footnotetag493">493</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 200 et 201.</p>
+
+<p><a id="footnote494" name="footnote494"></a>
+<b><a href="#footnotetag494">494</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 203 à 207.</p>
+
+<p><a id="footnote495" name="footnote495"></a>
+<b><a href="#footnotetag495">495</a></b>: Voir la conversation que Bugeaud, avant sa nomination
+au poste de gouverneur général, avait eue avec le Roi (plus haut, t.
+V, p. 267).</p>
+
+<p><a id="footnote496" name="footnote496"></a>
+<b><a href="#footnotetag496">496</a></b>: Ordre du jour adressé aux troupes, le 2 mars 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote497" name="footnote497"></a>
+<b><a href="#footnotetag497">497</a></b>: Saint-Arnaud, chef de l'une de ces colonnes, écrivait,
+le 3 novembre 1845: «Tous ces chérifs paraissent et disparaissent.»
+Il ajoutait, le 6 décembre: «Je poursuis à mort les chérifs qui
+poussent comme des champignons. C'est un dédale; on ne s'y reconnaît
+plus. Depuis l'aîné, Bou-Maza, nous avons Mohammed-bel-Cassem,
+Bou-Ali, Ali-Chergui, Si-Larbi, Bel-Bej; enfin je m'y perds. J'ai
+déjà tué Ali-Chergui chez les Medjaja; je viens de tuer Bou-Ali chez
+les Beni-Derjin.» (<cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite>)</p>
+
+<p><a id="footnote498" name="footnote498"></a>
+<b><a href="#footnotetag498">498</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote499" name="footnote499"></a>
+<b><a href="#footnotetag499">499</a></b>: <cite>Le général de La Moricière</cite>, par <span class="smcap">Keller</span>, t.
+I, p. 418.</p>
+
+<p><a id="footnote500" name="footnote500"></a>
+<b><a href="#footnotetag500">500</a></b>: C'est à l'obligeante communication de M. le général
+Trochu que je dois ces détails, ainsi que ceux qui vont suivre. Ils
+donnent parfois aux événements une physionomie un peu différente de
+celle que leur ont prêtée d'autres historiens. Mais le témoignage
+d'un homme aussi bien placé pour tout voir et aussi bien préparé à
+tout comprendre, m'a paru avoir une valeur décisive.</p>
+
+<p><a id="footnote501" name="footnote501"></a>
+<b><a href="#footnotetag501">501</a></b>: <span class="smcap">Keller</span>, <cite>Le général de La Moricière</cite>, t.
+I<sup>er</sup>, p. 421 à 423.&mdash;V. aussi <span class="smcap">C. Rousset</span>, <cite>La conquête de
+l'Algérie</cite>, t. II, p. 91 à 93.</p>
+
+<p><a id="footnote502" name="footnote502"></a>
+<b><a href="#footnotetag502">502</a></b>: Le Roi, notamment, avait manifesté sur ce point, dès
+l'origine, une volonté très arrêtée. «Si on ne met pas un éteignoir
+absolu de notre côté, écrivait-il, le 12 novembre 1844, au maréchal
+Soult, on nous enfilera dans une nouvelle guerre avec le Maroc. Je
+crois qu'il faut <em>des ordres péremptoires</em> de ne laisser passer les
+frontières du Maroc par nos troupes, <em>nulle part et sous quelque
+prétexte que ce soit, pas même celui de la poursuite d'Abd el-Kader</em>.
+Nous sommes hors du guêpier, et ne nous y laissons pas entraîner une
+seconde fois.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote503" name="footnote503"></a>
+<b><a href="#footnotetag503">503</a></b>: Voir notamment les lettres que le maréchal Bugeaud
+écrivait, le 6 avril 1846, au duc d'Aumale et à M. Léon Roches.
+(<span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. 97 à 99 et p.
+103.)</p>
+
+<p><a id="footnote504" name="footnote504"></a>
+<b><a href="#footnotetag504">504</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 212 à 223.</p>
+
+<p><a id="footnote505" name="footnote505"></a>
+<b><a href="#footnotetag505">505</a></b>: En 1843, dans un combat de cavalerie, le trompette
+Escoffier, voyant son capitaine démonté et sur le point d'être
+capturé, mit pied à terre et lui amena son cheval: «Montez vite,
+mon capitaine, lui dit-il, c'est vous et non pas moi qui rallierez
+l'escadron.» Le brave trompette fut fait prisonnier. Le maréchal
+Bugeaud fit connaître à l'armée, par un ordre du jour, cet acte
+héroïque, et le Roi, sans attendre la libération d'Escoffier, le
+décora de la Légion d'honneur. Informé de ces faits, Abd el-Kader
+traita son prisonnier avec les plus grands égards et lui fit même
+remettre solennellement la croix de la Légion d'honneur devant ses
+troupes réunies. Escoffier fut échangé l'année suivante.</p>
+
+<p><a id="footnote506" name="footnote506"></a>
+<b><a href="#footnotetag506">506</a></b>: Dans une lettre écrite par Abd el-Kader au Roi, en
+novembre 1846, nous lisons: «L'accroissement de notre colère a été
+tel que nous nous sommes décidé à ordonner le massacre.» Et dans une
+lettre au maréchal Soult, de la même date: «La colère a fini par
+déborder de notre c&oelig;ur, et nous avons ordonné que l'on tuât vos
+prisonniers.»</p>
+
+<p><a id="footnote507" name="footnote507"></a>
+<b><a href="#footnotetag507">507</a></b>: <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, par <span class="smcap">d'Ideville</span>, t.
+III, p. 100.</p>
+
+<p><a id="footnote508" name="footnote508"></a>
+<b><a href="#footnotetag508">508</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 223 à 225.</p>
+
+<p><a id="footnote509" name="footnote509"></a>
+<b><a href="#footnotetag509">509</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, t. III, p. 124, 125.</p>
+
+<p><a id="footnote510" name="footnote510"></a>
+<b><a href="#footnotetag510">510</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote511" name="footnote511"></a>
+<b><a href="#footnotetag511">511</a></b>: «J'ai beaucoup à me louer du nouveau ministre de la
+guerre», écrivait le maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, le 19 juin
+1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote512" name="footnote512"></a>
+<b><a href="#footnotetag512">512</a></b>: Si Abd el-Kader ne reprenait pas les hostilités, ce
+n'était pas la faute de lord Palmerston, dont l'acharnement nous
+poursuivait jusque sur cette terre lointaine. À cette époque, lord
+Normanby avouait que «son gouvernement croyait de son devoir de
+soutenir Abd el-Kader, comme il l'avait toujours fait.» (Dépêche
+de M. de Brignole, ambassadeur de Charles-Albert à Paris, en date
+du 4 novembre 1846. <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>,
+1830-1848, t. II, p. 692.)</p>
+
+<p><a id="footnote513" name="footnote513"></a>
+<b><a href="#footnotetag513">513</a></b>: <span class="smcap">C. Rousset</span>, <cite>La conquête de l'Algérie</cite>, t.
+II, p. 106 à 121.</p>
+
+<p><a id="footnote514" name="footnote514"></a>
+<b><a href="#footnotetag514">514</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote515" name="footnote515"></a>
+<b><a href="#footnotetag515">515</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p.
+186.</p>
+
+<p><a id="footnote516" name="footnote516"></a>
+<b><a href="#footnotetag516">516</a></b>: Lettre à Louis-Philippe, en date du 30 décembre 1846.
+(<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 225 à 227.)</p>
+
+<p><a id="footnote517" name="footnote517"></a>
+<b><a href="#footnotetag517">517</a></b>: Voir, sur le voyage des députés, le récit qu'a fait
+un de leurs compagnons, M. A. Bussière. (<cite>Revue des Deux Mondes</cite> du
+1<sup>er</sup> novembre 1853.)&mdash;Le colonel de Saint-Arnaud écrivait à son
+frère, le 29 novembre 1846: «Voilà cinq jours que mon esprit, mes
+jambes et mes chevaux ne débrident pas. Le corps est moins fatigué
+que l'esprit. Mais tenir tête à un maréchal qui aime à parler, à
+quatre députés et deux journalistes qui interrogent sans cesse <i>ab
+hoc et ab hac</i>, c'est trop; je suis rendu... M. de Tocqueville
+posait pour l'observation méthodique, profonde, raisonnée...»</p>
+
+<p><a id="footnote518" name="footnote518"></a>
+<b><a href="#footnotetag518">518</a></b>: Dans une lettre du 28 septembre 1845, le maréchal
+Bugeaud, qui voulait alors se retirer, annonçait à M. de Corcelle
+qu'il avait jugé «de son devoir envers le Roi et le pays d'indiquer
+les deux hommes qu'il croyait les plus capables, par leur savoir et
+leur expérience, de le remplacer».&mdash;«Vous comprenez, ajoutait-il, que
+je désignais les généraux Bedeau et de La Moricière.» (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote519" name="footnote519"></a>
+<b><a href="#footnotetag519">519</a></b>: <cite>Le général de La Moricière</cite>, par M. <span class="smcap">Keller</span>,
+t. I<sup>er</sup>, p. 333.</p>
+
+<p><a id="footnote520" name="footnote520"></a>
+<b><a href="#footnotetag520">520</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 306 à 308.</p>
+
+<p><a id="footnote521" name="footnote521"></a>
+<b><a href="#footnotetag521">521</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote522" name="footnote522"></a>
+<b><a href="#footnotetag522">522</a></b>: Ainsi s'exprime La Moricière, dans une lettre du 21
+mai 1846, lettre destinée, dans sa pensée, à être publiée.</p>
+
+<p><a id="footnote523" name="footnote523"></a>
+<b><a href="#footnotetag523">523</a></b>: La Moricière a exposé cette partie de sa thèse dans
+une lettre écrite, le 11 avril 1846, au directeur des affaires
+algériennes au ministère de la guerre.</p>
+
+<p><a id="footnote524" name="footnote524"></a>
+<b><a href="#footnotetag524">524</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page346">346</a> à <a href="#page348">348</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote525" name="footnote525"></a>
+<b><a href="#footnotetag525">525</a></b>: Cette réponse est rapportée par M. C.
+<span class="smcap">Rousset</span>, <cite>La conquête de l'Algérie</cite>, t. II, p. 136.</p>
+
+<p><a id="footnote526" name="footnote526"></a>
+<b><a href="#footnotetag526">526</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p.
+142.</p>
+
+<p><a id="footnote527" name="footnote527"></a>
+<b><a href="#footnotetag527">527</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p.
+142.</p>
+
+<p><a id="footnote528" name="footnote528"></a>
+<b><a href="#footnotetag528">528</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page371">371</a>.</p>
+</div>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44689 ***</div>
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+</html>
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+Title: Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 6 / 7)
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+Author: Paul Thureau-Dangin
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+ DE LA
+ MONARCHIE DE JUILLET
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+ HISTOIRE
+ DE LA
+ MONARCHIE DE JUILLET
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+L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
+traduction et de reproduction à l'étranger.
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+Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
+librairie) en avril 1892.
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+DU MÊME AUTEUR:
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+ =Royalistes et Républicains=, Essais historiques sur des
+ questions de politique contemporaine: I. _La Question de
+ Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire_; II.
+ _L'Extrême Droite et les Royalistes sous la Restauration_; III.
+ _Paris capitale sous la Révolution française_. _2e édition._ Un
+ volume in-18.
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+ =Le Parti libéral sous la Restauration=. _2e édition._ Un vol.
+ in-18.
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+
+
+ =L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet=. Un vol.
+ in-18.
+
+ Prix 4 fr. »
+
+
+ =Histoire de la Monarchie de Juillet.= Tomes I, II, III, IV et
+ V, _2e édition_.
+
+ Prix de chaque vol. in-8º 8 fr. »
+
+
+(_Couronné deux fois par l'Académie française, GRAND PRIX GOBERT,
+1885 et 1886._)
+
+
+PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
+
+
+
+
+HISTOIRE
+
+DE LA
+
+MONARCHIE DE JUILLET
+
+
+
+
+LIVRE VI
+
+L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR
+
+(DE LA FIN DE 1845 AU COMMENCEMENT DE 1847)
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+LES ÉLECTIONS DE 1846.
+
+(Fin de 1845-août 1846.)
+
+ I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers
+ unit le centre gauche à la gauche. Le _National_ et la
+ _Réforme_.--II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur
+ les affaires du Texas et de la Plata.--III. L'opposition crie à
+ la corruption. Défense du ministère. Qu'y avait-il de fondé dans
+ ce grief?--IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat
+ sur ce sujet entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle au
+ cabinet.--V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion
+ de Louis Bonaparte.--VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques
+ électorales. Attentat de Henri. Les résultats du scrutin. Ce
+ qu'on en pense dans le gouvernement.
+
+
+I
+
+Le ministère durait depuis cinq ans. Plusieurs fois l'opposition
+s'était crue sur le point d'en avoir raison: toujours elle avait
+échoué. Sa dernière déception n'avait pas été la moins complète
+ni la moins mortifiante. On sait comment M. Guizot, un instant
+ébranlé, au début de la session de 1845, par le débat sur l'indemnité
+Pritchard, s'était bientôt après raffermi, et comment même, quelques
+mois plus tard, grâce à l'heureuse issue des négociations engagées à
+Londres sur le droit de visite et à Rome sur l'affaire des Jésuites,
+il était sorti de cette session plus solide qu'il ne l'avait jamais
+été. À la fin de 1845, on se trouvait encore sous l'impression de ce
+double succès. Aucune grosse difficulté n'embarrassait la politique
+du cabinet, soit en France, soit en Europe; l'horizon, naguère si
+chargé, s'était partout éclairci. Tout au plus discernait-on un point
+noir du côté de l'Algérie, où l'indomptable Abd-el-Kader venait de
+reprendre les armes; mais cet accident local mettait surtout en
+cause la responsabilité du maréchal Bugeaud. Le ministère paraissait
+impossible à renverser, tant du moins que subsisterait la Chambre
+actuelle. Cette conviction, universellement répandue, produisait son
+effet sur les députés. La victoire attire, la défaite désagrège.
+Les flottants se détachaient de l'opposition et rentraient dans la
+majorité. Le gouvernement ne cachait pas, d'ailleurs, son intention
+de dissoudre la Chambre après la session de 1846; pour tous ceux qui
+ne se sentaient pas sûrs de leurs collèges, il n'était que temps
+de se remettre bien avec les ministres qui feraient sûrement les
+élections.
+
+Le changement qui s'opéra à ce moment dans la situation du centre
+gauche ne contribua pas peu à raffermir la majorité. Jusqu'alors,
+ce groupe avait gardé une position moyenne, intermédiaire, qui lui
+permettait de tendre la main, suivant les circonstances, soit à la
+gauche, soit au centre. Son chef, M. Thiers, avait paru, plus que
+personne, soucieux des avantages de cette position. Mais, à la fin
+de 1845, n'espérant plus rien du centre, il annonça l'intention de
+réunir le centre gauche et la gauche, pour en faire une seule armée
+dont il se flattait d'avoir le commandement. Après discussion entre
+les plénipotentiaires des deux groupes, un traité fut rédigé et
+signé en double, le 25 décembre 1845, par M. Thiers et M. Odilon
+Barrot: les contractants se déclaraient résolus à entrer ensemble
+au ministère et à se concerter pour le choix de leurs collègues;
+il était stipulé que le futur cabinet présenterait des lois sur la
+réforme électorale et parlementaire, la répression de la corruption
+électorale, les annonces judiciaires, la définition des attentats
+déférés à la cour des pairs, et qu'il proposerait des modifications
+aux lois sur le jury et sur la presse[1]. Le centre gauche accepta
+docilement ce qu'avait fait son chef. À gauche, cette alliance ne
+laissa pas que d'éveiller certaines répugnances, non seulement chez
+M. de Lamartine, comme toujours superbement isolé, mais aussi chez M.
+de Tocqueville et ses amis, qui se plaignaient de voir la politique
+de principes sacrifiée à la politique d'expédients et d'intrigues.
+Toutefois, ces mécontents n'étaient que le petit nombre; la masse du
+parti suivit M. Odilon Barrot, qui était complètement dominé par M.
+Thiers.
+
+[Note 1: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]
+
+Les radicaux de la Chambre, sans être partie au traité d'alliance,
+se montrèrent disposés à seconder la campagne qui devait en être
+la suite. Croyant avoir à attendre longtemps encore le jour de
+la république, désabusés des conspirations et des émeutes, ils
+jugeaient utile de se mêler à l'action parlementaire. D'ailleurs,
+en s'unissant à l'opposition dynastique, ils se flattaient, non
+sans raison, de l'entraîner et de la compromettre. En dehors de la
+Chambre, tous les républicains ne se prêtèrent pas à cette tactique.
+Le _National_, sans doute, l'approuvait: mais il n'était plus seul
+à parler au nom des républicains. En 1843, un ancien sténographe,
+fort mêlé aux sociétés secrètes, dévot de 1793, M. Flocon, avait
+fondé la _Réforme_. Le nouveau journal eut des débats pénibles; il
+était loin d'avoir autant d'abonnés que le _National_, qui cependant
+n'en comptait guère plus de trois mille; il ne vivait que grâce aux
+subventions de M. Ledru-Rollin, dont M. Flocon avait trouvé moyen
+d'exploiter l'ambitieuse vanité. À la _Réforme_, on était violemment
+jacobin, bienveillant au socialisme; on regardait d'un oeil jaloux et
+soupçonneux les «messieurs» du _National_. Ceux-ci, de leur côté, ne
+cachaient pas leur dédain pour ces nouveaux venus qui prétendaient
+leur disputer la direction du parti. Quand le _National_, à la suite
+des radicaux parlementaires, parut disposé à seconder M. Thiers,
+la _Réforme_ dénonça aussitôt ce qu'elle appelait une intrigue,
+un scandale, une trahison. Le _National_ se défendit, mais avec
+l'embarras que manifestent toujours les Girondins aux prises avec les
+Montagnards. Ainsi commençait un antagonisme qui devait subsister
+jusqu'en 1848, et se manifester, après la révolution de Février, au
+sein du gouvernement provisoire. Pour le moment, les meneurs de la
+gauche parlementaire pouvaient ne pas y attacher grande importance:
+la coterie de la _Réforme_ n'avait guère d'autre représentant dans la
+Chambre que M. Ledru-Rollin, et dès lors sa désapprobation n'était
+pas de nature à beaucoup gêner la manoeuvre de M. Thiers.
+
+
+II
+
+À peine la session fut-elle ouverte, le 27 décembre 1845, que les
+premiers votes émis pour la constitution du bureau et pour la
+nomination de la commission de l'adresse confirmèrent l'existence
+d'une majorité ministérielle résolue à ne pas se laisser entamer.
+L'opposition ne renonça pas à la lutte; seulement elle décida de
+parler surtout pour le dehors, se donnant comme but, non d'obtenir
+un vote de la Chambre, mais de préparer les élections dans le pays.
+Sur quel point porter ses efforts? Les circonstances ne lui offraient
+alors aucune des chances dont elle avait pu profiter les années
+précédentes: rien de pareil à ces incidents du droit de visite, de
+la flétrissure, de l'indemnité Pritchard, qui lui avaient fourni de
+si favorables terrains d'attaque. Réduite à remplacer la qualité
+par la quantité, elle entreprit de soulever pêle-mêle tous les
+griefs, d'allonger et de multiplier les discussions, d'y revenir à
+chaque propos, sans jamais considérer une question comme vidée.
+Ainsi se flattait-elle d'agiter l'opinion et de fatiguer le pouvoir.
+Était-ce la meilleure tactique, en face d'un pays un peu las de la
+politique et plus porté à l'apathie qu'à la colère? En tout cas, M.
+Guizot ne s'en troublait pas: il était plein d'espoir. «Le début est
+bon, écrivait-il le 5 janvier 1846. Le parti conservateur est plus
+uni, plus décidé et plus en train que jamais, avec un sentiment de
+confiance en lui-même et en nous que j'ai rarement vu... La fusion
+de la gauche et du centre gauche a dissous le camp des incertains.»
+Il ajoutait, quelques jours plus tard, le 26 janvier: «Au fond, la
+majorité est très décidée, très compacte. L'opposition joue, avec
+grand dépit, ses cartes, qu'elle croit les dernières avant les
+élections. Elle fera du bruit, autant et aussi longtemps qu'elle le
+pourra, pour relever et exciter son public extérieur. Je doute que
+cela lui soit bon, et nous en souffrirons, je pense, plus d'ennui et
+de fatigue que de mal[2].» L'attaque, en effet, fut aussi acharnée
+que le prévoyait le ministre. L'adresse à la Chambre des députés
+occupa dix-sept séances, ce qui ne s'était pas encore vu, et aussitôt
+après, comme si rien n'était fait, la bataille reprit à propos de
+la réforme parlementaire et des crédits supplémentaires. Ce ne fut
+pas tout: dans les derniers jours de la session, à l'époque où
+d'ordinaire le sentiment dominant est l'impatience d'en finir, M.
+Thiers, qui avait pris à coeur son rôle de chef de l'opposition
+et qui s'était prodigué à la tribune[3], rouvrit, à l'occasion du
+budget, un débat de politique générale qui dura plusieurs jours.
+
+[Note 2: Lettres particulières au comte de Flahault, ambassadeur à
+Vienne. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 3: M. Thiers ne prononça pas moins de neuf discours pendant la
+session de 1846. En 1845, il n'en avait prononcé que trois; en 1844,
+six; en 1842, sept. En 1843, il n'avait pas paru à la tribune. En
+1847, il ne devait parler qu'une fois.]
+
+Dans ces diverses discussions, les affaires étrangères n'occupèrent
+pas la place prépondérante que l'opposition était habituée, depuis
+plusieurs années, à leur donner. C'est que toutes les questions de
+ce genre, qui naguère passionnaient l'opinion, semblaient réglées
+et finies. Vainement, lors de l'adresse, prétendit-on raviver la
+querelle sur le droit de visite, en soutenant que la convention du 29
+mai 1845 était une mystification; cette tentative n'eut aucun succès,
+et les propositions faites dans ce sens furent repoussées, ou durent
+être abandonnées. À défaut des questions anciennes, force fut d'en
+imaginer de nouvelles qu'on alla chercher bien loin, jusqu'au Texas
+et à la Plata.
+
+Pour échapper aux difficultés qu'il avait depuis quelque temps avec
+le Mexique, le Texas, jusque-là indépendant, venait de s'annexer
+aux États-Unis. Le cabinet français n'avait pas prétendu s'opposer
+à cette annexion, mais, de concert avec le cabinet britannique,
+il l'avait déconseillée au gouvernement texien. Il estimait que
+l'existence de ce petit État importait à l'équilibre du nouveau
+monde et prévenait les chocs entre les deux races espagnole et
+anglo-saxonne. Si mesurée qu'elle eût été, notre intervention avait
+causé à Washington une humeur dont la trace se retrouva dans le
+message du président: celui-ci déclara «ne pouvoir permettre, en
+silence, qu'aucune action européenne s'exerçât sur le continent du
+nord de l'Amérique». L'opposition en France fit grand bruit de ce
+mécontentement; elle reprocha à M. Guizot d'avoir, par docilité
+envers ses alliés d'outre-Manche, compromis une amitié qui était dans
+les traditions de notre politique; la France, ajoutait-on, n'a pas
+les mêmes raisons que l'Angleterre de jalouser les agrandissements
+des États-Unis.
+
+Ce fut à une critique analogue que donna lieu l'affaire de la Plata.
+Déjà une première fois, en 1838, les mauvais traitements infligés
+à nos nationaux par le dictateur de la Confédération argentine, le
+farouche Rosas, nous avaient amenés à intervenir dans ses démêlés
+avec l'État de Montevideo et à procéder au blocus des deux rives de
+la Plata. Malgré la vigueur de nos marins, leur action avait été peu
+efficace. Aussi, en 1840, le gouvernement français avait-il été fort
+aise de se dégager tant bien que mal de cette entreprise lointaine,
+coûteuse, difficile, en concluant avec Rosas une convention qui
+semblait assurer à peu près la protection de nos nationaux et
+l'indépendance de Montevideo. Dans les années suivantes, il avait
+résisté à toute tentation d'une intervention nouvelle, malgré les
+griefs trop réels que continuait à lui fournir Rosas. Cependant,
+en 1845, l'Angleterre, gênée dans son trafic par la continuation
+de la guerre entre les riverains de la Plata, voulut y mettre
+fin en imposant sa médiation armée, et demanda à la France de se
+joindre à elle. M. Guizot y consentit, au fond fort à contre-coeur.
+L'opposition l'attaqua à ce sujet; ses critiques, il est vrai,
+étaient peu concordantes, les uns se plaignant que la France agît,
+les autres, dont était M. Thiers, se plaignant qu'elle n'agît pas
+seule et avec plus de vigueur; mais tous s'accordaient à montrer
+dans la dépendance où le ministère du 29 octobre était à l'égard de
+l'Angleterre, la cause de la faute commise.
+
+Sans doute, au Texas comme sur la Plata, le gouvernement français
+eût mieux fait de s'abstenir. Son action ne s'expliquait guère que
+par le désir d'être agréable au cabinet de Londres. Mais, si l'on
+veut bien se rappeler qu'au même moment il obtenait de ce cabinet
+l'abandon du droit de visite, on jugera peut-être qu'en payant de
+ce léger prix une si importante concession, il ne faisait pas un
+mauvais marché. D'ailleurs, dans l'une et l'autre affaire il veillait
+à ne pas se laisser entraîner: en ce qui concernait le Texas, il
+n'avait rien fait et entendait ne rien faire qui pût le mettre en
+conflit avec les États-Unis; sur la Plata, la communauté d'action
+avec l'Angleterre, si elle ne rendait pas l'entreprise plus agréable
+et plus efficace, en diminuait du moins le risque. Rien donc n'était
+sérieusement compromis. Le public en avait l'instinct. Aussi, malgré
+les efforts de l'opposition et particulièrement de M. Thiers pour
+grossir ces incidents, la Chambre refusa-t-elle de s'en émouvoir, et
+repoussa-t-elle à de fortes majorités toutes les motions de blâme
+présentées à ce sujet.
+
+
+III
+
+Sentant qu'elle n'avait rien à gagner aux discussions de politique
+étrangère, l'opposition se rejeta sur les questions intérieures et y
+porta son principal effort. De ce côté, pourtant, les circonstances
+ne lui fournissaient pas de plus sérieux sujets d'attaques. Point
+de réformes à poursuivre dont le pays eût vraiment souci; aucun
+acte arbitraire à dénoncer. À défaut de réalités, on trouva un mot,
+mot méchant, meurtrier, que, jusqu'à la révolution de Février, on
+devait répéter en grossissant de plus en plus la voix, le mot de
+«corruption». Ne pouvant alléguer que les libertés publiques fussent
+violées, on prétendit qu'elles étaient faussées; que le pouvoir, en
+exploitant les appétits privés des électeurs d'abord, des députés
+ensuite, détruisait l'indépendance et la sincérité de leurs votes, de
+telle sorte que le gouvernement représentatif, intact en apparence,
+n'était plus qu'un leurre. Sans doute cette accusation de corruption
+n'était pas nouvelle; il était d'usage que les oppositions y
+eussent recours, dès que les ministères duraient trop longtemps à
+leur gré. Ainsi avait-il été fait, sous la Restauration, contre M.
+de Villèle; après 1830, contre le ministère du 11 octobre et tout
+particulièrement contre M. Thiers; enfin contre M. Molé, lors de la
+coalition. Mais il semblait, en 1846, qu'on criât plus fort. Ce grief
+fut le sujet principal de la plupart des débats, depuis l'adresse
+jusqu'au budget.
+
+Parmi les opposants, tous ne traitaient pas la question de même. Les
+enfants perdus se lançaient dans les personnalités, se plaisaient
+aux anecdotes, dénonçaient des scandales le plus souvent controuvés
+ou dénaturés. Puis survenait quelque généralisateur, M. Odilon
+Barrot par exemple, qui, sans s'inquiéter des rectifications de
+fait, croyant sincèrement à toute parole d'opposition, s'épanchait
+en indignations généreuses. M. Thiers, qui avait été lui-même
+au pouvoir, savait trop à quoi s'en tenir sur la valeur de ces
+reproches, pour le prendre sur un ton aussi dramatique; mais il n'en
+frappait pas moins fort. «Les gouvernements libres, disait-il, ont
+aussi leurs misères. Il faut flatter en bas, il faut s'acquérir les
+voix des membres des assemblées délibérantes, flatter leur vanité,
+flatter leurs intérêts, les leurs, ceux de leurs familles; et
+quand on a conquis leurs voix, il faut souvent aussi conquérir les
+voix de ceux qui les nomment; il faut descendre dans ce travail
+de brigues déplorables, de façon que la liberté, qui a pour but
+d'étendre la participation aux affaires publiques, n'étend souvent
+que la corruption, comme ces poisons qui, communiqués à la masse
+du sang, portent la mort partout où ce liquide bienfaisant est
+destiné à porter la vie.» L'orateur se défendait de «dénigrer son
+temps et son pays». «Je sais bien, continuait-il, que notre temps
+manque d'élévation, mais il a plus d'honnêteté privée que ceux
+qui l'ont précédé;... nos mains sont plus pures.» Toutefois, il
+s'élevait contre ceux qui se résignaient trop facilement au mal, et
+il s'écriait, en visant les ministres actuels: «Il y a des gens qui
+croient qu'on ne peut gouverner que par la satisfaction des intérêts
+privés, qui regardent cela comme nécessaire, qui disent que la
+corruption est un mal inévitable, que dès lors ce n'est presque pas
+un mal, que c'est même un bien, si l'on peut le faire servir à la
+cause à laquelle on est attaché; que tout le monde en ferait autant,
+et que ceux qui blâment voudraient être ou corrupteurs ou corrompus
+eux-mêmes;... et ces hommes, je les vois, après avoir ainsi souri au
+mal, se sourire à eux-mêmes, tant ils se trouvent profonds de penser
+de la sorte.»
+
+C'était le plus souvent M. Duchâtel qui répondait au nom du
+ministère. Précis, imperturbable, sans étalage d'indignation
+oratoire, usant plutôt d'une sorte de bonhomie narquoise, il ne se
+lassait pas de démentir ou de rectifier les faits et les chiffres,
+et mettait parfois les rieurs de son côté, en montrant que les
+députés de l'opposition n'étaient pas les moins âpres à solliciter
+les faveurs administratives, ni les moins prompts à s'en faire valoir
+auprès de leurs électeurs. Quant à M. Guizot, il évitait le plus
+possible de discuter ces misères. Était-il contraint de le faire, il
+usait surtout de dédain, et, délaissant les détails, tâchait d'élever
+le débat à d'éloquentes généralités. «Comment supposer, s'écriait-il,
+qu'avec les moyens dont le gouvernement dispose, avec ces moyens si
+petits, si subalternes, il vienne à bout de dompter, d'annuler de
+grandes institutions libres? Et cela, en présence d'une opposition
+qui, à l'en croire, possède seule l'intelligence des intérêts
+généraux du pays, l'intelligence des idées élevées, des sentiments
+généreux, qui a le monopole de tous les grands ressorts moraux qui
+peuvent agir sur le pays!» Puis il ajoutait: «Croyez-moi; relevez,
+tant que vous en trouverez l'occasion, les faits de corruption qui
+vous paraîtront illégitimes, dangereux pour nos libertés... Mais
+n'attribuez pas à quelques abus isolés ces grands résultats dont vous
+cherchez la cause. Voici la vraie cause: après la lutte qui dure
+depuis longtemps, entre vous et nous, sur la politique qui convient à
+la France, lutté qui se passe sous le grand soleil du pays, au milieu
+de toutes les libertés du pays, le pays a donné et donne raison au
+gouvernement et tort à l'opposition. Voilà la vraie, la grande cause
+de ce qui se passe. Toutes les autres sont misérables et ne valent
+pas la peine qu'on en parle.»
+
+Entre le ministère et ses accusateurs, où était la vérité? Nul
+doute tout d'abord sur la grossière exagération des griefs. C'est
+un républicain, M. Lanfrey, qui a écrit, plusieurs années après la
+chute de la monarchie de Juillet: «Il est impossible aujourd'hui,
+à l'historien comme au moraliste, de se mettre en très grands
+frais d'indignation au sujet des faits de corruption reprochés au
+ministère de MM. Guizot et Duchâtel.» Et M. Lanfrey attribuait le
+retentissement qu'avaient eu ces faits à la «candeur relative de
+cette époque[4]». Notons en outre l'impropriété vraiment calomnieuse
+du mot employé par l'opposition. Corruption implique une idée
+de vénalité, de prévarication. Rien de pareil n'existait; M. de
+Montalembert et M. de Tocqueville, qui étaient cependant alors au
+nombre des censeurs les plus sévères, le proclamaient hautement. Mais
+si, laissant de côté ce gros mot de «corruption», on parle seulement
+de ce que M. Guizot lui-même appelait l'«abus des influences», de
+l'envahissement et de la prédominance des préoccupations électorales
+ou parlementaires dans l'administration, dans la distribution des
+faveurs dont le pouvoir dispose, force est alors de reconnaître que,
+pour être exagérées, les accusations n'en avaient pas moins une part
+de vérité. Parmi les histoires de députés qu'on prétendait avoir été
+raffermis ou gagnés par une promesse de place, toutes n'étaient pas
+de pure invention. Les amis du gouvernement, dans leurs épanchements
+intimes, ne niaient pas le mal et en gémissaient[5]. Placé, par les
+élections de 1842, en face d'une majorité incertaine, vivant au
+milieu d'un monde politique où trop souvent l'affaiblissement des
+croyances et l'absence de sentiments chevaleresques, d'illusions
+généreuses, ne laissaient plus guère subsister que le sens de
+l'intérêt personnel, le ministère n'avait pas cru pouvoir se soutenir
+sans faire appel à cet intérêt. Comme toujours en pareil cas, il
+tâchait de rassurer sa conscience par l'utilité du but à atteindre.
+À vrai dire, ce mal était moins celui d'un ministère que celui de
+la société elle-même. Pour le guérir, il eût fallu changer non les
+gouvernants, mais les moeurs, rehausser l'âme de la nation, et
+surtout en extirper le scepticisme politique, moral, religieux, fruit
+de tant de révolutions. Or c'était une oeuvre à laquelle l'opposition
+ne paraissait certes pas plus propre que le cabinet du 29 octobre.
+
+[Note 4: _Revue nationale_, t. XV, p. 31.]
+
+[Note 5: Voir, par exemple, le _Journal inédit de M. de Viel-Castel_.]
+
+Toutefois, pour un homme tel que M. Guizot, cette excuse de n'avoir
+pas fait pis que n'eussent fait ses adversaires à sa place ne paraît
+pas suffisante. N'était-il pas de ceux dont on pouvait attendre
+qu'ils fissent mieux que les autres? La répugnance, le mépris qu'il
+éprouvait évidemment pour certains procédés ne devaient-ils pas
+l'empêcher non seulement d'y recourir, mais d'y laisser recourir à
+côté ou au-dessous de lui? Son austérité propre était incontestable.
+Il y avait déjà longtemps qu'il «s'était promis, une fois pour
+toutes, de ne jamais tenir compte, dans sa vie publique, d'aucune
+considération d'intérêt privé[6]». «Je ne fais cas et n'ai envie que
+de deux choses, écrivait-il à M. Bresson en 1846: de mon vivant, ma
+force politique; après moi, l'honneur de mon nom[7].» Seulement, se
+contentant trop facilement d'être personnellement intact, il s'était
+peu à peu habitué à considérer ce qui lui paraissait être les défauts
+inévitables de son temps et de son pays avec une sorte de résignation
+hautaine, au sujet de laquelle il se plaisait à philosopher. «En
+toutes choses, écrivait-il un jour à M. de Barante, c'est le grand
+effort de la vie que de se soumettre à l'imperfection sans en prendre
+son parti, et de garder au fond toute son ambition en acceptant toute
+sa misère. Si je m'estime un peu, c'est par là. J'ai appris à me
+contenter de peu, sans cesser de prétendre à tout[8].»
+
+[Note 6: Lettre du 19 juillet 1835. (_Lettres de M. Guizot à sa
+famille et à ses amis_, p. 145.)]
+
+[Note 7: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 78.]
+
+[Note 8: _Documents inédits._]
+
+La mesure avec laquelle l'histoire s'efforce après coup de faire
+le partage entre les torts du gouvernement et les injustices de
+l'opposition, il ne fallait pas, sur le moment, l'attendre du public.
+Celui-ci était, par le fait même du régime censitaire, plus disposé
+à écouter l'accusation que la défense: la foule, facilement jalouse
+du «pays légal» dont elle n'était pas, écoutait volontiers ceux qui
+le lui présentaient comme une oligarchie bourgeoise n'usant de son
+pouvoir que pour satisfaire ses appétits. «Ainsi, a écrit depuis M.
+de Tocqueville, presque toute la nation fut amenée à croire que le
+système représentatif n'était autre chose qu'une machine politique
+propre à faire dominer certains intérêts particuliers et à faire
+arriver toutes les places dans les mains d'un certain nombre de
+familles; opinion très fausse, même alors, mais qui a plus favorisé
+que tout le reste l'établissement d'un nouveau gouvernement[9].»
+C'était là en effet un état d'esprit fort dangereux. Il tendait à
+bien autre chose qu'à un changement de ministère, et devait être pour
+beaucoup dans la chute de la monarchie, dans cette révolution de
+février 1848 qu'on a prétendu qualifier de «révolution du mépris».
+
+[Note 9: Lettre du 27 juillet 1853.]
+
+
+IV
+
+On eût dit vraiment que, dans cette session de 1846, un mauvais
+génie poussait l'opposition dynastique à choisir de préférence les
+armes qui pouvaient faire le plus de mal à la royauté. Non contente
+de dénoncer la politique du gouvernement comme corruptrice, elle
+s'efforça d'en faire remonter la responsabilité au Roi lui-même,
+en reprenant avec plus d'âpreté que jamais la campagne contre le
+«pouvoir personnel». M. Thiers ne fut pas le moins animé à porter la
+lutte sur ce terrain scabreux, qui lui était d'ailleurs familier:
+il y avait déjà mis le pied, en 1839, lors de la coalition, avec
+M. Guizot pour complice; en 1843, plus accidentellement, à propos
+de l'algarade faite par Louis-Philippe à M. de Salvandy[10]. Cette
+fois, l'attaque était bien froidement et mûrement préméditée. Lors
+du traité d'alliance signé, le 25 décembre 1845, entre M. Thiers et
+M. Odilon Barrot, il avait été expressément stipulé qu'un article
+serait ajouté au projet de réforme parlementaire, en vue d'exclure
+de la Chambre «toute personne recevant, à un titre quelconque, un
+traitement de la liste civile». Était-ce pour le plaisir d'écarter
+du Palais-Bourbon quelques officiers de service aux Tuileries? Non;
+on visait plus haut, et l'on ne s'en cachait pas. «Cet amendement,
+disait le _Siècle_, permettra d'apprécier, avec une liberté devenue
+nécessaire, l'influence exercée par la couronne sur les délibérations
+du pouvoir législatif.»
+
+[Note 10: Cf. plus haut, t. V, ch. IV, § V.]
+
+M. Thiers avait promis de soutenir lui-même cette proposition.
+Il tint parole, le 17 mars 1846. «Le gouvernement représentatif
+dans toute sa vérité», ainsi formula-t-il sa revendication; et il
+ajoutait malicieusement: «M. Guizot me comprend; c'est un langage
+que nous avons parlé ensemble.» Il continua en ces termes: «Sous
+la Restauration, pourquoi me suis-je si hardiment décidé pour le
+duc d'Orléans contre Charles X? C'était sous l'empire d'une idée.
+J'avais écrit, en 1829, ce mot devenu célèbre: «Le Roi règne et
+ne gouverne pas.» Est-ce que vous croyez que ce que j'ai écrit
+en 1829, je ne le pense pas en 1846? Non, je le pense encore, je
+le penserai toujours.» Puis, répondant à ceux qui, pour écarter
+cette maxime, arguaient de l'état particulier de la France: «Si
+cela était, messieurs, si le vrai gouvernement représentatif était
+impossible en France, ah! il fallait nous le dire en juillet 1830;
+il fallait nous dire, ce jour-là, que nous allions risquer, par une
+protestation qui engageait nos têtes, nos vies pour une illusion...
+Si le gouvernement représentatif dans toute sa réalité n'est
+pas possible en France, oubliez-vous qu'il eût mieux valu alors ne
+pas faire une révolution? Quoi! nous ne pourrions avoir que les
+formes extérieures du gouvernement représentatif! Mais pour cette
+fiction, pour ce mensonge, la Restauration valait bien mieux; elle
+avait des avantages de situation incontestables au dedans, comme au
+dehors.» De là l'importance que l'orateur attachait à la disposition
+qui devait exclure de la Chambre les aides de camp du Roi: elle
+lui paraissait «un pas dans cette carrière au bout de laquelle il
+voyait en perspective la vérité du gouvernement représentatif». «On
+nous dit souvent, ajouta-t-il en terminant, que cela viendra, mais
+que cela viendra tard. Eh bien, soit! Je me rappelle, en ce moment,
+le noble langage d'un écrivain allemand qui, faisant allusion aux
+opinions destinées à triompher tard, a dit ces belles paroles que je
+vous demande la permission de citer: _Je placerai mon vaisseau sur
+le promontoire le plus élevé du rivage, et j'attendrai que la mer
+soit assez haute pour le faire flotter_. Il est vrai qu'en soutenant
+cette opinion, je place mon vaisseau bien haut; mais je ne crois pas
+l'avoir placé dans une position inaccessible.»
+
+Écouté par tous avec une attention émue, applaudi avec passion
+par la gauche, exalté par une grande partie de la presse, répandu
+dans le pays à cent mille exemplaires, ce discours eut un immense
+retentissement. Ce fut pour l'opposition, particulièrement pour ses
+journaux, comme un signal de soutenir la même thèse et de porter
+partout l'attaque contre les prétendus empiétements de la couronne.
+Les républicains, on le comprend, ne furent pas les derniers à se
+joindre à une campagne qui servait si directement leur cause. M.
+Thiers ne parut pas troublé de ce bruit, au contraire. Il écrivait
+à un de ses correspondants d'Angleterre, dont j'aurai occasion de
+reparler, M. Panizzi: «Je sais que vous avez approuvé mon dernier
+discours _ad Philippum_. Celui-ci a été fort mécontent, ce dont
+je me soucie peu, car je ne veux ni le flatter, ni le blesser. Je
+vais à mon but, qui est la vérité, et ne regarde ni à droite ni à
+gauche[11].»
+
+[Note 11: Lettre du 26 mars 1846. (_The Life of sir Anthony Panizzi_,
+par Louis FAGAN.)]
+
+Que fallait-il penser du danger dénoncé par M. Thiers? Sans doute
+l'action du Roi était réelle, visible, tangible. Très laborieux
+malgré son grand âge, suivant de près toutes les affaires, y donnant
+même une partie de ses nuits[12], ayant acquis pleine conscience de
+son habileté et de son expérience, fier d'avoir fait prévaloir la
+fixité de son système politique à travers tant d'accidents et en
+présence d'un esprit public si incertain et si mobile, convaincu
+que les choses iraient très mal s'il cessait d'y mettre la main,
+ayant, depuis la mort du duc d'Orléans, le sentiment plus profond
+encore que sur lui seul reposait l'avenir de la nouvelle monarchie,
+Louis-Philippe était moins que jamais d'humeur à accepter la
+maxime: Le Roi règne et ne gouverne pas. Mais n'avons-nous pas eu
+déjà occasion de montrer que cette maxime, inventée pour jeter bas
+Charles X, n'était pas conforme aux vraies traditions du gouvernement
+représentatif, et qu'elle était encore plus contraire aux besoins
+particuliers de la société française? Si le Roi cherchait à amener
+ses ministres et, par eux, la Chambre à ses idées, il ne violentait
+pas leur liberté et n'avait pas la prétention de gouverner contre
+la majorité. Nul prince n'était plus scrupuleusement résolu à ne
+pas sortir des règles constitutionnelles. Son seul tort était de
+manifester parfois son action avec quelque intempérance, de se donner
+des airs d'ingérence un peu tatillonne, de prépotence effarouchante,
+de ne pas comprendre qu'il est parfois plus habile à un roi de
+paraître indifférent et de demeurer silencieux. Déjà plusieurs
+fois, j'ai dû noter cette petite faiblesse, que l'âge et un peu
+d'infatuation venant du succès rendaient maintenant plus sensible.
+Elle ne justifiait pas l'accusation de «pouvoir personnel», mais elle
+la facilitait.
+
+[Note 12: Louis-Philippe écrivait au maréchal Soult, le 7 octobre
+1846: «Le temps ne suffit plus aux exigences de ma position, et
+surtout au travail des papiers, qui prend sur mes nuits d'une manière
+qui m'extermine.» Plusieurs de ses lettres sont datées de minuit ou
+une heure du matin. (_Documents inédits._)]
+
+M. Guizot avait d'abord laissé à M. Duchâtel, qui s'en était
+habilement acquitté, la tâche de répondre à M. Thiers. Le
+retentissement prolongé de ce débat, et les polémiques qui en furent
+la suite, l'obligèrent à intervenir à son tour et à apporter, sur
+ces graves questions, ce qu'il croyait la doctrine vraie. Il le fit,
+le 28 mai 1846, dans le débat de politique générale soulevé par M.
+Thiers à l'occasion du budget. Il commença par relever sévèrement
+certaines paroles du premier discours de son contradicteur. «Il
+se trouve, dit-il, parmi les amis de la monarchie de 1830, parmi
+les hommes qui ont contribué à la fonder et qui veulent réellement
+la maintenir, il se trouve des hommes qui, lorsqu'une chose ne
+leur convient pas, se croient le droit de lui dire: Que ne nous
+disiez-vous cela en 1830? Il est grave de s'entendre dire ces
+paroles. Ce n'est pas la première fois que je les ai entendues. Je
+les ai entendu prononcer, en 1831, par l'honorable général de La
+Fayette, à propos du programme de l'Hôtel de ville qu'on disait
+violé. Il disait aussi: «Que ne nous disiez-vous cela en 1830?»
+J'eus l'honneur de répondre alors qu'à coup sûr personne n'avait la
+fatuité de croire qu'il eût disposé de la France et de la couronne
+et l'eût donnée au prince qui la portait. Ça été la bonne fortune
+de la France de trouver dans son sein, en 1830, le prince qui
+porte la couronne. C'est la France elle-même qui s'est donnée à
+lui; personne n'en a disposé, personne n'a pu faire qu'il en fût
+autrement. Je repousse pour mon compte, aujourd'hui comme en 1831,
+ces bouffées d'un orgueil frivole.» Ceci dit, non sans avoir fait
+crier l'opposition, M. Guizot aborda la question de fond, et n'hésita
+pas à exposer des doctrines nettement monarchiques, qu'il eût sans
+doute été plus gêné de professer publiquement au lendemain de 1830;
+mais, depuis lors, bien des changements s'étaient opérés. «Je suis
+décidé, déclara-t-il, à trouver bon que la couronne déploie pour le
+pays tout ce qu'elle possède de sagesse, de fermeté et de dévouement...
+Je me regarde, à titre de conseiller de la couronne, comme
+chargé d'établir et de maintenir l'accord entre les grands pouvoirs
+publics, mais non d'assurer la prépondérance de tel ou tel de ces
+pouvoirs sur les autres... Pour cela, qu'y a-t-il à faire? Il faut
+traiter avec tous ces grands pouvoirs; il faut les prendre pour ce
+qu'ils sont en effet, pour des êtres libres, intelligents, qui ont
+leur situation, leurs idées, leurs sentiments, leur volonté;... il
+faut s'entendre avec la couronne comme avec les Chambres,... et
+amener ces transactions desquelles naît l'unité du gouvernement.
+Voilà, le gouvernement représentatif. On parle d'indépendance. Je
+fais grand cas de l'indépendance; je suis convaincu qu'il en faut
+porter beaucoup dans les conseils qu'on donne à la couronne et dans
+les résolutions qu'on prend vis-à-vis d'elle; il faut l'avoir,
+l'indépendance; mais l'afficher, jamais! Je suis assez vieux pour
+avoir vécu sous bien des pouvoirs. J'ai vécu à côté de plusieurs
+d'entre eux, sans contact avec eux; j'en ai servi d'autres; je
+suis sûr qu'il n'y en a aucun qui m'ait jamais trouvé servile
+ou complaisant... Mais, je l'avoue, j'ai soif de déférence ou
+de respect envers les pouvoirs qui gouvernent mon pays. Et s'il
+m'arrivait, ce qui m'est arrivé, de me trouver en dissidence avec
+eux, bien loin de le laisser voir, je m'efforcerais de le cacher...
+Voici encore, dans cette grave question, un point sur lequel
+je crois que nous différons. C'est ma conviction que le devoir
+d'un conseiller de la couronne est constamment de faire remonter
+le bien à la couronne elle-même; elle ne répond jamais du mal; la
+responsabilité ministérielle la couvre... Il y a eu, de tous temps,
+des ministres de la couronne qui se sont appliqués à l'effacer, à
+s'interposer entre elle et le pays, pour se grandir eux-mêmes et eux
+seuls. Ce n'est pas mon goût, ni mon devoir. Je crois, au contraire,
+qu'il faut s'effacer au profit de la couronne et pour laisser aller à
+elle la reconnaissance publique. C'est à cela que je mets ma dignité
+et ma fierté, et je trouve les autres fiertés un peu vulgaires et
+subalternes.»
+
+M. Thiers riposta avec une vivacité souvent amère. Sa doctrine
+tendait toujours à cette conclusion qu'un roi annulé était le
+corollaire nécessaire d'un roi inviolable. Plus les ministres avaient
+la réalité du pouvoir, plus, à son avis, on possédait le vrai
+gouvernement représentatif. «Ce qu'il faut, disait-il, ce sont des
+ministres qui ne se contentent pas seulement du rôle d'intermédiaires
+des pouvoirs... De tels ministres peuvent être des commis éloquents;
+ce ne sont pas des ministres à grande responsabilité. Cette
+transparence dont on se plaint, ce n'est pas avec du talent seulement
+qu'on la fait cesser, c'est avec du caractère.» Puis, passant
+par-dessus la tête de M. Guizot, pour faire la leçon et poser ses
+conditions au Roi lui-même, il terminait ainsi: «Hier, M. le ministre
+des affaires étrangères montrait une grande confiance dans la durée
+du ministère. Si cependant, malgré cette confiance, le ministère
+actuel n'était pas éternel, si ses successeurs ne l'étaient pas non
+plus, et qu'enfin il n'y eût plus d'autre ressource que celle des
+ministres impossibles, et qu'on me fît l'honneur de jeter les yeux
+sur mon impossibilité, je le déclare, dans ce cas, avec le profond
+dévouement que j'ai pour la royauté et avec le profond respect dont
+je ne me suis jamais écarté envers elle, je lui dirais: «Je suis
+prêt, si mes efforts peuvent vous être utiles, à vous servir, mais
+en gouvernant d'après ma propre pensée; si ma pensée est d'accord
+avec celle de Votre Majesté, j'en serai très heureux; mais, si elle
+en diffère, je persisterai à gouverner suivant ma propre pensée.»
+C'est peut-être là, messieurs, un grand orgueil, un orgueil frivole,
+si vous le voulez, mais c'est un orgueil désintéressé; et j'avoue
+que j'aime mieux, pour ma part, cet orgueil désintéressé, quoiqu'il
+puisse être accusé d'être frivole, qu'une ambition qui s'abaisse pour
+avoir, non point le pouvoir, mais l'apparence du pouvoir.»
+
+Une réplique de M. Guizot vint clore ce débat, le plus brillant et
+le plus considérable qui eût jamais été engagé sur cette question.
+«Le trône, dit-il en résumant ses idées, n'est pas seulement un
+fauteuil fermé pour que personne ne puisse s'y asseoir. Une personne
+intelligente et libre, qui a ses idées, ses sentiments, ses désirs,
+ses volontés, comme tous les êtres réels et vivants, siège dans ce
+fauteuil... Vous disiez qu'il faut qu'un ministre, pour être un
+ministre constitutionnel, soit tout-puissant du côté de la couronne.
+On n'exige pas la toute-puissance du côté des Chambres; on reconnaît
+que là il y a indispensable nécessité de discuter, de transiger, de
+se faire accepter. Mais on veut que, du côté de la couronne, la même
+nécessité n'existe pas... Eh bien, tout cela est faux, complètement
+faux. Et si cela était vrai, sachez bien qu'il n'y aurait jamais eu,
+dans cette Angleterre dont vous parlez, un ministre qui eût couvert
+la couronne; car il n'y en a pas eu un seul, même sous des rois très
+faibles, très médiocres, qui n'ait souvent et grandement compté avec
+eux.»
+
+La Chambre donna pleinement raison à M. Guizot, par 229 voix contre
+147. Ainsi se confirmait un phénomène déjà noté: plus M. Thiers se
+portait vers la gauche, faisant siens les griefs et les thèses de
+l'opposition avancée, plus les conservateurs effarouchés se serraient
+autour du cabinet. Pendant cette session de 1846, le ministère avait
+constamment obtenu, sur les questions politiques, des majorités de
+60 à 80 voix. Si l'on se rappelle que depuis 1842, à chaque session,
+il avait failli être renversé, et que naguère encore, en 1845, il
+ne l'avait emporté que de huit voix dans le débat sur l'affaire
+Pritchard, on reconnaîtra que le progrès était considérable.
+M. Guizot avait de tout temps attaché une importance capitale,
+peut-être même par trop exclusive, à la constitution d'une majorité.
+Ne devait-il pas dès lors triompher d'un résultat qui, après de
+si pénibles efforts, de si inquiétantes vicissitudes, pouvait
+paraître un succès définitif et complet? Aussi n'est-on pas étonné
+de l'entendre, dans son grand discours du 28 mai, «se féliciter que
+la majorité ait enfin acquis une unité, une organisation qui lui
+manquaient», proclamer que, «depuis cinq ans, il avait consacré tous
+ses efforts à amener ce résultat», et montrer là «comme l'ancre
+principale de salut dans les épreuves auxquelles le pays pouvait être
+encore appelé». Peu auparavant, s'inspirant de la pensée du ministre,
+le _Journal des Débats_ disait: «Nous avons vu enfin arriver le
+jour que nous appelions de tous nos voeux, celui où il n'y aurait
+plus dans la Chambre que deux grands partis... Depuis trente ans,
+c'est la première fois peut-être qu'il y a une vraie majorité dans
+nos Chambres. Jamais, dans les années précédentes, nous n'avions vu
+l'opposition renoncer à l'espoir d'entamer la majorité; pour le coup,
+elle y renonce... De cette époque, datera la fin de la politique
+d'intrigue.»
+
+
+V
+
+La fixité de la majorité donnait à la machine politique une apparence
+de stabilité telle qu'on n'en avait pas encore connu depuis 1830.
+L'ordre matériel régnait partout. Pas plus de menace d'émeute dans
+la rue que de menace de crise dans le Parlement. L'insurrection
+avait fait son dernier effort, le 12 mai 1839. Les sociétés
+secrètes désorganisées, découragées, ne comptant qu'un petit nombre
+d'adhérents infimes, végétaient sous l'oeil de la police, qui s'était
+adroitement introduite jusque dans leurs plus secrets conseils.
+Depuis Darmès en 1840, près de six années s'étaient écoulées sans
+qu'on eût attenté à la vie de Louis-Philippe; on croyait en avoir
+fini avec cette horrible manie du régicide qui avait sévi pendant les
+dix premières années du règne.
+
+Le 16 août 1846, le Roi, alors en villégiature à Fontainebleau,
+rentrait en char à bancs, avec la Reine et plusieurs de ses enfants,
+d'une promenade dans la forêt, quand deux coups de feu furent tirés
+sur lui, à quelques pas, du haut d'un mur qui longeait la route; la
+bourre de l'un des coups tomba dans la voiture, mais personne ne
+fut atteint. L'assassin, aussitôt arrêté, était un nommé Lecomte,
+ancien garde des bois de la couronne, récemment congédié pour faute
+grave dans son service. Il passait pour un très habile tireur. «Je me
+suis trop pressé», dit-il seulement quand on s'empara de lui. «Rien
+n'indique, écrivait quelques jours après M. Guizot à M. Rossi, aucune
+ramification ni complot. Ce qui n'empêche que ce ne soit une sottise
+de dire, comme le font les badauds pour se rassurer, qu'il n'y a là
+rien de politique. Quoi de plus politique que cette contagion, cette
+_mal'aria_ qui fait que l'humeur d'un garde mécontent de sa pension
+se tourne en régicide[13]!»
+
+[Note 13: _Documents inédits._]
+
+Pendant qu'on instruisait le procès de ce vulgaire assassin, un
+incident imprévu appela l'attention sur un condamné de nom plus
+retentissant. On se rappelle que, le 6 octobre 1840, à la suite de la
+piteuse échauffourée de Boulogne, la cour des pairs avait condamné
+le prince Louis Bonaparte à l'emprisonnement perpétuel. Il subissait
+sa peine au château de Ham, où avaient été enfermés naguère M. de
+Polignac et ses collègues. Sa captivité n'était pas bien rigoureuse:
+on le laissait recevoir ses amis, écrire dans les journaux, publier
+des livres. Il en profitait pour lier des relations et entretenir
+des correspondances avec les opposants de nuances diverses,
+depuis M. Odilon Barrot jusqu'à M. Louis Blanc, pour collaborer à
+plusieurs feuilles républicaines de province, notamment au _Progrès
+du Pas-de-Calais_, pour souscrire à la fondation d'un journal
+fouriériste, et pour publier, sur l'_Extinction du paupérisme_, une
+brochure à tendance socialiste. À gauche, on paraissait assez flatté
+d'une pareille recrue. «Louis Bonaparte n'est plus un prétendant,
+disait un journal radical; c'est un citoyen, un membre de notre
+parti, un soldat de notre drapeau.» Malgré tout le mouvement qu'il
+se donnait, le prisonnier de Ham ne parvenait pas à attirer sur lui
+l'attention du pays; en dehors de quelques fidèles et des démocrates
+qui se laissaient courtiser par lui, il était à peu près complètement
+oublié. Au commencement de 1846, alléguant la maladie de son père,
+l'ex-roi Louis, alors à Florence, il demanda à sortir de sa prison,
+fût-ce temporairement. Cette requête fut vivement appuyée auprès
+des ministres et du Roi par plusieurs députés, entre autres par
+M. Odilon Barrot et M. Dupin. Le gouvernement était disposé à y
+faire bon accueil et même à accorder une libération définitive,
+si toutefois le prisonnier donnait, sous une forme à trouver, une
+garantie de sa sagesse à venir. Le prince refusa de faire plus que
+quelque déclaration vague de reconnaissance et préféra tenter la
+chance d'une évasion. Le 25 mai 1846, il saisit l'occasion que lui
+offraient des travaux de réparation accomplis dans le château pour
+s'échapper, déguisé en ouvrier, avec une planche sur l'épaule. Trois
+jours après, il était en Angleterre. Cette évasion, machinée comme un
+épisode de roman, intéressa un instant la curiosité du public, mais
+sans troubler sa sécurité, ni faire prendre davantage au sérieux un
+personnage en qui l'on ne voyait alors que l'aventurier de Strasbourg
+et de Boulogne. Dans une lettre adressée à M. de Sainte-Aulaire,
+ambassadeur à Londres, le prince assura le gouvernement français de
+«ses intentions pacifiques», se défendit de vouloir «renouveler des
+tentatives qui avaient été si désastreuses», et affirma que «sa seule
+idée avait été de revoir son vieux père». Deux mois plus tard, le 27
+juillet, le roi Louis mourut à Livourne: le prince Louis-Napoléon
+n'était pas auprès de lui; il avait écrit à son père que le
+gouvernement anglais lui refusait des passeports pour se rendre en
+Italie.
+
+
+VI
+
+La bonne situation parlementaire du cabinet, la tranquillité du pays,
+l'absence de tout grave embarras au dedans et au dehors semblaient
+des conditions favorables pour procéder aux élections générales. Le
+6 juillet 1846 fut publiée l'ordonnance de dissolution, convoquant
+les électeurs pour le 1er août. Aussitôt les comités réunis de la
+gauche et du centre gauche confirmèrent la fusion des deux groupes
+en publiant un manifeste unique. Dans ce manifeste, ils tendaient
+ouvertement la main aux républicains et aux légitimistes, à tous
+ceux qui voulaient renverser ce qu'on appelait alors «un système
+corrupteur et antinational». «La question pour chaque électeur,
+disaient-ils, n'est pas de choisir celui qu'il préfère, mais bien,
+en nommant un homme indépendant, à quelque nuance de l'opposition
+qu'il appartienne, d'empêcher le succès du candidat ministériel.»
+Les républicains, qui ne pouvaient que gagner à cette coalition,
+s'y prêtèrent volontiers: ils en profitèrent pour s'assurer une
+part prépondérante dans le «comité central des électeurs de la
+Seine», qui non seulement dirigeait les élections de Paris, mais,
+par ses communications aux journaux, exerçait son influence dans
+toute la France. Les légitimistes, au contraire, ne répondirent
+qu'incomplètement à l'appel qui leur était adressé; beaucoup
+d'entre eux préférèrent faire campagne avec le parti catholique:
+celui-ci, par une tactique imitée de la ligue de M. Cobden, se tenait
+absolument en dehors des questions débattues entre M. Thiers et M.
+Guizot, et promettait appui au candidat quelconque qui serait «le
+plus offrant et dernier enchérisseur en fait de liberté religieuse».
+
+M. Thiers apporta, dans cette campagne électorale, la même ardeur
+impatiente avec laquelle il venait de conduire la bataille
+parlementaire. Ses amis, étaient même obligés de le retenir. Il
+avait préparé une lettre à ses électeurs où il parlait de la couronne
+avec une extrême amertume. «On me trouve fort prononcé, fort actif
+dans l'opposition, y disait-il. Serait-ce par hasard afin d'avoir le
+pouvoir plus tôt?... Cette conduite éloigne du pouvoir, si bien qu'on
+vous appelle ministre impossible. Peu m'importe. Je ne tiens à être
+ni possible ni prochain... Certes je savais bien que demander la
+réalité rigoureuse du gouvernement représentatif, qui tend à diminuer
+l'influence de la royauté irresponsable au profit des ministres
+responsables, je savais bien que c'était davantage encore me ranger
+dans la classe des ministres impossibles. Je n'ai pas hésité: non
+pas que j'eusse le goût puéril, que certaines gens me prêtent, de me
+poser, moi simple citoyen, en face de la majesté royale... Mais je
+suis convaincu que la monarchie ne sera admise par les générations
+présentes et futures que lorsque des ministres vraiment responsables
+exerceront véritablement le pouvoir, et, profondément convaincu de
+cette vérité, j'ai eu l'orgueil de défendre ma conviction, même à
+mes dépens. Cet orgueil, je l'ai eu, je l'aurai toujours dans toute
+son étendue. Le pouvoir, je l'ai possédé, et, dans cette transition
+inévitable de la monarchie représentative fausse à la monarchie
+représentative vraie, transition toujours plus ou moins longue, je
+sais ce que vaut le pouvoir. Être ministre entre une royauté qui ne
+vous souhaite pas et une Chambre que cinquante ans de révolutions
+et de guerres ont profondément troublée, que beaucoup d'intérêts
+dominent, être ministre à ces conditions ne me séduit guère.» Cette
+lettre fut imprimée, mais ne fut pas envoyée: MM. Duvergier de
+Hauranne, de Rémusat, de Maleville, qui n'étaient pourtant pas des
+timides, firent comprendre à M. Thiers le tort qu'il se ferait par un
+tel langage.
+
+Le gouvernement, de son côté, arrivait bien préparé à la bataille
+dont il avait lui-même choisi l'heure. La tâche principale incombait
+au ministre de l'intérieur, M. Duchâtel, qui n'épargna pas sa peine
+et déploya une rare habileté. Un de ses amis, témoin quotidien de ses
+efforts, M. Vitet, a écrit à ce sujet: «Je puis dire que, pendant
+trois mois, il ne cessa de suivre du regard, d'aider, de stimuler, de
+réveiller, parfois aussi de tempérer plus de quatre cents candidats
+dont il savait par coeur, grâce aux ressources de sa mémoire, toutes
+les situations personnelles, et que sans cesse, avec un à-propos
+qui les frappait d'étonnement, il éclairait sur leurs oublis, leurs
+négligences, leurs imprudences. Ce n'était pas seulement le sentiment
+du devoir, c'était un certain plaisir de déjouer les trames de tant
+d'habiles adversaires de toute provenance et de toute couleur, qui
+lui donnait cette sorte de fièvre de surveillance et d'exhortation.»
+Dans une circulaire à ses préfets, M. Duchâtel avait publiquement
+revendiqué pour l'administration le droit d'exercer une «franche et
+loyale influence», mais en même temps il en avait fixé les limites.
+«L'indépendance des consciences, disait-il, doit être scrupuleusement
+respectée; les intérêts publics, les droits légitimes ne doivent
+jamais être sacrifiés à des calculs électoraux... Fidélité sévère
+aux règles de justice dans l'expédition des affaires, respect
+de la liberté et de la moralité des votes, mais action ferme et
+persévérante sur les esprits, tels sont les principes qui, en matière
+d'élections, doivent présider aux rapports de l'administration
+avec les citoyens.» Ce langage était sensé et correct. Lors de la
+vérification des pouvoirs, l'opposition prétendit que la conduite
+du ministre n'avait pas été conforme à sa circulaire, mais elle
+n'apporta rien de sérieux à l'appui de ses allégations. Sur ce point
+d'ailleurs, on peut s'en fier à la parole du témoin déjà cité:
+«J'ai vu de près les élections, a dit M. Vitet; j'en puis parler en
+conscience. Je sais quelle scrupuleuse observation de la loi, quel
+respect des droits de tous y présidèrent du côté du pouvoir, et je
+tiens, pour ma part, qu'on n'en trouverait guère d'aussi sincères,
+d'aussi vraiment exemptes de sérieux abus, soit chez nous depuis
+1814, soit même dans les pays les plus libres du monde, l'Angleterre,
+par exemple, ou les États-Unis.»
+
+La polémique, menée grand train par les journaux des deux bords, ne
+fit guère que ressasser les questions déjà traitées à la tribune.
+Il apparut bientôt que la malheureuse affaire Pritchard, si vieille
+qu'elle fût, était encore la meilleure carte du jeu de l'opposition.
+Les candidats ministériels étaient marqués dans les feuilles adverses
+de cette simple lettre: P; cela voulait dire _Pritchardiste_. Or,
+à voir l'embarras qu'en éprouvaient ces candidats, il fallait bien
+croire que la sottise publique était encore dupe des déclamations
+prodiguées par la gauche en cette matière. La presse conservatrice
+avait, il est vrai, pour riposter, une arme plus efficace encore,
+c'était l'évocation de 1840. Le _Journal des Débats_ ne manquait pas
+de rappeler que la victoire de l'opposition serait la rentrée de M.
+Thiers au pouvoir, la reprise de la «politique du 1er mars». «La
+France, demandait-il, est-elle lasse de la prospérité dont elle jouit
+au dedans, de la paix dont elle jouit au dehors? Six années ont été
+nécessaires pour réparer les fautes de 1840. Deux jours d'élection
+peuvent anéantir le travail de six ans... Avant six mois, cette
+prospérité corruptrice et cette paix déshonorante auront fait place
+à une crise intérieure et à une crise européenne... Les deux hommes
+sont connus; les deux politiques aussi... Rappelez-vous dans quel
+état était la France au 29 octobre 1840; voyez dans quel état elle
+est aujourd'hui, et choisissez!»
+
+Toutefois, ce qui frappe le plus, ce n'est pas l'effet produit par
+telle ou telle polémique; c'est au contraire le peu de retentissement
+qu'avait en réalité ce bruit de presse. Le fond du pays demeurait
+tranquille, inerte. Rarement on avait vu, pendant une période
+électorale, si peu d'émotion, on pourrait presque dire une pareille
+indifférence. Que cachait et présageait cette indifférence?
+L'opposition affectait d'y voir le signe que l'opinion se
+désintéressait du sort du cabinet: elle se croyait certaine du succès
+et le disait très haut. «Je n'ai jamais vu si complète assurance», a
+écrit M. Vitet. Du côté ministériel, la confiance était moindre. On
+se souvenait de la déception de 1842. N'était-il pas à craindre que
+l'affaire Pritchard ne fît, en 1846, le mal qu'avait fait, quatre
+ans auparavant, le droit de visite? Le duc de Broglie écrivait à
+son fils, le 16 juillet: «Jamais élections ne se seront accomplies
+au milieu d'une prospérité et d'un calme plus complets. Ce que cela
+donnera, tout le monde l'ignore parfaitement. Le gouvernement, à
+mesure que le jour fatal approche, semble plus inquiet, quoique ses
+nouvelles soient excellentes[14].» M. Duchâtel mandait à M. Guizot,
+le 18 juillet: «Plusieurs points de l'horizon se rembrunissent
+depuis quelques jours. J'espère que cela s'éclaircira. D'après les
+apparences actuelles, je m'attends à une bataille d'Eylau, où il y
+aura beaucoup de morts de part et d'autre, où le champ de bataille
+nous restera, mais en nous laissant encore une rude campagne à
+soutenir. Si les nôtres, comme je l'espère, se battent bien, je serai
+content; je désire d'abord la victoire, et puis, en second lieu, le
+combat[15].»
+
+[Note 14: _Documents inédits._]
+
+[Note 15: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 30.]
+
+Telle était la situation quand, le 29 juillet, trois jours avant
+les élections, au moment où le Roi saluait la foule du balcon des
+Tuileries, deux coups de pistolet furent tirés à une assez grande
+distance par un homme caché derrière une statue. Cet homme, appelé
+Henri, était un ancien fabricant d'objets en acier, exaspéré par
+des malheurs de fortune et de famille. L'instruction révéla par la
+suite, dans ce crime, plutôt le désespoir d'un naufragé de la vie
+que la haine d'un révolutionnaire, moins un régicide qu'une sorte de
+suicide: dans les conditions où il avait été tiré, le coup était à
+peu près inoffensif. Au premier moment, toutefois, on ne se rendit
+pas compte de ces circonstances, qui devaient faire écarter la peine
+de mort par la cour des pairs: ce nouvel attentat, qui suivait de
+si près celui de Lecomte, parut la preuve d'un sinistre parti pris
+et causa partout un sentiment d'inquiétude et d'indignation, dont
+la presse ministérielle se hâta de tirer parti pour raviver le zèle
+des conservateurs et discréditer l'opposition. Quant aux journaux
+de gauche, ils furent réduits à insinuer que les coups de pistolet
+étaient une manoeuvre de la police.
+
+Vint le jour du scrutin. Les élections de Paris donnèrent l'avantage
+à l'opposition: sur quatorze mille suffrages, elle en réunissait
+plus de neuf mille; sur quatorze députés, elle en avait onze; le
+deuxième arrondissement, le plus riche de la ville, était enlevé aux
+conservateurs, qui le possédaient depuis 1830; M. Jacques Lefebvre y
+était remplacé par M. Berger. Les journaux de gauche triomphèrent,
+mais ce ne fut pas pour longtemps. Dès le lendemain, les nouvelles
+de province firent savoir que les ministériels y avaient remporté
+des succès dont l'étendue surprenait les vainqueurs eux-mêmes. «Le
+résultat, écrivit aussitôt M. Duchâtel, dépasse les espérances que
+nous étions en droit de concevoir.» L'opposition perdait vingt-cinq
+à trente sièges, et le gouvernement pouvait compter sur une majorité
+d'une centaine de voix. On en eut la confirmation, dans la session
+qui s'ouvrit, dès le 19 août, pour la constitution de la nouvelle
+Chambre; M. Sauzet fut élu président par 223 voix, contre 98 données
+à M. Odilon Barrot.
+
+Après les années laborieuses qu'il venait de passer, le ministère
+ressentit comme une joie étonnée de se voir en possession d'une
+si grande majorité. M. Guizot déclarait à ses amis «qu'aucun
+événement politique ne lui avait causé une satisfaction égale à
+celle qu'il éprouvait de ce triomphe de la bonne et saine politique
+sur les mauvaises passions[16]». Le duc de Broglie écrivait à
+son fils: «Jamais victoire ne fut plus complète... Depuis les
+_trois cents_ de M. de Villèle, aucun ministère ne s'était trouvé
+à pareille fête[17].» À la satisfaction du triomphe se mêlait
+cependant quelque préoccupation. Ce dont on s'inquiétait, c'était
+moins de l'irritation des vaincus que des exigences possibles des
+vainqueurs, d'autant que, parmi ces derniers, il y avait un assez
+grand nombre de députés nouveaux. «Il faut demander à Dieu, disait
+M. Doudan, que les conservateurs, se sentant nombreux, ne soient
+pas pris de la démangeaison de se mettre en petits paquets, ayant
+chacun ses fantaisies à satisfaire. Tout cela n'est que l'embarras
+des richesses, qui est peut-être préférable aux embarras de la
+pauvreté[18].» Quant à M. Duchâtel, c'était d'un autre côté, du
+côté de la couronne, qu'il pressentait des exigences gênantes. «La
+situation est très bonne, écrivait-il à M. Guizot; mais elle impose
+des devoirs nouveaux et des difficultés au moins aussi grandes que
+les anciennes. Le Roi m'écrit une grande lettre de quatre pages
+pour me recommander de montrer de la confiance dans l'avenir. Je
+suis pour la confiance qui assure et prépare l'avenir, non pas
+pour celle qui le gaspille et le compromet. En face des passions
+hostiles que nous avons à combattre, il faudrait très peu de fautes
+pour changer la situation, jeter le pays de l'autre côté. Il ne
+faut pas laisser s'accréditer l'idée que tout est possible. Nous
+avons résisté d'un côté; nous aurons probablement à résister de
+l'autre. Je sais que vous pensez là-dessus comme moi; aussi je
+ne vous en dis pas plus long. Après avoir assuré le triomphe du
+parti conservateur, il y va de notre honneur de ne pas devenir les
+instruments de sa défaite[19].» Si heureux que fût M. Guizot de sa
+victoire, si optimiste qu'il fût par nature, il ne se dissimulait
+pas non plus le danger qui résultait du succès même. «L'avenir n'en
+sera pas moins difficile ni moins laborieux, écrivait-il à M. Rossi.
+On sera plus exigeant avec nous et plus complaisant pour soi-même.
+On nous demandera plus et l'on nous aidera moins. Je me prédis bien
+des embarras, et je m'y prépare. Après tout, ceux-là valent mieux
+que d'autres[20].» Et puis le ministre se rendait compte qu'avec une
+telle majorité il ne lui suffirait plus de durer, qu'il lui faudrait
+entreprendre quelque chose. Depuis longtemps, il cherchait, sans
+avoir encore pu la trouver, l'occasion de quelque grande initiative.
+Serait-il plus heureux désormais? En tout cas, il paraissait décidé à
+s'y appliquer. «L'ordre et la paix une fois bien assurés, disait-il
+dans son discours de remerciement aux électeurs de Lisieux, la
+politique conservatrice, en veillant toujours assidûment à leur
+maintien, pourra, devra se livrer aussi à d'autres soins, à d'autres
+oeuvres. Un gouvernement bien assis a deux grands devoirs. Il doit,
+avant tout, faire face aux affaires quotidiennes de la société,
+aux incidents qui surviennent dans sa vie... Ce devoir rempli, le
+gouvernement doit aussi s'appliquer à développer dans la société
+tous les germes de prospérité, de perfectionnement, de grandeur...
+C'est là, sans nul doute, pour la politique conservatrice, un
+devoir impérieux, sacré, et c'est là aussi, soyez-en sûrs, un but
+que cette politique seule peut atteindre. Toutes les politiques vous
+promettront le progrès; la politique conservatrice seule vous le
+donnera, comme seule elle a pu réussir à vous donner l'ordre et la
+paix.» Cette parole, aussitôt mise en relief par les amis et par les
+adversaires, eut un grand retentissement. Le public l'accepta comme
+une solennelle promesse.
+
+[Note 16: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]
+
+[Note 17: _Documents inédits._]
+
+[Note 18: X. DOUDAN, _Mélanges et Lettres_, t. II, p. 87.]
+
+[Note 19: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 32.]
+
+[Note 20: _Documents inédits._]
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LES INTÉRÊTS MATÉRIELS.
+
+ I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La
+ spéculation et l'agiotage.--II. Timidité économique du
+ gouvernement. Il fait ajourner la réforme postale. Ses
+ idées sur le libre échange.--III. Les finances en 1846.
+ L'équilibre du budget ordinaire. Le budget extraordinaire.--IV.
+ L'administration locale. Le comte de Rambuteau.--V. Le
+ matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la tentation du
+ veau d'or. Elle devient indifférente à la politique. Dangers
+ de cet état d'esprit.--VI. L'opposition accuse le gouvernement
+ d'avoir favorisé ce matérialisme. M. de Tocqueville. Son
+ origine, ses visées et ses déceptions. Amertume de ses critiques
+ sur l'état social et politique.--VII. Le mal s'étend à la
+ littérature. La «littérature industrielle». Cependant l'état des
+ lettres est encore fort honorable à la fin de la monarchie de
+ Juillet. Le roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme
+ et de spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. Romans
+ socialistes publiés dans les journaux conservateurs. Eugène Süe.
+ Les _Mystères de Paris_ dans le _Journal des Débats_. Autres
+ romans publiés par le _Constitutionnel_. Aveuglement de la
+ bourgeoisie, faisant fête à ces romans.
+
+
+I
+
+La tranquillité dont le pays jouissait au dedans et la paix qui
+régnait au dehors aidaient singulièrement à la prospérité matérielle.
+On eût pu noter alors, d'après les statistiques officielles ou
+privées, bien des signes de cette prospérité. Le mouvement du
+commerce, tel qu'il ressortait des tableaux de douane, avait beaucoup
+plus que doublé depuis 1830. Même progression dans les revenus des
+canaux, les produits des voitures publiques, le nombre des lettres
+distribuées par la poste. La consommation de la houille, criterium de
+l'activité industrielle, avait triplé. Les économistes estimaient
+que la fortune immobilière était doublée. En 1845, le cours de la
+rente 5 0/0 atteignait 122 fr. 85; celui du 4 1/2 0/0, 116 fr. 25;
+celui du 4 0/0, 110 fr. 50; celui du 3 0/0, 86 fr. 40. Le paysan et
+l'ouvrier étaient mieux logés, mieux vêtus, mieux nourris; dans les
+campagnes, on prenait l'habitude nouvelle des bas, des souliers, du
+vin, de la viande, du pain blanc. Les salaires avaient à peu près
+doublé en quinze ans.
+
+Le gouvernement avait secondé ce progrès, par l'impulsion donnée
+aux travaux publics, routes, chemins vicinaux, ports, canaux, etc.
+Il s'était surtout occupé des chemins de fer, la grande affaire du
+moment. On sait comment, après de longs tâtonnements, la loi de 1842
+avait fixé le mode d'établissement des voies ferrées[21]. Depuis
+lors, on avait beaucoup fait et entrepris plus encore. En mai 1843
+eut lieu l'inauguration solennelle des deux premières grandes lignes,
+celle de Paris à Rouen et celle de Paris à Orléans. L'impression
+fut considérable sur le public. Henri Heine écrivait, au moment
+même, de Paris: «L'ouverture de ces lignes cause ici une commotion
+que chacun partage, à moins de se trouver par hasard placé sur un
+escabeau d'isolement social... Nous sentons que notre existence
+est entraînée ou plutôt lancée dans de nouveaux orbites, que nous
+allons au-devant d'une nouvelle vie... De pareils tressaillements
+doivent avoir agité nos pères, alors que l'Amérique fut découverte,
+que l'invention de la poudre à canon s'annonça par les premiers
+coups de feu, que l'imprimerie répandit par le monde les premières
+épreuves de la parole divine... Une nouvelle ère commence dans
+l'histoire universelle[22].» L'inauguration, qui frappait à ce
+point les imaginations, n'eut pas moins d'action sur les capitaux.
+Ceux-ci, en France, s'étaient montrés jusqu'alors, en matière de
+chemins de fer, craintifs, embarrassés, défiants. Les quelques
+compagnies qui s'étaient hasardées au début n'avaient généralement
+pas été heureuses. C'était même leur impuissance constatée qui
+avait conduit le législateur de 1842 à mettre à la charge de l'État
+les acquisitions de terrains, les terrassements, les ouvrages
+d'art, les stations, et à ne demander aux compagnies que la pose
+de la voie, la fourniture du matériel et l'exploitation. En 1843,
+à la vue des chemins de fer devenus une réalité, l'initiative
+particulière se réveilla, s'enhardit; des sociétés surgirent,
+s'offrant à entreprendre elles-mêmes non seulement l'exploitation,
+mais la construction des lignes. La loi de 1842 avait prévu cette
+éventualité; sur l'insistance de M. Duvergier de Hauranne, il y avait
+été stipulé que les lignes non immédiatement exécutées «pourraient
+être concédées à l'industrie privée en vertu de lois spéciales». En
+1844, 1845 et 1846, cette clause fut appliquée à plusieurs lignes
+importantes, à celles du Nord, de Paris à Lyon, de Lyon à Avignon,
+d'Avignon à Marseille, de Bordeaux à Cette.
+
+[Note 21: Voir plus haut, t. V, ch. I, § X.]
+
+[Note 22: Lettre du 5 mai 1843. (_Lutèce_, p. 326.)]
+
+Le mouvement était bon, mais il devint tout de suite excessif. À
+trop de méfiance succédait trop d'illusion. Après avoir été timide,
+on se montrait téméraire. Ce fut comme un débordement de compagnies
+nouvelles qui se disputaient les concessions, rivalisaient de
+promesses dans leurs prospectus, recherchaient, pour en décorer
+leurs conseils, les ducs et les princes, les notabilités politiques
+et administratives, ou même les généraux et les amiraux. Bouche
+béante, le public était prêt à mordre à tous les hameçons. Excité
+par le spectacle de quelques fortunes rapides, chacun croyait
+voir là un trésor et se précipitait pour mettre la main dessus. À
+quelles étranges sollicitations certains fondateurs de sociétés
+n'étaient-ils pas en butte[23]! À peine émises ou même avant de
+l'être, les actions étaient l'objet d'une spéculation effrénée
+qui tenait les convoitises en haleine. C'était la préoccupation
+dominante, universelle. Non seulement à la Bourse, mais à la Chambre,
+dans les journaux, dans les salons, on ne parlait presque pas d'autre
+chose. La concurrence que se faisaient ces nombreuses sociétés dans
+la poursuite des concessions les poussait à offrir des conditions
+extrêmement onéreuses pour elles. Les pouvoirs publics croyaient
+faire une bonne affaire en les acceptant; ils ne se rendaient pas
+compte que les embarras des concessionnaires imprudents finiraient
+toujours par retomber sur l'État. C'était notamment sur la durée
+des concessions que portaient les rabais; quelques compagnies se
+contentaient de vingt-quatre ans; on offrait ces rabais à peu près
+à l'aveugle, sans étude préalable sérieuse. Parfois, du reste, on
+s'inquiétait moins du chemin de fer à établir que de la prime à
+réaliser par la plus-value des actions. Certaines sociétés sans base
+réelle se fondaient, non pour vivre, mais pour vendre leur mort à des
+concurrents plus solides. Ce n'était même plus de la spéculation,
+c'était du pur agiotage, avec les désordres et les scandales qui
+en sont la suite, brusques alternatives de hausse et de baisse,
+engouements et paniques, fortunes faites et défaites en un instant.
+Le marché public était livré à des coups de main dont les naïfs et
+les faibles étaient généralement les victimes.
+
+[Note 23: Dans la lettre dont nous avons déjà cité un passage, Henri
+Heine disait: «La maison Rothschild, qui a soumissionné la concession
+du chemin de fer du Nord et qui l'obtiendra selon toute probabilité,
+ne constitue pas une véritable société, et chaque participation à son
+entreprise, que cette maison accorde à un individu quelconque, est
+une faveur, ou plutôt, pour m'exprimer en termes tout à fait précis,
+c'est un cadeau d'argent dont M. de Rothschild gratifie ses amis.
+Les actions éventuelles ou, comme elles sont nommées, les promesses
+de la maison Rothschild se cotent déjà à plusieurs cents francs
+au-dessus du pair, en sorte que celui qui demande au baron James de
+Rothschild de pareilles actions au pair mendie, dans la véritable
+acception du mot. Mais tout le monde mendie à présent chez lui; il
+y pleut des lettres où l'on demande la charité, et, comme les mieux
+huppés se mettent en avant avec leur digne exemple, ce n'est plus une
+honte de mendier. M. de Rothschild est donc le héros du jour...»
+(_Lutèce_, p. 330.) M. Duvergier de Hauranne écrivait peu après: «Si
+M. de Rothschild a gardé toutes les lettres qui lui furent adressées
+lors de l'adjudication du chemin de fer du Nord, non seulement par
+des députés et des fonctionnaires publics, mais par des femmes haut
+placées dans le monde, il doit avoir un recueil d'autographes tout à
+fait précieux. Jamais ministre du Roi ne fut sollicité, courtisé à
+ce point. On eût dit les beaux jours de la rue Quincampoix revenus.»
+(_Notes inédites._)]
+
+Un moment le mal prit une telle étendue qu'on se demanda si le
+législateur ne devait pas intervenir pour le réprimer. La difficulté
+était de ne pas entraver les sociétés sérieuses, sous prétexte
+d'empêcher les sociétés suspectes. En 1844, M. Crémieux fit voter
+à l'improviste, par la Chambre des députés, un amendement portant
+«qu'aucun membre des deux Chambres ne pourrait être adjudicataire
+ni administrateur dans les compagnies auxquelles des concessions
+seraient accordées». Mais la Chambre des pairs estima qu'exclure
+ainsi des compagnies en formation les personnages considérables
+et influents du pays n'était pas un moyen de fortifier cet esprit
+d'association qu'on regrettait de voir si faible en France: aussi
+n'admit-elle pas l'amendement[24]. L'année suivante, au début de
+la session de 1845, une proposition plus réfléchie fut faite, à
+la Chambre des pairs elle-même, par le comte Daru, pour supprimer
+certains abus de l'agiotage: cette fois encore, la haute assemblée
+craignit qu'on n'étouffât du même coup d'utiles initiatives, et le
+projet, bien qu'appuyé par le ministère, fut repoussé. La session
+ne se termina pas cependant sans que le gouvernement fît voter
+quelques dispositions destinées à limiter une liberté qui tournait
+en licence: elles furent insérées dans la loi du 15 juillet 1845,
+relative à la concession du chemin de fer du Nord. Dans l'exposé
+des motifs, le ministre avait ainsi caractérisé le désordre qu'il
+entendait réprimer: «Une sorte de vertige s'est emparé d'une partie
+de la société. Les chemins de fer, qui ont été si longtemps l'objet
+du dédain des capitalistes, semblent devenus aujourd'hui une mine
+inépuisable de richesses. De l'excès du découragement on est passé
+à l'excès de l'engouement; on se précipite, on se presse dans les
+bureaux ouverts pour recevoir les listes de souscription, et l'on
+pourrait se croire revenu au temps de ce système fameux qui a tourné
+tant de têtes et ruiné tant de familles.»
+
+[Note 24: M. Molé, alors président du conseil d'administration de
+la société formée pour le chemin de fer de l'Est, se crut visé par
+le vote de la Chambre des députés et en fut fort blessé. «Je leur
+jetterai au nez tous les chemins de fer passés, présents et futurs»,
+mandait-il à M. de Barante. Et celui-ci écrivait, de son côté, à
+l'un de ses parents: «Mathieu (M. Molé) m'écrit qu'il traitera
+l'amendement Crémieux selon son mérite et dira quels sentiments
+l'ont inspiré, mais qu'en conclusion il laissera là tous les chemins
+de fer. C'est précisément ce que veulent ces démocrates, qui vont
+poursuivant les capitaux, la propriété, le bénéfice commercial
+et industriel, comme ils ont poursuivi toutes les supériorités
+sociales.» Et il ajoutait, dans une autre lettre: «Voir gagner de
+l'argent à autrui est un sensible chagrin pour tout bon député.»
+(_Documents inédits._)]
+
+Le législateur faisait son devoir en cherchant à remédier aux excès
+de l'agiotage; mais son action n'était pas et ne pouvait pas être
+bien efficace. D'ailleurs, quand on voit qu'au même moment la même
+cause produisait en Angleterre les mêmes désordres, on se demande
+si ce n'était pas la conséquence à peu près inévitable d'une
+révolution économique dont la nouveauté et la grandeur étaient bien
+faites pour troubler à la fois les intérêts et les cerveaux. En
+décembre 1845, à l'une des phases les plus aiguës de cette crise, le
+_Journal des Débats_ rappelait, non sans quelque raison, à ceux qui
+se lamentaient, que, du moment où l'on avait voulu l'exécution des
+chemins de fer par l'industrie privée, il fallait s'attendre à la
+spéculation; que, sans elle, les concessions n'eussent pas abouti;
+que, d'autre part, la spéculation, en s'excitant elle-même, avait
+grande chance de dégénérer en agiotage. «Il y a eu de l'agiotage,
+ajoutait-il, parce qu'il y en aura toujours, quand il y aura de
+grands profits en perspective, enveloppés dans un nuage de mystère.»
+Le _Journal des Débats_ voulait bien plaindre les victimes, mais il
+se consolait en constatant que les chemins de fer se faisaient. Et
+en effet, à considérer aujourd'hui les choses de loin, les accidents
+passagers s'effacent, et ce qui domine, c'est l'effort, parfois
+inexpérimenté, pas toujours bien pondéré, mais, en fin de compte,
+efficace et puissant, qui donna alors à la grande oeuvre des chemins
+de fer français une impulsion décisive. En 1844 et 1845 furent
+concédées presque toutes les lignes principales de notre réseau, tel
+qu'il est aujourd'hui constitué. En 1846 eut lieu l'inauguration du
+premier de nos chemins internationaux, celui de Paris à la frontière
+belge. Le nombre de kilomètres exploités, qui était de 598 en 1842,
+s'élevait à 1,320 en 1846.
+
+
+II
+
+En matière économique, le gouvernement, qui avait les vertus et
+les défauts de la bourgeoisie, était plus prudent que novateur;
+il évitait les aventures téméraires où d'autres ont compromis les
+intérêts du pays, mais parfois il était un peu lent à entreprendre
+certaines transformations fécondes. Cette timidité se manifesta,
+par exemple, dans la question postale. En 1839, l'administration
+anglaise, renversant hardiment toutes les idées reçues, avait
+substitué, pour le transport des lettres, une taxe unique et fort
+abaissée aux tarifs élevés et variables suivant les zones; elle avait
+compté, non sans raison, sur le développement des correspondances,
+pour retrouver les recettes qu'elle paraissait sacrifier. Une
+proposition faite, au cours de la session de 1845, en vue
+d'introduire cette réforme en France, parut trouver quelque faveur à
+la Chambre des députés; mais le ministre des finances la combattit si
+vivement qu'au vote d'ensemble elle réunit seulement 170 voix contre
+170, et que, par suite, elle fut déclarée rejetée. Le tarif variable
+devait subsister jusqu'en 1850.
+
+Était-ce également la timidité ou bien une sage prévoyance qui
+retenait le ministère sur la pente du libre échange? La Restauration
+avait été hautement protectionniste. Le gouvernement de Juillet,
+qui, à l'origine, s'inspirait quelque peu des idées nouvelles émises
+sur ce sujet par l'école du _Globe_, eût été disposé à suivre une
+politique moins restrictive. Mais, chaque fois qu'il avait tenté
+de faire un pas en avant, il s'était heurté aux intérêts des
+manufacturiers qui, sous le régime du suffrage restreint, possédaient
+une grande influence. Ce fait s'était produit plusieurs fois depuis
+l'avènement du ministère du 29 octobre 1840. C'est ainsi que M.
+Guizot avait dû renoncer à conclure avec l'Angleterre un traité de
+commerce vers lequel il était porté par des raisons, il est vrai,
+plus politiques qu'économiques. C'est ainsi également qu'il avait
+été contraint d'abandonner le projet d'une union douanière avec la
+Belgique[25]. À défaut de cette union, il avait conclu, en 1842,
+une convention spéciale d'une durée de quatre années, assurant à
+la Belgique un traitement de faveur pour ses fils et tissus de
+chanvre: en compensation, nos tissus de soie, nos sels et nos vins
+bénéficiaient de quelques abaissements de droits. Même ainsi limitée,
+cette convention fut fort critiquée, d'autant que le cabinet de
+Bruxelles s'était hâté d'accorder à l'Allemagne les mêmes tarifs. En
+mars 1845, M. Guizot dut promettre à la Chambre de ne pas renouveler
+la convention, si des concessions réelles ne nous étaient faites.
+Il entama donc, peu après, des négociations qui aboutirent, le 13
+décembre 1845, à un nouveau traité; il y obtenait certains avantages,
+ou du moins l'abandon de certaines mesures hostiles: c'était peu
+de chose; mais il nous importait politiquement que la Belgique ne
+fût pas tentée de rechercher le patronage d'une autre puissance.
+Très attaqué à la Chambre, en avril 1846, habilement défendu par le
+cabinet, le traité fut approuvé.
+
+[Note 25: Voir t. V, ch. III, § II.]
+
+Cette discussion fut pour M. Guizot l'occasion d'exposer, d'une façon
+générale, la politique commerciale du gouvernement. L'attention
+publique était alors fort éveillée sur ces questions. Un livre de
+M. Frédéric Bastiat, _Cobden et la Ligue_, venait de révéler aux
+Français, qui jusque-là ne s'en doutaient guère, la révolution
+économique accomplie outre-Manche sous les auspices de sir
+Robert Peel. Les libre-échangistes de France y avaient trouvé un
+encouragement à s'organiser et à tenter, eux aussi, une «agitation»;
+par contre-coup, les protectionnistes, se sentant menacés, s'étaient
+mis sur la défensive. Les circonstances donnaient donc une importance
+particulière à la parole du ministre. Celui-ci rendit largement
+hommage à l'initiative de sir Robert Peel, mais il montra en quoi
+l'état de l'Angleterre différait du nôtre, comment elle avait dû
+remédier à un mal social qui n'existait pas chez nous, et comment
+elle avait pu, sans péril, exposer son industrie déjà puissante à une
+concurrence qui eût été dangereuse pour notre industrie plus jeune.
+Après avoir déclaré sa volonté de «maintenir le système protecteur»,
+le ministre ajoutait aussitôt: «Nous entendons le modifier,
+l'élargir, l'assouplir, à mesure que des besoins nouveaux et des
+possibilités nouvelles se manifestent. Non seulement nous entendons
+le faire, mais nous l'avons toujours fait. Combien de prohibitions
+ont été supprimées depuis 1830! Combien de tarifs ont été
+abaissés!... Nous sommes dans la même voie que l'Angleterre, nous y
+sommes plus lentement, et par de bonnes raisons, mais nous y sommes.»
+Et quelques jours plus tard, toujours à propos du même traité, le
+ministre disait à la Chambre des pairs: «La science s'est aperçue
+que les intérêts de ceux qui consomment n'étaient pas suffisamment
+consultés, que la part accordée à ceux qui produisent était trop
+grande: alors elle n'a plus parlé que des intérêts des consommateurs,
+et elle a demandé la liberté illimitée du commerce. Les gouvernements
+ne peuvent suivre la science dans cette voie; ils ne sont pas des
+écoles philosophiques; ils ne sont pas chargés de poursuivre le
+triomphe d'une certaine idée, d'un certain intérêt; ils ont tous les
+intérêts, tous les droits, tous les faits entre les mains; ils sont
+obligés de les consulter tous;... c'est leur condition, condition
+très difficile. Celle de la science est infiniment plus commode...
+Il y a ici une question d'intérêt public, une de ces questions
+d'État dont les gouvernements doivent tenir grand compte. Je ne veux
+pas dire qu'il ne faut pas faire à la liberté commerciale une plus
+large part que celle qu'elle a obtenue jusque-là... Le but, c'est
+l'extension des relations des peuples; mais la première condition,
+c'est de ne pas porter une perturbation brusque, soudaine, dans
+l'ordre des faits relatifs à la création et à la distribution des
+richesses.»
+
+Au mois d'août de cette même année 1846, M. Cobden vint à Paris,
+en missionnaire du _free trade_. Fêté par les économistes, il
+voulut gagner à ses idées les autorités politiques. Louis-Philippe
+le reçut très bien, lui parla abondamment de beaucoup de sujets
+divers, mais, sur la question du libre-échange, ne lui répondit que
+par des généralités[26]. M. Cobden n'eut pas plus de succès auprès
+des ministres, toujours résolus à ne s'avancer que lentement et
+prudemment. Le plus «économiste» d'entre eux, M. Duchâtel, écrivait
+à M. Guizot, le 1er octobre 1846: «Il ne faut pas trop nous lancer
+dans les modifications du régime commercial. Notre rôle n'est pas
+d'alarmer et de troubler les intérêts... Je suis d'avis de faire
+quelque chose, mais avec une grande prudence et en annonçant très
+haut que l'on maintient la protection[27].» Le Roi s'exprimait de
+même dans ses conversations: il se déclarait partisan en principe
+de la liberté commerciale, admirait ses progrès en Angleterre,
+mais estimait que la question était parvenue, de l'autre côté du
+détroit, à un degré de maturité qu'elle n'avait pas encore atteint en
+France; il reconnaissait qu'on devait marcher vers la réalisation du
+principe, mais peu à peu, en ménageant les intérêts engagés, intérêts
+des manufacturiers et des ouvriers. «Soyons donc, concluait-il,
+pilotes prudents sur cette mer pleine d'écueils, et louvoyons le
+long des côtes, sans perdre de vue l'entrée du port, empressés d'y
+aborder chaque fois que nous pourrons le faire sans mettre en péril
+ces intérêts qui sont aussi ceux de la France[28].» Force était bien
+d'ailleurs de compter avec les résistances des protectionnistes,
+toujours fort influents dans les Chambres. Jusqu'à la dernière heure
+de la monarchie, ils tâchèrent d'empêcher tout changement. En 1847,
+le ministère, fidèle à son système de progrès graduel, proposa de
+supprimer dix-sept prohibitions et de diminuer les droits sur un
+grand nombre d'articles; la commission de la Chambre se montra
+défavorable à cette réforme; renvoyé à la session suivante, le projet
+ne put être discuté avant la révolution de Février.
+
+[Note 26: JOHN MORLEY, _The Life of Richard Cobden_, t. I, p. 420 et
+suiv.]
+
+[Note 27: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 30.]
+
+[Note 28: _Rien! Dix-huit années de gouvernement parlementaire_, par
+le comte de MONTALIVET.]
+
+
+III
+
+On n'a pas oublié les phases diverses par lesquelles avaient
+passé les finances de la France depuis 1830; la crise menaçante,
+conséquence de la révolution de Juillet: la prospérité laborieusement
+et honorablement reconquise par dix années d'ordre, de paix et de
+sagesse; les événements de 1840 venant de nouveau tout compromettre,
+presque aussi funestes à ce point de vue que ceux de 1830; puis,
+au moment même où, par suite de ces événements, le Trésor était
+obéré par tant de dépenses militaires, l'obligation de faire face
+immédiatement aux charges non moins énormes de la création du réseau
+ferré[29]. De là les difficultés budgétaires en face desquelles le
+cabinet du 29 octobre s'était trouvé. En 1846, après plus de cinq
+années d'efforts, il se flattait d'en être sorti, et il proclamait,
+dans le discours royal lu à l'ouverture de la session, «la situation
+satisfaisante de nos finances». Était-il fondé à tenir ce langage?
+
+[Note 29: Voir t. III, ch. V, § V; t. IV, ch. V, § XII; t. V, ch. I,
+§ X.]
+
+1840 avait inauguré le régime des déficits. Même en laissant de côté
+le budget extraordinaire, les dépenses ordinaires dépassaient les
+recettes ordinaires de 138 millions en 1840, de 165 millions en 1841,
+de 65 millions en 1842, de 38 millions en 1843. La cause principale
+des déficits était l'augmentation subite du budget du ministère de
+la guerre: ce budget, qui n'était que de 214 millions en 1829 et
+de 241 millions en 1839, s'était élevé en 1840 à 367 millions, en
+1841 à 385, en 1842 à 325, en 1843 à 310, en 1844 à 297, en 1845 à
+302, en 1846 à 331; ces chiffres s'expliquent parce que, d'une part,
+l'effectif normal de l'armée avait été porté de 248,000 hommes à
+339,000, et que, d'autre part, la vigoureuse impulsion donnée par
+le maréchal Bugeaud à la guerre algérienne en avait à peu près
+doublé les frais. Progression analogue dans le budget de la marine,
+qui était passé de 72 millions en 1829 et 79 millions en 1839, à 99
+millions en 1840, 124 en 1841, 130 en 1842, 116 en 1843, 117 en 1844,
+114 en 1845, 130 en 1846. Ajoutons que la dotation des ministères
+civils s'était aussi accrue, quoique dans une moindre proportion,
+soit à cause des améliorations apportées dans les services, soit par
+le seul effet de cette loi de la cherté croissante de toutes choses.
+
+Comment rétablir l'équilibre du budget ordinaire? Des impôts
+nouveaux, le ministère n'en voulait pas proposer, fidèle en cela
+à la tradition du gouvernement de Juillet. Des économies vraiment
+considérables, il n'y fallait pas songer; l'état militaire, une fois
+mis sur un certain pied, ne pouvait plus être réduit, et, quant à
+l'Algérie, rien n'eût été plus fâcheux, même au point de vue des
+finances, que de revenir aux demi-mesures. On eût pu, sans doute,
+diminuer notablement les charges en convertissant successivement en
+3 0/0 les divers types de rentes au-dessus du pair; le service de la
+dette publique aurait été ainsi allégé d'une quarantaine de millions.
+Souvent il avait été question de cette mesure; mais le Roi s'y était
+obstinément opposé, ne jugeant ni équitable ni politique d'imposer ce
+sacrifice aux rentiers. Il ne restait donc qu'un moyen de rétablir
+l'équilibre, c'était une politique sage, pacifique, qui développât
+la prospérité publique et par là accrût le revenu des contributions
+indirectes. Ainsi fit le gouvernement. Ces contributions, qui avaient
+donné 687 millions en 1840, en produisirent 719 en 1841, 754 en
+1842, 768 en 1843, 791 en 1844, 808 en 1845, 827 en 1846, soit, en
+sept ans, une augmentation de 140 millions. Grâce à ces recettes, le
+budget ordinaire finit par retrouver son équilibre: celui de 1844
+n'avait plus qu'un déficit insignifiant de 181,000 francs; celui de
+1845 se solda par un boni de 4,335,332 francs.
+
+Rétablir l'équilibre du budget ordinaire, c'était bien; ce n'était
+pas assez. Le budget extraordinaire n'était pas le moindre embarras
+de nos finances. Il avait commencé à prendre quelque importance
+en 1838, avec le développement donné aux travaux publics et avec
+les premiers efforts faits pour les chemins de fer. Il comprit 37
+millions de dépenses en 1838; 55 en 1839, 65 en 1840, 62 en 1841.
+À partir de 1842, ces chiffres se trouvèrent subitement grossis,
+parce qu'aux dépenses des chemins de fer, on ajouta les crédits
+plus considérables encore ouverts pour certains travaux militaires
+ou maritimes, fortifications, ports de guerre, accroissement de la
+flotte: ainsi arriva-t-on, en 1842, à un total de 118 millions; en
+1843, de 135; en 1844, de 128; en 1845, de 162; en 1846, de 168. Dans
+un budget régulier, à toute dépense autorisée il faut une ressource
+correspondante. Le système adopté en 1837 avait été de faire face aux
+dépenses extraordinaires avec les réserves de l'amortissement. On
+sait en quoi consistaient ces réserves: en vertu des règles posées
+pour l'amortissement, chaque année, une certaine quantité de rentes
+3 0/0 était rachetée; mais on n'eût pu faire de même pour les rentes
+5 0/0, 4 et demi 0/0, 4 0/0, qui étaient au-dessus du pair, sans
+imposer au Trésor une perte considérable; la dotation et les rentes
+rachetées appartenant à chacun de ces fonds n'étaient donc plus
+employées en achats nouveaux et constituaient un fonds provisoirement
+disponible auquel on donna le nom de «réserves de l'amortissement».
+Ce furent ces réserves, environ 75 à 80 millions par an, que la loi
+du 17 mai 1837 affecta aux travaux publics extraordinaires. Une telle
+mesure se justifiait: du moment où l'on ne pouvait plus appliquer ces
+fonds à l'extinction des dettes anciennes, n'était-il pas naturel de
+les employer à prévenir des dettes nouvelles?
+
+Tout alla bien en 1838, en 1839, tant que les budgets ordinaires
+furent en équilibre et que les dépenses extraordinaires ne
+dépassèrent pas les réserves. Mais quand la crise de 1840 amena le
+déficit et qu'au même moment le chiffre des dépenses extraordinaires
+fut considérablement grossi, la combinaison se trouva entièrement
+dérangée. Les réserves de l'amortissement durent être détournées
+de l'affectation que leur avait donnée la loi de 1837 et furent
+employées à couvrir les déficits. Pendant plusieurs années, elles
+n'y suffirent même pas et laissèrent un découvert qui absorbait
+d'avance les réserves des années futures. À la fin de 1845, ces
+réserves paraissaient ainsi engagées jusqu'au milieu de 1846: encore,
+en faisant une telle prévision, mettait-on les choses au mieux et
+supposait-on que l'équilibre qui venait d'être rétabli dans le budget
+ordinaire ne serait plus détruit.
+
+À défaut des réserves de l'amortissement, force avait été de trouver
+d'autres ressources pour faire face aux dépenses extraordinaires. Ce
+fut alors qu'intervinrent la loi du 25 juin 1841, relative aux grands
+travaux militaires et civils[30], et la loi du 11 juin 1842, qui
+établit le réseau des chemins de fer[31]. La première autorisait le
+gouvernement à emprunter 450 millions applicables aux grands travaux:
+par suite, deux emprunts furent effectués en rentes 3 0/0; l'un, en
+octobre 1841, de 150 millions, au cours de 78 fr. 52 c. 1/2; l'autre,
+en décembre 1844, de 200 millions, au cours de 84 fr. 75; ce dernier
+cours, le plus élevé qu'on eût obtenu dans un emprunt depuis 1830,
+témoignait du relèvement du crédit; pour les 100 millions restants,
+on ne jugea pas nécessaire de s'adresser au public; on se contenta,
+en 1845, de consolider jusqu'à concurrence de cette somme les fonds
+de la caisse d'épargne. Quant à la seconde de ces lois, celle de
+1842 sur les chemins de fer, on sait qu'elle n'assurait aucune
+recette comme contre-partie de l'énorme dépense qu'elle autorisait;
+tout devait être à la charge de la dette flottante jusqu'à ce que
+l'extinction des découverts permît d'appliquer à cette dépense les
+réserves de l'amortissement, ou, si cette ressource manquait, jusqu'à
+ce qu'il fût fait un nouvel emprunt. Suivant l'expression de M.
+Dumon, la dette flottante était comme «un prêteur intermédiaire entre
+une dépense anticipée et une recette retardée». Le crédit ouvert
+dans ces conditions n'avait été tout d'abord, en 1842, que de 126
+millions; mais, chaque année, de nouveaux crédits s'y ajoutaient,
+et il fut bientôt visible que le chiffre total de l'opération,
+évalué dans le début à 475 millions, dépasserait 650 millions. Une
+fois engagé dans cette voie, on ne s'y arrêta pas. Le procédé qui
+consistait à imputer des dépenses sur la dette flottante était
+dangereux, mais il était commode, et l'on fut amené à l'appliquer
+à d'autres dépenses qui ne trouvaient pas place dans le budget
+ordinaire et dont quelques-unes n'avaient pas l'excuse d'être, comme
+celles des chemins de fer, des dépenses essentiellement productives.
+Tel fut notamment le crédit de 93 millions voté en 1846 pour le
+développement de la flotte: c'était la Chambre elle-même, émue par
+certaines révélations sur l'état de notre marine, notamment par la
+fameuse note du prince de Joinville, qui avait poussé le ministère à
+proposer cette dépense. Au 1er janvier 1846, la dette flottante, bien
+qu'allégée par les récents emprunts, s'élevait à 428 millions, et
+l'on prévoyait qu'elle grossirait encore dans les années suivantes.
+
+[Note 30: Voir t. IV, ch. V, § XII.]
+
+[Note 31: Voir t. V, ch. I, § X.]
+
+Sans doute chacune de ces dépenses extraordinaires se justifiait par
+d'excellentes raisons. Eût-il été possible de retarder les chemins de
+fer, ou de ralentir la conquête algérienne? Eût-il été patriotique de
+se refuser à renforcer notre état militaire? Le malheur était qu'on
+dût faire tout à la fois. De cette concomitance tout accidentelle
+venait l'embarras de nos finances. Le gouvernement se flattait du
+moins que l'embarras ne serait que passager, et s'il chargeait si
+lourdement la dette flottante, il n'était pas sans prévoir les
+moyens de la dégager. Il comptait pour cela sur les remboursements
+à effectuer par les compagnies de chemins de fer, remboursements
+s'élevant à plus de deux cents millions, et sur les réserves de
+l'amortissement qu'il espérait bientôt retrouver disponibles.
+Toutefois ce n'était pas avant plusieurs années que la dette
+flottante pourrait être ainsi complètement déchargée du poids qu'on
+avait momentanément rejeté sur elle. La commission des finances, dans
+le rapport fait en 1846 sur le budget de 1847, calculait que cette
+libération totale ne serait accomplie qu'en 1857. Et encore était-ce
+à la condition qu'il n'y aurait d'ici là aucune crise extérieure
+ou intérieure, que les budgets ordinaires ne présenteraient plus de
+découverts et qu'on n'entreprendrait pas de nouveaux travaux. Qui
+pouvait répondre que toutes ces conditions seraient remplies? Le
+ministère se flattait cependant de n'avoir pas dépassé les forces
+de la France, et quand c'était M. Thiers, le ministre de 1840,
+qui lui reprochait d'avoir été téméraire, M. Guizot se croyait
+fondé a répondre: «La paix aussi a ses grandes entreprises, la
+paix a aussi ses témérités; mais les témérités de la paix ont cet
+avantage qu'elles sont fécondes, qu'elles valent au pays des biens
+immenses qui vont toujours se développant. Les témérités d'une
+autre politique, d'un autre système, sont au contraire stériles et
+vont s'aggravant tous les jours. Voilà la différence. Nous avons la
+confiance qu'avec le maintien de la bonne politique, de la politique
+pacifique et conservatrice, les témérités de la paix seront heureuses
+et fructueuses, et que le pays surmontera, c'est-à-dire portera le
+fardeau dont il s'est volontairement chargé, au-devant duquel il est
+allé lui-même à cause des biens qu'il en espère[32].»
+
+[Note 32: Discours du 28 mai 1846.]
+
+
+IV
+
+Les mesures législatives et les actes du pouvoir central ne sont
+pas les seuls moyens par lesquels un gouvernement travaille à la
+prospérité d'un pays. Il y contribue aussi par l'administration
+locale. Après 1830, le personnel préfectoral, improvisé sous le
+coup de la révolution, avait laissé parfois à désirer. Peu à peu il
+s'était épuré, et l'on peut dire que dans les dernières années de
+la monarchie il était devenu excellent[33]; il avait la capacité,
+l'expérience et la considération; il avait surtout la stabilité,
+conséquence naturelle de la durée du cabinet. Presque tous les
+préfets étaient anciens dans la carrière et restaient longtemps
+au même poste. Quelques-uns paraissaient avoir formé avec leur
+département une sorte de mariage indissoluble, témoin M. Lorois et M.
+Lucien Arnauld, qui, nommés, l'un à Vannes en 1830, l'autre à Nancy
+en 1832, devaient y demeurer jusqu'à la révolution de Février. De
+cette sorte de permanence et d'inamovibilité préfectorale, il était
+d'autres exemples: le plus considérable fut celui de M. de Rambuteau,
+préfet de la Seine de 1833 à 1848. Déjà le comte de Chabrol avait
+occupé l'Hôtel de ville pendant toute la Restauration.
+
+[Note 33: Citons, parmi les préfets de cette époque: MM. de la Coste,
+Bocher, de Champlouis, Tourangin, Darcy, de Saint-Marsault, Sers,
+Roulleaux-Dugage, Pellenc, Chaper, de Villeneuve, Brun, Bonnet,
+Mallac, Desmousseaux de Givré, Meinadier, Azevedo, Vaïsse, Jayr,
+Monicault, Morisot, Saladin, Lorois, etc., etc.]
+
+Le comte de Rambuteau est l'une des figures intéressantes du règne.
+Dans sa jeunesse, il avait appris le monde auprès de son charmant
+beau-père le comte Louis de Narbonne, et l'administration à l'école
+de l'Empereur, qui l'avait distingué et nommé préfet du Simplon.
+De cette double éducation il avait gardé des qualités rarement
+unies, à la fois homme de bureau et de salon, laborieux et enjoué,
+sachant les affaires et connaissant les hommes. Le premier, il se
+trouva à Paris en face d'un conseil municipal élu, où l'opposition
+avait une large place et dont le président fut bientôt l'un
+des personnages importants du parti radical, M. Arago. Par son
+adresse, par sa patience, par un esprit de conciliation qui parfois
+effarouchait un peu les ministres, le préfet parvint à bien vivre
+avec le conseil, le détournant de la politique vers les affaires,
+et l'amenant à s'associer à toutes les cérémonies monarchiques,
+réceptions de la famille royale à l'Hôtel de ville, baptême du comte
+de Paris, funérailles du duc d'Orléans. De grands travaux furent
+faits pour assainir et embellir la capitale. «Je dois procurer aux
+Parisiens de l'eau, de l'air et de l'ombre», avait-il dit dans une
+de ses premières harangues au Roi. Les gigantesques et coûteuses
+transformations opérées depuis ne doivent pas faire oublier ces
+années d'activité réglée et féconde, où l'administration municipale
+renouvela entièrement la voirie par le pavage en chaussée et la
+création des trottoirs, nivela les boulevards, élargit ou perça
+un grand nombre de rues, refit les quais, établit l'éclairage au
+gaz, agrandit l'Hôtel de ville, termina la Bourse et la Madeleine,
+construisit l'église Saint-Vincent de Paul, commença Sainte-Clotilde,
+éleva le nombre des écoles de 58 à 209, améliora les hôpitaux et
+les prisons, développa le service des eaux de façon à porter la
+part de chaque habitant de 70 litres à 108; et tout cela, sans
+embarrasser les finances, sans grever l'avenir, bien plus, en
+laissant entrevoir, pour 1851, l'extinction complète de la dette
+municipale. Sous ce régime, le commerce et l'industrie parisienne
+progressèrent rapidement: les déclarations d'exportation à la
+douane, qui étaient de 60 millions en 1832, montèrent à 171 en
+1846. M. de Rambuteau payait de sa personne, non seulement par la
+direction donnée aux grandes affaires, mais par les relations qu'il
+avait avec ses administrés; son cabinet était ouvert à tous; chaque
+matin, il parcourait les quartiers populaires, causant volontiers
+avec les ouvriers, auprès desquels son activité, sa bonhomie, son
+abord gracieux et facile lui valaient une sorte de popularité. Fort
+bien vu du Roi et de Madame Adélaïde, on l'interrogeait souvent,
+aux Tuileries, sur les sentiments de Paris. En 1848, lors de la
+dévastation de l'Hôtel de ville, les vainqueurs respectèrent son
+portrait, et le portant sur le lit du préfet: «Dors, papa Rambuteau,
+dirent-ils; tu as mérité de te reposer.»
+
+
+V
+
+En somme, malgré les excès de la spéculation, malgré certaines
+timidités de la politique commerciale et certaines témérités de la
+politique financière, l'activité économique du pays était en plein
+développement. Telle était même cette activité, qu'on en venait à
+se demander si elle ne tenait pas une place trop grande dans les
+préoccupations du public, et si l'idéal national n'en était pas un
+peu abaissé. Beaucoup s'en plaignaient alors et y montraient le
+vice propre de la classe moyenne, devenue omnipotente depuis 1830.
+On prétendait que le règne de cette classe aboutissait à rétablir
+une nouvelle féodalité, la «féodalité financière», ou, pour parler
+comme Proudhon, à remplacer l'aristocratie par la «bancocratie». Il
+semblait, du reste, qu'on fût bienvenu, dans ce temps, à mal parler
+de la bourgeoisie. C'était désormais contre elle que s'exerçait la
+satire, que s'acharnait la caricature; c'était d'elle que l'on se
+moquait sous les traits de Prudhomme ou de Paturot. Sa prépondérance
+avait éveillé la jalousie. La noblesse, qu'elle traitait en vaincue,
+et le peuple, qu'elle traitait en suspect, étaient également
+empressés à la trouver en faute, et tous deux s'accordaient à lui
+reprocher un matérialisme dont ils se flattaient de n'être pas
+atteints au même degré.
+
+Que doit-on penser de ce reproche? Depuis qu'elle était maîtresse,
+la bourgeoisie avait fait preuve de sérieuses qualités; elle s'était
+montrée sensée, instruite, laborieuse, honnête. Mais elle avait deux
+causes de faiblesse: l'une était sa rupture avec l'aristocratie
+de naissance, que l'aristocratie d'argent ne suppléait pas;
+l'autre était la part insuffisante faite, dans sa vie morale, au
+christianisme, que ne pouvait pas non plus remplacer la philosophie
+éclectique, alors officiellement investie du gouvernement des âmes,
+mais incapable de répondre à toutes leurs questions, de satisfaire
+à tous leurs besoins. Par cette double séparation, la bourgeoisie
+s'était privée de certains éléments sympathiques, généreux,
+chevaleresques, héroïques, qui eussent fait heureusement contrepoids
+à ce qu'elle pouvait avoir, par ses origines, par ses habitudes, d'un
+peu égoïste et terre à terre. C'étaient ces côtés faibles que M.
+Guizot avait en vue quand, au lendemain de 1848, dans une lettre à
+M. Lenormant, il définissait ainsi le parti conservateur avec lequel
+il avait été obligé de gouverner: «Trop étroit de base, trop petit
+de taille, trop froid ou trop faible de coeur; voulant sincèrement
+l'ordre dans la liberté, et n'acceptant ni les principes de l'ordre,
+ni les conséquences de la liberté; plein de petites jalousies et de
+craintes; étranger aux grands désirs et aux grandes espérances, les
+repoussant même comme un trouble ou un péril pour son repos.» Et
+il ajoutait: «J'en dirais trop, si je disais tout.» Un homme avait
+senti plus vivement encore les défauts de la classe portée au pouvoir
+par la révolution de 1830, c'était le prince sur la tête duquel
+paraissait reposer l'avenir de cette révolution, le duc d'Orléans.
+Ses lettres intimes, récemment publiées, nous révèlent avec quelle
+sévérité il se laissait aller à parler de cette bourgeoisie,
+de la façon dont elle avait été «amollie» par le succès, de ce
+«mouvement politique qui ne parlait pas à l'imagination», de ces
+«idées mesquines et étroites qui avaient seules accès dans la tête
+des députés», de ces hommes «qui ne voyaient dans la France qu'une
+ferme ou une maison de commerce»; parfois même, l'expression de son
+«dégoût» avait une amertume et une véhémence dont l'exagération
+surprend, et où il faut voir moins un jugement réfléchi et mesuré que
+la généreuse impatience d'une âme jeune, ardente, froissée dans ses
+plus nobles instincts[34].
+
+[Note 34: _Lettres du duc d'Orléans_, publiées par ses fils, p. 148,
+149, 171, 222, 265, 297.]
+
+On conçoit l'effet que dut produire, dans une société ainsi malade,
+l'esprit de spéculation surexcité par la création des chemins de
+fer. Placée en face de ce qu'on pouvait appeler la grande tentation
+du veau d'or, la classe moyenne se trouva mal armée pour y résister:
+elle y succomba. «Le vent est à la conquête des richesses, écrivait
+M. Léon Faucher en 1845; nous faisons des chemins de fer; nous sommes
+dans une veine miraculeuse de prospérité... On ne pense plus qu'à
+s'enrichir, et l'on ne mesure plus les événements qu'au thermomètre
+de la Bourse[35].» Cette fièvre d'argent eut tout de suite une
+conséquence digne de remarque dans un pays où, depuis 1815, la
+politique avait tenu tant de place: elle en fit perdre le goût au
+public. «L'esprit politique est mort pour plusieurs années, disait
+M. Faucher... Il n'y a plus d'opinion en laquelle on ait foi[36].»
+Mettra-t-on ce témoignage en doute, comme émanant d'un opposant?
+Voici M. Rossi qui, dès le mois de décembre 1842, s'exprimait en ces
+termes dans la _Revue des Deux Mondes_: «Le public ne s'occupe que de
+ses spéculations, de ses affaires. Il n'a pas de goût en ce moment
+pour la politique; il s'en défie; il craint d'en être dérangé. Il a
+eu ainsi des engouements successifs: sous l'Empire, les bulletins
+de la grande armée; sous la Restauration, la Charte, la liberté;
+tout le reste lui paraissait secondaire. Aujourd'hui, c'est la
+richesse. Les hommes aux passions généreuses doivent s'y faire.» M.
+de Barante, d'un esprit si mesuré et si sagace, écrivait, vers la
+même date, à l'un de ses parents: «La politique est morte pour le
+moment. Je ne me souviens pas d'avoir vu un pareil assoupissement
+des opinions. Les intérêts privés ont aboli l'intérêt public, ou,
+pour parler plus exactement, personne ne l'envisage que sous cet
+aspect[37].» Il ajoutait, en 1843, dans une lettre à M. Guizot:
+«L'oubli des opinions politiques est complet; il se confond avec une
+insouciance croissante de tout intérêt public; ni conviction, ni
+affection, ni même approbation explicite; on jouit de ce bien-être;
+on y tient assurément beaucoup, mais sans songer à lui assurer un
+lendemain[38].» Et encore, en 1845: «Rien qui diffère des années
+précédentes... Un oubli plus complet encore des opinions; point
+d'esprit public; aucune montre d'attachement aux institutions ni
+aux personnes[39].» Ce phénomène ne frappait pas seulement les
+hommes d'État; M. Sainte-Beuve notait, le 5 novembre 1844, que «la
+politique était de plus en plus morte en France[40]». De cette sorte
+d'inertie, le gouvernement essayait parfois de donner une explication
+rassurante: «C'est, disait M. Guizot, que le pays est tranquille sur
+les principes, sur les intérêts moraux qui lui sont si chers. Il est
+tranquille, parce qu'il sait que le gouvernement ne les menace pas;
+et, tranquille sur sa grande existence morale, il fait paisiblement
+ses affaires quotidiennes[41].» Qu'il y eût une part de vérité dans
+cette explication, je le veux bien. Toutefois, elle ne suffisait
+pas, et il n'était pas besoin d'y regarder de bien près pour se
+rendre compte que le pays n'était pas seulement tranquille; il était
+indifférent et distrait.
+
+[Note 35: Lettres du 18 août et du 9 décembre 1845. (Léon FAUCHER,
+_Biographie et Correspondance_, t. I, p. 163 et 168.)]
+
+[Note 36: Lettres du 9 décembre 1845 et du 4 février 1846. (_Ibid._,
+p. 168 et 171.)]
+
+[Note 37: Lettre du 17 octobre 1842. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 38: Lettre du 28 août 1843. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 39: Lettre du 5 septembre 1845. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 40: _Chroniques parisiennes_, p. 277.]
+
+[Note 41: Discours du 28 mai 1846.]
+
+Un fait avait aidé à cette indifférence politique: c'est que le
+régime parlementaire ne s'était pas relevé du discrédit dont l'avait
+frappé la coalition de 1839. On n'avait plus sans doute à se plaindre
+de crises pareilles à celles qui s'étaient succédé de 1836 à 1840;
+le ministère avait acquis une stabilité jusqu'alors inconnue; la
+majorité semblait constituée. Mais, en dépit du talent des orateurs,
+le public ne pouvait pas s'intéresser beaucoup à des luttes où ne
+lui paraissaient être en jeu que des ambitions personnelles; il
+ne se sentait plus en communion avec les Chambres, comme sous la
+Restauration et dans les premières années de la monarchie de Juillet,
+alors que les grands problèmes portés à la tribune,--«royalisme»
+ou «libéralisme», «résistance» ou «mouvement»,--étaient ceux mêmes
+que le pays débattait avec ardeur ou angoisse. Aussi, vers 1846,
+était-on assez bienvenu, dans certains milieux, à mal parler du
+«parlementarisme», à le déclarer une «machine usée». Les démocrates
+ne se montraient pas les moins vifs, témoin une brochure de M.
+Henri Martin qui fit à ce moment quelque bruit. Il n'était pas
+jusqu'au monde doctrinaire d'où l'on ne vît s'élever des doutes. M.
+Doudan, dont on n'ignore pas, il est vrai, le scepticisme un peu
+fantasque, se demandait si «la soupe constitutionnelle était une
+bonne soupe». «Nous avons cru pendant vingt ans, disait-il, que
+le bouillon était nourrissant, trop nourrissant, et, en regardant
+de près les chiens qu'on engraissait de cette gélatine, on a pu
+voir qu'ils maigrissaient à vue d'oeil[42].» C'était à toutes les
+libertés que risquait de s'étendre l'indifférence du public. «La
+réaction contre les idées libérales est grande en ce moment, notait
+un observateur; on croit avoir suffisamment réfuté le système le plus
+généreux, le plus sensé, le plus équitable, lorsqu'on l'a qualifié
+dédaigneusement de théorie[43].» Tel paraissait être notamment l'état
+d'esprit des jeunes députés, qui venaient d'entrer en assez grand
+nombre dans la Chambre, en 1846, et qui se piquaient d'y représenter
+les générations nouvelles: il fallait entendre de quel ton ils
+parlaient des «illusions libérales» de leurs devanciers[44]. Peu de
+temps auparavant, M. Molé écrivait à M. de Barante: «Nous sommes à
+une de ces époques où l'esprit humain, doutant de lui-même, ne sait
+plus que penser de ce qu'il avait condamné et de ce dont il s'était
+enorgueilli[45].» M. de Rémusat, tout en se raidissant pour son
+compte contre une telle désillusion, constatait qu'elle avait gagné
+beaucoup d'esprits[46].
+
+[Note 42: Lettre du 27 septembre 1844. (X. DOUDAN, _Mélanges et
+Lettres_, t. II, p. 39.)]
+
+[Note 43: _Journal inédit de M. de Viel-Castel._]
+
+[Note 44: _Ibid._]
+
+[Note 45: Lettre du 18 août 1844. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 46: Article sur M. Jouffroy, _Revue des Deux Mondes_ du 3 août
+1844.]
+
+Cet affaiblissement de la vie politique, cette préoccupation
+excessive de l'intérêt individuel étaient, pour la nation, une
+diminution de sa dignité morale. Était-ce une sécurité pour le
+gouvernement? Quelques-uns s'en flattaient. Une opinion ainsi
+distraite leur paraissait moins gênante. Et puis ils croyaient
+trouver dans les intérêts surexcités une force pour le pouvoir qui
+travaillait à les satisfaire, fondement plus solide, disait-on,
+que des sentiments, de leur nature, toujours un peu capricieux.
+Les journées de février 1848 devaient cruellement détruire cette
+illusion. «Le matérialisme en politique, a-t-on écrit très justement
+à propos de la monarchie de Juillet[47], produit les mêmes effets
+qu'en morale; il ne saurait inspirer le sacrifice, ni par conséquent
+la fidélité... On dira peut-être que ces intérêts bien entendus, en
+faisant sentir au bourgeois le besoin de la stabilité, suppléeront
+aux principes et l'attacheront solidement à son parti: il n'en est
+rien. Loin de lui conseiller la fermeté, ses intérêts le porteront
+à être toujours de l'avis du plus fort. De là ce type fatal, sorti
+de nos révolutions, l'homme d'ordre, comme on l'appelle, prêt à tout
+subir, même ce qu'il déteste. L'intérêt ne saurait rien fonder, car,
+ayant horreur des grandes choses et des dévouements héroïques, il
+amène un état de faiblesse et de corruption où une minorité décidée
+suffit à renverser le pouvoir établi.» Ces réflexions étaient
+inspirées, après coup, à M. Renan par la leçon des faits. Dès 1840,
+devançant les événements avec une sagacité prophétique, Henri Heine
+annonçait qu'au jour des tempêtes «la bourgeoisie se tiendrait coi
+et ferait défaut au Roi, en lui laissant à lui-même tout le soin de
+se tirer d'affaire». Et il continuait ainsi: «La bourgeoisie fera
+peut-être encore bien moins de résistance que n'en fit, dans un cas
+pareil, l'ancienne aristocratie; même dans sa faiblesse la plus
+pitoyable, dans son énervement par l'immoralité, dans sa dégénération
+par la courtisanerie, l'ancienne noblesse resta encore animée d'un
+certain point d'honneur inconnu à notre bourgeoisie, qui est devenue
+florissante par l'industrie, mais qui périra également par elle. On
+prophétise un autre Dix août à cette bourgeoisie, mais je doute que
+les chevaliers industriels du trône de Juillet se montrent aussi
+héroïques que les marquis poudrés de l'ancien régime qui, en habit
+de soie et avec leurs minces épées de parade, s'opposèrent au peuple
+envahissant les Tuileries[48].»
+
+[Note 47: M. RENAN, dans la _Revue des Deux Mondes_ du 1er juillet
+1859, p. 201.]
+
+[Note 48: _Lutèce_, p. 150.]
+
+
+VI
+
+La prédominance des intérêts matériels était le mal de la société
+elle-même. L'opposition, fidèle à sa tactique, tâcha d'y faire
+voir la faute, le crime du ministère, qu'elle accusa d'avoir
+machiavéliquement travaillé à la perversion de l'âme nationale. À
+entendre les orateurs et les journaux de la gauche, le gouvernement
+avait poussé le pays aux pieds du veau d'or, pour le détourner de
+la politique; il avait sciemment provoqué et favorisé l'agiotage
+en matière de chemins de fer[49]. Ce sont là de ces calomnies de
+parti dont l'exagération même trahit l'injustice et que l'histoire
+peut négliger. Mais des bancs de l'opposition s'élevaient parfois
+des critiques qui méritent de n'être pas confondues avec ces
+vulgaires déclamations. Tels étaient les discours, ou plutôt les
+dissertations, où, presque chaque année, M. de Tocqueville, laissant
+de côté les faits particuliers de la politique courante, dogmatisait
+gravement et mélancoliquement sur l'altération des moeurs publiques,
+et prophétisait les malheurs qui en résulteraient. Il semblait
+s'être fait une spécialité de ce rôle de Cassandre auprès de la
+bourgeoisie régnante. Son inspiration était élevée; toutefois il
+s'y mêlait quelque chose d'un peu chagrin qui le portait à voir
+souvent la situation trop en noir. Et puis, même chez ce haut et
+droit esprit, l'opposant faisait tort au moraliste politique. Sa
+critique, généralement fondée quand elle s'adressait à la société
+et poursuivait la réforme des moeurs, se rapetissait quand elle
+concluait à un changement de cabinet. Dans ses paroles il y avait
+donc beaucoup à prendre, et aussi quelque chose à laisser; l'orateur
+méritait grand crédit, et cependant était, par certains côtés, un
+peu suspect: réunion de qualités et de défauts, d'autorité et de
+faiblesse, dont on se rendra mieux compte si l'on considère de plus
+près cette figure. On l'a déjà aperçue plusieurs fois au cours de
+ce récit, mais sans avoir encore eu l'occasion de s'y arrêter.
+Le moment est venu d'en tenter l'esquisse, fallût-il suspendre
+quelques instants nos observations sur les moeurs de l'époque. M.
+de Tocqueville est de ceux dont les traits particuliers intéressent
+l'histoire générale.
+
+[Note 49: Le _Siècle_ du 11 novembre 1845 montrait, dans cet
+agiotage, «le symptôme de la contagion morale que le pouvoir
+s'efforçait d'inoculer à la France, avec une persévérance
+systématique». M. Thiers, dans la circulaire qu'il avait rédigée pour
+les élections de 1846 et que ses amis le détournèrent de publier,
+s'exprimait ainsi: «Est-il vrai qu'on a livré aux compagnies plutôt
+qu'à l'État l'exploitation des grands travaux publics pour engager le
+pays entier dans une masse de spéculations telles que tout le monde
+fût intéressé à la politique existante, et que chacun vît dans chaque
+affaire politique, non pas l'intérêt de la France, mais l'intérêt
+de sa fortune privée qu'une variation dans les cours pouvait
+compromettre? Quelqu'un oserait-il le nier?... C'est le coeur du pays
+qu'on tend à abaisser.» Et, après avoir donné des preuves de cet
+abaissement, M. Thiers flétrissait de nouveau le gouvernement, «qui,
+sous prétexte que tout est fini au dedans et au dehors, veut faire
+tout oublier au pays, le dehors comme le dedans, en le jetant dans
+des spéculations qui l'absorbent, l'enchaînent et le paralysent».]
+
+Alexis de Tocqueville n'avait pas encore trente ans, quand il devint
+tout d'un coup célèbre, en 1835, par son livre _De la démocratie
+en Amérique_. Jamais publication de ce genre n'avait eu un succès
+si considérable, si soudain, si peu préparé. La veille, personne
+ne connaissait ce jeune homme qui, après avoir débuté, sous la
+Restauration, dans la magistrature, était parti pour l'Amérique
+au lendemain des journées de Juillet et, une fois de retour,
+avait travaillé silencieusement sur ses notes de voyage, sans
+occuper de lui le public. Le lendemain, son nom était dans toutes
+les bouches; son libraire, naguère froid et défiant, lui disait,
+joyeux et stupéfait: «Ah ça, mais il paraît que vous avez fait
+un chef-d'oeuvre[50]!» et chacun répétait l'oracle rendu par M.
+Royer-Collard: «Depuis Montesquieu, il n'a rien été fait de pareil.»
+L'auteur n'était pas le moins surpris du bruit que faisait son
+oeuvre[51]. S'intéressait-on tellement à l'Amérique? Non, c'est
+qu'en réalité il s'agissait de la France[52]. Ce livre rappelait à
+une nation, qui s'en était laissé distraire par les incidents de
+chaque jour, le redoutable problème qui pesait sur elle, celui de la
+démocratie; il lui donnait conscience du mouvement qui l'emportait
+vers un nouvel ordre politique et social; il lui faisait comprendre
+la nécessité de se préparer à cette évolution. L'auteur n'était ni
+un partisan ni un adversaire de la démocratie. C'était un observateur
+indépendant, sans parti pris pour ou contre, frappé également de la
+force et du péril de cette démocratie, jugeant impossible de lui
+barrer le chemin et nécessaire de la guider, saluant son avènement
+sans s'abaisser devant elle. Ajoutons que le mystère de cet avenir
+l'attirait et l'effrayait à la fois; de là cet accent d'angoisse qui
+perçait à travers la gravité d'ordinaire un peu froide de son style.
+
+[Note 50: _Oeuvres et correspondance inédites de M. de Tocqueville_,
+t. II. p. 27 et 28.]
+
+[Note 51: «Je suis fort étonné de ce qui m'arrive, mandait-il à un
+de ses amis le 15 février 1835, et tout étourdi des louanges qui
+bourdonnent à mes oreilles. Il y a une femme de la cour de Napoléon
+que l'Empereur s'imagina un jour de faire duchesse. Le soir, entrant
+dans un grand salon et s'entendant annoncer par son nouveau titre,
+elle oublia qu'il s'agissait d'elle, et se mit de côté pour laisser
+passer la dame dont on venait de prononcer le nom. Je t'assure qu'il
+m'arrive quelque chose d'analogue. Je me demande si c'est bien de moi
+qu'on parle.»]
+
+[Note 52: M. de Tocqueville écrivait à M. de Kergorlay: «Quoique
+j'aie très rarement parlé de la France dans ce livre, je n'en ai pas
+écrit une page sans penser à elle et sans l'avoir, pour ainsi dire,
+sous les yeux... À mon avis, ce continuel retour que je faisais,
+sans le dire, vers la France, a été une des premières causes du
+succès du livre.»]
+
+Dans les années qui suivirent, M. de Tocqueville recueillit les
+profits de sa célébrité. En 1838, il fut nommé membre de l'Académie
+des sciences morales; en 1841, après la publication de la seconde
+partie de son livre, l'Académie française lui ouvrit ses portes.
+Candidat à la députation dès 1837, il fut élu en 1839. Il arrivait à
+la Chambre avec le désir évident d'y rester en dehors et au-dessus
+des partis. «Tous les partis existants me répugnent», disait-il[53].
+Bien que fils d'un préfet de la Restauration et ayant vu avec regret
+la révolution de 1830, il ne frayait pas politiquement avec les
+légitimistes; il s'était rallié tristement, mais sans hésiter, à
+la monarchie nouvelle, plus préoccupé de certains principes et de
+certaines libertés que de la forme du gouvernement. Très libéral,
+l'esprit plus ouvert que la masse des conservateurs sur les besoins
+et les droits de la démocratie, il se piquait cependant d'être
+un «libéral d'une espèce nouvelle», se défendait de ressembler
+«à la plupart des démocrates de nos jours» et déclarait que
+«personne n'avait une haine plus profonde que lui pour l'esprit
+révolutionnaire[54]». D'autre part, pour rien au monde il n'eût
+voulu être qualifié de ministériel; lors de sa première candidature,
+M. Molé, président du conseil à cette époque, ayant fait mine de
+le recommander, il avait repoussé cet appui, comme si sa dignité
+personnelle en eût dû être atteinte; le ministre, piqué, répondit
+par une leçon à l'adresse de cette indépendance si chatouilleuse:
+«Serez-vous plus libre d'engagements, lui demanda-t-il, si vous
+arrivez par les légitimistes, les républicains, ou une nuance
+quelconque de la gauche, que par le juste milieu? Il faut choisir:
+l'isolement n'est pas l'indépendance, et l'on dépend plus ou moins
+de ceux qui vous ont élu[55].» L'événement devait justifier cet
+avertissement: au bout de peu de temps, M. de Tocqueville n'était
+plus guère qu'un membre de la gauche, un lieutenant de l'armée de M.
+Odilon Barrot, s'y sentant mal à l'aise, valant mieux et ayant des
+pensées plus hautes que les hommes auxquels il était mêlé, cherchant
+parfois à s'en distinguer, mais ne croyant pas pouvoir s'en séparer.
+Il se trouvait faire tout autre chose que ce qu'il avait rêvé.
+
+[Note 53: Lettre du 1er novembre 1841.]
+
+[Note 54: Lettres du 24 juillet et du 5 octobre 1836.]
+
+[Note 55: Lettre de M. de Tocqueville à M. Molé, du 12 septembre
+1837, et réponse de M. Molé, du 14 septembre.]
+
+Ce ne fut pas sa seule déception. L'importance de son rôle
+parlementaire était loin d'être en rapport avec l'éclat de ses débuts
+de publiciste; à la Chambre, il demeurait au second rang, considéré,
+mais sans grande action. Sa parole élégante, élevée, nourrie, avait
+quelque chose d'un peu tendu, laborieux et terne. Il manquait de
+mouvement et de chaleur. Ce n'est pourtant pas que, chez lui, l'âme
+fût froide: personne n'avait la sensibilité plus affinée, la pensée
+plus fervente; mais la flamme qui brûlait au fond de son être le
+consumait sans jaillir au dehors, ou du moins n'était visible que de
+près. Devant un auditoire nombreux et banal, une sorte de méfiance
+de lui-même et des autres l'empêchait de se donner pleine carrière.
+Les moyens physiques de l'orateur lui faisaient d'ailleurs défaut;
+sa voix faible ne portait pas; toute sa personne était d'une grande
+distinction, mais un peu grêle; une émotion l'épuisait. Il souffrit
+d'autant plus de cet insuccès relatif, qu'il avait eu des visées
+plus hautes. N'ayant encore que vingt-deux ans, il écrivait à l'un
+de ses confidents, au sujet de certains déboires de sa carrière de
+magistrat: «Il y a chez moi un besoin de primer qui tourmentera
+cruellement ma vie.» Son âme était un mélange délicat et fort
+compliqué d'ambition et de désintéressement, d'orgueil et de
+modestie, de fierté et de timidité, de hardiesse et d'anxiété[56].
+Sa mauvaise santé ne contribuait pas peu à cet état d'âme. À
+vingt-quatre ans, il écrivait déjà: «Je suis effrayé de la place que
+mes maux physiques tiennent dans mon imagination, du dégoût qu'ils
+me donnent souvent pour toute espèce d'avenir.» Dix ans plus tard,
+en 1839, il gémissait encore sur «ce malaise perpétuel du corps et
+de l'esprit». En 1842, il écrivait: «La santé est le boulet que je
+traîne après moi.»
+
+[Note 56: «Je suis habituellement sombre et troublé, écrivait M. de
+Tocqueville à l'un de ses intimes, le 25 octobre 1842. J'attribue ce
+fatigant et stérile état de l'âme tantôt à une cause, tantôt à une
+autre. Mais je crois qu'au fond il ne tient qu'à une seule, qui est
+profonde et permanente, le mécontentement de moi-même. Tu sais qu'il
+y a deux espèces d'orgueils très distincts, ou plutôt le même orgueil
+a deux physionomies, une triste et une gaie. Il y a un orgueil qui
+se repaît avec délices des avantages dont il jouit ou croit jouir.
+Cela s'appelle, je pense, de la présomption. Puisque Dieu voulait
+m'envoyer le vice de l'orgueil à forte dose, il aurait bien dû
+au moins m'envoyer celui qui appartient à cette première espèce.
+Mais l'orgueil que je possède est d'une nature toute contraire. Il
+est toujours inquiet et mécontent, non pas envieux pourtant, mais
+mélancolique et noir. Il me montre à chaque instant les facultés
+qui me manquent et me désespère à l'idée de leur absence. Le fait
+est que si j'ai quelques qualités, elles ne sont pas du nombre de
+celles qui peuvent satisfaire pleinement dans la carrière que je suis...»
+Deux ans plus tard, le 3 avril 1844, il écrivait encore: «J'ai
+toujours trop de cette irritabilité maladive qui me porte à souffrir
+impatiemment les obstacles qui embarrassent toujours le chemin de
+chaque homme dans ce monde.» Tout jeune, dans une lettre du 22 avril
+1832, il avouait déjà un fond de spleen.]
+
+Tout ce qui vient d'être dit de M. de Tocqueville, de ses origines
+et de ses visées, de ses qualités et de ses faiblesses, explique
+qu'il fût plus préparé qu'un autre à s'apercevoir, à souffrir, à
+s'irriter des misères trop réelles de la politique à laquelle il se
+mêlait, et particulièrement de ce qu'il pouvait y avoir d'un peu
+court, étroit, abaissé, dans les idées et la conduite de la classe
+alors dominante. D'ailleurs, sa sensibilité, si éveillée pour ce qui
+le touchait personnellement, l'était peut-être plus encore pour ce
+qui intéressait ses convictions et son patriotisme. Nul ne témoigna
+un souci plus sincère et plus douloureux de la chose publique.
+Les défauts de l'état politique et social l'attristaient et le
+troublaient à l'égal d'un chagrin de famille. À la différence de tant
+d'hommes d'État qui, dans la distraction des affaires et des luttes
+quotidiennes, oublient les dangers profonds et lointains, on eût dit
+que ses regards étaient constamment fixés sur ces dangers; il était
+assombri par cette contemplation et comme obsédé par la pensée de
+la décadence. Ainsi, au quatrième et au cinquième siècle, certains
+Romains avaient-ils, plus que d'autres de leurs contemporains,
+l'impression poignante de la ruine du passé et des menaces de
+l'avenir. À la fin de sa vie, M. de Tocqueville disait de la «grande
+et profonde tristesse» qui était au fond de son âme: «C'est la
+tristesse que me donne la vue de mon temps et de mon pays.»
+
+Aussi, parcourez la correspondance de M. de Tocqueville, depuis le
+jour où il est entré à la Chambre. Ce n'est qu'un gémissement et
+un cri d'angoisse. Il déplore «la mobile petitesse, le désordre
+perpétuel et sans grandeur du monde politique», la «platitude
+générale qui va partout croissant»; il se dit «las du petit
+pot-au-feu démocratique et bourgeois»; il gémit de vivre au milieu
+de «ce labyrinthe de misérables et vilaines passions», de «cette
+fourmilière d'intérêts microscopiques qui s'agitent en tous sens,
+qu'on ne peut classer et qui n'aboutissent pas à de grandes opinions
+communes». Le «côté de l'humanité» que lui «découvre la politique»
+lui paraît «triste»; il trouve «que rien n'y est ni parfaitement
+pur, ni parfaitement désintéressé, que rien n'y est véritablement
+généreux, que rien n'y sent l'élan libre du coeur,... que rien n'y
+est jeune, en un mot, même les plus jeunes». Il regrette le temps où,
+comme sous la Restauration, «les sentiments étaient plus hauts, les
+idées, la société plus grandes»; où «il était possible de se proposer
+un but, et surtout un but haut placé», tandis que désormais «la vie
+publique manque d'objet». Il voudrait voir s'élever «le vent des
+véritables passions politiques, des passions grandes, désintéressées,
+fécondes, qui sont l'âme des seuls partis qu'il comprenne». Il ne
+peut s'empêcher de «porter envie» à La Moricière qui se bat en
+Afrique. «Les petites passions molles et improductives que je vois
+fourmiller autour de moi, écrit-il, me pousseraient dans l'armée si
+j'étais plus jeune, ou chez les Trappistes si j'étais plus dévot;
+mais, n'étant ni l'un ni l'autre, je me résigne et j'attends pour
+voir s'il n'apparaîtra pas enfin, sur l'horizon politique, quelque
+chose, en homme ou en événement, de plus grand que ce que nous
+voyons[57].»
+
+[Note 57: Lettres d'octobre 1839, des 14 juillet et 9 août 1840, du
+24 août et d'octobre 1842, du 5 septembre 1843.]
+
+C'est de ces sentiments que M. de Tocqueville s'inspirait dans les
+dissertations de morale politique qu'il portait à la tribune. On
+a dès lors le secret de ce qu'elles pouvaient avoir d'excessif.
+Néanmoins, si la note en était trop continuellement inquiète et
+attristée, si surtout le ministère y était peu justement rendu
+responsable de ce qui était le vice et le malheur du temps, par
+moments la clairvoyance de l'orateur avait quelque chose de vraiment
+prophétique. Tel, entre plusieurs, ce discours du 18 janvier 1842,
+où, après avoir dépeint le mal des esprits et avoir montré comment
+chacun «ne considérait la vie politique que comme une chose qui lui
+était étrangère, dont le soin ne le regardait point, concentré qu'il
+était dans la contemplation de son intérêt individuel et personnel»,
+M. de Tocqueville s'écriait: «Savez-vous, messieurs, ce que cela
+veut dire? Cela veut dire qu'il y a, en France, quelque chose en
+péril, quelque chose,--que MM. les ministres me permettent de le
+dire,--qui est plus grand que le ministère, qui est plus grand que la
+Chambre elle-même, c'est le système représentatif. Oui, messieurs,
+il faut que quelqu'un le dise enfin, et que le pays qui nous écoute
+l'entende, oui, parmi nous, en ce moment, le système représentatif
+est en péril. La nation, qui en voit les inconvénients, n'en sent
+pas suffisamment les avantages... Ce qui est en péril encore,
+messieurs, c'est la liberté! Sans doute, quand nous avons l'entier
+usage, et quelquefois, je le confesse, l'abus de la liberté, il peut
+paraître puéril de dire que la liberté est en péril. Il est vrai
+que ces périls ne sont pas immédiats. Mais à moi, messieurs, qui
+suis le serviteur dévoué de mon pays, mais qui ne serai jamais son
+valet, qu'il me soit permis de lui dire que c'est en agissant de
+cette manière que, dans tous les siècles, les peuples ont perdu leur
+liberté. Assurément je ne vois personne qui soit de taille à devenir
+notre maître; mais c'est en marchant dans cette voie que les nations
+se préparent un maître. Je ne sais où il est et de quel côté il doit
+venir; mais il viendra tôt ou tard, si nous suivons longtemps la même
+route.» L'événement ne devait malheureusement pas tarder à justifier
+ces sombres pronostics.
+
+
+VII
+
+Ainsi, à l'époque où la partie semblait gagnée pour la monarchie
+constitutionnelle, où les institutions parlementaires fonctionnaient
+enfin sans crise, les observateurs croyaient discerner, dans les
+moeurs publiques, et jusque dans l'âme de la nation, les symptômes
+d'une maladie qui mettait en péril l'avenir même de la liberté. Ceux
+qui, il y a vingt ou trente ans, s'étaient mis en route avec une si
+joyeuse et si superbe confiance, apparaissaient, maintenant qu'on
+pouvait les croire arrivés, tristes, inquiets de leur oeuvre et
+doutant de leurs idées. Cette sorte de désillusion ne se manifestait
+pas seulement dans l'ordre politique. Même phénomène dans l'ordre
+littéraire. Des critiques, d'origines et d'âges divers, s'accordaient
+pour dénoncer, là aussi, ce qu'ils appelaient une «déroute» et
+un «avortement[58]». Telles étaient la vivacité et l'amertume de
+quelques-unes de ces plaintes, qu'on se demande si ceux qui les
+laissaient échapper avaient gardé tout leur sang-froid, et s'ils ne
+cédaient pas à l'irritation d'une déception d'autant plus difficile
+à supporter que leur espérance avait été plus orgueilleuse. Ce
+n'est pas à dire que tout fût sans fondement dans ces plaintes.
+Il est dans la nature des choses que la littérature se ressente
+des désordres sociaux et politiques du pays. Ainsi avons-nous
+déjà eu occasion, au début de cette histoire, d'étudier quel effet
+avaient eu l'ébranlement et l'excitation de 1830 sur les idées et
+sur le talent des écrivains, effet si profond et si prolongé que
+nous avons dû en suivre les traces jusqu'à la veille de 1848[59].
+S'étonnera-t-on maintenant d'apercevoir, dans les lettres de la fin
+du règne, le contre-coup de cet autre désordre, né, après plusieurs
+années d'un gouvernement régulier, non plus de l'excès du mouvement,
+mais plutôt de l'excès du repos et du bien-être, je veux parler de
+cette fièvre de convoitise et de spéculation qui avait remplacé la
+fièvre révolutionnaire, de cette prédominance croissante des intérêts
+matériels qui tendait à abaisser l'idéal national? Un critique
+entre tous s'était alors donné pour tâche de noter ce contre-coup:
+c'était M. Sainte-Beuve. Il avait même donné un nom au mal qui
+en était résulté; il l'appelait la «littérature industrielle» et
+s'appliquait à en définir les caractères. À l'entendre, chez beaucoup
+d'auteurs «une cupidité égoïste» avait remplacé les «idées morales
+et politiques» qui étaient, sous la Restauration, le mobile des
+écrivains et servaient comme «d'enseignes» à leurs livres; le «champ
+des oeuvres d'imagination» était «envahi, exploité, par une bande
+nombreuse, presque organisée, avec cette seule devise inscrite au
+drapeau: _Vivre en écrivant_»; et le critique ajoutait: «La moralité
+littéraire de la presse en général a baissé d'un cran. Si l'on
+peignait au complet le détail de ces moeurs, on ne le croirait pas.
+M. de Balzac a rassemblé dernièrement beaucoup de ces vilenies dans
+un roman qui a pour titre: _Un grand homme de province_, mais en les
+enveloppant de son fantastique ordinaire: comme dernier trait qu'il a
+omis, toutes ces révélations curieuses ne l'ont pas brouillé avec les
+gens en question, dès que leurs intérêts sont redevenus communs[60].»
+
+[Note 58: J'ai déjà cité ces plaintes. (Voir plus haut, livre I, ch.
+X, § IX.)]
+
+[Note 59: Voir le chapitre X du livre Ier, sur _la Révolution de 1830
+et la littérature_.]
+
+[Note 60: _De la littérature industrielle_ (_Revue des Deux Mondes_
+du 1er septembre 1839).]
+
+Quel désordre avait donc en vue M. Sainte-Beuve en rédigeant ce
+réquisitoire si véhément? L'état de la littérature à la fin de
+la monarchie de Juillet ne paraît pas, dans son aspect général,
+justifier une note si sombre. Sans entrer dans des détails spéciaux
+qui ne seraient pas d'une histoire politique, ni rappeler ce que
+j'ai déjà dit des principaux écrivains du temps, ne suffit-il
+pas, pour avoir une impression fort différente de celle de M.
+Sainte-Beuve, de jeter un coup d'oeil sommaire et d'ensemble sur ce
+que ces écrivains sont devenus de 1841 à 1848, ou même seulement
+de donner l'énumération des oeuvres qu'ils ont alors publiées?
+Chateaubriand est toujours là comme un témoin, un souvenir vivant
+de la glorieuse jeunesse du siècle, lui-même, il est vrai, vieilli,
+chagrin, ne publiant qu'une _Vie de Rancé_, peu digne de lui, et
+gâtant ses Mémoires à force de les corriger. Dans la poésie,--à
+défaut de Lamartine absorbé par la politique, à défaut de Victor
+Hugo qui, devenu pair de France par la grâce du roi des Français,
+commence à jalouser le rôle parlementaire de Lamartine, et dont la
+muse lyrique s'est tue depuis _les Rayons et les Ombres_ (1840), à
+défaut de Vigny qui s'enferme dans un silence ennuyé et dédaigneux,
+à défaut de Musset qui, tout jeune, semble déjà épuisé et ne publie
+plus guère que des proverbes en prose,--des poètes de second rang,
+Brizeux, Théophile Gautier, sont en plein épanouissement; Laprade
+commence à se faire connaître avec _Psyché_ (1841) et ses _Odes et
+Poèmes_ (1844). Au théâtre, l'échec des _Burgraves_ (1843) marque
+la faillite définitive de ce drame romantique qui affichait naguère
+de si fastueuses prétentions; mais, au même moment, l'étonnant
+succès de la _Lucrèce_ de Ponsard (1843) donne l'illusion que la
+tragédie classique va renaître, rajeunie, adaptée au temps nouveau,
+et, l'année suivante, le brillant début du tout jeune auteur de
+la _Ciguë_, Émile Augier, est pour la comédie une promesse qui,
+celle-là, ne sera pas trompée. Dans le roman, les délicats peuvent se
+délecter avec _Colomba_ et _Carmen_ de Mérimée (1840-1845), _la Mare
+au Diable_ de George Sand (1846), _Mlle de la Seiglière_ de Jules
+Sandeau (1844). Dans l'ordre des travaux historiques,--si M. Guizot,
+absorbé par les soins du gouvernement, n'a pu rien publier depuis son
+_Washington_ (1840), si M. Michelet est devenu la proie d'une sorte
+de folie furieuse, démagogique et antichrétienne,--M. Thiers emploie
+les loisirs que lui laisse l'opposition à poursuivre sa grande
+_Histoire du Consulat et de l'Empire_, M. Augustin Thierry publie
+l'un de ses chefs-d'oeuvre, les _Récits mérovingiens_ (1840-1842),
+M. Mignet écrit sa belle _Introduction aux négociations relatives à
+la succession d'Espagne_ (1842) et son livre sur _Antonio Perez et
+Philippe II_ (1845). Dans la critique littéraire, à la place de M.
+Villemain, lui aussi pris par la politique, M. Sainte-Beuve est en
+pleine activité de production, M. Saint-Marc-Girardin fait paraître
+l'un de ses meilleurs ouvrages, le _Cours de littérature dramatique_
+(1843), M. Nisard commence son _Histoire de la littérature française_
+(1844). Dans la critique d'art, M. Vitet donne ses exquises
+notices sur Lesueur (1843) et sur la cathédrale de Noyon (1845).
+M. Cousin, toujours en mouvement, remanie ses anciennes oeuvres
+philosophiques, et en même temps, avec son livre sur _Jacqueline
+Pascal_ (1845), commence à exploiter une veine nouvelle qu'il saura
+rendre singulièrement féconde. M. de Rémusat publie sa savante
+étude sur _Abélard_ (1845). L'éloquence politique n'a jamais jeté
+un plus magnifique éclat: MM. Guizot, Thiers, Berryer, de Lamartine
+sont à l'apogée de leur talent; M. de Montalembert va y atteindre;
+et combien en passons-nous sous silence, qui n'apparaissent alors
+qu'au second rang, et qui, à d'autres époques moins riches, eussent
+été au premier? Dans la chaire chrétienne, on entend tour à tour
+le Père Lacordaire et le Père de Ravignan. Pour la musique, il y
+a comme un temps d'arrêt: le théâtre de l'Opéra, par exemple, ne
+revoit plus les brillantes années du commencement du règne, quand
+le _Guillaume Tell_ de Rossini était encore dans sa fraîcheur de
+nouveauté, que Meyerbeer faisait représenter _Robert le Diable_
+(1831) et les _Huguenots_ (1836), qu'Halévy donnait la _Juive_
+(1835); mais les arts du dessin sont en plein épanouissement: pour ne
+citer que les noms les plus en vue, c'est la belle époque d'Ingres,
+d'Horace Vernet, de Paul Delaroche, d'Ary Scheffer, de Delacroix, de
+Decamps, parmi les peintres; de David d'Angers, de Pradier, parmi
+les sculpteurs; d'Henriquel Dupont parmi les graveurs. En somme,
+lettres et arts offrent un ensemble fort honorable. S'il n'y a là
+rien d'égal à la magnifique efflorescence littéraire et artistique
+de la Restauration, si l'on y cherche vainement trace des espérances
+immenses, indéfinies, auxquelles, avant 1830, s'abandonnaient tous
+les jeunes esprits, du moins on y trouve encore de beaux restes
+qui nous semblent aujourd'hui mériter plutôt notre envie que notre
+dédain. Et surtout on n'y rencontre aucun des caractères de cette
+«littérature industrielle» si vivement flétrie par le critique.
+
+M. Sainte-Beuve n'était pas cependant homme à parler sans raison.
+Où donc était le mal dénoncé par lui? Qu'avait-il en vue? Il avait
+en vue un genre de publications qui venait d'être imaginé et qui
+fit alors tant de bruit, accapara tellement la curiosité générale
+que, pendant quelques années, il sembla n'y avoir plus d'autre
+littérature: c'était le roman-feuilleton. On se ferait aujourd'hui
+difficilement une idée du succès qu'il obtint tout de suite et
+conserva jusqu'en 1848. Ce succès extraordinaire, anormal, vraiment
+monstrueux, était le signe du temps et l'une des manifestations
+du mal social dont j'ai déjà noté d'autres symptômes. Il explique
+l'émotion de M. Sainte-Beuve[61]. Il explique aussi pourquoi
+l'écrivain politique doit s'arrêter à cet épisode passager de notre
+histoire littéraire, plus longuement que ne l'eussent certes demandé
+l'importance du genre et la valeur des oeuvres.
+
+[Note 61: À en croire certaines gens, le secret de cette émotion
+de M. Sainte-Beuve n'était qu'une rivalité de boutique. Il aurait
+été, en cette circonstance, l'organe de la _Revue des Deux Mondes_,
+dépitée de la concurrence que lui faisaient les journaux depuis
+qu'ils publiaient des romans et prétendaient accaparer les auteurs en
+vogue. (A. KARR, _les Guêpes_, novembre 1844.) C'est possible. Mais
+pour n'être pas entièrement désintéressée, la plainte du critique
+doit-elle être jugée mal fondée?]
+
+Pour trouver l'origine du roman-feuilleton, il faut remonter à
+la révolution que M. Émile de Girardin accomplit dans la presse
+périodique, le jour où il en agrandit le format, en abaissa le prix,
+et où il transforma en spéculation financière ce qui avait été
+jusqu'alors oeuvre de doctrine[62]. Le nouveau journal ne pouvait
+vivre avec la clientèle restreinte attachée autrefois à chaque
+feuille, en raison des idées politiques qu'elle représentait: il
+lui fallait attirer la foule de toute opinion ou même sans opinion,
+pénétrer là où l'on n'avait pas encore l'habitude de lire les
+journaux. Dans ce dessein, on développa la rédaction dite littéraire,
+qui devint bientôt plus importante, plus coûteuse, plus décisive
+pour le succès que la rédaction politique, et l'on imagina de donner
+en feuilleton d'abord de courtes nouvelles, puis, peu à peu, des
+romans plus longs. Nul moyen ne parut meilleur pour prendre en masse
+les abonnés, et certains _impresarii_ firent ainsi, paraît-il,
+d'étonnants coups de filet. Grisés même par les premiers résultats
+de cette innovation, ils rêvèrent de publier sous cette forme tous
+les ouvrages piquant la curiosité; le feuilleton devait remplacer
+le livre, et les libraires effrayés se lamentaient déjà d'être
+supplantés et ruinés. On se vantait de rendre ainsi un service
+aux lettres, en augmentant le nombre des lecteurs: l'effet fut au
+contraire d'abaisser, de pervertir toute une partie de la littérature
+d'imagination qui dut s'adapter à ce genre nouveau. Pour piquer la
+curiosité d'une foule banale, ne lisant que superficiellement, à la
+hâte et par petites coupures, les qualités délicates et distinguées
+n'étaient pas de mise; mieux valaient l'habileté vulgaire, les
+couleurs voyantes, les grossières péripéties. L'art fit place au
+procédé. On s'aperçut même bientôt que l'immoralité était l'appât le
+plus efficace, et ce fut comme une enchère d'impudeur entre ceux qui
+se disputaient le public[63].
+
+[Note 62: Voir plus haut, livre II, ch. XII, § V.]
+
+[Note 63: M. Sainte-Beuve voyait là le fait caractéristique du
+roman-feuilleton, et il montrait avec dégoût cette «plaie ignoble et
+livide qui chaque matin s'étendait». (_Revue des Deux Mondes_ du 1er
+juillet 1843.)]
+
+En tout cela ce qui dominait, c'était la question d'argent. Pour les
+entrepreneurs de cette presse nouvelle,--les Girardin, les Véron et
+leurs imitateurs,--le talent, la renommée et au besoin le scandale
+devenaient matière à spéculation. Ils se disputaient à prix d'or les
+auteurs à succès, et, après les avoir achetés, les exploitaient à
+grand fracas de réclames mercantiles d'où la dignité des lettres
+ne sortait pas indemne. Les plus audacieux tentaient même des
+accaparements que le code pénal n'avait pas songé à prévoir; ils
+prétendaient acheter d'un coup tout ce qu'il y avait d'écrivains
+sur le marché. Ainsi, le 1er décembre 1844, la _Presse_, doublant
+son format sans augmenter son prix, annonça avec une bruyante mise
+en scène qu'elle avait acquis le droit de publier les _Mémoires_
+de M. de Chateaubriand, les _Girondins_ et les _Confidences_ de M.
+de Lamartine, tous les autres ouvrages que composeraient ces deux
+écrivains, tout ce que feraient MM. Alexandre Dumas, Méry, Saintine,
+sans compter beaucoup d'oeuvres de Balzac, Gozlan, Sandeau, Théophile
+Gautier. «Tout cela est triste et honteux pour les lettres», écrivait
+alors M. Sainte-Beuve[64]. M. Thiers, indigné, disait que «s'il
+n'était lié par des traités, il briserait sa plume de dégoût et de
+honte de voir la littérature tombée si bas[65]». Ému du scandale
+produit, M. de Chateaubriand protesta contre un marché qui avait été
+conclu à son insu par les cessionnaires de ses Mémoires. D'autres
+difficultés surgirent dans l'exécution des traités. En somme, ce
+coup d'accaparement échoua, comme il arrive presque toujours aux
+spéculations de ce genre. Mais le seul fait qu'il eût été tenté ne
+montrait-il pas quelles moeurs menaçaient de s'introduire dans le
+monde littéraire?
+
+[Note 64: _Chroniques parisiennes_, p. 290.]
+
+[Note 65: _Ibid._]
+
+D'ailleurs, pour quelques écrivains qui répugnaient à ces moeurs,
+d'autres s'y résignaient ou même s'y précipitaient avec une sorte
+d'emportement. Ils étaient les premiers à traiter leurs oeuvres comme
+une marchandise, à battre monnaie avec leur renommée et leur talent.
+C'est encore M. Sainte-Beuve qui nous les dépeint n'ayant plus aucun
+souci de la postérité et de la gloire, ne songeant qu'au lucre
+présent, les uns passant des «marchés à tant la ligne» et usant alors
+de petites habiletés ou de pures supercheries typographiques pour
+faire beaucoup de «lignes» avec peu d'idées; d'autres s'engageant, à
+forfait et sous peine d'un énorme dédit, à fournir telle quantité
+de ces lignes dans un délai déterminé, condamnés par suite à une
+improvisation hâtive que leur cerveau épuisé ne pouvait toujours
+mener à terme. Et il rappelait comment, à ce métier, beaucoup d'entre
+eux se trouvaient «user en quatre ou cinq ans une réputation qui
+avait eu des airs de gloire, et avec elle un talent qui finissait
+presque par se confondre avec une certaine pétulance physique».
+Au récit des prix fabuleux qu'on disait avoir été obtenus par tel
+auteur, les convoitises des autres étaient surexcitées, et chacun
+rêvait de millions. Chez Balzac, ce rêve tourna presque à la folie.
+Ce fut lui qui proposa un jour que l'État achetât, afin de les
+faire tomber dans le domaine public, les oeuvres des «dix ou douze
+maréchaux de France littéraires», c'est-à-dire, pour parler son
+langage, de ceux «qui offraient à l'exploitation une certaine surface
+commerciale». Il se mettait naturellement du nombre et paraissait
+s'évaluer pour sa part à deux millions[66].
+
+[Note 66: Lettre de M. de Balzac, publiée dans la _Presse_ du 18 août
+1839.]
+
+Avec Alexandre Dumas, le mal prit une forme moins triste. On
+ne serait pas bien venu d'ailleurs à prendre, à l'égard de ce
+merveilleux amuseur, des airs de moraliste grondeur ou de pédagogue
+littéraire. Il fut vraiment le roi du roman-feuilleton. Les journaux
+se disputaient ses oeuvres. L'une d'elles procurait au _Siècle_ cinq
+mille abonnés, en moins de trois semaines. Pendant la publication des
+_Trois Mousquetaires_, la France entière était comme suspendue au
+récit des aventures de d'Artagnan et de ses compagnons. Toutefois,
+force est bien de constater que si ce genre fournissait emploi
+aux qualités étonnantes de verve, d'invention, de belle humeur,
+de fécondité, qui mettaient Dumas hors de pair, il développait
+aussi ses défauts naturels, le sans-façon de l'improvisation et
+surtout un mercantilisme besogneux par trop dépourvu de vergogne
+et de scrupules. Pour mettre la main sur un argent qu'à la vérité
+il laissait aussitôt couler entre ses doigts avec une insouciante
+générosité, il entreprenait des romans partout à la fois, souvent
+était réduit à les bâcler, et néanmoins s'engageait à en faire plus
+encore, par des marchés fantastiques qu'il ne s'inquiétait guère
+ensuite d'exécuter. En 1845, le _Constitutionnel_ et la _Presse_,
+c'est-à-dire M. Véron et M. de Girardin, signaient avec lui un
+traité par lequel, moyennant un salaire annuel de 63,000 francs,
+le romancier leur réservait exclusivement, pendant cinq ans, sa
+production calculée à dix-huit volumes par an, soit quatre-vingt-dix
+volumes pour cinq ans; des annonces firent aussitôt part au public
+de cet important événement. Mais, quand il s'agit de donner ce qu'il
+avait promis, Dumas en usa avec ses cotraitants un peu à la façon de
+don Juan bernant M. Dimanche. Les deux journaux finirent par perdre
+patience et lui intentèrent un procès[67]. Rien ne caractérise mieux
+les nouvelles moeurs littéraires que la façon dont l'écrivain se
+défendit devant le tribunal. Il n'a nullement le sentiment qu'il
+se diminue, il croit au contraire étourdir les juges et éblouir le
+public en faisant le total fantastique des «lignes» qu'il est parvenu
+à écrire dans un court espace de temps, ou, pour employer le mot
+dont il se sert avec une sorte d'inconscience, de la «marchandise»
+qu'il a fournie. Il s'enorgueillit d'avoir mené de front, au jour
+le jour, cinq romans dans cinq journaux différents, raconte «qu'il
+avait toujours prêts trois chevaux et trois domestiques pour porter
+la copie», et met au défi les quarante académiciens de produire à eux
+tous, dans le même délai, un nombre de volumes égal à celui qu'il se
+flatte de conduire à terme: «Ils feraient banqueroute», s'écrie-t-il
+fièrement. Les juges, convaincus sans doute par un tel langage
+qu'il s'agissait d'une «marchandise» comme une autre, condamnèrent
+Alexandre Dumas à fournir aux deux journaux un volume dans les six
+semaines, et ensuite un volume de mois en mois, sous peine de cent
+francs de dommages et intérêts par jour de retard.
+
+[Note 67: Janvier-février 1847.]
+
+Vers la même époque, un autre procès d'un caractère tout différent
+et qui eut un grand retentissement, le procès Beauvallon, fit
+entrevoir sous un jour plus fâcheux encore certains dessous du monde
+où l'on fabriquait et exploitait le roman-feuilleton. Cette fois,
+il ne s'agissait plus d'un incident de comédie, mais d'un drame; il
+y avait eu mort d'homme. À la suite d'un souper de fort mauvais ton
+où s'étaient trouvés réunis des journalistes, des gens de lettres et
+des femmes de théâtre, M. de Beauvallon, rédacteur au _Globe_, avait
+provoqué et tué en duel M. Dujarrier, associé de M. de Girardin et
+directeur des feuilletons de la _Presse_. Plusieurs circonstances de
+cette affaire avaient paru suspectes: l'insignifiance de la cause
+apparente du duel, le parti pris du provocateur, sa supériorité
+notoire aux armes; Beauvallon, disait-on, avait essayé à l'avance
+les pistolets. Poursuivi pour assassinat devant la cour d'assises de
+Rouen, il fut acquitté par le jury[68]. L'essai préalable des armes
+n'en fut pas moins judiciairement établi plus tard[69]. Durant ce
+procès, on vit défiler, à la barre des témoins, tout le personnel
+de la bohème de presse, pêle-mêle de gens d'affaires et de gens
+de lettres, d'aventuriers et de filles galantes[70], uniquement
+occupés à poser devant le public, affectant des airs régence, mais
+laissant surtout l'impression de moeurs fort vilaines, rendues plus
+vilaines encore par cette histoire de meurtre: répugnant mélange de
+tripotages, de débauches et de guets-apens. Au milieu de ce monde,
+on regrette de voir apparaître encore ce grand enfant d'Alexandre
+Dumas, tout entier au plaisir d'ébaubir le badaud qui était venu
+l'entendre déposer, donnant gravement des consultations sur les
+«affaires d'honneur», et distribuant avec solennité des brevets de
+«gentilshommes» à des comparses indignes de lui[71].
+
+[Note 68: Mars 1846. L'affaire se trouva portée devant la cour
+d'assises de Rouen, parce que la chambre des mises en accusation de
+la cour de Paris avait d'abord rendu un arrêt de non-lieu qui fut
+réformé par la cour de cassation.]
+
+[Note 69: En effet, de nouvelles preuves ayant été découvertes,
+l'un des témoins de Beauvallon, le pseudo-vicomte d'Ecquevilley,
+qui, devant la cour d'assises, avait affirmé sous serment que
+les pistolets n'avaient pas été essayés, fut poursuivi pour faux
+témoignage et condamné à dix ans de réclusion (août 1847). Au cours
+de ce dernier procès, Beauvallon demanda à être entendu comme témoin
+et confirma la dénégation d'Ecquevilley; arrêté à l'audience,
+poursuivi également pour faux témoignage, il fut condamné à huit ans
+de réclusion (octobre 1847).]
+
+[Note 70: Parmi ces dernières était la maîtresse de Dujarrier, Lola
+Montès, danseuse sifflée, mais déjà fameuse pour avoir cravaché un
+gendarme à Berlin. On la retrouvera peu après à Munich, jouant les
+Pompadour auprès du roi Louis, exaltée par la presse libérale pour
+avoir fait la guerre aux Jésuites, mais à la fin obligée de fuir
+devant les émeutes provoquées par son outrecuidance.]
+
+[Note 71: Ce fut en cette circonstance qu'interrogé par le président
+sur ses noms, âge et profession, il répondit: «Alexandre Dumas,
+marquis Davy de la Pailleterie, quarante-deux ans, je dirais auteur
+dramatique, si je n'étais dans la patrie de Corneille.» À quoi le
+président répliqua: «Il y a des degrés.»]
+
+Les feuilles de gauche firent grand bruit du procès Beauvallon,
+et, arguant de ce que les deux journaux mêlés à cette affaire, le
+_Globe_ et la _Presse_, défendaient la politique ministérielle,
+elles prétendirent y montrer la corruption du gouvernement et de la
+classe sur laquelle il s'appuyait. La réponse eût été facile: bien
+des journaux opposants n'étaient pas plus intacts, et par exemple
+M. Véron, directeur du _Constitutionnel_, dévoué à M. Thiers, ne
+passait pas pour être plus timoré que M. de Girardin, qui, en ce
+moment, soutenait M. Guizot. En vérité, le mal n'était pas celui de
+telle ou telle opinion; toutes en étaient atteintes. Cependant force
+est bien de reconnaître que les journaux conservateurs n'étaient
+pas ceux que la littérature industrielle avait le moins envahis.
+On les voyait accepter tel feuilleton qui leur paraissait une
+bonne amorce à clientèle, sans s'inquiéter si la thèse qui y était
+soutenue n'allait pas à l'encontre de leurs principes. Mme Sand, qui
+faisait alors des romans socialistes, a raconté elle-même plus tard
+comment elle trouvait asile, pour les plus osés de ces romans, dans
+la presse ministérielle, notamment dans l'_Époque_, qui se piquait
+de dépasser tous les autres en ardeur réactionnaire, et comment on
+affichait sur les murs, en gros caractères: «Lisez l'_Époque_; lisez
+le _Péché de M. Antoine_.» Le grave _Journal des Débats_, l'organe
+de la cour, du cabinet et de la partie sage, riche et cultivée de la
+bourgeoisie, n'avait pas plus de scrupules. Dès 1837, il publiait
+plusieurs parties des _Mémoires du diable_, par Frédéric Soulié,
+oeuvre immense, étrange, par certains côtés puissante, mais fort
+malsaine, où l'auteur, violentant son propre talent qui naturellement
+eut été plutôt délicat, s'appliquait, pour forcer l'attention d'un
+public blasé, à renchérir sur tout ce que la littérature avait
+jusqu'alors risqué de monstruosités morales[72]. Le scandale fut plus
+grand encore quand, quelques années après, en 1842 et 1843, ce même
+_Journal des Débats_ publia les _Mystères de Paris_.
+
+[Note 72: M. Soulié a lui-même indiqué le caractère de son oeuvre
+et les raisons qui la lui avaient fait écrire, dans une préface où
+nous lisons: «Ô jeunes gens, ne venez pas à Paris, si l'ambition
+d'une sainte gloire vous dévore. Quand vous aurez demandé au peuple
+une oreille attentive pour celui qui parle bien et honnêtement, vous
+le verrez suspendu aux récits grossiers d'un trivial écrivain, aux
+récits effrayants d'une gazette criminelle; vous verrez le public
+crier à votre muse: «Va-t'en ou amuse-moi. Il me faut des astringents
+et des moxas pour ranimer mes sensations éteintes. As-tu des incestes
+furibonds ou des adultères monstrueux, d'effrayantes bacchanales de
+crimes ou des passions impossibles à me raconter? Alors parle, je
+t'écouterai une heure, le temps durant lequel je sentirai ta plume
+âcre et envenimée courir sur ma sensibilité calleuse et gangrenée;
+sinon tais-toi; va mourir dans la misère et l'obscurité.» La misère
+et l'obscurité, vous n'en voudriez pas! Et alors, que ferez-vous,
+jeunes gens? Vous prendrez une plume, une feuille de papier, vous
+écrirez en tête: _Mémoires du diable_, et vous direz au siècle:
+«Ah! vous voulez de cruelles choses pour vous en réjouir; soit,
+monseigneur, voici un coin de votre histoire.»]
+
+L'écrivain qui, par ce roman, allait enlever à Alexandre Dumas la
+royauté du feuilleton, Eugène Süe, était alors âgé de trente-huit
+ans. Fils d'un riche médecin, son enfance et sa jeunesse avaient
+été celles d'un mauvais sujet. Son père, qui ne savait que faire de
+lui, finit par l'embarquer sur un navire de l'État, avec le titre,
+obtenu on ne sait trop comment, de chirurgien de la marine. Rentré en
+France après trois ans de navigation, il se mit à écrire. Chez lui,
+ni forte culture, ni souci sérieux de l'art; une improvisation à la
+diable; mais, pour exploiter le fonds de souvenirs recueilli dans sa
+vie aventureuse, de l'imagination, de l'invention, le don du récit,
+du coloris, du drame, beaucoup d'entrain, de gaieté, de cette gaieté
+gouailleuse et insolente qui fleurit sur le pavé de Paris. Il débuta,
+de 1831 à 1833, par des romans maritimes qui eurent un certain succès
+et le firent appeler le «Cooper français». Cette veine épuisée, il
+publia des romans mondains, aristocratiques, où il flattait les
+préventions et les dédains des légitimistes, mais qui étaient en
+même temps imprégnés de sensualisme et de pessimisme byronien. À
+cette époque, il posait pour l'homme de qualité, faisait peindre des
+armoiries sur ses voitures, fréquentait chez la duchesse de Rauzan,
+poussait jusqu'au ridicule la recherche et la vanité du dandysme.
+Avide et prodigue d'argent, s'entourant d'un luxe fou, assoiffé de
+plaisirs, vicieux jusqu'à la moelle, il exerçait par cela même sur
+certaines natures féminines un étrange attrait, et ne comptait plus,
+assurait-on, ses bonnes fortunes parmi ces mondaines dont l'une
+pouvait lui écrire: «Le même instinct de dépravation nous rassemble.»
+Quelques années de cette vie le conduisirent à la ruine, ruine
+matérielle et intellectuelle; son esprit et sa bourse paraissaient
+également vidés. «Je suis fini, disait-il à un de ses amis, je suis
+fini. Je ne trouve plus rien; je ne trouverai plus rien[73].»
+
+[Note 73: Sur ces débuts, voir la première partie des _Souvenirs_ de
+M. LEGOUVÉ, p. 338 et suiv.]
+
+Eugène Süe était, depuis quelque temps, dans cette détresse, quand un
+éditeur, plaçant sous ses yeux une publication anglaise illustrée,
+intitulée _les Mystères de Londres_, lui suggéra de chercher dans
+les bas-fonds de notre capitale le sujet d'un travail analogue.
+Heureux d'être mis sur la piste d'un filon nouveau, il commença,
+un peu à l'aventure et sans trop savoir où il irait, à écrire les
+_Mystères de Paris_. Les premiers chapitres, communiqués, aussitôt
+que faits, à quelques amis, furent jugés de nature à piquer fortement
+la curiosité du public, et il n'en fallut pas plus pour que le
+_Journal des Débats_ s'empressât d'acquérir ce roman et de lui
+ouvrir son feuilleton. L'auteur ne crut pas devoir se gêner avec
+ceux qui se montraient d'accueil si facile. Au contraire, on eût
+dit qu'il prenait un plaisir de gamin à voir jusqu'où il pourrait
+mener les honnêtes abonnés de la feuille ministérielle. Il se
+mit à les promener par les ruelles infâmes, les arrêta dans les
+bouges, les assit aux tapis francs, en société de prostituées et
+de forçats, leur parla argot, ne leur procurant d'autre diversion
+à ces vilaines odeurs que l'âcre parfum des scènes lubriques. Le
+scandale menaçait-il d'être trop fort, il s'affublait du «petit
+manteau bleu» et affectait de ne pénétrer dans les mauvais lieux que
+pour remplir une mission humanitaire. Il n'avait pas pensé tout
+d'abord à ce déguisement; l'idée ne lui en était venue qu'au cours
+de la publication; seulement elle lui parut bonne, et ce fut avec le
+plus grand sérieux que le roué, naguère si infatué d'aristocratie,
+se mit à courtiser la misère, à pontifier en démocrate philanthrope
+et à faire, au nom du peuple souffrant, le procès des riches. Les
+socialistes saluèrent avec une émotion reconnaissante l'arrivée de
+cette recrue; Mme Sand et Béranger lui donnèrent l'accolade. Quant
+aux lecteurs et surtout aux lectrices du _Journal des Débats_,
+qu'en disaient-ils? Ailleurs, sans doute, la fréquentation d'une
+si mauvaise compagnie les eût effarouchés; mais ils y étaient
+introduits par leur journal, dont la vieille «respectabilité» faisait
+taire leurs scrupules. Leur palais s'habitua et prit goût à cette
+nourriture épicée et fermentée. Éprouvaient-ils, à certains moments,
+quelques nausées, la curiosité malsaine l'emportait. Du reste, pour
+être superficielle, grossière, peu fouillée et peu finie, l'oeuvre
+n'en était pas moins fortement et habilement charpentée, pleine de
+mouvement et de vie, singulièrement empoignante.
+
+En somme, dans le monde même qui eût dû leur être le plus sévère,
+le succès des _Mystères de Paris_ fut immense. Et il se maintint
+pendant toute la publication, qui dura plus d'une année. Dans les
+salons et aussi dans les antichambres, c'était le sujet principal
+des conversations. Combien de femmes pour qui la grosse affaire, à
+leur réveil, était de savoir ce qu'allaient devenir la «Goualeuse»
+ou le «Chourineur»! Le numéro se louait jusqu'à dix sous, pour le
+temps de lire le feuilleton. Celui-ci manquait-il un jour, c'était
+un émoi général, et l'auteur devait écrire une lettre pour rassurer
+le public sur sa santé. Son masque de philanthrope faisait des dupes
+jusque dans le monde judiciaire, où des avocats généraux le citaient
+comme une autorité. On racontait qu'il avait reçu plus de onze cents
+lettres, écrites par des correspondants de tous genres, depuis des
+fonctionnaires qui lui soumettaient leurs idées jusqu'à des jeunes
+filles qui lui offraient leur coeur. Étrange aveuglement de cette
+bourgeoisie qui ne paraissait pas se douter que l'oeuvre applaudie
+par elle la battait en brèche! L'exemple, d'ailleurs, était donné de
+haut. Un matin, M. Duchâtel entrait précipitamment dans le cabinet
+de ses attachés, avec un air qui semblait annoncer un gros événement
+politique: «Eh bien, dit-il, vous savez! la Louve est morte[74]!»
+La Louve était une des héroïnes des _Mystères de Paris_. Un autre
+ministre, le maréchal Soult, se mettait en colère quand le feuilleton
+manquait; Eugène Süe, ayant été mis en prison pour négligence
+obstinée dans son service de garde national, menaçait de ne pas
+donner de «copie» tant qu'il serait sous les verrous; le maréchal se
+hâta de lui faire ouvrir les portes.
+
+[Note 74: E. LEGOUVÉ, _Soixante ans de souvenirs_, 1re partie, p.
+337.]
+
+Vainement quelques délicats protestaient-ils. M. Sainte-Beuve ne
+trouvait pas d'écho, lorsqu'il signalait, dans la _Revue suisse_, la
+honteuse sottise de cet engouement, et qu'il écrivait: «L'inspiration
+essentielle des _Mystères de Paris_, c'est un fond de crapule:
+l'odeur en circule partout, même quand l'auteur la masque dans de
+prétendus parfums. Et, chose honteuse, ce qui a fait le principal
+attrait, si étrange, de ce livre impur, ç'a été cette odeur même
+de crapule déguisée en parfums[75].» Un député de l'opposition, M.
+Chapuys-Montlaville, s'indignait-il à la tribune[76] que «le journal,
+défenseur habituel du ministère, promenât, depuis un an, ses lecteurs
+dans les égouts de la vie parisienne», le _Journal des Débats_
+pouvait se borner à répondre, le lendemain, que «de telles attaques
+n'avaient rien de sérieux». Vers le même temps, une commission de
+la Chambre des députés, visitant la prison de la Roquette avec le
+procureur général, M. Hébert, appela fortement son attention sur un
+chapitre récemment publié des _Mystères de Paris_, où l'honnêteté
+publique lui paraissait manifestement outragée. M. Hébert promit
+d'examiner la question; quelques jours après, il fit savoir qu'il
+avait consulté les membres du parquet, et que ceux-ci étaient
+d'avis de ne pas intenter de poursuites, parce que certainement on
+n'obtiendrait du jury aucune condamnation[77].
+
+[Note 75: _Chroniques parisiennes_, p. 169.]
+
+[Note 76: Séance du 14 juin 1843.]
+
+[Note 77: Ce fait fut rapporté à la tribune par M.
+Chapuys-Montlaville, quand, le 6 avril 1847, il développa une
+proposition tendant à exempter du timbre les journaux qui ne
+publiaient ni romans-feuilletons ni annonces. Cette proposition fut
+prise en considération, mais n'aboutit pas.]
+
+Tandis que les bourgeois s'amusaient de ce roman, les prolétaires
+ne le lisaient pas moins avidement dans les éditions à bon marché
+qui furent aussitôt répandues; ils y trouvaient une jouissance
+singulièrement excitante et sortaient de cette lecture plus
+impatients de leurs misères, plus envieux du bonheur des autres, plus
+convaincus de la corruption égoïste des riches, plus irrités contre
+la société, mais non certes plus éclairés sur les remèdes à apporter
+à leurs maux. Ils croyaient naïvement avoir trouvé un vengeur et un
+sauveur dans l'homme de lettres qui, à bout de sujets, avait pris
+celui-là par hasard. Des ouvriers se réunissaient pour écrire à
+Eugène Süe une lettre où ils lui attribuaient une mission évangélique
+et le comparaient à Jésus-Christ. Parfois la popularité du romancier
+se manifestait par des signes étranges, témoin le jour où, rentrant
+chez lui, il trouva un pauvre diable pendu dans son antichambre, avec
+ce billet dans la main: «Je me tue par désespoir; il m'a semblé que
+la mort me serait moins dure, si je mourais sous le toit de celui qui
+nous aime et nous défend[78].»
+
+[Note 78: E. LEGOUVÉ, _Soixante ans de souvenirs_, 1re partie, p.
+378.]
+
+Avec le succès, M. Eugène Süe avait retrouvé la fortune et repris sa
+vie de luxe fastueux et sensuel. Il n'était pas homme à interrompre
+l'exploitation d'une veine aussi fructueuse. À peine les _Mystères de
+Paris_ furent-ils terminés qu'il se mit à écrire le _Juif errant_,
+oeuvre conçue dans la même note, moins amusante, mais plus malsaine
+encore, et où l'auteur courtisait les passions irréligieuses en même
+temps que les convoitises antisociales. Entre les journaux, ce fut à
+qui obtiendrait ce nouveau roman. Le _Journal des Débats_ fut battu,
+dans cette sorte d'enchères, par le _Constitutionnel_, qui offrit
+cent mille francs. Eugène Süe se trouvait là toujours en face d'un
+public bourgeois; seulement c'était la bourgeoisie de M. Thiers, au
+lieu d'être celle de M. Guizot. Cette acquisition, si audacieusement
+enlevée à prix d'or, fut le début du docteur Véron qui venait
+d'acheter le _Constitutionnel_, fort déchu de son ancienne prospérité
+et réduit à 3,000 abonnés; de ce coup, il le fit remonter à 13,000
+et bientôt à 25,000. M. Ballanche écrivait à M. Ampère, le 26
+novembre 1844: «J'ai eu hier l'occasion de voir M. Paulin, éditeur;
+il m'a raconté les détails du succès scandaleusement européen du
+_Juif errant_. Toute la terre le dévore: il voyage plus rapidement
+que le choléra. Les éditions illustrées se multiplient sur tous les
+points du globe... Afin de vous donner une idée de la férocité de
+la contagion, je vous dirai que l'honnête Mme Tastu est aussi sous
+le charme de la reine Bacchanale.» M. Véron n'avait cherché à faire
+qu'une spéculation; elle réussissait; il ne voyait donc pas qu'on pût
+y trouver à redire. Il a écrit à ce propos, dans ses Mémoires: «Le
+désir de redonner de la popularité au _Constitutionnel_ par l'éclat
+d'un grand nom ne me rendit exigeant ni sur le sujet ni sur le but
+moral de l'ouvrage. J'apportai certainement, dans cette affaire,
+autant d'imprévoyance que de légèreté. Que ceux qui n'ont jamais
+commis de faute dans la vie me jettent la pierre!» Le scrupule,
+on le voit, est bien léger; en tout cas, il ne s'est présenté que
+tard à l'esprit du directeur du _Constitutionnel_. Sur le moment,
+celui-ci ne songea qu'à faire succéder au _Juif errant_ un autre
+roman du même auteur, les _Sept Péchés capitaux_. Enfin, en 1847, il
+accueillit dans son journal les _Parents pauvres_ de Balzac, oeuvre
+bien autrement forte que les volumineuses improvisations d'Eugène
+Süe, mais encore plus délétère; on s'imaginait, dans ce temps-là,
+que la recherche de la laideur et de la turpitude morale ne pouvait
+descendre plus bas. Ce fut le dernier grand succès, j'allais dire le
+dernier grand scandale du roman-feuilleton.
+
+En tout ceci, le plus difficile à comprendre est la complicité du
+public. On a vu, au lendemain de la révolution de 1830, le trouble
+de la nation avoir son contre-coup dans les oeuvres des écrivains.
+À la fin de la monarchie de Juillet, c'est au milieu d'une nation
+rassise, rangée, calme, manquant peut-être des vertus héroïques, mais
+pratiquant les vertus communes, que surgit une littérature déréglée
+et, dans un certain sens, vraiment révolutionnaire. La société, en
+d'autres temps, par exemple aux siècles de chevalerie, a aimé les
+romans qui l'embellissaient, l'idéalisaient; voici maintenant qu'elle
+fait fête à des romans qui l'enlaidissent, et qu'elle s'amuse à se
+contempler sous un odieux travestissement. Si elle n'a pas tous les
+vices qu'on prétend lui imputer, on ne saurait nier qu'un tel goût
+ne soit le signe d'une imagination malade. Est-ce un des restes de
+la révolution de 1830? En tout cas, c'est bien le prodrome de celle
+de 1848. Ne devine-t-on pas, en effet, quelque analogie, quelque
+lien entre l'état d'esprit de la bourgeoisie, prenant plaisir à
+voir couvrir de boue une société qui au fond lui est chère et dont
+elle ne peut s'empêcher d'être solidaire, et l'état d'esprit de la
+garde nationale du 24 février 1848, protégeant l'émeute dont elle
+doit redouter le succès et aidant, sans le savoir, au renversement
+de la monarchie qu'au fond elle a intérêt à maintenir? Dans les
+deux circonstances, même genre d'aveuglement[79]. La lumière ne
+s'est faite qu'après coup sur les dangers du roman-feuilleton. En
+1850, l'Assemblée législative a voté des mesures fiscales destinées
+à entraver ce genre de publications. Représailles un peu puériles
+et en tout cas tardives. En même temps, le 5 avril de cette année
+1850, dans une élection particulièrement retentissante, le parti
+démagogique et socialiste remportait à Paris une victoire qui causait
+un effroi général, faisait baisser la Bourse de deux francs et
+déterminait les pouvoirs publics à modifier le suffrage universel:
+l'élu était l'auteur des _Mystères de Paris_ et du _Juif errant_;
+c'était à ces romans, naguère tant applaudis par les lecteurs du
+_Journal des Débats_ et du _Constitutionnel_, qu'il devait la
+popularité dont la manifestation causait, quelques années après, à
+ces mêmes lecteurs une telle épouvante.
+
+[Note 79: M. Saint-Marc-Girardin a écrit à ce propos: «Si la France
+a laissé faire le mal en 1848, cela a pu venir en partie de la
+démoralisation du goût public. Comme on avait approuvé l'orgie dans
+les romans, on s'est trouvé faible, pendant quelque temps, contre
+ceux qui voulaient faire une orgie dans la société.» (_Cours de
+littérature dramatique_, t. I, p. 374.)]
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+LE SOCIALISME.
+
+ I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés du
+ saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système et son
+ action.--II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention
+ d'unir le catholicisme et la révolution. L'_Atelier_.
+ Dissolution de l'école buchézienne.--III. Fourier. Le
+ phalanstère et l'attraction passionnelle. La liberté amoureuse.
+ Fantaisies cosmogoniques. Fourier à peu près inconnu avant
+ 1830. Développement du fouriérisme lors de la dissolution de
+ la secte saint-simonienne. Ce qu'il devient après la mort de
+ Fourier. Son influence mauvaise.--IV. Buonarotti. Par lui le
+ «babouvisme» pénètre, après 1830, dans les sociétés secrètes.
+ Fermentation communiste à partir de 1840.--V. Cabet. Le _Voyage
+ en Icarie_. Propagande icarienne.--VI. Louis Blanc. Son enfance
+ et sa jeunesse. Ses débuts dans la presse républicaine. Sa
+ brochure sur l'_Organisation du travail_. Critique du système.
+ Succès de Louis Blanc auprès des ouvriers.--VII. Proudhon. Son
+ origine. Son isolement farouche. Son état d'esprit en écrivant
+ son premier Mémoire contre la propriété. «La propriété, c'est
+ le vol!» Argumentation du Mémoire. L'effet produit. Second et
+ troisième Mémoire. Proudhon et le gouvernement. Le _Système
+ des contradictions économiques_. Impuissance de Proudhon à
+ faire autre chose que démolir. Son action avant 1848.--VIII.
+ Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des radicaux
+ et de la gauche en face du socialisme. Le gouvernement et les
+ conservateurs savent-ils se défendre contre ce danger? Les
+ économistes. Il eût fallu la religion pour redresser et pacifier
+ les esprits du peuple. La bourgeoisie trop oublieuse de ses
+ devoirs envers l'ouvrier. La société, jusqu'en 1848, ne croit
+ pas au péril.
+
+
+I
+
+Pour connaître les parties faibles, les côtés dangereux de cette
+société en apparence si prospère et si régulière, suffit-il d'avoir
+indiqué certains défauts de la classe alors régnante? Non. Au-dessous
+de la bourgeoisie étaient des masses profondes qui, pour ne pas jouer
+de rôle dans le drame parlementaire, pour être en dehors du «pays
+légal», n'en avaient pas moins, à raison de leur seul nombre, une
+importance chaque jour accrue par le développement de l'industrie,
+par les progrès de l'instruction, par la diffusion de la presse.
+Les politiques étaient trop souvent tentés de ne pas s'inquiéter
+de ce qui se passait dans l'esprit de ceux qui ne votaient pas.
+Périlleuse négligence que l'historien, éclairé par les événements
+postérieurs, serait encore plus inexcusable d'imiter. Il lui faut
+donc quitter la scène brillante, mais restreinte, où semblait alors
+se concentrer toute la vie de la nation, s'éloigner du Parlement,
+des salons, de la Bourse, des cercles littéraires, pour descendre
+dans les ateliers, les cabarets, les carrefours, chercher ce qu'on
+y dit, ce qu'on y pense, ce qu'on y désire. Point n'est besoin d'un
+long examen pour reconnaître qu'à l'époque où nous sommes arrivés,
+cette foule populaire, au moins celle des grandes villes, était
+travaillée par un mal mystérieux, redoutable, qui, à l'insu des
+autres classes inattentives et distraites, la pénétrait de plus en
+plus profondément. Sous une forme différente et appropriée au milieu
+où il sévissait, ce mal n'était pas sans analogie avec celui-là
+même que je viens de signaler dans la bourgeoisie: c'était encore
+la même conception toute matérialiste de la vie substituée aux
+croyances idéalistes, la convoitise égoïste remplaçant la tradition
+chrétienne du sacrifice et de la résignation, la négation ou l'oubli
+de l'autre monde rendant plus âpre et plus impatiente la recherche
+de la jouissance ici-bas. Seulement cet état d'esprit, qui dans les
+classes élevées avait déjà beaucoup de conséquences fâcheuses, en
+avait de pires encore dans les parties souffrantes de la nation,
+dans celles qui étaient moins à même de se procurer le bien-être
+dont la soif s'allumait en elles. Ne se trouvaient-elles pas ainsi
+conduites naturellement à vouloir, à préparer la transformation, le
+bouleversement de l'état social? Tel était en effet le rêve fiévreux
+qui possédait alors l'imagination de la classe ouvrière. Pour cette
+nouvelle maladie, on venait d'imaginer un nom nouveau que, vers 1846,
+la bourgeoisie commençait à prononcer avec inquiétude, bien qu'il
+n'eût pas encore le retentissement effrayant que les événements de
+1848 devaient lui donner,--le nom de _socialisme_.
+
+Dans les dernières années de la monarchie de Juillet, le socialisme
+revêtait des formes variées, se partageait en écoles et en sectes
+diverses. C'est seulement en considérant séparément chacune d'elles,
+en esquissant l'une après l'autre les figures de leurs fondateurs,
+en résumant leurs doctrines, que l'on pourra se faire une idée de ce
+mouvement si complexe.
+
+À l'entrée de cette galerie parfois fort étrange, nous rencontrons
+d'abord plusieurs inventeurs de systèmes qui relevaient plus ou moins
+directement du saint-simonisme. On se rappelle, en effet, que le
+saint-simonisme avait prétendu changer non seulement la religion,
+mais la société[80]. C'était lui qui, usant le premier d'une formule
+trop répétée depuis, avait dénoncé le régime actuel du travail comme
+«l'exploitation de l'homme par l'homme». Il imputait les inégalités
+et les souffrances aux vices du mécanisme social, et attribuait au
+gouvernement le pouvoir de les faire disparaître par un remaniement
+de ce mécanisme. Dans ce dessein, il proposait de détruire ou de
+mutiler la famille et la propriété; donnait à l'État le droit de
+disposer des individus, de leurs idées, de leurs biens, de prononcer
+sur leurs aptitudes et leurs vocations, de répartir entre eux les
+instruments et les fruits du travail, ainsi que les revenus du
+capital, pour aboutir, non, il est vrai, à une égalité absolue,
+mais à une hiérarchie où chacun serait classé suivant sa capacité
+et rétribué selon ses oeuvres. Et surtout il se montrait vraiment
+le devancier de toutes les écoles socialistes, en remplaçant le
+renoncement chrétien et l'attente des compensations futures par la
+recherche exclusive, impatiente, du bien-être immédiat. Non content
+d'avoir prêché cette société nouvelle, il avait tenté de l'organiser.
+Sans doute, la banqueroute ne s'était pas fait attendre, «banqueroute
+d'hommes et d'argent», comme écrivait un disciple désabusé. Mais,
+en se dissolvant et en se dispersant, la secte avait en quelque
+sorte répandu partout les germes des idées fausses dont elle était
+infestée; de là, dans les années qui suivirent, une éclosion de faux
+prophètes dont beaucoup sortaient des rangs du saint-simonisme et
+qui, presque tous, s'inspiraient plus ou moins de ses doctrines.
+
+[Note 80: Voir, au tome I, le chapitre sur le SAINT-SIMONISME.]
+
+Tel fut d'abord Pierre Leroux. Tout en lui,--son aspect robuste et
+massif, je ne sais quoi d'un peu grossier dans sa structure, et
+jusqu'à cette épaisse chevelure dont la caricature devait plus tard
+s'amuser,--trahissait une origine populaire. Né en 1797, élevé, en
+qualité de boursier, dans les collèges de l'État, il s'était fait
+admettre à l'École polytechnique. Mais la mort de son père, survenue
+à ce moment, et l'obligation où il fut de subvenir immédiatement
+aux besoins de sa mère et de ses trois frères et soeurs, ne lui
+permirent pas d'y entrer. Réduit à chercher un gagne-pain, il finit,
+après plusieurs mécomptes qui ne le disposèrent pas à l'indulgence
+pour l'organisation sociale, par se placer comme correcteur dans
+une imprimerie. En même temps, il continuait à étudier pour son
+compte, absorbant, avec une avidité un peu gloutonne et sans
+beaucoup les digérer, une immense quantité de connaissances
+historiques, scientifiques, philosophiques. En 1824, l'imprimerie où
+il travaillait s'étant trouvée à vendre, il la fit acheter par un
+de ses amis et s'en servit pour fonder, de concert avec son ancien
+camarade Dubois, le _Globe_, dont on sait la brillante carrière.
+Il écrivit dans ce recueil, tout en faisant le métier de prote.
+Après 1830, resté presque seul au _Globe_, tandis que les autres
+rédacteurs s'élevaient à des positions plus ou moins considérables
+dans l'administration ou dans la politique, il ressentit quelque
+amertume de cette sorte d'abandon et en fut encore plus porté à
+condamner l'état social. Cette disposition d'esprit le jeta dans le
+saint-simonisme, dont il fut l'un des dignitaires; le _Globe_ devint
+l'organe de la secte. Mais, par certains côtés naïfs, honnêtes et
+un peu tristes de sa nature, il ne put s'accommoder de la direction
+voluptueuse donnée par Enfantin à son Église, et s'en sépara l'un
+des premiers. Il se fit alors prophète à son tour et tenta de fonder
+une doctrine nouvelle, celle des «humanitaires». Le _Globe_ étant
+mort entre ses mains, il continua, pendant toute la monarchie de
+Juillet, à exposer sa doctrine dans divers livres[81], dans la
+_Revue encyclopédique_, dans l'_Encyclopédie nouvelle_, à laquelle
+collaborait un autre ancien saint-simonien, Jean Reynaud, dans la
+_Revue indépendante_ et dans la _Revue sociale_.
+
+[Note 81: _De l'égalité_ (1838). _Réfutation de l'éclectisme_ (1839).
+_Malthus et les économistes._ _De l'humanité_ (1840).]
+
+Cette doctrine formait tout un système de philosophie mélangé de
+panthéisme, de mysticisme et de sensualisme. On nous dispensera
+de l'exposer. L'oeuvre serait d'ailleurs malaisée. Si l'esprit de
+Pierre Leroux ne manquait ni de puissance ni de profondeur, sa pensée
+était obscure et la forme plus obscure encore. À force de creuser
+les idées, il s'y enfouissait. Notons cependant sa théorie de la vie
+future, où l'on retrouve la répugnance accoutumée des socialistes à
+placer le paradis hors de la terre: il repousse le matérialisme, qui
+ne voit rien au delà du tombeau; mais, s'il nous fait revivre après
+notre mort, ce n'est pas dans un autre monde, c'est dans l'humanité,
+par une suite indéfinie de métempsycoses; le bonheur existera pour
+nous dans le perfectionnement constant de cette humanité.
+
+Pierre Leroux n'était pas un pur spéculatif; il ne philosophait
+que pour trouver la formule d'une société nouvelle. Des trois
+termes de la devise révolutionnaire, liberté, égalité, fraternité,
+c'est l'égalité qui est, suivant lui, le but auquel doit aboutir
+le mouvement social. «Nous sommes entre deux mondes, écrit-il,
+entre un monde d'inégalité qui finit et un monde d'égalité qui
+commence.» Il estime que, jusqu'à présent, l'égalité n'a existé que
+d'une façon illusoire; le capital du bourgeois y fait obstacle,
+autant qu'autrefois le privilège du seigneur féodal. Et c'est,
+pour le philosophe subitement transformé en tribun, l'occasion de
+déclamations véhémentes contre le capital, contre la rente, contre
+l'exploitation des prolétaires par les propriétaires. Quant au
+remède, il croit le trouver dans une association toute particulière
+qu'il appelle la triade. L'homme, dit-il, est sensation, sentiment,
+connaissance. À cette division de l'être humain répond la division
+de la société humaine, qui se compose des savants ou hommes de la
+connaissance, des artistes ou hommes du sentiment, et des industriels
+ou hommes de la sensation. Supposez qu'un savant, un artiste et
+un industriel s'associent et opèrent de concert, leurs opérations
+s'accompliront dans les meilleures conditions possibles, parce qu'ils
+se compléteront les uns les autres. Telle est la triade dont Pierre
+Leroux fait l'élément primitif de la société, à ce point que, pour
+lui, l'individu isolé ne compte pas. On n'est quelqu'un ou quelque
+chose qu'à la condition d'être trois. Une réunion de triades forme
+un atelier; une réunion d'ateliers, une commune; une réunion de
+communes, un État. À travers les tergiversations et les obscurités de
+notre auteur, il apparaît bien que son État sera le seul possesseur
+du capital et le seul directeur du travail: c'est ainsi qu'après une
+grande dépense de philosophie il aboutit à la conclusion banale des
+plus vulgaires théories socialistes.
+
+Pierre Leroux ne parvint pas à fonder une véritable secte ni à remuer
+les foules; toutefois il ne laissa pas que d'exercer une certaine
+influence sur le mouvement des idées, en groupant autour de lui des
+adhérents parmi lesquels étaient des esprits de valeur; de ce nombre
+fut Mme Sand[82], qui sous cette inspiration écrivit, de 1840 à
+1848, plusieurs romans ouvertement socialistes[83]. Ce théoricien
+abstrait et confus avait, dans l'apostolat intime, quelque chose de
+convaincu, de chaleureux, parfois même de candide et de tendre, qui
+n'était pas sans action sur les intelligences et sur les coeurs;
+ajoutez-y la sympathie provoquée par son courage au travail, par
+son désintéressement et par sa pauvreté stoïque. Il ne devait pas
+cependant réussir dans les assemblées parlementaires, où le jeta
+l'explosion socialiste de 1848; ses discours, aussi inintelligibles
+qu'interminables, lui valurent une sorte de renom ridicule, en
+même temps que le voisinage des Montagnards, au milieu desquels il
+siégeait et avec lesquels il paraissait se confondre, lui faisait
+perdre quelque chose de son caractère pacifique et philosophique. Il
+eut cette dernière disgrâce de mourir en 1871, pendant la Commune,
+et de recevoir de ceux qui s'étaient alors emparés de Paris le
+compromettant hommage d'obsèques solennelles.
+
+[Note 82: Béranger, qui aimait Pierre Leroux, écrivait de lui, le
+20 janvier 1840: «Il faut que vous sachiez que notre métaphysicien
+s'est fait un entourage de femmes à la tête desquelles sont mesdames
+Sand et Marliani, et que c'est dans des salons dorés, à la clarté
+des lustres, qu'il expose ses principes religieux et ses bottes
+crottées. Tout cet entourage lui porte à la tête, et je trouve que sa
+philosophie s'en ressent beaucoup.»]
+
+[Note 83: À cette époque, Proudhon écrivait: «George Sand est tout à
+fait entré dans nos idées.» (_Correspondance de Proudhon_, t. II, p.
+160.)]
+
+
+II
+
+Buchez, comme Pierre Leroux, sortait du saint-simonisme. Né en
+1796, d'une famille pauvre, il s'était élevé, par son travail et
+son énergie, à une carrière libérale. D'opinions fort avancées, il
+fut, dans les premières années de la Restauration, avec Flottard
+et Bazard, l'un des fondateurs de la «Charbonnerie» française, se
+mêla à toutes les conspirations, et fut poursuivi pour participation
+au complot de Belfort. Sa nature droite se dégoûta bientôt de
+ces sanglantes violences, et, en 1826, il devint l'un des chefs
+de l'école saint-simonienne. N'y ayant pas trouvé satisfaction
+pour ses idées morales, il s'en éloigna peu avant 1830. Au cours
+des recherches philosophiques auxquelles il se livrait avec une
+honnête sincérité, une évolution graduelle s'était accomplie dans
+son âme: matérialiste quand il conspirait, théiste pendant sa
+phase saint-simonienne, il avait fini par se prendre d'admiration
+pour l'Évangile et le Christ, sans cesser cependant d'être
+révolutionnaire, et s'était formé tout un système sous cette
+double et contradictoire inspiration. Après les événements de
+Juillet, à l'heure de la grande propagande d'Enfantin et de ses
+disciples, il voulut opposer chaire à chaire, et ouvrit chez lui,
+rue de Chabannais, des conférences publiques qui lui attirèrent des
+disciples fervents. Cette prédication orale ne lui suffit pas: en
+1831, il fonda un recueil périodique, _l'Européen_, dont l'existence
+fut assez précaire et intermittente, les abonnés peu nombreux,
+mais dont les articles furent remarqués[84]. Il entreprit en même
+temps, avec un de ses disciples, M. Roux-Lavergne, une _Histoire
+parlementaire de la Révolution_, dont les quarante volumes furent
+terminés en 1839: compilation énorme où l'on trouve les débats des
+Chambres, les délibérations du club des Jacobins et de nombreuses
+reproductions de la presse révolutionnaire; en tête de presque tous
+les volumes sont des préfaces dans lesquelles le chef d'école expose
+ses doctrines religieuses, sociales et politiques. Enfin, en 1839, il
+publia trois gros volumes sous ce titre: _Essai d'un traité complet
+de philosophie, au point de vue du catholicisme et du progrès_.
+Buchez n'a rien de l'écrivain: sa pensée, déjà par elle-même assez
+obscure et confuse, est encore épaissie, embrouillée et alourdie par
+la forme dont il la revêt. L'étrange mélange qu'il fait d'aspirations
+mystiques et de réminiscences jacobines n'est pas de nature à rendre
+l'impression plus nette. Toutefois, si indigestes que soient ses
+écrits, ils contiennent des idées qui ont agi sur une partie de ses
+contemporains.
+
+[Note 84: _L'Européen_, interrompu à la fin de 1832, fut repris
+en 1835 et continué, sans grande régularité, jusqu'en 1838. Il
+se distribuait à 500 exemplaires, mais ne comptait guère que 100
+abonnés.]
+
+Venu de la révolution et attiré par le catholicisme, Buchez s'efforce
+de les unir. L'une et l'autre lui paraissent se résumer dans les
+mêmes principes: fraternité et égalité. Si l'égalité est le but
+auquel doit aboutir la société, tout doit venir de la fraternité.
+Cette fraternité n'est pas un instinct plus ou moins vague, c'est
+un devoir précis, fondé sur la révélation divine. Les rapports des
+hommes entre eux et l'organisation du pouvoir reposent sur cette
+double parole du Christ: _Aimez votre prochain comme vous-même_,
+et: _Que le premier parmi vous soit votre serviteur_. Ce n'est pas
+seulement dans la région des idées spéculatives, c'est aussi dans
+celle des faits historiques que Buchez prétend unir la révolution
+et le catholicisme. Depuis Clovis jusqu'à 1789, en passant par les
+croisades et la Ligue, il croit retrouver partout un effort de
+la France pour remplir sa mission divine, qui est de propager la
+fraternité dans le monde entier. La révolution surtout lui paraît
+avoir ce caractère; tout en reprochant aux révolutionnaires d'avoir,
+par moments, sacrifié la fraternité populaire à l'individualisme
+bourgeois et d'avoir méconnu la vérité religieuse, il pousse plus
+loin que personne l'apologie des crimes de 1792 et de 1793. Il est
+vrai que la justification appliquée par lui à la Terreur s'étend
+à l'Inquisition, que la Saint-Barthélemy est louée par les mêmes
+raisons que les massacres de Septembre, et que la faction des Seize,
+sous la Ligue, est exaltée au même titre que le Comité de salut
+public. Dans ces divers événements, l'auteur voit l'application
+d'un principe qu'il affirme être commun au catholicisme et à la
+révolution, la «souveraineté du peuple». C'est même par là que le
+catholicisme se distingue, à ses yeux, du protestantisme, fondé sur
+l'individualisme, sur la «souveraineté du moi». «Cette souveraineté
+du peuple, dit-il, ne signifie autre chose que la souveraineté du but
+d'activité commune qui fait une nation.» L'individu peut se tromper
+sur son but d'activité; l'universalité du peuple ne se trompera
+pas. Toutefois Buchez réserve au pouvoir le «principe initiateur»,
+de sorte que la souveraineté du peuple, déjà confondue avec la
+souveraineté du but, finit par aboutir à la souveraineté de ceux qui
+ont conscience de ce but: tels ont été, par exemple, les jacobins
+pendant la Révolution. Quant à ceux qui se mettent en contradiction
+avec ce but, ou qui se montrent seulement incrédules, ils peuvent
+être traités en ennemis. «L'intérêt du but social justifie tout.»
+Pour le moment, cependant, Buchez ne songe pas à user de la force:
+c'est par la persuasion qu'il veut établir le règne de la fraternité.
+Son moyen pratique est l'association, mais l'association libre
+et volontaire. Il commence par s'adresser aux ouvriers et les
+engage à mettre en commun leurs outils, leur argent, leur travail,
+et à se constituer un capital inaliénable auquel ils ajouteront,
+chaque année, le sixième de leurs bénéfices; tous les salaires des
+associés seront égaux, calculés uniquement sur la durée du travail;
+le gérant, nommé par les ouvriers, ne doit être, suivant la parole
+du Christ, que le serviteur de tous; la fortune sociale fera face
+aux éventualités du chômage et de la maladie. Donc plus de misère,
+plus d'inégalité, plus de conflits entre le travail et le capital.
+Buchez se flatte que, par la contagion de l'exemple, ces associations
+s'étendront à l'industrie entière, puis à l'agriculture. Quand tous
+les individus accompliront ainsi le devoir de la fraternité, l'État
+s'organisera sur ce modèle; César, lui aussi, deviendra le serviteur
+de tous, et la France pourra enfin remplir sa mission dans le monde.
+
+Tout cela formait un ensemble étrange et singulièrement mêlé. Est-il
+besoin d'en marquer les points faibles ou vicieux? Qui ne voit,
+par exemple, quelle large part de chimère il y avait dans ce rêve
+d'associations fraternelles et égalitaires, embrassant tous les
+travaux industriels et agricoles? Est-il rien de plus outrageant
+pour la conscience que cette apologie des crimes révolutionnaires?
+rien de plus contraire à la liberté que cette «souveraineté du but
+social»? Sur ces deux derniers points, Louis Blanc et les autres
+historiens ou théoriciens du néo-jacobinisme ne feront guère que
+copier l'auteur de l'_Histoire parlementaire_. Enfin, rien de plus
+faux que cette prétendue communauté de principes entre la révolution
+et l'Évangile. Pour l'établir, Buchez était obligé de se faire une
+religion à lui[85]; il ne se contentait pas sans doute d'une sorte
+de philosophie chrétienne, et professait un catholicisme positif
+fondé sur le dogme révélé; mais ce catholicisme était singulièrement
+déformé et incomplet; il y était beaucoup question de l'amour des
+hommes, peu de l'amour de Dieu, nullement de l'autorité de l'Église
+ou de la participation aux sacrements; celui que l'on proposait à
+l'adoration était moins l'Homme-Dieu qu'une sorte de Christ social,
+personnel à la vérité, vivant, mais mal défini.
+
+[Note 85: Buchez avait inspiré à un jeune artiste de ses élèves un
+dessin du _Christ prêchant la fraternité au monde_, dans lequel il
+prétendait résumer sa doctrine. Le Christ est porté sur un globe où
+est écrit le mot FRANCE; il foule aux pieds le serpent de l'égoïsme
+et tient à la main une banderole où on lit FRATERNITÉ. Deux anges,
+coiffés du bonnet phrygien, l'accompagnent, et sur leurs auréoles
+brillent les noms de LIBERTÉ, ÉGALITÉ. La Liberté tire un glaive;
+l'Égalité porte un livre ouvert, avec ce texte: _Aimez votre prochain
+comme vous-même et Dieu par-dessus tout. Que le premier parmi vous
+soit votre serviteur._ Détail significatif: sur la gravure, oeuvre
+d'un autre buchézien, on a effacé ces mots: _et Dieu par-dessus
+tout_. (_Vie du Révérend Père Besson_, par E. CARTIER, t. I, ch. II.)]
+
+Néanmoins, cette doctrine toute spiritualiste, imprégnée de moralité
+et de charité chrétiennes, proclamant les devoirs du peuple avant
+de revendiquer ses droits, lui parlant de dévouement au lieu
+de jouissance, était bien supérieure à celle des autres écoles
+socialistes. Plusieurs de ses adeptes étaient des âmes généreuses
+et pures; tel catholique, qui se trouvait les approcher, revenait
+surpris, touché, édifié même de leurs sentiments[86]. Ils se
+recrutèrent, au début, dans la jeunesse bourgeoise, notamment parmi
+les artistes et les médecins. Mais cela ne suffisait pas à Buchez,
+qui désirait surtout gagner des ouvriers. Il y réussit et provoqua la
+fondation d'un certain nombre de petites associations coopératives.
+Enfin, en septembre 1840, sous la même inspiration, parut le premier
+numéro de l'_Atelier, organe des intérêts moraux et matériels des
+ouvriers_; ce recueil devait durer jusqu'en 1850.
+
+[Note 86: M. Ozanam raconte, dans une lettre écrite de Lyon, le 26
+août 1839, au Père Lacordaire, qu'un catholique influent de cette
+ville, jusqu'alors légitimiste, avait été mis en rapport, durant un
+voyage à Paris, avec les amis de Buchez. «Il admira la pureté de leur
+religion, ajoute Ozanam, conçut un véritable enthousiasme pour leurs
+personnes, et, de retour ici, il propagea ses nouveaux sentiments, et
+voici qu'une douzaine de nos plus dévoués absolutistes sont abonnés
+au _National_.» (_Lettres d'Ozanam_, t. I, p. 303.)]
+
+L'_Atelier_ se distinguait des autres publications démocratiques
+en ce qu'il était fondé, soutenu et rédigé exclusivement par de
+véritables ouvriers «vivant de leur travail personnel[87]»; ce
+fut le premier journal où ces ouvriers traitèrent eux-mêmes les
+questions qui les intéressaient. À ce point de vue, il mérite de
+fixer un moment l'attention de l'histoire. L'_Atelier_ se disait
+socialiste, mais en protestant que son socialisme n'était hostile
+ni à la religion, ni à la nationalité, ni à la famille, ni même à
+la propriété, bien que sur ce dernier point il fût moins absolu;
+il n'hésitait pas à combattre les fouriéristes, les communistes,
+les icariens, les socialistes autoritaires, et substituait à leurs
+orgueilleuses et périlleuses chimères la propagande plus modeste des
+associations coopératives selon la formule de Buchez. Politiquement,
+il faisait campagne avec l'extrême gauche, demandait le suffrage
+universel, attaquait la bourgeoisie et tous ceux qu'il appelait
+les privilégiés, faisait l'apologie de la Terreur, à commencer par
+le meurtre de Louis XVI; toutefois, il avouait honnêtement les
+faiblesses et les vices du parti radical, détournait les ouvriers
+de tout désordre, de toute conspiration, de toute affiliation aux
+sociétés secrètes. L'un des caractères les plus remarquables de ce
+journal était le souci que les ouvriers rédacteurs avaient de la
+moralisation de leurs frères, la gravité émue avec laquelle ils leur
+prêchaient le devoir, la fraternité, le sacrifice; ils dénonçaient,
+avec une pudeur indignée, tout ce qui, dans les journaux, dans les
+livres, au théâtre, pouvait corrompre le peuple. Cette morale dont
+ils étaient si préoccupés, ils ne lui reconnaissaient, comme leur
+maître, d'autre fondement que le christianisme, et, sans respect
+humain, malgré les étonnements, les sourires ou les réclamations
+d'une partie de leurs lecteurs, ils proclamaient «la nécessité de
+ranimer dans le peuple l'antique foi de ses pères». «Si les laïques,
+et particulièrement les démocrates, disaient-ils encore, voulaient
+se donner la peine d'examiner sans prévention, d'étudier, de suivre
+le mouvement des idées, ils comprendraient bientôt la grandeur
+du dogme chrétien; ils verraient la puissance qu'il peut donner
+même à des intelligences aussi peu cultivées que les nôtres; ils
+verraient que là est la vérité invincible, et ils s'y attacheraient,
+parce qu'ils comprendraient qu'il n'y a d'unité possible que par
+un lien spirituel, que par la reconnaissance d'un principe commun,
+obligatoire pour tous.» Le dogme ne leur suffisait pas; ils
+professaient qu'on ne pouvait se passer d'une Église, d'un «pouvoir
+spirituel indépendant», d'un «corps spécialement chargé de conserver
+le principe moral et de l'enseigner d'une manière uniforme». Ce
+n'était pas sans doute que les idées régnantes dans l'Église
+catholique leur convinssent toutes. Ils reprochaient au clergé de ne
+s'être pas fait révolutionnaire. «Jusqu'à présent, déclaraient-ils,
+nous ne sommes ralliés qu'au principe de l'institution catholique;
+mais aux personnes, nous ne nous y rallierons que lorsqu'elles nous
+sembleront dignes de la haute mission d'enseigner le christianisme.»
+En attendant, ils recommandaient aux démocrates d'éclairer le clergé,
+de le rassurer, de l'attirer, au lieu de le traiter en ennemi ou
+en suspect. La Révolution, disaient-ils, n'a qu'à «se proclamer
+chrétienne, à ne vouloir que ce que le christianisme commande»; alors
+le clergé sera bien obligé de s'unir à elle.
+
+[Note 87: Le premier numéro de l'_Atelier_ contenait la note
+suivante: «L'_Atelier_ est fondé par des ouvriers, en nombre
+illimité, qui en font les frais. Pour être reçu fondateur, il faut
+vivre de son travail personnel, être présenté par deux des premiers
+fondateurs, qui se portent garants de la moralité de l'ouvrier
+convié à notre oeuvre. Les hommes de lettres ne sont admis que comme
+correspondants. Les fondateurs choisissent, chaque trimestre, ceux
+qui doivent faire partie du comité de rédaction.»]
+
+Telles étaient les idées développées avec autant de sincérité que
+de persévérance par les rédacteurs de l'_Atelier_. Les ouvriers de
+ce petit groupe se distinguaient de la plupart de leurs camarades
+par leur tenue morale, intellectuelle et même extérieure. Un jour,
+celui d'entre eux qui représentait le journal eut à comparaître en
+justice: les témoignages contemporains portent trace de l'étonnement
+qu'on éprouva à entendre un ouvrier parler à ses juges avec tant de
+modération, de décence, de bon goût, de respect pour tout ce qui
+devait être respecté. L'_Atelier_ ne fut pas sans action religieuse
+sur les ouvriers de Paris: il ne les ramena pas à la foi complète,
+qu'il ne possédait pas pour son compte; mais il inspira à une partie
+d'entre eux une certaine sympathie pour le catholicisme, les habitua
+à le regarder comme un allié possible, et non plus comme un ennemi
+fatal. On put se rendre compte du changement produit, le jour où
+le peuple redevint une fois de plus le maître de Paris. Si ce même
+peuple, qui avait brisé la croix en 1830, lui a porté les armes en
+1848; si les prêtres, outragés et menacés dans les rues après les
+journées de Juillet, y ont trouvé, après celles de Février, une
+pleine sécurité et même souvent des hommages, on le dut en partie à
+l'influence de Buchez et de ses disciples.
+
+Toutefois, en dépit de ses côtés honorables et bienfaisants, l'école
+buchézienne n'était pas viable. Elle avait pu jeter une flamme,
+donner un élan, mais pour peu de temps. Elle portait en elle-même
+des germes de contradiction et de décomposition qui ne devaient pas
+tarder à se développer. La plupart des associations ouvrières fondées
+sous son inspiration, après avoir prospéré pendant les premiers mois
+ou les premières années de ferveur, succombèrent à des difficultés
+nées dans leur propre sein: la variété des besoins et des capacités
+y rendait intolérable l'égalité des salaires; on ne trouvait plus de
+directeurs qui consentissent à être, par désintéressement fraternel,
+les «serviteurs de tous»; enfin, l'impatience et l'imprévoyance des
+associés refusaient de laisser le sixième des bénéfices dans la
+caisse sociale. À cette faillite économique s'ajouta une faillite
+doctrinale. Les adhérents reconnurent à l'épreuve, ceux-ci plus tôt,
+ceux-là plus tard, l'impossibilité d'unir les principes opposés
+de la révolution et du catholicisme. Force était de choisir. Ils
+se divisèrent. Les uns, avec M. Corbon, s'enfoncèrent dans la
+révolution, en répudiant comme une illusion toutes les aspirations
+chrétiennes. Les autres, au contraire, se sentirent poussés a devenir
+pleinement catholiques, quelques-uns à se faire prêtres ou même
+moines: tel fut M. Roux-Lavergne, l'un des principaux collaborateurs
+du maître, qui devint chanoine de Rennes; tels furent surtout
+quatre jeunes hommes admirables, d'une âme singulièrement pure et
+généreuse, Réquédat, Piel, Besson, Olivaint; les trois premiers
+répondirent à l'appel de Lacordaire et moururent, à la fleur de
+l'âge, sous l'habit de Saint-Dominique[88]; le quatrième, attiré
+vers la Compagnie de Jésus, devait, après une sainte vie, succomber
+martyr de sa foi pendant la Commune[89]. Ce n'est certes pas un
+médiocre honneur pour une école que d'avoir séduit un moment de
+pareils hommes. Quant à l'honnête, mais inconséquent Buchez, ceux
+de ses disciples qui étaient devenus catholiques furent longtemps
+réduits à dire tristement de lui: «Il est pour nous le portier de
+l'Église, lui seul n'entre pas.» Il devait cependant être récompensé
+de sa droiture; sur son lit de mort, il vit un prêtre et finit en
+chrétien[90].
+
+[Note 88: _Vie du Révérend Père Besson_, par M. CARTIER, et _Vie du
+Père Lacordaire_, par M. FOISSET.]
+
+[Note 89: _Pierre Olivaint_, par le Père Charles CLAIR.]
+
+[Note 90: Buchez mourut à Rodez, en 1865, dans une chambre d'hôtel.
+Ce fut un de ses anciens collègues de l'Assemblée constituante qui,
+l'ayant su malade, vint le voir et l'amena à recevoir un prêtre.]
+
+
+III
+
+Les écoles fort différentes de Pierre Leroux et de Buchez ne sont
+pas les seules qui soient nées du démembrement du saint-simonisme.
+On peut rattacher à la même origine, au moins dans une certaine
+mesure, une secte beaucoup plus importante, la secte fouriériste.
+Non sans doute que Fourier, qui avait exposé complètement son
+système dès 1808, ait emprunté ses doctrines à Saint-Simon, dont les
+premiers plans de réorganisation, encore bien incertains et vaporeux,
+datent de 1817; mais, comme on le verra tout à l'heure, ce que le
+fouriérisme devait recevoir du saint-simonisme, c'était l'élan de
+propagande et le personnel même de ses apôtres.
+
+Né en 1772, à Besançon, d'une famille de commerçants modestes,
+Fourier paraît avoir eu la première impression du mal social à cinq
+ans, un jour où il fut puni pour avoir dit la vérité à un client que
+son père cherchait à abuser. Empêché, faute de naissance, d'entrer,
+comme il l'eût désiré, à l'école des officiers du génie, il fut
+réduit à embrasser la carrière commerciale, qui lui déplaisait. Il
+venait de s'établir épicier à Lyon, en 1793, quand, dans la révolte
+de la ville contre la Convention, son magasin fut pillé et lui-même
+obligé de faire le coup de feu contre les troupes républicaines.
+Arrêté après la prise de la ville, il n'échappa qu'avec peine à la
+mort et fut incorporé, comme simple soldat, dans un régiment de
+cavalerie. Il fit ainsi quelques campagnes, puis, rendu à son premier
+métier, il se trouva, en 1799, commis d'un négociant marseillais qui
+l'employa à des spéculations peu délicates. Toutes ces souffrances
+morales ou matérielles, venues soit des habitudes frauduleuses du
+commerce, soit de l'inégalité des classes, soit du désordre public,
+l'amenèrent à cette conclusion que la civilisation avait fait fausse
+route: ce n'était pas la nature humaine, c'était la société qu'il
+déclarait mauvaise. Peut-être, en d'autres temps, se fût-il contenté
+de gémir sur ce mal, sans se croire en état d'y remédier. Mais il
+avait été témoin de tant de changements pendant la Révolution; tout
+était tellement déraciné, bouleversé; il avait vu pousser à ce point
+la prétention de tout refaire à nouveau, qu'aucune transformation
+ne l'intimidait ni ne lui semblait impossible. Non cependant qu'il
+entendît avoir rien de commun avec les révolutionnaires: il les
+détestait et les dédaignait, il leur en voulait aussi bien pour
+les épreuves qu'il avait personnellement subies sous leur règne
+qu'à cause de leur esprit de négation et d'anarchie; jamais il ne
+s'indignait plus vivement que quand on paraissait le confondre
+avec les agitateurs du parti républicain. Ce fut en 1803, par un
+article publié dans un recueil lyonnais, qu'il fit, pour la première
+fois, entrevoir quelques-unes de ses idées. En 1808, il les exposa
+d'ensemble, dans son livre sur la _Théorie des quatre mouvements_,
+et les compléta, en 1822 et 1829, par deux autres ouvrages sur
+l'_Association domestique et agricole_ et sur le _Nouveau monde
+industriel_. Tout en édictant les lois et en traçant le plan de la
+société future, il vivait médiocrement des emplois subalternes qu'il
+tenait dans diverses maisons de commerce, à Lyon d'abord, à Paris
+ensuite.
+
+Dans l'oeuvre de Fourier, rien du vague de Saint-Simon. Jamais la
+chimère n'a été traitée avec une précision si mathématique. Comme
+le feront après lui presque tous les socialistes, il croit trouver
+dans l'association le remède aux maux résultant de la concurrence,
+du salariat et de la misère. Son association doit unir non seulement
+les capitaux, mais les ménages, les familles, et, pour cette raison,
+il l'appelle «association domestique». Jusqu'à présent, le monde
+était sous le régime de l'«ordre morcelé», chaque famille ayant
+son ménage, chaque commerçant sa boutique, chaque industriel son
+atelier, chaque cultivateur son champ. À l'«ordre morcelé», Fourier
+propose de substituer l'«ordre combiné». Soient trois cents familles
+ayant actuellement trois cents ménages différents; il s'agit de les
+réunir en un seul ménage, en un seul atelier; au lieu de trois cents
+champs, on aura un seul domaine exploité en commun. Le réformateur
+fait alors un tableau merveilleux des économies qui seraient ainsi
+réalisées. «On est ébahi, écrit-il, quand on évalue le bénéfice
+colossal qui résulterait de ces grandes associations.» Fourier,
+à la différence des communistes, respecte le capital et ne rêve
+pas l'égalité absolue; il divise le revenu en trois parts: quatre
+douzièmes au capital, trois douzièmes au talent, cinq douzièmes au
+travail. Chacune de ces associations, composée de dix-huit cents
+membres, vivant sur un seul domaine d'une lieue carrée, logée dans un
+édifice commun magnifiquement installé, constitue un «phalanstère».
+Le phalanstère se subdivise en «phalanges», puis en «séries», enfin
+en «groupes», chaque «groupe» se composant de sept ou neuf individus.
+Tous les rapprochements se font librement; tous les dignitaires sont
+élus; nulle coercition, nul régime autoritaire.
+
+Mais comment faire que, dans une association si nombreuse, la vie
+commune soit agréable ou même seulement tolérable? Comment maintenir
+le bon ordre et l'harmonie dans cette caserne sans officiers et sans
+discipline, dans ce couvent sans supérieurs et sans règle? Comment
+obtenir que chaque associé accomplisse spontanément la part de
+travail nécessaire au profit commun? Pour y parvenir, Fourier, ne se
+contentant plus de refaire la société, entreprend de refaire l'ordre
+moral, de créer, pour ainsi dire, un homme nouveau. Telle est, en
+effet, la portée de cette thèse de l'«attraction passionnelle» par
+laquelle il prétend résoudre ou plutôt supprimer le redoutable
+problème de l'existence du mal sur la terre. L'homme doit avoir,
+dit-il, un moyen d'être heureux sur cette terre; autrement, Dieu
+ne serait ni bon ni sage. Le tout est de découvrir ce moyen: c'est
+ce que les «civilisés» n'ont pas encore su faire. Se fondant sur
+cette unité du plan divin qu'il appelle l'«économie de ressorts»,
+le fondateur du phalanstère estime que la loi de l'attraction,
+découverte par Newton dans le monde physique, doit régir aussi
+le monde moral. Mais quelle attraction? Fourier, imbu des idées
+sensualistes du siècle dernier, ne voit dans l'homme que l'être
+sensible, entraîné à agir par les passions. L'attraction doit donc
+être passionnelle. Jusqu'alors on nous enseignait à contenir nos
+passions, et l'on nous avertissait que la raison nous était donnée
+pour cet usage. Erreur, dit notre étrange moraliste; c'est se faire
+une idée absurde de Dieu que de supposer qu'il a créé un homme
+composé de deux ressorts contradictoires. D'ailleurs, en fait, la
+raison est toujours la plus faible, même chez ceux qui ont charge
+de prêcher la vertu. Les passions seules viennent de Dieu. Le
+devoir et la morale, le mérite et le démérite sont une invention de
+l'homme dont il faut se débarrasser au plus vite. Chaque individu
+n'a qu'à suivre ses passions; il trouvera ainsi son plaisir, en
+même temps qu'il concourra au plan divin. Ne craignez pas qu'il en
+résulte quelque désordre; car il est posé en axiome fondamental que
+«les attractions sont proportionnelles aux destinées». Si l'on a
+pu avoir jusqu'ici mauvaise opinion des passions sans frein, c'est
+qu'elles ne se mouvaient pas dans le milieu qui leur convenait.
+Elles trouveront ce milieu avec le phalanstère. Dangereuses dans une
+réunion restreinte, elles peuvent se développer sans heurt dans une
+association nombreuse; leur variété et leur mobilité permettent alors
+à chacune de se satisfaire, en même temps que la gradation infinie
+des nuances intermédiaires facilite tous les rapprochements, toutes
+les libres formations des «groupes» et des «séries». À ce propos,
+Fourier se livre à une analyse de ces passions, tantôt subtilement
+ingénieuse, tantôt absurdement arbitraire, les classant, les
+étiquetant, les numérotant et décrivant leur mécanisme[91].
+
+[Note 91: Fourier attache une importance capitale aux passions
+qu'il appelle _mécanisantes_: la _cabaliste_, ou esprit de rivalité
+et d'intrigue; la _papillonne_, ou besoin de changement, et la
+_composite_, ou désir d'unir les passions des sens à celles de l'âme.
+Ces trois passions ont mission de régler le mécanisme des neuf autres
+passions _sensuelles_ ou _affectueuses_ et d'établir entre elles ce
+rythme et cet équilibre qu'on nomme la sagesse. Pour les esprits qui
+s'intéressent aux choses philosophiques, cette partie du système de
+Fourier est assez curieuse; mais nous ne pourrions y pénétrer plus
+avant sans sortir du cadre de cette histoire politique.]
+
+Par l'effet d'une autre loi que le novateur se vante d'avoir
+également découverte, chacun, en cherchant à satisfaire sa passion,
+se trouvera accomplir l'oeuvre utile au bien commun. Le travail
+ne sera plus imposé ni pénible; il se confondra avec la libre
+recherche du plaisir, et sera si attrayant qu'on verra s'y livrer
+ceux qui s'y dérobent aujourd'hui, les oisifs, les enfants, et
+même les «scissionnaires», nom courtoisement donné aux voleurs,
+aux vagabonds, aux mendiants de profession. Chaque passion devient
+dès lors une source d'activité bienfaisante. Fourier prend, par
+exemple, la gourmandise, qu'il regarde comme particulièrement féconde
+et qu'il déclare être la mère de toute industrie: il prétend que,
+pour satisfaire sa passion, le gourmand trouvera plaisir à faire la
+cuisine, plus encore à cultiver le sol. Psychologie discutable, soit
+dit en passant: on peut aimer à manger des fruits ou des légumes
+délicats, sans être porté à se donner la peine de les apprêter et
+surtout de les faire pousser. Y aura-t-il des goûts pour toutes
+les occupations et dans la proportion convenable? Fourier répond
+imperturbablement par son théorème des «attractions proportionnelles
+aux destinées». L'homme doit trouver, dans sa nature même, quelque
+chose qui l'attire vers tout ce qu'il est appelé à faire; autrement,
+la logique divine serait en défaut. Cette loi s'appliquera même pour
+les travaux immondes: se fondant sur le goût de malpropreté qu'il
+a remarqué chez beaucoup d'enfants, l'organisateur du phalanstère
+se flatte de leur faire accomplir par plaisir les besognes les
+plus répugnantes, et il les fait opérer, vêtus de gaze aux tendres
+couleurs et couronnés de roses; c'est la théorie des «petites
+hordes», qui obtint, à son apparition, un certain succès de rire.
+
+Les «petites hordes» sont surtout absurdes. Voici qui devient
+odieux. En lâchant la bride à toutes les passions, Fourier ne fait
+pas d'exception pour l'amour, ou plutôt pour la volupté charnelle.
+Il n'interdit pas, sans doute, le mariage permanent à ceux qui ont
+le goût du «familisme», mais il ne l'approuve ni ne l'encourage. La
+famille lui paraît être le plus imparfait des groupes, par cette
+raison, entre autres, qu'on ne peut changer de père et d'enfants,
+tandis qu'on peut changer d'amants, d'amis ou d'associés. Il préfère
+donc de beaucoup la liberté amoureuse, la promiscuité des sexes,
+qui sera le régime ordinaire du phalanstère. Il aime à s'étendre
+sur ce sujet. Tout est prévu, classé, dénommé avec un sang-froid
+d'impudeur, une sorte d'inconscience lubrique dont j'aurais quelque
+embarras à apporter ici des spécimens. Ne vous inquiétez pas de ce
+que deviendront les petits enfants: Fourier n'a jamais vu en eux
+que des objets malpropres et incommodes, et il les laisse sous la
+surveillance des bonnes, dans les «séristères». D'ailleurs, il compte
+sur la stérilité, qui est la conséquence ordinaire de la débauche,
+et voit même là un frein bienfaisant au développement excessif de la
+population. Quant au bonheur des individus, le cynique réformateur
+déclare, d'un ton pénétré, que les plaisirs d'une Laïs, d'une Ninon
+ou d'un duc de Richelieu ne peuvent en donner l'idée, et il évoque
+les souvenirs du Parc-aux-Cerfs, auquel il s'étonne qu'on ait trouvé
+à redire.
+
+Fourier estime qu'il suffira d'une «épreuve locale» de son système
+pour que l'attrait entraîne le reste des hommes et pour qu'au bout
+de deux ou trois ans toutes les populations du globe se soient
+organisées d'elles-mêmes en six cent mille phalanstères. Alors
+plus de patrie; le novateur goûte aussi peu le patriotisme que
+le familisme. Les phalanstères se rapprocheront librement pour
+constituer des centres provinciaux, des royaumes, des empires, puis
+une métropole universelle qui sera construite sur le Bosphore. Les
+titres de souveraineté s'échelonneront, depuis l'_unarque_, qui
+commande à une phalange, jusqu'à l'_omniarque_, qui est l'empereur du
+globe, en passant par le _duarque_, qui commande à quatre phalanges,
+le _triarque_ à douze, le _tétrarque_ à quarante-huit. Commander est
+du reste un mot impropre; tous les dignitaires sont élus, et chaque
+membre du phalanstère n'est tenu d'obéir qu'à ses propres passions.
+Quand cette organisation fonctionnera partout, le monde sera arrivé
+à l'état d'_harmonie_. Les cinq mille ans qui se sont écoulés depuis
+le commencement de la terre et pendant lesquels l'humanité a passé
+successivement par les phases édénique, sauvage, patriarcale, barbare
+et civilisée, ont été une période de malheurs et d'épreuves; vient
+ensuite une période de prospérité qui durera soixante-dix mille ans,
+et à laquelle succédera une dernière période de calamités, longue de
+cinq mille ans.
+
+Fourier ne ressent pas plus d'embarras à disposer du monde physique
+que du monde moral et social. Il nous annonce gravement qu'au
+jour où l'harmonie régnera par la vertu du phalanstère et de
+l'attraction passionnelle, la nature se mettra à l'unisson des
+progrès de l'humanité. La terre, qui n'a produit jusqu'à présent que
+deux créations, sur dix-huit qu'elle doit successivement opérer,
+redeviendra féconde: cette planète est en effet un être qui a deux
+âmes, deux sexes, et qui procrée par la conjonction de son fluide
+boréal et austral. Alors la mer se dessalera et deviendra une
+boisson agréable, pareille à la limonade. Les orangers fleuriront
+en Laponie, et les tropiques jouiront d'un climat tempéré. Des
+«antibaleines» traîneront nos vaisseaux, et des «antilions» nous
+transporteront avec une telle rapidité que, partis de Calais le
+matin, nous déjeunerons à Paris, dînerons à Lyon et souperons à
+Marseille. Mercure, ayant appris l'alphabet et les conjugaisons,
+établira une espèce de télégraphe pour nous transmettre, en vingt
+ou trente heures, des nouvelles de nos antipodes. Six lunes jeunes
+et brillantes remplaceront la lune, morte de fièvre putride, qui
+nous jette aujourd'hui quelques rayons décolorés. L'homme aura sept
+pieds, vivra cent quarante-quatre ans, dont cent vingt ans d'exercice
+actif en amour. Le genre humain sera porté au grand complet de trois
+milliards, et il y aura habituellement sur le globe trente-sept
+millions de poètes égaux à Homère, trente-sept millions de géomètres
+égaux à Newton, et ainsi de tous les talents.
+
+Contraste étrange! À le regarder par certains côtés, Fourier paraît
+un esprit d'une réelle puissance, bien supérieur, en tout cas,
+aux autres faiseurs de systèmes sociaux[92]; cependant, à chaque
+page de ses oeuvres, on est choqué par quelque absurdité, par
+quelque extravagance qui semble d'un fou. Il était personnellement
+d'une probité délicate, désintéressé, simple, naïf, menait une
+vie tranquille, sans désordre ou tout au moins sans scandale[93];
+cependant nulle doctrine n'est plus immorale que la sienne; jamais
+glorification et organisation plus éhontée de la débauche ne sont
+sorties d'un cerveau humain. Qu'est-ce que ces nombreuses marques de
+folie et cette large tache d'impureté, sinon le châtiment ordinaire
+de l'orgueil humain quand il prétend refaire l'oeuvre de Dieu?
+
+[Note 92: Certains de ses contemporains, même en dehors de ses
+disciples, exagéraient même singulièrement cette puissance; Béranger
+écrivait, le 25 mars 1837: «Fourier est bien certainement un génie
+prodigieux, quoique incomplet.»]
+
+[Note 93: Fourier n'avait rien cependant d'un ascète. D'après
+certains renseignements, il aurait même eu un certain goût du vin et
+des habitudes peu chastes; peut-être est-ce pour cela qu'il faisait,
+dans le phalanstère, la part si large à la gourmandise et à la
+liberté amoureuse. (Cf. un article publié par M. Auguste DUCOIN, dans
+le _Correspondant_ du 25 janvier 1851, sous ce titre: _Particularités
+inconnues sur quelques personnages des dix-huitième et dix-neuvième
+siècles_.)]
+
+Lorsqu'ils parurent,--en 1808, 1822 et 1829,--les livres de Fourier
+n'eurent aucun retentissement. Les journaux ne firent même pas au
+novateur l'honneur de le réfuter. Ce fut à peine si, plusieurs années
+après sa première publication, il put compter deux disciples, d'abord
+M. Muiron, chef de division à la préfecture de Besançon, ensuite
+M. Victor Considérant, élève distingué de l'École polytechnique.
+Triste de cet insuccès, il était réduit à vivre humblement et même
+pauvrement[94]. Il n'eût pu publier ses livres en 1822 et en 1829,
+si M. Muiron et quelques autres amis n'en avaient fait les frais.
+Mais sa foi n'était pas ébranlée. Il suivait son idée, insensible et
+comme étranger à tout le reste. Convaincu qu'un seul essai suffirait
+à convertir le monde, il annonça qu'il attendrait, tous les jours, à
+midi, l'homme riche qui voudrait lui confier un million afin de faire
+les frais du premier phalanstère. Pendant dix ans, il ne manqua pas
+un seul jour de rentrer chez lui, à l'heure indiquée, pour recevoir
+ce visiteur attendu qui ne vint jamais.
+
+[Note 94: «Que de fois, écrivait plus tard Heine, j'ai vu Fourier,
+dans sa redingote grise et râpée, marcher rapidement le long des
+piliers du Palais-Royal, les deux poches de son habit pesamment
+chargées, de façon que de l'une s'avançait le goulot d'une bouteille
+et de l'autre un long pain! Un de mes amis, qui me le montra la
+première fois, me fit remarquer l'indigence de cet homme, réduit à
+chercher lui-même sa boisson chez le marchand de vin et son pain chez
+le boulanger.» (_Lutèce_, p. 377.)]
+
+La révolution de Juillet ne changea d'abord rien à la situation de
+Fourier. Le silence et l'ombre, dont il semblait ne pouvoir sortir,
+contrastaient avec le bruit et l'éclat qui se faisaient autour
+des saint-simoniens. Il assistait à la parade de ces derniers, en
+spectateur ironique, dédaigneux et probablement aussi un peu jaloux.
+«On ne conçoit pas, écrivait-il à M. Muiron, comment ces histrions
+sacerdotaux peuvent se former une si nombreuse clientèle.» Et encore:
+«Vous voulez que j'imite leur ton, leurs capucinades sentimentales.
+C'est le ton des charlatans. Jamais je ne pourrai donner dans cette
+jonglerie.» Ce fut cependant de ce côté que vint le coup de vent qui,
+après plus de vingt ans d'attente, enfla pour la première fois ses
+voiles. Lors du démembrement de l'école saint-simonienne, deux de
+ses membres importants, M. J. Lechevalier et M. A. Transon, rebutés
+par les doctrines d'Enfantin, mais non désabusés des chimères,
+passèrent au fouriérisme et lui apportèrent une ardeur de propagande
+que personne n'avait encore déployée à son service. M. Lechevalier
+commença des leçons publiques, tandis que M. Transon publiait, dans
+la _Revue encyclopédique_ de Pierre Leroux et de Jean Reynaud, un
+résumé de la thèse phalanstérienne. Encouragés par ces accessions,
+les fouriéristes de la veille se mirent aussi en mouvement. Le
+maître lui-même fit des conférences à Paris; Considérant ouvrit
+un cours à Metz; de nombreuses publications furent lancées dans
+le public. Jamais tant de bruit ne s'était fait autour de cette
+doctrine. Quelques mois après, en 1832, l'école se sentit assez
+fortement constituée pour se donner un organe périodique qui s'appela
+_le Phalanstère_ ou _la Réforme industrielle_. Bientôt même, grâce
+au concours de M. Baudet-Dulary, député, un essai de colonisation
+phalanstérienne fut tenté à Condé-sur-Hesgres, près de Rambouillet;
+il échoua complètement. Quoique les adeptes expliquassent cet échec
+par l'insuffisance des moyens, l'effet en fut fâcheux, et le crédit
+du fouriérisme s'en trouva singulièrement ébranlé. D'ailleurs, la
+lumière projetée sur les livres du chef de la secte avait pour
+résultat de mettre en relief les immoralités et les extravagances
+qui y pullulaient: les premières soulevaient un cri de réprobation,
+les secondes un éclat de rire, plus redoutable encore. Vainement les
+phalanstériens s'emportaient-ils contre ceux qui se scandalisaient
+ou s'égayaient, vainement accablaient-ils les journaux de leurs
+explications justificatives: le mouvement des adhésions s'arrêta;
+plusieurs fidèles même s'éloignèrent, entre autres MM. Lechevalier et
+Transon; ce dernier, d'une âme ardente, généreuse, compatissante aux
+malheureux, devait trouver bientôt après, dans le catholicisme, la
+vérité qu'il avait longtemps cherchée avec droiture auprès des faux
+prophètes. Force fut, en 1834, d'interrompre la publication de la
+_Réforme industrielle_.
+
+Fourier, toutefois, tenait bon: ne fléchissant ni sous le sarcasme,
+ni sous l'indignation, il anathématisait ce monde imbécile et
+aveugle, exprimait son mépris pour ces «petits Français» incapables
+de comprendre la vérité, flétrissait ses adversaires qu'il
+classait sous vingt-huit catégories, et continuait à demander
+imperturbablement le million dont il avait besoin pour fonder
+son premier phalanstère. Traité toujours par ses disciples de
+«révélateur», de «démiourgos du monde sociétaire», d'«architecte du
+bonheur sur la terre», il morigénait ceux d'entre eux qui, par peur
+du rire ou du scandale, voulaient faire quelques sacrifices au sens
+commun ou au sens moral. «Je ne ferai pas de basses concessions»,
+leur disait-il. Faut-il croire que la constance du maître rendit du
+coeur aux disciples? Toujours est-il qu'en 1836 il se produisit comme
+une reprise de la propagande fouriériste. La _Réforme industrielle_
+reparut sous le titre de la _Phalange_; c'était Considérant qui
+la dirigeait. Fourier ne put lui donner que quelques articles. Il
+mourut, le 9 octobre 1837, à l'âge de soixante-cinq ans, entouré
+de ses adeptes qui firent graver sur sa tombe ses deux maximes:
+_Les attractions sont proportionnelles aux destinées_.--_La série
+distribue les harmonies_.
+
+Cette mort ne mit pas fin au fouriérisme, qui, débarrassé de
+son bizarre fondateur, prit au contraire plus de développement
+et s'organisa en une sorte de corporation sous la direction
+de Considérant. Ce dernier, qui avait beaucoup plus de talent
+d'exposition que Fourier, alla, de ville en ville, faire des
+prédications de «phanérogamie» et d' «harmonie passionnelle». Des
+hommes, dont quelques-uns ne manquaient pas de valeur, MM. Cantagrel,
+Vidal, Toussenel, Laverdant, etc., concouraient à cet apostolat.
+Grâce à la munificence d'un Anglais, la _Phalange_ put paraître trois
+fois par semaine; bientôt même, l'école eut son journal quotidien,
+la _Démocratie pacifique_. Sans abandonner l'ensemble de la doctrine
+du maître, ses disciples en laissaient prudemment dans l'ombre les
+parties les plus choquantes, pour s'attacher surtout à la thèse
+économique; ils ne parlaient plus, du reste, d'une transformation
+rapide et universelle, mais seulement d'un travail d'amélioration
+successive. Fidèles, en cela, à l'esprit du fondateur de l'école, ils
+prirent, surtout au début, grand soin de ne pas se confondre avec le
+parti révolutionnaire, et se piquèrent d'être des «pacifiques», comme
+le disait le titre même de leur journal. Aussi étaient-ils mal vus
+des démocrates militants, qui leur reprochaient de «louvoyer dans
+les eaux du monde officiel». Sur beaucoup de questions courantes,
+ils parlaient comme les conservateurs. La vérité est qu'ils ne se
+rattachaient à aucun parti. Ils affichaient un grand dédain de la
+«comédie parlementaire» et se vantaient «d'avoir tué la politique».
+Pour eux, il n'y avait qu'une question, la question sociale:
+«L'organisation du travail, disaient-ils, la grande idée soulevée au
+commencement du siècle par Fourier, emporte dans son tourbillon non
+seulement ceux qui l'acceptent, mais encore ceux qui s'efforcent de
+lutter contre elle.» Avec le temps, toutefois, ils tendirent à se
+rapprocher de l'extrême gauche, sans se confondre avec elle, et, vers
+la fin de la monarchie de Juillet, on les retrouvait presque toujours
+faisant campagne contre M. Guizot.
+
+En somme, après être resté pendant de longues années absolument
+ignoré et impuissant, le fouriérisme finissait par prendre une place
+relativement importante dans le mouvement intellectuel de ce temps.
+Ses thèses étaient sans doute trop abstraites et trop compliquées
+pour être comprises et goûtées des masses; la plupart de ses
+adeptes étaient des bourgeois, des esprits d'une certaine culture;
+quelques-uns, d'anciens élèves de l'École polytechnique. Mais si
+ceux-là étaient peu nombreux qui acceptaient et professaient toute la
+doctrine, on en retrouvait comme un reflet dans beaucoup d'esprits
+dévoyés. Il n'était pas jusqu'à la littérature sur laquelle elle
+ne fît sentir son action. Déjà l'on a eu occasion de signaler le
+concours donné au socialisme par certains romanciers; concours très
+efficace, car le roman pénétrait là où l'on se fût ennuyé d'un livre
+abstrait; il arrivait à la raison par l'imagination, ce qui est, chez
+beaucoup, le chemin le plus facile et le plus prompt; il donnait aux
+chimères une apparence de vie. Parmi ces romanciers socialistes,
+nul ne fut plus lu et n'exerça plus d'action qu'Eugène Süe. L'homme
+et son oeuvre nous sont déjà connus[95]. Pour le moment, je veux
+seulement noter que l'un de ses grands romans-feuilletons de cette
+époque, les _Sept Péchés capitaux_, publié dans le _Constitutionnel_,
+était la détestable mise en scène des pires théories de Fourier sur
+la légitimité des passions. Politiquement, le fouriérisme a exercé
+aussi une certaine influence, et cette influence a été mauvaise.
+Bien que non populaire, il a contribué à développer dans le peuple
+cette idée fausse et dangereuse que toute souffrance et tout mal
+viennent de l'organisation défectueuse de la société, et qu'ils
+disparaîtraient avec un simple changement de cette organisation.
+En outre, si peu intelligibles que les subtilités de l'attraction
+passionnelle fussent pour des natures grossières, celles-ci n'étaient
+que trop disposées à en retenir ces assertions simples, que le devoir
+n'existe pas, que toute passion est légitime et que la vie se résume
+dans la recherche du plaisir. En tout cela, le fouriérisme faisait
+oeuvre de décomposition sociale et morale, frayait la voie aux
+révolutionnaires, dont il prétendait se distinguer, et assumait sa
+part de responsabilité dans leurs méfaits.
+
+[Note 95: Voir plus haut, p. 73 et suiv.]
+
+
+IV
+
+En étudiant le fouriérisme, le saint-simonisme et les autres écoles
+prétendues pacifiques qui en dérivaient, nous avons retrouvé l'une
+des origines du socialisme révolutionnaire. Cette origine n'est pas
+la seule. Il en est une autre qui, pour être moins apparente, peut
+cependant être reconnue: pour cela, il faut remonter jusqu'à Gracchus
+Babeuf, qui prêchait hautement, sous le Directoire, l'abolition
+de la propriété et le partage de toutes les terres, de toutes les
+richesses. Cette filiation a échappé à la plupart des contemporains;
+mais aujourd'hui l'on a la preuve que, des «égaux» de 1796 aux
+socialistes de la fin de la monarchie de Juillet, la tradition s'est
+continuée sans interruption. Un homme s'est trouvé, en effet, pour
+la recevoir des mains de Babeuf, la garder avec une sorte de piété
+sauvage et la transmettre aux générations nouvelles: c'est Buonarotti.
+
+Né à Pise, en 1761, d'une famille qui prétendait descendre de
+Michel-Ange, Philippe Buonarotti s'était jeté avec passion dans la
+révolution française. Il prit part à la conspiration des «Égaux»,
+fut condamné avec Babeuf et jeté en prison pendant que ce dernier
+était exécuté. Sous la Restauration, on le retrouve à Bruxelles et
+à Genève, fort engagé dans la Charbonnerie, servant de lien entre
+les ventes françaises et les ventes italiennes. Il était resté
+fidèle à la sinistre mémoire de son premier chef, et publia, en
+1828, une _Histoire de la conspiration de Babeuf_, à laquelle il
+joignit un exposé des doctrines communistes de ce personnage. Rentré
+à Paris après 1830, il fit paraître une nouvelle édition de son
+livre. Presque ignoré de la bourgeoisie régnante, pauvre, vivant de
+quelques leçons de musique, recueilli, vers la fin de sa vie, par le
+marquis Voyer d'Argenson, qui, avec Charles Teste, frère du futur
+et trop fameux ministre, fut son plus dévoué partisan, il tenait,
+dans le parti révolutionnaire, le rôle d'une sorte de patriarche du
+fanatisme démagogique, souvent consulté et exerçant son action non
+seulement en France, mais à l'étranger; la «jeune Italie» et Mazzini
+relevaient de lui. À sa mort, survenue en 1837, M. Trélat publia
+une notice enthousiaste: «La vie de Buonarotti, disait-il, s'est
+prolongée soixante-dix-sept ans, sans qu'on y ait découvert aucune
+tache[96].» Un peu plus tard, au cours de son _Histoire de dix ans_,
+M. Louis Blanc faisait un éloge non moins ému de l'ancien complice de
+Babeuf, le comparait «aux sages de l'ancienne Grèce» et proclamait
+que ses opinions étaient «d'origine céleste»; puis il le montrait,
+«du fond de son obscurité, gouvernant de généreux esprits, faisant
+mouvoir des ressorts cachés, entretenant avec la démocratie du
+dehors des relations assidues, et tenant les rênes de la propagande,
+qu'il fallût soit accélérer le mouvement, soit le ralentir[97]». Les
+honneurs rendus par les initiés à la mémoire du vieux conspirateur
+communiste se sont prolongés jusqu'à nos jours; en 1869, M. Ranc a
+donné une nouvelle édition de l'_Histoire de la conspiration de
+Babeuf_; dans sa préface, il insiste sur l'influence considérable de
+Buonarotti: «C'est grâce aux babouvistes, dit-il, que, pendant le
+premier Empire et la Restauration, la tradition révolutionnaire n'a
+pas été un seul instant interrompue, et que, dès les premiers jours
+de 1830, le parti républicain s'est trouvé reconstitué[98].»
+
+[Note 96: Cette brochure, imprimée à Épinal, parut en juin 1838.]
+
+[Note 97: _Histoire de dix ans_, t. IV, p. 183, 184.]
+
+[Note 98: _Gracchus Babeuf et la conjuration des Égaux_, par
+BUONAROTTI, préface par RANC, 1869.--Dans cette préface, M. Ranc
+présente la conjuration de Babeuf comme le dernier effort tenté par
+les républicains pour enrayer la contre-révolution; il admire le
+plan du comité insurrectionnel de 1796 et les mesures qu'il avait
+préparées pour «désarmer la bourgeoisie».]
+
+Buonarotti usa naturellement de son autorité sur le parti
+démocratique, pour y propager ses idées communistes. Son livre, à
+peu près le seul de ce genre qui existât dans les premières années
+de la monarchie de Juillet, se lisait dans les ateliers, et les
+ouvriers s'y infectaient de «babouvisme». C'est évidemment sous son
+influence que, peu après 1830, les idées socialistes ont pénétré dans
+les sociétés secrètes et y ont pris, d'année en année, une place
+plus large. On les a vues apparaître, dès la fin de 1833, chez les
+sectionnaires des _Droits de l'homme_, qui pourtant étaient surtout
+des agitateurs politiques et des doctrinaires républicains[99]. Elles
+furent plus visibles encore dans la société des _Familles_ et dans
+celle des _Saisons_, sous l'inspiration de Blanqui et de Barbès[100];
+le journal _l'Homme libre_, qui fut, en 1838, l'organe clandestin de
+la seconde de ces associations, était absolument babouviste. En même
+temps, des journaux révolutionnaires, comme le _Bon Sens_, rédigé
+par MM. Cauchois-Lemaire, Rodde et Louis Blanc, ouvraient une porte
+plus ou moins large aux élucubrations antisociales. Certaines petites
+feuilles, l'_Égalité_ et l'_Intelligence_, ne renfermaient pas autre
+chose.
+
+[Note 99: Voy. notamment, en octobre 1833, la «Déclaration» de la
+Société des droits de l'homme. (Cf. plus haut, t. II, ch. X, § I.)]
+
+[Note 100: Cf. plus haut, t. III, ch. I, § V, et ch. V, § V.]
+
+Ce fut surtout après l'émeute avortée du 12 mai, vers la fin de 1839
+et en 1840, que se produisit, dans les bas-fonds révolutionnaires,
+une sorte de fermentation communiste. Les sectes se multiplièrent:
+_égalitaires_, _communistes_, _révolutionnaires_, _fraternitaires_,
+_communitaires_, _communautistes_, _unitaires_, etc. Comme on
+redoutait que cette variété ne nuisît à la puissance de l'action,
+un certain nombre de meneurs se réunirent à Londres, en novembre
+1839, pour arrêter un programme commun[101]. On avait choisi une
+ville étrangère, par crainte de la police parisienne. Un rapport fut
+rédigé «sur les moyens à prendre pour mettre la France dans une voie
+révolutionnaire, le lendemain d'une insurrection victorieuse». Le
+premier acte devait être la constitution d'un triumvirat dictatorial
+nommé, non par la majorité du peuple, «qui pourrait se tromper»,
+mais par les «auteurs de l'insurrection». Ce triumvirat décrétera,
+entre autres mesures, la suspension de l'exportation des grains,
+le maximum sur les denrées alimentaires et le droit de tout homme
+à l'existence. Le gouvernement «se fera, au profit de la nation,
+premier manufacturier, directeur suprême de toutes les industries»;
+il aura des magasins pour vendre ses produits et créera des ateliers
+nationaux. Les enfants, à partir de cinq ans, seront enlevés à leurs
+parents et livrés au gouvernement, pour que celui-ci «leur inculque
+les bons principes». Tout auteur d'un livre ou d'un article de
+journal tendant à rétablir l'ancien ordre de choses sera condamné
+comme contre-révolutionnaire. Quant aux dépenses publiques, on y
+fera face par les moyens suivants: émission de papier-monnaie;
+séquestration des biens appartenant aux familles des individus qui
+ont participé aux actes gouvernementaux depuis 1793; capitalisation
+de l'impôt dans certains cas; abolition de l'hérédité des fortunes en
+ligne collatérale; attribution à l'État de la quotité disponible dans
+les héritages en ligne directe. Ce rapport, dont je ne fais connaître
+qu'incomplètement les odieuses extravagances, fut imprimé à Londres
+et distribué aux délégués, qui s'ajournèrent au mois de septembre
+1840 pour prendre une décision. Ils se retrouvèrent en effet réunis
+à cette date et, après délibération, adoptèrent à l'unanimité les
+conclusions du rapport.
+
+[Note 101: Les renseignements qui suivent sont empruntés au curieux
+livre de M. Maxime DU CAMP sur l'_Attentat Fieschi_, p. 276 et suiv.]
+
+Tout en s'organisant ainsi dans l'ombre, les communistes
+s'enhardissaient à faire des manifestations publiques; tel fut, le
+1er juillet 1840, le banquet de Belleville, dont il a été parlé[102].
+Des publications de toutes sortes[103], de petits journaux, peu
+connus du monde bourgeois, mais ayant accès dans les ateliers,
+notamment la _Fraternité_, fondée en 1845, répandaient leurs
+doctrines et surtout leurs haines dans les centres industriels.
+De nombreux ouvriers s'improvisaient apôtres du communisme auprès
+de leurs camarades. «Je connais personnellement à Lyon et dans la
+banlieue, écrivait Proudhon en 1844, plus de deux cents de ces
+apôtres qui tous font la mission en travaillant... Tout cela,
+vous pouvez m'en croire, aboutira à quelque chose, et le mouvement
+n'est pas près de se ralentir; il y a progrès, et progrès effrayant
+au contraire.[104]» Ces prédicateurs trouvaient facilement des
+auditeurs. «La propagande du communisme, observait alors Henri
+Heine, possède un langage que chaque peuple comprend: les éléments
+de cette langue universelle sont aussi simples que la faim, l'envie,
+la mort. Cela s'apprend facilement[105].» Par moments, les passions
+ainsi surchauffées dans les bas-fonds sociaux faisaient explosion au
+dehors. Tel avait été, à la fin de 1841, l'attentat de Quénisset,
+oeuvre de la secte des _Égalitaires_[106]. Plusieurs années après,
+un procès criminel révélait l'existence d'une autre secte, fondée
+en juillet 1846, celle des _Communistes matérialistes_: ceux-ci,
+ouvriers de leur état, avaient décidé de détruire le gouvernement
+et la société, non par l'insurrection ouverte, mais en se servant
+des moyens nouveaux fournis par la physique et la chimie; pour se
+procurer l'argent nécessaire, ils étaient convenus de recourir au
+vol, estimant que le vol commis en vue de l'affranchissement de
+l'humanité était licite. Ce fut à l'occasion d'un de ces vols qu'ils
+furent poursuivis et condamnés[107]. Quelques rares observateurs
+jetaient les yeux, de temps à autre, sur ce travail souterrain et
+en étaient épouvantés: de ce nombre était Henri Heine, qui revenait
+souvent sur ce sujet, dans ses lettres à la _Gazette d'Augsbourg_. Il
+ne se lassait pas de signaler «cet antagoniste de l'ordre existant,
+qui garde son terrible incognito et qui réside, comme un prétendant
+nécessiteux, dans les sous-sols de la société officielle»; puis il
+ajoutait: «Communisme est le nom secret de cet adversaire formidable
+qui oppose le règne des prolétaires, dans toutes ses conséquences, au
+règne actuel de la bourgeoisie. Ce sera un épouvantable duel. Comment
+se terminera-t-il? C'est ce que savent les dieux et déesses dont la
+main pétrit l'avenir. Pour notre part, nous savons seulement que le
+communisme, bien qu'il soit peu discuté à présent et qu'il traîne son
+existence souffreteuse dans des mansardes cachées, sur sa couche de
+paille misérable, est pourtant le sombre héros à qui il est réservé
+un rôle énorme, quoique passager, dans la tragédie moderne, et qui
+n'attend que la réplique pour entrer en scène[108].»
+
+[Note 102: Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.]
+
+[Note 103: Tels furent par exemple le _Code de la communauté_,
+par M. DESAMY, les écrits divers de M. J.-J. May, rédacteur de
+l'_Humanitaire_, de M. Pillot, ancien collaborateur de l'abbé Châtel,
+de M. Constant, prêtre apostat, etc.]
+
+[Note 104: _Correspondance de Proudhon_, t. II, p. 136.]
+
+[Note 105: _Lutèce_, p. 211.]
+
+[Note 106: Voir plus haut, t. V, ch. I, § II et III.]
+
+[Note 107: Juillet 1847.]
+
+[Note 108: _Lutèce_, p. 258. Cf. aussi p. 209, 211, 366, 367.]
+
+
+V
+
+L'agitation communiste dont nous venons de parler était à peu près
+anonyme. Les publications, assez nombreuses à partir de 1839, dans
+lesquelles des écrivains déclassés ou même de simples ouvriers
+traçaient le plan d'une société idéale où tout serait partagé sous
+la surveillance de l'État, demeuraient ignorées en dehors d'un petit
+cercle; elles témoignaient de la fermentation des esprits plutôt
+qu'elles n'exerçaient elles-mêmes une action étendue. Il est un
+livre cependant qui, sans être plus éloquent ni plus original que les
+autres, s'est trouvé avoir trop de retentissement, et a contribué
+trop efficacement à populariser le communisme, pour qu'on ne fasse
+pas à l'oeuvre et à son auteur une place à part: nous voulons parler
+du _Voyage en Icarie_, publié en 1840 par M. Cabet.
+
+À cette date, Étienne Cabet était âgé de cinquante-deux ans; figure
+ronde et béate, expression vulgaire avec affectation de sensibilité
+philanthropique; faux bonhomme, rusé, égoïste, et qui, avant de
+prendre, par calcul, ce masque paterne, avait été l'un des violents
+du parti révolutionnaire. Fils d'un tonnelier de Dijon, il fit
+ses études comme boursier, puis, devenu avocat, il joua, sous la
+Restauration, un rôle actif dans les sociétés secrètes. Ce lui fut
+un titre suffisant, en août 1830, pour que M. Dupont de l'Eure
+l'envoyât d'emblée procureur général à Bastia; mais l'exagération
+de ses opinions le fit révoquer par le ministère Périer; il en
+garda une amère rancune au gouvernement de Juillet. Nommé député
+par les électeurs de la Côte-d'Or, il siégea à l'extrême gauche,
+fonda le journal _le Populaire_ et publia divers pamphlets contre la
+monarchie. Ses excès de plume lui attirèrent plusieurs poursuites et,
+en 1834, une condamnation à deux ans de prison. Il se réfugia alors
+en Angleterre, où il resta jusqu'en 1839. Ce fut là, en lisant Thomas
+Morus et en causant avec Owen, qu'il résolut de se faire socialiste,
+communiste même, et qu'il composa son _Voyage en Icarie_. Il en avait
+terminé le manuscrit dès le commencement de 1838; mais, rendu prudent
+par ses premières mésaventures judiciaires, il consulta ses amis,
+entre autres Lamennais, pour savoir si un tel livre ne l'exposerait
+pas à des poursuites. Il en retarda la publication jusqu'en janvier
+1840, et encore, à cette époque, le fit-il paraître d'abord sans
+bruit et sous le pseudonyme de Dufruit. Ce ne fut qu'aux éditions
+suivantes qu'il osa le signer de son nom.
+
+Le _Voyage en Icarie_ est une sorte de roman, ce qui permet à
+l'auteur d'en prendre à son aise avec les réalités et lui rend
+faciles les affirmations les plus arbitraires. Voici la fable:
+Un jeune Anglais, lord Carisdall, se rend, en décembre 1835, dans
+l'Icarie, où la société est organisée selon les idées de Cabet, et
+où, par suite, tout le monde est aussi heureux que vertueux. Les
+honneurs de ce pays sont faits au voyageur par un jeune homme dont le
+grand-père, un ancien duc, avait été le compagnon du charretier Icar,
+fondateur de l'Icarie; le père de ce même jeune homme, autrefois
+magistrat éminent, est serrurier de son état, et sa soeur, après
+avoir reçu la plus brillante éducation, exerce la profession de
+couturière. N'est-ce pas un coup de maître, pour gagner le coeur des
+ouvriers, que de débuter ainsi en ramenant à leur niveau et en mêlant
+à leurs rangs les aristocrates de la naissance et de l'éducation? En
+Icarie, les biens sont communs; l'État possède tout le capital social
+et en répartit les revenus entre les membres de la société, non plus
+même suivant la capacité, comme le voulaient les saint-simoniens,
+mais suivant les besoins de chacun; il loge, habille, nourrit tous
+les citoyens; la table est même fort recherchée, ce qui ne devait pas
+être la moins efficace des séductions à l'adresse des affamés[109].
+Chacun travaille, mais, comme dans le phalanstère, le travail est
+attrayant et, grâce à des machines merveilleuses, ne dure que cinq ou
+six heures par jour. N'objectez pas que l'absence d'intérêt personnel
+produira, comme toujours, la paresse. L'auteur affirme que nul ne se
+refusera à travailler, du moment où l'oisiveté sera, en Icarie, aussi
+infâme qu'ailleurs le vol. Tout est réglé par l'autorité, le lever,
+le coucher, le travail, les repas, le silence, les conversations,
+les chants, les récréations. Personne qui ne reçoive sa tâche, aussi
+bien le savant et l'artiste que les manoeuvres. On ne peut écrire de
+livres nouveaux qu'avec la permission ou plutôt sur la commande du
+gouvernement; quant à ceux des livres anciens que le pouvoir juge
+dangereux, ils sont brûlés. Ni juges, ni avocats, ni gendarmes, dans
+cette société d'où, paraît-il, les mauvaises passions de l'homme ont
+été extirpées en même temps que la propriété. Si, par impossible,
+un crime était commis, l'auteur en serait enfermé dans une maison
+de santé, car ce ne pourrait être qu'un fou. Il semblerait que ce
+communisme dût aboutir à la promiscuité des sexes; Cabet conserve
+cependant la famille, et nous affirme même qu'en Icarie elle sera
+garantie contre toute impureté, contre toute faiblesse. Cette sorte
+d'inconséquence venait-elle d'un scrupule de pudeur? N'était-elle
+pas plutôt un calcul de prudence? En effet, à ceux de ses disciples
+qui, plus logiques, concluaient à la communauté des femmes, le
+maître se bornait à répondre qu'ils s'exposeraient ainsi à être
+poursuivis comme les saint-simoniens, et que c'était déjà bien assez
+de s'attaquer à la propriété, sans se mettre, au même moment, sur les
+bras les défenseurs de la famille. Il semblait donc arrêté surtout
+par une considération d'opportunité.
+
+[Note 109: «Tu vois donc, mon pauvre ami, écrit un Icarien, que le
+gouvernement fait ici bien autre chose que notre monarchie; tandis
+que la royauté fait tant de bruit pour un bon roi qui voulait que
+chaque paysan pût mettre la _poule au pot le dimanche_, la république
+donne ici, sans rien dire, à tous et tous les jours, tout ce qui ne
+se voit ailleurs que sur la table des aristocrates et des rois.»]
+
+Cabet se défend de vouloir imposer son régime par la violence. En
+attendant que les peuples séduits aient fait du monde une vaste
+Icarie, il veut bien indiquer les mesures transitoires par lesquelles
+on peut s'acheminer vers cette transformation: suppression de
+l'armée; prélèvement de cinq cents millions sur le budget pour
+entretenir des ateliers nationaux et payer le logement des pauvres;
+fixation par l'État du salaire des ouvriers et du prix des objets de
+consommation, impôt progressif sur la richesse et le superflu.
+
+Le système icarien ne tient aucun compte des conditions de la nature
+humaine ni des plus simples exigences du bon sens; il n'est du reste
+pas plus agréable pour une imagination délicate que satisfaisant
+pour une raison droite; mais la nullité, la platitude, l'absurdité,
+le ridicule même ne sont pas des motifs d'insuccès auprès du
+vulgaire. Dans l'oeuvre de Cabet, tout était combiné, avec une
+certaine adresse subalterne, pour caresser et séduire la convoitise,
+l'amour-propre, la jalousie des pauvres gens. Cette vision de
+vie facile et plantureuse, présentée comme une réalité vivante,
+touchait ceux qui peinaient, mieux que n'eussent pu le faire les
+raisonnements les plus rigoureux ou les plus ingénieuses inventions.
+Ajoutez un certain ton de sensibilité dont la naïveté populaire était
+facilement dupe. Aussi le succès fut-il considérable. Le législateur
+de l'Icarie devint, dans une partie du monde ouvrier, l'objet d'une
+sorte de dévotion attendrie; traité de _père_ par ses adeptes, il
+recevait des députations d'hommes et de femmes venant lui apporter
+d'immenses bouquets. Ce rôle d'idole plaisait à son égoïsme et à
+son orgueil. Ignorant tout ce qui n'était pas lui, il souriait avec
+une bienveillance dédaigneuse, quand quelqu'un lui parlait d'autre
+chose que de ses ouvrages. On ne saurait d'ailleurs lui refuser une
+certaine habileté d'organisation et de propagande. D'une fécondité
+égale à sa médiocrité, il multipliait les brochures, toutes roulant
+sur les doctrines icariennes, promettant le même bonheur et la même
+égalité; c'était généralement un dialogue où son partisan, maître
+Pierre, confondait maître Jacques, son adversaire, le tout avec
+accompagnement de lettres dans lesquelles des correspondants inconnus
+ou supposés témoignaient de leur admiration et de leur vénération
+pour le réformateur. Il avait trouvé moyen de se créer une armée de
+courtiers fanatiques qui s'en allaient placer ses brochures dans
+les ateliers de Paris et de province, au profit de ses idées et
+de sa bourse. Ainsi se formèrent des centres «icariens» à Lyon, à
+Toulouse, à Marseille, à Limoges, à Mulhouse, à Saint-Quentin et
+dans d'autres villes industrielles. Si bien qu'au lendemain de la
+révolution de 1848, Cabet est apparu comme une des puissances avec
+lesquelles le gouvernement provisoire était obligé de compter. Quelle
+plus saisissante preuve de son crédit que la douloureuse odyssée de
+ces centaines d'ouvriers et d'ouvrières qui sont partis alors, sur
+la foi de sa parole, pour les solitudes du Texas, afin d'y chercher
+cette Icarie dont le mirage avait séduit et allumé leurs grossières
+imaginations! Qui peut même affirmer que ces malheureux seront
+désabusés, quand, après le plus lamentable des avortements, ils
+reviendront décimés, déguenillés et décharnés?
+
+
+VI
+
+Ce fut en 1840, quelques mois après la publication du _Voyage en
+Icarie_, que Louis Blanc fit paraître sa brochure sur l'_Organisation
+du travail_: il n'avait pas encore trente ans. Il était né en 1811,
+à Madrid, où son père remplissait les fonctions d'inspecteur des
+finances du roi Joseph; sa mère était une Pozzo di Borgo, d'une
+distinction rare et d'une vive piété; son grand-père maternel,
+royaliste ardent, avait été guillotiné pendant la Terreur. La chute
+de Napoléon priva le père de Louis Blanc de sa place et laissa sa
+famille dans la gêne. Toutefois, en souvenir de l'aïeul, Louis XVIII
+accorda une pension à l'ancien fonctionnaire impérial et des bourses
+de collège à ses deux fils. Ceux-ci, ayant terminé leurs études et
+perdu leur mère, étaient en route pour chercher fortune à Paris,
+quand éclata la révolution de 1830[110]. Cet événement les priva de
+la pension faite à leur père: ce n'était plus seulement la gêne,
+c'était la misère, d'autant que, sous ce coup, M. Blanc, déjà malade
+et assombri, vit sa raison s'égarer. Voilà donc Louis, à dix-neuf
+ans, cherchant péniblement un gagne-pain, en compagnie de son frère
+cadet. Tour à tour copiste, clerc d'avoué, répétiteur, frappant à
+des portes qui ne s'ouvraient pas toujours, non seulement il était
+entravé dans son ambition, mais n'avait pas chaque soir de quoi
+manger: dénuement que le contraste lui faisait ressentir plus encore,
+quand, invité par un parent riche, et dissimulant sa pauvreté, il se
+retrouvait, pour quelques heures, dans ce monde élégant où le sort
+l'avait fait naître[111]. Que d'amertumes s'amassèrent alors dans
+cette âme, énergique sans doute, tenace, mais orgueilleuse, haineuse,
+jalouse! Que de serments d'Annibal contre la société à laquelle le
+jeune homme s'en prenait de ses privations et de ses humiliations!
+Lui-même a dit plus tard, en 1848, dans une de ses conférences du
+Luxembourg: «Si je n'ai pas été ouvrier comme Albert et comme vous,
+j'ai subi de votre existence tout ce qu'elle peut contenir de plus
+amer. Moi aussi, j'ai été pauvre, j'ai vécu à la sueur de mon front;
+dès mes premiers pas dans le monde, j'ai porté le fardeau d'un ordre
+social inique, et c'est alors que, devant Dieu, devant ma conscience,
+j'ai pris l'engagement, si je cessais un jour d'être malheureux, de
+ne jamais oublier ce qui a fait le malheur d'un si grand nombre de
+mes frères.»
+
+[Note 110: Voir, sur ces premières années de M. Louis Blanc, le
+brillant discours prononcé par M. Pailleron, lors de sa réception à
+l'Académie française. Le spirituel académicien remplaçait M. Charles
+Blanc.]
+
+[Note 111: On a raconté comment, à bout de ressources, Louis Blanc
+s'était décidé à réclamer l'appui du général Pozzo di Borgo, parent
+de sa mère. L'accueil fut plein de politesse. Le général interrogea
+le jeune homme sur son avenir, promit son appui, puis, quand il
+estima que l'entretien s'était suffisamment prolongé, il sonna
+et donna à demi-voix un ordre à son valet de chambre. Celui-ci,
+au bout de peu d'instants, rentra, tenant à la main une bourse
+convenablement garnie. Louis Blanc, déjà assez mal à l'aise de sa
+démarche, fut fort irrité du procédé, repoussa la bourse avec colère
+et quitta brusquement le général. Cette version est du moins celle
+qui circulait dans le monde démocratique. (STERN, _Histoire de la
+révolution de 1848_, t. II, p. 42, 43.)]
+
+Aux souffrances de la pauvreté s'ajoutait, pour le jeune Louis Blanc,
+la mortification, peut-être plus douloureuse encore, de sa petite
+taille; il avait un aspect si enfantin que, même plus tard, tous ceux
+qui le voyaient pour la première fois lui donnaient douze ou treize
+ans[112] et le traitaient en conséquence, les hommes ne le prenant
+pas au sérieux et les femmes riant de ses velléités galantes. En
+quête d'une place, il fut conduit, un matin, par M. Flaugergues, chez
+le duc Decazes, grand référendaire de la Chambre des pairs; celui-ci
+était assis sur son lit, lisant un journal. M. Flaugergues, après les
+formalités d'usage, recommanda son protégé au duc, qui, se tournant
+vers Louis Blanc, le frappa légèrement sur la joue: «Eh bien,
+dit-il, nous verrons ce qu'on peut faire pour ce petit garçon.» «Je
+sortis et ne le revis plus», racontait, longtemps après, Louis Blanc
+encore tout mortifié de cette scène; et il ajoutait, en savourant
+sa vengeance: «Étrange moquerie du destin! Le 1er mars 1848, il
+était donné à ce petit garçon de coucher dans le lit où il avait vu
+le duc assis, plusieurs années auparavant, et que le duc venait de
+quitter[113].»
+
+[Note 112: Henri Heine écrivait, le 6 novembre 1840: «M. Louis Blanc
+est un homme encore jeune, de trente ans tout au plus, quoique,
+d'après son extérieur, il semble un petit garçon de treize ans. En
+effet, sa taille on ne peut plus minime, sa petite figure fraîche et
+imberbe, ainsi que sa voix claire et fluette qui paraît n'être pas
+encore formée, lui donnent l'air d'un gentil petit garçon échappé
+à peine de la troisième classe d'un collège, et portant encore
+l'habit de sa première communion.» (_Lutèce_, p. 138.) À la même
+époque, M. Nettement, se trouvant chez M. Laffitte, à une réunion
+de journalistes de l'opposition, et voyant un jeune garçon à côté
+du maître de la maison, s'étonnait que celui-ci eût gardé auprès de
+lui son petit-fils, pour lui faire prendre une leçon de politique.
+Ce jeune garçon était M. Louis Blanc, déjà important dans la presse
+républicaine. (_Histoire de la littérature pendant la monarchie de
+Juillet_, t. II, p. 475.)]
+
+[Note 113: _Histoire de la révolution de 1848_, par M. Louis BLANC,
+t. I, ch. VIII.]
+
+Bientôt, cependant, l'horizon s'éclaircit devant Louis Blanc. Il
+trouva une place de précepteur chez un fabricant d'Arras, et fit
+ses débuts de journaliste dans la feuille radicale de cette ville.
+Revenu à Paris en 1834, il collabora au _Bon Sens_, au _National_, au
+_Monde_, se fit remarquer par Carrel, se lia avec Godefroy Cavaignac,
+et acquit assez d'importance pour devenir, le 1er janvier 1837,--il
+n'avait alors que vingt-cinq ans,--rédacteur en chef du _Bon Sens_;
+puis, ce journal ayant disparu en 1838, il fonda et diriga la _Revue
+du progrès_, dans laquelle écrivirent Félix Pyat, Étienne Arago, E.
+Duclerc, Dupont l'avocat, Godefroy Cavaignac, Dornès, Mazzini, etc...
+Aussi Henri Heine pouvait-il dire de lui, en 1840, qu'il était
+«une des notabilités du parti républicain», et il ajoutait: «Je lui
+crois un grand avenir, et il jouera un rôle, ne fût-ce qu'un rôle
+éphémère; il est fait pour être le grand homme des petits, qui sont
+à même d'en porter un pareil avec facilité sur leurs épaules[114].»
+Son talent était déjà ce qu'on l'a connu depuis, plus d'un rhéteur
+que d'un homme politique. La phrase était bien faite, soignée,
+d'allure noble et solennelle, non sans élégance, ni même parfois
+sans une certaine éloquence sentimentale qui rappelait le dernier
+siècle, mais un peu monotone, manquant de relief, d'imprévu et de
+jeunesse. Il tenait beaucoup de Rousseau pour la forme et le fond.
+Fort occupé et fort soigneux de son succès, attentif à flatter le
+peuple et à se faire en même temps, auprès des délicats, le renom
+d'un lettré, habile surtout à se ménager des appuis dans les journaux
+démocratiques de toute nuance, il savait, au besoin, se faire modeste
+et doucereux, tout en demeurant au fond très dédaigneux et très
+personnel[115].
+
+[Note 114: _Lutèce_, p. 140.]
+
+[Note 115: C'est encore Henri Heine qui écrivait, en 1840: «Ce tribun
+imberbe donne cependant à sa réputation de grand patriote, à sa
+popularité, les mêmes petits soins que ses rivaux donnent à leurs
+moustaches; il la soigne on ne peut plus, il la frotte, la tond, la
+frise, la dresse et la redresse, et il courtise le moindre bambin de
+journaliste qui peut faire insérer dans une feuille quelques lignes
+de réclame en sa faveur.» (_Lutèce_, p. 141.)]
+
+En entrant dans la presse, Louis Blanc s'était engagé dans le parti
+républicain extrême, se posant en radical, en jacobin, nullement
+libéral et faisant ses dévotions à Robespierre. Mais, bien qu'il
+parût alors principalement préoccupé de poursuivre une révolution
+politique, il se distinguait de la plupart des hommes à côté desquels
+il écrivait, par un accent et un tour d'idées socialistes. Avec le
+temps, ce caractère devint de plus en plus marqué, et fut tout à fait
+dominant dans les articles de la _Revue du progrès_. Il n'était pas
+jusqu'à l'_Histoire de dix ans_, parue en 1840, où ne se trahît le
+parti pris de changer la société: sans doute, ce pamphlet historique
+était avant tout une machine de guerre contre la monarchie de
+Juillet; mais derrière cette monarchie l'écrivain poursuivait, avec
+une singulière âpreté de haine et de dénigrement, la bourgeoisie,
+envisagée comme la personnification des idées économiques régnantes,
+de la concurrence, du laisser-faire, du crédit individuel, de la
+féodalité financière, de l'«individualisme», de toutes ces «doctrines
+sans entrailles» qui ne songent qu'«à augmenter la masse des biens,
+sans tenir compte de leur répartition», qui «éloignent l'intervention
+de tout pouvoir tutélaire dans l'industrie», qui «protègent le fort
+et laissent l'existence du faible à la merci du hasard[116]».
+
+[Note 116: _Passim_ dans l'introduction de l'_Histoire de dix ans_.]
+
+Ce fut surtout par sa brochure sur l'_Organisation du travail_,
+publiée en septembre 1840[117], que Louis Blanc prit rang parmi
+les théoriciens du socialisme. L'auteur débutait par poser vivement
+cette question: «Le pauvre est-il un membre ou un ennemi de la
+société? Qu'on réponde. Il trouve, tout autour de lui, le sol occupé.
+Peut-il semer la terre pour son propre compte? Non, parce que le
+droit de premier occupant est devenu droit de propriété. Peut-il
+cueillir les fruits que la main de Dieu fait mûrir sur le passage
+des hommes? Non, parce que, de même que le sol, les fruits ont été
+appropriés.» Louis Blanc poursuivait ses interrogations; il montrait
+le pauvre ne pouvant pas même tendre la main ou s'endormir sur le
+pavé des rues, parce qu'il y a des lois contre la mendicité ou le
+vagabondage; puis il ajoutait: «Que fera donc ce malheureux? Il vous
+dira: «--J'ai des bras, j'ai une intelligence... Tenez, prenez tout
+cela, et en échange, donnez-moi un peu de pain.» C'est ce que font
+et disent aujourd'hui les prolétaires. Mais, ici même, vous pouvez
+répondre au pauvre: «--Je n'ai pas de travail à vous donner.» Que
+voulez-vous qu'il fasse alors? Vous voyez bien qu'il ne lui reste
+plus que deux partis à prendre: se tuer ou vous tuer.» L'auteur
+concluait que l'État devait «assurer du travail au pauvre»; non
+que cette conclusion lui parût satisfaire pleinement aux exigences
+de la «justice»; il faudrait davantage pour établir véritablement
+«le règne de la fraternité»; mais du moins, ce travail une fois
+assuré, «la révolte ne serait plus rendue nécessaire». Ce résultat,
+si modeste qu'il fût, Louis Blanc constatait qu'il n'était pas
+atteint. Pourquoi? À cause de la concurrence; là est, selon lui,
+tout le mal, le vice capital de l'organisation sociale. La liberté
+du travail n'est qu'un mensonge: elle aboutit à une guerre sauvage,
+non seulement entre le capital et le travail, mais entre le travail
+et le travail, entre le capital et le capital; elle amène, par
+suite, la baisse continue des salaires, l'écrasement des faibles,
+l'asservissement des pauvres et la constitution d'une féodalité
+industrielle. Suivait un tableau tragique des misères du prolétariat
+ouvrier, des vices et des crimes qui en sont la conséquence, de la
+famille dissoute, de l'enfance atrophiée et pervertie, etc. Que tout
+fût imaginaire dans ce tableau, nul ne pourrait l'affirmer; mais
+l'auteur exagérait violemment le désordre, envenimait et exaspérait
+perfidement les souffrances; et puis, n'était-il pas arbitraire
+d'imputer à la seule concurrence un mal qui avait beaucoup d'autres
+causes économiques et surtout morales?
+
+[Note 117: On a souvent imprimé que cette brochure avait été publiée
+en 1839. C'est une erreur. La première ébauche du travail parut
+sous forme d'article, dans la livraison d'août 1840 de la _Revue du
+progrès_. Ce furent les grèves survenues au commencement de septembre
+qui donnèrent à Louis Blanc l'idée de transformer cet article de
+revue en une brochure de propagande.]
+
+Où Louis Blanc cherchait-il le remède? Tout d'abord, resté factieux
+en devenant utopiste, il combattait ceux qui, comme les fouriéristes
+et les saint-simoniens, se bornaient à rêver le changement de la
+société sans vouloir bouleverser le gouvernement. Pour lui, si
+la révolution sociale est le but final, la révolution politique
+est le moyen nécessaire. L'émancipation du prolétariat lui paraît
+d'ailleurs une oeuvre trop compliquée pour s'accomplir par des
+efforts individuels. Il y faut appliquer «la toute-puissance de
+l'État». Donc les prolétaires doivent commencer par s'emparer du
+pouvoir. «Prenez-le pour instrument, leur dit-il, sous peine de le
+rencontrer comme obstacle.» Cet État, dont Louis Blanc ne craint
+pas de développer sans mesure l'autorité et l'intervention, sera
+«le régulateur suprême de la production»; à lui de prévenir les
+crises qui naissent de la libre concurrence. Comment, d'après quels
+principes, sur quelles données? L'auteur néglige de l'indiquer.
+L'État doit être en outre le «banquier des pauvres» et leur «fournir
+les instruments de travail». Sur ce point, Louis Blanc veut bien
+préciser son système. Le gouvernement fera un grand emprunt dont le
+produit servira à créer des «ateliers sociaux» affectés aux diverses
+branches de l'industrie. Les statuts de ces ateliers, rédigés par
+les pouvoirs publics, auront force de loi. Les salaires y seront
+égaux, par cette raison qu'ils doivent être réglés non d'après la
+capacité ou les oeuvres, mais d'après les besoins. Il paraît que
+le vieux mobile de l'intérêt personnel sera heureusement remplacé,
+chez l'ouvrier émancipé, par le sentiment de l'honneur collectif,
+et par une disposition, présumée permanente, à la fraternité et au
+dévouement. La hiérarchie des fonctions, dans l'intérieur de chaque
+atelier, sera constituée par le gouvernement, la première année;
+par l'élection, les années suivantes. Les hommes ainsi appelés à
+remplir l'office des patrons, des ingénieurs, des chefs d'usines et
+de comptoirs, ceux qui devront apporter la science, l'expérience, la
+direction, l'esprit d'initiative ou de prévoyance, si essentiels au
+succès de l'entreprise industrielle, n'auront pas un salaire plus
+considérable que le moindre ouvrier; ils n'auront non plus aucune
+responsabilité. Quant aux capitalistes, ils sont autorisés, invités
+même à apporter leur argent; on leur servira un intérêt garanti
+par l'État, qui prend ainsi à sa charge tous les risques de la
+gestion; mais ils ne toucheront rien des bénéfices. Ces bénéfices
+seront divisés en trois parts: l'une, répartie également entre
+tous les membres de l'atelier; l'autre, destinée à l'entretien des
+vieillards, des malades, et à l'allègement des crises industrielles;
+la troisième, consacrée à fournir des instruments de travail à ceux
+qui voudraient faire partie de l'association, de telle sorte que
+celle-ci pourra s'étendre indéfiniment, même au delà des possibilités
+de la consommation. Chaque membre aura le droit de disposer de son
+salaire, mais l'auteur compte bien que l'association des travaux
+conduira à «l'association des besoins et des plaisirs», c'est-à-dire
+au communisme complet, qui est en effet le dernier mot du système.
+Il compte aussi que les ateliers nationaux feront une concurrence
+mortelle à l'industrie privée, ainsi réduite, avant peu, à capituler
+aux mains de l'État; au besoin, on s'arrangerait pour qu'il en fût
+ainsi: c'est ce que Louis Blanc appelle «se servir de la concurrence
+pour tuer la concurrence». Révolution complète qu'il nous affirme
+devoir s'accomplir facilement, rapidement et pacifiquement. Ce ne
+sera du reste qu'une transition, et il nous laisse entrevoir, dans
+les brumes de l'horizon, un règne plus complet de la «fraternité».
+
+Cette périlleuse et absurde chimère ne supporte pas un moment
+l'examen. Un tel régime, en admettant qu'il y eût moyen de
+l'établir, serait la ruine de notre industrie, qui ne pourrait
+soutenir la concurrence avec l'industrie étrangère, et ne garderait
+même plus un seul entrepreneur capable, un seul ouvrier laborieux;
+il serait la ruine de l'État, devenu le banquier de toutes ces
+entreprises condamnées à la faillite; il serait la ruine de la
+liberté, qui n'aurait plus aucune place en face de cet État
+omnipotent, omnifaisant et omnipayant; il serait enfin la ruine
+de la dignité humaine, disparaissant sous le niveau et dans la
+confusion de ce communisme égalitaire. Rien d'original dans ces
+erreurs économiques et morales; on pourrait indiquer celle qui est
+empruntée au saint-simonisme, celle qui vient de Fourier, celle qui a
+été ramassée dans les écrits de Cabet ou de Buonarotti. Encore Louis
+Blanc a-t-il, par rapport à ses devanciers, notamment à Saint-Simon
+et à Fourier, l'infériorité de ne pas nous offrir un système complet,
+ayant une réponse telle quelle à toutes les questions de l'âme
+humaine. Il ne voit dans la société que le travail industriel, dans
+le travail industriel que le problème de la concurrence, et, pour
+guérir les abus de cette concurrence, il n'a pas d'autre remède que
+de la supprimer. Ce n'est donc plus l'oeuvre complexe et longuement
+méditée d'un esprit philosophique, mais l'improvisation d'un
+journaliste qui, cherchant un moyen d'agitation et de popularité, a
+rassemblé à la hâte quelques idées fausses, prises de-ci et de-là. Il
+n'y a de nouveau et appartenant vraiment à Louis Blanc que la forme
+éloquente donnée à ces idées, et le ferment redoutable de passion
+révolutionnaire qui y est introduit.
+
+Le succès fut considérable, plus considérable que celui de toutes les
+autres publications socialistes. Plusieurs éditions se succédèrent.
+Ces mots: «organisation du travail», qui n'étaient pas d'ailleurs de
+l'invention de Louis Blanc et que M. Arago avait déjà portés à la
+tribune de la Chambre, le 16 mai 1840[118], devinrent la formule des
+revendications du prolétariat. La faiblesse scientifique du système
+facilitait sa diffusion; ce remède si sommaire, dont quelques
+pages suffisaient à donner la recette, cette vue si restreinte et
+si superficielle de tant de graves problèmes étaient, beaucoup plus
+que la complication touffue de Fourier ou la profondeur abstraite
+de Pierre Leroux, à la portée des lecteurs populaires. Seule
+l'imagination sensible de «papa Cabet» pouvait leur plaire autant;
+encore Louis Blanc, parce qu'il tendait à la constitution d'une secte
+moins étroite, moins délimitée que celle de l'Icarie, trouvait-il
+un public plus étendu. Le beau langage du rhéteur, loin d'éveiller
+la méfiance des ouvriers, semblait les flatter d'autant plus qu'il
+était moins conforme à leur tour habituel d'esprit et à leur façon de
+s'exprimer. Et surtout, avec quelle âpre jouissance les mécontents
+et les malheureux se répétaient ces déclamations passionnées, où
+ils trouvaient à la fois la vengeance et l'exaspération de leurs
+souffrances! Nul écrivain ne contribua davantage à rendre la
+démocratie laborieuse impatiente de son sort, à lui souffler la
+haine de la société personnifiée dans la bourgeoisie; nul surtout
+ne travailla plus efficacement à lui faire croire qu'un changement
+de législation et de gouvernement pouvait faire disparaître tous
+ses maux, et qu'il lui suffirait de mettre la main sur le pouvoir
+pour effectuer ce changement, de rendre quelques décrets pour en
+recueillir aussitôt l'immense bénéfice. Pendant un temps, Louis Blanc
+n'a eu qu'à jouir de la popularité ainsi conquise, et c'est grâce à
+celle-ci qu'il a pu s'imposer, le 24 février 1848, comme membre du
+gouvernement provisoire. Mais, par un châtiment mérité, il s'est vu
+aussitôt sommé d'apporter au prolétariat la réalisation de l'immense
+et trompeuse espérance par laquelle il avait avivé ses convoitises.
+On sait à quelle lamentable banqueroute le parlement ouvrier du
+Luxembourg a promptement abouti, et comment, pour faire diversion
+aux embarras et aux humiliations de cette banqueroute, l'auteur de
+l'_Organisation du travail_ s'est jeté et perdu dans les émeutes
+démagogiques.
+
+[Note 118: Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.]
+
+
+VII
+
+Il est un homme qu'on ne peut omettre dans la galerie des socialistes
+de ce temps, et qu'il serait cependant malaisé de rattacher à
+quelqu'une des écoles déjà étudiées; c'est Proudhon. Pour connaître
+son oeuvre, il faut, avant tout, le connaître lui-même: il s'agit ici
+bien plus de l'analyse d'un tempérament que de celle d'un système, de
+l'histoire d'une passion que de celle d'une doctrine. Né à Besançon,
+en 1809, d'un ouvrier et d'une fille de campagne servante pour les
+gros ouvrages, employé, dans son enfance, à garder les vaches ou
+à faire le métier de garçon de cave, Pierre-Joseph Proudhon avait
+obtenu, par l'entremise de quelques personnes charitables, d'être
+admis au collège en qualité d'externe non payant. Ce fut donc encore
+un boursier, comme Pierre Leroux, comme Cabet, comme Louis Blanc.
+Écolier ardent et opiniâtre au travail, mais sans cesse entravé et
+humilié par sa misère, venant au collège en sabots et sans chapeau,
+puni maintes fois pour avoir «oublié» des livres qu'il n'avait pas le
+moyen d'acheter, ne trouvant pas de quoi dîner chez ses parents, au
+retour d'une distribution de prix où il avait remporté les premières
+couronnes, il se montrait déjà sombre, farouche, irritable[119].
+Un jour que, suivant son instinct d'âpre curiosité, il avait, dans
+la bibliothèque de la ville, demandé à la fois un grand nombre
+d'ouvrages, le bibliothécaire, savant fort obligeant qui devait
+être un de ses protecteurs, s'approcha de lui et lui demanda en
+souriant: «Mais, mon petit ami, qu'est-ce que vous voulez faire de
+tous ces livres?» L'enfant leva la tête, toisa l'interrogateur et,
+pour toute réponse, lui jeta brusquement un: «Qu'est-ce que cela
+vous fait[120]?» L'obligation de gagner sa vie ne lui permit pas
+de terminer complètement ses études. Successivement correcteur,
+typographe, prote, il acquit, en 1836, une petite imprimerie dans
+laquelle il fit de mauvaises affaires. En 1838, il brigua et obtint
+de l'Académie de Besançon la _pension Suard_; cette pension de 1,500
+francs était accordée, pour trois ans, au jeune homme sans fortune
+qui montrait d'heureuses dispositions dans les lettres, les sciences,
+le droit ou la médecine.
+
+[Note 119: Il écrivait lui-même, peu après, à l'Académie de Besançon:
+«Je poursuivis mes humanités, à travers les misères de ma famille
+et tous les dégoûts dont peut être abreuvé un jeune homme sensible
+et _du plus irritable amour-propre_.» (_Correspondance de P.-J.
+Proudhon_, t. I, p. 26.)]
+
+[Note 120: _P.-J. Proudhon_, par M. SAINTE-BEUVE.]
+
+C'était, pour ce fils d'ouvrier, une occasion de s'ouvrir une
+carrière bourgeoise, d'autant mieux que l'honnête Académie paraissait
+prendre au sérieux et exercer avec sollicitude le patronage qu'elle
+avait assumé à son égard. Elle lui avait désigné, à Paris, pour
+correspondant et protecteur, un de ses membres qui faisait aussi
+partie de l'Académie française, M. Droz. Proudhon, bien que peu porté
+à la reconnaissance, a dû plusieurs fois rendre témoignage des bontés
+qu'avait eues pour lui ce moraliste aimable et bienveillant[121].
+D'autres personnages considérables, M. Jouffroy, M. Cuvier, lui
+faisaient également favorable accueil. Mais, chagrin, défiant,
+misanthrope, il repoussait ces avances et restait dans son coin[122].
+Était-ce modestie? C'était plutôt orgueil du plébéien qui a peur
+de ne pas faire assez bonne figure dans un salon[123]. Le rôle de
+protégé lui paraissait humiliant. Et puis n'attendez pas de lui la
+patience de suivre la filière, de prendre la queue des candidats;
+mieux valait, à son avis, tenter, à un moment donné, de sortir des
+rangs et de brusquer la renommée. Enfin, sans avoir encore toutes les
+opinions qu'il affichera bientôt, il se proclamait déjà républicain,
+égalitaire, il avait répudié toutes les croyances chrétiennes de son
+enfance et surtout possédait, au moins en germe, toutes les haines,
+toutes les amertumes qui feront plus tard explosion dans ses divers
+écrits. En recevant sa pension, il s'était fait le serment de ne pas
+abandonner ses frères du prolétariat, de ne pas se laisser attirer
+dans la hiérarchie sociale, mais, bien au contraire, de demeurer hors
+de cette hiérarchie pour la combattre[124]. «Je pourrais, écrivait-il
+le 17 décembre 1838, choisir d'autres voies de me pousser et de me
+faufiler; je ne le veux pas. Je refuse d'aller aux soirées de M.
+Droz, de voir M. Nodier, M. Baguet, M. Jouffroy, etc., et je n'y
+mettrai pas le pied... Ma nomination par l'Académie n'a pas effacé
+mes souvenirs, et ce que j'ai haï, je le haïrai toujours. Je ne
+suis pas ici pour devenir un savant, un littérateur homme du monde;
+j'ai des projets tout différents. De la célébrité, j'en acquerrai,
+j'espère; mais ce sera aux frais de ma tranquillité et de l'amour des
+gens.» Et, l'année suivante, le 15 octobre 1839, il ajoutait: «Je
+n'attends rien de personne; je rentrerai dans ma boutique, l'année
+prochaine, armé, contre la civilisation, jusqu'aux dents, et je
+vais commencer, dès maintenant, une guerre qui ne finira qu'avec ma
+vie[125].» Le bon M. Droz ne comprenait pas grand'chose à la manière
+d'être d'un si incommode pupille, et ne savait comment l'apprivoiser.
+
+[Note 121: _Correspondance de P.-J. Proudhon_, t. I, p. 73, 218.]
+
+[Note 122: _Ibid._, p. 84, 188, 256.]
+
+[Note 123: Il écrivait, quelques années auparavant: «J'éprouve encore
+cette sotte honte d'un berger que l'on veut faire entrer dans un
+salon. Je crains, comme des bêtes effrayantes, les visages que je
+n'ai jamais vus; je recule toujours à voir les gens même qui peuvent
+m'être utiles et me vouloir du bien; je n'ai de présence d'esprit et
+d'aplomb que lorsque je me vois seul et que c'est ma plume qui parle.
+Mérite fort commun, mais que voulez-vous? je sais que je ne brille ni
+par les dehors, ni par l'élocution; j'aime mieux n'être vu ni connu
+de personne.» (_Ibid._, t. I, p. 10.)]
+
+[Note 124: _Correspondance_, t. I, p. 59, 60.]
+
+[Note 125: _Ibid._, p. 76 et 154.]
+
+Si Proudhon se refuse à prendre rang dans la vieille société, ce
+n'est pas pour s'enrôler dans quelqu'un des partis révolutionnaires.
+Dès le premier jour, il se vante de «n'appartenir à aucune
+opinion[126]», et il gardera cette attitude jusqu'au bout. Il se dit
+républicain, mais proclame son mépris et son aversion pour toutes
+les coteries qui prennent cette étiquette; leur conduite lui paraît
+«stupide», leur programme absurde[127]. Il sera bientôt en état de
+guerre continuelle, implacable, avec les hommes du _National_, et
+ne se sentira jamais plus heureux que quand, par quelque «attaque
+effroyable», il les aura fait «pleurer et grincer des dents[128]»;
+il traite fort mal ceux qu'il appelle les «séides de Robespierre»
+et les «dévots à Marat[129]». Il n'est pas davantage disposé à
+s'affilier à l'une des sectes socialistes. «Je ne suis, écrit-il le
+29 mai 1840, ni saint-simonien, ni fouriériste, ni babouviste, ni
+d'aucune entreprise ou congrégation réformiste.» Un autre jour, après
+avoir parlé de tous les prédicateurs d'évangiles nouveaux: «Je n'ai
+pas envie, ajoute-t-il, d'augmenter le nombre de ces fous[130].»
+Individualiste à outrance, il ne pardonne pas aux communistes de
+détruire la personnalité et la dignité humaines[131]. Et surtout, il
+se révolte contre les impuretés de la réhabilitation de la chair, de
+l'amour libre et autres divagations érotiques[132]. S'il est donc
+révolutionnaire et socialiste, c'est à sa manière, qui n'est celle
+de personne autre; il n'éprouve le besoin de se ranger sous aucun
+drapeau, et la conspiration qu'il se dispose à poursuivre est, comme
+il le dit lui-même, une «conspiration solitaire[133]».
+
+[Note 126: _Ibid._, p. 142.]
+
+[Note 127: «La conduite du parti républicain, écrit Proudhon, le
+15 novembre 1840, a été, comme toujours, stupide depuis deux ou
+trois mois.» Ou bien encore: «Les radicaux sont annihilés par leur
+ineptie et leur incapacité.» (_Correspondance_, t. I, p. 254, 313.)
+Il n'a pas assez du sarcasmes pour le «dada réformiste» ou pour les
+velléités belliqueuses de la gauche.]
+
+[Note 128: _Ibid._, t. I, p. 333; t. II, p. 6.]
+
+[Note 129: _Ibid._, p. 13, et _Confessions d'un révolutionnaire_,
+§ I.--Pas un homme important de l'extrême gauche qu'il ne déteste.
+«Je souscrirais volontiers pour une couronne civique, écrivait-il,
+à celui qui nous délivrerait de Lamennais, de Cormenin et d'A.
+Marrast.» (_Correspondance_, t. I, p. 255.) Lamennais surtout lui
+est antipathique. «Quoi qu'un dise de cet homme, écrit-il, je
+répondrai toujours que je n'aime pas les apostats. Il pouvait changer
+d'opinion, mais il ne devait jamais faire la guerre à ses confrères
+dans le sacerdoce ni au christianisme.» (_Ibid._, t. I, p. 333.) Et
+plus tard: «Le plus grand bonheur qui pourrait arriver au peuple
+français, ce serait que cent députés de l'opposition fussent jetés
+à la Seine, avec une meule au cou; ils valent cent fois moins que
+les conservateurs, car ils ont, de plus que ceux-ci, l'hypocrisie.»
+(_Ibid._, t. II, p. 277.) Des journalistes de gauche, il ne pense pas
+plus de bien: «Ils ne comprendront jamais de moi autre chose, dit-il,
+sinon que je les hais et les méprise.»]
+
+[Note 130: Proudhon écrira, un jour, de Fourier, que son système est
+«le dernier rêve de la crapule en délire»; de Pierre Leroux, dont
+cependant il avait paru un moment se rapprocher, que «la sottise le
+dispute à la méchanceté dans ses élucubrations»; de Louis Blanc,
+qu'il est «le plus ignorant, le plus vain, le plus vide, le plus
+impudent, le plus nauséabond des rhéteurs». Cabet ne sera pas mieux
+traité.]
+
+[Note 131: Dans la théorie communiste, les hommes lui paraissent
+«attachés comme des huîtres, côte à côte, sans activité ni sentiment,
+sur le rocher de la fraternité».]
+
+[Note 132: Quand il lui faudra discuter cette partie de la doctrine
+socialiste, il se plaindra d'être «obligé de remuer ce fumier», et
+il s'écriera: «Loin de moi, communistes! Votre présence m'est une
+puanteur, et votre vue me dégoûte.»]
+
+[Note 133: Plus il va, plus il semble trouver une sorte d'âpre
+jouissance à se voir seul en guerre contre tous: «J'aurai raison
+contre tout le monde, écrit-il, ou je succomberai à la peine... Le
+nombre des adversaires vous épouvante; il m'anime, au contraire. Car
+je crois que, dans la carrière antireligieuse, antipropriétaire,
+antimonarchique, où je suis entré, s'il y avait une seule opinion
+avec laquelle je ne fusse pas en désaccord, je ne serais plus
+d'accord avec moi-même.» (_Correspondance_, t. II, p. 241.)]
+
+Proudhon ne voulut pas se dévoiler tout d'un coup. En 1839, il publia
+un _Discours sur la célébration du dimanche_, sujet mis au concours
+par l'Académie de Besançon. Un peu d'attention suffit sans doute
+pour y découvrir en germe presque toutes les idées du socialisme
+égalitaire qui seront développées dans ses ouvrages ultérieurs;
+mais il tâchait de les couvrir du nom de Moïse, et les entourait
+d'amplifications inoffensives ou même presque édifiantes. La menace
+existait, seulement elle était dissimulée; et s'adressant au lecteur
+qu'il supposait intrigué par le mystère, l'auteur s'écriait:
+«Infortuné, comment me comprendriez-vous si vous ne me devinez pas?»
+Le public ne chercha ni à comprendre ni à deviner. Le _Discours_
+passa inaperçu, et personne ne s'arrêta à déchiffrer l'énigme qu'il
+pouvait contenir. L'Académie de Besançon seule s'en occupa; bien
+qu'un peu effarouchée, elle accorda une médaille à son pensionnaire,
+et se borna à faire quelques réserves par l'organe de son rapporteur,
+l'abbé Doney, qui devait être plus tard évêque de Montauban.
+
+Proudhon fut étonné et quelque peu mortifié de n'avoir pas fait
+scandale[134]; il en conclut à la nécessité de frapper plus fort,
+et se mit à rédiger son _Mémoire sur la propriété_. Dans quel état
+d'esprit? On en peut juger par sa correspondance: «Je suis épuisé,
+découragé, consterné, écrivait-il le 12 février 1840. J'ai été
+pauvre l'année dernière, je suis, celle-ci, indigent[135]..... Je
+suis comme un lion; si un homme avait le malheur de me nuire, je le
+plaindrais de tomber sous ma main... Mon travail sur la propriété
+est commencé... L'ironie et la colère s'y feront trop sentir. C'est
+un mal irrémédiable. Quand le lion a faim, il rugit... Malheur à la
+propriété! malédiction!... Il est vrai que, sur certains passages
+de mes lettres, on doit trembler pour ma tête. Hé! Dieu de mon âme,
+c'est que je m'apprête à faire trembler les autres... Il faut que
+je tue, dans un duel à outrance, l'inégalité et la propriété. Ou je
+m'aveugle, ou elle ne se relèvera jamais du coup qui lui sera bientôt
+porté[136].» Le dernier trait est naïf; il trahit cet orgueil qui
+était le fond de l'âme de Proudhon et peut-être l'explication de
+beaucoup de ses actes. L'auteur était persuadé, en effet, que son
+livre serait «l'événement le plus remarquable de 1840». Un autre
+jour, il écrivait: «Je fais un ouvrage diabolique qui m'effraye
+moi-même»; et il terminait ainsi sa lettre: «Priez Dieu pour moi.»
+Le plus souvent, ce qui dominait en lui, c'était une sorte de joie
+sauvage, à la pensée de la consternation qu'il allait jeter dans les
+esprits: «Mon ouvrage est fini, et j'avoue que j'en suis content.
+Je ne puis y penser sans un frémissement de terreur. Quand je songe
+à l'effet qu'il produirait infailliblement, publié par un Arago,
+j'éprouve les mêmes palpitations qu'un Fieschi, à la veille de faire
+partir une machine infernale[137].»
+
+[Note 134: Il s'était attendu, en effet, à produire une vive émotion:
+«Quand on saura dans le public, écrivait-il le 1er juin 1839, que je
+suis l'auteur de ce Discours, ce sera un beau tapage. Je puis dire
+que je viens de passer le Rubicon.» (_Ibid._, t. I, p. 129.)]
+
+[Note 135: Ces embarras pécuniaires venaient surtout de l'imprimerie
+dont Proudhon ne pouvait ni se débarrasser ni tirer profit. Tel était
+son dénuement que, voulant aller voir un de ses amis à Besançon,
+il fit à pied la route de Paris à cette ville. Il priait ses
+correspondants de ne lui écrire que par occasion, parce qu'il n'avait
+pas le moyen de payer les ports de lettre.]
+
+[Note 136: Cette idée revenait sous toutes les formes, dans sa
+correspondance: «Je ne connais rien dans la science, écrivait-il
+encore, dont la découverte ait jamais produit un effet pareil à celui
+que la lecture de mon ouvrage est capable de produire. Je ne dis pas:
+qu'il soit compris; je dis seulement: qu'il soit lu, et c'en est fait
+de la vieille société.»]
+
+[Note 137: _Correspondance_, t. I, p. 166, 182, 183, 189, 191, 212,
+213, 216.]
+
+Le Mémoire parut en juin 1840: c'était un volume de deux cent
+cinquante pages. Dès les premières lignes, à cette question:
+«Qu'est-ce que la propriété?» Proudhon répondait: «La propriété,
+c'est le vol.» Le défi, la recherche du scandale étaient manifestes:
+sorte de rubrique de charlatan, pour faire retourner les passants
+auxquels l'auteur en voulait de n'avoir pas été émus par les
+hardiesses plus enveloppées du _Discours sur le dimanche_. «Il
+fallait, a-t-il dit plus tard pour expliquer sa conduite, étonner
+l'ennemi par l'audace des propositions... Un parti ne se fût
+point prêté à cette tactique; elle exigeait une individualité
+résolue, excentrique même, une âme trempée pour la protestation
+et la négation. Orgueil ou vertige, je crus que mon tour était
+venu[138].» Toute sa vie, il devait, comme un nouveau cynique, se
+plaire à stupéfier le badaud, plus encore, à l'épouvanter. Lui
+représentait-on que ce n'était pas le moyen de gagner les gens, et
+que l'on prenait plus de mouches avec une cuillerée de miel qu'avec
+cent tonneaux de vinaigre? «Il ne s'agit pas de prendre des mouches,
+répondait-il: il s'agit de les tuer[139].» Parfois, il semblait tirer
+vanité de sa violence. «La propriété, c'est le vol! écrivait-il,
+il ne se dit pas, en mille ans, un mot comme celui-là. Je n'ai
+d'autre bien sur la terre que cette définition de la propriété,
+mais je la tiens plus précieuse que les millions de Rothschild.»
+Infatuation d'autant plus étrange qu'en réalité la formule n'était
+pas de lui, et qu'il l'avait empruntée à Brissot de Warville[140]. À
+d'autres moments, il s'excusait presque d'avoir crié si fort. «Cela
+sert avec les sots, disait-il; les sages aperçoivent le motif et
+pardonnent à l'auteur[141].» Et il ajoutait plus tard, en 1849, dans
+le _Représentant du peuple_, toujours à propos de la même phrase:
+«Cela se dit une fois; cela ne se répète pas. Laissons cette machine
+de guerre, bonne pour l'insurrection, mais qui ne peut plus servir
+aujourd'hui qu'à contrister les pauvres gens.»
+
+[Note 138: _Confession d'un révolutionnaire._]
+
+[Note 139: _Correspondance_, t. I, p. 251.]
+
+[Note 140: Brissot avait écrit, en effet, dans ses _Recherches
+philosophiques sur le droit de propriété et le vol_: «La propriété
+exclusive est un vol dans la nature. Le voleur, dans l'état naturel,
+c'est le riche.»]
+
+[Note 141: _Correspondance_, t. I, p. 308.]
+
+Après cet exorde tapageur, l'auteur du Mémoire tâche de détruire les
+divers fondements sur lesquels les philosophes, les économistes ou
+les jurisconsultes font reposer la propriété; il la déclare une idée
+contradictoire, une institution malfaisante, et surtout lui reproche
+d'être en opposition avec la «justice». Pour lui, la «justice» est
+l'égalité, l'égalité absolue, l'égalité des conditions, des fortunes,
+des salaires. C'est à tort que le saint-simonisme et le fouriérisme
+ont dit: «À chacun selon sa capacité.» Toute part réclamée au nom
+du talent n'est qu'une «rapine exercée sur le produit du travail».
+L'auteur regarde d'ailleurs le talent comme une difformité qui tendra
+à disparaître avec l'égalité des conditions, et il nous offre la
+perspective terne et morne d'une société où toutes les intelligences
+seront nivelées comme les salaires. Il supprime la concurrence: la
+valeur de chaque objet ne varie plus selon l'offre et la demande;
+elle est tarifée d'après un criterium absolu et immuable, qui est
+la durée du travail nécessaire pour le produire; aucun compte n'est
+tenu du talent dépensé, ni de la difficulté vaincue; c'est l'Académie
+des sciences qui sera chargée de faire cette tarification. Tout cela
+ressemble fort aux rêveries des communistes; et cependant Proudhon se
+défend d'aboutir à la communauté, qu'il répudie au nom de la liberté
+et de la dignité humaines. Ajoutons qu'entre temps l'auteur conclut
+de la négation de la propriété à celle de l'autorité et se proclame
+«an-archiste». Quant à Dieu, l'heure de sa condamnation n'a pas
+encore sonné; bien au contraire, le Mémoire se termine par une sorte
+de prière adressée au «Dieu de liberté et d'égalité».
+
+«Démolir», Proudhon s'y entend, et le mot même lui est familier.
+Mais, cela fait, il ne semble guère s'inquiéter de reconstruire.
+À peine, dans les dernières pages de son Mémoire, esquisse-t-il
+vaguement une théorie de la «possession» par laquelle il se
+flatte de remplacer la propriété, sans tomber dans la communauté.
+Cette possession paraît être la propriété individuelle, moins
+ce que l'auteur appelle l'«usure», c'est-à-dire moins la rente,
+le fermage; elle ne dure qu'à condition d'être effective; elle
+est transmissible par succession, sous cette réserve que nul ne
+doit cumuler deux héritages. Avec cette possession individuelle,
+aliénable, transmissible, que deviendra l'égalité absolue des
+conditions présentée par l'auteur comme la conséquence et même comme
+la raison de l'abolition de la propriété? S'il y a conflit entre les
+deux principes, quel pouvoir prononcera dans une société où l'on
+a proclamé l'«anarchie»? Nous pourrions multiplier à l'infini ces
+questions. Proudhon n'a essayé de répondre à aucune. En réalité,
+après avoir accumulé les plus audacieuses négations, il n'apporte
+pas une seule affirmation sérieuse. Lui-même avait le sentiment
+de son impuissance et cherchait à s'en excuser. Raillant fort
+dédaigneusement la présomption des faiseurs de système, fouriéristes
+ou autres, il disait, à la fin de son Mémoire: «Quant à la science
+de la société, je déclare que je n'en connais rien de plus que le
+principe (il entendait par là le principe d'égalité absolue), et
+je ne sache pas que personne aujourd'hui puisse se flatter d'avoir
+pénétré plus avant.» Mais il n'admettait pas qu'on l'engageât à
+suspendre la démolition, jusqu'au jour où il serait en mesure de
+tracer le plan du nouvel édifice: «J'ai prouvé le droit du pauvre,
+disait-il; j'ai montré l'usurpation du riche; je demande justice;
+l'exécution de l'arrêt ne me regarde pas. Si, pour prolonger de
+quelques années une jouissance illégitime, on alléguait qu'il ne
+suffit pas de démontrer l'égalité, qu'il faut encore l'organiser,
+qu'il faut l'établir sans déchirements, je serais en droit de
+répondre: «Le soin de l'opprimé passe avant les embarras des
+ministres...; le mal connu doit être condamné et détruit...; on ne
+temporise pas avec la restitution.»
+
+La rapide analyse qui vient d'être faite de cet écrit ne saurait
+donner l'idée de sa forme: tout un appareil de métaphysique,
+d'économie politique, de jurisprudence, d'algèbre même, et en même
+temps toutes les brusqueries, les familiarités, les amertumes, les
+invectives, les personnalités de la polémique la plus emportée.
+L'auteur lui-même définissait ainsi ce qu'il appelait «le genre
+_Mémoire_»: «Moitié science, moitié pamphlet, noble, gai, triste
+ou sublime... La science pure est trop sèche; les journaux trop
+par fragments; les longs traités trop pédants. C'est Beaumarchais,
+c'est Pascal qui sont mes maîtres[142].» Dans le double personnage
+que cherchait ainsi à jouer Proudhon, le pamphlétaire était bien
+supérieur au savant. Celui-ci se montrait lourd, obscur, ennuyeux,
+pénible à suivre; celui-là, bien que dépourvu de grâce, de souplesse
+et de variété, bien que manquant souvent le but par excès de tension
+et de véhémence, était cependant alerte, rapide, vigoureux; il avait
+le tour vif et brusque, un entrain endiablé, une langue ferme,
+saine, précise; il excellait surtout dans le corps à corps, plus
+puissant à assommer un homme qu'à discuter une idée. Et quand, par
+hasard, il avait la chance de n'être plus dans le faux, quand il
+s'attaquait aux sottises ou aux vilenies de quelque socialiste rival,
+il avait des saillies de bon sens, et même des révoltes d'honnêteté,
+d'une saisissante vigueur. Malgré ces bons côtés, l'ensemble était
+sans agrément, indigeste et peu lisible. Aussi le public n'en
+connaissait-il réellement que quelques pages ou, pour mieux dire,
+quelques phrases. Ce qui faisait le plus défaut à Proudhon, c'était
+le coeur: pas d'autre émotion que celle de la colère. Quand il
+voulait être pathétique, imiter Jean-Jacques ou Lamennais, il tombait
+dans la mauvaise rhétorique. Il se piquait pourtant de ne pas faire
+oeuvre de littérature, de n'être pas «gent de lettres[143]». Vaine
+prétention! Quoique fort différent de Louis Blanc, il était aussi un
+rhéteur, ou, si l'on aime mieux, un sophiste, ce qui n'est qu'une
+autre variété de la même espèce.
+
+[Note 142: _Correspondance_, t. I, p. 333, 334.]
+
+[Note 143: «Je n'ai pas le loisir de travailler mon style, je suis
+trop pauvre et trop mal dans mes affaires, pour m'amuser à être gent
+de lettres.»--«Je me soucie de style et de littérature comme de cela.
+Quand je parle au public, je tâche que mon expression soit bien
+nette, bien carrée, bien mordante: je n'ai pas d'autre poétique.»
+(_Ibid._, t. I, p. 182; t. II, p. 242.)]
+
+Le _Mémoire sur la propriété_ ne fit pas tout d'abord le bruit que
+son auteur en attendait. Inconnu, vivant dans l'ombre et l'isolement,
+Proudhon eût eu besoin, plus que tout autre, d'être signalé au
+public par la presse; il n'avait rien fait pour se ménager son
+concours. Sauf la _Revue du progrès_ de Louis Blanc, pas un journal
+ne parla de son livre. Au bout de quelques mois, cependant, les cinq
+cents exemplaires de la première édition se trouvaient placés, et il
+était question d'en faire une nouvelle. À l'Académie de Besançon,
+le Mémoire causa d'autant plus d'émotion qu'il avait été dédié à
+cette compagnie, avec une lettre-préface quelque peu ironique;
+certains académiciens ne demandaient pas moins que la déchéance du
+pensionnaire; après de longues délibérations, pendant lesquelles
+ce dernier se montra tour à tour humble et menaçant, l'Académie,
+toujours bonne personne, écarta les mesures de rigueur. Ce ne fut pas
+le seul corps savant dont Proudhon eut alors à se louer. Il avait
+fait hommage de son livre à l'Académie des sciences morales; M.
+Blanqui, l'économiste, se chargea du rapport: tout en réfutant les
+doctrines émises, il traita l'auteur en homme de science et, par là
+même, le couvrit aux yeux du ministre de la justice, qui était, en ce
+moment, sollicité de déférer aux tribunaux l'ennemi de la propriété.
+
+Cette indulgence, loin de désarmer Proudhon, l'enhardissait. «Je
+n'ai pas commencé pour reculer», écrivait-il[144]. Aussi le voit-on
+faire paraître, coup sur coup, en avril 1841 et en janvier 1842,
+deux nouveaux Mémoires, le premier de forme relativement modérée,
+le second plus violent que jamais[145]. Il y revient sur les mêmes
+thèses, sans addition ni atténuation. Tout en visant surtout la
+propriété, il maltraite avec rudesse, chemin faisant, Lamennais,
+Considérant et le _National_. Le dernier de ces pamphlets lui valut
+une poursuite devant la cour d'assises de Besançon, ce qui ne laissa
+pas que de lui faire, un moment, assez peur; mais il s'en tira avec
+la finesse d'un paysan franc-comtois: à l'audience, il débita,
+d'un ton bonhomme et tranquille, une exposition si volontairement
+obscure de sa doctrine, que les braves jurés, n'y comprenant rien,
+se persuadèrent avoir devant eux un savant, non un conspirateur,
+et qu'ils l'acquittèrent. Le seul résultat du procès fut de mettre
+l'auteur un peu mieux en vue, ce qui lui était d'autant plus utile
+que les journaux, même ceux d'extrême gauche, continuaient à faire le
+silence autour de ses oeuvres. «Je vais mon chemin sans leur secours,
+disait-il, ce qui prouve quelque chose.» Il ajoutait, un autre jour:
+«Inconnu à la presse et aux confréries littéraires et politiques,
+je perce peu à peu; mes brochures se vendent, et mon libraire ne
+paraît point mécontent[146].» Toutefois, le résultat était encore peu
+brillant. Proudhon écrivait, en effet, toujours à la même époque: «Je
+puis dire, en toute vérité, que je n'ai pas un partisan, au moins
+déclaré; le peuple ne peut suivre de si longues et si abstraites
+inductions.» «Du côté du peuple, lit-on dans une autre lettre, je
+suis vu avec plus de défiance que de sympathie; les petits journaux
+d'ateliers me montrent assez de mauvais vouloir; les communistes me
+regardent comme une espèce d'aristocrate.» Et un peu plus tard: «Je
+n'ai encore personne. Personne! Je suis délaissé. J'espère que dans
+un an le public se décidera; mais combien les écrivains sont lâches
+et égoïstes[147]!»
+
+[Note 144: _Correspondance_, t. I, p. 324.]
+
+[Note 145: Le premier était intitulé: _Lettre à M. Blanqui_; le
+second: _Avertissement aux propriétaires, ou Lettre à M. Considérant,
+rédacteur de la_ Phalange, _sur une défense de la propriété_.]
+
+[Note 146: Il écrivait encore: «J'ai la chance de réunir tout le
+monde contre mes publications, ce qui produit une conspiration de
+silence à mon égard. Mes publications ont l'air d'être clandestines,
+et cependant elles s'insinuent partout et déjà portent leur fruit.»]
+
+[Note 147: _Correspondance_, t. I, p. 332, 338, 339, 350, et t. II,
+p. 18.]
+
+Proudhon commençait-il à se fatiguer et à s'inquiéter de cet
+isolement? En 1842 et 1843, nous le voyons solliciter un petit emploi
+à la mairie de Besançon; en même temps, il envoyait ses écrits à
+M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, et lui expliquait longuement
+«comment on pourrait tourner, au profit du pouvoir, les théories
+les plus radicales»; «peut-être, écrivait-il à un de ses amis, ne
+seras-tu pas étonné si je te dis que, dans deux ans, je serai tout
+entier, avec armes et bagages, dans le gouvernement[148].» Quelques
+personnes en ont conclu qu'il y avait eu alors, chez ce révolté, une
+sorte de détente, une velléité de désarmement: pure illusion. Sans
+doute, il n'attachait que peu d'importance aux formes politiques,
+et si la monarchie eût consenti à être l'instrument de ses idées,
+il n'aurait eu aucun scrupule à s'allier avec elle; mais il ne
+pouvait sérieusement espérer son concours. Ce qu'il cherchait donc,
+en 1842 et 1843, c'était seulement une sorte d'abri d'où il pût
+continuer, avec plus de sécurité et sans risque d'un nouveau procès,
+sa guerre contre la société. Il rêvait, comme il le disait lui-même,
+«l'avantage d'être à la fois le réformiste le plus avancé de l'époque
+et le protégé du pouvoir[149]». C'est que, malgré son tempérament
+batailleur et son audace de plume, il n'avait nullement le goût du
+martyre: il en avait même le mépris[150]. De plus, au bénéfice d'être
+ainsi le protégé du gouvernement, il comptait joindre le plaisir
+de le tromper; or, rien ne l'amusait tant que de duper ceux qui se
+fiaient à lui. Voyez avec quel rire sournois il raconte, à cette
+même époque, le tour qu'il est en train de jouer à un magistrat
+qui, voulant faire un livre de droit criminel pour se pousser à
+la députation, l'a choisi comme secrétaire et collaborateur! Il
+nous dépeint ce magistrat comme un «brave homme», «honnête», de
+courte vue, «voltairien», «libéral», mais «propriétaire comme un
+diable», «se piquant d'aristocratie», traitant les radicaux et les
+socialistes de «charlatans» et d'«escrocs», et «ne voulant rien
+dire qui pût compromettre sa toge et contrarier ses opinions». Le
+perfide secrétaire profite de la confiance qu'on lui témoigne pour
+glisser, dans le travail qui lui est commandé, ses propres thèses
+plus ou moins dissimulées, se réservant, une fois le livre paru,
+loué, récompensé peut-être, de mettre en lumière ces passages et de
+sommer l'auteur nominal d'en accepter les conséquences. Comme il se
+gaudit par avance de ce scandale «d'un juge de Paris convaincu d'être
+antipropriétaire et égalitaire»! Comme il se promet de le pousser
+à bout sans pitié! «Ou mon homme criera: Vive l'égalité! À bas la
+propriété! dit-il, ou je le change en bourrique[151].» Le livre
+n'ayant pas été publié, cet honnête complot avorta; mais il révélait
+bien l'instinct de ruse subalterne qu'avait gardé ce fils de paysan.
+C'était évidemment un tour du même genre que Proudhon méditait de
+jouer au gouvernement, dans le cas où celui-ci eût accepté ses
+avances[152]. Au fond, les sentiments de l'ennemi de la propriété
+étaient toujours les mêmes; ils se trahissent à chaque page de sa
+correspondance: «Je déguise ma colère par prudence pure et nécessité,
+écrit-il le 3 avril 1842;... mais, oh! millions de tonnerres de
+diable, je vous jure que tout ce qui est différé n'est pas perdu.» Et
+peu après: «Je suis plus convaincu que jamais qu'il n'y a pas place
+pour moi dans le monde, et je me regarde comme en état d'insurrection
+perpétuelle contre l'ordre de choses[153].» Non qu'il rêve d'un coup
+de force, d'une émeute; il les répudie même[154]; mais il poursuit
+sans relâche ce qu'il appelle «l'inversion de la société[155]».
+
+[Note 148: _Ibid._, t. II, p. 6, 10.]
+
+[Note 149: _Correspondance_, t. II, p. 70.--Peu auparavant, il
+expliquait ainsi sa démarche auprès de M. Duchâtel: «Le pouvoir
+est encore plus bête que méchant, et j'ai résolu d'avoir désormais
+quelque homme puissant parmi mes défenseurs.» (_Ibid._, t. I, p.
+314.)]
+
+[Note 150: «Il y a un homme que je déteste à l'égal du bourreau,
+disait-il, c'est le martyr.» Il blâmait Lamennais aimant mieux
+aller en prison que demander sa grâce. «Galilée, à genoux devant
+le tribunal de l'Inquisition, écrivait-il, et reniant l'hérésie du
+mouvement de la terre pour recouvrer sa liberté, me paraît cent fois
+plus grand que Lamennais... Je respecte les mannequins, je salue les
+épouvantails. Je suis en monarchie, je crierai: Vive le Roi! plutôt
+que de me faire tuer.»]
+
+[Note 151: _Correspondance_, t. I, p. 297, 305, 311, 312, 313, 319,
+320, 330, 331.]
+
+[Note 152: Quelqu'un, en tout cas, l'avait deviné: c'était le maire
+de Besançon, qui expliquait ainsi pourquoi il ne voulait pas donner à
+Proudhon la place qu'il demandait dans les bureaux de la mairie: «Je
+crains qu'il ne fasse de nous, comme des académiciens, des _niais_ ou
+des _instruments_.» (_Ibid._, t. II, p. 80.)]
+
+[Note 153: _Ibid._, t. II, p. 28 et 93.]
+
+[Note 154: _Ibid._, p. 199, 200.]
+
+[Note 155: _Ibid._, p. 259.]
+
+Jusqu'à présent ce n'est toujours qu'une oeuvre de démolisseur que
+nous avons vu faire à Proudhon. S'y est-il donc renfermé jusqu'en
+1848? Il sentait cependant qu'on avait le droit de lui demander
+son plan de reconstruction. Le livre sur la _Création de l'ordre
+dans l'humanité_, en 1843; fut un premier effort pour répondre à
+cette attente, effort très ambitieux et très malheureux; ce livre,
+présenté comme une révélation prodigieuse, fut peu lu, encore
+moins compris, et l'auteur lui-même dut avouer, après coup, qu'il
+«était au-dessous du médiocre[156]». Il tenta un nouvel effort,
+en 1846, en publiant le _Système des contradictions économiques,
+ou Philosophie de la misère_. Cet ouvrage en deux volumes, avec
+cette épigraphe orgueilleuse: _Destruam et ædificabo_, fit un peu
+plus de bruit que le précédent, ne fût-ce qu'à cause des injures
+qui y étaient dites à la Providence; c'est là qu'après une page
+de blasphèmes sans précédents peut-être dans notre littérature,
+Proudhon s'écriait: «Dieu, c'est sottise et lâcheté; Dieu, c'est
+hypocrisie et mensonge; Dieu, c'est tyrannie et misère; Dieu,
+c'est le mal!» Sous couleur d'appliquer la dialectique hégélienne
+dont les mystères venaient de lui être révélés[157], il ne faisait
+qu'opposer, entre-choquer, ruiner toutes les idées, soutenant le
+pour et le contre, tantôt montrant, dans l'économie politique, une
+routine condamnée par les faits, la consécration de la misère et du
+vol, tantôt faisant des chimères et des immoralités socialistes la
+critique la plus vengeresse, semblant d'ailleurs éprouver une sorte
+de joie maligne à démolir chacune des thèses par l'autre. Les rares
+lecteurs qui avaient le courage de le suivre dans ces enchevêtrements
+d'«antinomies» sortaient de là tout étourdis d'avoir été ainsi
+balancés, tournés et retournés; ils ne savaient plus que penser
+soit d'eux-mêmes, soit de l'auteur, et se demandaient si celui-ci
+ne s'était pas livré à un pur jeu d'ergotage. Selon la phraséologie
+allemande par laquelle il obscurcissait encore sa pensée, Proudhon
+venait de poser la «thèse» et l'«antithèse». Restait à en déduire la
+«synthèse», où se trouverait la vérité tant attendue. Mais on eût
+cherché vainement cette synthèse dans le livre; elle était renvoyée
+à un ouvrage ultérieur, que l'auteur se bornait à annoncer sous ce
+titre: _Solution du problème social_. C'est qu'il ne possédait pas
+cette solution; comme il le disait lui-même, il la «cherchait».
+
+[Note 156: _Confession d'un révolutionnaire_, § XI.]
+
+[Note 157: Il avait été initié par M. Grün, sorte de missionnaire
+hégélien venu à Paris, en 1844, pour se mettre en rapport avec les
+socialistes. Dans le récit qu'il a écrit de son voyage, M. Grün parle
+avec un grand dédain de Cabet, de Considérant, de Louis Blanc; il
+réserve toute son admiration pour Proudhon.]
+
+Cette recherche durait encore, quand éclata la révolution de 1848;
+Proudhon en fut tout d'abord «abasourdi»--c'est son propre mot--et
+même quelque peu désappointé. Dans le rôle nouveau que cet événement
+lui faisait, se montra-t-il plus apte à formuler un système qui
+ne fût pas une pure négation? Non: il aboutit seulement à ces
+théories du «crédit gratuit» et de la «banque du peuple», dont M.
+Bastiat et M. Thiers firent une si prompte justice. Exaspéré de
+son insuccès, Proudhon se jeta alors plus avant que jamais dans
+les violences démagogiques, jouant, avec une sorte de vertige et
+de frénésie, ce qu'il appelait «son infernale partie», jouissant
+de l'influence malfaisante qu'il avait enfin acquise sur le peuple
+révolutionnaire, et s'enorgueillissant peut-être plus encore d'être
+devenu l'épouvantail de la bourgeoisie.
+
+Mais revenons au Proudhon d'avant 1848, le seul qui doive nous
+occuper ici. Il est maintenant manifeste que le sophiste pamphlétaire
+s'était lancé sans savoir où il allait; que, du premier jour au
+dernier, il avait marché à l'aventure, brisant tout sur son passage,
+sans autre inspiration, comme il l'avouait lui-même, que son «immense
+colère», beaucoup plus excentrique que vraiment original, nullement
+créateur. On comprend dès lors qu'il n'ait pas groupé de parti autour
+de lui. À peine, vers la fin de la monarchie de Juillet, voyait-il
+quelques amis nouveaux. MM. Darimon, Langlois, Chaudey, Mathey,
+Massol, remplacer les anciens qui s'étaient éloignés. En réalité,
+il demeurait toujours un isolé, en guerre avec toutes les factions,
+avec toutes les sectes. Il écrivait, le 26 mars 1847: «La répulsion
+que j'inspire est générale, depuis les communistes, républicains et
+radicaux, jusqu'aux conservateurs et aux jésuites, les jésuites de
+l'Université y compris.» Dans la masse ouvrière elle-même, bien qu'il
+commençât à être plus connu, il était loin d'avoir alors le renom et
+la popularité de Louis Blanc ou de Cabet. Un rapport de police disait
+de lui, en 1846: «Ses doctrines sont très dangereuses; il y a, au
+bout, des coups de fusil; heureusement ce n'est pas lu.» Très peu de
+gens, en effet, lisaient d'un bout à l'autre les écrits de Proudhon.
+Seulement, de leurs profondeurs obscures jaillissaient, comme
+éclairées d'une lueur sinistre, certaines phrases qui frappaient tous
+les yeux. On eût compté les ateliers où avaient pénétré les _Mémoires
+sur la propriété_ et le _Système des contradictions économiques_;
+mais il n'était pas un recoin des faubourgs où n'eussent été entendus
+les cris: La propriété, c'est le vol! et: Dieu, c'est le mal! Ainsi
+isolées de tout développement, ces formules n'apportaient pas aux
+ouvriers une doctrine économique ou philosophique; elles leur
+faisaient l'effet d'une sorte de tocsin, d'appel à la révolte, au
+pillage des riches, au massacre des prêtres. Ceux mêmes qui n'en
+concluaient pas à la violence immédiate y désapprenaient ce qui
+pouvait leur rester encore des vieux respects. «Je n'ai pas la bosse
+de la vénération, écrivait un jour Proudhon, et si je forme un voeu,
+c'est de l'écraser sur le front de tous les mortels[158].» Il n'y
+réussit que trop bien. D'autres avaient déjà enseigné au peuple à
+détester la société et à nier la Providence; Proudhon lui apprit à
+leur montrer le poing et à leur cracher au visage.
+
+[Note 158: _Correspondance_, t. II, p. 239.]
+
+
+VIII
+
+La revue de l'armée socialiste est enfin terminée. Nous connaissons
+maintenant tous les sophistes qui, dans les dernières années de
+la monarchie de Juillet, travaillaient à pervertir l'esprit du
+peuple et à exciter ses passions; nous savons d'où ils venaient
+et où ils allaient. Rarement un tel effort avait été fait pour
+renverser la société. Sans doute, il y avait eu de tout temps des
+utopistes rêvant je ne sais quel remède aux maux qui résultent de
+l'inégale distribution des richesses. Mais ces rêveurs n'étaient
+pas des perturbateurs; ces fantaisies n'avaient rien d'agressif.
+Le saint-simonisme lui-même, bien qu'il ait servi en quelque sorte
+de transition entre la chimère inoffensive des Salente d'autrefois
+et la réalité destructive du socialisme contemporain, bien qu'il
+contînt en germe presque toutes les erreurs et les convoitises des
+sectes plus récentes, était demeuré cependant un mouvement pacifique,
+étranger aux partis politiques. Tel fut aussi le caractère des
+fouriéristes à leurs débuts et de quelques autres des théoriciens
+dont il vient d'être parlé. Mais à partir de 1840, notamment avec
+Louis Blanc, avec Proudhon, avec la plupart des communistes, nous
+sommes en présence d'un phénomène tout nouveau. On dirait que la
+barrière qui avait séparé jusqu'alors le monde des réformes sociales
+de celui des agitations politiques s'est abaissée. Le rêveur passe
+tribun; la secte se transforme en faction; la thèse d'école tend à
+devenir un mot d'ordre d'insurrection; l'utopie fait alliance avec
+les passions démagogiques, poursuit, par la violence révolutionnaire,
+la réalisation immédiate de ses plans, et trouve, dans l'immense
+prolétariat industriel né, à cette époque même, de la transformation
+économique, des souffrances pour entretenir, aviver les appétits et
+les haines, des demi-instructions pour se prendre aux sophismes,
+des forces pour mettre en oeuvre les desseins de renversement. Il
+y a là une menace d'une particulière gravité. Qu'on ne se rassure
+pas en relevant les divergences de doctrine qui existent entre ces
+diverses écoles; incapables de s'entendre pour une affirmation
+commune, elles s'accordent dans une négation; elles s'attaquent aux
+mêmes institutions, et surtout remuent les mêmes colères, exaspèrent
+les mêmes douleurs, allument les mêmes convoitises. Leur action
+destructive a plus d'unité que leurs théories.
+
+En même temps que les socialistes devenaient révolutionnaires, les
+radicaux, par une évolution correspondante, se rapprochaient du
+socialisme, dont le concours leur paraissait utile pour leur oeuvre
+d'opposition subversive. Dès 1840, l'exemple de ce rapprochement
+avait été donné, non sans éclat, par M. Arago, réclamant à
+la tribune une «nouvelle organisation du travail». Plusieurs,
+sans doute, dans le parti républicain, répugnaient à suivre cet
+exemple. Au _National_, on soutenait volontiers qu'avant de parler
+de révolution sociale il fallait d'abord faire la révolution
+politique. Mais à côté et un peu au delà du _National_, la _Réforme_,
+fondée en 1843, sous les auspices de M. Ledru-Rollin, était loin
+d'avoir les mêmes répugnances. Parmi les membres de son comité
+elle comptait M. Louis Blanc, acceptait de ses mains un programme
+entièrement conforme aux idées de cet écrivain, et lançait, en
+1845, dans les ateliers de Paris, une pétition rédigée sous la même
+inspiration. Il est d'ailleurs à remarquer que certains radicaux
+qui reculaient ou hésitaient devant les conclusions doctrinales du
+socialisme s'associaient, par calcul de tactique ou par entraînement
+déclamatoire, à ses excitations et à ses provocations. Tel était
+le cas de Lamennais. Interrogé en 1838 par Cabet, il avait répondu
+n'avoir pas encore d'idées arrêtées sur ce que devrait être
+l'«organisation du travail[159]», et plus tard, en 1847, dans une
+lettre adressée au _National_, tout en applaudissant aux «tentatives»
+des écoles communistes, il déclarait «ne pas approuver les moyens
+qu'elles proposaient», notamment la façon dont elles supprimaient la
+propriété individuelle. Mais cela ne l'empêchait pas de maudire avec
+elles la société actuelle et de la déclarer sataniquement organisée
+par les riches contre les pauvres. Sa rhétorique, si étrangement
+mélangée de colère et de pitié, se plaisait à peindre la misère et
+la servitude du prolétaire; il avait déjà commencé dans les _Paroles
+d'un croyant_; il continua dans une série de pamphlets de plus en
+plus véhéments: «Peuple, peuple, s'écriait-il, réveille-toi enfin!
+Esclaves, levez-vous, rompez vos fers... Voudriez-vous qu'un jour,
+meurtris par les fers que vous leur aurez légués, vos enfants disent:
+«Nos pères ont été plus lâches que les esclaves romains; parmi eux,
+il ne s'est pas rencontré un Spartacus[160]!» Par une inconséquence
+singulière, l'auteur se défendait de vouloir la violence, et
+s'interrompait par moments pour prêcher la justice à ceux dont il
+venait d'irriter longuement les convoitises et les ressentiments.
+Naturellement, ses excitations enflammées étaient mieux entendues que
+ses conseils de sagesse. «J'ai vu des ouvriers, écrivait Proudhon,
+qui, après la lecture du dernier ouvrage de Lamennais, demandaient
+des fusils et voulaient marcher à l'instant[161].»
+
+[Note 159: «Questions immenses, disait-il, et qui pour moi sont loin
+d'être résolues.»]
+
+[Note 160: C'est à chaque page qu'on trouve, dans les écrits de
+Lamennais, ces exclamations incendiaires. Voyez, par exemple, ce
+fragment d'une brochure intitulée _le Pays et le gouvernement_: «Ô
+peuple, dis-moi, qu'es-tu? Ce que tu es! si j'ouvre la Charte, j'y
+lis une solennelle déclaration de ta souveraineté: cela fut écrit
+après ta victoire. Si je regarde les faits, je vois qu'il n'est
+point, qu'il ne fut jamais de servitude égale à la tienne... Paria
+dans l'ordre politique, tu n'es, en dehors de cet ordre, qu'une
+machine à travail. Aux champs, tes maîtres te disent: «Laboure,
+moissonne pour nous.» Tu sais ce qu'on te dit ailleurs, tu sais
+ce qui te revient de tes fatigues, de tes veilles, de tes sueurs.
+Refoulé de toutes parts dans l'indigence et l'ignorance, décimé par
+les maladies qu'engendrent le froid, la faim, l'air infect des bouges
+où tu te retires après le labeur des jours et d'une partie de la
+nuit, réclames-tu quelque soulagement, on te sabre, on te fusille,
+ou, comme le boeuf à l'abattoir, tu tombes sous le gourdin des
+assommeurs payés et patentés.»]
+
+[Note 161: _Correspondance de Proudhon_, t. I, p. 169.]
+
+Si du radicalisme nous remontons aux régions plus tempérées de
+l'opposition dynastique, nous n'y trouvons plus d'accointances
+avec le socialisme. Quand la gauche était obligée de s'expliquer,
+elle répudiait les faux prophètes; mais elle s'en occupait peu.
+N'attendez pas de sa part une réprobation continue, une lutte active:
+ses efforts sont tendus d'un autre côté, contre le gouvernement.
+Les socialistes profitaient même parfois de sa tendance accoutumée
+à prendre sous sa protection tous les révoltés, même ceux qui lui
+étaient au fond les plus antipathiques. Et puis c'était aussi chez
+elle un parti pris de nier le péril social, par crainte que les
+intérêts effrayés ne se rejetassent du côté des conservateurs.
+Ajoutons enfin que, par le tour donné dans les dernières années à ses
+polémiques, par ses déclamations contre la corruption de la classe
+régnante, par sa façon de présenter l'organisation politique comme
+l'exploitation du pays par une sorte d'oligarchie bourgeoise, elle
+fournissait inconsciemment des armes aux socialistes.
+
+Le gouvernement et les conservateurs voyaient-ils mieux le danger
+et savaient-ils le combattre? Il ne s'agissait pas uniquement de
+réprimer les désordres matériels, d'intenter quelques procès de
+presse, de dissoudre quelques associations, de prendre quelques
+précautions de police. La politique qui eût borné là sa tâche eût été
+singulièrement courte et étroite. Il fallait faire plus que punir la
+manifestation extérieure du mal, il fallait guérir le mal lui-même.
+
+Il y avait tout d'abord, au fond du socialisme, des idées fausses:
+s'occupait-on de les redresser? Il semblait que cette tâche incombât
+particulièrement aux économistes, école nouvelle, d'origine plus ou
+moins britannique, active, remuante, déjà importante et aspirant
+à l'être plus encore. À elle de faire justice des chimères et des
+sophismes, au nom du bon sens, des lois naturelles, des faits
+nécessaires. Or si l'on ouvre le _Dictionnaire d'économie politique_
+au mot «Socialisme», et si l'on consulte la bibliographie des
+ouvrages publiés _pour_ et _contre_, pendant la monarchie de Juillet,
+on trouvera une longue liste d'ouvrages _pour_, et à peu près rien
+_contre_; il a fallu l'explosion de 1848 pour que les économistes
+s'aperçussent qu'il y avait une société à défendre. À peine doit-on
+faire exception pour M. Louis Reybaud, qui publia, de 1840 à 1843,
+deux volumes intitulés: _Études sur les réformateurs modernes_[162];
+encore l'auteur avait-il moins pour objet de redresser les idées
+populaires que d'intéresser la curiosité bourgeoise, en la mettant
+au courant d'un mouvement qu'elle ignorait. M. Reybaud était le
+premier à reconnaître qu'on n'avait pas réfuté les socialistes.
+«La société, disait-il, ne leur a répondu que par l'indifférence.
+Pour les réduire au silence, il eût fallu peu d'efforts. La société
+n'a pas daigné prendre cette peine; elle était trop haut, eux trop
+bas... À quoi bon se charger d'une justice qui se faisait toute
+seule?... Le socialisme avoué est fini ou bien près de finir[163].»
+Les économistes ne firent donc à peu près rien, à cette époque
+du moins, pour contre-balancer, dans l'esprit du peuple, tant de
+détestables enseignements. D'ailleurs, si même ils s'en fussent
+occupés, auraient-ils eu, avec leurs allures un peu froides et
+sèches, avec leur thèse, parfois impitoyable, du laisser faire et du
+laisser passer, ce qui convenait, sinon pour mettre en lumière des
+erreurs de doctrine, du moins pour aller au coeur des misérables,
+pour satisfaire des aspirations fondées sur le besoin, pour désarmer
+des passions alimentées par la souffrance?
+
+[Note 162: Quelques-unes de ces études avaient paru dans la _Revue
+des Deux Mondes_, de 1835 à 1840.]
+
+[Note 163: _Revue des Deux Mondes_, 1er mars 1843.]
+
+À vrai dire, ce qu'il eût fallu, c'était moins de réfuter tel ou tel
+sophisme, que de remédier à la déviation morale et intellectuelle qui
+avait permis à ces sophismes de trouver crédit dans tant d'esprits.
+Le gouvernement pensait probablement avoir commencé cette oeuvre, en
+s'attaquant à l'ignorance et en développant l'instruction primaire.
+Il semble bien, en effet, qu'en pareille matière le concours des
+maîtres d'école puisse être fort utile, à une condition cependant,
+c'est que ces derniers ne deviennent pas, par une sorte de trahison,
+les complices de l'ennemi. Il faut croire que, malgré ses honnêtes
+efforts, le gouvernement de Juillet ne s'était pas suffisamment
+prémuni contre cette trahison, car il devait suffire, au lendemain
+de la révolution de Février, d'une criminelle incitation du pouvoir,
+devenu momentanément révolutionnaire, pour transformer une bonne
+partie des instituteurs publics en apôtres officiels du socialisme.
+L'école ne suffisait donc pas, et elle pouvait même devenir un danger
+de plus. Avec elle et au-dessus d'elle, il fallait le concours de
+l'Église. Le socialisme était avant tout la contradiction des idées
+chrétiennes qui avaient été, depuis tant de siècles, le fondement
+de la vie morale et sociale. Un de ses docteurs le définissait:
+un effort «pour matérialiser et immédiatiser le paradis spirituel
+des chrétiens», et un autre résumait ainsi l'état d'esprit de ses
+adeptes: «Ils ne croient pas et ils veulent jouir.» Aussi, dans le
+peuple, les progrès du socialisme allaient de front avec ceux de
+l'impiété, et d'une impiété si radicale que Proudhon lui-même,
+malgré la joie sauvage qu'il en ressentait, ne laissait pas que d'en
+être épouvanté[164]. Le remède ne pouvait être que dans le retour à
+la religion: seule, elle pouvait vraiment redresser les esprits et
+pacifier les coeurs des prolétaires; seule, elle pouvait donner à ces
+derniers les explications et les espérances qui leur rendaient la
+vie intelligible et supportable. Parmi les hommes du gouvernement,
+il en était plusieurs qui paraissaient comprendre cette vérité,
+et nul, par exemple, ne l'avait exprimée plus éloquemment que M.
+Guizot[165]. C'était évidemment pour s'y conformer que le législateur
+avait maintenu l'enseignement du catéchisme dans l'instruction
+primaire. Toutefois, le christianisme, malgré le terrain regagné
+depuis 1830, occupait encore une trop faible place dans les idées
+et dans la vie de la classe dirigeante, pour qu'on pût attendre
+de celle-ci une sorte d'apostolat religieux: son exemple agissait
+le plus souvent en sens contraire. Et puis, par une malheureuse
+coïncidence, le gouvernement se trouvait, depuis 1841, à propos de
+la liberté d'enseignement, en lutte avec les influences catholiques;
+au lieu d'encourager leur action bienfaisante, il était amené à
+prendre des précautions contre leurs prétendus empiétements, aussi
+préoccupé de marchander au clergé et aux congrégations leur part dans
+l'éducation de quelques enfants, qu'il eût dû l'être de leur confier
+l'éducation de cet autre grand enfant qu'on appelle le peuple.
+Aucune autre doctrine, aucune autre force morale n'occupait ni ne
+pouvait occuper, dans la bourgeoisie, la place que le christianisme
+y avait malheureusement perdue. Ce n'était pas la moindre cause
+de faiblesse de cette bourgeoisie en face du socialisme. Henri
+Heine lui-même, tout incrédule qu'il était, en avait le sentiment
+plus ou moins net: il insistait sur «l'avantage incalculable qui
+ressortait, pour le communisme, de la circonstance que l'ennemi
+qu'il combattait ne possédait, malgré toute sa puissance, aucun
+appui moral en lui-même». Et il ajoutait: «La société actuelle ne
+se défend que par une plate nécessité, sans confiance en son droit,
+même sans estime pour elle-même, absolument comme cette ancienne
+société dont l'échafaudage vermoulu s'écroula lorsque vint le fils du
+charpentier[166].»
+
+[Note 164: _Correspondance de Proudhon_, t, II, p. 134 à 137, et p.
+169.]
+
+[Note 165: V. notamment les articles publiés par M. Guizot, dans la
+_Revue française_ de février, juillet et octobre 1838.]
+
+[Note 166: Lettre du 25 juin 1843 (_Lutèce_, p. 380).]
+
+Au fond du socialisme, il n'y avait pas seulement une perversion
+des esprits et des coeurs, il y avait aussi, ne l'oublions pas, une
+souffrance, souffrance réelle et profonde. Vainement le progrès
+économique avait-il augmenté d'une façon générale le bien-être du
+peuple: vainement celui-ci était-il mieux logé, mieux vêtu, mieux
+nourri, mieux soigné dans ses maladies; en même temps, par une de
+ces lois mystérieuses qui déroutent et humilient la raison humaine,
+le premier résultat de ce développement industriel dont notre siècle
+s'enorgueillissait, semblait être l'apparition d'un mal nouveau,
+d'une forme spéciale de paupérisme qu'on appelait précisément le
+paupérisme industriel: misère matérielle et morale, parfois plus
+hideuse que tout ce qu'on avait vu à des époques réputées moins
+prospères, et surtout rendue plus insupportable par le voisinage
+et le contraste de la richesse que ces misérables contribuaient à
+créer. Pour avoir raison du socialisme, il n'eût donc pas suffi
+de prouver qu'il avait tort; il fallait supprimer ou soulager les
+souffrances qui étaient après tout sa principale raison d'être.
+Il serait fort injuste de dire, comme on l'a fait parfois, que la
+monarchie de Juillet ne s'est pas occupée des ouvriers. Sans mise
+en scène tapageuse, elle a fait beaucoup pour eux: développement
+des caisses d'épargne, des conseils de prud'hommes, de l'assistance
+publique, des brevets d'invention, des écoles, projets sur les
+caisses de retraite et sur les monts-de-piété, etc., etc.; et certes
+mieux vaut un gouvernement qui s'applique à résoudre modestement la
+question sociale sans la poser, que celui qui la pose bruyamment sans
+la résoudre. Toutefois, si peu de cas qu'on fasse du charlatanisme,
+n'est-on pas tenté de regretter que le gouvernement d'alors
+n'ait pas fait un peu plus montre de l'intérêt qu'il portait aux
+travailleurs? Ceux-ci, en le voyant presque toujours absorbé,
+au moins en apparence, par des questions qui ne les touchaient
+aucunement, étaient plus disposés à écouter le sophiste qui affectait
+au contraire d'être exclusivement occupé de leur cause. D'ailleurs,
+il faut bien l'avouer, une partie de la bourgeoisie oubliait trop ses
+devoirs envers l'ouvrier. Je l'ai déjà dit, cette bourgeoisie, malgré
+ses qualités réelles, manquait un peu d'élévation d'esprit et de
+chaleur de coeur; elle ne savait pas assez regarder en haut et aimer
+en bas. Et puis, dans ses rangs, combien d'individus, étourdis et
+comme grisés par l'étonnant progrès économique qui naissait de leurs
+efforts et dont ils tiraient d'immenses bénéfices, en proie à une
+sorte de fièvre de gain, de spéculation et de jouissance, irritaient
+le prolétariat par leur égoïste indifférence, en même temps que leurs
+exemples lui enseignaient toutes les convoitises matérialistes! De
+là, le cri de révolte et d'envie qui semblait parfois répondre, d'en
+bas, au culte du veau d'or qui régnait en haut. Là encore, n'est-ce
+pas la religion qui eût pu apporter le vrai remède au mal social,
+en rapprenant à cette société bourgeoise la leçon trop oubliée du
+renoncement pour soi et de la charité envers les autres? Dès 1837,
+Ozanam, considérant d'un côté le camp des pauvres, de l'autre le camp
+des riches, «dans l'un l'égoïsme qui veut tout retenir, dans l'autre
+l'égoïsme qui voudrait s'emparer de tout», demandait «qu'au nom de la
+charité, les chrétiens s'interposassent entre les deux camps, qu'ils
+allassent, transfuges bienfaisants, de l'un à l'autre, obtenant des
+riches beaucoup d'aumônes, des pauvres beaucoup de résignation»;
+qu'ils se fissent «médiateurs» entre «un paupérisme furieux et
+désespéré» et «une aristocratie financière dont les entrailles
+s'étaient endurcies»; et alors, dans le rêve généreux de sa jeunesse,
+il voyait «cette charité paralysant, étouffant l'égoïsme des deux
+partis, diminuant chaque jour les antipathies; les deux camps se
+levant, jetant leurs armes de colère et marchant à la rencontre
+l'un de l'autre, non pour se combattre, mais pour se confondre,
+s'embrasser et ne plus faire qu'une bergerie sous un seul pasteur,
+_unum ovile, unus pastor_[167]». Mais, hélas! bien petit était le
+nombre de ceux qui pensaient et surtout agissaient comme Ozanam!
+
+En somme, force est de reconnaître que la société se défendait mal
+contre ses adversaires. Heureux encore quand elle ne se faisait pas
+leur alliée, en prêtant la publicité de ses journaux et l'autorité de
+ses applaudissements à des écrits qui, comme les romans d'Eugène Süe,
+étaient l'une des plus redoutables machines de guerre du socialisme.
+À vrai dire, dans la bourgeoisie, on ne croyait pas au danger. Le
+travail, parce qu'il se faisait sous terre, échappait aux regards
+distraits. Le suffrage restreint avait cette conséquence qu'il ne
+laissait de place à aucune manifestation électorale ou parlementaire
+des idées qui fermentaient dans les masses ouvrières. «Tout le
+monde, a écrit depuis un homme mêlé à la politique de ce temps, M.
+Saint-Marc Girardin, se laissait prendre aux apparences décevantes
+du gouvernement représentatif, apparences d'autant plus décevantes
+que, comme elles ont leurs agitations de tribune et leurs troubles
+d'assemblée, l'inquiétude que causent ces troubles et ces agitations
+fait croire qu'il n'y a pas à craindre de dangers plus grands et
+plus sérieux... Les fossés qu'il fallait chaque jour éviter sur la
+route nous cachaient, chose étrange, le précipice qui nous attendait...
+La vie animée du gouvernement représentatif nous distrayait
+et nous trompait. Nous nous occupions de nos malaises, et nous
+négligions notre maladie.» De temps à autre, cependant, le désordre,
+d'ordinaire caché, se faisait jour au dehors; il se produisait
+comme des crevasses qui laissaient entrevoir la flamme du volcan et
+par lesquelles s'échappait même quelque jet de lave incandescente;
+ainsi fut-il, par exemple, à la fin de 1841, lors des révélations
+qu'avait amenées l'instruction de l'attentat de Quénisset contre le
+duc d'Aumale. Le monde politique prêtait un moment l'oreille; il
+poussait un cri de terreur; le _Journal des Débats_ déclarait que la
+question n'était plus de savoir comment serait résolu tel problème
+parlementaire, mais bien «s'il y aurait ou non un ordre social».
+Seulement, l'alarme ne durait pas: au bout de quelques jours, on ne
+songeait plus qu'il pût y avoir un autre danger que les manoeuvres
+de M. Thiers ou les déclamations de M. Odilon Barrot. Le préfet de
+police, dont c'était la mission particulière de regarder à ce qui se
+passait dans les bas-fonds sociaux, signalait parfois au ministre de
+l'intérieur l'activité croissante de la propagande socialiste. «Là
+est la véritable plaie de l'époque, disait-il en terminant l'un de
+ses rapports, et l'on doit reconnaître que, chaque année, elle fait
+de nouveaux progrès. Un pareil état de choses me paraît de nature
+à éveiller la haute sollicitude du gouvernement[168].» Le ministre
+probablement n'eût pas demandé mieux que de prendre en considération
+cet avertissement; mais, au même moment, il en était détourné par
+quelque incident de presse ou de tribune, par quelque préoccupation
+électorale. On devait arriver ainsi jusqu'à la chute de la monarchie,
+sans avoir jamais sérieusement pensé au danger du socialisme. Rien,
+du reste, ne donne mieux l'idée de cette étonnante sécurité, de
+cette inattention obstinée, de ce prodigieux aveuglement, que la
+stupeur épouvantée de la bourgeoisie, quand, le 24 février 1848,
+le socialisme, surgissant tout armé des barricades, vint exiger sa
+place, à l'Hôtel de ville, parmi les maîtres de la France.
+
+[Note 167: Lettres du 9 mars 1837 et du 12 juillet 1840.]
+
+[Note 168: Rapport du 19 janvier 1847, publié par la _Revue
+rétrospective_.]
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+M. GUIZOT ET LORD ABERDEEN.
+
+ I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à
+ l'influence française. La candidature du comte de Trapani
+ à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. La
+ candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. M.
+ Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc de
+ Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations faites à
+ ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. On continue à
+ s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet français instruit M.
+ Bresson et avertit le cabinet de Londres qu'il reprendrait sa
+ liberté si le mariage Cobourg devenait imminent. Intrigue nouée
+ entre la reine Christine et Bulwer, au printemps de 1846, pour
+ conclure ce mariage à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait
+ échouer en la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais
+ fait au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par
+ un sentiment différent. Impression que ces incidents laissent
+ au gouvernement français.--II. L'Orient après 1840. L'Égypte.
+ La question du Liban. Efforts peu efficaces de la diplomatie
+ française.--III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M.
+ Guizot propose à l'Angleterre de substituer, en Grèce, l'accord
+ à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis au
+ pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise. Succès
+ de Colettis. La légation de France le soutient et l'emporte sur
+ la légation britannique. Inconvénients de ce retour à l'ancien
+ antagonisme.--IV. L'entente cordiale se maintient surtout par
+ l'amitié personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur
+ correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi causé
+ en France à la pensée que Palmerston va reprendre la direction
+ du _Foreign office_. M. Thiers, au contraire, qui a partie liée
+ avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig ne peut se former à
+ cause des objections faites contre Palmerston. Voyage de ce
+ dernier en France. Chute définitive du ministère Peel et rentrée
+ de Palmerston.
+
+
+I
+
+Les affaires étrangères n'avaient pas tenu, dans les grands débats
+politiques de la session de 1846, la même place que les années
+précédentes. Il n'en faut pas conclure que le gouvernement français
+n'avait plus de problème extérieur à résoudre ou du moins à
+surveiller. Au dehors comme au dedans, les ministres n'ont jamais de
+telles vacances. À défaut des accidents imprévus et extraordinaires
+qui avaient naguère mis en question la paix du monde et l'existence
+du cabinet, restaient les difficultés permanentes que notre
+diplomatie ne pouvait perdre de vue, alors même qu'aucun fait public
+n'attirait sur elles l'attention de la foule. En 1846, les plus
+graves de ces difficultés avaient pour siège l'Espagne et l'Orient,
+où, depuis si longtemps, se heurtaient les influences rivales de la
+France et de l'Angleterre.
+
+Des affaires d'Espagne, qui depuis la mort de Ferdinand VII avaient
+causé tant d'embarras à notre gouvernement, il a été déjà question
+plusieurs fois[169]. Il convient d'en reprendre le récit au moment
+où nous l'avions interrompu, c'est-à-dire dans la seconde moitié
+de 1843, alors que le cabinet de Londres, éclairé par la chute
+d'Espartero, consentait enfin à s'entendre avec celui de Paris
+et à substituer, dans la Péninsule, l'action commune au vieil
+antagonisme; c'était, on le sait, la première manifestation de
+«l'entente cordiale». Cette nouvelle politique ne parut pas tout
+d'abord avoir des effets défavorables à la France. Au contraire,
+notre influence reprit peu à peu, à Madrid, le terrain qu'elle avait
+perdu pendant la régence d'Espartero. À travers mille intrigues de
+cour ou de parlement, dans lesquelles tous les partis mêlaient--comme
+cela ne se voyait qu'en Espagne--les procédés de révolution et ceux
+d'ancien régime, le pouvoir ministériel passa successivement des
+radicaux avancés, clients de l'Angleterre, à des radicaux de plus
+en plus modérés, et finit par arriver, en mai 1844, aux mains du
+général Narvaez et des autres chefs de l'ancien parti français.
+Dès le mois de février précédent, la reine mère Christine, qui,
+pendant son exil, vivait à Paris, dans l'intimité des Tuileries,
+avait été solennellement rappelée et avait repris, sous le nom de
+sa fille, l'exercice du pouvoir royal. Les élections, faites à la
+fin de 1844, donnèrent une majorité conservatrice, et le premier
+acte de la Chambre nouvelle fut de réformer la constitution dans un
+sens monarchique. La réaction était donc complète. Le gouvernement
+français ne pouvait la voir avec déplaisir, et il était disposé à
+la seconder. Toutefois il était bien résolu à ne pas retomber dans
+l'ornière de l'ancienne rivalité. M. Guizot avait proclamé cette
+volonté à la tribune de la Chambre des députés, dès le 21 janvier
+1844, et surtout il s'appliqua à en bien pénétrer l'ambassadeur de
+France à Madrid, qui, depuis novembre 1843, se trouvait être le comte
+Bresson, jusqu'alors accrédité près la cour de Berlin. Ce n'était
+pas, en effet, entre les ministres dirigeants à Paris et à Londres
+que l'entente cordiale avait le plus de peine à s'établir; c'était
+au loin, entre les agents diplomatiques des deux puissances. Les
+ministres, voyant par position les choses de haut et d'ensemble,
+pouvaient prendre leur parti de tel sacrifice local qu'ils savaient
+être compensé par les avantages généraux du système. Les agents,
+placés au milieu d'un théâtre circonscrit, étaient portés à y borner
+leur vue; autour d'eux, tout--hommes et choses, traditions du passé
+et tentations de l'heure présente--les poussait à l'antagonisme.
+Pour y échapper, il leur fallait remonter la pente naturelle de leur
+fonction. M. Guizot connaissait notre nouvel ambassadeur à Madrid
+pour un esprit ardent, prompt à la lutte, mais aussi fort capable
+de comprendre une grande politique et de s'y dévouer; il le pressa
+de «n'épouser aucune querelle, aucune coterie, aucun nom propre»,
+de prêcher à tous, particulièrement à nos amis, la concorde, la
+modération, et le détourna d'opposer un parti français à un parti
+anglais[170]. Pour ce qui dépendait de lui, loin d'appuyer sur les
+échecs infligés en Espagne à l'influence britannique, il cherchait à
+les atténuer: ainsi retarda-t-il la rentrée de la reine Christine,
+jusqu'à ce que le cabinet de Londres en eût reconnu la nécessité.
+
+[Note 169: Voir plus haut, livre II, ch. XIV, § V; livre III, ch. II,
+§§ IV et VI; ch. III, § III, et ch. VI, § I; livre V, §§ VII, VIII et
+IX.]
+
+[Note 170: J'ai eu sous les yeux la correspondance officielle et
+confidentielle du ministre et de l'ambassadeur, correspondance fort
+importante, dont j'aurai souvent occasion de me servir. M. Guizot,
+d'ailleurs, en a cité de nombreux extraits dans ses _Mémoires_.]
+
+En dépit de ces ménagements, le tour pris par les événements au delà
+des Pyrénées était désagréable au gouvernement anglais, d'autant que
+lord Palmerston ne manquait pas d'y montrer le fruit de la politique
+suivie par ses successeurs. Lord Aberdeen en était parfois un peu
+triste, mais il n'en persistait pas moins à répudier «cette politique
+d'antagonisme qui, disait-il, avait beaucoup nui à l'Espagne, sans
+beaucoup servir à l'Angleterre», et il proclamait que «seule, la
+coopération des deux puissances occidentales pouvait assurer la
+prospérité de la Péninsule». Tel fut le sens des instructions que,
+lui aussi, il envoya à son représentant près la cour de Madrid.
+Celui-ci avait été changé en même temps que l'ambassadeur de France;
+malheureusement, en cette circonstance, on n'avait fait qu'à demi
+les choses: si M. Aston avait été rappelé pour avoir été trop engagé
+dans l'ancienne rivalité, il avait été remplacé par sir Henri Bulwer,
+homme d'esprit, naguère premier secrétaire de l'ambassade anglaise à
+Paris, mais, au fond, de la clientèle de lord Palmerston et, comme
+tel, mal préparé à se faire l'instrument d'une politique d'union.
+Aussi les rapports furent-ils tout de suite assez tendus entre le
+nouveau ministre d'Angleterre et le comte Bresson, qui, de son côté,
+n'était d'humeur à permettre ni qu'on lui manquât dans les petites
+choses, ni qu'on l'entravât dans les grandes.
+
+Les mauvais procédés de l'agent anglais n'ébranlèrent pas la volonté
+conciliante de M. Guizot; il n'en prêcha pas moins la patience à son
+ambassadeur. «Soyez, lui écrivait-il, toujours bien avec Bulwer et
+pour lui; rendez-lui de bons offices. Ne fermez point l'oeil sur ses
+petites menées, et tenez-moi toujours au courant; mais qu'il n'en
+paraisse rien dans vos rapports avec lui, dans votre langage sur lui.
+Vous avez vu le bon, le très beau langage de lord Aberdeen. C'est là
+l'essentiel. Prenez cela pour le symptôme assuré et le vrai diapason
+des intentions et des rapports des deux gouvernements. Que Bulwer,
+comblé de vos bons procédés, de vos bons offices, ne puisse, s'il
+fait des fautes et subit des échecs, s'en prendre qu'à lui-même.
+L'entente cordiale n'est pas, je le sais, un fait de facile
+exécution sur tous les points et tous les jours. C'est pourtant le
+fait essentiel à la situation générale, et je m'en rapporte à vous
+pour le maintenir au-dessus des difficultés locales qui pèsent sur
+vous[171].»
+
+[Note 171: Lettre du 17 février 1844.]
+
+Dès l'établissement de l'entente cordiale en Espagne, M. Guizot
+avait déclaré que «la plus grave des questions auxquelles elle
+devait s'appliquer était sans contredit celle du mariage futur de
+la reine Isabelle[172]». On se rappelle quelle était sur ce point
+notre politique nettement proclamée: nous consentions à l'exclusion
+des princes français, mais nous exigions un Bourbon, et, par
+cette raison, nous avions absolument repoussé la candidature du
+prince de Cobourg[173]. On n'a pas oublié non plus comment, dans
+l'entrevue d'Eu, le gouvernement anglais, sans adhérer formellement
+et en principe à notre prétention, avait paru s'engager en fait à
+la soutenir, ou tout au moins à ne pas la contrarier[174]. Notre
+candidat était alors le comte de Trapani, second frère du roi de
+Naples, et également frère de la reine Christine. Ce n'était pas que
+notre cabinet eût aucune préférence absolue pour ce prince. S'il
+l'avait désigné, c'est qu'à ce moment, il lui paraissait le seul
+Bourbon possible. Les neveux de Ferdinand VII,--le duc de Cadix
+et le duc de Séville,--se trouvaient écartés à cause de la haine
+passionnée que leur mère doña Carlotta témoignait à sa soeur la reine
+Christine. La mort de Carlotta, en janvier 1844, ayant paru atténuer
+cet obstacle, M. Guizot se hâta de déclarer que «la combinaison
+napolitaine n'était pas pour nous une combinaison exclusive», et que,
+par exemple, nous ne ferions pas d'objection au duc de Cadix. Cette
+ouverture n'eut alors aucune suite; ce prince n'était pas _persona
+grata_ auprès d'Isabelle et de sa mère. Celle-ci disait à Narvaez, au
+mois de mars 1844, en arrivant en Espagne: «Je suis décidée pour mon
+frère Trapani.»
+
+[Note 172: Dépêche déjà citée du 10 août 1843.]
+
+[Note 173: Plus haut, t. V, ch. III, § VIII.]
+
+[Note 174: _Ibid._, § IX.]
+
+Il ne fallut pas longtemps, cependant, pour s'apercevoir que
+cette dernière candidature se heurtait à de grosses difficultés.
+La principale n'était pas l'opposition de M. de Metternich, qui
+poursuivait «son idée» d'un mariage d'Isabelle avec le fils de don
+Carlos[175], et qui redoutait, au point de vue de sa politique
+italienne, de voir «Naples entrer dans l'orbite de la France[176]»;
+ce n'étaient pas non plus l'inertie maladroite et les hésitations
+soupçonneuses du roi des Deux-Siciles, qui craignait d'être la dupe
+de Louis-Philippe, et qui s'imaginait que ce prince n'avait pas
+renoncé sincèrement à prendre la main d'Isabelle pour un de ses
+fils. Le véritable obstacle était en Espagne. Au fond, personne
+n'y voulait de Trapani: les radicaux, parce que c'était notre
+candidat; les modérés, parce qu'ils désiraient un «grand mariage» qui
+affermît leur monarchie constitutionnelle et lui assurât «un point
+d'appui au dehors»; ce point d'appui, ils l'eussent trouvé dans le
+mariage français, qu'en dépit de nos refus ils tentaient toujours
+de remettre sur le tapis; ils ne le trouvaient pas dans un prince
+d'un État secondaire, à peine âgé de seize ans, non encore sorti
+du collège de Jésuites où il portait la soutane, et ayant d'autant
+moins de prestige aux yeux des Espagnols que ceux-ci avaient gardé,
+du temps où ils dominaient dans l'Italie méridionale, l'habitude de
+mépriser les Napolitains. La reine Christine, tout en feignant, par
+déférence pour le gouvernement français, de poursuivre le mariage
+Trapani, le faisait sans désir sérieux de réussir, au contraire avec
+l'arrière-pensée de retarder toute conclusion et avec l'espoir de
+nous arracher, un jour ou l'autre, un prince français. M. Bresson
+sentait son habileté et son énergie impuissantes à vaincre ces
+résistances. Chaque fois qu'il croyait toucher au but, survenait un
+incident qui l'en éloignait.
+
+[Note 175: Plus haut, t. V, ch. III, § VIII.]
+
+[Note 176: Lettre du prince de Metternich au comte Apponyi, 15 juin
+1845. (_Mémoires de Metternich_, t. VII, p. 95.)]
+
+Pendant ce temps, la candidature du prince de Cobourg, bien que
+rentrée dans l'ombre, n'était pas abandonnée: elle paraissait
+même trouver faveur, en Espagne, chez certains membres du parti
+modéré, offusqués du cercle étroit dans lequel nous prétendions les
+renfermer. L'un d'eux, le duc de Sotomayor, ministre à Londres,
+disait très haut: «Si le roi Louis-Philippe ne nous donne pas un de
+ses fils, nous prendrons de la main des Anglais un Cobourg, parce
+qu'il nous faut à tout prix l'appui d'une grande puissance[177].»
+Bien plus, on pouvait se demander si ce sentiment n'était pas celui
+de la reine Christine. Un jour, M. Bresson lui racontait plaisamment
+qu'à une insinuation de l'envoyé anglais sur le mariage Cobourg il
+avait répondu: «Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé
+de pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j'ai fait
+élire en quarante-huit heures le duc de Nemours; je puis assurer
+qu'il ne m'en faut ici que vingt-quatre pour faire proclamer le duc
+d'Aumale.» Loin d'être choquée de cette assurance, la Reine mère
+répliqua sur le même ton: «Il ne vous faudrait pas tant de temps,
+et si je savais que ce fût le moyen d'arriver à mon but, moi aussi
+je pousserais le Cobourg[178].» Ce «mariage anglais» dont elle
+nous menaçait en riant, elle y pensait à part elle beaucoup plus
+sérieusement: c'était la ressource qu'elle se réservait au cas où le
+mariage français deviendrait décidément impossible. Dès la fin de
+1843, étant encore à Paris et recevant sir Henri Bulwer qui allait
+prendre possession de son poste à Madrid, elle lui avait témoigné
+tout le prix qu'elle attachait au bon vouloir de l'Angleterre, et lui
+avait fait connaître son intention de soutenir le prince de Cobourg,
+si, comme elle le craignait, elle ne pouvait obtenir un des fils
+de Louis-Philippe[179]. Une fois revenue en Espagne, l'astucieuse
+princesse, en qui l'on croyait voir parfois une nouvelle Catherine de
+Médicis, continua à tenir le même langage en causant avec certains
+adversaires de l'influence française, et ses propos revinrent plus
+d'une fois aux oreilles de notre ambassadeur.
+
+[Note 177: Lettre du comte Bresson à M. Guizot, du 28 septembre 1844.]
+
+[Note 178: Lettres de M. Bresson à M. Guizot, 8 janvier et 31 mars
+1844.]
+
+[Note 179: M. Guizot dit avoir su depuis ce fait avec certitude.
+(_Mémoires_, t. VIII, p. 220.)]
+
+Tout cela n'était pas fait pour donner à M. Bresson grand espoir
+dans le succès du candidat napolitain; avec son esprit vif et un peu
+impatient, il se voyait déjà acculé à cette alternative: ou consentir
+au mariage français, ou laisser faire le mariage Cobourg. Il ne
+craignait pas les difficultés, à la condition de connaître nettement
+son but. Il se décida donc, en septembre 1844, à demander hardiment
+à M. Guizot ce qu'il comptait faire au cas où la question serait
+ainsi circonscrite. «Je vous en prie, lui écrivait-il, répondez-moi
+aussi nettement que je vais vous dire ma façon de penser. Je regarde
+un prince français comme une glorieuse, et déplorable extrémité, un
+prince allemand comme le coup le plus pénétrant, le plus sensible
+à l'honneur de la France et à l'orgueil, à l'existence peut-être
+de notre dynastie. Entre un prince français et un prince allemand,
+réduit, adossé à ces termes, je n'hésiterais pas un moment: je ferais
+choisir un prince français. Ici, cher ministre, mes antécédents me
+donnent le droit de soumettre respectueusement au Roi et à vous
+quelques observations personnelles. En 1831, quand la question
+s'est posée, en Belgique, entre le duc de Leuchtenberg et le duc
+de Nemours, je me suis trouvé dans une position identique. Je ne
+rappellerai pas à Sa Majesté cette conversation que je suis venu
+chercher à toute bride de Bruxelles... J'ai pris sur moi une immense
+responsabilité: j'ai fait élire M. le duc de Nemours, et je n'hésite
+pas à reconnaître que je l'ai fait sans l'assentiment du Roi et de
+son ministre[180]. C'était très grave pour ma carrière, pour ma
+réputation même; j'ai touché à ma ruine... Mon cher ministre, je
+ne pourrais repasser par ce chemin, ni courir de pareils risques;
+je ne serais plus, aux yeux de tous, qu'un brûlot de duperie ou de
+tromperie... Expliquons-nous donc secrètement entre nous, mais sans
+détour. Sur quoi puis-je compter?... Si la combinaison napolitaine
+échoue, si, après avoir tenté, je l'atteste sur l'honneur, tous les
+efforts pour la faire triompher, je me trouve forcément amené, pour
+épargner à notre roi et à notre pays une blessure profonde, à faire
+proclamer un prince français pour époux de la Reine, accepterez-vous
+ce choix, et en assurerez-vous à tout prix l'accomplissement?»
+
+[Note 180: Sur les faits auxquels fait allusion M. Bresson, voir la
+seconde édition de mon tome I, livre I, ch. V, § I.]
+
+Cette interrogation si précise ne blessa pas M. Guizot; bien au
+contraire, elle lui plut, et il témoigna en termes généraux à son
+ambassadeur une confiance qui était un encouragement. Toutefois il
+évita de répondre directement à la question posée. Placé en face de
+l'hypothèse imaginée par M. Bresson, il eût senti et agi comme lui,
+et il était bien aise de le voir dans ces dispositions; mais, ne
+croyant pas cette extrémité aussi fatale ni surtout aussi proche, il
+ne voulait rien faire qui pût porter un agent résolu, prompt, ardent,
+à précipiter les événements. Comme il l'a dit, «certaines choses sont
+si difficiles à faire à propos et dans la juste mesure, qu'il ne faut
+jamais les dire aux autres, et à peine à soi-même, tant qu'on n'est
+pas absolument appelé à les faire». Pour le moment, quand les modérés
+gouvernaient à Madrid et lord Aberdeen à Londres, notre ministre se
+croyait garanti, sinon contre les embarras, les entraves, les délais,
+du moins contre toute surprise déloyale; il voulait donc, de son
+côté, épuiser toutes les chances de résoudre la question sans porter
+atteinte à l'entente cordiale.
+
+La demande de M. Bresson ne fut pourtant pas entièrement sans
+résultat. Le gouvernement français, préoccupé des répugnances qu'on
+lui signalait en Espagne contre le mariage napolitain, donna à
+entendre qu'il ne répugnerait pas à le fortifier par une union du
+plus jeune fils du Roi, le duc de Montpensier, avec la soeur cadette
+de la reine Isabelle, l'infante doña Luisa Fernanda. Ce fut le 26
+novembre 1844 que M. Guizot parla pour la première fois de ce projet
+à M. Bresson; il l'avisa en même temps que ce second mariage ne
+pourrait avoir lieu que «quand la Reine serait mariée et aurait un
+enfant», c'est-à-dire quand l'Infante ne serait plus l'héritière
+présomptive de la couronne. Par cette réserve faite spontanément,
+avant toute communication du cabinet anglais, notre gouvernement
+marquait que ce second mariage n'était pas pour lui un moyen détourné
+de revenir sur ses déclarations antérieures et de mettre un fils
+de France sur le trône d'Espagne. Ne donnait-il pas du reste, à
+cette même époque, une autre preuve de sa loyauté en mariant à une
+princesse napolitaine le duc d'Aumale, dont, à Madrid, on avait tant
+désiré faire l'époux d'Isabelle[181]? L'ouverture relative au duc de
+Montpensier fut reçue avec joie par la cour espagnole. Ce n'était
+pas tout ce que cette cour eût voulu; mais elle se félicitait de ce
+demi-résultat. Narvaez, qui était encore à la tête du ministère,
+entra dans le nouveau projet avec son impétuosité accoutumée,
+non sans essayer, il est vrai, d'obtenir plus encore: «Pourquoi,
+disait-il à M. Bresson, ne pas nous donner le prince pour la Reine?»
+Au moins aurait-il désiré conclure sur-le-champ un compromis secret
+pour le mariage de l'Infante: M. Bresson eut quelque peine à se
+dérober à ses instances et à ajourner tout engagement formel.
+Quant à la reine Christine, aussitôt que son ministre lui parla de
+la proposition du gouvernement français: «Pour l'amour de Dieu,
+s'écria-t-elle, ne laisse pas échapper ce prince!»
+
+[Note 181: Ce mariage fut célébré le 25 novembre 1844.]
+
+Le gouvernement britannique fut quelque temps sans connaître cette
+éventualité d'un mariage du duc de Montpensier avec l'Infante.
+Quand il en fut informé, dans l'été de 1845, il ne cacha pas
+son déplaisir et son inquiétude[182]. Aussi, lors de la seconde
+visite de la reine Victoria à Eu, au mois de septembre de la même
+année, Louis-Philippe et M. Guizot jugèrent-ils à propos d'aller
+au-devant des soupçons qu'ils devinaient, et de prendre l'initiative
+d'explications rassurantes. Ce qui fut dit, il importe d'autant plus
+de le savoir avec précision, que les Anglais devaient reprocher
+plus tard à notre gouvernement d'avoir manqué aux engagements pris
+en cette circonstance. Le Roi commença par déclarer à la Reine et
+à son ministre que le duc de Montpensier n'épouserait l'Infante
+que lorsque Isabelle serait mariée et aurait un enfant; après ces
+assurances qui ne lui coûtaient pas, car elles étaient la répétition
+des instructions spontanément données à M. Bresson dès novembre 1844,
+il ajouta: «Mais il faut un peu de réciprocité dans cette affaire,
+et, si je vous donne vos sécurités, il est juste qu'en retour vous
+me donniez les miennes. Or les miennes sont que vous ferez ce que
+vous pourrez pour tâcher que ce soit parmi les descendants de
+Philippe V que la Reine choisisse son époux, et que la candidature
+du prince Léopold de Saxe-Cobourg soit écartée.--Soit, répondit
+lord Aberdeen, nous pensons comme vous que le mieux serait que la
+Reine prît son époux parmi les descendants de Philippe V. Nous ne
+pouvons pas nous mettre en avant sur cette question, mais nous vous
+laisserons faire; nous nous bornerons à vous suivre et, dans tous les
+cas, à ne rien faire contre vous. Quant à la candidature du prince
+Léopold de Saxe-Cobourg, vous pouvez être tranquille sur ce point:
+je réponds qu'elle ne sera ni avouée ni appuyée par l'Angleterre, et
+qu'elle ne vous gênera pas[183].» Tout ceci fut dit non pas une fois,
+mais plusieurs fois, pendant le court séjour de la reine Victoria
+à Eu, et le langage tenu par M. Guizot fut absolument conforme à
+celui du Roi. Ainsi rien de plus net: les assurances données par
+le gouvernement français au sujet du mariage du duc de Montpensier
+étaient formelles, mais conditionnelles; du jour où le cabinet
+anglais manquerait à ce que nous attendions de lui et que son langage
+nous faisait espérer, nous reprendrions notre liberté. De notre part,
+une telle attitude n'était pas nouvelle; notre gouvernement avait
+souvent insisté--notamment lors de la première entrevue d'Eu--sur le
+caractère synallagmatique des engagements qu'il prenait[184].
+
+[Note 182: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 183.]
+
+[Note 183: Rapprochez ce langage de celui qu'avait tenu lord Aberdeen
+lors de la première visite à Eu. (Voir plus haut, t. V, p. 197 à
+199.)]
+
+[Note 184: J'ai suivi principalement le récit que Louis-Philippe
+a donné lui-même de ces conversations, un an plus tard, dans une
+lettre adressée le 14 septembre 1846 à la reine des Belges et publiée
+après la révolution de Février dans la _Revue rétrospective_. Les
+circonstances dans lesquelles a été écrit ce récit permettent de le
+considérer comme exact. C'était au moment où, accusé de déloyauté
+par les Anglais, le Roi cherchait à se justifier. La lettre était en
+réalité destinée à la reine Victoria. Il est évident que, surtout
+pour ce qui regardait cette entrevue d'Eu, où la Reine avait été
+présente, la première préoccupation du Roi dut être d'éviter des
+inexactitudes de fait dont le seul résultat eût été d'ôter tout
+crédit à son apologie.--Le témoignage de M. Guizot (_Mémoires_, t.
+VIII, p. 226, 227) est absolument conforme à celui du Roi.--Rien,
+dans les documents de source anglaise, qui puisse sérieusement
+infirmer ce double témoignage. On y trouve seulement l'indice que
+lord Aberdeen, tout en nous donnant les assurances rapportées plus
+haut, renouvela la réserve, faite par lui, dès le début, du droit
+appartenant à l'Espagne de choisir en toute indépendance l'époux
+de sa reine. Encore le ministre anglais paraît-il, d'après son
+propre témoignage, avoir été surtout préoccupé de ne rien dire qui
+pût troubler un accord dont il était fort heureux.--Les _Mémoires_
+récemment publiés d'Ernest II, duc de Saxe-Cobourg-Gotha, renferment,
+sur le sujet qui nous occupe, quelques renseignements utiles. On y
+voit que ce prince, chef de la maison de Cobourg, cousin germain du
+candidat à la main d'Isabelle et frère du mari de la reine Victoria,
+ayant ainsi toutes les raisons et tous les moyens de s'informer,
+se plaignait avec amertume que, dans leur désir d'être agréables à
+Louis-Philippe, le royal ménage anglais et lord Aberdeen se fussent
+trop engagés, à Eu, en faveur du mariage Bourbon, et eussent sacrifié
+le mariage Cobourg; il ajoutait que le gouvernement britannique
+était ainsi «beaucoup plus lié qu'il ne voulait se l'avouer», et
+qu'il avait perdu toute liberté de mouvement. On trouve aussi, dans
+ces _Mémoires_, une lettre que le prince Albert écrivit, le 26
+mai 1846, au duc Ernest, et dans laquelle il reconnaissait que le
+gouvernement anglais «s'était engagé envers la France, dans le cas
+où le Roi tiendrait sa parole de ne mettre en avant aucun de ses
+fils, à employer toute son influence pour amener un mariage Bourbon».
+(_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II, herzog von
+Sachsen-Coburg-Gotha. Berlin, 1887, 1er vol., p. 160 et 167.)]
+
+L'Espagne à peu près satisfaite et l'Angleterre rassurée, le cabinet
+français ne pouvait-il pas enfin se croire près du but? Non; dans
+les derniers mois de 1845 et au commencement de 1846, il lui revint
+que les Cobourg se donnaient plus de mouvement que jamais: plusieurs
+d'entre eux, dont le prince Léopold, l'aspirant à la main d'Isabelle,
+s'étaient réunis à la cour de Lisbonne qui leur servait en quelque
+sorte de base d'opération; il était même question d'un voyage de
+Léopold en Espagne; on ajoutait que le roi des Belges, et, ce qui
+était plus grave encore, que le prince Albert et la reine Victoria
+s'intéressaient au succès de ces démarches[185]: c'était du moins
+ce qu'un diplomate portugais, revenant d'un voyage à Cobourg et à
+Londres, assurait à sir Henri Bulwer[186]. Ce dernier n'avait pas
+besoin d'être poussé dans ce sens. Dès l'origine, il avait jugé
+«monstrueuse» notre prétention d'imposer un Bourbon comme mari de
+la Reine, et avait regretté que son gouvernement ne la combattît pas
+ouvertement; aussi tâchait-il d'y faire obstacle sous main, appuyait,
+dans ses conversations, sur l'impopularité du comte de Trapani,
+aidait aux ajournements, s'appliquait, comme le disait alors M.
+Guizot, «à jeter du trouble dans les esprits, à entr'ouvrir pêle-mêle
+toutes les portes, à ménager toutes les chances», notamment celle
+du mariage Cobourg; en réalité, il avait fait de ce mariage son but
+secret; il se disait que s'il parvenait à l'accomplir, on ne lui
+saurait pas mauvais gré à Windsor d'avoir méconnu les instructions
+du _Foreign office_[187]. N'y avait-il pas, d'ailleurs, dans ces
+instructions, à côté des recommandations de marcher d'accord avec
+la France, la réserve du droit que l'Espagne avait de choisir
+librement l'époux de la Reine? Bulwer affectait de ne voir que cette
+réserve, et son jeu était de susciter, à Madrid, une résistance, en
+apparence spontanée, aux vues de la France, se flattant qu'en raison
+de ses déclarations le gouvernement britannique se considérerait
+comme tenu de respecter et de faire respecter cette manifestation
+de l'indépendance espagnole. Lord Aberdeen, qui eût réprouvé sans
+aucun doute une telle interprétation de ses instructions, était,
+tout le premier, trompé par son agent, et il nous affirmait, de la
+meilleure foi du monde, que celui-ci «ne faisait rien pour favoriser
+le mariage Cobourg[188]». Lui-même, d'ailleurs, gêné par ce qu'il
+savait des préférences secrètes de sa cour, n'était pas toujours
+aussi net et aussi ferme qu'on l'eût désiré. À M. Guizot, qui lui
+demandait de «ne laisser au prince de Cobourg aucune possibilité de
+se présenter sous les couleurs de l'Angleterre», et qui insistait
+pour qu'il «frappât ainsi d'impuissance tous les barbouillages
+subalternes de Madrid[189]», il fit d'abord une réponse un peu
+embarrassée; il protesta qu'il «voulait, comme nous, un prince de
+Bourbon sur le trône d'Espagne», qu'il «le pensait et le disait»,
+mais qu'il n'avait «aucune action directe sur les princes de
+Cobourg», et que «la Reine restait libre d'en choisir un s'il lui
+plaisait». Néanmoins, pressé par nous et aussi par sa conscience,
+il se décida à parler nettement au prince Albert. Eut-il quelque
+difficulté à le convaincre? En tout cas, au sortir de cet entretien,
+il dit à notre représentant, M. de Jarnac: «Tout est maintenant
+réglé comme vous le souhaitez; vous pouvez désormais tenir pour
+certain qu'il n'y a, à Windsor, aucune prétention, aucune vue sur
+la main de la reine d'Espagne pour le prince Léopold, et que notre
+cour, comme notre cabinet, déconseillera toute pensée semblable...
+Je puis vous répondre, sur ma parole de _gentleman_, que vous
+n'avez rien à craindre de ce côté[190].» Et il ajoutait, un peu plus
+tard: «Après ce qui s'est passé entre le prince Albert et moi, il
+est impossible qu'il entre dans une intrigue; il n'oserait plus me
+regarder en face[191].» La bonne foi de lord Aberdeen est hors de
+toute contestation; on ne saurait douter non plus de celle du prince
+Albert; cependant l'intrigue Cobourg allait toujours son train, et
+M. Guizot se croyait fondé à écrire, le 10 décembre 1845, au comte
+Bresson: «Plus j'y regarde, plus je demeure convaincu qu'il y a, en
+Espagne et autour de l'Espagne, un travail actif et incessant pour
+amener le mariage d'un prince de Cobourg soit avec la Reine, soit
+avec l'Infante. Le gouvernement anglais ne travaille pas positivement
+à ce mariage, mais il ne travaille pas non plus efficacement à
+l'empêcher; il ne dit pas à toute combinaison qui ferait arriver un
+prince de Cobourg au trône d'Espagne, un _non_ péremptoire, comme
+nous le disons, nous, pour un prince français.»
+
+[Note 185: Déjà, à l'origine de la candidature du prince de Cobourg,
+nous avions entrevu l'action du prince Albert. (V. plus haut, t. V,
+p. 181 et 182.)]
+
+[Note 186: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 189.]
+
+[Note 187: Voy. ce que sir Henri Bulwer dit lui-même de ses
+sentiments et de ses desseins, _The life of Palmerston_, t. III, p.
+188 à 190.]
+
+[Note 188: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai
+1846.]
+
+[Note 189: Lettre de M. Guizot à M. de Jarnac, du 7 novembre 1845.]
+
+Dans cette situation, notre gouvernement jugea nécessaires deux
+démarches, l'une à Madrid, l'autre à Londres: la première pour bien
+armer son représentant en Espagne, la seconde pour bien avertir le
+cabinet anglais. J'ai dit tout à l'heure qu'interrogé par M. Bresson,
+en septembre 1844, sur certaines hypothèses extrêmes, M. Guizot
+avait alors évité de répondre[192]; à la fin de 1845, il crut le
+moment venu de s'expliquer sans ambages: «Nous ne pouvons, écrivit-il
+le 10 décembre à notre ambassadeur, jouer un rôle de dupes. Nous
+continuerons à suivre loyalement notre politique, c'est-à-dire à
+écarter toute combinaison qui pourrait rallumer le conflit entre
+la France et l'Angleterre à propos de l'Espagne. Mais si nous nous
+apercevions que, de l'autre côté, on n'est pas aussi net et aussi
+décidé que nous; si, par exemple, soit par l'inertie du gouvernement
+anglais, soit par le fait de ses amis en Espagne et autour de
+l'Espagne, un mariage se préparait, pour la Reine ou pour l'Infante,
+qui mît en péril notre principe,--les descendants de Philippe
+V,--et si cette combinaison avait, auprès du gouvernement espagnol,
+des chances de succès, aussitôt nous nous mettrions en avant sans
+réserve, et nous demanderions simplement et hautement la préférence
+pour M. le duc de Montpensier.» Toutefois, le ministre recommandait
+à M. Bresson, dont il redoutait toujours un peu l'ardeur, «de ne
+faire usage de cette arme qu'en cas de nécessité». «Maintenez notre
+politique jusqu'au bout, lui disait-il, aussi longtemps qu'on ne nous
+la rendra pas impossible.»
+
+[Note 190: Lettres diverses de M. de Jarnac à M. Guizot, au
+commencement de novembre 1845.]
+
+[Note 191: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 5 mars
+1846.--Ce propos a été d'ailleurs rappelé, en termes presque
+identiques, par lord Aberdeen lui-même, dans la lettre qu'il a écrite
+à M. Guizot le 14 septembre 1846.]
+
+[Note 192: Voir plus haut, p. 160.]
+
+Si le gouvernement français ne voulait pas «être dupe», il tenait
+aussi à ne tromper personne; de là, sa seconde démarche. M. Guizot
+rédigea, le 27 février 1846, un _memorandum_ destiné à faire bien
+connaître à Londres les résolutions qu'il pourrait être amené à
+prendre. Il y rappelait d'abord les difficultés que rencontrait le
+mariage Bourbon, la «neutralité froide» et l'«inertie» du cabinet
+britannique, le travail fait pour le mariage Cobourg; puis il
+déclarait que «si le mariage soit de la Reine, soit de l'Infante,
+avec le prince Léopold ou avec tout autre prince étranger aux
+descendants de Philippe V, devenait probable et imminent, nous
+serions affranchis de tout engagement et libres d'agir immédiatement
+pour parer le coup, en demandant la main soit de la Reine, soit
+de l'Infante pour M. le duc de Montpensier»; il souhaitait de «ne
+pas en venir à cette extrémité», mais ne voyait «qu'un moyen de
+la prévenir», c'était que «le cabinet anglais s'unît à nous pour
+remettre à flot l'un des descendants de Philippe V». «Nous nous
+faisons un devoir de loyauté, disait-il en terminant, de prévenir
+le cabinet anglais que, sans cela, nous pourrions nous trouver
+obligés d'agir comme je viens de l'indiquer.» Communiqué aussitôt à
+lord Aberdeen, cet important document ne provoqua de sa part aucune
+contradiction ni observation.
+
+Notre position était ainsi nettement prise, mais le danger n'était
+pas supprimé. Bien au contraire, il allait devenir plus menaçant
+que jamais. En avril 1846, trois personnages qui pouvaient, à des
+degrés divers, parler au nom de la reine Christine,--d'abord son
+secrétaire privé, M. Donoso Cortès, ensuite l'ancien garde du corps
+devenu son mari sous le nom de duc de Rianzarès, enfin M. Isturiz
+qui venait de remplacer le général Narvaez à la tête du ministère
+espagnol,--s'abouchèrent mystérieusement, l'un après l'autre, avec
+sir Henri Bulwer; ils lui annoncèrent que la Reine mère, lasse de la
+prépotence française, était disposée à marier sa fille au prince de
+Cobourg, seulement qu'elle désirait savoir si, en s'exposant ainsi
+aux ressentiments de la France, elle pourrait compter sur l'appui
+de l'Angleterre. Une telle démarche devrait étonner de la part
+de Christine, naguère si étroitement liée, en apparence, à notre
+politique. Mais ce n'était pas la première fois qu'on la voyait
+pencher vers les Cobourg, soit par dépit de n'avoir pas obtenu un
+prince français, soit dans l'espoir de nous l'arracher; avec cette
+princesse, on ne savait jamais ce qui était réalité ou feinte.
+D'après les aveux faits plus tard par M. Isturiz lui-même au comte
+Bresson[193], l'intrigue avait été mise en train par le banquier
+Salamanca; ce manieur d'argent, riche, peu scrupuleux, fort engagé
+dans le parti radical et anglais, avait trouvé moyen de gagner le duc
+de Rianzarès et, par lui, était arrivé jusqu'à la reine Christine.
+
+[Note 193: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 21
+novembre 1846.]
+
+Sir Henri Bulwer n'avait nulle envie de décourager les ouvertures qui
+lui étaient faites et que, sous main, il avait probablement contribué
+à provoquer. Mais, officiellement, que pouvait-il y répondre?
+Lui-même nous a exposé en ces termes son embarras: «Le gouvernement
+britannique ne reconnaissait pas la prétention de la France d'imposer
+un mari à la Reine: cela impliquait qu'il soutiendrait l'Espagne
+si elle faisait un choix indépendant; toutefois, cela ne le disait
+pas clairement, et je savais que lord Aberdeen n'aurait pas aimé me
+le voir dire. D'autre part, donner à entendre au gouvernement de
+Madrid qu'il n'avait qu'à se soumettre, m'exposait également à un
+blâme. L'affaire était encore compliquée par le fait que le choix
+de la reine Christine se portait sur le prince de Cobourg: si un
+tel choix était chose indifférente aux yeux du peuple et du cabinet
+anglais, il ne l'était pas pour la famille royale d'Angleterre[194].»
+Bulwer ne nous dit pas bien explicitement comment il se tira de ces
+difficultés; mais l'un de ses interlocuteurs, M. Isturiz, a été moins
+discret, et voici, d'après son témoignage, la réponse que lui fit
+le ministre d'Angleterre[195]: «Il faut que cette affaire ait l'air
+d'être entièrement espagnole. La reine Victoria la verra avec la plus
+grande joie; mais vous n'ignorez pas que, chez nous, les désirs de la
+Reine ne font pas loi pour le cabinet. Lord Aberdeen ne voudra pas,
+par l'adoption ostensible de ce candidat, compromettre ses rapports
+avec la France, s'exposer peut-être à une rupture; nous devons donc
+paraître le moins possible; mais aussitôt que vous vous serez mis
+d'accord avec la maison de Cobourg, faites venir le prince Léopold le
+plus secrètement et le plus promptement que vous pourrez; mariez-le
+avec la Reine, et, le fait accompli, chacun se résignera[196].»
+On ne saurait d'ailleurs garder aucun doute sur le caractère
+encourageant de la réponse du ministre d'Angleterre, quand on voit
+que la Reine mère se décida aussitôt à écrire une lettre au duc
+régnant de Saxe-Cobourg[197], alors en visite à la cour de Lisbonne,
+et que Bulwer se chargea de faire parvenir cette lettre, en ayant
+soin de se cacher de la diplomatie française et même des ministres
+espagnols, autres que M. Isturiz. Comme l'écrivait, quelques semaines
+plus tard, le prince Albert, jamais la reine Christine ne se fût
+hasardée à faire une pareille démarche, si le représentant de
+l'Angleterre ne s'y fût associé[198].
+
+[Note 194: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 188.]
+
+[Note 195: Lettre inédite, déjà citée, de M. Bresson à M. Guizot, du
+21 novembre 1846.]
+
+[Note 196: Un tel langage concorde parfaitement avec ce qu'on sait
+des sentiments de Bulwer. Lui-même, d'ailleurs, reconnaît avoir
+dit que le roi des Français ne pourrait s'opposer d'une façon
+persistante à un mariage aussi raisonnable si les Cobourg et la Reine
+s'y décidaient avec l'approbation des Cortès. «L'obstination d'une
+partie, ajoutait-il, ferait céder l'obstination de l'autre.» (_The
+life of Palmerston_, t. III, p. 190.)]
+
+[Note 197: Ce prince était Ernest II, qui avait succédé, en 1844, à
+son père Ernest Ier. Voir, sur la famille de Cobourg, plus haut, t.
+V, p. 181, note 1.]
+
+[Note 198: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en date
+du 26 mai 1846. (_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST
+II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, 1er vol., p. 167.)--On voit
+maintenant ce qu'il faut penser des historiens anglais qui, comme
+sir Théodore Martin, le biographe officiel du prince Albert, nous
+montrent, en cette circonstance, sir Henri Bulwer ne sortant pas de
+la réserve ordonnée par ses instructions, et se bornant à faire la
+commission qui lui était demandée, «sans se mêler de la lettre de la
+reine Christine, autrement que pour la transmettre».]
+
+Dans sa lettre[199], la Reine mère ne cachait pas qu'elle s'adressait
+en réalité à la reine Victoria, et que le duc de Saxe-Cobourg n'était
+qu'un intermédiaire. Elle exposait d'abord comment les difficultés
+d'un mariage Bourbon la ramenaient au prince Léopold, «auquel,
+disait-elle, le roi des Belges sait que j'ai toujours pensé». Elle
+ajoutait: «J'ai entendu dire que S. M. la reine d'Angleterre est
+animée, comme moi-même, de sentiments d'amitié sincère envers la
+France, et qu'ainsi Sa Majesté a été prête à approuver et même
+à appuyer une combinaison qui, sans être fatale aux intérêts
+anglais, était de préférence auprès (_sic_) de S. M. le roi des
+Français; mais j'ai toujours entendu dire aussi que S. M. la reine
+d'Angleterre soutenait, comme moi-même, l'indépendance de l'Espagne
+dans cette affaire espagnole avant tout, et je désirerais savoir,
+avec une franchise égale à celle qu'on doit trouver dans cette
+lettre, si, dans le cas où ma fille choisirait le prince Léopold de
+Saxe-Cobourg, ce choix serait agréable à sa famille, et si la reine
+d'Angleterre soutiendrait alors, comme on m'a assuré qu'elle l'a
+soutenu jusqu'ici, le principe d'indépendance dont j'ai parlé, et
+nous aiderait ensuite à mitiger d'injustes ressentiments, s'il y en
+avait, ce que je ne puis croire. Dans la position actuelle de cette
+affaire, je trouve que cette démarche est mieux faite comme demande
+particulière entre les deux cours et les deux familles qu'entre
+deux cabinets, ce qui livrerait peut-être prématurément cette
+question au public.» Aussitôt la lettre parvenue à Lisbonne, dans
+les premiers jours de mai 1846, le duc de Saxe-Cobourg s'empressa
+d'en accuser réception: tout en assurant la reine Christine de «sa
+profonde gratitude», il se borna à adhérer d'une façon générale à
+ses voeux. Si désireux en effet qu'il fût de ce mariage, il n'osait
+s'avancer davantage sans l'aveu des véritables chefs politiques
+de sa maison,--son oncle le roi des Belges et son frère le prince
+Albert,--auxquels il envoya aussitôt la lettre de la Reine[200].
+
+[Note 199: Longtemps les historiens ont connu l'existence et le sens
+général de la lettre de la reine Christine, sans en avoir le texte.
+Ce texte vient d'être publié en français dans les Mémoires du duc de
+Saxe-Cobourg. (_Aus meinem Leben_, etc., t. I, p. 163.)]
+
+[Note 200: _Aus meinem Leben_, etc., t. I, p. 164 et suiv.]
+
+Sir Henri Bulwer, qui avait agi en se cachant de son ministre,
+n'avait pu, une fois la chose faite, la lui laisser plus longtemps
+ignorer. Il s'attendait bien que lord Aberdeen serait vivement
+contrarié, mais il croyait--lui-même l'a raconté plus tard--que cette
+contrariété se manifesterait seulement par une dépêche confidentielle
+rétablissant aux yeux du cabinet de Madrid la neutralité de la
+politique anglaise, vaine protestation qui n'empêcherait pas
+l'affaire, une fois lancée, de suivre son cours souterrain à l'insu
+du gouvernement français. C'était compter sans la loyauté du
+secrétaire d'État. Celui-ci, d'autant plus embarrassé et irrité
+qu'il venait de se porter fort auprès de nous de la correction
+d'attitude de Bulwer, résolut d'arrêter net cette intrigue et d'en
+dégager sa responsabilité: dans ce dessein, il fit part lui-même à
+notre ambassadeur à Londres de tout ce qu'il venait d'apprendre,
+qualifia de «condamnable» la conduite de son agent, déclara en être
+«très mécontent», et se dit «prêt à faire ce qu'à Paris on jugerait
+convenable pour constater qu'il n'y était pour rien[201]».
+
+[Note 201: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai
+1846.]
+
+À cette communication, grands furent l'émoi et la surprise du
+gouvernement français, qui, malgré ses méfiances, ne s'était jamais
+douté du risque qu'il avait couru. Il se garda d'ébruiter l'incident,
+qui demeura, sur le moment, absolument ignoré du public[202]; mais,
+dans le secret des conversations diplomatiques, il ne dissimula pas
+la vivacité de ses impressions. Autant il savait gré à lord Aberdeen
+de sa conduite, autant il se montra blessé de celle de la cour de
+Madrid et de sir Henri Bulwer. Louis-Philippe ne ménagea pas la reine
+Christine, en dépit de l'aplomb avec lequel elle «nia avoir fait
+aucune ouverture à la maison de Cobourg[203]». M. Bresson secoua
+rudement les ministres espagnols et les effraya sur les conséquences
+d'une rupture avec la France. Quant à Bulwer, ayant reçu de son
+ministre une remontrance sévère, il offrit sa démission, qui du
+reste ne fut pas acceptée. Tous ces conspirateurs, ainsi surpris, au
+milieu de leurs machinations ténébreuses, par le rayon de lumière
+qu'avait soudainement projeté de Londres l'honnête main de lord
+Aberdeen, embarrassés et meurtris des débris de la mine éclatée sous
+leurs pieds pendant qu'ils la creusaient, faisaient vraiment assez
+piteuse figure. Le moins penaud n'était pas le chef de la légation
+britannique, qui se trouvait avoir livré ses complices espagnols
+aux ressentiments du cabinet de Paris, et qui avait fait ainsi,
+disait-il, «plutôt le métier d'un espion français que celui d'un
+ministre d'Angleterre[204]».
+
+[Note 202: L'opposition française se doutait si peu de ce qui s'était
+passé, que M. Thiers, traitant à la tribune, le 28 mai 1846, des
+affaires de la Péninsule, reprochait à la reine Christine de chercher
+à imposer le comte de Trapani à l'Espagne, qui n'en voulait pas.]
+
+[Note 203: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 25 mai 1846.]
+
+[Note 204: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 192.]
+
+La démarche de lord Aberdeen brouillait absolument le jeu des
+Cobourg. Ce qu'eût été, sans cela, la réponse du prince Albert à
+la communication que son frère lui avait faite de la lettre de
+la reine Christine, on ne saurait le dire: mais écrite après que
+tout était divulgué au gouvernement français, cette réponse fut
+nécessairement défavorable. Le prince Albert, toutefois, ne put
+cacher combien un refus lui coûtait. Dans une lettre datée du 26
+mai 1846, il exposait d'abord à son frère comment le gouvernement
+anglais, tout en s'engageant à appuyer le mariage Bourbon, avait
+réservé l'indépendance de l'Espagne, et comment il en résultait
+que, si celle-ci voulait résolument un autre mariage, l'Angleterre
+devrait y consentir. On était, à l'entendre, sur le point d'en venir
+là, quand Bulwer avait tout dérangé. «Sa conduite, ajoutait-il,
+nous donne l'apparence d'un manque de parole, d'une intrigue, d'une
+perfidie, et fournit à la France une juste raison de plainte. Nous
+nous sommes donc vus forcés de nous laver les mains de ce qui était
+fait et de prouver que nous y étions tout à fait étrangers. Il est
+naturel qu'on ne nous croie pas.» Ce n'était pas que le prince Albert
+renonçât absolument à voir son parent sur le trône d'Espagne; non,
+cette idée lui tenait toujours à coeur; seulement, convaincu qu'elle
+n'était désormais réalisable qu'avec l'assentiment de la France,
+il se bornait à laisser voir qu'il ne désespérait pas d'obtenir
+cet assentiment, le jour où la résistance de l'Espagne aurait
+rendu décidément impossibles tous les candidats de la maison de
+Bourbon[205].
+
+[Note 205: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en date du
+26 mai 1846. (_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II,
+herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, vol. I, p. 167.)]
+
+Lord Aberdeen ne pouvait ignorer ces sentiments du prince Albert.
+Eut-il l'intention, sinon de les servir, du moins de les ménager,
+quand, au lendemain même du jour où il venait de nous donner une
+preuve si manifeste de son loyal désir d'accord, il adressa, le 22
+juin 1846, au duc de Sotomayor, ministre d'Espagne à Londres, une
+dépêche qui semblait écrite sous une inspiration toute différente et
+qui devait plus tard fournir un argument à lord Palmerston? Voici à
+quel propos cette dépêche fut rédigée. Sous le coup de la révélation
+qui lui avait été faite, le gouvernement français avait traité assez
+rudement le cabinet de Madrid. Celui-ci, voyant ou feignant de voir
+dans notre langage une menace à son indépendance, saisit ce prétexte
+pour demander au cabinet de Londres, d'abord si l'Espagne encourrait
+le déplaisir de l'Angleterre au cas où elle jugerait nécessaire de
+choisir le mari de la Reine en dehors des Bourbons, ensuite si, dans
+cette hypothèse, l'Angleterre verrait avec indifférence la France
+attenter à la liberté de l'Espagne. À la façon dont la question
+était posée, on devine la main de M. Bulwer. Il fallait quelque
+complaisance pour se prêter à ce rôle de donneur de consultation.
+Lord Aberdeen eut cette complaisance. Dans sa réponse, adressée
+au duc de Sotomayor, il commença par rappeler, d'une part, qu'il
+n'avait reconnu à aucune puissance le droit d'imposer à la Reine
+comme mari «un membre de quelque famille que ce soit»; d'autre part,
+que le choix d'un Bourbon lui avait paru raisonnable et désirable.
+Il ajouta qu'au cas où l'Espagne se croirait obligée de donner à la
+Reine un autre mari, l'Angleterre n'en éprouverait aucun déplaisir;
+il se refusait à admettre qu'à raison de ce fait la France portât
+atteinte à l'indépendance de l'Espagne; mais, si elle le faisait,
+le gouvernement de Madrid pourrait compter sur la sympathie
+de l'Angleterre et de l'Europe entière[206]. Lord Aberdeen se
+repentait-il donc d'avoir gêné les partisans du mariage Cobourg, et
+voulait-il leur rendre le terrain qu'il leur avait fait perdre? Je ne
+le pense pas. Dans les deux cas, il croyait conformer sa conduite à
+ses déclarations antérieures. En effet, comme j'ai eu plusieurs fois
+occasion de le noter, en même temps qu'il avait promis de seconder
+en fait ou tout au moins de ne pas contrarier le mariage Bourbon,
+il avait réservé en droit l'indépendance de l'Espagne. M. Guizot
+n'eût pas eu de peine à lui montrer dès lors comment, en certains
+cas, pouvaient sortir de cette double déclaration des démarches
+contradictoires. Mais il avait été si heureux d'obtenir la promesse
+de fait, qu'il n'avait pas voulu regarder de trop près à la réserve
+de droit; de part et d'autre, chaque fois qu'on s'était entretenu
+de ce sujet délicat, on avait mieux aimé laisser un peu d'équivoque
+que de risquer un désaccord en s'expliquant plus nettement. C'était
+en exécution de la promesse de fait que lord Aberdeen avait déjoué,
+en mai, l'intrigue de Bulwer; ce fut par application de la réserve
+de droit qu'il écrivit, en juin, la dépêche au duc de Sotomayor. Le
+premier acte était beaucoup plus important que le second, celui-ci
+n'étant qu'une consultation purement théorique, tandis que celui-là
+avait des conséquences effectives et immédiates; il n'en résultait
+pas moins, dans la politique anglaise, une sorte d'ambiguïté qui
+n'était pas faite pour nous rassurer.
+
+[Note 206: _Parliamentary Papers._]
+
+Si j'ai raconté avec quelque détail le coup tenté et manqué, au
+printemps de 1846, pour enlever à notre insu le mariage de la Reine
+avec le prince de Cobourg, c'est que cet incident devait avoir une
+influence décisive sur le dénouement de l'affaire des «mariages
+espagnols». L'état d'esprit où il laissa le gouvernement français a
+été pour beaucoup dans la résolution que celui-ci a prise quelques
+mois plus tard. Non seulement M. Bresson, mais aussi M. Guizot
+sortirent de là plus disposés encore au soupçon, plus faciles à
+s'alarmer, plus convaincus que, pour n'être pas joués par leurs
+concurrents, ils devraient probablement les devancer par une prompte
+initiative. Édifiés sur ce dont on était capable à Madrid, aussi
+bien à la cour qu'à la légation anglaise, ils savaient bien que le
+dépit de la manoeuvre déjouée et la mortification des reproches subis
+n'avaient corrigé personne; au contraire, plus les meneurs portaient
+actuellement la tête basse, plus ils devaient être impatients de
+prendre leur revanche. Et puis, bien que notre cabinet ne connût pas
+la lettre écrite par le prince Albert à son frère, divers symptômes
+avaient pu lui faire soupçonner quelque arrière-pensée chez la
+reine Victoria et chez son époux. Au milieu de tant de raisons de
+s'inquiéter, une seule garantie lui restait, garantie dont, en dépit
+de la réponse à M. de Sotomayor, il venait d'éprouver l'efficacité:
+c'était la droiture personnelle de lord Aberdeen, son sincère désir
+de maintenir l'entente cordiale.
+
+
+II
+
+En Orient, comme en Espagne, il existait une rivalité traditionnelle
+entre la France et l'Angleterre. La guerre avait même failli en
+sortir: on se rappelle la crise de 1840, à laquelle avait mis
+fin la convention des détroits, signée le 13 juillet 1841[207].
+Depuis lors, que s'était-il passé dans ces régions? Sur la question
+d'Égypte, si bruyante de 1833 à 1841, le silence s'était fait. Sans
+doute le cabinet britannique regardait toujours de ce côté avec une
+attention ombrageuse; quand le Czar, pendant son voyage à Londres,
+en 1844, causa des affaires d'Orient avec sir Robert Peel, celui-ci
+ne sortit des généralités vagues que pour déclarer sa volonté de «ne
+pas laisser s'établir, sur le Nil, un gouvernement trop fort, qui
+pût fermer la route du commerce et refuser le passage à la malle
+des Indes[208]». Mais l'Angleterre croyait être garantie contre
+tout péril de ce genre, depuis que Méhémet-Ali avait été forcé
+d'abandonner ses conquêtes en Asie. Le cabinet de Paris n'avait pas
+non plus de raison de remettre cette question sur le tapis. Il était
+trop heureux de voir que l'autorité du pacha, réduite à l'Égypte,
+gagnait en solidité ce qu'elle avait perdu en étendue[209], et de
+constater, contrairement à toutes les prédictions des journaux, que
+la France gardait son crédit à Alexandrie, que ses conseils y étaient
+réclamés et écoutés, que son commerce y était en progrès, que ses
+religieux, chaque jour plus nombreux, y répandaient sa langue et son
+influence. M. Guizot pouvait dire à la tribune, le 21 janvier 1843:
+«Nos rapports avec l'Égypte sont les meilleurs qui aient jamais été.»
+
+[Note 207: Voir au tome IV.]
+
+[Note 208: Ce propos a été rapporté par le baron de Stockmar, qui le
+tenait de sir Robert Peel lui-même.]
+
+[Note 209: Méhémet-Ali disait lui-même, en 1846, à M. de Bourqueney,
+ambassadeur de France à Constantinople: «Les Anglais se disent
+aujourd'hui mes amis; le fait est qu'en me débarrassant de ces sales
+affaires de Syrie, ils m'ont rendu service.» (_La Grèce du roi Othon.
+Correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis_; p. 72.)]
+
+La France n'était pas sortie partout en Orient aussi indemne de
+la crise de 1840. Sur un autre point, en effet, cette crise avait
+contribué à faire naître une question difficile, douloureuse, qui
+devait longtemps embarrasser et attrister notre diplomatie: c'est
+ce qu'on a appelé la question du Liban. Quelques explications
+rétrospectives sont nécessaires pour la faire comprendre. On sait
+que la partie de la Syrie nommée la Montagne est habitée par deux
+races distinctes, rivales, ennemies: l'une, la plus nombreuse,
+les Maronites, chrétiens aborigènes redevenus catholiques pendant
+les croisades, depuis lors amis et clients de la France; l'autre,
+les Druses, ni chrétiens ni musulmans, moins nombreux, mais plus
+belliqueux et plus sauvages, que, depuis quelque temps, l'Angleterre
+paraissait chercher à s'attacher. Par un privilège traditionnel
+dont notre nation, protectrice séculaire des chrétiens d'Orient,
+surveillait le maintien, la Montagne avait joui, jusqu'à la prise
+de possession de la Syrie par Méhémet-Ali, d'une sorte d'autonomie;
+petite république patriarcale et militaire, féodale et élective,
+elle avait à sa tête un chef unique, sujet sans doute de la Porte,
+lui payant tribut, mais chrétien et choisi, depuis plus de cent
+ans, dans la puissante famille des Chéabs. La conquête égyptienne
+porta une grave atteinte à cette organisation. Sans révoquer l'émir
+Beschir, chef chrétien de la Montagne, le pacha supprima les libertés
+de cette région et y établit, avec une extrême rigueur, son
+autorité directe. De là des mécontentements que les agents anglais
+s'empressèrent d'exploiter. Le gouvernement français, au contraire,
+en appuyant Méhémet-Ali, semblait lui avoir sacrifié ses anciens
+protégés. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, notre engouement
+pour le pacha nous faisait perdre de vue nos traditions et nos
+intérêts. Lors des mesures d'exécution prises contre Méhémet-Ali,
+après le traité du 15 juillet 1840, l'émir Beschir passa aux Anglais,
+aussitôt qu'il pressentit leur victoire, sans cependant se sauver
+ainsi lui-même. En effet, la Porte, à peine rentrée en possession
+de la Syrie, profita des circonstances pour abolir les privilèges
+de la Montagne et substituer un pacha ottoman au chef chrétien.
+L'arbitraire et l'anarchie, telles furent aussitôt les conséquences
+de l'administration turque. Dès 1841, les Maronites, indignement
+maltraités, poussèrent un cri de détresse et implorèrent le secours
+de l'Europe.
+
+La France ne pouvait refuser de prêter l'oreille à cette plainte,
+sans déserter son vieux rôle, sans répudier un patronage dont le
+maintien importait grandement à son honneur et à son influence.
+Toutefois, dès qu'elle voulut agir, elle se sentit gênée et affaiblie
+par l'attitude même qu'elle venait de prendre dans le conflit du
+sultan et du pacha. Après avoir laissé son client, Méhémet-Ali,
+supprimer les privilèges des Maronites, avait-elle le même titre
+qu'autrefois pour réclamer en leur nom? Pouvait-elle se flatter de
+retrouver son ancien crédit auprès du divan, qui lui gardait rancune
+de sa politique égyptienne et qui se flattait de pouvoir au besoin
+lui opposer les puissances signataires du traité du 15 juillet 1840?
+Et puis, du moment où les Turcs mettaient en discussion notre droit
+de protection sur les chrétiens d'Orient, n'étaient-ils pas quelque
+peu fondés à faire observer que la situation respective de la France,
+de l'Europe et de l'Empire ottoman avait bien changé depuis l'époque
+où ce droit s'était établi? Sous l'ancien régime, nous étions les
+alliés du sultan, ne lui suscitant aucun embarras, ne lui inspirant
+aucune inquiétude; depuis un demi-siècle, au contraire, la Porte,
+non sans en garder ressentiment, nous avait vus successivement
+faire l'expédition d'Égypte, délivrer la Grèce, conquérir l'Algérie,
+émanciper à demi Tunis et soutenir Méhémet-Ali. Autrefois, nous
+étions le seul État chrétien en rapports intimes avec la cour
+de Constantinople; maintenant, les autres puissances, notamment
+l'Angleterre et la Russie, y avaient des intérêts considérables et
+y exerçaient une influence généralement rivale de la nôtre. Comme
+l'a écrit M. Guizot, nous avions cessé d'être aussi nécessaires à la
+Porte et nous lui étions devenus suspects.
+
+Vers la fin de 1841, comprenant que, dans une telle situation, ses
+représentations isolées n'auraient pas grande chance d'être écoutées
+par la Turquie, le cabinet de Paris proposa aux grandes puissances
+d'agir de concert. L'Autriche se montra bien disposée, quoique un
+peu molle. L'Angleterre, où l'on ne faisait pas encore profession de
+l'entente cordiale, fut plus hésitante, partagée entre son habitude
+de protéger les Druses et l'indignation que les traitements infligés
+aux Maronites ne pouvaient manquer d'inspirer à l'esprit droit de
+lord Aberdeen. Quant à la Russie, nous ne pouvions compter sur son
+concours que si, en nous le refusant, elle s'exposait à se trouver
+isolée. Notre gouvernement s'aperçut vite qu'avec une Europe aussi
+peu unie, on ne parviendrait pas à imposer à la Porte la restauration
+intégrale des anciens privilèges du Liban et le rétablissement du
+chef chrétien unique. Faute de mieux et tout en déclarant ne pas
+voir là une satisfaction définitive, il se rallia à un expédient
+transactionnel imaginé par M. de Metternich et appuyé par le cabinet
+britannique. Il s'agissait d'obtenir de la Porte qu'elle dédoublât
+l'administration du Liban; les Druses devaient avoir à leur tête un
+magistrat de leur race; de même pour les Maronites. Le gouvernement
+ottoman, après avoir essayé d'éluder cette demande, finit par
+déclarer, d'assez mauvaise grâce, le 7 décembre 1842, qu'il se
+conformerait au voeu des puissances.
+
+La mesure, qui n'eût jamais pu être bien efficace, ne fut même pas
+sérieusement et sincèrement exécutée. Les pachas turcs conservèrent
+la réalité du pouvoir et s'appliquèrent à prolonger un état
+d'anarchie qui leur paraissait servir la prépotence ottomane, en
+affaiblissant les deux races rivales. Les choses en vinrent à ce
+point que, dans les premiers mois de 1845, une véritable guerre
+civile éclata entre les Maronites et les Druses; ces derniers,
+appuyés plus ou moins ouvertement par les Turcs, eurent généralement
+le dessus et se livrèrent aux plus atroces excès.
+
+Le gouvernement français n'avait pas attendu ces lamentables
+événements, pour se convaincre que la réforme nominale obtenue
+en 1842 n'avait remédié à rien. Éclairé par l'expérience, pressé
+par les orateurs qui, dans les deux Chambres, se faisaient les
+avocats des Maronites, notamment par M. de Montalembert, M.
+Guizot s'était bientôt décidé à modifier sa première attitude et
+à réclamer le retour à l'ancien état de choses, le rétablissement
+d'une administration unique et chrétienne. S'en étant ouvert aux
+autres puissances, il trouva assez bon accueil auprès de M. de
+Metternich. Mais, même après l'établissement de l'entente cordiale,
+il ne parvint pas à amener à cette idée le cabinet de Londres.
+Lord Aberdeen se disait très sincèrement désolé de l'anarchie du
+Liban, prêt à s'associer à nous pour y mettre un terme; seulement,
+il contestait l'efficacité du moyen que nous proposions. Incapable
+personnellement d'encourager ou d'excuser les Druses, il était trop
+souvent mal éclairé sur leur conduite, par ses agents en Syrie;
+ceux-ci, obstinés dans les vieilles rivalités, ne voyaient, dans ces
+féroces montagnards, que des protégés de l'Angleterre à soutenir
+quand même contre les protégés de la France; le consul britannique à
+Beyrouth put même être accusé d'avoir été l'instigateur ou tout au
+moins le complice de ceux qui, en 1845, prirent les armes contre les
+Maronites. Dans ces conditions, notre demande d'une administration
+unique n'avait pas chance de réussir à Constantinople. Aussi, tout en
+la maintenant, notre gouvernement ne négligea-t-il pas de présenter
+des réclamations moins radicales, pour lesquelles il fut appuyé par
+l'Autriche et même, dans une certaine mesure, par l'Angleterre.
+Ces efforts ne furent pas absolument infructueux. En 1845 et dans
+les années qui suivirent, diverses réformes, plus sérieusement
+accomplies que celle de 1842, apportèrent des améliorations réelles,
+bien qu'encore incomplètes, à la situation des Maronites. La
+diplomatie du gouvernement de Juillet ne put obtenir davantage.
+
+
+III
+
+Les difficultés qui entravaient notre diplomatie dans la question du
+Liban devaient lui faire chercher, sur cette vaste scène de l'Orient,
+un autre point où elle pût agir plus efficacement. Y avait-il chance
+de le trouver dans le jeune royaume de Grèce? On sait comment, à la
+fin de la Restauration, la France, l'Angleterre et la Russie étaient
+intervenues dans la création de cet État; elles avaient ainsi acquis
+le droit et contracté l'obligation de surveiller et de seconder ses
+débuts. Ceux-ci n'avaient pas été heureux. Plusieurs siècles de
+servitude, suivis de plusieurs années d'insurrection, ne sont pas une
+bonne école pour les moeurs publiques. Aussitôt les Turcs chassés, le
+pays avait été en proie à une anarchie sanglante et ruineuse. Pour
+y remédier, les trois puissances protectrices cherchèrent un roi;
+elles eurent de la peine à le trouver; Léopold, le futur souverain
+de la Belgique, un moment choisi en 1830, se déroba. Force fut de se
+rabattre, en 1832, sur un prince encore mineur, Othon, second fils du
+roi de Bavière. La France, l'Angleterre et la Russie lui accordèrent,
+comme dot, la garantie collective d'un emprunt de soixante millions.
+Les Bavarois qui, dans les premières années, administrèrent sous
+le nom du jeune roi, le firent avec une main d'une lourdeur toute
+germanique, irritant l'amour-propre national, sans satisfaire les
+intérêts ni même maintenir l'ordre matériel et la paix intérieure.
+En 1837, quand Othon commença à gouverner lui-même avec le concours
+de ministres indigènes, les choses n'en marchèrent pas mieux; esprit
+honnête, mais court, obstiné et hésitant, tenant à son pouvoir
+absolu sans en rien faire, le Roi n'était ni aimé de ses sujets,
+ni considéré par les diplomates étrangers. Le désordre financier
+était extrême, au grand déplaisir des États garants de l'emprunt.
+Pour comble de malheur, les dissensions intestines--la plus
+dangereuse peut-être des maladies dont souffrait la Grèce--étaient
+encore aggravées par la rivalité des trois puissances tutrices. Si
+celles-ci, à l'origine, avaient agi en commun pour faire reconnaître
+l'indépendance hellénique, ce n'était pas qu'il y eût entre elles,
+sur cette question, un réel accord de vues; c'était au contraire par
+méfiance réciproque, pour se surveiller et se contenir mutuellement;
+chacune avait craint que l'autre ne voulût exploiter ce mouvement
+à son profit exclusif. Le nouvel État créé, cette méfiance
+persista. Les factions grecques l'exploitèrent, et bientôt elles se
+distinguèrent en parti français, parti russe, parti anglais; chaque
+chef de légation, devenu patron d'un parti, épousait ses prétentions,
+s'associait à ses cabales et mettait son amour-propre à le faire
+triompher sur les autres.
+
+Jusqu'en 1841, la prépondérance à Athènes avait été surtout
+disputée entre la Russie et l'Angleterre. La France avait été trop
+occupée chez elle, ou, quand elle avait eu le loisir de songer à
+un rôle en Orient, sa pensée s'était dirigée de préférence vers
+l'Égypte. Ce fut seulement après le déboire éprouvé de ce côté
+que M. Guizot manifesta, par une dépêche adressée le 11 mars 1841
+aux autres cabinets, le dessein de «reporter sur la Grèce une
+attention» qui, ajoutait-il, avait été jusque-là «distraite par
+des questions plus urgentes[210]». Et pour commencer, il envoya
+en mission extraordinaire et temporaire à Athènes M. Piscatory,
+homme de ressources et de résolution, esprit élevé et ardent,
+ayant une situation politique importante en France et jouissant en
+Grèce d'une grande popularité personnelle pour avoir jadis, dans
+la guerre de l'Indépendance, fait le coup de feu à côté des plus
+vaillants palikares. Son arrivée amena naturellement les Grecs à
+reporter leurs regards vers la France. Aussi bien savaient-ils que
+là étaient leurs amis les plus sincères; à Londres, on ne s'était
+résigné que d'assez mauvaise grâce à la création d'un État qui
+démembrait l'Empire ottoman; à Saint-Pétersbourg, si l'on voulait
+bien d'une Grèce vassale du Czar, on jalousait une Grèce trop forte
+et trop indépendante; à Paris seulement, on avait applaudi sans
+arrière-pensée à la résurrection d'un peuple ayant un passé si
+glorieux, et on lui souhaitait sincèrement de grandes destinées.
+Le dessein de M. Guizot n'était pas de rentrer, à Athènes, dans la
+vieille politique d'antagonisme, dont au même moment il essayait de
+sortir à Madrid. Partant de cette double idée que notre premier,
+notre unique intérêt en Grèce était la durée et la prospérité du
+nouvel État, ensuite que l'un des principaux obstacles à cette
+durée et à cette prospérité était le conflit d'influence entre les
+puissances protectrices, il désirait y substituer le concert. Dès
+la fin de 1841, il s'en expliqua très nettement avec lord Aberdeen.
+«Il est bien nécessaire, écrivait-il, que nous fassions cesser, sur
+les lieux mêmes, ces jalousies aveugles, ces rivalités puériles, ces
+luttes sur les petites choses, tout ce tracas d'en bas qui dénature
+et paralyse la bonne politique d'en haut[211].» Le secrétaire d'État
+britannique accueillit bien ces ouvertures et envoya des instructions
+dans le même sens à sir Edmond Lyons. Celui-ci, qui, depuis 1832,
+représentait l'Angleterre à Athènes, était un ancien capitaine de
+vaisseau, homme du monde aimable, gai, naturel, mais diplomate
+impérieux, soupçonneux, cassant, grossissant sans mesure tous les
+incidents secondaires, prêt à partir en guerre pour les moindres
+difficultés, tout imbu de l'esprit de lord Palmerston qui le tenait
+en grande faveur; nul n'avait été plus passionnément engagé dans
+toutes les querelles d'influence en Grèce. Un tel agent pouvait-il
+devenir l'instrument d'une politique d'entente? En tout cas, pour
+l'y contraindre, il eût fallu porter à ces affaires une attention
+plus soutenue et plus énergique que ne le faisait à cette époque lord
+Aberdeen. M. Guizot lui-même, absorbé par d'autres questions, ne
+donna pas, pour le moment, grande suite à l'initiative qu'il avait
+prise en 1841. L'année 1842 et le commencement de 1843 s'écoulèrent
+donc sans que l'état des choses à Athènes fût sérieusement modifié.
+
+[Note 210: Cette dépêche est citée intégralement dans les Pièces
+justificatives des _Mémoires de M. Guizot_. C'est à ces Mémoires,
+et aussi à l'ouvrage de M. d'Haussonville sur l'_Histoire de la
+politique extérieure de 1830 à 1848_, que sont empruntés les
+documents qui seront cités dans la suite de cet exposé, sans
+indication de source spéciale.]
+
+[Note 211: Lettre à M. de Sainte-Aulaire, en date du 8 octobre 1841.]
+
+Ce fut vers le milieu de 1843, à l'époque où l'entente cordiale
+tendait à devenir la règle générale des rapports entre l'Angleterre
+et la France, que la question grecque fut remise sur le tapis et
+prit assez d'importance pour que M. Guizot l'appelât, quelques
+mois plus tard, à la tribune, «la grande affaire de l'Orient». Dès
+juin 1843, M. Piscatory fut renvoyé à Athènes, non plus en mission
+temporaire, mais avec la qualité de ministre de France. Il lui était
+recommandé «de beaucoup faire et même sacrifier, pour maintenir le
+concert avec ses collègues», spécialement avec sir Edmond Lyons.
+«C'est, ajoutait M. Guizot, le seul moyen d'action efficace.....
+Je ne sais pas jusqu'où nous mènerons ce concert; mais il faut le
+mener aussi loin que nous le pourrons; par le concert et pendant sa
+durée, nous nous fortifierons pour le moment où il nous manquera.»
+En même temps, notre ministre saisissait l'occasion d'un débat à la
+Chambre des pairs, le 21 juillet 1843, pour proclamer solennellement
+la politique d'entente qu'il prétendait inaugurer en Grèce. À peine
+arrivé à Athènes, M. Piscatory s'appliqua loyalement à exécuter ses
+instructions. «Je me fais petit, écrivait-il à M. Guizot; j'ai même
+un peu brusqué mes amis. Je fais ici un métier bien contraire à ma
+nature; je me contrarie sur tout, et je fais d'énormes sacrifices à
+mes collègues, qui n'en font aucun..... Ne croyez pas que je sois las
+du mauvais quart d'heure qu'en toutes choses il faut savoir passer;
+j'enrage souvent, mais je sais vouloir, et je voudrai jusqu'au bout.»
+
+Des événements allaient s'accomplir qui rendaient le concert des
+puissances plus nécessaire encore à la Grèce. Le 15 septembre 1843,
+un soulèvement populaire arracha au roi Othon la promesse d'une
+constitution libérale et la convocation d'une assemblée nationale
+chargée de la rédiger. À la différence du cabinet de Londres,
+celui de Paris n'avait pas désiré cette révolution: le système
+parlementaire lui paraissait d'une application bien difficile avec
+une nation si divisée et si inexpérimentée, une royauté si neuve
+et si impopulaire; à son avis, il eût mieux valu s'en tenir à des
+réformes administratives. Mais, le fait accompli, il se montra tout
+disposé à s'unir à l'Angleterre pour seconder la mise en train
+du nouveau régime. De Londres et de Paris, on envoya donc les
+mêmes instructions. Tandis que M. Guizot écrivait à M. Piscatory:
+«Persistez à subordonner les intérêts de rivalité à l'intérêt
+d'entente, la petite politique à la grande», lord Aberdeen mandait à
+sir Edmond Lyons: «Je vois avec regret que vous avez une tendance à
+maintenir l'ancienne distinction des partis... Gardez-vous bien de
+mettre en avant Maurocordato, ou tout autre, comme le représentant
+de la politique et des vues anglaises. Je suis sûr que le ministre
+de France recevra les mêmes instructions quant à Colettis et à ceux
+qui se prétendraient les soutiens des intérêts français... Ce serait
+une grande pitié, quand les gouvernements sont entièrement d'accord,
+que quelque jalousie locale ou les prétentions personnelles de nos
+amis vinssent aggraver nos difficultés.» Ces recommandations ne
+furent pas sans effet. M. Piscatory marcha résolument dans la voie
+qui lui était prescrite, étonnant parfois nos amis du parti français,
+mais finissant par obtenir du plus grand nombre qu'ils suivissent
+nos conseils d'union. Sir Edmond Lyons lui-même, frappé d'un tel
+exemple et pressé par son chef, avait meilleure attitude que dans le
+passé. L'union si patente de la France et de l'Angleterre, jointe
+à l'abstention de la Russie, qui boudait la constitution, amena à
+Athènes, sinon la paix, du moins une sorte de suspension d'armes
+entre les partis; elle permit de passer sans accident le périlleux
+défilé de la réunion de l'assemblée nationale et de la confection
+de la constitution. Heureux résultat que M. Guizot célébrait à la
+tribune de la Chambre des députés, le 21 janvier 1844, et dont, avec
+raison, il faisait honneur à l'entente cordiale.
+
+Le gouvernement français eut bientôt occasion de prouver la loyauté
+avec laquelle il était résolu à pratiquer cette entente. Le premier
+cabinet formé à Athènes, en avril 1844, après le vote de la
+constitution, eut à sa tête le chef du parti anglais, Maurocordato;
+M. Piscatory le soutint ouvertement. Pour le coup, sir Edmond Lyons
+parut comprendre la vertu de l'entente cordiale; il n'avait pas
+assez d'éloges pour M. Piscatory. Quant à lord Aberdeen, il était
+tout heureux; à ceux qui, autour de lui et jusque dans le sein du
+cabinet, doutaient des avantages de sa politique et objectaient que
+son premier effet avait été, en Espagne, le triomphe de l'influence
+française, il montrait, en Grèce, le parti anglais au pouvoir.
+«Voilà, leur disait-il, à quoi sert l'entente[212]!»
+
+[Note 212: Lettres de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 2 et du 3
+mai 1844.]
+
+Cette lune de miel ne devait malheureusement pas durer. Maurocordato
+s'appuyait sur une base trop étroite. Le parti anglais, composé
+d'hommes relativement éclairés et ouverts aux idées européennes,
+n'était guère qu'un état-major sans soldats. La masse de la nation
+allait bien plus volontiers soit au parti religieux patronné par la
+Russie, soit surtout au parti populaire, guerrier et patriote, qui se
+recommandait de la France. Si le cabinet avait avec lui les habits,
+il avait contre lui les fustanelles, de beaucoup les plus nombreuses.
+On s'en aperçut aux élections générales auxquelles il fallut procéder
+en juillet 1844. Elles furent un désastre pour Maurocordato, qui
+dut céder la place à un ministère réunissant Colettis, le chef du
+parti français, et Metaxa, le chef du parti russe. Cette association
+n'impliquait pas un partage égal d'influence; la prépondérance
+appartenait à Colettis.
+
+Notre diplomatie n'avait rien fait, ni pour renverser Maurocordato,
+à qui elle avait toujours prêté appui, ni pour pousser en avant
+Colettis, qu'elle avait au contraire tâché de contenir; tout était
+arrivé par le mouvement naturel de l'opinion en Grèce. L'événement
+accompli, M. Guizot n'eut qu'une préoccupation, atténuer le
+déplaisir et la mortification qu'en devait ressentir l'Angleterre.
+Il faisait écrire à notre chargé d'affaires à Londres: «Ne laissez
+pas croire que nous acceptions le moins du monde comme un succès
+nôtre, c'est-à-dire français, la chute de Maurocordato[213].» Tout
+en reconnaissant la nécessité d'aider Colettis, il voulait qu'on
+ménageât le plus possible les hommes du parti anglais et qu'on ne
+fournît aucun grief au cabinet de Londres. «Je crains, écrivait-il
+à M. Piscatory, que nous ne retombions dans ce qui a, si longtemps
+et sous tant de formes diverses, perdu les affaires grecques,
+la division et la lutte des partis intérieurs et des influences
+extérieures. Donnez, Colettis et vous, un démenti à ce passé. Je
+vous y aiderai de tout mon pouvoir.» Et encore: «Dites-vous souvent
+que, quelque intérêt que nous ayons à Athènes, ce n'est pas là
+que sont les plus grandes affaires de la France.» En même temps,
+il s'adressait directement à lord Aberdeen, et tâchait par de
+loyales explications, par des assurances répétées, de dissiper ses
+préventions et de calmer ses inquiétudes.
+
+[Note 213: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, en date du 27
+septembre 1844. (_Documents inédits._)]
+
+C'était au tour de l'Angleterre de se conduire comme nous l'avions
+fait pendant que ses clients étaient au pouvoir, de sacrifier ses
+préférences de personne et de parti à la nécessité supérieure de
+l'entente. Sir Edmond Lyons prit aussitôt une attitude absolument
+contraire: tout entier à son dépit, il ne se donna même pas la peine
+de le voiler, se brouilla ouvertement avec M. Piscatory, et commença
+une guerre acharnée contre Colettis. Chez lord Aberdeen lui-même, il
+semblait que la droiture habituelle d'esprit fût un peu altérée par
+le désappointement que lui avait causé la chute de Maurocordato. M.
+Guizot s'en rendait compte, et, dès le premier jour, il écrivait à M.
+Piscatory: «Quand on attaquait lord Aberdeen sur l'entente cordiale,
+quand on lui demandait quelle part de succès il y avait, la Grèce
+était sa réponse, sa réponse non seulement à ses adversaires, mais
+aussi à ceux de ses collègues qui hésitaient quelquefois dans sa
+politique... Il a perdu cette réponse. Il est aujourd'hui, en Grèce,
+dans la même situation qu'en Espagne; à Athènes, comme à Madrid,
+il expie les fautes, il paye les dettes de lord Palmerston et de
+ses agents. C'est un lourd fardeau; il en a de l'inquiétude et de
+l'humeur.» Nos protestations, bien que non absolument inefficaces,
+ne suffirent pas à dissiper cette humeur. Lord Aberdeen ne pouvait
+se défaire de cette idée que la présence de Colettis au ministère
+était un danger, et que M. Piscatory n'avait pas été étranger au
+renversement de Maurocordato. C'était, du reste, la conviction
+générale en Angleterre. Un député whig, M. Cochrane, ayant dit, en
+pleine Chambre des communes, que la conduite de M. Piscatory avait
+été «honteuse et dégradante», sir Robert Peel se bornait à répondre:
+«Quant à la conduite de M. Piscatory, la Chambre m'excusera si je
+n'en dis rien; je ne pense pas qu'il soit dans les convenances que
+j'exprime publiquement mon opinion sur un agent étranger.» Tout ce
+que M. Guizot put obtenir de lord Aberdeen fut la recommandation
+faite à sir Edmond Lyons, qui n'en tint pas compte, de se montrer
+poli avec M. Piscatory, «de ne prendre part à aucune menée contre
+M. Colettis, et de ne tenter aucun effort pour faire prévaloir
+l'influence anglaise[214]».
+
+[Note 214: Instructions du 11 novembre 1844.]
+
+L'espoir de lord Aberdeen était que Colettis échouerait comme
+Maurocordato. Le problème ne paraissait-il pas insoluble? Dans un
+pays où n'existait même pas la notion d'un état social régulier[215],
+il fallait fonder un gouvernement, créer une administration, et même
+faire fonctionner le régime parlementaire. Un événement, survenu
+au milieu de 1845, rendit la situation plus difficile encore:
+Metaxa s'étant brouillé avec Colettis, celui-ci resta seul maître
+du pouvoir, ayant contre lui la coalition des deux partis russe et
+anglais, sans autre point d'appui que son propre parti, nombreux à
+la vérité, mais ignorant et turbulent. Et lui-même, qu'était-il? Un
+ancien conspirateur, un ancien chef de palikares. Oui, mais depuis
+la guerre de l'Indépendance il avait séjourné, pendant plus de sept
+années, à Paris, comme ministre de Grèce; là, au spectacle des choses
+d'Occident, dans le commerce intime d'hommes tels que M. Guizot et
+le duc de Broglie, cet esprit naturellement sagace et supérieur
+s'était initié à la civilisation, jusque-là tout à fait ignorée de
+lui; sans dépouiller entièrement son premier tempérament, ni faire
+disparaître toute sa barbarie d'origine, en en conservant ce qui le
+maintenait en communion avec ses compatriotes, il avait peu à peu
+acquis plusieurs des qualités de l'homme d'État. Aussi, une fois au
+pouvoir, étonna-t-il tout le monde par son sens du gouvernement,
+son esprit de mesure, son sang-froid, son aplomb, son adresse,
+sa fécondité de ressources. Il domina ses adversaires et, ce qui
+était peut-être plus malaisé, contint ses partisans. Non sans doute
+qu'il eût du premier coup transformé en sujets soumis, en citoyens
+corrects, des hommes dont plusieurs semblaient plutôt préparés
+au métier de brigands; trop souvent il ne pouvait les satisfaire
+qu'aux dépens de l'impartialité et de la régularité administratives.
+Finances, justice, armée, police, rien n'était encore bien organisé;
+certaines notions de moralité demeuraient fort obscurcies. C'était le
+legs du passé, la conséquence d'habitudes anciennes qu'on ne pouvait
+corriger en quelques mois. «On n'a jamais fait du pain blanc avec de
+la farine noire», disait philosophiquement Colettis. Et cependant,
+malgré tout, il y avait un réel progrès: le jeune royaume jouissait
+d'une tranquillité relative, d'un commencement de prospérité qu'il
+n'avait pas connus jusqu'alors et qui, pour le moment, paraissaient
+lui suffire. Le premier ministre se montrait l'homme d'une transition
+nécessaire entre l'anarchie barbare où la Grèce n'eût pu demeurer
+plus longtemps sans périr, et le gouvernement régulier, moderne,
+occidental, pour lequel elle n'était pas mûre.
+
+[Note 215: M. Thouvenel, alors secrétaire d'ambassade à Athènes,
+écrivait le 20 décembre 1845: «Rien ici n'est solide, si ce n'est
+un instinct de désordre, de rapine, historiquement très explicable,
+mais fort embarrassant pour former un État.» (_La Grèce du roi Othon,
+correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis_, p. 8.)]
+
+Ce succès réel gagna à Colettis la sympathie de tous les témoins
+impartiaux, même des envoyés des cours allemandes qui avaient d'abord
+partagé les méfiances de la légation anglaise[216]. Mais il exaspéra
+sir Edmond Lyons, qui n'en devint que plus obstiné et plus acharné
+dans son hostilité. «C'est un fou furieux», écrivait-on d'Athènes,
+le 20 décembre 1845[217]. Notre légation ne pouvait laisser sans
+défense Colettis ainsi attaqué; force était de venir à son secours.
+M. Piscatory n'était pas homme à déserter une telle tâche. À son
+tempérament ardent, vaillant, énergique, la lutte coûtait moins
+qu'une attitude de réserve et d'observation. Nul n'était plus homme
+d'action et de commandement. Il prit donc sans hésitation, et même
+probablement avec quelque plaisir, le rôle auquel l'obligeaient les
+provocations de sir Edmond Lyons. Il se fit ouvertement le patron
+du ministre que la légation anglaise prétendait renverser, le chef
+du parti qui se disait «français», ne s'effarouchant pas de ce
+que ce parti avait encore d'un peu sauvage, tâchant seulement de
+le discipliner. «Nous nous sommes placés au milieu des palikares,
+écrivait l'un des jeunes membres de la légation française, M.
+Thouvenel; nos amis ne nous font pas toujours honneur, mais ils
+sont les plus forts[218].» Il fut en effet bientôt visible, comme
+le disait encore M. Thouvenel, que «M. Lyons était battu à plate
+couture par M. Piscatory[219]». Le parti anglais ne comptait plus que
+douze voix à la Chambre. Jamais notre influence n'avait été aussi
+prépondérante à Athènes: c'était manifestement le ministre de France
+qui gouvernait la Grèce.
+
+[Note 216: Voir notamment un Mémoire rédigé en avril 1846 par
+l'envoyé d'Autriche, le comte Prokesh. (HAUSSONVILLE, _Histoire de la
+politique extérieure du gouvernement français_, 1830-1848, p. 107.)]
+
+[Note 217: _La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel_,
+p. 11.]
+
+[Note 218: _Ibid._--M. Thouvenel ajoutait, quelques jours plus tard:
+«Nous sommes ici, il ne faut pas nous le dissimuler, les amis de la
+canaille; mais cette canaille, après tout, est la masse du pays,
+et c'est là que, pour être forts, nous avons dû poser notre camp.»
+(_Ibid._, p. 13.)]
+
+[Note 219: _Ibid._, p. 113.]
+
+Y avait-il lieu de se féliciter sans réserve d'un pareil résultat?
+Ne fallait-il pas reconnaître, au contraire, qu'une telle situation
+était anormale, et qu'elle pouvait avoir de fâcheuses conséquences
+pour la Grèce comme pour la France? La Grèce n'avait chance de
+s'affermir et de se développer, de surmonter ses difficultés
+intérieures et extérieures, qu'avec l'appui de toutes les puissances
+protectrices, et elle était certainement trop faible pour supporter,
+sans en beaucoup souffrir, la rivalité diplomatique dont elle était
+l'objet et le théâtre. D'ailleurs, si la maladresse de sir Edmond
+Lyons et l'habileté de M. Piscatory donnaient momentanément le
+dessous au parti anglais, l'Angleterre avait en Orient une situation
+trop forte pour qu'il fût indifférent à un petit État d'encourir
+son hostilité ou seulement sa bouderie. Quant à la France, hors la
+satisfaction d'amour-propre de primer sur une scène bien étroite
+et d'infliger un échec mérité à qui lui cherchait une méchante
+querelle, de quel grand intérêt politique était pour elle cette
+lointaine victoire? Quel profit trouvait-elle à dominer la Grèce,
+quel honneur à paraître solidaire et responsable d'un gouvernement
+après tout fort imparfait? Pouvait-elle se flatter de jouer un grand
+rôle dans le Levant, au moyen de cet État encore mal assis auquel
+on devait souhaiter, avant tout, une prudente immobilité, et dont
+les ambitions n'eussent pu d'ailleurs se satisfaire qu'au préjudice
+de notre politique traditionnelle sur le Bosphore? Tout cela, sans
+doute, n'était pas une raison de se désintéresser absolument de ce
+qui se passait en Grèce; mais c'était une raison de ne s'y engager
+qu'avec mesure. Sur place, dans la chaleur de la lutte, cette mesure
+était difficile à garder, surtout pour M. Piscatory. Il ne savait
+pas faire petitement et n'était pas l'homme des rôles effacés ou
+médiocres. C'était affaire à ceux qui l'employaient de lui choisir
+des postes à sa taille. M. Thouvenel écrivait finement, d'Athènes, le
+20 décembre 1845: «Ici, comme à Madrid, il est à désirer qu'on tienne
+le jeu, mais sans y trop mettre; le gain ne vaut pas les émotions
+de la partie.» Puis il ajoutait tout bas, en parlant de son chef de
+légation: «Je crois qu'il a trop mis au jeu[220].»
+
+[Note 220: _La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel_,
+p. 9 et 11.]
+
+À Paris, on savait gré sans doute à M. Piscatory et à Colettis de
+leur habileté et de leur succès: on ne songeait ni à les désavouer,
+ni à leur conseiller une capitulation. Mais on ne se voyait pas sans
+chagrin entraîné dans une politique si différente de celle qu'on
+avait rêvée et qu'un moment on avait cru tenir. M. Désages écrivait
+à M. Thouvenel, le 20 mai 1846: «Oui, c'est un grand mal que nous
+ayons à prendre si complètement, si ouvertement à notre compte la
+défense et la protection du cabinet d'Athènes. C'est mauvais pour
+la Grèce et pour nous, car la pression contre ce cabinet s'accroît
+indubitablement de l'influence déclarée, patente, que nous donne
+sur lui le besoin qu'il a de notre appui. À cela, je ne vois, pour
+le présent du moins, aucun remède. Le seul palliatif est dans la
+continuation de notre bonne entente avec les légations et les cours
+allemandes[221].» Quant à M. Guizot, il avait trop vivement désiré
+l'accord, il était trop pénétré de ses avantages supérieurs, pour ne
+pas regretter le conflit, même quand il y avait l'avantage. Il ne se
+lassait pas de faire appel à lord Aberdeen pour rétablir cet accord.
+Il profitait de la seconde entrevue d'Eu, en septembre 1845, pour
+dire au ministre anglais «tout ce qu'il pensait» de la conduite de
+sir Edmond Lyons. Peu auparavant, M. de Metternich, pressé par nous,
+avait aussi «fait une charge à fond» sur le secrétaire d'État. Tout
+cela à peu près sans aucun résultat. «Je crois, écrivait M. Guizot
+en novembre 1845, lord Aberdeen bien près d'être convaincu que Lyons
+juge mal les affaires de Grèce et conduit mal celles de l'Angleterre
+en Grèce; mais, mais, mais... je m'attends à la prolongation de
+cette grosse difficulté.» Si désireux qu'il fût de mettre fin au
+désaccord, notre ministre en prenait virilement son parti, du moment
+où la politique britannique le rendait inévitable. «Il faut vivre
+avec ce mal-là, écrivait-il à M. Piscatory; nous ne sommes pas en
+train d'en mourir. Je regrette le fait, mais je m'y résigne.» C'est
+qu'au fond, là comme en Espagne, il se sentait garanti contre de
+trop fâcheuses conséquences, par la présence de lord Aberdeen au
+_Foreign office_. S'il désespérait d'obtenir qu'il réprimât son
+agent, il savait n'avoir à craindre de sa part aucune démarche
+offensive qui pût faire dégénérer la querelle des deux légations en
+un conflit des deux gouvernements. L'entente cordiale, pour n'avoir
+pas produit dans les affaires de Grèce ce qu'on en attendait, n'y
+était donc pas absolument inefficace: elle localisait le dissentiment
+et l'empêchait d'avoir un contre-coup sur un plus vaste théâtre.
+
+[Note 221: _La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel_,
+p. 73.]
+
+
+IV
+
+On le voit, sur quelques-uns des points où l'on tâchait de
+l'appliquer, l'entente cordiale n'allait pas sans difficultés.
+Nouvelle preuve de cette vérité souvent constatée que, pour être
+quelquefois raisonnable et utile, l'alliance anglaise est rarement
+commode et agréable, surtout quand elle se trouve être, comme sous
+la monarchie de Juillet, l'alliance nécessaire. Toutefois, là même
+où cette entente était d'une exécution pénible et imparfaite, il
+ne semblait pas que, du côté de la France, on pût se plaindre des
+résultats obtenus. En Grèce comme en Espagne, si le cabinet de
+Londres ne nous donnait pas le concours que nous eussions désiré, du
+moins il nous laissait à peu près le champ libre, et, dans ces deux
+pays où naguère l'influence anglaise dominait, l'influence française
+avait maintenant le dessus. N'était-ce pas à croire que M. de
+Metternich devinait juste quand, tout au début de l'entente cordiale,
+le 12 octobre 1843, il avait fait cette sorte de prophétie: «Dans
+une rencontre avec Louis-Philippe et M. Guizot, lord Aberdeen tirera
+toujours la courte paille[222].» Cette impression persista à Vienne,
+et, au commencement de 1846, l'ambassadeur d'Autriche à Londres
+mandait à son gouvernement que «lord Aberdeen était complètement
+dominé par l'ascendant de M. Guizot[223]». C'était naturellement sous
+ce jour qu'en Angleterre l'opposition whig s'appliquait à présenter
+les choses. Le journal de lord Palmerston, le _Morning Chronicle_,
+disait en janvier 1845: «M. Guizot a tellement fasciné lord Aberdeen
+qu'il n'est rien que celui-ci puisse lui refuser. M. Guizot a abaissé
+notre influence en Espagne, en Grèce, en Belgique; il s'est moqué de
+nous au Maroc, nous a insultés à Taïti, abandonnés au Texas, a usurpé
+nos droits au Brésil... Tout serait préférable au compérage entre M.
+Guizot et lord Aberdeen, compérage dans lequel ce dernier joue son
+rôle sempiternel d'aimable dupe et sacrifie à la paix à tout prix les
+plus chers intérêts et la véritable dignité de son pays.» Plus tard,
+après la chute du ministère tory, un homme d'État whig, plus modéré
+que lord Palmerston, lord Clarendon, s'expliquant dans l'intimité
+sur le reproche fait ainsi à lord Aberdeen, le déclarait fondé;
+il attribuait à son «laisser faire» le «succès des intrigues de
+Louis-Philippe». «Les agents anglais, ajoutait-il, n'importe où ils
+étaient, avaient été rendus dépendants des agents français, au point
+qu'ils n'osaient se plaindre d'aucun mauvais procédé de ces derniers,
+sachant que ce serait s'exposer à une réprimande et courir le risque
+d'être humiliés dans l'exercice public de leur fonction[224].»
+
+[Note 222: J'ai déjà eu occasion de citer ce propos. (_Mémoires de
+Metternich_, t. VI, p. 690.)]
+
+[Note 223: Lettre du comte de Flahault à M. Guizot, du 6 février
+1846. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 224: _The Greville Memoirs, second part_, vol. III, p. 16.]
+
+Ce qui est en tout cas certain, c'est que l'entente cordiale se
+maintenait principalement par les rapports personnels d'amitié,
+d'estime, de confiance, établis depuis la première entrevue d'Eu, en
+1843, entre M. Guizot et lord Aberdeen. Ils avaient pris peu à peu
+l'habitude de s'écrire directement dans les circonstances délicates,
+cherchant ainsi à donner à leurs communications le caractère d'un
+tête-à-tête. Il suffit de se rappeler quelles étaient les qualités de
+M. Guizot, l'autorité et la hauteur de son esprit, pour être assuré
+qu'un pareil tête-à-tête ne devait pas tourner à son désavantage.
+Jusqu'où allait cette loyale et confiante intimité, on en peut juger
+par ce que nous connaissons de la correspondance des deux ministres.
+Un jour, par exemple, M. Guizot, apprenant que lord Aberdeen était
+un peu troublé par les rapports de quelqu'un de ses diplomates, d'un
+Bulwer ou d'un Lyons, lui écrivait: «Ce que nous avons, je crois,
+de mieux à faire l'un et l'autre, c'est de mettre en quarantaine
+sévère tous les rapports, bruits, plaintes, commérages, qui peuvent
+nous revenir sur les menées secrètes ou les querelles de ménage de
+nos agents; pour deux raisons: la première, c'est que la plupart de
+ces commérages sont faux; la seconde, c'est que, même quand ils ont
+quelque chose de vrai, ils méritent rarement qu'on y fasse attention.
+L'expérience m'a convaincu, à mon grand regret, mais enfin elle
+m'a convaincu que nous ne pouvions encore prétendre à trouver ou à
+faire soudainement passer dans nos agents la même harmonie, la même
+sérénité de sentiments et de conduite qui existe entre vous et moi.
+Il y a, chez nos agents dispersés dans le monde, de grands restes de
+cette vieille rivalité inintelligente, de cette jalousie aveugle et
+tracassière qui a longtemps dominé la politique de nos deux pays.
+Les petites passions personnelles viennent s'y joindre et aggravent
+le mal. Il faut lutter, lutter sans cesse et partout contre ce
+mal, mais en sachant bien qu'il y a là quelque chose d'inévitable
+et à quoi, dans une certaine mesure, nous devons nous résigner.
+Nous nous troublerions tristement l'esprit, nous nous consumerions
+en vains efforts, si nous prétendions prévenir ou réparer toutes
+les atteintes, tous les mécomptes que peut recevoir çà et là notre
+bonne entente. Si ces atteintes sont graves, si elles compromettent
+réellement notre politique et notre situation réciproque, portons-y
+sur-le-champ remède, d'abord en nous disant tout, absolument tout,
+pour parvenir à nous mettre d'accord, vous et moi, ensuite en
+imposant nettement à nos agents notre commune volonté. Mais, sauf
+de telles occasions, laissons passer, sans nous en inquiéter, bien
+des difficultés, des tracasseries, des humeurs, des mésintelligences
+locales qui deviendraient importantes si nous leur permettions de
+monter jusqu'à nous, et qui mourront dans les lieux mêmes où elles
+sont nées, si nous les condamnons à n'en pas sortir[225].»
+
+[Note 225: Lettre du 3 décembre 1844, citée par M. Guizot dans son
+étude sur Robert Peel.]
+
+Pour pratiquer cette amitié avec M. Guizot, lord Aberdeen ne devait
+pas seulement fermer l'oreille à ses subordonnés, il devait aussi
+faire entendre raison à ses collègues, et non aux moindres d'entre
+eux. Déjà plus d'une fois j'ai eu l'occasion de noter la tendance
+de l'illustre chef du cabinet britannique, sir Robert Peel, à
+prendre ombrage de ce qui se faisait ou se disait chez nous. Dans
+l'automne de 1845, sous l'empire de ces méfiances, heureusement
+passagères, il parut se produire un désaccord entre lui et le chef
+du _Foreign office_; celui-ci tint bon et offrit sa démission; Peel
+n'insista pas; seulement, comme il demeurait persuadé qu'en dépit des
+intentions pacifiques de Louis-Philippe et de son ministre, la guerre
+ne pourrait être longtemps évitée, il commença à s'occuper de la
+défense des côtes méridionales, signalées, depuis plusieurs années,
+par le duc de Wellington, comme le point faible de l'Angleterre[226].
+Vers le même temps, M. Guizot, toujours attentif à ne laisser naître
+aucun soupçon chez lord Aberdeen, s'expliqua à coeur ouvert avec
+lui, au sujet des projets belliqueux qu'on prêtait à la France. «Je
+n'ai nul droit, lui écrivait-il le 2 octobre 1845, de m'étonner des
+suppositions et des appréhensions qu'excitent chez vous ce qu'on
+appelle nos préparatifs et nos armements maritimes, car j'en suis
+également assailli. Il n'est bruit, en France, que des armements et
+des préparatifs de l'Angleterre.» Puis, après avoir montré, avec
+force faits et chiffres, que, «considérés dans leur ensemble», les
+travaux effectués en France «ne pouvaient avoir qu'une influence et
+des résultats pacifiques», il ajoutait: «Je suis convaincu qu'il
+en est de même chez vous, et je le dirai dans l'occasion. Dites-le
+également pour nous. Repoussons, démentons nettement, de part et
+d'autre, les mensonges intéressés de l'esprit de parti et les erreurs
+puériles de la badauderie. La politique que nous pratiquons n'a
+rien qui ne puisse être dit tout haut. Plus nous la montrerons à
+découvert, plus elle sera, dans nos deux pays, forte et rassurante,
+et plus aussi nous nous sentirons à l'aise et sûrs de notre fait en
+la pratiquant[227].»
+
+[Note 226: _The life of lord John Russell_, par Spencer WALPOLE, vol.
+II, p. 13.]
+
+[Note 227: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 230
+à 236.]
+
+Curieux et noble spectacle, bien rare dans l'histoire politique,
+que celui de l'amitié de ces deux hommes d'État, devenue, entre des
+peuples que divisaient tant de préventions anciennes ou récentes, en
+face de questions difficiles, au milieu même de crises périlleuses,
+la garantie de la paix du monde. Seulement on voit tout de suite en
+quoi cette garantie était fragile et précaire. Qu'en resterait-il,
+si l'un des deux amis venait à quitter le pouvoir? Or, vers le
+milieu de 1845, le cabinet tory, qui gouvernait depuis 1841 et
+qui avait accompli à l'intérieur de grandes choses, donnait des
+signes d'affaiblissement. Quelques-uns de ses membres hésitaient
+à suivre plus loin leur chef dans ses réformes économiques. Ces
+difficultés devinrent telles que, le 6 décembre de cette même année
+1845, sir Robert Peel dut porter à la Reine sa démission et celle
+de ses collègues. Lord John Russell fut chargé de former une autre
+administration. «Je suis bien triste! écrivit aussitôt M. Guizot à
+lord Aberdeen. Nous faisions de la si honnête et si grande politique!
+Et nous la faisions si amicalement! Qu'y a-t-il de plus rare, dans
+la vie publique, qu'un peu de sincérité et de vraie amitié? C'était
+très bon pour nos deux pays, et très doux pour nous-mêmes. Je ne
+puis, je ne veux pas croire que ce soit réellement fini[228].» La
+nouvelle causa d'autant plus d'émoi en France, qu'on annonçait la
+rentrée de lord Palmerston au _Foreign office_. D'après le témoignage
+d'un Anglais, alors de passage à Paris et fort mêlé à la haute
+société politique des deux côtés du détroit, M. Reeve[229], le
+roi Louis-Philippe manifestait contre Palmerston une «répugnance
+invincible», et parlait de lui comme de «l'ennemi de sa maison»;
+M. Guizot, plus réservé, déclarait «qu'il serait exactement pour
+Palmerston ce qu'il avait été pour Aberdeen», mais il ajoutait: «Vous
+ne vous faites pas l'idée de l'effet produit par ce nom-là sur ce
+pays et sur mon parti. Je sors d'un dîner avec la grosse banque:
+tous étaient dans la consternation; on est venu vers moi, me prendre
+la main en me disant: «Mais, monsieur le ministre, que ferez-vous
+de cet homme-là? Dans six mois, nous serons en lutte ouverte avec
+l'Angleterre. Il vous fera des difficultés partout, en Espagne, en
+Orient, à Taïti. C'est terrible.» M. de Rothschild disait au même M.
+Reeve: «Lord Palmerston est un ami de notre maison; il dîne chez nous
+à Francfort; mais il a l'inconvénient de faire baisser les fonds de
+toute l'Europe, sans nous avertir.»
+
+[Note 228: 13 décembre 1845. (_Ibid._, p. 237.)]
+
+[Note 229: M. Reeve rendit compte de ses impressions à M. Greville,
+dans deux lettres en date des 20 et 22 décembre 1845. (_The Greville
+Memoirs, second part_, t. II, p. 345 à 347.)]
+
+Il était cependant, en France, un homme qui, loin de s'effrayer de
+la rentrée de lord Palmerston, s'en réjouissait: chose étonnante,
+c'était celui qu'on eût pu croire le moins disposé à oublier le
+traité du 15 juillet 1840, celui qui, ministre, avait paru vouloir
+la guerre pour se venger de ce traité, celui qui, dans les années
+suivantes, avait reproché à son successeur d'avoir, à l'égard des
+offenses du gouvernement britannique, la mémoire trop courte et le
+pardon trop facile: on a nommé M. Thiers. Depuis quelques années,
+à la vue de l'intimité établie entre M. Guizot et lord Aberdeen,
+l'idée lui était venue que son intérêt serait de lier partie avec
+lord Palmerston. Il s'était persuadé que le meilleur moyen de
+revenir lui-même au pouvoir était que l'opposition anglaise y revînt
+d'abord; dans ce cas, se disait-il, Louis-Philippe, par crainte de
+compromettre la bonne intelligence avec l'Angleterre, se déciderait
+à abandonner les amis des tories et à les remplacer par les amis
+des whigs. Dès la fin de 1844, au lendemain de l'affaire Pritchard,
+au moment où Palmerston poussait le plus ouvertement à l'hostilité
+contre la France, M. Thiers lui faisait des avances que l'adversaire
+de lord Aberdeen accueillait bien, ne trouvant, à son point de vue,
+qu'avantage à aider l'ennemi de M. Guizot[230]. On vit alors le
+_Constitutionnel_ et le _Morning Chronicle_, jusque-là si ardents
+à invectiver leurs patrons respectifs, échanger des coquetteries
+dont le _Journal des Débats_ faisait ressortir l'étrange et suspecte
+nouveauté. Peu après, le 28 janvier 1845, M. Greville notait sur
+son journal: «Le plus curieux incident de la politique française
+est la _flirtation_ commencée entre Thiers et Palmerston. Le fait
+est de notoriété à Paris, et l'on s'en amuse... Quelques lettres
+courtoises ont été échangées entre ces hommes d'État, autrefois
+rivaux[231].» Sous l'empire de ces sentiments, l'ancien ministre du
+1er mars entreprit, au mois d'octobre 1845, une courte excursion en
+Angleterre. Il y fut reçu avec un empressement curieux; on goûta
+fort son esprit et sa belle humeur, bien qu'il parût parfois un peu
+superficiel[232]. Soucieux de corriger les impressions produites
+outre-Manche par sa conduite en 1840 et par le langage qu'il avait
+tenu depuis cette époque, il protesta que son retour au pouvoir, loin
+d'altérer les relations des deux pays, les améliorerait; il ajouta
+que si, naguère, ces relations avaient failli plusieurs fois être
+compromises, la faute en était aux maladresses de M. Guizot[233]:
+occasion, pour lui, de s'exprimer sur son rival avec une amertume
+qui ne parut pas toujours de bon goût à ses interlocuteurs[234].
+Il eut soin de voir les hommes de tous les partis; néanmoins ce fut
+particulièrement avec les whigs qu'il s'attacha à nouer des liens
+étroits, d'autant que plus d'un indice lui faisait alors pressentir
+leur prochaine rentrée au ministère. Quelques jours après, M. de
+Barante écrivait: «M. Thiers revient de Londres avec toute l'amitié
+de lord Palmerston; il a aussi son entente cordiale[235].»
+
+[Note 230: M. Léon Faucher écrivait à M. Duvergier de Hauranne, le
+30 novembre 1844: «Vous savez que les nuages se dissipent entre M.
+Thiers et les whigs. J'y ai, pour ma part, un peu travaillé, et je
+crois qu'il faut se féliciter, mais tout bas, de voir arriver le
+succès.» (L. FAUCHER, _Biographie et Correspondance_, t. I, p. 159.)]
+
+[Note 231: L'éditeur du _Journal de M. Greville_, M. Reeve, confirme
+ce rapprochement avec ses renseignements personnels, et il ajoute:
+«C'était le résultat de leur commune haine contre M. Guizot.» (_The
+Greville Memoirs, second part_, vol. II, p. 267.)]
+
+[Note 232: Lord Clarendon écrivait à Panizzi, le 12 octobre 1845:
+«Thiers passe littéralement comme un éclair; s'il veut apprendre
+quelque chose sur ce pays-ci, il ne doit pas venir ici pour une
+seule semaine, bien que cette façon d'agir soit en harmonie avec
+son système habituel. Vous rappelez-vous son fameux billet à
+Ellice, alors secrétaire de la trésorerie: «Mon cher Ellice, je
+veux connaître à fond le système financier de l'Angleterre: quand
+pourrez-vous me donner cinq minutes?» (_The Life of sir Anthony
+Panizzi_, par Louis FAGAN.)]
+
+[Note 233: _Journal inédit de M. de Viel-Castel._]
+
+[Note 234: On lit dans le Journal de Greville: «Aberdeen trouva M.
+Thiers très agréable, mais pas si bien (_fair_) pour Guizot que
+Guizot pour lui. Guizot parlait toujours en bons termes de lui,
+tandis que Thiers parlait très mal de Guizot. En effet, Thiers
+s'exprime sur Guizot avec le plus grand mépris, dit qu'il est grand
+à la tribune, mais qu'il n'est ni un homme d'État, ni un homme
+d'affaires.» (_The Greville Memoirs, second part_, vol. II, p. 298.)]
+
+[Note 235: Lettre du 29 octobre 1845. (_Documents inédits._)]
+
+On comprend dès lors pourquoi, deux mois plus tard, M. Thiers
+accueillit avec tant de satisfaction la nouvelle de la dissolution
+du cabinet Peel. Sa seule crainte était que «ses amis» de Londres ne
+fussent trop timides. De Paris, il les excitait. «Enfin, écrivait-il
+le 16 décembre 1845 à l'un de leurs confidents, vous voilà prêts
+à manger les tories; je fais des voeux pour qu'il en soit ainsi...
+Cependant j'ai peur que vos amis manquent de résolution.
+S'ils laissent passer cette occasion de prendre le pouvoir, je ne
+sais quand ils pourront le reprendre... Dussent-ils échouer au
+parlement, à leur place, je le tenterais, sauf à porter la question
+devant les électeurs... M. Guizot est au désespoir de la chute
+des tories[236].» En même temps, sur son propre terrain, M. Thiers
+s'apprêtait, sans perdre un instant, à profiter de ce qui lui
+paraissait un coup de fortune: il expliquait aux meneurs de la gauche
+et du centre gauche comment l'avènement des whigs devait avoir son
+contre-coup en France et forcer le Roi à se séparer de M. Guizot; la
+disgrâce de ce dernier lui paraissait même assez proche pour qu'il
+réglât d'avance avec M. O. Barrot, par une sorte de traité signé,
+la façon dont ils partageraient le pouvoir et l'usage qu'ils en
+feraient[237].
+
+[Note 236: Lettre à M. Panizzi. (_The Life of sir Anthony Panizzi_,
+par L. FAGAN.)]
+
+[Note 237: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._--J'ai déjà
+eu occasion de mentionner ce traité. (Cf. plus haut, ch. I, § I.)]
+
+Tandis que M. Thiers s'agitait ainsi à Paris, les événements, à
+Londres, trompaient ses espérances. Dans ses efforts pour former un
+ministère, lord John Russell rencontrait beaucoup de difficultés,
+et, fait curieux, la principale venait de l'inquiétude causée, en
+Angleterre même, par la rentrée de lord Palmerston au _Foreign
+office_; on craignait que les bons rapports avec le cabinet de Paris
+n'en fussent gravement altérés. Cette objection, indiquée avec
+réserve par la Reine, fut formulée d'une façon plus absolue par lord
+Grey, qui refusa d'entrer dans le nouveau cabinet si l'on ne mettait
+pas le ministre suspect d'hostilité contre la France à un autre
+poste, par exemple au département des colonies. Palmerston, blessé,
+répondit ne pouvoir accepter que les affaires étrangères. Lord John
+Russell eût été disposé à lui donner raison[238], mais il ne crut pas
+pouvoir se passer de lord Grey. Force lui fut donc, le 20 décembre
+1845, de résigner le mandat que lui avait confié la Reine. Celle-ci
+se retourna alors vers sir Robert Peel, qui consentit à retirer sa
+démission[239]. À ce revirement imprévu, le désappointement de M.
+Thiers fut grand[240]. M. Guizot, au contraire, se hâta d'écrire à
+lord Aberdeen: «Je suis aussi joyeux que j'étais triste. Je ne veux
+pas me refuser le plaisir de vous le dire..... Nous continuerons ce
+que nous faisons avec un degré de plus de satisfaction et d'amitié,
+si je ne me trompe. Votre lettre m'a été au coeur, où vous n'avez nul
+besoin d'aller, car vous y êtes bien établi[241].»
+
+[Note 238: Lord John Russell écrivait en effet à lord Minto: «Je
+défendrai Palmerston, qui est si injustement accusé de désirer la
+guerre, et qui s'est conduit toujours si galamment et si bien.» Ne
+se rappelait-il donc pas combien il avait été mécontent, après la
+signature du traité du 15 juillet 1840, des procédés de Palmerston
+envers la France? Ce que j'ai indiqué (V. plus haut, t. IV, p. 292
+à 296) de l'opposition, du reste fort impuissante, faite alors par
+Russell à Palmerston, se trouve confirmé et complété dans la Vie,
+récemment publiée, du premier de ces hommes d'État. (_The Life of
+lord J. Russell_, par Spencer WALPOLE, t. I, p. 347 à 363.)]
+
+[Note 239: Sur cette crise, voyez _The Greville Memoirs, second
+part_, vol. II, p. 322, 330, 331; et _The Life of lord J. Russell_,
+t. I, p. 416.]
+
+[Note 240: Un ami de M. Thiers, M. Léon Faucher, écrivait à une de
+ses amies d'Angleterre: «Le retour de sir Robert Peel a raffermi M.
+Guizot. Il ne peut plus être renversé que par les élections.» (Léon
+FAUCHER, _Biographie et Correspondance_, t. I, p. 171.)]
+
+[Note 241: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 239.]
+
+Mais pour combien de temps le ministère tory reprenait-il le
+pouvoir? Rien n'indiquait que la maladie dont il souffrait, fût
+guérie. Une nouvelle crise paraissait même si inévitable et si
+proche, que lord Palmerston, qui la pressentait, voulut se prémunir
+contre le risque d'être, dans ce cas, de nouveau jugé un ministre
+impossible. Le meilleur moyen lui parut être de se faire donner, par
+la France elle-même, une sorte d'_exequatur_. En avril 1846, on le
+vit arriver à Paris, l'air aimable, le sourire aux lèvres, la main
+tendue, déclarant très haut «qu'il était autant que personne ami de
+la paix, de la France, partisan de l'entente cordiale et bien décidé
+à la continuer s'il revenait au pouvoir». C'était le pendant du
+voyage fait, quelques mois auparavant, par M. Thiers, à Londres. On
+fut agréablement surpris de trouver ce «terrible homme» si adouci,
+et l'amour-propre national fut flatté d'une démarche qui avait une
+apparence d'amende honorable. Invité et festoyé dans plusieurs
+salons politiques, présenté aux Tuileries, Palmerston fut bien reçu
+en tous lieux, avec une politesse réservée par le Roi et M. Guizot,
+avec beaucoup d'empressement par l'opposition, notamment par M.
+Thiers, qui, huit heures durant, lui fit parcourir et lui démontra
+les fortifications de Paris. Cet empressement des adversaires du
+cabinet, joint à la curiosité des badauds, parut faire au visiteur
+un succès dont la dignité nationale ne laissait pas que de souffrir
+un peu. Le public finit par sentir ce défaut de mesure et par se
+demander pourquoi l'on faisait fête à un tel homme. Mais avant que
+cette réaction eût eu le temps de se dessiner, Palmerston était déjà
+rembarqué, emportant sans doute l'idée, comme l'écrivait alors M.
+Guizot à lord Aberdeen[242], «que les Français étaient bien légers,
+bien prompts à passer d'une impression à l'autre, et qu'il n'y avait
+pas grand inconvénient à leur donner des moments d'humeur, puisqu'il
+était si aisé de les en faire revenir». Vainement notre ministre
+affirmait-il que, «sous ces impressions mobiles et superficielles,
+le fond des choses subsistait», et ajoutait-il «que si ce voyage
+changeait, en Angleterre, la situation du voyageur, ce serait un
+effet très exagéré et fondé sur l'apparence plutôt que sur la réalité
+des choses»; on conclut, outre-Manche, de tout ce qui venait de se
+passer, que nous ne tenions plus rigueur à l'auteur du traité du 15
+juillet 1840, et que désormais on pouvait sans scrupule lui laisser
+prendre place dans un ministère.
+
+[Note 242: Lettre du 28 avril 1846.]
+
+Deux mois à peine s'étaient écoulés depuis ce voyage que, le 25 juin
+1846, le ministère tory, mis en minorité à la Chambre des communes,
+donnait de nouveau une démission, cette fois définitive. Lord John
+Russell ne rencontra plus aucune objection à la rentrée de lord
+Palmerston au _Foreign office_, et son cabinet fut promptement
+constitué. En France, les journaux de M. Thiers saluèrent avec une
+joie triomphante une révolution ministérielle dont ils faisaient
+prévoir le contre-coup de ce côté-ci de la Manche. M. Guizot fut
+réduit à écrire tristement ses regrets au _dear_ lord Aberdeen et
+à sir Robert Peel. Ce dernier avait pu, sous le coup de certains
+accidents, témoigner parfois de quelque impatience ombrageuse à
+l'égard du gouvernement français; mais, au fond, son grand et droit
+esprit avait compris et accepté la politique de bon accord pratiquée
+à côté de lui par lord Aberdeen. On le vit bien dans la lettre par
+laquelle il répondit aux condoléances du ministre français. «Grâce à
+une confiance réciproque, lui écrivait-il, grâce à une égale foi dans
+l'accord de nos vues et la pureté de nos intentions, grâce aussi (je
+puis le dire sans arrogance depuis que j'ai reçu votre affectueuse
+lettre) à une estime mutuelle et à des égards personnels, nous avons
+réussi à élever l'esprit et le ton de nos deux nations; nous les
+avons accoutumées à porter leurs regards au-dessus de misérables
+jalousies et de rivalités obstinées... Sans cette confiance et cette
+estime mutuelles, combien de pitoyables difficultés auraient grossi,
+au point de devenir de redoutables querelles nationales!» Hélas!
+de tout autres sentiments allaient inspirer désormais la politique
+anglaise. L'entente cordiale était finie.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+LES MARIAGES ESPAGNOLS.
+
+(Juillet-octobre 1846.)
+
+ I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement en
+ Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M. Bresson de
+ marier le duc de Cadix à la Reine et le duc de Montpensier
+ a l'Infante. M. Bresson croit pouvoir promettre à la reine
+ Christine la simultanéité des deux mariages. Mécontentement
+ de Louis-Philippe qui veut désavouer son ambassadeur.--II.
+ Palmerston nous communique ses instructions du 19 juillet, où
+ il nomme Cobourg en première ligne parmi les candidats à la
+ main d'Isabelle. À Paris, on voit dans ce langage l'abandon
+ de la politique d'entente. M. Guizot ne consent pas encore la
+ simultanéité, mais il détourne le Roi de désavouer M. Bresson.
+ Ses avertissements au gouvernement anglais.--III. Lettres
+ confidentielles que Palmerston adresse à Bulwer pour compléter
+ ses instructions. Ce qu'il nous cache et ce qu'il nous montre.
+ Il est dès lors manifeste que Palmerston a rompu l'entente et
+ que la France est libérée de ses engagements.--IV. La reine
+ Christine, inquiète de l'appui donné par le ministre anglais
+ aux progressistes, nous revient; seulement elle exige la
+ simultanéité. Le Roi se résigne à laisser faire M. Bresson.
+ Répugnances de la reine Isabelle pour le duc de Cadix. L'accord
+ sur les deux mariages est enfin conclu à Madrid.--V. Irritation
+ de Palmerston. Il est appuyé par lord John Russell. Lord
+ Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine Victoria est très
+ blessée. Lettre justificative de Louis-Philippe et réponse de
+ la reine d'Angleterre. L'opinion anglaise prend parti pour
+ Palmerston.--VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers
+ la décide à attaquer les mariages.--VII. Palmerston veut
+ empêcher l'accomplissement du mariage du duc de Montpensier.
+ Efforts de Bulwer et de son ministre pour soulever une
+ opposition en Espagne et intimider le cabinet de Madrid. Tous
+ ces efforts échouent.--VIII. Palmerston cherche à effrayer
+ et à faire reculer le gouvernement français. Celui-ci ne se
+ laisse pas troubler et ne modifie rien à ses résolutions.--IX.
+ Palmerston demande aux autres puissances de protester avec
+ l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer cette démarche.
+ M. de Metternich refuse de rien faire. La Prusse et la Russie
+ l'imitent. Célébration des deux mariages.
+
+
+I
+
+La rentrée de lord Palmerston au _Foreign office_, en juillet 1846,
+était un fait gros de conséquences[243]. Il y arrivait avec des
+desseins et un état d'esprit qui ne ressemblaient en rien à ceux de
+son prédécesseur. Dans ses propos des premiers jours, alors même
+que, pour dissiper les méfiances dont il se sentait l'objet, il
+déclarait vouloir continuer l'entente cordiale, il ne pouvait cacher
+son peu de foi dans cette entente. «Ces gens-là, disait-il à lord
+Aberdeen en parlant des Français, sont essentiellement envahisseurs,
+agressifs, provocants; en toute affaire, ils veulent se faire une
+bonne part aux dépens des autres; comment bien vivre avec eux à
+de telles conditions[244]?» Ayant reproché, depuis cinq ans, au
+ministère tory d'avoir été «dupe» de Louis-Philippe et de M. Guizot,
+d'avoir laissé partout «subordonner» la politique britannique à la
+politique française, il entendait que son avènement renversât les
+rôles. Sur chaque théâtre, il lui semblait que l'Angleterre avait une
+revanche à prendre. Dans sa pensée, le souci permanent, dominant de
+la diplomatie britannique devait être de faire partout échec à notre
+ambition, de déjouer partout nos perfidies. C'était particulièrement
+dans ce qui regardait l'Espagne que le nouveau secrétaire d'État
+apportait ces dispositions méfiantes, jalouses et batailleuses. Lord
+Aberdeen s'en était aperçu, pendant les entretiens qu'il avait eus
+avec lui pour le mettre au courant de l'état des affaires, et, bien
+qu'avec discrétion, il avait laissé voir à notre ambassadeur quelque
+chose de son impression[245]. Certes, il y avait là, étant donné
+l'état de la Péninsule, de quoi inquiéter le Roi et M. Guizot. On
+était au lendemain de l'intrigue manquée de Christine et de Bulwer
+pour enlever secrètement le mariage de la Reine avec le prince
+de Cobourg[246]: si le chef de la légation britannique avait tant
+osé sous l'administration de lord Aberdeen, que ne pouvait-on pas
+attendre de lui avec un ministre dont le seul avènement devait lui
+paraître une invitation à ne plus rien ménager? Le gouvernement
+français n'était-il pas fondé à craindre quelque méchante surprise,
+comme eût été un mariage Cobourg machiné à la façon du traité du 15
+juillet 1840?
+
+[Note 243: Les documents diplomatiques qui seront cités dans le
+cours de ce chapitre et du chapitre suivant, sans indication de
+source spéciale, sont tirés des recueils de pièces distribués par
+les gouvernements français, anglais et espagnol, à leurs parlements
+respectifs, des _Mémoires de M. Guizot_, de la _Revue rétrospective_,
+enfin de nombreux _Documents inédits_ dont de bienveillantes
+communications m'ont permis de prendre connaissance, notamment des
+correspondances du comte Bresson, ambassadeur à Madrid, du comte de
+Flahault, ambassadeur à Vienne, et du marquis de Dalmatie, ministre à
+Berlin.]
+
+[Note 244: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 7 juin
+1846.]
+
+[Note 245: Lettre du même au même, du 2 juillet 1846.]
+
+[Note 246: Sur la situation de l'Espagne avant l'avènement de lord
+Palmerston, voir plus haut le § I du chapitre précédent.]
+
+Sans perdre un jour, dès le 5 juillet 1846, M. Guizot avertit son
+ambassadeur à Madrid de l'hostilité probable du nouveau secrétaire
+d'État. «Je m'y attends, lui écrivait-il, et je me conduirai en
+conséquence. Ce ne sera pas moi qui livrerai l'Espagne à lord
+Palmerston.» Il fallait avant tout détourner d'une nouvelle collusion
+avec les Anglais la reine Christine, dont un passé très récent ne
+nous donnait que trop raison de nous méfier. M. Guizot vit tout de
+suite l'argument que lui fournissait la présence au _Foreign office_
+de l'ancien protecteur d'Espartero. «Vous en tirerez à coup sûr grand
+parti, mandait-il à M. Bresson, pour agir sur la reine Christine et
+sur son mari. Ils auront beau faire, ils n'auront jamais dans lord
+Palmerston qu'un ennemi, car il ne sera jamais que le patron du
+parti progressiste, c'est-à-dire de leurs ennemis.» De plus, pour
+s'alléger en vue de la campagne à faire, notre gouvernement n'hésita
+pas à jeter par-dessus bord la candidature Trapani, décidément trop
+impopulaire en Espagne, et il se rabattit sur l'un des deux fils
+de l'infant François de Paule, le duc de Cadix, auquel, depuis
+quelque temps, la reine Christine paraissait avoir, de plus ou
+moins bonne grâce, «entr'ouvert la porte». Le frère de ce prince,
+Enrique, duc de Séville, se trouvait hors de cause; il s'était fait
+ouvertement l'homme des radicaux, et le scandale de certaines de ses
+démarches l'avait fait exiler d'Espagne. «Le duc de Cadix pour la
+Reine et le duc de Montpensier pour l'Infante», c'est ainsi que M.
+Guizot résumait son programme. «Poussez décidément au duc de Cadix,
+écrivait-il encore à son ambassadeur, et placez le duc de Montpensier
+à côté de lui.»
+
+À Madrid, la situation du comte Bresson était difficile. La
+reine Christine paraissait plus mobile, plus insaisissable, plus
+mystérieuse, plus inquiétante que jamais. Le lendemain du jour où
+l'on pouvait croire qu'elle ne voyait pas de trop mauvais oeil le
+duc de Cadix, elle semblait revenir à Trapani; puis, au même moment,
+avec les amis de l'Angleterre, elle affectait de regretter Cobourg.
+Ses confidents, Rianzarès et Isturiz, faisaient même des ouvertures
+plus ou moins expresses au sujet de ce dernier prince, comme si,
+encouragés par le changement du ministère britannique, ils voulaient
+renouer l'intrigue que lord Aberdeen avait fait échouer trois mois
+auparavant[247]. Quant à notre nouveau candidat, le duc de Cadix,
+il n'avait, ni par son origine, ni par sa personne, un prestige qui
+pût nous aider. La jeune reine Isabelle ne cachait pas le peu de
+goût qu'il lui inspirait. Nos adversaires tenaient sur ce prince des
+propos fort méprisants, ne reculant même pas, pour le déclarer un
+candidat inadmissible, devant les assertions physiologiques les plus
+étranges[248]. Ajoutez, dans la presse anglaise et chez ceux qui lui
+faisaient écho à Madrid, une recrudescence d'invectives injurieuses
+contre Louis-Philippe, qui, disait-on, prétendait dicter ses
+volontés à l'Espagne[249]. La seule bonne carte de notre jeu était
+que le nom du duc de Montpensier se trouvât accolé à celui du duc
+de Cadix. Le premier rehaussait le second. M. Guizot le comprenait
+bien, quand, tout en recommandant à son ambassadeur de «pousser au
+duc de Cadix», il ajoutait: «Placez le duc de Montpensier à côté de
+lui.» Toutefois le sens de ces mots ne devait pas être forcé: si le
+ministre entendait par là que, dans les pourparlers, on réunît les
+deux projets de mariage et que l'un aidât à faire passer l'autre, il
+ne revenait pas sur l'engagement pris envers l'Angleterre d'attendre,
+pour célébrer le mariage de l'Infante, que la Reine ait eu un enfant.
+
+[Note 247: Ce fait ressort des dépêches et des lettres de Bulwer à
+lord Palmerston. (_Parliamentary Papers_, et _The Life of lord John
+Russell_, par Spencer WALPOLE, t. II, p. 3.) Il est aussi affirmé
+dans une lettre écrite, en novembre 1846, par M. Panizzi à M. Thiers,
+sous l'inspiration et d'après les renseignements de lord Palmerston.
+(_The Life of sir Anthony Panizzi_, par Louis FAGAN.)]
+
+[Note 248: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 12 juillet
+1846.]
+
+[Note 249: Louis-Philippe écrivait à ce propos au roi des Belges: «Je
+suis tellement froissé de ce débordement d'injustice et d'absurdité,
+que je préfère ne plus rien dire et n'opposer que le dédain à ces
+crédulités volontaires.»]
+
+M. Bresson vit ou feignit de voir dans la lettre du ministre plus
+que celui-ci n'avait voulu y mettre. Préoccupé surtout des obstacles
+qu'il rencontrait à Madrid et de la lutte qu'il devait soutenir
+contre sir Henri Bulwer, estimant que les intrigues récemment
+dévoilées de ce dernier et les menaces résultant de l'avènement de
+lord Palmerston suffisaient à nous délier vis-à-vis de l'Angleterre,
+convaincu d'autre part qu'on n'obtiendrait jamais de la reine
+Christine l'abandon réel de Cobourg et l'acceptation sincère de Cadix
+si l'on ne lui faisait quelque concession sur le mariage Montpensier,
+il crut pouvoir lui annoncer cette concession. Il lui dit donc, le
+11 juillet, en lui demandant le «secret», que «le Roi, tenant compte
+des embarras de la Reine et voulant lui donner un nouveau témoignage
+de sa sollicitude et de son amitié, était disposé à consentir que,
+dans toute combinaison Bourbon, M. le duc de Montpensier prît place à
+côté du mariage de la Reine, c'est-à-dire que les deux mariages, si
+l'un devait faciliter l'autre, se célébrassent ou fussent du moins
+déclarés simultanément». La reine Christine accueillit «avec joie»
+cette communication. En en rendant compte aussitôt à son ministre, M.
+Bresson reconnaissait que «cette grande, importante, indispensable
+concession n'était pas aussi formellement exprimée» dans la lettre de
+M. Guizot, en date du 5 juillet; mais il invoquait les «commentaires
+et développements» que lui avaient envoyés en même temps M. Désages,
+directeur au ministère des affaires étrangères, et le jeune duc de
+Glucksberg, premier secrétaire à l'ambassade de Madrid, alors à
+Paris[250]. De plus, pour prémunir le ministre contre la tentation
+d'un désaveu, l'ambassadeur le félicitait chaleureusement de la
+décision qu'il lui attribuait: «Grâces vous soient rendues, lui
+écrivait-il. J'en suis certain, en sondant votre coeur, vous y
+trouvez le contentement d'avoir pris cette résolution!... Dégagé,
+affranchi, vous l'êtes mille fois par les procédés des agents
+anglais. Je ne prétends pas diminuer vos regrets de la retraite de
+lord Aberdeen; mais permettez-moi de vous faire remarquer qu'il n'a
+jamais empêché le mal, qu'il s'est borné à vous en avertir quand il
+était fait[251].»
+
+[Note 250: Le duc de Glucksberg, qui devait être plus tard duc
+Decazes, avait écrit à M. Bresson, le 5 juillet: «Pour sa part, M.
+Guizot ne faiblira pas sur le Cobourg. Il n'est pas sans inquiétude
+sur le mécontentement qu'on pourra éprouver en Angleterre, en
+nous voyant faire immédiatement le mariage Montpensier; mais, se
+considérant comme dégagé vis-à-vis d'elle, il est résolu à le
+braver.»]
+
+[Note 251: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 12 juillet 1846.]
+
+Tel était bien le comte Bresson, homme de décision et d'initiative,
+ne craignant pas les responsabilités, mais d'une hardiesse prompte
+qui risquait parfois d'être un peu compromettante. Sa démarche déplut
+au gouvernement français; celui-ci croyait sans doute aux mauvais
+desseins de lord Palmerston, mais, jusqu'à ce que ces desseins se
+fussent manifestés, il voulait demeurer fidèle à l'accord. Le Roi
+surtout protesta avec une vivacité et une émotion dont nous avons
+une preuve absolument irrécusable: ce sont les lettres mêmes qu'il
+écrivit alors à M. Guizot, retenu au Val Richer par les soins de
+son élection; rien ne montre mieux avec quelle loyauté scrupuleuse
+et presque timide Louis-Philippe voulait tenir la parole donnée à
+l'Angleterre. Ces lettres tout intimes n'eussent peut-être jamais vu
+le jour, si les émeutiers de février 1848 ne s'en étaient emparés
+en saccageant les Tuileries et l'hôtel du ministère des affaires
+étrangères, et si elles n'avaient été, par suite, publiées dans
+la _Revue rétrospective_. Ce n'est pas la seule fois où cette
+publication s'est trouvée servir la réputation du prince dont on
+s'imaginait dévoiler les ténébreuses et perfides machinations[252].
+
+[Note 252: Louis-Philippe, parlant, à la fin de 1849, du mal que
+lui avait fait le «mensonge imprimé», disait «qu'il y avait en
+revanche un livre auquel il devait un beau cierge, c'était la
+_Revue rétrospective_». (_Abdication du roi Louis-Philippe racontée
+par lui-même et recueillie par M. Édouard Lemoine_, p. 69.)--Lord
+Clarendon, qui avait été collègue de lord Palmerston et l'un des plus
+animés contre notre politique espagnole, vint voir Louis-Philippe
+à Claremont après la publication de la _Revue rétrospective_, et
+lui tint ce langage: «Sire, vous voyez devant vous un de ceux qui
+éprouvent le besoin de vous faire amende honorable. Je n'ai jamais
+cessé d'admirer votre politique, mais, hier encore, vous n'étiez
+à mes yeux que le plus habile des rois; aujourd'hui, je reconnais
+sincèrement que vous n'avez jamais cessé d'être en même temps le
+plus habile et le plus loyal.» Cet incident est rapporté par M.
+Croker, dans un article écrit pour une revue anglaise, d'après les
+renseignements mêmes du Roi. Cet article fut traduit et reproduit
+dans la _Revue britannique_ d'octobre 1850.]
+
+La première de ces lettres est du 20 juillet: le Roi venait
+d'apprendre que son ambassadeur avait consenti en son nom «la
+simultanéité des deux mariages»: il ne pouvait comprendre comment
+avait pu être faite une démarche aussi «diamétralement contraire à
+sa volonté», et il ajoutait: «Un désaveu formel est indispensable.
+Comment le faire est la seule question à examiner; mais je n'ai
+jamais trompé personne, et je ne commencerai pas aujourd'hui à
+laisser tromper qui que ce soit sous mon nom.» La chose lui tenait
+tellement à coeur qu'il y revint dans une nouvelle lettre, le soir du
+même jour: «Le duc de Montpensier concourt _très vivement_ à tout ce
+que je vous ai écrit ce matin. Il faut effacer, annuler formellement
+tout ce que Bresson a dit en sus de ce que j'avais autorisé. Il faut
+que les reines sachent qu'il était interdit à Bresson de dire ce
+qu'il a dit, et que la simultanéité est inadmissible. Il nous a fait
+là une rude campagne; il est nécessaire qu'elle soit _biffée_, et
+le plus tôt possible. Je ne resterai pas sous le coup d'avoir fait
+contracter en mon nom un engagement que je ne peux ni ne veux tenir,
+et que j'avais formellement interdit. Voyez comment vous pouvez
+arranger ce désaveu. J'attends votre réponse avec impatience.»
+
+Entre un ambassadeur qui s'était avancé trop vite et un souverain
+qui voulait reculer avec une sorte d'emportement, M. Guizot était
+dans un grand embarras. Il n'approuvait pas entièrement ce qui avait
+été fait, mais il craignait qu'un brusque désaveu ne ruinât notre
+cause à Madrid[253]. Il s'efforça donc, tout en contenant M. Bresson,
+d'apaiser Louis-Philippe. «J'avais déjà écrit à Bresson, mandait-il
+au Roi le 22 juillet; je lui ai récrit. Je lui ai envoyé les propres
+paroles du Roi. Il fera la retraite nécessaire. Certainement il est
+allé trop loin et fort au delà de mes instructions; mais je ne crois
+pas qu'il soit allé aussi loin que le Roi le suppose. Il n'a jamais
+pu entendre ni dire que le mariage de Mgr le duc de Montpensier
+serait conclu, célébré, ou même définitivement arrêté, en même temps
+que celui de la Reine.» Ces explications ne satisfirent pas le Roi.
+Dans une lettre en date du 24 juillet, il insista plus que jamais
+pour un désaveu immédiat, formel, qui «fût remis par écrit» à la
+reine Christine, et il pressa son ministère de le rédiger.
+
+[Note 253: M. Guizot se rendait bien compte de l'effet qu'un désaveu
+produirait sur M. Bresson. Celui-ci, en effet, à la première nouvelle
+qui lui en arriva, écrivit à M. Guizot, le 26 juillet: «Ce serait
+tout renverser, tout livrer à nos adversaires, et je ne me chargerais
+pas de suivre une négociation aussi délicate dans de pareilles
+conditions.»]
+
+Les choses en étaient là, quand une démarche de lord Palmerston
+lui-même vint donner raison aux soupçons de M. Bresson et fournir de
+quoi lever les scrupules de Louis-Philippe.
+
+
+II
+
+Dès le premier jour, M. Guizot avait pressé lord Palmerston de dire
+s'il voulait ou non continuer, dans la Péninsule, la politique de
+concert pratiquée par son prédécesseur. N'ayant pu obtenir de lui que
+des réponses vagues, dilatoires, équivoques, et voulant le mettre
+au pied du mur, il adressa à Londres, le 20 juillet, une dépêche
+qui proposait nettement une action commune en faveur des deux fils
+de François de Paule. Il n'indiquait entre eux aucune préférence
+et laissait aux Espagnols le soin de choisir. À la vérité, il
+comptait que, réduite à prendre l'un ou l'autre, la reine Christine
+prendrait le duc de Cadix; car, si elle avait peu de goût pour lui,
+elle détestait bien plus son frère, le duc de Séville, à cause de
+ses liens avec le parti radical; mais, pour cette même raison, lord
+Palmerston voyait de bon oeil ce dernier prince, et le ministre
+français avait pensé que sa proposition serait mieux accueillie au
+_Foreign office_, si les deux frères y étaient mis sur le même pied.
+
+Le jour où la dépêche de M. Guizot partait de Paris, lord Palmerston
+communiquait à notre chargé d'affaires à Londres les instructions
+qu'il venait d'adresser à sir Henri Bulwer. Elles avaient été
+expédiées la veille, c'est-à-dire le 19 juillet. Cette communication
+n'avait donc pas pour but de demander notre avis, ni de chercher avec
+nous un terrain d'accord. Tout, d'ailleurs, forme et fond, semblait
+y marquer l'intention de mettre fin à l'entente et d'inaugurer une
+politique séparée. Loin de rappeler le concert jusque-là établi
+entre les deux gouvernements, on n'y prononçait même pas le nom
+de la France. Deux questions y étaient traitées: le mariage de la
+Reine et l'état intérieur de l'Espagne. Sur le premier point, lord
+Palmerston paraissait ignorer absolument notre désir de voir choisir
+un Bourbon et l'engagement pris par lord Aberdeen de seconder ou tout
+au moins de ne pas contrarier ce désir; par contre, il insistait sur
+ce que «le choix d'un mari pour la Reine était une question dans
+laquelle les gouvernements des autres pays n'avaient aucun titre
+à intervenir»; puis, énumérant les candidats qui avaient chance
+d'être agréés, il nommait en première ligne Léopold de Saxe-Cobourg,
+et ensuite les deux fils de François de Paule; il ajoutait qu'il
+les trouvait tous les trois également convenables et ne faisait
+d'objection à aucun d'eux. Sur le second point, les instructions
+n'étaient qu'un long et passionné réquisitoire contre le gouvernement
+des _moderados_; s'appropriant tous les griefs des progressistes,
+Palmerston accusait ce gouvernement d'être «violent», «arbitraire»,
+«tyrannique», et il recommandait à son agent de ne pas laisser
+ignorer cette façon de voir du cabinet britannique.
+
+L'effet de cette communication fut grand à Paris. M. Guizot y vit
+tout de suite,--et personne ne s'en étonnera,--la confirmation
+des soupçons que lui avait fait concevoir l'avènement de lord
+Palmerston: il fut particulièrement frappé de la façon dont ce
+dernier parlait du prince de Cobourg; il en conclut que le _veto_
+opposé par lord Aberdeen aux menées de Bulwer était levé, et que
+la tentative interrompue deux mois auparavant allait être reprise.
+«J'en suis plus fâché que surpris,--écrivit M. Guizot au Roi, le 24
+juillet, en lui faisant part de cette nouvelle;--j'ai toujours cru
+que lord Palmerston rentrerait bientôt dans sa vieille ornière.»
+Et Louis-Philippe lui répondait aussitôt: «La lecture des pièces
+que j'ai reçues de vous me laisse sous l'empire des plus pénibles
+impressions, non pas que je m'attendisse à mieux de lord Palmerston,
+mais parce que j'espérais qu'il ne se serait pas mis si promptement
+à découvert.» Il ajoutait le lendemain: «Lord Cowley est venu hier
+au soir, et j'ai eu avec lui une conversation très longue et très
+vive sur les instructions communiquées par lord Palmerston. Il a
+généreusement essayé de les défendre, en disant que tout cela n'était
+que pour maintenir ses dires précédents, _that these instructions
+would not be acted upon!... certainly not... que Bulwer s'en
+garderait bien!..._ Je lui ai demandé la permission de n'en rien
+croire, et lui ai dit que les conséquences de ceci m'alarmaient au
+plus haut degré.»
+
+Du moment où le gouvernement français voyait, dans les instructions
+de lord Palmerston, une dénonciation du pacte d'entente, il était
+fondé à se considérer comme libéré de ses engagements: dès lors plus
+aucune raison de désavouer M. Bresson ni de refuser les concessions
+exigées par la reine Christine. M. Guizot, cependant, ne parut pas
+tout de suite résolu à aller jusqu'au bout de son droit; on eût dit
+que, par esprit de paix, par fidélité quand même à l'entente brisée,
+il hésitât à rendre coup pour coup. Bien que moins opposé à la
+«simultanéité» des deux mariages, il ne l'accorda pas expressément.
+Le 24 juillet, aussitôt après avoir reçu la communication de lord
+Palmerston, il écrivit à M. Bresson: «Le Cobourg n'est pas si
+abandonné qu'on veut le dire.... La reine Christine et M. Isturiz
+poursuivent-ils l'intrigue Cobourg sous le voile de leur retour
+apparent au duc de Cadix? Si cela est, raison de plus pour nous de
+poursuivre Cadix et Montpensier. Vous pouvez, je pense, lier toujours
+ces deux noms, sans engagement formel de simultanéité dans la
+conclusion définitive.» Le Roi n'alla même pas jusque-là et se refusa
+d'abord à user, dans une mesure quelconque, de la liberté que lord
+Palmerston lui rendait: «Tout ceci, mandait-il, le 25 juillet, à son
+ministre, doit nous presser encore plus de faire parvenir à la reine
+Christine le désaveu de la simultanéité. Plus nous avons de mauvaise
+foi à craindre, plus il importe que les cartes que nous avons en
+main soient nettes, et qu'on ne puisse pas nous accuser d'avoir deux
+langages.» Et il ajoutait en _post-scriptum_: «Je vous conjure de
+ne pas accoler, dans vos lettres à Bresson, _Cadix et Montpensier_;
+cette accolade sent trop la simultanéité.»
+
+Cette fois, M. Guizot trouva que son souverain, par un scrupule
+exagéré envers l'Angleterre, risquait de perdre la partie en Espagne.
+«Je suis tout à fait d'avis, lui écrivit-il le 25 juillet, que le
+Roi ne doit point s'engager à la simultanéité des deux mariages...
+Mais je prie en même temps le Roi de réfléchir combien la
+situation est, en ce moment, délicate, tendue, critique. Il va se
+faire évidemment un grand effort pour le Cobourg; notre parade
+contre ce coup, c'est _Cadix et Montpensier_. N'affaiblissons pas
+trop cette parade, au moment même où nous avons besoin de nous en
+servir.» Le même jour, M. Guizot revint sur ce sujet et le traita
+plus fortement encore: «Voilà, écrivait-il au Roi, le Cobourg avoué,
+accepté par l'Angleterre. Il ne viendra plus de Londres, contre sa
+candidature, aucune objection, aucune réserve. Si l'Espagne en veut,
+l'Angleterre est prête. La reine Christine est-elle du complot? Pas
+tout à fait peut-être; probablement un peu. En tout cas, il nous
+importe infiniment de ne lui fournir aucun prétexte pour y entrer.
+Nous désirons le duc de Cadix pour la Reine, et nous offrons Mgr
+le duc de Montpensier pour l'Infante. Cadix ne sera, à coup sûr,
+accepté qu'avec Montpensier pour pendant. Dans cette corrélation
+inévitable des deux mariages, que doit, que peut vouloir le Roi? Deux
+choses, ce me semble: l'une, que le mariage de la reine Isabelle
+avec un Bourbon, avec le duc de Cadix, soit bien assuré, bien
+conclu; l'autre, que toute liberté reste au Roi d'examiner à fond la
+situation de l'Infante, de bien discuter les conditions et articles
+de son mariage avec Mgr le duc de Montpensier, avant de le conclure...
+Pour cela, que faut-il? Que Bresson, dès que la question se
+posera clairement, dès qu'il se verra pressé par le Cobourg, aille
+droit à la reine Christine et au cabinet espagnol, déclare notre
+opposition au Cobourg, en fasse entrevoir les conséquences possibles,
+et demande que la main de la reine Isabelle soit donnée au duc de
+Cadix, en déclarant en même temps que le désir du Roi est d'obtenir
+la main de l'Infante pour Mgr le duc de Montpensier, et que, dès que
+le premier mariage sera conclu, il est prêt à discuter et arrêter,
+selon les instructions qu'il aura reçues du Roi, les articles du
+second.» Après avoir fait observer que la reine Christine aurait
+ainsi, en ce qui concernait le second mariage, «une certitude morale
+suffisante pour qu'elle pût se décider immédiatement au premier»,
+M. Guizot continua en ces termes: «Si, au contraire, Bresson allait
+aujourd'hui, avant le moment de la crise, sans être pressé par la
+nécessité, uniquement pour retirer des paroles qu'il a dites sans
+qu'il en reste cependant aucune trace textuelle bien précise, s'il
+allait, dis-je, déclarer à la reine Christine qu'elle doit faire le
+mariage Cadix sans compter sur le mariage Montpensier, je craindrais
+infiniment que la reine Christine ne se saisît de cet incident pour
+se rejeter dans le mariage Cobourg... Je n'ai pas besoin d'appeler
+l'attention du Roi sur les conséquences d'une telle solution...
+Nous nous trouverions aussitôt placés, et vis-à-vis de l'Espagne,
+et vis-à-vis de l'Angleterre, dans une situation qui altérerait
+profondément nos relations; altération sur laquelle je me sentirais
+peut-être obligé moi-même d'insister plus qu'il ne conviendrait au
+Roi.» M. Guizot terminait en disant que si le Roi ne partageait pas
+son avis, il se rendrait aussitôt à Paris et convoquerait le conseil
+des ministres. Ces fortes raisons et les graves avertissements de la
+fin ne pouvaient pas ne pas faire impression sur Louis-Philippe. Il
+en fut ébranlé, et, sans consentir encore à rien qui s'écartât des
+accords conclus à Eu, il n'insista plus autant pour un désaveu formel
+de son ambassadeur.
+
+En même temps que M. Guizot s'occupait ainsi, entre le Roi et M.
+Bresson, à régler la conduite nouvelle que nous imposait, à Madrid,
+l'attitude de lord Palmerston, il avait soin de faire connaître, à
+Londres, l'interprétation que le gouvernement français donnait aux
+instructions anglaises du 19 juillet et les graves conséquences qu'il
+pourrait être amené à en tirer. Ce fut l'objet d'une dépêche adressée
+à M. de Jarnac, le 30 juillet. Il y exposait d'abord comment, dans la
+question du mariage, l'accord avait été conclu avec lord Aberdeen,
+sinon sur tous les principes, du moins en fait sur la conduite
+à suivre. «Il a été dit et entendu, ajoutait-il, que les deux
+gouvernements s'emploieraient à Madrid pour que le choix de la Reine
+se portât sur l'un des descendants de Philippe V. Lorsque quelque
+autre candidat, en particulier le prince de Cobourg, a été mis en
+avant, lord Aberdeen a travaillé, loyalement travaillé à l'écarter.»
+Dès lors «l'approbation égale, donnée par lord Palmerston à trois
+candidats parmi lesquels le prince de Cobourg était placé le premier,
+était une profonde altération, un abandon complet du langage et de
+l'attitude de son prédécesseur... Quand le Roi a exclu lui-même
+ses fils de toute prétention à la main de la reine d'Espagne, il a
+dû compter, il a compté en effet, et il a eu le droit de compter
+sur une certaine mesure de réciprocité. S'il en était autrement, je
+ne dis pas que le Roi changerait sa politique; mais, à coup sûr,
+il recouvrerait toute sa liberté. Il n'aurait plus à tenir compte
+que des intérêts de la France et de l'honneur de sa couronne.» Plus
+loin, après avoir rappelé qu'il avait témoigné naguère de son désir
+de continuer l'entente en proposant l'action commune en faveur des
+fils de François de Paule, notre ministre terminait ainsi: «Mais il
+peut y avoir pour la France, en Espagne, une politique isolée; et
+si l'initiative de la politique isolée était prise à Londres, il
+faudrait bien qu'à Paris j'en adoptasse aussi la pratique.» Lord
+Palmerston était donc prévenu: s'il ne revenait pas franchement et
+immédiatement à la politique de concert, il devait s'attendre à nous
+voir user de la liberté d'action qui nous serait ainsi rendue.
+
+
+III
+
+On a beaucoup dit, en Angleterre, que le gouvernement français avait
+pris trop facilement l'alarme, que lord Palmerston, en nommant
+le prince de Cobourg dans les instructions du 19 juillet, avait
+seulement constaté un fait, et qu'il ne songeait pas à modifier la
+politique de lord Aberdeen. Quand même cela serait vrai, il n'en
+resterait pas moins que notre gouvernement croyait sincèrement le
+contraire, et que tout l'autorisait à le croire; il faudrait donc
+tout au moins reconnaître que sa bonne foi,--cette bonne foi qui a
+été plus tard si injurieusement contestée outre-Manche,--sortait de
+là intacte. Mais il y a mieux: Palmerston ne s'était pas contenté
+d'envoyer à Bulwer ses instructions officielles; il lui avait
+adressé plusieurs lettres confidentielles pour les commenter et les
+compléter: là, s'adressant, avec une sorte d'abandon familier, à un
+agent qui était pour lui un ami et que, de plus, il savait être aussi
+animé que lui contre la France, il ne craignait pas de lui dévoiler
+ce qu'il voulait tenir caché au cabinet de Paris, parfois même à ses
+propres collègues et à sa cour. Ces lettres, longtemps secrètes,
+nous les connaissons maintenant; et, détail piquant, c'est Bulwer
+lui-même qui les a publiées[254]. Or il en résulte que les soupçons
+de Louis-Philippe et de son ministre, loin d'être mal fondés, étaient
+plutôt au-dessous de la réalité.
+
+[Note 254: Voir _The Life of Palmerston_, t. III, p. 218 à 238.]
+
+La première lettre est datée du 19 juillet, c'est-à-dire du même
+jour que les instructions: lord Palmerston y déclare qu'il a indiqué
+seulement pour la forme et par égard pour la France le duc de Cadix
+parmi les candidats en ligne pour la main de la Reine; il le regarde
+comme _disqualified_ pour cause de nullité morale et même physique.
+En réalité, il n'admet que deux candidats, Léopold de Cobourg et
+Enrique, duc de Séville. Entre les deux, il ne se prononce pas pour
+le moment; mais il estime que celui des deux qui n'épousera pas la
+Reine devra épouser l'Infante. D'un mariage de cette dernière avec le
+duc de Montpensier, il déclare ne vouloir à aucun prix. Bien entendu,
+il ne s'imagine pas continuer ainsi l'entente cordiale; il est le
+premier à reconnaître que sa politique est la contradiction de celle
+de M. Guizot.
+
+Les lettres suivantes, qui sont des 3, 16, 22 et 25 août, révèlent
+une légère modification dans les idées de lord Palmerston: il n'y
+tient plus la balance aussi égale entre les deux candidats; la
+meilleure combinaison lui paraît être de marier la Reine à Enrique et
+l'Infante à Cobourg. Pour mettre ainsi Enrique en première ligne, il
+avait diverses raisons qui se dégagent de sa correspondance. C'était
+d'abord son peu de sympathie pour les Cobourg. Il ne pouvait ignorer
+que les chefs politiques de cette maison, le roi des Belges et même
+le prince Albert, le voyaient avec inquiétude au pouvoir[255]. Et
+surtout il ne trouvait pas les Cobourg assez nettement antifrançais;
+il craignait qu'ils ne lâchassent pied aussitôt qu'ils verraient le
+conflit s'aggraver. Ces gens-là, disait-il dédaigneusement, «n'ont
+pas les nerfs assez solides pour braver Louis-Philippe». À ce moment
+même, un incident se produisit dont il dut avoir connaissance et qui
+était fait pour le confirmer dans sa manière de voir: au commencement
+d'août, le roi des Belges et le prince Albert se réunirent avec la
+reine Victoria, dans une sorte de conseil de famille, pour délibérer
+sur la réponse que le duc de Saxe-Cobourg devait depuis trois mois
+à la reine Christine[256]; sans renoncer à tout espoir de marier
+leur jeune parent avec Isabelle, ils furent d'avis que ce mariage
+était impossible, tant que la France s'y opposerait, et qu'il n'y
+aurait moyen d'y revenir que le jour où Louis-Philippe, convaincu,
+par la résistance de l'Espagne elle-même, de l'impossibilité de
+faire accepter un Bourbon, se résignerait à lever son _veto_[257];
+un projet de lettre dans ce sens fut rédigé et envoyé au duc de
+Saxe-Cobourg, avec invitation de l'adopter «mot pour mot», ce qui fut
+fait[258]. D'Enrique, à en juger du moins par ses récentes frasques
+révolutionnaires, Palmerston ne croyait pas avoir à redouter ces
+timidités et ces ménagements envers la France. Et puis ce prince
+était le candidat favori d'Olozaga et des autres réfugiés, qui
+se flattaient de gouverner sous son nom; or le ministre anglais
+s'obstinait à ne voir les choses de la Péninsule que par les yeux de
+ces réfugiés.
+
+[Note 255: Louis-Philippe écrivait à M. Guizot, le 25 juillet 1846:
+«Le roi Léopold est en excellente disposition et désire vivement
+la chute de lord Palmerston, dont il craint que nous ne soyons
+dupes. _No fear of that!_ Je le mettrai au fait, et, avec les
+excellentes dispositions de la reine Victoria, je crois qu'il fera
+bonne besogne.» (_Revue rétrospective._)--Voir aussi, dans la _Vie
+du Prince consort_, par sir Théodore MARTIN, un _memorandum_ du 18
+juillet 1846, dans lequel le prince Albert, examinant l'état des
+affaires d'Espagne, montrait les avantages de la politique de lord
+Aberdeen et les dangers résultant de l'avènement de lord Palmerston,
+particulièrement de ses liens avec les progressistes. (_Le Prince
+Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th. MARTIN, par A. CRAVEN, t.
+I, p. 195.)--L'auteur de la _Vie de lord John Russell_, M. Spencer
+WALPOLE (t. II, p. 8), constate la méfiance du prince Albert et de la
+reine Victoria à l'égard de lord Palmerston.]
+
+[Note 256: V. plus haut, p. 167 et suiv., ce qui a été dit de la
+démarche de la reine Christine.]
+
+[Note 257: C'était à peu près l'avis qu'exprimait déjà le prince
+Albert, le 26 mai 1846, dans une lettre adressée au duc de
+Saxe-Cobourg. (V. plus haut.)]
+
+[Note 258: _Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II,
+herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 169 à 171.]
+
+Toutefois, ne l'oublions pas, si à Londres on avait fini par
+préférer, pour Isabelle, don Enrique, qui en sa qualité de Bourbon
+n'était pas contraire à notre principe, on n'y abandonnait pas pour
+cela le candidat dont l'exclusion était à nos yeux la première
+condition de l'entente. Dans ce dernier état de la pensée de lord
+Palmerston, le prince de Cobourg demeurait encore partie essentielle
+de la combinaison. L'Infante lui était réservée, et Bulwer avait
+ordre de travailler à la lui faire obtenir. Or, nous avions toujours
+déclaré qu'un prince étranger a la maison de Bourbon n'était pas
+plus admissible pour l'Infante que pour la Reine, et c'était l'une
+des hypothèses pour lesquelles nous avions expressément réservé la
+reprise de notre liberté[259]. Le secrétaire d'État ne renonçait même
+pas à toute idée de marier Cobourg à la Reine; il le présentait en
+seconde ligne, pour le cas où Enrique ne serait pas admis: c'était,
+à ses yeux, la combinaison subsidiaire, celle qu'il indiquait à son
+agent comme étant _the next best arrangement_. Ne croyez pas qu'il
+éprouvât le moindre scrupule à mettre ainsi l'influence anglaise au
+service de la candidature Cobourg. Non, il s'appliquait,--ce qui
+était du reste superflu,--à rassurer sur ce sujet la conscience de
+Bulwer; il lui affirmait n'avoir rien trouvé dans les actes de lord
+Aberdeen qui impliquât engagement de ne pas pousser à un tel mariage,
+qu'il s'agît de la Reine ou de l'Infante. «Nous nous regardons,
+disait-il, comme libres de recommander au gouvernement espagnol le
+candidat que nous jugeons le meilleur, que ce soit un Cobourg ou un
+autre.»
+
+[Note 259: En rendant compte des conversations d'Eu, en septembre
+1845, M. Guizot dit «qu'il avait été entendu et reconnu par lord
+Aberdeen qu'aucun prince étranger à la maison de Bourbon ne serait
+soutenu par le gouvernement anglais comme prétendant à la main de
+la Reine _ou de l'Infante_». Et il ajoute: «Notre sécurité à cet
+égard était évidemment la condition de notre renonciation à toute
+prétention pour les fils du Roi.» De même, dans le _memorandum_ du 27
+février 1846, notre gouvernement avait indiqué qu'il se regarderait
+comme libre de tout engagement, si le gouvernement anglais poussait
+au mariage du prince de Cobourg soit avec la Reine, _soit avec
+l'Infante_.]
+
+Enfin, ce que lord Palmerston voulait dans tous les cas, quel que
+fût le mari de la Reine, ce qui lui tenait le plus à coeur, ce
+qu'il recommandait, dans chacune de ses lettres à Bulwer, avec
+une insistance passionnée, comme l'objet «le plus important» de
+la politique britannique, c'était d'empêcher l'union du duc de
+Montpensier avec l'infante. Il exposait longuement à son agent
+que cette union serait la mainmise de la France sur la Péninsule,
+mainmise que l'Angleterre avait jugée déjà dangereuse au siècle
+dernier, et qui le serait bien plus depuis la conquête de l'Algérie.
+C'est en Espagne même qu'il prétendait faire naître des obstacles
+au mariage. Et, dans ce dessein, il n'hésitait pas à recourir aux
+menaces: «Je vous prie, mandait-il à Bulwer, d'avertir Christine,
+Rianzarès et Isturiz que nous considérerions un tel mariage comme
+une mesure d'hostilité contingente contre l'Angleterre de la part de
+l'Espagne et de la part de la France, et que nous serions obligés
+de modifier en conséquence nos rapports avec ces deux pays.» Lord
+Palmerston mettait ainsi lui-même à néant l'arrangement conclu entre
+M. Guizot et lord Aberdeen, dans la seconde entrevue d'Eu: quand
+Louis-Philippe avait consenti à reculer le mariage de son fils avec
+l'Infante jusqu'à ce que la Reine ait eu des enfants, il avait cru
+évidemment obtenir à ce prix que le gouvernement britannique adhérât
+à ce mariage, ou au moins qu'il n'y fît pas opposition[260].
+
+[Note 260: Le roi Louis-Philippe écrivait à la reine des Belges,
+le 14 septembre 1846: «En adhérant à la garantie que lord Aberdeen
+prenait contre la stérilité de la Reine, je devais considérer comme
+entendu qu'il n'y aurait plus d'objections de la part de l'Angleterre
+à ce que mon fils épousât l'Infante.»]
+
+Toutes ces menées, qui nous sont ainsi révélées par le témoignage
+irrécusable de lord Palmerston lui-même, M. Guizot les soupçonnait,
+mais sans en avoir, sur le moment même, une connaissance aussi
+précise et aussi complète. C'était en effet l'un des signes, et non
+le moins caractéristique, des mauvais desseins du ministre anglais,
+que le soin avec lequel il cherchait à empêcher notre diplomatie d'y
+voir clair. Tout était calculé pour cela, aussi bien ce qu'il lui
+cachait que ce qu'il lui laissait voir. Ce qu'il lui cachait, c'était
+le travail fait en faveur du prince de Cobourg et contre le duc de
+Montpensier. Ce qu'il lui laissait voir, c'était la candidature de
+don Enrique. Non seulement, aussitôt qu'il fut décidé à appuyer cette
+candidature, lord Palmerston en parla à notre chargé d'affaires à
+Londres; mais, le 27 août, répondant, très tardivement, il est vrai,
+à la proposition d'action commune que M. Guizot lui avait adressée le
+20 juillet, il fit demander officiellement au gouvernement français
+de s'unir à lui pour soutenir Enrique, «le seul prince espagnol,
+disait-il, qui fût propre par ses qualités personnelles à être le
+mari de la Reine»; à quoi notre ministre se borna à répliquer, le
+30 août, qu'il ne se croyait pas le droit de pousser si loin la
+_dictation_, et qu'il laissait à l'Espagne le soin de choisir entre
+les descendants de Philippe V. Si lord Palmerston faisait ainsi la
+lumière sur cette partie de son plan, n'était-ce pas dans l'espoir
+de faire, par là même, l'ombre plus épaisse sur l'autre partie?
+Il se flattait probablement, en se montrant occupé d'Enrique, de
+nous faire croire qu'il était revenu à notre principe du mariage
+Bourbon, et qu'il n'y avait plus de Cobourg dans l'affaire. C'était
+un effort pour rendormir notre vigilance, qu'il se repentait d'avoir
+maladroitement inquiétée par la communication des instructions du 19
+juillet. Mais la clairvoyance trop justement ombrageuse du cabinet
+de Paris ne fut pas mise en défaut par ces habiletés. Le 8 août,
+transmettant au Roi les rapports qui lui arrivaient de Londres et
+qui lui annonçaient l'abandon de la candidature Cobourg, M. Guizot
+ajoutait: «Cela ne me rassure qu'à moitié. On renonce peut-être à
+la Reine pour le Cobourg, mais dans la pensée de vouloir pour lui
+l'Infante[261].» Notre ministre, on le voit, devinait juste.
+
+D'ailleurs, quelle que soit l'idée plus ou moins précise que
+le gouvernement français ait pu se faire alors des manoeuvres
+du gouvernement anglais, il n'y a plus pour l'histoire aucune
+obscurité. Il est manifeste et incontestable que lord Palmerston
+n'avait qu'un but en Espagne: faire échec à notre politique, et
+qu'à l'entente cordiale existant sous lord Aberdeen il substituait
+la lutte à outrance. Dès lors, la conclusion s'imposait: quand même
+Louis-Philippe et M. Guizot n'eussent pas stipulé d'avance pour
+ce cas, comme ils l'avaient fait tant de fois, la reprise de leur
+liberté, la justice et le simple bon sens suffisaient à la leur
+rendre; avec qui leur faisait la guerre, ils ne pouvaient être tenus
+aux engagements consentis en vue et sous la condition d'avoir la
+paix[262].
+
+[Note 261: _Revue rétrospective._]
+
+[Note 262: Les historiens anglais eux-mêmes, si longtemps acharnés
+à contester la bonne foi du gouvernement français, commencent à
+changer de ton. Ainsi l'auteur de la Vie récemment publiée de lord
+John Russell, M. Spencer Walpole, reconnaît que Louis-Philippe, en
+voyant le nom de Cobourg dans les instructions du 19 juillet, était
+fondé à croire que les Anglais manquaient à leurs engagements,
+et qu'il était par suite libéré des siens. Il ajoute: «L'excuse
+habituelle, invoquée par lord Palmerston, est qu'en nommant le prince
+Léopold, il constatait un fait, sans énoncer une politique. L'excuse
+est inadmissible pour qui a comparé la correspondance privée de
+Palmerston avec ses dépêches publiques.»--Il dit encore plus loin:
+«Lord Palmerston et Bulwer travaillaient à faire le mariage dont
+Louis-Philippe ne voulait pas, et complotaient contre le mariage
+qu'il désirait.» (_The Life of lord John Russell_, t. II, p. 2 et
+3.)]
+
+
+IV
+
+Dans sa campagne espagnole, lord Palmerston montrait plus de passion
+que d'habileté. En se portant champion des radicaux et en prétendant
+imposer don Enrique comme mari de la Reine, il inquiétait et irritait
+tous ceux qui dirigeaient alors les affaires de la Péninsule. Rien
+ne pouvait contribuer davantage à nous ramener la reine Christine
+et le cabinet de Madrid. M. Guizot le comprit. Aussitôt qu'il eut
+reçu communication des instructions anglaises du 19 juillet et
+du réquisitoire qui y était formulé contre le gouvernement des
+«moderados», il en fit part à M. Bresson et eut soin d'ajouter: «Le
+parti modéré, la reine Christine ne peuvent se méprendre sur le sens
+et la portée politique de la dépêche de lord Palmerston..... C'est
+bien le langage du patron des progressistes, d'Espartero, Olozaga,
+Mendizabal, etc. Faites en sorte que cette situation soit bien
+comprise.»
+
+Sir Henri Bulwer, qui, sur place, se rendait compte de l'énorme
+maladresse commise par son ministre[263], le pressa de laisser là
+Enrique et de pousser à sa place le prince de Cobourg; il se portait
+fort de faire agréer ce dernier comme époux de la Reine, avec la
+condition que l'Infante ne serait pas mariée à un prince français.
+Lord Palmerston ne voulut rien entendre; une sorte de routine aveugle
+ne lui permettait pas de concevoir la politique britannique en
+Espagne autrement que liée étroitement à la cause progressiste.
+Bulwer, mis en demeure d'obéir à ses instructions, dut s'exécuter.
+L'effet fut ce qu'il craignait. «Vos ministres sont-ils fous? lui dit
+M. Isturiz, chef du cabinet de Madrid. Ils désirent l'indépendance
+de l'Espagne; nous aussi, et nous sommes au pouvoir. Or, au lieu de
+s'unir à nous, ils disent en réalité que la première condition d'une
+alliance avec eux est que nous capitulions devant ceux qui nous font
+opposition. En supposant que je fusse disposé à ce sacrifice, en
+serait-il ainsi de la cour, de mes amis politiques, des chefs actuels
+de l'armée?» Aussi Bulwer écrivit-il à lord Palmerston, le 14 août:
+«Je regrette d'être obligé de dire que toutes les peines que j'ai
+prises pour disposer la cour et le président du conseil en faveur
+d'un mariage de don Enrique avec la Reine, ont été absolument sans
+effet[264].»
+
+[Note 263: Sur les sentiments et les démarches de Bulwer, voir _The
+Life of Palmerston_, par BULWER, t. III, p. 193 et suiv., et _The
+Life of lord John Russell_, par Spencer WALPOLE, t. II, p. 3.]
+
+[Note 264: Plus tard, après son échec, lord Palmerston regrettera
+de n'avoir pas suivi les conseils de Bulwer. «C'est vous qui aviez
+raison, lui écrira-t-il le 12 septembre 1846; nous aurions dû tout de
+suite et hardiment adopter Cobourg et le faire triompher en bravant
+la France.» (_The Life of Palmerston_, par BULWER, t. III, p. 246.)]
+
+Cet état d'esprit de la cour d'Espagne n'échappait pas à M. Bresson,
+qui manda, le 8 août, à M. Guizot: «M. Mon (l'un des ministres) m'a
+raconté qu'hier soir la Reine mère lui avait dit avec une anxiété
+remarquable: «Engage donc Bresson à s'entendre avec moi, pour faire
+les deux mariages le plus tôt possible. Les Anglais et la révolution
+nous menacent.» Et notre ambassadeur ajoutait le lendemain: «Ou il
+ne faut plus croire à rien sur cette terre, ou la reine Christine,
+par peur, par calcul ou par affection, nous est entièrement revenue.
+Je la quitte à l'instant... Elle se rallie franchement à la pensée
+du mariage de la jeune reine avec le duc de Cadix. Elle y prépare,
+elle y dispose, elle y rend favorable l'esprit de sa fille.....
+Je vous laisse à penser si je l'ai encouragée dans cette voie.»
+Seulement Christine mettait à son concours une condition, c'était
+la simultanéité des deux mariages, de la Reine avec Cadix et de
+l'Infante avec Montpensier. Cela lui paraissait nécessaire pour
+«fortifier, relever l'un des mariages par l'autre», pour «contenir
+les opposants par l'éclat du rang de notre prince et par la crainte
+de la France qui venait derrière lui».
+
+En face de cette exigence, M. Bresson ne laissa pas que d'être
+embarrassé. D'une part, il venait d'être réprimandé et menacé de
+désaveu pour avoir offert la simultanéité; d'autre part, il était
+convaincu que cette concession était légitime et nécessaire.
+Dans cette difficulté, il n'osa pas dire tout de suite oui; mais
+il se garda de dire non[265], et, se retournant du côté de son
+gouvernement, il insista fortement sur la nécessité de céder, et de
+céder sans retard, avant que les partis eussent eu l'éveil et se
+fussent jetés au travers des négociations pour faire tout échouer.
+«Pour moi, écrivait-il à M. Guizot, pour moi qui viens de relire
+attentivement vos lettres des 10 décembre 1845, 28 février et 17 mars
+1846, qui en ai pesé chaque mot, non seulement je vous considère
+comme dégagé, par les premières démarches du cabinet anglais actuel,
+des ménagements et obligations auxquels vous pouviez vous croire
+tenu envers celui de sir Robert Peel, mais je me considère moi-même
+comme placé dans les conditions prévues par ces lettres, et comme
+appelé, d'un moment à l'autre, à faire usage des pouvoirs qu'elles me
+confèrent, pouvoirs délicats, pouvoirs d'une grande importance dont
+je sens toute la gravité et auxquels je ne dois avoir recours qu'en
+homme prudent à la fois et ne craignant pas la responsabilité. C'est
+ainsi que j'agirai: comptez-y[266].»
+
+[Note 265: «Je n'ai point élevé d'objections, écrivait M. Bresson
+le 9 août 1846; j'ai seulement fait observer qu'il y avait des
+conditions préliminaires indispensables à régler.»]
+
+[Note 266: Lettres du 9 et du 16 août 1846.]
+
+Si désireux que le gouvernement français se fût montré jusqu'alors
+d'éviter la simultanéité des deux mariages, il ne pouvait pas ne pas
+être frappé de ce que lui disait M. Bresson. Pour échapper au péril
+que lui faisaient courir les intrigues anglaises, il avait besoin
+du concours de la reine Christine; s'il refusait à cette dernière
+tout ce qu'elle exigeait, ne s'exposait-il pas à ce qu'elle liât
+partie avec nos adversaires, comme elle en avait déjà eu plusieurs
+fois la velléité? Il recevait d'ailleurs avis que Bulwer poursuivait
+ses menées plus activement que jamais, et que M. Isturiz avait avec
+lui des entretiens assez suspects. On ajoutait que le parti radical
+espagnol, encouragé par le patronage de lord Palmerston, s'agitait
+d'une façon menaçante, et qu'il n'était pas prudent de lui laisser
+le loisir d'organiser quelque mauvais coup. Dans ces conditions, M.
+Guizot jugea qu'on ne pouvait pas refuser plus longtemps à M. Bresson
+ce qu'il déclarait être si nécessaire. Le Roi fut plus difficile
+à convaincre: malgré tout, il eût désiré s'en tenir toujours aux
+déclarations d'Eu. La reine Amélie l'encourageait dans sa résistance.
+Ce fut à contre-coeur et après de longues délibérations avec M.
+Guizot que Louis-Philippe finit par se rendre à ses instances et
+se résigna à laisser faire M. Bresson. Celui-ci fut alors informé
+que son gouvernement s'en rapportait à lui pour l'usage à faire,
+dans la circonstance particulière, des pouvoirs généraux qui lui
+avaient été antérieurement conférés[267]; M. Guizot lui donnait
+l'assurance «qu'en tout cas il serait fermement soutenu». Toutefois,
+recommandation lui fut faite de stipuler expressément que la
+discussion des accords préliminaires précéderait la déclaration et la
+célébration du mariage du duc de Montpensier: c'était, dans la pensée
+du cabinet de Paris, un dernier moyen qu'il se réservait d'empêcher
+une simultanéité tout à fait complète. En dépit de cette restriction,
+notre ambassadeur avait enfin la liberté qu'il sollicitait depuis si
+longtemps. Il n'était pas homme à hésiter devant l'initiative dont on
+lui laissait la responsabilité. Il promit donc à la reine Christine
+d'associer les deux mariages.
+
+[Note 267: Sur ce qu'étaient ces pouvoirs, se rappeler notamment la
+lettre de M. Guizot, en date du 10 décembre 1845. (V. plus haut, p.
+166.)]
+
+Contenter cette princesse, c'était beaucoup; ce n'était pas tout.
+Restait une dernière difficulté assez embarrassante, qui était
+la répugnance manifestée par la jeune reine pour le mari que la
+politique lui destinait; elle enviait la part de sa soeur cadette et
+«son beau Montpensier» qu'elle eût voulu prendre pour elle-même; par
+comparaison, le duc de Cadix lui paraissait faire médiocre figure, et
+elle ne se privait pas de parler de lui en termes peu flatteurs[268].
+Dans les lettres qu'il écrivait à M. Guizot, M. Bresson faisait
+connaître cet état d'esprit de la Reine; il montrait aussi le fiancé
+gauche, timide, se défiant de lui-même et des autres, et par moments
+éprouvant plus d'éloignement que d'attrait pour sa fiancée; la Reine
+mère et Rianzarès trop souvent insaisissables; le président du
+conseil toujours sur le point de nous trahir; la légation anglaise
+multipliant les intrigues. «Pesez ces difficultés, ajoutait-il, et
+demandez-vous si aucune habileté humaine peut en triompher. À Dieu, à
+la Vierge, au hasard, faites honneur du succès à qui vous voudrez, si
+nous l'obtenons; car, pour moi, tout en ayant l'oeil partout attentif
+et n'épargnant ni soins, ni peines, ni démarches, je reconnais que
+cette combinaison d'individualités et de circonstances est au-dessus
+des forces et de l'entendement de notre pauvre organisme[269].»
+
+[Note 268: Correspondance de l'envoyé sarde à Madrid. (HILLEBRAND,
+_Geschichte Frankreichs_, 1830-1843, t. II, p. 631.)]
+
+[Note 269: Lettre inédite du 22 août 1846.]
+
+En traçant ce tableau un peu assombri, M. Bresson, oubliait qu'il
+avait en main, dans ce jeu si embrouillé, une carte qui devait lui
+faire gagner la partie: c'était le concours qu'en dépit de son
+humeur mobile et fantasque, la reine Christine était décidée à nous
+donner, depuis qu'elle avait reçu satisfaction en ce qui touchait
+la simultanéité. Elle agit sur sa fille et fit agir par l'Infante.
+Cette pression de famille ne fut pas sans effet. Dans la soirée du
+27 août, après une scène de larmes avec le duc de Rianzarès, la
+jeune reine entra chez sa mère, se jeta dans ses bras et dit _oui_.
+Les ministres, aussitôt avisés de cette décision, y acquiescèrent
+unanimement. La Reine leur annonça en même temps qu'elle donnait
+sa soeur en mariage au duc de Montpensier. L'un des ministres vint
+aussitôt réveiller M. Bresson,--il était deux heures du matin,--pour
+lui annoncer la grande nouvelle.
+
+Le lendemain, quand il fallut rédiger l'accord relatif au mariage du
+duc de Montpensier, la reine Christine demanda que la simultanéité
+y fût établie d'une façon absolue. M. Bresson, lié par ses
+instructions, s'y refusa, déclarant qu'il annulerait plutôt tout
+ce qui venait d'être fait. Devant cette menace, la Reine céda, et
+l'on inséra dans l'accord les stipulations suivantes: «La discussion
+des capitulations matrimoniales, des articles du contrat et des
+questions d'intérêt qui s'y rattachent est réservée; lorsque les
+actes définitifs auront été dûment réglés et approuvés par les hautes
+parties contractantes, la forme et l'époque de la déclaration de
+ce mariage et sa célébration seront déterminées de manière à les
+associer, _autant que faire se pourra_, à la déclaration et à la
+célébration du mariage de Sa Majesté Catholique avec S. A. R. le
+duc de Cadix.» Toujours sous l'empire de la même préoccupation, M.
+Bresson obtint, non sans livrer une autre bataille, que le décret
+de convocation des Cortès n'annonçât au public que le mariage de la
+Reine, sans parler de celui de l'Infante. Pendant ce temps, à Paris,
+M. Guizot, faisant part à lord Normanby de ce qui venait d'être
+décidé à Madrid, et interrogé par lui sur le point de savoir si les
+deux mariages se feraient au même moment, répondait très sincèrement:
+«Non, pas au même moment.» Ainsi, jusqu'à la fin, notre gouvernement
+espérait éviter une simultanéité tout à fait complète des deux
+mariages.
+
+Il fut aussitôt visible que cette dernière résistance de la
+diplomatie française produisait un très fâcheux effet à Madrid: elle
+blessait nos amis, fournissait une arme à ceux qui rêvaient de crise
+ministérielle ou même d'insurrection, et risquait de remettre tout en
+question. «C'est seulement par la vertu du fait accompli, disaient
+les ministres espagnols, qu'on en imposera à l'esprit de faction», et
+ils demandaient avec instance que les deux mariages fussent célébrés
+ensemble, le 10 octobre. Ces raisons, transmises aussitôt et appuyées
+avec force par M. Bresson, triomphèrent de ce qui restait encore de
+répugnance dans l'esprit de Louis-Philippe. Le consentement, qu'il
+avait fallu lui arracher, en quelque sorte, morceau par morceau,
+était enfin complet, et, le 4 septembre, M. Guizot écrivit par le
+télégraphe à son ambassadeur: «Le Roi approuve que le mariage de Mgr
+le duc de Montpensier avec l'Infante soit célébré le même jour que
+celui de la Reine avec Mgr le duc de Cadix. Vous pouvez rendre public
+le fait que vous avez signé, avec M. Isturiz, un engagement pour le
+mariage de l'Infante avec le duc de Montpensier.» Le même jour, le
+_Journal des Débats_ annonçait le double mariage.
+
+
+V
+
+À la nouvelle de la décision prise à Madrid, grande fut la colère de
+lord Palmerston. Quelle mortification de débuter dans son nouveau
+ministère par un pareil échec! Il la sentait d'autant plus que, tout
+occupé des menées souterraines par lesquelles il espérait nous ruiner
+en Espagne, il ne s'était pas rendu compte du travail qui s'y faisait
+contre lui. Oubliant volontairement qu'il avait lui-même rompu
+l'accord et commencé la guerre, il prit l'attitude d'un homme surpris
+par un acte d'hostilité au moment où il ne songeait qu'à vivre en
+paix. «Je ne vous parlerai plus d'entente cordiale, répondit-il à la
+première communication de notre chargé d'affaires, parce que ce qu'on
+nous annonce nous prouve trop clairement qu'on ne veut plus, à Paris,
+ni de cordialité ni d'entente[270].» Dans le trouble de son dépit, il
+donnait à ce simple incident matrimonial des proportions étranges,
+y dénonçant «l'acte le plus patent d'ambition et d'agrandissement
+politique que l'Europe eût vu depuis l'Empire[271]». Il ajoutait: «Si
+le gouvernement français persiste à adopter le système d'ambition
+sans scrupule qui guida la politique étrangère sous Louis XIV et
+Napoléon, il n'y a pas de bon vouloir et de sentiments d'amitié de la
+part de l'Angleterre qui puissent être assez forts pour empêcher les
+relations entre l'Angleterre et la France de redevenir ce qu'elles
+étaient pendant les règnes de Napoléon et de Louis XIV[272].» Il
+ne se borna pas à ces exagérations. Avec ce goût des récriminations
+blessantes qui était dans sa nature, il se montra tout de suite
+résolu à porter la discussion sur un terrain particulièrement
+dangereux dans les controverses internationales, celui de la bonne
+foi; et, pour comble, ce n'était pas seulement le cabinet français
+qu'il s'apprêtait à accuser de déloyauté, c'était Louis-Philippe
+lui-même. Se rencontrant avec l'un des collègues de M. Guizot, M.
+Dumon, alors en Angleterre, il lui disait: «Voilà la première fois
+qu'un roi de France n'a pas tenu sa parole[273].» Puis, tout fier de
+cette inconvenance, il s'empressait de la raconter à lord Normanby
+et à sir Henri Bulwer, et ne leur exprimait qu'un regret, celui
+«d'avoir été ainsi trop complimenteur pour les prédécesseurs de
+Louis-Philippe[274]». «Nous sommes indignés, écrivait-il encore à
+Bulwer, de la mauvaise foi, de l'ambition sans scrupule, des basses
+intrigues du gouvernement français[275].»
+
+[Note 270: Lettre de lord Palmerston à M. de Jarnac, du 6 septembre
+1846. (BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 239.)]
+
+[Note 271: Lettres de M. de Jarnac à M. Guizot, des 9, 11 et 12
+septembre 1846.]
+
+[Note 272: Lettre de lord Palmerston à Bulwer, du 16 septembre 1846.
+(BULWER, t. III, p. 247.)]
+
+[Note 273: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 423.]
+
+[Note 274: BULWER, t. III, p. 248 et 252.]
+
+[Note 275: _Ibid._, p. 248.]
+
+Il fallait s'attendre à cette irritation de lord Palmerston: nul
+moyen de l'éviter ni de l'apaiser. Mais y avait-il chance de
+la limiter, d'empêcher que cette irritation ne trouvât d'écho
+outre-Manche, que l'Angleterre n'épousât les griefs et les
+ressentiments de son ministre? À l'avance, M. Guizot avait caressé
+quelque espérance de ce genre. Dès le 5 juillet 1846, au moment où
+se formait le ministère whig, il écrivait à M. Bresson: «J'ai, avec
+lord Palmerston, cet avantage que, s'il survenait entre nous et
+Londres quelque refroidissement, quelque embarras, ce serait à lui,
+non à moi, qu'en France, en Angleterre, partout, on en imputerait
+la faute.» Aussi à peine se vit-il, par suite de l'annonce des deux
+mariages, aux prises avec le secrétaire d'État, qu'il fit effort
+pour l'isoler dans son propre pays et jusque dans son cabinet.
+Il risqua même, pour obtenir ce dernier résultat, une démarche
+qu'on ne peut s'empêcher de trouver un peu inconsidérée: ce fut
+une lettre adressée, le 15 septembre, à M. de Jarnac, pour être
+communiquée au premier ministre, lord John Russell, et où l'éloge de
+celui-ci se mêlait à une plainte très vive sur la conduite suivie
+par lord Palmerston[276]. Telle était la confiance de M. Guizot
+que, quelques jours après, il écrivait à M. de Flahault: «J'ai
+de très bonnes nouvelles de lord John Russell; n'en parlez pas,
+mais tenez pour certain que le bruit suscité par lord Palmerston
+n'ira pas loin[277].» Cette illusion dura peu. Le premier soin de
+lord Russell fut de mettre la lettre de M. Guizot sous les yeux de
+celui-là même dont elle contenait la critique; puis il écrivit à M.
+de Jarnac, sur un ton assez raide, que le chef du _Foreign office_
+avait toute sa confiance, qu'il avait agi avec modération, et que
+c'était au contraire le gouvernement français qui avait prouvé,
+par sa conduite, le peu de prix qu'il attachait à l'amitié de
+l'Angleterre[278]. Lord John dépassait ainsi son vrai sentiment; il
+n'était pas aussi assuré que son collègue fût sans tort. Lui-même n'a
+point caché plus tard combien il regrettait de ne s'être pas opposé
+à l'envoi de ces instructions du 19 juillet 1846, où il avait été si
+malencontreusement parlé du prince de Cobourg, et il a raconté par
+suite de quel incident il n'était pas intervenu: ces instructions lui
+avaient été communiquées un dimanche, au moment où il partait pour
+le service divin, et, dans sa hâte, il ne les avait parcourues que
+superficiellement. «Si je n'étais pas allé à l'église, ajoutait-il,
+j'y aurais fait plus d'attention[279]!» Mais, tout en blâmant au
+fond son collègue, lord Russell se faisait un point d'honneur de le
+couvrir, dès qu'il le voyait accusé par un gouvernement étranger. Et
+puis lord Palmerston, qui s'était gardé de faire connaître aux autres
+ministres ses instructions secrètes à Bulwer, leur avait présenté
+notre consentement au double mariage comme un acte d'hostilité
+gratuite, mieux encore, comme le dénouement d'une intrigue ourdie
+de vieille date par Louis-Philippe, comme une fourberie longuement
+préméditée[280]. Ces accusations semblaient avoir trouvé créance
+chez ses collègues; lord Clarendon disait à M. Dumon «qu'il n'y
+avait qu'un sentiment dans le cabinet anglais» sur la conduite de la
+France[281], et l'un des personnages les plus considérables du parti
+whig, lord Lansdowne, déclarait que «tout le monde reconnaissait la
+nécessité de changer de conduite envers Louis-Philippe[282]».
+
+[Note 276: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 10.]
+
+[Note 277: Lettre inédite du 20 septembre 1846.]
+
+[Note 278: Spencer WALPOLE, _The life of lord John Russell_, t. II,
+p. 2.]
+
+[Note 279: _Ibid._, p. 5.]
+
+[Note 280: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 418 à 421.]
+
+[Note 281: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 241.]
+
+[Note 282: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 208.]
+
+Si M. Guizot ne parvenait pas à détacher de lord Palmerston ceux qui
+lui étaient liés par la communauté de parti et de responsabilité,
+il pouvait sans doute espérer une appréciation plus favorable de la
+part des adversaires du ministère whig, et particulièrement de son
+ami lord Aberdeen, dont il avait tant de fois éprouvé l'esprit droit
+et conciliant. Il lui avait écrit, dès le 7 septembre, toutes les
+raisons qu'il avait eues de considérer comme annulés les engagements
+pris à Eu. Lord Aberdeen lui répondit amicalement et tristement, le
+14 septembre, qu'il ne trouvait pas ces raisons suffisantes. Ignorant
+les secrètes menées de son successeur, il se refusait à croire que
+celui-ci eût voulu s'écarter de la politique d'entente suivie avant
+lui. «Je suis satisfait, ajoutait-il, de savoir que vous ne voudriez
+jamais avoir fait un acte pour lequel vous ne vous sentiriez pas
+pleinement justifié; mais, je l'avoue, mon cher monsieur Guizot, il
+m'est impossible de découvrir des motifs plausibles pour le choix
+qui a eu lieu[283].» Quelques jours après, lord Aberdeen écrivait au
+prince Albert: «Je me soucie fort peu du mariage en lui-même, mais je
+sens vivement la violation de l'engagement pris, et je suis encore à
+me demander si Guizot a pu se sentir tranquille envers sa conscience,
+à la suite de la conduite qu'il a tenue[284].» Avec le temps, il
+est vrai, la sévérité de ce jugement s'adoucit un peu; lord Aberdeen
+finit par se déclarer convaincu de la bonne foi du ministre français,
+de la sincérité des soupçons qui avaient déterminé sa conduite, et il
+affirma que si lui, Aberdeen, était resté au pouvoir, rien de pareil
+ne fût arrivé[285]. Sur ce dernier point, il était absolument dans le
+vrai.
+
+[Note 283: _Revue rétrospective._]
+
+[Note 284: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 208.]
+
+[Note 285: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 430; t.
+III, p. 53.]
+
+L'une des principales préoccupations de Louis-Philippe devait être
+de savoir comment l'événement serait pris par la reine Victoria.
+On sait sur quel pied d'intimité familière les relations des deux
+cours s'étaient établies depuis la première entrevue d'Eu, en 1843:
+visites annuelles qui, des deux parts, étaient toujours trouvées
+trop rares et trop courtes; correspondance fréquente, affectueuse,
+on peut même dire tendre[286], et que la Reine avait continuée
+après la rentrée de Palmerston au _Foreign office_, sans paraître
+supposer que ce fait pût altérer une telle intimité[287]. Mais on
+sait aussi quel intérêt l'épouse du prince Albert portait à ce qui
+touchait les Cobourg; on n'a pas oublié non plus qu'elle avait été
+personnellement partie dans les arrangements relatifs aux mariages
+espagnols, et qu'elle-même avait reçu à Eu, en 1845, de la bouche de
+Louis-Philippe, l'engagement de ne pas célébrer le mariage du duc de
+Montpensier avant que la Reine eût eu des enfants. Depuis lors, elle
+en était restée à cet engagement, et rien ne l'avait préparée à le
+voir rompre. Elle se piquait, pour son compte, d'être demeurée fidèle
+à l'entente, et de cette fidélité elle venait même de donner une
+preuve qui ne lui avait pas peu coûté: je veux parler de ce conseil
+de famille tenu entre elle, le prince Albert et le roi des Belges,
+où il avait été décidé de détourner Léopold de Cobourg de ses visées
+matrimoniales, tant que le roi des Français y ferait une aussi
+formelle opposition[288]. Quant aux menées hostiles par lesquelles,
+pendant ce temps, lord Palmerston avait obligé le gouvernement
+français à reprendre sa liberté, la Reine paraissait n'en rien
+savoir. D'une part, le coupable s'était gardé de l'en informer; de
+l'autre, elle n'avait reçu directement de Louis-Philippe, au sujet de
+ces menées et des conséquences que notre gouvernement pourrait être
+conduit à en tirer, aucun avertissement préalable, analogue à ceux
+que M. Guizot faisait alors parvenir à Palmerston lui-même. Si le Roi
+n'avait ainsi rien dit, ce n'était pas par un calcul machiavélique
+et pour entretenir la Reine dans une trompeuse sécurité; c'était
+que, jusqu'à la veille de la décision finale, il s'était refusé à
+se servir de la liberté qui lui était rendue et avait compté se
+renfermer quand même dans les termes des engagements d'Eu. Mais, pour
+être ainsi explicable, ce silence n'en eut pas moins, sur le moment,
+un effet fâcheux. La Reine en fut plus portée, quand lui arriva, tout
+à fait à l'improviste, la nouvelle des deux mariages, à se croire
+la victime d'une surprise déloyale. Il n'y eut pas alors jusqu'à
+l'intimité de ses rapports avec Louis-Philippe qui ne contribuât à
+lui faire sentir davantage l'offense, en y mêlant cette impression,
+particulièrement douloureuse pour une femme jeune en face d'un
+vieillard, de l'amitié trahie, de la confiance trompée. Ajoutez-y,
+sans aucun doute, quoiqu'on en parlât moins haut, le dépit de voir
+écarter définitivement ce mariage Cobourg que la Reine n'osait
+faire contre nous, mais auquel elle avait toujours espéré nous voir
+acculés par les circonstances. Ce dépit était particulièrement vif
+chez le prince Albert[289]. Livrée à elle seule, Victoria, qui,
+malgré ses griefs, gardait un fond d'affection pour notre famille
+royale[290], n'eût probablement pas refusé d'écouter les explications
+de Louis-Philippe et eût saisi volontiers quelque occasion de le
+traiter en ami. Ce fut son mari qui l'en détourna, avec le concours
+de leur conseiller, l'Allemand Stockmar, toujours fort ardent à nous
+desservir[291]. Sous ces influences, la Reine répudia promptement
+toutes les velléités de réconciliation qui avaient pu lui traverser
+l'esprit et ne fut plus qu'à son ressentiment. «Rien n'égale
+l'indignation de la Reine contre la conduite du Roi, notait bientôt
+après M. Greville sur son journal; elle en a parlé à Clarendon dans
+les termes les moins mesurés[292].» Le duc de Broglie écrivait à son
+fils: «C'est la Reine qui échauffe son ministère[293].»
+
+[Note 286: Voir plusieurs lettres publiées dans la _Revue
+rétrospective_.]
+
+[Note 287: Louis-Philippe écrivait au roi des Belges, le 25 juillet
+1846: «J'ai reçu de Victoria les lettres les plus aimables, les plus
+rassurantes, sur le maintien de notre précieuse entente cordiale.
+Sa jeunesse et sa droiture le croient; elle ne peut douter des
+assertions qu'on lui donne. Ma vieillesse, sans être moins droite,
+n'a pas la même confiance, et de là l'incertitude que j'ai dû lui
+faire entrevoir sur ma visite du mois d'octobre, qu'elle veut bien
+désirer avec un affectueux empressement.»]
+
+[Note 288: Voir plus haut, p. 217, 218.]
+
+[Note 289: Le langage de ce prince était des plus amers; il écrivait
+à un de ses parents d'Allemagne, le 17 septembre 1846: «Rien de plus
+perfide que la politique suivie par la cour française. On nous a
+dupés, et maintenant on triomphe. Mesquin triomphe d'avoir dupé un
+ami, et le seul qu'on a, et au moment même où il fait un sacrifice à
+l'amitié. Car les pauvres reines ont, jusqu'à la dernière heure, été
+attachées à Léopold, et cet attachement, elles ne l'ont abandonné que
+quand Bulwer leur a déclaré que nous ne pouvions pas y consentir...»
+(_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II, herzog von
+Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 174.)]
+
+[Note 290: Ce fond d'affection reparaîtra en 1848, après la
+révolution de Février. La Reine écrira au baron Stockmar, le 6 mars
+1848: «Vous connaissez ma tendresse pour la famille royale; vous
+savez comme je désirais de nouveau être dans de meilleures relations
+avec eux..., et vous disiez que le temps seul pourrait amener ce
+résultat... Que j'étais loin de prévoir comment il se ferait que
+nous nous reverrions en effet tous de la façon la plus amicale, que
+la duchesse de Montpensier, au sujet de laquelle nous nous disputions
+depuis plus d'un an, arriverait ici en fugitive!...» Et le 22 avril:
+«Ces pauvres exilés à Claremont! Leur vie, leur avenir vous brisent
+le coeur.» (_Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Théodore
+MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 256 et 257.)]
+
+[Note 291: Le baron Stockmar a écrit, quelques semaines plus tard,
+le 10 novembre 1846: «Au commencement, la Reine était tout entière
+aux idées de pardon et de réconciliation; le prince, au contraire,
+ressentait le coup comme il convient à un homme; il voyait une chose
+injuste au fond, une offense nationale dans la forme et pour lui
+un procédé blessant, car il pouvait se dire qu'ayant sacrifié à
+de hauts intérêts politiques sa bienveillance pour son cousin, il
+n'avait reçu en échange qu'une marque d'ingratitude sous la forme la
+plus dédaigneuse.» (_Mémoires de Stockmar._)--Écrivant à la Reine,
+Stockmar lui dénonçait la conduite de Louis-Philippe «comme un trait
+de politique égoïste et inique, du scandale duquel la réputation
+du Roi ne se remettrait jamais». (_Le Prince Albert_, extraits de
+l'ouvrage de sir Théodore MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 208.)]
+
+[Note 292: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 424.]
+
+[Note 293: _Documents inédits._]
+
+Louis-Philippe ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'il ne pouvait
+pas compter sur l'amitié de la reine d'Angleterre, pour contenir
+ses ministres. Il avait cru moins provoquer les controverses en lui
+faisant annoncer le mariage du duc de Montpensier, par la reine
+Marie-Amélie, comme un simple «événement de famille», intéressant
+uniquement «le bonheur de son fils chéri»; la lettre, datée du 8
+septembre, était écrite sur le ton d'amicale familiarité en usage
+entre Eu et Windsor, et l'on s'y informait, au nom du Roi, si «les
+pêches», récemment envoyées, étaient «arrivées à bon port». Dans ce
+tour plus ou moins heureux, mais pris évidemment à bonne intention,
+l'entourage de Victoria s'appliqua à lui faire voir une aggravation
+d'offense. Elle répondit, le 10 septembre, d'une façon fort sèche,
+rappelant à sa correspondante tous les faits que celle-ci avait
+volontairement laissés de côté, «ce qui s'était passé à Eu» entre les
+deux souverains, le refus fait par la famille royale d'Angleterre
+«d'arranger» le mariage Cobourg, refus qui n'avait pas eu d'autre
+cause que le désir d'être agréable au Roi; puis elle ajoutait: «Vous
+pourrez donc aisément comprendre que l'annonce soudaine de ce double
+mariage ne peut nous causer que de la surprise et un bien vif regret.
+Je vous demande pardon, Madame, de vous parler politique dans ce
+moment, mais j'aime à pouvoir me dire que j'ai toujours été sincère
+avec vous[294].»
+
+[Note 294: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 201 à 203.]
+
+«Je doute que ma réponse leur plaise beaucoup», disait Victoria à
+lord Clarendon, après avoir écrit cette lettre[295]. Louis-Philippe,
+en effet, en ressentit un vrai chagrin. Il voulut tenter un effort
+pour obtenir une appréciation plus juste. Dans ce dessein, il
+écrivit, le 14 septembre, à sa fille, la reine des Belges, une
+très longue lettre justificative, en réalité destinée à la reine
+d'Angleterre. «J'y ai consacré, mandait-il à sa fille, d'arrache-pied
+et sans regret, trois nuits jusqu'à quatre heures du matin, malgré
+les cris de la Reine, de ma soeur et de toute la famille, qui
+prétendaient que je me tuais... Je me serais soumis volontiers à
+encore plus de fatigue, s'il l'avait fallu, pour achever ce travail,
+tant a été profonde la peine que j'ai ressentie de la lettre de la
+reine Victoria, et de l'injuste préjugé dont je l'ai vue animée dans
+cette affaire.» La lettre débutait ainsi: «La Reine vient de recevoir
+une réponse de la reine Victoria à la lettre que tu sais qu'elle
+lui avait écrite, et cette réponse m'a fait une vive peine. Je suis
+porté à croire que notre bonne petite reine a eu presque autant de
+chagrin à écrire cette lettre que moi à la lire. Mais enfin elle ne
+voit maintenant les choses que par la lunette de lord Palmerston, et
+cette lunette les fausse et les dénature trop souvent. C'est tout
+simple; la grande différence entre la lunette de lord Aberdeen et
+celle de lord Palmerston provient de la différence de leur nature:
+lord Aberdeen aimait à être bien avec ses amis; lord Palmerston, je
+le crains, aime à se quereller avec eux.» Louis-Philippe reprenait
+ensuite, dès l'origine, l'histoire des mariages; il montrait comment
+il avait été amené bien malgré lui, par la politique de lord
+Palmerston, à «dévier des conventions premières», et exprimait son
+regret qu'on n'eût pu éviter ce qui avait été, pour les uns, «un
+grand et inutile désappointement», pour lui, «un des plus pénibles
+chagrins qu'il eût éprouvés, et Dieu savait qu'il n'en avait pas
+manqué pendant sa longue vie». Il terminait ainsi: «Actuellement,
+c'est à la reine Victoria et à ses ministres qu'il appartient de
+peser les conséquences du parti qu'ils vont prendre et de la marche
+qu'ils suivront. De notre côté, ce double mariage n'opérera dans la
+nôtre d'autres changements que ceux auxquels nous serions contraints
+par la nouvelle ligne que le gouvernement anglais jugerait à propos
+d'adopter... Nous ne voyons aucun intérêt, aucun motif, ni pour
+l'Angleterre, ni pour nous, à ce que notre entente cordiale soit
+brisée, et nous en voyons d'immenses à la bien garder et à la
+maintenir. C'est là mon voeu, c'est celui de mon gouvernement. Celui
+que je te prie d'exprimer de ma part à la reine Victoria et au prince
+Albert, c'est qu'ils me conservent dans leur coeur cette amitié et
+confiance auxquelles il m'a toujours été si doux de répondre par la
+plus sincère réciprocité et que j'ai la conscience de n'avoir jamais
+cessé de mériter de leur part[296].»
+
+[Note 295: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 424.]
+
+[Note 296: _Revue rétrospective._]
+
+La reine Victoria répondit, le 27 septembre, en s'adressant également
+à la reine des Belges. Dans sa lettre, qui était évidemment l'oeuvre
+du prince Albert[297], elle réfutait longuement et durement toute
+l'argumentation du Roi, sans se montrer touchée de ses protestations.
+Une seule citation donnera l'idée du point de vue où elle se plaçait:
+elle déclarait que «ses sentiments de justice ne se prêteraient
+jamais à reconnaître que lord Palmerston se fût écarté de l'entente
+cordiale établie entre le gouvernement français et lord Aberdeen».
+Elle concluait en ces termes: «J'ai donc tout bien considéré par
+moi-même et en voyant de mes propres yeux, et il m'est impossible de
+reconnaître que le Roi fût dégagé de sa parole. Rien au monde de plus
+pénible n'eût pu m'arriver que ce triste désaccord, et parce qu'il
+a un caractère si personnel, et parce qu'il m'impose le devoir de
+m'opposer au mariage d'un prince auquel je porte, ainsi qu'à toute
+sa famille, une amitié aussi vive[298].» Lord Palmerston, qui eut
+aussitôt connaissance de cette lettre, en fut naturellement ravi.
+«J'en approuve tous les mots», écrivait-il à Bulwer[299]. Il eût
+voulu crier sur les toits une si heureuse nouvelle: aussi son journal
+annonça-t-il bien haut que la souveraine partageait l'indignation
+générale contre la conduite du gouvernement français; «elle comprend,
+ajoutait-il, que la confiance, si naturellement produite par le
+fréquent échange de courtoisies royales, a été grandement abusée».
+Louis-Philippe ne crut pas que sa dignité lui permît d'insister
+davantage. Il cessa donc toute correspondance, même indirecte, avec
+la reine Victoria, attendant du temps la justice à laquelle il
+croyait avoir droit.
+
+[Note 297: C'est ce qu'insinue lord Palmerston dans une lettre à
+Bulwer. (BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 252.)]
+
+[Note 298: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 203 à 206.]
+
+[Note 299: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 252.]
+
+Quand les choses étaient aussi mal prises à la cour et dans les
+hautes régions politiques, il ne fallait pas s'attendre qu'elles
+le fussent bien dans la nation anglaise elle-même. Au premier
+moment, cependant, on avait pu croire que celle-ci se montrerait
+assez indifférente. Lord Clarendon lui-même le constatait et s'en
+plaignait[300]. Dans un article que nos feuilles ministérielles
+s'empressèrent de reproduire, le _Times_ déclara tranquillement, le 3
+septembre, que «les intérêts britanniques n'étaient pas sérieusement
+engagés dans cette affaire». Mais sous l'effet des remontrances et
+des excitations du _Morning Chronicle_, organe personnel de lord
+Palmerston, le ton des journaux anglais changea bientôt. Tous,
+le _Times_ en tête, se mirent à déclarer que l'Angleterre serait
+«amoindrie» par ce mariage; ils accusèrent le gouvernement français
+de déloyauté et le dénoncèrent comme ayant «commis, avec une
+intention résolue et méditée, un grand outrage international». La
+polémique descendit plus bas encore: pas d'ignominie que ces journaux
+n'imaginèrent. Ils affirmèrent que Louis-Philippe, de connivence
+avec Christine, avait fait constater médicalement la stérilité de la
+reine Isabelle, et que le mariage du duc de Montpensier était une
+spéculation faite sur cette stérilité. Le _Times_ raconta aussi, sans
+sourciller, que le consentement de la jeune reine avait été extorqué
+par M. Bresson, au milieu d'une orgie nocturne[301], et, partant
+de là, il s'écriait: «Quel intrus se glisse hors du palais à sept
+heures du matin, si tôt s'il s'agit d'affaires, si tard s'il s'agit
+de fêtes? Quelles orgies ont eu lieu dans le palais des deux vierges
+royales que l'honneur chevaleresque de l'Espagne doit protéger?
+À Paris, il y a des hommes qui tirent le nom distinctif de leur
+industrie spéciale, de l'air dégagé avec lequel on les voit sortir
+de grand matin d'une maison où ils ont passé la nuit à cueillir les
+fleurs qui l'embellissent. Cet homme est un Français. Appartient-il
+à cette catégorie? Le chevalier d'industrie qui en impose à la
+simplicité des Espagnols n'est rien moins que l'agent accrédité et
+investi de toute la confiance d'un grand roi. Il emporte une Infante
+dans son sac...» Et le _Times_ ajoutait, en prenant personnellement
+Louis-Philippe à partie: «Quiconque choisit pour son heure l'heure
+de minuit, entre par la porte dérobée et marche armé d'une
+lanterne sourde et d'un levier, doit à coup sûr avoir conscience
+de l'improbité de sa conduite. Louis-Philippe est l'homme qui a le
+moins su sauver les apparences, s'il n'a pas commis un crime contre
+l'Europe.» La polémique continua sur ce ton. Mis à un tel régime
+d'excitation, le public anglais finit par s'échauffer: lui aussi se
+persuada que son pays venait d'être la victime de la perfidie et de
+l'ambition de la France.
+
+[Note 300: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 241.]
+
+[Note 301: Il n'est pas besoin de démentir cette infamie. On se
+rappelle que M. Bresson n'était même pas au palais royal le soir où
+le consentement de la Reine fut obtenu. (V. plus haut, p. 226.) Dans
+sa correspondance confidentielle avec M. Guizot, M. Bresson se montre
+fort ému et fort indigné de ces «abominables calomnies». (Lettre
+inédite du 29 septembre 1846.)]
+
+Il fut donc promptement manifeste que l'Angleterre tout entière, de
+la souveraine au peuple, prenait à son compte la querelle de lord
+Palmerston. C'était, pour notre gouvernement, une grosse déception
+et un accident malheureux. Avait-il fait tout ce qu'il fallait
+pour le prévenir? Préoccupé de réussir dans la contre-mine qu'il
+opposait à la mine creusée par la diplomatie anglaise, n'avait-il
+pas trop perdu de vue l'effet que devait produire une explosion à
+laquelle nul n'était préparé? Si le mystère et la surprise avaient
+leurs avantages, ils avaient aussi leurs dangers. Des précautions
+étaient à prendre pour qu'outre-Manche, dans le public, chez les
+hommes politiques, à la cour surtout, personne ne pût, au moment
+décisif, se tromper sur les responsabilités, ni mettre en doute notre
+loyauté. Ces précautions étaient sans doute malaisées à concilier
+avec les exigences d'une lutte que lord Palmerston nous obligeait à
+faire souterraine: je ne nie pas la délicatesse du problème, mais je
+constate que notre gouvernement ne l'avait pas résolu, et qu'il ne
+paraissait même pas avoir tenté de le résoudre. C'est peut-être la
+principale, l'unique faute commise par le gouvernement français: elle
+devait avoir de fâcheuses conséquences.
+
+
+VI
+
+Dans cette affaire des mariages, notre gouvernement avait donc contre
+lui toute l'Angleterre: avait-il du moins avec lui toute la France?
+De ce côté-ci de la Manche, comme de l'autre, les divers partis
+s'unissaient-ils pour faire front contre l'étranger? À première vue,
+il n'était pas de question où M. Guizot pût se croire plus à l'abri
+des critiques de la gauche. En effet, depuis plusieurs années, le
+grand grief des opposants, celui qui récemment encore, lors des
+élections générales de 1846, fournissait matière à toutes leurs
+déclamations, était la prétendue pusillanimité qui empêchait le
+gouvernement français de tenir tête à l'Angleterre. Cette défaillance
+si souvent dénoncée à l'occasion du droit de visite, de l'indemnité
+Pritchard et du traité avec le Maroc, les journaux de gauche avaient
+toujours paru s'attendre qu'elle se reproduirait en Espagne, dans
+les négociations relatives au mariage de la Reine et de sa soeur.
+Tout récemment encore, au mois d'août, un article du _Times_ leur
+avait fourni occasion de manifester leur dédaigneuse défiance. Cet
+article, contenant une sortie virulente et comminatoire contre notre
+prétention d'imposer un mari à la reine Isabelle, semblait conclure à
+remettre sur les rangs le prince de Cobourg. Presque toute la presse
+de Londres y fit écho, ce qui ne laissa pas que de causer quelque
+émoi à Paris. Le _Journal des Débats_ se borna à relever l'attaque,
+sans y répondre à fond; son souci évident était de ne pas faire
+descendre sur la place publique une discussion qui lui paraissait
+être du domaine des chancelleries. Aussitôt tous les journaux de
+gauche et de centre gauche, interprétant cette réserve de la feuille
+ministérielle comme un manque de courage, dénoncèrent la «reculade»,
+la «nouvelle génuflexion» que M. Guizot s'apprêtait à faire «devant
+les exigences de lord Palmerston». «Voilà, s'écriaient-ils, l'ère
+des humiliations rouverte du côté de l'Espagne[302]!» Telle était la
+vivacité de leur émotion, qu'elle durait encore, alors qu'à leur insu
+tout était déjà décidé, à Madrid, dans un sens absolument opposé.
+C'est le 28 août que les deux mariages furent convenus entre la cour
+d'Espagne et M. Bresson: le 31, le _National_ continuait à s'indigner
+à la pensée que M. Guizot n'oserait pas «persister dans la politique
+formulée si nettement par lui, quatre ans auparavant», et qu'il
+«sacrifierait les intérêts séculaires de notre pays». Le 3 septembre,
+en même temps que le _Journal des Débats_ annonçait les mariages,
+le _Constitutionnel_, qui les ignorait encore, faisait une peinture
+méprisante de cette diplomatie française, maladroite, peureuse,
+en train d'abandonner à Madrid tout ce qu'elle avait exigé, et il
+ajoutait ironiquement que le duc de Montpensier, exclu d'Espagne par
+lord Palmerston, allait être réduit à chercher femme en Allemagne.
+
+[Note 302: Voir notamment le _Siècle_ des 9, 10, 13, 18 août, le
+_Constitutionnel_ du 13 août, le _National_ des 14 et 16 août, etc.]
+
+En voyant leurs injurieuses prévisions si complètement démenties
+par l'événement, quelle pouvait être l'attitude de ces journaux?
+Qu'ils reconnussent leur tort et fissent amende honorable, c'eût
+été leur demander une vertu peu en usage dans les luttes de partis.
+Mais ne devait-on pas s'attendre qu'au moins ils ne blâmassent pas
+le gouvernement pour avoir fait le contraire de ce qu'à l'avance
+ils venaient de flétrir comme une lâcheté? Au premier moment, sous
+le coup de la surprise, ils parurent surtout fort embarrassés.
+Reconnaissant que le choix du duc de Cadix était bon, ils insinuèrent
+qu'il avait été fait malgré M. Guizot et contre lui; ne pouvant pas
+nier que le mariage du duc de Montpensier serait un succès pour la
+politique française, ils affectèrent d'en mettre en doute la réalité.
+Mais de telles contre-vérités ne pouvaient longtemps se soutenir,
+et ces journaux se voyaient acculés à confesser que le ministère
+venait de montrer précisément la hardiesse dont on l'avait proclamé
+incapable. Plusieurs faisaient déjà, de plus ou moins bonne grâce,
+cet aveu qu'ils sentaient d'ailleurs répondre au sentiment général,
+même à celui de leurs partisans, quand M. Thiers intervint pour
+empêcher ce qu'il regardait comme une grosse faute de tactique.
+À ceux de ses amis ou de ses alliés qui se laissaient aller à se
+réjouir du succès remporté par la politique française et de l'échec
+infligé à la politique anglaise, le chef du centre gauche représenta
+vivement qu'ils faisaient fausse route, que le ministre leur donnait
+barre sur lui, et qu'ils seraient des niais de ne pas en profiter.
+Il leur montra, dans les difficultés créées par l'irritation de lord
+Palmerston, une occasion à saisir pour jeter bas M. Guizot. Le jeu de
+l'opposition lui paraissait devoir être d'alarmer les intérêts et les
+imaginations sur les dangers du conflit, de telle sorte que le Roi
+et l'opinion, effrayés, se décidassent à changer de ministère pour
+retrouver leur sécurité. Sans doute, c'était le contre-pied de ce que
+l'opposition avait dit jusqu'alors; mais il n'y avait pas là de quoi
+embarrasser un esprit aussi souple et aussi leste. Sans doute encore,
+le patriotisme eût dû lui faire un scrupule de seconder un ministre
+étranger qui cherchait à diminuer, à humilier la France; mais nous
+avons vu que, depuis assez longtemps déjà, l'ancien président du
+conseil du 1er mars avait jugé de son intérêt parlementaire de lier
+partie avec l'ancien auteur du traité du 15 juillet 1840[303].
+
+[Note 303: Sur les premiers symptômes de cette alliance de M. Thiers
+et de lord Palmerston, voir plus haut, p. 197 et suiv.]
+
+Non content d'agir par ses conversations particulières, M. Thiers
+se servit du _Constitutionnel_ pour donner publiquement le signal
+et développer le thème de cette nouvelle opposition. Dès le milieu
+de septembre, ce journal se mit à exalter l'alliance anglaise et à
+déplorer de la voir rompue par le «coup de tête», par la «dangereuse
+étourderie» des mariages espagnols. Cette rupture, il l'imputait
+au gouvernement français, l'accusant, sur la foi des feuilles
+étrangères, d'intrigue, de déloyauté, de brutalité dictatoriale,
+vantant par contre la «modération» de lord Palmerston. Il s'efforçait
+de grossir ce conflit, et recueillait avec une telle complaisance
+toutes les menaces venues du dehors, qu'il paraissait en désirer la
+réalisation. Et pour quel avantage, demandait-il, s'était-on ainsi
+exposé? Il n'en découvrait pas d'autre que la riche dot de l'Infante;
+et il montrait ce gouvernement, naguère si pusillanime quand les
+grands intérêts du pays étaient en jeu, devenu téméraire dès qu'il
+s'agissait de satisfaire une cupidité dynastique. À cette situation
+il ne voyait que deux issues possibles: ou une lutte aboutissant
+tôt ou tard à la guerre, ou, ce qui lui paraissait plus probable,
+étant donné le tempérament des hommes au pouvoir, quelque nouveau
+sacrifice de l'honneur national en vue de racheter les bonnes grâces
+de l'Angleterre.
+
+On put se demander un moment si la thèse du _Constitutionnel_
+prévaudrait dans la presse d'opposition. Le _Siècle_, qui passait
+pour l'organe de M. Odilon Barrot, se montrait réfractaire: non qu'il
+fût disposé à louer le cabinet; il s'appliquait à réduire autant
+que possible la portée du succès obtenu; mais enfin, il se refusait
+à y voir un sujet de blâme et à faire le jeu de lord Palmerston.
+Très contrarié de cette note discordante, M. Thiers échangea, à ce
+sujet, avec quelques-uns de ses amis qui avaient d'abord encouragé
+le _Siècle_, une correspondance assez aigre qui faillit amener
+une rupture. Mais le _Siècle_ n'eut pas d'imitateurs. Au bout de
+quelques jours, presque toutes les feuilles de gauche et de centre
+gauche avaient emboîté le pas derrière le _Constitutionnel_, et
+méritaient que le _Journal des Débats_ les qualifiât d'«organes
+français du cabinet britannique». M. Thiers était arrivé à ses
+fins. De Londres, lord Palmerston, agréablement surpris d'un tel
+concours, envoyait à ces journaux ses remerciements; le _Morning
+Chronicle_ vantait la haute moralité d'une telle alliance, et le
+_Times_ louait, probablement non sans un peu d'ironie méprisante, le
+«désintéressement inattendu» de l'opposition française.
+
+
+VII
+
+Bien que le choix du duc de Cadix comme époux de la Reine déplût fort
+à lord Palmerston, celui-ci s'y résignait faute de trouver aucun
+prétexte plausible pour s'y opposer. C'était contre le mariage du duc
+de Montpensier avec l'Infante qu'il était résolu à concentrer tous
+ses efforts. Sans doute ce mariage était convenu entre les parties,
+annoncé pour une date très prochaine; mais, tant qu'il n'était pas
+accompli, on pouvait encore chercher à l'empêcher, ou tout au moins
+à le retarder. Le ministre anglais décida d'y employer les quelques
+semaines qui devaient s'écouler avant qu'on pût procéder à la
+célébration. Il se flattait de suppléer à la brièveté du délai par
+l'activité et l'énergie de son action.
+
+Ce fut d'abord en Espagne que les obstacles lui parurent les plus
+faciles à faire naître. Son ressentiment avait là, dans sir Henri
+Bulwer, un instrument dont il pouvait tout attendre. À la première
+nouvelle de l'arrangement conclu pour les mariages, Bulwer n'avait
+pas caché son intention de ne garder aucun ménagement. «Je vous
+déclare solennellement, disait-il à M. Donozo Cortès, que nous
+regardons le mariage de l'Infante comme un acte d'hostilité, et
+que mon gouvernement n'épargnera rien pour amener en Espagne un
+bouleversement complet[304].» Coup sur coup, le 31 août, le 5 et le
+8 septembre, il adressa à M. Isturiz des notes où il dénonçait, dans
+ce mariage, «l'un des plus graves événements qui pussent survenir en
+Europe», déclarait que son accomplissement altérerait les relations
+de l'Angleterre avec l'Espagne, et reprochait au gouvernement de
+Madrid de faire «de son droit d'indépendance un usage contraire à
+l'indépendance réelle du pays». Loin d'envelopper ses démarches du
+secret diplomatique, il avait soin que les journaux en parlassent,
+et dans des termes faits pour inquiéter le public sur les résolutions
+ultérieures du cabinet de Londres. Aux vaisseaux anglais en station
+devant Cadix ou Gibraltar, il envoyait ouvertement des courriers qui
+paraissaient leur porter des ordres de blocus ou d'hostilité. En
+même temps, comme pour réaliser sa menace de «bouleversement», il
+excitait, en Espagne, les partis hostiles, apportant dans ce rôle
+d'agitateur une passion qui faisait dire de lui au comte Bresson: «Ce
+n'est plus le ministre d'une grande cour, c'est un artisan d'émeutes
+et de conspirations[305].» Sous cette impulsion, les progressistes
+se mirent aussitôt à publier des protestations ou à faire signer des
+pétitions contre le mariage du duc de Montpensier. La violence de
+leurs journaux semblait un préliminaire de guerre civile. Parmi les
+arguments de cette polémique il en est un qui mérite d'être noté, à
+cause de l'importance diplomatique qu'on devait chercher plus tard à
+lui donner: c'est celui que, dès le 3 septembre, la presse radicale
+de Madrid prétendit tirer du traité d'Utrecht, qui avait mis fin à la
+guerre de la succession d'Espagne, et des renonciations réciproques
+faites alors, d'une part, par Philippe V et ses descendants au trône
+de France, de l'autre, par les princes français et leurs descendants
+au trône d'Espagne. On soutenait qu'en vertu de ces actes, l'héritier
+possible de l'un des trônes ne pouvait épouser l'héritière possible
+de l'autre, et qu'en tout cas les enfants issus d'une telle union
+seraient déchus, des deux côtés, de leurs droits successoraux.
+
+[Note 304: Ce propos est rapporté par M. Bresson, qui le tenait de M.
+Donozo Cortès.]
+
+[Note 305: Lettre inédite de M. Bresson à M. Guizot, du 29 septembre
+1846.]
+
+On croit toujours facilement ce que l'on désire. L'agitation
+factice provoquée en Espagne par les menées de Bulwer parut à
+Londres un puissant mouvement national contre lequel ne pourraient
+prévaloir des intrigues de cour. Vers le 8 septembre, les journaux
+anglais annonçaient déjà que «le mariage de l'Infante avec le duc
+de Montpensier n'aurait jamais lieu, et cela pour des raisons
+espagnoles»; ils prédisaient, au cas où l'on voudrait l'imposer,
+une «guerre civile longue et sanglante». «La brusque tentative de
+M. Bresson, ajoutaient-ils, vient d'allumer en Espagne un incendie
+qui ravagera tout le pays, depuis Saint-Sébastien jusqu'à Gibraltar,
+et du Portugal à la Méditerranée.» C'était le sentiment, et l'on
+peut dire l'espoir de lord Palmerston. Il adressait à Bulwer
+ses encouragements: «J'approuve tout ce que vous avez fait, lui
+mandait-il le 16 septembre, et je vous dis, comme lord Anglesea aux
+Irlandais: _Agitez, agitez, agitez_.» S'il lui recommandait de ne
+pas se compromettre ouvertement dans quelque projet d'insurrection,
+il l'invitait à «ne pas dissuader» ceux qui voudraient en tenter
+une à leurs risques et périls. C'était même de toutes mains qu'il
+se montrait prêt à accepter la révolution qui l'eût vengé; il
+recommandait à Bulwer de ne pas perdre de vue le concours qu'on
+pouvait tirer des carlistes, ou bien il caressait l'espoir de quelque
+_pronunciamento_ fait par ce général Narvaez qu'il avait tant de
+fois dénoncé comme un oppresseur, mais qu'il supposait être en ce
+moment un mécontent[306]. Ce qu'il écrivait secrètement à son agent,
+ses journaux le proclamaient tout haut, multipliant sans vergogne
+les appels à ces alliés si nouveaux pour eux[307]. «Si Narvaez,
+disait le _Times_, veut fournir aux sentiments de l'Espagne les
+moyens de se formuler, il pourra conquérir un plus noble titre que
+ceux de Blücher ou de Bolivar.» Lord Palmerston ne se contentait
+pas d'aider ainsi Bulwer à «bouleverser» la Péninsule; il l'aidait
+également à intimider le cabinet de Madrid. Pour confirmer et
+fortifier les démarches comminatoires que, de son chef et sans
+attendre d'instructions, le ministre d'Angleterre avait déjà faites,
+il lui envoyait, le 14 septembre, une note qui devait être remise au
+cabinet de Madrid et qui le fut, en effet, le 22. Dans ce document
+il était fait, au nom du gouvernement britannique, de «très fortes
+remontrances» et une «protestation formelle» contre un mariage
+qui «mettait en péril l'indépendance de l'Espagne» et, par suite,
+«affectait sérieusement l'équilibre européen». On y exprimait, en
+terminant, l'espoir de voir abandonner un projet dont la réalisation
+exercerait «la plus fâcheuse influence sur les relations des deux
+couronnes anglaise et espagnole». Ajoutons que, dès le 19 septembre,
+les journaux de Madrid, en rapport avec la légation britannique,
+révélaient au public la démarche que Bulwer avait reçu l'ordre de
+faire, s'efforçaient d'y montrer un événement gros de conséquences,
+et affirmaient que Louis-Philippe n'oserait pas passer outre.
+
+[Note 306: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 247 à 257.]
+
+[Note 307: Voir entre autres le _Morning Chronicle_ du 19 septembre
+1846, et le _Times_ du 24.]
+
+Mais pendant qu'à Londres, sur la foi des premières nouvelles, on
+s'attendait à voir l'Espagne elle-même empêcher le mariage, les
+événements prenaient dans la Péninsule une direction toute contraire.
+Le bruit que les progressistes étaient parvenus un moment à soulever
+tombait au bout de peu de temps, sans avoir trouvé d'écho dans le
+pays. Les pétitions ne recueillaient qu'un nombre insignifiant
+de signatures. La nation demeurait calme, ou, si elle paraissait
+disposée à s'émouvoir, c'était de l'injure faite à son indépendance
+par l'impérieuse invasion de la diplomatie anglaise dans ses affaires
+intérieures. Nulle tentative de guerre civile, nulle démonstration
+populaire, et même, dans les Cortès réunies le 14 septembre, nul
+symptôme d'une opposition parlementaire sérieuse: le 18 et le 19, le
+Sénat et le Congrès adoptèrent, l'un à l'unanimité, l'autre à 159
+voix contre une, des adresses de félicitation à la Reine sur les
+deux mariages. Le désappointement fut grand à Londres. Les journaux
+de lord Palmerston se mirent à invectiver l'«apathie» de l'Espagne.
+«Nous devions compter sur les Espagnols eux-mêmes, écrivait le
+_Times_, mais l'Espagne a oublié sa force, quoiqu'elle n'ait pas
+désappris sa jalousie.» De tels emportements n'aboutissaient qu'à
+blesser davantage la fierté castillane, et le gouvernement de Madrid
+en était fortifié dans sa résistance. Le 29 septembre, M. Isturiz
+répondit, sur un ton très digne et très ferme, à la note anglaise.
+«Le gouvernement britannique, dit-il, qui se montre si jaloux de
+l'indépendance de l'Espagne, ne trouvera pas mauvais que l'Espagne
+agisse dans la limite des lois internationales, c'est-à-dire
+sans nuire aux intérêts des autres gouvernements, comme c'est le
+cas relativement à l'affaire en question, à propos de laquelle
+l'Angleterre ne peut mettre en avant aucune violation des traités; il
+ne trouvera pas mauvais, dis-je, que l'Espagne repousse énergiquement
+une protestation qui tend à restreindre son indépendance, et qu'elle
+proteste à son tour contre la protestation que révèle cet acte.»
+Bulwer en était réduit à constater, dans une nouvelle communication
+faite le 3 octobre à M. Isturiz, le complet insuccès de ses
+démarches. «Je sais, disait-il avec un dépit non dissimulé, que
+les faits ne tarderont pas à mettre fin à la discussion; mais, en
+terminant, je ne puis m'empêcher d'exprimer la conviction qu'en dépit
+de la grande habileté avec laquelle cette affaire a été conduite par
+Votre Excellence, et du peu de talent que j'y ai apporté, les juges
+impartiaux remarqueront que ç'a été le lot du ministre anglais de
+défendre les vrais intérêts et l'indépendance de l'Espagne contre
+Votre Excellence, à qui, en qualité de ministre de Sa Majesté
+Catholique, leur défense aurait été plus convenablement confiée.»
+
+
+VIII
+
+À mesure que s'affaiblissait l'espoir, un moment caressé, de voir le
+mariage empêché par la seule résistance de l'Espagne, lord Palmerston
+jugeait nécessaire de se découvrir davantage et de chercher à peser
+directement sur le gouvernement français. Ainsi fut-il amené à
+adresser, le 22 septembre, à lord Normanby, qui venait de remplacer
+lord Cowley à l'ambassade de Paris, non une «note» formelle, comme
+il avait fait avec le gouvernement de Madrid, mais une dépêche dont
+lecture devait être donnée et copie laissée à M. Guizot. Ce document
+fort étendu commençait par une longue récrimination sur le passé.
+Les faits y étaient présentés de telle sorte que le gouvernement
+français paraissait avoir profité de la loyauté confiante du
+gouvernement britannique pour le tromper par toute une suite de
+machinations. Lord Palmerston n'admettait pas que la mention faite
+du prince de Cobourg dans ses instructions du 19 juillet nous eût
+libérés de nos engagements; il déclarait n'avoir jamais patronné
+qu'un candidat, don Enrique, et se défendait d'avoir fait pour le
+prince de Cobourg rien qui justifiât les soupçons du cabinet de
+Paris, soupçons dont il mettait en doute jusqu'à la sincérité.
+Cette intrépidité d'affirmations nous paraît étrange, à nous qui
+connaissons aujourd'hui les instructions confidentielles envoyées
+à Bulwer. Lord Palmerston ne se faisait pas scrupule de nier ce
+qu'il savait être encore secret. Seulement, comme s'il prévoyait
+que, d'un moment à l'autre, la fausseté de ses négations pouvait
+éclater, il soutenait, en abusant manifestement de ce qu'il y avait
+eu d'un peu vague et équivoque dans certaines déclarations de lord
+Aberdeen, que le gouvernement anglais s'était toujours considéré
+comme parfaitement libre d'appuyer la candidature du prince de
+Cobourg. Ainsi aboutissait-il à cette conclusion qu'il aurait eu
+le droit de travailler contre nous, tout en étant garanti par nos
+promesses contre les moindres représailles de notre part. Après cette
+querelle rétrospective, il en venait aux conclusions présentes, qui
+consistaient en «des représentations et une protestation formelles»
+contre le mariage du duc de Montpensier. Partant de l'idée qu'une
+telle «combinaison tendait à lier la politique de l'Espagne et de la
+France d'une manière qui serait dangereuse pour d'autres États», il
+la dénonçait comme «incompatible avec le respect dû au maintien de
+l'équilibre européen», comme «altérant nécessairement les rapports
+entre la France et l'Angleterre», et comme «pouvant compromettre
+gravement la paix européenne». Il ne s'en tint pas là: il n'hésita
+pas à emprunter à la presse progressiste de Madrid l'argument tiré
+du traité d'Utrecht et des renonciations faites à cette époque,
+déclarant, par cette raison, le mariage de l'Infante avec un prince
+français «contraire à la constitution espagnole» et, en tout cas,
+les enfants à naître de cette union exclus de la succession à
+la couronne d'Espagne[308]. Sans doute il eût suffi d'un peu de
+réflexion et d'un simple coup d'oeil sur les précédents, pour se
+rendre compte qu'on donnait ainsi au traité une portée à laquelle
+personne n'avait jamais songé. Pourvu qu'on assurât la séparation
+des deux couronnes, principe dominant du traité d'Utrecht, rien
+n'autorisait à étendre indéfiniment les exclusions et les déchéances.
+En fait, depuis 1713, de nombreux mariages avaient été contractés
+entre les Bourbons de France et ceux d'Espagne. L'Angleterre ni aucun
+autre signataire du traité n'avait protesté contre ces mariages,
+et les enfants qui en étaient nés n'avaient pas été privés de
+leurs droits;--fort heureusement, car, autrement, on n'aurait plus
+trouvé, dans les deux pays, un seul prince qui ne fût pas exclu du
+trône, chacun d'eux ayant dans ses veines, par suite des mariages
+antérieurs, un peu du sang de l'autre branche. Mais c'était le
+propre de lord Palmerston, quand il se trouvait engagé dans une
+polémique, de faire arme de tout, et de ne pas beaucoup regarder à
+la valeur des arguments qu'il employait. Après avoir appuyé de ces
+raisons diverses ses «représentations» et sa «protestation» contre
+le mariage du duc de Montpensier, le secrétaire d'État terminait
+en «exprimant l'espoir fervent que ce projet ne serait pas mis à
+exécution». Quelques jours plus tard, le 27 septembre, la reine
+Victoria finissait par un voeu semblable la lettre qu'elle écrivait
+à la reine des Belges, en réponse à celle de Louis-Philippe[309].
+«Ma seule consolation, disait-elle, est que ce projet, ne pouvant
+se réaliser sans produire de graves complications et sans exposer
+cette famille chérie (il s'agissait de la famille royale de France) à
+beaucoup de dangers, elle reculera encore devant l'exécution.» Enfin,
+lord Palmerston ayant envoyé, le 28, à Bulwer l'ordre de remettre au
+cabinet de Madrid une seconde protestation entièrement fondée sur le
+traité d'Utrecht, il la communiquait aussitôt à M. Guizot, comme
+pour renouveler et fortifier la mise en demeure déjà contenue dans la
+dépêche du 22 septembre.
+
+[Note 308: Le ministre avait été, du reste, devancé dans cette voie
+par Bulwer, qui, de son chef, avait invoqué le traité d'Utrecht dans
+une note à M. Isturiz, en date du 8 septembre.]
+
+[Note 309: Voir plus haut, p. 237.]
+
+À Londres, on se flattait que ces démarches répétées et pressantes,
+appuyées par le langage menaçant de la presse anglaise et par
+le langage à dessein alarmiste d'une grande partie de la presse
+française, feraient impression sur le cabinet de Paris et
+particulièrement sur Louis-Philippe, dont on connaissait l'amour
+pour la paix. Le _Times_ et le _Morning Chronicle_ croyaient pouvoir
+annoncer la reculade de notre gouvernement. Quant à lord Palmerston,
+convaincu que le roi des Français allait lui offrir de retarder le
+mariage de son fils jusqu'à ce que la Reine eût des enfants, il
+examinait, dans ses lettres à Bulwer, l'accueil qu'il convenait de
+faire à une telle proposition; il se montrait disposé à repousser
+toute combinaison qui ferait une part quelconque, même conditionnelle
+et lointaine, au duc de Montpensier, et prétendait nous imposer
+l'exclusion absolue de ce prince[310].
+
+[Note 310: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 248 à 252.
+Voir aussi _le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Théodore
+MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 207.]
+
+L'attente de lord Palmerston fut complètement trompée. Le
+gouvernement français ne parut pas intimidé. Le _Journal des Débats_,
+tout en se gardant de riposter sur le même ton aux violences de la
+presse britannique, les signalait avec une tristesse dédaigneuse et
+affectait de les prendre pour une boutade sans grande conséquence.
+Quand vint la protestation du 22 septembre, la feuille ministérielle
+ne s'en montra pas plus troublée. «Nous croyons devoir répéter,
+disait-elle le 28 septembre, malgré tous les bruits contraires
+qu'on pourrait répandre, que les deux mariages se feront à l'époque
+désignée, et nous persistons à penser et à dire que les dissentiments
+auxquels cette résolution a pu donner lieu, quelque regrettables
+qu'ils soient, ne sont point de nature à compromettre les relations
+pacifiques des trois gouvernements.» Elle ajoutait, le 3 octobre:
+«La France, tout en appréciant à sa juste valeur un dissentiment
+qu'elle voit avec un très grand regret, n'en continuera pas moins
+à exercer un droit légitime.» Ces déclarations étaient confirmées
+avec éclat par le départ du duc de Montpensier, qui se mettait en
+route pour l'Espagne, le 28 septembre, avant même que M. Guizot eût
+répondu à la communication anglaise du 22. On en fut fort dépité à
+Londres. «L'Angleterre, disait le _Times_ du 2 octobre, a protesté
+avec fermeté et modération, et l'unique réponse a été le départ de
+Montpensier. Si nous avions voulu imposer à Louis-Philippe son chef
+de cuisine, nous n'eussions pas été traités avec un silence plus
+dédaigneux.» Le _Morning Chronicle_ n'était pas moins amer. Ce fut
+seulement le 5 octobre que M. Guizot adressa à Londres une dépêche en
+réponse à celle de lord Palmerston: après y avoir longuement réfuté
+tous les arguments employés par le ministre anglais, il concluait en
+ces termes: «Le gouvernement du Roi ne trouve aux représentations
+qui lui sont adressées aucun fondement grave et légitime; il ne
+saurait donc les admettre, ni les prendre pour règle de sa conduite.»
+Louis-Philippe lui-même, qui ne s'était exposé qu'à contre-coeur
+au conflit et à qui lord Palmerston s'était flatté de faire peur,
+n'eut aucune tentation de reculer; il ne prenait pas très au sérieux
+les menaces anglaises: «Je crois pouvoir affirmer, écrivait-il le 7
+octobre au maréchal Soult, qu'il n'y a pas de canon dans tout ceci,
+et je dirai même qu'il ne peut pas y en avoir[311].» Il ajoutait,
+quelques jours plus tard: «La France n'a qu'à faire le hérisson et à
+se recroqueviller: personne n'osera l'attaquer, et le danger passera
+tout seul[312].»
+
+[Note 311: _Documents inédits._]
+
+[Note 312: Cité dans une dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse à
+Paris. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p.
+647.)]
+
+
+IX
+
+Lord Palmerston n'avait donc pas mieux réussi en France qu'en
+Espagne. Mais là ne s'était pas borné son effort. C'était dans
+l'Europe entière qu'il voulait susciter des obstacles au mariage
+du duc de Montpensier. Sa prétention était de mettre les puissances
+continentales dans son jeu, de refaire la vieille coalition, de
+recommencer 1840. Dès le premier jour, dans ses conversations avec
+les ambassadeurs accrédités à Londres, comme dans les dépêches
+adressés à ses propres ambassadeurs à Vienne, à Berlin et à
+Saint-Pétersbourg, il tâcha de faire partager aux trois cours de
+l'Est son «indignation» contre la conduite déloyale du cabinet de
+Paris, leur représenta que le mariage du duc de Montpensier avait,
+par ses conséquences possibles, une «importance européenne», et leur
+demanda formellement de «protester» avec lui contre ce mariage[313].
+Ce fut surtout quand il se décida à invoquer le traité d'Utrecht
+qu'il crut avoir chance d'obtenir le concours des puissances.
+N'était-ce pas leur offrir un terrain où elles devaient se plaire,
+que celui des vieux traités sur lesquels était fondé l'équilibre
+européen? Il apporta donc plus d'ardeur encore à les presser de
+s'unir à l'Angleterre pour proclamer qu'en vertu de ces traités,
+les enfants à naître du mariage éventuel du duc de Montpensier avec
+l'Infante seraient exclus de la succession au trône d'Espagne[314].
+Vers la fin de septembre, les feuilles progressistes de Madrid et les
+journaux de gauche de Paris, tous plus ou moins dans la confidence
+du ministre anglais, annonçaient qu'il était assuré du concours de
+l'Europe.
+
+[Note 313: Voir, entre autres, une lettre du 23 septembre 1846, dans
+laquelle M. de Flahault rend compte à M. Guizot d'une dépêche de
+l'ambassadeur d'Autriche à Londres, du 12 septembre. Voir aussi les
+_Mémoires du prince de Metternich_, t. VII, p. 272.]
+
+[Note 314: _Mémoires du prince de Metternich_, t. VII, p. 277.]
+
+M. Guizot n'était pas, à ce sujet, sans quelque préoccupation.
+Il n'ignorait point que M. de Metternich lui en voulait beaucoup
+de n'être pas entré dans son «idée» d'un mariage entre le fils
+de don Carlos et Isabelle. Il savait aussi qu'à Berlin et à
+Saint-Pétersbourg on était, d'une façon générale, fort mal disposé
+pour la France de Juillet. Il s'occupa donc aussitôt à contrecarrer
+les démarches de la diplomatie britannique. En même temps que par des
+entretiens fréquents il agissait sur les ambassadeurs accrédités
+à Paris, il munissait ses propres agents au dehors de tout ce qui
+pouvait leur servir à réfuter les accusations anglaises[315].
+N'hésitant pas à élargir la question, il rappelait que «ses principes
+et ses actes aboutissaient tous au maintien du _statu quo_ et du
+système conservatif»; il déclarait «qu'il n'abandonnerait jamais
+cette ligne, et que les puissances pouvaient compter sur lui en
+Italie, en Suisse, et au besoin en Allemagne»; il présentait, au
+contraire, la politique de lord Palmerston comme menaçante pour les
+intérêts conservateurs en Europe, et il pressait les puissances
+de «se joindre à la France pour faire face à ce danger[316]». De
+tels arguments étaient de nature à faire impression, d'autant que,
+sur divers théâtres, se produisaient alors des événements fort
+inquiétants pour les hommes d'État de la vieille Europe: en Italie,
+l'avènement de Pie IX venait de donner le signal d'un mouvement
+réformateur et national dont on ne pouvait calculer la portée; en
+Suisse, la guerre civile paraissait imminente entre les radicaux,
+qui rêvaient de faire de ce petit pays la forteresse centrale de la
+révolution en Europe, et les cantons conservateurs, menacés dans leur
+indépendance[317].
+
+[Note 315: Correspondance inédite de M. Guizot et de M. de Flahault,
+ambassadeur de France à Vienne.]
+
+[Note 316: Dépêches d'Arnim, ministre de Prusse à Paris, en date
+des 13 et 14 octobre 1846. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_,
+1830-1848, t. II, p. 645.)]
+
+[Note 317: J'aurai l'occasion plus tard de revenir avec détail sur
+les événements de Suisse et d'Italie.]
+
+Étant donnés l'éloignement de la Russie et l'état alors un peu
+subalterne de la politique prussienne, la clef de la situation se
+trouvait à Vienne. Le premier sentiment de M. de Metternich fut une
+certaine satisfaction d'amour-propre de se voir ainsi sollicité
+et courtisé par les deux puissances occidentales. La ruine de
+l'«entente cordiale» convenait à sa diplomatie et le flattait dans
+sa vanité de prophète: n'avait-il pas prédit que cette entente ne
+durerait pas, et qu'elle se briserait à l'occasion de l'Espagne?
+Toutefois, entre la France et l'Angleterre un refroidissement lui
+suffisait; il ne voulait pas d'un conflit violent qui eût dérangé sa
+politique, principalement fondée sur le maintien du _statu quo_. Les
+protestations impérieuses auxquelles on lui demandait de s'associer
+contre un événement déjà annoncé et sur le point de s'accomplir, lui
+paraissaient vaines, si elles n'étaient périlleuses et ne servaient
+de préface à la guerre[318]; en tout cela il reconnaissait une
+politique légère, brouillonne, agitée, téméraire, qui répugnait à ses
+habitudes d'esprit. D'ailleurs, le souvenir qu'il avait gardé de 1840
+le laissait en défiance à l'endroit de lord Palmerston et lui ôtait
+toute envie de se mettre de nouveau à sa remorque. Au contraire, en
+dépit de ses préventions d'origine contre la monarchie de Juillet, il
+ne pouvait nier la sagesse dont le cabinet de Paris faisait preuve
+depuis plusieurs années; il désirait vivement le maintien de M.
+Guizot, et avait de l'habileté du roi Louis-Philippe une idée que les
+récents événements d'Espagne contribuaient encore à fortifier[319].
+Il n'en conclut pas à se mettre tout de suite avec nous, à nous
+donner ouvertement raison. Trouvant là une occasion de prendre, à
+l'égard des deux puissances qui se disputaient son approbation,
+l'attitude prêcheuse, pontifiante, dogmatisante qui était dans
+ses goûts, il leur tint un langage qui peut se résumer ainsi: «La
+cause de votre querelle, c'est que, malgré nos remontrances et nos
+avertissements, vous vous êtes écartés en Espagne des règles de la
+légitimité. Si vous n'aviez pas admis la succession féminine, la
+difficulté du mariage ne se serait pas produite. Nous ne pouvons
+quitter le terrain supérieur et solide où nous avons pris position
+dès le premier jour, pour descendre sur celui où vous vous débattez
+si péniblement et pour prendre parti entre vous. C'est comme si un
+luthérien avait un différend religieux avec un calviniste et venait
+demander à un catholique de prononcer entre eux; le catholique
+n'aurait pas autre chose à leur dire, si ce n'est: Vous avez tort
+tous les deux. Si, un jour, nous jugions à propos de protester, ce
+serait non contre les droits des enfants à naître de l'Infante, mais
+contre ceux de l'Infante elle-même et, avant tout, contre ceux de
+la Reine. Pour le moment, nous ne voyons pas de raison de sortir de
+notre réserve. Nous demeurons spectateurs de la confusion où vous
+avez amené les affaires de la Péninsule, attendant le moment où vous
+serez obligés, pour en sortir, de revenir aux principes dont nous
+avons la garde[320].» Cette conclusion était tout ce que voulait
+M. Guizot, et la satisfaction qu'il en éprouvait le faisait passer
+facilement par-dessus la leçon dont on prétendait l'accompagner.
+C'était, au contraire, un échec complet pour lord Palmerston.
+Entre les deux ministres, il y avait en effet cette différence que
+l'anglais demandait aux puissances d'agir, tandis que le français se
+bornait à leur demander de ne rien faire, ce qu'on avait toujours
+plus de chance d'obtenir d'elles.
+
+[Note 318: «Il n'y a rien de plus grave pour un gouvernement,
+déclarait M. de Metternich, que de dire: Je proteste. Derrière une
+protestation, il faut toujours avoir un canon chargé.» (Lettre de M.
+de Flahault à M. Guizot, du 5 octobre 1846, _Documents inédits_.)]
+
+[Note 319: M. de Metternich écrivait, après avoir lu les pièces
+communiquées par le gouvernement français: «Ce qui ressort avec
+évidence de ces pièces, c'est une grande habileté dans la manière de
+procéder du roi des Français.» (_Mémoires de Metternich_, t. VII, p.
+279.)]
+
+[Note 320: Lettres de M. de Flahault rendant compte à M. Guizot de
+ses conversations avec M. de Metternich, en date des 23 septembre,
+5, 10 et 16 octobre 1846. (_Documents inédits._) Voir aussi les
+dépêches de M. de Metternich à ses agents à Berlin, en date des 6 et
+10 octobre 1846. (_Mémoires de Metternich_, t. VII, p. 272 à 281.)]
+
+M. de Metternich ne se borna pas à prendre cette attitude; il
+travailla à ce qu'elle fût aussi celle de la Prusse et de la Russie.
+Il attachait, en effet, une importance capitale à ce que les trois
+cours continuassent à marcher du même pas dans cette affaire. Le
+cabinet de Berlin était malveillant pour la France; mais il n'avait
+ni le goût ni l'habitude des initiatives promptes et personnelles.
+Un peu ahuri des premières communications du gouvernement anglais,
+effarouché d'être tant pressé, il déclara ne pouvoir répondre tout
+de suite et se tourna vers l'Autriche. «Que pensez-vous des mariages
+espagnols? demanda à M. de Metternich le comte d'Arnim, ambassadeur
+de Prusse à Vienne.--Je n'en pense rien, absolument rien, répondit
+le chancelier; et, de chez vous, vous en écrit-on?--On ne m'exprime
+aucune opinion; mais on tient beaucoup à connaître la vôtre.--Eh
+bien, vous pouvez dire que nous n'en avons qu'une, c'est que nous ne
+nous en mêlerons pas[321].» Et quelques jours plus tard, le prince
+de Metternich précisait et développait sa pensée dans de longues
+dépêches à ses agents à Berlin. «Ma conviction, concluait-il, est que
+les trois cours ne sauraient mieux faire que de demeurer fermes dans
+une attitude d'attente raisonnée... Échanger le rôle de spectateur
+contre celui d'acteur est un procédé qui mérite toujours une mûre
+réflexion, et la prétention de connaître à fond une pièce, avant de
+se charger d'un rôle, me semble une prétention très modérée[322].» Ce
+conseil fut goûté, et, pour l'instant du moins, le cabinet prussien
+parut plus disposé à imiter l'inertie expectante de l'Autriche qu'à
+s'associer aux demandes précipitées de lord Palmerston. Il en fut de
+même à Saint-Pétersbourg[323].
+
+[Note 321: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 26 septembre
+1846. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 322: Dépêches des 6 et 10 octobre 1846. (_Mémoires de
+Metternich_, t. VII, p. 272 à 281.)]
+
+[Note 323: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 21 octobre 1846.
+(_Documents inédits._)]
+
+Vainement donc le chef du _Foreign office_ portait-il ses efforts,
+avec une activité infatigable, sur tous les points à la fois,
+vainement s'absorbait-il dans cette oeuvre au point de négliger ses
+plaisirs les plus chers[324]; nulle part il ne parvenait à susciter
+d'obstacles sérieux au mariage de l'Infante. Cependant, les jours
+s'écoulaient, et le moment était venu où ce mariage allait passer au
+rang des faits accomplis. Le duc de Montpensier, entré en Espagne,
+avec le duc d'Aumale, le 2 octobre 1846, fit, le 6, son entrée
+solennelle à Madrid. On avait répandu à l'avance toutes sortes de
+bruits inquiétants; on avait annoncé des manifestations hostiles
+et même des attentats. Rien de pareil ne se produisit. Sur tout le
+trajet, pas un cri ennemi; au contraire, un empressement respectueux,
+sympathique, de toute la population, qui voyait dans le jeune prince
+une solution et une espérance. Le 10 octobre au soir, le mariage
+de la Reine d'abord, puis celui de l'Infante, furent célébrés dans
+l'intérieur du palais, et le lendemain, suivant l'usage espagnol,
+la cérémonie se répéta en grande pompe dans l'église Notre-Dame
+d'Atocha, devant une foule immense qui témoignait s'associer à cette
+fête.
+
+[Note 324: «J'ai été complètement submergé par la besogne,
+écrivait-il à lord Normanby le 27 septembre, et bien que ce soit
+septembre, je n'ai pu aller qu'une fois à la chasse aux perdrix.»
+(BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 251.)]
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+LES SUITES DES MARIAGES ESPAGNOLS.
+
+(Octobre 1846-avril 1847.)
+
+ I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord
+ Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre le
+ gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses efforts pour
+ attirer à lui les trois puissances continentales. Il échoue
+ auprès de l'Autriche et de la Russie. Attitude plus incertaine
+ de la Prusse.--II. Les trois cours de l'Est profitent de la
+ division de la France et de l'Angleterre pour incorporer
+ Cracovie à l'Autriche. Émotion très vive en France. Lord
+ Palmerston repousse notre proposition d'une action commune.
+ Protestations séparées des cabinets de Londres et de Paris. Les
+ trois cours peuvent ne pas s'en inquiéter. En quoi l'Autriche
+ n'avait pas compris son véritable intérêt.--III. M. Thiers se
+ concerte avec lord Palmerston. Sa correspondance avec Panizzi
+ et ses rapports avec lord Normanby. M. Greville vient à Paris
+ pour préparer un rapprochement entre l'Angleterre et la France.
+ M. Thiers, dans ses conversations avec M. Greville et ses
+ lettres à Panizzi, excite le cabinet britannique à pousser
+ la lutte à outrance.--IV. Ouverture de la session française.
+ Discussion à la Chambre des pairs. Le duc de Broglie et M.
+ Guizot.--V. Langage conciliant au parlement britannique. M.
+ Thiers s'en plaint. La publication des documents diplomatiques
+ anglais rallume la bataille.--VI. L'adresse à la Chambre
+ des députés. Hésitation de M. Thiers à engager le combat.
+ Son discours. Réponse de M. Guizot. Forte majorité pour le
+ ministère. Impression produite par ce vote en France et en
+ Angleterre.--VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot.
+ Lord Normanby est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal.
+ Lord Normanby, blâmé même en Angleterre, est obligé de faire
+ des avances pour une réconciliation. Cette réconciliation a
+ lieu par l'entremise du comte Apponyi. Dépit de l'ambassadeur
+ anglais.--VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir
+ quelque démarche des trois puissances continentales. Malgré les
+ efforts de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se laisser
+ entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais, intimidée par
+ notre ferme langage et retenue par l'Autriche, elle ne se
+ sépare pas de cette dernière. La Russie est en coquetterie
+ avec la France.--IX. Conclusion: comment convient-il de juger
+ aujourd'hui la politique des mariages espagnols?
+
+
+I
+
+La célébration du mariage de la reine Isabelle avec le duc de Cadix
+et de celui de l'Infante avec le duc de Montpensier avait consommé
+la victoire de la politique française à Madrid. M. Guizot en était
+à la fois fier et un peu ému. «Soyez sûre que j'ai fait une grande
+et belle chose, écrivait-il à une de ses amies. J'aurais autant aimé
+n'avoir pas à la faire, car elle ne sera point gratuite. Mais il
+n'y avait pas moyen; il fallait choisir entre un grand succès ou un
+grand échec, entre la défaite et le prix de la victoire. Je n'ai pas
+hésité. L'événement s'est accompli admirablement, comme un programme
+de fête, sans que tout le bruit, toutes les attaques, toutes les
+menaces, toutes les menées du dehors aient réussi à le déranger dans
+un détail ou à le retarder d'un jour... Je reste avec un lourd
+fardeau sur les épaules, mais en bonne position pour le porter...
+Nous continuerons de grandir en Europe, de grandir sans nous
+remuer, et personne ne touchera à nous. Je n'ai jamais eu plus de
+confiance... Lord Palmerston a compté sur quatre choses: 1º que nous
+reculerions; 2º qu'il y aurait une forte opposition dans les Cortès;
+3º qu'il y aurait des insurrections; 4º qu'il aurait l'adhésion des
+cours du continent. Quatre mécomptes. Le dernier lui est très amer.
+En 1840, pour la misérable question d'Égypte, l'Angleterre a eu la
+victoire en Europe. En 1846, sur la grande question d'Espagne, elle
+est battue et elle est seule. Ce n'est pas seulement parce que nous
+avons bien joué cette partie-ci; c'est le fruit de six ans de bonne
+politique: elle nous fait pardonner notre succès, même par les cours
+qui ne nous aiment pas[325].»
+
+[Note 325: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 244.]
+
+La bataille gagnée, M. Guizot ne demandait qu'à déposer les armes.
+Il était prêt à faire tout le possible pour dissiper les ombrages
+de l'Angleterre et atténuer son dépit. Ce fut ainsi que, dès les
+premiers jours de novembre, le duc de Montpensier et sa jeune
+femme étaient de retour en France, où ils devaient avoir leur
+établissement; on voulait montrer par là que, conformément aux
+assurances données par notre diplomatie, «c'était la France qui
+gagnait une princesse, et non l'Espagne qui gagnait un prince[326]».
+Le gouvernement français se fût prêté avec empressement à toute
+autre démarche pouvant consoler l'amour-propre britannique sans
+compromettre notre dignité. Le Roi laissait même voir sous ce
+rapport des dispositions si conciliantes qu'on eût été plutôt obligé
+de le retenir[327]. Mais tant que lord Palmerston était le maître
+à Londres, il ne pouvait être question de rapprochement. Toute
+l'activité que cet homme d'État avait dépensée naguère, sans succès,
+pour empêcher le mariage, il l'employait désormais à chercher une
+vengeance.
+
+[Note 326: Dépêche de lord Normanby à lord Palmerston, du 1er
+septembre 1846.--Voir aussi lettre de Palmerston à Bulwer, du 16
+septembre. (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 249.)]
+
+[Note 327: Voir notamment certaines ouvertures faites par des
+personnages qu'on pouvait supposer être plus ou moins autorisés par
+Louis-Philippe. (_The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 425,
+430, 431, et t. III, p. 5.)]
+
+C'est à cet esprit de vengeance qu'il obéissait en poursuivant sur
+un ton de plus en plus âpre, dans les dépêches destinées à être
+communiquées à M. Guizot, ses récriminations rétrospectives sur la
+conduite du gouvernement français. Plus l'argument était blessant,
+plus il semblait lui plaire. Vainement, à Paris, désirait-on mettre
+fin à cette dispute[328], Palmerston revenait sans cesse à la
+charge, forçant ainsi le ministre français à lui répondre[329].
+Il ne se contentait pas de prendre M. Guizot à partie; il mettait
+personnellement en cause Louis-Philippe[330]. Celui-ci en était fort
+blessé. Peu importait à lord Palmerston. «Je n'ai pas l'ambition,
+écrivait-il à lord Normanby, d'être le bien-aimé d'aucun souverain
+français, et je ne crains pas une désaffection fondée sur la
+conviction que je suis un bon Anglais, que je pénètre et ferai mon
+possible pour traverser tous les projets des pouvoirs hostiles
+aux intérêts de mon pays[331].» Une révolution ne lui paraissait
+pas un châtiment trop sévère pour l'échec fait à sa politique.
+«Louis-Philippe, disait-il, devrait bien voir que le mariage espagnol
+peut lui coûter son trône[332].» Ces violences et ces menaces
+n'étaient pas seulement l'effet d'un ressentiment qui ne pouvait se
+contenir: elles avaient aussi leur part de calcul. Par ce moyen,
+Palmerston se flattait d'effrayer le Roi et de l'amener à sacrifier
+son ministère. Il savait d'ailleurs pouvoir compter sur le concours
+de notre presse opposante qui, toujours fidèle à le servir, affectait
+de s'alarmer grandement de l'irritation de l'Angleterre et répétait
+chaque jour que tout apaisement serait impossible tant que M. Guizot
+resterait au pouvoir.
+
+[Note 328: «Je demande à Dieu, écrivait M. Désages à M. de Jarnac, de
+mettre le signet à cette polémique où nous reconnaissons tous qu'il
+y a inconvénient même à avoir trop raison et à trop le démontrer.»
+(Lettre inédite du 5 novembre 1846.)]
+
+[Note 329: Dépêches de lord Palmerston, en date du 31 octobre 1846;
+de M. Guizot, en date du 29 novembre 1846; de Palmerston, en date du
+8 janvier 1847; de M. Guizot, en date du 22 janvier.]
+
+[Note 330: Que ne pouvait-on pas attendre de l'homme d'État qui
+écrivait à Bulwer, le 15 octobre 1846, que Louis-Philippe était un
+«_pick-pocket_ découvert»? (BULWER, _The Life of Palmerston_, t.
+III, p. 260.)--Le _Times_, vers la même époque, accusait le roi des
+Français d'avoir «filouté à l'Espagne l'Infante et son héritage».]
+
+[Note 331: Lettre du 7 décembre 1846. (BULWER, t. III, p. 276.)]
+
+[Note 332: _Leaves from the diary of Henry Greville_, p. 174.]
+
+C'était encore le désir de se venger de la France qui dictait
+la conduite de lord Palmerston en Espagne. Tandis que notre
+gouvernement, préoccupé de ne fournir aucun prétexte aux accusations
+de prépotence et d'ingérence, évitait toute immixtion dans les
+affaires intérieures de la Péninsule et, pour mieux marquer sa
+réserve, faisait prendre un congé à son ambassadeur, lord Palmerston
+travaillait plus ardemment et plus ouvertement que jamais à rétablir
+à Madrid l'influence anglaise et à évincer l'influence française;
+seulement il avait quelque peu modifié sa tactique; convaincu par
+ses premiers échecs de l'impossibilité d'enlever la place d'assaut,
+il s'était décidé à entreprendre pour ainsi dire un siège régulier.
+«Je suis, comme vous, écrivait-il à Bulwer le 15 octobre, tout à fait
+d'avis que notre politique doit maintenant tendre à former un parti
+anglais en Espagne. Cela aurait dû être toujours notre politique, et
+si le dernier cabinet avait seulement maintenu le parti anglais que
+nous lui avions légué, toutes ces intrigues françaises n'auraient
+jamais réussi. C'est maintenant à nous de réparer cette faute; et si
+Isabelle a des enfants, nous pouvons encore venir à bout d'arracher
+l'Espagne à l'étreinte du _constrictor_ français.» On verra plus
+tard à quel triste et honteux état ces menées devaient conduire la
+Péninsule. Pour le moment, Palmerston en était à tâtonner, prêt à
+mettre la main dans les intrigues de tous les partis[333], se remuant
+pour faire rentrer à Madrid Espartero et Olozaga, témoignant le désir
+de mettre dans son jeu le mari de la Reine, ce François d'Assise
+que naguère il traitait avec tant de mépris, et essayant de lier
+partie avec le fils de don Carlos, le comte de Montemolin, auquel il
+découvrait toutes sortes de qualités et qu'il voulait marier à une
+soeur du Roi. Ce dernier projet se rattachait à tout un plan conçu en
+vue de rétablir la loi salique en Espagne. La première conséquence de
+ce rétablissement aurait dû être de déposséder Isabelle au profit de
+don Carlos: mais Palmerston croyait pouvoir prendre du principe ce
+qui servait ses rancunes, et laisser le reste de côté. D'après son
+système, la succession à la couronne devait être réglée dans l'ordre
+suivant: d'abord les enfants mâles d'Isabelle; à leur défaut, ceux
+que François d'Assise aurait d'un autre mariage; puis ceux d'Enrique
+son frère; enfin ceux de Montemolin[334]. Cette façon de créer un
+ordre d'hérédité absolument arbitraire, sans autre raison d'être que
+d'exclure les descendants de l'Infante, ne pouvait pas supporter
+un moment la discussion, et, outre-Manche, les esprits sensés se
+refusaient à le prendre au sérieux[335]; mais, sous l'empire de sa
+passion, le secrétaire d'État avait perdu le sens de ce qui était
+possible et de ce qui ne l'était pas.
+
+[Note 333: Voir les lettres que Palmerston écrivait à Bulwer, les
+15 octobre, 15, 19 et 26 novembre 1846. (BULWER, _The Life of
+Palmerston_, t. III, p. 259 à 263.)]
+
+[Note 334: _Ibid._, p. 263.]
+
+[Note 335: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 14.]
+
+En même temps qu'il continuait ses disputes avec le cabinet de
+Paris et ses intrigues en Espagne, lord Palmerston s'efforçait
+toujours de renouer en Europe une sorte de coalition contre la
+France. Ce qu'il demandait maintenant aux puissances, ce n'était
+plus de protester contre le mariage du duc de Montpensier et de
+l'Infante, puisque le fait était accompli; c'était de déclarer,
+toujours par application du traité d'Utrecht, les enfants à naître
+de ce mariage inhabiles à succéder au trône d'Espagne. Pourquoi une
+telle déclaration coûterait-elle beaucoup à des cours qui, n'ayant
+jamais admis l'hérédité féminine, ne reconnaissaient aucun droit à
+l'Infante? Ne jugeraient-elles pas de leur intérêt de faire ainsi
+une première brèche à l'ordre de succession établi par le testament
+de Ferdinand VII, et ne verraient-elles pas là un acheminement vers
+le rétablissement de l'hérédité masculine? Lord Palmerston se remit
+donc en campagne, avec plus d'ardeur que jamais, à Vienne, à Berlin,
+à Saint-Pétersbourg.
+
+À Vienne, pour être assuré d'être servi tout à fait selon ses goûts,
+le ministre anglais remplaça l'ambassadeur en fonction, sir Robert
+Gordon, qui, en sa qualité de frère de lord Aberdeen, était suspect
+de modération, par lord Ponsonby, qui en 1840, à Constantinople,
+avait fait ses preuves contre la France. À peine arrivé à son poste,
+vers le milieu d'octobre 1846, le nouvel ambassadeur n'épargna ni
+caresses ni promesses pour gagner M. de Metternich, prêt à tout
+lui livrer comme prix du concours qu'il sollicitait. Le chancelier
+fut-il sérieusement ébranlé, ou bien jugea-t-il habile de nous faire
+croire qu'il l'était? Toujours est-il qu'à cette époque, dans ses
+conversations avec M. de Flahault, il se mit à parler de la nouvelle
+demande de l'Angleterre comme étant moins déraisonnable que la
+première, et fit la remarque que cette puissance, sans être encore
+revenue aux vrais principes, tendait par là à s'en rapprocher. Notre
+ambassadeur se hâta de signaler à Paris un langage qui lui paraissait
+un peu inquiétant. M. Guizot lui répondit, le 14 novembre: «Je vous
+invite à user de tous vos moyens pour déjouer le travail anglais...
+Je ne demande au prince de Metternich que de rester neutre dans le
+différend, de persévérer dans l'attitude qu'il a déjà prise... Je
+ne lui demande rien, tandis que l'Angleterre veut l'entraîner à sa
+suite. Il saura distinguer, je l'espère, le ministre conservateur et
+le ministre brouillon. Il se rappellera que le concours de la France,
+son bon vouloir, sa bonne conduite sont nécessaires en Suisse, en
+Italie, partout où les vrais intérêts de l'Autriche, de l'Europe,
+où les vrais intérêts de la paix du monde sont ou peuvent être en
+question. Il me retrouvera partout, toujours, sur cette ligne de
+conservation, de politique ferme et tranquille, qui me donne, je
+crois, quelques droits à la confiance des cabinets... Vous êtes
+appelé à agir sur un terrain qui devient aujourd'hui très important...
+Ne perdez pas un moment. Faites-vous redire, faites écrire ici ce
+que le prince de Metternich vous a déjà dit formellement, qu'il n'a
+pas à se mêler de l'affaire d'Espagne: neutre et inerte, c'est tout
+ce qu'il me faut.» Un tel langage était de nature à faire impression
+sur le cabinet de Vienne. D'ailleurs, si parfois il ne déplaisait pas
+à M. de Metternich de nous inquiéter quelque peu pour nous obliger à
+le solliciter, il n'avait au fond nulle envie de faire le jeu de lord
+Palmerston, dont il se méfiait, contre M. Guizot, qu'il prisait très
+haut. Aussi, en fin de compte, lord Ponsonby ne parvint pas à faire
+sortir le gouvernement autrichien du terrain où il s'était placé dès
+le début. Le chancelier déclara, une fois de plus, qu'il n'avait pas
+à prendre parti entre deux puissances qui se trouvaient en conflit
+précisément parce que l'une et l'autre s'étaient écartées des vrais
+principes[336].
+
+[Note 336: Lettre inédite de M. Guizot au comte de Flahault, du 9
+novembre 1846.]
+
+Lord Palmerston n'eut pas plus de succès à Saint-Pétersbourg.
+Vainement y fit-il parvenir des protestations d'amitié, opposa-t-il
+la confiance que lui inspirait la loyauté moscovite à la défiance
+qu'il ressentait pour la perfidie française[337], le gouvernement du
+Czar ne se départit pas de sa neutralité expectante. Le langage que
+le chancelier russe, M. de Nesselrode, tenait sur ce sujet à notre
+chargé d'affaires, parut à M. Guizot «très bon, plein de sens, de
+mesure, et, bien que réservé, plutôt approbatif pour le gouvernement
+français[338]». À toutes les propositions successivement apportées
+par lord Bloomsfield, ministre d'Angleterre à Saint-Pétersbourg, M.
+de Nesselrode se borna à répondre «qu'une protestation contre la
+succession de M. le duc de Montpensier et de ses descendants à la
+couronne d'Espagne ne ferait qu'affaiblir la position prise par les
+trois cours dans la question espagnole; que le gouvernement russe
+était décidé à marcher d'accord avec ceux de Vienne et de Berlin;
+que ce parti était même tellement arrêté, qu'il ne répondrait plus
+désormais aux propositions qui lui seraient faites qu'après s'en être
+entendu avec ces gouvernements[339]».
+
+[Note 337: Correspondance inédite entre M. Guizot et le comte de
+Flahault, pendant les mois d'octobre et de novembre 1846.--Voir aussi
+_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 278 à 280.]
+
+[Note 338: Voir, comme spécimen de ces caresses, la lettre que lord
+Palmerston adressera, quelques semaines plus tard, à son représentant
+à Saint-Pétersbourg. (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p.
+278.)]
+
+[Note 339: Cette réponse, communiquée par M. de Metternich à M. de
+Flahault, fut aussitôt transmise par ce dernier à M. Guizot. (Lettre
+inédite du 22 novembre 1846.)]
+
+C'était de la Prusse que lord Palmerston espérait le plus. L'opinion
+anglaise regardait volontiers cette nation comme l'alliée naturelle
+de la Grande-Bretagne. La reine Victoria avait, depuis son mariage,
+une partie de son coeur au delà du Rhin. «Pour Palmerston, écrivait
+un peu plus tard le duc de Broglie, la Prusse est la seule puissance
+vraiment amie; il déteste l'Autriche et la France, se méfie de la
+Russie et méprise tout le reste[340].» Sir Robert Peel lui-même
+disait au baron de Bunsen: «Au fond, la politique de l'Angleterre
+sera toujours allemande et non française[341].» Il semblait qu'on
+dût compter sur des sentiments réciproques à Berlin. Vers le milieu
+d'octobre, en effet, la diplomatie britannique put croire qu'elle
+allait obtenir de ce côté ce qu'on lui refusait à Vienne et à
+Saint-Pétersbourg. Le ministre des affaires étrangères de Prusse,
+M. de Canitz, consentit à exprimer, d'une façon plus ou moins
+explicite, l'avis que les descendants de l'Infante ne pourraient
+pas succéder au trône d'Espagne. Seulement, il eut bien soin de
+marquer que son gouvernement, non signataire du traité d'Utrecht,
+n'entendait s'engager à rien par cette réponse; il ne croyait pas
+pouvoir refuser au cabinet de Londres la consultation théorique
+que celui-ci lui avait demandée, mais il ne voulait pas s'associer
+à sa protestation et faire une déclaration à l'encontre du cabinet
+de Paris. Attitude ambiguë dont M. Guizot put dire: «Ce n'est pas
+assez pour l'Angleterre, et c'est trop pour nous.» Du reste, cette
+réponse donnée, M. de Canitz parut beaucoup plus occupé de l'atténuer
+que de l'accentuer, et il en revint bientôt à se modeler sur M. de
+Metternich, à déclarer comme lui que, n'ayant pas reconnu Isabelle,
+il n'avait pas à discuter les droits de sa soeur[342].
+
+[Note 340: Lettre inédite du 2 août 1847.]
+
+[Note 341: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p.
+584.]
+
+[Note 342: Correspondance inédite du marquis de Dalmatie, ministre de
+France à Berlin, et de M. Guizot.--Voir aussi HILLEBRAND, _Geschichte
+Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. 645 à 651.]
+
+D'où venait ce que cette conduite avait d'incertain et d'un peu
+contradictoire? C'est qu'il y avait alors, dans les sphères
+dirigeantes de la Prusse, comme un double courant. L'un, qui
+datait de 1815, était l'esprit de la Sainte-Alliance: haine de la
+révolution, goût de l'immobilité, union étroite avec l'Autriche
+et habitude de prendre le mot d'ordre auprès de M. de Metternich.
+L'autre, qui venait de Frédéric II et devait aboutir à M. de
+Bismarck, tendait à l'unité germanique sous l'hégémonie prussienne.
+Si la première de ces politiques était celle des ministres et
+des bureaux de la chancellerie, la seconde avait pour elle des
+personnages considérables, en faveur auprès du Roi, notamment son
+ami de jeunesse, le baron de Bunsen, ministre de Prusse à Londres,
+tout à fait entré dans le jeu de lord Palmerston, et le comte Henri
+d'Arnim, ministre à Paris, dont M. de Metternich nous signalait
+souvent l'hostilité contre la France. Ces diplomates voyaient dans
+la rupture de l'«entente cordiale» et dans les avances du cabinet de
+Londres l'occasion pour la Prusse de former avec l'Angleterre, contre
+la France et l'Autriche, l'alliance protestante et libérale. Admis
+à écrire directement à leur souverain, ils le conjuraient, avec une
+ardeur mêlée d'angoisse, de ne pas faillir à une telle tâche.
+
+Ces deux courants de la politique prussienne se rencontraient,
+se mêlaient, se heurtaient dans l'esprit singulièrement complexe
+et embrouillé de Frédéric-Guillaume IV. On connaît ce prince[343]
+tout ensemble chimérique et pusillanime; imagination ambitieuse et
+conscience timide; plein de projets et toujours hésitant; unissant le
+goût du changement et le culte de la tradition; rêvant de réformes
+et maudissant le libéralisme; détestant dans la France un peuple
+révolutionnaire et impie, aimant dans l'Angleterre «la grande
+puissance évangélique», mais se méfiant de l'oeuvre perturbatrice
+que lord Palmerston voulait entreprendre en Suisse, en Italie, et
+sentant le prix du concours que M. Guizot pouvait donner sur ces
+divers théâtres à la cause de l'ordre; gardant vivante au fond de son
+coeur la passion allemande de 1813, ayant toutes les convoitises de
+sa race, et cependant ne se décidant pas, en fait, à rompre avec ses
+habitudes de déférence envers l'Autriche. Tel il se montra, en 1846,
+dans la situation nouvelle créée par le différend des deux cours
+occidentales. Par moments, il paraissait acquis aux grands projets de
+Bunsen et d'Arnim, et sur le point de se mettre en mouvement. Mais,
+l'instant d'après, à l'idée de se trouver séparé de l'Autriche et de
+la Russie, il prenait peur et se hâtait de revenir sur le terrain
+où s'étaient établies ces puissances[344]. Notre diplomatie était
+quelquefois un peu déroutée par ces démarches contradictoires. «Je
+ne comprends rien à la Prusse, écrivait peu après M. Désages. Ce que
+je vois de plus clair, c'est que Berlin ne sait pas bien ce qu'il
+veut, est tiraillé dans tous les sens, et va comme un navire sans
+gouvernail[345].» Après tout, ce n'était pas à la France de s'en
+plaindre: cette incertitude de direction empêchait qu'il ne vînt de
+ce côté rien de bien dangereux pour elle. Notre gouvernement avait,
+du reste, discerné l'influence que M. de Metternich continuait à
+exercer sur Frédéric-Guillaume, et, tant que le premier ne passait
+pas à l'ennemi, il se sentait rassuré sur le second. Le marquis de
+Dalmatie, ministre de France près la cour de Prusse, pouvait écrire
+à M. Guizot: «La grande garantie de la sagesse de Berlin, c'est
+Vienne[346].»
+
+[Note 343: Voir plus haut, t. IV, p. 311, et t. V, p. 47.]
+
+[Note 344: Sur ce double courant et sur cette incertitude de la
+politique prussienne, cf. HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, t.
+II, p. 645 à 651. Il faut voir avec quelle amertume cet historien
+reproche à Frédéric-Guillaume IV d'avoir manqué en cette circonstance
+à la mission des Hohenzollern et d'avoir ainsi fait la partie trop
+facile au gouvernement français.]
+
+[Note 345: Lettre inédite à M. de Jarnac, en date du 11 février 1847.]
+
+[Note 346: Lettre inédite du 26 octobre 1846.]
+
+
+II
+
+En faisant avec une précipitation si passionnée les puissances
+absolutistes juges de la querelle qu'il cherchait à la France, lord
+Palmerston leur avait fourni l'occasion d'un rôle tout nouveau pour
+elles. Il eût été bien extraordinaire qu'elles se contentassent
+d'être des arbitres absolument désintéressés. Après avoir été si
+souvent entravées dans leurs desseins réactionnaires par l'union des
+deux États constitutionnels, ne devaient-elles pas être tentées de
+profiter des divisions de ces États et du besoin que chacun d'eux
+avait de les ménager? Ce résultat était à prévoir et ne se fit pas
+attendre. Vers le milieu de novembre 1846, au moment même où les
+cabinets de Londres et de Paris étaient le plus occupés à se disputer
+les bonnes grâces des trois cours de l'Est, la nouvelle éclata tout
+à coup que ces cours, supprimant le dernier reste d'une Pologne
+indépendante, venaient d'incorporer la république de Cracovie à
+l'empire d'Autriche.
+
+Pour comprendre les faits, il convient de les reprendre d'un peu
+plus haut. Au commencement de 1846, une tentative d'insurrection,
+très imprudemment suscitée par la fraction démocratique de
+l'émigration, s'était produite dans les provinces polonaises de la
+Prusse et de l'Autriche. Les gouvernements en eurent facilement
+raison. En Galicie, la répression se fit dans des conditions toutes
+particulières. Les nobles, propriétaires du sol, étaient à la tête
+des insurgés. Contre eux se levèrent les paysans, véritables
+serfs qui, sous couleur de fidélité à «l'Empereur», poursuivirent
+une sorte de vengeance sociale, promenant par toute la province
+le pillage et le massacre. Dans quelle mesure le gouvernement
+autrichien avait-il excité ou toléré ces atrocités? De terribles
+accusations furent portées contre lui à la tribune française,
+notamment par M. de Montalembert, qui ne craignit pas de parler de
+«2 septembre monarchique» et de «jacquerie officielle». Peut-être
+le polonisme du noble comte le disposait-il à trop de sévérité.
+Cependant, à considérer les choses de sang-froid, la complicité
+de l'administration locale paraît impossible à nier. Quant au
+gouvernement central, s'il n'avait pas sciemment provoqué, il avait
+vu du moins avec indulgence et même avec complaisance ce que M. de
+Metternich affectait d'appeler, dans ses dépêches, la «justice du
+peuple[347]».
+
+[Note 347: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 169, 170, 198.]
+
+La république de Cracovie s'étant trouvée compromise dans le
+mouvement insurrectionnel, les cours d'Autriche, de Prusse et de
+Russie s'empressèrent de faire occuper militairement ce petit
+territoire dont l'indépendance et la souveraineté étaient stipulées
+dans les traités de 1815. Une occupation de ce genre avait déjà
+eu lieu en 1836[348], et, malgré nos protestations, elle s'était
+prolongée jusqu'en 1841. En la recommençant à la fin de février
+1846, les trois cours repétèrent à notre gouvernement, qui en prit
+acte, les assurances déjà données en 1836 et 1838; elles affirmèrent
+qu'il s'agissait, non d'une mesure politique, mais d'une opération
+purement militaire, commandée par la nécessité et devant cesser avec
+elle[349]. En dépit de ces déclarations, des bruits inquiétants pour
+l'indépendance de Cracovie persistaient à circuler. On disait--et
+malheureusement on ne se trompait pas--que la suppression de
+cette république était chose décidée dans les conseils des trois
+puissances. Interrogé à ce sujet, le 2 juillet 1846, dans la Chambre
+des pairs, M. Guizot établit que «l'existence neutre et indépendante
+de la république de Cracovie était consacrée par l'acte du Congrès
+de Vienne», et que «les puissances signataires avaient le droit de
+regarder et d'intervenir dans tous les changements qui pourraient
+être apportés à cette république». Il rappela que ce droit avait
+été maintenu en 1836 et en 1838 par ses prédécesseurs, et qu'il
+venait de l'être encore par lui-même en 1846. «Il m'a été fait,
+ajouta-t-il, les mêmes réponses qui furent faites alors: la nécessité
+d'une occupation temporaire, le respect des principes posés dans les
+traités. Je ne puis penser, en effet, personne ne peut penser que le
+maintien fidèle des traités et de tous les droits qu'ils consacrent
+ne soit pas partout, à l'orient comme à l'occident de l'Europe, à
+Vienne comme à Paris, le fondement de toute politique régulière et
+conservatrice.» Quelques semaines après, le 17 août, dans la Chambre
+des communes, lord Palmerston rappela plus rudement encore aux trois
+puissances de l'Est que «si le traité de Vienne cessait d'être
+respecté sur la Vistule, il pourrait être également invalidé sur
+le Rhin et sur le Pô». Un langage si ferme, tenu en même temps aux
+deux tribunes, était de nature à faire hésiter les trois cours, qui
+ajournèrent l'exécution de leur dessein et attendirent une occasion
+favorable.
+
+[Note 348: Voir plus haut, t. III, ch. II, § II.]
+
+[Note 349: Dépêches de M. de Metternich à M. d'Apponyi, du 20 février
+1846; de M. Guizot à M. de Flahault, du 23 mars 1846; de M. de
+Flahault à M. Guizot, du 1er avril 1846, et de M. Humann à M. Guizot,
+du 3 avril 1846.]
+
+Cette occasion, il leur parut que la dispute provoquée par les
+mariages espagnols la faisait naître. Les représentants de
+l'Autriche, de la Russie et de la Prusse, réunis en conférence à
+Vienne, eurent promptement pris leur décision. Un mémoire de M. de
+Metternich, en date du 6 novembre 1846, fut aussitôt communiqué aux
+gouvernements de France et d'Angleterre; il exposait comment les
+trois cours, se fondant sur ce que la république de Cracovie était
+depuis longtemps en «état de conspiration permanente» contre ses
+voisins, avaient résolu d'«annuler» les dispositions des traités
+de 1815 relatives à cette république, et de «rétablir l'ordre de
+possession antérieur à 1809», c'est-à-dire de réincorporer Cracovie
+à l'Autriche, moyennant quelques cessions de territoires peu
+importantes faites à la Prusse et à la Russie. Pour se justifier
+d'avoir pris seules cette décision sans le concours des autres
+États signataires du traité de Vienne, les trois cours prétendaient
+que la création de la république de Cracovie en 1815 était leur
+oeuvre, et que la convention passée entre elles à ce sujet avait
+été seulement «présentée pour enregistrement au Congrès de Vienne».
+De cet enregistrement, elles voulaient bien faire découler, pour
+elles-mêmes, un devoir de convenance d'avertir les autres États
+de la décision prise, mais non, pour ces États, un droit d'y
+intervenir. Aussi avaient-elles soin de leur notifier que c'était «la
+communication d'un fait irrévocablement fixé par des nécessités de la
+nature la plus absolue».
+
+En éclatant subitement à Paris, le 19 novembre, la nouvelle de
+l'incorporation de Cracovie y causa une très vive émotion. Sans doute
+la disparition de cette minuscule république était peu de chose dans
+l'ordre des faits positifs; l'équilibre de l'Europe et la situation
+de notre pays ne s'en trouvaient pas sérieusement affectés. Mais
+c'était beaucoup dans l'ordre des sentiments. La France, alors en
+sécurité pour elle-même, pouvait se permettre le luxe des sympathies
+lointaines, et, parmi ces sympathies, nulle n'était plus ardente,
+plus générale que celle pour la Pologne. Ce dernier coup frappé sur
+une malheureuse nation, cette sorte d'épilogue des scandaleux et
+désastreux partages de la fin du siècle précédent éveillèrent donc,
+dans tous les coeurs, une douleur et une irritation très sincères. On
+put s'en rendre compte au langage des journaux de tous les partis.
+Si réservé qu'il fût par tempérament et par situation, le _Journal
+des Débats_ s'exprima avec une véhémence inaccoutumée et invoqua
+les déclarations faites à la tribune, le 2 juillet 1846, par M.
+Guizot, pour y trouver une garantie que «le droit ne serait pas
+abandonné». Les radicaux de la _Réforme_ et du _National_ adressèrent
+«à la démocratie européenne» un manifeste où ils maudissaient en
+style lamennaisien les rois bourreaux. Le _Siècle_, organe de la
+gauche dynastique, reprenant les déclamations de 1831, proclama
+que les traités de 1815 n'existaient plus; «la France ne peut que
+s'en réjouir», disait-il, et il mettait en demeure le gouvernement
+d'agir en conséquence. Quant au _Constitutionnel_, sous la direction
+de M. Thiers, il vit surtout, dans cet événement, le parti qu'on
+en pouvait tirer pour battre en brèche le ministère et ranimer
+contre les mariages espagnols une opposition qui, précisément à
+cette époque, vers la fin d'octobre et au commencement de novembre,
+menaçait de s'éteindre. «Nous avions cessé, disait-il le 20
+novembre, de prendre part à la triste polémique qui se poursuit
+au sujet de la rupture de l'entente cordiale. Nous espérions que
+les événements ne justifieraient pas aussitôt, aussi cruellement,
+nos prévisions... Jamais notre gouvernement n'a été plus rudement
+châtié d'avoir rompu sans motif ses alliances véritables et
+aspiré, sous le nom de conservateur, à prendre rang parmi les
+cabinets ennemis de la révolution.» Il montrait, dans ce qui venait
+d'arriver, «l'humiliation la plus sanglante qui nous eût encore été
+infligée». Ce même journal ajoutait, le lendemain: «Nos ministres
+sont placés, en Europe, entre deux hostilités (celle des trois cours
+et celle de l'Angleterre), sans savoir au juste laquelle des deux
+ils parviendront à fléchir et à quel prix ils feront cesser leur
+isolement... À droite, à gauche, la défiance ou l'éloignement...
+Voilà où la grande habileté de nos hommes d'État a mené les affaires
+de la France!» De plus, toutes nos feuilles de gauche, sur la foi
+des journaux de lord Palmerston, insinuaient que Louis-Philippe
+était au fond le complice des trois cours, qu'il avait été averti
+d'avance de leur dessein, et qu'il leur avait promis secrètement son
+acquiescement.
+
+La perspicacité des ennemis du cabinet français n'était pas en
+défaut, quand ils croyaient ce dernier fort embarrassé de l'incident
+de Cracovie. Étant donnée la direction imprimée à sa politique
+par suite des mariages espagnols, il ne pouvait lui arriver un
+contretemps plus déplaisant. «Cracovie est une détestable affaire»,
+disait M. Guizot[350]. Il se tourna tout de suite vers Londres, et
+fit demander à lord Palmerston «quelle conduite il se proposait de
+tenir dans cette circonstance, et s'il était disposé à s'entendre
+avec nous[351]». Notre ministre avait-il beaucoup d'espoir d'une
+réponse favorable? En tout cas, il lui plaisait de prendre
+cette initiative. «Bonne occasion de rapprochement, si on veut,
+écrivait-il; témoignage éclatant de notre bonne disposition, à nous,
+si, à Londres, l'humeur prévaut[352].» Le _Journal des Débats_ appuya
+la démarche de notre diplomatie par un appel chaleureux à l'opinion
+anglaise. «Il n'y a, disait-il, que deux causes en ce monde: celle
+de la force, dont les trois cours du Nord viennent de se déclarer
+les organes, et celle du droit, qui n'a de représentants capables
+de se faire craindre que l'Angleterre et la France réunies!» Lord
+Palmerston fut heureux de nous voir nous adresser à lui, non parce
+qu'il trouvait là un moyen de rétablir l'entente au moins sur un
+point, mais au contraire parce que c'était une occasion pour lui
+de nous faire sentir son mauvais vouloir[353]. Il répondit que ses
+représentations aux trois cours étaient déjà préparées et approuvées,
+qu'elles allaient partir, et que lord Normanby serait chargé
+ultérieurement d'en remettre une copie au cabinet français. Comme
+l'observait M. Guizot, «on communiquait au lieu de se concerter,
+et l'on communiquait après au lieu d'avant[354]». Lord Palmerston
+s'empressa en effet d'envoyer, le 23 novembre, aux trois cours,
+une protestation séparée. À vrai dire, ce n'était même pas une
+protestation: pour ménager davantage les puissances, il feignait
+d'ignorer que l'annexion de Cracovie fût déjà un fait accompli; il
+supposait que ce n'était encore qu'un projet, et, alors, montrant
+en quoi l'exécution de cette mesure serait contraire aux traités
+de Vienne, il exprimait l'espoir qu'on y renoncerait. Le ministre
+anglais fit en même temps connaître au public, par le _Morning
+Chronicle_, qu'il avait dû repousser l'idée d'une protestation
+commune avec la France, parce que celle-ci, ayant violé le traité
+d'Utrecht, ne pouvait être admise à se plaindre de la violation du
+traité de Vienne. Naturellement nos journaux opposants soulignèrent
+ce refus; ils prirent plaisir à montrer M. Guizot faisant à
+l'Angleterre des avances que celle-ci repoussait avec mépris, et
+attirant ainsi à notre pays «le plus grand affront, disait le
+_National_, qui lui eût jamais été infligé».
+
+[Note 350: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25 novembre
+1846.]
+
+[Note 351: Dépêche à M. de Jarnac, du 19 novembre 1846.]
+
+[Note 352: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25 novembre
+1846.]
+
+[Note 353: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 430.]
+
+[Note 354: Lettre précitée à M. de Flahault.]
+
+Y aurait-il eu chance de faire reculer les trois cours, si
+l'Angleterre et la France avaient agi de concert? C'était fort
+douteux, car, ni à Londres, ni à Paris, on n'eût voulu risquer une
+guerre pour un pareil sujet[355]. Mais, en tout cas, avec l'attitude
+prise par Palmerston, M. Guizot n'avait plus aucun espoir de rien
+faire d'efficace pour la Pologne. Il devait dès lors n'avoir qu'un
+souci: calculer son langage de façon à donner quelque satisfaction
+à l'opinion française, sans cependant s'aliéner les trois cours et
+les rejeter du côté de l'Angleterre. La dépêche qu'il adressa, le
+3 décembre, à ses ambassadeurs près les cours de Vienne, de Berlin
+et de Saint-Pétersbourg, fut rédigée sous l'empire de cette double
+préoccupation. Après avoir réfuté les arguments invoqués à l'appui de
+l'annexion, notre ministre concluait en ces termes: «Le gouvernement
+du Roi ne fait donc qu'user d'un droit évident, et en même temps il
+accomplit un devoir impérieux, en protestant solennellement contre la
+suppression de la république de Cracovie, acte positivement contraire
+à la lettre comme au sens du traité de Vienne du 9 juin 1815. Après
+les longues et redoutables agitations qui ont si profondément ébranlé
+l'Europe, c'est par le respect des traités et de tous les droits
+qu'ils consacrent, que l'ordre européen s'est fondé et se maintient.
+Aucune puissance ne peut s'en affranchir, sans en affranchir en
+même temps les autres. La France n'a point oublié quels douloureux
+sacrifices lui ont imposés les traités de 1815; elle pourrait se
+réjouir d'un acte qui l'autoriserait, par une juste réciprocité, à
+ne consulter désormais que le calcul prévoyant de ses intérêts, et
+c'est elle qui rappelle à l'observation fidèle de ces traités les
+puissances qui en ont recueilli les principaux avantages!»
+
+[Note 355: Lord Palmerston écrivait, à l'un de ses confidents, le 19
+novembre 1846: «La vérité est que, même en bons termes, la France et
+l'Angleterre n'auraient eu aucun moyen d'action sur ce point; elles
+n'auraient pu prévenir la chose que par une menace de guerre, et les
+trois puissances savaient bien que nous n'y aurions pas recouru pour
+Cracovie.» (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 270.)]
+
+Beau langage sans doute, plus digne et plus ferme que celui de la
+dépêche de lord Palmerston: mais chacun sentait que derrière ces mots
+il n'y avait aucune intention d'agir. «C'est tout ce qu'on pouvait
+dire, écrivait de Rome un de nos jeunes diplomates, du moment où l'on
+ne voulait rien dire; il y a même des hardiesses au conditionnel;
+le conditionnel est une bien belle invention[356].» Le gouvernement
+français s'appliqua d'ailleurs à faire bien comprendre à Vienne
+qu'il parlait surtout pour l'opinion de Paris. D'avance, afin de
+préparer le gouvernement autrichien, M. Guizot avait écrit à M. de
+Flahault: «Notre public est très animé; faites en sorte qu'on nous
+sache gré de notre modération, en ne s'étonnant pas de notre franche
+et ferme protestation quand elle vous arrivera[357].» La dépêche
+une fois envoyée, notre ministre donnait cette assurance au comte
+Apponyi: «Si le prince de Metternich persiste dans l'attitude qu'il
+a prise dans la question espagnole, je l'appuierai dans l'affaire de
+Cracovie, autant que ma position me le permet[358].» Le Roi ne tenait
+pas un autre langage: «Le chancelier doit bien sentir, disait-il à
+l'ambassadeur d'Autriche, qu'on ne pouvait faire moins. Après tout,
+ce ne sont que des paroles qui ne font de mal à personne. Informez
+le prince que j'ai parlé aux orateurs de la Chambre qui pourraient
+être tentés de traiter des affaires de Cracovie. Je m'engage à les
+styler[359].» De son côté, à Vienne, lord Ponsonby, loin d'appuyer
+les représentations de son ministre, n'hésitait pas, pour se rendre
+agréable à M. de Metternich, à «donner la Pologne à tous les
+diables[360]». Quant à lord Palmerston, il se faisait honneur auprès
+des cabinets allemands du refus qu'il avait opposé à notre offre
+d'action commune[361].
+
+[Note 356: Lettre inédite du prince Albert de Broglie, alors premier
+secrétaire à l'ambassade de Rome.]
+
+[Note 357: Lettre inédite du 25 novembre 1846.]
+
+[Note 358: Dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse, en date du 22
+décembre 1846. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t.
+II, p. 644.)]
+
+[Note 359: Dépêche de M. de Brignole, ministre de Sardaigne, en date
+des 5 et 26 décembre 1846. (_Ibid._)]
+
+[Note 360: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 22
+janvier 1847.]
+
+[Note 361: Lettre inédite du marquis de Dalmatie à M. Guizot, du 23
+décembre 1846.]
+
+De protestations ainsi faites et ainsi commentées, les cabinets de
+Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg n'avaient pas à s'émouvoir.
+Après avoir écouté la lecture de la dépêche de M. Guizot, M. de
+Metternich voulut bien déclarer à M. de Flahault «qu'il sentait tous
+les embarras que cette affaire devait causer au ministre français,
+et que c'était le seul regret qu'elle lui inspirât[362]». Il ajouta
+qu'il était «très content» de cette dépêche et loua fort «le talent
+remarquable» avec lequel elle était rédigée[363]. Il se borna à une
+réplique de forme, dans laquelle il constata le désaccord sans en
+paraître surpris ni choqué, et maintint le droit des puissances sans
+pousser plus loin la controverse[364].
+
+[Note 362: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 13
+décembre 1846.]
+
+[Note 363: Dépêche de M. de Brignole, du 12 décembre 1846.
+(HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. 644.)]
+
+[Note 364: Dépêche du 4 janvier 1847, et lettre confidentielle du
+même jour. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 359 à 363.)]
+
+Les trois cours avaient donc habilement choisi leur moment, et
+elles se félicitaient du succès de leur entreprise. Elles avaient
+supprimé, à côté de leurs frontières, un foyer d'agitation gênant,
+sinon dangereux, et surtout, par la prompte vigueur de leur action,
+par la visible impuissance des États libéraux, elles croyaient avoir
+rendu à la politique réactionnaire, en Europe, un prestige que
+cette politique n'avait plus depuis quelque temps. «La suppression
+de l'État de Cracovie, disait M. de Metternich dans une sorte de
+mémoire rédigé à la fin de 1846, a fourni au parti ennemi de l'ordre
+la preuve palpable que les trois monarques ne s'étaient pas encore
+résignés à mettre bas les armes devant la révolution victorieuse.
+Celle-ci a dû se sentir compromise par ce fait. Dans plus d'un
+pays, ses adeptes ont jugé convenable d'ajourner à de meilleurs
+temps l'exécution de leurs projets subversifs.» Le chancelier se
+persuadait qu'il en était ainsi en Suisse et en Italie: il montrait
+les agitateurs de ces pays désabusés de l'espoir qu'ils avaient
+fondé sur la France, et convaincus désormais que Louis-Philippe,
+désireux de «se ménager le bon vouloir des puissances du Nord», ne
+contrarierait pas l'action de ces puissances[365]. Les événements
+devaient prouver qu'il y avait là beaucoup d'illusion. La révolution
+n'était pas aussi intimidée qu'on l'imaginait à Vienne. En réalité,
+le chancelier avait plus satisfait son amour-propre du moment qu'il
+n'avait servi d'une façon durable sa politique. Par un certain côté
+même, n'avait-il pas nui à cette politique? Pour résister à la
+poussée révolutionnaire qui le menaçait sur tant de points, il avait
+grand besoin du concours de la France. M. Guizot était précisément en
+train de se rapprocher de lui. Seulement, il y éprouvait une grande
+difficulté venant des préventions, peu raisonnables, mais très vives,
+du public français contre une alliance d'apparence illibérale. Tout
+dans l'affaire de Cracovie,--le sans-gêne provocant avec lequel
+avaient agi les trois cours, comme l'embarras trop manifeste que la
+France avait éprouvé à les contredire,--était fait pour accroître,
+exaspérer ces préventions, leur fournir des arguments plausibles, et
+par suite entraver, retarder l'évolution tentée par notre diplomatie.
+Le _Journal des Débats_ lui-même n'était-il pas amené à protester,
+le 7 décembre, que «la France ne serait jamais réduite à chercher
+ses alliés parmi les ennemis de la liberté et les oppresseurs de
+la Pologne»? M. Guizot signalait aux cabinets allemands, sans les
+convaincre, il est vrai, cette conséquence de leur conduite. «Que
+veut-on surtout à Vienne? avait-il écrit dès le premier moment à M.
+de Flahault; réprimer les passions révolutionnaires. Par ce qu'on
+vient de faire à Cracovie, on les excite violemment et on énerve
+entre nos mains les moyens de les combattre... Je ne puis apprécier
+d'ici les avantages locaux, autrichiens, qu'on se promet de cette
+mesure. Mais, à coup sûr, les inconvénients généraux, européens, sont
+immenses.» Il disait encore, un peu plus tard, dans une lettre au
+ministre de France à Berlin: «On a fait ainsi, chez nous et partout,
+beaucoup de mal à la bonne politique, à la politique d'ordre, de
+conservation... Je la maintiendrai toujours; mais on nous condamne,
+pour la maintenir, à de rudes combats, et l'on donne ici aux passions
+révolutionnaires des armes plus fortes, si je ne me trompe, que
+celles qu'on leur enlève à Cracovie[366].»
+
+[Note 365: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 298 à 303.]
+
+[Note 366: Lettres inédites du 25 novembre et du 5 décembre 1846.]
+
+
+III
+
+En dépit de ce que les journaux avaient pu découvrir ou deviner,
+le public n'était jusqu'alors que fort imparfaitement informé des
+difficultés élevées entre le cabinet de Paris et celui de Londres.
+L'heure approchait où, par la rentrée des Chambres françaises et
+anglaises, cette querelle diplomatique allait passer du demi-secret
+des chancelleries au plein jour de la tribune, et où les deux
+gouvernements, pour se justifier auprès de leurs Parlements
+respectifs, seraient amenés à vider leurs portefeuilles et à publier
+leurs dépêches. Il y avait là de quoi piquer la curiosité et aussi
+éveiller quelque préoccupation. «Ce sera un moment solennel, disait
+le _Journal des Débats_, le 29 décembre 1846, que celui où les
+deux Parlements s'ouvriront presque à la fois... Deux tribunes
+vont se trouver en présence. C'est entre deux gouvernements, entre
+deux peuples, entre deux tribunes étrangères l'une à l'autre, que
+la discussion va se trouver établie. Sera-t-elle compatible, cette
+discussion, avec le maintien de la paix extérieure?»
+
+Ces préoccupations étaient d'autant plus fondées que l'opposition
+française, tout entière à son animosité contre le ministère, ne
+paraissait voir dans les débats qui allaient s'ouvrir qu'une occasion
+d'augmenter encore les difficultés de la situation; elle se flattait
+de rendre ces difficultés telles que M. Guizot y succomberait. M.
+Thiers, entre autres, n'avait pas d'autre pensée. Sa passion le
+conduisit même à des démarches dont on aurait peine à admettre la
+réalité, si l'on n'en avait la preuve malheureusement incontestable.
+Nous avons vu déjà cet homme d'État, à la première nouvelle des
+mariages, chercher à lier partie avec lord Palmerston[367]. Depuis
+lors, loin de trouver dans la guerre de plus en plus ouverte que ce
+dernier faisait, non pas seulement à M. Guizot, mais à la France,
+une raison de chasser, comme une tentation de trahison, l'idée
+d'une telle alliance, il s'y arrêtait, il s'y enfonçait davantage.
+Tous ses efforts tendaient, sans qu'il parût en éprouver le moindre
+scrupule, à rendre plus intime et plus complet le concert entre lui
+et le ministre britannique. C'est ce qui ressort de lettres et de
+conversations qui étaient destinées à demeurer secrètes, mais qui ont
+été récemment mises au jour.
+
+[Note 367: Voir plus haut, p. 242. Cf. aussi p. 197.]
+
+Parmi les Italiens réfugiés alors en Angleterre, était un certain
+Panizzi, dont nous avons déjà rencontré le nom, ancien _carbonaro_
+de Modène, devenu professeur à l'Université de Londres, en commerce
+épistolaire avec toutes sortes de personnages en Europe, et entré
+fort avant dans l'intimité des chefs du parti whig[368]. M. Thiers
+l'avait beaucoup vu, lors de son excursion outre-Manche, en octobre
+1845; c'est par lui qu'il avait été conduit chez lord Palmerston;
+depuis, il était resté en correspondance avec lui, le trouvant un
+intermédiaire commode pour des communications que la prudence ou la
+pudeur ne permettaient pas d'avouer trop ouvertement. Aussi fut-ce
+à M. Panizzi qu'il s'adressa, dès le 26 octobre 1846, quand il
+voulut se concerter avec le ministre anglais pour réfuter la version
+française sur les mariages. «Voyez lord Palmerston, puisque vous êtes
+lié avec lui, lui écrivait-il; dites-lui de vous communiquer à vous
+et pour moi la vérité pure... Je désire avoir un historique complet
+et vrai de toute l'affaire... Comment les tories prennent-ils la
+question? En font-ils une affaire de parti contre les whigs, ou bien
+une affaire de pays commune à tous? Enfin, quel est l'avenir de
+votre politique intérieure?... Pour moi, je fais des voeux en faveur
+des whigs; je suis révolutionnaire (dans le bon sens du mot) et je
+souhaite en tout pays le succès de mes analogues. Adieu et mille
+amitiés. Je vous prie de m'écrire pas moins que vingt pages sur tout
+cela.» Lord Palmerston, trop heureux de voir un Français tendre les
+mains pour recevoir de lui les armes avec lesquelles il frapperait
+son propre gouvernement, mit aussitôt M. Panizzi à même d'écrire à M.
+Thiers une très longue lettre, où toute l'histoire des mariages était
+racontée au point de vue anglais, et où la conduite de la France
+était naturellement présentée comme perfide et déloyale[369]. Ce fut
+avec ces renseignements que M. Thiers put, avant toute publication de
+documents officiels, diriger la polémique de ses journaux.
+
+[Note 368: M. Panizzi devait mourir sénateur du royaume d'Italie.]
+
+[Note 369: Louis FAGAN, _The Life of sir Anthony Panizzi_.]
+
+Les relations du ministre britannique et du chef de l'opposition
+française devinrent de plus en plus fréquentes et étroites à mesure
+qu'on approchait de l'ouverture de la session. M. Panizzi n'était pas
+le seul intermédiaire. Lord Palmerston, en même temps qu'il enlevait
+l'ambassade de Vienne à sir Robert Gordon pour la confier à lord
+Ponsonby, avait remplacé, à Paris, lord Cowley par lord Normanby.
+Celui-ci n'était guère préparé à occuper un tel poste: n'ayant joué
+jusqu'alors qu'un rôle parlementaire, il y avait acquis l'habitude
+d'argumenter plus que l'art de négocier, et ne possédait à aucun
+degré le sens de la mesure diplomatique. À peine les événements
+d'Espagne eurent-ils mis quelque froid entre les deux cabinets, que
+le nouvel ambassadeur, ne voyant là qu'une querelle à soutenir, s'y
+jeta à corps perdu et se trouva bientôt avec M. Guizot dans des
+termes tels que leurs rapports en furent singulièrement entravés. Il
+en était venu à se considérer comme accrédité auprès de l'opposition
+plutôt qu'auprès du gouvernement. Dominé par M. Thiers qu'il voyait
+souvent, il crut, sur sa parole, à la possibilité de faire tomber
+le cabinet et mit tout son enjeu sur cette carte. Il ne se gênait
+pas pour dire dans son salon que la bonne entente entre l'Angleterre
+et la France ne serait pas rétablie tant que M. Guizot demeurerait
+au pouvoir. Son hôtel était comme l'arsenal où les adversaires
+du cabinet allaient chercher leurs munitions[370]. En dépit des
+scrupules qu'éveillait à Londres une conduite aussi insolite, lord
+Palmerston n'hésitait pas à l'encourager, et lui-même indiquait les
+communications qu'il convenait de faire au chef de l'opposition
+française[371].
+
+[Note 370: Sur cette conduite de lord Normanby, voir _passim_, _The
+Greville Memoirs, second part_, t. III. Cf. notamment p. 10, 19 et
+34.]
+
+[Note 371: M. Greville raconte, à la date du 30 décembre 1846,
+que lord Clarendon lui avait fait part, comme d'une chose toute
+naturelle, de «l'intention où était Palmerston de fournir des
+informations à Thiers pour en user contre Guizot». M. Greville
+lui fit de fortes représentations sur ce qu'un tel procédé avait
+d'impolitique et d'immoral. Clarendon lui répondit en tachant de
+le tranquilliser et en lui promettant qu'on userait de beaucoup de
+précautions. «Cela ne me tranquillisa pas, ajoute Greville, et mon
+sentiment était prophétique. Que de torts on se fit ainsi!» (_The
+Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 13.)]
+
+M. Thiers était tout en train de cette alliance et s'apprêtait à
+aborder ainsi les débats de la session, quand, dans les derniers
+jours de 1846 et les premiers de 1847, divers indices lui firent
+craindre que la politique à laquelle il s'associait n'eût perdu
+de son crédit en Angleterre. Là, sans doute, tout le monde, au
+moment des mariages, avait donné tort au gouvernement français;
+mais, depuis lors, tout le monde n'avait pas donné raison à lord
+Palmerston; plusieurs trouvaient qu'il poussait la querelle avec trop
+de passion, et que cette passion, toujours compromettante, était
+souvent maladroite et inefficace; on ne pouvait s'empêcher de noter
+qu'il avait prétendu soulever l'Espagne, entraîner l'Europe, faire
+reculer Louis-Philippe, et que, sur tous les points, il avait échoué.
+Ces sentiments ne se faisaient pas seulement jour dans les propos
+plus ou moins contenus des adversaires du cabinet, par exemple de
+lord Aberdeen, du duc de Wellington, de lord Cowley[372]. Au sein
+même du ministère, lord Lansdowne, lord Grey, M. Wood désiraient
+une attitude plus conciliante; ils se plaignaient du sans-gêne avec
+lequel le chef du _Foreign office_ entreprenait les démarches les
+plus graves à l'insu ou même contre le sentiment des autres membres
+du gouvernement, et ils sommaient le chef du cabinet, lord John
+Russell, qui n'avait pas été traité avec plus d'égard, de le tenir
+davantage en bride[373]. D'ailleurs, si les autres ministres ne
+parvenaient pas toujours à empêcher les frasques de leur collègue, du
+moins ils lui opposaient, pour ce qui dépendait d'eux, une certaine
+résistance d'inertie; ainsi faisaient-ils obstinément la sourde
+oreille, quand lord Palmerston, appuyé sur ce point par lord John
+Russell, les pressait d'organiser la défense des côtes anglaises en
+vue d'une guerre avec la France[374]. La reine Victoria, elle aussi,
+éprouvait sur cette direction donnée à la diplomatie britannique des
+inquiétudes qu'entretenait le roi des Belges; celui-ci, sans doute,
+était trop Cobourg pour n'avoir pas été, au premier moment, fort
+dépité de la conclusion des mariages[375]; mais, depuis lors, il
+avait bien compris que la rupture de l'entente était le fait de lord
+Palmerston, et surtout il s'alarmait du trouble que l'acharnement
+querelleur de ce dernier menaçait de jeter dans la politique
+européenne[376]. Enfin, dans le public anglais, il y avait également,
+par l'effet de la lassitude, une sorte d'apaisement; le _Times_,
+naguère si violent, s'en faisait l'interprète dans des articles
+remarqués où il critiquait les procédés du _Foreign office_.
+
+[Note 372: _The Greville Memoirs, second part_, _passim_. Voir
+notamment t. II, p. 426, et t. III, p. 19, 52, 55.]
+
+[Note 373: _Journal inédit de M. de Viel-Castel_; _Correspondance
+inédite de M. Désages avec M. de Jarnac_; _The Greville Memoirs,
+second part_, _passim_, notamment t. II, p. 424; Spencer WALPOLE,
+_The Life of lord John Russell_, t. II, p. 4 et 5.]
+
+[Note 374: Cf. BULWER, _The Life of lord Palmerston_, t. III, p. 325
+et suiv., et Spencer WALPOLE, _The Life of lord John Russell_, t. II,
+p. 14 et suiv.]
+
+[Note 375: On écrivait de Paris à M. Thouvenel: «Le roi des Belges
+était si mécontent des mariages espagnols qu'il a quitté Saint-Cloud
+la veille de l'arrivée du duc de Montpensier et de sa femme.» (_La
+Grèce du roi Othon: Correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et
+ses amis_, p. 94.)]
+
+[Note 376: Voir la lettre écrite, le 13 novembre 1846, au duc de
+Saxe-Cobourg par le roi Léopold. (_Aus meinem Leben und aus meiner
+Zeit_, von ERNST II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 175.)]
+
+De France, on n'était pas sans apercevoir plus ou moins nettement
+la détente qui se produisait dans une partie de l'opinion anglaise.
+Madame de Lieven, qui avait conservé beaucoup de relations à Londres
+et qui, plusieurs fois depuis les mariages, avait essayé, sans
+succès, de s'en servir pour amener une réconciliation[377], crut
+le moment venu, en décembre 1846, de tenter un nouvel effort: elle
+décida un de ses amis d'outre-Manche, M. Charles Greville, à faire
+un voyage à Paris. Bien que n'occupant aucun poste actif,--il avait
+seulement le titre de secrétaire du conseil privé,--M. Greville était
+fort répandu dans la haute société anglaise et se trouvait par suite
+bien placé pour remplir certains rôles d'intermédiaire officieux.
+Sans mission précise de qui que ce fût, son dessein, en venant en
+France, était de voir s'il pouvait, par ses démarches personnelles,
+préparer les voies à quelque rapprochement. Avant de s'embarquer,
+il s'était mis en rapport avec plusieurs des collègues de lord
+Palmerston; les uns, comme lord John Russell, n'avaient voulu lui
+donner aucun encouragement; d'autres avaient laissé voir des vues
+plus conciliantes: lord Clarendon, entre autres, l'avait chargé
+de dire à M. Guizot que s'il se montrait modéré dans les Chambres
+françaises, on ferait de même à Londres. Arrivé à Paris, le 5 janvier
+1847, M. Greville vit tout de suite plusieurs hommes politiques. Il
+trouva M. Guizot assez blessé des procédés de lord Palmerston et de
+lord Normanby, convaincu de son bon droit, décidé à l'établir devant
+le Parlement, mais très disposé à user de beaucoup de ménagements
+et ne demandant pas mieux que de revenir à l'entente cordiale. M.
+Duchâtel témoigna de sentiments analogues[378].
+
+[Note 377: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p, 425.]
+
+[Note 378: _Ibid._, t. III, p. 12, 13, 14, 26, 34.]
+
+M. Thiers considérait avec grand déplaisir les démarches de M.
+Greville. Dans la longue conversation qu'il eut avec lui, le 10
+janvier, il mit une singulière passion à développer tous les
+arguments qui devaient détourner l'Angleterre d'un rapprochement
+et l'exciter, au contraire, à pousser vivement la querelle[379].
+À l'entendre, sur le terrain où se rencontraient les deux
+gouvernements, il ne pouvait y avoir qu'une lutte à outrance, car
+il s'agissait de savoir lequel des deux avait trompé l'autre. Il
+assurait que M. Guizot, une fois vaincu dans cette lutte, tomberait,
+sinon par la Chambre, du moins par le Roi. «Vous ne devez pas
+croire, ajoutait M. Thiers, ce que vous entendez dire de la force
+du gouvernement. Ne vous fiez pas à tout ce que vous raconte Mme de
+Lieven; c'est une bavarde, une menteuse et une sotte. Le Roi s'est
+fait l'illusion que le gouvernement whig ne tiendrait pas; mais quand
+il verra que c'est une erreur, il aura peur, et, si vous continuez
+de refuser la réconciliation, il se débarrassera de Guizot...
+Savez-vous ce que c'est que le Roi? le mot est grossier, mais vous
+le comprendrez: eh bien! c'est un poltron!» Et comme M. Greville se
+récriait, disant qu'en Angleterre on tenait Louis-Philippe pour un
+homme de coeur, qu'il avait donné souvent des preuves de son courage,
+M. Thiers reprit: «Non, non, je vous dis qu'il est poltron, et, quand
+il se trouvera définitivement mal avec vous, il aura peur; alors il
+suscitera des embarras à M. Guizot; il y a quarante ou cinquante
+députés--je les connais--qui tourneront contre lui, et de cette
+manière il tombera... Vous pouvez être sûr que ce que je vous dis
+est la vérité, d'autant plus que ce n'est pas moi qui lui succéderai,
+c'est Molé. Cependant, je vous parle franchement et je vous avoue que
+je serais enchanté de la chute de Guizot, d'abord parce que je le
+déteste, et ensuite parce que l'alliance anglaise est impossible avec
+lui; c'est un traître et un menteur qui s'est conduit indignement
+envers moi... Le Roi ne m'enverra chercher que quand il sera en
+danger. Il ne peut endurer quiconque ne consent pas à être son jouet.
+Quant à moi, je ne prendrai le ministère qu'à condition d'y être le
+maître, et j'en viendrai à bout.»
+
+[Note 379: C'est M. Greville qui a noté, au moment même, sur son
+journal, tout ce que lui avait dit M. Thiers. (_The Greville
+Memoirs, second part_, t. III, p. 28 et suiv.)]
+
+M. Thiers ne se contenta pas de tenir ce langage à M. Greville.
+Se méfiant des sentiments modérés de son interlocuteur, il voulut
+faire arriver, par une voie plus sûre, au gouvernement anglais et
+particulièrement à lord Palmerston ses incitations à pousser la
+lutte à outrance. Le 12 janvier, c'est-à-dire deux jours après
+la conversation qui vient d'être rapportée, il écrivit à M.
+Panizzi[380]: «Je trouve la conduite de M. Guizot fort claire: il a
+manqué de bonne foi, il a menti... Mais ce qui est clair pour moi ne
+peut le devenir pour le public qu'à grands renforts de preuves. Il
+faut qu'on connaisse les dépêches de lord Normanby, dans lesquelles
+les mensonges de M. Guizot sont, à ce qu'on dit, mis au jour de
+la manière la plus frappante... Les agents de M. Guizot disent,
+ici et à Londres, que ni le pays ni le Roi n'abandonneront jamais
+M. Guizot. C'est une absurdité débitée par des gens à gages...
+Le pays éclairé a le sentiment que la politique actuelle est sans
+coeur et sans lumière. Quant au Roi, il abandonnera M. Guizot plus
+difficilement qu'un autre, car M. Guizot s'est complètement donné à
+lui et soutient son _gouvernement personnel_ avec le dévouement d'un
+homme qui n'a plus d'autre rôle possible. Mais quand le Roi croira
+la question aussi grave qu'elle l'est, il abandonnera M. Guizot. Le
+Roi est un empirique en politique... Il ne croit pas à la solidité
+des whigs; il croit que, l'un de ces jours, naîtra une question qui
+emportera celle des mariages, et qu'il aura acquis une infante sans
+perdre M. Guizot. Le jour où il croira les choses plus stables qu'on
+ne les lui peint de Londres, et où il craindra sérieusement pour ses
+rapports avec l'Angleterre, il abandonnera M. Guizot. Il ne tient à
+personne. Il a eu plus de goût pour moi que pour personne... Mais,
+dès que j'ai contrarié ses penchants de prince illégitime voulant se
+faire légitime par des platitudes, il m'a quitté sans un regret. M.
+Guizot, au fond, ne lui inspire confiance que sous un rapport: c'est
+une effronterie à mentir devant les Chambres qui n'a pas été égalée
+dans le gouvernement représentatif, effronterie appuyée d'un langage
+monotone, mais très beau. Comme intelligence et discernement, le Roi
+pense de M. Guizot ce qu'il faut en penser. Quand il croira les whigs
+solides et la résistance sérieuse, il se décidera à un changement de
+personnes, soyez-en certain. Mais il faut bien mettre en évidence les
+faits et la mauvaise foi de M. Guizot.»
+
+[Note 380: Cette lettre et celles qui seront citées à la suite sont
+toujours tirées de l'ouvrage de M. FAGAN, _The Life of sir Anthony
+Panizzi_.]
+
+Lord Palmerston, de son côté, n'était pas moins préoccupé des
+démarches de M. Greville, et, avant même d'avoir reçu la lettre qui
+vient d'être citée, il faisait écrire, le 14 janvier, par M. Panizzi
+à M. Thiers: «Avez-vous vu M. Greville?... J'apprends, par le _Times_
+du 12, qu'on le suppose chargé d'une négociation non officielle
+pour renouveler l'entente cordiale... Écrivez-moi ce que vous
+pensez de cela... Tout ceci m'intéresse beaucoup... Rappelez-vous
+de n'envoyer votre réponse que sous couverte directement à lord
+Normanby.» Dans cette même lettre, on communiquait à M. Thiers de
+nouvelles dépêches, et on le pressait, par contre, de faire tout de
+suite connaître, afin d'en informer «ses amis» de Londres, «la marche
+qu'il comptait suivre» dans les débats qui allaient s'ouvrir.
+
+Le 17 janvier, nouvelle lettre de M. Thiers à M. Panizzi. Résumant
+tous les faits, il déclarait donner entièrement raison à lord
+Palmerston, envoyait à celui-ci des conseils sur la manière la plus
+habile de présenter les événements, et revenait toujours sur cette
+idée que «si le Roi croyait les choses stables en Angleterre et la
+question sérieuse, il abandonnerait M. Guizot». Ce dernier n'était
+pas le seul contre lequel M. Thiers se donnait, dans cette lettre,
+le plaisir d'épancher son ressentiment. Irrité de ce qu'à ce moment
+même un certain nombre de députés de la gauche et du centre gauche,
+guidés par M. Billault et M. Dufaure, manifestaient l'intention
+de se séparer de lui dans la question des mariages espagnols, il
+s'exprimait ainsi sur cette dissidence: «Il y a, dans tous les
+partis, mais surtout en France, des seconds qui veulent être les
+premiers. Je suis fort, moi, avec Odilon Barrot; à nous deux, nous
+décidons la conduite de l'opposition. MM. Billault et Dufaure,
+deux avocats fort médiocres, le premier fort intrigant, le second
+morose et insociable, fort mécontents de ne pas être les chefs,
+ayant le désir de se rendre prochainement possibles au ministère,
+ont profité de l'occasion pour faire une scission. L'alliance avec
+l'Angleterre n'est malheureusement pas populaire... Notez que ces
+deux messieurs, vulgaires et ignorants comme des avocats de province,
+n'ayant jamais regardé une carte, sachant à peine où coulent le Rhin
+et le Danube, seraient fort embarrassés de dire en quoi l'alliance
+anglaise est bonne ou mauvaise. Mais ils font de la politique comme
+au barreau on fait de l'argumentation; ils prennent une thèse ou
+une autre, suivant le besoin de la plaidoirie qu'on leur paye, et
+puis ils partent de là, et parlent, parlent... Ils ont, de plus,
+trouvé un avantage dans la thèse actuellement adoptée par eux, c'est
+de faire leur cour aux Tuileries, et de se rendre agréables à celui
+qui fait et défait les ministres.» M. Thiers terminait sa lettre par
+cette phrase, qui n'était pas la moins étrange: «Vous n'imaginez
+pas ce que débitent ici tous les ministériels. Ils prétendent que
+je suis en correspondance avec lord Palmerston, à qui je n'ai
+jamais écrit de ma vie et qui ne m'a jamais écrit non plus.» Est-il
+besoin de rappeler que ce même homme d'État inaugurait, trois mois
+auparavant, sa correspondance avec M. Panizzi en lui écrivant:
+«Voyez lord Palmerston, puisque vous êtes lié avec lui, dites-lui
+de vous communiquer à vous et pour moi la vérité pure.» Du reste,
+les alliés anglais de M. Thiers ne se croyaient pas tenus à plus de
+sincérité. Un peu plus tard, lord Normanby adressait à son ministre
+une dépêche pour nier qu'il eût des communications avec l'opposition
+française, et lord Palmerston, qui savait à quoi s'en tenir sur
+cette dénégation, se disait bien aise de l'avoir en main pour la
+mettre sous les yeux de la Reine, au cas où celle-ci aurait reçu des
+Tuileries quelque rapport sur la conduite de son ambassadeur[381].
+
+[Note 381: Lettre de Palmerston à lord Normanby, du 17 février 1847.
+(BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 286.)]
+
+
+IV
+
+Pendant que M. Thiers excitait ainsi le gouvernement anglais à
+mener vivement l'attaque contre le gouvernement français, la
+session s'ouvrait à Paris, le 11 janvier 1847. Le discours du trône
+s'exprima avec une réserve évidemment destinée à ménager l'opinion
+d'outre-Manche. «Mes relations avec toutes les puissances étrangères,
+disait le Roi, me donnent la ferme confiance que la paix du monde
+est assurée.» Il annonçait le mariage du duc de Montpensier comme un
+heureux événement de famille, se bornait à y montrer «un gage des
+bonnes et intimes relations qui subsistaient depuis si longtemps
+entre la France et l'Espagne», et ne faisait aucune allusion aux
+difficultés soulevées par la diplomatie britannique. Aussitôt après,
+le ministre déposa sur le bureau des Chambres les dépêches relatives
+aux affaires espagnoles: ces dépêches remontaient jusqu'en 1842.
+
+La discussion de l'adresse à la Chambre des pairs, qui précéda,
+suivant l'usage, celle de la Chambre des députés, commença
+le 18 janvier. Non seulement le ministère n'y rencontra pas
+de contradicteur sérieux, mais il y fut secondé par un allié
+considérable, le duc de Broglie. Le noble pair semblait avoir pris
+l'habitude, depuis quelque temps, de se porter publiquement caution
+de la politique étrangère du cabinet: il l'avait fait, en 1845,
+dans l'affaire du Maroc; en 1846, dans celle du droit de visite; il
+recommençait, en 1847, pour les mariages espagnols. Sa discussion
+fut nerveuse, serrée; il ne se perdit pas dans les détails, et
+s'attacha, avec une sorte de netteté hautaine, aux idées principales
+et aux faits décisifs. Tout d'abord, rappelant les souvenirs du passé
+et les événements du jour, il mit en lumière l'intérêt supérieur
+engagé dans cette question de mariage, et insista sur le danger que
+la France avait couru de voir l'Espagne passer, comme le Portugal,
+sous l'influence de l'Angleterre. Or, disait-il, «point de milieu:
+telle est géographiquement la position de l'Espagne, que, pour être
+comptée au dehors comme elle doit l'être,... il faut de toute
+nécessité, ou qu'elle soit l'amie naturelle, l'alliée habituelle
+de la France, comme elle l'a été sous les princes de la maison de
+Bourbon, ou qu'elle soit l'ennemie naturelle et la rivale de la
+France, comme elle l'était sous Charles-Quint et sous Philippe
+II, ou bien enfin qu'elle soit l'amie naturelle et l'alliée de
+tous les ennemis, de tous les rivaux de la France, comme sous les
+trois derniers rois de la maison d'Autriche. Cela est écrit dans
+l'histoire; cela est écrit sur la carte.» Après avoir signalé le
+danger, le duc de Broglie montra que la conduite du gouvernement
+était justifiée par la nécessité d'y parer. Il réfuta, en passant,
+les principaux arguments de lord Palmerston, notamment celui qui
+était tiré du traité d'Utrecht, puis termina par une leçon donnée
+à l'esprit public français. «Il n'y a rien de si rare au monde,
+dit-il, que d'être de son avis; il n'y a rien de si difficile que
+de vouloir ce que l'on veut. J'appelle vouloir ce que l'on veut,
+vouloir la chose que l'on veut avec toutes ses conséquences, avec
+toutes ses conditions bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses...
+Tout le monde convient que l'intimité, l'entente cordiale, la bonne
+intelligence avec l'Angleterre est une chose excellente;... tout
+le monde convient que, pour maintenir une chose aussi bonne, aussi
+excellente, il faut faire tous les sacrifices qui ne compromettent
+aucun de nos intérêts essentiels. Voilà ce que tout le monde dit et
+pense sincèrement. On le veut en théorie; mais vient l'occasion,
+comme elle est venue il y a deux ans, de faire pour le maintien de la
+bonne intelligence avec l'Angleterre, je ne dirai pas un sacrifice,
+mais seulement un acte de justice, à l'instant combien de gens
+s'écrient que nous sommes à la remorque de l'Angleterre, que nous
+sommes les satellites de l'Angleterre, que nous sommes les esclaves
+de l'Angleterre! On crie: À bas les ministres de l'étranger! On crie:
+À bas les députés Pritchard! (_Rires d'approbation._) Puis vient le
+revers de la médaille; vient une occasion où le gouvernement français
+se trouve appelé à défendre un de nos intérêts essentiels, un
+intérêt vital, la sécurité de nos frontières, notre indépendance en
+Europe. Il prend des mesures pour protéger cet intérêt; il ne le peut
+sans mécontenter un peu le gouvernement anglais. Eh bien! ces mêmes
+gens lèvent les mains et les yeux au ciel: on a sacrifié l'alliance
+anglaise à des intérêts de famille; l'alliance est rompue, nous
+sommes isolés, tout est perdu; il n'y a plus qu'à s'envelopper la
+tête dans son manteau. (_Même mouvement._) C'est là ce qui s'appelle
+n'être pas de son avis, ne vouloir pas ce qu'on veut... Sachons
+envisager de sang-froid une situation qui n'a rien d'extraordinaire
+ni d'imprévu. Nous sommes isolés, dit-on. Mais l'isolement, c'est
+la situation naturelle de toutes les puissances en temps de paix
+générale... On dit que l'isolement peut entraîner certains dangers.
+Je ne dis pas non; mais qu'y faire? Les choses sont ce qu'elles sont.
+Ne faisons rien pour aggraver une pareille situation, ne faisons
+rien pour la prolonger. Nous n'avons aucun tort dans le passé; n'en
+ayons aucun dans l'avenir. Ne donnons au gouvernement anglais aucun
+sujet de mécontentement légitime... Mais en même temps ne lui
+donnons pas lieu de croire que nous regrettons d'avoir exercé nos
+droits, d'avoir défendu notre cause et soutenu nos intérêts. Il y
+va de notre honneur, il y va de notre avenir. (_Très vives marques
+d'assentiment._) Tous tant que nous sommes, gouvernement ou public,
+législateurs, écrivains, publicistes, au nom du ciel, s'il est
+possible, faisons trêve, sur un point seulement et pendant quelque
+temps, à nos querelles de personnes et à nos discussions intérieures.
+(_Très bien! très bien!_) Ne donnons pas le droit de dire de nous que
+nous sommes un peuple de grands enfants, passant à chaque instant
+d'un extrême à l'autre, incapables de vouloir aujourd'hui ce que nous
+voulions hier; un peuple d'enfants hargneux, n'ayant d'autre souci
+que de dire blanc quand on leur dit noir, et oui quand on leur dit
+non.» (_Marques prolongées d'approbation._)
+
+Malgré le succès de ce discours, M. Guizot ne se crut pas dispensé de
+prendre la parole, non à l'adresse de la haute assemblée, d'ores et
+déjà convaincue, mais à l'adresse du public. La tranquillité même
+de ce débat, l'absence d'opposition lui paraissaient une occasion
+de faire avec plus de liberté et de sérénité d'esprit un exposé
+complet de l'affaire, de présenter, d'expliquer les documents qui
+venaient d'être déposés sur le bureau des Chambres. Il n'était pas
+indifférent, pour un tel exposé, de prendre les devants sur ceux qui,
+à Londres ou à Paris, auraient intérêt à montrer les choses sous un
+autre jour. Dès le début de son discours, M. Guizot marqua que son
+dessein était, non de réfuter des critiques qui ne s'étaient pas
+produites au Luxembourg, mais de faire un «récit simple et complet
+des faits», estimant que de ce récit il ressortirait, pour «la
+Chambre, pour le pays, pour l'Angleterre et pour l'Europe», que «le
+gouvernement français n'avait manqué ni de loyauté ni de prudence».
+Reprenant alors les faits depuis 1842, il apporta à la tribune comme
+un long chapitre d'histoire diplomatique, admirablement ordonné, avec
+nombreuses pièces à l'appui. Tout en se donnant pour but principal de
+prouver à la France qu'elle devait être satisfaite, il se préoccupa
+aussi de ménager l'amour-propre de l'Angleterre; il voulait en cela
+corriger l'effet produit par la parole un peu incisive du duc de
+Broglie[382]. Parvenu au terme de son exposé, M. Guizot se demanda
+quel était, par suite de ces événements, l'état de nos rapports avec
+l'Espagne, l'Europe et l'Angleterre. Il rappela qu'en Espagne, malgré
+toutes les provocations, les mariages, «librement discutés», avaient
+été «accomplis avec une parfaite tranquillité». Il montra qu'en
+Europe «aucune des puissances n'avait voulu adhérer aux protestations
+du gouvernement anglais». En Angleterre, il reconnut «qu'il y avait
+un mécontentement réel, et que nos relations en étaient, dans une
+certaine mesure, affectées»; mais il ajouta: «Messieurs, si nous
+faisons deux choses, que pour son compte le gouvernement du Roi
+est parfaitement décidé à faire, si, d'une part, nous ne changeons
+point notre politique générale, politique loyale et amicale envers
+l'Angleterre, si nous continuons à vivre, à vouloir vivre en bonne
+intelligence avec le gouvernement anglais, et si, d'autre part, nous
+nous montrons bien décidés à soutenir convenablement ce que nous
+avons fait, à nous abstenir de toute avance, de toute concession
+(_approbation_), si nous tenons à la fois cette double conduite
+d'une amitié générale envers l'Angleterre et son gouvernement, et
+d'une fermeté bien tranquille dans la position que nous avons prise,
+tenez pour certain que le mécontentement anglais s'éteindra. Il
+s'éteindra devant la gravité des intérêts supérieurs qui viendront
+et qui viennent déjà peser sur les deux pays, et qui sont aussi
+bien comptés, compris et sentis à Londres qu'à Paris. (_Nouvelle
+approbation._) La nation anglaise et son gouvernement ont, l'un
+et l'autre, deux grandes qualités: la justice les frappe, et la
+nécessité aussi! (_On rit._) C'est un pays moral et qui respecte les
+droits; c'est un pays sensé et qui accepte les faits irrévocables.
+Présentez-vous sous ce double aspect: fermes dans votre droit, fermes
+dans le fait accompli, et tenez pour certain que les bonnes relations
+se rétabliront entre les deux gouvernements.» (_Marques très vives
+d'approbation._)
+
+[Note 382: On fut en effet assez froissé, à Londres, du langage
+du duc de Broglie. M. Greville, alors à Paris, et qui désirait un
+rapprochement, écrivait sur son journal, le 21 janvier: «Ce discours
+n'est ni juste, ni vrai, ni sage. Si l'orateur avait eu le désir
+d'envenimer l'affaire, ce que je ne crois pas, il n'aurait pas pu
+parler autrement.» (_The Greville Memoirs, second part_, t. III,
+p. 36.) M. Désages, informé de l'impression produite outre-Manche,
+répondait, le 1er février, à M. de Jarnac: «Ce discours est incisif,
+hautain peut-être, mais le raisonnement est puissant, serré, sans
+bonne réplique possible.» (_Documents inédits._)]
+
+L'effet fut considérable. Pour sa première apparition à la tribune,
+la politique des mariages espagnols y faisait bonne figure. «On
+s'accorde à dire, notait sur le moment un observateur exact et
+clairvoyant, que la discussion qui vient de se terminer à la Chambre
+des pairs est une des plus belles qui aient eu lieu dans cette
+Chambre... Dès ce moment, la position de M. Guizot est très forte
+et très brillante[383].» Le gouvernement ne pouvait cependant se
+faire l'illusion que tout fût ainsi fini. Il savait bien qu'au
+Palais-Bourbon les choses n'iraient pas aussi facilement. C'est là
+que l'attendaient ses adversaires.
+
+[Note 383: _Journal inédit du baron de Viel-Castel_, à la date du 23
+janvier 1847.]
+
+
+V
+
+Avant même que la Chambre des pairs eût fini de discuter son adresse,
+la session s'ouvrait, à Londres, le 19 janvier 1847. La reine
+d'Angleterre garda, dans son discours, la même réserve que le roi des
+Français; elle se borna à dire que «le mariage de l'Infante avait
+donné lieu à une correspondance entre son gouvernement et ceux de
+France et d'Espagne». Il avait été d'abord question de mentionner le
+«dissentiment» survenu; on y avait renoncé. L'intention conciliante
+était évidente. Elle se manifesta plus nettement encore dans la
+discussion de l'adresse, qui, suivant l'usage, eut lieu le soir
+même dans les deux Chambres. Presque tous ceux qui prirent part au
+débat,--lords ou _commoners_, whigs ou tories, et même des membres
+du cabinet, comme le marquis de Lansdowne,--s'appliquèrent à parler
+de la France en très bons termes, et exprimèrent le désir de voir
+rétablir l'entente cordiale. Lord Palmerston, bien que attaqué par
+certains orateurs comme l'auteur du refroidissement survenu, répondit
+à peine; on eût dit qu'il ne se sentait pas dans un milieu favorable.
+Lord John Russell fut à peu près seul à le défendre, par point
+d'honneur plus encore que par conviction. Il semblait que la réaction
+pacifique se fît sentir aussi dans le langage des journaux: le
+_Times_ conseillait aux Chambres d'éviter toute discussion publique
+sur l'affaire des mariages, recommandait au cabinet de ne pas pousser
+plus loin ses controverses diplomatiques, et donnait à entendre
+que l'opinion ne s'associait pas aux rancunes querelleuses de lord
+Palmerston.
+
+En France, le gouvernement fut charmé et surpris d'une modération qui
+dépassait son attente, et qui contrastait singulièrement avec le ton
+des précédentes polémiques. Tout en étant fort disposé à répondre
+à ces avances, il ne pouvait dissimuler un sourire de triomphe.
+«Avez-vous lu les journaux anglais? demandait M. Guizot à M. Molé.
+Eh bien! vous voyez qu'on recule[384].» M. Désages écrivait, le 21
+janvier, à M. de Jarnac: «Le _royal speech_ est tout ce que nous
+pouvions souhaiter de mieux.» Et, quelques jours après, voulant
+rendre compte à notre ambassadeur à Vienne de ce qui s'était passé
+à Londres, il lui mandait: «Vous avez pu juger jusqu'à quel point
+lord Palmerston est surveillé, contenu, et combien peu le sentiment
+public est en définitive porté à lui laisser la bride sur le col.
+Je ne prétends pas dire que tous ceux qui le surveillent, le
+contiennent et se mettent en travers de ses passions vindicatives,
+sont nécessairement de notre avis en tous points sur la question
+des mariages; mais j'affirme que tous veulent mettre un signet à
+cette affaire et n'entendent pas que, pour une éventualité presque
+chimérique, encore moins pour gratifier l'orgueil d'un homme, on
+prolonge cet état équivoque des relations des deux pays[385].»
+
+[Note 384: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 39.]
+
+[Note 385: _Documents inédits._]
+
+Par contre, grands furent le désappointement et le désarroi des
+députés de l'opposition qui avaient cru trouver dans l'irritation
+et les menaces de l'Angleterre un moyen de renverser M. Guizot. M.
+Greville, qui, étant encore à Paris, avait occasion d'observer de
+près ces députés, les comparait à des gens qui «sentent la terre
+leur manquer sous les pieds». Il était assailli de leurs plaintes
+et de leurs récriminations. «Nous ne pouvons rien dire pour vous
+dans la Chambre, lui déclarait M. Cousin, quand vous ne paraissez
+pas disposés à rien dire pour vous-mêmes.» M. Duvergier de Hauranne
+ne lui tenait pas un autre langage. M. de Beaumont lui demandait
+ironiquement s'il était vrai que les Anglais «eussent mis bas les
+armes». Tout porté qu'il fût personnellement vers la conciliation,
+M. Greville était embarrassé de la situation fausse où se mettait le
+gouvernement britannique, en faisant ainsi faux bond à ses alliés
+de France et en opérant cette retraite silencieuse après une si
+bruyante entrée en campagne. Naturellement M. Thiers n'était pas
+celui qui se plaignait le moins haut. «Il est maussade comme un ours,
+notait encore M. Greville; il sait que son alliance avec l'ambassade
+anglaise ne lui a fait aucun bien, et il se rend compte maintenant
+qu'il ne pourra probablement pas s'en servir pour faire du mal à
+quelque autre[386].» Toutefois, le chef de l'opposition française ne
+voulut pas abandonner la partie sans faire un nouvel appel à lord
+Palmerston. Prenant donc un ton dégagé qui voilait mal l'amertume de
+son dépit, et qui d'ailleurs était habilement calculé pour piquer au
+jeu le ministre anglais, il écrivit à M. Panizzi, le 24 janvier[387]:
+«Les discours de votre tribune ont produit ici un effet singulier.
+Le sentiment de tout le monde, c'est que tout est fini: on va
+jusqu'à dire que vous n'aurez pas de discussion, à votre tribune,
+sur l'affaire des mariages. Je vous prie de me dire ce qu'il en est,
+et de me le dire par le retour du courrier. Nous passerions pour des
+boutefeux, et, ce qui est pire, nous le serions, si, la querelle
+s'apaisant, nous venions la ranimer... Je reprochais surtout à nos
+ministres d'avoir rompu l'alliance avec les whigs, pour la misérable
+affaire des mariages. Si cette sotte affaire ne nous a pas brouillés,
+ce dont je m'applaudis fort, notre grief est sans valeur, et il
+serait ridicule d'attaquer M. Guizot pour une telle chose... Pour
+moi qui trouvais la situation difficile, vu la tournure des choses,
+je serai charmé d'être dispensé de me mêler à cette discussion.»
+
+[Note 386: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 39, 40.]
+
+[Note 387: Dans le livre de M. Fagan (_The Life of sir Anthony
+Panizzi_), la lettre est datée seulement de _Dimanche_ 1847. La date
+que nous indiquons ne peut faire aucun doute.]
+
+M. Thiers pouvait se rassurer; lord Palmerston n'avait aucune envie
+de désarmer. Si la pression de l'opinion et les exigences de ses
+collègues l'avaient contraint de laisser passer, sans y contredire,
+les manifestations conciliantes de l'ouverture de la session, il
+comptait bien prendre avant peu sa revanche sur les pacifiques. Ce ne
+fut pas long. Pour rallumer la bataille, il suffit de la publication
+des documents diplomatiques déposés par lui, quelques jours après,
+sur le bureau des deux Chambres. Les dépêches ainsi livrées à la
+polémique des journaux contenaient toutes les récriminations dont
+on avait jugé sage de s'abstenir à la tribune du Parlement. Dans
+le choix de ces dépêches, lord Palmerston avait eu soin de ne pas
+omettre les plus irritantes, celles qui mettaient le plus directement
+en cause la loyauté du gouvernement français; de ce nombre étaient
+deux dépêches de lord Normanby, datées du 1er et du 25 septembre,
+autour desquelles il se fit aussitôt grand bruit. Dans la première,
+l'ambassadeur racontait que M. Guizot venait de lui annoncer que les
+deux mariages «ne se feraient pas en même temps»; j'ai déjà mentionné
+cette réponse, faite de bonne foi, à un moment où notre gouvernement
+croyait encore pouvoir échapper à la complète simultanéité[388].
+La seconde dépêche rendait compte d'un entretien postérieur dans
+lequel M. Guizot parlait des deux mariages comme devant être célébrés
+ensemble; elle ajoutait que le ministre, interpellé par l'ambassadeur
+sur la contradiction existant entre ses deux déclarations, avait eu
+une attitude assez piteuse, essayant d'abord de nier sa première
+réponse, ensuite de l'expliquer par ce fait que, dans la cérémonie,
+la Reine devait être en effet mariée la première. On verra plus tard
+le démenti donné par M. Guizot à cette dépêche qui, contrairement
+à tous les usages, n'avait pas été préalablement communiquée au
+ministre dont elle prétendait rapporter les paroles.
+
+[Note 388: Voir plus haut, p. 227.]
+
+La publication du _Blue book_, et tout particulièrement des deux
+dépêches de lord Normanby, fut, pour les journaux de lord Palmerston,
+et immédiatement après pour ceux de M. Thiers, une occasion de
+reprendre avec une passion ravivée l'accusation de déloyauté déjà
+portée contre le gouvernement français. Notre opposition, naguère
+déconcertée et sur le point de battre en retraite, retrouva
+ardeur et confiance. Il fallait voir avec quel geste de confusion
+indignée le _Constitutionnel_ affectait de se voiler la face à la
+vue d'un ministre français pris en flagrant délit de fourberie;
+nos feuilles de gauche proclamaient que, du commencement à la fin
+de cette affaire, M. Guizot avait toujours «rusé», «menti», et on
+le traitait couramment de Scapin et de Bilboquet; la conclusion
+était que, pour dégager l'honneur de la France et rétablir les bons
+rapports avec l'Angleterre, il fallait, sans une minute de retard,
+changer de ministère. Comme toujours, c'était M. Thiers qui menait
+l'attaque; chez lui, plus aucune trace du découragement qui avait
+inspiré sa dernière lettre à M. Panizzi. Rencontrant M. Greville
+à l'ambassade anglaise, qui devenait de plus en plus le quartier
+général de l'opposition, il lui parla sur un ton singulièrement
+animé. «Il me reprocha, raconte M. Greville, d'ajouter foi à tout
+ce que me disait Mme de Lieven, déclarant que j'étais _une éponge
+trempée dans le liquide de Mme de Lieven_[389], et essaya, de son
+mieux, de me persuader que Guizot était faible, que sa majorité ne
+valait pas un fétu, et que le Roi pouvait et devait se débarrasser
+de lui aussitôt qu'il se trouverait lui-même dans une sorte de
+danger.--Conseillez à Palmerston, ajouta-t-il, de dire beaucoup de
+bien de la France et beaucoup de mal de M. Guizot.--Je répondis que
+je lui donnerais la moitié de l'avis, et pas l'autre.» M. Greville
+sortit de cet entretien, complètement édifié sur les sentiments de
+son interlocuteur. «Il ne pense, disait-il, qu'à faire du mal, à
+satisfaire sa propre passion et ses ressentiments[390].» M. Thiers
+écrivait de son côté à M. Panizzi: «Je ne sais ce que M. Greville
+est venu faire ici, mais il a fini par m'être très suspect. Je l'ai
+un peu raillé le jour de son départ, et il en est très piqué. Il a
+passé sa vie chez Mme de Lieven, chez M. Guizot, et il tenait ici le
+langage d'un pur _Guizotin_... Je crois franchement qu'il n'est pas
+bien sûr et qu'il avait quelque commission particulière, je ne sais
+pour qui, mais qui n'irait pas dans le sens de vieux révolutionnaires
+comme vous et moi[391].»
+
+[Note 389: M. Thiers, dans une lettre à M. Panizzi, rapportait ainsi
+lui-même son propos: «Mon cher monsieur Greville, vous êtes une
+éponge trempée dans le liquide Lieven, et, quand on vous presse, il
+n'en sort que ce liquide. Prenez garde, ce n'est que du liquide de
+vieille femme.»]
+
+[Note 390: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 48, 49.]
+
+[Note 391: Lettre du 7 février 1847. (_The Life of sir Anthony
+Panizzi_, par Louis FAGAN.)]
+
+Naturellement M. Guizot ne pouvait voir avec indifférence la reprise
+d'attaques et d'injures dont la distribution du _Blue book_ avait
+donné le signal. Il fut particulièrement blessé de la publication
+des deux dépêches de lord Normanby. Ainsi était effacée dans son
+esprit l'impression favorable qu'avaient produite les premiers
+débats du Parlement anglais. S'étant, lui aussi, rencontré avec M.
+Greville, il ne lui dissimula pas que toute conciliation était rendue
+impossible par les procédés de lord Normanby et par les sentiments
+de lord Palmerston; il ne contestait pas les bonnes dispositions de
+quelques autres membres du cabinet whig, mais elles lui paraissaient
+de peu d'importance tant que ne changeraient pas celles du ministre
+qui dirigeait en maître la diplomatie britannique[392]. M. Greville
+n'avait pas grand'chose à répondre. Force lui était de s'avouer
+que la pacification rêvée par lui était plus éloignée que jamais.
+Il quitta Paris, dans les derniers jours de janvier, triste et
+découragé. «Ainsi finit ma _mission_, notait-il sur son journal au
+moment de se rembarquer, et il me reste seulement à faire le rapport
+le plus véridique de l'état des affaires en France, à ceux à qui
+il importe le plus de le connaître; mais alors il leur sera très
+difficile d'adopter un parti décisif et satisfaisant[393].»
+
+[Note 392: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 46.]
+
+[Note 393: _Ibid._, p. 49.]
+
+
+VI
+
+La discussion de l'adresse à la Chambre des députés s'ouvrit le 1er
+février 1847 et dura jusqu'au 12. Une escarmouche sur l'affaire de
+Cracovie, une bataille sur les mariages espagnols, telles furent
+les parties saillantes de cette discussion. Au sujet de Cracovie,
+le discours du trône s'était borné à dire avec une sobriété voulue:
+«Un événement inattendu a altéré l'état de choses fondé en Europe
+par le dernier traité de Vienne. La république de Cracovie, État
+indépendant et neutre, a été incorporée à l'empire d'Autriche. J'ai
+protesté contre cette infraction aux traités.» Le projet d'adresse,
+un peu moins bref, ajoutait, en s'inspirant d'une idée indiquée dans
+la note que M. Guizot avait naguère adressée aux trois cours[394]:
+«La France veut sincèrement le respect de l'indépendance des États
+et le maintien des engagements dont aucune puissance ne peut
+s'affranchir sans en affranchir les autres»; il félicitait en outre
+le gouvernement d'avoir «répondu à la juste émotion de la conscience
+publique, en protestant contre cette violation des traités, nouvelle
+atteinte à l'antique nationalité polonaise». Ce fut M. Odilon Barrot
+qui parla au nom de l'opposition. Que voulait-il au juste? Il serait
+malaisé de préciser à quoi concluaient ses phrases contre les traités
+de 1815 et en faveur des nationalités. M. Guizot, dans sa réponse,
+fut au contraire très net. «Le gouvernement du Roi, dit-il, a vu dans
+la destruction de la république de Cracovie un fait contraire au
+droit européen; il a protesté contre le fait, qu'il a qualifié selon
+sa pensée. Il en a pris acte afin que, dans l'avenir, s'il y avait
+lieu, la France pût en tenir le compte que lui conseilleraient ses
+intérêts légitimes et bien entendus... Mais, en même temps qu'il
+protestait, le gouvernement du Roi n'a pas considéré l'événement de
+Cracovie comme un cas de guerre. Et là où le gouvernement du Roi ne
+voit pas un cas de guerre, il ne tient pas le langage, il ne fait
+pas le bruit, il ne prend pas l'attitude de la guerre; il trouve
+qu'il n'y aurait à cela ni dignité, ni sûreté. Savez-vous quel est
+le vrai secret de la politique? C'est la mesure; c'est de faire à
+chaque chose sa juste part, à chaque événement sa vraie place, de
+ne pas grossir les faits outre mesure, pour grossir d'abord sa voix
+et ensuite ses actes au delà du juste et du vrai... Voici encore
+pourquoi, indépendamment de cette décisive raison que je viens
+d'indiquer, voici pourquoi nous avons agi comme nous l'avons fait.
+Nous n'avons pas cru que le moment où nous protestions contre une
+infraction aux traités fût le moment de proclamer le mépris des
+traités; nous n'avons pus cru qu'il nous convînt, qu'il convînt à la
+moralité de la France, à la moralité de son gouvernement, de dire,
+à l'instant où il s'élevait contre une infraction aux traités: Nous
+ne reconnaissons plus de traités.» Le ministre montrait à la Chambre
+que toute autre conduite eût amené «de nouveau, en Europe, l'union
+de quatre puissances contre une». «Le jour, ajoutait-il, où nous
+croirions que la dignité et l'intérêt du pays le commandent, nous
+ne reculerions pas plus que d'autres devant une telle situation;
+mais nous sommes convaincus que l'événement de Cracovie n'était pas
+un motif suffisant pour laisser une telle situation se former en
+Europe.» La Chambre applaudit à ce langage aussi ferme que sensé, et
+la gauche n'osa même pas proposer d'amendement.
+
+[Note 394: Voir plus haut, p. 275.]
+
+Sur les mariages espagnols, l'opposition, naguère si passionnée
+dans la presse, se montra tout d'abord assez hésitante; on eût
+dit qu'elle éprouvait quelque embarras à répéter à la tribune ce
+qu'elle avait écrit dans les journaux. Quand, dans la séance du 2
+février, la discussion s'ouvrit sur le paragraphe relatif à cette
+affaire, M. Crémieux se trouva à peu près seul à attaquer les
+mariages. Les hommes considérables, M. Thiers notamment, se turent.
+Il n'appartenait pas à M. Guizot d'engager lui-même un combat auquel
+l'opposition se dérobait, d'autant qu'il avait dit le nécessaire
+dans la discussion de la Chambre des pairs[395]. Il se borna donc à
+quelques mots dans lesquels, rappelant la modération, la réserve,
+la bienveillance pour la France qui venaient de se manifester au
+Parlement anglais, il se montrait désireux de s'associer à cet
+esprit de conciliation; sans doute, ajoutait-il, s'il y avait été
+obligé, il se serait défendu; mais, sa politique n'ayant pas été
+sérieusement attaquée, il croyait répondre aux sentiments exprimés à
+Londres, en s'abstenant pour le moment de toute discussion. Sur cette
+déclaration, le paragraphe fut voté sans difficulté. La Chambre se
+trouva ensuite en présence d'un paragraphe additionnel, proposé par
+MM. Billault et Dufaure: c'était la manifestation du nouveau tiers
+parti qui prétendait faire la leçon à la fois à M. Thiers et à M.
+Guizot, se séparait du premier en approuvant les mariages, mais ne
+témoignait pas confiance dans la fermeté du second. Cet amendement,
+soutenu par ses deux auteurs et par M. de Tocqueville, repoussé avec
+un laconisme dédaigneux, d'un côté par M. Guizot, de l'autre par M.
+Odilon Barrot, ne réunit au vote que 28 voix sur 270. Un échec si
+complet fit sourire la galerie. «Ils ont voulu faire de l'équilibre,
+disait le _Journal des Débats_, être de l'opposition et de la
+majorité, garder un pied sur la rive droite et un pied sur la rive
+gauche, ce qui est une attitude très difficile quand on n'est pas le
+colosse de Rhodes.»
+
+[Note 395: Le jour même où s'ouvraient les débats de l'adresse, le
+1er février, M. Dégages écrivait à M. de Jarnac: «M. Guizot parlera
+le moins possible; il ne parlera que pour se défendre s'il est
+attaqué. Chacun se demande ce que fera M. Thiers. Je crois volontiers
+qu'il ne le sait pas bien encore lui-même.» (_Documents inédits._)]
+
+Le gouvernement s'était-il donc débarrassé à si peu de frais de
+l'opposition contre les mariages espagnols? C'eût été trop beau. En
+sortant de cette séance du 2 février, M. Thiers avait conscience
+de n'y avoir pas fait brillante figure. Vainement ses journaux
+prétendaient-ils, le lendemain matin, que M. Guizot avait «demandé
+grâce» et «imploré le silence»; le public ne s'y laissait pas
+prendre: il voyait bien qui avait reculé devant le débat, et un
+observateur pouvait noter sur son journal intime: «L'opposition est
+en pleine déroute; en gardant le silence, elle avoue implicitement
+l'imprudence et l'impopularité de la politique qu'elle a suivie par
+rapport aux mariages espagnols; jamais, depuis 1830, elle n'avait
+paru à ce point déconcertée et anéantie[396].» M. Thiers crut donc
+nécessaire de tenter quelque chose, dans la séance du 3 février,
+afin d'atténuer cette impression. Il prit la parole pour déclarer
+que, s'il s'était abstenu jusqu'alors, c'était que le ministre des
+affaires étrangères lui avait paru désirer le silence dans l'intérêt
+du pays; mais ne voulant, disait-il, laisser aucune équivoque sur la
+question de savoir à qui incombait la responsabilité de ce silence,
+il demandait au gouvernement de dire nettement s'il acceptait ou
+refusait la discussion. M. Guizot répondit aussitôt que le ministère
+ne refusait pas la discussion; tant qu'il ne s'était pas vu attaqué
+sérieusement, il avait cru qu'il y aurait avantage à imiter la
+réserve du Parlement anglais; si aujourd'hui l'on voulait recommencer
+le débat, il l'accepterait; mais ce n'était pas à lui à prendre
+l'initiative; il ne pouvait avoir qu'à se défendre. Sur ce, M, Thiers
+annonça qu'il parlerait, et rendez-vous fut pris pour le lendemain.
+
+[Note 396: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]
+
+M. Thiers n'apporta pas, à la tribune, la contradiction absolue,
+l'attaque à fond, la réprobation véhémente et indignée qu'eussent pu
+faire prévoir la polémique de ses journaux et ce que nous savons de
+ses sentiments intimes. Évidemment, il était contenu par l'état de
+l'esprit public. Quand il en vint à préciser les points où il eût
+voulu une politique différente de celle qui avait été suivie, on
+fut surpris de voir que ces points n'étaient, en somme, ni les plus
+nombreux ni les plus considérables, et que souvent la dissidence se
+réduisait à peu de chose. Il commença par reconnaître qu'il avait
+été bon de marier la Reine avec don François d'Assise et d'écarter
+le prince de Cobourg. Sa critique porta uniquement sur le mariage
+du duc de Montpensier; il ne contestait pas que ce mariage fût
+«désirable» sous plusieurs rapports, mais, selon lui, on s'était,
+sans nécessité, trop pressé de l'accomplir, et cette précipitation
+avait fait manquer à ce qui était dû à l'Angleterre. Pour établir
+cette thèse, il exposa les faits à sa façon, niant que le ministère
+whig eût été moins fidèle que le ministère tory aux engagements pris
+à Eu, affirmant même que le premier avait fait plus encore que le
+second pour empêcher le mariage Cobourg. Il appuya aussi sur les
+révélations faites par les deux dépêches de lord Normanby du 1er et
+du 25 septembre 1840, et sur les déclarations contradictoires que M.
+Guizot aurait faites à ces deux dates. Et pourquoi, demandait-il,
+tous ces mauvais procédés dont la conséquence avait été la rupture
+de l'alliance anglaise? Pour faire un mariage qui ne valait certes
+pas d'être payé si cher. L'orateur estimait qu'en attachant tant
+d'importance à cette question matrimoniale, le gouvernement avait
+commis une sorte d'anachronisme: aujourd'hui, ce n'était plus par
+un lien de parenté royale que la politique française pouvait agir
+efficacement en Espagne, c'était par le lien d'une révolution
+commune. Parlant à ce propos du rôle de la France en Europe, M.
+Thiers revendiquait pour son pays l'honneur de protéger partout la
+liberté en péril, les nationalités menacées. Pour une telle oeuvre,
+l'alliance anglaise lui était utile. En rompant cette alliance au
+moment où le pouvoir passait aux mains des whigs, dont l'esprit
+libéral déplaisait aux puissances absolutistes, notre gouvernement
+avait révélé ses penchants réactionnaires. Ce qu'il nous en coûtait,
+on l'avait vu tout de suite dans l'affaire de Cracovie. Mais Cracovie
+n'était qu'un point dans l'espace. M. Thiers montrait alors, dans
+un brillant tableau, l'Italie qui se réveillait à la parole de Pie
+IX, la Suisse en état de guerre civile, l'Allemagne en fermentation
+constitutionnelle; il indiquait de quel appui serait, sur tous ces
+théâtres, pour la cause de la liberté, l'union de la France et de
+l'Angleterre. «Méconnaissez, s'écriait-il, l'événement de Cracovie;
+Cracovie était bien petite, quoiqu'elle ait la grandeur du droit;
+méconnaissez l'événement de Cracovie; mais avez-vous donc méconnu
+l'état du monde?»
+
+M. Guizot prit la parole, le lendemain, 5 février: «Y a-t-il eu
+nécessité de faire ce qu'on a fait et au moment où on l'a fait? Y
+a-t-il eu loyauté dans la manière dont on l'a fait?» Telle était
+la double question qui lui paraissait posée par le débat. Il y
+répondait oui sans hésiter, et il entreprit de justifier sa réponse
+en recommençant, avec nombreuses pièces à l'appui, l'histoire des
+négociations auxquelles avait donné lieu l'affaire des mariages.
+Cela fait,--et ce fut de beaucoup la partie la plus étendue de son
+discours,--il aborda ce qu'il appelait «la question des conséquences
+de l'acte, la question de la situation politique que l'acte nous
+avait faite». Il ne contestait pas «la gravité de cette situation»,
+mais ne voulait pas qu'on l'exagérât. En tout cas, il estimait que le
+moyen le plus sûr d'écarter tous les dangers était que la politique
+française restât «conservatrice, pacifique, dévouée à l'ordre
+européen». Ainsi obtiendrait-on que les puissances persistassent
+à refuser leur adhésion aux protestations de l'Angleterre. Arrivé
+au terme de sa longue démonstration, M. Guizot concluait, la tête
+haute et sur un ton de fierté victorieuse: «L'affaire des mariages
+espagnols est la première grande chose que nous ayons faite seuls,
+complètement seuls, en Europe, depuis 1830. L'Europe spectatrice,
+l'Europe impartiale en a porté ce jugement. Soyez sûrs que cet
+événement nous a affermis en Espagne et grandis en Europe.» Et,
+dominant les murmures de l'opposition, il faisait honneur de ce
+succès à la politique d'ordre et de conservation. «Nous maintenons,
+s'écriait-il, que cette politique a grandi, fortifié, honoré la
+France en Europe, qu'elle lui a donné plus de poids, plus de crédit;
+et nous maintenons que si cette politique n'avait pas été suivie,
+vous n'auriez pas été en état de résoudre vous-mêmes, en Espagne, la
+question qui s'est présentée, et qu'elle aurait été résolue contre
+vous au lieu de l'être pour vous.»
+
+M. Guizot descendit de la tribune au milieu des acclamations de
+la majorité. Celle-ci ne lui savait pas seulement gré d'avoir
+vigoureusement réfuté les opposants; c'était aussi pour elle une
+satisfaction nouvelle, en face de ceux qui l'avaient si souvent
+accusée de platitude envers le cabinet de Londres, de voir la fermeté
+avec laquelle son chef faisait tête à lord Palmerston[397]. M. Guizot,
+en effet, sans oublier que sa voix portait jusqu'en Angleterre,
+avait dit hardiment, sur les procédés de la diplomatie britannique,
+tout ce qui lui avait paru nécessaire à sa propre justification.
+Quelques-uns même de ses auditeurs, peu braves de leur naturel,
+n'avaient pas été parfois sans trembler, en le voyant se mouvoir avec
+cette allure résolue, sur un terrain si périlleux; mais on pouvait se
+fier à l'habileté de l'orateur: admirablement maître de sa pensée et
+de sa parole, il avait mesuré d'avance jusqu'où il pouvait aller, et
+n'avait pas dépassé la limite qu'il s'était fixée. Le vote à mains
+levées donna une grande majorité au ministère. L'opposition, se
+sentant battue, n'avait pas osé demander le scrutin. Quelques jours
+après, l'ensemble de l'adresse fut voté par 248 voix contre 84. Le
+ministère ne s'était pas encore vu à la tête d'une majorité aussi
+nombreuse et aussi décidée.
+
+[Note 397: «La majorité, écrivait le duc de Broglie à son fils, est
+contente de manger un peu de l'Anglais, pourvu qu'on n'en mange que
+ce qu'on en peut digérer.» (_Documents inédits._)]
+
+L'opposition, qui sentait toute l'étendue de son échec, maugréait
+plus ou moins contre M. Thiers, auquel elle reprochait d'avoir voulu
+engager le combat sur un terrain aussi défavorable que celui des
+mariages espagnols. Le désappointement ne devait pas être moins vif
+à l'ambassade anglaise et au _Foreign office_. On y avait cru que la
+discussion entraînerait la chute du ministère; or, il se trouvait au
+contraire qu'elle avait tout à fait tourné à son avantage. M. Guizot
+se plaisait à mettre en lumière la déception de ses adversaires.
+«Voici, écrivait-il à ses agents près les cours de Vienne et de
+Berlin, l'erreur du cabinet anglais depuis six mois. Il a compté sur
+l'intimidation du Roi, des Chambres, du public. Il a espéré d'abord
+que le mariage Montpensier ne se ferait pas; puis, le mariage fait,
+qu'on ferait des concessions sur les choses, que la duchesse de
+Montpensier renoncerait à ses droits; puis qu'à défaut de concessions
+sur les choses, on en ferait sur les personnes, que M. Guizot serait
+sacrifié. De Paris, on a successivement écrit et promis tout cela à
+Londres. Cabinet anglais et opposition française ont l'un et l'autre
+mis tout leur jeu sur cette carte de l'intimidation à tous les degrés
+et sous toutes les formes. Ils se sont trompés[398].»
+
+[Note 398: Lettres à M. de Flahault, en date du 24 février 1847, et
+au marquis de Dalmatie, en date du 4 mars. (_Documents inédits._)]
+
+M. Thiers, craignant évidemment que lord Palmerston ne fût ainsi
+découragé de l'alliance contractée avec lui, s'empressa d'écrire
+à M. Panizzi; il lui affirma, en dépit des votes émis; que
+«l'immense majorité de la Chambre des députés déplorait la conduite
+de M. Guizot», qu'elle lui «reprochait son imprudente morgue et
+l'aveuglement avec lequel il s'était jeté dans le débat», et surtout
+il tâcha toujours de faire croire au gouvernement anglais qu'en
+poussant vigoureusement son attaque, il déterminerait Louis-Philippe
+à abandonner son ministre. «Le Roi, écrivait-il, est devenu fort
+douteux pour M. Guizot... Je suis certain de ce que je vous dis
+ici. Des confidences très sûrement informées ne m'ont laissé aucun
+doute à cet égard. Avant-hier, j'ai pu me convaincre d'un changement
+notable, par mes propres yeux. J'étais invité au spectacle de la cour
+avec sept ou huit cents personnes, par conséquent sans faveur aucune;
+mais j'ai reçu un accueil qu'on ne m'avait pas fait depuis bien des
+années, et c'est toujours ainsi quand on commence à s'ébranler[399].»
+Toutefois, lord Palmerston se lassait de prendre au sérieux ces
+assurances toujours démenties par l'événement. Il se rendait compte
+que le ministère était beaucoup plus solide que M. Thiers ne le
+disait. «Je crois M. Guizot aussi fort que jamais», écrivait-il peu
+après à lord Normanby[400]. À partir de cette époque, sans aucunement
+désarmer à l'égard du gouvernement français, il se montra beaucoup
+moins occupé de lier partie avec notre opposition. D'ailleurs, s'il
+eût trouvé un certain plaisir de vengeance à jeter par terre un
+ministre qui l'avait mortifié, et si, par ce motif, il avait associé
+volontiers ses ressentiments à ceux de M. Thiers, il ne consentait
+nullement à regarder l'avènement de ce dernier comme une satisfaction
+qui dût effacer ses griefs, dissiper ses méfiances et mettre fin au
+conflit: en réalité ce n'était pas à tel ministre, mais à la France
+qu'il en voulait. «Je ne vois vraiment pas, écrivait-il encore à
+lord Normanby, ce que nous gagnerions à un changement de cabinet
+en France. Nous pourrions avoir quelqu'un avec qui il serait plus
+agréable de traiter, à la parole duquel nous croirions davantage;
+mais le successeur, quel qu'il fût, serait dans son coeur aussi
+hostile à l'Angleterre; peut-être même jugerait-il plus nécessaire
+d'être raide, pour qu'on ne le crût pas moins disposé que M. Guizot à
+nous braver,--nous devrions plutôt dire à nous tromper,--dans ce qui
+regarde le mariage espagnol[401].»
+
+[Note 399: _The Life of sir Anthony Panizzi_, par Louis FAGAN.]
+
+[Note 400: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 299.]
+
+[Note 401: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 299.]
+
+
+VII
+
+J'ai déjà eu plusieurs fois occasion de noter les relations
+compromettantes de lord Normanby avec l'opposition française. Pendant
+son voyage à Paris, au mois de janvier 1847, M. Greville avait
+essayé, sans succès, de lui faire comprendre l'incorrection et le
+danger de sa conduite[402]. «Je laisse l'ambassade dans une situation
+pénible et fâcheuse, écrivait-il tristement en se remettant en route
+pour l'Angleterre. Normanby semble ne pas se soucier si l'on voit son
+intimité avec Thiers, et il n'en a d'aucune sorte avec Guizot...
+Thiers, ayant saisi Normanby dans ses griffes, ne le laissera pas
+aller aisément, et le ressentiment de Guizot ne sera guère apaisé;
+aussi ne vois-je aucune chance que de bons rapports puissent jamais
+être rétablis entre eux[403].» Il n'y avait pas là seulement, comme
+s'en plaignait M. Greville, un obstacle aux conversations cordiales
+qui eussent amené une détente; mais, dans une telle situation,
+le moindre incident pouvait dégénérer en un conflit aigu entre
+l'ambassadeur et le ministre. Cet incident naquit de la discussion de
+l'adresse.
+
+[Note 402: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 45 et 47.]
+
+[Note 403: _Ibid._, p. 49.]
+
+On se rappelle comment lord Palmerston avait publié dans son _Blue
+book_ deux dépêches de lord Normanby, rapportant deux conversations
+de M. Guizot, du 1er et du 25 septembre: dans l'une de ces dépêches,
+le ministre présentait le mariage de la Reine et celui de l'Infante
+comme ne devant pas se faire «en même temps»; dans l'autre, il
+avouait leur simultanéité, et, interpellé sur la déclaration
+contraire faite par lui précédemment, il s'en montrait fort
+embarrassé, essayait d'abord de la nier, puis prétendait l'expliquer
+en disant qu'en effet, dans la cérémonie, la Reine serait mariée
+la première. On n'a pas oublié non plus les accusations portées
+à ce propos, à Londres comme à Paris, contre M. Guizot. Celui-ci
+crut devoir y répondre dans son grand discours du 5 février. Il ne
+contesta aucunement avoir annoncé, le 1er septembre, à lord Normanby,
+que les mariages ne se feraient pas en même temps. «J'étais bien
+en droit de le dire, ajoutait-il;... car non seulement il n'était
+pas du tout décidé que les deux mariages se feraient simultanément;
+mais nous nous opposions encore, à ce moment, à la simultanéité.»
+Le ministre raconta ensuite comment, quelques jours plus tard, le
+4 septembre, le gouvernement français avait été amené, par les
+exigences de l'Espagne, à consentir cette simultanéité. «Je n'en ai
+pas averti l'ambassadeur d'Angleterre, continua M. Guizot, c'est
+vrai; je n'ai pas cru devoir l'avertir. J'aurais manqué aux plus
+simples conseils de la prudence, si, en présence d'une opposition
+qu'il m'avait déjà déclarée, j'avais été l'avertir moi-même du moment
+où il fallait qu'il agît contre nous.» Quant à la conversation que
+lui attribuait la dépêche du 25 septembre, M. Guizot fit d'abord
+observer qu'en recevant un ambassadeur et en répondant à ses
+questions, il n'entendait pas subir une sorte d'interrogatoire;
+qu'il ne devait lui dire que la vérité, mais qu'il s'expliquait
+seulement dans la mesure qui convenait à l'intérêt de son pays et
+de sa politique. Il rappela ensuite que tout compte rendu fait
+par un agent étranger d'une semblable conversation n'avait un
+caractère d'authenticité et d'irréfragabilité que s'il était soumis
+préalablement à celui dont on rapportait les paroles; que lord
+Normanby en avait usé ainsi pour l'entretien du 1er septembre; que,
+pour celui du 25 septembre, au contraire, cette communication n'avait
+pas été faite. Le ministre se croyait donc le droit de contester que
+son langage eût été exactement reproduit. «J'ose dire, déclarait-il,
+que si M. l'ambassadeur d'Angleterre m'avait fait l'honneur de me
+communiquer sa dépêche du 25 septembre, comme il m'avait communiqué
+celle du 1er, j'aurais parlé autrement et peut-être mieux qu'il ne
+m'a fait parler.» Fallait-il s'attendre qu'après avoir démenti un
+compte rendu inexact, M. Guizot en apportât un exact? Non, il ne s'y
+croyait pas tenu, et il préférait laisser une certaine obscurité sur
+une conversation dans laquelle, dès l'origine, il n'avait évidemment
+pas voulu ou pu être net. «Un seul mot, dit-il, sur le fond même de
+la dépêche. Le 25 septembre, Messieurs, toute la situation était
+changée: M. l'ambassadeur d'Angleterre m'apportait la protestation
+de son gouvernement contre le mariage de M. le duc de Montpensier.
+Cette protestation annonçait que le gouvernement anglais ferait tout
+ce qui dépendrait de lui pour empêcher ce mariage. Je recevais en
+même temps de Madrid des nouvelles tout à fait dans le même sens. Un
+grand effort intérieur et extérieur était fait contre le mariage,
+pour l'empêcher. Je me suis senti, le mot n'a rien de blessant pour
+personne, je me suis senti, après avoir reçu cette protestation, en
+face d'un adversaire, et je me suis conduit en conséquence, ne disant
+rien qui ne fût rigoureusement vrai, mais ne me croyant pas obligé à
+rien dire qui nuisît à ma cause ni à mon pays.»
+
+Lord Normanby n'était pas d'humeur à prendre en patience la leçon qui
+venait de lui être donnée. Il y vit une offense publique à relever
+immédiatement, et, dès le lendemain, 6 février, il adressa à lord
+Palmerston une dépêche rédigée _ab irato_, dans laquelle il disait:
+«Je répète, une fois pour toutes, et dans les termes les plus forts
+dont le langage soit susceptible, que le récit donné par moi est
+la traduction fidèle et littérale de chaque phrase et de chaque
+explication dont M. Guizot s'est servi dans la conversation que
+nous avons eue ensemble.» Lord Palmerston était trop au courant des
+usages diplomatiques pour ne pas savoir que lord Normanby s'était
+mis dans son tort en ne communiquant pas préalablement sa dépêche à
+M. Guizot, et que celui-ci était dans son droit en contestant, non
+la sincérité, mais l'exactitude du compte rendu[404]; il aurait donc
+dû calmer son agent. Mais empêcher une mauvaise querelle de naître,
+ce n'était ni dans les habitudes, ni surtout dans la disposition
+actuelle de lord Palmerston; il aima bien mieux s'y jeter lui-même,
+sans se demander ni ce qu'elle valait, ni où elle le conduirait, ni
+comment il pourrait en sortir. Il répondit à lord Normanby, le 11
+février: «Milord, votre dépêche du 6 courant m'est parvenue, et,
+en réponse à cette communication, j'ai à assurer Votre Excellence
+que le gouvernement de Sa Majesté a la plus parfaite confiance dans
+l'exactitude de vos rapports, et que rien de ce qui a été dit à la
+Chambre des députés, le 5 courant, ne peut en aucune façon ébranler
+la conviction du gouvernement de Sa Majesté que le récit, renfermé
+dans votre dépêche du 25 septembre dernier, de ce qui s'est passé
+dans la conversation entre vous et M. Guizot, est entièrement,
+rigoureusement conforme à la vérité.» Le jour même, avant que l'encre
+en fût séchée, il déposait cette réponse avec un extrait de la
+dépêche de lord Normanby, sur le bureau du Parlement[405].
+
+[Note 404: C'est ce que reconnaît formellement Bulwer, tout hostile
+qu'il soit à la France, dans cette affaire des mariages; il ne doute
+pas que ce ne soit au fond le sentiment de lord Palmerston. (BULWER,
+_The Life of Palmerston_, t. III, p. 283.)]
+
+[Note 405: Lord Palmerston écrivit à lord Normanby qu'il avait
+déposé seulement un extrait de sa dépêche (c'est l'extrait que nous
+citons plus haut), parce que certains passages étaient d'un ton trop
+batailleur (_too pugnacious_) pour l'état de l'opinion anglaise.
+(BULWER, t. III, p. 283.) On peut juger, par ce que Palmerston a
+conservé, de ce que devaient être les passages qu'il s'est cru obligé
+de retrancher.]
+
+Quelques heures après, tous les journaux publiaient les deux pièces.
+C'était précisément ce qu'avait voulu lord Palmerston. Il trouvait
+plaisir à dire tout haut qu'il tenait M. Guizot pour un menteur. «Le
+résultat, disait le _Morning Chronicle_, organe du _Foreign office_,
+est qu'à la face des deux nations, M. Guizot est regardé dans
+l'opinion publique comme un imposteur convaincu d'imposture. C'est
+une position qui n'est pas nouvelle pour lui et qu'il peut supporter
+avec une philosophique indifférence; mais certes il n'est personne en
+Angleterre, ayant la prétention d'être un _gentleman_, qui se décidât
+à la subir, et, s'il le faisait, il serait certainement frappé d'une
+déconsidération universelle.» Suivant leur habitude, les journaux de
+M. Thiers firent écho à ceux de lord Palmerston. Le _Constitutionnel_
+ne fut pas moins ardent que le _Morning Chronicle_ à accuser M.
+Guizot «d'avoir abusé, par de misérables équivoques, la loyauté de
+l'ambassadeur anglais»; il proclama que l'honneur de la France était
+intéressé à désavouer un ministre «menteur», et surtout il s'appliqua
+à grossir, à envenimer l'incident, toujours dans l'espoir d'en faire
+sortir une crise ministérielle; soulignant ce qui pouvait irriter
+de part et d'autre les amours-propres, il disait à lord Normanby:
+«Voyez comme M. Guizot s'est moqué de vous», et à M. Guizot: «Ne vous
+apercevez-vous pas que lord Normanby et lord Palmerston vous donnent
+un injurieux démenti?»
+
+La prétention de lord Normanby était que satisfaction publique lui
+fût donnée par M. Guizot, du haut de la tribune[406]. Le _Morning
+Chronicle_ invitait ironiquement le ministre français «à rassembler
+tout son courage moral» pour faire cette sorte d'amende honorable.
+Par cette exigence, on se flattait, ou d'imposer à M. Guizot la
+plus mortifiante des humiliations, ou d'obliger Louis-Philippe à
+se séparer de lui. Notre ministre, fort ennuyé de cette querelle
+qui venait compliquer inutilement une situation déjà si difficile,
+eût saisi volontiers toute occasion d'y mettre fin honorablement,
+et, si on le lui eût demandé avec politesse, il n'eût certainement
+pas refusé de déclarer qu'en contestant l'exactitude du compte
+rendu, il n'avait nullement entendu mettre en doute la bonne foi
+de l'ambassadeur[407]. Mais à une mise en demeure offensante et
+tapageuse, il estimait que sa dignité ne lui permettait pas de
+répondre. Il garda donc un silence froid. Même attitude dans la
+presse ministérielle. Le _Journal des Débats_, sans discuter avec les
+feuilles palmerstoniennes, se borna à signaler leurs emportements
+et à dénoncer le concours scandaleux que leur donnaient le
+_Constitutionnel_ et ses pareils.
+
+[Note 406: M. Désages écrivait à M. de Jarnac, le 15 février
+1847: «Normanby, appuyé par lord Palmerston, prétend exiger une
+satisfaction à la tribune française, M. Guizot se faisant interpeller
+par un compère.» (_Documents inédits._)]
+
+[Note 407: C'est encore M. Désages qui mandait à M. de Jarnac, le 11
+février 1847: «Tout cela est regrettable, car il y a bien assez de la
+difficulté au fond, sans qu'il soit besoin qu'elle se complique de
+questions personnelles... Un autre que lord Normanby, après avoir
+lu son _Moniteur_, aurait écrit quelques mots au ministre, qui lui
+aurait répondu par un certificat de loyauté, tout en maintenant qu'il
+y avait inexactitude dans la dépêche non communiquée, et tout eût été
+dit.» (_Documents inédits._)]
+
+Le chef du _Foreign office_ ne tarda pas à s'apercevoir qu'il n'y
+aurait pas moyen de triompher de cette résistance passive de M.
+Guizot; il commençait d'ailleurs,--nous l'avons déjà vu,--à se rendre
+compte que le ministère français était plus solide que M. Thiers
+ne le faisait croire à lord Normanby. Il invita donc ce dernier à
+changer de tactique. «Vous avez dit officiellement, lui écrivit-il
+le 17 février, que l'insinuation de Guizot n'était pas vraie; nous
+avons fait savoir à toute l'Europe que nous vous croyions et que
+nous ne le croyions pas. Que nous faut-il de plus?... Cela, nous
+avions le pouvoir de le faire. Mais nous n'avons pas le pouvoir de
+forcer M. Guizot à des excuses. C'est pourquoi il vaut mieux ne
+pas nous exposer, en les demandant, à être obligés de nous retirer
+avec un refus. Il n'y a pas de raison pour que vous et lui ne
+continuiez pas à faire les affaires ensemble comme par le passé,
+et la meilleure ligne à suivre pour vous, c'est de déclarer que la
+publication des dernières dépêches et les sentiments unanimes du
+Parlement sur ce sujet vous laissent en bonne situation, et que ni
+votre gouvernement ni le Parlement ne demandent que leur opinion
+soit confirmée par aucun aveu de Guizot[408].» En même temps, lord
+Palmerston informait, à plusieurs reprises, M. de Sainte-Aulaire,
+notre ambassadeur à Londres, qu'il donnait pleinement raison à lord
+Normanby; que celui-ci serait maintenu à son poste; que si on lui
+rendait impossible de traiter les affaires et si on l'obligeait
+ainsi à quitter Paris, il ne serait pas remplacé; que l'ambassade
+serait alors gérée par un chargé d'affaires, et que les rapports
+diplomatiques seraient mis sur le même pied que ceux de la France et
+de la Russie. Il faisait en sorte que cette dernière éventualité ne
+fût pas ignorée de Louis-Philippe[409].
+
+[Note 408: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 287, 288.]
+
+[Note 409: BULWER, t. III, p. 292, 293, 294.]
+
+Une telle situation ne pouvait se prolonger sans péril. À Londres
+même, les esprits les plus posés estimaient qu'en cet état, «la
+moindre difficulté pouvait produire une explosion et amener la
+guerre[410]». Comment sortir de là? Il n'y avait pas à compter sur
+la sagesse de lord Normanby; mais restaient les chances que devait
+nous donner sa maladresse passionnée. Elles ne nous firent pas
+défaut. Lady Normanby avait annoncé l'intention de donner un bal le
+19 février; dans les bureaux de l'ambassade, on copia, sans y faire
+attention, les listes des précédentes réceptions, et l'on adressa par
+suite une invitation à M. Guizot. Quand lord Normanby s'en aperçut,
+il craignit que cette démarche ne fût regardée comme une sorte
+d'avance conciliante à laquelle il n'eût pas voulu se prêter, et il
+fit informer M. Guizot que l'invitation lui avait été envoyée par
+méprise, ou, comme il disait, «par le _mépris_ de son secrétaire». Ce
+ne fut pas tout: sous prétexte de rectifier les récits de certains
+journaux, l'ambassadeur fit insérer dans le _Galignani's Messenger_
+une note ainsi conçue: «La vérité semble être qu'une invitation
+avait été envoyée par erreur à M. Guizot, et que celui-ci en a été
+informé; mais il est également vrai, croyons-nous, que M. Guizot en
+a été instruit d'une manière indirecte et sans aucune circonstance
+pouvant lui donner sujet de s'offenser.» Le scandale fut grand. Le
+jour du bal, aucun membre de la cour, du ministère ou de la majorité
+des Chambres ne parut à l'ambassade. Par contre, les députés de
+l'opposition se donnèrent le mot d'ordre d'y aller, pour témoigner
+en faveur de leur allié; on y vit aussi un certain nombre de
+légitimistes auxquels lord Normanby, effrayé du vide qui menaçait de
+se faire dans ses salons, avait envoyé des invitations à la dernière
+heure. Le même soir, il y eut réception au ministère des affaires
+étrangères: l'affluence y fut énorme.
+
+[Note 410: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 60.]
+
+Aux yeux de tous les juges désintéressés, l'ambassadeur d'Angleterre,
+par ce dernier incident, avait mis décidément les torts de son côté.
+«Sa position est insoutenable en France», écrivait de loin M. de
+Metternich[411]. M. Désages, naguère un peu inquiet du conflit où
+se trouvait engagé son ministre, mandait, plus rassuré, à M. de
+Jarnac: «En définitive, lord Normanby est aujourd'hui, je crois,
+plus embarrassé qu'embarrassant[412].» Les Anglais n'étaient pas
+les derniers à se rendre compte de la situation mauvaise où s'était
+mis leur ambassadeur. Dès l'origine, beaucoup d'entre eux avaient
+vu avec déplaisir cette querelle personnelle venant compliquer un
+différend politique dont on commençait à être las[413]. Ce sentiment
+devint plus vif encore après la sotte histoire du bal. M. Greville
+constatait, le 23 février, que l'impression de dégoût et d'inquiétude
+était générale, sauf peut-être chez lord Palmerston. «Rien n'est plus
+déplorable que l'état de l'affaire, ajoutait-il, et Normanby semble
+entièrement inconscient de la pauvre figure qu'il fait[414].» Le
+_Times_ exprimait le mécontentement du public.
+
+[Note 411: Lettre à Apponyi, du 25 février 1847. (_Mémoires de M. de
+Metternich_, t. VII, p. 328.)]
+
+[Note 412: Lettre du 18 février 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 413: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 55, 56,
+57.]
+
+[Note 414: _Ibid._, p. 60, 61.]
+
+Émus de ce mouvement d'opinion, plusieurs des membres du cabinet
+britannique commencèrent à sortir un peu de l'inertie qui d'ordinaire
+leur faisait laisser le champ libre à lord Palmerston; ils se
+préoccupèrent de contenir leur collègue et de mettre au plus vite fin
+à la querelle. Mais, pendant qu'ils s'agitaient et tâtonnaient dans
+ce dessein, le chef du _Foreign office_, sans les consulter, sans
+même avertir son premier ministre, lord John Russell, qui pourtant
+dînait chez lui le jour même, fit auprès de M. de Sainte-Aulaire une
+démarche violente qui aggravait singulièrement le conflit et qui
+dépassait ce que lui-même, quelques jours auparavant, regardait comme
+possible; il déclara à l'ambassadeur de France que «si lord Normanby
+ne recevait pas une réparation immédiate et satisfaisante, les
+relations diplomatiques entre les deux pays seraient interrompues».
+Lord Clarendon, informé de ce fait par quelqu'un qui venait de voir
+M. de Sainte-Aulaire, alla aussitôt trouver lord John Russell: «Que
+diriez-vous, lui demanda-t-il, si Palmerston avisait Sainte-Aulaire
+qu'à moins d'une réparation offerte à Normanby, toute relation entre
+la France et l'Angleterre cesserait?--Oh! non, dit lord John, il
+ne ferait pas cela. Je ne pense pas qu'une telle affaire soit à
+craindre.--Mais il l'a fait, dit Clarendon, la communication a eu
+lieu, et la seule question est de savoir si Sainte-Aulaire en a ou
+n'en a pas averti son gouvernement.» Cette fois, lord John Russell,
+en dépit de la confiance qu'il affectait de témoigner à Palmerston,
+s'alarma. Sans prendre le temps d'avertir ce dernier, il écrivit
+instantanément à M. de Sainte Aulaire, et lui demanda de ne pas
+transmettre à son gouvernement la communication qui lui avait été
+faite. Cet avis arriva à temps; la dépêche n'était pas encore partie.
+Lord John Russell vit ensuite lord Palmerston; lui parla-t-il avec
+plus de fermeté qu'à l'ordinaire? ou bien le trouva-t-il plus docile
+et plus humble, par conscience de ses torts? toujours est-il que le
+chef du _Foreign office_, sans paraître se formaliser d'avoir vu sa
+communication contremandée en dehors de lui, se soumit, au moins
+pour le moment, sauf à reprendre sa politique querelleuse plus tard,
+lorsqu'il serait moins surveillé et contenu[415].
+
+[Note 415: Ce curieux incident est raconté en détail par M. Greville,
+qui y fut mêlé d'assez près. «_The Greville Memoirs, second part_,
+t. III, p. 61 à 64.»--Voir aussi Spencer WALPOLE, _The Life of lord
+John Russell_, t. II, p. 7 et 8.--M. Greville note ce qu'il y eut
+d'assez peu fier dans cette évolution de Palmerston. «Celui-ci,
+dit-il, est surpris, déjoué au moment où, de sa propre autorité, à
+l'insu de ses collègues, il faisait cette démarche grave et violente:
+il devrait être mortifié, et jusqu'à un certain point il pourrait se
+croire déshonoré. Voir sa communication contremandée à son insu par
+le premier ministre est une sorte d'affront que tout homme d'honneur
+ressentirait. Mais il est trop dans son tort pour le ressentir, et
+il se soumet.» M. Greville n'est pas moins sévère pour la faiblesse
+du premier ministre, intervenant dans ce cas particulier, mais ne
+sachant pas établir son autorité d'une façon permanente.]
+
+Cette nouvelle manière d'être de lord Palmerston se manifesta dans
+une lettre qu'il écrivit, le 23 février, à lord Normanby. «Nous
+sommes très anxieux, lui mandait-il, d'apprendre que les différends
+entre vous et Guizot ont été arrangés d'une façon ou d'une autre...
+Le public ici commence à s'inquiéter de ces affaires. Il ne
+comprend pas bien l'importance qu'ont à Paris des choses qui n'en
+auraient pas autant ici; et il craint que des différends personnels
+n'aient une influence fâcheuse sur les différends nationaux qui les
+ont produits. Vous savez combien ici le public est sensitif sur
+tout sujet qu'il suppose conduire à la guerre... Un arrangement
+est donc très souhaitable, et plus que vous ne pouvez vous en
+apercevoir à Paris.» Le ministre rappelait à son agent que, dans un
+conflit entre un premier ministre et un ambassadeur, ce dernier est
+toujours le plus faible. Il ne lui cachait pas d'ailleurs que tout
+le monde lui donnait tort dans l'affaire du bal, et que du moment où
+l'invitation avait été envoyée, même par erreur, elle n'aurait pas
+dû être retirée. «Le seul point, disait-il en terminant, sur lequel
+quelque chose comme une réparation soit nécessaire, est ce que Guizot
+a dit à la Chambre. À vous parler vrai, cela n'a pas été regardé
+ici comme aussi offensant qu'on semble l'avoir considéré à Paris.
+Sainte-Aulaire dit que Guizot lui assure n'avoir eu aucune intention
+de contester votre véracité. Le meilleur arrangement eût été qu'il
+donnât cette assurance à la tribune, en réponse à une question posée
+par quelque député. Mais probablement le temps est passé où cela
+aurait pu se faire. Ne pourrait-il pas vous le dire en présence
+du Roi intervenant comme pacificateur? Il ne déplairait peut-être
+pas au Roi de jouer ce rôle. Ou bien Guizot pourrait-il dire cela
+au Roi, qui vous le répéterait? Ou bien pourrait-il faire cette
+déclaration à Apponyi, avec mission de vous la rapporter? Tous ces
+moyens seraient, je pense, possibles. Mais il est très désirable que
+l'affaire soit arrangée[416].»
+
+[Note 416: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 294 à 296.]
+
+Une telle lettre, si peu en harmonie avec ce qui lui avait été écrit
+jusqu'alors du _Foreign office_, était faite pour surprendre et
+désappointer lord Normanby. En tout cas, il dut se dire que du moment
+où lord Palmerston lui-même voyait ainsi les choses, il n'avait plus
+qu'à s'exécuter. Il se résigna donc, fort tristement et la tête
+basse, à aller trouver le comte Apponyi, l'informa qu'il était prêt
+à prendre envers le ministre français l'initiative d'une démarche de
+conciliation et le pria de s'interposer. M. Guizot, de son côté, ne
+demandait qu'à mettre fin à cette querelle personnelle; il accueillit
+bien ces ouvertures, insistant seulement pour qu'il fût bien établi
+que lord Normanby faisait les premiers pas. Suivant un programme
+convenu à l'avance, l'ambassadeur d'Angleterre chargea le comte
+Apponyi d'exprimer à M. Guizot ses regrets, au sujet de l'invitation
+retirée; en réponse, M. Guizot déclara au même intermédiaire n'avoir
+point eu l'intention, dans son discours à la Chambre, d'inculper la
+bonne foi et la véracité de l'ambassadeur; puis, le 27 février, tous
+deux se rencontrèrent chez le comte Apponyi et se serrèrent la main.
+«Messieurs, leur dit l'ambassadeur d'Autriche, je suis charmé de vous
+voir réunis chez moi, et je vous remercie de la confiance dont vous
+m'avez honoré l'un et l'autre.» M. Guizot, se tournant vers lord
+Normanby, lui tint ce langage: «Mylord, après ce que M. l'ambassadeur
+d'Autriche m'a fait l'honneur de me dire de votre part et ce que je
+lui ai répondu, ce qui conviendra le mieux, je pense, à vous comme
+à moi, c'est que nous n'en parlions plus.--Certainement», répondit
+l'ambassadeur. Ils s'assirent, causèrent du froid, du vent d'est, des
+travaux des Chambres, de l'Irlande, des emprunts, du maïs, des pommes
+de terre. Au bout de dix minutes, M. Guizot se retira[417]. Une note
+sommaire fit connaître au public les conditions du rapprochement. Peu
+de jours après, lord Normanby vint entretenir M. Guizot de l'affaire
+de la Plata, et le ministre dîna à l'ambassade. Les relations étaient
+rétablies, du moins en apparence.
+
+[Note 417: Tous ces détails sont rapportés par M. Guizot dans une
+lettre particulière du 4 mars 1847, adressée au marquis de Dalmatie,
+ministre à Berlin. (_Documents inédits._)]
+
+À Paris, les amis de M. Guizot trouvèrent, non sans raison, que
+l'affaire s'était terminée à son avantage[418]. À Londres, on ne
+put s'empêcher de remarquer combien la conclusion était différente
+des prétentions premières de lord Normanby. «Celui-ci, écrivait
+lord Howden, a été comme le mois de mars, arrivant comme un lion et
+s'en allant comme un agneau.» M. Greville déclarait que «la fin de
+cette triste querelle avait répondu au commencement, et que rien
+n'était plus misérable que la réconciliation[419]». Lord Normanby
+avait conscience de la figure un peu piteuse qu'il faisait; aussi
+les lettres qu'il écrivait à Londres étaient-elles pleines de
+récriminations contre son gouvernement qui ne l'avait pas soutenu,
+contre ses amis «plus que candides», qui s'étaient effarouchés de sa
+conduite[420]. Lord Palmerston tâcha de le consoler. «Je ne suis pas
+surpris, lui mandait-il, que vous soyez ennuyé de la _candeur_ de
+nos amis communs; mais c'est un mal inséparable de la vie publique...
+La tendance des meilleurs amis est toujours de penser qu'on a
+trop fait quand il s'élève des difficultés par suite de ce qui a
+été fait, ou, au contraire, qu'on a trop peu tenté quand il s'élève
+des difficultés par suite de ce qui a été omis... C'est toutefois
+le devoir de ceux qui ont charge de diriger un service, de soutenir
+leurs collaborateurs au milieu des difficultés auxquelles ils peuvent
+être exposés. Et soyez assuré que je ferai toujours ainsi. C'est
+pour moi la condition _sine qua non_ de la coopération qu'on peut
+attendre d'hommes d'honneur[421].» Lord Normanby pardonna-t-il à
+ceux de ses amis qui l'avaient abandonné? En tout cas, il ne devait
+jamais pardonner à M. Guizot l'avantage que celui-ci avait eu sur lui
+en cette affaire. Jusqu'à la révolution de Février, il restera, plus
+que jamais, en connivence active avec notre opposition, et telle sera
+sa conduite que les Anglais pourront l'accuser d'avoir contribué au
+renversement de la monarchie de Juillet[422].
+
+[Note 418: _Journal inédit de M. de Viel-Castel._]
+
+[Note 419: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 66.]
+
+[Note 420: _Ibid._, p. 66 à 68.--M. Greville note avec stupéfaction
+que Normanby, dans ses lettres, se défendait d'avoir été en
+communication avec l'opposition française, et notamment avec M.
+Thiers. «C'est réellement incroyable, ajoutait M. Greville, qu'il
+puisse s'abuser jusqu'à ce point et qu'il s'imagine tromper les
+autres.»]
+
+[Note 421: Lettre du 5 mars 1847. (BULWER, _The Life of Palmerston_,
+t. III, p. 297, 298.)]
+
+[Note 422: C'est ce que dit l'éditeur des Mémoires de Greville, M.
+Reeve (_The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 72, note de
+l'éditeur).]
+
+
+VIII
+
+Si occupé que fût lord Palmerston de ce qui se passait en France, et
+de la campagne qu'il y menait avec le concours de notre opposition,
+il ne perdait pas de vue le reste de l'Europe et ne cessait pas
+d'agir auprès des autres puissances. On sait quels efforts il avait
+faits, dès le début du conflit, pour mettre dans son jeu l'Autriche,
+la Prusse et la Russie. Il les avait d'abord invitées, en septembre
+1846, à protester avec lui contre le mariage annoncé et non encore
+célébré de l'Infante; le fait accompli, il les avait pressées,
+en octobre et novembre, de déclarer, dans un protocole signé à
+quatre, que les enfants à naître de cette union seraient déchus de
+leurs droits successoraux, à la couronne d'Espagne; chaque fois il
+avait échoué. Non découragé par ce double insuccès, il revint à la
+charge en janvier 1847. Sa prétention, toujours la même au fond, se
+faisait plus modeste dans la forme. Il demandait que chacune des
+trois cours lui donnât séparément son avis sur les droits éventuels
+des descendants de l'Infante. Cet avis, il l'avait déjà obtenu,
+à peu près tel qu'il le désirait, du gouvernement de Berlin, en
+octobre 1846. Ne pouvait-on décider les cabinets de Vienne et de
+Saint-Pétersbourg à en faire autant? Sans doute, cette demande était
+assez anormale; il n'est guère dans l'usage des chancelleries de
+se prononcer ainsi, par voie de consultation doctrinale, sur des
+hypothèses qui ne se réaliseront peut-être pas. Mais, à entendre
+le ministre anglais, cette mesure préventive n'avait pas pour but
+de commencer la bataille avant l'heure; elle devait, au contraire,
+assurer le maintien de la paix; le gouvernement français, averti
+à l'avance des dangers auxquels l'exposerait telle éventualité,
+s'arrangerait pour qu'elle ne se réalisât pas. Lord Palmerston
+donnait, en outre, à entendre, pour amadouer les trois cours,
+qu'elles serviraient par là les intérêts du comte de Montemolin, et
+il se répandait en éloges de ce prince, déclarant que, «s'il l'avait
+connu plus tôt, il se serait conduit autrement[423]».
+
+[Note 423: Lettres diverses, adressées à M. Guizot, en janvier 1847,
+par le comte de Flahault, ambassadeur à Vienne, et par le marquis de
+Dalmatie, ministre à Berlin. (_Documents inédits._)]
+
+Comme j'ai déjà eu l'occasion de le faire remarquer, la clef de la
+situation était à Vienne. Lord Ponsonby s'y démenait avec un zèle
+passionné. En toutes circonstances, il trahissait son animosité
+contre la France et ne prenait même pas la peine de la cacher à
+notre ambassadeur, le comte de Flahault, bien qu'il fût avec lui en
+bons rapports personnels. Ce dernier écrivait à M. Guizot, le 22
+janvier 1847: «Ponsonby me disait l'autre jour que le discours de
+la Reine contiendrait un paragraphe fort sévère sur les mariages
+espagnols[424], que la guerre était très probable; que, du reste,
+lors même que cette difficulté ne se fût pas élevée, il s'en
+serait présenté d'autres qui auraient eu les mêmes conséquences;
+que la France et l'Angleterre étaient comme deux belles dames
+qui se rencontrent dans un salon; elles se font la révérence, se
+disent des politesses, mais sont toujours prêtes, à la première
+occasion, à se prendre aux cheveux (_pull on another's cap_)[425].»
+En même temps, pour gagner les bonnes grâces de M. de Metternich,
+lord Ponsonby affectait d'entrer dans toutes ses idées, même les
+plus rétrogrades[426]. Le chancelier, visiblement flatté d'être
+ainsi courtisé, trouvait toutes sortes de qualités à l'ambassadeur
+d'Angleterre[427].
+
+[Note 424: On sait que le discours de la Reine fut tout différent de
+ce qu'annonçait lord Ponsonby.]
+
+[Note 425: _Documents inédits._]
+
+[Note 426: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 22 janvier
+1847.--M. Greville notait sur son journal: «Ponsonby fait tout ce
+qu'il peut à Vienne et y tient le langage le plus despotique.» (_The
+Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 64.)]
+
+[Note 427: M. de Metternich décernait à lord Ponsonby l'éloge qu'il
+réservait à ses meilleurs amis; il l'appelait un «brave homme».
+(Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 21 janvier 1847.
+_Documents inédits._)]
+
+Le gouvernement français, informé du mouvement que se donnait
+la diplomatie anglaise à Vienne, ne laissait pas que d'en être
+préoccupé[428]. De son côté, il n'était pas inactif. Il chargeait
+M. Giraud, légiste et historien distingué, de faire, sur le _Traité
+d'Utrecht_, un livre qui était la réfutation savante de la thèse
+anglaise: ce livre, traduit aussitôt en allemand, fut envoyé aux
+diverses chancelleries. Et surtout il ne se lassait pas, dans ses
+lettres à M. de Flahault, de développer les idées qu'il lui avait
+indiquées dès le début et qu'il savait être de nature à faire le plus
+d'impression sur M. de Metternich. «La France, lui écrivait-il, a
+besoin que l'Espagne soit pacifiée, monarchique et conservatrice. La
+France veut être tranquille de ce côté. À cette condition seulement,
+elle peut employer sur d'autres points son influence pour le maintien
+des mêmes principes. L'Autriche, surtout, a besoin que la France
+continue à soutenir la politique de conservation. Elle a besoin du
+concours, de l'action morale de la France, en Italie, en Suisse.
+Ressusciter à notre porte, en Espagne, l'état révolutionnaire, c'est
+ôter à la France non seulement tout moyen, mais peut-être toute envie
+de persévérer ailleurs dans cette politique. Si le désordre renaît
+en Espagne, il peut naître en Italie. Est-ce l'Angleterre qui y
+portera remède? N'est-ce pas la France, la France seule, qui le peut
+et le veut aujourd'hui? Le prince de Metternich mettra-t-il en jeu
+le repos de l'Europe, pour servir la rancune de lord Palmerston?» M.
+Guizot ajoutait, dans une autre lettre, quelques semaines plus tard:
+«Lord Palmerston est voué à la politique remuante et révolutionnaire.
+C'est son caractère: c'est aussi sa situation. Partout ou à peu près
+partout, il prend l'esprit d'opposition et de révolution pour point
+d'appui et pour levier. M. de Metternich sait, à coup sûr, aussi
+bien que moi, à quel point, en Portugal, en Espagne, en Grèce, lord
+Palmerston est déjà engagé dans ce sens-là. Nous, au contraire, nous
+sommes de plus en plus conduits, par nos intérêts intérieurs et
+extérieurs bien entendus, à nous appuyer sur l'esprit d'ordre, de
+gouvernement régulier et de conservation[429].»
+
+[Note 428: M. de Flahault rapportait à M. Guizot des conversations de
+M. de Metternich, qui ne semblaient pas toujours rassurantes. (Lettre
+du 21 janvier 1847. _Documents inédits._) Notre diplomatie se rendait
+compte d'ailleurs des raisons qui pouvaient porter le chancelier à
+prêter l'oreille aux ouvertures de l'Angleterre. Un peu plus tard, M.
+de Flahault résumait ainsi ces raisons: «Il ne faut pas oublier que
+l'Angleterre est une ancienne amie que la politique autrichienne est
+disposée à suivre, et que la négation des droits de Mme la duchesse
+de Montpensier se trouve dans le principe qui règle la conduite de la
+cour de Vienne, et qu'elle pourrait tendre au rétablissement de la
+Pragmatique de Philippe V et à celui de la branche masculine dans la
+personne du comte de Montemolin, si la reine Isabelle vient à décéder
+sans enfants. Tout cela est fort tentant.» (Lettre à M. Guizot, du 9
+mars 1847. _Documents inédits._)]
+
+[Note 429: Lettres du 1er et du 24 février 1847. (_Documents
+inédits._)]
+
+En présence des événements chaque jour plus graves de Suisse et
+d'Italie, de semblables considérations paraissaient décisives à M.
+de Metternich. Aussi, tout en témoignant beaucoup d'amitié à lord
+Ponsonby, le chancelier ne se laissait-il pas ébranler par ses
+instances, ni attirer hors du terrain où il avait pris possession
+dès le début. Le 19 janvier 1847, lord Palmerston lui avait demandé,
+dans une note officielle, «de vouloir bien s'expliquer sur la
+valeur qu'il reconnaissait aux traités de 1713, 1715 et 1725 et
+à leurs annexes, et de vouloir bien déclarer si, en vertu de ces
+différents actes et en conséquence de son mariage avec le duc de
+Montpensier, l'Infante et ses descendants n'avaient pas perdu leurs
+droits à la succession de la couronne d'Espagne». M. de Metternich
+répondit, le 23 janvier, également par une note. Il commençait par
+y établir «que l'attitude prise par la Cour impériale prouvait
+qu'elle reconnaissait la validité de tous les actes cités dans la
+note anglaise et particulièrement de celui qui en est le complément
+et le moyen d'exécution, la Pragmatique de Philippe V, établissant,
+en Espagne, la succession masculine; que, sans l'abolition de cette
+Pragmatique, le mariage de l'Infante avec M. le duc de Montpensier
+eût été un événement sans importance; que, quant aux enfants nés de
+ce mariage, ils ne pourraient élever de prétentions à la couronne
+qu'en vertu du droit paternel ou maternel; que le droit paternel ne
+saurait exister, le chef de la branche d'Orléans y ayant renoncé pour
+lui et ses descendants; que le droit maternel ne saurait exister
+aux yeux des puissances qui n'avaient pas reconnu le testament
+de Ferdinand VII, maintenaient la validité de la Pragmatique de
+Philippe V et ne reconnaissaient pas par conséquent les droits de
+l'Infante[430]». Cette réponse n'était pas pour satisfaire lord
+Palmerston; il ne pouvait s'armer contre nous d'un avis qui tendait à
+contester le droit de la reine Isabelle elle-même. Ce qu'il lui eût
+fallu, ce n'était pas une déclaration d'incapacité générale fondée
+sur l'exclusion de toute succession féminine, mais une déclaration
+d'incapacité spéciale fondée, sur le mariage de l'Infante avec le
+duc de Montpensier. Sur le moment, le gouvernement français ne
+connut ni la note de lord Palmerston, ni la réponse du cabinet de
+Vienne. Mais, dans la seconde moitié de février, M. de Metternich,
+voulant nous donner «une marque de sa confiance» et un gage de ses
+bonnes dispositions, se décida à nous communiquer, «sous le sceau du
+secret», les notes échangées; il eut soin de faire ressortir que, par
+sa réponse, il avait refusé de se placer sur le terrain où l'appelait
+lord Palmerston, qu'il avait «pris position _à côté_ de la question
+irritante», et il se dit résolu à «maintenir cette attitude[431]».
+Notre gouvernement n'en demandait pas davantage.
+
+[Note 430: J'ai trouvé ce résumé de la note anglaise et de la note
+autrichienne dans une lettre particulière de M. de Flahault à M.
+Guizot, en date du 19 février 1847. M. de Flahault tenait ces
+renseignements de M. de Metternich. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 431: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 19 février
+1847. (_Documents inédits._) Voir aussi deux dépêches de M. de
+Metternich au comte Apponyi, du 25 février 1847. (_Mémoires de M. de
+Metternich_, t. VII, p. 383 à 388.)]
+
+Lord Ponsonby, cependant, n'abandonnait pas la partie. Sa fiévreuse
+activité tenait sans cesse en éveil la diplomatie française, et
+celle-ci se demandait parfois s'il ne parviendrait pas à faire
+tomber M. de Metternich dans quelque piège. Un jour, par exemple,
+vers la fin de février, il vint dire au chancelier: «Auriez-vous
+objection à répondre par oui ou par non à la question suivante?»
+Et alors, tirant de sa poche un petit papier, il commença à lire:
+«Voulez-vous concourir à la déclaration...» Ici, le prince l'arrêta
+et lui demanda: «Qu'entendez-vous par _déclaration_? Est-ce une
+déclaration faite en commun ou que chacun fera de son côté?»--«Vous
+avez raison, répliqua Ponsonby; effaçons _déclaration_ et mettons
+_opinion_. Partagez-vous l'opinion que les descendants du duc de
+Montpensier et de l'Infante n'ont pas de droits à hériter de la
+couronne d'Espagne?»--«Oui», répondit le chancelier[432]. On voit
+tout de suite quelle avait été la manoeuvre de l'ambassadeur,
+en demandant qu'il fût répondu par oui ou par non. Si M. de
+Metternich eût motivé son _oui_, on eût vu qu'il était fondé non
+sur la prétendue incapacité que la diplomatie britannique faisait
+résulter du mariage avec le duc de Montpensier, mais sur l'exclusion
+générale de toute succession féminine; c'est ce qui avait été dit
+expressément dans la note du 23 janvier. Le _oui_ non motivé prêtait
+à l'équivoque. Quand M. de Metternich raconta cette conversation à
+M. de Flahault, celui-ci signala, non sans émotion, le parti que la
+diplomatie anglaise pouvait en tirer. Le chancelier le rassura; il
+protesta, à plusieurs reprises, qu'il ne se laisserait pas jouer,
+que son _oui_ ne changeait rien à l'attitude prise par lui dans la
+note du 23 janvier, que, si le cabinet de Londres voulait en abuser,
+il lui opposerait un démenti et renouvellerait ses déclarations
+antérieures[433]. Ces assurances finirent par dissiper entièrement
+les inquiétudes, un moment assez vives, de M. de Flahault. «Je
+crois, écrivit-il, le 5 mars, à M. Guizot, le prince de Metternich
+aujourd'hui décidé à ne pas sortir de l'attitude qu'il a prise dans
+la question espagnole; mais j'ai eu quelques moments d'anxiété.» Et
+dans une autre lettre, en date du 9 mars, après avoir rappelé les
+rédactions plus «astucieuses» les unes que les autres, présentées
+par lord Ponsonby, pour écarter la duchesse de Montpensier et ses
+enfants, il ajoutait: «Il faut en convenir, il m'a fait passer par de
+rudes moments[434].»
+
+[Note 432: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 24 février 1847.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 433: Lettres de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 24
+février et du 18 mars 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 434: _Documents inédits._]
+
+Lord Palmerston fut-il averti des dispositions de M. de Metternich?
+Toujours est-il qu'il ne chercha pas à exploiter le _oui_ obtenu par
+son ambassadeur. Bien au contraire, il envoya à ce dernier une lettre
+où il constatait que décidément le cabinet de Vienne ne voulait
+pas se réunir au gouvernement anglais dans l'affaire du mariage;
+«s'il en est ainsi, ajoutait-il, non sans dépit, il faudra bien
+s'en passer[435]». Quelques jours auparavant, il écrivait à lord
+Normanby: «Nous devons, je suppose, regarder Metternich comme étant
+passé maintenant tout à fait du côté de la France[436].» De son côté,
+M. de Metternich était décidé à ne plus accepter de conversations
+sur ce sujet. Il écrivait à ce propos, le 19 avril 1847, au comte
+Apponyi: «Je sais tirer une ligne entre les questions qui, pour
+nous, sont tranchées et celles qui ne le sont pas. Lord Palmerston
+voudrait nous engager dans une discussion dont nous ne voulons pas.
+Nous avons clairement défini et énoncé notre attitude, et nous
+entendons n'y rien changer. Lord Palmerston a dit à lord Ponsonby
+_qu'avec le cabinet autrichien il n'y a rien à faire; qu'il fallait
+donc s'en passer_. La question ainsi posée, ce n'est pas à nous qu'il
+appartiendrait d'y revenir[437].»
+
+[Note 435: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 4 avril 1847.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 436: Lettre du 26 mars 1847. (BULWER, _The Life of Palmerston_,
+t. III, p. 302.)]
+
+[Note 437: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 394, 395.]
+
+La diplomatie britannique était-elle plus heureuse à Berlin? Là,
+sans doute, on continuait à être mal disposé pour la monarchie de
+Juillet; le ministre des affaires étrangères, M. de Canitz, dans ses
+conversations, tenait, sur la question espagnole, un langage qui,
+trop souvent, était de nature à ne pas nous satisfaire; de Londres
+et de Paris, MM. de Bunsen et d'Arnim pressaient plus vivement que
+jamais leur gouvernement de s'unir à l'Angleterre[438]; les journaux
+prussiens étaient fort aigres sur la France; mais, pas plus qu'en
+octobre et en novembre, Frédéric-Guillaume IV ne se décidait à
+prendre nettement parti. Il eût évidemment moins hésité à marcher
+avec l'Angleterre, si l'Autriche se fût déterminée à le suivre dans
+cette voie: il essaya de l'entraîner. Le 6 mars 1847, le baron de
+Canitz adressa à Vienne une longue communication où il exprimait, au
+nom de son maître, le désir non seulement qu'il y eût une entente
+parfaite entre les deux cours allemandes, mais que cette entente fût
+rendue plus manifeste aux yeux de toute l'Europe; puis, examinant,
+à ce point de vue, la conduite à suivre par ces deux cours envers
+les autres puissances, il se montrait partial pour l'Angleterre et
+peu favorable à la France. M. de Metternich, dans sa réponse, se
+proclama non moins désireux de maintenir l'accord de l'Autriche et de
+la Prusse: seulement, jetant à son tour un regard sur les positions
+prises par les deux puissances occidentales, il marqua sa préférence
+pour la France qui lui paraissait actuellement moins engagée dans
+la politique révolutionnaire: «Elle soutient, dit-il en résumé, les
+principes conservateurs en Suisse, en Italie, en Espagne, et, sur ces
+points, c'est avec elle que les trois puissances de l'Est peuvent
+s'entendre; l'Angleterre, au contraire, cherche à y faire prévaloir
+le radicalisme le plus avancé[439].»
+
+[Note 438: M. de Metternich écrivait au comte Apponyi, le 25 février
+1847: «Le mouvement que se donne le baron d'Arnim pour aider à
+envenimer la situation est digne de son esprit et de son caractère.»
+(_Mémoires_, t. VII, p. 327.) Causant avec M. de Flahault, M. de
+Metternich traitait Bunsen d'«âme damnée de lord Palmerston». (Lettre
+de M. de Flahault à M. Guizot, du 18 mars 1847. _Documents inédits._)]
+
+[Note 439: M. de Flahault avait été informé par M. de Metternich de
+l'existence de ces deux dépêches. (Lettre de M. de Flahault à M.
+Guizot, du 18 mars 1847. _Documents inédits._)]
+
+Avant même d'être informé par M. de Metternich de cette tentative du
+cabinet prussien, M. Guizot, impatienté de l'hostilité sourde qui
+se perpétuait à Berlin, s'était décidé à y parler plus haut et plus
+ferme qu'il n'avait fait jusqu'alors. Il adressa, le 8 mars 1847,
+au marquis de Dalmatie, une lettre où il appréciait sévèrement la
+conduite de la Prusse et expliquait comment cette conduite obligeait
+la France à se montrer «réservée et même un peu froide». «Grâce à
+Dieu, disait-il, nous avons, dans notre politique extérieure, les
+mains assez fortes et assez libres pour ne nous montrer bienveillants
+que là où nous rencontrons de la bienveillance.» Il engageait notre
+représentant à faire lire cette lettre à M. de Canitz et même au
+roi Frédéric-Guillaume[440]. Le ministre prussien, intimidé par ce
+langage, répondit par une apologie, en forme d'excuse, de sa conduite
+passée, et par des protestations empressées de bon vouloir pour
+l'avenir: il affirmait n'avoir pris aucun engagement envers lord
+Palmerston et être absolument libre de reconnaître demain la duchesse
+de Montpensier si elle était appelée au trône. «Non, ajouta-t-il,
+nous ne faisons pas de la politique anglaise. Nous avons donné à
+Londres notre avis pur et simple, parce qu'on nous le demandait;
+mais, quand on nous a demandé une protestation, nous avons refusé...
+Loin d'être malveillants pour la France, notre politique est
+d'être avec elle en termes de bonne harmonie et d'amitié.» Et il
+faisait valoir qu'en ce moment même, dans les affaires de Grèce, il
+refusait de marcher avec l'Angleterre[441]. Cette humble réponse
+n'était pas pour disposer notre gouvernement à tenir grand compte
+du cabinet prussien. «Preuve de plus, écrivait M. Guizot, qu'il
+convient de parler ferme à Berlin et même un peu haut, et que cette
+attitude y fait plus d'effet que la douceur[442].» En tout cas, il
+était désormais certain que Frédéric-Guillaume, retenu par l'Autriche
+et intimidé par la France, n'oserait pas prendre ouvertement parti
+pour l'Angleterre. Aussi, M. de Metternich, dans cette dépêche déjà
+citée, du 19 avril, où il déclarait, pour son compte, ne plus vouloir
+entendre parler des propositions de lord Palmerston sur les affaires
+espagnoles, ajoutait: «J'ai la conviction que ce sentiment prédomine
+aujourd'hui également, à Berlin, sur un moment d'entraînement dont il
+faut regarder M. de Bunsen comme ayant été le point de départ et la
+cheville ouvrière[443].»
+
+[Note 440: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du 8
+mars 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 441: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date du 19
+mars 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 442: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du 31
+mars 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 443: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 395.]
+
+Quant à la Russie, le cabinet français pouvait être plus tranquille
+encore: elle persistait, en dépit des instances de lord Palmerston,
+dans son attitude de réserve, attentive à régler sa conduite d'après
+celle de l'Autriche. Bien plus, on eût dit qu'elle cherchait
+alors à nous être agréable. Au commencement de 1847, par suite de
+circonstances qui seront exposées ailleurs, une crise financière et
+monétaire assez aiguë sévissait à Paris, et la Banque de France avait
+vu sa réserve métallique baisser dans des proportions alarmantes. On
+cherchait, sans les trouver toujours, les moyens de remédier à cette
+baisse, quand, le 17 mars, l'empereur de Russie fit spontanément
+offrir à la Banque, par l'intermédiaire du ministre des affaires
+étrangères, d'acheter, au cours moyen de la Bourse du 11 mars, soit à
+115 fr. 75, des inscriptions de rente 5 pour 100 pour un capital de
+50 millions payables en numéraire. La proposition fut acceptée avec
+empressement. Tenue secrète jusqu'au dernier moment, la convention
+fit grand bruit quand elle fut connue. L'effet matériel et moral
+fut considérable et contribua beaucoup à améliorer la situation
+financière de la place de Paris. Sans doute, en agissant ainsi, le
+Czar faisait une bonne affaire; il devait bénéficier de la hausse
+qu'il contribuait à produire, et de plus la Russie était assurée de
+retrouver prochainement, par ses exportations de grains, le numéraire
+qu'elle versait à notre Banque. Mais cette opération n'en rendait
+pas moins un service signalé à la France, et témoignait d'une grande
+confiance dans son crédit. Or, quelque temps auparavant, l'empereur
+Nicolas se fût systématiquement refusé à lui rendre ce service
+et à lui montrer cette confiance. Il semblait qu'il y eût là une
+disposition nouvelle. Les autres cours en furent très surprises.
+M. de Metternich ne voulut pas tout d'abord y croire[444]. C'était
+surtout pour les cabinets anglais et prussien que cet incident
+renfermait une leçon. Notre gouvernement ne manqua pas de la mettre
+en lumière. M. Guizot écrivait à ce propos, le 20 mars, au marquis
+de Dalmatie: «Il y a de la coquetterie dans l'air, en Europe, et
+nous avons quelque droit de dire qu'on en fait envers nous plus que
+nous n'en faisons nous-mêmes... Il est bon qu'on voie, à Berlin et
+à Londres spécialement, que nous n'avons pas besoin de nous remuer
+ni de parler beaucoup, pour qu'on ait envie, ailleurs, d'être bien
+avec nous et pour qu'on nous le montre[445].» Quelques jours après,
+M. Désages, dans une lettre à M. de Jarnac, notre chargé d'affaires
+à Londres, donnait à entendre que si lord Palmerston continuait à
+creuser l'abîme entre la France et l'Angleterre, cela pourrait bien
+nous amener à nous rapprocher de la Russie; il indiquait que celle-ci
+nous faisait, depuis quelque temps, certaines avances. «On compte
+trop autour de nous, ajoutait-il, sur la puissance et la durée des
+antipathies dans les régions supérieures. Ce qui était absolument
+vrai, sous ce rapport, il y a quinze, ou dix, ou même encore cinq
+ans, est déjà moins vrai, moins pratiquement vrai aujourd'hui, si
+je puis ainsi parler. Le temps marche et modifie plus ou moins
+toutes choses en marchant. Dites-moi si l'Europe est aujourd'hui
+ce qu'elle était hier. Bien habile, à coup sûr, serait celui qui
+pourrait dire ce qu'elle serait demain[446].» Quoi qu'il en fût des
+perspectives que faisait entrevoir M. Désages, il était du moins
+tout à fait acquis qu'à Saint-Pétersbourg, comme à Vienne et même à
+Berlin, on refusait à lord Palmerston le concours qu'il demandait.
+La campagne diplomatique que celui-ci venait de poursuivre, avec
+tant d'obstination, pour réunir de nouveau l'Europe contre la France
+isolée, cette campagne avait définitivement échoué: il n'en devait
+plus être question.
+
+[Note 444: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, avril 1847.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 445: _Documents inédits._]
+
+[Note 446: _Ibid._]
+
+
+IX
+
+L'affaire des mariages espagnols n'a été pour lord Palmerston qu'une
+suite de déceptions et de mortifications. Au début, en prenant le
+pouvoir, il veut réagir contre les prétendues défaillances de lord
+Aberdeen et cherche, par des menées souterraines, à faire prévaloir
+à Madrid une solution contraire à la nôtre; au bout de quelques
+semaines, il est surpris par la nouvelle de l'accord conclu entre
+la France et la cour d'Espagne. Ce premier échec subi, il se flatte
+de provoquer assez de troubles, de produire assez d'intimidation,
+de susciter assez de difficultés pour empêcher ou tout au moins
+retarder le mariage de l'Infante; mais les deux mariages sont
+célébrés tranquillement au jour fixé. Dès lors, il aspire à se
+venger, d'une part, en obligeant Louis-Philippe et le parlement
+français à sacrifier M. Guizot; d'autre part, en décidant les autres
+puissances à s'unir à lui contre la France; toujours même insuccès.
+Ni Louis-Philippe ni le parlement français ne se laissent effrayer ou
+égarer; des débats qui s'engagent, M. Guizot sort plus fort qu'il n'a
+jamais été; sa majorité est nombreuse, compacte, pleine d'entrain,
+fière de la figure que fait son chef. Quant aux autres puissances,
+elles refusent avec persistance de s'associer à la politique
+britannique, et témoignent de la confiance que leur inspire le
+cabinet de Paris, du désir qu'elles ont de s'entendre avec lui; c'est
+le ministre anglais qui leur devient suspect et l'Angleterre qui
+est menacée de se trouver isolée. L'impression générale du moment,
+au dedans et au dehors, aussi bien chez ceux qui s'en félicitent
+que chez ceux qui s'en attristent, est donc que, dans cette grande
+partie, lord Palmerston a tout le temps mal joué et qu'il a perdu;
+que M. Guizot, au contraire, a bien joué et qu'il a gagné. La France
+paraissait avoir pris, contre l'Angleterre, sa revanche de 1840. À
+considérer les choses du point de vue de l'histoire, cette impression
+se confirme-t-elle? Quel jugement convient-il de porter aujourd'hui
+sur la politique suivie par Louis-Philippe et M. Guizot, dans
+l'affaire des mariages espagnols?
+
+D'abord, il est une première question qui peut être considérée comme
+résolue, celle de la loyauté. L'accusation de tromperie préméditée et
+ambitieuse, portée contre le gouvernement du Roi, ne tient pas debout
+devant les faits tels qu'ils sont maintenant connus. Il ne peut plus
+être nié que les promesses faites à Eu, relativement à l'époque du
+mariage de l'Infante, nous obligeaient seulement dans la mesure où
+le cabinet de Londres resterait lui-même fidèle aux engagements qui
+étaient la contre-partie des nôtres; que cet accord synallagmatique,
+maintenu pendant le ministère de lord Aberdeen, a été rompu par lord
+Palmerston aussitôt son avènement, et que notre liberté nous a été
+ainsi rendue; il est manifeste également que, loin d'avoir désiré
+reprendre cette liberté, nous nous en sommes servis à contre-coeur, à
+la dernière extrémité, quand l'Espagne nous y a contraints et quand
+nous n'avons plus vu d'autre moyen d'empêcher le succès des menées
+britanniques. Notre droit était donc incontestable. Il est seulement
+à regretter qu'en en faisant usage, le gouvernement français n'ait
+pas mieux prévenu la méprise qui a fait douter sincèrement de sa
+bonne foi, à beaucoup d'esprits en Angleterre, particulièrement à la
+reine Victoria. Cela ne met plus en cause sa loyauté, mais cela peut,
+dans une certaine mesure, mettre en doute son habileté.
+
+Cette habileté, du reste, a été contestée d'une façon beaucoup plus
+générale. À entendre les critiques, toute notre politique, en cette
+affaire, aurait reposé sur une grosse erreur; en attachant autant
+d'importance à la question de savoir qui épouserait la reine Isabelle
+et sa soeur, le gouvernement français aurait méconnu deux grands
+changements survenus depuis le dix-huitième siècle: il aurait oublié,
+d'abord, que l'Espagne affaiblie était désormais incapable de jouer
+un rôle en Europe et d'être pour nous une alliée vraiment secourable;
+ensuite, qu'avec le développement et la prépondérance du sentiment
+national dans les États modernes, les parentés royales ne pouvaient
+plus avoir la même influence qu'autrefois sur la direction de la
+politique. Ne semble-t-il pas, en effet, que les événements aient
+donné presque aussitôt une leçon,--leçon d'une ironie tragique,--à
+ceux qui croyaient d'un intérêt si capital d'unir par un nouveau
+mariage les Bourbons d'Espagne et ceux de France? Dix-huit mois
+après la célébration de ce mariage, les Bourbons n'étaient plus sur
+le trône de France, et ils n'y sont pas encore remontés. Au bout de
+quelques années, ils étaient aussi chassés de Madrid; ils y sont
+revenus depuis, mais, par un étrange hasard, leur restauration s'est
+trouvée aboutir à la régence d'une archiduchesse d'Autriche. On ne
+reproche pas seulement aux mariages espagnols d'avoir été sans profit
+pour la France, on leur reproche d'avoir eu des suites fâcheuses; on
+soutient qu'ils ont faussé, bouleversé notre politique extérieure,
+en brisant l'entente cordiale avec l'Angleterre, en nous exposant
+à l'animosité implacable de lord Palmerston, en nous mettant à la
+discrétion des cours continentales, et cela à un moment où l'Europe
+allait se trouver aux prises avec les problèmes les plus difficiles
+et les plus dangereux. Bien plus, en voyant la catastrophe de Février
+suivre de si près les mariages, on prétend établir entre les deux
+faits quelque chose comme une relation d'effet à cause; il a été,
+pendant quelque temps, de langage courant outre-Manche, de montrer
+dans la chute de Louis-Philippe la conséquence fatale et le châtiment
+mérité de sa conduite en Espagne[447].
+
+[Note 447: Le baron de Stockmar, le conseiller de la reine Victoria
+et du prince Albert, a développé cette thèse dans ses _Mémoires_.]
+
+Que faut-il penser de ces critiques? Il est possible que, par
+fidélité à certaines traditions et sous l'empire de certains
+souvenirs, le gouvernement français se soit un peu exagéré l'avantage
+qu'il y avait pour lui à ce que le mari de la Reine et celui de
+sa soeur fussent choisis dans telle famille. M. Guizot lui-même
+a avoué plus tard, à ce sujet, «qu'il s'était surpris parfois en
+flagrant délit d'anachronisme, et mettant à certaines choses, soit
+pour les désirer, soit pour les craindre, une importance qu'elles
+n'avaient plus[448]». Toutefois, ce serait une grosse erreur de ne
+voir dans la conduite suivie alors par le gouvernement français
+que cette préoccupation matrimoniale. Au fond de sa politique,
+il y avait une idée beaucoup plus large, qui, celle-là, était
+conforme aux intérêts permanents du pays et que n'avaient nullement
+affaiblie les transformations survenues depuis la guerre de la
+succession d'Autriche et le Pacte de famille: c'était l'idée que
+l'Espagne devait, pour notre sécurité européenne, être notre alliée
+et un peu notre cliente, que surtout elle ne pouvait, sans péril
+pour nous, être soumise à l'influence de nos ennemis ou de nos
+rivaux. Or, n'était-il pas évident que lord Palmerston prétendait
+éloigner l'Espagne de la France et la faire passer dans l'orbite
+de l'Angleterre? Par l'effet des circonstances, la question
+matrimoniale se trouvait être celle où devait se décider ce conflit
+d'influences. La France n'eût pu y avoir le dessous, sans que sa
+situation dans la Péninsule et même en Europe ne fût atteinte. Ainsi
+arrive-t-il souvent, dans la politique extérieure, que certaines
+affaires prennent une importance en quelque sorte symbolique,
+supérieure à leur importance intrinsèque et réelle. Ajoutons que
+l'attention des chancelleries et du public avait été trop appelée
+sur les négociations préalables pour que l'amour-propre national ne
+fût pas vivement intéressé à leur issue. Qu'on se demande quel cri
+se fût élevé en France, si notre gouvernement, moins vigilant et
+moins hardi, eût laissé les desseins de lord Palmerston s'accomplir
+à Madrid. Sans doute, habitués que nous sommes maintenant à des
+luttes où l'existence même de la nation est en jeu, nous comprenons
+difficilement l'intérêt qu'on a pu attacher autrefois à des questions
+où il ne s'agissait que d'une mesure d'influence. Mais après tout, la
+comparaison, si on voulait l'établir, ne serait pas à l'avantage de
+l'époque actuelle; nous n'avons sujet ni de nous féliciter ni de nous
+enorgueillir du changement qui s'est fait. Tout ce qui vient d'être
+dit ne répond-il pas aussi à ceux qui arguent de ce que la révolution
+de Février aurait diminué ou annulé après coup les avantages attendus
+des mariages espagnols? Bien que Louis-Philippe ne fût plus sur le
+trône, il n'importait pas moins à la France de ne pas rencontrer à
+Madrid une influence hostile. D'ailleurs, fût-il prouvé que, sur
+ce point, comme sur tant d'autres, la catastrophe de 1848 avait
+stérilisé la politique suivie jusqu'alors par la monarchie, le mérite
+de cette politique n'en saurait être diminué, et ses entreprises n'en
+devraient pas moins être jugées en elles-mêmes, indépendamment de
+l'accident brutal et inopiné qui est venu les interrompre.
+
+[Note 448: M. GUIZOT, _Robert Peel_, p. 308.]
+
+Le gouvernement n'avait donc pas eu tort de croire qu'il était de
+l'intérêt de la France de ne pas se laisser battre à Madrid par
+lord Palmerston. Est-il vrai maintenant que la victoire de notre
+diplomatie ait eu pour le pays des conséquences plus fâcheuses encore
+que n'aurait eu sa défaite? Parmi ces prétendues conséquences, il en
+est une qui peut tout d'abord être écartée sans grande discussion.
+Que veulent dire les Anglais, quand ils affirment que Louis-Philippe
+est tombé pour avoir fait les mariages espagnols? Veulent-ils dire
+que, pour se venger d'un mécompte diplomatique, ils ont eux-mêmes
+poussé et aidé les partis révolutionnaires à jeter bas la monarchie
+de Juillet? S'il en était ainsi, on ne comprendrait pas qu'ils s'en
+vantassent. Quant à un autre lien entre les deux événements, on ne
+voit pas quel il pourrait être, à moins que le seul fait de s'être
+mis en travers des desseins de l'Angleterre ne soit un de ces crimes
+que la Providence se charge de châtier sans retard et qui attirent
+la foudre sur la tête des rois. En somme, les écrivains anglais
+ont abusé d'un simple rapprochement chronologique. Par contre,
+je ne conteste pas que les mariages espagnols aient gravement
+changé les conditions de notre politique extérieure. Ils ont amené
+une rupture avec l'Angleterre, et une rupture plus profonde que
+notre gouvernement ne s'y attendait. Cela sans doute est fâcheux.
+Mais ajoutons tout de suite que si la diplomatie britannique fût
+arrivée à ses fins, la France, humiliée, irritée, aurait elle-même
+provoqué cette rupture; la situation eût été semblable, sauf que
+nous aurions eu en plus la mortification d'un échec. En réalité, du
+jour où lord Palmerston était revenu au pouvoir, l'entente cordiale
+était condamnée à mort. À défaut de ce conflit, il s'en fût élevé
+un autre. Si regrettable donc que l'on juge le refroidissement
+survenu entre les deux puissances occidentales, il faut y voir un
+accident que notre gouvernement n'eût probablement pas pu éviter et
+dont les mariages espagnols ont été l'occasion plutôt que la cause.
+D'ailleurs, sans méconnaître les inconvénients de ce refroidissement,
+il convient de ne pas les exagérer. La France n'était plus réduite
+à cette alternative qui avait été si longtemps pour elle la
+conséquence de 1830, ou maintenir à tout prix l'alliance anglaise,
+ou se trouver seule contre quatre. Les puissances continentales,
+l'Autriche surtout, avaient pris confiance en nous et sentaient le
+besoin de notre concours. Nous avions retrouvé le libre choix de nos
+alliances. Séparés de l'Angleterre, nous ne manquions pas d'amis qui
+s'offraient à nous, prêts à nous payer le prix de notre concours,
+peut-être même à nous le payer plus cher que ne l'auraient fait nos
+voisins d'outre-Manche. C'était pour nous le point de départ d'une
+politique nouvelle. Que cette politique dût avoir ses difficultés et
+ses dangers, je ne le nie pas; quelle politique en eût été exempte,
+en face des questions soulevées en 1847? En tout cas, elle avait sa
+grandeur et pouvait avoir ses profits. On la verra se développer,
+incomplètement, il est vrai, car elle devait être brusquement et
+malheureusement interrompue par la révolution de Février. Mais, dès
+aujourd'hui, on peut affirmer, ce me semble, que si les mariages
+espagnols ont changé le rôle de la France en Europe, ils ne l'ont pas
+diminué.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+LES DERNIÈRES ANNÉES DU GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL BUGEAUD EN ALGÉRIE.
+
+(1844-1847.)
+
+ I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille
+ d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France.--II.
+ L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait enfumer
+ des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le Sud. Expédition
+ en Kabylie.--III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil
+ de la colonie. Pour lui, «l'armée est tout». Ordonnance du
+ 15 avril 1845 sur l'administration de l'Algérie.--IV. Le
+ problème de la colonisation. La crise de 1839. La colonisation
+ administrative. Villages créés autour d'Alger.--V. La Trappe
+ de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les premiers évêques
+ d'Alger.--VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système
+ est très critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à entraîner
+ le gouvernement.--VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa
+ démission. Son voyage en France et son entrevue avec le maréchal
+ Soult.--VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre
+ de Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud revient
+ aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la Dordogne.--IX.
+ Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et
+ poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait une
+ incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le bas Isser. La
+ Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. Abd el-Kader battu
+ par le général Gentil et rejeté dans le Sud.--X. Le maréchal
+ fait poursuivre l'émir dans le désert. Il eût désiré porter la
+ guerre sur le territoire marocain, mais le gouvernement l'en
+ empêche. Massacre des prisonniers français dans la deïra. Abd
+ el-Kader, à bout de forces, est réduit, après sept mois de
+ campagne, à rentrer au Maroc.--XI. Bugeaud supporte impatiemment
+ les critiques qui lui viennent de France. Discussion à la
+ Chambre, en juin 1845. Le maréchal parle de nouveau de donner
+ sa démission.--XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de
+ proposer un essai de colonisation militaire. Délivrance des
+ prisonniers français survivants. Soumission de Bou-Maza.--XIII.
+ Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion à la
+ colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville et de
+ quelques députés en Algérie. La Moricière propose, sur la
+ colonisation, un système opposé à celui du maréchal.--XIV.
+ Projet déposé par le gouvernement pour un essai de colonisation
+ militaire. Il y est fait mauvais accueil. Bugeaud, qui s'en
+ aperçoit, conduit une dernière expédition en Kabylie et donne
+ sa démission. Son départ d'Alger. Le gouvernement accepte la
+ démission du maréchal et retire le projet de colonisation
+ militaire.
+
+
+I
+
+La victoire d'Isly (14 août 1844) avait encore grandi la situation
+du maréchal Bugeaud[449]. Tandis que le Roi lui conférait le titre
+de duc, les témoignages spontanés de la gratitude et de l'admiration
+nationales lui venaient de toutes parts. «Jamais, écrivait-il à un
+de ses amis, ivresse de la victoire n'a été plus prolongée que la
+mienne: il y a bien quarante jours que j'emploie le tiers de mon
+temps à répondre ou à faire répondre aux lettres de félicitations
+qui m'arrivent[450].» Le 21 septembre 1844, quelques jours après
+la rentrée du gouverneur à Alger, les chefs des tribus arabes du
+voisinage vinrent, en grand appareil et accompagnés d'une brillante
+escorte, rendre solennellement hommage au vainqueur des Marocains.
+Le maréchal leur adressa la parole d'un ton d'autorité paternelle
+et ordonna qu'on leur racontât les détails du combat. À la fantasia
+d'usage succéda un banquet; il prenait fin quand un des agas se leva:
+«Arrêtez, s'écria-t-il, messeigneurs et frères. Nous sommes tous ici
+membres d'une seule famille. Les Français sont chrétiens, les Arabes
+de l'Algérie sont musulmans, mais Dieu est pour tous. Il nous a donné
+pour sultan le roi des Français. Notre religion nous ordonne de lui
+obéir, puisque le Seigneur a voulu que son bras fût plus fort que
+le nôtre. Nous avons juré de le servir fidèlement et de l'honorer
+comme notre sultan; je vous propose donc une prière au Très-Haut, que
+vous répéterez tous avec moi.» On eut alors ce spectacle vraiment
+extraordinaire des chefs arabes prenant l'attitude de la prière
+pour demander à Dieu de «donner toujours la victoire au sultan des
+Français et de punir ses ennemis».
+
+[Note 449: Sur la première partie du gouvernement du maréchal
+Bugeaud, voir les chapitres V et VI du livre V.]
+
+[Note 450: Lettre à M. Gardère, du 17 octobre 1844. (_Le Maréchal
+Bugeaud_, par le comte D'IDEVILLE, t. II, p. 550.)]
+
+Tout paraissant être ainsi à la paix, le maréchal Bugeaud jugea
+qu'il pouvait s'absenter pendant quelques mois. Il s'embarqua le 16
+novembre 1844, laissant le commandement par intérim au général de
+La Moricière. D'autres ovations l'attendaient en France. À peine
+descendu de la frégate qui l'avait amené, il fut invité par les
+commerçants de Marseille à un grand banquet dans la salle du théâtre;
+suivant son habitude, il ne se fit pas prier pour prendre la parole.
+«La conquête de l'Algérie par les armes est achevée, dit-il; la paix
+est partout; depuis les frontières de Tunis jusqu'à celles du Maroc,
+tout est soumis, à part quelques tribus kabyles. Partout règne la
+sécurité la plus entière. Un progrès immense se fait sentir. Les
+revenus de la colonie, qui n'étaient, en 1840, que de 4 millions,
+s'élèvent aujourd'hui à 20 millions... La population européenne, qui
+n'était, en 1840, que de 25,000 âmes, est maintenant de 75,000...
+En vous parlant ainsi, je ne suis pas suspect, car, vous le savez,
+dans l'origine, je n'étais pas partisan de la colonie.» L'exemple
+de Marseille fut suivi par plusieurs autres villes. Le dernier
+banquet, et non le moins retentissant, fut celui que le commerce de
+Paris donna, le 18 mars 1845, dans le palais de la Bourse, et auquel
+prirent part quatre cent cinquante convives, dont les quatre fils du
+Roi. Le maréchal jouissait de sa gloire et, en même temps, tâchait de
+la faire servir au triomphe de ses idées. Ainsi prononçait-il, dans
+la discussion de l'adresse, le 24 janvier 1845, un grand discours où
+il disait hautement, avec une sorte de brusquerie humoristique, sans
+s'inquiéter de heurter les préventions régnantes, tout ce qui lui
+tenait le plus à coeur sur les choses algériennes,--glorification
+des services rendus par l'armée et nécessité de ne pas la réduire,
+réfutation des scrupules philanthropiques qui s'effarouchaient des
+razzias, justification des expéditions partielles qu'il fallait
+entreprendre de temps à autre, défense du régime militaire contre les
+partisans du régime civil, exposé des avantages de la colonisation
+par les vieux soldats. Écouté avec une curiosité attentive, le
+maréchal ne fut pas contredit: le prestige de sa victoire en
+imposait; mais il n'eût pas fallu en conclure que l'auditoire était
+convaincu.
+
+Pendant ce temps, l'Algérie, sous l'habile administration du général
+de La Moricière, demeurait tranquille. Les quelques explosions
+de fanatisme musulman, qui se produisaient de temps à autre, ne
+paraissaient être que des accidents isolés. Le Maroc, encore sous
+le coup de sa défaite, subissait le traité de délimitation que lui
+imposait le général de La Rue, envoyé spécialement de Paris pour
+suivre cette négociation. À peine arrivé en Afrique, cet officier
+constatait l'effet considérable produit par les derniers succès
+de nos armes; il écrivait à M. Guizot, le 22 février 1845: «Notre
+situation vis-à-vis de nos tribus et des Marocains est bonne. Ils
+reconnaissent notre supériorité et la puissance de nos forces
+militaires. L'expulsion d'Abd el-Kader de l'Algérie, l'invincible
+sultan du Maroc battu, son armée dispersée, ont frappé l'imagination
+des Arabes; ils disent que Dieu est décidément pour nous, puisque
+nous sommes les plus forts. Cette impression est déjà répandue
+même dans les tribus les plus éloignées, à ce point qu'un marabout
+vénéré du désert disait hier: «Je ne veux ni pouvoirs ni richesses;
+j'ai assez de tout cela. Ce que je voudrais, ce qui ajouterait à
+l'illustration de ma famille, ce serait de recevoir une lettre du
+grand sultan de France, à qui Dieu donne la victoire[451].»
+
+[Note 451: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 180 à 182.]
+
+Le gouverneur général rentra à Alger, dans les derniers jours de
+mars 1845. L'état dans lequel il trouva la colonie ne pouvait que
+confirmer l'impression agréable que lui laissaient les ovations dont
+il avait été l'objet, pendant son séjour en France. Aussi l'ordre du
+jour qu'il adressa, en débarquant, «aux citoyens et aux soldats de
+l'Algérie», respirait-il le plus complet optimisme. «J'ai vu, dit-il,
+avec une vive satisfaction, qu'en mon absence, aucune affaire n'avait
+périclité. Les progrès en tout genre ont continué... Aucun fait
+militaire de quelque importance n'a signalé cette période de quatre
+mois... Vous apprendrez avec bonheur que notre noble entreprise n'a
+pas moins de succès en France qu'en Afrique. La presque universalité
+des citoyens et des hommes politiques y ont foi... Notre cause est
+gagnée dans l'opinion.»
+
+
+II
+
+Le maréchal Bugeaud, cependant, ne pouvait se flatter que la période
+des luttes armées fût définitivement close. À peine était-il de
+retour en Afrique que, vers le milieu d'avril 1845, une insurrection
+éclatait dans le Dahra, massif montagneux s'étendant du Chélif à la
+mer, à l'ouest d'Alger. L'instigateur en était un jeune homme de
+vingt ans, inconnu jusqu'alors, venu du Maroc avec une réputation
+de saint et que les Arabes surnommaient Bou-Maza, l'homme à la
+chèvre. Il se donnait comme le chérif envoyé de Dieu pour chasser
+les chrétiens, le «maître de l'heure» annoncé par les prophéties. Le
+meurtre de deux caïds dévoués aux Français et des surprises tentées
+contre quelques troupes isolées marquèrent son entrée en campagne.
+Vainement le colonel de Saint-Arnaud, qui commandait en cette région,
+lui infligea-t-il des échecs, la révolte ne fut pas étouffée. Bien
+au contraire, à la fin d'avril, elle avait gagné l'Ouarensenis, au
+sud du Chélif. Les Arabes, enhardis, venaient même insulter les murs
+d'Orléansville. Le gouverneur général se décida alors à intervenir,
+et, dans les premiers jours de mai, il se porta, avec une forte
+colonne, dans l'Ouarensenis; le duc de Montpensier l'accompagnait.
+Son expédition se borna à des marches pénibles, contrariées par le
+mauvais temps; l'ennemi se dérobait. Bou-Maza avait préféré porter
+tous ses efforts contre le colonel de Saint-Arnaud, qui continuait
+à agir dans le Dahra, avec une colonne moins nombreuse. Le chérif
+n'y gagna rien: il fut battu à plusieurs reprises, vit détruire ses
+meilleurs soldats et perdit ses drapeaux. Il finit par disparaître,
+sans qu'on eût pu mettre la main sur lui. «Nous venons, écrivait
+Saint-Arnaud, de chasser Bou-Maza du pays,--jusqu'à ce qu'il
+revienne.»
+
+En présence d'ennemis si difficiles à atteindre, le gouverneur
+général estima qu'il ne lui restait qu'un moyen d'action efficace:
+c'était de frapper très durement les tribus qui avaient pris part
+à la révolte, de détruire leurs récoltes, de couper leurs arbres
+fruitiers, d'enlever leur bétail et leurs chevaux, et surtout de les
+contraindre ainsi à livrer leurs fusils. Ce désarmement était chose
+nouvelle; jusqu'à présent, on n'avait pas cru possible de l'imposer
+à des populations aussi guerrières. Le colonel de Saint-Arnaud fut
+le premier à l'exécuter. «Je ruine si bien le pays des Beni-Hidja,
+écrivait-il dès le 4 mai, que je les force à demander grâce, et,
+ce qui ne s'est jamais vu, je les oblige à rendre leurs fusils...
+Les vieux officiers d'Afrique ont peine à croire à la remise des
+fusils, même en les voyant couchés devant ma tente.» Encouragé par ce
+succès, le maréchal voulut, une fois Bou-Maza en fuite, généraliser
+le désarmement; il chargea les colonels de Saint-Arnaud, Pélissier
+et Ladmirault de l'opérer sur les deux rives du Chélif. Plus de
+sept mille fusils propres au service furent ainsi recueillis. Ordre
+fut donné de les employer, en les dénaturant le moins possible, aux
+constructions de l'arsenal d'Alger et des divers établissements
+militaires: on devait en faire des rampes d'escalier, des grilles,
+des balcons. «Ils serviront ainsi, écrivait le maréchal, de monument
+pour constater le désarmement. Les commandants militaires qui
+succéderont à ceux d'aujourd'hui y trouveront la preuve permanente
+de la possibilité de cette mesure qui, selon nous, doit être
+rigoureusement appliquée à toute tribu qui se révoltera[452].»
+
+[Note 452: _Moniteur algérien_ du 25 juillet 1845.]
+
+Ce désarmement fut marqué, le 19 juin, par un incident tragique. Une
+partie des Ouled-Rhia, contre lesquels agissait le colonel Pélissier,
+s'étaient réfugiés dans des grottes profondes. Mis en demeure de se
+soumettre et de livrer leurs armes, avec promesse qu'à ce prix leurs
+personnes et leurs propriétés seraient respectées, ils répondirent
+par des coups de fusil. Impossible de les prendre de force ni de les
+réduire par la famine; ils avaient des vivres et de l'eau. Le colonel
+menaça alors de les «chauffer», c'est-à-dire d'allumer de grands feux
+à l'entrée des cavernes; ce moyen avait été déjà employé, l'année
+précédente, dans une circonstance analogue, par le colonel Cavaignac,
+et il avait contraint les Arabes à capituler. La menace, renouvelée à
+plusieurs reprises, fut sans effet: les Arabes continuaient à tirer
+sur tous ceux qui se montraient. De délai en délai, la nuit arriva.
+Des fascines furent amoncelées et allumées. Vers une heure du matin,
+le colonel, estimant en avoir fait assez pour vaincre la résistance,
+fit éteindre le feu et envoya reconnaître l'ouverture des grottes. La
+fumée en sortait si épaisse et si âcre qu'il fut d'abord impossible
+d'y pénétrer. Bientôt, on vit sortir de là quelques malheureux à
+demi brûlés et asphyxiés. Quand on put enfin pénétrer, on reconnut
+avec stupeur que la flamme, attirée par un fort courant d'air, avait
+produit un ravage dépassant toutes les prévisions: plus de cinq
+cents cadavres d'hommes, de femmes, d'enfants, gisaient au fond des
+cavernes; cent cinquante Arabes environ purent seuls être sauvés. «Ce
+sont là, écrivait le colonel Pélissier à la fin de son rapport, ce
+sont là de ces opérations que l'on entreprend quand on y est forcé,
+mais que l'on prie Dieu de n'avoir à recommencer jamais.»
+
+Aussitôt connu en France, cet événement y souleva une douloureuse
+émotion que les journaux opposants exploitèrent violemment. Le prince
+de la Moskowa porta la question à la tribune de la Chambre des pairs,
+dans la séance du 11 juillet. Le maréchal Soult, intimidé par le
+tapage de la presse, ne sut pas parler en homme de gouvernement et
+en chef d'armée: il fit une réponse embarrassée, blâmant le colonel
+Pélissier, sans cependant satisfaire ceux qui l'attaquaient. Le
+maréchal Bugeaud n'eut pas de ces timidités; couvrant hardiment
+son subordonné, il fit publier, le 15 juillet, dans le _Moniteur
+algérien_, un article qui le justifiait, et adressa, le 18, la
+lettre suivante au ministre de la guerre: «Je regrette, Monsieur
+le maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif
+aucun, la conduite de M. le colonel Pélissier. Je prends sur moi
+la responsabilité de son acte. Si le gouvernement juge qu'il y a
+justice à faire, c'est sur moi qu'elle doit être faite. J'avais
+ordonné au colonel Pélissier, avant de nous séparer à Orléansville,
+d'employer ce moyen à la dernière extrémité. Et, en effet, il ne
+s'en est servi qu'après avoir épuisé toutes les ressources de la
+conciliation. C'est à bon droit que je puis appeler déplorables,
+bien que le principe en soit louable, les interpellations de la
+séance du 11; elles produiront sur l'armée un bien pénible effet,
+qui ne peut que s'aggraver par les déclamations furibondes de la
+presse. Avant d'administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que
+les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé
+qu'elles ne l'acceptent que par la force, et celle-ci même est
+impuissante si elle n'atteint pas les personnes et les intérêts. Par
+une rigoureuse philanthropie, on éterniserait la guerre d'Afrique en
+même temps que l'esprit de révolte, et alors on n'atteindrait même
+pas le but de philanthropie.»
+
+La révolte suscitée par Bou-Maza était la plus importante, non la
+seule. D'autres furent tentées sur divers points, notamment sur les
+confins des provinces d'Alger et de Constantine; mais nos troupes les
+réprimèrent promptement.
+
+Cette agitation n'échappait pas à Abd el-Kader, qui était toujours
+établi, avec sa deïra, sur le territoire marocain, à peu de distance
+de la frontière française. On se rappelle que, par le traité de
+Tanger, l'empereur du Maroc s'était obligé à mettre notre ennemi
+hors la loi. Avait-il jamais eu la volonté sérieuse de le faire? En
+tout cas, on ne fut pas long à s'apercevoir qu'il n'en aurait pas
+le pouvoir. Aux premières injonctions qu'il avait fait adresser à
+l'émir, celui-ci ne s'était montré nullement disposé à obéir. «Les
+tribus de la frontière, écrivait alors le général de La Moricière,
+celles au milieu desquelles est établie la deïra d'Abd el-Kader,
+ont été si bien prêchées et fanatisées par lui, qu'elles sont
+aujourd'hui plutôt à lui qu'à Mouley-Abd-er-Raman; et comme ces
+tribus sont nombreuses et puissantes, qu'elles occupent un pays fort
+difficile et en général fort mal soumis, je crois que l'Empereur,
+alors même qu'il en aurait la ferme intention, serait fort embarrassé
+pour employer des mesures coercitives contre la base d'opérations
+que l'émir s'est créée dans ses États[453].» C'était bien, en
+effet, une base d'opérations: argent, vivres, soldats, tout était
+fourni à Abd el-Kader par les populations au milieu desquelles il
+vivait. Pendant tout l'hiver, sous son influence, une fermentation
+sourde avait régné sur la frontière. Au printemps, quand il apprit
+l'insurrection de Bou-Maza, il crut possible d'oser davantage. À
+la tête d'une troupe de cavaliers, il pénétra sur le territoire
+algérien, dans cette région du Sud oranais, sorte de désert de
+sable parsemé d'oasis, où nos colonnes avaient pénétré, mais où
+nous n'avions pas d'établissements fixes. Passant subitement d'un
+point à un autre, il rattacha à sa cause une partie des tribus, très
+imparfaitement soumises, et maltraita celles qui nous demeuraient
+fidèles. La prodigieuse rapidité de ses déplacements défiait toutes
+les poursuites. Nos commandants se bornaient à veiller sur les
+confins des grands plateaux, là où avait été créée une ligne de
+postes; tous leurs efforts tendaient à empêcher l'émir de franchir
+cette ligne et de pénétrer dans le Tell. Ils n'étaient rien moins
+que sûrs d'y parvenir. «Je m'attends, d'un jour à l'autre, écrivait
+alors le maréchal Bugeaud au général de La Moricière, à apprendre
+qu'Abd el-Kader s'est montré sur l'un ou sur l'autre point du Tell,
+ce que ni vous, ni moi, ni personne ne pouvons empêcher, quoique nous
+soyons vingt fois plus forts qu'il ne faut pour le battre[454].» Les
+mois de mai et de juin se passèrent ainsi sur le qui-vive. Enfin,
+dans les derniers jours de juin, on apprit que l'émir était rentré
+sur le territoire marocain, sans avoir pu ou voulu pénétrer plus au
+nord. Bien que n'ayant pas eu de grands résultats apparents, cette
+incursion lui rendit un peu de son prestige et de son influence. Sa
+deïra devenait chaque jour plus nombreuse et plus prospère; elle ne
+comptait pas moins de deux mille tentes. On évaluait à trente ou
+quarante mille les émigrés algériens qu'il attirait au Maroc[455].
+Il y avait là, pour l'avenir, une menace qui n'échappait pas au
+maréchal Bugeaud. «Abd el-Kader prépare un retour, c'est évident,
+écrivait-il, et le Maroc le laisse faire. Il y a là un danger
+permanent[456].»
+
+[Note 453: Lettre au général Bourjolly, citée par M. C. Rousset. (_La
+Conquête de l'Algérie_, t. II, p. 29.)]
+
+[Note 454: Lettre du 22 mai 1845. (_Ibid._, p. 27.)]
+
+[Note 455: C'est le chiffre donné par le maréchal Bugeaud, dans une
+lettre à la duchesse d'Isly, en date du 8 août 1845. (D'IDEVILLE, t.
+III, p. 32.)]
+
+[Note 456: Même lettre.]
+
+Tout en regardant, avec cette attention anxieuse, le nuage qui
+grossissait sur la frontière de l'Ouest, le maréchal Bugeaud ne
+perdait pas de vue les autres parties de l'Algérie. Ainsi fut-il
+conduit, en juillet, à clore ses opérations militaires par une
+expédition contre la Kabylie, où les émissaires d'Abd el-Kader
+étaient parvenus à fomenter quelque agitation. Il songeait depuis
+longtemps à agir de ce côté, et avait même projeté une expédition
+beaucoup plus considérable que celle à laquelle il dut se borner.
+Le massif montagneux de la grande Kabylie, d'accès difficile,
+habité par une population nombreuse, énergique, très jalouse de son
+indépendance, était la seule partie de l'ancienne régence qui ne nous
+fût pas soumise; il formait, au milieu de nos possessions, entre la
+province d'Alger et celle de Constantine, une sorte d'enclave longue
+de quatre-vingts lieues et large de trente. Il est vrai que les
+habitants de ces montagnes, si redoutables à qui venait les chercher,
+n'étaient pas, de leur nature, agressifs; ils ne sortaient pas
+volontiers de chez eux, et ne menaçaient pas notre domination dans
+le reste de l'Algérie. Aussi, dans les cercles où notre entreprise
+africaine était déjà jugée bien lourde, disait-on couramment: «Ces
+gens-là ne nous attaquent pas; laissons-les tranquilles; nous avons
+assez à faire ailleurs.» Telle était l'opinion qui prévalait dans
+le monde parlementaire, et dont, chaque année, les commissions des
+crédits se faisaient l'écho dans leurs rapports. Le maréchal Bugeaud
+n'acceptait nullement cette façon de voir; elle lui paraissait un
+vieux reste du détestable système de l'occupation restreinte, et
+il comptait bien, un jour ou l'autre, éteindre ce dernier foyer de
+l'indépendance algérienne. Dans les premières années, toutefois,
+il s'était borné à quelques expéditions passagères, pour châtier
+telles ou telles tribus, mordant plus ou moins avant dans les bords
+du massif, mais ne pénétrant pas au coeur du pays, et surtout ne
+s'y établissant pas. À la fin de 1844, Abd el-Kader chassé et le
+Maroc vaincu, le moment lui parut venu de tenter davantage. Dans sa
+pensée, la soumission de la Kabylie devait être la grande entreprise
+de l'année suivante. Ce fut, sans doute, afin d'y habituer les
+esprits qu'il toucha ce sujet dans son discours du 24 janvier 1845,
+à la Chambre des députés; après y avoir rappelé l'impossibilité
+de faire une «conquête à demi», et comment la «force des choses»
+nous avait peu à peu amenés à «prendre tout le pays», il ajoutait:
+«Nous serons donc contraints de prendre la Kabylie, non pas que
+les populations soient inquiétantes, envahisseuses, hostiles; non,
+elles défendent vigoureusement leur indépendance, quand on va chez
+elles; elles n'attaquent pas. Mais ce territoire insoumis, au milieu
+de l'Algérie obéissante, est d'un mauvais exemple pour les tribus
+qui payent l'impôt et voient auprès d'elles des voisins qui ne le
+payent pas. C'est un témoin vivant de notre impuissance, de notre
+respect pour les gens forts, et cela diminue notre force morale.
+C'est un refuge pour les mécontents de nos possessions; c'est là
+qu'un lieutenant d'Abd el-Kader, Ben-Salem, s'est retiré et maintient
+encore le drapeau de son maître; il pourrait sortir de là, quelque
+jour, un gros embarras.» Et il concluait en répétant: «Nous serons
+obligés de prendre la Kabylie un jour ou l'autre.» Sans contredire
+sur le moment l'orateur, la Chambre ne se laissa pas convaincre; elle
+demeurait manifestement opposée à toute opération importante contre
+la Kabylie. Le ministère ne crut pas dès lors possible d'entrer dans
+les vues du maréchal, et celui-ci quitta la France, en mars 1845,
+sans avoir obtenu les renforts qui lui eussent été nécessaires pour
+une telle entreprise. «J'ai renoncé à la grande expédition contre
+les montagnes de Bougie, écrivait-il d'Alger, le 10 avril, à un de
+ses amis. Le gouvernement s'en souciait peu, et ne voulait pas en
+prendre la responsabilité; le public et les Chambres blâmaient. Pour
+agir avec une entière prudence, il eût fallu des renforts qu'on ne
+voulait pas me donner[457].» Et il ajoutait, non sans amertume, le
+lendemain, dans une autre lettre: «Rassurez tous les grands généraux
+et tous les grands politiques, je ne mordrai, cette année, que dans
+un petit morceau du grand pâté du Djurdjura[458].» On le voit,
+si le gouverneur était empêché de diriger contre la Kabylie une
+attaque décisive, il ne renonçait pas entièrement à s'y montrer en
+armes. Ce fut cette expédition limitée qui, retardée quelque temps
+par les troubles du Duhra et du Sud oranais, s'accomplit enfin au
+mois de juillet 1845. La chaleur ne permit pas de pousser loin les
+opérations. Quelques tribus furent obligées de demander l'aman; mais,
+au fond, rien ne fut changé à l'état de la Kabylie; elle demeurait
+toujours indépendante. La grande conquête, rêvée par le maréchal,
+restait toujours à faire.
+
+[Note 457: D'IDEVILLE, _Le Maréchal Bugeaud_, t. III, p. 4.]
+
+[Note 458: _Documents inédits._]
+
+
+III
+
+À la fin de juillet 1845, les opérations militaires étaient
+terminées, et la tranquillité semblait partout rétablie. L'alerte
+avait été trop courte et trop localisée pour inquiéter beaucoup
+l'opinion et y effacer l'impression de confiance produite par nos
+succès de 1844. Mais plus on était disposé à croire l'Algérie
+soumise, plus on se préoccupait d'y voir résoudre tous les problèmes
+que soulevaient l'administration et la colonisation du territoire.
+On était impatient d'«utiliser» la conquête, de trouver quelque
+compensation aux lourds sacrifices faits jusqu'alors, par plusieurs à
+contre-coeur, sacrifices qui, depuis 1840, ne montaient pas à moins
+de cent millions par an. Le maréchal Bugeaud était souvent accusé de
+négliger cette partie de sa tâche et de se donner trop exclusivement
+à l'oeuvre guerrière. Sensible à ce reproche, il entreprit plusieurs
+fois d'y répondre publiquement. «Quelques personnes, disait-il, le 4
+septembre 1845, aux notables d'Alger, auraient voulu que je restasse
+habituellement au siège du gouvernement; on a été jusqu'à compter les
+jours que j'ai été en expédition, et l'on m'a fait un reproche de
+ce qu'ils dépassaient le temps de mon séjour à Alger. Eh bien, moi,
+Messieurs, je m'en fais un titre d'honneur. Je persiste à croire de
+toutes mes forces que je servais mieux les intérêts civils que si je
+m'étais laissé absorber par les détails minutieux de l'administration...
+Il fallait, avant tout, vous donner la sécurité. C'était le
+premier de tous les besoins, la source de tous les progrès, et nous
+ne pouvions la conserver qu'en portant la guerre jusqu'aux limites du
+pays.»
+
+Le gouverneur prétendait d'ailleurs que, tout en dirigeant
+cette guerre, il avait beaucoup fait pour l'organisation de la
+colonie. Sur cette organisation, aussi bien que sur les choses
+militaires, il paraissait avoir des idées personnelles arrêtées;
+suivant son habitude, il les professait très haut, d'autant plus
+haut qu'elles étaient plus contredites, et il travaillait avec
+ardeur à les appliquer. Déjà nous avons vu ce qu'il avait fait
+pour le gouvernement des indigènes, en développant et en réglant
+l'institution fort utile des bureaux arabes[459]. Il avait
+certainement moins fait pour la population civile. La goûtant peu,
+ce qui se comprend quand on sait ce qu'elle valait alors, il n'était
+pas pressé de la voir grossir. Toutefois, les Européens débarquaient,
+chaque jour plus nombreux, en Algérie, et dès lors se posait cette
+question: À quel régime les soumettre? Le maréchal avait une réponse
+très simple. «L'armée est tout en Afrique, disait-il; comme elle
+est tout, il n'y a de possible que le pouvoir militaire[460].»
+Aucune tâche, selon lui, à laquelle l'armée ne pût suffire: les
+soldats exécuteraient les travaux publics et prêteraient la main,
+en cas de nécessité, aux travaux privés; les officiers serviraient
+d'administrateurs et de magistrats; le commandant en chef exercerait
+une sorte de dictature paternelle, usant, pour le bien de tous, du
+personnel et du matériel dont il disposait en maître, trouvant dans
+son omnipotence les moyens de résoudre promptement et facilement tous
+les problèmes. À l'appui de sa thèse, le maréchal rappelait tout ce
+que l'armée avait fait jusqu'alors pour les colons; comment elle
+avait ouvert les routes, desséché les marais, irrigué les plaines,
+exploité les carrières, donné l'impulsion à toutes les exploitations,
+aidé le colon pauvre à transporter ses matériaux, à bâtir sa maison,
+à défricher son terrain. Il opposait la simplicité et l'économie de
+ce régime aux lentes et coûteuses complications d'une administration
+civile. Ne pouvait-il pas aussi arguer, en faveur du personnel
+militaire, d'une certaine supériorité morale? Tandis que l'élite de
+l'armée demandait à servir en Afrique, l'administration civile n'y
+envoyait alors le plus souvent que son rebut[461]. Que les immigrants
+eussent des répugnances contre ce qu'ils appelaient le «régime du
+sabre», le maréchal Bugeaud ne parvenait pas à le comprendre. Il
+était convaincu que tout ce qui n'était pas hargneux ou brouillon
+devait être satisfait de vivre sous une autorité si protectrice et
+si bienfaisante. «Les populations, disait-il à la Chambre, dans son
+grand discours du 24 janvier 1845, ne craignent pas autant qu'on veut
+bien le dire le régime du sabre, et les choses qui les préoccupent le
+plus, ce ne sont pas les garanties civiles, les libertés municipales,
+mais bien la sécurité. La certitude de conserver sa tête, celles de
+sa femme et de ses enfants, les récoltes qu'on a semées, passe avant
+les théories libérales[462]. Je pourrais comparer les habitants qui
+vivent sous le régime civil de la côte à des enfants mal élevés, et
+ceux qui sont dans l'intérieur, sous le régime militaire, à des
+enfants bien élevés. Les premiers crient, pleurent, se fâchent pour
+la moindre contrariété. Les seconds obéissent sans mot dire.» En
+cet endroit du discours, le _Moniteur_ constate l'«hilarité» de la
+Chambre. Cette verve humoristique amusait en effet les auditeurs,
+mais ne les convertissait pas. Bien au contraire, en heurtant ainsi
+de front les préventions, l'orateur les fortifiait plus tôt. C'était
+souvent l'effet des boutades un peu intempérantes auxquelles Bugeaud
+se laissait aller dans la chaleur de la contradiction. Il était
+tellement plein de ses idées qu'il ne se rendait pas compte du tort
+que leur faisait une exposition trop franche et trop crue.
+
+[Note 459: Voir plus haut, t. V, chap. V, § XV.]
+
+[Note 460: _L'Algérie: Du moyen de conserver et d'utiliser cette
+conquête_ (1842).]
+
+[Note 461: Le ministre de la guerre était obligé de reconnaître,
+à la tribune, le 8 juin 1846, que trente et un employés de
+l'administration civile en Algérie venaient d'être traduits devant
+des conseils d'enquête comme suspects de malversations, que seize
+avaient été révoqués et neuf traduits devant les tribunaux.]
+
+[Note 462: Le maréchal revenait souvent sur cette idée. Peu après, il
+disait dans une de ses nombreuses brochures: «La première de toutes
+les libertés, en Afrique, c'est la sécurité, c'est l'assurance de
+conserver sa tête... On peut bien sacrifier à de tels avantages
+quelques-unes de ses autres libertés; et, disons-le franchement, les
+masses feront sans difficulté ce sacrifice, dont elles comprendront
+l'importance parce que leur esprit droit et simple n'est pas troublé
+par des théories contraires. Les théoriciens demanderont pour elles,
+à grands cris, des libertés dont elles ne se préoccupent pas.»]
+
+Si peu de goût qu'il eût pour les fonctionnaires n'appartenant
+pas à l'armée, le maréchal était cependant obligé de leur faire
+une certaine part. Dès l'origine de l'occupation algérienne, le
+gouvernement central avait institué, dans ces conditions et sous
+des noms qui changèrent souvent, une administration civile, à côté
+du commandement supérieur des forces militaires; c'était, dans sa
+pensée, à la fois une garantie pour les colons et un moyen d'empêcher
+le gouverneur général de devenir trop puissant. On avait même
+tenté, un moment, d'établir à Alger une sorte de dualisme, d'après
+lequel le chef de l'administration civile, à peu près indépendant
+du gouverneur, eût relevé directement des ministres. Mais une telle
+organisation n'était pas viable: des conflits se produisirent, à la
+suite desquels l'administration civile fut de nouveau subordonnée au
+commandement militaire, qui se trouva plus omnipotent que jamais. Le
+rôle du gouvernement central était ainsi singulièrement effacé. Le
+maréchal Valée, notamment, s'était soustrait presque complètement
+à sa suprématie et à son contrôle. Le maréchal Soult, rentré au
+ministère de la guerre, le 29 octobre 1840, voulut profiter du
+remplacement du maréchal Valée par le général Bugeaud, pour rétablir
+son autorité; mais le caractère du nouveau gouverneur ne se prêtait
+guère à un rôle de subordonné: de là des heurts continuels. Par
+l'effet de cette rivalité, le ministre se trouvait intéressé au
+développement de l'administration civile. Tant que la guerre avait
+été flagrante en Algérie, il n'avait pu être sérieusement question
+de diminuer les pouvoirs du commandement militaire; mais, à la fin
+de 1844 et au commencement de 1845, la conquête paraissant finie, on
+jugea le moment venu de tenter quelque réforme dans ce sens. Pendant
+son séjour en France, le gouverneur général apprit, non sans une
+vive irritation, que, dans les bureaux du ministère de la guerre,
+on avait préparé une ordonnance réorganisant toute l'administration
+algérienne; elle créait notamment un directeur général des affaires
+civiles, personnage considérable qui devait centraliser tous les
+services et avoir la présidence du conseil d'administration avec
+la signature quand le gouverneur serait en expédition. Le maréchal
+Bugeaud se démena pour faire écarter ce projet et crut, un moment,
+y avoir réussi: «Il paraît, écrivait-il, le 2 janvier 1845, à un
+de ses amis, qu'on voulait, au ministère de la guerre, enlever
+l'ordonnance sur l'Algérie sans consulter ni le cabinet ni moi...
+On était convaincu, en vraies _mouches du coche_, que l'Algérie
+ne pouvait vivre sans l'application de cette oeuvre si longuement
+élaborée par lesdites _mouches_. À force de s'en occuper, on s'était
+persuadé qu'il y avait urgence extrême, lorsqu'il n'y a pas même
+utilité... Mais l'éveil a été donné à temps. Je sais que plusieurs
+ministres doivent demander que ce travail de Pénélope soit revu au
+conseil d'État. C'est un moyen dilatoire qui pourra bien devenir une
+fin de non-recevoir[463].» Le projet ne fut pas abandonné, comme
+s'en flattait le maréchal; il fut seulement atténué. Publiée le
+15 avril 1845, la nouvelle ordonnance, «portant réorganisation de
+l'administration générale et des provinces en Algérie», était une
+transaction assez boiteuse entre les résistances du gouverneur et le
+désir du ministre de développer les attributions du pouvoir civil.
+Elle distinguait trois sortes de territoires: _civils_, _mixtes_
+et _arabes_. Les _territoires civils_ sont «ceux sur lesquels il
+existe une population civile européenne assez nombreuse pour que
+tous les services publics y soient ou puissent y être complètement
+organisés»; l'administration y est civile. Les _territoires mixtes_
+sont «ceux sur lesquels la population civile européenne, encore peu
+nombreuse, ne comporte pas une complète organisation des services
+publics»; les autorités militaires y remplissent les fonctions
+administratives, civiles et judiciaires. Quant aux territoires
+arabes, ils sont administrés militairement, et les Européens n'y
+sont admis qu'en vertu d'autorisations spéciales et personnelles.
+Tout en laissant au gouverneur général des pouvoirs considérables et
+prépondérants, l'ordonnance les précisait et les réglementait, avec
+l'intention évidente de les limiter. À côté de lui, elle instituait
+un conseil supérieur et un conseil du contentieux. Elle créait aussi
+un directeur général des affaires civiles, comme le premier projet;
+seulement, elle le subordonnait au gouverneur et ne lui donnait pas
+le pouvoir de le remplacer en cas d'absence. En somme, le pur régime
+militaire était maintenu dans les territoires mixtes et arabes, de
+beaucoup les plus étendus. Quant à l'administration organisée dans
+les territoires civils, elle était assez mal conçue, et le déplaisir
+avec lequel le gouverneur général l'avait vu établir n'était pas fait
+pour en faciliter le fonctionnement. Aussi les résultats devaient-ils
+en être fort médiocres. Complication, tiraillement et impuissance,
+tel était le triple caractère de cette organisation.
+
+[Note 463: D'IDEVILLE, t. II, p. 568.]
+
+
+IV
+
+Quand on reprochait au maréchal Bugeaud de ne pas faire assez pour la
+colonisation, il montrait quelle avait été, sous son gouvernement, la
+progression rapide de l'immigration européenne. La population civile
+de l'Algérie, qui n'était que de 25,000 âmes en 1840, s'élevait
+à 96,000 en 1845. Ces chiffres semblaient une réponse décisive.
+Cependant, quand on les analysait, ils n'étaient pas aussi concluants
+qu'ils en avaient l'air. Presque toute cette population s'était
+fixée dans les villes: la plus grande partie à Alger, devenu un
+centre important d'affaires et même de spéculations assez suspectes;
+une autre partie dans les villes de la côte ou de l'intérieur.
+C'était chose curieuse de voir, partout où s'installaient nos
+troupes, arriver aussitôt à leur suite une bande de _mercanti_, des
+cabaretiers surtout, quelques ouvriers d'état, des manoeuvres, des
+maraîchers, en un mot, tous ceux qui espéraient vivre de l'armée;
+parmi eux, un assez grand nombre d'étrangers, notamment des Maltais
+ou des Espagnols. Des villes absolument nouvelles, comme Orléansville
+ou Ténès, se trouvèrent ainsi peuplées, en quelques mois,
+d'habitants, à la vérité, fort mélangés: première alluvion, souvent
+un peu boueuse, qui forme comme le sous-sol de toutes les colonies à
+leur début. De ce côté, il n'y avait qu'à laisser faire: nul besoin
+d'activer artificiellement l'immigration. Mais était-ce tout ce qu'il
+fallait à l'Algérie? L'instinct public s'était promptement rendu
+compte que ce dont la colonie avait le plus besoin, ce n'était pas
+de trafiquants, ni même d'ouvriers d'état; nous ne pouvions utiliser
+notre conquête qu'en y implantant des agriculteurs.
+
+D'ordinaire, quand une nation entreprend une colonie de peuplement
+agricole, elle le fait dans un pays où, ne rencontrant devant elle
+qu'une population clairsemée, inférieure, aisément refoulable,
+elle est assurée de trouver beaucoup de terres, sinon vacantes, du
+moins d'une appropriation facile; tels, par exemple, le Canada et
+l'Australie. Rien de pareil en Algérie. Les Arabes détenaient le sol,
+et ils étaient trop nombreux, trop énergiques, pour qu'on songeât à
+les supprimer ou à les déposséder; trop fiers, trop orgueilleux, trop
+dressés au mépris des autres races, pour que les Européens pussent
+leur en imposer par le prestige d'une civilisation supérieure. À
+défaut de terres à occuper, en trouvait-on à acheter? Pour la plus
+grande partie du sol, la propriété collective des tribus empêchait
+les achats individuels; quant aux domaines assez rares appartenant à
+des particuliers, l'incertitude des titres de propriété était faite
+pour décourager tout acquéreur tant soit peu soucieux d'avoir une
+possession stable et sûre. Au cas où l'on parviendrait à surmonter
+ces obstacles, les terres du moins seraient-elles d'une exploitation
+facile et rapidement avantageuse? L'Algérie, autrefois l'un des
+greniers de Rome, avait été, depuis, stérilisée par l'occupation
+arabe. Nous ne pouvions lui rendre quelque chose de son ancienne
+fécondité qu'au prix d'un défrichement pénible dont il ne fallait
+pas espérer recueillir les bénéfices avant plusieurs années. Si l'on
+ajoute que le paysan français, par l'effet de notre organisation
+sociale et économique, était moins que tout autre disposé à
+émigrer, on se rendra compte que jamais colonisation ne s'était
+présentée dans des conditions aussi difficiles. On ne comprendrait
+même pas qu'elle eût été entreprise, si l'on ne se rappelait ce
+qu'il y avait eu d'accidentel, d'imprévu dans l'origine de cette
+conquête. Seul le point d'honneur, et non l'espérance d'un profit
+agricole ou commercial, avait déterminé la France d'abord à aller
+en Afrique, ensuite à y rester. Tout avait été peu à peu imposé par
+les circonstances; rien n'avait été le résultat d'un plan prémédité.
+C'était, la conquête faite, et faite, en quelque sorte, malgré
+soi, qu'il avait fallu chercher les moyens de l'utiliser. Est-il
+surprenant qu'on ait tâtonné et qu'on ait commencé par faire plus
+d'une école?
+
+Dans les premières années de l'occupation, le gouvernement, qui ne
+savait même pas bien alors s'il garderait l'Algérie, ou du moins
+ce qu'il en garderait, ne s'était pas sérieusement préoccupé d'y
+installer des colons. Malgré tout, il s'était produit un certain
+courant d'immigration auquel la pacification apparente, suite du
+traité de la Tafna, avait imprimé quelque activité. Des colons, venus
+la plupart spontanément, s'étaient établis à peu de distance d'Alger,
+dans la Métidja, sur des terres qu'ils avaient acquises de Maures
+qui, malheureusement, n'en étaient pas toujours bien régulièrement
+propriétaires. Ce sont ces exploitations, dont quelques-unes
+étaient devenues promptement assez florissantes, qu'Abd el-Kader
+dévasta en 1839, quand il rouvrit soudainement les hostilités et
+pénétra jusqu'aux portes d'Alger, sans que le maréchal Valée pût
+l'arrêter. Dans cette année néfaste, les colons, mal protégés, ne
+virent pas seulement détruire leurs fermes; leur confiance aussi fut
+détruite. Les fermes auraient pu être facilement reconstruites, et
+quelques-unes le furent en effet; la confiance était beaucoup plus
+difficile à rétablir.
+
+Au début du gouvernement du général Bugeaud, il n'y eut place
+que pour la guerre. Mais à peine nos troupes eurent-elles un peu
+refoulé Abd el-Kader et élargi le cercle des territoires soumis,
+que la question de colonisation se trouva de nouveau posée. Il ne
+semblait plus désormais qu'on pût attendre quelque chose d'efficace
+de l'initiative privée, découragée par l'échec de sa précédente
+tentative. C'était d'ailleurs l'idée alors régnante dans tous
+les pouvoirs publics,--civils ou militaires, métropolitains ou
+coloniaux,--qu'étant données les conditions de l'Algérie et les
+moeurs du cultivateur français, l'immigration agricole serait
+nulle et impuissante, si l'État ne lui tendait la main et ne se
+chargeait de lever lui-même une bonne partie des difficultés. De
+là le système de colonisation exclusivement administrative qui
+prévalut. L'État déterminait les zones où les Européens pouvaient
+s'installer sans embarras pour lui, sans péril pour eux, et les
+points où il convenait de créer des villages. Il se procurait aussi
+les terres qui pouvaient être livrées aux particuliers et qu'il
+leur garantissait être à l'abri de toute revendication; il en
+avait d'ailleurs une certaine quantité immédiatement disponible;
+c'étaient celles de l'ancien domaine beylical dont il était devenu
+propriétaire par l'effet de la conquête. Au lieu d'appeler pour
+ces terres des acheteurs qu'il croyait introuvables ou dont il se
+défiait, il les offrait en concessions gratuites, et souvent même
+promettait en outre une certaine aide pour l'installation et la mise
+en train de l'exploitation. Par contre, il se réservait de choisir
+ceux qu'il admettrait, et leur imposait, pour assurer la mise en
+valeur des terrains, des conditions fort compliquées. Jusqu'à ce que
+ces conditions fussent accomplies, les concessionnaires n'étaient
+que des détenteurs à titre provisoire et précaire, placés sous la
+surveillance incessante et en quelque sorte sous la tutelle de
+l'administration, tutelle aussi gênante à subir que lourde à exercer.
+
+Ainsi furent créés, de 1842 à 1845, principalement aux environs
+d'Alger, dans le massif du Sahel et dans la plaine de la Métidja, une
+trentaine de villages. À la fin de 1844, on comptait 1,765 familles
+concessionnaires, dont 133 avaient rempli les conditions imposées
+et reçu leurs titres définitifs; les dépenses effectuées par ces
+133 familles étaient évaluées à 1,020,940 francs. Environ 100,000
+hectares avaient été distribués; la plupart, il est vrai, étaient
+encore en friche. Chaque année, le nombre des demandes de concessions
+augmentait: il dépassait 2,000 en 1845. Jamais on n'avait fait
+autant, ni procédé si méthodiquement pour la colonisation rurale.
+Mais, s'il y avait un progrès notable par rapport à ce qui avait
+précédé, le résultat, en soi, était encore bien maigre. Qu'était-ce
+que cette poignée de cultivateurs ou prétendus tels, comparés aux
+90,000 Européens déjà établis, à cette même époque, dans Alger et
+dans les autres villes de la colonie? Qu'était-ce, surtout, que
+les quelques milliers d'hectares cultivés, par rapport à l'immense
+territoire qu'il s'agissait de mettre en valeur? Au moins, le
+peu qu'on avait fait était-il bien fait? Arrivés plein d'espoir,
+d'illusion, les colons s'étaient aussitôt trouvés aux prises avec
+les difficultés d'un défrichement singulièrement pénible, coûteux et
+malsain. Le Sahel, notamment, où avaient été installés la plupart
+des concessionnaires, était alors une lande sauvage, aride, désolée,
+couverte de ces terribles palmiers nains dont l'extraction était
+faite pour user tous les outils et lasser tous les courages; il
+avait été laissé tout à fait inculte par les Arabes, peu soucieux du
+voisinage des Turcs d'Alger. L'emplacement des nouveaux villages,
+fixé par des considérations purement stratégiques, n'assurait trop
+souvent au colon ni eau potable pour sauvegarder sa santé, ni routes
+pour aller vendre les produits de son exploitation. Le sol de la
+Métidja, plus facile et plus fertile que celui du Sahel, n'était
+pas moins meurtrier quand on le remuait pour la première fois.
+Combien de villages où périrent, en peu d'années, plusieurs couches
+de colons! Boufarik, par exemple, aujourd'hui l'un des points les
+plus sains et les plus charmants de cette plaine, était alors un
+foyer de miasmes si pestilentiels qu'une sorte d'épouvante avait fini
+par s'attacher à son nom. Pour surmonter tant d'obstacles, il eût
+fallu chez les immigrants beaucoup d'énergie morale et de ressources
+matérielles. Or, c'est précisément ce qui manquait au personnel
+qu'attirait la gratuité des concessions et que ne rebutait pas la
+tutelle administrative. Ce personnel était généralement pauvre,
+maladroit, de nature un peu mendiante et geignante, attendant tout
+de l'administration dont il se savait le pupille, s'en prenant à
+elle de chacune de ses déceptions, prompt à se dégoûter d'une terre
+qu'il n'avait pas payée de ses deniers, sur laquelle il n'exerçait
+pas les droits et pour laquelle il n'éprouvait pas les sentiments du
+propriétaire. En somme, la plupart des villages, sauf quelques-uns
+par hasard mieux placés que les autres, avaient peu réussi, certains
+d'entre eux offraient même un spectacle lamentable. L'abbé Landmann
+écrivait, après les avoir visités, à la fin de 1844: «Je n'ai
+trouvé presque partout que découragement et misère profonde[464].»
+Les commissions des crédits à la Chambre des députés, volontiers
+maussades pour tout ce qui regardait l'Algérie, constataient ces
+échecs et s'en faisaient un grief.
+
+[Note 464: _Mémoire sur la colonisation de l'Algérie_ (1845).]
+
+
+V
+
+Au milieu de tant d'entreprises de colonisation avortées ou tout au
+moins incertaines, un fait se détache, qui est, au contraire, un
+succès: c'est la fondation de la Trappe de Staouëli, renouvelant,
+en plein dix-neuvième siècle, les merveilles des grands couvents
+défricheurs du commencement du moyen âge[465]. L'idée première en
+était venue à M. de Corcelle, en 1841, au retour d'un voyage en
+Afrique, dont j'ai déjà eu occasion de parler, et qui avait été
+l'origine de sa liaison avec le général Bugeaud[466]. Il avait
+rapporté de ce voyage la conviction que la colonie ne pouvait
+réussir qu'en devenant chrétienne et agricole. N'était-ce pas
+répondre directement à ce double besoin que d'y établir des moines
+qui se trouvaient être en même temps des cultivateurs? Voisin des
+Trappistes, dans le département de l'Orne, M. de Corcelle les
+avait vus à l'oeuvre et savait ce dont ils étaient capables. Il
+exposa son projet dans un mémoire adressé au gouvernement; après y
+avoir montré combien il importait de rendre l'Algérie catholique,
+pour qu'elle demeurât française, il ajoutait: «Sous ce rapport,
+l'introduction d'une congrégation religieuse dans les cultures de
+l'Algérie serait assurément très salutaire. Les Trappistes, par
+exemple, apporteraient là une expérience agricole fort précieuse
+et surtout des exemples de sainteté de nature à émouvoir vivement
+l'imagination des indigènes...» Si nouvelle qu'une pareille idée
+fût pour le maréchal Soult, il la prit tout de suite à coeur. À tel
+de ses collègues qui s'effarouchait de voir le gouvernement protéger
+des congréganistes: «Ce ne sont pas des congréganistes, répondait-il,
+que j'envoie à Alger, ce sont des colons de la meilleure espèce, des
+colons qui ne parlent pas, mais qui agissent.» L'adhésion du ministre
+de la guerre ne suffisait pas; il fallait aussi celle du gouverneur
+général de l'Algérie. M. de Corcelle lui écrivit à ce sujet. «Essayez
+mes Trappistes, lui disait-il; je vous supplie d'introduire cette
+goutte de sainteté dans la caverne africaine.» Le général Bugeaud,
+alors très engoué d'un projet de colonisation au moyen de soldats
+mariés, projet sur lequel j'aurai à revenir, ne fut pas d'abord sans
+prévention contre les «célibataires» qu'on lui proposait; toutefois,
+il se rendit vite et promit son concours.
+
+[Note 465: Pour tout ce qui a trait à cette fondation, je me suis
+servi principalement de la _Vie de dom François Régis_, par l'abbé
+BERSANGE.]
+
+[Note 466: Voir plus haut, t. V, p. 350.]
+
+Ainsi approuvée par les deux chefs supérieurs, à Paris et à Alger,
+il semblait que la fondation ne dût plus rencontrer d'obstacles
+administratifs. Mais il fallut compter avec l'indifférence
+nonchalante ou même avec la malveillance tracassière des bureaux
+et des sous-ordres; il fallut compter aussi avec la timidité d'un
+gouvernement qui hésitait à braver les préjugés alors ravivés
+contre les congrégations par les controverses sur la liberté de
+l'enseignement. Le maréchal Soult lui-même, tout en persistant à
+protester de sa bonne volonté personnelle, expliquait aux Trappistes
+qu'il craignait, en se montrant trop favorable, «d'ameuter contre eux
+les aboyeurs de la Chambre». De là des difficultés qui retardèrent
+pendant longtemps la solution et firent même parfois douter qu'on pût
+jamais aboutir. Cependant, le zèle de M. de Corcelle et de quelques
+autres personnes qui s'intéressaient à son projet finit par obtenir
+du ministre de la guerre l'ordre exprès de «terminer cette affaire,
+tout obstacle cessant», et l'acte de concession fut signé le 18
+juillet 1843.
+
+Les religieux se mirent aussitôt à l'oeuvre. Les débuts furent très
+durs. Staouëli était situé dans le Sahel, et l'on sait combien le
+défrichement y était pénible et meurtrier. Tous les moines furent
+frappés par la fièvre, sur ce champ de bataille qu'aucun d'eux ne
+songea à déserter. Avant l'expiration de la première année, dix
+étaient morts, dont sept en trois mois. En même temps, l'argent
+manquait: pour une cause ou pour une autre, des subventions promises
+soit par le gouvernement, soit par des couvents de France, firent
+défaut. Plusieurs fois, on put croire qu'il faudrait interrompre les
+travaux.
+
+La jeune Trappe avait heureusement à sa tête l'homme le mieux fait
+pour triompher de ces obstacles. C'était dom François Régis, nature
+vaillante entre toutes, l'un de ces capitaines qui savent obtenir
+de leurs soldats des prodiges d'héroïsme. Aux plus rudes moments,
+quand tous les religieux et lui-même étaient brisés par la maladie,
+il donnait l'exemple d'une énergie invincible: «Allons, mon frère,
+disait-il à chacun de ses compagnons, un peu de coeur! C'est pour le
+bon Dieu!» Si mal que les choses parussent aller, si anxieux qu'il
+fût lui-même au fond, il n'admettait pas qu'on se laissât gagner
+par la tristesse; il voulait qu'on «mangeât joyeusement le pain de
+chaque jour». Ce n'était pas un de ces moines dont la vue se borne
+aux murs de leur couvent. Bien que très vertueux et très avancé dans
+la vie intérieure, il savait regarder au dehors et s'y créer des
+appuis. Au premier besoin, botté et éperonné, il montait à cheval
+et galopait jusqu'à Alger, ou même, dans les grands périls, il
+n'hésitait pas à traverser la mer et à parcourir la France. Caractère
+indépendant et fier, très franc et parfois presque brusque d'allure,
+il était cependant un solliciteur incomparable; il avait le don
+d'aplanir les difficultés, de gagner les bonnes grâces, de vaincre
+les résistances. Tous ceux auxquels il avait ainsi affaire, depuis
+les employés de bureau et les simples soldats jusqu'aux généraux et
+aux ministres, étaient surpris et charmés de trouver dans ce moine
+austère une parole vive, prompte aux saillies d'un accent toujours
+généreux, une droiture ouverte, une belle humeur affable, une sorte
+de familiarité cordiale qui laissait cependant intacts le caractère
+et la dignité du religieux. Les militaires surtout étaient absolument
+conquis.
+
+Au premier rang des amis que s'était ainsi faits l'abbé de Staouëli,
+il convient de nommer le maréchal Bugeaud. Rien ne subsistait
+plus de ses préventions premières. «Quand vous aurez de grosses
+difficultés, avait-il dit à dom François Régis, venez me trouver.»
+L'abbé ne manquait pas de le faire. Qu'il fallût écarter quelque
+obstacle administratif ou triompher des hésitations d'un évêque, il
+trouvait toujours le gouverneur général prêt à lui venir en aide.
+Mêmes sentiments chez les autres chefs militaires, par exemple chez
+le général de La Moricière, plusieurs fois gouverneur par intérim.
+Le duc d'Aumale témoigna aussi sa sympathie au religieux et eut
+même occasion de lui donner un conseil dont la précoce maturité
+le frappa vivement: c'était en novembre 1843, à un moment où tout
+semblait se réunir pour faire échouer l'entreprise. Dom François
+Régis avait laissé voir au duc quelque velléité de transporter au
+moins partiellement ses efforts sur un terrain plus favorable.
+«Sera-ce au religieux de la Trappe, répondit le jeune prince, alors
+seulement âgé de vingt-deux ans, qu'il faudra prêcher la patience
+et la persévérance? Vous datez d'hier, et vous voulez déjà avoir
+réussi. C'est trop tôt vous décourager... Soyez ici constants,
+comme vous l'êtes ailleurs; soyez-le plus qu'ailleurs, et vous
+réussirez.» Ces amis de haut rang n'étaient pas les seuls que se fût
+acquis le vaillant et aimable abbé; il en compta beaucoup d'autres,
+plus humbles, mais non moins dévoués ni moins efficaces, parmi les
+officiers de divers grades qui se trouvaient, par leurs fonctions, en
+rapport avec la Trappe[467].
+
+[Note 467: Citons entre autres le colonel Marengo, fort mêlé alors
+aux entreprises de colonisation. On racontait ainsi l'origine
+de son nom; le Premier consul, l'ayant remarqué à Marengo, où
+il était simple soldat, l'avait fait sortir des rangs: «Comment
+t'appelles-tu?--Mon général, c'est à peine si j'ose vous le dire, je
+m'appelle Capon.--Tu te nommeras désormais Marengo», avait répondu
+Bonaparte. Le colonel Marengo demanda aux Trappistes, auxquels il
+avait montré tant de dévouement, d'être enterré dans leur cimetière.]
+
+Ainsi secondée, la courageuse persévérance des Trappistes finit
+par surmonter les obstacles devant lesquels succombaient, autour
+d'eux, tant d'immigrants européens. En 1845, deux ans après leur
+installation, la meurtrière bataille qu'ils livraient au sol, bien
+que non complètement terminée[468], pouvait être considérée comme
+d'ores et déjà gagnée. Les résultats acquis étaient considérables:
+les bâtiments essentiels étaient construits, l'exploitation en
+train, et une grande étendue de terrain mise en culture. Cette
+transformation faisait l'étonnement des visiteurs, chaque jour plus
+nombreux. Staouëli devenait l'une des principales curiosités de
+l'Algérie. Le maréchal Bugeaud voulut en juger par lui-même. Le 14
+août 1845, il arriva à l'improviste au monastère, visita tout en
+détail, mêla quelques conseils à beaucoup d'éloges et s'en retourna
+le soir, plein d'admiration pour un travail si fécond et pour une
+si héroïque austérité. Peu de jours après, le _Moniteur algérien_
+racontait la visite du maréchal et faisait connaître sa satisfaction.
+Dans le succès des Trappistes, il y avait plus que le résultat
+matériel; il y avait, pour les autres colons, un exemple instructif
+et consolant, un voisinage bienfaisant, et surtout la prédication
+chrétienne qui agit le plus, celle de la vertu en action. Les Arabes
+n'étaient pas les derniers à en être frappés et à témoigner de leur
+respect pour les nouveaux «marabouts». La «goutte de sainteté»,
+demandée par M. de Corcelle, commençait à faire sentir son effet.
+
+[Note 468: Par exemple, dans l'hiver 1846-1847, onze religieux
+succombèrent en quelques mois.]
+
+Le maréchal Bugeaud n'était pas homme à s'en effaroucher: bien au
+contraire. Il comprenait de quel secours pouvait être pour son oeuvre
+l'action catholique. D'autres religieux que les Trappistes eurent
+aussi à se louer de lui. Les Jésuites avaient été des premiers à
+suivre notre armée à Alger. L'un d'eux, le P. Brumauld, fonda, aux
+portes de la ville, un orphelinat dont le gouvernement prisait très
+haut les services et qu'il subventionnait. Le maréchal, cependant,
+n'avait pas été, à l'origine, sans partager un peu les préjugés
+alors régnant contre la Compagnie de Jésus. Un jour qu'il la
+traitait assez mal en paroles, devant ses aides de camp, l'un d'eux
+l'interrompit: «Nous vous avons pourtant entendu dire beaucoup de
+bien du P. Brumauld.--Ah! mais, oui.--Eh bien! le P. Brumauld est
+un Jésuite.--Un Jésuite, le P. Brumauld?--Assurément.» Déconcerté,
+le maréchal garda un moment le silence, puis s'écria: «Fût-il le
+diable, il fait le bien.» C'était un des traits de son caractère,
+de ne pas fermer les yeux à la vérité. Aussi, peu après, irrité
+de voir le _Journal des Débats_ s'associer à la violente campagne
+alors ouverte contre les Jésuites, il lui adressa d'Alger, le 24
+juin 1843, la lettre suivante: «J'ai été peiné de l'article sur les
+Jésuites que j'ai lu dans votre numéro du 13 juin. Vous savez bien
+que je ne suis ni Jésuite ni bigot; mais je suis humain et j'aime à
+faire jouir tous mes concitoyens, quels qu'ils soient, de la somme de
+liberté dont je veux jouir moi-même. Je ne puis vraiment m'expliquer
+la terreur qu'inspirent les Jésuites à certains membres de nos
+assemblées... Quant à moi, qui cherche, par tous les moyens, à mener
+à bonne fin la mission difficile que mon pays m'a confiée, comment
+prendrais-je ombrage des Jésuites, qui, jusqu'ici, ont donné de si
+grandes preuves de charité et de dévouement aux pauvres émigrants
+qui viennent en Algérie, croyant y trouver une terre promise, et
+qui n'y rencontrent, tout d'abord, que déceptions, maladies et
+souvent la mort? Eh bien! oui, ce sont les Soeurs de Saint-Joseph
+et les Jésuites qui m'ont puissamment aidé à secourir ces affreuses
+misères que l'administration, avec toutes les ressources dont elle
+dispose, est complètement insuffisante à soulager. Les Soeurs de
+Charité ont soigné les malades qui ne trouvaient plus de place dans
+les hôpitaux et se sont chargées des orphelines. Les Jésuites ont
+adopté les orphelins. Le P. Brumauld, leur supérieur, a acquis,
+moyennant 120,000 francs, une vaste maison de campagne entourée
+de 150 hectares de terre cultivable, et là, il a recueilli plus
+de 130 orphelins européens qui, sous la direction de différents
+professeurs, apprennent les métiers de laboureur, jardinier,
+charpentier, menuisier, maçon. Il sortira de là des hommes utiles à
+la colonisation, au lieu de vagabonds dangereux qu'ils eussent été.
+Sans doute, les Jésuites apprendront à leurs orphelins à aimer Dieu.
+Est-ce un si grand mal? Tous mes soldats, à de rares exceptions près,
+croient en Dieu, et je vous affirme qu'ils ne s'en battent pas avec
+moins de courage... Pour moi, gouverneur de l'Algérie, je demande
+à conserver _mes_ Jésuites, parce que, je vous le répète, ils ne me
+portent nullement ombrage et qu'ils concourent efficacement au succès
+de ma mission. Que ceux qui veulent les chasser nous offrent donc les
+moyens de remplacer les soins gratuits et la charité de ces terribles
+fils de Loyola. Mais je les connais; ils déclameront et ne feront
+rien que grever le budget colonial, sur lequel ils commenceront par
+prélever leurs bons traitements, tandis que les Jésuites ne nous ont
+rien demandé que la tolérance[469].» Six ans plus tard, au moment
+de la mort du maréchal Bugeaud, le P. Brumauld l'appellera «son
+plus grand bienfaiteur, son père, le grand-père bien-aimé de ses
+orphelins[470]».
+
+[Note 469: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 310.]
+
+[Note 470: _Ibid._, p. 311.]
+
+Cette attitude du maréchal contrastait heureusement avec
+l'indifférence que, dans les premières années de l'occupation, les
+autorités algériennes avaient témoignée pour les choses religieuses.
+C'est qu'en effet, sous ce rapport, la situation s'était améliorée.
+La part du culte catholique, dans le budget de la colonie,
+originairement de 9,000 francs, atteignait maintenant 150,000 francs.
+Grâce à la création de l'évêché d'Alger en 1838, la vie chrétienne,
+nulle jusqu'alors, s'était développée. Au lieu des rares prêtres et
+des trois ou quatre chapelles misérables que Mgr Dupuch avait trouvés
+en Algérie, quand il avait pris possession de son siège épiscopal, on
+comptait, en 1845, dans le nouveau diocèse, 91 prêtres, 60 églises
+ou chapelles, un séminaire, plusieurs établissements hospitaliers
+ou scolaires fondés par des congrégations, des associations de
+piété et de charité. Toutefois, celui qui mesurait l'étendue des
+besoins était plus frappé encore de ce qui manquait. Cent cinquante
+mille francs pour le culte catholique, sur un budget total de cent
+trente millions, n'était-ce pas une proportion misérable, dans un
+pays où tout était à créer? Que de lieux où les immigrants et les
+soldats étaient absolument sans secours religieux! Dans la plupart
+des villages qu'elle avait établis, l'administration ne s'était pas
+inquiétée de bâtir une église. Les visiteurs recueillaient, à ce
+propos, de la bouche des colons, plus d'une plainte. «Point d'église,
+point d'école! disait l'un d'eux; nous sommes comme des animaux. Si
+nous avions une chapelle, une clochette, on pourrait se rappeler
+comment on a été élevé[471].» L'administration ne se bornait pas à
+ne pas faire; par routine tracassière et ombrageuse, elle gênait
+la libre initiative du clergé. Malheureusement, le premier évêque,
+Mgr Dupuch, n'avait pas autant d'esprit de conduite que de zèle, de
+prudence que de générosité. Sa charité téméraire et imprévoyante le
+fit tomber dans des embarras pénibles et compromettants. Aux prises
+avec quatre cent mille francs de dettes qu'il ne pouvait payer, il se
+vit réduit à donner sa démission, vers la fin de 1845. Il ne le fit
+pas sans élever la voix contre le gouvernement, auquel il reprochait
+de ne l'avoir pas soutenu et même de l'avoir entravé. Son successeur,
+Mgr Pavy, eut son zèle avec plus de sagesse. Le maréchal Bugeaud le
+prit tout de suite fort en gré. «Tenez, monseigneur, lui dit-il un
+jour brusquement, si vous n'étiez évêque, je vous voudrais soldat!
+Près de moi, sur un champ de bataille, quel bon général vous feriez!»
+L'évêque allait-il visiter, dans une de ses tournées pastorales,
+quelques-uns des villages créés par l'administration, le gouverneur
+se hâtait de l'en remercier. «C'est ainsi, lui écrivait-il, que
+l'on console et que l'on encourage les exilés de la patrie, en leur
+montrant des sentiments paternels, en même temps qu'on leur offre
+les secours de la religion[472].» À Paris également, il était, dans
+le gouvernement, des esprits assez clairvoyants et élevés pour
+comprendre combien la religion était nécessaire en Algérie, et
+pour se rendre compte que, sous ce rapport, il y avait beaucoup à
+réparer. «Cette année, pour la première fois, écrivait M. Guizot à M.
+Rossi, le 8 mars 1846, je vais prendre à mon compte cette question
+de l'Algérie, si grande et si lourde. J'attache à l'établissement
+religieux beaucoup d'importance; je crois qu'il en acquerra beaucoup,
+et cela me plaît personnellement de ressusciter le christianisme en
+Afrique[473].»
+
+[Note 471: Récit de M. de Bussière. (_Revue des Deux Mondes_ du 1er
+novembre 1853, p. 497.)--Le général de La Moricière demandait aux
+colons du Sig pourquoi leur village ne grandissait pas: «Ce qui nous
+manque, lui répondit une bonne femme, c'est de ne pas entendre le son
+des cloches.» (_Le général de La Moricière_, par M. KELLER, t. II, p.
+30.)]
+
+[Note 472: D'IDEVILLE, t. III, p. 308 et 309.]
+
+[Note 473: _Documents inédits._]
+
+
+VI
+
+Staouëli montrait ce qu'avec beaucoup d'énergie et de persévérance on
+pouvait faire du sol algérien. L'enseignement venait fort à propos,
+en présence du découragement que tant d'autres insuccès devaient
+produire. Toutefois, les conditions de cette entreprise monacale
+étaient trop exceptionnelles pour qu'on y trouvât la solution,
+jusqu'alors vainement cherchée, du problème de la colonisation
+algérienne. Où était donc cette solution? Le maréchal Bugeaud croyait
+le savoir. Il avait un système à lui qu'il jugeait le seul capable
+de lever toutes les difficultés et dont il attendait des merveilles.
+Convaincu que les échecs subis venaient de ce qu'on avait eu affaire
+à des colons civils, «cohue désordonnée, sans force d'ensemble,
+parce qu'elle était sans discipline», il voulait faire appel à la
+«colonisation militaire»: application nouvelle du principe posé par
+lui que «l'armée était tout en Algérie». À l'entendre, on pouvait
+trouver facilement, chaque année, parmi les soldats devant encore
+trois ans de service, un grand nombre d'hommes disposés à s'établir
+en Afrique. Un congé leur serait accordé pour aller chercher
+femme en France. L'État leur fournirait le sol, les matériaux,
+les instruments, le bétail. Dans chaque village, tout devait être
+possédé en commun jusqu'à l'expiration des trois ans. Embrigadés,
+commandés, soumis à la discipline militaire, les hommes continuaient,
+pendant ces trois ans, à faire partie de l'armée: il n'y avait de
+changé que leur mode de service. Dans les saisons où la culture ne
+les occuperait pas, ils seraient employés aux travaux publics. En
+cas de guerre, ils se trouveraient tout organisés et encadrés pour
+faire face au péril. À l'expiration des trois ans, on procéderait
+à la liquidation de la communauté: l'État se ferait rembourser de
+ses avances; le surplus serait divisé en autant de lots que de
+copartageants, et les lots tirés au sort. Le maréchal estimait qu'en
+quelques années on établirait ainsi un grand nombre de familles,
+composées d'éléments énergiques et disciplinés, dont la présence
+assurerait la soumission de la colonie en même temps que la culture
+du sol, et permettrait de réduire de moitié l'armée d'occupation. Par
+là donc, il prétendait résoudre, à la fois, le problème agricole et
+le problème militaire.
+
+Il y avait longtemps que le maréchal Bugeaud rêvait de ce mode de
+colonisation. Avant de commander à Alger, en 1838, il avait fait
+paraître une brochure intitulée: _De l'établissement de légions
+de colons militaires dans les possessions françaises du nord de
+l'Afrique, suivi d'un projet d'ordonnance adressé au gouvernement
+et aux Chambres_. Une fois gouverneur général, il ne manqua pas
+une occasion de revenir sur sa thèse favorite. Discours à la
+Chambre, mémoires au ministre, toasts dans les banquets, brochures,
+articles de journaux, correspondance avec les personnages influents,
+tout était employé par lui pour tâcher de gagner à ses idées le
+gouvernement et l'opinion. Dans l'ardeur de sa conviction, il ne
+craignait pas de proposer tout de suite une opération gigantesque,
+l'établissement, chaque année, de dix mille soldats colons, soit,
+en dix ans, de cent mille familles. Il n'évaluait pas la dépense
+à moins de 350 millions et reconnaissait même bientôt qu'elle
+pourrait s'élever au double. Il faisait entrevoir, à la vérité,
+comme compensation à cette charge, une réduction prochaine de
+l'armée d'Afrique, soit une économie annuelle de 40 millions. Quant
+à la colonisation civile, il se défendait de vouloir la supprimer
+entièrement, et lui laissait, sur la côte, une bande de terrain large
+de douze à quinze lieues: c'était au delà, dans l'intérieur des
+terres, qu'il entendait placer ses villages de soldats.
+
+En attendant une mesure générale que seuls les pouvoirs publics
+avaient qualité pour décréter, le maréchal, de sa propre autorité,
+avait fait un très petit essai de son système. En 1842 et 1843,
+il avait fondé trois villages militaires, deux dans le Sahel, un
+dans la Métidja. Sur sa demande, le maire de Toulon s'était occupé
+de trouver des femmes pour les soldats colons, et ceux-ci étaient
+allés en France se marier, comme ils eussent accompli toute autre
+corvée commandée: la chose prêta à rire, et il ne paraît pas qu'une
+fois la dot mangée, les époux aient fait bien bon ménage. Ce ne
+fut pas le seul déboire du maréchal. Au bout de peu de temps, les
+colons, absolument dégoûtés du travail en commun et de la propriété
+collective, le supplièrent de les «désassocier[474]». En 1845, sur
+les trois villages, deux étaient aussi misérables que les villages
+civils voisins: c'étaient ceux du Sahel; seul, celui qui était dans
+la Métidja devait à l'avantage de sa situation d'être assez prospère.
+
+[Note 474: Plus tard, en 1849, le maréchal Bugeaud a raconté lui-même
+plaisamment l'essai malheureux qu'il avait fait de la propriété
+collective, et il s'en est servi comme d'un argument contre les
+socialistes et les communistes.]
+
+Rien donc, dans ces premiers résultats, qui pût détruire les
+préventions existant contre le système du maréchal Bugeaud. On
+faisait remarquer que des mariages accomplis comme une manoeuvre de
+champ de Mars n'étaient pas une façon bien sérieuse de constituer
+les familles, condition première de toute bonne colonisation. On
+demandait ce que deviendrait la sujétion disciplinaire sur laquelle
+le maréchal fondait tout son système, lorsque, au bout de trois ans,
+les soldats seraient libérés et redeviendraient des citoyens comme
+les autres. Enfin, on insistait sur l'énormité des frais, et la
+franchise peu adroite avec laquelle le maréchal avait tout de suite
+parlé d'une dépense de plus de 300 millions, donnait beau jeu à ses
+adversaires. Ce n'était pas la Chambre qui se montrait le moins
+hostile. Les commissions des crédits se prononcèrent à plusieurs
+reprises dans leurs rapports contre toute opération de ce genre[475].
+Quant au cabinet, il répugnait visiblement à s'engager dans cette
+voie. Le maréchal Soult ne cachait pas qu'il y était opposé. M.
+Guizot, d'ordinaire le principal soutien du maréchal Bugeaud dans
+les conseils du gouvernement, ne croyait pas pouvoir proposer à ses
+collègues plus qu'un essai limité et peu coûteux; encore n'était-il
+pas sûr de l'obtenir et le demandait-il moins par goût pour la
+colonisation militaire que par égard pour son promoteur.
+
+[Note 475: Voir notamment le rapport de M. Vatout, du 13 mai 1843, et
+celui de M. Magne, du 16 mai 1845.]
+
+Le gouverneur général n'était pas homme à reculer devant des
+oppositions, si nombreuses qu'elles fussent. Il se montrait, au
+contraire, chaque jour plus confiant dans son idée. Le ministère
+se refusant ou hésitant à se mettre en mouvement, il tenta de
+l'entraîner, en prenant audacieusement les devants. Le 9 août 1845,
+il adressa cette circulaire à tous les généraux sous ses ordres:
+«Général, j'ai lieu de regarder comme très prochain le moment où
+nous serons autorisés à entreprendre un peu en grand les essais de
+colonisation militaire. Les conditions sont détaillées ci-après.
+Invitez MM. les chefs de corps à les faire connaître à leurs
+subordonnés et à vous adresser, aussitôt qu'il se pourra, l'état des
+officiers, sous-officiers et soldats qui désirent faire partie des
+colonies militaires.» Suivait une série d'articles organisant d'une
+façon complète ces colonies, absolument comme si le principe en avait
+été adopté et qu'il s'agît seulement de l'appliquer. Aussitôt cette
+circulaire connue à Paris, l'émotion fut grande dans le cabinet,
+dans les Chambres, dans le public. «Pacha révolté», s'écria la
+_Presse_. M. Guizot, bien qu'habitué aux incartades du maréchal, ne
+put s'empêcher de trouver celle-ci un peu forte. Il fit insérer dans
+le _Journal des Débats_ une note officieuse qui, avec des précautions
+de langage, remettait à son rang le gouverneur trop indépendant
+et lui rappelait «qu'il y avait à Paris un gouvernement et des
+Chambres». En même temps, il lui écrivit une lettre de reproches
+affectueux. «Peut-être avez-vous cru, lui disait-il, lier d'avance et
+compromettre sans retour le gouvernement dans cette entreprise ainsi
+étalée tout entière dès les premiers pas. C'est une erreur, mon cher
+maréchal.» Et il lui montrait que le seul résultat de son initiative
+était «d'embarrasser grandement ses plus favorables amis», ceux qui,
+à ce moment, travaillaient et avaient si grand'peine à faire accepter
+l'idée d'un essai partiel. Le maréchal sentit qu'il était allé trop
+loin; il fit publier par le _Moniteur algérien_ un article destiné à
+atténuer la circulaire. Dans sa réponse à M. Guizot, il s'excusa tant
+bien que mal. «Cette circulaire, lui écrivait-il, ne devait avoir
+aucune publicité... Je dois dire aussi que les termes en étaient
+trop positifs; j'aurais dû mettre partout les verbes au conditionnel;
+au lieu de dire: _Les colons recevront, etc._, j'aurais du dire: _Si
+le gouvernement adoptait mes vues, les colons recevraient, etc._
+Changez le temps du verbe, et vous ne verrez plus qu'une chose
+simple, une investigation statistique qui est dans les usages du
+commandement et destinée à éclairer le gouvernement lui-même[476].»
+
+[Note 476: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 194 à 198.]
+
+
+VII
+
+Si les oppositions que rencontrait le maréchal Bugeaud ne
+l'ébranlaient pas dans sa conviction, elles le fatiguaient,
+l'irritaient. Il y voyait volontiers une sorte d'ingratitude. Plus
+que jamais, d'ailleurs, il se croyait en butte à une malveillance
+systématique de la part du maréchal Soult et des bureaux du ministère
+de la guerre. Il accusait notamment ces bureaux d'inspirer et de
+subventionner le journal _l'Algérie_, qui, de Paris, lui faisait
+une guerre acharnée, et dont les attaques trouvaient souvent écho
+dans les autres feuilles de la capitale[477]. Ces piqûres de presse
+mettaient parfois hors de lui le peu patient gouverneur. Ainsi en
+était-il, par exemple, quand _l'Algérie_, par un calcul plein de
+malice, exaltait ses lieutenants, La Moricière, Bedeau et surtout le
+duc d'Aumale.
+
+[Note 477: L'_Algérie_, fondée à Paris, en 1843, pour être hors de la
+portée du gouverneur général, paraissait six fois par mois, les jours
+qui correspondaient aux départs des courriers d'Algérie.]
+
+Non sans doute que le maréchal ne fût le premier à proclamer les
+hautes qualités du vainqueur de la Smala. En 1843, il lui aurait
+fait confier, malgré sa jeunesse, l'intérim du gouvernement général,
+si le Roi, sur la demande même de son fils, ne se fût opposé à
+une élévation trop rapide[478]. Bien souvent depuis, dans ses
+conversations comme dans ses lettres, il s'était plu à saluer
+dans le duc d'Aumale son futur successeur[479]. Mais n'est-ce pas
+quelquefois à l'endroit de leurs héritiers que les vieillards se
+montrent le plus ombrageux? Ce fut principalement à l'occasion du
+commandement que le prince venait d'exercer, pendant quelque temps,
+dans la province de Constantine, que l'_Algérie_ essaya de l'opposer
+au gouverneur. Il ne faut pas oublier que cette province se trouvait
+dans une situation à part. Ayant échappé à l'action d'Abd el-Kader,
+elle était passée, sans interruption, de la domination des Turcs à
+celle de la France, et les Arabes, habitués à obéir, nous avaient
+acceptés sans trop de peine. Il en était résulté, presque dès le
+lendemain de la prise de Constantine, une pacification relative qui
+contrastait avec la guerre acharnée dont les deux autres provinces
+étaient le théâtre. L'armée n'y avait guère que des courses de police
+à faire: aussi, sur cent mille hommes de troupes qui, depuis 1840,
+étaient en Algérie, quatorze à dix-huit mille suffisaient pour la
+province de Constantine. Il est vrai que, sur plus d'un point de
+cette région, nous n'exercions qu'une sorte de souveraineté, parfois
+même un peu nominale. Absorbé par sa lutte contre Abd el-Kader, le
+maréchal Bugeaud ne regardait guère à ce qui se passait dans l'est
+de la colonie, et les généraux qui y commandaient étaient à peu près
+livrés à eux-mêmes. Par une heureuse fortune, deux d'entre eux, le
+duc d'Aumale et son successeur, le général Bedeau, se révélèrent des
+administrateurs éminents. L'_Algérie_ n'avait pas tort quand elle
+faisait d'eux un très grand éloge. Mais où elle devenait injuste,
+c'est quand elle donnait à entendre que le maréchal Bugeaud aurait pu
+obtenir la même pacification dans les provinces d'Alger et d'Oran,
+s'il avait su gouverner et administrer, au lieu de ne savoir que
+batailler. Si peu fondée qu'elle fût, cette insinuation n'était pas
+sans rencontrer quelque crédit dans l'opinion, qui connaissait mal
+les faits, et dans la Chambre, toujours impatiente de mettre un
+terme aux sacrifices d'hommes et d'argent qu'on lui demandait pour
+l'Algérie.
+
+[Note 478: Voir entre autres une lettre du Roi au duc d'Aumale, en
+date du 2 juin 1843, publiée par la _Revue rétrospective_.]
+
+[Note 479: Le maréchal écrivait, le 23 octobre 1843, à M. Blanqui:
+«Je désire qu'un prince me remplace ici... Le duc d'Aumale est
+et sera chaque jour davantage un homme capable.» (_Mémoires de M.
+Guizot_, t. VII, p. 236.) Vers ce même temps, il s'exprimait ainsi
+dans une conversation de bivouac: «Je place très haut les talents
+militaires et administratifs de mes trois lieutenants: Changarnier,
+La Moricière et Bedeau. Eh bien, si j'avais à faire le choix de
+mon successeur au gouvernement de l'Algérie, je n'hésiterais pas à
+désigner Mgr le duc d'Aumale, dans lequel se trouvent réunies les
+qualités qui constituent le chef d'armée et l'administrateur. Il a
+la décision prompte, le courage entraînant, le corps infatigable et
+l'amour du travail, le tout dirigé par une haute intelligence et un
+ferme bon sens. Joignez à cela le prestige dont l'entoure, aux yeux
+de tous et des Arabes surtout, son titre de fils du sultan de France,
+et vous aurez en lui le gouverneur qui fera de l'Algérie un royaume
+prospère.» (_Trente-deux ans à travers l'Islam_, par Léon ROCHES, t.
+II, p. 438.) L'année suivante, le maréchal exprimait de nouveau la
+même idée, dans une lettre à M. Guizot. (_Mémoires de M. Guizot_, t.
+VII, p. 237.)]
+
+Le maréchal ne pouvait soupçonner le duc d'Aumale ni le général
+Bedeau d'être pour quelque chose dans ces comparaisons; mais elles
+ne lui en étaient pas moins fort déplaisantes. Il en était même
+venu, sur ce sujet, à un état de susceptibilité qui lui faisait
+voir des adversaires jusque chez ses plus sûrs amis. Vers la fin de
+la session de 1845, M. de Corcelle ayant, dans un de ses discours,
+loué l'administration du duc d'Aumale et mis en relief le bon état
+de la province de Constantine, Bugeaud se crut visé et lui envoya
+aussitôt ce que l'honorable député appelait plaisamment, dans sa
+réponse, un «bouquet de mitraille». Le maréchal laissait voir, avec
+une sorte de naïveté, où il se sentait blessé. «Je ne suis pas
+jaloux, je vous le jure, écrivait-il, des éloges qu'on donne à mes
+lieutenants; je suis heureux de voir louer un prince que j'aime;...
+mais je ne puis admettre que ce qu'ils ont fait de louable se
+soit opéré sans ma participation... S. A. R. le duc d'Aumale n'a
+pas pris une seule mesure administrative sans m'avoir préalablement
+consulté... Il n'a rien changé au fond des choses... Il n'a fait
+qu'adopter des mesures d'ordre, de surveillance, de régularité; il
+me les a soumises, et je les ai approuvées.» Le maréchal déclarait
+que «tout cela le décourageait», qu'il ne «se sentait plus la force
+de se donner tant de peine, tant de soucis, pour être ainsi jugé».
+«Je ne suis pas du tout éloigné, ajoutait-il, de remettre aux mains
+des _hommes nouveaux_ que vante l'_Algérie_ et que moi-même j'estime
+certainement à leur valeur qui est très réelle, le soin des destinées
+de notre conquête.» Et dans une autre lettre: «Vous me dites que je
+ne sais pas souffrir la contrariété, parce que je suis entouré d'amis
+qui m'approuvent toujours... Il n'y a pas d'homme en France qui
+soit plus contrarié que moi.» Puis, revenant sur le «parallèle fort
+blessant» dont il se plaignait: «Comment, demandait-il, pouviez-vous
+croire que je m'entendrais dire de sang-froid que je ne suis pas le
+gouverneur de l'Algérie, que j'administre très mal la portion du pays
+qui est sous ma main, pendant que mes lieutenants font très bien sans
+ma participation[480]?»
+
+[Note 480: Lettres du maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, en date du
+12 juin et du 8 juillet 1845. (_Documents inédits._)]
+
+M. de Corcelle n'eut pas de peine à se justifier, et il ne le fit pas
+sans dire quelques utiles vérités à son illustre, mais trop ombrageux
+ami. «Vous avez, lui écrivait-il, à vous méfier beaucoup de vos
+premiers mouvements, lorsque vous rencontrez certaines oppositions
+à vos vues, quoique ensuite vous soyez on ne peut plus accessible,
+modéré et tolérant. Cette promptitude dans l'attaque ou la défense
+n'est tout à fait bonne que devant l'ennemi. C'est dans ce sens que
+je vous reprochais les rapides entraînements qui sont la conséquence
+d'une humeur très vive, et peut-être d'un grand pouvoir justifié par
+de si beaux succès. Si vous revenez vite d'une prévention, comme
+vous sabrez tout d'abord les malencontreux opposants, avant de vous
+rendre compte de leur pensée! Tenez, mon cher maréchal, je maintiens
+que si par esprit d'opposition on entend une certaine vivacité de
+prévention, l'ardeur du combat, un peu de raideur au service d'une
+théorie ou d'une opinion toute faite, vous êtes, dans ces premiers
+transports dont vous savez heureusement revenir, bien plus de
+l'opposition que je n'en suis. Vous avez de si glorieuses qualités
+que je ne crains pas de vous être moins attaché en vous découvrant
+des défauts, et notamment celui d'être prompt à l'exagération et
+à l'offense dans le feu des discussions. Je suis convaincu que,
+dans vos relations avec l'administration de la guerre, ce sont des
+diableries de ce genre qui vous ont causé des embarras. Les mauvais
+tours dont vous avez à vous plaindre vous viennent en grande partie
+de votre humeur d'opposition et aussi de votre goût pour la polémique
+écrite; car, bien que vous soyez un grand homme d'action, je vous
+considère comme un très superbe opposant et très habile journaliste.
+Vous n'aimez pourtant ni l'opposition ni les journaux. Toute votre
+vie, vous serez journaliste contre les journaux; mais, comme vous
+serez mieux que cela, il n'y aura pas grand mal[481].» Le maréchal
+avait l'âme assez haute et assez droite pour goûter cette franchise
+affectueuse. Il mit donc de côté tout ressentiment contre son
+ami, mais il n'en demeura pas moins convaincu qu'il était entouré
+d'ennemis, et, comme il le disait, qu'une «grosse intrigue d'envieux
+et d'ambitieux» se servait du journal _l'Algérie_ et des bureaux
+de la guerre pour le «démolir[482]». «J'ai été déclaré incapable
+de continuer l'oeuvre, écrivait-il à M. de Corcelle. Mon temps est
+fini. On convient que je suis assez bon soldat; mais on dit que je
+n'entends rien en administration...; que, d'ailleurs, comme il
+n'est plus nécessaire de faire la guerre, on n'a plus besoin de mon
+unique talent. On va fermer le temple de Janus. Mais les Arabes se
+chargeront de l'ouvrir, et mes grands hommes apprendront bientôt
+qu'on ne reste pas en paix à volonté[483].»
+
+[Note 481: Lettre du 17 septembre 1845. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 482: Expressions dont le maréchal se servait dans une lettre
+écrite à M. Guizot, le 18 août 1845. (_Mémoires de M. Guizot_, t.
+VII, p. 124.)]
+
+[Note 483: Lettre du 28 septembre 1845. (_Documents inédits._)]
+
+Sous le coup de ce découragement et de cette amertume, le maréchal
+avait songé, un moment, à donner sa démission. Vers la fin de juin
+1845, il avait adressé au gouvernement une lettre dans laquelle il
+demandait formellement à être rappelé[484]. Quant aux motifs de sa
+détermination, il les exposait ainsi à M. Guizot: «J'ai la conviction
+que M. le maréchal Soult a l'intention de me dégoûter de ma situation
+pour me la faire abandonner. Cette pensée résulte d'une foule de
+petits faits et d'un ensemble qui prouve qu'il n'a aucun égard pour
+mes idées, pour mes propositions. Vous avez vu le cas qu'il a fait de
+l'engagement, pris devant le conseil, de demander 500,000 francs pour
+un essai de colonisation militaire; c'est la même chose de tout, ou
+à peu près. Il suffit que je propose une chose pour qu'on fasse le
+contraire, et le plus mince sujet de ses bureaux a plus d'influence
+que moi sur l'administration et la colonisation de l'Algérie. Dans
+tous les temps, les succès des généraux ont augmenté leur crédit;
+le mien a baissé dans la proportion du progrès des affaires de
+l'Algérie. Je ne puis être l'artisan de la démolition de ce que je
+puis, sans vanité, appeler mon ouvrage. Je ne puis assister au triste
+spectacle de la marche dans laquelle on s'engage au pas accéléré.
+Extension intempestive, ridicule, insensée, de toutes les choses
+civiles; amputation successive de l'armée et des travaux publics,
+pour couvrir les folles dépenses d'un personnel qui suffirait à une
+population dix fois plus forte, voilà le système. Je suis fatigué
+de lutter sans succès contre tant d'idées fausses, contre des
+bureaux inspirés par le journal _l'Algérie_. Je veux reprendre mon
+indépendance, pour exposer mes propres idées au gouvernement et au
+pays. Le patriotisme me le commande, puisque j'ai la conviction qu'on
+mène mal la plus grosse affaire de la France[485].»
+
+[Note 484: _Ibid._]
+
+[Note 485: Lettre du 30 juin 1845. (_Mémoires de M. Guizot_, t. VII,
+p. 122, 183 et 184.)]
+
+Le gouvernement s'apercevait, une fois de plus, que le maréchal
+Bugeaud était un agent peu commode. Mais il n'oubliait pas que,
+quand, on a la fortune d'être servi par de tels hommes, il faut bien
+leur passer quelques bizarreries de caractère. C'est le propre de ces
+natures faites pour agir, de savoir mal obéir. M. Guizot rappelait
+justement à ce propos que Napoléon disait un jour: «Croit-on que
+ce soit une chose toute simple de gouverner un Soult ou un Ney?»
+Loin donc de profiter de l'occasion qui lui était offerte de se
+débarrasser de Bugeaud, le conseil des ministres décida de le
+retenir. Le maréchal Soult lui-même l'informa, en termes excellents
+et fort amicaux, du désir qu'avaient le Roi et le cabinet tout entier
+de le voir conserver ses fonctions[486]. Touché de cette démarche,
+le gouverneur n'insista pas sur sa démission. À ce même moment,
+d'ailleurs, il se faisait prendre en faute avec sa circulaire du 9
+août 1845 sur la colonisation militaire, et la conscience de son tort
+le rendait plus conciliant. Il sollicita seulement un congé, pour
+venir conférer avec le ministre de la guerre et se rendre compte
+s'il pouvait se mettre d'accord avec lui. «J'irai droit mon chemin,
+écrivait-il à M. Guizot, le 18 août 1845, tant que je serai soutenu
+par le gouvernement du Roi. Je serai dédommagé des déclamations des
+méchants par l'assentiment général de l'armée et de la population
+de l'Algérie. Le 6 ou 7 septembre, je serai près de M. le maréchal
+Soult. Je traiterai avec lui de quelques-unes des principales
+questions. Si nous pouvons nous entendre, comme j'en ai l'espoir
+d'après les bonnes dispositions qu'il me montre depuis quelque
+temps, je me remettrai de nouveau à la plus rude galère à laquelle
+ait jamais été condamné un simple mortel[487].» À la même époque,
+il disait au colonel de Saint-Arnaud: «Si l'on ne me comprend pas,
+si l'on ne veut pas me comprendre, je ne reviendrai pas. Si tout
+s'arrange, comme je le crois, je serai de retour à Alger dans les
+premiers jours de novembre[488].»
+
+[Note 486: Tous ces faits sont rapportés par le maréchal lui-même,
+dans une lettre qu'il écrivit ultérieurement à M. de Corcelle, le 28
+septembre 1845. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 487: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 124.]
+
+[Note 488: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._]
+
+Le gouverneur s'embarqua pour la France le 4 septembre 1845, et se
+rendit tout droit à Soultberg, résidence du ministre de la guerre
+dans le Tarn. L'entrevue se passa beaucoup mieux qu'on ne pouvait s'y
+attendre. Le maréchal Bugeaud s'était appliqué, comme il l'écrivait
+lui-même à M. Guizot, «à y mettre du moelleux et de la déférence». De
+son côté, le maréchal Soult, trop fatigué pour ne pas désirer éviter
+un conflit avec un contradicteur si considérable et d'ordinaire si
+véhément, chercha à être aimable. Bugeaud se bornait, pour le moment,
+à demander une chose qu'il n'y avait aucune raison de lui refuser:
+c'était la constitution d'une commission de pairs, de députés et
+d'autres personnages compétents, qui serait envoyée en Afrique et
+y rechercherait, de concert avec le gouverneur, la solution des
+problèmes intéressant l'avenir de l'Algérie, notamment du problème
+de la colonisation. Le maréchal Bugeaud sortit de cette conférence
+«très satisfait[489]». «Pendant les deux jours que nous avons
+discuté sur les affaires d'Afrique, mandait-il peu après à M. Guizot,
+je n'ai trouvé, chez le ministre de la guerre, que d'excellents
+sentiments pour moi et de très bonnes dispositions pour les affaires
+en général[490].»
+
+[Note 489: Ce sont les expressions dont le maréchal Bugeaud se
+servait dans la lettre écrite à M. de Corcelle, le 28 septembre 1845.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 490: Lettre du 28 septembre 1845. (_Mémoires de M. Guizot_, t.
+VII, p. 198.)]
+
+Le gouverneur se faisait illusion: après avoir vu longtemps les
+choses trop en laid, il les voyait maintenant trop en beau. Elles
+n'étaient pas à ce point éclaircies et pacifiées entre le ministre
+de la guerre et lui. Au fond, ils étaient toujours en désaccord sur
+la question principale, celle de la colonisation militaire, et l'on
+devait s'attendre qu'à l'heure de préciser davantage les résolutions
+à prendre, ce désaccord se manifestât de nouveau. Mais avant que rien
+de ce genre eût pu se produire, survinrent d'Afrique de tragiques
+nouvelles qui reléguèrent aussitôt au second plan tous les problèmes
+sur lesquels on discutait depuis quelque temps. Il s'agissait bien de
+se quereller sur un mode de colonisation! C'était la soumission même
+de l'Algérie qui paraissait remise en question.
+
+
+VIII
+
+Quand le maréchal Bugeaud s'était embarqué pour la France, le 4
+septembre 1845, tout semblait tranquille en Algérie. Il n'était
+pas parti depuis quelques jours, que divers symptômes d'agitation
+se manifestaient avec une simultanéité inquiétante. Bou-Maza
+reparaissait dans le Dahra, et telle était la vigueur de ses premiers
+coups, que nos troupes se trouvaient tout d'abord réduites à la
+défensive. Ailleurs surgissaient d'autres fauteurs de révoltes, qui,
+eux aussi, se paraient du surnom, devenu populaire, de Bou-Maza. Sur
+notre frontière de l'Ouest, des troubles, visiblement suscités par
+Abd el-Kader, obligeaient le général Cavaignac, qui commandait dans
+Tlemcen, à se mettre en campagne, et, dès ses premiers pas, il était
+étonné de la résistance qu'il rencontrait. On ne savait pas encore
+quelle importance il fallait attacher à tous ces incidents, quand
+se répandit une nouvelle bien autrement grave et douloureuse: une
+colonne française venait d'être surprise et détruite par Abd el-Kader.
+
+Voici en quelles circonstances. Le poste de Djemâa-Ghazouat, situé
+sur la côte, près du Maroc, était commandé par le lieutenant-colonel
+de Montagnac, officier admirable de bravoure et d'énergie, mais
+péchant quelquefois par excès de fougue et d'audace. En dépit des
+recommandations expresses qui lui avaient été faites de «ne pas
+aller livrer des combats au dehors», Montagnac, au premier bruit
+des mouvements d'Abd el-Kader, crut devoir se porter au secours
+d'une tribu fidèle, menacée par l'émir. Le 21 septembre 1845, il
+se mit en route avec 346 fantassins du 8e bataillon des chasseurs
+d'Orléans et 62 hussards. Dès le lendemain, il était rejoint par
+un messager du général Cavaignac qui rappelait à Tlemcen le 8e
+bataillon de chasseurs. Montagnac ne pensa pas être tenu d'obéir
+avant d'avoir infligé un échec à l'ennemi, avec lequel il avait
+commencé à échanger des coups de fusil. Il poussa donc plus avant.
+Le 23, près du marabout de Sidi-Brahim, à un moment où sa troupe
+se trouve imprudemment morcelée en trois petits corps, celui qui
+marchait en tête tombe dans une sorte d'embuscade, et est enveloppé
+par une cavalerie très nombreuse qu'Abd el-Kader dirige lui-même.
+Aux premiers coups de feu, Montagnac est mortellement blessé. Nos
+soldats se réunissent sur un mamelon, sans autre espoir que de vendre
+chèrement leur vie; bientôt les munitions sont épuisées; personne,
+néanmoins, ne songe à se rendre. Alors, rapporte l'un des rares
+survivants de ce combat, «les Arabes, resserrant le cercle autour
+de ce groupe immobile et silencieux, le font tomber sous leur feu,
+comme un vieux mur». Au bout de peu de temps, il n'y a plus, du côté
+des Français, que des cadavres ou des blessés ne donnant presque
+plus signe de vie. À ce moment, le second détachement, mandé dès le
+début par Montagnac, accourt sur le lieu du combat; aussitôt accablé
+par les vainqueurs, il subit le même sort. Reste l'arrière-garde,
+demeurée auprès des bagages et composée de 80 carabiniers sous les
+ordres du capitaine Géreaux. Les Arabes fondent sur elle. Géreaux
+ne se trouble pas; le marabout de Sidi-Brahim est à sa portée:
+il se jette dedans, s'y barricade et résiste aux plus furieuses
+attaques. Abd el-Kader lui fait porter une sommation de se rendre,
+avec promesse de vie sauve. Le capitaine lit la lettre à ses hommes,
+qui n'y répondent que par les cris de: «Vive le Roi!» et hissent sur
+le marabout un drapeau fait avec des lambeaux de vêtement. Après
+de nouvelles attaques, l'émir fait faire une seconde sommation; il
+ordonne, cette fois, qu'elle soit transmise par un des officiers
+prisonniers et blessés, l'adjudant-major Dutertre. Celui-ci s'avance
+vers le marabout: «Chasseurs, s'écrie-t-il, on va me décapiter
+si vous ne posez les armes, et moi, je viens vous dire de mourir
+jusqu'au dernier plutôt que de vous rendre.» Sa tête tombe aussitôt.
+Le combat reprend plus acharné, interrompu deux fois encore par des
+sommations sans résultat. L'émir, lassé de cette résistance qui lui
+coûte très cher, prend le parti de s'éloigner avec le gros de son
+armée, en laissant seulement les forces nécessaires pour bloquer
+étroitement le marabout. Les assiégés n'ont ni vivres ni eau. Ils
+passent ainsi trois longs jours, attendant un secours qui aurait
+dû venir et qui ne vient pas. Enfin, le 26, aimant mieux tomber en
+combattant que de mourir de faim et de soif, ils s'élancent hors
+de leur réduit, en emportant leurs blessés. Ce coup de désespoir
+semble d'abord leur réussir; ils font une trouée à travers les Arabes
+stupéfaits et se dirigent en bon ordre vers Djemâa. Déjà l'on peut
+distinguer les murs de la ville, quand, à la vue d'un filet d'eau qui
+coule au fond d'un ravin, les hommes, en dépit de leurs officiers,
+quittent leurs rangs, se précipitent dans le ravin et se jettent à
+plat ventre pour étancher la terrible soif qui les dévore depuis
+trois jours. Ce désordre n'échappe pas aux Arabes qui accourent et,
+de la hauteur, font pleuvoir les balles sur les malheureux buveurs:
+tous succombent. Géreaux cependant a essayé de continuer la retraite
+avec les quelques hommes qui ne se sont pas débandés; mais ils ne
+sont plus assez nombreux et finissent par être écrasés; le capitaine
+tombe, mortellement atteint. Douze soldats seuls parviennent à
+rejoindre les cavaliers sortis de Djemâa à leur rencontre: c'est
+tout ce qui revient des 425 hommes partis de cette ville, cinq jours
+auparavant, avec le colonel de Montagnac[491].
+
+[Note 491: J'ai suivi principalement le beau récit donné de cet
+incident par M. le duc d'Aumale, dans son livre: _Zouaves et
+chasseurs à pied_.]
+
+Quand on sut à Alger le désastre de Sidi-Brahim, l'émotion y
+fut extrême; dans l'imagination du public, l'événement prit les
+proportions d'une catastrophe. L'effet en fut encore aggravé par la
+série de mauvaises nouvelles qui survinrent coup sur coup, dans les
+jours suivants. La plus douloureuse fut celle de la capitulation
+d'Aïn-Temouchent: le lieutenant Marin conduisait 200 hommes, la
+plupart sortant de l'hôpital, de Tlemcen à Aïn-Temouchent; apercevant
+sur sa route des cavaliers qu'il reconnaît pour ceux d'Abd el-Kader,
+il perd la tête; sans avoir été même attaqué, il court à l'émir et se
+rend à lui avec toute sa troupe[492]. Il n'était pas à craindre sans
+doute qu'une défaillance aussi inexplicable trouvât des imitateurs;
+mais, succédant, à quarante-huit heures d'intervalle, au désastre de
+Sidi-Brahim, elle était bien de nature à exalter les Arabes. Tout
+d'ailleurs révélait un soulèvement prémédité et concerté: à Sebdou,
+le commandant Billot était attiré dans une embuscade et massacré avec
+toute son escorte; le chef du bureau arabe de Tiaret était enlevé
+par trahison; des caïds, amis de la France, tombaient assassinés;
+plusieurs postes étaient attaqués, des ponts et des magasins brûlés,
+des communications interrompues; la majeure partie des tribus de la
+subdivision de Tlemcen prenait les armes et rejoignait Abd el-Kader.
+«Qui sait ce qui arrivera? écrivait le colonel de Saint-Arnaud, à
+la date du 3 octobre. Abd el-Kader peut aussi bien être dans la
+Métidja, dans un mois, que fuyant dans le Maroc, sans suite, avant
+dix jours... Une seule chose est certaine, c'est que la guerre
+sainte a éclaté et a débuté par une catastrophe qui a atterré les
+colons et jusqu'aux négociants d'Alger.»
+
+[Note 492: Ce malheureux officier, qui avait donné antérieurement des
+preuves de bravoure, fut remis plus tard en liberté par Abd el-Kader.
+Traduit devant un conseil de guerre, il fut condamné à mort; mais
+cette sentence fut annulée.]
+
+Dès le 28 septembre 1845, le général de La Moricière, gouverneur
+par intérim, avertit le maréchal Soult que «la situation était fort
+grave». «Vous jugerez sans doute indispensable, ajoutait-il, que
+M. le maréchal Bugeaud rentre immédiatement en Algérie.» Le même
+jour, il dépêchait directement au maréchal le commandant Rivet,
+pour presser son retour. En attendant, il ne demeurait pas inactif.
+Jugeant avec raison que le plus grand péril n'était pas à l'intérieur
+avec Bou-Maza et ses imitateurs, mais sur la frontière de l'Ouest, où
+il fallait tâcher de barrer le chemin à Abd el-Kader, il s'y porta
+immédiatement de sa personne. Le 8 octobre, il rejoignait le général
+Cavaignac au delà de Tlemcen, attaquait vigoureusement avec lui les
+tribus révoltées, les battait, mais sans atteindre l'émir lui-même,
+qui, suivant son habitude, s'était dérobé.
+
+Ce fut le 6 octobre que le commandant Rivet arriva à la Durantie, en
+Périgord, où était le maréchal Bugeaud, et lui fit part de ce qui
+se passait en Algérie. En présence de tels événements, le maréchal
+ne songea plus à se retirer ni à marchander les conditions de son
+retour. Le péril l'appelait, et aussi l'espérance d'acquérir une
+nouvelle gloire dont il se servirait pour faire prévaloir ses idées.
+«Je pars dans la nuit du 7 au 8, écrivit-il, le 6, au ministre de la
+guerre. J'ai pensé qu'étant encore gouverneur nominal de l'Algérie,
+je ne pouvais me dispenser de répondre à l'appel que me font l'armée
+et la population, que ce serait manquer à mes devoirs envers le
+gouvernement et mon pays.» Il ajoutait, après avoir énuméré avec
+précision les renforts dont il avait besoin: «Nous allons, Monsieur
+le maréchal, jouer une grande partie qui peut être décisive pour
+notre domination, si nous la jouons bien, ou nous préparer de
+grandes tribulations et de grands sacrifices, si nous la jouons mal.
+L'économie serait ici déplorable.» Il écrivait en même temps à M.
+Guizot: «Les circonstances sont très graves; elles demandent de
+promptes décisions. Ce n'est pas le cas de vous entretenir de mes
+griefs et des demandes sans l'obtention desquelles je ne comptais
+pas rentrer en Algérie. Je cours à l'incendie; si j'ai le bonheur de
+l'apaiser encore, je renouvellerai mes instances pour faire adopter
+des mesures de consolidation de l'avenir. Si je n'y réussis pas, rien
+au monde ne pourra m'attacher plus longtemps à ce rocher de Sisyphe.
+C'est bien le cas de vous dire aujourd'hui ce que le maréchal de
+Villars disait à Louis XIV: Je vais combattre vos ennemis et je vous
+laisse au milieu des miens[493].»
+
+[Note 493: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 200 et 201.]
+
+Seulement, comme si le maréchal ne pouvait s'empêcher de mêler à
+ses plus généreuses résolutions quelqu'une de ces «diableries» dont
+parlait M. de Corcelle, il adressait, à cette même date du 6 octobre,
+la lettre suivante au préfet de la Dordogne: «M. le chef d'escadron
+Rivet m'apporte d'Alger les nouvelles les plus fâcheuses; l'armée
+et la population réclament à grands cris mon retour. J'avais trop à
+me plaindre de l'abandon du gouvernement vis-à-vis de mes ennemis
+de la presse et d'ailleurs, pour que je ne fusse pas parfaitement
+décidé à ne rentrer en Algérie qu'avec la commission que j'ai
+demandée et après la promesse de satisfaire à quelques-unes de mes
+idées fondamentales; mais les événements sont trop graves pour que
+je marchande mon retour au lieu du danger.» Puis, après avoir donné
+au préfet quelques détails sur l'insurrection, il finissait ainsi:
+«Il est à craindre que ceci ne soit une forte guerre à recommencer.
+Hélas! les événements ne donnent que trop raison à l'opposition que
+je faisais au système qui étendait sans nécessité l'administration
+civile et diminuait l'armée pour couvrir les dépenses de cette
+extension. J'ai le coeur navré de douleur de tant de malheurs et
+de tant d'aveuglement de la part des gouvernants et de la presse
+qui nous gouverne plus qu'on n'ose l'avouer.» Ce ne pouvait être
+sérieusement que le maréchal attribuait l'agression d'Abd el-Kader
+à la prétendue extension de l'administration civile. Quant au
+reproche d'abandon adressé au gouvernement, il venait d'autant plus
+mal à propos qu'en ce moment le ministère expédiait d'urgence les
+renforts demandés; ces renforts, qui ne comprenaient pas moins de
+six régiments d'infanterie et deux de cavalerie, devaient porter
+à 107,000 hommes l'armée d'Algérie. Encore n'y aurait-il eu que
+demi-mal, si cette injuste récrimination se fût produite à huis clos.
+Mais la lettre du maréchal, communiquée étourdiment par le préfet
+au rédacteur du _Conservateur de la Dordogne_, fut publiée par ce
+journal et, de là, fit le tour de la presse, avec les commentaires
+qu'on peut supposer. Fort penaud de cette publication et du bruit
+qu'elle faisait, le gouverneur se hâta de déclarer qu'il n'y était
+pour rien. «Ma lettre, écrivit-il à M. Guizot, était la communication
+confidentielle d'un ami à un ami; elle ne devait avoir aucune
+publicité. C'est encore une tuile qui me tombe sur la tête. Je le
+déplore surtout parce que la presse opposante ne manquera pas d'en
+tirer parti contre le gouvernement.» M. Guizot ne se contenta pas de
+cette sorte d'excuse et jugea nécessaire de faire sentir au maréchal
+le tort de sa conduite: «Je ne puis accepter, lui répondit-il, votre
+reproche que vous n'avez pas été soutenu par le gouvernement. Il
+appartient et il sied aux esprits comme le vôtre, mon cher maréchal,
+de distinguer les grandes choses des petites, et de ne s'attacher
+qu'aux premières. Il n'y a, pour vous, en Afrique, que deux grandes
+choses: l'une d'y avoir été envoyé, l'autre d'y avoir été pourvu,
+dans l'ensemble et à tout prendre, de tous les moyens d'action
+nécessaires. Le cabinet a fait pour vous ces deux choses-là, et il
+les a faites contre beaucoup de préventions et à travers beaucoup
+de difficultés... Après cela, qu'à tel ou tel moment, sur telle ou
+telle question, le gouvernement n'ait pas partagé toutes vos idées,
+ni approuvé tous vos actes, rien de plus simple: c'est son droit. Que
+vous ayez même rencontré, dans telle ou telle commission, dans tel
+ou tel bureau, des erreurs, des injustices, des idées fausses, de
+mauvais procédés, des obstacles, cela se peut; cela n'a rien que de
+naturel et presque d'inévitable; ce sont là des incidents secondaires
+qu'un homme comme vous doit s'appliquer à surmonter, sans s'en
+étonner ni s'en irriter, car il s'affaiblit et s'embarrasse lui-même
+en leur accordant, dans son âme et dans sa vie, plus de place qu'il
+ne leur en appartient réellement.» M. Guizot engageait le maréchal à
+faire comme lui, «à laisser dire les journaux» et à compter sur la
+tribune pour mettre sa conduite en lumière; «c'est là, ajoutait-il,
+que vous devez être défendu, mais grandement et dans les grandes
+occasions, non pas en tenant les oreilles toujours ouvertes à ce
+petit bruit qui nous assiège, et en essayant, à tout propos et bien
+vainement, de le faire taire». Le ministre terminait par des plaintes
+sur la publication de la lettre au préfet de la Dordogne. «Cette
+lettre, disait-il, m'a affligé pour vous et m'a blessé pour moi...
+C'est là un désordre. Vous ne le souffririez pas autour de vous. Et,
+croyez-moi, cela ne vaut pas mieux pour vous que pour le pouvoir
+auquel vous êtes dévoué[494].»
+
+[Note 494: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 203 à 207.]
+
+Le maréchal n'avait à peu près rien à répondre à ces amicales
+réprimandes, ou, du moins, il n'avait qu'une réponse à faire,
+c'était de montrer, une fois de plus, que, s'il parlait quelquefois
+de travers, cela ne l'empêchait pas de bien agir. Pendant ce temps,
+d'ailleurs, il poursuivait rapidement sa route vers l'Afrique,
+s'embarquait à Marseille, et arrivait à Alger le 15 octobre 1845. La
+population s'était portée en foule au-devant de lui, témoignant par
+son attitude, et de l'alarme que lui causaient les événements, et de
+la confiance que lui rendait le retour du gouverneur général.
+
+
+IX
+
+C'était l'une des qualités maîtresses du maréchal Bugeaud--véritable
+don de général en chef--de voir, dans une crise, tout de suite
+et très nettement ce qu'il y avait à faire. À peine a-t-il pris
+terre en Algérie, que son plan est arrêté. Toujours persuadé que le
+moyen de dompter Abd el-Kader, c'est de lui enlever l'impôt et le
+recrutement[495], il se donne pour tâche principale de lui fermer
+l'entrée du Tell, seule partie du territoire où l'émir peut trouver,
+avec quelque abondance, de l'argent, des vivres et des soldats. Les
+mesures déjà prises par le général de La Moricière ont barré le
+passage, à l'ouest, sur la frontière du Maroc. Le gouverneur devine
+que, devant cet obstacle, l'ennemi fera un détour par le désert,
+et cherchera, au sud, quelque fissure. Dans cette prévision, dont
+l'événement devait démontrer la justesse, il décide de former, sur
+toute la lisière des hauts plateaux, comme une chaîne continue de
+petites colonnes mobiles. Ces colonnes auront charge de guetter
+Abd el-Kader, de le repousser, de le poursuivre, de l'atteindre
+s'il est possible, de ne pas lui laisser un moment de repos en n'en
+prenant pas elles-mêmes, de ne lui permettre de rien organiser nulle
+part, et enfin de frapper impitoyablement les tribus qui seraient
+tentées de le soutenir. Le gouverneur ne néglige pas non plus les
+révoltes intérieures suscitées par les divers Bou-Maza: le soin de
+les réprimer sera confié à plusieurs autres colonnes. Cette extrême
+dispersion des troupes pouvait paraître, à un certain point de vue,
+une cause de faiblesse. La première loi de la guerre n'est-elle pas
+de concentrer ses forces, au lieu de les morceler? Bugeaud a expliqué
+lui-même, plus tard, à ses soldats, les raisons qui lui faisaient,
+en cette circonstance, déroger à la règle ordinaire. «Évacuer une
+partie du pays pour se concentrer, leur a-t-il dit, c'eût été laisser
+à notre adversaire les ressources de l'impôt et du recrutement,
+ainsi que toutes les forces locales. Il aurait bientôt formé une
+armée régulière pour appuyer les goums des tribus. C'eût été aussi
+renverser le gouvernement des Arabes, si péniblement institué par
+nous, et livrer à la vengeance implacable d'un chef irrité tous les
+hommes compromis pour notre cause. Comment, plus tard, aurions-nous
+pu reconstituer ce gouvernement, si nous avions lâchement abandonné
+les chefs qui, presque tous, nous sont restés fidèles? Il fallait
+tout conserver[496].»
+
+[Note 495: Voir la conversation que Bugeaud, avant sa nomination au
+poste de gouverneur général, avait eue avec le Roi (plus haut, t. V,
+p. 267).]
+
+[Note 496: Ordre du jour adressé aux troupes, le 2 mars 1846.]
+
+Le maréchal n'est pas moins prompt à exécuter son plan qu'à le
+concevoir. Débarqué le 15 octobre 1845 à Alger, il entre en campagne
+dès le 18, et, le 24, il arrive près de Teniet el-Had, sur la limite
+du désert. À la fin de novembre, douze colonnes sont en mouvement;
+peu après, on en compte dix-huit. Les plus nombreuses, celle par
+exemple que commande le gouverneur général, ont moins de trois
+mille hommes. À leur tête sont, outre le maréchal, des officiers
+vigoureux, ayant l'expérience de la guerre d'Afrique: La Moricière,
+Cavaignac, Géry, Korte, Bourjolly, Arbouville, Marey, Saint-Arnaud,
+Jusuf, Canrobert, Pélissier, Comman, Camou, Gentil, Bosquet; il faut
+y ajouter Bedeau, qui commandait depuis quelque temps à Constantine,
+mais que la tranquillité de cette partie de l'Algérie a permis d'en
+éloigner momentanément pour l'employer au sud de la province d'Alger.
+Quelques-unes de ces colonnes opèrent, dans l'intérieur du cercle,
+contre Bou-Maza qu'elles ne parviennent pas du reste à saisir, et
+contre ses nombreux homonymes, dont plusieurs sont pris et passés
+par les armes[497]. La plupart agissent ou tâchent d'agir contre
+Abd el-Kader. Savoir où se trouve l'ennemi est déjà fort difficile;
+le joindre, à peu près impossible. L'émir glisse entre les mains de
+ceux qui croient l'avoir cerné. D'une mobilité prodigieuse, faisant
+cinquante lieues en deux jours, il trouve partout des sympathies,
+des renseignements sûrs, des provisions, des chevaux frais. Depuis
+les confins de la province de Constantine jusqu'au Maroc, toutes
+nos troupes sont ainsi dans une alerte continuelle: ce ne sont que
+marches et contremarches à la recherche d'un adversaire invisible,
+bien qu'on devine partout sa présence. Il n'était pas dans les
+habitudes et dans le tempérament du maréchal de s'en tenir à la
+défensive: dès le commencement de décembre, il lance dans le désert
+des colonnes légères et rapides. Jusuf, qui commande l'une d'elles
+et la mène avec une vitesse endiablée, approche plusieurs fois d'Abd
+el-Kader, mais sans l'atteindre. Celui-ci, pendant qu'on court
+vainement après lui dans le sud, pointe audacieusement vers le nord,
+passe entre les trois ou quatre colonnes qui le guettent, franchit
+la lisière du Tell et pénètre dans l'Ouarensenis. Le maréchal se
+retourne et tâche de serrer le cercle autour de l'envahisseur. Le
+23 décembre, à Temda, Jusuf se heurte enfin aux réguliers d'Abd
+el-Kader; mais ceux-ci se dispersent trop vite pour que le combat
+soit décisif; l'émir n'en reste pas moins dans l'Ouarensenis, où
+il trouve de quoi se refaire. Jusuf, d'ailleurs, est dérouté.
+Heureusement, La Moricière, toujours ingénieux à deviner les
+mouvements des Arabes, se lance sur la bonne piste, avec des troupes
+relativement fraîches. Pas plus que les autres, il ne met la main sur
+l'insaisissable adversaire; mais, par l'habileté et la rapidité de
+ses manoeuvres, il l'oblige, dans les premiers jours de janvier 1846,
+à sortir du Tell et à rentrer dans le désert. Guerre singulière, où
+l'on peinait beaucoup, sans avoir presque jamais l'occasion de se
+battre. «Il n'y avait pas de bataille à livrer, écrivait le colonel
+de Saint-Arnaud, le 24 janvier, puisque l'ennemi fuyait toujours. Il
+n'y avait qu'une chose à faire, empêcher l'émir de descendre dans
+les plaines, l'user en le réduisant à l'impuissance. Pour cela, il
+fallait se montrer partout, lutter d'activité, de persévérance,
+d'énergie, courir toujours et souvent frapper dans le vide... Le
+maréchal manoeuvre et organise. Le pays est mauvais, on manque de
+tout, et on a l'air de ne rien faire. Pour accepter un pareil rôle,
+il faut être grand et sûr de soi! Ce rôle aurait compromis des
+réputations moins solides. La chose la plus facile à la guerre, c'est
+la bataille, pour l'homme de guerre, s'entend. Mais manoeuvrer contre
+un ennemi aux abois, qui se rattache à tout, mobile comme un oiseau,
+c'est plus difficile, et personne, en ce genre, n'aurait fait autant
+que le maréchal[498].
+
+[Note 497: Saint-Arnaud, chef de l'une de ces colonnes, écrivait, le
+3 novembre 1845: «Tous ces chérifs paraissent et disparaissent.» Il
+ajoutait, le 6 décembre: «Je poursuis à mort les chérifs qui poussent
+comme des champignons. C'est un dédale; on ne s'y reconnaît plus.
+Depuis l'aîné, Bou-Maza, nous avons Mohammed-bel-Cassem, Bou-Ali,
+Ali-Chergui, Si-Larbi, Bel-Bej; enfin je m'y perds. J'ai déjà tué
+Ali-Chergui chez les Medjaja; je viens de tuer Bou-Ali chez les
+Beni-Derjin.» (_Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._)]
+
+[Note 498: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._]
+
+Après avoir forcé Abd el-Kader à sortir de l'Ouarensenis, La
+Moricière mandait à un de ses amis: «Voilà désormais l'émir dans
+un pays où il n'y a pas grand'chose à boire ni à manger, où le
+bois manque, où le froid est excessif. Je doute qu'il y refasse sa
+cavalerie. Je ne l'y suivrai pas... Il ne faut pas lui laisser
+toucher terre dans le Tell; mais il n'y a pas grand inconvénient
+à le laisser se morfondre dans le désert[499].» La Moricière se
+faisait illusion: Abd el-Kader n'était pas homme à se «morfondre»
+ainsi. Dès la fin de janvier 1846, on apprenait qu'il avait rassemblé
+environ quinze cents cavaliers appartenant aux tribus des hauts
+plateaux, et qu'à leur tête il se dirigeait vers l'est. Ne devait-on
+pas craindre qu'il ne cherchât de ce côté quelque moyen de rentrer
+dans le Tell? Le maréchal Bugeaud, suivant de loin le mouvement de
+son adversaire, se transporta rapidement d'Aïn-Toukria à Boghar,
+et chargea les colonnes des généraux Bedeau, d'Arbouville et Marey
+de garder toutes les entrées du Tell, entre Boghar et la province
+de Constantine. Cependant la nouvelle qu'Abd el-Kader se trouvait
+maintenant au sud de la province d'Alger, produisait, dans le nord
+de cette province, une agitation qui gagnait jusqu'aux tribus de la
+Métidja; l'émir avait du reste soin de faire répandre parmi elles le
+bruit de sa prochaine arrivée. Il devenait urgent de leur en imposer
+par quelque démonstration. Mais comment la faire? Le général de Bar,
+qui commandait à Alger, n'avait à peu près aucune force armée sous
+la main; toutes les garnisons des villes de la côte avaient été
+employées à grossir les colonnes mobiles. Dans ces circonstances,
+le maréchal n'hésita pas à télégraphier de Boghar, le 2 février, au
+général de Bar, d'armer les condamnés militaires et d'organiser
+deux bataillons de la milice, sorte de garde nationale de la ville
+d'Alger. La seule annonce de cette mesure effraya la population
+civile autant que l'eût fait le mal même contre lequel on se mettait
+en garde. Le général de Bar, embarrassé de cette émotion, en référa
+au gouverneur, qui lui répondit, le 5 février, en confirmant son
+ordre: «La mesure, disait-il, est de nature à prévenir, non à
+susciter des alarmes. Il n'y a réellement pas de dangers sérieux,
+quant à présent, et nous comptons bien les éloigner pour l'est, comme
+nous l'avons fait pour l'ouest; mais une sage prévision a dicté
+mon ordre.» Le maréchal prit en outre le parti de se rapprocher
+un peu d'Alger, sans cependant perdre de vue les régions du sud;
+quelques jours après, il campait devant Médéa. L'un des motifs de
+ce mouvement paraît avoir été le désir de ramener ses troupes à la
+côte, pour les refaire. Les soldats ne pouvaient supporter longtemps
+la vie à laquelle les soumettait l'infatigable gouverneur. Déjà, à
+la fin de décembre, celui-ci avait dû, une première fois, laisser
+à Orléansville son infanterie exténuée, et avait emmené à la place
+celle du colonel de Saint-Arnaud. Le second relais se trouvait
+maintenant fourbu comme le premier; les uniformes étaient en loques,
+les souliers usés, beaucoup d'hommes malades ou éclopés. La cavalerie
+de la colonne commandée par Jusuf paraissait plus misérable encore:
+«Les chevaux, raconte un témoin, étaient de vraies lanternes: on
+voyait au travers»; à peine en comptait-on deux cents en état, non
+certes de charger, mais de marcher.
+
+[Note 499: _Le général de La Moricière_, par KELLER, t. I, p. 418.]
+
+Pendant ce temps, que devenait Abd el-Kader? Se jouant, une fois de
+plus, de toutes les colonnes qui le poursuivaient ou le guettaient,
+il les tournait par l'est, descendait comme une trombe la vallée du
+haut Isser, tendait la main à Ben-Salem, son ancien khalifa dans
+ces régions, razziait les tribus fidèles à la France et arrivait
+jusque sur le bas Isser, près de la mer, à quelques lieues d'Alger,
+sur la lisière de la Métidja vide de troupes et pleine de colons.
+Allait-il se jeter sur cette plaine? Sans doute ce ne pourrait
+jamais être qu'une incursion aussi passagère qu'audacieuse; il
+suffirait que les colonnes agissant dans le sud revinssent vers la
+côte, pour contraindre l'envahisseur à une retraite précipitée; mais
+elles étaient loin; il leur fallait plusieurs jours pour arriver;
+en attendant, l'émir n'aurait-il pas le temps de tout dévaster et
+massacrer dans les fermes et les villages européens de la Métidja?
+De quel effet ne serait pas, sur l'opinion, en Algérie et en France,
+cette répétition des désastres de 1839, venant en quelque sorte
+démontrer l'inanité des résultats que le maréchal Bugeaud se vantait
+d'avoir obtenus par six années d'efforts et de sacrifices! Quel
+découragement pour ceux qui avaient cru en lui! Quel triomphe pour
+ses adversaires! Certainement sa gloire ne résisterait pas à un
+pareil coup.
+
+La dépêche annonçant cette stupéfiante irruption parvint au
+gouverneur pendant qu'il campait sous Médéa. C'était le soir,
+et, suivant son habitude, il faisait une partie de whist, sous
+sa tente, avec ses deux aides de camp, le commandant Rivet et le
+capitaine Trochu. Ceux-ci ont aussitôt l'impression tellement vive
+du péril, que, raconte l'un d'eux, leur langue desséchée s'attache
+à leur palais et les empêche de parler[500]. Mais le maréchal,
+admirablement tranquille et posant un moment ses cartes: «En voilà
+une bonne! dit-il; faisons sans tarder tout ce que nous pourrons.» Il
+télégraphie d'abord à Alger de réunir les condamnés, les miliciens,
+tous les gendarmes de la région, et de les mettre en évidence
+sur les hauteurs de la Métidja, pour simuler une préparation de
+défense. Il appelle ensuite Jusuf: «Combien avez-vous de chevaux
+sur pied? lui demande-t-il.--Deux cents.--Pouvez-vous être demain
+dans la Métidja?--Oui, en allant au pas.--Partez tout de suite,
+et montrez-vous sur les points les plus en vue.» Le gouverneur
+complète ses mesures en annonçant qu'avec le reste de la colonne,
+il se mettra en route au point du jour. Se retournant alors vers
+ses aides de camp, toujours imperturbable: «Messieurs, reprenons
+notre whist.»--«Je recevais là, plus encore qu'à Isly, a écrit plus
+tard le général Trochu, une inoubliable leçon d'équilibre dans le
+commandement, à l'heure des grands périls.» Le lendemain, la colonne
+du maréchal Bugeaud marchait rapidement dans la direction du bas
+Isser, en tenant les hauteurs qui bordent la Métidja, quand le
+capitaine Trochu, qui cheminait en tête, absorbé par d'assez sombres
+prévisions, voit accourir à fond de train un cavalier arabe, agitant
+un pli au-dessus de sa tête. «Quelle nouvelle?» s'écrie-t-il tout
+anxieux. Le messager lui apprend que l'émir vient d'être surpris dans
+une attaque de nuit, et qu'il est en pleine déroute.
+
+[Note 500: C'est à l'obligeante communication de M. le général Trochu
+que je dois ces détails, ainsi que ceux qui vont suivre. Ils donnent
+parfois aux événements une physionomie un peu différente de celle
+que leur ont prêtée d'autres historiens. Mais le témoignage d'un
+homme aussi bien placé pour tout voir et aussi bien préparé à tout
+comprendre, m'a paru avoir une valeur décisive.]
+
+Que s'était-il passé? Peu auparavant, quelques compagnies
+d'infanterie légère étaient arrivées de France à Alger; c'étaient
+les seules troupes régulières dont disposait le général de Bar.
+Suivant les indications données par le maréchal, lors des premiers
+symptômes d'agitation, il les avait envoyées, sous les ordres du
+général Gentil, occuper le col des Beni-Aïcha qui commandait à l'est
+l'entrée de la Métidja. À la nouvelle des razzias opérées sur le bas
+Isser, le général Gentil crut devoir marcher sur les rassemblements
+qu'on lui signalait. Sa troupe était peu nombreuse et n'avait pas
+encore vu le feu; mais c'était une de ces heures où il faut payer
+d'audace; d'ailleurs, il ne croyait pas avoir affaire à Abd el-Kader
+en personne. En route, il rallie heureusement un bataillon venant
+de Dellys. Dans la nuit du 6 au 7 février 1846, il heurte un peu à
+l'aveugle le camp ennemi. Ses jeunes soldats, fort inexpérimentés,
+tirent au hasard; dès les premiers coups de feu, les Arabes prennent
+la fuite: c'étaient des gens du désert, grands pillards, fort
+mal à l'aise d'être si loin de leurs tentes, et n'ayant qu'une
+préoccupation, celle d'y rapporter le butin dont ils étaient
+gorgés. En quelques instants et sans avoir eu un seul blessé, notre
+petite troupe est maîtresse du terrain et y ramasse trois drapeaux,
+six cents fusils, les tentes toutes tendues, les chevaux et les
+troupeaux enlevés dans les razzias des jours précédents. Le général
+Gentil n'était pas le moins étonné d'une si facile victoire; il fut
+plus étonné encore quand il sut par les prisonniers qu'Abd el-Kader
+était dans le camp et qu'il avait failli y être pris.
+
+L'émir en fuite se jeta dans le Djurdjura et, avec son indomptable
+énergie, tâcha de se créer, parmi les Kabyles, un nouveau centre de
+résistance. Mais le maréchal Bugeaud, accouru de Médéa et renforcé
+des troupes que lui amenait Bedeau, frappa rudement les tribus qui
+faisaient mine de soutenir la révolte, et, par un habile mélange de
+rigueur et de diplomatie, les détermina à se séparer d'Abd el-Kader.
+Celui-ci fut réduit, dans les premiers jours de mars, à reprendre le
+chemin du désert.
+
+Ainsi se terminait heureusement pour le gouverneur général ce qu'on
+a appelé «la plus grande crise de sa carrière algérienne». Le 24
+février 1846, se trouvant près de sa capitale, dont il était sorti
+depuis cinq mois, il eut l'idée d'y ramener, pour les reposer un
+peu, les soldats avec lesquels il venait de faire une si pénible
+campagne. Bien que non annoncé d'avance, ce retour prit un caractère
+de triomphe. «Quand le maréchal, raconte le général Trochu, rentra
+dans Alger, avec une capote militaire usée jusqu'à la corde, entouré
+d'un état-major dont les habits étaient en lambeaux, marchant,
+à la tête d'une colonne de soldats bronzés, amaigris, à figures
+résolues, et portant fièrement leurs guenilles, l'enthousiasme de
+la population fut au comble. Le vieux maréchal en jouit pleinement.
+C'est qu'il venait d'apercevoir, de très près, le cheveu auquel la
+Providence tient suspendues les grandes renommées et les grandes
+carrières, à un âge (soixante-deux ans) où, quand ce cheveu est
+rompu, il est difficile de le renouer.» Quelques jours plus tard,
+le 2 mars, le gouverneur adressait à l'armée d'Afrique un ordre du
+jour où, rappelant à grands traits ce qu'elle avait fait depuis
+cinq mois, il la félicitait de ses efforts et de ses succès. «Vous
+pouvez aujourd'hui garantir à la France, leur dit-il, que son empire
+en Afrique ne sera pas ébranlé par cette grande révolte.» Non
+sans doute que le maréchal ne vît plus rien à faire: il montrait
+au contraire à ses soldats la nécessité «d'extirper les derniers
+vestiges de l'insurrection» et de prendre l'offensive, «en étendant
+leurs bras sur tous les points du désert où se formaient les orages
+qui étaient venus et viendraient fondre sur eux, s'ils n'allaient
+les dissiper». «Votre ardeur, ajoutait-il, ne se ralentira pas au
+moment où, de toutes parts, elle est couronnée par le succès... Vous
+resterez semblables à vous-mêmes, et la France reconnaissante vous
+honorera.»
+
+
+X
+
+L'insurrection a fait son suprême effort en essayant d'atteindre la
+Métidja. Repoussée sur ce point, elle ne fera désormais que décliner.
+Les agitateurs secondaires, découragés par l'échec d'Abd el-Kader, ne
+sont plus en état de nous opposer une sérieuse résistance. Par leurs
+mouvements combinés, Saint-Arnaud, Canrobert et Pélissier expulsent
+définitivement Bou-Maza du Dahra et le forcent à s'enfuir dans le
+désert. Il suffit au maréchal de se montrer dans l'Ouarensenis pour
+le pacifier, et le duc d'Aumale, revenu depuis peu en Algérie pour
+prendre sa part de la lutte et du danger, soumet, avec le concours
+des généraux Marey et d'Arbouville, la région montagneuse située au
+sud-est de la province d'Alger. Le maréchal Bugeaud ne se contente
+pas de rétablir ainsi notre autorité dans l'intérieur du Tell; il
+ne perd pas de vue Abd el-Kader dans le désert où celui-ci a été
+obligé de se retirer. Il le fait pourchasser sans répit par plusieurs
+colonnes qui l'atteignent et le maltraitent fort, l'une le 7 mars
+1846, l'autre le 13. Dans cette dernière affaire, l'émir ne s'échappe
+qu'à grand'peine avec quatorze fidèles. Grâce cependant aux renforts
+qui lui viennent de sa deïra, il persiste à tenir la campagne.
+Pendant tout le mois d'avril, c'est Jusuf, devenu général, qui court
+après lui à bride abattue, tantôt perdant sa piste, tantôt tombant
+sur lui à l'improviste, lui tuant quelques hommes et lui arrachant
+quelque butin; s'il ne réussit pas à s'emparer de sa personne, du
+moins il le réduit à l'existence d'un fugitif, sans cesse traqué,
+chaque jour plus dénué, plus affaibli, plus isolé.
+
+Mais dans quel état revenaient, après ces poursuites, nos fantassins
+déguenillés et fourbus, nos cavaliers à pied, traînant par la bride
+des chevaux hors de service! La Moricière, qui avait assisté à
+l'un de ces retours, en était tout ému; il déclarait «n'avoir rien
+vu de semblable, ni après la retraite de Constantine, ni après la
+désastreuse campagne d'Alger en 1840», et s'inquiétait de l'effet
+produit sur les indigènes par un tel spectacle. Ce fut même le
+sujet d'un de ces désaccords qui éclataient trop fréquemment entre
+le gouverneur général et le commandant de la province d'Oran.
+Ce dernier, persuadé qu'en fermant le Tell à Abd el-Kader et en
+le privant ainsi de tout moyen de se ravitailler, on finirait
+par avoir raison de lui, ne cachait pas son peu de goût pour ces
+courses perpétuelles dans le désert qui, selon lui, éreintaient
+les soldats sans profit suffisant; ou du moins il n'eût voulu les
+voir entreprendre que «sur des renseignements certains, avec des
+probabilités d'un succès important». Le maréchal releva vivement ces
+critiques. «Les opérations dans le désert, écrivit-il à La Moricière,
+nous ont rendu les plus grands services; ce sont elles qui ont ruiné
+l'émir, en ne lui laissant qu'une poignée de cavaliers exténués;
+elles ont amené la soumission de tout le désert au sud de la province
+d'Alger; elles nous ont ramené plusieurs tribus du Tell qui avaient
+émigré.» Le maréchal «reconnaissait que le général Jusuf, avec des
+qualités militaires très distinguées, n'avait pas tout l'ordre
+d'administration et d'organisation qu'on aurait pu désirer», mais
+il estimait qu'en somme son action avait été utile. «On ne fait les
+choses extraordinaires, à la guerre, ajoutait-il, qu'avec des moyens
+extraordinaires, et Napoléon a commis une faute en n'engageant pas
+la garde impériale à la fin de la bataille de la Moskova. C'était,
+disait-on, afin d'assurer la retraite. Mauvaise raison. Il faut tout
+faire pour gagner la bataille d'une manière décisive, quand on a fait
+tant que de la livrer. Si on la gagne, on n'a pas besoin de faire
+retraite. Si nous chassons et ruinons Abd el-Kader, notre infanterie
+et notre cavalerie auront le temps de se remettre. Je ne regrette
+donc nullement les travaux qui ont amené le délabrement qui vous
+afflige. Jusuf jouait un coup de partie pour la tranquillité de toute
+l'Algérie; il voulait avant tout réussir, et je pense sincèrement que
+le résultat lui donne raison[501].»
+
+[Note 501: KELLER, _Le général de La Moricière_, t. Ier, p. 421 à
+423.--V. aussi C. ROUSSET, _La conquête de l'Algérie_, t. II, p. 91 à
+93.]
+
+Quelque confiance que le gouverneur général eût dans les chevauchées
+de Jusuf, il sentait qu'il y aurait eu un moyen bien plus sûr et
+plus prompt d'avoir raison d'Abd el-Kader; c'eût été de porter la
+guerre sur le territoire marocain et d'y poursuivre cette deïra
+qui, à l'abri de nos coups et contrairement aux stipulations du
+traité de Tanger, servait de base d'opérations à la révolte. Ce
+n'était pas la première fois que, devant la mauvaise volonté ou
+l'impuissance de l'empereur Abd er-Raman, le maréchal songeait à se
+faire justice lui-même en passant la frontière. Mais toujours il
+avait été contenu par le gouvernement, qui gardait un souvenir trop
+présent des difficultés diplomatiques nées de la guerre du Maroc,
+pour vouloir recommencer une pareille aventure[502]. Au point de
+vue de la politique générale, rien de plus raisonnable que cette
+prudence du gouvernement: n'eût-il pas été fort périlleux de nous
+trouver aux prises avec une nouvelle question marocaine, au moment
+de la querelle des mariages espagnols? Mais on conçoit que ceux
+qui, comme le maréchal Bugeaud, regardaient surtout les choses au
+point de vue de la pacification de l'Algérie, fussent tentés de se
+montrer moins patients. La grande insurrection de 1845-1846, la vue
+de l'émir se relevant chaque fois des coups qu'on lui portait, au
+moyen des secours qu'il tirait de sa deïra, n'étaient pas faites pour
+rendre cette patience plus facile. Aussi, à cette époque, le maréchal
+Bugeaud était-il de plus en plus convaincu de la nécessité d'une
+«opération sérieuse» sur le territoire marocain, et de plus en plus
+pressé de l'entreprendre[503]. Il s'en ouvrit dans les dépêches qu'il
+adressa à Paris: si l'on ne voulait pas l'autoriser formellement à
+faire cette «guerre d'invasion défensive», il demandait au moins
+qu'on la lui laissât faire, sauf à en rejeter plus tard sur lui
+seul la responsabilité. Le gouvernement, effrayé de tels projets,
+fit aussitôt connaître à Alger, par écrit et par envoyés spéciaux,
+sa ferme volonté de ne rien permettre de pareil. De plus, M. Guizot
+profita de l'habitude où il était de correspondre amicalement avec le
+maréchal, pour lui expliquer les motifs de cette décision. Dans une
+lettre en date du 23 avril 1846, il lui exposa l'avantage qu'avait
+pour nous un accord même imparfait et peu efficace avec l'empereur du
+Maroc, l'opposition qu'une nouvelle guerre soulèverait en France, les
+complications qu'elle ferait naître en Europe, l'anarchie, fâcheuse
+pour nos intérêts, qu'elle provoquerait au Maroc, l'impossibilité
+où serait notre armée d'atteindre, dans ces régions lointaines
+et inconnues, l'émir qu'elle ne parvenait pas à joindre sur le
+territoire algérien. Il rappela, en terminant, que, «quand on est en
+présence de populations semi-barbares et de gouvernements irréguliers
+et impuissants», il faut savoir prendre son parti de certains maux
+inévitables. «Il n'y a pas moyen, ajoutait-il, d'établir, avec de
+tels gouvernements et avec de tels peuples, même après leur avoir
+donné les plus rudes leçons, des relations sûres, des garanties
+efficaces; il faut, ou pousser contre eux la guerre à fond, jusqu'à
+la conquête et l'incorporation complète, ou se résigner aux embarras,
+aux incidents, aux luttes que doit entraîner un tel voisinage, en se
+mettant en mesure de les surmonter ou d'en repousser plus loin la
+source qu'on ne peut tarir.» Vérité d'expérience fort utile à méditer
+pour tous les gouvernements qui font de la politique coloniale. Déjà,
+du reste, l'année précédente, lors du débat sur le traité de Tanger,
+le duc de Broglie avait développé cette même idée avec sa précision
+accoutumée. Devant des raisons si fortes et une volonté si ferme, le
+maréchal Bugeaud céda, non sans regret, mais sans hésitation. «Ce que
+vous me dites, répondit-il à M. Guizot, le 30 avril, de la conduite
+que nous devons tenir envers le Maroc, me paraît d'une grande
+justesse, me plaçant à votre point de vue, et c'est là qu'il faut se
+placer[504].»
+
+[Note 502: Le Roi, notamment, avait manifesté sur ce point, dès
+l'origine, une volonté très arrêtée. «Si on ne met pas un éteignoir
+absolu de notre côté, écrivait-il, le 12 novembre 1844, au maréchal
+Soult, on nous enfilera dans une nouvelle guerre avec le Maroc. Je
+crois qu'il faut _des ordres péremptoires_ de ne laisser passer les
+frontières du Maroc par nos troupes, _nulle part et sous quelque
+prétexte que ce soit, pas même celui de la poursuite d'Abd el-Kader_.
+Nous sommes hors du guêpier, et ne nous y laissons pas entraîner une
+seconde fois.» (_Documents inédits._)]
+
+[Note 503: Voir notamment les lettres que le maréchal Bugeaud
+écrivait, le 6 avril 1846, au duc d'Aumale et à M. Léon Roches.
+(D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 97 à 99 et p. 103.)]
+
+[Note 504: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 212 à 223.]
+
+Au moment même où le gouvernement retenait ainsi le maréchal, le
+territoire marocain était le théâtre d'un événement atroce qui eût
+suffi, et au delà, si des raisons de politique générale ne nous
+eussent arrêtés, à justifier notre intervention. Depuis plus de six
+mois, la deïra d'Abd el-Kader renfermait deux cent quatre-vingts
+prisonniers français; quatre-vingt-quinze, dont cinquante-sept
+blessés, étaient les héroïques survivants de Sidi-Brahim; les
+autres étaient ceux qui avaient capitulé sans combat sur la route
+d'Aïn-Temouchent. Ces prisonniers avaient été d'abord bien traités.
+Plusieurs fois Abd el-Kader avait fait, pour leur échange, des
+ouvertures toujours repoussées. Le maréchal était convaincu,--et
+son opinion était partagée par plusieurs généraux d'Afrique,--que
+de telles propositions étaient surtout, dans l'intention de l'émir,
+un moyen de faire croire aux Arabes qu'il négociait avec la France
+en vue d'une paix prochaine, et de retenir sous son influence, à
+l'aide de cet artifice, les tribus qui commençaient à lui échapper.
+Bugeaud refusait donc de se laisser prendre à ce qu'il jugeait être
+un piège. On n'était pas toutefois, de notre côté, sans travailler
+à la libération des captifs; usant d'un procédé qui lui avait
+déjà réussi dans une circonstance analogue, notre diplomatie
+s'adressait à l'empereur du Maroc: «Vous êtes en paix avec nous,
+lui disait-elle; nous ne pouvons donc admettre que des prisonniers
+français soient retenus sur votre territoire par Abd el-Kader;
+faites-vous-les livrer, et rendez-les-nous.» Mais, pendant que
+ces pourparlers se continuaient avec plus ou moins de chance de
+succès, la deïra subissait une crise: la mauvaise fortune de son
+maître réagissait sur elle; les vivres et l'argent commençaient à
+lui manquer; avec la détresse, étaient venus le mécontentement,
+la discorde et les désertions; des tribus entières partaient pour
+l'intérieur du Maroc; quant à celles qui demeuraient fidèles, il
+leur fallait se préparer à un exode, car Abd el-Kader les appelait
+dans le sud, auprès de lui. Dans ces conditions, la garde des
+prisonniers devenait un embarras. Le 24 avril 1846, aussitôt après
+l'arrivée d'un courrier de l'émir, douze des prisonniers, dont six
+officiers, furent emmenés hors du camp, sous prétexte d'assister à
+une fête; c'étaient ceux dont on espérait une rançon. Les deux cent
+soixante-huit autres, à la tombée de la nuit, furent répartis, par
+petits groupes, dans les huttes de leurs gardiens. À minuit, au
+signal donné par un cri, le massacre commença. Ceux qui ne tombèrent
+pas dès les premières fusillades furent brûlés dans les gourbis où
+ils se réfugièrent. Un seul s'échappa, blessé, nu; les Marocains le
+ramassèrent et le reconduisirent à nos avant-postes, où il arriva le
+17 mai; ce fut par lui qu'on eut le récit de l'horrible scène. Cette
+nouvelle causa, en France, une douloureuse émotion que les ennemis
+du maréchal tâchèrent d'exploiter contre lui; ils l'accusèrent,
+dans la presse et à la tribune, d'avoir négligé et même d'avoir
+systématiquement écarté ce qui eût pu prévenir ce malheur. Abd
+el-Kader était-il l'auteur du massacre? On en voudrait douter, ne
+serait-ce qu'à cause de l'attitude chevaleresque qu'il avait prise
+en d'autres circonstances[505]. Mais lui-même a avoué plus tard que
+tout s'était fait par son ordre, et il n'a trouvé d'autre excuse à
+invoquer que l'irritation où l'aurait jeté le refus d'échanger les
+prisonniers[506].
+
+[Note 505: En 1843, dans un combat de cavalerie, le trompette
+Escoffier, voyant son capitaine démonté et sur le point d'être
+capturé, mit pied à terre et lui amena son cheval: «Montez vite,
+mon capitaine, lui dit-il, c'est vous et non pas moi qui rallierez
+l'escadron.» Le brave trompette fut fait prisonnier. Le maréchal
+Bugeaud fit connaître à l'armée, par un ordre du jour, cet acte
+héroïque, et le Roi, sans attendre la libération d'Escoffier, le
+décora de la Légion d'honneur. Informé de ces faits, Abd el-Kader
+traita son prisonnier avec les plus grands égards et lui fit même
+remettre solennellement la croix de la Légion d'honneur devant ses
+troupes réunies. Escoffier fut échangé l'année suivante.]
+
+[Note 506: Dans une lettre écrite par Abd el-Kader au Roi, en
+novembre 1846, nous lisons: «L'accroissement de notre colère a été
+tel que nous nous sommes décidé à ordonner le massacre.» Et dans une
+lettre au maréchal Soult, de la même date: «La colère a fini par
+déborder de notre coeur, et nous avons ordonné que l'on tuât vos
+prisonniers.»]
+
+Ce n'était pas par cet acte d'inutile cruauté qu'Abd el-Kader
+pouvait relever sa fortune. La chasse qu'on lui donnait dans le
+désert continuait toujours. Comme, pour échapper à Jusuf, il s'était
+rejeté vers l'ouest, la poursuite était désormais menée par l'un des
+lieutenants de La Moricière, le colonel Renault. Elle se prolongea
+de la fin de mai au commencement de juillet 1846, avec les fatigues
+et les péripéties accoutumées. L'émir, surpris le 1er juin, n'eut
+que le temps de sauter sur un cheval pour s'enfuir. Le plus grave
+pour lui était que les tribus nomades du désert l'abandonnaient
+et venaient nous demander l'aman. Les gens d'Arbâ, auxquels il
+réclamait le cheval de soumission, ne lui offrirent qu'un âne. Les
+Ouled-Sidi-Cheikh, qu'il appelait aux armes, lui répondirent: «Tu
+es comme la mouche qui excite le taureau; quand tu l'as irrité, tu
+disparais, et nous recevons les coups.» La deïra, ruinée et réduite
+des trois quarts, n'était plus en état de fournir des renforts. Si
+fier que fût toujours son coeur, Abd el-Kader était à bout, et, dans
+les premiers jours de juillet, abandonnant la partie, il rentra
+dans le Maroc par Figuig. Il y avait sept mois que, seul, par son
+prestige, son énergie, son audace, sa fécondité de ressources, cet
+homme vraiment extraordinaire défiait toutes les poursuites et tenait
+en alerte une armée de cent mille hommes, commandée par nos meilleurs
+officiers. Pourquoi faut-il que le sang des prisonniers massacrés
+ternisse une gloire qui aurait pu être si pure?
+
+
+XI
+
+Pendant la longue lutte qu'il venait de soutenir, le maréchal
+Bugeaud n'avait pas eu seulement affaire aux Arabes. En France,
+une bonne partie de l'opinion, travaillée par certains journaux,
+s'était montrée assez mal disposée à son égard. Elle s'en était
+prise à lui de tout ce qui, dans cette insurrection, l'avait déçue,
+alarmée, attristée, ennuyée: de la violence imprévue de l'explosion,
+des malheurs du début, de la lenteur et des difficultés de la
+répression. Cette guerre, sans faits d'armes, n'avait ni intéressé
+son imagination, ni flatté son amour-propre. Tout était matière à
+reproches: la dissémination des troupes, leurs fatigues excessives,
+le retard et la médiocrité des résultats. Les beaux esprits se
+croyaient le droit de plaisanter le maréchal qui courait, avec
+cent mille soldats, contre un seul homme, sans pouvoir seulement
+l'atteindre; les badauds de Rome ne raillaient-ils pas déjà Metellus
+de ce qu'il tardait à s'emparer de Jugurtha?
+
+Tout ce bruit de critiques arrivait aux oreilles de Bugeaud, jusque
+dans les régions lointaines où il faisait campagne, et il ne savait
+pas le dédaigner. «Je ne m'étonne pas, mandait-il à un de ses amis,
+le 22 mars 1846, que vous soyez indigné de toutes les ordures et
+sottises qu'on me jette à la tête. Ferait-on pire si j'avais perdu
+cent combats et toute l'Algérie? On n'a jamais rien vu, je crois,
+de pareil à ce déchaînement sans base aucune, puisque je n'ai pas
+éprouvé le plus léger échec, et que j'ai donné, tout au moins,
+l'exemple de la plus grande activité et d'une opiniâtre persévérance
+à vaincre l'hydre qui m'entourait de ses mille têtes. J'ai la
+conscience de n'avoir jamais mieux mérité de la France[507].» Tels
+furent même son irritation et son dégoût qu'il en revint à parler
+de démission. Il écrivait, en avril, à M. Guizot: «Je sais que vous
+voulez me défendre à la tribune, et que vous me défendrez bien; mais
+votre éloquence effacera-t-elle le mal qui se fait et se fera tous
+les jours? Croyez-vous qu'on puisse rester, à de telles conditions,
+au poste pénible et inextricable où je suis? Mon temps est fini, cela
+est évident. L'oeuvre étant devenue quelque chose, tout le monde
+s'en empare; chacun veut y mettre sa pierre, bien ou mal. Je ne puis
+m'opposer à ce torrent, et je ne veux pas le suivre; je m'éloigne
+donc de la rive. J'ai déjà fait la lettre par laquelle je prie M. le
+ministre de la guerre de soumettre au gouvernement du Roi la demande
+que je fais d'un successeur. Je fonde ma demande sur ma santé et
+mon âge qui ne me permettent plus de supporter un tel fardeau, et
+sur mes affaires de famille; mais, entre nous, je vous le dis, ma
+grande raison, c'est que je ne veux pas être l'artisan des idées
+fausses qui règnent très généralement sur les grandes questions
+d'Afrique. Je ne redoute ni les grands travaux de la guerre, ni ceux
+de l'administration; mes soldats et les administrateurs de l'Algérie
+le savent très bien; mais je redoute l'opinion publique égarée[508].»
+Ce n'était certes pas que le maréchal Bugeaud manquât de foi dans son
+oeuvre. Pour ce qui regardait, notamment, la dernière insurrection,
+il estimait que l'événement répondait victorieusement à tous les
+détracteurs de sa tactique, et, bien que sa campagne ne fût marquée
+par aucune action militaire éclatante, il s'en honorait comme d'une
+des plus remarquables qu'il eût faites. À un ami qui venait de se
+marier, il écrivait, le 31 mai: «Vous êtes, à présent, enfoncé dans
+la lune de miel... Cette lune ne reviendra plus pour moi, mais je
+suis dans ma lune de gloire; j'ai vaincu les Bédouins de France, en
+même temps que ceux d'Afrique. Je crois ceux de France plus près de
+reprendre les hostilités que ceux d'Afrique. Ils disent, à présent,
+que ce n'était rien, que cela ne valait pas la peine de s'en
+occuper, et qu'avec des moyens aussi grands que ceux que j'avais,
+j'aurais dû faire bien plus vite et mieux[509].»
+
+[Note 507: _Le maréchal Bugeaud_, par D'IDEVILLE, t. III, p. 100.]
+
+[Note 508: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 223 à 225.]
+
+[Note 509: D'IDEVILLE, t. III, p. 124, 125.]
+
+La discussion qui s'ouvrit à la Chambre des députés, en juin 1846,
+sur les crédits relatifs à l'Algérie, fournit aux préventions qui
+s'étaient formées, depuis quelque temps, contre le maréchal Bugeaud,
+une occasion de se manifester. Sans doute, on ne pouvait plus lui
+reprocher de ne pas savoir vaincre Abd el-Kader, puisqu'à cette
+époque la révolte était considérée comme domptée; mais la critique
+trouvait ailleurs à quoi se prendre. Le signal fut donné par le
+rapporteur de la commission, M. Dufaure; tout en rendant hommage
+à l'oeuvre militaire du gouverneur, il refusa d'approuver son
+oeuvre administrative et colonisatrice, réclama un régime civil,
+et exprima le voeu de voir établir un ministère de l'Algérie dont
+le gouverneur ne serait plus que l'agent. Au cours du débat, de
+nombreux orateurs reproduisirent ou même aggravèrent ces griefs:
+entre tous, il faut citer M. de Tocqueville et M. de Lamartine. À
+entendre M. de Tocqueville, ce qui manquait à l'Algérie, c'était
+un bon gouvernement, ou même seulement un gouvernement; il appuya
+sur les tiraillements, les conflits qui s'étaient produits entre
+le cabinet et le gouverneur général; il montra le cabinet n'osant
+pas rappeler le maréchal, mais le laissant malmener par ses amis,
+tandis que, de son côté, le maréchal faisait attaquer le cabinet par
+ses journaux; le résultat était que les deux pouvoirs se tenaient
+en échec et aboutissaient à l'impuissance. Quant à M. de Lamartine,
+dans un discours de proportions gigantesques, il s'attaqua à
+tout le système appliqué en Algérie, y dénonçant je ne sais quoi
+d'excessif, d'immodéré, et comme «un débordement de guerre, de sang
+et de millions». Il se plaignit que le maréchal Bugeaud, au lieu de
+remplir le mandat qui lui avait été donné de «fermer cette grande
+plaie de l'Algérie», l'eût au contraire «envenimée et élargie». Ce
+qu'il préconisait, c'était, en réalité, l'occupation limitée qui
+était pourtant depuis longtemps jugée. Il s'éleva aussi contre la
+«dictature militaire», à laquelle il imputait tous les maux de la
+colonie, et termina par un réquisitoire indigné contre l'inhumanité
+de notre guerre africaine, particulièrement contre les razzias.
+
+M. Guizot répondit à ces critiques par un discours considérable.
+Après avoir écarté, en quelques mots émus, l'accusation de cruauté
+portée contre nos généraux, il examina la conduite suivie en Afrique,
+depuis 1840. Tout d'abord, il fit honneur au cabinet d'avoir
+résolument engagé sa responsabilité en envoyant le général Bugeaud à
+Alger et en lui fournissant tous les moyens d'action dont il avait
+besoin. Ce lui fut une occasion de s'expliquer sur les désaccords
+survenus entre le ministère et le gouverneur, désaccords auxquels
+ce dernier avait parfois donné un éclat si compromettant et dont
+l'opposition avait naturellement cherché à se faire une arme. Le
+sujet était délicat; M. Guizot se tira de la difficulté avec adresse
+et dignité. «C'est le devoir du gouvernement, dit-il, de subordonner
+toujours ce qui est secondaire à ce qui est essentiel, et de savoir,
+avec ses agents, passer par-dessus des erreurs et des dissidences,
+quand il s'agit de conserver au pays de grands et utiles services. En
+vérité, lorsque j'entends porter à cette tribune la petite histoire
+de nos dissidences et des anecdotes auxquelles elles ont donné lieu,
+quand je les entends grossir, quand on s'étonne que nous n'en ayons
+pas fait une plus grosse affaire, je m'étonne fort à mon tour. On
+oublie donc que cela est arrivé très souvent dans le monde et à des
+gouvernements qui se respectaient et savaient se faire respecter?
+Quand Louis XIV disait à un officier qui allait rejoindre l'armée
+de Turenne: «Dites à M. le maréchal de Turenne que je serais bien
+aise d'avoir quelquefois de ses nouvelles», car M. de Turenne ne
+voulait pas écrire à M. de Louvois, c'était là, permettez-moi de
+le dire, une irrévérence un peu plus grande que celle qu'on a
+rappelée à cette tribune. Cependant Louis XIV ne rappelait pas M.
+le maréchal de Turenne; il prenait seulement le petit moyen que je
+vous indiquais, pour le rappeler à son devoir. Eh bien, nous avons eu
+les mêmes raisons et nous avons tenu la même conduite. Nous savons
+parfaitement qu'un gouvernement doit se faire respecter des hommes
+qu'il emploie; mais quand nous considérons deux choses: l'une,
+l'éminence des services; l'autre, la loyauté du caractère; quand
+nous avons la certitude que ces deux choses-là existent, nous savons
+aussi ne pas tenir compte des petits incidents.» Abordant ensuite
+le fond de son sujet, M. Guizot insista principalement sur ce qui
+avait été fait, depuis six ans, pour la soumission de l'Algérie: il
+avait là beau jeu. Il passa plus rapidement sur l'administration et
+la colonisation, sentant probablement le terrain moins favorable.
+En ce qui touchait l'administration, il reconnut que le régime
+civil était le but, affirma qu'on s'en rapprochait chaque jour
+davantage, mais fit observer que, pendant quelque temps encore, le
+maintien du gouvernement militaire importait à notre sécurité. Quant
+à la colonisation, il déclara que «le gouvernement avait pris le
+parti de n'épouser exclusivement aucun mode, mais de les favoriser
+tous», et annonça, à ce titre, «certains essais» de colonisation
+militaire. À son avis, d'ailleurs, parmi les questions soulevées, il
+en était plusieurs qui devaient être examinées, mais qui n'étaient
+pas encore mûres; c'était à l'avenir de les résoudre. «Il faut,
+disait le ministre en terminant, être à la fois moins impatient et
+plus confiant dans l'avenir; il ne faut pas croire que des fautes,
+des erreurs, des misères empêchent le succès définitif. C'est la
+condition des affaires humaines: elles sont mêlées de bien et de mal,
+de fautes et de succès; il faut savoir supporter ces vicissitudes...
+Et, au milieu de ce continuel mélange, il ne faut désespérer de rien;
+il faut seulement se donner le temps de vaincre les difficultés et
+de résoudre les questions; c'est tout ce que le gouvernement du Roi
+demande quant à l'Algérie.»
+
+De loin, le maréchal Bugeaud avait suivi ces débats. Il n'avait pu
+qu'être reconnaissant de la façon dont M. Guizot l'avait défendu;
+mais cela ne suffisait pas à lui faire prendre en patience les
+critiques, et il parlait toujours de s'en aller. «J'ai beaucoup à me
+louer du cabinet, écrivait-il à M. de Corcelle... Ce n'est donc pas
+par humeur et mécontentement que je désire me retirer... Mais je
+redoute les faiseurs de systèmes et de projets... Je suis effrayé
+de ce qu'exigent du gouverneur les hommes qui, n'ayant jamais fait
+que gratter du papier, croient qu'on improvise la colonisation et les
+grands travaux publics... On me dit que je n'ai rien fait. Jugeant
+bien que je ne puis pas faire mieux que par le passé, je dois fuir
+l'avenir... En colonisation, en administration, on ne peut pas
+faire rapidement de ces choses éclatantes qui captivent le suffrage
+public. C'est l'oeuvre du temps et de la persévérance. Or, l'opinion
+ne me donnerait pas de temps, et d'ailleurs, à soixante-deux ans,
+on n'en a pas devant soi... N'ayant que très peu d'années devant
+moi, je suis bien convaincu qu'en quittant le gouvernement quand les
+forces me manqueraient, je m'en irais conspué pour n'avoir pas fait,
+de toute l'Algérie, des départements constitués comme ceux de la
+France[510].» Quelques semaines plus tard, le 16 juillet 1846, dans
+un banquet donné en l'honneur de M. de Salvandy, alors de passage à
+Alger, le maréchal répondait assez mélancoliquement aux félicitations
+et aux voeux qui lui étaient adressés au nom de la population civile:
+«Messieurs, je suis profondément touché de ce que vous venez de me
+dire. Après l'estime du gouvernement et de la métropole, la vôtre
+m'est certainement la plus chère; mais, quel que soit le dévouement
+qu'elle ravive en moi, il ne m'est pas donné, ainsi que vous m'y
+invitez, de compléter mon oeuvre. Vous userez encore bien des
+gouverneurs avant d'y parvenir...» Deux jours après, il partait en
+congé pour la France.
+
+[Note 510: _Documents inédits._]
+
+
+XII
+
+Si difficile à vivre que leur parût parfois le maréchal Bugeaud,
+les ministres désiraient qu'il conservât encore la direction des
+affaires algériennes. Ils lui déclarèrent donc, dès son arrivée à
+Paris, qu'ils ne voulaient pas entendre parler de sa démission, et
+ils ne négligèrent rien pour le calmer et l'amadouer. D'ailleurs, à
+la fin de l'année précédente, la composition du cabinet avait subi
+un changement qui facilitait l'entente: le maréchal Soult, fatigué
+par l'âge, avait abandonné son portefeuille, pour ne conserver que la
+présidence du conseil, présidence un peu nominale; il avait eu pour
+successeur au ministère de la guerre le général Moline Saint-Yon,
+avec lequel le gouverneur était en très bons termes[511]. Le Roi,
+auquel Bugeaud était fort attaché, intervint personnellement pour
+le presser de garder ses fonctions. «Sire, j'obéis, répondit le
+maréchal, mais je supplie Votre Majesté de faire que j'aie quelque
+chose de grand, de décisif à exécuter en colonisation.» On sait
+ce qu'il entendait par là: c'était une allusion à cette fameuse
+colonisation militaire dans laquelle, plus que jamais, il voyait
+la solution nécessaire et unique. Sur les conseils de ses amis, il
+avait renoncé à l'exécution immédiate et en grand, qui avait tant
+effarouché les esprits; il réclamait seulement un essai sérieux. On
+lui donna satisfaction: engagement formel fut pris de demander, dès
+l'ouverture de la prochaine session, un crédit de trois millions pour
+faire cet essai.
+
+[Note 511: «J'ai beaucoup à me louer du nouveau ministre de la
+guerre», écrivait le maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, le 19 juin
+1846. (_Documents inédits._)]
+
+Le maréchal Bugeaud rentra à Alger, en novembre 1846. Il y trouva
+la colonie assez tranquille. Abd el-Kader s'était définitivement
+retiré en terre marocaine, l'âme toujours indomptable, mais
+impuissant[512]. Moins il se sentait en état de reprendre la lutte
+armée, plus il tâchait de persuader aux indigènes que la France
+traitait avec lui. La présence à son camp des onze prisonniers,
+survivants de l'horrible massacre du 24 avril, lui fournit l'occasion
+d'ouvrir une sorte de négociation. Il chargea le principal d'entre
+ces prisonniers, le lieutenant-colonel Courby de Cognord, d'écrire
+aux commandants français de la frontière pour proposer un échange.
+Puis, sans attendre que ces premiers pourparlers eussent abouti, il
+fit traiter sous main d'une libération moyennant rançon; toute une
+comédie fut jouée pour faire croire que la rançon était exigée par
+les subalternes à l'insu de l'émir, et que celui-ci relâchait ses
+captifs par pure générosité. Le 25 novembre, Courby de Cognord et
+ses compagnons furent remis, contre argent, au commandant espagnol
+de Mélilla, qui avait servi d'intermédiaire, et de là conduits à
+Oran, où leur fut fait un accueil ému. Ils amenaient avec eux un
+Arabe, porteur de deux lettres d'Abd el-Kader à Louis-Philippe et au
+maréchal Soult. Ces lettres, d'une fierté pompeuse, concluaient à des
+propositions de paix: dans l'exposé des faits, l'émir se présentait
+comme ayant été contraint à la guerre par nos généraux; un fait
+toutefois le gênait visiblement, c'était le massacre des prisonniers:
+il reconnaissait l'avoir ordonné, mais disait y avoir été acculé
+par les mauvais procédés des commandants français, par leur refus
+obstiné de vouloir entendre parler d'échange, par leur injurieuse
+prétention de faire intervenir l'empereur du Maroc; il rejetait donc
+sur eux seuls la responsabilité du fatal dénouement; il terminait en
+se faisant honneur de la générosité avec laquelle il libérait les
+survivants. Le maréchal Bugeaud ne permit pas au messager de passer
+en France; il le renvoya au Maroc, avec cette réponse verbale:
+«Dis à ton maître que, s'il nous avait renvoyé nos prisonniers sans
+rançon, je lui en aurais remis trois pour un; mais, puisqu'il a fait
+payer la liberté de ceux-ci et a fait égorger les autres, je ne lui
+dois rien que de l'indignation pour sa barbarie.» Abd el-Kader, fort
+mortifié de cette réponse, protesta contre l'injure qu'on lui faisait
+en supposant qu'il «avait rendu les Français pour de l'argent».
+«Tu oublies, écrivait-il au maréchal, que les choses du monde sont
+changeantes. À cet égard, j'en sais plus que toi. Je suis convaincu
+que rien ne peut être durable sur cette terre, depuis la création
+d'Adam jusqu'à l'extinction de la race humaine. C'est pourquoi je ne
+me réjouis point, je ne m'enorgueillis pas ni ne me fie aucunement
+aux effets du destin, si la fortune me sourit, comme aussi je ne
+m'afflige point ni ne me désespère, si je suis atteint par des
+revers, et cela parce que j'ai la croyance que rien n'est stable sur
+la terre... Au reste, les anciens sages ont comparé le destin à la
+grossesse d'une femme: le sexe de l'enfant prêt à naître ne peut être
+connu avant l'enfantement[513].»
+
+[Note 512: Si Abd el-Kader ne reprenait pas les hostilités, ce
+n'était pas la faute de lord Palmerston, dont l'acharnement nous
+poursuivait jusque sur cette terre lointaine. À cette époque, lord
+Normanby avouait que «son gouvernement croyait de son devoir de
+soutenir Abd el-Kader, comme il l'avait toujours fait.» (Dépêche de
+M. de Brignole, ambassadeur de Charles-Albert à Paris, en date du 4
+novembre 1846. HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t.
+II, p. 692.)]
+
+[Note 513: C. ROUSSET, _La conquête de l'Algérie_, t. II, p. 106 à
+121.]
+
+Quand Abd el-Kader se sentait impuissant, qui était de force à lutter
+contre nous? Bou-Maza l'essaya cependant. Au commencement de 1847, il
+quitte le Maroc, se jette dans le sud de nos possessions, erre d'une
+oasis à l'autre, sans parvenir à y susciter un mouvement sérieux,
+et finit par pénétrer presque seul dans l'Ouarensenis et le Dahra,
+premier théâtre de ses combats; mais ses anciens partisans, bien que
+le vénérant toujours, s'écartent de lui. Saint-Arnaud ne lui laisse
+pas un moment de répit. «Je fais traquer Bou-Maza comme un chacal»,
+écrit-il à son frère, le 10 avril. Trois jours après, il ajoute,
+avec un cri de triomphe: «Bou-Maza est entre mes mains... C'est un
+beau et fier jeune homme. Nous nous sommes regardés dans le blanc
+des yeux.» Le 17, «un peu sorti du tourbillon», le colonel raconte
+ainsi comment les choses se sont passées: «Les dernières tentatives
+faites par Bou-Maza l'ont dégoûté et désillusionné. Partout, il nous
+a trouvés en garde... Enfin, il arrive chez un de ses affidés, le
+caïd des Ouled-Djounés, qui, s'il eût été seul, se serait prosterné
+devant lui; mais il y trouve quatre de mes mokrazani. Ç'a été le
+dernier coup. Il a tout de suite pris sa détermination et a dit:
+«Menez-moi à Orléansville, au colonel de Saint-Arnaud lui-même»,
+ajoutant que c'était à moi qu'il voulait se rendre, parce que c'était
+contre moi qu'il s'était le plus battu. Les autres ont obéi; ils
+tremblaient encore devant Bou-Maza, qui a gardé ses armes et ne
+les a déposées que chez moi, sur mon ordre. En amenant Bou-Maza,
+mes quatre mokrazani étaient effrayés de leur audace. D'un signe,
+Bou-Maza les aurait fait fuir. L'influence de cet homme sur les
+Arabes est inconcevable. Bou-Maza était las de la guerre et de la vie
+aventureuse qu'il menait. Il a compris que son temps était passé, et
+qu'il ne pouvait plus soulever des populations fatiguées de lui et
+domptées par nous. C'est un événement remarquable[514].» Bou-Maza
+fut traité avec égard. Interné à Paris, installé dans un riche
+appartement des Champs-Élysées, avec une pension de 15,000 francs,
+il fut un moment à la mode parmi les badauds de la capitale. Passé,
+en 1854, au service de la Porte, il fut fait, en 1855, colonel dans
+l'armée ottomane, et mourut peu après en Turquie.
+
+[Note 514: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._]
+
+Le découragement qui avait amené la reddition de Bou-Maza n'était
+pas un fait isolé. Vers la même époque, au nord-est de la province
+d'Alger, Ben-Salem, qui avait été l'un des plus importants khalifats
+d'Abd el-Kader, venait, accompagné de plus de cent chefs des régions
+voisines du Djurdjura, apporter solennellement sa soumission
+au maréchal Bugeaud. En avril et en mai 1847, trois colonnes,
+commandées par les généraux Jusuf, Cavaignac et Renault, pénétrèrent
+simultanément dans l'extrême sud et y promenèrent le drapeau de la
+France, sans avoir presque à tirer un seul coup de fusil.
+
+
+XIII
+
+Rien donc, dans la situation militaire, qui pût préoccuper le
+maréchal Bugeaud et qui l'empêchât de porter toute son attention
+et tous ses efforts sur le problème de la colonisation. C'était
+en résolvant ce problème qu'il prétendait signaler la fin de son
+gouvernement. À vrai dire, en cette matière, il était urgent de faire
+mieux qu'on n'avait fait jusqu'alors. L'état des villages créés dans
+le Sahel et la Métidja ne s'était pas amélioré depuis un an, bien
+au contraire. Les misères, déjà notées, à la fin de 1844, par les
+voyageurs, notamment par l'abbé Landmann, étaient encore aggravées.
+Beaucoup de colons avaient succombé ou s'étaient découragés. Les
+demandes de concession, qui, de 1842 à 1845, étaient allées toujours
+en augmentant, commençaient à diminuer. En 1846, les villages ne
+recevaient que 689 colons nouveaux, tandis qu'ils en perdaient 715.
+Il était manifeste que, sous le coup des déceptions survenues, le
+premier élan se ralentissait et menaçait de s'arrêter complètement.
+À ce mal, le gouverneur prétendait remédier par la colonisation
+militaire.
+
+Sa confiance était plus inébranlable que jamais. «Ma conviction
+pour le système à adopter en colonisation, écrivait-il à M. Léon
+Roches, est aussi profonde que celle que j'avais sur le système de
+guerre à faire aux Arabes. Vous m'avez vu lutter (sur ce dernier
+point) contre tout le monde, même contre les ministres, sans jamais
+me décourager; j'ai résisté avec acharnement et j'ai triomphé. Je
+serais sûr également de triompher dans l'essai d'une colonisation
+militaire[515].» Sachant l'opinion peu favorable à ses idées, le
+maréchal n'hésita pas, pour tâcher de la convertir, à se faire
+publiciste et même journaliste: c'était son habitude. Dans le
+courant de la session de 1846, il avait envoyé une brochure aux
+membres du Parlement. Il revint à la charge, par un _Mémoire aux
+Chambres_, distribué le 1er janvier 1847: il y entrait dans tous les
+détails d'application de son système, en exposait les avantages,
+répondait aux critiques; c'était un appel pressant, qui respirait, de
+la première ligne à la dernière, une forte conviction. En même temps,
+il ne perdait pas un instant de vue le ministère: croyait-il deviner
+chez lui quelque hésitation à tenir la promesse faite, quelque
+velléité d'ajourner le dépôt du projet d'essai, il écrivait aussitôt
+au Roi et menaçait de donner sa démission[516].
+
+[Note 515: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 186.]
+
+[Note 516: Lettre à Louis-Philippe, en date du 30 décembre 1846.
+(_Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 225 à 227.)]
+
+Néanmoins, les préventions contre la colonisation militaire
+subsistaient toujours aussi vives dans la population civile. En
+novembre 1846, quatre députés, MM. de Tocqueville, de Lavergne,
+Plichon et Bechamel, débarquaient en Afrique, avec l'intention
+d'étudier par eux-mêmes et sur place les questions soulevées. Le
+maréchal, s'étant offert à les promener dans la province d'Alger,
+leur fit traverser la Métidja, les conduisit jusqu'à Médéa et les
+ramena ensuite par Miliana et Orléansville. Il se flattait de leur
+faire ainsi saisir sur le vif les avantages pratiques du régime
+militaire, et, en tout cas, de leur montrer la sécurité due au succès
+de ses armes. Sur ce dernier point, la démonstration fut éclatante;
+sur le premier, elle parut moins concluante. Sans doute le maréchal
+eut beau jeu à montrer, à chaque pas, tout ce qu'avait fait l'armée;
+mais il avait plus de peine à convaincre ses compagnons de route que
+cette armée suffirait, dans l'avenir, à résoudre tous les problèmes
+de la colonisation, et que la population civile était satisfaite de
+vivre sous son autorité. Plus d'un incident vint, au cours du voyage,
+contrarier son argumentation. Un jour, par exemple, une délégation
+d'habitants de Miliana demandait au gouverneur, en présence des
+députés, qu'un commissaire civil fût chargé de l'administration
+municipale, et un juge de paix de l'administration de la justice;
+le maréchal répondit aux réclamants par un exposé des avantages
+d'une administration gratuite et expéditive, d'une justice également
+gratuite et fondée sur le bon sens, sinon sur la science juridique;
+il leur reprocha leur ingratitude envers les officiers qui se
+dévouaient à une tâche pénible et étrangère à leur carrière, sans
+avoir rien à y gagner; puis il les congédia avec assez d'humeur.
+Cette démarche malencontreuse lui resta sur le coeur, et plus d'une
+fois, les jours suivants, il y revint dans ses conversations avec les
+députés. «Que veulent-ils? leur disait-il; sont-ils fous? Ils ont
+besoin de nous à chaque instant, et les voilà qui veulent se séparer
+de nous! Où trouveront-ils, dans l'autorité civile, les ressources et
+l'assistance que leur fournit constamment l'autorité militaire?» Et
+se tournant vers le colonel de Saint-Arnaud qui venait de rejoindre
+la caravane,--car on approchait d'Orléansville, siège de son
+commandement: «Voyons, colonel, puisque nous en sommes là, dites-nous
+ce que vous avez fait ici pour la population civile.» Saint-Arnaud
+se mit alors à vanter la superbe organisation qu'il avait donnée
+à la milice, la discipline rigoureuse qu'il y maintenait. «Mais
+aussi, ajouta-t-il, à la moindre négligence, je les mets dans le
+silo, la tête la première; voilà ce que j'ai fait pour eux.» À cette
+conclusion, ce fut un rire général. Le maréchal, toutefois, fit la
+grimace, pensant que ce n'était pas le meilleur moyen de convaincre
+les députés de l'excellence du régime militaire. Le commandant du
+génie vint à son secours, en exposant tout ce qui avait été fait pour
+aider les colons: fourniture de matériaux, constructions, transports,
+prêts d'argent. «Eh bien! vous le voyez, s'écria alors le gouverneur,
+que gagneront-ils à passer de la tutelle paternelle de l'autorité
+militaire sous celle de l'autorité civile? Sera-ce l'autorité
+civile qui leur prêtera ses bras pour bâtir leurs maisons, ou ses
+équipages pour y faire voyager leurs marchandises? Où prendrait-elle
+cette abondance et cette variété de ressources que l'organisation
+de l'armée lui permet de mettre sans frais à la disposition des
+colons? Que les faiseurs de théories qui les excitent à réclamer des
+garanties, des institutions civiles, viennent donc ici leur garantir
+d'abord la première de toutes les nécessités, celle de pouvoir
+subsister et s'établir dans le pays!» Le soir, l'un des compagnons de
+M. de Tocqueville, prenant l'air dans une des rues d'Orléansville,
+y fut brutalement apostrophé par un sergent qui, sans prétexte,
+menaça de «le mettre dedans» s'il ne s'en allait au plus vite. «Je
+sais maintenant, disait plaisamment celui auquel était arrivée
+cette mésaventure, ce que c'est qu'un territoire _mixte_, c'est un
+territoire mêlé de sergents.» M. de Tocqueville quitta le maréchal
+à Orléansville et revint étudier seul, de plus près, les villages
+administratifs ou militaires créés autour d'Alger; il sortit de cet
+examen mieux convaincu encore qu'il fallait chercher ailleurs la
+solution du problème de la colonisation algérienne[517].
+
+[Note 517: Voir, sur le voyage des députés, le récit qu'a fait un de
+leurs compagnons, M. A. Bussière. (_Revue des Deux Mondes_ du 1er
+novembre 1853.)--Le colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère,
+le 29 novembre 1846: «Voilà cinq jours que mon esprit, mes jambes
+et mes chevaux ne débrident pas. Le corps est moins fatigué que
+l'esprit. Mais tenir tête à un maréchal qui aime à parler, à quatre
+députés et deux journalistes qui interrogent sans cesse _ab hoc et
+ab hac_, c'est trop; je suis rendu... M. de Tocqueville posait pour
+l'observation méthodique, profonde, raisonnée...»]
+
+Mal vu par les «civils», le système du maréchal était loin d'être
+soutenu par tous les militaires. Sur l'invitation du gouvernement,
+le général Bedeau avait préparé un plan de colonisation pour la
+province de Constantine. Il proposait «d'essayer tous les systèmes de
+colonisation, à l'exception toutefois de celui des pauvres qui lui
+paraissait très onéreux». Bornant le rôle de l'État à la fixation de
+certaines limites et de certaines conditions protectrices, au don de
+la terre, à l'exécution des grands travaux de sécurité, de salubrité
+et de viabilité, il comptait principalement sur l'initiative des
+individus et des capitaux, et se préoccupait de leur laisser le
+plus de liberté possible. Il ne paraissait faire aucune part à la
+colonisation militaire.
+
+C'est surtout du côté du général de La Moricière que venait
+l'opposition au système du maréchal Bugeaud. La rivalité un peu
+jalouse de ces deux hommes de guerre n'était pas un fait nouveau.
+Sans doute, dans leurs bons moments, ils comprenaient, l'un et
+l'autre, le tort de leurs divisions; alors le maréchal rendait
+justice à son brillant lieutenant et le signalait lui-même au
+gouvernement comme l'un des hommes les plus capables de le
+remplacer[518]; alors aussi La Moricière écrivait à Bugeaud:
+«Pour moi, je repousse la situation de rivalité, d'opposition,
+dans laquelle on veut me placer par rapport à vous, Monsieur le
+maréchal; je la repousse, parce qu'elle répugne à mon caractère; je
+la repousse, au nom de la discipline de l'armée que tout homme qui
+aime son pays doit respecter[519].» Malheureusement, par l'effet des
+situations et aussi des caractères, les heurts étaient fréquents.
+Il s'en était produit dès 1842[520]. À partir de 1845, les rapports
+furent plus tendus encore. Quand il se voyait vilipendé dans le
+journal _l'Algérie_, tandis que le commandant d'Oran y était porté
+aux nues, le maréchal soupçonnait aussitôt ce dernier d'inspirer
+cette polémique, soupçon qui, il est vrai, ne tenait pas longtemps
+devant les protestations de La Moricière. En octobre 1845, lorsqu'il
+revenait soudainement en Afrique pour faire face à l'insurrection, il
+ne se retenait pas de blâmer tout haut la façon dont le commandant
+intérimaire avait conduit les choses, d'attribuer les premiers
+échecs à ses fausses mesures, d'insinuer même qu'il avait manqué de
+sang-froid dans le péril. Par contre, quelques mois plus tard, La
+Moricière ne se gênait pas pour se plaindre que le maréchal surmenât
+ses troupes sans profit. Tous ces désaccords étaient connus de
+l'armée, sur laquelle ils ne pouvaient avoir qu'un fâcheux effet. Le
+colonel de Saint-Arnaud, qui était entièrement du bord du maréchal
+et facilement injuste pour le commandant d'Oran, écrivait à son
+frère: «Il n'y a pas deux camps dans l'armée d'Afrique, mais il y
+a deux hommes: l'un, grand, plein de génie, qui, par sa franchise
+et sa brusquerie, se fait quelquefois des ennemis, lui qui n'est
+l'ennemi de personne; l'autre, capable, habile, ambitieux, qui
+croit au pouvoir de la presse et la ménage, qui pense que le civil
+tuera le militaire en Afrique et se met du côté du civil. L'armée
+n'est pas divisée pour cela entre le maréchal Bugeaud et le général
+La Moricière; seulement, il y a un certain nombre d'officiers qui
+espèrent plus du jeune général qui a de l'avenir, que du vieillard
+illustre dont la carrière ne peut plus être bien longue[521].»
+
+[Note 518: Dans une lettre du 28 septembre 1845, le maréchal Bugeaud,
+qui voulait alors se retirer, annonçait à M. de Corcelle qu'il avait
+jugé «de son devoir envers le Roi et le pays d'indiquer les deux
+hommes qu'il croyait les plus capables, par leur savoir et leur
+expérience, de le remplacer».--«Vous comprenez, ajoutait-il, que
+je désignais les généraux Bedeau et de La Moricière.» (_Documents
+inédits._)]
+
+[Note 519: _Le général de La Moricière_, par M. KELLER, t. Ier, p.
+333.]
+
+[Note 520: Voir plus haut, t. V, p. 306 à 308.]
+
+[Note 521: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._]
+
+Aussitôt que la question de colonisation commença à occuper les
+esprits, La Moricière y prit position à l'antipode de Bugeaud. Dès
+1844 et 1845, dans des notes adressées au ministre ou publiées,
+il montrait la solution du problème, non dans l'intervention de
+l'État et de l'armée, mais dans l'action des capitaux qu'il fallait
+attirer et intéresser; il s'en rapportait à la spéculation du soin
+de faire venir les colons sur les terres dont elle se serait mise
+en possession. Au commencement de 1846, ses idées se précisent. Sur
+l'invitation que le gouvernement lui a adressée en même temps qu'au
+général Bedeau, il rédige, pendant ses nuits de bivouac, tout un
+plan de colonisation de la province d'Oran, qu'il a soin d'envoyer
+directement au ministre, par crainte que le gouverneur général ne
+l'intercepte. Partant de cette idée que «le bon sens du pays et de
+la Chambre a fait justice du projet de colonisation militaire[522]»,
+il propose d'appeler les riches capitalistes au moyen de grandes
+concessions de terres faites par adjudication; certaines clauses
+seraient imposées aux adjudicataires en faveur des petits colons
+qui viendraient s'établir sur leurs terres. Il ne met à la charge
+de l'État qu'une dépense très limitée, celle de quelques travaux
+d'intérêt général; ainsi évalue-t-il à 200,000 francs les déboursés
+à faire pour 2,300 familles, et il oppose la modicité de ce chiffre
+aux frais colossaux du système du maréchal Bugeaud. Il se préoccupe
+aussi d'écarter les formalités compliquées qui trop souvent rebutent
+les initiatives particulières. Si le général compte avant tout sur
+les capitalistes, il n'exclut pas de plus modestes concessionnaires;
+seulement, il insiste pour qu'on ne leur donne pas plus de terres
+que leurs ressources ne leur permettent d'en mettre en valeur. En
+tout cas, qu'il s'agisse d'attirer les capitaux gros ou petits, il
+faut, à son avis, remplacer, dans les territoires ouverts aux colons,
+l'arbitraire du régime militaire par les garanties du régime civil;
+le but doit être d'assimiler ces territoires à la Corse, moins les
+droits électoraux dans les premières années[523]. Quant au gouverneur
+général, son rôle serait réduit à celui de commandant de l'armée et
+de chef du pays arabe. Était-il alors aussi facile que le supposait
+La Moricière, de faire venir les capitaux en Algérie? Quand, par
+application de ses idées, on essaya de mettre en adjudication le
+territoire de plusieurs nouvelles communes dans la province d'Oran,
+à charge, pour les particuliers ou les compagnies qui se rendraient
+adjudicataires, de les peupler de familles européennes, le résultat
+fut à peu près nul. Il est vrai que les conditions compliquées
+imposées aux adjudicataires étaient bien faites pour décourager toute
+entreprise. Le général attribua l'insuccès à ces exigences de la
+routine administrative et aussi à la mauvaise volonté du gouverneur.
+
+[Note 522: Ainsi s'exprime La Moricière, dans une lettre du 21 mai
+1846, lettre destinée, dans sa pensée, à être publiée.]
+
+[Note 523: La Moricière a exposé cette partie de sa thèse dans
+une lettre écrite, le 11 avril 1846, au directeur des affaires
+algériennes au ministère de la guerre.]
+
+Le souci de faire prévaloir ses idées sur la colonisation et de mieux
+contre-balancer la grande autorité du maréchal Bugeaud éveilla chez
+La Moricière l'ambition de se faire, lui aussi, nommer député. Une
+occasion lui était offerte par les élections générales d'août 1846.
+Ses premières tentatives, à Paris et en Maine-et-Loire, ne furent pas
+heureuses. Ce fut seulement en octobre que M. de Beaumont, qui avait
+été élu par deux collèges, fit élire La Moricière à sa place dans
+celui de Saint-Calais. Arrivé à la Chambre sous de tels auspices,
+le général, qu'il le voulût ou non, se trouva plus ou moins lié à
+la partie de la gauche qui se groupait autour de M. de Tocqueville.
+L'opposition d'ailleurs se montra fort empressée à se parer d'une
+si brillante renommée. L'une des conséquences fut naturellement
+d'accentuer encore l'antagonisme existant entre le gouverneur
+général et son lieutenant. Ils apparaissaient au public comme les
+représentants de deux politiques contraires, aussi bien en France
+qu'en Algérie. Le colonel de Martimprey, fort dévoué à La Moricière,
+s'alarmait d'une telle situation: «Je redoute, écrivait-il d'Afrique,
+le spectacle d'une lutte entre mon général et le maréchal Bugeaud; il
+n'en sortirait rien de bon, ni pour l'un ni pour l'autre, et quelque
+vautour ne tarderait pas à se percher sur leurs cadavres.»
+
+Plus le général de La Moricière prenait ainsi position, plus le
+maréchal Bugeaud s'en irritait, et il n'était pas homme à garder
+son mécontentement pour lui. Il ne se borna pas à malmener, dans
+ses conversations, ce qu'il appelait la théorie des «colons en
+gants jaunes». Au commencement de 1847, il publia et fit distribuer
+aux membres des Chambres une réfutation sévère du système de La
+Moricière. À l'entendre, ce système, loin de résoudre la question
+coloniale et la question militaire, ne serait, sous ce double
+rapport, qu'une cause de ruines. Il s'attacha surtout à montrer que
+l'économie dont on faisait si grand bruit n'était qu'apparente.
+D'ailleurs, ajoutait-il, la colonisation la plus rapide et la plus
+fortement constituée serait, en définitive, quoi qu'elle coûtât, la
+plus économique, parce qu'elle seule permettrait de diminuer l'armée.
+Il déclarait donc repousser de tout son pouvoir les idées du général;
+tout au plus consentirait-il à les essayer localement, afin d'en
+démontrer pratiquement l'inefficacité.
+
+
+XIV
+
+Cependant la session de 1847 s'était ouverte, et, le 27 février, le
+ministre de la guerre, fidèle à l'engagement pris envers le maréchal
+Bugeaud, déposait à la Chambre une demande de crédit de trois
+millions, pour établir en Algérie des «camps agricoles où des terres
+seraient concédées à des militaires». L'exposé des motifs commençait
+par rappeler les divers modes de colonisation tentés jusqu'alors
+en Afrique; tout en se félicitant de ce qui avait été et de ce qui
+pourrait encore être obtenu, il indiquait l'utilité de «fonder, sur
+les limites des territoires occupés, une colonisation plus forte,
+plus défensive que la colonisation libre et civile, une colonisation
+armée, véritable avant-garde destinée à se servir du fusil comme de
+la bêche, sorte de bouclier pour les établissements placés derrière
+elle». Il indiquait que l'armée seule pouvait fournir les éléments
+de cette colonisation. Venaient ensuite des détails sur la manière
+d'organiser ce corps de soldats appelé à devenir un peuple de colons.
+
+Il fut aussitôt visible que l'opinion faisait mauvais accueil à
+l'idée des camps agricoles. À Alger, les colons se réunirent pour
+protester et envoyèrent en France des délégués chargés de demander le
+rejet de la loi. Le gouvernement, assez embarrassé et peu disposé à
+porter seul la responsabilité d'un projet qu'il n'avait présenté que
+par égard pour Bugeaud, insista fortement auprès de ce dernier pour
+qu'il vînt à Paris et assumât le premier rôle dans la discussion. Le
+maréchal ne parut pas pressé de se rendre à cet appel. Malade d'un
+gros rhume, mécontent de ce que le ministère ne s'engageait pas plus
+à fond, et probablement pressentant l'échec final, il répondit, sur
+un ton assez grognon, le 9 mars 1847, à M. Guizot: «Je n'ai rien
+vu de plus pâle, de plus timide, de plus incolore que l'exposé des
+motifs du ministre de la guerre. On y a mêlé l'historique incomplet
+de la colonisation, le système du général de La Moricière, celui
+du général Bedeau; enfin le mien arrive comme accessoire... On
+lui donne la plus petite portée possible; on l'excuse bien plus
+qu'on ne le recommande... Je compte infiniment peu sur la parole
+du ministre de la guerre, mais je compte infiniment sur la vôtre...
+C'est maintenant l'oeuvre du ministère; vous ne voudrez pas
+lui faire éprouver un échec. Pour mon compte, je n'y attache qu'un
+intérêt patriotique; mon intérêt personnel s'accommoderait fort
+bien de l'insuccès. Je suis déjà un peu vieux pour la rude besogne
+d'Afrique.» Il écrivait de nouveau, le 15 mars: «C'est encore de mon
+lit de douleur que je vous écris. Je commence à craindre sérieusement
+de n'être pas en état de me rendre à Paris avant la fin du mois, et,
+dès lors, qu'irais-je y faire? Les partis seront pris; la commission
+aura fait son rapport.» Puis, dans un _post-scriptum_, au reçu de la
+nouvelle que les députés nommés par les bureaux pour faire partie de
+la commission, étaient «très peu favorables» au projet, il ajoutait:
+«Le gouvernement, qui est si fort dans tous les bureaux, n'a donc pas
+cherché à faire prévaloir les candidats de son choix? Tout ceci est
+d'un bien mauvais augure.»
+
+La commission était, en effet, presque unanimement hostile.
+Elle choisit pour président M. Dufaure et pour rapporteur M. de
+Tocqueville, tous deux connus comme adversaires de la colonisation
+militaire. Le gouvernement, qui se jugeait quitte pour avoir présenté
+le projet, ne manifestait nullement l'intention d'en faire une
+question de cabinet. Tout cela augmenta encore la répugnance du
+maréchal à s'engager de sa personne dans un débat qui ne pouvait bien
+tourner. Il fit savoir au ministère que, décidément, sa santé ne lui
+permettait pas de se rendre à Paris. Bien plus, il ne cacha pas que
+sa détermination était prise de se retirer. Toutefois, désireux de
+ne partir que sur un succès militaire, il voulut, avant de résigner
+effectivement ses fonctions, accomplir une expédition qu'il avait
+fort à coeur.
+
+On sait comment, depuis longtemps, Bugeaud songeait à soumettre la
+Grande Kabylie, comment aussi il avait toujours été retenu par les
+Chambres et par le gouvernement[524]. En 1847, le calme qui régnait
+dans nos possessions africaines et l'ascendant que donnait aux
+armes françaises la défaite définitive d'Abd el-Kader lui parurent
+favorables à une opération décisive. D'ailleurs, à ses yeux, l'appui
+fourni à l'émir, l'année précédente, par les tribus du Djurdjura,
+condamnait la politique qui laisserait plus longtemps, au coeur de
+notre colonie, ce foyer d'indépendance. À la première révélation
+de ses projets, les ministres, préoccupés du sentiment connu de la
+Chambre, avaient fait des objections. Mais le maréchal insista,
+donna des explications rassurantes, et le gouvernement finit par se
+résigner à le laisser faire. «En vous voyant si certain du succès,
+lui écrivait le ministre de la guerre, je suis porté à y croire comme
+vous; j'en accepte donc l'espérance, et je reçois avec satisfaction
+l'engagement par lequel vous terminez cette dépêche de ne rien
+entreprendre dans ce pays sans être moralement assuré du succès,
+de n'y faire stationner les troupes que le temps indispensablement
+nécessaire, de n'y créer aucun poste permanent, enfin de ne pas
+demander, pour cette expédition, un soldat de plus.» Aussitôt qu'on
+eut vent, à la Chambre, de l'entreprise préparée contre la Kabylie,
+l'émotion y fut grande. La commission des crédits, présidée par M.
+Dufaure, la même qui, à ce moment, examinait et repoussait le projet
+de colonisation militaire, prit, le 9 avril 1847, la délibération
+suivante, dont ampliation fut signifiée au ministre de la guerre: «La
+commission, après en avoir délibéré, convaincue, à la majorité, que
+l'expédition militaire dans la Kabylie, annoncée par M. le gouverneur
+général, est impolitique, dangereuse et de nature à rendre nécessaire
+une augmentation dans l'effectif de l'armée, est d'avis de faire
+connaître à M. le ministre de la guerre son sentiment à cet égard.»
+De l'avis du conseil, le ministre de la guerre répondit que «le
+gouvernement était toujours disposé à tenir grand compte des opinions
+émises par les Chambres», mais qu'il devait «maintenir avec soin les
+limites établies entre les grands pouvoirs de l'État». Rappelant
+qu'en vertu de l'article 12 de la Charte, «les opérations militaires
+étaient conduites par le gouvernement du Roi en toute liberté, sous
+la garantie de la responsabilité des ministres», il s'étonnait de
+voir la commission «prendre une délibération sur une question qui
+rentrait exclusivement dans les attributions de la prérogative
+royale et notifier cette délibération au gouvernement du Roi». Il
+déclarait «ne pouvoir recevoir une communication contraire à notre
+droit constitutionnel», et renvoyait à la commission la pièce qu'elle
+lui avait adressée. En même temps qu'il défendait avec cette fermeté
+ses droits contre les empiétements parlementaires, le gouvernement
+fit connaître au maréchal ce qui venait de se passer, et, sans oser
+absolument interdire l'expédition, ne cacha pas qu'il la voyait avec
+inquiétude et déplaisir. Cette dépêche, datée du 30 avril, parvint à
+Bugeaud le 7 mai, au moment où il sortait du palais pour entrer en
+campagne. Sans prendre la peine de remonter à son cabinet, il écrivit
+au ministre: «Il est bien évident que je dois prendre sur moi toute
+la responsabilité de l'oeuvre dans la chaîne du Djurdjura. Il le faut
+bien, d'ailleurs, puisqu'elle m'est laissée; mais cela ne m'effraye
+pas. Je vous prierai seulement de remarquer qu'on serait bien mal
+fondé de me répéter encore que je redoute la presse et l'opinion. Je
+monte à cheval pour rejoindre mes troupes[525].»
+
+[Note 524: Voir plus haut, p. 346 à 348.]
+
+[Note 525: Cette réponse est rapportée par M. C. ROUSSET, _La
+conquête de l'Algérie_, t. II, p. 136.]
+
+Deux colonnes, l'une de sept mille hommes, commandée par le
+maréchal, l'autre de six mille, sous les ordres du général Bedeau,
+concouraient à l'expédition. Il ne s'agissait plus, comme on l'avait
+fait plusieurs fois, de mordre les bords du massif, mais bien de
+le traverser de part en part. Parties, la première de la province
+d'Alger, la seconde de la province de Constantine, les deux colonnes
+devaient marcher l'une vers l'autre, pour se rencontrer devant
+Bougie, ville de la côte que nous occupions depuis longtemps, mais
+qui était constamment bloquée par les tribus hostiles des alentours.
+La colonne du maréchal, partie de Bordj-Bouira, le 13 mai, livra,
+le 16, un rude combat aux Beni-Abbès; rien ne put résister à l'élan
+de nos soldats, qui escaladèrent les montagnes les plus abruptes.
+Les Beni-Abbès, vaincus et fort maltraités, se soumirent, et leur
+exemple fut suivi par les populations voisines. Le 21 mai, le
+maréchal rejoignit, à une journée de Bougie, le général Bedeau,
+qui, de son côté, n'avait rencontré qu'une faible résistance. Le
+lendemain, les deux colonnes firent leur entrée dans Bougie. Le
+gouverneur réunit les chefs des tribus soumises, pour leur donner
+l'investiture, et leur expliqua quels seraient désormais leurs
+devoirs envers nous: payement d'un impôt modéré; obligation de nous
+assurer le libre parcours à travers leur territoire; responsabilité
+de tous les méfaits commis. Il ajouta qu'il n'avait pas l'intention
+d'occuper leur pays d'une façon permanente, mais qu'il reviendrait,
+de temps à autre, les visiter en armes, et qu'alors, s'il avait à se
+plaindre d'elles, il réglerait leurs comptes. Les chefs acclamèrent
+le maréchal et firent toutes les promesses qu'on voulait. La colonne
+du gouverneur rentra ensuite dans la province d'Alger. Une partie de
+celle du général Bedeau demeura encore pendant quinze jours à Bougie:
+aucun incident ne s'étant produit, elle retourna, elle aussi, dans
+ses cantonnements.
+
+Le maréchal Bugeaud triomphait d'un succès si facile et qui
+paraissait si complet. Il écrivait, le 29 mai 1847, à un de ses amis:
+«Je suis rentré, depuis trois jours, de l'expédition de la Grande
+Kabylie, qui a fait déclamer nos grands tacticiens de la Chambre
+et de la presse... Je me borne à vous dire que les résultats,
+qui ont dépassé mes espérances, donnent un éclatant démenti aux
+opposants[526].» Ceux-ci, en effet, ne savaient plus trop que dire.
+Est-ce donc que, du coup, notre domination était établie en Kabylie?
+Non, ceux qui le disaient alors se faisaient illusion. La soumission
+obtenue n'était que passagère et nominale. La vraie conquête de cette
+région restait à faire, et elle ne devait être menée à fin que dix
+ans plus tard, par le maréchal Randon.
+
+[Note 526: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 142.]
+
+En tout cas, sur le moment, le succès apparent faisait au maréchal
+Bugeaud la belle fin qu'il cherchait. Rien ne retardait plus son
+départ: «J'ai pris la ferme résolution de demander un successeur,
+écrivait-il, le 29 mai 1847, dans la lettre dont j'ai déjà cité un
+fragment. Sans attendre la décision définitive, je pars, le 5 juin,
+pour le Périgord. J'ai exprimé ma détermination avec tant de force,
+que l'on renoncera sans doute à la faire changer[527].» On lisait, le
+lendemain, 30 mai, dans le _Moniteur algérien_: «En ce moment, depuis
+la frontière du Maroc jusqu'à celle de Tunis, depuis la Méditerranée
+jusqu'à la mer de sable, l'autorité française règne incontestée sur
+toute l'Algérie. Le maréchal duc d'Isly rentre en France. Il a prié
+le ministre de la guerre de vouloir bien pourvoir à son remplacement.
+La durée de son gouvernement, rempli de faits qui appartiennent à
+l'histoire, a duré six ans. Le départ du maréchal gouverneur aura
+lieu le 5 juin.» Avant de quitter l'Algérie, le maréchal adressa
+trois proclamations à la population civile, à l'armée et à la marine.
+«Colons de l'Algérie, disait-il dans la première, jetez un coup
+d'oeil sur la proclamation que je vous adressais en février 1841.
+Vous verrez que j'ai dépassé de beaucoup le programme que je m'étais
+tracé.» Il exposait alors ce qu'il avait fait pour la conquête et
+pour la colonisation. Puis, après avoir déclaré que «sa santé et
+la situation qui lui était faite par l'opposition qu'éprouvaient
+ses idées, ne lui permettaient plus de se charger des destinées de
+l'Algérie», il donnait de graves conseils aux colons, blâmant leur
+impatience et leurs injustes préventions contre le gouvernement
+militaire. «Ces conseils, ajoutait-il, n'ont rien qui doive vous
+blesser; ils sont, au contraire, la preuve du vif intérêt que je vous
+porte.» Dans la proclamation à l'armée, il rappelait, avec une mâle
+fierté, tout ce qu'ils avaient fait ensemble. «Il est des armées,
+disait-il, qui ont pu inscrire dans leurs annales des batailles plus
+mémorables que les vôtres. Il n'en est aucune qui ait livré autant de
+combats et qui ait exécuté autant de travaux!» À la marine, enfin,
+il témoignait sa vive reconnaissance pour l'appui qu'elle lui avait
+constamment donné. Ayant ainsi fait ses adieux à tous, il s'embarqua,
+le 5 juin, sur le navire qui devait l'emmener en France. Une foule
+émue et respectueuse assistait à son départ.
+
+[Note 527: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 142.]
+
+La démission du maréchal, devenue publique, enlevait tout intérêt
+à la délibération de la Chambre sur le projet relatif à l'essai de
+colonisation militaire. Le 2 juin, M. de Tocqueville avait déposé,
+au nom de la commission des crédits, un rapport dans lequel, après
+avoir discuté les divers plans de colonisation, il concluait au
+rejet du crédit demandé pour les camps agricoles. Huit jours après,
+le 11 juin, le ministre de la guerre annonça le retrait du projet.
+Le gouvernement témoignait ainsi qu'il prenait son parti de la
+retraite du maréchal, et qu'il renonçait à le retenir comme il avait
+fait jusqu'alors. Plusieurs raisons le déterminaient. D'abord,
+l'obstination avec laquelle le gouverneur exigeait la colonisation
+militaire, et la prévention invincible de l'opinion et de la Chambre
+contre cette colonisation, avaient fait naître une difficulté
+vraiment inextricable. En second lieu, le ministère en était venu
+probablement à cette conclusion plus ou moins formelle que Bugeaud
+avait fait son temps; par l'effet même du succès obtenu, l'action
+guerrière où le maréchal excellait et pour laquelle on l'avait pris
+et gardé, passait désormais au second plan; au problème militaire
+succédait un problème d'organisation coloniale sur lequel il ne
+paraissait point avoir des vues aussi sûres. N'était-il pas dans
+le rôle du pouvoir de varier ses instruments, suivant les tâches
+qu'il convenait d'accomplir? Ajoutons que le Roi et ses ministres
+n'étaient pas pris au dépourvu pour le choix du nouveau gouverneur.
+Depuis longtemps, conformément au voeu exprimé plusieurs fois par
+le maréchal lui-même[528], ils réservaient sa succession au duc
+d'Aumale. Jusqu'alors, à cause de la jeunesse du prince et des
+services qu'ils attendaient encore de Bugeaud, ils n'avaient rien
+fait pour hâter la réalisation de ce projet; au contraire. Mais, en
+1847, ils ne voyaient plus de raison de la retarder.
+
+[Note 528: Voir plus haut, p. 371.]
+
+Si le cabinet consentait à se séparer, pour l'avenir, du maréchal
+Bugeaud, ce n'était pas qu'il méconnût ses services dans le passé. Le
+9 juin 1847, à la tribune de la Chambre des députés, M. Guizot saisit
+l'occasion du débat sur les crédits extraordinaires pour célébrer de
+nouveau ces services. À considérer aujourd'hui les choses de loin et
+de haut, on ne peut que confirmer l'hommage rendu par M. Guizot à
+l'illustre maréchal. Quels qu'aient pu être alors les tâtonnements de
+la colonisation et les lacunes de l'administration civile, l'oeuvre
+accomplie par Bugeaud apparaît singulièrement grande et suffit à sa
+gloire. C'est pendant les six années de son gouvernement que les
+Arabes ont été vaincus et soumis. Il a fait ce qu'auparavant nul
+n'avait pu faire, et si, après lui, plusieurs ont beaucoup fait, nul
+n'a fait autant que lui. Son nom demeure le plus éclatant et le plus
+considérable de notre histoire algérienne.
+
+
+FIN DU TOME SIXIÈME.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+LIVRE VI
+
+L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR.
+
+(De la fin de 1845 au commencement de 1847.)
+
+
+ Pages.
+
+ CHAPITRE PREMIER.--LES ÉLECTIONS DE 1846 (fin de 1845-août 1846). 1
+
+ I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers
+ unit le centre gauche à la gauche. Le _National_ et la
+ _Réforme_. 1
+
+ II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur les
+ affaires du Texas et de la Plata. 4
+
+ III. L'opposition crie à la corruption. Défense du ministère.
+ Qu'y avait-il de fondé dans ce grief? 7
+
+ IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat sur ce
+ sujet entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle
+ au cabinet. 13
+
+ V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion de
+ Louis Bonaparte. 20
+
+ VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques électorales.
+ Attentat de Henri. Les résultats du scrutin. Ce qu'on en
+ pense dans le gouvernement. 23
+
+
+ CHAPITRE II.--LES INTÉRÊTS MATÉRIELS. 31
+
+ I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La
+ spéculation et l'agiotage. 31
+
+ II. Timidité économique du gouvernement. Il fait ajourner
+ la réforme postale. Ses idées sur le libre échange. 37
+
+ III. Les finances en 1846. L'équilibre du budget ordinaire.
+ Le budget extraordinaire. 41
+
+ IV. L'administration locale. Le comte de Rambuteau. 46
+
+ V. Le matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la
+ tentation du veau d'or. Elle devient indifférente à la
+ politique. Dangers de cet état d'esprit. 48
+
+ VI. L'opposition accuse le gouvernement d'avoir favorisé ce
+ matérialisme. M. de Tocqueville. Son origine, ses visées
+ et ses déceptions. Amertume de ses critiques sur l'état
+ social et politique. 54
+
+ VII. Le mal s'étend à la littérature. La «littérature
+ industrielle». Cependant l'état des lettres est encore
+ fort honorable à la fin de la monarchie de Juillet. Le
+ roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme et de
+ spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. Romans
+ socialistes publiés dans les journaux conservateurs. Eugène
+ Süe. Les _Mystères de Paris_ dans le _Journal des Débats_.
+ Autres romans publiés par le _Constitutionnel_. Aveuglement
+ de la bourgeoisie, faisant fête à ces romans. 62
+
+
+ CHAPITRE III.--LE SOCIALISME 80
+
+ I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés
+ du saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système
+ et son action. 80
+
+ II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention d'unir le
+ catholicisme et la révolution. L'_Atelier_. Dissolution
+ de l'école buchézienne. 86
+
+ III. Fourier. Le phalanstère et l'attraction passionnelle.
+ La liberté amoureuse. Fantaisies cosmogoniques. Fourier
+ à peu près inconnu avant 1830. Développement du fouriérisme
+ lors de la dissolution de la secte saint-simonienne. Ce
+ qu'il devient après la mort de Fourier. Son influence
+ mauvaise. 94
+
+ IV. Buonarotti. Par lui le «babouvisme» pénètre, après 1830,
+ dans les sociétés secrètes. Fermentation communiste à
+ partir de 1840. 106
+
+ V. Cabet. Le _Voyage en Icarie_. Propagande icarienne. 111
+
+ VI. Louis Blanc. Son enfance et sa jeunesse. Ses débuts dans
+ la presse républicaine. Sa brochure sur l'_Organisation
+ du travail_. Critique du système. Succès de Louis Blanc
+ auprès des ouvriers. 116
+
+ VII. Proudhon. Son origine. Son isolement farouche. Son état
+ d'esprit en écrivant son premier Mémoire contre la
+ propriété. «La propriété, c'est le vol!» Argumentation
+ du Mémoire. L'effet produit. Second et troisième Mémoire,
+ Proudhon et le gouvernement. Le _Système des contradictions
+ économiques_. Impuissance de Proudhon à faire autre chose
+ que démolir. Son action avant 1848. 125
+
+ VIII. Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des
+ radicaux et de la gauche en face du socialisme. Le
+ gouvernement et les conservateurs savent-ils se défendre
+ contre ce danger? Les économistes. Il eût fallu la religion
+ pour redresser et pacifier les esprits du peuple. La
+ bourgeoisie trop oublieuse de ses devoirs envers l'ouvrier.
+ La société, jusqu'en 1848, ne croit pas au péril. 141
+
+
+ CHAPITRE IV.--M. GUIZOT ET LORD ABERDEEN 152
+
+ I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à
+ l'influence française. La candidature du comte de Trapani
+ à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés.
+ La candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée.
+ M. Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc
+ de Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations
+ faites à ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845.
+ On continue à s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet
+ français instruit M. Bresson et avertit le cabinet de
+ Londres qu'il reprendrait sa liberté si le mariage Cobourg
+ devenait imminent. Intrigue nouée entre la reine Christine
+ et Bulwer, au printemps de 1846, pour conclure ce mariage
+ à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait échouer en
+ la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais fait
+ au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par
+ un sentiment différent. Impression que ces incidents
+ laissent au gouvernement français. 152
+
+ II. L'Orient après 1840. L'Égypte. La question du Liban.
+ Efforts peu efficaces de la diplomatie française. 175
+
+ III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M. Guizot
+ propose à l'Angleterre de substituer, en Grèce, l'accord
+ à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis
+ au pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise.
+ Succès de Colettis. La légation de France le soutient et
+ l'emporte sur la légation britannique. Inconvénients de
+ ce retour à l'ancien antagonisme. 180
+
+ IV. L'entente cordiale se maintient surtout par l'amitié
+ personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur
+ correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi
+ causé en France à la pensée que Palmerston va reprendre
+ la direction du _Foreign office_. M. Thiers, au contraire,
+ qui a partie liée avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig
+ ne peut se former, à cause des objections faites contre
+ Palmerston. Voyage de ce dernier en France. Chute définitive
+ du ministère Peel et rentrée de Palmerston. 192
+
+
+ CHAPITRE V.--LES MARIAGES ESPAGNOLS (juillet-octobre 1846) 203
+
+ I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement
+ en Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M.
+ Bresson, de marier le duc de Cadix à la Reine et le duc
+ de Montpensier à l'Infante. M. Bresson croit pouvoir
+ promettre à la reine Christine la simultanéité des deux
+ mariages. Mécontentement de Louis-Philippe, qui veut
+ désavouer son ambassadeur. 203
+
+ II. Palmerston nous communique ses instructions du 19
+ juillet, où il nomme Cobourg en première ligne parmi
+ les candidats à la main d'Isabelle. À Paris, on voit
+ dans ce langage l'abandon de la politique d'entente.
+ M. Guizot ne consent pas encore la simultanéité, mais
+ il détourne le Roi de désavouer M. Bresson. Ses
+ avertissements au gouvernement anglais. 210
+
+ III. Lettres confidentielles que Palmerston adresse à
+ Bulwer pour compléter ses instructions. Ce qu'il nous
+ cache et ce qu'il nous montre. Il est dès lors manifeste
+ que Palmerston a rompu l'entente et que la France est
+ libérée de ses engagements. 216
+
+ IV. La reine Christine, inquiète de l'appui donné par le
+ ministre anglais aux progressistes, nous revient;
+ seulement elle exige la simultanéité. Le Roi se résigne
+ à laisser faire M. Bresson. Répugnances de la reine
+ Isabelle pour le duc de Cadix. L'accord sur les deux
+ mariages est enfin conclu à Madrid. 222
+
+ V. Irritation du Palmerston. Il est appuyé par lord John
+ Russell. Lord Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine
+ Victoria est très blessée. Lettre justificative de
+ Louis-Philippe et réponse de la reine d'Angleterre.
+ L'opinion anglaise prend parti pour Palmerston. 228
+
+ VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers la décide
+ à attaquer les mariages. 240
+
+ VII. Palmerston veut empêcher l'accomplissement du mariage
+ du duc de Montpensier. Efforts de Bulwer et de son
+ ministre pour soulever une opposition en Espagne et
+ intimider le cabinet de Madrid. Tous ces efforts
+ échouent. 244
+
+ VIII. Palmerston cherche à effrayer et à faire reculer le
+ gouvernement français. Celui-ci ne se laisse pas
+ troubler et ne modifie rien à ses résolutions. 248
+
+ IX. Palmerston demande aux autres puissances de protester
+ avec l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer
+ cette démarche. M. de Metternich refuse de s'associer
+ aux protestations anglaises. La Prusse et la Russie
+ l'imitent. Célébration des deux mariages. 252
+
+
+ CHAPITRE VI.--LES SUITES DES MARIAGES ESPAGNOLS
+ (octobre 1846-avril 1847) 259
+
+ I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord
+ Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre
+ le gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses
+ efforts pour attirer à lui les trois puissances
+ continentales. Il échoue auprès de l'Autriche et de la
+ Russie. Attitude plus incertaine de la Prusse. 259
+
+ II. Les trois cours de l'Est profitent de la division
+ de la France et de l'Angleterre pour incorporer Cracovie
+ à l'Autriche. Émotion très vive en France. Lord Palmerston
+ repousse notre proposition d'une action commune.
+ Protestations séparées des cabinets de Londres et de Paris.
+ Les trois cours peuvent ne pas s'en inquiéter. En quoi
+ l'Autriche n'avait pas compris son véritable intérêt. 269
+
+ III. M. Thiers se concerte avec lord Palmerston. Sa
+ correspondance avec Panizzi et ses rapports avec lord
+ Normanby. M. Greville vient à Paris pour préparer un
+ rapprochement entre l'Angleterre et la France. M. Thiers,
+ dans ses conversations avec M. Greville et ses lettres à
+ Panizzi, excite le cabinet britannique à pousser la lutte
+ à outrance. 279
+
+ IV. Ouverture de la session française. Discussion à la Chambre
+ des pairs. Le duc de Broglie et M. Guizot. 289
+
+ V. Langage conciliant du Parlement britannique. M. Thiers
+ s'en plaint. La publication des documents diplomatiques
+ anglais rallume la bataille. 294
+
+ VI. L'adresse à la Chambre des députés. Hésitation de M.
+ Thiers à engager le combat. Son discours. Réponse de
+ M. Guizot. Forte majorité pour le ministère. Impression
+ produite par ce vote, en France et en Angleterre. 299
+
+ VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot. Lord Normanby
+ est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal. Lord
+ Normanby, blâmé même en Angleterre, est obligé de faire
+ des avances pour une réconciliation. Cette réconciliation
+ a lieu par l'entremise du comte Apponyi. Dépit de
+ l'ambassadeur anglais. 308
+
+ VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir quelque
+ démarche des trois puissances continentales. Malgré les
+ efforts de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se
+ laisser entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais,
+ intimidée par notre ferme langage et retenue par l'Autriche,
+ elle ne se sépare pas de cette dernière. La Russie est en
+ coquetterie avec la France. 320
+
+ IX. Conclusion: comment convient-il de juger aujourd'hui la
+ politique des mariages espagnols? 331
+
+
+ CHAPITRE VII.--LES DERNIÈRES ANNÉES DU GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL
+ BUGEAUD EN ALGÉRIE (1844-1847) 337
+
+ I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille
+ d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France. 337
+
+ II. L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait
+ enfumer des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le
+ Sud. Expédition en Kabylie. 341
+
+ III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil de la colonie.
+ Pour lui, «l'armée est tout». Ordonnance du 15 avril
+ 1845 sur l'administration de l'Algérie. 348
+
+ IV. Le problème de la colonisation. La crise de 1839. La
+ colonisation administrative. Villages créés autour
+ d'Alger. 353
+
+ V. La Trappe de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les
+ premiers évêques d'Alger. 358
+
+ VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système est
+ très critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à
+ entraîner le gouvernement. 366
+
+ VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa démission. Son
+ voyage en France et son entrevue avec le maréchal Soult. 371
+
+ VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre de
+ Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud
+ revient aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la
+ Dordogne. 378
+
+ IX. Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et
+ poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait
+ une incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le
+ bas Isser. La Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud.
+ Abd el-Kader battu par le général Gentil et rejeté dans
+ le Sud. 385
+
+ X. Le maréchal fait poursuivre l'émir dans le désert.
+ Il eût désiré porter la guerre sur le territoire
+ marocain, mais le gouvernement l'en empêche. Massacre
+ des prisonniers français dans la Deïra. Abd el-Kader, à
+ bout de forces, est réduit, après sept mois de campagne,
+ à rentrer au Maroc. 394
+
+ XI. Bugeaud supporte impatiemment les critiques qui lui
+ viennent de France. Discussion à la Chambre, en juin 1845.
+ Le maréchal parle de nouveau de donner sa démission. 401
+
+ XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de proposer un essai
+ de colonisation militaire. Délivrance des prisonniers
+ français survivants. Soumission de Bou-Maza. 407
+
+ XIII. Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion
+ à la colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville
+ et de quelques députés en Algérie. La Moricière propose,
+ sur la colonisation, un système opposé à celui du
+ maréchal. 411
+
+ XIV. Projet déposé par le gouvernement pour un essai de
+ colonisation militaire. Il y est fait mauvais accueil.
+ Bugeaud, qui s'en aperçoit, conduit une dernière expédition
+ en Kabylie et donne sa démission. Son départ d'Alger. Le
+ gouvernement accepte la démission du maréchal et retire
+ le projet de colonisation militaire. 419
+
+
+FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
+
+
+PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la Monarchie de Juillet
+(Volume 6 / 7), by Paul Thureau-Dangin
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET ***
+
+***** This file should be named 44689-8.txt or 44689-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/4/4/6/8/44689/
+
+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
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+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
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+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
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+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
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+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
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+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
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+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
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+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
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+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
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+that
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+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
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+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
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+your equipment.
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+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
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+DAMAGE.
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+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
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+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
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+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
+contact links and up to date contact information can be found at the
+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit www.gutenberg.org/donate
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+The Project Gutenberg EBook of Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume
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+Title: Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 6 / 7)
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+Author: Paul Thureau-Dangin
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+Release Date: January 17, 2014 [EBook #44689]
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET ***
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+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+
+
+<p class="p4 center">HISTOIRE<br>
+<span class="small">DE LA</span><br>
+ MONARCHIE DE JUILLET</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="smaller">PAR</span><br>
+ PAUL THUREAU-DANGIN</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="smaller">OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE</span><br>
+ GRAND PRIX GOBERT, 1885 <span class="smcap">ET</span> 1886</p>
+
+<p class="p4 center">DEUXIÈME ÉDITION</p>
+
+<p class="center">TOME SIXIÈME</p>
+
+<a id="img000" name="img000"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img000.jpg" width="100" height="116" alt="Logo de l'éditeur." title="">
+</div>
+
+<p class="p4 center">PARIS<br>
+ LIBRAIRIE PLON<br>
+ E. PLON, NOURRIT <span class="smcap">ET</span> C<sup>ie</sup>, IMPRIMEURS-ÉDITEURS<br>
+ RUE GARANCIÈRE, 10</p>
+
+<p class="center">1892<br>
+<span class="smaller"><i>Tous droits réservés</i></span></p>
+
+<p class="p4 center">HISTOIRE<br>
+<span class="small">DE LA</span><br>
+ MONARCHIE DE JUILLET</p>
+
+<div class="p4 smaller">
+<p>L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction
+et de reproduction à l'étranger.</p>
+
+<p>Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
+librairie) en avril 1892.</p>
+</div>
+
+<div class="p4 smaller">
+<p class="center">DU MÊME AUTEUR:</p>
+
+<ul class="none biblio">
+<li><b>Royalistes et Républicains</b>, Essais historiques sur des questions de politique contemporaine:
+ I. <i>La Question de Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire</i>;
+ II. <i>L'Extrême Droite et les Royalistes sous la Restauration</i>; III. <i>Paris capitale
+ sous la Révolution française</i>. <i>2<sup>e</sup> édition.</i> Un volume in-18.<br> Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li>
+
+<li><b>Le Parti libéral sous la Restauration</b>. <i>2<sup>e</sup> édition.</i> Un vol. in-18.<br> Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li>
+
+<li><b>L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet</b>. Un vol. in-18.<br>
+ Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li>
+
+<li><b>Histoire de la Monarchie de Juillet.</b> Tomes I, II, III, IV et V. <i>2<sup>e</sup>
+ édition.</i><br> Prix de chaque vol. in-8<sup>o</sup>
+<span class="ralign10">8 fr. »</span></li>
+</ul>
+
+<p>(<i>Couronné deux fois par l'Académie française, GRAND PRIX GOBERT, 1885
+et 1886.</i>)</p>
+</div>
+
+<p class="p4 small center">PARIS.&mdash;TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, RUE GARANCIÈRE, 8.</p>
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> HISTOIRE<br>
+DE LA<br>
+MONARCHIE DE JUILLET</h1>
+
+<h2>LIVRE VI<br>
+<span class="smaller">L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR<br>
+(<span class="smcap">DE LA FIN DE 1845 AU COMMENCEMENT DE 1847</span>)</span></h2>
+
+<h3>CHAPITRE PREMIER<br>
+<span class="smcap">LES ÉLECTIONS DE 1846.</span><br>
+<span class="smaller">(Fin de 1845-août 1846.)</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers
+ unit le centre gauche à la gauche. Le <cite>National</cite> et la
+ <cite>Réforme</cite>.&mdash;II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur
+ les affaires du Texas et de la Plata.&mdash;III. L'opposition crie à
+ la corruption. Défense du ministère. Qu'y avait-il de fondé dans
+ ce grief?&mdash;IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat
+ sur ce sujet entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle au
+ cabinet.&mdash;V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion
+ de Louis Bonaparte.&mdash;VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques
+ électorales. Attentat de Henri. Les résultats du scrutin. Ce
+ qu'on en pense dans le gouvernement.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>Le ministère durait depuis cinq ans. Plusieurs fois l'opposition
+s'était crue sur le point d'en avoir raison: toujours elle avait
+échoué. Sa dernière déception n'avait pas été la moins complète ni
+la moins mortifiante. On sait comment M. Guizot, <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> un instant
+ébranlé, au début de la session de 1845, par le débat sur l'indemnité
+Pritchard, s'était bientôt après raffermi, et comment même, quelques
+mois plus tard, grâce à l'heureuse issue des négociations engagées à
+Londres sur le droit de visite et à Rome sur l'affaire des Jésuites,
+il était sorti de cette session plus solide qu'il ne l'avait jamais
+été. À la fin de 1845, on se trouvait encore sous l'impression de ce
+double succès. Aucune grosse difficulté n'embarrassait la politique
+du cabinet, soit en France, soit en Europe; l'horizon, naguère si
+chargé, s'était partout éclairci. Tout au plus discernait-on un point
+noir du côté de l'Algérie, où l'indomptable Abd-el-Kader venait de
+reprendre les armes; mais cet accident local mettait surtout en
+cause la responsabilité du maréchal Bugeaud. Le ministère paraissait
+impossible à renverser, tant du moins que subsisterait la Chambre
+actuelle. Cette conviction, universellement répandue, produisait son
+effet sur les députés. La victoire attire, la défaite désagrège.
+Les flottants se détachaient de l'opposition et rentraient dans la
+majorité. Le gouvernement ne cachait pas, d'ailleurs, son intention
+de dissoudre la Chambre après la session de 1846; pour tous ceux qui
+ne se sentaient pas sûrs de leurs collèges, il n'était que temps
+de se remettre bien avec les ministres qui feraient sûrement les
+élections.</p>
+
+<p>Le changement qui s'opéra à ce moment dans la situation du centre
+gauche ne contribua pas peu à raffermir la majorité. Jusqu'alors,
+ce groupe avait gardé une position moyenne, intermédiaire, qui lui
+permettait de tendre la main, suivant les circonstances, soit à la
+gauche, soit au centre. Son chef, M. Thiers, avait paru, plus que
+personne, soucieux des avantages de cette position. Mais, à la fin
+de 1845, n'espérant plus rien du centre, il annonça l'intention de
+réunir le centre gauche et la gauche, pour en faire une seule armée
+dont il se flattait d'avoir le commandement. Après discussion entre
+les plénipotentiaires des deux groupes, un traité fut rédigé et
+signé en double, le 25 décembre 1845, par M. Thiers et M. Odilon
+Barrot: les contractants se déclaraient résolus à entrer ensemble au
+ministère et à se concerter pour le choix de leurs <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> collègues;
+il était stipulé que le futur cabinet présenterait des lois sur la
+réforme électorale et parlementaire, la répression de la corruption
+électorale, les annonces judiciaires, la définition des attentats
+déférés à la cour des pairs, et qu'il proposerait des modifications
+aux lois sur le jury et sur la presse<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. Le centre gauche accepta
+docilement ce qu'avait fait son chef. À gauche, cette alliance ne
+laissa pas que d'éveiller certaines répugnances, non seulement chez
+M. de Lamartine, comme toujours superbement isolé, mais aussi chez M.
+de Tocqueville et ses amis, qui se plaignaient de voir la politique
+de principes sacrifiée à la politique d'expédients et d'intrigues.
+Toutefois, ces mécontents n'étaient que le petit nombre; la masse du
+parti suivit M. Odilon Barrot, qui était complètement dominé par M.
+Thiers.</p>
+
+<p>Les radicaux de la Chambre, sans être partie au traité d'alliance,
+se montrèrent disposés à seconder la campagne qui devait en être
+la suite. Croyant avoir à attendre longtemps encore le jour de
+la république, désabusés des conspirations et des émeutes, ils
+jugeaient utile de se mêler à l'action parlementaire. D'ailleurs,
+en s'unissant à l'opposition dynastique, ils se flattaient, non
+sans raison, de l'entraîner et de la compromettre. En dehors de la
+Chambre, tous les républicains ne se prêtèrent pas à cette tactique.
+Le <cite>National</cite>, sans doute, l'approuvait: mais il n'était plus seul
+à parler au nom des républicains. En 1843, un ancien sténographe,
+fort mêlé aux sociétés secrètes, dévot de 1793, M. Flocon, avait
+fondé la <cite>Réforme</cite>. Le nouveau journal eut des débats pénibles; il
+était loin d'avoir autant d'abonnés que le <cite>National</cite>, qui cependant
+n'en comptait guère plus de trois mille; il ne vivait que grâce aux
+subventions de M. Ledru-Rollin, dont M. Flocon avait trouvé moyen
+d'exploiter l'ambitieuse vanité. À la <cite>Réforme</cite>, on était violemment
+jacobin, bienveillant au socialisme; on regardait d'un &oelig;il jaloux
+et soupçonneux les «messieurs» du <cite>National</cite>. Ceux-ci, de leur
+côté, ne cachaient pas leur dédain <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> pour ces nouveaux venus
+qui prétendaient leur disputer la direction du parti. Quand le
+<cite>National</cite>, à la suite des radicaux parlementaires, parut disposé à
+seconder M. Thiers, la <cite>Réforme</cite> dénonça aussitôt ce qu'elle appelait
+une intrigue, un scandale, une trahison. Le <cite>National</cite> se défendit,
+mais avec l'embarras que manifestent toujours les Girondins aux
+prises avec les Montagnards. Ainsi commençait un antagonisme qui
+devait subsister jusqu'en 1848, et se manifester, après la révolution
+de Février, au sein du gouvernement provisoire. Pour le moment,
+les meneurs de la gauche parlementaire pouvaient ne pas y attacher
+grande importance: la coterie de la <cite>Réforme</cite> n'avait guère d'autre
+représentant dans la Chambre que M. Ledru-Rollin, et dès lors sa
+désapprobation n'était pas de nature à beaucoup gêner la man&oelig;uvre
+de M. Thiers.</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>À peine la session fut-elle ouverte, le 27 décembre 1845, que les
+premiers votes émis pour la constitution du bureau et pour la
+nomination de la commission de l'adresse confirmèrent l'existence
+d'une majorité ministérielle résolue à ne pas se laisser entamer.
+L'opposition ne renonça pas à la lutte; seulement elle décida de
+parler surtout pour le dehors, se donnant comme but, non d'obtenir
+un vote de la Chambre, mais de préparer les élections dans le pays.
+Sur quel point porter ses efforts? Les circonstances ne lui offraient
+alors aucune des chances dont elle avait pu profiter les années
+précédentes: rien de pareil à ces incidents du droit de visite, de
+la flétrissure, de l'indemnité Pritchard, qui lui avaient fourni de
+si favorables terrains d'attaque. Réduite à remplacer la qualité par
+la quantité, elle entreprit de soulever pêle-mêle tous les griefs,
+d'allonger et de multiplier les discussions, d'y revenir à chaque
+propos, sans jamais considérer une question comme vidée. Ainsi se
+flattait-elle d'agiter l'opinion et de fatiguer <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> le pouvoir.
+Était-ce la meilleure tactique, en face d'un pays un peu las de la
+politique et plus porté à l'apathie qu'à la colère? En tout cas, M.
+Guizot ne s'en troublait pas: il était plein d'espoir. «Le début est
+bon, écrivait-il le 5 janvier 1846. Le parti conservateur est plus
+uni, plus décidé et plus en train que jamais, avec un sentiment de
+confiance en lui-même et en nous que j'ai rarement vu... La fusion
+de la gauche et du centre gauche a dissous le camp des incertains.»
+Il ajoutait, quelques jours plus tard, le 26 janvier: «Au fond, la
+majorité est très décidée, très compacte. L'opposition joue, avec
+grand dépit, ses cartes, qu'elle croit les dernières avant les
+élections. Elle fera du bruit, autant et aussi longtemps qu'elle le
+pourra, pour relever et exciter son public extérieur. Je doute que
+cela lui soit bon, et nous en souffrirons, je pense, plus d'ennui et
+de fatigue que de mal<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>.» L'attaque, en effet, fut aussi acharnée
+que le prévoyait le ministre. L'adresse à la Chambre des députés
+occupa dix-sept séances, ce qui ne s'était pas encore vu, et aussitôt
+après, comme si rien n'était fait, la bataille reprit à propos de
+la réforme parlementaire et des crédits supplémentaires. Ce ne fut
+pas tout: dans les derniers jours de la session, à l'époque où
+d'ordinaire le sentiment dominant est l'impatience d'en finir, M.
+Thiers, qui avait pris à c&oelig;ur son rôle de chef de l'opposition
+et qui s'était prodigué à la tribune<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>, rouvrit, à l'occasion du
+budget, un débat de politique générale qui dura plusieurs jours.</p>
+
+<p>Dans ces diverses discussions, les affaires étrangères n'occupèrent
+pas la place prépondérante que l'opposition était habituée, depuis
+plusieurs années, à leur donner. C'est que toutes les questions de
+ce genre, qui naguère passionnaient l'opinion, semblaient réglées
+et finies. Vainement, lors de l'adresse, prétendit-on raviver
+la querelle sur le droit de <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> visite, en soutenant que la
+convention du 29 mai 1845 était une mystification; cette tentative
+n'eut aucun succès, et les propositions faites dans ce sens furent
+repoussées, ou durent être abandonnées. À défaut des questions
+anciennes, force fut d'en imaginer de nouvelles qu'on alla chercher
+bien loin, jusqu'au Texas et à la Plata.</p>
+
+<p>Pour échapper aux difficultés qu'il avait depuis quelque temps avec
+le Mexique, le Texas, jusque-là indépendant, venait de s'annexer
+aux États-Unis. Le cabinet français n'avait pas prétendu s'opposer
+à cette annexion, mais, de concert avec le cabinet britannique,
+il l'avait déconseillée au gouvernement texien. Il estimait que
+l'existence de ce petit État importait à l'équilibre du nouveau
+monde et prévenait les chocs entre les deux races espagnole et
+anglo-saxonne. Si mesurée qu'elle eût été, notre intervention avait
+causé à Washington une humeur dont la trace se retrouva dans le
+message du président: celui-ci déclara «ne pouvoir permettre, en
+silence, qu'aucune action européenne s'exerçât sur le continent du
+nord de l'Amérique». L'opposition en France fit grand bruit de ce
+mécontentement; elle reprocha à M. Guizot d'avoir, par docilité
+envers ses alliés d'outre-Manche, compromis une amitié qui était dans
+les traditions de notre politique; la France, ajoutait-on, n'a pas
+les mêmes raisons que l'Angleterre de jalouser les agrandissements
+des États-Unis.</p>
+
+<p>Ce fut à une critique analogue que donna lieu l'affaire de la Plata.
+Déjà une première fois, en 1838, les mauvais traitements infligés
+à nos nationaux par le dictateur de la Confédération argentine, le
+farouche Rosas, nous avaient amenés à intervenir dans ses démêlés
+avec l'État de Montevideo et à procéder au blocus des deux rives de
+la Plata. Malgré la vigueur de nos marins, leur action avait été peu
+efficace. Aussi, en 1840, le gouvernement français avait-il été fort
+aise de se dégager tant bien que mal de cette entreprise lointaine,
+coûteuse, difficile, en concluant avec Rosas une convention qui
+semblait assurer à peu près la protection de nos nationaux et
+l'indépendance de Montevideo. Dans les années suivantes, il avait
+résisté à toute <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> tentation d'une intervention nouvelle, malgré
+les griefs trop réels que continuait à lui fournir Rosas. Cependant,
+en 1845, l'Angleterre, gênée dans son trafic par la continuation de
+la guerre entre les riverains de la Plata, voulut y mettre fin en
+imposant sa médiation armée, et demanda à la France de se joindre
+à elle. M. Guizot y consentit, au fond fort à contre-c&oelig;ur.
+L'opposition l'attaqua à ce sujet; ses critiques, il est vrai,
+étaient peu concordantes, les uns se plaignant que la France agît,
+les autres, dont était M. Thiers, se plaignant qu'elle n'agît pas
+seule et avec plus de vigueur; mais tous s'accordaient à montrer
+dans la dépendance où le ministère du 29 octobre était à l'égard de
+l'Angleterre, la cause de la faute commise.</p>
+
+<p>Sans doute, au Texas comme sur la Plata, le gouvernement français
+eût mieux fait de s'abstenir. Son action ne s'expliquait guère que
+par le désir d'être agréable au cabinet de Londres. Mais, si l'on
+veut bien se rappeler qu'au même moment il obtenait de ce cabinet
+l'abandon du droit de visite, on jugera peut-être qu'en payant de
+ce léger prix une si importante concession, il ne faisait pas un
+mauvais marché. D'ailleurs, dans l'une et l'autre affaire il veillait
+à ne pas se laisser entraîner: en ce qui concernait le Texas, il
+n'avait rien fait et entendait ne rien faire qui pût le mettre en
+conflit avec les États-Unis; sur la Plata, la communauté d'action
+avec l'Angleterre, si elle ne rendait pas l'entreprise plus agréable
+et plus efficace, en diminuait du moins le risque. Rien donc n'était
+sérieusement compromis. Le public en avait l'instinct. Aussi, malgré
+les efforts de l'opposition et particulièrement de M. Thiers pour
+grossir ces incidents, la Chambre refusa-t-elle de s'en émouvoir, et
+repoussa-t-elle à de fortes majorités toutes les motions de blâme
+présentées à ce sujet.</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+<p>Sentant qu'elle n'avait rien à gagner aux discussions de politique
+étrangère, l'opposition se rejeta sur les questions <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span>
+intérieures et y porta son principal effort. De ce côté, pourtant,
+les circonstances ne lui fournissaient pas de plus sérieux sujets
+d'attaques. Point de réformes à poursuivre dont le pays eût vraiment
+souci; aucun acte arbitraire à dénoncer. À défaut de réalités, on
+trouva un mot, mot méchant, meurtrier, que, jusqu'à la révolution de
+Février, on devait répéter en grossissant de plus en plus la voix, le
+mot de «corruption». Ne pouvant alléguer que les libertés publiques
+fussent violées, on prétendit qu'elles étaient faussées; que le
+pouvoir, en exploitant les appétits privés des électeurs d'abord, des
+députés ensuite, détruisait l'indépendance et la sincérité de leurs
+votes, de telle sorte que le gouvernement représentatif, intact en
+apparence, n'était plus qu'un leurre. Sans doute cette accusation de
+corruption n'était pas nouvelle; il était d'usage que les oppositions
+y eussent recours, dès que les ministères duraient trop longtemps à
+leur gré. Ainsi avait-il été fait, sous la Restauration, contre M.
+de Villèle; après 1830, contre le ministère du 11 octobre et tout
+particulièrement contre M. Thiers; enfin contre M. Molé, lors de la
+coalition. Mais il semblait, en 1846, qu'on criât plus fort. Ce grief
+fut le sujet principal de la plupart des débats, depuis l'adresse
+jusqu'au budget.</p>
+
+<p>Parmi les opposants, tous ne traitaient pas la question de même. Les
+enfants perdus se lançaient dans les personnalités, se plaisaient
+aux anecdotes, dénonçaient des scandales le plus souvent controuvés
+ou dénaturés. Puis survenait quelque généralisateur, M. Odilon
+Barrot par exemple, qui, sans s'inquiéter des rectifications de
+fait, croyant sincèrement à toute parole d'opposition, s'épanchait
+en indignations généreuses. M. Thiers, qui avait été lui-même
+au pouvoir, savait trop à quoi s'en tenir sur la valeur de ces
+reproches, pour le prendre sur un ton aussi dramatique; mais il
+n'en frappait pas moins fort. «Les gouvernements libres, disait-il,
+ont aussi leurs misères. Il faut flatter en bas, il faut s'acquérir
+les voix des membres des assemblées délibérantes, flatter leur
+vanité, flatter leurs intérêts, les leurs, ceux de leurs familles;
+et quand on a conquis <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> leurs voix, il faut souvent aussi
+conquérir les voix de ceux qui les nomment; il faut descendre dans
+ce travail de brigues déplorables, de façon que la liberté, qui a
+pour but d'étendre la participation aux affaires publiques, n'étend
+souvent que la corruption, comme ces poisons qui, communiqués à la
+masse du sang, portent la mort partout où ce liquide bienfaisant
+est destiné à porter la vie.» L'orateur se défendait de «dénigrer
+son temps et son pays». «Je sais bien, continuait-il, que notre
+temps manque d'élévation, mais il a plus d'honnêteté privée que ceux
+qui l'ont précédé;... nos mains sont plus pures.» Toutefois, il
+s'élevait contre ceux qui se résignaient trop facilement au mal, et
+il s'écriait, en visant les ministres actuels: «Il y a des gens qui
+croient qu'on ne peut gouverner que par la satisfaction des intérêts
+privés, qui regardent cela comme nécessaire, qui disent que la
+corruption est un mal inévitable, que dès lors ce n'est presque pas
+un mal, que c'est même un bien, si l'on peut le faire servir à la
+cause à laquelle on est attaché; que tout le monde en ferait autant,
+et que ceux qui blâment voudraient être ou corrupteurs ou corrompus
+eux-mêmes;... et ces hommes, je les vois, après avoir ainsi souri au
+mal, se sourire à eux-mêmes, tant ils se trouvent profonds de penser
+de la sorte.»</p>
+
+<p>C'était le plus souvent M. Duchâtel qui répondait au nom du
+ministère. Précis, imperturbable, sans étalage d'indignation
+oratoire, usant plutôt d'une sorte de bonhomie narquoise, il ne se
+lassait pas de démentir ou de rectifier les faits et les chiffres,
+et mettait parfois les rieurs de son côté, en montrant que les
+députés de l'opposition n'étaient pas les moins âpres à solliciter
+les faveurs administratives, ni les moins prompts à s'en faire valoir
+auprès de leurs électeurs. Quant à M. Guizot, il évitait le plus
+possible de discuter ces misères. Était-il contraint de le faire, il
+usait surtout de dédain, et, délaissant les détails, tâchait d'élever
+le débat à d'éloquentes généralités. «Comment supposer, s'écriait-il,
+qu'avec les moyens dont le gouvernement dispose, avec ces moyens
+si petits, si subalternes, il vienne à bout de dompter, d'annuler
+de grandes institutions <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> libres? Et cela, en présence d'une
+opposition qui, à l'en croire, possède seule l'intelligence des
+intérêts généraux du pays, l'intelligence des idées élevées, des
+sentiments généreux, qui a le monopole de tous les grands ressorts
+moraux qui peuvent agir sur le pays!» Puis il ajoutait: «Croyez-moi;
+relevez, tant que vous en trouverez l'occasion, les faits de
+corruption qui vous paraîtront illégitimes, dangereux pour nos
+libertés... Mais n'attribuez pas à quelques abus isolés ces grands
+résultats dont vous cherchez la cause. Voici la vraie cause: après la
+lutte qui dure depuis longtemps, entre vous et nous, sur la politique
+qui convient à la France, lutté qui se passe sous le grand soleil du
+pays, au milieu de toutes les libertés du pays, le pays a donné et
+donne raison au gouvernement et tort à l'opposition. Voilà la vraie,
+la grande cause de ce qui se passe. Toutes les autres sont misérables
+et ne valent pas la peine qu'on en parle.»</p>
+
+<p>Entre le ministère et ses accusateurs, où était la vérité? Nul
+doute tout d'abord sur la grossière exagération des griefs. C'est
+un républicain, M. Lanfrey, qui a écrit, plusieurs années après la
+chute de la monarchie de Juillet: «Il est impossible aujourd'hui,
+à l'historien comme au moraliste, de se mettre en très grands
+frais d'indignation au sujet des faits de corruption reprochés au
+ministère de MM. Guizot et Duchâtel.» Et M. Lanfrey attribuait le
+retentissement qu'avaient eu ces faits à la «candeur relative de
+cette époque<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>». Notons en outre l'impropriété vraiment calomnieuse
+du mot employé par l'opposition. Corruption implique une idée
+de vénalité, de prévarication. Rien de pareil n'existait; M. de
+Montalembert et M. de Tocqueville, qui étaient cependant alors au
+nombre des censeurs les plus sévères, le proclamaient hautement. Mais
+si, laissant de côté ce gros mot de «corruption», on parle seulement
+de ce que M. Guizot lui-même appelait l'«abus des influences»,
+de l'envahissement et de la prédominance des préoccupations
+électorales ou parlementaires <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> dans l'administration, dans la
+distribution des faveurs dont le pouvoir dispose, force est alors de
+reconnaître que, pour être exagérées, les accusations n'en avaient
+pas moins une part de vérité. Parmi les histoires de députés qu'on
+prétendait avoir été raffermis ou gagnés par une promesse de place,
+toutes n'étaient pas de pure invention. Les amis du gouvernement,
+dans leurs épanchements intimes, ne niaient pas le mal et en
+gémissaient<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>. Placé, par les élections de 1842, en face d'une
+majorité incertaine, vivant au milieu d'un monde politique où trop
+souvent l'affaiblissement des croyances et l'absence de sentiments
+chevaleresques, d'illusions généreuses, ne laissaient plus guère
+subsister que le sens de l'intérêt personnel, le ministère n'avait
+pas cru pouvoir se soutenir sans faire appel à cet intérêt. Comme
+toujours en pareil cas, il tâchait de rassurer sa conscience par
+l'utilité du but à atteindre. À vrai dire, ce mal était moins celui
+d'un ministère que celui de la société elle-même. Pour le guérir, il
+eût fallu changer non les gouvernants, mais les m&oelig;urs, rehausser
+l'âme de la nation, et surtout en extirper le scepticisme politique,
+moral, religieux, fruit de tant de révolutions. Or c'était une
+&oelig;uvre à laquelle l'opposition ne paraissait certes pas plus propre
+que le cabinet du 29 octobre.</p>
+
+<p>Toutefois, pour un homme tel que M. Guizot, cette excuse de n'avoir
+pas fait pis que n'eussent fait ses adversaires à sa place ne paraît
+pas suffisante. N'était-il pas de ceux dont on pouvait attendre
+qu'ils fissent mieux que les autres? La répugnance, le mépris qu'il
+éprouvait évidemment pour certains procédés ne devaient-ils pas
+l'empêcher non seulement d'y recourir, mais d'y laisser recourir à
+côté ou au-dessous de lui? Son austérité propre était incontestable.
+Il y avait déjà longtemps qu'il «s'était promis, une fois pour
+toutes, de ne jamais tenir compte, dans sa vie publique, d'aucune
+considération d'intérêt privé<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a>». «Je ne fais cas et n'ai envie
+que <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> de deux choses, écrivait-il à M. Bresson en 1846: de mon
+vivant, ma force politique; après moi, l'honneur de mon nom<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>.»
+Seulement, se contentant trop facilement d'être personnellement
+intact, il s'était peu à peu habitué à considérer ce qui lui
+paraissait être les défauts inévitables de son temps et de son pays
+avec une sorte de résignation hautaine, au sujet de laquelle il se
+plaisait à philosopher. «En toutes choses, écrivait-il un jour à
+M. de Barante, c'est le grand effort de la vie que de se soumettre
+à l'imperfection sans en prendre son parti, et de garder au fond
+toute son ambition en acceptant toute sa misère. Si je m'estime un
+peu, c'est par là. J'ai appris à me contenter de peu, sans cesser de
+prétendre à tout<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>.»</p>
+
+<p>La mesure avec laquelle l'histoire s'efforce après coup de faire
+le partage entre les torts du gouvernement et les injustices de
+l'opposition, il ne fallait pas, sur le moment, l'attendre du public.
+Celui-ci était, par le fait même du régime censitaire, plus disposé
+à écouter l'accusation que la défense: la foule, facilement jalouse
+du «pays légal» dont elle n'était pas, écoutait volontiers ceux qui
+le lui présentaient comme une oligarchie bourgeoise n'usant de son
+pouvoir que pour satisfaire ses appétits. «Ainsi, a écrit depuis M.
+de Tocqueville, presque toute la nation fut amenée à croire que le
+système représentatif n'était autre chose qu'une machine politique
+propre à faire dominer certains intérêts particuliers et à faire
+arriver toutes les places dans les mains d'un certain nombre de
+familles; opinion très fausse, même alors, mais qui a plus favorisé
+que tout le reste l'établissement d'un nouveau gouvernement<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.»
+C'était là en effet un état d'esprit fort dangereux. Il tendait à
+bien autre chose qu'à un changement de ministère, et devait être pour
+beaucoup dans la chute de la monarchie, dans cette révolution de
+février 1848 qu'on a prétendu qualifier de «révolution du mépris».</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> IV</h4>
+
+<p>On eût dit vraiment que, dans cette session de 1846, un mauvais
+génie poussait l'opposition dynastique à choisir de préférence les
+armes qui pouvaient faire le plus de mal à la royauté. Non contente
+de dénoncer la politique du gouvernement comme corruptrice, elle
+s'efforça d'en faire remonter la responsabilité au Roi lui-même,
+en reprenant avec plus d'âpreté que jamais la campagne contre le
+«pouvoir personnel». M. Thiers ne fut pas le moins animé à porter la
+lutte sur ce terrain scabreux, qui lui était d'ailleurs familier:
+il y avait déjà mis le pied, en 1839, lors de la coalition, avec
+M. Guizot pour complice; en 1843, plus accidentellement, à propos
+de l'algarade faite par Louis-Philippe à M. de Salvandy<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>. Cette
+fois, l'attaque était bien froidement et mûrement préméditée. Lors
+du traité d'alliance signé, le 25 décembre 1845, entre M. Thiers et
+M. Odilon Barrot, il avait été expressément stipulé qu'un article
+serait ajouté au projet de réforme parlementaire, en vue d'exclure
+de la Chambre «toute personne recevant, à un titre quelconque, un
+traitement de la liste civile». Était-ce pour le plaisir d'écarter
+du Palais-Bourbon quelques officiers de service aux Tuileries? Non;
+on visait plus haut, et l'on ne s'en cachait pas. «Cet amendement,
+disait le <cite>Siècle</cite>, permettra d'apprécier, avec une liberté devenue
+nécessaire, l'influence exercée par la couronne sur les délibérations
+du pouvoir législatif.»</p>
+
+<p>M. Thiers avait promis de soutenir lui-même cette proposition.
+Il tint parole, le 17 mars 1846. «Le gouvernement représentatif
+dans toute sa vérité», ainsi formula-t-il sa revendication; et il
+ajoutait malicieusement: «M. Guizot me comprend; c'est un langage
+que nous avons parlé ensemble.» Il <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> continua en ces termes:
+«Sous la Restauration, pourquoi me suis-je si hardiment décidé pour
+le duc d'Orléans contre Charles X? C'était sous l'empire d'une
+idée. J'avais écrit, en 1829, ce mot devenu célèbre: «Le Roi règne
+et ne gouverne pas.» Est-ce que vous croyez que ce que j'ai écrit
+en 1829, je ne le pense pas en 1846? Non, je le pense encore, je
+le penserai toujours.» Puis, répondant à ceux qui, pour écarter
+cette maxime, arguaient de l'état particulier de la France: «Si
+cela était, messieurs, si le vrai gouvernement représentatif était
+impossible en France, ah! il fallait nous le dire en juillet 1830;
+il fallait nous dire, ce jour-là, que nous allions risquer, par une
+protestation qui engageait nos têtes, nos vies pour une illusion...
+Si le gouvernement représentatif dans toute sa réalité n'est
+pas possible en France, oubliez-vous qu'il eût mieux valu alors ne
+pas faire une révolution? Quoi! nous ne pourrions avoir que les
+formes extérieures du gouvernement représentatif! Mais pour cette
+fiction, pour ce mensonge, la Restauration valait bien mieux; elle
+avait des avantages de situation incontestables au dedans, comme au
+dehors.» De là l'importance que l'orateur attachait à la disposition
+qui devait exclure de la Chambre les aides de camp du Roi: elle
+lui paraissait «un pas dans cette carrière au bout de laquelle il
+voyait en perspective la vérité du gouvernement représentatif». «On
+nous dit souvent, ajouta-t-il en terminant, que cela viendra, mais
+que cela viendra tard. Eh bien, soit! Je me rappelle, en ce moment,
+le noble langage d'un écrivain allemand qui, faisant allusion aux
+opinions destinées à triompher tard, a dit ces belles paroles que je
+vous demande la permission de citer: <em>Je placerai mon vaisseau sur
+le promontoire le plus élevé du rivage, et j'attendrai que la mer
+soit assez haute pour le faire flotter</em>. Il est vrai qu'en soutenant
+cette opinion, je place mon vaisseau bien haut; mais je ne crois pas
+l'avoir placé dans une position inaccessible.»</p>
+
+<p>Écouté par tous avec une attention émue, applaudi avec passion par
+la gauche, exalté par une grande partie de la presse, <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> répandu
+dans le pays à cent mille exemplaires, ce discours eut un immense
+retentissement. Ce fut pour l'opposition, particulièrement pour ses
+journaux, comme un signal de soutenir la même thèse et de porter
+partout l'attaque contre les prétendus empiétements de la couronne.
+Les républicains, on le comprend, ne furent pas les derniers à se
+joindre à une campagne qui servait si directement leur cause. M.
+Thiers ne parut pas troublé de ce bruit, au contraire. Il écrivait
+à un de ses correspondants d'Angleterre, dont j'aurai occasion de
+reparler, M. Panizzi: «Je sais que vous avez approuvé mon dernier
+discours <i lang="la">ad Philippum</i>. Celui-ci a été fort mécontent, ce dont
+je me soucie peu, car je ne veux ni le flatter, ni le blesser. Je
+vais à mon but, qui est la vérité, et ne regarde ni à droite ni à
+gauche<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>.»</p>
+
+<p>Que fallait-il penser du danger dénoncé par M. Thiers? Sans doute
+l'action du Roi était réelle, visible, tangible. Très laborieux
+malgré son grand âge, suivant de près toutes les affaires, y donnant
+même une partie de ses nuits<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>, ayant acquis pleine conscience de
+son habileté et de son expérience, fier d'avoir fait prévaloir la
+fixité de son système politique à travers tant d'accidents et en
+présence d'un esprit public si incertain et si mobile, convaincu
+que les choses iraient très mal s'il cessait d'y mettre la main,
+ayant, depuis la mort du duc d'Orléans, le sentiment plus profond
+encore que sur lui seul reposait l'avenir de la nouvelle monarchie,
+Louis-Philippe était moins que jamais d'humeur à accepter la
+maxime: Le Roi règne et ne gouverne pas. Mais n'avons-nous pas eu
+déjà occasion de montrer que cette maxime, inventée pour jeter bas
+Charles X, n'était pas conforme aux vraies traditions du gouvernement
+représentatif, et qu'elle était encore plus contraire aux besoins
+particuliers de la société française? Si le Roi cherchait <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span>
+à amener ses ministres et, par eux, la Chambre à ses idées, il ne
+violentait pas leur liberté et n'avait pas la prétention de gouverner
+contre la majorité. Nul prince n'était plus scrupuleusement résolu à
+ne pas sortir des règles constitutionnelles. Son seul tort était de
+manifester parfois son action avec quelque intempérance, de se donner
+des airs d'ingérence un peu tatillonne, de prépotence effarouchante,
+de ne pas comprendre qu'il est parfois plus habile à un roi de
+paraître indifférent et de demeurer silencieux. Déjà plusieurs
+fois, j'ai dû noter cette petite faiblesse, que l'âge et un peu
+d'infatuation venant du succès rendaient maintenant plus sensible.
+Elle ne justifiait pas l'accusation de «pouvoir personnel», mais elle
+la facilitait.</p>
+
+<p>M. Guizot avait d'abord laissé à M. Duchâtel, qui s'en était
+habilement acquitté, la tâche de répondre à M. Thiers. Le
+retentissement prolongé de ce débat, et les polémiques qui en furent
+la suite, l'obligèrent à intervenir à son tour et à apporter, sur
+ces graves questions, ce qu'il croyait la doctrine vraie. Il le fit,
+le 28 mai 1846, dans le débat de politique générale soulevé par M.
+Thiers à l'occasion du budget. Il commença par relever sévèrement
+certaines paroles du premier discours de son contradicteur. «Il
+se trouve, dit-il, parmi les amis de la monarchie de 1830, parmi
+les hommes qui ont contribué à la fonder et qui veulent réellement
+la maintenir, il se trouve des hommes qui, lorsqu'une chose ne
+leur convient pas, se croient le droit de lui dire: Que ne nous
+disiez-vous cela en 1830? Il est grave de s'entendre dire ces
+paroles. Ce n'est pas la première fois que je les ai entendues. Je
+les ai entendu prononcer, en 1831, par l'honorable général de La
+Fayette, à propos du programme de l'Hôtel de ville qu'on disait
+violé. Il disait aussi: «Que ne nous disiez-vous cela en 1830?»
+J'eus l'honneur de répondre alors qu'à coup sûr personne n'avait la
+fatuité de croire qu'il eût disposé de la France et de la couronne
+et l'eût donnée au prince qui la portait. Ça été la bonne fortune de
+la France de trouver dans son sein, en 1830, le prince qui porte
+la <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> couronne. C'est la France elle-même qui s'est donnée à
+lui; personne n'en a disposé, personne n'a pu faire qu'il en fût
+autrement. Je repousse pour mon compte, aujourd'hui comme en 1831,
+ces bouffées d'un orgueil frivole.» Ceci dit, non sans avoir fait
+crier l'opposition, M. Guizot aborda la question de fond, et n'hésita
+pas à exposer des doctrines nettement monarchiques, qu'il eût sans
+doute été plus gêné de professer publiquement au lendemain de 1830;
+mais, depuis lors, bien des changements s'étaient opérés. «Je suis
+décidé, déclara-t-il, à trouver bon que la couronne déploie pour le
+pays tout ce qu'elle possède de sagesse, de fermeté et de dévouement...
+Je me regarde, à titre de conseiller de la couronne, comme
+chargé d'établir et de maintenir l'accord entre les grands pouvoirs
+publics, mais non d'assurer la prépondérance de tel ou tel de ces
+pouvoirs sur les autres... Pour cela, qu'y a-t-il à faire? Il faut
+traiter avec tous ces grands pouvoirs; il faut les prendre pour ce
+qu'ils sont en effet, pour des êtres libres, intelligents, qui ont
+leur situation, leurs idées, leurs sentiments, leur volonté;... il
+faut s'entendre avec la couronne comme avec les Chambres,... et
+amener ces transactions desquelles naît l'unité du gouvernement.
+Voilà, le gouvernement représentatif. On parle d'indépendance. Je
+fais grand cas de l'indépendance; je suis convaincu qu'il en faut
+porter beaucoup dans les conseils qu'on donne à la couronne et dans
+les résolutions qu'on prend vis-à-vis d'elle; il faut l'avoir,
+l'indépendance; mais l'afficher, jamais! Je suis assez vieux pour
+avoir vécu sous bien des pouvoirs. J'ai vécu à côté de plusieurs
+d'entre eux, sans contact avec eux; j'en ai servi d'autres; je
+suis sûr qu'il n'y en a aucun qui m'ait jamais trouvé servile
+ou complaisant... Mais, je l'avoue, j'ai soif de déférence ou
+de respect envers les pouvoirs qui gouvernent mon pays. Et s'il
+m'arrivait, ce qui m'est arrivé, de me trouver en dissidence avec
+eux, bien loin de le laisser voir, je m'efforcerais de le cacher...
+Voici encore, dans cette grave question, un point sur lequel je
+crois que nous différons. C'est ma conviction que le devoir d'un
+conseiller de la couronne est constamment <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> de faire remonter
+le bien à la couronne elle-même; elle ne répond jamais du mal; la
+responsabilité ministérielle la couvre... Il y a eu, de tous temps,
+des ministres de la couronne qui se sont appliqués à l'effacer, à
+s'interposer entre elle et le pays, pour se grandir eux-mêmes et eux
+seuls. Ce n'est pas mon goût, ni mon devoir. Je crois, au contraire,
+qu'il faut s'effacer au profit de la couronne et pour laisser aller à
+elle la reconnaissance publique. C'est à cela que je mets ma dignité
+et ma fierté, et je trouve les autres fiertés un peu vulgaires et
+subalternes.»</p>
+
+<p>M. Thiers riposta avec une vivacité souvent amère. Sa doctrine
+tendait toujours à cette conclusion qu'un roi annulé était le
+corollaire nécessaire d'un roi inviolable. Plus les ministres avaient
+la réalité du pouvoir, plus, à son avis, on possédait le vrai
+gouvernement représentatif. «Ce qu'il faut, disait-il, ce sont des
+ministres qui ne se contentent pas seulement du rôle d'intermédiaires
+des pouvoirs... De tels ministres peuvent être des commis éloquents;
+ce ne sont pas des ministres à grande responsabilité. Cette
+transparence dont on se plaint, ce n'est pas avec du talent seulement
+qu'on la fait cesser, c'est avec du caractère.» Puis, passant
+par-dessus la tête de M. Guizot, pour faire la leçon et poser ses
+conditions au Roi lui-même, il terminait ainsi: «Hier, M. le ministre
+des affaires étrangères montrait une grande confiance dans la durée
+du ministère. Si cependant, malgré cette confiance, le ministère
+actuel n'était pas éternel, si ses successeurs ne l'étaient pas non
+plus, et qu'enfin il n'y eût plus d'autre ressource que celle des
+ministres impossibles, et qu'on me fît l'honneur de jeter les yeux
+sur mon impossibilité, je le déclare, dans ce cas, avec le profond
+dévouement que j'ai pour la royauté et avec le profond respect dont
+je ne me suis jamais écarté envers elle, je lui dirais: «Je suis
+prêt, si mes efforts peuvent vous être utiles, à vous servir, mais
+en gouvernant d'après ma propre pensée; si ma pensée est d'accord
+avec celle de Votre Majesté, j'en serai très heureux; mais, si elle
+en diffère, je persisterai à gouverner suivant ma propre <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span>
+pensée.» C'est peut-être là, messieurs, un grand orgueil, un orgueil
+frivole, si vous le voulez, mais c'est un orgueil désintéressé; et
+j'avoue que j'aime mieux, pour ma part, cet orgueil désintéressé,
+quoiqu'il puisse être accusé d'être frivole, qu'une ambition qui
+s'abaisse pour avoir, non point le pouvoir, mais l'apparence du
+pouvoir.»</p>
+
+<p>Une réplique de M. Guizot vint clore ce débat, le plus brillant et
+le plus considérable qui eût jamais été engagé sur cette question.
+«Le trône, dit-il en résumant ses idées, n'est pas seulement un
+fauteuil fermé pour que personne ne puisse s'y asseoir. Une personne
+intelligente et libre, qui a ses idées, ses sentiments, ses désirs,
+ses volontés, comme tous les êtres réels et vivants, siège dans ce
+fauteuil... Vous disiez qu'il faut qu'un ministre, pour être un
+ministre constitutionnel, soit tout-puissant du côté de la couronne.
+On n'exige pas la toute-puissance du côté des Chambres; on reconnaît
+que là il y a indispensable nécessité de discuter, de transiger, de
+se faire accepter. Mais on veut que, du côté de la couronne, la même
+nécessité n'existe pas... Eh bien, tout cela est faux, complètement
+faux. Et si cela était vrai, sachez bien qu'il n'y aurait jamais eu,
+dans cette Angleterre dont vous parlez, un ministre qui eût couvert
+la couronne; car il n'y en a pas eu un seul, même sous des rois très
+faibles, très médiocres, qui n'ait souvent et grandement compté avec
+eux.»</p>
+
+<p>La Chambre donna pleinement raison à M. Guizot, par 229 voix contre
+147. Ainsi se confirmait un phénomène déjà noté: plus M. Thiers se
+portait vers la gauche, faisant siens les griefs et les thèses de
+l'opposition avancée, plus les conservateurs effarouchés se serraient
+autour du cabinet. Pendant cette session de 1846, le ministère avait
+constamment obtenu, sur les questions politiques, des majorités de
+60 à 80 voix. Si l'on se rappelle que depuis 1842, à chaque session,
+il avait failli être renversé, et que naguère encore, en 1845, il
+ne l'avait emporté que de huit voix dans le débat sur l'affaire
+Pritchard, on reconnaîtra que le progrès était considérable. M.
+Guizot avait de tout temps attaché une importance capitale, <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span>
+peut-être même par trop exclusive, à la constitution d'une majorité.
+Ne devait-il pas dès lors triompher d'un résultat qui, après de
+si pénibles efforts, de si inquiétantes vicissitudes, pouvait
+paraître un succès définitif et complet? Aussi n'est-on pas étonné
+de l'entendre, dans son grand discours du 28 mai, «se féliciter que
+la majorité ait enfin acquis une unité, une organisation qui lui
+manquaient», proclamer que, «depuis cinq ans, il avait consacré tous
+ses efforts à amener ce résultat», et montrer là «comme l'ancre
+principale de salut dans les épreuves auxquelles le pays pouvait être
+encore appelé». Peu auparavant, s'inspirant de la pensée du ministre,
+le <cite>Journal des Débats</cite> disait: «Nous avons vu enfin arriver le
+jour que nous appelions de tous nos v&oelig;ux, celui où il n'y aurait
+plus dans la Chambre que deux grands partis... Depuis trente ans,
+c'est la première fois peut-être qu'il y a une vraie majorité dans
+nos Chambres. Jamais, dans les années précédentes, nous n'avions vu
+l'opposition renoncer à l'espoir d'entamer la majorité; pour le coup,
+elle y renonce... De cette époque, datera la fin de la politique
+d'intrigue.»</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+<p>La fixité de la majorité donnait à la machine politique une
+apparence de stabilité telle qu'on n'en avait pas encore connu
+depuis 1830. L'ordre matériel régnait partout. Pas plus de menace
+d'émeute dans la rue que de menace de crise dans le Parlement.
+L'insurrection avait fait son dernier effort, le 12 mai 1839. Les
+sociétés secrètes désorganisées, découragées, ne comptant qu'un
+petit nombre d'adhérents infimes, végétaient sous l'&oelig;il de la
+police, qui s'était adroitement introduite jusque dans leurs plus
+secrets conseils. Depuis Darmès en 1840, près de six années s'étaient
+écoulées sans qu'on eût attenté à la vie de Louis-Philippe; on
+croyait en avoir fini <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> avec cette horrible manie du régicide
+qui avait sévi pendant les dix premières années du règne.</p>
+
+<p>Le 16 août 1846, le Roi, alors en villégiature à Fontainebleau,
+rentrait en char à bancs, avec la Reine et plusieurs de ses enfants,
+d'une promenade dans la forêt, quand deux coups de feu furent tirés
+sur lui, à quelques pas, du haut d'un mur qui longeait la route; la
+bourre de l'un des coups tomba dans la voiture, mais personne ne
+fut atteint. L'assassin, aussitôt arrêté, était un nommé Lecomte,
+ancien garde des bois de la couronne, récemment congédié pour faute
+grave dans son service. Il passait pour un très habile tireur. «Je me
+suis trop pressé», dit-il seulement quand on s'empara de lui. «Rien
+n'indique, écrivait quelques jours après M. Guizot à M. Rossi, aucune
+ramification ni complot. Ce qui n'empêche que ce ne soit une sottise
+de dire, comme le font les badauds pour se rassurer, qu'il n'y a là
+rien de politique. Quoi de plus politique que cette contagion, cette
+<em>mal'aria</em> qui fait que l'humeur d'un garde mécontent de sa pension
+se tourne en régicide<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>!»</p>
+
+<p>Pendant qu'on instruisait le procès de ce vulgaire assassin, un
+incident imprévu appela l'attention sur un condamné de nom plus
+retentissant. On se rappelle que, le 6 octobre 1840, à la suite de la
+piteuse échauffourée de Boulogne, la cour des pairs avait condamné
+le prince Louis Bonaparte à l'emprisonnement perpétuel. Il subissait
+sa peine au château de Ham, où avaient été enfermés naguère M. de
+Polignac et ses collègues. Sa captivité n'était pas bien rigoureuse:
+on le laissait recevoir ses amis, écrire dans les journaux, publier
+des livres. Il en profitait pour lier des relations et entretenir
+des correspondances avec les opposants de nuances diverses,
+depuis M. Odilon Barrot jusqu'à M. Louis Blanc, pour collaborer à
+plusieurs feuilles républicaines de province, notamment au <cite>Progrès
+du Pas-de-Calais</cite>, pour souscrire à la fondation d'un journal
+fouriériste, et pour publier, sur l'<em>Extinction du paupérisme</em>,
+une brochure à tendance socialiste. À gauche, on paraissait assez
+flatté d'une pareille <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> recrue. «Louis Bonaparte n'est plus un
+prétendant, disait un journal radical; c'est un citoyen, un membre de
+notre parti, un soldat de notre drapeau.» Malgré tout le mouvement
+qu'il se donnait, le prisonnier de Ham ne parvenait pas à attirer
+sur lui l'attention du pays; en dehors de quelques fidèles et des
+démocrates qui se laissaient courtiser par lui, il était à peu près
+complètement oublié. Au commencement de 1846, alléguant la maladie de
+son père, l'ex-roi Louis, alors à Florence, il demanda à sortir de
+sa prison, fût-ce temporairement. Cette requête fut vivement appuyée
+auprès des ministres et du Roi par plusieurs députés, entre autres
+par M. Odilon Barrot et M. Dupin. Le gouvernement était disposé à
+y faire bon accueil et même à accorder une libération définitive,
+si toutefois le prisonnier donnait, sous une forme à trouver, une
+garantie de sa sagesse à venir. Le prince refusa de faire plus que
+quelque déclaration vague de reconnaissance et préféra tenter la
+chance d'une évasion. Le 25 mai 1846, il saisit l'occasion que lui
+offraient des travaux de réparation accomplis dans le château pour
+s'échapper, déguisé en ouvrier, avec une planche sur l'épaule. Trois
+jours après, il était en Angleterre. Cette évasion, machinée comme un
+épisode de roman, intéressa un instant la curiosité du public, mais
+sans troubler sa sécurité, ni faire prendre davantage au sérieux un
+personnage en qui l'on ne voyait alors que l'aventurier de Strasbourg
+et de Boulogne. Dans une lettre adressée à M. de Sainte-Aulaire,
+ambassadeur à Londres, le prince assura le gouvernement français de
+«ses intentions pacifiques», se défendit de vouloir «renouveler des
+tentatives qui avaient été si désastreuses», et affirma que «sa seule
+idée avait été de revoir son vieux père». Deux mois plus tard, le 27
+juillet, le roi Louis mourut à Livourne: le prince Louis-Napoléon
+n'était pas auprès de lui; il avait écrit à son père que le
+gouvernement anglais lui refusait des passeports pour se rendre en
+Italie.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> VI</h4>
+
+<p>La bonne situation parlementaire du cabinet, la tranquillité du pays,
+l'absence de tout grave embarras au dedans et au dehors semblaient
+des conditions favorables pour procéder aux élections générales. Le
+6 juillet 1846 fut publiée l'ordonnance de dissolution, convoquant
+les électeurs pour le 1<sup>er</sup> août. Aussitôt les comités réunis de la
+gauche et du centre gauche confirmèrent la fusion des deux groupes
+en publiant un manifeste unique. Dans ce manifeste, ils tendaient
+ouvertement la main aux républicains et aux légitimistes, à tous
+ceux qui voulaient renverser ce qu'on appelait alors «un système
+corrupteur et antinational». «La question pour chaque électeur,
+disaient-ils, n'est pas de choisir celui qu'il préfère, mais bien,
+en nommant un homme indépendant, à quelque nuance de l'opposition
+qu'il appartienne, d'empêcher le succès du candidat ministériel.»
+Les républicains, qui ne pouvaient que gagner à cette coalition,
+s'y prêtèrent volontiers: ils en profitèrent pour s'assurer une
+part prépondérante dans le «comité central des électeurs de la
+Seine», qui non seulement dirigeait les élections de Paris, mais,
+par ses communications aux journaux, exerçait son influence dans
+toute la France. Les légitimistes, au contraire, ne répondirent
+qu'incomplètement à l'appel qui leur était adressé; beaucoup
+d'entre eux préférèrent faire campagne avec le parti catholique:
+celui-ci, par une tactique imitée de la ligue de M. Cobden, se tenait
+absolument en dehors des questions débattues entre M. Thiers et M.
+Guizot, et promettait appui au candidat quelconque qui serait «le
+plus offrant et dernier enchérisseur en fait de liberté religieuse».</p>
+
+<p>M. Thiers apporta, dans cette campagne électorale, la même ardeur
+impatiente avec laquelle il venait de conduire la bataille
+parlementaire. Ses amis, étaient même obligés de le retenir. Il
+<span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> avait préparé une lettre à ses électeurs où il parlait de
+la couronne avec une extrême amertume. «On me trouve fort prononcé,
+fort actif dans l'opposition, y disait-il. Serait-ce par hasard afin
+d'avoir le pouvoir plus tôt?... Cette conduite éloigne du pouvoir,
+si bien qu'on vous appelle ministre impossible. Peu m'importe. Je ne
+tiens à être ni possible ni prochain... Certes je savais bien que
+demander la réalité rigoureuse du gouvernement représentatif, qui
+tend à diminuer l'influence de la royauté irresponsable au profit
+des ministres responsables, je savais bien que c'était davantage
+encore me ranger dans la classe des ministres impossibles. Je n'ai
+pas hésité: non pas que j'eusse le goût puéril, que certaines gens
+me prêtent, de me poser, moi simple citoyen, en face de la majesté
+royale... Mais je suis convaincu que la monarchie ne sera admise
+par les générations présentes et futures que lorsque des ministres
+vraiment responsables exerceront véritablement le pouvoir, et,
+profondément convaincu de cette vérité, j'ai eu l'orgueil de défendre
+ma conviction, même à mes dépens. Cet orgueil, je l'ai eu, je l'aurai
+toujours dans toute son étendue. Le pouvoir, je l'ai possédé, et,
+dans cette transition inévitable de la monarchie représentative
+fausse à la monarchie représentative vraie, transition toujours plus
+ou moins longue, je sais ce que vaut le pouvoir. Être ministre entre
+une royauté qui ne vous souhaite pas et une Chambre que cinquante
+ans de révolutions et de guerres ont profondément troublée, que
+beaucoup d'intérêts dominent, être ministre à ces conditions ne me
+séduit guère.» Cette lettre fut imprimée, mais ne fut pas envoyée:
+MM. Duvergier de Hauranne, de Rémusat, de Maleville, qui n'étaient
+pourtant pas des timides, firent comprendre à M. Thiers le tort qu'il
+se ferait par un tel langage.</p>
+
+<p>Le gouvernement, de son côté, arrivait bien préparé à la bataille
+dont il avait lui-même choisi l'heure. La tâche principale incombait
+au ministre de l'intérieur, M. Duchâtel, qui n'épargna pas sa peine
+et déploya une rare habileté. Un de ses amis, témoin quotidien de ses
+efforts, M. Vitet, a écrit à ce sujet: «Je puis dire que, pendant
+trois mois, il ne cessa de <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> suivre du regard, d'aider, de
+stimuler, de réveiller, parfois aussi de tempérer plus de quatre
+cents candidats dont il savait par c&oelig;ur, grâce aux ressources de
+sa mémoire, toutes les situations personnelles, et que sans cesse,
+avec un à-propos qui les frappait d'étonnement, il éclairait sur
+leurs oublis, leurs négligences, leurs imprudences. Ce n'était pas
+seulement le sentiment du devoir, c'était un certain plaisir de
+déjouer les trames de tant d'habiles adversaires de toute provenance
+et de toute couleur, qui lui donnait cette sorte de fièvre de
+surveillance et d'exhortation.» Dans une circulaire à ses préfets,
+M. Duchâtel avait publiquement revendiqué pour l'administration le
+droit d'exercer une «franche et loyale influence», mais en même
+temps il en avait fixé les limites. «L'indépendance des consciences,
+disait-il, doit être scrupuleusement respectée; les intérêts
+publics, les droits légitimes ne doivent jamais être sacrifiés à des
+calculs électoraux... Fidélité sévère aux règles de justice dans
+l'expédition des affaires, respect de la liberté et de la moralité
+des votes, mais action ferme et persévérante sur les esprits, tels
+sont les principes qui, en matière d'élections, doivent présider aux
+rapports de l'administration avec les citoyens.» Ce langage était
+sensé et correct. Lors de la vérification des pouvoirs, l'opposition
+prétendit que la conduite du ministre n'avait pas été conforme à
+sa circulaire, mais elle n'apporta rien de sérieux à l'appui de
+ses allégations. Sur ce point d'ailleurs, on peut s'en fier à la
+parole du témoin déjà cité: «J'ai vu de près les élections, a dit M.
+Vitet; j'en puis parler en conscience. Je sais quelle scrupuleuse
+observation de la loi, quel respect des droits de tous y présidèrent
+du côté du pouvoir, et je tiens, pour ma part, qu'on n'en trouverait
+guère d'aussi sincères, d'aussi vraiment exemptes de sérieux abus,
+soit chez nous depuis 1814, soit même dans les pays les plus libres
+du monde, l'Angleterre, par exemple, ou les États-Unis.»</p>
+
+<p>La polémique, menée grand train par les journaux des deux bords, ne
+fit guère que ressasser les questions déjà traitées à la tribune.
+Il apparut bientôt que la malheureuse affaire Pritchard, <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span>
+si vieille qu'elle fût, était encore la meilleure carte du jeu
+de l'opposition. Les candidats ministériels étaient marqués dans
+les feuilles adverses de cette simple lettre: P; cela voulait
+dire <em>Pritchardiste</em>. Or, à voir l'embarras qu'en éprouvaient ces
+candidats, il fallait bien croire que la sottise publique était
+encore dupe des déclamations prodiguées par la gauche en cette
+matière. La presse conservatrice avait, il est vrai, pour riposter,
+une arme plus efficace encore, c'était l'évocation de 1840. Le
+<cite>Journal des Débats</cite> ne manquait pas de rappeler que la victoire de
+l'opposition serait la rentrée de M. Thiers au pouvoir, la reprise
+de la «politique du 1<sup>er</sup> mars». «La France, demandait-il, est-elle
+lasse de la prospérité dont elle jouit au dedans, de la paix dont
+elle jouit au dehors? Six années ont été nécessaires pour réparer les
+fautes de 1840. Deux jours d'élection peuvent anéantir le travail de
+six ans... Avant six mois, cette prospérité corruptrice et cette
+paix déshonorante auront fait place à une crise intérieure et à une
+crise européenne... Les deux hommes sont connus; les deux politiques
+aussi... Rappelez-vous dans quel état était la France au 29 octobre
+1840; voyez dans quel état elle est aujourd'hui, et choisissez!»</p>
+
+<p>Toutefois, ce qui frappe le plus, ce n'est pas l'effet produit
+par telle ou telle polémique; c'est au contraire le peu de
+retentissement qu'avait en réalité ce bruit de presse. Le fond du
+pays demeurait tranquille, inerte. Rarement on avait vu, pendant
+une période électorale, si peu d'émotion, on pourrait presque
+dire une pareille indifférence. Que cachait et présageait cette
+indifférence? L'opposition affectait d'y voir le signe que l'opinion
+se désintéressait du sort du cabinet: elle se croyait certaine
+du succès et le disait très haut. «Je n'ai jamais vu si complète
+assurance», a écrit M. Vitet. Du côté ministériel, la confiance était
+moindre. On se souvenait de la déception de 1842. N'était-il pas à
+craindre que l'affaire Pritchard ne fît, en 1846, le mal qu'avait
+fait, quatre ans auparavant, le droit de visite? Le duc de Broglie
+écrivait à son fils, le 16 juillet: «Jamais élections ne se seront
+accomplies <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> au milieu d'une prospérité et d'un calme plus
+complets. Ce que cela donnera, tout le monde l'ignore parfaitement.
+Le gouvernement, à mesure que le jour fatal approche, semble plus
+inquiet, quoique ses nouvelles soient excellentes<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.» M. Duchâtel
+mandait à M. Guizot, le 18 juillet: «Plusieurs points de l'horizon se
+rembrunissent depuis quelques jours. J'espère que cela s'éclaircira.
+D'après les apparences actuelles, je m'attends à une bataille
+d'Eylau, où il y aura beaucoup de morts de part et d'autre, où le
+champ de bataille nous restera, mais en nous laissant encore une rude
+campagne à soutenir. Si les nôtres, comme je l'espère, se battent
+bien, je serai content; je désire d'abord la victoire, et puis, en
+second lieu, le combat<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>.»</p>
+
+<p>Telle était la situation quand, le 29 juillet, trois jours avant
+les élections, au moment où le Roi saluait la foule du balcon des
+Tuileries, deux coups de pistolet furent tirés à une assez grande
+distance par un homme caché derrière une statue. Cet homme, appelé
+Henri, était un ancien fabricant d'objets en acier, exaspéré par
+des malheurs de fortune et de famille. L'instruction révéla par la
+suite, dans ce crime, plutôt le désespoir d'un naufragé de la vie
+que la haine d'un révolutionnaire, moins un régicide qu'une sorte de
+suicide: dans les conditions où il avait été tiré, le coup était à
+peu près inoffensif. Au premier moment, toutefois, on ne se rendit
+pas compte de ces circonstances, qui devaient faire écarter la peine
+de mort par la cour des pairs: ce nouvel attentat, qui suivait de
+si près celui de Lecomte, parut la preuve d'un sinistre parti pris
+et causa partout un sentiment d'inquiétude et d'indignation, dont
+la presse ministérielle se hâta de tirer parti pour raviver le zèle
+des conservateurs et discréditer l'opposition. Quant aux journaux
+de gauche, ils furent réduits à insinuer que les coups de pistolet
+étaient une man&oelig;uvre de la police.</p>
+
+<p>Vint le jour du scrutin. Les élections de Paris donnèrent <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span>
+l'avantage à l'opposition: sur quatorze mille suffrages, elle en
+réunissait plus de neuf mille; sur quatorze députés, elle en avait
+onze; le deuxième arrondissement, le plus riche de la ville, était
+enlevé aux conservateurs, qui le possédaient depuis 1830; M. Jacques
+Lefebvre y était remplacé par M. Berger. Les journaux de gauche
+triomphèrent, mais ce ne fut pas pour longtemps. Dès le lendemain,
+les nouvelles de province firent savoir que les ministériels y
+avaient remporté des succès dont l'étendue surprenait les vainqueurs
+eux-mêmes. «Le résultat, écrivit aussitôt M. Duchâtel, dépasse les
+espérances que nous étions en droit de concevoir.» L'opposition
+perdait vingt-cinq à trente sièges, et le gouvernement pouvait
+compter sur une majorité d'une centaine de voix. On en eut la
+confirmation, dans la session qui s'ouvrit, dès le 19 août, pour la
+constitution de la nouvelle Chambre; M. Sauzet fut élu président par
+223 voix, contre 98 données à M. Odilon Barrot.</p>
+
+<p>Après les années laborieuses qu'il venait de passer, le ministère
+ressentit comme une joie étonnée de se voir en possession d'une si
+grande majorité. M. Guizot déclarait à ses amis «qu'aucun événement
+politique ne lui avait causé une satisfaction égale à celle qu'il
+éprouvait de ce triomphe de la bonne et saine politique sur les
+mauvaises passions<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>». Le duc de Broglie écrivait à son fils:
+«Jamais victoire ne fut plus complète... Depuis les <cite>trois cents</cite>
+de M. de Villèle, aucun ministère ne s'était trouvé à pareille
+fête<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>.» À la satisfaction du triomphe se mêlait cependant
+quelque préoccupation. Ce dont on s'inquiétait, c'était moins de
+l'irritation des vaincus que des exigences possibles des vainqueurs,
+d'autant que, parmi ces derniers, il y avait un assez grand nombre
+de députés nouveaux. «Il faut demander à Dieu, disait M. Doudan,
+que les conservateurs, se sentant nombreux, ne soient pas pris de
+la démangeaison de se mettre en petits paquets, ayant chacun ses
+fantaisies <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> à satisfaire. Tout cela n'est que l'embarras
+des richesses, qui est peut-être préférable aux embarras de la
+pauvreté<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>.» Quant à M. Duchâtel, c'était d'un autre côté, du
+côté de la couronne, qu'il pressentait des exigences gênantes. «La
+situation est très bonne, écrivait-il à M. Guizot; mais elle impose
+des devoirs nouveaux et des difficultés au moins aussi grandes que
+les anciennes. Le Roi m'écrit une grande lettre de quatre pages
+pour me recommander de montrer de la confiance dans l'avenir. Je
+suis pour la confiance qui assure et prépare l'avenir, non pas
+pour celle qui le gaspille et le compromet. En face des passions
+hostiles que nous avons à combattre, il faudrait très peu de fautes
+pour changer la situation, jeter le pays de l'autre côté. Il ne
+faut pas laisser s'accréditer l'idée que tout est possible. Nous
+avons résisté d'un côté; nous aurons probablement à résister de
+l'autre. Je sais que vous pensez là-dessus comme moi; aussi je
+ne vous en dis pas plus long. Après avoir assuré le triomphe du
+parti conservateur, il y va de notre honneur de ne pas devenir les
+instruments de sa défaite<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>.» Si heureux que fût M. Guizot de sa
+victoire, si optimiste qu'il fût par nature, il ne se dissimulait
+pas non plus le danger qui résultait du succès même. «L'avenir n'en
+sera pas moins difficile ni moins laborieux, écrivait-il à M. Rossi.
+On sera plus exigeant avec nous et plus complaisant pour soi-même.
+On nous demandera plus et l'on nous aidera moins. Je me prédis bien
+des embarras, et je m'y prépare. Après tout, ceux-là valent mieux
+que d'autres<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>.» Et puis le ministre se rendait compte qu'avec une
+telle majorité il ne lui suffirait plus de durer, qu'il lui faudrait
+entreprendre quelque chose. Depuis longtemps, il cherchait, sans
+avoir encore pu la trouver, l'occasion de quelque grande initiative.
+Serait-il plus heureux désormais? En tout cas, il paraissait décidé à
+s'y appliquer. «L'ordre et la paix une fois bien assurés, disait-il
+dans son discours de remerciement aux <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> électeurs de Lisieux,
+la politique conservatrice, en veillant toujours assidûment à leur
+maintien, pourra, devra se livrer aussi à d'autres soins, à d'autres
+&oelig;uvres. Un gouvernement bien assis a deux grands devoirs. Il doit,
+avant tout, faire face aux affaires quotidiennes de la société,
+aux incidents qui surviennent dans sa vie... Ce devoir rempli, le
+gouvernement doit aussi s'appliquer à développer dans la société
+tous les germes de prospérité, de perfectionnement, de grandeur...
+C'est là, sans nul doute, pour la politique conservatrice, un
+devoir impérieux, sacré, et c'est là aussi, soyez-en sûrs, un but
+que cette politique seule peut atteindre. Toutes les politiques vous
+promettront le progrès; la politique conservatrice seule vous le
+donnera, comme seule elle a pu réussir à vous donner l'ordre et la
+paix.» Cette parole, aussitôt mise en relief par les amis et par les
+adversaires, eut un grand retentissement. Le public l'accepta comme
+une solennelle promesse.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> CHAPITRE II<br>
+<span class="smcap">LES INTÉRÊTS MATÉRIELS.</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La
+ spéculation et l'agiotage.&mdash;II. Timidité économique du
+ gouvernement. Il fait ajourner la réforme postale. Ses
+ idées sur le libre échange.&mdash;III. Les finances en 1846.
+ L'équilibre du budget ordinaire. Le budget extraordinaire.&mdash;IV.
+ L'administration locale. Le comte de Rambuteau.&mdash;V. Le
+ matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la tentation du
+ veau d'or. Elle devient indifférente à la politique. Dangers
+ de cet état d'esprit.&mdash;VI. L'opposition accuse le gouvernement
+ d'avoir favorisé ce matérialisme. M. de Tocqueville. Son
+ origine, ses visées et ses déceptions. Amertume de ses critiques
+ sur l'état social et politique.&mdash;VII. Le mal s'étend à la
+ littérature. La «littérature industrielle». Cependant l'état des
+ lettres est encore fort honorable à la fin de la monarchie de
+ Juillet. Le roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme
+ et de spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. Romans
+ socialistes publiés dans les journaux conservateurs. Eugène Süe.
+ Les <cite>Mystères de Paris</cite> dans le <cite>Journal des Débats</cite>. Autres
+ romans publiés par le <cite>Constitutionnel</cite>. Aveuglement de la
+ bourgeoisie, faisant fête à ces romans.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>La tranquillité dont le pays jouissait au dedans et la paix qui
+régnait au dehors aidaient singulièrement à la prospérité matérielle.
+On eût pu noter alors, d'après les statistiques officielles ou
+privées, bien des signes de cette prospérité. Le mouvement du
+commerce, tel qu'il ressortait des tableaux de douane, avait beaucoup
+plus que doublé depuis 1830. Même progression dans les revenus des
+canaux, les produits des voitures publiques, le nombre des lettres
+distribuées par la poste. La consommation de la houille, criterium de
+l'activité industrielle, avait triplé. Les économistes estimaient
+que la fortune <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> immobilière était doublée. En 1845, le cours
+de la rente 5 0/0 atteignait 122 fr. 85; celui du 4 1/2 0/0, 116 fr.
+25; celui du 4 0/0, 110 fr. 50; celui du 3 0/0, 86 fr. 40. Le paysan
+et l'ouvrier étaient mieux logés, mieux vêtus, mieux nourris; dans
+les campagnes, on prenait l'habitude nouvelle des bas, des souliers,
+du vin, de la viande, du pain blanc. Les salaires avaient à peu près
+doublé en quinze ans.</p>
+
+<p>Le gouvernement avait secondé ce progrès, par l'impulsion donnée
+aux travaux publics, routes, chemins vicinaux, ports, canaux, etc.
+Il s'était surtout occupé des chemins de fer, la grande affaire du
+moment. On sait comment, après de longs tâtonnements, la loi de 1842
+avait fixé le mode d'établissement des voies ferrées<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>. Depuis
+lors, on avait beaucoup fait et entrepris plus encore. En mai 1843
+eut lieu l'inauguration solennelle des deux premières grandes lignes,
+celle de Paris à Rouen et celle de Paris à Orléans. L'impression
+fut considérable sur le public. Henri Heine écrivait, au moment
+même, de Paris: «L'ouverture de ces lignes cause ici une commotion
+que chacun partage, à moins de se trouver par hasard placé sur un
+escabeau d'isolement social... Nous sentons que notre existence
+est entraînée ou plutôt lancée dans de nouveaux orbites, que nous
+allons au-devant d'une nouvelle vie... De pareils tressaillements
+doivent avoir agité nos pères, alors que l'Amérique fut découverte,
+que l'invention de la poudre à canon s'annonça par les premiers
+coups de feu, que l'imprimerie répandit par le monde les premières
+épreuves de la parole divine... Une nouvelle ère commence dans
+l'histoire universelle<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>.» L'inauguration, qui frappait à ce
+point les imaginations, n'eut pas moins d'action sur les capitaux.
+Ceux-ci, en France, s'étaient montrés jusqu'alors, en matière de
+chemins de fer, craintifs, embarrassés, défiants. Les quelques
+compagnies qui s'étaient hasardées au début n'avaient généralement
+pas été heureuses. C'était même leur impuissance constatée qui
+avait conduit le <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> législateur de 1842 à mettre à la charge
+de l'État les acquisitions de terrains, les terrassements, les
+ouvrages d'art, les stations, et à ne demander aux compagnies que
+la pose de la voie, la fourniture du matériel et l'exploitation. En
+1843, à la vue des chemins de fer devenus une réalité, l'initiative
+particulière se réveilla, s'enhardit; des sociétés surgirent,
+s'offrant à entreprendre elles-mêmes non seulement l'exploitation,
+mais la construction des lignes. La loi de 1842 avait prévu cette
+éventualité; sur l'insistance de M. Duvergier de Hauranne, il y avait
+été stipulé que les lignes non immédiatement exécutées «pourraient
+être concédées à l'industrie privée en vertu de lois spéciales». En
+1844, 1845 et 1846, cette clause fut appliquée à plusieurs lignes
+importantes, à celles du Nord, de Paris à Lyon, de Lyon à Avignon,
+d'Avignon à Marseille, de Bordeaux à Cette.</p>
+
+<p>Le mouvement était bon, mais il devint tout de suite excessif. À
+trop de méfiance succédait trop d'illusion. Après avoir été timide,
+on se montrait téméraire. Ce fut comme un débordement de compagnies
+nouvelles qui se disputaient les concessions, rivalisaient de
+promesses dans leurs prospectus, recherchaient, pour en décorer
+leurs conseils, les ducs et les princes, les notabilités politiques
+et administratives, ou même les généraux et les amiraux. Bouche
+béante, le public était prêt à mordre à tous les hameçons. Excité
+par le spectacle de quelques fortunes rapides, chacun croyait
+voir là un trésor et se précipitait pour mettre la main dessus. À
+quelles étranges sollicitations certains fondateurs de sociétés
+n'étaient-ils pas en butte<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>! <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> À peine émises ou même avant
+de l'être, les actions étaient l'objet d'une spéculation effrénée
+qui tenait les convoitises en haleine. C'était la préoccupation
+dominante, universelle. Non seulement à la Bourse, mais à la Chambre,
+dans les journaux, dans les salons, on ne parlait presque pas d'autre
+chose. La concurrence que se faisaient ces nombreuses sociétés dans
+la poursuite des concessions les poussait à offrir des conditions
+extrêmement onéreuses pour elles. Les pouvoirs publics croyaient
+faire une bonne affaire en les acceptant; ils ne se rendaient pas
+compte que les embarras des concessionnaires imprudents finiraient
+toujours par retomber sur l'État. C'était notamment sur la durée
+des concessions que portaient les rabais; quelques compagnies se
+contentaient de vingt-quatre ans; on offrait ces rabais à peu près
+à l'aveugle, sans étude préalable sérieuse. Parfois, du reste, on
+s'inquiétait moins du chemin de fer à établir que de la prime à
+réaliser par la plus-value des actions. Certaines sociétés sans base
+réelle se fondaient, non pour vivre, mais pour vendre leur mort à des
+concurrents plus solides. Ce n'était même plus de la spéculation,
+c'était du pur agiotage, avec les désordres et les scandales qui
+en sont la suite, brusques alternatives de hausse et de baisse,
+engouements et paniques, fortunes faites et défaites en un instant.
+Le marché public était livré à des coups de main dont les naïfs et
+les faibles étaient généralement les victimes.</p>
+
+<p>Un moment le mal prit une telle étendue qu'on se demanda si
+le législateur ne devait pas intervenir pour le réprimer. La
+difficulté était de ne pas entraver les sociétés sérieuses, sous
+prétexte d'empêcher les sociétés suspectes. En 1844, M. Crémieux
+<span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> fit voter à l'improviste, par la Chambre des députés, un
+amendement portant «qu'aucun membre des deux Chambres ne pourrait
+être adjudicataire ni administrateur dans les compagnies auxquelles
+des concessions seraient accordées». Mais la Chambre des pairs
+estima qu'exclure ainsi des compagnies en formation les personnages
+considérables et influents du pays n'était pas un moyen de fortifier
+cet esprit d'association qu'on regrettait de voir si faible en
+France: aussi n'admit-elle pas l'amendement<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>. L'année suivante,
+au début de la session de 1845, une proposition plus réfléchie
+fut faite, à la Chambre des pairs elle-même, par le comte Daru,
+pour supprimer certains abus de l'agiotage: cette fois encore, la
+haute assemblée craignit qu'on n'étouffât du même coup d'utiles
+initiatives, et le projet, bien qu'appuyé par le ministère, fut
+repoussé. La session ne se termina pas cependant sans que le
+gouvernement fît voter quelques dispositions destinées à limiter
+une liberté qui tournait en licence: elles furent insérées dans
+la loi du 15 juillet 1845, relative à la concession du chemin de
+fer du Nord. Dans l'exposé des motifs, le ministre avait ainsi
+caractérisé le désordre qu'il entendait réprimer: «Une sorte de
+vertige s'est emparé d'une partie de la société. Les chemins de
+fer, qui ont été si longtemps l'objet du dédain des capitalistes,
+semblent devenus aujourd'hui une mine inépuisable de richesses. De
+l'excès du découragement on est passé à l'excès de l'engouement; on
+se précipite, on se presse dans les bureaux ouverts pour recevoir les
+listes de souscription, et l'on pourrait se croire revenu au temps
+de ce système <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> fameux qui a tourné tant de têtes et ruiné tant
+de familles.»</p>
+
+<p>Le législateur faisait son devoir en cherchant à remédier aux excès
+de l'agiotage; mais son action n'était pas et ne pouvait pas être
+bien efficace. D'ailleurs, quand on voit qu'au même moment la même
+cause produisait en Angleterre les mêmes désordres, on se demande
+si ce n'était pas la conséquence à peu près inévitable d'une
+révolution économique dont la nouveauté et la grandeur étaient bien
+faites pour troubler à la fois les intérêts et les cerveaux. En
+décembre 1845, à l'une des phases les plus aiguës de cette crise, le
+<cite>Journal des Débats</cite> rappelait, non sans quelque raison, à ceux qui
+se lamentaient, que, du moment où l'on avait voulu l'exécution des
+chemins de fer par l'industrie privée, il fallait s'attendre à la
+spéculation; que, sans elle, les concessions n'eussent pas abouti;
+que, d'autre part, la spéculation, en s'excitant elle-même, avait
+grande chance de dégénérer en agiotage. «Il y a eu de l'agiotage,
+ajoutait-il, parce qu'il y en aura toujours, quand il y aura de
+grands profits en perspective, enveloppés dans un nuage de mystère.»
+Le <cite>Journal des Débats</cite> voulait bien plaindre les victimes, mais
+il se consolait en constatant que les chemins de fer se faisaient.
+Et en effet, à considérer aujourd'hui les choses de loin, les
+accidents passagers s'effacent, et ce qui domine, c'est l'effort,
+parfois inexpérimenté, pas toujours bien pondéré, mais, en fin de
+compte, efficace et puissant, qui donna alors à la grande &oelig;uvre
+des chemins de fer français une impulsion décisive. En 1844 et
+1845 furent concédées presque toutes les lignes principales de
+notre réseau, tel qu'il est aujourd'hui constitué. En 1846 eut lieu
+l'inauguration du premier de nos chemins internationaux, celui de
+Paris à la frontière belge. Le nombre de kilomètres exploités, qui
+était de 598 en 1842, s'élevait à 1,320 en 1846.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> II</h4>
+
+<p>En matière économique, le gouvernement, qui avait les vertus et
+les défauts de la bourgeoisie, était plus prudent que novateur;
+il évitait les aventures téméraires où d'autres ont compromis les
+intérêts du pays, mais parfois il était un peu lent à entreprendre
+certaines transformations fécondes. Cette timidité se manifesta,
+par exemple, dans la question postale. En 1839, l'administration
+anglaise, renversant hardiment toutes les idées reçues, avait
+substitué, pour le transport des lettres, une taxe unique et fort
+abaissée aux tarifs élevés et variables suivant les zones; elle avait
+compté, non sans raison, sur le développement des correspondances,
+pour retrouver les recettes qu'elle paraissait sacrifier. Une
+proposition faite, au cours de la session de 1845, en vue
+d'introduire cette réforme en France, parut trouver quelque faveur à
+la Chambre des députés; mais le ministre des finances la combattit si
+vivement qu'au vote d'ensemble elle réunit seulement 170 voix contre
+170, et que, par suite, elle fut déclarée rejetée. Le tarif variable
+devait subsister jusqu'en 1850.</p>
+
+<p>Était-ce également la timidité ou bien une sage prévoyance qui
+retenait le ministère sur la pente du libre échange? La Restauration
+avait été hautement protectionniste. Le gouvernement de Juillet,
+qui, à l'origine, s'inspirait quelque peu des idées nouvelles émises
+sur ce sujet par l'école du <cite>Globe</cite>, eût été disposé à suivre une
+politique moins restrictive. Mais, chaque fois qu'il avait tenté
+de faire un pas en avant, il s'était heurté aux intérêts des
+manufacturiers qui, sous le régime du suffrage restreint, possédaient
+une grande influence. Ce fait s'était produit plusieurs fois depuis
+l'avènement du ministère du 29 octobre 1840. C'est ainsi que M.
+Guizot avait dû renoncer à conclure avec l'Angleterre un traité de
+commerce vers lequel il était porté par des raisons, il est vrai,
+plus politiques qu'économiques. <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> C'est ainsi également qu'il
+avait été contraint d'abandonner le projet d'une union douanière
+avec la Belgique<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>. À défaut de cette union, il avait conclu, en
+1842, une convention spéciale d'une durée de quatre années, assurant
+à la Belgique un traitement de faveur pour ses fils et tissus de
+chanvre: en compensation, nos tissus de soie, nos sels et nos vins
+bénéficiaient de quelques abaissements de droits. Même ainsi limitée,
+cette convention fut fort critiquée, d'autant que le cabinet de
+Bruxelles s'était hâté d'accorder à l'Allemagne les mêmes tarifs. En
+mars 1845, M. Guizot dut promettre à la Chambre de ne pas renouveler
+la convention, si des concessions réelles ne nous étaient faites.
+Il entama donc, peu après, des négociations qui aboutirent, le 13
+décembre 1845, à un nouveau traité; il y obtenait certains avantages,
+ou du moins l'abandon de certaines mesures hostiles: c'était peu
+de chose; mais il nous importait politiquement que la Belgique ne
+fût pas tentée de rechercher le patronage d'une autre puissance.
+Très attaqué à la Chambre, en avril 1846, habilement défendu par le
+cabinet, le traité fut approuvé.</p>
+
+<p>Cette discussion fut pour M. Guizot l'occasion d'exposer, d'une
+façon générale, la politique commerciale du gouvernement.
+L'attention publique était alors fort éveillée sur ces questions.
+Un livre de M. Frédéric Bastiat, <cite>Cobden et la Ligue</cite>, venait de
+révéler aux Français, qui jusque-là ne s'en doutaient guère, la
+révolution économique accomplie outre-Manche sous les auspices
+de sir Robert Peel. Les libre-échangistes de France y avaient
+trouvé un encouragement à s'organiser et à tenter, eux aussi, une
+«agitation»; par contre-coup, les protectionnistes, se sentant
+menacés, s'étaient mis sur la défensive. Les circonstances donnaient
+donc une importance particulière à la parole du ministre. Celui-ci
+rendit largement hommage à l'initiative de sir Robert Peel, mais il
+montra en quoi l'état de l'Angleterre différait du nôtre, comment
+elle avait dû remédier à un mal social qui n'existait pas <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span>
+chez nous, et comment elle avait pu, sans péril, exposer son
+industrie déjà puissante à une concurrence qui eût été dangereuse
+pour notre industrie plus jeune. Après avoir déclaré sa volonté de
+«maintenir le système protecteur», le ministre ajoutait aussitôt:
+«Nous entendons le modifier, l'élargir, l'assouplir, à mesure que
+des besoins nouveaux et des possibilités nouvelles se manifestent.
+Non seulement nous entendons le faire, mais nous l'avons toujours
+fait. Combien de prohibitions ont été supprimées depuis 1830!
+Combien de tarifs ont été abaissés!... Nous sommes dans la même voie
+que l'Angleterre, nous y sommes plus lentement, et par de bonnes
+raisons, mais nous y sommes.» Et quelques jours plus tard, toujours
+à propos du même traité, le ministre disait à la Chambre des pairs:
+«La science s'est aperçue que les intérêts de ceux qui consomment
+n'étaient pas suffisamment consultés, que la part accordée à ceux
+qui produisent était trop grande: alors elle n'a plus parlé que des
+intérêts des consommateurs, et elle a demandé la liberté illimitée
+du commerce. Les gouvernements ne peuvent suivre la science dans
+cette voie; ils ne sont pas des écoles philosophiques; ils ne sont
+pas chargés de poursuivre le triomphe d'une certaine idée, d'un
+certain intérêt; ils ont tous les intérêts, tous les droits, tous les
+faits entre les mains; ils sont obligés de les consulter tous;...
+c'est leur condition, condition très difficile. Celle de la science
+est infiniment plus commode... Il y a ici une question d'intérêt
+public, une de ces questions d'État dont les gouvernements doivent
+tenir grand compte. Je ne veux pas dire qu'il ne faut pas faire à la
+liberté commerciale une plus large part que celle qu'elle a obtenue
+jusque-là... Le but, c'est l'extension des relations des peuples;
+mais la première condition, c'est de ne pas porter une perturbation
+brusque, soudaine, dans l'ordre des faits relatifs à la création et à
+la distribution des richesses.»</p>
+
+<p>Au mois d'août de cette même année 1846, M. Cobden vint à Paris, en
+missionnaire du <em lang="en">free trade</em>. Fêté par les économistes, il voulut
+gagner à ses idées les autorités politiques. Louis-Philippe le
+reçut très bien, lui parla abondamment de beaucoup <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> de sujets
+divers, mais, sur la question du libre-échange, ne lui répondit que
+par des généralités<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>. M. Cobden n'eut pas plus de succès auprès
+des ministres, toujours résolus à ne s'avancer que lentement et
+prudemment. Le plus «économiste» d'entre eux, M. Duchâtel, écrivait à
+M. Guizot, le 1<sup>er</sup> octobre 1846: «Il ne faut pas trop nous lancer
+dans les modifications du régime commercial. Notre rôle n'est pas
+d'alarmer et de troubler les intérêts... Je suis d'avis de faire
+quelque chose, mais avec une grande prudence et en annonçant très
+haut que l'on maintient la protection<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>.» Le Roi s'exprimait de
+même dans ses conversations: il se déclarait partisan en principe
+de la liberté commerciale, admirait ses progrès en Angleterre,
+mais estimait que la question était parvenue, de l'autre côté du
+détroit, à un degré de maturité qu'elle n'avait pas encore atteint en
+France; il reconnaissait qu'on devait marcher vers la réalisation du
+principe, mais peu à peu, en ménageant les intérêts engagés, intérêts
+des manufacturiers et des ouvriers. «Soyons donc, concluait-il,
+pilotes prudents sur cette mer pleine d'écueils, et louvoyons le
+long des côtes, sans perdre de vue l'entrée du port, empressés d'y
+aborder chaque fois que nous pourrons le faire sans mettre en péril
+ces intérêts qui sont aussi ceux de la France<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>.» Force était bien
+d'ailleurs de compter avec les résistances des protectionnistes,
+toujours fort influents dans les Chambres. Jusqu'à la dernière heure
+de la monarchie, ils tâchèrent d'empêcher tout changement. En 1847,
+le ministère, fidèle à son système de progrès graduel, proposa de
+supprimer dix-sept prohibitions et de diminuer les droits sur un
+grand nombre d'articles; la commission de la Chambre se montra
+défavorable à cette réforme; renvoyé à la session suivante, le projet
+ne put être discuté avant la révolution de Février.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> III</h4>
+
+<p>On n'a pas oublié les phases diverses par lesquelles avaient
+passé les finances de la France depuis 1830; la crise menaçante,
+conséquence de la révolution de Juillet: la prospérité laborieusement
+et honorablement reconquise par dix années d'ordre, de paix et de
+sagesse; les événements de 1840 venant de nouveau tout compromettre,
+presque aussi funestes à ce point de vue que ceux de 1830; puis,
+au moment même où, par suite de ces événements, le Trésor était
+obéré par tant de dépenses militaires, l'obligation de faire face
+immédiatement aux charges non moins énormes de la création du réseau
+ferré<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>. De là les difficultés budgétaires en face desquelles le
+cabinet du 29 octobre s'était trouvé. En 1846, après plus de cinq
+années d'efforts, il se flattait d'en être sorti, et il proclamait,
+dans le discours royal lu à l'ouverture de la session, «la situation
+satisfaisante de nos finances». Était-il fondé à tenir ce langage?</p>
+
+<p>1840 avait inauguré le régime des déficits. Même en laissant de côté
+le budget extraordinaire, les dépenses ordinaires dépassaient les
+recettes ordinaires de 138 millions en 1840, de 165 millions en 1841,
+de 65 millions en 1842, de 38 millions en 1843. La cause principale
+des déficits était l'augmentation subite du budget du ministère de
+la guerre: ce budget, qui n'était que de 214 millions en 1829 et
+de 241 millions en 1839, s'était élevé en 1840 à 367 millions, en
+1841 à 385, en 1842 à 325, en 1843 à 310, en 1844 à 297, en 1845 à
+302, en 1846 à 331; ces chiffres s'expliquent parce que, d'une part,
+l'effectif normal de l'armée avait été porté de 248,000 hommes à
+339,000, et que, d'autre part, la vigoureuse impulsion donnée par le
+maréchal Bugeaud à la guerre algérienne en avait à peu près doublé
+les frais. Progression <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> analogue dans le budget de la marine,
+qui était passé de 72 millions en 1829 et 79 millions en 1839, à 99
+millions en 1840, 124 en 1841, 130 en 1842, 116 en 1843, 117 en 1844,
+114 en 1845, 130 en 1846. Ajoutons que la dotation des ministères
+civils s'était aussi accrue, quoique dans une moindre proportion,
+soit à cause des améliorations apportées dans les services, soit par
+le seul effet de cette loi de la cherté croissante de toutes choses.</p>
+
+<p>Comment rétablir l'équilibre du budget ordinaire? Des impôts
+nouveaux, le ministère n'en voulait pas proposer, fidèle en cela
+à la tradition du gouvernement de Juillet. Des économies vraiment
+considérables, il n'y fallait pas songer; l'état militaire, une fois
+mis sur un certain pied, ne pouvait plus être réduit, et, quant à
+l'Algérie, rien n'eût été plus fâcheux, même au point de vue des
+finances, que de revenir aux demi-mesures. On eût pu, sans doute,
+diminuer notablement les charges en convertissant successivement en
+3 0/0 les divers types de rentes au-dessus du pair; le service de la
+dette publique aurait été ainsi allégé d'une quarantaine de millions.
+Souvent il avait été question de cette mesure; mais le Roi s'y était
+obstinément opposé, ne jugeant ni équitable ni politique d'imposer ce
+sacrifice aux rentiers. Il ne restait donc qu'un moyen de rétablir
+l'équilibre, c'était une politique sage, pacifique, qui développât
+la prospérité publique et par là accrût le revenu des contributions
+indirectes. Ainsi fit le gouvernement. Ces contributions, qui avaient
+donné 687 millions en 1840, en produisirent 719 en 1841, 754 en
+1842, 768 en 1843, 791 en 1844, 808 en 1845, 827 en 1846, soit, en
+sept ans, une augmentation de 140 millions. Grâce à ces recettes, le
+budget ordinaire finit par retrouver son équilibre: celui de 1844
+n'avait plus qu'un déficit insignifiant de 181,000 francs; celui de
+1845 se solda par un boni de 4,335,332 francs.</p>
+
+<p>Rétablir l'équilibre du budget ordinaire, c'était bien; ce n'était
+pas assez. Le budget extraordinaire n'était pas le moindre embarras
+de nos finances. Il avait commencé à prendre quelque importance en
+1838, avec le développement <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> donné aux travaux publics et
+avec les premiers efforts faits pour les chemins de fer. Il comprit
+37 millions de dépenses en 1838; 55 en 1839, 65 en 1840, 62 en 1841.
+À partir de 1842, ces chiffres se trouvèrent subitement grossis,
+parce qu'aux dépenses des chemins de fer, on ajouta les crédits
+plus considérables encore ouverts pour certains travaux militaires
+ou maritimes, fortifications, ports de guerre, accroissement de la
+flotte: ainsi arriva-t-on, en 1842, à un total de 118 millions; en
+1843, de 135; en 1844, de 128; en 1845, de 162; en 1846, de 168. Dans
+un budget régulier, à toute dépense autorisée il faut une ressource
+correspondante. Le système adopté en 1837 avait été de faire face aux
+dépenses extraordinaires avec les réserves de l'amortissement. On
+sait en quoi consistaient ces réserves: en vertu des règles posées
+pour l'amortissement, chaque année, une certaine quantité de rentes
+3 0/0 était rachetée; mais on n'eût pu faire de même pour les rentes
+5 0/0, 4 et demi 0/0, 4 0/0, qui étaient au-dessus du pair, sans
+imposer au Trésor une perte considérable; la dotation et les rentes
+rachetées appartenant à chacun de ces fonds n'étaient donc plus
+employées en achats nouveaux et constituaient un fonds provisoirement
+disponible auquel on donna le nom de «réserves de l'amortissement».
+Ce furent ces réserves, environ 75 à 80 millions par an, que la loi
+du 17 mai 1837 affecta aux travaux publics extraordinaires. Une telle
+mesure se justifiait: du moment où l'on ne pouvait plus appliquer ces
+fonds à l'extinction des dettes anciennes, n'était-il pas naturel de
+les employer à prévenir des dettes nouvelles?</p>
+
+<p>Tout alla bien en 1838, en 1839, tant que les budgets ordinaires
+furent en équilibre et que les dépenses extraordinaires ne
+dépassèrent pas les réserves. Mais quand la crise de 1840 amena le
+déficit et qu'au même moment le chiffre des dépenses extraordinaires
+fut considérablement grossi, la combinaison se trouva entièrement
+dérangée. Les réserves de l'amortissement durent être détournées
+de l'affectation que leur avait donnée la loi de 1837 et furent
+employées à couvrir les déficits. Pendant plusieurs années, elles
+n'y suffirent même <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> pas et laissèrent un découvert qui
+absorbait d'avance les réserves des années futures. À la fin de 1845,
+ces réserves paraissaient ainsi engagées jusqu'au milieu de 1846:
+encore, en faisant une telle prévision, mettait-on les choses au
+mieux et supposait-on que l'équilibre qui venait d'être rétabli dans
+le budget ordinaire ne serait plus détruit.</p>
+
+<p>À défaut des réserves de l'amortissement, force avait été de trouver
+d'autres ressources pour faire face aux dépenses extraordinaires. Ce
+fut alors qu'intervinrent la loi du 25 juin 1841, relative aux grands
+travaux militaires et civils<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>, et la loi du 11 juin 1842, qui
+établit le réseau des chemins de fer<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>. La première autorisait le
+gouvernement à emprunter 450 millions applicables aux grands travaux:
+par suite, deux emprunts furent effectués en rentes 3 0/0; l'un, en
+octobre 1841, de 150 millions, au cours de 78 fr. 52 c. 1/2; l'autre,
+en décembre 1844, de 200 millions, au cours de 84 fr. 75; ce dernier
+cours, le plus élevé qu'on eût obtenu dans un emprunt depuis 1830,
+témoignait du relèvement du crédit; pour les 100 millions restants,
+on ne jugea pas nécessaire de s'adresser au public; on se contenta,
+en 1845, de consolider jusqu'à concurrence de cette somme les fonds
+de la caisse d'épargne. Quant à la seconde de ces lois, celle de
+1842 sur les chemins de fer, on sait qu'elle n'assurait aucune
+recette comme contre-partie de l'énorme dépense qu'elle autorisait;
+tout devait être à la charge de la dette flottante jusqu'à ce que
+l'extinction des découverts permît d'appliquer à cette dépense les
+réserves de l'amortissement, ou, si cette ressource manquait, jusqu'à
+ce qu'il fût fait un nouvel emprunt. Suivant l'expression de M.
+Dumon, la dette flottante était comme «un prêteur intermédiaire entre
+une dépense anticipée et une recette retardée». Le crédit ouvert
+dans ces conditions n'avait été tout d'abord, en 1842, que de 126
+millions; mais, chaque année, de nouveaux crédits s'y ajoutaient, et
+il fut bientôt visible que le <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> chiffre total de l'opération,
+évalué dans le début à 475 millions, dépasserait 650 millions. Une
+fois engagé dans cette voie, on ne s'y arrêta pas. Le procédé qui
+consistait à imputer des dépenses sur la dette flottante était
+dangereux, mais il était commode, et l'on fut amené à l'appliquer
+à d'autres dépenses qui ne trouvaient pas place dans le budget
+ordinaire et dont quelques-unes n'avaient pas l'excuse d'être, comme
+celles des chemins de fer, des dépenses essentiellement productives.
+Tel fut notamment le crédit de 93 millions voté en 1846 pour le
+développement de la flotte: c'était la Chambre elle-même, émue par
+certaines révélations sur l'état de notre marine, notamment par la
+fameuse note du prince de Joinville, qui avait poussé le ministère à
+proposer cette dépense. Au 1<sup>er</sup> janvier 1846, la dette flottante,
+bien qu'allégée par les récents emprunts, s'élevait à 428 millions,
+et l'on prévoyait qu'elle grossirait encore dans les années suivantes.</p>
+
+<p>Sans doute chacune de ces dépenses extraordinaires se justifiait par
+d'excellentes raisons. Eût-il été possible de retarder les chemins de
+fer, ou de ralentir la conquête algérienne? Eût-il été patriotique de
+se refuser à renforcer notre état militaire? Le malheur était qu'on
+dût faire tout à la fois. De cette concomitance tout accidentelle
+venait l'embarras de nos finances. Le gouvernement se flattait du
+moins que l'embarras ne serait que passager, et s'il chargeait si
+lourdement la dette flottante, il n'était pas sans prévoir les
+moyens de la dégager. Il comptait pour cela sur les remboursements
+à effectuer par les compagnies de chemins de fer, remboursements
+s'élevant à plus de deux cents millions, et sur les réserves de
+l'amortissement qu'il espérait bientôt retrouver disponibles.
+Toutefois ce n'était pas avant plusieurs années que la dette
+flottante pourrait être ainsi complètement déchargée du poids qu'on
+avait momentanément rejeté sur elle. La commission des finances, dans
+le rapport fait en 1846 sur le budget de 1847, calculait que cette
+libération totale ne serait accomplie qu'en 1857. Et encore était-ce
+à la condition qu'il n'y aurait d'ici là aucune crise extérieure
+ou intérieure, que les budgets ordinaires <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> ne présenteraient
+plus de découverts et qu'on n'entreprendrait pas de nouveaux
+travaux. Qui pouvait répondre que toutes ces conditions seraient
+remplies? Le ministère se flattait cependant de n'avoir pas dépassé
+les forces de la France, et quand c'était M. Thiers, le ministre
+de 1840, qui lui reprochait d'avoir été téméraire, M. Guizot se
+croyait fondé a répondre: «La paix aussi a ses grandes entreprises,
+la paix a aussi ses témérités; mais les témérités de la paix ont
+cet avantage qu'elles sont fécondes, qu'elles valent au pays des
+biens immenses qui vont toujours se développant. Les témérités d'une
+autre politique, d'un autre système, sont au contraire stériles et
+vont s'aggravant tous les jours. Voilà la différence. Nous avons la
+confiance qu'avec le maintien de la bonne politique, de la politique
+pacifique et conservatrice, les témérités de la paix seront heureuses
+et fructueuses, et que le pays surmontera, c'est-à-dire portera le
+fardeau dont il s'est volontairement chargé, au-devant duquel il est
+allé lui-même à cause des biens qu'il en espère<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>.»</p>
+
+<h4>IV</h4>
+
+<p>Les mesures législatives et les actes du pouvoir central ne sont
+pas les seuls moyens par lesquels un gouvernement travaille à la
+prospérité d'un pays. Il y contribue aussi par l'administration
+locale. Après 1830, le personnel préfectoral, improvisé sous le
+coup de la révolution, avait laissé parfois à désirer. Peu à peu il
+s'était épuré, et l'on peut dire que dans les dernières années de
+la monarchie il était devenu excellent<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>; il avait la capacité,
+l'expérience et la considération; il avait surtout la stabilité,
+conséquence naturelle de la durée du cabinet. <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> Presque tous
+les préfets étaient anciens dans la carrière et restaient longtemps
+au même poste. Quelques-uns paraissaient avoir formé avec leur
+département une sorte de mariage indissoluble, témoin M. Lorois et M.
+Lucien Arnauld, qui, nommés, l'un à Vannes en 1830, l'autre à Nancy
+en 1832, devaient y demeurer jusqu'à la révolution de Février. De
+cette sorte de permanence et d'inamovibilité préfectorale, il était
+d'autres exemples: le plus considérable fut celui de M. de Rambuteau,
+préfet de la Seine de 1833 à 1848. Déjà le comte de Chabrol avait
+occupé l'Hôtel de ville pendant toute la Restauration.</p>
+
+<p>Le comte de Rambuteau est l'une des figures intéressantes du règne.
+Dans sa jeunesse, il avait appris le monde auprès de son charmant
+beau-père le comte Louis de Narbonne, et l'administration à l'école
+de l'Empereur, qui l'avait distingué et nommé préfet du Simplon.
+De cette double éducation il avait gardé des qualités rarement
+unies, à la fois homme de bureau et de salon, laborieux et enjoué,
+sachant les affaires et connaissant les hommes. Le premier, il se
+trouva à Paris en face d'un conseil municipal élu, où l'opposition
+avait une large place et dont le président fut bientôt l'un
+des personnages importants du parti radical, M. Arago. Par son
+adresse, par sa patience, par un esprit de conciliation qui parfois
+effarouchait un peu les ministres, le préfet parvint à bien vivre
+avec le conseil, le détournant de la politique vers les affaires,
+et l'amenant à s'associer à toutes les cérémonies monarchiques,
+réceptions de la famille royale à l'Hôtel de ville, baptême du comte
+de Paris, funérailles du duc d'Orléans. De grands travaux furent
+faits pour assainir et embellir la capitale. «Je dois procurer aux
+Parisiens de l'eau, de l'air et de l'ombre», avait-il dit dans une
+de ses premières harangues au Roi. Les gigantesques et coûteuses
+transformations opérées depuis ne doivent pas faire oublier ces
+années d'activité réglée et féconde, où l'administration municipale
+renouvela entièrement la voirie par le pavage en chaussée et la
+création des trottoirs, nivela les boulevards, élargit ou perça
+un grand nombre de rues, refit les quais, établit l'éclairage au
+gaz, agrandit l'Hôtel de ville, <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> termina la Bourse et la
+Madeleine, construisit l'église Saint-Vincent de Paul, commença
+Sainte-Clotilde, éleva le nombre des écoles de 58 à 209, améliora
+les hôpitaux et les prisons, développa le service des eaux de façon
+à porter la part de chaque habitant de 70 litres à 108; et tout
+cela, sans embarrasser les finances, sans grever l'avenir, bien
+plus, en laissant entrevoir, pour 1851, l'extinction complète de
+la dette municipale. Sous ce régime, le commerce et l'industrie
+parisienne progressèrent rapidement: les déclarations d'exportation
+à la douane, qui étaient de 60 millions en 1832, montèrent à 171 en
+1846. M. de Rambuteau payait de sa personne, non seulement par la
+direction donnée aux grandes affaires, mais par les relations qu'il
+avait avec ses administrés; son cabinet était ouvert à tous; chaque
+matin, il parcourait les quartiers populaires, causant volontiers
+avec les ouvriers, auprès desquels son activité, sa bonhomie, son
+abord gracieux et facile lui valaient une sorte de popularité. Fort
+bien vu du Roi et de Madame Adélaïde, on l'interrogeait souvent,
+aux Tuileries, sur les sentiments de Paris. En 1848, lors de la
+dévastation de l'Hôtel de ville, les vainqueurs respectèrent son
+portrait, et le portant sur le lit du préfet: «Dors, papa Rambuteau,
+dirent-ils; tu as mérité de te reposer.»</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+<p>En somme, malgré les excès de la spéculation, malgré certaines
+timidités de la politique commerciale et certaines témérités de la
+politique financière, l'activité économique du pays était en plein
+développement. Telle était même cette activité, qu'on en venait à
+se demander si elle ne tenait pas une place trop grande dans les
+préoccupations du public, et si l'idéal national n'en était pas un
+peu abaissé. Beaucoup s'en plaignaient alors et y montraient le
+vice propre de la classe moyenne, devenue omnipotente depuis 1830.
+On prétendait <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> que le règne de cette classe aboutissait à
+rétablir une nouvelle féodalité, la «féodalité financière», ou,
+pour parler comme Proudhon, à remplacer l'aristocratie par la
+«bancocratie». Il semblait, du reste, qu'on fût bienvenu, dans ce
+temps, à mal parler de la bourgeoisie. C'était désormais contre elle
+que s'exerçait la satire, que s'acharnait la caricature; c'était
+d'elle que l'on se moquait sous les traits de Prudhomme ou de
+Paturot. Sa prépondérance avait éveillé la jalousie. La noblesse,
+qu'elle traitait en vaincue, et le peuple, qu'elle traitait en
+suspect, étaient également empressés à la trouver en faute, et tous
+deux s'accordaient à lui reprocher un matérialisme dont ils se
+flattaient de n'être pas atteints au même degré.</p>
+
+<p>Que doit-on penser de ce reproche? Depuis qu'elle était maîtresse,
+la bourgeoisie avait fait preuve de sérieuses qualités; elle s'était
+montrée sensée, instruite, laborieuse, honnête. Mais elle avait deux
+causes de faiblesse: l'une était sa rupture avec l'aristocratie
+de naissance, que l'aristocratie d'argent ne suppléait pas;
+l'autre était la part insuffisante faite, dans sa vie morale, au
+christianisme, que ne pouvait pas non plus remplacer la philosophie
+éclectique, alors officiellement investie du gouvernement des âmes,
+mais incapable de répondre à toutes leurs questions, de satisfaire
+à tous leurs besoins. Par cette double séparation, la bourgeoisie
+s'était privée de certains éléments sympathiques, généreux,
+chevaleresques, héroïques, qui eussent fait heureusement contrepoids
+à ce qu'elle pouvait avoir, par ses origines, par ses habitudes, d'un
+peu égoïste et terre à terre. C'étaient ces côtés faibles que M.
+Guizot avait en vue quand, au lendemain de 1848, dans une lettre à
+M. Lenormant, il définissait ainsi le parti conservateur avec lequel
+il avait été obligé de gouverner: «Trop étroit de base, trop petit
+de taille, trop froid ou trop faible de c&oelig;ur; voulant sincèrement
+l'ordre dans la liberté, et n'acceptant ni les principes de l'ordre,
+ni les conséquences de la liberté; plein de petites jalousies et
+de craintes; étranger aux grands désirs et aux grandes espérances,
+les repoussant même comme un trouble ou un péril pour son repos.»
+Et il ajoutait: «J'en <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> dirais trop, si je disais tout.» Un
+homme avait senti plus vivement encore les défauts de la classe
+portée au pouvoir par la révolution de 1830, c'était le prince sur
+la tête duquel paraissait reposer l'avenir de cette révolution,
+le duc d'Orléans. Ses lettres intimes, récemment publiées, nous
+révèlent avec quelle sévérité il se laissait aller à parler de cette
+bourgeoisie, de la façon dont elle avait été «amollie» par le succès,
+de ce «mouvement politique qui ne parlait pas à l'imagination»,
+de ces «idées mesquines et étroites qui avaient seules accès
+dans la tête des députés», de ces hommes «qui ne voyaient dans
+la France qu'une ferme ou une maison de commerce»; parfois même,
+l'expression de son «dégoût» avait une amertume et une véhémence dont
+l'exagération surprend, et où il faut voir moins un jugement réfléchi
+et mesuré que la généreuse impatience d'une âme jeune, ardente,
+froissée dans ses plus nobles instincts<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>.</p>
+
+<p>On conçoit l'effet que dut produire, dans une société ainsi malade,
+l'esprit de spéculation surexcité par la création des chemins de
+fer. Placée en face de ce qu'on pouvait appeler la grande tentation
+du veau d'or, la classe moyenne se trouva mal armée pour y résister:
+elle y succomba. «Le vent est à la conquête des richesses, écrivait
+M. Léon Faucher en 1845; nous faisons des chemins de fer; nous
+sommes dans une veine miraculeuse de prospérité... On ne pense
+plus qu'à s'enrichir, et l'on ne mesure plus les événements qu'au
+thermomètre de la Bourse<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>.» Cette fièvre d'argent eut tout de
+suite une conséquence digne de remarque dans un pays où, depuis
+1815, la politique avait tenu tant de place: elle en fit perdre le
+goût au public. «L'esprit politique est mort pour plusieurs années,
+disait M. Faucher... Il n'y a plus d'opinion en laquelle on ait
+foi<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>.» Mettra-t-on ce témoignage en doute, <span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> comme émanant
+d'un opposant? Voici M. Rossi qui, dès le mois de décembre 1842,
+s'exprimait en ces termes dans la <cite>Revue des Deux Mondes</cite>: «Le public
+ne s'occupe que de ses spéculations, de ses affaires. Il n'a pas
+de goût en ce moment pour la politique; il s'en défie; il craint
+d'en être dérangé. Il a eu ainsi des engouements successifs: sous
+l'Empire, les bulletins de la grande armée; sous la Restauration,
+la Charte, la liberté; tout le reste lui paraissait secondaire.
+Aujourd'hui, c'est la richesse. Les hommes aux passions généreuses
+doivent s'y faire.» M. de Barante, d'un esprit si mesuré et si
+sagace, écrivait, vers la même date, à l'un de ses parents: «La
+politique est morte pour le moment. Je ne me souviens pas d'avoir
+vu un pareil assoupissement des opinions. Les intérêts privés ont
+aboli l'intérêt public, ou, pour parler plus exactement, personne ne
+l'envisage que sous cet aspect<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>.» Il ajoutait, en 1843, dans une
+lettre à M. Guizot: «L'oubli des opinions politiques est complet; il
+se confond avec une insouciance croissante de tout intérêt public;
+ni conviction, ni affection, ni même approbation explicite; on jouit
+de ce bien-être; on y tient assurément beaucoup, mais sans songer à
+lui assurer un lendemain<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a>.» Et encore, en 1845: «Rien qui diffère
+des années précédentes... Un oubli plus complet encore des opinions;
+point d'esprit public; aucune montre d'attachement aux institutions
+ni aux personnes<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a>.» Ce phénomène ne frappait pas seulement les
+hommes d'État; M. Sainte-Beuve notait, le 5 novembre 1844, que «la
+politique était de plus en plus morte en France<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a>». De cette sorte
+d'inertie, le gouvernement essayait parfois de donner une explication
+rassurante: «C'est, disait M. Guizot, que le pays est tranquille sur
+les principes, sur les intérêts moraux qui lui sont si chers. Il est
+tranquille, parce qu'il sait que le gouvernement ne les menace pas;
+et, tranquille sur sa grande existence morale, il fait paisiblement
+<span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> ses affaires quotidiennes<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>.» Qu'il y eût une part de
+vérité dans cette explication, je le veux bien. Toutefois, elle ne
+suffisait pas, et il n'était pas besoin d'y regarder de bien près
+pour se rendre compte que le pays n'était pas seulement tranquille;
+il était indifférent et distrait.</p>
+
+<p>Un fait avait aidé à cette indifférence politique: c'est que le
+régime parlementaire ne s'était pas relevé du discrédit dont l'avait
+frappé la coalition de 1839. On n'avait plus sans doute à se plaindre
+de crises pareilles à celles qui s'étaient succédé de 1836 à 1840;
+le ministère avait acquis une stabilité jusqu'alors inconnue; la
+majorité semblait constituée. Mais, en dépit du talent des orateurs,
+le public ne pouvait pas s'intéresser beaucoup à des luttes où ne
+lui paraissaient être en jeu que des ambitions personnelles; il
+ne se sentait plus en communion avec les Chambres, comme sous la
+Restauration et dans les premières années de la monarchie de Juillet,
+alors que les grands problèmes portés à la tribune,&mdash;«royalisme»
+ou «libéralisme», «résistance» ou «mouvement»,&mdash;étaient ceux mêmes
+que le pays débattait avec ardeur ou angoisse. Aussi, vers 1846,
+était-on assez bienvenu, dans certains milieux, à mal parler du
+«parlementarisme», à le déclarer une «machine usée». Les démocrates
+ne se montraient pas les moins vifs, témoin une brochure de M. Henri
+Martin qui fit à ce moment quelque bruit. Il n'était pas jusqu'au
+monde doctrinaire d'où l'on ne vît s'élever des doutes. M. Doudan,
+dont on n'ignore pas, il est vrai, le scepticisme un peu fantasque,
+se demandait si «la soupe constitutionnelle était une bonne soupe».
+«Nous avons cru pendant vingt ans, disait-il, que le bouillon
+était nourrissant, trop nourrissant, et, en regardant de près les
+chiens qu'on engraissait de cette gélatine, on a pu voir qu'ils
+maigrissaient à vue d'&oelig;il<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a>.» C'était à toutes les libertés
+que risquait de s'étendre l'indifférence du public. «La réaction
+contre les idées libérales est grande en ce <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> moment, notait un
+observateur; on croit avoir suffisamment réfuté le système le plus
+généreux, le plus sensé, le plus équitable, lorsqu'on l'a qualifié
+dédaigneusement de théorie<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>.» Tel paraissait être notamment l'état
+d'esprit des jeunes députés, qui venaient d'entrer en assez grand
+nombre dans la Chambre, en 1846, et qui se piquaient d'y représenter
+les générations nouvelles: il fallait entendre de quel ton ils
+parlaient des «illusions libérales» de leurs devanciers<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>. Peu de
+temps auparavant, M. Molé écrivait à M. de Barante: «Nous sommes à
+une de ces époques où l'esprit humain, doutant de lui-même, ne sait
+plus que penser de ce qu'il avait condamné et de ce dont il s'était
+enorgueilli<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>.» M. de Rémusat, tout en se raidissant pour son
+compte contre une telle désillusion, constatait qu'elle avait gagné
+beaucoup d'esprits<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>.</p>
+
+<p>Cet affaiblissement de la vie politique, cette préoccupation
+excessive de l'intérêt individuel étaient, pour la nation, une
+diminution de sa dignité morale. Était-ce une sécurité pour le
+gouvernement? Quelques-uns s'en flattaient. Une opinion ainsi
+distraite leur paraissait moins gênante. Et puis ils croyaient
+trouver dans les intérêts surexcités une force pour le pouvoir qui
+travaillait à les satisfaire, fondement plus solide, disait-on,
+que des sentiments, de leur nature, toujours un peu capricieux.
+Les journées de février 1848 devaient cruellement détruire cette
+illusion. «Le matérialisme en politique, a-t-on écrit très justement
+à propos de la monarchie de Juillet<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>, produit les mêmes effets
+qu'en morale; il ne saurait inspirer le sacrifice, ni par conséquent
+la fidélité... On dira peut-être que ces intérêts bien entendus, en
+faisant sentir au bourgeois le besoin de la stabilité, suppléeront
+aux principes et l'attacheront solidement à son parti: il n'en est
+rien. Loin de lui conseiller la fermeté, ses intérêts le porteront à
+être toujours de l'avis du plus fort. De là ce type fatal, sorti de
+nos révolutions, l'homme d'ordre, <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> comme on l'appelle, prêt à
+tout subir, même ce qu'il déteste. L'intérêt ne saurait rien fonder,
+car, ayant horreur des grandes choses et des dévouements héroïques,
+il amène un état de faiblesse et de corruption où une minorité
+décidée suffit à renverser le pouvoir établi.» Ces réflexions étaient
+inspirées, après coup, à M. Renan par la leçon des faits. Dès 1840,
+devançant les événements avec une sagacité prophétique, Henri Heine
+annonçait qu'au jour des tempêtes «la bourgeoisie se tiendrait coi
+et ferait défaut au Roi, en lui laissant à lui-même tout le soin de
+se tirer d'affaire». Et il continuait ainsi: «La bourgeoisie fera
+peut-être encore bien moins de résistance que n'en fit, dans un cas
+pareil, l'ancienne aristocratie; même dans sa faiblesse la plus
+pitoyable, dans son énervement par l'immoralité, dans sa dégénération
+par la courtisanerie, l'ancienne noblesse resta encore animée d'un
+certain point d'honneur inconnu à notre bourgeoisie, qui est devenue
+florissante par l'industrie, mais qui périra également par elle. On
+prophétise un autre Dix août à cette bourgeoisie, mais je doute que
+les chevaliers industriels du trône de Juillet se montrent aussi
+héroïques que les marquis poudrés de l'ancien régime qui, en habit
+de soie et avec leurs minces épées de parade, s'opposèrent au peuple
+envahissant les Tuileries<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>.»</p>
+
+<h4>VI</h4>
+
+<p>La prédominance des intérêts matériels était le mal de la société
+elle-même. L'opposition, fidèle à sa tactique, tâcha d'y faire
+voir la faute, le crime du ministère, qu'elle accusa d'avoir
+machiavéliquement travaillé à la perversion de l'âme nationale. À
+entendre les orateurs et les journaux de la gauche, le gouvernement
+avait poussé le pays aux pieds du veau d'or, pour le détourner
+de la politique; il avait sciemment provoqué et favorisé <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span>
+l'agiotage en matière de chemins de fer<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a>. Ce sont là de ces
+calomnies de parti dont l'exagération même trahit l'injustice et que
+l'histoire peut négliger. Mais des bancs de l'opposition s'élevaient
+parfois des critiques qui méritent de n'être pas confondues avec ces
+vulgaires déclamations. Tels étaient les discours, ou plutôt les
+dissertations, où, presque chaque année, M. de Tocqueville, laissant
+de côté les faits particuliers de la politique courante, dogmatisait
+gravement et mélancoliquement sur l'altération des m&oelig;urs
+publiques, et prophétisait les malheurs qui en résulteraient. Il
+semblait s'être fait une spécialité de ce rôle de Cassandre auprès
+de la bourgeoisie régnante. Son inspiration était élevée; toutefois
+il s'y mêlait quelque chose d'un peu chagrin qui le portait à voir
+souvent la situation trop en noir. Et puis, même chez ce haut et
+droit esprit, l'opposant faisait tort au moraliste politique. Sa
+critique, généralement fondée quand elle s'adressait à la société
+et poursuivait la réforme des m&oelig;urs, se rapetissait quand elle
+concluait à un changement de cabinet. Dans ses paroles il y avait
+donc beaucoup à prendre, et aussi quelque chose à laisser; l'orateur
+méritait grand crédit, et cependant était, par certains côtés, un
+peu suspect: réunion de qualités et de défauts, d'autorité et de
+faiblesse, dont on se rendra mieux compte si l'on considère de plus
+près cette figure. On l'a déjà aperçue plusieurs fois au cours de ce
+récit, mais sans avoir encore eu l'occasion de s'y <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> arrêter.
+Le moment est venu d'en tenter l'esquisse, fallût-il suspendre
+quelques instants nos observations sur les m&oelig;urs de l'époque. M.
+de Tocqueville est de ceux dont les traits particuliers intéressent
+l'histoire générale.</p>
+
+<p>Alexis de Tocqueville n'avait pas encore trente ans, quand il devint
+tout d'un coup célèbre, en 1835, par son livre <cite>De la démocratie
+en Amérique</cite>. Jamais publication de ce genre n'avait eu un succès
+si considérable, si soudain, si peu préparé. La veille, personne
+ne connaissait ce jeune homme qui, après avoir débuté, sous la
+Restauration, dans la magistrature, était parti pour l'Amérique
+au lendemain des journées de Juillet et, une fois de retour,
+avait travaillé silencieusement sur ses notes de voyage, sans
+occuper de lui le public. Le lendemain, son nom était dans toutes
+les bouches; son libraire, naguère froid et défiant, lui disait,
+joyeux et stupéfait: «Ah ça, mais il paraît que vous avez fait un
+chef-d'&oelig;uvre<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>!» et chacun répétait l'oracle rendu par M.
+Royer-Collard: «Depuis Montesquieu, il n'a rien été fait de pareil.»
+L'auteur n'était pas le moins surpris du bruit que faisait son
+&oelig;uvre<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>. S'intéressait-on tellement à l'Amérique? Non, c'est
+qu'en réalité il s'agissait de la France<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>. Ce livre rappelait à
+une nation, qui s'en était laissé distraire par les incidents de
+chaque jour, le redoutable problème qui pesait sur elle, celui de la
+démocratie; il lui donnait conscience du mouvement qui l'emportait
+vers un nouvel ordre politique et social; il lui faisait comprendre
+la nécessité de se préparer à cette évolution. L'auteur n'était
+ni un <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> partisan ni un adversaire de la démocratie. C'était
+un observateur indépendant, sans parti pris pour ou contre, frappé
+également de la force et du péril de cette démocratie, jugeant
+impossible de lui barrer le chemin et nécessaire de la guider,
+saluant son avènement sans s'abaisser devant elle. Ajoutons que le
+mystère de cet avenir l'attirait et l'effrayait à la fois; de là cet
+accent d'angoisse qui perçait à travers la gravité d'ordinaire un peu
+froide de son style.</p>
+
+<p>Dans les années qui suivirent, M. de Tocqueville recueillit les
+profits de sa célébrité. En 1838, il fut nommé membre de l'Académie
+des sciences morales; en 1841, après la publication de la seconde
+partie de son livre, l'Académie française lui ouvrit ses portes.
+Candidat à la députation dès 1837, il fut élu en 1839. Il arrivait à
+la Chambre avec le désir évident d'y rester en dehors et au-dessus
+des partis. «Tous les partis existants me répugnent», disait-il<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a>.
+Bien que fils d'un préfet de la Restauration et ayant vu avec regret
+la révolution de 1830, il ne frayait pas politiquement avec les
+légitimistes; il s'était rallié tristement, mais sans hésiter, à
+la monarchie nouvelle, plus préoccupé de certains principes et de
+certaines libertés que de la forme du gouvernement. Très libéral,
+l'esprit plus ouvert que la masse des conservateurs sur les besoins
+et les droits de la démocratie, il se piquait cependant d'être
+un «libéral d'une espèce nouvelle», se défendait de ressembler
+«à la plupart des démocrates de nos jours» et déclarait que
+«personne n'avait une haine plus profonde que lui pour l'esprit
+révolutionnaire<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>». D'autre part, pour rien au monde il n'eût
+voulu être qualifié de ministériel; lors de sa première candidature,
+M. Molé, président du conseil à cette époque, ayant fait mine de
+le recommander, il avait repoussé cet appui, comme si sa dignité
+personnelle en eût dû être atteinte; le ministre, piqué, répondit
+par une leçon à l'adresse de cette indépendance si chatouilleuse:
+«Serez-vous plus libre d'engagements, <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> lui demanda-t-il, si
+vous arrivez par les légitimistes, les républicains, ou une nuance
+quelconque de la gauche, que par le juste milieu? Il faut choisir:
+l'isolement n'est pas l'indépendance, et l'on dépend plus ou moins
+de ceux qui vous ont élu<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a>.» L'événement devait justifier cet
+avertissement: au bout de peu de temps, M. de Tocqueville n'était
+plus guère qu'un membre de la gauche, un lieutenant de l'armée de M.
+Odilon Barrot, s'y sentant mal à l'aise, valant mieux et ayant des
+pensées plus hautes que les hommes auxquels il était mêlé, cherchant
+parfois à s'en distinguer, mais ne croyant pas pouvoir s'en séparer.
+Il se trouvait faire tout autre chose que ce qu'il avait rêvé.</p>
+
+<p>Ce ne fut pas sa seule déception. L'importance de son rôle
+parlementaire était loin d'être en rapport avec l'éclat de ses débuts
+de publiciste; à la Chambre, il demeurait au second rang, considéré,
+mais sans grande action. Sa parole élégante, élevée, nourrie, avait
+quelque chose d'un peu tendu, laborieux et terne. Il manquait de
+mouvement et de chaleur. Ce n'est pourtant pas que, chez lui, l'âme
+fût froide: personne n'avait la sensibilité plus affinée, la pensée
+plus fervente; mais la flamme qui brûlait au fond de son être le
+consumait sans jaillir au dehors, ou du moins n'était visible que de
+près. Devant un auditoire nombreux et banal, une sorte de méfiance
+de lui-même et des autres l'empêchait de se donner pleine carrière.
+Les moyens physiques de l'orateur lui faisaient d'ailleurs défaut;
+sa voix faible ne portait pas; toute sa personne était d'une grande
+distinction, mais un peu grêle; une émotion l'épuisait. Il souffrit
+d'autant plus de cet insuccès relatif, qu'il avait eu des visées
+plus hautes. N'ayant encore que vingt-deux ans, il écrivait à l'un
+de ses confidents, au sujet de certains déboires de sa carrière de
+magistrat: «Il y a chez moi un besoin de primer qui tourmentera
+cruellement ma vie.» Son âme était un mélange délicat et fort
+compliqué d'ambition et de désintéressement, d'orgueil et de <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span>
+modestie, de fierté et de timidité, de hardiesse et d'anxiété<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a>.
+Sa mauvaise santé ne contribuait pas peu à cet état d'âme. À
+vingt-quatre ans, il écrivait déjà: «Je suis effrayé de la place que
+mes maux physiques tiennent dans mon imagination, du dégoût qu'ils
+me donnent souvent pour toute espèce d'avenir.» Dix ans plus tard,
+en 1839, il gémissait encore sur «ce malaise perpétuel du corps et
+de l'esprit». En 1842, il écrivait: «La santé est le boulet que je
+traîne après moi.»</p>
+
+<p>Tout ce qui vient d'être dit de M. de Tocqueville, de ses origines
+et de ses visées, de ses qualités et de ses faiblesses, explique
+qu'il fût plus préparé qu'un autre à s'apercevoir, à souffrir, à
+s'irriter des misères trop réelles de la politique à laquelle il se
+mêlait, et particulièrement de ce qu'il pouvait y avoir d'un peu
+court, étroit, abaissé, dans les idées et la conduite de la classe
+alors dominante. D'ailleurs, sa sensibilité, si éveillée pour ce
+qui le touchait personnellement, l'était peut-être plus encore
+pour ce qui intéressait ses convictions et son patriotisme. Nul
+ne témoigna un souci plus sincère et plus douloureux de la chose
+publique. Les défauts de l'état politique et social l'attristaient
+et le troublaient à l'égal d'un chagrin de famille. À la différence
+de tant d'hommes d'État qui, dans la distraction des affaires et
+des luttes quotidiennes, oublient les <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> dangers profonds et
+lointains, on eût dit que ses regards étaient constamment fixés sur
+ces dangers; il était assombri par cette contemplation et comme
+obsédé par la pensée de la décadence. Ainsi, au quatrième et au
+cinquième siècle, certains Romains avaient-ils, plus que d'autres de
+leurs contemporains, l'impression poignante de la ruine du passé et
+des menaces de l'avenir. À la fin de sa vie, M. de Tocqueville disait
+de la «grande et profonde tristesse» qui était au fond de son âme:
+«C'est la tristesse que me donne la vue de mon temps et de mon pays.»</p>
+
+<p>Aussi, parcourez la correspondance de M. de Tocqueville, depuis le
+jour où il est entré à la Chambre. Ce n'est qu'un gémissement et
+un cri d'angoisse. Il déplore «la mobile petitesse, le désordre
+perpétuel et sans grandeur du monde politique», la «platitude
+générale qui va partout croissant»; il se dit «las du petit
+pot-au-feu démocratique et bourgeois»; il gémit de vivre au milieu
+de «ce labyrinthe de misérables et vilaines passions», de «cette
+fourmilière d'intérêts microscopiques qui s'agitent en tous sens,
+qu'on ne peut classer et qui n'aboutissent pas à de grandes opinions
+communes». Le «côté de l'humanité» que lui «découvre la politique»
+lui paraît «triste»; il trouve «que rien n'y est ni parfaitement
+pur, ni parfaitement désintéressé, que rien n'y est véritablement
+généreux, que rien n'y sent l'élan libre du c&oelig;ur,... que rien n'y
+est jeune, en un mot, même les plus jeunes». Il regrette le temps où,
+comme sous la Restauration, «les sentiments étaient plus hauts, les
+idées, la société plus grandes»; où «il était possible de se proposer
+un but, et surtout un but haut placé», tandis que désormais «la vie
+publique manque d'objet». Il voudrait voir s'élever «le vent des
+véritables passions politiques, des passions grandes, désintéressées,
+fécondes, qui sont l'âme des seuls partis qu'il comprenne». Il ne
+peut s'empêcher de «porter envie» à La Moricière qui se bat en
+Afrique. «Les petites passions molles et improductives que je vois
+fourmiller autour de moi, écrit-il, me pousseraient dans l'armée si
+j'étais plus jeune, ou chez les Trappistes si j'étais <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> plus
+dévot; mais, n'étant ni l'un ni l'autre, je me résigne et j'attends
+pour voir s'il n'apparaîtra pas enfin, sur l'horizon politique,
+quelque chose, en homme ou en événement, de plus grand que ce que
+nous voyons<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a>.»</p>
+
+<p>C'est de ces sentiments que M. de Tocqueville s'inspirait dans les
+dissertations de morale politique qu'il portait à la tribune. On
+a dès lors le secret de ce qu'elles pouvaient avoir d'excessif.
+Néanmoins, si la note en était trop continuellement inquiète et
+attristée, si surtout le ministère y était peu justement rendu
+responsable de ce qui était le vice et le malheur du temps, par
+moments la clairvoyance de l'orateur avait quelque chose de vraiment
+prophétique. Tel, entre plusieurs, ce discours du 18 janvier 1842,
+où, après avoir dépeint le mal des esprits et avoir montré comment
+chacun «ne considérait la vie politique que comme une chose qui lui
+était étrangère, dont le soin ne le regardait point, concentré qu'il
+était dans la contemplation de son intérêt individuel et personnel»,
+M. de Tocqueville s'écriait: «Savez-vous, messieurs, ce que cela
+veut dire? Cela veut dire qu'il y a, en France, quelque chose en
+péril, quelque chose,&mdash;que MM. les ministres me permettent de le
+dire,&mdash;qui est plus grand que le ministère, qui est plus grand que la
+Chambre elle-même, c'est le système représentatif. Oui, messieurs,
+il faut que quelqu'un le dise enfin, et que le pays qui nous écoute
+l'entende, oui, parmi nous, en ce moment, le système représentatif
+est en péril. La nation, qui en voit les inconvénients, n'en sent
+pas suffisamment les avantages... Ce qui est en péril encore,
+messieurs, c'est la liberté! Sans doute, quand nous avons l'entier
+usage, et quelquefois, je le confesse, l'abus de la liberté, il peut
+paraître puéril de dire que la liberté est en péril. Il est vrai que
+ces périls ne sont pas immédiats. Mais à moi, messieurs, qui suis le
+serviteur dévoué de mon pays, mais qui ne serai jamais son valet,
+qu'il me soit permis de lui dire que c'est en agissant de <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span>
+cette manière que, dans tous les siècles, les peuples ont perdu leur
+liberté. Assurément je ne vois personne qui soit de taille à devenir
+notre maître; mais c'est en marchant dans cette voie que les nations
+se préparent un maître. Je ne sais où il est et de quel côté il doit
+venir; mais il viendra tôt ou tard, si nous suivons longtemps la même
+route.» L'événement ne devait malheureusement pas tarder à justifier
+ces sombres pronostics.</p>
+
+<h4>VII</h4>
+
+<p>Ainsi, à l'époque où la partie semblait gagnée pour la monarchie
+constitutionnelle, où les institutions parlementaires fonctionnaient
+enfin sans crise, les observateurs croyaient discerner, dans les
+m&oelig;urs publiques, et jusque dans l'âme de la nation, les symptômes
+d'une maladie qui mettait en péril l'avenir même de la liberté. Ceux
+qui, il y a vingt ou trente ans, s'étaient mis en route avec une si
+joyeuse et si superbe confiance, apparaissaient, maintenant qu'on
+pouvait les croire arrivés, tristes, inquiets de leur &oelig;uvre et
+doutant de leurs idées. Cette sorte de désillusion ne se manifestait
+pas seulement dans l'ordre politique. Même phénomène dans l'ordre
+littéraire. Des critiques, d'origines et d'âges divers, s'accordaient
+pour dénoncer, là aussi, ce qu'ils appelaient une «déroute» et
+un «avortement<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>». Telles étaient la vivacité et l'amertume de
+quelques-unes de ces plaintes, qu'on se demande si ceux qui les
+laissaient échapper avaient gardé tout leur sang-froid, et s'ils ne
+cédaient pas à l'irritation d'une déception d'autant plus difficile
+à supporter que leur espérance avait été plus orgueilleuse. Ce
+n'est pas à dire que tout fût sans fondement dans ces plaintes. Il
+est dans la nature des choses que la littérature se ressente des
+désordres sociaux et politiques du pays. Ainsi avons-nous déjà eu
+occasion, au début de cette histoire, <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> d'étudier quel effet
+avaient eu l'ébranlement et l'excitation de 1830 sur les idées et
+sur le talent des écrivains, effet si profond et si prolongé que
+nous avons dû en suivre les traces jusqu'à la veille de 1848<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>.
+S'étonnera-t-on maintenant d'apercevoir, dans les lettres de la fin
+du règne, le contre-coup de cet autre désordre, né, après plusieurs
+années d'un gouvernement régulier, non plus de l'excès du mouvement,
+mais plutôt de l'excès du repos et du bien-être, je veux parler de
+cette fièvre de convoitise et de spéculation qui avait remplacé la
+fièvre révolutionnaire, de cette prédominance croissante des intérêts
+matériels qui tendait à abaisser l'idéal national? Un critique
+entre tous s'était alors donné pour tâche de noter ce contre-coup:
+c'était M. Sainte-Beuve. Il avait même donné un nom au mal qui
+en était résulté; il l'appelait la «littérature industrielle» et
+s'appliquait à en définir les caractères. À l'entendre, chez beaucoup
+d'auteurs «une cupidité égoïste» avait remplacé les «idées morales
+et politiques» qui étaient, sous la Restauration, le mobile des
+écrivains et servaient comme «d'enseignes» à leurs livres; le «champ
+des &oelig;uvres d'imagination» était «envahi, exploité, par une bande
+nombreuse, presque organisée, avec cette seule devise inscrite au
+drapeau: <em>Vivre en écrivant</em>»; et le critique ajoutait: «La moralité
+littéraire de la presse en général a baissé d'un cran. Si l'on
+peignait au complet le détail de ces m&oelig;urs, on ne le croirait pas.
+M. de Balzac a rassemblé dernièrement beaucoup de ces vilenies dans
+un roman qui a pour titre: <cite>Un grand homme de province</cite>, mais en les
+enveloppant de son fantastique ordinaire: comme dernier trait qu'il a
+omis, toutes ces révélations curieuses ne l'ont pas brouillé avec les
+gens en question, dès que leurs intérêts sont redevenus communs<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>.»</p>
+
+<p>Quel désordre avait donc en vue M. Sainte-Beuve en rédigeant ce
+réquisitoire si véhément? L'état de la littérature à la fin de
+la monarchie de Juillet ne paraît pas, dans son aspect <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span>
+général, justifier une note si sombre. Sans entrer dans des détails
+spéciaux qui ne seraient pas d'une histoire politique, ni rappeler
+ce que j'ai déjà dit des principaux écrivains du temps, ne suffit-il
+pas, pour avoir une impression fort différente de celle de M.
+Sainte-Beuve, de jeter un coup d'&oelig;il sommaire et d'ensemble sur
+ce que ces écrivains sont devenus de 1841 à 1848, ou même seulement
+de donner l'énumération des &oelig;uvres qu'ils ont alors publiées?
+Chateaubriand est toujours là comme un témoin, un souvenir vivant
+de la glorieuse jeunesse du siècle, lui-même, il est vrai, vieilli,
+chagrin, ne publiant qu'une <cite>Vie de Rancé</cite>, peu digne de lui, et
+gâtant ses Mémoires à force de les corriger. Dans la poésie,&mdash;à
+défaut de Lamartine absorbé par la politique, à défaut de Victor
+Hugo qui, devenu pair de France par la grâce du roi des Français,
+commence à jalouser le rôle parlementaire de Lamartine, et dont la
+muse lyrique s'est tue depuis <cite>les Rayons et les Ombres</cite> (1840), à
+défaut de Vigny qui s'enferme dans un silence ennuyé et dédaigneux,
+à défaut de Musset qui, tout jeune, semble déjà épuisé et ne publie
+plus guère que des proverbes en prose,&mdash;des poètes de second rang,
+Brizeux, Théophile Gautier, sont en plein épanouissement; Laprade
+commence à se faire connaître avec <cite>Psyché</cite> (1841) et ses <cite>Odes et
+Poèmes</cite> (1844). Au théâtre, l'échec des <cite>Burgraves</cite> (1843) marque
+la faillite définitive de ce drame romantique qui affichait naguère
+de si fastueuses prétentions; mais, au même moment, l'étonnant
+succès de la <cite>Lucrèce</cite> de Ponsard (1843) donne l'illusion que la
+tragédie classique va renaître, rajeunie, adaptée au temps nouveau,
+et, l'année suivante, le brillant début du tout jeune auteur de
+la <cite>Ciguë</cite>, Émile Augier, est pour la comédie une promesse qui,
+celle-là, ne sera pas trompée. Dans le roman, les délicats peuvent se
+délecter avec <cite>Colomba</cite> et <cite>Carmen</cite> de Mérimée (1840-1845), <cite>la Mare
+au Diable</cite> de George Sand (1846), <cite>Mlle de la Seiglière</cite> de Jules
+Sandeau (1844). Dans l'ordre des travaux historiques,&mdash;si M. Guizot,
+absorbé par les soins du gouvernement, n'a pu rien publier depuis
+son <cite>Washington</cite> (1840), si M. Michelet est devenu la proie d'une
+sorte de folie furieuse, <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> démagogique et antichrétienne,&mdash;M.
+Thiers emploie les loisirs que lui laisse l'opposition à poursuivre
+sa grande <cite>Histoire du Consulat et de l'Empire</cite>, M. Augustin Thierry
+publie l'un de ses chefs-d'&oelig;uvre, les <cite>Récits mérovingiens</cite>
+(1840-1842), M. Mignet écrit sa belle <cite>Introduction aux négociations
+relatives à la succession d'Espagne</cite> (1842) et son livre sur <cite>Antonio
+Perez et Philippe II</cite> (1845). Dans la critique littéraire, à la place
+de M. Villemain, lui aussi pris par la politique, M. Sainte-Beuve
+est en pleine activité de production, M. Saint-Marc-Girardin fait
+paraître l'un de ses meilleurs ouvrages, le <cite>Cours de littérature
+dramatique</cite> (1843), M. Nisard commence son <cite>Histoire de la
+littérature française</cite> (1844). Dans la critique d'art, M. Vitet donne
+ses exquises notices sur Lesueur (1843) et sur la cathédrale de Noyon
+(1845). M. Cousin, toujours en mouvement, remanie ses anciennes
+&oelig;uvres philosophiques, et en même temps, avec son livre sur
+<cite>Jacqueline Pascal</cite> (1845), commence à exploiter une veine nouvelle
+qu'il saura rendre singulièrement féconde. M. de Rémusat publie
+sa savante étude sur <cite>Abélard</cite> (1845). L'éloquence politique n'a
+jamais jeté un plus magnifique éclat: MM. Guizot, Thiers, Berryer,
+de Lamartine sont à l'apogée de leur talent; M. de Montalembert
+va y atteindre; et combien en passons-nous sous silence, qui
+n'apparaissent alors qu'au second rang, et qui, à d'autres époques
+moins riches, eussent été au premier? Dans la chaire chrétienne, on
+entend tour à tour le Père Lacordaire et le Père de Ravignan. Pour
+la musique, il y a comme un temps d'arrêt: le théâtre de l'Opéra,
+par exemple, ne revoit plus les brillantes années du commencement
+du règne, quand le <cite>Guillaume Tell</cite> de Rossini était encore dans sa
+fraîcheur de nouveauté, que Meyerbeer faisait représenter <cite>Robert
+le Diable</cite> (1831) et les <cite>Huguenots</cite> (1836), qu'Halévy donnait la
+<cite>Juive</cite> (1835); mais les arts du dessin sont en plein épanouissement:
+pour ne citer que les noms les plus en vue, c'est la belle époque
+d'Ingres, d'Horace Vernet, de Paul Delaroche, d'Ary Scheffer, de
+Delacroix, de Decamps, parmi les peintres; de David d'Angers,
+de Pradier, parmi les sculpteurs; d'Henriquel Dupont parmi les
+graveurs. En somme, lettres et <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> arts offrent un ensemble fort
+honorable. S'il n'y a là rien d'égal à la magnifique efflorescence
+littéraire et artistique de la Restauration, si l'on y cherche
+vainement trace des espérances immenses, indéfinies, auxquelles,
+avant 1830, s'abandonnaient tous les jeunes esprits, du moins on y
+trouve encore de beaux restes qui nous semblent aujourd'hui mériter
+plutôt notre envie que notre dédain. Et surtout on n'y rencontre
+aucun des caractères de cette «littérature industrielle» si vivement
+flétrie par le critique.</p>
+
+<p>M. Sainte-Beuve n'était pas cependant homme à parler sans raison.
+Où donc était le mal dénoncé par lui? Qu'avait-il en vue? Il avait
+en vue un genre de publications qui venait d'être imaginé et qui
+fit alors tant de bruit, accapara tellement la curiosité générale
+que, pendant quelques années, il sembla n'y avoir plus d'autre
+littérature: c'était le roman-feuilleton. On se ferait aujourd'hui
+difficilement une idée du succès qu'il obtint tout de suite et
+conserva jusqu'en 1848. Ce succès extraordinaire, anormal, vraiment
+monstrueux, était le signe du temps et l'une des manifestations
+du mal social dont j'ai déjà noté d'autres symptômes. Il explique
+l'émotion de M. Sainte-Beuve<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>. Il explique aussi pourquoi
+l'écrivain politique doit s'arrêter à cet épisode passager de notre
+histoire littéraire, plus longuement que ne l'eussent certes demandé
+l'importance du genre et la valeur des &oelig;uvres.</p>
+
+<p>Pour trouver l'origine du roman-feuilleton, il faut remonter à
+la révolution que M. Émile de Girardin accomplit dans la presse
+périodique, le jour où il en agrandit le format, en abaissa le
+prix, et où il transforma en spéculation financière ce qui avait
+été jusqu'alors &oelig;uvre de doctrine<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a>. Le nouveau journal ne
+pouvait vivre avec la clientèle restreinte attachée autrefois à
+<span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> chaque feuille, en raison des idées politiques qu'elle
+représentait: il lui fallait attirer la foule de toute opinion ou
+même sans opinion, pénétrer là où l'on n'avait pas encore l'habitude
+de lire les journaux. Dans ce dessein, on développa la rédaction
+dite littéraire, qui devint bientôt plus importante, plus coûteuse,
+plus décisive pour le succès que la rédaction politique, et l'on
+imagina de donner en feuilleton d'abord de courtes nouvelles, puis,
+peu à peu, des romans plus longs. Nul moyen ne parut meilleur pour
+prendre en masse les abonnés, et certains <em lang="it">impresarii</em> firent ainsi,
+paraît-il, d'étonnants coups de filet. Grisés même par les premiers
+résultats de cette innovation, ils rêvèrent de publier sous cette
+forme tous les ouvrages piquant la curiosité; le feuilleton devait
+remplacer le livre, et les libraires effrayés se lamentaient déjà
+d'être supplantés et ruinés. On se vantait de rendre ainsi un service
+aux lettres, en augmentant le nombre des lecteurs: l'effet fut au
+contraire d'abaisser, de pervertir toute une partie de la littérature
+d'imagination qui dut s'adapter à ce genre nouveau. Pour piquer la
+curiosité d'une foule banale, ne lisant que superficiellement, à la
+hâte et par petites coupures, les qualités délicates et distinguées
+n'étaient pas de mise; mieux valaient l'habileté vulgaire, les
+couleurs voyantes, les grossières péripéties. L'art fit place au
+procédé. On s'aperçut même bientôt que l'immoralité était l'appât le
+plus efficace, et ce fut comme une enchère d'impudeur entre ceux qui
+se disputaient le public<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>.</p>
+
+<p>En tout cela ce qui dominait, c'était la question d'argent. Pour les
+entrepreneurs de cette presse nouvelle,&mdash;les Girardin, les Véron et
+leurs imitateurs,&mdash;le talent, la renommée et au besoin le scandale
+devenaient matière à spéculation. Ils se disputaient à prix d'or les
+auteurs à succès, et, après les avoir achetés, les exploitaient à
+grand fracas de réclames mercantiles d'où la dignité des lettres
+ne sortait pas indemne. Les <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> plus audacieux tentaient même
+des accaparements que le code pénal n'avait pas songé à prévoir; ils
+prétendaient acheter d'un coup tout ce qu'il y avait d'écrivains sur
+le marché. Ainsi, le 1<sup>er</sup> décembre 1844, la <cite>Presse</cite>, doublant
+son format sans augmenter son prix, annonça avec une bruyante mise
+en scène qu'elle avait acquis le droit de publier les <cite>Mémoires</cite>
+de M. de Chateaubriand, les <cite>Girondins</cite> et les <cite>Confidences</cite> de
+M. de Lamartine, tous les autres ouvrages que composeraient ces
+deux écrivains, tout ce que feraient MM. Alexandre Dumas, Méry,
+Saintine, sans compter beaucoup d'&oelig;uvres de Balzac, Gozlan,
+Sandeau, Théophile Gautier. «Tout cela est triste et honteux pour les
+lettres», écrivait alors M. Sainte-Beuve<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>. M. Thiers, indigné,
+disait que «s'il n'était lié par des traités, il briserait sa plume
+de dégoût et de honte de voir la littérature tombée si bas<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a>».
+Ému du scandale produit, M. de Chateaubriand protesta contre un
+marché qui avait été conclu à son insu par les cessionnaires de
+ses Mémoires. D'autres difficultés surgirent dans l'exécution des
+traités. En somme, ce coup d'accaparement échoua, comme il arrive
+presque toujours aux spéculations de ce genre. Mais le seul fait
+qu'il eût été tenté ne montrait-il pas quelles m&oelig;urs menaçaient de
+s'introduire dans le monde littéraire?</p>
+
+<p>D'ailleurs, pour quelques écrivains qui répugnaient à ces m&oelig;urs,
+d'autres s'y résignaient ou même s'y précipitaient avec une sorte
+d'emportement. Ils étaient les premiers à traiter leurs &oelig;uvres
+comme une marchandise, à battre monnaie avec leur renommée et leur
+talent. C'est encore M. Sainte-Beuve qui nous les dépeint n'ayant
+plus aucun souci de la postérité et de la gloire, ne songeant
+qu'au lucre présent, les uns passant des «marchés à tant la ligne»
+et usant alors de petites habiletés ou de pures supercheries
+typographiques pour faire beaucoup de «lignes» avec peu d'idées;
+d'autres s'engageant, à forfait et sous peine d'un énorme dédit,
+à fournir telle quantité <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> de ces lignes dans un délai
+déterminé, condamnés par suite à une improvisation hâtive que leur
+cerveau épuisé ne pouvait toujours mener à terme. Et il rappelait
+comment, à ce métier, beaucoup d'entre eux se trouvaient «user en
+quatre ou cinq ans une réputation qui avait eu des airs de gloire,
+et avec elle un talent qui finissait presque par se confondre avec
+une certaine pétulance physique». Au récit des prix fabuleux qu'on
+disait avoir été obtenus par tel auteur, les convoitises des autres
+étaient surexcitées, et chacun rêvait de millions. Chez Balzac, ce
+rêve tourna presque à la folie. Ce fut lui qui proposa un jour que
+l'État achetât, afin de les faire tomber dans le domaine public,
+les &oelig;uvres des «dix ou douze maréchaux de France littéraires»,
+c'est-à-dire, pour parler son langage, de ceux «qui offraient à
+l'exploitation une certaine surface commerciale». Il se mettait
+naturellement du nombre et paraissait s'évaluer pour sa part à deux
+millions<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>.</p>
+
+<p>Avec Alexandre Dumas, le mal prit une forme moins triste. On
+ne serait pas bien venu d'ailleurs à prendre, à l'égard de ce
+merveilleux amuseur, des airs de moraliste grondeur ou de pédagogue
+littéraire. Il fut vraiment le roi du roman-feuilleton. Les
+journaux se disputaient ses &oelig;uvres. L'une d'elles procurait au
+<cite>Siècle</cite> cinq mille abonnés, en moins de trois semaines. Pendant
+la publication des <cite>Trois Mousquetaires</cite>, la France entière était
+comme suspendue au récit des aventures de d'Artagnan et de ses
+compagnons. Toutefois, force est bien de constater que si ce genre
+fournissait emploi aux qualités étonnantes de verve, d'invention,
+de belle humeur, de fécondité, qui mettaient Dumas hors de pair,
+il développait aussi ses défauts naturels, le sans-façon de
+l'improvisation et surtout un mercantilisme besogneux par trop
+dépourvu de vergogne et de scrupules. Pour mettre la main sur un
+argent qu'à la vérité il laissait aussitôt couler entre ses doigts
+avec une insouciante générosité, il entreprenait des romans partout à
+la fois, souvent était réduit à les bâcler, et néanmoins s'engageait
+à en faire <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> plus encore, par des marchés fantastiques qu'il ne
+s'inquiétait guère ensuite d'exécuter. En 1845, le <cite>Constitutionnel</cite>
+et la <cite>Presse</cite>, c'est-à-dire M. Véron et M. de Girardin, signaient
+avec lui un traité par lequel, moyennant un salaire annuel de
+63,000 francs, le romancier leur réservait exclusivement, pendant
+cinq ans, sa production calculée à dix-huit volumes par an, soit
+quatre-vingt-dix volumes pour cinq ans; des annonces firent aussitôt
+part au public de cet important événement. Mais, quand il s'agit de
+donner ce qu'il avait promis, Dumas en usa avec ses cotraitants un
+peu à la façon de don Juan bernant M. Dimanche. Les deux journaux
+finirent par perdre patience et lui intentèrent un procès<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a>. Rien
+ne caractérise mieux les nouvelles m&oelig;urs littéraires que la façon
+dont l'écrivain se défendit devant le tribunal. Il n'a nullement le
+sentiment qu'il se diminue, il croit au contraire étourdir les juges
+et éblouir le public en faisant le total fantastique des «lignes»
+qu'il est parvenu à écrire dans un court espace de temps, ou, pour
+employer le mot dont il se sert avec une sorte d'inconscience,
+de la «marchandise» qu'il a fournie. Il s'enorgueillit d'avoir
+mené de front, au jour le jour, cinq romans dans cinq journaux
+différents, raconte «qu'il avait toujours prêts trois chevaux et
+trois domestiques pour porter la copie», et met au défi les quarante
+académiciens de produire à eux tous, dans le même délai, un nombre
+de volumes égal à celui qu'il se flatte de conduire à terme: «Ils
+feraient banqueroute», s'écrie-t-il fièrement. Les juges, convaincus
+sans doute par un tel langage qu'il s'agissait d'une «marchandise»
+comme une autre, condamnèrent Alexandre Dumas à fournir aux deux
+journaux un volume dans les six semaines, et ensuite un volume de
+mois en mois, sous peine de cent francs de dommages et intérêts par
+jour de retard.</p>
+
+<p>Vers la même époque, un autre procès d'un caractère tout différent et
+qui eut un grand retentissement, le procès Beauvallon, fit entrevoir
+sous un jour plus fâcheux encore certains dessous <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> du monde
+où l'on fabriquait et exploitait le roman-feuilleton. Cette fois,
+il ne s'agissait plus d'un incident de comédie, mais d'un drame; il
+y avait eu mort d'homme. À la suite d'un souper de fort mauvais ton
+où s'étaient trouvés réunis des journalistes, des gens de lettres et
+des femmes de théâtre, M. de Beauvallon, rédacteur au <cite>Globe</cite>, avait
+provoqué et tué en duel M. Dujarrier, associé de M. de Girardin et
+directeur des feuilletons de la <cite>Presse</cite>. Plusieurs circonstances de
+cette affaire avaient paru suspectes: l'insignifiance de la cause
+apparente du duel, le parti pris du provocateur, sa supériorité
+notoire aux armes; Beauvallon, disait-on, avait essayé à l'avance
+les pistolets. Poursuivi pour assassinat devant la cour d'assises de
+Rouen, il fut acquitté par le jury<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>. L'essai préalable des armes
+n'en fut pas moins judiciairement établi plus tard<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>. Durant ce
+procès, on vit défiler, à la barre des témoins, tout le personnel
+de la bohème de presse, pêle-mêle de gens d'affaires et de gens
+de lettres, d'aventuriers et de filles galantes<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>, uniquement
+occupés à poser devant le public, affectant des airs régence, mais
+laissant surtout l'impression de m&oelig;urs fort vilaines, rendues plus
+vilaines encore par cette histoire de meurtre: répugnant mélange de
+tripotages, de débauches et de guets-apens. Au milieu de ce monde, on
+regrette de voir apparaître encore ce grand enfant d'Alexandre Dumas,
+tout entier au plaisir d'ébaubir le badaud qui était venu l'entendre
+déposer, donnant gravement des consultations sur les «affaires
+<span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> d'honneur», et distribuant avec solennité des brevets de
+«gentilshommes» à des comparses indignes de lui<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a>.</p>
+
+<p>Les feuilles de gauche firent grand bruit du procès Beauvallon,
+et, arguant de ce que les deux journaux mêlés à cette affaire, le
+<cite>Globe</cite> et la <cite>Presse</cite>, défendaient la politique ministérielle,
+elles prétendirent y montrer la corruption du gouvernement et de la
+classe sur laquelle il s'appuyait. La réponse eût été facile: bien
+des journaux opposants n'étaient pas plus intacts, et par exemple
+M. Véron, directeur du <cite>Constitutionnel</cite>, dévoué à M. Thiers, ne
+passait pas pour être plus timoré que M. de Girardin, qui, en ce
+moment, soutenait M. Guizot. En vérité, le mal n'était pas celui de
+telle ou telle opinion; toutes en étaient atteintes. Cependant force
+est bien de reconnaître que les journaux conservateurs n'étaient
+pas ceux que la littérature industrielle avait le moins envahis. On
+les voyait accepter tel feuilleton qui leur paraissait une bonne
+amorce à clientèle, sans s'inquiéter si la thèse qui y était soutenue
+n'allait pas à l'encontre de leurs principes. Mme Sand, qui faisait
+alors des romans socialistes, a raconté elle-même plus tard comment
+elle trouvait asile, pour les plus osés de ces romans, dans la presse
+ministérielle, notamment dans l'<cite>Époque</cite>, qui se piquait de dépasser
+tous les autres en ardeur réactionnaire, et comment on affichait sur
+les murs, en gros caractères: «Lisez l'<cite>Époque</cite>; lisez le <cite>Péché de
+M. Antoine</cite>.» Le grave <cite>Journal des Débats</cite>, l'organe de la cour, du
+cabinet et de la partie sage, riche et cultivée de la bourgeoisie,
+n'avait pas plus de scrupules. Dès 1837, il publiait plusieurs
+parties des <cite>Mémoires du diable</cite>, par Frédéric Soulié, &oelig;uvre
+immense, étrange, par certains côtés puissante, mais fort malsaine,
+où l'auteur, violentant son propre talent qui naturellement eut été
+plutôt délicat, s'appliquait, pour forcer l'attention d'un public
+blasé, à renchérir sur tout ce que la littérature avait jusqu'alors
+risqué de monstruosités <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> morales<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a>. Le scandale fut plus
+grand encore quand, quelques années après, en 1842 et 1843, ce même
+<cite>Journal des Débats</cite> publia les <cite>Mystères de Paris</cite>.</p>
+
+<p>L'écrivain qui, par ce roman, allait enlever à Alexandre Dumas la
+royauté du feuilleton, Eugène Süe, était alors âgé de trente-huit
+ans. Fils d'un riche médecin, son enfance et sa jeunesse avaient
+été celles d'un mauvais sujet. Son père, qui ne savait que faire de
+lui, finit par l'embarquer sur un navire de l'État, avec le titre,
+obtenu on ne sait trop comment, de chirurgien de la marine. Rentré
+en France après trois ans de navigation, il se mit à écrire. Chez
+lui, ni forte culture, ni souci sérieux de l'art; une improvisation
+à la diable; mais, pour exploiter le fonds de souvenirs recueilli
+dans sa vie aventureuse, de l'imagination, de l'invention, le don
+du récit, du coloris, du drame, beaucoup d'entrain, de gaieté, de
+cette gaieté gouailleuse et insolente qui fleurit sur le pavé de
+Paris. Il débuta, de 1831 à 1833, par des romans maritimes qui eurent
+un certain succès et le firent appeler le «Cooper français». Cette
+veine épuisée, il publia des romans mondains, aristocratiques, où
+il flattait les préventions et les dédains des légitimistes, mais
+qui étaient en même temps imprégnés de sensualisme et de pessimisme
+byronien. À cette époque, il posait pour l'homme de qualité, faisait
+peindre des armoiries sur ses voitures, fréquentait chez la duchesse
+de Rauzan, poussait jusqu'au ridicule <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> la recherche et la
+vanité du dandysme. Avide et prodigue d'argent, s'entourant d'un luxe
+fou, assoiffé de plaisirs, vicieux jusqu'à la moelle, il exerçait par
+cela même sur certaines natures féminines un étrange attrait, et ne
+comptait plus, assurait-on, ses bonnes fortunes parmi ces mondaines
+dont l'une pouvait lui écrire: «Le même instinct de dépravation
+nous rassemble.» Quelques années de cette vie le conduisirent à la
+ruine, ruine matérielle et intellectuelle; son esprit et sa bourse
+paraissaient également vidés. «Je suis fini, disait-il à un de ses
+amis, je suis fini. Je ne trouve plus rien; je ne trouverai plus
+rien<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>.»</p>
+
+<p>Eugène Süe était, depuis quelque temps, dans cette détresse, quand un
+éditeur, plaçant sous ses yeux une publication anglaise illustrée,
+intitulée <cite>les Mystères de Londres</cite>, lui suggéra de chercher dans
+les bas-fonds de notre capitale le sujet d'un travail analogue.
+Heureux d'être mis sur la piste d'un filon nouveau, il commença,
+un peu à l'aventure et sans trop savoir où il irait, à écrire les
+<cite>Mystères de Paris</cite>. Les premiers chapitres, communiqués, aussitôt
+que faits, à quelques amis, furent jugés de nature à piquer fortement
+la curiosité du public, et il n'en fallut pas plus pour que le
+<cite>Journal des Débats</cite> s'empressât d'acquérir ce roman et de lui
+ouvrir son feuilleton. L'auteur ne crut pas devoir se gêner avec
+ceux qui se montraient d'accueil si facile. Au contraire, on eût
+dit qu'il prenait un plaisir de gamin à voir jusqu'où il pourrait
+mener les honnêtes abonnés de la feuille ministérielle. Il se
+mit à les promener par les ruelles infâmes, les arrêta dans les
+bouges, les assit aux tapis francs, en société de prostituées et de
+forçats, leur parla argot, ne leur procurant d'autre diversion à ces
+vilaines odeurs que l'âcre parfum des scènes lubriques. Le scandale
+menaçait-il d'être trop fort, il s'affublait du «petit manteau bleu»
+et affectait de ne pénétrer dans les mauvais lieux que pour remplir
+une mission humanitaire. Il n'avait pas pensé tout d'abord à ce
+déguisement; l'idée ne lui en était <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> venue qu'au cours de
+la publication; seulement elle lui parut bonne, et ce fut avec le
+plus grand sérieux que le roué, naguère si infatué d'aristocratie,
+se mit à courtiser la misère, à pontifier en démocrate philanthrope
+et à faire, au nom du peuple souffrant, le procès des riches. Les
+socialistes saluèrent avec une émotion reconnaissante l'arrivée de
+cette recrue; Mme Sand et Béranger lui donnèrent l'accolade. Quant
+aux lecteurs et surtout aux lectrices du <cite>Journal des Débats</cite>,
+qu'en disaient-ils? Ailleurs, sans doute, la fréquentation d'une
+si mauvaise compagnie les eût effarouchés; mais ils y étaient
+introduits par leur journal, dont la vieille «respectabilité» faisait
+taire leurs scrupules. Leur palais s'habitua et prit goût à cette
+nourriture épicée et fermentée. Éprouvaient-ils, à certains moments,
+quelques nausées, la curiosité malsaine l'emportait. Du reste, pour
+être superficielle, grossière, peu fouillée et peu finie, l'&oelig;uvre
+n'en était pas moins fortement et habilement charpentée, pleine de
+mouvement et de vie, singulièrement empoignante.</p>
+
+<p>En somme, dans le monde même qui eût dû leur être le plus sévère,
+le succès des <cite>Mystères de Paris</cite> fut immense. Et il se maintint
+pendant toute la publication, qui dura plus d'une année. Dans les
+salons et aussi dans les antichambres, c'était le sujet principal
+des conversations. Combien de femmes pour qui la grosse affaire, à
+leur réveil, était de savoir ce qu'allaient devenir la «Goualeuse»
+ou le «Chourineur»! Le numéro se louait jusqu'à dix sous, pour le
+temps de lire le feuilleton. Celui-ci manquait-il un jour, c'était
+un émoi général, et l'auteur devait écrire une lettre pour rassurer
+le public sur sa santé. Son masque de philanthrope faisait des dupes
+jusque dans le monde judiciaire, où des avocats généraux le citaient
+comme une autorité. On racontait qu'il avait reçu plus de onze cents
+lettres, écrites par des correspondants de tous genres, depuis des
+fonctionnaires qui lui soumettaient leurs idées jusqu'à des jeunes
+filles qui lui offraient leur c&oelig;ur. Étrange aveuglement de cette
+bourgeoisie qui ne paraissait pas se douter que l'&oelig;uvre applaudie
+par elle la battait en brèche! L'exemple, d'ailleurs, était donné
+de haut. Un matin, M. Duchâtel entrait <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> précipitamment dans
+le cabinet de ses attachés, avec un air qui semblait annoncer un
+gros événement politique: «Eh bien, dit-il, vous savez! la Louve
+est morte<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>!» La Louve était une des héroïnes des <cite>Mystères de
+Paris</cite>. Un autre ministre, le maréchal Soult, se mettait en colère
+quand le feuilleton manquait; Eugène Süe, ayant été mis en prison
+pour négligence obstinée dans son service de garde national, menaçait
+de ne pas donner de «copie» tant qu'il serait sous les verrous; le
+maréchal se hâta de lui faire ouvrir les portes.</p>
+
+<p>Vainement quelques délicats protestaient-ils. M. Sainte-Beuve ne
+trouvait pas d'écho, lorsqu'il signalait, dans la <cite>Revue suisse</cite>, la
+honteuse sottise de cet engouement, et qu'il écrivait: «L'inspiration
+essentielle des <cite>Mystères de Paris</cite>, c'est un fond de crapule:
+l'odeur en circule partout, même quand l'auteur la masque dans de
+prétendus parfums. Et, chose honteuse, ce qui a fait le principal
+attrait, si étrange, de ce livre impur, ç'a été cette odeur même
+de crapule déguisée en parfums<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a>.» Un député de l'opposition, M.
+Chapuys-Montlaville, s'indignait-il à la tribune<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a> que «le journal,
+défenseur habituel du ministère, promenât, depuis un an, ses lecteurs
+dans les égouts de la vie parisienne», le <cite>Journal des Débats</cite>
+pouvait se borner à répondre, le lendemain, que «de telles attaques
+n'avaient rien de sérieux». Vers le même temps, une commission de
+la Chambre des députés, visitant la prison de la Roquette avec le
+procureur général, M. Hébert, appela fortement son attention sur un
+chapitre récemment publié des <cite>Mystères de Paris</cite>, où l'honnêteté
+publique lui paraissait manifestement outragée. M. Hébert promit
+d'examiner la question; quelques jours après, il fit savoir qu'il
+avait consulté les membres du parquet, et que ceux-ci étaient
+d'avis de ne pas intenter de poursuites, parce que certainement on
+n'obtiendrait du jury aucune condamnation<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> Tandis que les bourgeois s'amusaient de ce roman, les
+prolétaires ne le lisaient pas moins avidement dans les éditions
+à bon marché qui furent aussitôt répandues; ils y trouvaient une
+jouissance singulièrement excitante et sortaient de cette lecture
+plus impatients de leurs misères, plus envieux du bonheur des autres,
+plus convaincus de la corruption égoïste des riches, plus irrités
+contre la société, mais non certes plus éclairés sur les remèdes
+à apporter à leurs maux. Ils croyaient naïvement avoir trouvé un
+vengeur et un sauveur dans l'homme de lettres qui, à bout de sujets,
+avait pris celui-là par hasard. Des ouvriers se réunissaient pour
+écrire à Eugène Süe une lettre où ils lui attribuaient une mission
+évangélique et le comparaient à Jésus-Christ. Parfois la popularité
+du romancier se manifestait par des signes étranges, témoin le jour
+où, rentrant chez lui, il trouva un pauvre diable pendu dans son
+antichambre, avec ce billet dans la main: «Je me tue par désespoir;
+il m'a semblé que la mort me serait moins dure, si je mourais sous le
+toit de celui qui nous aime et nous défend<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a>.»</p>
+
+<p>Avec le succès, M. Eugène Süe avait retrouvé la fortune et repris sa
+vie de luxe fastueux et sensuel. Il n'était pas homme à interrompre
+l'exploitation d'une veine aussi fructueuse. À peine les <cite>Mystères de
+Paris</cite> furent-ils terminés qu'il se mit à écrire le <cite>Juif errant</cite>,
+&oelig;uvre conçue dans la même note, moins amusante, mais plus malsaine
+encore, et où l'auteur courtisait les passions irréligieuses en
+même temps que les convoitises antisociales. Entre les journaux,
+ce fut à qui obtiendrait ce nouveau roman. Le <cite>Journal des Débats</cite>
+fut battu, dans cette sorte d'enchères, par le <cite>Constitutionnel</cite>,
+qui offrit cent mille francs. Eugène Süe se trouvait là toujours
+en face d'un public bourgeois; seulement c'était la bourgeoisie de
+M. Thiers, au lieu d'être celle de M. Guizot. Cette acquisition,
+si audacieusement enlevée à prix d'or, fut le début du docteur
+Véron <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> qui venait d'acheter le <cite>Constitutionnel</cite>, fort
+déchu de son ancienne prospérité et réduit à 3,000 abonnés; de
+ce coup, il le fit remonter à 13,000 et bientôt à 25,000. M.
+Ballanche écrivait à M. Ampère, le 26 novembre 1844: «J'ai eu hier
+l'occasion de voir M. Paulin, éditeur; il m'a raconté les détails
+du succès scandaleusement européen du <cite>Juif errant</cite>. Toute la terre
+le dévore: il voyage plus rapidement que le choléra. Les éditions
+illustrées se multiplient sur tous les points du globe... Afin
+de vous donner une idée de la férocité de la contagion, je vous
+dirai que l'honnête Mme Tastu est aussi sous le charme de la reine
+Bacchanale.» M. Véron n'avait cherché à faire qu'une spéculation;
+elle réussissait; il ne voyait donc pas qu'on pût y trouver à redire.
+Il a écrit à ce propos, dans ses Mémoires: «Le désir de redonner de
+la popularité au <cite>Constitutionnel</cite> par l'éclat d'un grand nom ne me
+rendit exigeant ni sur le sujet ni sur le but moral de l'ouvrage.
+J'apportai certainement, dans cette affaire, autant d'imprévoyance
+que de légèreté. Que ceux qui n'ont jamais commis de faute dans la
+vie me jettent la pierre!» Le scrupule, on le voit, est bien léger;
+en tout cas, il ne s'est présenté que tard à l'esprit du directeur
+du <cite>Constitutionnel</cite>. Sur le moment, celui-ci ne songea qu'à faire
+succéder au <cite>Juif errant</cite> un autre roman du même auteur, les <cite>Sept
+Péchés capitaux</cite>. Enfin, en 1847, il accueillit dans son journal les
+<cite>Parents pauvres</cite> de Balzac, &oelig;uvre bien autrement forte que les
+volumineuses improvisations d'Eugène Süe, mais encore plus délétère;
+on s'imaginait, dans ce temps-là, que la recherche de la laideur
+et de la turpitude morale ne pouvait descendre plus bas. Ce fut le
+dernier grand succès, j'allais dire le dernier grand scandale du
+roman-feuilleton.</p>
+
+<p>En tout ceci, le plus difficile à comprendre est la complicité du
+public. On a vu, au lendemain de la révolution de 1830, le trouble
+de la nation avoir son contre-coup dans les &oelig;uvres des écrivains.
+À la fin de la monarchie de Juillet, c'est au milieu d'une nation
+rassise, rangée, calme, manquant peut-être des vertus héroïques,
+mais pratiquant les vertus communes, que surgit une littérature
+déréglée et, dans un certain <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> sens, vraiment révolutionnaire.
+La société, en d'autres temps, par exemple aux siècles de chevalerie,
+a aimé les romans qui l'embellissaient, l'idéalisaient; voici
+maintenant qu'elle fait fête à des romans qui l'enlaidissent, et
+qu'elle s'amuse à se contempler sous un odieux travestissement.
+Si elle n'a pas tous les vices qu'on prétend lui imputer, on ne
+saurait nier qu'un tel goût ne soit le signe d'une imagination
+malade. Est-ce un des restes de la révolution de 1830? En tout
+cas, c'est bien le prodrome de celle de 1848. Ne devine-t-on pas,
+en effet, quelque analogie, quelque lien entre l'état d'esprit de
+la bourgeoisie, prenant plaisir à voir couvrir de boue une société
+qui au fond lui est chère et dont elle ne peut s'empêcher d'être
+solidaire, et l'état d'esprit de la garde nationale du 24 février
+1848, protégeant l'émeute dont elle doit redouter le succès et
+aidant, sans le savoir, au renversement de la monarchie qu'au fond
+elle a intérêt à maintenir? Dans les deux circonstances, même genre
+d'aveuglement<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>. La lumière ne s'est faite qu'après coup sur les
+dangers du roman-feuilleton. En 1850, l'Assemblée législative a voté
+des mesures fiscales destinées à entraver ce genre de publications.
+Représailles un peu puériles et en tout cas tardives. En même temps,
+le 5 avril de cette année 1850, dans une élection particulièrement
+retentissante, le parti démagogique et socialiste remportait à Paris
+une victoire qui causait un effroi général, faisait baisser la Bourse
+de deux francs et déterminait les pouvoirs publics à modifier le
+suffrage universel: l'élu était l'auteur des <cite>Mystères de Paris</cite> et
+du <cite>Juif errant</cite>; c'était à ces romans, naguère tant applaudis par
+les lecteurs du <cite>Journal des Débats</cite> et du <cite>Constitutionnel</cite>, qu'il
+devait la popularité dont la manifestation causait, quelques années
+après, à ces mêmes lecteurs une telle épouvante.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> CHAPITRE III<br>
+<span class="smcap">LE SOCIALISME.</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés du
+ saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système et son
+ action.&mdash;II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention
+ d'unir le catholicisme et la révolution. L'<cite>Atelier</cite>.
+ Dissolution de l'école buchézienne.&mdash;III. Fourier. Le
+ phalanstère et l'attraction passionnelle. La liberté amoureuse.
+ Fantaisies cosmogoniques. Fourier à peu près inconnu avant
+ 1830. Développement du fouriérisme lors de la dissolution de
+ la secte saint-simonienne. Ce qu'il devient après la mort de
+ Fourier. Son influence mauvaise.&mdash;IV. Buonarotti. Par lui le
+ «babouvisme» pénètre, après 1830, dans les sociétés secrètes.
+ Fermentation communiste à partir de 1840.&mdash;V. Cabet. Le <cite>Voyage
+ en Icarie</cite>. Propagande icarienne.&mdash;VI. Louis Blanc. Son enfance
+ et sa jeunesse. Ses débuts dans la presse républicaine. Sa
+ brochure sur l'<cite>Organisation du travail</cite>. Critique du système.
+ Succès de Louis Blanc auprès des ouvriers.&mdash;VII. Proudhon. Son
+ origine. Son isolement farouche. Son état d'esprit en écrivant
+ son premier Mémoire contre la propriété. «La propriété, c'est
+ le vol!» Argumentation du Mémoire. L'effet produit. Second et
+ troisième Mémoire. Proudhon et le gouvernement. Le <cite>Système
+ des contradictions économiques</cite>. Impuissance de Proudhon à
+ faire autre chose que démolir. Son action avant 1848.&mdash;VIII.
+ Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des radicaux
+ et de la gauche en face du socialisme. Le gouvernement et les
+ conservateurs savent-ils se défendre contre ce danger? Les
+ économistes. Il eût fallu la religion pour redresser et pacifier
+ les esprits du peuple. La bourgeoisie trop oublieuse de ses
+ devoirs envers l'ouvrier. La société, jusqu'en 1848, ne croit
+ pas au péril.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>Pour connaître les parties faibles, les côtés dangereux de cette
+société en apparence si prospère et si régulière, suffit-il d'avoir
+indiqué certains défauts de la classe alors régnante? Non. Au-dessous
+de la bourgeoisie étaient des masses profondes qui, pour ne pas
+jouer de rôle dans le drame parlementaire, pour être en dehors du
+«pays légal», n'en avaient pas <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> moins, à raison de leur seul
+nombre, une importance chaque jour accrue par le développement de
+l'industrie, par les progrès de l'instruction, par la diffusion
+de la presse. Les politiques étaient trop souvent tentés de ne
+pas s'inquiéter de ce qui se passait dans l'esprit de ceux qui ne
+votaient pas. Périlleuse négligence que l'historien, éclairé par les
+événements postérieurs, serait encore plus inexcusable d'imiter.
+Il lui faut donc quitter la scène brillante, mais restreinte, où
+semblait alors se concentrer toute la vie de la nation, s'éloigner
+du Parlement, des salons, de la Bourse, des cercles littéraires,
+pour descendre dans les ateliers, les cabarets, les carrefours,
+chercher ce qu'on y dit, ce qu'on y pense, ce qu'on y désire. Point
+n'est besoin d'un long examen pour reconnaître qu'à l'époque où nous
+sommes arrivés, cette foule populaire, au moins celle des grandes
+villes, était travaillée par un mal mystérieux, redoutable, qui, à
+l'insu des autres classes inattentives et distraites, la pénétrait de
+plus en plus profondément. Sous une forme différente et appropriée
+au milieu où il sévissait, ce mal n'était pas sans analogie avec
+celui-là même que je viens de signaler dans la bourgeoisie: c'était
+encore la même conception toute matérialiste de la vie substituée aux
+croyances idéalistes, la convoitise égoïste remplaçant la tradition
+chrétienne du sacrifice et de la résignation, la négation ou l'oubli
+de l'autre monde rendant plus âpre et plus impatiente la recherche
+de la jouissance ici-bas. Seulement cet état d'esprit, qui dans les
+classes élevées avait déjà beaucoup de conséquences fâcheuses, en
+avait de pires encore dans les parties souffrantes de la nation,
+dans celles qui étaient moins à même de se procurer le bien-être
+dont la soif s'allumait en elles. Ne se trouvaient-elles pas ainsi
+conduites naturellement à vouloir, à préparer la transformation, le
+bouleversement de l'état social? Tel était en effet le rêve fiévreux
+qui possédait alors l'imagination de la classe ouvrière. Pour cette
+nouvelle maladie, on venait d'imaginer un nom nouveau que, vers
+1846, la bourgeoisie commençait à prononcer avec inquiétude, bien
+qu'il n'eût pas encore le retentissement <span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> effrayant que les
+événements de 1848 devaient lui donner,&mdash;le nom de <em>socialisme</em>.</p>
+
+<p>Dans les dernières années de la monarchie de Juillet, le socialisme
+revêtait des formes variées, se partageait en écoles et en sectes
+diverses. C'est seulement en considérant séparément chacune d'elles,
+en esquissant l'une après l'autre les figures de leurs fondateurs,
+en résumant leurs doctrines, que l'on pourra se faire une idée de ce
+mouvement si complexe.</p>
+
+<p>À l'entrée de cette galerie parfois fort étrange, nous rencontrons
+d'abord plusieurs inventeurs de systèmes qui relevaient plus ou moins
+directement du saint-simonisme. On se rappelle, en effet, que le
+saint-simonisme avait prétendu changer non seulement la religion,
+mais la société<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a>. C'était lui qui, usant le premier d'une formule
+trop répétée depuis, avait dénoncé le régime actuel du travail comme
+«l'exploitation de l'homme par l'homme». Il imputait les inégalités
+et les souffrances aux vices du mécanisme social, et attribuait au
+gouvernement le pouvoir de les faire disparaître par un remaniement
+de ce mécanisme. Dans ce dessein, il proposait de détruire ou de
+mutiler la famille et la propriété; donnait à l'État le droit de
+disposer des individus, de leurs idées, de leurs biens, de prononcer
+sur leurs aptitudes et leurs vocations, de répartir entre eux les
+instruments et les fruits du travail, ainsi que les revenus du
+capital, pour aboutir, non, il est vrai, à une égalité absolue,
+mais à une hiérarchie où chacun serait classé suivant sa capacité
+et rétribué selon ses &oelig;uvres. Et surtout il se montrait vraiment
+le devancier de toutes les écoles socialistes, en remplaçant le
+renoncement chrétien et l'attente des compensations futures par la
+recherche exclusive, impatiente, du bien-être immédiat. Non content
+d'avoir prêché cette société nouvelle, il avait tenté de l'organiser.
+Sans doute, la banqueroute ne s'était pas fait attendre, «banqueroute
+d'hommes et d'argent», comme écrivait un disciple désabusé. <span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span>
+Mais, en se dissolvant et en se dispersant, la secte avait en quelque
+sorte répandu partout les germes des idées fausses dont elle était
+infestée; de là, dans les années qui suivirent, une éclosion de faux
+prophètes dont beaucoup sortaient des rangs du saint-simonisme et
+qui, presque tous, s'inspiraient plus ou moins de ses doctrines.</p>
+
+<p>Tel fut d'abord Pierre Leroux. Tout en lui,&mdash;son aspect robuste et
+massif, je ne sais quoi d'un peu grossier dans sa structure, et
+jusqu'à cette épaisse chevelure dont la caricature devait plus tard
+s'amuser,&mdash;trahissait une origine populaire. Né en 1797, élevé, en
+qualité de boursier, dans les collèges de l'État, il s'était fait
+admettre à l'École polytechnique. Mais la mort de son père, survenue
+à ce moment, et l'obligation où il fut de subvenir immédiatement
+aux besoins de sa mère et de ses trois frères et s&oelig;urs, ne
+lui permirent pas d'y entrer. Réduit à chercher un gagne-pain,
+il finit, après plusieurs mécomptes qui ne le disposèrent pas à
+l'indulgence pour l'organisation sociale, par se placer comme
+correcteur dans une imprimerie. En même temps, il continuait à
+étudier pour son compte, absorbant, avec une avidité un peu gloutonne
+et sans beaucoup les digérer, une immense quantité de connaissances
+historiques, scientifiques, philosophiques. En 1824, l'imprimerie où
+il travaillait s'étant trouvée à vendre, il la fit acheter par un
+de ses amis et s'en servit pour fonder, de concert avec son ancien
+camarade Dubois, le <cite>Globe</cite>, dont on sait la brillante carrière.
+Il écrivit dans ce recueil, tout en faisant le métier de prote.
+Après 1830, resté presque seul au <cite>Globe</cite>, tandis que les autres
+rédacteurs s'élevaient à des positions plus ou moins considérables
+dans l'administration ou dans la politique, il ressentit quelque
+amertume de cette sorte d'abandon et en fut encore plus porté à
+condamner l'état social. Cette disposition d'esprit le jeta dans le
+saint-simonisme, dont il fut l'un des dignitaires; le <cite>Globe</cite> devint
+l'organe de la secte. Mais, par certains côtés naïfs, honnêtes et
+un peu tristes de sa nature, il ne put s'accommoder de la direction
+voluptueuse donnée par Enfantin à son Église, et s'en sépara l'un
+des premiers. <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> Il se fit alors prophète à son tour et tenta de
+fonder une doctrine nouvelle, celle des «humanitaires». Le <cite>Globe</cite>
+étant mort entre ses mains, il continua, pendant toute la monarchie
+de Juillet, à exposer sa doctrine dans divers livres<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a>, dans la
+<cite>Revue encyclopédique</cite>, dans l'<cite>Encyclopédie nouvelle</cite>, à laquelle
+collaborait un autre ancien saint-simonien, Jean Reynaud, dans la
+<cite>Revue indépendante</cite> et dans la <cite>Revue sociale</cite>.</p>
+
+<p>Cette doctrine formait tout un système de philosophie mélangé de
+panthéisme, de mysticisme et de sensualisme. On nous dispensera de
+l'exposer. L'&oelig;uvre serait d'ailleurs malaisée. Si l'esprit de
+Pierre Leroux ne manquait ni de puissance ni de profondeur, sa pensée
+était obscure et la forme plus obscure encore. À force de creuser
+les idées, il s'y enfouissait. Notons cependant sa théorie de la vie
+future, où l'on retrouve la répugnance accoutumée des socialistes à
+placer le paradis hors de la terre: il repousse le matérialisme, qui
+ne voit rien au delà du tombeau; mais, s'il nous fait revivre après
+notre mort, ce n'est pas dans un autre monde, c'est dans l'humanité,
+par une suite indéfinie de métempsycoses; le bonheur existera pour
+nous dans le perfectionnement constant de cette humanité.</p>
+
+<p>Pierre Leroux n'était pas un pur spéculatif; il ne philosophait
+que pour trouver la formule d'une société nouvelle. Des trois
+termes de la devise révolutionnaire, liberté, égalité, fraternité,
+c'est l'égalité qui est, suivant lui, le but auquel doit aboutir
+le mouvement social. «Nous sommes entre deux mondes, écrit-il,
+entre un monde d'inégalité qui finit et un monde d'égalité qui
+commence.» Il estime que, jusqu'à présent, l'égalité n'a existé que
+d'une façon illusoire; le capital du bourgeois y fait obstacle,
+autant qu'autrefois le privilège du seigneur féodal. Et c'est,
+pour le philosophe subitement transformé en tribun, l'occasion de
+déclamations véhémentes contre le capital, contre la rente, contre
+l'exploitation des <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> prolétaires par les propriétaires.
+Quant au remède, il croit le trouver dans une association toute
+particulière qu'il appelle la triade. L'homme, dit-il, est sensation,
+sentiment, connaissance. À cette division de l'être humain répond
+la division de la société humaine, qui se compose des savants ou
+hommes de la connaissance, des artistes ou hommes du sentiment, et
+des industriels ou hommes de la sensation. Supposez qu'un savant, un
+artiste et un industriel s'associent et opèrent de concert, leurs
+opérations s'accompliront dans les meilleures conditions possibles,
+parce qu'ils se compléteront les uns les autres. Telle est la triade
+dont Pierre Leroux fait l'élément primitif de la société, à ce point
+que, pour lui, l'individu isolé ne compte pas. On n'est quelqu'un ou
+quelque chose qu'à la condition d'être trois. Une réunion de triades
+forme un atelier; une réunion d'ateliers, une commune; une réunion de
+communes, un État. À travers les tergiversations et les obscurités de
+notre auteur, il apparaît bien que son État sera le seul possesseur
+du capital et le seul directeur du travail: c'est ainsi qu'après une
+grande dépense de philosophie il aboutit à la conclusion banale des
+plus vulgaires théories socialistes.</p>
+
+<p>Pierre Leroux ne parvint pas à fonder une véritable secte ni à remuer
+les foules; toutefois il ne laissa pas que d'exercer une certaine
+influence sur le mouvement des idées, en groupant autour de lui des
+adhérents parmi lesquels étaient des esprits de valeur; de ce nombre
+fut Mme Sand<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>, qui sous cette inspiration écrivit, de 1840 à 1848,
+plusieurs romans ouvertement socialistes<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a>. Ce théoricien abstrait
+et confus avait, dans l'apostolat intime, quelque chose de convaincu,
+de chaleureux, parfois même de candide et de tendre, qui n'était
+pas <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> sans action sur les intelligences et sur les c&oelig;urs;
+ajoutez-y la sympathie provoquée par son courage au travail, par
+son désintéressement et par sa pauvreté stoïque. Il ne devait pas
+cependant réussir dans les assemblées parlementaires, où le jeta
+l'explosion socialiste de 1848; ses discours, aussi inintelligibles
+qu'interminables, lui valurent une sorte de renom ridicule, en
+même temps que le voisinage des Montagnards, au milieu desquels il
+siégeait et avec lesquels il paraissait se confondre, lui faisait
+perdre quelque chose de son caractère pacifique et philosophique. Il
+eut cette dernière disgrâce de mourir en 1871, pendant la Commune,
+et de recevoir de ceux qui s'étaient alors emparés de Paris le
+compromettant hommage d'obsèques solennelles.</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>Buchez, comme Pierre Leroux, sortait du saint-simonisme. Né en
+1796, d'une famille pauvre, il s'était élevé, par son travail et
+son énergie, à une carrière libérale. D'opinions fort avancées, il
+fut, dans les premières années de la Restauration, avec Flottard
+et Bazard, l'un des fondateurs de la «Charbonnerie» française, se
+mêla à toutes les conspirations, et fut poursuivi pour participation
+au complot de Belfort. Sa nature droite se dégoûta bientôt de
+ces sanglantes violences, et, en 1826, il devint l'un des chefs
+de l'école saint-simonienne. N'y ayant pas trouvé satisfaction
+pour ses idées morales, il s'en éloigna peu avant 1830. Au cours
+des recherches philosophiques auxquelles il se livrait avec une
+honnête sincérité, une évolution graduelle s'était accomplie dans
+son âme: matérialiste quand il conspirait, théiste pendant sa
+phase saint-simonienne, il avait fini par se prendre d'admiration
+pour l'Évangile et le Christ, sans cesser cependant d'être
+révolutionnaire, et s'était formé tout un système sous cette double
+et contradictoire inspiration. Après les événements de Juillet,
+à l'heure de la <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> grande propagande d'Enfantin et de ses
+disciples, il voulut opposer chaire à chaire, et ouvrit chez lui,
+rue de Chabannais, des conférences publiques qui lui attirèrent des
+disciples fervents. Cette prédication orale ne lui suffit pas: en
+1831, il fonda un recueil périodique, <cite>l'Européen</cite>, dont l'existence
+fut assez précaire et intermittente, les abonnés peu nombreux,
+mais dont les articles furent remarqués<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a>. Il entreprit en même
+temps, avec un de ses disciples, M. Roux-Lavergne, une <cite>Histoire
+parlementaire de la Révolution</cite>, dont les quarante volumes furent
+terminés en 1839: compilation énorme où l'on trouve les débats des
+Chambres, les délibérations du club des Jacobins et de nombreuses
+reproductions de la presse révolutionnaire; en tête de presque tous
+les volumes sont des préfaces dans lesquelles le chef d'école expose
+ses doctrines religieuses, sociales et politiques. Enfin, en 1839, il
+publia trois gros volumes sous ce titre: <cite>Essai d'un traité complet
+de philosophie, au point de vue du catholicisme et du progrès</cite>.
+Buchez n'a rien de l'écrivain: sa pensée, déjà par elle-même assez
+obscure et confuse, est encore épaissie, embrouillée et alourdie par
+la forme dont il la revêt. L'étrange mélange qu'il fait d'aspirations
+mystiques et de réminiscences jacobines n'est pas de nature à rendre
+l'impression plus nette. Toutefois, si indigestes que soient ses
+écrits, ils contiennent des idées qui ont agi sur une partie de ses
+contemporains.</p>
+
+<p>Venu de la révolution et attiré par le catholicisme, Buchez s'efforce
+de les unir. L'une et l'autre lui paraissent se résumer dans les
+mêmes principes: fraternité et égalité. Si l'égalité est le but
+auquel doit aboutir la société, tout doit venir de la fraternité.
+Cette fraternité n'est pas un instinct plus ou moins vague, c'est
+un devoir précis, fondé sur la révélation divine. Les rapports des
+hommes entre eux et l'organisation du pouvoir reposent sur cette
+double parole du Christ: <em>Aimez votre prochain comme vous-même</em>,
+et: <em>Que le premier parmi vous soit <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> votre serviteur</em>. Ce
+n'est pas seulement dans la région des idées spéculatives, c'est
+aussi dans celle des faits historiques que Buchez prétend unir la
+révolution et le catholicisme. Depuis Clovis jusqu'à 1789, en passant
+par les croisades et la Ligue, il croit retrouver partout un effort
+de la France pour remplir sa mission divine, qui est de propager la
+fraternité dans le monde entier. La révolution surtout lui paraît
+avoir ce caractère; tout en reprochant aux révolutionnaires d'avoir,
+par moments, sacrifié la fraternité populaire à l'individualisme
+bourgeois et d'avoir méconnu la vérité religieuse, il pousse plus
+loin que personne l'apologie des crimes de 1792 et de 1793. Il est
+vrai que la justification appliquée par lui à la Terreur s'étend
+à l'Inquisition, que la Saint-Barthélemy est louée par les mêmes
+raisons que les massacres de Septembre, et que la faction des Seize,
+sous la Ligue, est exaltée au même titre que le Comité de salut
+public. Dans ces divers événements, l'auteur voit l'application
+d'un principe qu'il affirme être commun au catholicisme et à la
+révolution, la «souveraineté du peuple». C'est même par là que le
+catholicisme se distingue, à ses yeux, du protestantisme, fondé sur
+l'individualisme, sur la «souveraineté du moi». «Cette souveraineté
+du peuple, dit-il, ne signifie autre chose que la souveraineté du but
+d'activité commune qui fait une nation.» L'individu peut se tromper
+sur son but d'activité; l'universalité du peuple ne se trompera
+pas. Toutefois Buchez réserve au pouvoir le «principe initiateur»,
+de sorte que la souveraineté du peuple, déjà confondue avec la
+souveraineté du but, finit par aboutir à la souveraineté de ceux qui
+ont conscience de ce but: tels ont été, par exemple, les jacobins
+pendant la Révolution. Quant à ceux qui se mettent en contradiction
+avec ce but, ou qui se montrent seulement incrédules, ils peuvent
+être traités en ennemis. «L'intérêt du but social justifie tout.»
+Pour le moment, cependant, Buchez ne songe pas à user de la force:
+c'est par la persuasion qu'il veut établir le règne de la fraternité.
+Son moyen pratique est l'association, mais l'association libre et
+volontaire. Il commence par s'adresser aux ouvriers et les engage
+à mettre en <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> commun leurs outils, leur argent, leur travail,
+et à se constituer un capital inaliénable auquel ils ajouteront,
+chaque année, le sixième de leurs bénéfices; tous les salaires des
+associés seront égaux, calculés uniquement sur la durée du travail;
+le gérant, nommé par les ouvriers, ne doit être, suivant la parole
+du Christ, que le serviteur de tous; la fortune sociale fera face
+aux éventualités du chômage et de la maladie. Donc plus de misère,
+plus d'inégalité, plus de conflits entre le travail et le capital.
+Buchez se flatte que, par la contagion de l'exemple, ces associations
+s'étendront à l'industrie entière, puis à l'agriculture. Quand tous
+les individus accompliront ainsi le devoir de la fraternité, l'État
+s'organisera sur ce modèle; César, lui aussi, deviendra le serviteur
+de tous, et la France pourra enfin remplir sa mission dans le monde.</p>
+
+<p>Tout cela formait un ensemble étrange et singulièrement mêlé. Est-il
+besoin d'en marquer les points faibles ou vicieux? Qui ne voit,
+par exemple, quelle large part de chimère il y avait dans ce rêve
+d'associations fraternelles et égalitaires, embrassant tous les
+travaux industriels et agricoles? Est-il rien de plus outrageant pour
+la conscience que cette apologie des crimes révolutionnaires? rien de
+plus contraire à la liberté que cette «souveraineté du but social»?
+Sur ces deux derniers points, Louis Blanc et les autres historiens ou
+théoriciens du néo-jacobinisme ne feront guère que copier l'auteur
+de l'<cite>Histoire parlementaire</cite>. Enfin, rien de plus faux que cette
+prétendue communauté de principes entre la révolution et l'Évangile.
+Pour l'établir, Buchez était obligé de se faire une religion
+à lui<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>; il ne se contentait pas sans doute d'une sorte de
+philosophie <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> chrétienne, et professait un catholicisme positif
+fondé sur le dogme révélé; mais ce catholicisme était singulièrement
+déformé et incomplet; il y était beaucoup question de l'amour des
+hommes, peu de l'amour de Dieu, nullement de l'autorité de l'Église
+ou de la participation aux sacrements; celui que l'on proposait à
+l'adoration était moins l'Homme-Dieu qu'une sorte de Christ social,
+personnel à la vérité, vivant, mais mal défini.</p>
+
+<p>Néanmoins, cette doctrine toute spiritualiste, imprégnée de moralité
+et de charité chrétiennes, proclamant les devoirs du peuple avant
+de revendiquer ses droits, lui parlant de dévouement au lieu
+de jouissance, était bien supérieure à celle des autres écoles
+socialistes. Plusieurs de ses adeptes étaient des âmes généreuses
+et pures; tel catholique, qui se trouvait les approcher, revenait
+surpris, touché, édifié même de leurs sentiments<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a>. Ils se
+recrutèrent, au début, dans la jeunesse bourgeoise, notamment parmi
+les artistes et les médecins. Mais cela ne suffisait pas à Buchez,
+qui désirait surtout gagner des ouvriers. Il y réussit et provoqua la
+fondation d'un certain nombre de petites associations coopératives.
+Enfin, en septembre 1840, sous la même inspiration, parut le premier
+numéro de l'<cite>Atelier, organe des intérêts moraux et matériels des
+ouvriers</cite>; ce recueil devait durer jusqu'en 1850.</p>
+
+<p>L'<cite>Atelier</cite> se distinguait des autres publications démocratiques
+en ce qu'il était fondé, soutenu et rédigé exclusivement par de
+véritables ouvriers «vivant de leur travail personnel<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a>»; ce fut
+le premier journal où ces ouvriers traitèrent <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> eux-mêmes les
+questions qui les intéressaient. À ce point de vue, il mérite de
+fixer un moment l'attention de l'histoire. L'<cite>Atelier</cite> se disait
+socialiste, mais en protestant que son socialisme n'était hostile
+ni à la religion, ni à la nationalité, ni à la famille, ni même à
+la propriété, bien que sur ce dernier point il fût moins absolu;
+il n'hésitait pas à combattre les fouriéristes, les communistes,
+les icariens, les socialistes autoritaires, et substituait à leurs
+orgueilleuses et périlleuses chimères la propagande plus modeste des
+associations coopératives selon la formule de Buchez. Politiquement,
+il faisait campagne avec l'extrême gauche, demandait le suffrage
+universel, attaquait la bourgeoisie et tous ceux qu'il appelait
+les privilégiés, faisait l'apologie de la Terreur, à commencer par
+le meurtre de Louis XVI; toutefois, il avouait honnêtement les
+faiblesses et les vices du parti radical, détournait les ouvriers
+de tout désordre, de toute conspiration, de toute affiliation aux
+sociétés secrètes. L'un des caractères les plus remarquables de ce
+journal était le souci que les ouvriers rédacteurs avaient de la
+moralisation de leurs frères, la gravité émue avec laquelle ils leur
+prêchaient le devoir, la fraternité, le sacrifice; ils dénonçaient,
+avec une pudeur indignée, tout ce qui, dans les journaux, dans les
+livres, au théâtre, pouvait corrompre le peuple. Cette morale dont
+ils étaient si préoccupés, ils ne lui reconnaissaient, comme leur
+maître, d'autre fondement que le christianisme, et, sans respect
+humain, malgré les étonnements, les sourires ou les réclamations
+d'une partie de leurs lecteurs, ils proclamaient «la nécessité de
+ranimer dans le peuple l'antique foi de ses pères». «Si les laïques,
+et particulièrement les démocrates, disaient-ils encore, voulaient
+se donner la peine d'examiner sans prévention, d'étudier, de suivre
+le mouvement des idées, ils comprendraient bientôt la grandeur du
+dogme chrétien; ils verraient la puissance qu'il peut donner même
+à des intelligences aussi peu cultivées que <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> les nôtres; ils
+verraient que là est la vérité invincible, et ils s'y attacheraient,
+parce qu'ils comprendraient qu'il n'y a d'unité possible que par
+un lien spirituel, que par la reconnaissance d'un principe commun,
+obligatoire pour tous.» Le dogme ne leur suffisait pas; ils
+professaient qu'on ne pouvait se passer d'une Église, d'un «pouvoir
+spirituel indépendant», d'un «corps spécialement chargé de conserver
+le principe moral et de l'enseigner d'une manière uniforme». Ce
+n'était pas sans doute que les idées régnantes dans l'Église
+catholique leur convinssent toutes. Ils reprochaient au clergé de ne
+s'être pas fait révolutionnaire. «Jusqu'à présent, déclaraient-ils,
+nous ne sommes ralliés qu'au principe de l'institution catholique;
+mais aux personnes, nous ne nous y rallierons que lorsqu'elles nous
+sembleront dignes de la haute mission d'enseigner le christianisme.»
+En attendant, ils recommandaient aux démocrates d'éclairer le clergé,
+de le rassurer, de l'attirer, au lieu de le traiter en ennemi ou
+en suspect. La Révolution, disaient-ils, n'a qu'à «se proclamer
+chrétienne, à ne vouloir que ce que le christianisme commande»; alors
+le clergé sera bien obligé de s'unir à elle.</p>
+
+<p>Telles étaient les idées développées avec autant de sincérité que
+de persévérance par les rédacteurs de l'<cite>Atelier</cite>. Les ouvriers de
+ce petit groupe se distinguaient de la plupart de leurs camarades
+par leur tenue morale, intellectuelle et même extérieure. Un jour,
+celui d'entre eux qui représentait le journal eut à comparaître en
+justice: les témoignages contemporains portent trace de l'étonnement
+qu'on éprouva à entendre un ouvrier parler à ses juges avec tant de
+modération, de décence, de bon goût, de respect pour tout ce qui
+devait être respecté. L'<cite>Atelier</cite> ne fut pas sans action religieuse
+sur les ouvriers de Paris: il ne les ramena pas à la foi complète,
+qu'il ne possédait pas pour son compte; mais il inspira à une partie
+d'entre eux une certaine sympathie pour le catholicisme, les habitua
+à le regarder comme un allié possible, et non plus comme un ennemi
+fatal. On put se rendre compte du changement produit, le jour où le
+peuple redevint une fois de plus le <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> maître de Paris. Si ce
+même peuple, qui avait brisé la croix en 1830, lui a porté les armes
+en 1848; si les prêtres, outragés et menacés dans les rues après
+les journées de Juillet, y ont trouvé, après celles de Février, une
+pleine sécurité et même souvent des hommages, on le dut en partie à
+l'influence de Buchez et de ses disciples.</p>
+
+<p>Toutefois, en dépit de ses côtés honorables et bienfaisants, l'école
+buchézienne n'était pas viable. Elle avait pu jeter une flamme,
+donner un élan, mais pour peu de temps. Elle portait en elle-même
+des germes de contradiction et de décomposition qui ne devaient pas
+tarder à se développer. La plupart des associations ouvrières fondées
+sous son inspiration, après avoir prospéré pendant les premiers mois
+ou les premières années de ferveur, succombèrent à des difficultés
+nées dans leur propre sein: la variété des besoins et des capacités
+y rendait intolérable l'égalité des salaires; on ne trouvait plus de
+directeurs qui consentissent à être, par désintéressement fraternel,
+les «serviteurs de tous»; enfin, l'impatience et l'imprévoyance des
+associés refusaient de laisser le sixième des bénéfices dans la
+caisse sociale. À cette faillite économique s'ajouta une faillite
+doctrinale. Les adhérents reconnurent à l'épreuve, ceux-ci plus tôt,
+ceux-là plus tard, l'impossibilité d'unir les principes opposés
+de la révolution et du catholicisme. Force était de choisir. Ils
+se divisèrent. Les uns, avec M. Corbon, s'enfoncèrent dans la
+révolution, en répudiant comme une illusion toutes les aspirations
+chrétiennes. Les autres, au contraire, se sentirent poussés a devenir
+pleinement catholiques, quelques-uns à se faire prêtres ou même
+moines: tel fut M. Roux-Lavergne, l'un des principaux collaborateurs
+du maître, qui devint chanoine de Rennes; tels furent surtout
+quatre jeunes hommes admirables, d'une âme singulièrement pure et
+généreuse, Réquédat, Piel, Besson, Olivaint; les trois premiers
+répondirent à l'appel de Lacordaire et moururent, à la fleur de
+l'âge, sous l'habit de Saint-Dominique<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a>; le quatrième, <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span>
+attiré vers la Compagnie de Jésus, devait, après une sainte vie,
+succomber martyr de sa foi pendant la Commune<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a>. Ce n'est certes
+pas un médiocre honneur pour une école que d'avoir séduit un moment
+de pareils hommes. Quant à l'honnête, mais inconséquent Buchez, ceux
+de ses disciples qui étaient devenus catholiques furent longtemps
+réduits à dire tristement de lui: «Il est pour nous le portier de
+l'Église, lui seul n'entre pas.» Il devait cependant être récompensé
+de sa droiture; sur son lit de mort, il vit un prêtre et finit en
+chrétien<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>.</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+<p>Les écoles fort différentes de Pierre Leroux et de Buchez ne sont
+pas les seules qui soient nées du démembrement du saint-simonisme.
+On peut rattacher à la même origine, au moins dans une certaine
+mesure, une secte beaucoup plus importante, la secte fouriériste.
+Non sans doute que Fourier, qui avait exposé complètement son
+système dès 1808, ait emprunté ses doctrines à Saint-Simon, dont les
+premiers plans de réorganisation, encore bien incertains et vaporeux,
+datent de 1817; mais, comme on le verra tout à l'heure, ce que le
+fouriérisme devait recevoir du saint-simonisme, c'était l'élan de
+propagande et le personnel même de ses apôtres.</p>
+
+<p>Né en 1772, à Besançon, d'une famille de commerçants modestes,
+Fourier paraît avoir eu la première impression du mal social à cinq
+ans, un jour où il fut puni pour avoir dit la vérité à un client que
+son père cherchait à abuser. Empêché, faute de naissance, d'entrer,
+comme il l'eût désiré, à l'école des officiers du génie, il fut
+réduit à embrasser la carrière commerciale, qui lui déplaisait.
+Il venait de s'établir épicier à <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> Lyon, en 1793, quand,
+dans la révolte de la ville contre la Convention, son magasin fut
+pillé et lui-même obligé de faire le coup de feu contre les troupes
+républicaines. Arrêté après la prise de la ville, il n'échappa
+qu'avec peine à la mort et fut incorporé, comme simple soldat,
+dans un régiment de cavalerie. Il fit ainsi quelques campagnes,
+puis, rendu à son premier métier, il se trouva, en 1799, commis
+d'un négociant marseillais qui l'employa à des spéculations peu
+délicates. Toutes ces souffrances morales ou matérielles, venues
+soit des habitudes frauduleuses du commerce, soit de l'inégalité des
+classes, soit du désordre public, l'amenèrent à cette conclusion que
+la civilisation avait fait fausse route: ce n'était pas la nature
+humaine, c'était la société qu'il déclarait mauvaise. Peut-être,
+en d'autres temps, se fût-il contenté de gémir sur ce mal, sans se
+croire en état d'y remédier. Mais il avait été témoin de tant de
+changements pendant la Révolution; tout était tellement déraciné,
+bouleversé; il avait vu pousser à ce point la prétention de tout
+refaire à nouveau, qu'aucune transformation ne l'intimidait ni ne
+lui semblait impossible. Non cependant qu'il entendît avoir rien de
+commun avec les révolutionnaires: il les détestait et les dédaignait,
+il leur en voulait aussi bien pour les épreuves qu'il avait
+personnellement subies sous leur règne qu'à cause de leur esprit
+de négation et d'anarchie; jamais il ne s'indignait plus vivement
+que quand on paraissait le confondre avec les agitateurs du parti
+républicain. Ce fut en 1803, par un article publié dans un recueil
+lyonnais, qu'il fit, pour la première fois, entrevoir quelques-unes
+de ses idées. En 1808, il les exposa d'ensemble, dans son livre sur
+la <cite>Théorie des quatre mouvements</cite>, et les compléta, en 1822 et 1829,
+par deux autres ouvrages sur l'<cite>Association domestique et agricole</cite>
+et sur le <cite>Nouveau monde industriel</cite>. Tout en édictant les lois et
+en traçant le plan de la société future, il vivait médiocrement des
+emplois subalternes qu'il tenait dans diverses maisons de commerce, à
+Lyon d'abord, à Paris ensuite.</p>
+
+<p>Dans l'&oelig;uvre de Fourier, rien du vague de Saint-Simon. Jamais
+la chimère n'a été traitée avec une précision si mathématique.
+<span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> Comme le feront après lui presque tous les socialistes, il
+croit trouver dans l'association le remède aux maux résultant de
+la concurrence, du salariat et de la misère. Son association doit
+unir non seulement les capitaux, mais les ménages, les familles,
+et, pour cette raison, il l'appelle «association domestique».
+Jusqu'à présent, le monde était sous le régime de l'«ordre morcelé»,
+chaque famille ayant son ménage, chaque commerçant sa boutique,
+chaque industriel son atelier, chaque cultivateur son champ. À
+l'«ordre morcelé», Fourier propose de substituer l'«ordre combiné».
+Soient trois cents familles ayant actuellement trois cents ménages
+différents; il s'agit de les réunir en un seul ménage, en un seul
+atelier; au lieu de trois cents champs, on aura un seul domaine
+exploité en commun. Le réformateur fait alors un tableau merveilleux
+des économies qui seraient ainsi réalisées. «On est ébahi, écrit-il,
+quand on évalue le bénéfice colossal qui résulterait de ces grandes
+associations.» Fourier, à la différence des communistes, respecte
+le capital et ne rêve pas l'égalité absolue; il divise le revenu
+en trois parts: quatre douzièmes au capital, trois douzièmes au
+talent, cinq douzièmes au travail. Chacune de ces associations,
+composée de dix-huit cents membres, vivant sur un seul domaine
+d'une lieue carrée, logée dans un édifice commun magnifiquement
+installé, constitue un «phalanstère». Le phalanstère se subdivise en
+«phalanges», puis en «séries», enfin en «groupes», chaque «groupe»
+se composant de sept ou neuf individus. Tous les rapprochements se
+font librement; tous les dignitaires sont élus; nulle coercition, nul
+régime autoritaire.</p>
+
+<p>Mais comment faire que, dans une association si nombreuse, la vie
+commune soit agréable ou même seulement tolérable? Comment maintenir
+le bon ordre et l'harmonie dans cette caserne sans officiers et
+sans discipline, dans ce couvent sans supérieurs et sans règle?
+Comment obtenir que chaque associé accomplisse spontanément la part
+de travail nécessaire au profit commun? Pour y parvenir, Fourier,
+ne se contentant plus de refaire la société, entreprend de refaire
+l'ordre moral, <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> de créer, pour ainsi dire, un homme nouveau.
+Telle est, en effet, la portée de cette thèse de l'«attraction
+passionnelle» par laquelle il prétend résoudre ou plutôt supprimer
+le redoutable problème de l'existence du mal sur la terre. L'homme
+doit avoir, dit-il, un moyen d'être heureux sur cette terre;
+autrement, Dieu ne serait ni bon ni sage. Le tout est de découvrir
+ce moyen: c'est ce que les «civilisés» n'ont pas encore su faire.
+Se fondant sur cette unité du plan divin qu'il appelle l'«économie
+de ressorts», le fondateur du phalanstère estime que la loi de
+l'attraction, découverte par Newton dans le monde physique, doit
+régir aussi le monde moral. Mais quelle attraction? Fourier, imbu
+des idées sensualistes du siècle dernier, ne voit dans l'homme que
+l'être sensible, entraîné à agir par les passions. L'attraction doit
+donc être passionnelle. Jusqu'alors on nous enseignait à contenir
+nos passions, et l'on nous avertissait que la raison nous était
+donnée pour cet usage. Erreur, dit notre étrange moraliste; c'est
+se faire une idée absurde de Dieu que de supposer qu'il a créé un
+homme composé de deux ressorts contradictoires. D'ailleurs, en
+fait, la raison est toujours la plus faible, même chez ceux qui ont
+charge de prêcher la vertu. Les passions seules viennent de Dieu. Le
+devoir et la morale, le mérite et le démérite sont une invention de
+l'homme dont il faut se débarrasser au plus vite. Chaque individu
+n'a qu'à suivre ses passions; il trouvera ainsi son plaisir, en
+même temps qu'il concourra au plan divin. Ne craignez pas qu'il en
+résulte quelque désordre; car il est posé en axiome fondamental que
+«les attractions sont proportionnelles aux destinées». Si l'on a
+pu avoir jusqu'ici mauvaise opinion des passions sans frein, c'est
+qu'elles ne se mouvaient pas dans le milieu qui leur convenait.
+Elles trouveront ce milieu avec le phalanstère. Dangereuses dans
+une réunion restreinte, elles peuvent se développer sans heurt dans
+une association nombreuse; leur variété et leur mobilité permettent
+alors à chacune de se satisfaire, en même temps que la gradation
+infinie des nuances intermédiaires facilite tous les rapprochements,
+toutes les libres formations des «groupes» et des <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> «séries».
+À ce propos, Fourier se livre à une analyse de ces passions, tantôt
+subtilement ingénieuse, tantôt absurdement arbitraire, les classant,
+les étiquetant, les numérotant et décrivant leur mécanisme<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a>.</p>
+
+<p>Par l'effet d'une autre loi que le novateur se vante d'avoir
+également découverte, chacun, en cherchant à satisfaire sa passion,
+se trouvera accomplir l'&oelig;uvre utile au bien commun. Le travail
+ne sera plus imposé ni pénible; il se confondra avec la libre
+recherche du plaisir, et sera si attrayant qu'on verra s'y livrer
+ceux qui s'y dérobent aujourd'hui, les oisifs, les enfants, et
+même les «scissionnaires», nom courtoisement donné aux voleurs,
+aux vagabonds, aux mendiants de profession. Chaque passion devient
+dès lors une source d'activité bienfaisante. Fourier prend, par
+exemple, la gourmandise, qu'il regarde comme particulièrement féconde
+et qu'il déclare être la mère de toute industrie: il prétend que,
+pour satisfaire sa passion, le gourmand trouvera plaisir à faire la
+cuisine, plus encore à cultiver le sol. Psychologie discutable, soit
+dit en passant: on peut aimer à manger des fruits ou des légumes
+délicats, sans être porté à se donner la peine de les apprêter et
+surtout de les faire pousser. Y aura-t-il des goûts pour toutes
+les occupations et dans la proportion convenable? Fourier répond
+imperturbablement par son théorème des «attractions proportionnelles
+aux destinées». L'homme doit trouver, dans sa nature même, quelque
+chose qui l'attire vers tout ce qu'il est appelé à faire; autrement,
+la logique divine serait en défaut. Cette loi s'appliquera même pour
+les travaux immondes: se fondant sur le goût de malpropreté qu'il
+a remarqué chez beaucoup d'enfants, l'organisateur du phalanstère
+se flatte de leur <span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> faire accomplir par plaisir les besognes
+les plus répugnantes, et il les fait opérer, vêtus de gaze aux
+tendres couleurs et couronnés de roses; c'est la théorie des «petites
+hordes», qui obtint, à son apparition, un certain succès de rire.</p>
+
+<p>Les «petites hordes» sont surtout absurdes. Voici qui devient
+odieux. En lâchant la bride à toutes les passions, Fourier ne fait
+pas d'exception pour l'amour, ou plutôt pour la volupté charnelle.
+Il n'interdit pas, sans doute, le mariage permanent à ceux qui ont
+le goût du «familisme», mais il ne l'approuve ni ne l'encourage. La
+famille lui paraît être le plus imparfait des groupes, par cette
+raison, entre autres, qu'on ne peut changer de père et d'enfants,
+tandis qu'on peut changer d'amants, d'amis ou d'associés. Il préfère
+donc de beaucoup la liberté amoureuse, la promiscuité des sexes,
+qui sera le régime ordinaire du phalanstère. Il aime à s'étendre
+sur ce sujet. Tout est prévu, classé, dénommé avec un sang-froid
+d'impudeur, une sorte d'inconscience lubrique dont j'aurais quelque
+embarras à apporter ici des spécimens. Ne vous inquiétez pas de ce
+que deviendront les petits enfants: Fourier n'a jamais vu en eux
+que des objets malpropres et incommodes, et il les laisse sous la
+surveillance des bonnes, dans les «séristères». D'ailleurs, il compte
+sur la stérilité, qui est la conséquence ordinaire de la débauche,
+et voit même là un frein bienfaisant au développement excessif de la
+population. Quant au bonheur des individus, le cynique réformateur
+déclare, d'un ton pénétré, que les plaisirs d'une Laïs, d'une Ninon
+ou d'un duc de Richelieu ne peuvent en donner l'idée, et il évoque
+les souvenirs du Parc-aux-Cerfs, auquel il s'étonne qu'on ait trouvé
+à redire.</p>
+
+<p>Fourier estime qu'il suffira d'une «épreuve locale» de son système
+pour que l'attrait entraîne le reste des hommes et pour qu'au bout
+de deux ou trois ans toutes les populations du globe se soient
+organisées d'elles-mêmes en six cent mille phalanstères. Alors
+plus de patrie; le novateur goûte aussi peu le patriotisme que
+le familisme. Les phalanstères se rapprocheront librement pour
+constituer des centres provinciaux, des <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> royaumes, des
+empires, puis une métropole universelle qui sera construite sur
+le Bosphore. Les titres de souveraineté s'échelonneront, depuis
+l'<em>unarque</em>, qui commande à une phalange, jusqu'à l'<em>omniarque</em>,
+qui est l'empereur du globe, en passant par le <em>duarque</em>, qui
+commande à quatre phalanges, le <em>triarque</em> à douze, le <em>tétrarque</em>
+à quarante-huit. Commander est du reste un mot impropre; tous
+les dignitaires sont élus, et chaque membre du phalanstère n'est
+tenu d'obéir qu'à ses propres passions. Quand cette organisation
+fonctionnera partout, le monde sera arrivé à l'état d'<em>harmonie</em>.
+Les cinq mille ans qui se sont écoulés depuis le commencement de la
+terre et pendant lesquels l'humanité a passé successivement par les
+phases édénique, sauvage, patriarcale, barbare et civilisée, ont été
+une période de malheurs et d'épreuves; vient ensuite une période de
+prospérité qui durera soixante-dix mille ans, et à laquelle succédera
+une dernière période de calamités, longue de cinq mille ans.</p>
+
+<p>Fourier ne ressent pas plus d'embarras à disposer du monde physique
+que du monde moral et social. Il nous annonce gravement qu'au
+jour où l'harmonie régnera par la vertu du phalanstère et de
+l'attraction passionnelle, la nature se mettra à l'unisson des
+progrès de l'humanité. La terre, qui n'a produit jusqu'à présent que
+deux créations, sur dix-huit qu'elle doit successivement opérer,
+redeviendra féconde: cette planète est en effet un être qui a deux
+âmes, deux sexes, et qui procrée par la conjonction de son fluide
+boréal et austral. Alors la mer se dessalera et deviendra une boisson
+agréable, pareille à la limonade. Les orangers fleuriront en Laponie,
+et les tropiques jouiront d'un climat tempéré. Des «antibaleines»
+traîneront nos vaisseaux, et des «antilions» nous transporteront avec
+une telle rapidité que, partis de Calais le matin, nous déjeunerons
+à Paris, dînerons à Lyon et souperons à Marseille. Mercure, ayant
+appris l'alphabet et les conjugaisons, établira une espèce de
+télégraphe pour nous transmettre, en vingt ou trente heures,
+des nouvelles de nos antipodes. Six lunes jeunes et brillantes
+remplaceront la lune, morte de fièvre putride, qui nous jette
+aujourd'hui quelques rayons décolorés. <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> L'homme aura sept
+pieds, vivra cent quarante-quatre ans, dont cent vingt ans d'exercice
+actif en amour. Le genre humain sera porté au grand complet de trois
+milliards, et il y aura habituellement sur le globe trente-sept
+millions de poètes égaux à Homère, trente-sept millions de géomètres
+égaux à Newton, et ainsi de tous les talents.</p>
+
+<p>Contraste étrange! À le regarder par certains côtés, Fourier paraît
+un esprit d'une réelle puissance, bien supérieur, en tout cas,
+aux autres faiseurs de systèmes sociaux<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>; cependant, à chaque
+page de ses &oelig;uvres, on est choqué par quelque absurdité, par
+quelque extravagance qui semble d'un fou. Il était personnellement
+d'une probité délicate, désintéressé, simple, naïf, menait une
+vie tranquille, sans désordre ou tout au moins sans scandale<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a>;
+cependant nulle doctrine n'est plus immorale que la sienne; jamais
+glorification et organisation plus éhontée de la débauche ne sont
+sorties d'un cerveau humain. Qu'est-ce que ces nombreuses marques de
+folie et cette large tache d'impureté, sinon le châtiment ordinaire
+de l'orgueil humain quand il prétend refaire l'&oelig;uvre de Dieu?</p>
+
+<p>Lorsqu'ils parurent,&mdash;en 1808, 1822 et 1829,&mdash;les livres de Fourier
+n'eurent aucun retentissement. Les journaux ne firent même pas au
+novateur l'honneur de le réfuter. Ce fut à peine si, plusieurs années
+après sa première publication, il put compter deux disciples, d'abord
+M. Muiron, chef de division à la préfecture de Besançon, ensuite
+M. Victor Considérant, élève distingué de l'École polytechnique.
+Triste de cet insuccès, il était réduit à vivre humblement et même
+pauvrement<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>. Il n'eût pu publier ses livres en 1822 et en 1829,
+si <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> M. Muiron et quelques autres amis n'en avaient fait
+les frais. Mais sa foi n'était pas ébranlée. Il suivait son idée,
+insensible et comme étranger à tout le reste. Convaincu qu'un seul
+essai suffirait à convertir le monde, il annonça qu'il attendrait,
+tous les jours, à midi, l'homme riche qui voudrait lui confier un
+million afin de faire les frais du premier phalanstère. Pendant dix
+ans, il ne manqua pas un seul jour de rentrer chez lui, à l'heure
+indiquée, pour recevoir ce visiteur attendu qui ne vint jamais.</p>
+
+<p>La révolution de Juillet ne changea d'abord rien à la situation de
+Fourier. Le silence et l'ombre, dont il semblait ne pouvoir sortir,
+contrastaient avec le bruit et l'éclat qui se faisaient autour
+des saint-simoniens. Il assistait à la parade de ces derniers, en
+spectateur ironique, dédaigneux et probablement aussi un peu jaloux.
+«On ne conçoit pas, écrivait-il à M. Muiron, comment ces histrions
+sacerdotaux peuvent se former une si nombreuse clientèle.» Et encore:
+«Vous voulez que j'imite leur ton, leurs capucinades sentimentales.
+C'est le ton des charlatans. Jamais je ne pourrai donner dans cette
+jonglerie.» Ce fut cependant de ce côté que vint le coup de vent qui,
+après plus de vingt ans d'attente, enfla pour la première fois ses
+voiles. Lors du démembrement de l'école saint-simonienne, deux de
+ses membres importants, M. J. Lechevalier et M. A. Transon, rebutés
+par les doctrines d'Enfantin, mais non désabusés des chimères,
+passèrent au fouriérisme et lui apportèrent une ardeur de propagande
+que personne n'avait encore déployée à son service. M. Lechevalier
+commença des leçons publiques, tandis que M. Transon publiait, dans
+la <cite>Revue encyclopédique</cite> de Pierre Leroux et de Jean Reynaud, un
+résumé de la thèse phalanstérienne. Encouragés par ces accessions,
+les fouriéristes de la veille se mirent aussi en mouvement. Le
+<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> maître lui-même fit des conférences à Paris; Considérant
+ouvrit un cours à Metz; de nombreuses publications furent lancées
+dans le public. Jamais tant de bruit ne s'était fait autour de cette
+doctrine. Quelques mois après, en 1832, l'école se sentit assez
+fortement constituée pour se donner un organe périodique qui s'appela
+<cite>le Phalanstère</cite> ou <cite>la Réforme industrielle</cite>. Bientôt même, grâce
+au concours de M. Baudet-Dulary, député, un essai de colonisation
+phalanstérienne fut tenté à Condé-sur-Hesgres, près de Rambouillet;
+il échoua complètement. Quoique les adeptes expliquassent cet échec
+par l'insuffisance des moyens, l'effet en fut fâcheux, et le crédit
+du fouriérisme s'en trouva singulièrement ébranlé. D'ailleurs, la
+lumière projetée sur les livres du chef de la secte avait pour
+résultat de mettre en relief les immoralités et les extravagances
+qui y pullulaient: les premières soulevaient un cri de réprobation,
+les secondes un éclat de rire, plus redoutable encore. Vainement les
+phalanstériens s'emportaient-ils contre ceux qui se scandalisaient
+ou s'égayaient, vainement accablaient-ils les journaux de leurs
+explications justificatives: le mouvement des adhésions s'arrêta;
+plusieurs fidèles même s'éloignèrent, entre autres MM. Lechevalier et
+Transon; ce dernier, d'une âme ardente, généreuse, compatissante aux
+malheureux, devait trouver bientôt après, dans le catholicisme, la
+vérité qu'il avait longtemps cherchée avec droiture auprès des faux
+prophètes. Force fut, en 1834, d'interrompre la publication de la
+<cite>Réforme industrielle</cite>.</p>
+
+<p>Fourier, toutefois, tenait bon: ne fléchissant ni sous le sarcasme,
+ni sous l'indignation, il anathématisait ce monde imbécile et
+aveugle, exprimait son mépris pour ces «petits Français» incapables
+de comprendre la vérité, flétrissait ses adversaires qu'il
+classait sous vingt-huit catégories, et continuait à demander
+imperturbablement le million dont il avait besoin pour fonder
+son premier phalanstère. Traité toujours par ses disciples de
+«révélateur», de «démiourgos du monde sociétaire», d'«architecte
+du bonheur sur la terre», il morigénait ceux d'entre eux qui, par
+peur du rire ou du scandale, <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> voulaient faire quelques
+sacrifices au sens commun ou au sens moral. «Je ne ferai pas de
+basses concessions», leur disait-il. Faut-il croire que la constance
+du maître rendit du c&oelig;ur aux disciples? Toujours est-il qu'en
+1836 il se produisit comme une reprise de la propagande fouriériste.
+La <cite>Réforme industrielle</cite> reparut sous le titre de la <cite>Phalange</cite>;
+c'était Considérant qui la dirigeait. Fourier ne put lui donner
+que quelques articles. Il mourut, le 9 octobre 1837, à l'âge de
+soixante-cinq ans, entouré de ses adeptes qui firent graver sur sa
+tombe ses deux maximes: <em>Les attractions sont proportionnelles aux
+destinées</em>.&mdash;<em>La série distribue les harmonies</em>.</p>
+
+<p>Cette mort ne mit pas fin au fouriérisme, qui, débarrassé de
+son bizarre fondateur, prit au contraire plus de développement
+et s'organisa en une sorte de corporation sous la direction
+de Considérant. Ce dernier, qui avait beaucoup plus de talent
+d'exposition que Fourier, alla, de ville en ville, faire des
+prédications de «phanérogamie» et d' «harmonie passionnelle». Des
+hommes, dont quelques-uns ne manquaient pas de valeur, MM. Cantagrel,
+Vidal, Toussenel, Laverdant, etc., concouraient à cet apostolat.
+Grâce à la munificence d'un Anglais, la <cite>Phalange</cite> put paraître trois
+fois par semaine; bientôt même, l'école eut son journal quotidien,
+la <cite>Démocratie pacifique</cite>. Sans abandonner l'ensemble de la doctrine
+du maître, ses disciples en laissaient prudemment dans l'ombre les
+parties les plus choquantes, pour s'attacher surtout à la thèse
+économique; ils ne parlaient plus, du reste, d'une transformation
+rapide et universelle, mais seulement d'un travail d'amélioration
+successive. Fidèles, en cela, à l'esprit du fondateur de l'école, ils
+prirent, surtout au début, grand soin de ne pas se confondre avec le
+parti révolutionnaire, et se piquèrent d'être des «pacifiques», comme
+le disait le titre même de leur journal. Aussi étaient-ils mal vus
+des démocrates militants, qui leur reprochaient de «louvoyer dans
+les eaux du monde officiel». Sur beaucoup de questions courantes,
+ils parlaient comme les conservateurs. La vérité est qu'ils ne se
+rattachaient à aucun parti. Ils affichaient un grand dédain de la
+<span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> «comédie parlementaire» et se vantaient «d'avoir tué la
+politique». Pour eux, il n'y avait qu'une question, la question
+sociale: «L'organisation du travail, disaient-ils, la grande idée
+soulevée au commencement du siècle par Fourier, emporte dans son
+tourbillon non seulement ceux qui l'acceptent, mais encore ceux qui
+s'efforcent de lutter contre elle.» Avec le temps, toutefois, ils
+tendirent à se rapprocher de l'extrême gauche, sans se confondre avec
+elle, et, vers la fin de la monarchie de Juillet, on les retrouvait
+presque toujours faisant campagne contre M. Guizot.</p>
+
+<p>En somme, après être resté pendant de longues années absolument
+ignoré et impuissant, le fouriérisme finissait par prendre une place
+relativement importante dans le mouvement intellectuel de ce temps.
+Ses thèses étaient sans doute trop abstraites et trop compliquées
+pour être comprises et goûtées des masses; la plupart de ses
+adeptes étaient des bourgeois, des esprits d'une certaine culture;
+quelques-uns, d'anciens élèves de l'École polytechnique. Mais si
+ceux-là étaient peu nombreux qui acceptaient et professaient toute la
+doctrine, on en retrouvait comme un reflet dans beaucoup d'esprits
+dévoyés. Il n'était pas jusqu'à la littérature sur laquelle elle
+ne fît sentir son action. Déjà l'on a eu occasion de signaler le
+concours donné au socialisme par certains romanciers; concours très
+efficace, car le roman pénétrait là où l'on se fût ennuyé d'un livre
+abstrait; il arrivait à la raison par l'imagination, ce qui est, chez
+beaucoup, le chemin le plus facile et le plus prompt; il donnait aux
+chimères une apparence de vie. Parmi ces romanciers socialistes,
+nul ne fut plus lu et n'exerça plus d'action qu'Eugène Süe. L'homme
+et son &oelig;uvre nous sont déjà connus<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>. Pour le moment, je veux
+seulement noter que l'un de ses grands romans-feuilletons de cette
+époque, les <cite>Sept Péchés capitaux</cite>, publié dans le <cite>Constitutionnel</cite>,
+était la détestable mise en scène des pires théories de Fourier sur
+la légitimité des passions. Politiquement, le fouriérisme <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span>
+a exercé aussi une certaine influence, et cette influence a été
+mauvaise. Bien que non populaire, il a contribué à développer dans le
+peuple cette idée fausse et dangereuse que toute souffrance et tout
+mal viennent de l'organisation défectueuse de la société, et qu'ils
+disparaîtraient avec un simple changement de cette organisation.
+En outre, si peu intelligibles que les subtilités de l'attraction
+passionnelle fussent pour des natures grossières, celles-ci n'étaient
+que trop disposées à en retenir ces assertions simples, que le devoir
+n'existe pas, que toute passion est légitime et que la vie se résume
+dans la recherche du plaisir. En tout cela, le fouriérisme faisait
+&oelig;uvre de décomposition sociale et morale, frayait la voie aux
+révolutionnaires, dont il prétendait se distinguer, et assumait sa
+part de responsabilité dans leurs méfaits.</p>
+
+<h4>IV</h4>
+
+<p>En étudiant le fouriérisme, le saint-simonisme et les autres écoles
+prétendues pacifiques qui en dérivaient, nous avons retrouvé l'une
+des origines du socialisme révolutionnaire. Cette origine n'est pas
+la seule. Il en est une autre qui, pour être moins apparente, peut
+cependant être reconnue: pour cela, il faut remonter jusqu'à Gracchus
+Babeuf, qui prêchait hautement, sous le Directoire, l'abolition
+de la propriété et le partage de toutes les terres, de toutes les
+richesses. Cette filiation a échappé à la plupart des contemporains;
+mais aujourd'hui l'on a la preuve que, des «égaux» de 1796 aux
+socialistes de la fin de la monarchie de Juillet, la tradition s'est
+continuée sans interruption. Un homme s'est trouvé, en effet, pour
+la recevoir des mains de Babeuf, la garder avec une sorte de piété
+sauvage et la transmettre aux générations nouvelles: c'est Buonarotti.</p>
+
+<p>Né à Pise, en 1761, d'une famille qui prétendait descendre <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span>
+de Michel-Ange, Philippe Buonarotti s'était jeté avec passion dans
+la révolution française. Il prit part à la conspiration des «Égaux»,
+fut condamné avec Babeuf et jeté en prison pendant que ce dernier
+était exécuté. Sous la Restauration, on le retrouve à Bruxelles et
+à Genève, fort engagé dans la Charbonnerie, servant de lien entre
+les ventes françaises et les ventes italiennes. Il était resté
+fidèle à la sinistre mémoire de son premier chef, et publia, en
+1828, une <cite>Histoire de la conspiration de Babeuf</cite>, à laquelle il
+joignit un exposé des doctrines communistes de ce personnage. Rentré
+à Paris après 1830, il fit paraître une nouvelle édition de son
+livre. Presque ignoré de la bourgeoisie régnante, pauvre, vivant de
+quelques leçons de musique, recueilli, vers la fin de sa vie, par le
+marquis Voyer d'Argenson, qui, avec Charles Teste, frère du futur
+et trop fameux ministre, fut son plus dévoué partisan, il tenait,
+dans le parti révolutionnaire, le rôle d'une sorte de patriarche du
+fanatisme démagogique, souvent consulté et exerçant son action non
+seulement en France, mais à l'étranger; la «jeune Italie» et Mazzini
+relevaient de lui. À sa mort, survenue en 1837, M. Trélat publia
+une notice enthousiaste: «La vie de Buonarotti, disait-il, s'est
+prolongée soixante-dix-sept ans, sans qu'on y ait découvert aucune
+tache<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a>.» Un peu plus tard, au cours de son <cite>Histoire de dix ans</cite>,
+M. Louis Blanc faisait un éloge non moins ému de l'ancien complice de
+Babeuf, le comparait «aux sages de l'ancienne Grèce» et proclamait
+que ses opinions étaient «d'origine céleste»; puis il le montrait,
+«du fond de son obscurité, gouvernant de généreux esprits, faisant
+mouvoir des ressorts cachés, entretenant avec la démocratie du
+dehors des relations assidues, et tenant les rênes de la propagande,
+qu'il fallût soit accélérer le mouvement, soit le ralentir<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>». Les
+honneurs rendus par les initiés à la mémoire du vieux conspirateur
+communiste se sont prolongés jusqu'à nos jours; en 1869, M. Ranc
+a donné une nouvelle édition de l'<cite>Histoire de la conspiration
+de Babeuf</cite>; <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> dans sa préface, il insiste sur l'influence
+considérable de Buonarotti: «C'est grâce aux babouvistes, dit-il,
+que, pendant le premier Empire et la Restauration, la tradition
+révolutionnaire n'a pas été un seul instant interrompue, et que,
+dès les premiers jours de 1830, le parti républicain s'est trouvé
+reconstitué<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>.»</p>
+
+<p>Buonarotti usa naturellement de son autorité sur le parti
+démocratique, pour y propager ses idées communistes. Son livre, à
+peu près le seul de ce genre qui existât dans les premières années
+de la monarchie de Juillet, se lisait dans les ateliers, et les
+ouvriers s'y infectaient de «babouvisme». C'est évidemment sous son
+influence que, peu après 1830, les idées socialistes ont pénétré dans
+les sociétés secrètes et y ont pris, d'année en année, une place
+plus large. On les a vues apparaître, dès la fin de 1833, chez les
+sectionnaires des <em>Droits de l'homme</em>, qui pourtant étaient surtout
+des agitateurs politiques et des doctrinaires républicains<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>. Elles
+furent plus visibles encore dans la société des <em>Familles</em> et dans
+celle des <em>Saisons</em>, sous l'inspiration de Blanqui et de Barbès<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>;
+le journal <cite>l'Homme libre</cite>, qui fut, en 1838, l'organe clandestin de
+la seconde de ces associations, était absolument babouviste. En même
+temps, des journaux révolutionnaires, comme le <cite>Bon Sens</cite>, rédigé
+par MM. Cauchois-Lemaire, Rodde et Louis Blanc, ouvraient une porte
+plus ou moins large aux élucubrations antisociales. Certaines petites
+feuilles, l'<cite>Égalité</cite> et l'<cite>Intelligence</cite>, ne renfermaient pas autre
+chose.</p>
+
+<p>Ce fut surtout après l'émeute avortée du 12 mai, vers la fin de 1839
+et en 1840, que se produisit, dans les bas-fonds révolutionnaires,
+une sorte de fermentation communiste. Les sectes <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> se
+multiplièrent: <em>égalitaires</em>, <em>communistes</em>, <em>révolutionnaires</em>,
+<em>fraternitaires</em>, <em>communitaires</em>, <em>communautistes</em>, <em>unitaires</em>,
+etc. Comme on redoutait que cette variété ne nuisît à la puissance
+de l'action, un certain nombre de meneurs se réunirent à Londres, en
+novembre 1839, pour arrêter un programme commun<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a>. On avait choisi
+une ville étrangère, par crainte de la police parisienne. Un rapport
+fut rédigé «sur les moyens à prendre pour mettre la France dans une
+voie révolutionnaire, le lendemain d'une insurrection victorieuse».
+Le premier acte devait être la constitution d'un triumvirat
+dictatorial nommé, non par la majorité du peuple, «qui pourrait se
+tromper», mais par les «auteurs de l'insurrection». Ce triumvirat
+décrétera, entre autres mesures, la suspension de l'exportation
+des grains, le maximum sur les denrées alimentaires et le droit de
+tout homme à l'existence. Le gouvernement «se fera, au profit de
+la nation, premier manufacturier, directeur suprême de toutes les
+industries»; il aura des magasins pour vendre ses produits et créera
+des ateliers nationaux. Les enfants, à partir de cinq ans, seront
+enlevés à leurs parents et livrés au gouvernement, pour que celui-ci
+«leur inculque les bons principes». Tout auteur d'un livre ou d'un
+article de journal tendant à rétablir l'ancien ordre de choses sera
+condamné comme contre-révolutionnaire. Quant aux dépenses publiques,
+on y fera face par les moyens suivants: émission de papier-monnaie;
+séquestration des biens appartenant aux familles des individus qui
+ont participé aux actes gouvernementaux depuis 1793; capitalisation
+de l'impôt dans certains cas; abolition de l'hérédité des fortunes en
+ligne collatérale; attribution à l'État de la quotité disponible dans
+les héritages en ligne directe. Ce rapport, dont je ne fais connaître
+qu'incomplètement les odieuses extravagances, fut imprimé à Londres
+et distribué aux délégués, qui s'ajournèrent au mois de septembre
+1840 pour prendre une décision. Ils se retrouvèrent <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> en
+effet réunis à cette date et, après délibération, adoptèrent à
+l'unanimité les conclusions du rapport.</p>
+
+<p>Tout en s'organisant ainsi dans l'ombre, les communistes
+s'enhardissaient à faire des manifestations publiques; tel fut,
+le 1<sup>er</sup> juillet 1840, le banquet de Belleville, dont il a été
+parlé<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a>. Des publications de toutes sortes<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>, de petits
+journaux, peu connus du monde bourgeois, mais ayant accès dans les
+ateliers, notamment la <cite>Fraternité</cite>, fondée en 1845, répandaient
+leurs doctrines et surtout leurs haines dans les centres industriels.
+De nombreux ouvriers s'improvisaient apôtres du communisme auprès
+de leurs camarades. «Je connais personnellement à Lyon et dans la
+banlieue, écrivait Proudhon en 1844, plus de deux cents de ces
+apôtres qui tous font la mission en travaillant... Tout cela,
+vous pouvez m'en croire, aboutira à quelque chose, et le mouvement
+n'est pas près de se ralentir; il y a progrès, et progrès effrayant
+au contraire.<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a>» Ces prédicateurs trouvaient facilement des
+auditeurs. «La propagande du communisme, observait alors Henri
+Heine, possède un langage que chaque peuple comprend: les éléments
+de cette langue universelle sont aussi simples que la faim, l'envie,
+la mort. Cela s'apprend facilement<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a>.» Par moments, les passions
+ainsi surchauffées dans les bas-fonds sociaux faisaient explosion au
+dehors. Tel avait été, à la fin de 1841, l'attentat de Quénisset,
+&oelig;uvre de la secte des <em>Égalitaires</em><a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a>. Plusieurs années
+après, un procès criminel révélait l'existence d'une autre secte,
+fondée en juillet 1846, celle des <em>Communistes matérialistes</em>:
+ceux-ci, ouvriers de leur état, avaient décidé de détruire le
+gouvernement et la société, non par l'insurrection ouverte, mais
+en se servant des moyens nouveaux fournis par la physique et la
+chimie; pour se procurer l'argent nécessaire, <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> ils étaient
+convenus de recourir au vol, estimant que le vol commis en vue de
+l'affranchissement de l'humanité était licite. Ce fut à l'occasion
+d'un de ces vols qu'ils furent poursuivis et condamnés<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a>. Quelques
+rares observateurs jetaient les yeux, de temps à autre, sur ce
+travail souterrain et en étaient épouvantés: de ce nombre était
+Henri Heine, qui revenait souvent sur ce sujet, dans ses lettres
+à la <cite>Gazette d'Augsbourg</cite>. Il ne se lassait pas de signaler «cet
+antagoniste de l'ordre existant, qui garde son terrible incognito et
+qui réside, comme un prétendant nécessiteux, dans les sous-sols de la
+société officielle»; puis il ajoutait: «Communisme est le nom secret
+de cet adversaire formidable qui oppose le règne des prolétaires,
+dans toutes ses conséquences, au règne actuel de la bourgeoisie. Ce
+sera un épouvantable duel. Comment se terminera-t-il? C'est ce que
+savent les dieux et déesses dont la main pétrit l'avenir. Pour notre
+part, nous savons seulement que le communisme, bien qu'il soit peu
+discuté à présent et qu'il traîne son existence souffreteuse dans des
+mansardes cachées, sur sa couche de paille misérable, est pourtant le
+sombre héros à qui il est réservé un rôle énorme, quoique passager,
+dans la tragédie moderne, et qui n'attend que la réplique pour entrer
+en scène<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>.»</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+<p>L'agitation communiste dont nous venons de parler était à peu près
+anonyme. Les publications, assez nombreuses à partir de 1839, dans
+lesquelles des écrivains déclassés ou même de simples ouvriers
+traçaient le plan d'une société idéale où tout serait partagé sous
+la surveillance de l'État, demeuraient ignorées en dehors d'un
+petit cercle; elles témoignaient de la fermentation des esprits
+plutôt qu'elles n'exerçaient elles-mêmes une action étendue. Il est
+un livre cependant qui, sans <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> être plus éloquent ni plus
+original que les autres, s'est trouvé avoir trop de retentissement,
+et a contribué trop efficacement à populariser le communisme, pour
+qu'on ne fasse pas à l'&oelig;uvre et à son auteur une place à part:
+nous voulons parler du <cite>Voyage en Icarie</cite>, publié en 1840 par M.
+Cabet.</p>
+
+<p>À cette date, Étienne Cabet était âgé de cinquante-deux ans; figure
+ronde et béate, expression vulgaire avec affectation de sensibilité
+philanthropique; faux bonhomme, rusé, égoïste, et qui, avant de
+prendre, par calcul, ce masque paterne, avait été l'un des violents
+du parti révolutionnaire. Fils d'un tonnelier de Dijon, il fit
+ses études comme boursier, puis, devenu avocat, il joua, sous la
+Restauration, un rôle actif dans les sociétés secrètes. Ce lui fut
+un titre suffisant, en août 1830, pour que M. Dupont de l'Eure
+l'envoyât d'emblée procureur général à Bastia; mais l'exagération
+de ses opinions le fit révoquer par le ministère Périer; il en
+garda une amère rancune au gouvernement de Juillet. Nommé député
+par les électeurs de la Côte-d'Or, il siégea à l'extrême gauche,
+fonda le journal <cite>le Populaire</cite> et publia divers pamphlets contre la
+monarchie. Ses excès de plume lui attirèrent plusieurs poursuites et,
+en 1834, une condamnation à deux ans de prison. Il se réfugia alors
+en Angleterre, où il resta jusqu'en 1839. Ce fut là, en lisant Thomas
+Morus et en causant avec Owen, qu'il résolut de se faire socialiste,
+communiste même, et qu'il composa son <cite>Voyage en Icarie</cite>. Il en avait
+terminé le manuscrit dès le commencement de 1838; mais, rendu prudent
+par ses premières mésaventures judiciaires, il consulta ses amis,
+entre autres Lamennais, pour savoir si un tel livre ne l'exposerait
+pas à des poursuites. Il en retarda la publication jusqu'en janvier
+1840, et encore, à cette époque, le fit-il paraître d'abord sans
+bruit et sous le pseudonyme de Dufruit. Ce ne fut qu'aux éditions
+suivantes qu'il osa le signer de son nom.</p>
+
+<p>Le <cite>Voyage en Icarie</cite> est une sorte de roman, ce qui permet à
+l'auteur d'en prendre à son aise avec les réalités et lui rend
+faciles les affirmations les plus arbitraires. Voici la fable:
+Un <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> jeune Anglais, lord Carisdall, se rend, en décembre
+1835, dans l'Icarie, où la société est organisée selon les idées
+de Cabet, et où, par suite, tout le monde est aussi heureux que
+vertueux. Les honneurs de ce pays sont faits au voyageur par un jeune
+homme dont le grand-père, un ancien duc, avait été le compagnon du
+charretier Icar, fondateur de l'Icarie; le père de ce même jeune
+homme, autrefois magistrat éminent, est serrurier de son état, et
+sa s&oelig;ur, après avoir reçu la plus brillante éducation, exerce
+la profession de couturière. N'est-ce pas un coup de maître, pour
+gagner le c&oelig;ur des ouvriers, que de débuter ainsi en ramenant
+à leur niveau et en mêlant à leurs rangs les aristocrates de la
+naissance et de l'éducation? En Icarie, les biens sont communs;
+l'État possède tout le capital social et en répartit les revenus
+entre les membres de la société, non plus même suivant la capacité,
+comme le voulaient les saint-simoniens, mais suivant les besoins de
+chacun; il loge, habille, nourrit tous les citoyens; la table est
+même fort recherchée, ce qui ne devait pas être la moins efficace
+des séductions à l'adresse des affamés<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a>. Chacun travaille, mais,
+comme dans le phalanstère, le travail est attrayant et, grâce à des
+machines merveilleuses, ne dure que cinq ou six heures par jour.
+N'objectez pas que l'absence d'intérêt personnel produira, comme
+toujours, la paresse. L'auteur affirme que nul ne se refusera à
+travailler, du moment où l'oisiveté sera, en Icarie, aussi infâme
+qu'ailleurs le vol. Tout est réglé par l'autorité, le lever, le
+coucher, le travail, les repas, le silence, les conversations, les
+chants, les récréations. Personne qui ne reçoive sa tâche, aussi
+bien le savant et l'artiste que les man&oelig;uvres. On ne peut écrire
+de livres nouveaux qu'avec la permission ou plutôt sur la commande
+du gouvernement; quant à ceux des livres anciens que le pouvoir
+juge dangereux, <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> ils sont brûlés. Ni juges, ni avocats, ni
+gendarmes, dans cette société d'où, paraît-il, les mauvaises passions
+de l'homme ont été extirpées en même temps que la propriété. Si, par
+impossible, un crime était commis, l'auteur en serait enfermé dans
+une maison de santé, car ce ne pourrait être qu'un fou. Il semblerait
+que ce communisme dût aboutir à la promiscuité des sexes; Cabet
+conserve cependant la famille, et nous affirme même qu'en Icarie
+elle sera garantie contre toute impureté, contre toute faiblesse.
+Cette sorte d'inconséquence venait-elle d'un scrupule de pudeur?
+N'était-elle pas plutôt un calcul de prudence? En effet, à ceux de
+ses disciples qui, plus logiques, concluaient à la communauté des
+femmes, le maître se bornait à répondre qu'ils s'exposeraient ainsi à
+être poursuivis comme les saint-simoniens, et que c'était déjà bien
+assez de s'attaquer à la propriété, sans se mettre, au même moment,
+sur les bras les défenseurs de la famille. Il semblait donc arrêté
+surtout par une considération d'opportunité.</p>
+
+<p>Cabet se défend de vouloir imposer son régime par la violence. En
+attendant que les peuples séduits aient fait du monde une vaste
+Icarie, il veut bien indiquer les mesures transitoires par lesquelles
+on peut s'acheminer vers cette transformation: suppression de
+l'armée; prélèvement de cinq cents millions sur le budget pour
+entretenir des ateliers nationaux et payer le logement des pauvres;
+fixation par l'État du salaire des ouvriers et du prix des objets de
+consommation, impôt progressif sur la richesse et le superflu.</p>
+
+<p>Le système icarien ne tient aucun compte des conditions de la nature
+humaine ni des plus simples exigences du bon sens; il n'est du reste
+pas plus agréable pour une imagination délicate que satisfaisant
+pour une raison droite; mais la nullité, la platitude, l'absurdité,
+le ridicule même ne sont pas des motifs d'insuccès auprès du
+vulgaire. Dans l'&oelig;uvre de Cabet, tout était combiné, avec une
+certaine adresse subalterne, pour caresser et séduire la convoitise,
+l'amour-propre, la jalousie des pauvres gens. Cette vision de vie
+facile et plantureuse, présentée comme une réalité vivante, touchait
+ceux qui peinaient, <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> mieux que n'eussent pu le faire les
+raisonnements les plus rigoureux ou les plus ingénieuses inventions.
+Ajoutez un certain ton de sensibilité dont la naïveté populaire était
+facilement dupe. Aussi le succès fut-il considérable. Le législateur
+de l'Icarie devint, dans une partie du monde ouvrier, l'objet d'une
+sorte de dévotion attendrie; traité de <em>père</em> par ses adeptes, il
+recevait des députations d'hommes et de femmes venant lui apporter
+d'immenses bouquets. Ce rôle d'idole plaisait à son égoïsme et à
+son orgueil. Ignorant tout ce qui n'était pas lui, il souriait avec
+une bienveillance dédaigneuse, quand quelqu'un lui parlait d'autre
+chose que de ses ouvrages. On ne saurait d'ailleurs lui refuser une
+certaine habileté d'organisation et de propagande. D'une fécondité
+égale à sa médiocrité, il multipliait les brochures, toutes roulant
+sur les doctrines icariennes, promettant le même bonheur et la même
+égalité; c'était généralement un dialogue où son partisan, maître
+Pierre, confondait maître Jacques, son adversaire, le tout avec
+accompagnement de lettres dans lesquelles des correspondants inconnus
+ou supposés témoignaient de leur admiration et de leur vénération
+pour le réformateur. Il avait trouvé moyen de se créer une armée de
+courtiers fanatiques qui s'en allaient placer ses brochures dans
+les ateliers de Paris et de province, au profit de ses idées et
+de sa bourse. Ainsi se formèrent des centres «icariens» à Lyon, à
+Toulouse, à Marseille, à Limoges, à Mulhouse, à Saint-Quentin et
+dans d'autres villes industrielles. Si bien qu'au lendemain de la
+révolution de 1848, Cabet est apparu comme une des puissances avec
+lesquelles le gouvernement provisoire était obligé de compter. Quelle
+plus saisissante preuve de son crédit que la douloureuse odyssée de
+ces centaines d'ouvriers et d'ouvrières qui sont partis alors, sur
+la foi de sa parole, pour les solitudes du Texas, afin d'y chercher
+cette Icarie dont le mirage avait séduit et allumé leurs grossières
+imaginations! Qui peut même affirmer que ces malheureux seront
+désabusés, quand, après le plus lamentable des avortements, ils
+reviendront décimés, déguenillés et décharnés?</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> VI</h4>
+
+<p>Ce fut en 1840, quelques mois après la publication du <cite>Voyage en
+Icarie</cite>, que Louis Blanc fit paraître sa brochure sur l'<cite>Organisation
+du travail</cite>: il n'avait pas encore trente ans. Il était né en 1811,
+à Madrid, où son père remplissait les fonctions d'inspecteur des
+finances du roi Joseph; sa mère était une Pozzo di Borgo, d'une
+distinction rare et d'une vive piété; son grand-père maternel,
+royaliste ardent, avait été guillotiné pendant la Terreur. La chute
+de Napoléon priva le père de Louis Blanc de sa place et laissa sa
+famille dans la gêne. Toutefois, en souvenir de l'aïeul, Louis XVIII
+accorda une pension à l'ancien fonctionnaire impérial et des bourses
+de collège à ses deux fils. Ceux-ci, ayant terminé leurs études et
+perdu leur mère, étaient en route pour chercher fortune à Paris,
+quand éclata la révolution de 1830<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>. Cet événement les priva de
+la pension faite à leur père: ce n'était plus seulement la gêne,
+c'était la misère, d'autant que, sous ce coup, M. Blanc, déjà malade
+et assombri, vit sa raison s'égarer. Voilà donc Louis, à dix-neuf
+ans, cherchant péniblement un gagne-pain, en compagnie de son frère
+cadet. Tour à tour copiste, clerc d'avoué, répétiteur, frappant à
+des portes qui ne s'ouvraient pas toujours, non seulement il était
+entravé dans son ambition, mais n'avait pas chaque soir de quoi
+manger: dénuement que le contraste lui faisait ressentir plus encore,
+quand, invité par un parent riche, et dissimulant sa pauvreté, il se
+retrouvait, pour quelques heures, dans ce monde élégant où le sort
+l'avait fait naître<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>. Que d'amertumes s'amassèrent alors dans
+cette <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> âme, énergique sans doute, tenace, mais orgueilleuse,
+haineuse, jalouse! Que de serments d'Annibal contre la société à
+laquelle le jeune homme s'en prenait de ses privations et de ses
+humiliations! Lui-même a dit plus tard, en 1848, dans une de ses
+conférences du Luxembourg: «Si je n'ai pas été ouvrier comme Albert
+et comme vous, j'ai subi de votre existence tout ce qu'elle peut
+contenir de plus amer. Moi aussi, j'ai été pauvre, j'ai vécu à la
+sueur de mon front; dès mes premiers pas dans le monde, j'ai porté le
+fardeau d'un ordre social inique, et c'est alors que, devant Dieu,
+devant ma conscience, j'ai pris l'engagement, si je cessais un jour
+d'être malheureux, de ne jamais oublier ce qui a fait le malheur d'un
+si grand nombre de mes frères.»</p>
+
+<p>Aux souffrances de la pauvreté s'ajoutait, pour le jeune Louis Blanc,
+la mortification, peut-être plus douloureuse encore, de sa petite
+taille; il avait un aspect si enfantin que, même plus tard, tous ceux
+qui le voyaient pour la première fois lui donnaient douze ou treize
+ans<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a> et le traitaient en conséquence, les hommes ne le prenant
+pas au sérieux et les femmes riant de ses velléités galantes. En
+quête d'une place, il fut conduit, un matin, par M. Flaugergues, chez
+le duc Decazes, grand référendaire de la Chambre des pairs; celui-ci
+<span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> était assis sur son lit, lisant un journal. M. Flaugergues,
+après les formalités d'usage, recommanda son protégé au duc, qui,
+se tournant vers Louis Blanc, le frappa légèrement sur la joue:
+«Eh bien, dit-il, nous verrons ce qu'on peut faire pour ce petit
+garçon.» «Je sortis et ne le revis plus», racontait, longtemps après,
+Louis Blanc encore tout mortifié de cette scène; et il ajoutait, en
+savourant sa vengeance: «Étrange moquerie du destin! Le 1<sup>er</sup> mars
+1848, il était donné à ce petit garçon de coucher dans le lit où il
+avait vu le duc assis, plusieurs années auparavant, et que le duc
+venait de quitter<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a>.»</p>
+
+<p>Bientôt, cependant, l'horizon s'éclaircit devant Louis Blanc. Il
+trouva une place de précepteur chez un fabricant d'Arras, et fit
+ses débuts de journaliste dans la feuille radicale de cette ville.
+Revenu à Paris en 1834, il collabora au <cite>Bon Sens</cite>, au <cite>National</cite>,
+au <cite>Monde</cite>, se fit remarquer par Carrel, se lia avec Godefroy
+Cavaignac, et acquit assez d'importance pour devenir, le 1<sup>er</sup>
+janvier 1837,&mdash;il n'avait alors que vingt-cinq ans,&mdash;rédacteur en
+chef du <cite>Bon Sens</cite>; puis, ce journal ayant disparu en 1838, il fonda
+et diriga la <cite>Revue du progrès</cite>, dans laquelle écrivirent Félix Pyat,
+Étienne Arago, E. Duclerc, Dupont l'avocat, Godefroy Cavaignac,
+Dornès, Mazzini, etc... Aussi Henri Heine pouvait-il dire de lui,
+en 1840, qu'il était «une des notabilités du parti républicain», et
+il ajoutait: «Je lui crois un grand avenir, et il jouera un rôle, ne
+fût-ce qu'un rôle éphémère; il est fait pour être le grand homme des
+petits, qui sont à même d'en porter un pareil avec facilité sur leurs
+épaules<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>.» Son talent était déjà ce qu'on l'a connu depuis, plus
+d'un rhéteur que d'un homme politique. La phrase était bien faite,
+soignée, d'allure noble et solennelle, non sans élégance, ni même
+parfois sans une certaine éloquence sentimentale qui rappelait le
+dernier siècle, mais un peu monotone, manquant de relief, d'imprévu
+et de jeunesse. Il tenait beaucoup de Rousseau pour la forme et le
+fond. Fort occupé et fort soigneux de son succès, attentif à flatter
+le peuple et à se <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> faire en même temps, auprès des délicats,
+le renom d'un lettré, habile surtout à se ménager des appuis dans
+les journaux démocratiques de toute nuance, il savait, au besoin, se
+faire modeste et doucereux, tout en demeurant au fond très dédaigneux
+et très personnel<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>.</p>
+
+<p>En entrant dans la presse, Louis Blanc s'était engagé dans le parti
+républicain extrême, se posant en radical, en jacobin, nullement
+libéral et faisant ses dévotions à Robespierre. Mais, bien qu'il
+parût alors principalement préoccupé de poursuivre une révolution
+politique, il se distinguait de la plupart des hommes à côté desquels
+il écrivait, par un accent et un tour d'idées socialistes. Avec le
+temps, ce caractère devint de plus en plus marqué, et fut tout à fait
+dominant dans les articles de la <cite>Revue du progrès</cite>. Il n'était pas
+jusqu'à l'<cite>Histoire de dix ans</cite>, parue en 1840, où ne se trahît le
+parti pris de changer la société: sans doute, ce pamphlet historique
+était avant tout une machine de guerre contre la monarchie de
+Juillet; mais derrière cette monarchie l'écrivain poursuivait, avec
+une singulière âpreté de haine et de dénigrement, la bourgeoisie,
+envisagée comme la personnification des idées économiques régnantes,
+de la concurrence, du laisser-faire, du crédit individuel, de la
+féodalité financière, de l'«individualisme», de toutes ces «doctrines
+sans entrailles» qui ne songent qu'«à augmenter la masse des biens,
+sans tenir compte de leur répartition», qui «éloignent l'intervention
+de tout pouvoir tutélaire dans l'industrie», qui «protègent le fort
+et laissent l'existence du faible à la merci du hasard<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a>».</p>
+
+<p>Ce fut surtout par sa brochure sur l'<cite>Organisation du travail</cite>,
+publiée en septembre 1840<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a>, que Louis Blanc prit rang parmi
+<span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> les théoriciens du socialisme. L'auteur débutait par poser
+vivement cette question: «Le pauvre est-il un membre ou un ennemi
+de la société? Qu'on réponde. Il trouve, tout autour de lui, le sol
+occupé. Peut-il semer la terre pour son propre compte? Non, parce
+que le droit de premier occupant est devenu droit de propriété.
+Peut-il cueillir les fruits que la main de Dieu fait mûrir sur le
+passage des hommes? Non, parce que, de même que le sol, les fruits
+ont été appropriés.» Louis Blanc poursuivait ses interrogations; il
+montrait le pauvre ne pouvant pas même tendre la main ou s'endormir
+sur le pavé des rues, parce qu'il y a des lois contre la mendicité
+ou le vagabondage; puis il ajoutait: «Que fera donc ce malheureux?
+Il vous dira: «&mdash;J'ai des bras, j'ai une intelligence... Tenez,
+prenez tout cela, et en échange, donnez-moi un peu de pain.» C'est
+ce que font et disent aujourd'hui les prolétaires. Mais, ici même,
+vous pouvez répondre au pauvre: «&mdash;Je n'ai pas de travail à vous
+donner.» Que voulez-vous qu'il fasse alors? Vous voyez bien qu'il
+ne lui reste plus que deux partis à prendre: se tuer ou vous
+tuer.» L'auteur concluait que l'État devait «assurer du travail au
+pauvre»; non que cette conclusion lui parût satisfaire pleinement
+aux exigences de la «justice»; il faudrait davantage pour établir
+véritablement «le règne de la fraternité»; mais du moins, ce travail
+une fois assuré, «la révolte ne serait plus rendue nécessaire». Ce
+résultat, si modeste qu'il fût, Louis Blanc constatait qu'il n'était
+pas atteint. Pourquoi? À cause de la concurrence; là est, selon
+lui, tout le mal, le vice capital de l'organisation sociale. La
+liberté du travail n'est qu'un mensonge: elle aboutit à une guerre
+sauvage, non seulement entre le capital et le travail, mais entre
+le travail et le travail, entre le capital et le capital; elle
+amène, par suite, la baisse continue des salaires, l'écrasement des
+faibles, l'asservissement des pauvres et la constitution d'une
+féodalité industrielle. Suivait <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> un tableau tragique des
+misères du prolétariat ouvrier, des vices et des crimes qui en sont
+la conséquence, de la famille dissoute, de l'enfance atrophiée et
+pervertie, etc. Que tout fût imaginaire dans ce tableau, nul ne
+pourrait l'affirmer; mais l'auteur exagérait violemment le désordre,
+envenimait et exaspérait perfidement les souffrances; et puis,
+n'était-il pas arbitraire d'imputer à la seule concurrence un mal qui
+avait beaucoup d'autres causes économiques et surtout morales?</p>
+
+<p>Où Louis Blanc cherchait-il le remède? Tout d'abord, resté factieux
+en devenant utopiste, il combattait ceux qui, comme les fouriéristes
+et les saint-simoniens, se bornaient à rêver le changement de la
+société sans vouloir bouleverser le gouvernement. Pour lui, si
+la révolution sociale est le but final, la révolution politique
+est le moyen nécessaire. L'émancipation du prolétariat lui paraît
+d'ailleurs une &oelig;uvre trop compliquée pour s'accomplir par des
+efforts individuels. Il y faut appliquer «la toute-puissance de
+l'État». Donc les prolétaires doivent commencer par s'emparer du
+pouvoir. «Prenez-le pour instrument, leur dit-il, sous peine de le
+rencontrer comme obstacle.» Cet État, dont Louis Blanc ne craint
+pas de développer sans mesure l'autorité et l'intervention, sera
+«le régulateur suprême de la production»; à lui de prévenir les
+crises qui naissent de la libre concurrence. Comment, d'après quels
+principes, sur quelles données? L'auteur néglige de l'indiquer.
+L'État doit être en outre le «banquier des pauvres» et leur «fournir
+les instruments de travail». Sur ce point, Louis Blanc veut bien
+préciser son système. Le gouvernement fera un grand emprunt dont le
+produit servira à créer des «ateliers sociaux» affectés aux diverses
+branches de l'industrie. Les statuts de ces ateliers, rédigés par
+les pouvoirs publics, auront force de loi. Les salaires y seront
+égaux, par cette raison qu'ils doivent être réglés non d'après la
+capacité ou les &oelig;uvres, mais d'après les besoins. Il paraît que
+le vieux mobile de l'intérêt personnel sera heureusement remplacé,
+chez l'ouvrier émancipé, par le sentiment de l'honneur collectif, et
+par une disposition, présumée permanente, à la <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> fraternité
+et au dévouement. La hiérarchie des fonctions, dans l'intérieur de
+chaque atelier, sera constituée par le gouvernement, la première
+année; par l'élection, les années suivantes. Les hommes ainsi appelés
+à remplir l'office des patrons, des ingénieurs, des chefs d'usines
+et de comptoirs, ceux qui devront apporter la science, l'expérience,
+la direction, l'esprit d'initiative ou de prévoyance, si essentiels
+au succès de l'entreprise industrielle, n'auront pas un salaire plus
+considérable que le moindre ouvrier; ils n'auront non plus aucune
+responsabilité. Quant aux capitalistes, ils sont autorisés, invités
+même à apporter leur argent; on leur servira un intérêt garanti
+par l'État, qui prend ainsi à sa charge tous les risques de la
+gestion; mais ils ne toucheront rien des bénéfices. Ces bénéfices
+seront divisés en trois parts: l'une, répartie également entre
+tous les membres de l'atelier; l'autre, destinée à l'entretien des
+vieillards, des malades, et à l'allègement des crises industrielles;
+la troisième, consacrée à fournir des instruments de travail à ceux
+qui voudraient faire partie de l'association, de telle sorte que
+celle-ci pourra s'étendre indéfiniment, même au delà des possibilités
+de la consommation. Chaque membre aura le droit de disposer de son
+salaire, mais l'auteur compte bien que l'association des travaux
+conduira à «l'association des besoins et des plaisirs», c'est-à-dire
+au communisme complet, qui est en effet le dernier mot du système.
+Il compte aussi que les ateliers nationaux feront une concurrence
+mortelle à l'industrie privée, ainsi réduite, avant peu, à capituler
+aux mains de l'État; au besoin, on s'arrangerait pour qu'il en fût
+ainsi: c'est ce que Louis Blanc appelle «se servir de la concurrence
+pour tuer la concurrence». Révolution complète qu'il nous affirme
+devoir s'accomplir facilement, rapidement et pacifiquement. Ce ne
+sera du reste qu'une transition, et il nous laisse entrevoir, dans
+les brumes de l'horizon, un règne plus complet de la «fraternité».</p>
+
+<p>Cette périlleuse et absurde chimère ne supporte pas un moment
+l'examen. Un tel régime, en admettant qu'il y eût moyen de
+l'établir, serait la ruine de notre industrie, qui ne <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span>
+pourrait soutenir la concurrence avec l'industrie étrangère, et ne
+garderait même plus un seul entrepreneur capable, un seul ouvrier
+laborieux; il serait la ruine de l'État, devenu le banquier de
+toutes ces entreprises condamnées à la faillite; il serait la ruine
+de la liberté, qui n'aurait plus aucune place en face de cet État
+omnipotent, omnifaisant et omnipayant; il serait enfin la ruine
+de la dignité humaine, disparaissant sous le niveau et dans la
+confusion de ce communisme égalitaire. Rien d'original dans ces
+erreurs économiques et morales; on pourrait indiquer celle qui est
+empruntée au saint-simonisme, celle qui vient de Fourier, celle qui a
+été ramassée dans les écrits de Cabet ou de Buonarotti. Encore Louis
+Blanc a-t-il, par rapport à ses devanciers, notamment à Saint-Simon
+et à Fourier, l'infériorité de ne pas nous offrir un système complet,
+ayant une réponse telle quelle à toutes les questions de l'âme
+humaine. Il ne voit dans la société que le travail industriel, dans
+le travail industriel que le problème de la concurrence, et, pour
+guérir les abus de cette concurrence, il n'a pas d'autre remède que
+de la supprimer. Ce n'est donc plus l'&oelig;uvre complexe et longuement
+méditée d'un esprit philosophique, mais l'improvisation d'un
+journaliste qui, cherchant un moyen d'agitation et de popularité, a
+rassemblé à la hâte quelques idées fausses, prises de-ci et de-là. Il
+n'y a de nouveau et appartenant vraiment à Louis Blanc que la forme
+éloquente donnée à ces idées, et le ferment redoutable de passion
+révolutionnaire qui y est introduit.</p>
+
+<p>Le succès fut considérable, plus considérable que celui de toutes les
+autres publications socialistes. Plusieurs éditions se succédèrent.
+Ces mots: «organisation du travail», qui n'étaient pas d'ailleurs de
+l'invention de Louis Blanc et que M. Arago avait déjà portés à la
+tribune de la Chambre, le 16 mai 1840<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a>, devinrent la formule des
+revendications du prolétariat. La faiblesse scientifique du système
+facilitait sa diffusion; ce remède si sommaire, dont quelques pages
+suffisaient <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> à donner la recette, cette vue si restreinte et
+si superficielle de tant de graves problèmes étaient, beaucoup plus
+que la complication touffue de Fourier ou la profondeur abstraite
+de Pierre Leroux, à la portée des lecteurs populaires. Seule
+l'imagination sensible de «papa Cabet» pouvait leur plaire autant;
+encore Louis Blanc, parce qu'il tendait à la constitution d'une secte
+moins étroite, moins délimitée que celle de l'Icarie, trouvait-il
+un public plus étendu. Le beau langage du rhéteur, loin d'éveiller
+la méfiance des ouvriers, semblait les flatter d'autant plus qu'il
+était moins conforme à leur tour habituel d'esprit et à leur façon de
+s'exprimer. Et surtout, avec quelle âpre jouissance les mécontents
+et les malheureux se répétaient ces déclamations passionnées, où
+ils trouvaient à la fois la vengeance et l'exaspération de leurs
+souffrances! Nul écrivain ne contribua davantage à rendre la
+démocratie laborieuse impatiente de son sort, à lui souffler la
+haine de la société personnifiée dans la bourgeoisie; nul surtout
+ne travailla plus efficacement à lui faire croire qu'un changement
+de législation et de gouvernement pouvait faire disparaître tous
+ses maux, et qu'il lui suffirait de mettre la main sur le pouvoir
+pour effectuer ce changement, de rendre quelques décrets pour en
+recueillir aussitôt l'immense bénéfice. Pendant un temps, Louis Blanc
+n'a eu qu'à jouir de la popularité ainsi conquise, et c'est grâce à
+celle-ci qu'il a pu s'imposer, le 24 février 1848, comme membre du
+gouvernement provisoire. Mais, par un châtiment mérité, il s'est vu
+aussitôt sommé d'apporter au prolétariat la réalisation de l'immense
+et trompeuse espérance par laquelle il avait avivé ses convoitises.
+On sait à quelle lamentable banqueroute le parlement ouvrier du
+Luxembourg a promptement abouti, et comment, pour faire diversion
+aux embarras et aux humiliations de cette banqueroute, l'auteur de
+l'<cite>Organisation du travail</cite> s'est jeté et perdu dans les émeutes
+démagogiques.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> VII</h4>
+
+<p>Il est un homme qu'on ne peut omettre dans la galerie des socialistes
+de ce temps, et qu'il serait cependant malaisé de rattacher à
+quelqu'une des écoles déjà étudiées; c'est Proudhon. Pour connaître
+son &oelig;uvre, il faut, avant tout, le connaître lui-même: il s'agit
+ici bien plus de l'analyse d'un tempérament que de celle d'un
+système, de l'histoire d'une passion que de celle d'une doctrine.
+Né à Besançon, en 1809, d'un ouvrier et d'une fille de campagne
+servante pour les gros ouvrages, employé, dans son enfance, à garder
+les vaches ou à faire le métier de garçon de cave, Pierre-Joseph
+Proudhon avait obtenu, par l'entremise de quelques personnes
+charitables, d'être admis au collège en qualité d'externe non payant.
+Ce fut donc encore un boursier, comme Pierre Leroux, comme Cabet,
+comme Louis Blanc. Écolier ardent et opiniâtre au travail, mais
+sans cesse entravé et humilié par sa misère, venant au collège en
+sabots et sans chapeau, puni maintes fois pour avoir «oublié» des
+livres qu'il n'avait pas le moyen d'acheter, ne trouvant pas de quoi
+dîner chez ses parents, au retour d'une distribution de prix où il
+avait remporté les premières couronnes, il se montrait déjà sombre,
+farouche, irritable<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a>. Un jour que, suivant son instinct d'âpre
+curiosité, il avait, dans la bibliothèque de la ville, demandé à
+la fois un grand nombre d'ouvrages, le bibliothécaire, savant fort
+obligeant qui devait être un de ses protecteurs, s'approcha de lui
+et lui demanda en souriant: «Mais, mon petit ami, qu'est-ce que
+vous voulez faire de tous ces livres?» L'enfant leva la tête,
+toisa l'interrogateur et, pour toute réponse, lui jeta brusquement
+<span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> un: «Qu'est-ce que cela vous fait<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120" title="Go to footnote 120"><span class="smaller">[120]</span></a>?» L'obligation de
+gagner sa vie ne lui permit pas de terminer complètement ses études.
+Successivement correcteur, typographe, prote, il acquit, en 1836,
+une petite imprimerie dans laquelle il fit de mauvaises affaires.
+En 1838, il brigua et obtint de l'Académie de Besançon la <em>pension
+Suard</em>; cette pension de 1,500 francs était accordée, pour trois ans,
+au jeune homme sans fortune qui montrait d'heureuses dispositions
+dans les lettres, les sciences, le droit ou la médecine.</p>
+
+<p>C'était, pour ce fils d'ouvrier, une occasion de s'ouvrir une
+carrière bourgeoise, d'autant mieux que l'honnête Académie
+paraissait prendre au sérieux et exercer avec sollicitude le
+patronage qu'elle avait assumé à son égard. Elle lui avait désigné,
+à Paris, pour correspondant et protecteur, un de ses membres qui
+faisait aussi partie de l'Académie française, M. Droz. Proudhon,
+bien que peu porté à la reconnaissance, a dû plusieurs fois rendre
+témoignage des bontés qu'avait eues pour lui ce moraliste aimable et
+bienveillant<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121" title="Go to footnote 121"><span class="smaller">[121]</span></a>. D'autres personnages considérables, M. Jouffroy,
+M. Cuvier, lui faisaient également favorable accueil. Mais, chagrin,
+défiant, misanthrope, il repoussait ces avances et restait dans son
+coin<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Go to footnote 122"><span class="smaller">[122]</span></a>. Était-ce modestie? C'était plutôt orgueil du plébéien
+qui a peur de ne pas faire assez bonne figure dans un salon<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Go to footnote 123"><span class="smaller">[123]</span></a>.
+Le rôle de protégé lui paraissait humiliant. Et puis n'attendez pas
+de lui la patience de suivre la filière, de prendre la queue des
+candidats; mieux valait, à son avis, tenter, à un moment donné, de
+sortir des rangs et de brusquer la renommée. <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> Enfin, sans
+avoir encore toutes les opinions qu'il affichera bientôt, il se
+proclamait déjà républicain, égalitaire, il avait répudié toutes
+les croyances chrétiennes de son enfance et surtout possédait, au
+moins en germe, toutes les haines, toutes les amertumes qui feront
+plus tard explosion dans ses divers écrits. En recevant sa pension,
+il s'était fait le serment de ne pas abandonner ses frères du
+prolétariat, de ne pas se laisser attirer dans la hiérarchie sociale,
+mais, bien au contraire, de demeurer hors de cette hiérarchie pour
+la combattre<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Go to footnote 124"><span class="smaller">[124]</span></a>. «Je pourrais, écrivait-il le 17 décembre 1838,
+choisir d'autres voies de me pousser et de me faufiler; je ne le veux
+pas. Je refuse d'aller aux soirées de M. Droz, de voir M. Nodier,
+M. Baguet, M. Jouffroy, etc., et je n'y mettrai pas le pied... Ma
+nomination par l'Académie n'a pas effacé mes souvenirs, et ce que
+j'ai haï, je le haïrai toujours. Je ne suis pas ici pour devenir
+un savant, un littérateur homme du monde; j'ai des projets tout
+différents. De la célébrité, j'en acquerrai, j'espère; mais ce sera
+aux frais de ma tranquillité et de l'amour des gens.» Et, l'année
+suivante, le 15 octobre 1839, il ajoutait: «Je n'attends rien de
+personne; je rentrerai dans ma boutique, l'année prochaine, armé,
+contre la civilisation, jusqu'aux dents, et je vais commencer, dès
+maintenant, une guerre qui ne finira qu'avec ma vie<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Go to footnote 125"><span class="smaller">[125]</span></a>.» Le bon
+M. Droz ne comprenait pas grand'chose à la manière d'être d'un si
+incommode pupille, et ne savait comment l'apprivoiser.</p>
+
+<p>Si Proudhon se refuse à prendre rang dans la vieille société, ce
+n'est pas pour s'enrôler dans quelqu'un des partis révolutionnaires.
+Dès le premier jour, il se vante de «n'appartenir à aucune
+opinion<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Go to footnote 126"><span class="smaller">[126]</span></a>», et il gardera cette attitude jusqu'au bout. Il se
+dit républicain, mais proclame son mépris et son aversion pour
+toutes les coteries qui prennent cette étiquette; leur conduite
+lui paraît «stupide», leur programme absurde<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Go to footnote 127"><span class="smaller">[127]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> Il sera
+bientôt en état de guerre continuelle, implacable, avec les hommes
+du <cite>National</cite>, et ne se sentira jamais plus heureux que quand, par
+quelque «attaque effroyable», il les aura fait «pleurer et grincer
+des dents<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Go to footnote 128"><span class="smaller">[128]</span></a>»; il traite fort mal ceux qu'il appelle les «séides
+de Robespierre» et les «dévots à Marat<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Go to footnote 129"><span class="smaller">[129]</span></a>». Il n'est pas davantage
+disposé à s'affilier à l'une des sectes socialistes. «Je ne suis,
+écrit-il le 29 mai 1840, ni saint-simonien, ni fouriériste, ni
+babouviste, ni d'aucune entreprise ou congrégation réformiste.» Un
+autre jour, après avoir parlé de tous les prédicateurs d'évangiles
+nouveaux: «Je n'ai pas envie, ajoute-t-il, d'augmenter le nombre de
+ces fous<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Go to footnote 130"><span class="smaller">[130]</span></a>.» Individualiste à outrance, il ne pardonne pas aux
+communistes de détruire la personnalité et la dignité humaines<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Go to footnote 131"><span class="smaller">[131]</span></a>.
+Et surtout, il se révolte contre les impuretés de la réhabilitation
+de la chair, de l'amour libre et autres divagations érotiques<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Go to footnote 132"><span class="smaller">[132]</span></a>.
+S'il est donc <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> révolutionnaire et socialiste, c'est à sa
+manière, qui n'est celle de personne autre; il n'éprouve le besoin
+de se ranger sous aucun drapeau, et la conspiration qu'il se dispose
+à poursuivre est, comme il le dit lui-même, une «conspiration
+solitaire<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133" title="Go to footnote 133"><span class="smaller">[133]</span></a>».</p>
+
+<p>Proudhon ne voulut pas se dévoiler tout d'un coup. En 1839, il publia
+un <cite>Discours sur la célébration du dimanche</cite>, sujet mis au concours
+par l'Académie de Besançon. Un peu d'attention suffit sans doute
+pour y découvrir en germe presque toutes les idées du socialisme
+égalitaire qui seront développées dans ses ouvrages ultérieurs;
+mais il tâchait de les couvrir du nom de Moïse, et les entourait
+d'amplifications inoffensives ou même presque édifiantes. La menace
+existait, seulement elle était dissimulée; et s'adressant au lecteur
+qu'il supposait intrigué par le mystère, l'auteur s'écriait:
+«Infortuné, comment me comprendriez-vous si vous ne me devinez pas?»
+Le public ne chercha ni à comprendre ni à deviner. Le <cite>Discours</cite>
+passa inaperçu, et personne ne s'arrêta à déchiffrer l'énigme qu'il
+pouvait contenir. L'Académie de Besançon seule s'en occupa; bien
+qu'un peu effarouchée, elle accorda une médaille à son pensionnaire,
+et se borna à faire quelques réserves par l'organe de son rapporteur,
+l'abbé Doney, qui devait être plus tard évêque de Montauban.</p>
+
+<p>Proudhon fut étonné et quelque peu mortifié de n'avoir pas fait
+scandale<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134" title="Go to footnote 134"><span class="smaller">[134]</span></a>; il en conclut à la nécessité de frapper plus fort,
+et se mit à rédiger son <cite>Mémoire sur la propriété</cite>. Dans quel état
+d'esprit? On en peut juger par sa correspondance: «Je suis épuisé,
+découragé, consterné, écrivait-il le 12 février <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> 1840. J'ai
+été pauvre l'année dernière, je suis, celle-ci, indigent<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135" title="Go to footnote 135"><span class="smaller">[135]</span></a>..... Je
+suis comme un lion; si un homme avait le malheur de me nuire, je le
+plaindrais de tomber sous ma main... Mon travail sur la propriété
+est commencé... L'ironie et la colère s'y feront trop sentir. C'est
+un mal irrémédiable. Quand le lion a faim, il rugit... Malheur à la
+propriété! malédiction!... Il est vrai que, sur certains passages
+de mes lettres, on doit trembler pour ma tête. Hé! Dieu de mon âme,
+c'est que je m'apprête à faire trembler les autres... Il faut que
+je tue, dans un duel à outrance, l'inégalité et la propriété. Ou je
+m'aveugle, ou elle ne se relèvera jamais du coup qui lui sera bientôt
+porté<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Go to footnote 136"><span class="smaller">[136]</span></a>.» Le dernier trait est naïf; il trahit cet orgueil qui
+était le fond de l'âme de Proudhon et peut-être l'explication de
+beaucoup de ses actes. L'auteur était persuadé, en effet, que son
+livre serait «l'événement le plus remarquable de 1840». Un autre
+jour, il écrivait: «Je fais un ouvrage diabolique qui m'effraye
+moi-même»; et il terminait ainsi sa lettre: «Priez Dieu pour moi.»
+Le plus souvent, ce qui dominait en lui, c'était une sorte de joie
+sauvage, à la pensée de la consternation qu'il allait jeter dans les
+esprits: «Mon ouvrage est fini, et j'avoue que j'en suis content.
+Je ne puis y penser sans un frémissement de terreur. Quand je songe
+à l'effet qu'il produirait infailliblement, publié par un Arago,
+j'éprouve les mêmes palpitations qu'un Fieschi, à la veille de faire
+partir une machine infernale<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Go to footnote 137"><span class="smaller">[137]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le Mémoire parut en juin 1840: c'était un volume de deux cent
+cinquante pages. Dès les premières lignes, à cette <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span>
+question: «Qu'est-ce que la propriété?» Proudhon répondait: «La
+propriété, c'est le vol.» Le défi, la recherche du scandale étaient
+manifestes: sorte de rubrique de charlatan, pour faire retourner
+les passants auxquels l'auteur en voulait de n'avoir pas été émus
+par les hardiesses plus enveloppées du <cite>Discours sur le dimanche</cite>.
+«Il fallait, a-t-il dit plus tard pour expliquer sa conduite,
+étonner l'ennemi par l'audace des propositions... Un parti ne se
+fût point prêté à cette tactique; elle exigeait une individualité
+résolue, excentrique même, une âme trempée pour la protestation
+et la négation. Orgueil ou vertige, je crus que mon tour était
+venu<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138" title="Go to footnote 138"><span class="smaller">[138]</span></a>.» Toute sa vie, il devait, comme un nouveau cynique, se
+plaire à stupéfier le badaud, plus encore, à l'épouvanter. Lui
+représentait-on que ce n'était pas le moyen de gagner les gens, et
+que l'on prenait plus de mouches avec une cuillerée de miel qu'avec
+cent tonneaux de vinaigre? «Il ne s'agit pas de prendre des mouches,
+répondait-il: il s'agit de les tuer<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Go to footnote 139"><span class="smaller">[139]</span></a>.» Parfois, il semblait tirer
+vanité de sa violence. «La propriété, c'est le vol! écrivait-il,
+il ne se dit pas, en mille ans, un mot comme celui-là. Je n'ai
+d'autre bien sur la terre que cette définition de la propriété,
+mais je la tiens plus précieuse que les millions de Rothschild.»
+Infatuation d'autant plus étrange qu'en réalité la formule n'était
+pas de lui, et qu'il l'avait empruntée à Brissot de Warville<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Go to footnote 140"><span class="smaller">[140]</span></a>. À
+d'autres moments, il s'excusait presque d'avoir crié si fort. «Cela
+sert avec les sots, disait-il; les sages aperçoivent le motif et
+pardonnent à l'auteur<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Go to footnote 141"><span class="smaller">[141]</span></a>.» Et il ajoutait plus tard, en 1849, dans
+le <cite>Représentant du peuple</cite>, toujours à propos de la même phrase:
+«Cela se dit une fois; cela ne se répète pas. Laissons cette machine
+de guerre, bonne pour l'insurrection, mais qui ne peut plus servir
+aujourd'hui qu'à contrister les pauvres gens.»</p>
+
+<p>Après cet exorde tapageur, l'auteur du Mémoire tâche de <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span>
+détruire les divers fondements sur lesquels les philosophes, les
+économistes ou les jurisconsultes font reposer la propriété; il
+la déclare une idée contradictoire, une institution malfaisante,
+et surtout lui reproche d'être en opposition avec la «justice».
+Pour lui, la «justice» est l'égalité, l'égalité absolue, l'égalité
+des conditions, des fortunes, des salaires. C'est à tort que le
+saint-simonisme et le fouriérisme ont dit: «À chacun selon sa
+capacité.» Toute part réclamée au nom du talent n'est qu'une «rapine
+exercée sur le produit du travail». L'auteur regarde d'ailleurs le
+talent comme une difformité qui tendra à disparaître avec l'égalité
+des conditions, et il nous offre la perspective terne et morne
+d'une société où toutes les intelligences seront nivelées comme les
+salaires. Il supprime la concurrence: la valeur de chaque objet ne
+varie plus selon l'offre et la demande; elle est tarifée d'après un
+criterium absolu et immuable, qui est la durée du travail nécessaire
+pour le produire; aucun compte n'est tenu du talent dépensé, ni
+de la difficulté vaincue; c'est l'Académie des sciences qui sera
+chargée de faire cette tarification. Tout cela ressemble fort aux
+rêveries des communistes; et cependant Proudhon se défend d'aboutir
+à la communauté, qu'il répudie au nom de la liberté et de la dignité
+humaines. Ajoutons qu'entre temps l'auteur conclut de la négation
+de la propriété à celle de l'autorité et se proclame «an-archiste».
+Quant à Dieu, l'heure de sa condamnation n'a pas encore sonné; bien
+au contraire, le Mémoire se termine par une sorte de prière adressée
+au «Dieu de liberté et d'égalité».</p>
+
+<p>«Démolir», Proudhon s'y entend, et le mot même lui est familier.
+Mais, cela fait, il ne semble guère s'inquiéter de reconstruire.
+À peine, dans les dernières pages de son Mémoire, esquisse-t-il
+vaguement une théorie de la «possession» par laquelle il se
+flatte de remplacer la propriété, sans tomber dans la communauté.
+Cette possession paraît être la propriété individuelle, moins ce
+que l'auteur appelle l'«usure», c'est-à-dire moins la rente, le
+fermage; elle ne dure qu'à condition d'être effective; elle est
+transmissible par succession, <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> sous cette réserve que nul
+ne doit cumuler deux héritages. Avec cette possession individuelle,
+aliénable, transmissible, que deviendra l'égalité absolue des
+conditions présentée par l'auteur comme la conséquence et même comme
+la raison de l'abolition de la propriété? S'il y a conflit entre les
+deux principes, quel pouvoir prononcera dans une société où l'on
+a proclamé l'«anarchie»? Nous pourrions multiplier à l'infini ces
+questions. Proudhon n'a essayé de répondre à aucune. En réalité,
+après avoir accumulé les plus audacieuses négations, il n'apporte
+pas une seule affirmation sérieuse. Lui-même avait le sentiment
+de son impuissance et cherchait à s'en excuser. Raillant fort
+dédaigneusement la présomption des faiseurs de système, fouriéristes
+ou autres, il disait, à la fin de son Mémoire: «Quant à la science
+de la société, je déclare que je n'en connais rien de plus que le
+principe (il entendait par là le principe d'égalité absolue), et
+je ne sache pas que personne aujourd'hui puisse se flatter d'avoir
+pénétré plus avant.» Mais il n'admettait pas qu'on l'engageât à
+suspendre la démolition, jusqu'au jour où il serait en mesure de
+tracer le plan du nouvel édifice: «J'ai prouvé le droit du pauvre,
+disait-il; j'ai montré l'usurpation du riche; je demande justice;
+l'exécution de l'arrêt ne me regarde pas. Si, pour prolonger de
+quelques années une jouissance illégitime, on alléguait qu'il ne
+suffit pas de démontrer l'égalité, qu'il faut encore l'organiser,
+qu'il faut l'établir sans déchirements, je serais en droit de
+répondre: «Le soin de l'opprimé passe avant les embarras des
+ministres...; le mal connu doit être condamné et détruit...; on ne
+temporise pas avec la restitution.»</p>
+
+<p>La rapide analyse qui vient d'être faite de cet écrit ne saurait
+donner l'idée de sa forme: tout un appareil de métaphysique,
+d'économie politique, de jurisprudence, d'algèbre même, et en même
+temps toutes les brusqueries, les familiarités, les amertumes, les
+invectives, les personnalités de la polémique la plus emportée.
+L'auteur lui-même définissait ainsi ce qu'il appelait «le genre
+<em>Mémoire</em>»: «Moitié science, moitié pamphlet, noble, gai, triste
+ou sublime... La science <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> pure est trop sèche; les
+journaux trop par fragments; les longs traités trop pédants. C'est
+Beaumarchais, c'est Pascal qui sont mes maîtres<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Go to footnote 142"><span class="smaller">[142]</span></a>.» Dans le double
+personnage que cherchait ainsi à jouer Proudhon, le pamphlétaire
+était bien supérieur au savant. Celui-ci se montrait lourd, obscur,
+ennuyeux, pénible à suivre; celui-là, bien que dépourvu de grâce,
+de souplesse et de variété, bien que manquant souvent le but par
+excès de tension et de véhémence, était cependant alerte, rapide,
+vigoureux; il avait le tour vif et brusque, un entrain endiablé, une
+langue ferme, saine, précise; il excellait surtout dans le corps à
+corps, plus puissant à assommer un homme qu'à discuter une idée.
+Et quand, par hasard, il avait la chance de n'être plus dans le
+faux, quand il s'attaquait aux sottises ou aux vilenies de quelque
+socialiste rival, il avait des saillies de bon sens, et même des
+révoltes d'honnêteté, d'une saisissante vigueur. Malgré ces bons
+côtés, l'ensemble était sans agrément, indigeste et peu lisible.
+Aussi le public n'en connaissait-il réellement que quelques pages
+ou, pour mieux dire, quelques phrases. Ce qui faisait le plus défaut
+à Proudhon, c'était le c&oelig;ur: pas d'autre émotion que celle de la
+colère. Quand il voulait être pathétique, imiter Jean-Jacques ou
+Lamennais, il tombait dans la mauvaise rhétorique. Il se piquait
+pourtant de ne pas faire &oelig;uvre de littérature, de n'être pas
+«gent de lettres<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Go to footnote 143"><span class="smaller">[143]</span></a>». Vaine prétention! Quoique fort différent de
+Louis Blanc, il était aussi un rhéteur, ou, si l'on aime mieux, un
+sophiste, ce qui n'est qu'une autre variété de la même espèce.</p>
+
+<p>Le <cite>Mémoire sur la propriété</cite> ne fit pas tout d'abord le bruit que
+son auteur en attendait. Inconnu, vivant dans l'ombre et l'isolement,
+Proudhon eût eu besoin, plus que tout autre, d'être signalé au
+public par la presse; il n'avait rien fait pour <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> se ménager
+son concours. Sauf la <cite>Revue du progrès</cite> de Louis Blanc, pas un
+journal ne parla de son livre. Au bout de quelques mois, cependant,
+les cinq cents exemplaires de la première édition se trouvaient
+placés, et il était question d'en faire une nouvelle. À l'Académie
+de Besançon, le Mémoire causa d'autant plus d'émotion qu'il avait
+été dédié à cette compagnie, avec une lettre-préface quelque peu
+ironique; certains académiciens ne demandaient pas moins que la
+déchéance du pensionnaire; après de longues délibérations, pendant
+lesquelles ce dernier se montra tour à tour humble et menaçant,
+l'Académie, toujours bonne personne, écarta les mesures de rigueur.
+Ce ne fut pas le seul corps savant dont Proudhon eut alors à se
+louer. Il avait fait hommage de son livre à l'Académie des sciences
+morales; M. Blanqui, l'économiste, se chargea du rapport: tout en
+réfutant les doctrines émises, il traita l'auteur en homme de science
+et, par là même, le couvrit aux yeux du ministre de la justice, qui
+était, en ce moment, sollicité de déférer aux tribunaux l'ennemi de
+la propriété.</p>
+
+<p>Cette indulgence, loin de désarmer Proudhon, l'enhardissait. «Je
+n'ai pas commencé pour reculer», écrivait-il<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Go to footnote 144"><span class="smaller">[144]</span></a>. Aussi le voit-on
+faire paraître, coup sur coup, en avril 1841 et en janvier 1842,
+deux nouveaux Mémoires, le premier de forme relativement modérée,
+le second plus violent que jamais<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Go to footnote 145"><span class="smaller">[145]</span></a>. Il y revient sur les mêmes
+thèses, sans addition ni atténuation. Tout en visant surtout la
+propriété, il maltraite avec rudesse, chemin faisant, Lamennais,
+Considérant et le <cite>National</cite>. Le dernier de ces pamphlets lui valut
+une poursuite devant la cour d'assises de Besançon, ce qui ne laissa
+pas que de lui faire, un moment, assez peur; mais il s'en tira avec
+la finesse d'un paysan franc-comtois: à l'audience, il débita, d'un
+ton bonhomme et tranquille, une exposition si volontairement obscure
+de sa doctrine, que les braves jurés, n'y comprenant <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> rien,
+se persuadèrent avoir devant eux un savant, non un conspirateur,
+et qu'ils l'acquittèrent. Le seul résultat du procès fut de mettre
+l'auteur un peu mieux en vue, ce qui lui était d'autant plus utile
+que les journaux, même ceux d'extrême gauche, continuaient à faire
+le silence autour de ses &oelig;uvres. «Je vais mon chemin sans leur
+secours, disait-il, ce qui prouve quelque chose.» Il ajoutait, un
+autre jour: «Inconnu à la presse et aux confréries littéraires et
+politiques, je perce peu à peu; mes brochures se vendent, et mon
+libraire ne paraît point mécontent<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146" title="Go to footnote 146"><span class="smaller">[146]</span></a>.» Toutefois, le résultat
+était encore peu brillant. Proudhon écrivait, en effet, toujours à
+la même époque: «Je puis dire, en toute vérité, que je n'ai pas un
+partisan, au moins déclaré; le peuple ne peut suivre de si longues
+et si abstraites inductions.» «Du côté du peuple, lit-on dans une
+autre lettre, je suis vu avec plus de défiance que de sympathie; les
+petits journaux d'ateliers me montrent assez de mauvais vouloir; les
+communistes me regardent comme une espèce d'aristocrate.» Et un peu
+plus tard: «Je n'ai encore personne. Personne! Je suis délaissé.
+J'espère que dans un an le public se décidera; mais combien les
+écrivains sont lâches et égoïstes<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147" title="Go to footnote 147"><span class="smaller">[147]</span></a>!»</p>
+
+<p>Proudhon commençait-il à se fatiguer et à s'inquiéter de cet
+isolement? En 1842 et 1843, nous le voyons solliciter un petit emploi
+à la mairie de Besançon; en même temps, il envoyait ses écrits à
+M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, et lui expliquait longuement
+«comment on pourrait tourner, au profit du pouvoir, les théories
+les plus radicales»; «peut-être, écrivait-il à un de ses amis, ne
+seras-tu pas étonné si je te dis que, dans deux ans, je serai tout
+entier, avec armes et bagages, dans le gouvernement<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148" title="Go to footnote 148"><span class="smaller">[148]</span></a>.» Quelques
+personnes en ont conclu qu'il y avait eu alors, chez ce révolté,
+une sorte de détente, <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> une velléité de désarmement: pure
+illusion. Sans doute, il n'attachait que peu d'importance aux formes
+politiques, et si la monarchie eût consenti à être l'instrument
+de ses idées, il n'aurait eu aucun scrupule à s'allier avec elle;
+mais il ne pouvait sérieusement espérer son concours. Ce qu'il
+cherchait donc, en 1842 et 1843, c'était seulement une sorte d'abri
+d'où il pût continuer, avec plus de sécurité et sans risque d'un
+nouveau procès, sa guerre contre la société. Il rêvait, comme il
+le disait lui-même, «l'avantage d'être à la fois le réformiste le
+plus avancé de l'époque et le protégé du pouvoir<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149" title="Go to footnote 149"><span class="smaller">[149]</span></a>». C'est que,
+malgré son tempérament batailleur et son audace de plume, il n'avait
+nullement le goût du martyre: il en avait même le mépris<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150" title="Go to footnote 150"><span class="smaller">[150]</span></a>.
+De plus, au bénéfice d'être ainsi le protégé du gouvernement, il
+comptait joindre le plaisir de le tromper; or, rien ne l'amusait
+tant que de duper ceux qui se fiaient à lui. Voyez avec quel rire
+sournois il raconte, à cette même époque, le tour qu'il est en
+train de jouer à un magistrat qui, voulant faire un livre de droit
+criminel pour se pousser à la députation, l'a choisi comme secrétaire
+et collaborateur! Il nous dépeint ce magistrat comme un «brave
+homme», «honnête», de courte vue, «voltairien», «libéral», mais
+«propriétaire comme un diable», «se piquant d'aristocratie», traitant
+les radicaux et les socialistes de «charlatans» et d'«escrocs», et
+«ne voulant rien dire qui pût compromettre sa toge et contrarier
+ses opinions». Le perfide secrétaire profite de la confiance qu'on
+lui témoigne pour glisser, dans le travail qui lui est commandé,
+ses propres thèses plus ou moins dissimulées, se réservant, une
+fois le livre paru, loué, récompensé <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> peut-être, de mettre
+en lumière ces passages et de sommer l'auteur nominal d'en accepter
+les conséquences. Comme il se gaudit par avance de ce scandale «d'un
+juge de Paris convaincu d'être antipropriétaire et égalitaire»!
+Comme il se promet de le pousser à bout sans pitié! «Ou mon homme
+criera: Vive l'égalité! À bas la propriété! dit-il, ou je le change
+en bourrique<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151" title="Go to footnote 151"><span class="smaller">[151]</span></a>.» Le livre n'ayant pas été publié, cet honnête
+complot avorta; mais il révélait bien l'instinct de ruse subalterne
+qu'avait gardé ce fils de paysan. C'était évidemment un tour du même
+genre que Proudhon méditait de jouer au gouvernement, dans le cas
+où celui-ci eût accepté ses avances<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152" title="Go to footnote 152"><span class="smaller">[152]</span></a>. Au fond, les sentiments
+de l'ennemi de la propriété étaient toujours les mêmes; ils se
+trahissent à chaque page de sa correspondance: «Je déguise ma colère
+par prudence pure et nécessité, écrit-il le 3 avril 1842;... mais,
+oh! millions de tonnerres de diable, je vous jure que tout ce qui
+est différé n'est pas perdu.» Et peu après: «Je suis plus convaincu
+que jamais qu'il n'y a pas place pour moi dans le monde, et je me
+regarde comme en état d'insurrection perpétuelle contre l'ordre de
+choses<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153" title="Go to footnote 153"><span class="smaller">[153]</span></a>.» Non qu'il rêve d'un coup de force, d'une émeute; il les
+répudie même<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154" title="Go to footnote 154"><span class="smaller">[154]</span></a>; mais il poursuit sans relâche ce qu'il appelle
+«l'inversion de la société<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155" title="Go to footnote 155"><span class="smaller">[155]</span></a>».</p>
+
+<p>Jusqu'à présent ce n'est toujours qu'une &oelig;uvre de démolisseur que
+nous avons vu faire à Proudhon. S'y est-il donc renfermé jusqu'en
+1848? Il sentait cependant qu'on avait le droit de lui demander
+son plan de reconstruction. Le livre sur la <cite>Création de l'ordre
+dans l'humanité</cite>, en 1843; fut un premier effort pour répondre à
+cette attente, effort très ambitieux et très malheureux; ce livre,
+présenté comme une révélation <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> prodigieuse, fut peu lu,
+encore moins compris, et l'auteur lui-même dut avouer, après coup,
+qu'il «était au-dessous du médiocre<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156" title="Go to footnote 156"><span class="smaller">[156]</span></a>». Il tenta un nouvel effort,
+en 1846, en publiant le <cite>Système des contradictions économiques,
+ou Philosophie de la misère</cite>. Cet ouvrage en deux volumes, avec
+cette épigraphe orgueilleuse: <em lang="la">Destruam et ædificabo</em>, fit un peu
+plus de bruit que le précédent, ne fût-ce qu'à cause des injures
+qui y étaient dites à la Providence; c'est là qu'après une page
+de blasphèmes sans précédents peut-être dans notre littérature,
+Proudhon s'écriait: «Dieu, c'est sottise et lâcheté; Dieu, c'est
+hypocrisie et mensonge; Dieu, c'est tyrannie et misère; Dieu,
+c'est le mal!» Sous couleur d'appliquer la dialectique hégélienne
+dont les mystères venaient de lui être révélés<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157" title="Go to footnote 157"><span class="smaller">[157]</span></a>, il ne faisait
+qu'opposer, entre-choquer, ruiner toutes les idées, soutenant le
+pour et le contre, tantôt montrant, dans l'économie politique, une
+routine condamnée par les faits, la consécration de la misère et du
+vol, tantôt faisant des chimères et des immoralités socialistes la
+critique la plus vengeresse, semblant d'ailleurs éprouver une sorte
+de joie maligne à démolir chacune des thèses par l'autre. Les rares
+lecteurs qui avaient le courage de le suivre dans ces enchevêtrements
+d'«antinomies» sortaient de là tout étourdis d'avoir été ainsi
+balancés, tournés et retournés; ils ne savaient plus que penser
+soit d'eux-mêmes, soit de l'auteur, et se demandaient si celui-ci
+ne s'était pas livré à un pur jeu d'ergotage. Selon la phraséologie
+allemande par laquelle il obscurcissait encore sa pensée, Proudhon
+venait de poser la «thèse» et l'«antithèse». Restait à en déduire la
+«synthèse», où se trouverait la vérité tant attendue. Mais on eût
+cherché vainement cette synthèse dans le livre; elle était renvoyée
+à un ouvrage ultérieur, que l'auteur se bornait à annoncer sous
+ce titre: <cite>Solution du problème social</cite>. C'est <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> qu'il ne
+possédait pas cette solution; comme il le disait lui-même, il la
+«cherchait».</p>
+
+<p>Cette recherche durait encore, quand éclata la révolution de 1848;
+Proudhon en fut tout d'abord «abasourdi»&mdash;c'est son propre mot&mdash;et
+même quelque peu désappointé. Dans le rôle nouveau que cet événement
+lui faisait, se montra-t-il plus apte à formuler un système qui
+ne fût pas une pure négation? Non: il aboutit seulement à ces
+théories du «crédit gratuit» et de la «banque du peuple», dont M.
+Bastiat et M. Thiers firent une si prompte justice. Exaspéré de
+son insuccès, Proudhon se jeta alors plus avant que jamais dans
+les violences démagogiques, jouant, avec une sorte de vertige et
+de frénésie, ce qu'il appelait «son infernale partie», jouissant
+de l'influence malfaisante qu'il avait enfin acquise sur le peuple
+révolutionnaire, et s'enorgueillissant peut-être plus encore d'être
+devenu l'épouvantail de la bourgeoisie.</p>
+
+<p>Mais revenons au Proudhon d'avant 1848, le seul qui doive nous
+occuper ici. Il est maintenant manifeste que le sophiste pamphlétaire
+s'était lancé sans savoir où il allait; que, du premier jour au
+dernier, il avait marché à l'aventure, brisant tout sur son passage,
+sans autre inspiration, comme il l'avouait lui-même, que son «immense
+colère», beaucoup plus excentrique que vraiment original, nullement
+créateur. On comprend dès lors qu'il n'ait pas groupé de parti autour
+de lui. À peine, vers la fin de la monarchie de Juillet, voyait-il
+quelques amis nouveaux. MM. Darimon, Langlois, Chaudey, Mathey,
+Massol, remplacer les anciens qui s'étaient éloignés. En réalité,
+il demeurait toujours un isolé, en guerre avec toutes les factions,
+avec toutes les sectes. Il écrivait, le 26 mars 1847: «La répulsion
+que j'inspire est générale, depuis les communistes, républicains et
+radicaux, jusqu'aux conservateurs et aux jésuites, les jésuites de
+l'Université y compris.» Dans la masse ouvrière elle-même, bien qu'il
+commençât à être plus connu, il était loin d'avoir alors le renom
+et la popularité de Louis Blanc ou de Cabet. Un rapport de police
+disait de lui, en 1846: «Ses doctrines sont très dangereuses; il
+y a, au bout, des coups de <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> fusil; heureusement ce n'est
+pas lu.» Très peu de gens, en effet, lisaient d'un bout à l'autre
+les écrits de Proudhon. Seulement, de leurs profondeurs obscures
+jaillissaient, comme éclairées d'une lueur sinistre, certaines
+phrases qui frappaient tous les yeux. On eût compté les ateliers
+où avaient pénétré les <cite>Mémoires sur la propriété</cite> et le <cite>Système
+des contradictions économiques</cite>; mais il n'était pas un recoin des
+faubourgs où n'eussent été entendus les cris: La propriété, c'est le
+vol! et: Dieu, c'est le mal! Ainsi isolées de tout développement, ces
+formules n'apportaient pas aux ouvriers une doctrine économique ou
+philosophique; elles leur faisaient l'effet d'une sorte de tocsin,
+d'appel à la révolte, au pillage des riches, au massacre des prêtres.
+Ceux mêmes qui n'en concluaient pas à la violence immédiate y
+désapprenaient ce qui pouvait leur rester encore des vieux respects.
+«Je n'ai pas la bosse de la vénération, écrivait un jour Proudhon, et
+si je forme un v&oelig;u, c'est de l'écraser sur le front de tous les
+mortels<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158" title="Go to footnote 158"><span class="smaller">[158]</span></a>.» Il n'y réussit que trop bien. D'autres avaient déjà
+enseigné au peuple à détester la société et à nier la Providence;
+Proudhon lui apprit à leur montrer le poing et à leur cracher au
+visage.</p>
+
+<h4>VIII</h4>
+
+<p>La revue de l'armée socialiste est enfin terminée. Nous connaissons
+maintenant tous les sophistes qui, dans les dernières années de la
+monarchie de Juillet, travaillaient à pervertir l'esprit du peuple
+et à exciter ses passions; nous savons d'où ils venaient et où ils
+allaient. Rarement un tel effort avait été fait pour renverser la
+société. Sans doute, il y avait eu de tout temps des utopistes
+rêvant je ne sais quel remède aux maux qui résultent de l'inégale
+distribution des richesses. Mais ces rêveurs n'étaient pas des
+perturbateurs; ces fantaisies n'avaient <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> rien d'agressif.
+Le saint-simonisme lui-même, bien qu'il ait servi en quelque sorte
+de transition entre la chimère inoffensive des Salente d'autrefois
+et la réalité destructive du socialisme contemporain, bien qu'il
+contînt en germe presque toutes les erreurs et les convoitises des
+sectes plus récentes, était demeuré cependant un mouvement pacifique,
+étranger aux partis politiques. Tel fut aussi le caractère des
+fouriéristes à leurs débuts et de quelques autres des théoriciens
+dont il vient d'être parlé. Mais à partir de 1840, notamment avec
+Louis Blanc, avec Proudhon, avec la plupart des communistes, nous
+sommes en présence d'un phénomène tout nouveau. On dirait que la
+barrière qui avait séparé jusqu'alors le monde des réformes sociales
+de celui des agitations politiques s'est abaissée. Le rêveur passe
+tribun; la secte se transforme en faction; la thèse d'école tend à
+devenir un mot d'ordre d'insurrection; l'utopie fait alliance avec
+les passions démagogiques, poursuit, par la violence révolutionnaire,
+la réalisation immédiate de ses plans, et trouve, dans l'immense
+prolétariat industriel né, à cette époque même, de la transformation
+économique, des souffrances pour entretenir, aviver les appétits et
+les haines, des demi-instructions pour se prendre aux sophismes,
+des forces pour mettre en &oelig;uvre les desseins de renversement. Il
+y a là une menace d'une particulière gravité. Qu'on ne se rassure
+pas en relevant les divergences de doctrine qui existent entre ces
+diverses écoles; incapables de s'entendre pour une affirmation
+commune, elles s'accordent dans une négation; elles s'attaquent aux
+mêmes institutions, et surtout remuent les mêmes colères, exaspèrent
+les mêmes douleurs, allument les mêmes convoitises. Leur action
+destructive a plus d'unité que leurs théories.</p>
+
+<p>En même temps que les socialistes devenaient révolutionnaires, les
+radicaux, par une évolution correspondante, se rapprochaient du
+socialisme, dont le concours leur paraissait utile pour leur &oelig;uvre
+d'opposition subversive. Dès 1840, l'exemple de ce rapprochement
+avait été donné, non sans éclat, par M. Arago, réclamant à la
+tribune une «nouvelle <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> organisation du travail». Plusieurs,
+sans doute, dans le parti républicain, répugnaient à suivre cet
+exemple. Au <cite>National</cite>, on soutenait volontiers qu'avant de parler
+de révolution sociale il fallait d'abord faire la révolution
+politique. Mais à côté et un peu au delà du <cite>National</cite>, la <cite>Réforme</cite>,
+fondée en 1843, sous les auspices de M. Ledru-Rollin, était loin
+d'avoir les mêmes répugnances. Parmi les membres de son comité
+elle comptait M. Louis Blanc, acceptait de ses mains un programme
+entièrement conforme aux idées de cet écrivain, et lançait, en
+1845, dans les ateliers de Paris, une pétition rédigée sous la même
+inspiration. Il est d'ailleurs à remarquer que certains radicaux
+qui reculaient ou hésitaient devant les conclusions doctrinales du
+socialisme s'associaient, par calcul de tactique ou par entraînement
+déclamatoire, à ses excitations et à ses provocations. Tel était
+le cas de Lamennais. Interrogé en 1838 par Cabet, il avait répondu
+n'avoir pas encore d'idées arrêtées sur ce que devrait être
+l'«organisation du travail<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159" title="Go to footnote 159"><span class="smaller">[159]</span></a>», et plus tard, en 1847, dans une
+lettre adressée au <cite>National</cite>, tout en applaudissant aux «tentatives»
+des écoles communistes, il déclarait «ne pas approuver les moyens
+qu'elles proposaient», notamment la façon dont elles supprimaient la
+propriété individuelle. Mais cela ne l'empêchait pas de maudire avec
+elles la société actuelle et de la déclarer sataniquement organisée
+par les riches contre les pauvres. Sa rhétorique, si étrangement
+mélangée de colère et de pitié, se plaisait à peindre la misère et
+la servitude du prolétaire; il avait déjà commencé dans les <cite>Paroles
+d'un croyant</cite>; il continua dans une série de pamphlets de plus en
+plus véhéments: «Peuple, peuple, s'écriait-il, réveille-toi enfin!
+Esclaves, levez-vous, rompez vos fers... Voudriez-vous qu'un jour,
+meurtris par les fers que vous leur aurez légués, vos enfants disent:
+«Nos pères ont été plus lâches que les esclaves romains; parmi eux,
+il ne s'est pas rencontré un Spartacus<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160" title="Go to footnote 160"><span class="smaller">[160]</span></a>!» Par une inconséquence
+singulière, <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> l'auteur se défendait de vouloir la violence,
+et s'interrompait par moments pour prêcher la justice à ceux dont il
+venait d'irriter longuement les convoitises et les ressentiments.
+Naturellement, ses excitations enflammées étaient mieux entendues que
+ses conseils de sagesse. «J'ai vu des ouvriers, écrivait Proudhon,
+qui, après la lecture du dernier ouvrage de Lamennais, demandaient
+des fusils et voulaient marcher à l'instant<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161" title="Go to footnote 161"><span class="smaller">[161]</span></a>.»</p>
+
+<p>Si du radicalisme nous remontons aux régions plus tempérées de
+l'opposition dynastique, nous n'y trouvons plus d'accointances
+avec le socialisme. Quand la gauche était obligée de s'expliquer,
+elle répudiait les faux prophètes; mais elle s'en occupait peu.
+N'attendez pas de sa part une réprobation continue, une lutte active:
+ses efforts sont tendus d'un autre côté, contre le gouvernement.
+Les socialistes profitaient même parfois de sa tendance accoutumée
+à prendre sous sa protection tous les révoltés, même ceux qui lui
+étaient au fond les plus antipathiques. Et puis c'était aussi chez
+elle un parti pris de nier le péril social, par crainte que les
+intérêts effrayés ne se rejetassent du côté des conservateurs.
+Ajoutons enfin que, par le tour donné dans les dernières années à ses
+polémiques, par ses déclamations contre la corruption de la classe
+régnante, par sa façon de présenter l'organisation politique comme
+l'exploitation du pays par une sorte d'oligarchie bourgeoise, elle
+fournissait inconsciemment des armes aux socialistes.</p>
+
+<p>Le gouvernement et les conservateurs voyaient-ils mieux le <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span>
+danger et savaient-ils le combattre? Il ne s'agissait pas uniquement
+de réprimer les désordres matériels, d'intenter quelques procès de
+presse, de dissoudre quelques associations, de prendre quelques
+précautions de police. La politique qui eût borné là sa tâche eût été
+singulièrement courte et étroite. Il fallait faire plus que punir la
+manifestation extérieure du mal, il fallait guérir le mal lui-même.</p>
+
+<p>Il y avait tout d'abord, au fond du socialisme, des idées fausses:
+s'occupait-on de les redresser? Il semblait que cette tâche incombât
+particulièrement aux économistes, école nouvelle, d'origine plus ou
+moins britannique, active, remuante, déjà importante et aspirant
+à l'être plus encore. À elle de faire justice des chimères et des
+sophismes, au nom du bon sens, des lois naturelles, des faits
+nécessaires. Or si l'on ouvre le <cite>Dictionnaire d'économie politique</cite>
+au mot «Socialisme», et si l'on consulte la bibliographie des
+ouvrages publiés <em>pour</em> et <em>contre</em>, pendant la monarchie de Juillet,
+on trouvera une longue liste d'ouvrages <em>pour</em>, et à peu près rien
+<em>contre</em>; il a fallu l'explosion de 1848 pour que les économistes
+s'aperçussent qu'il y avait une société à défendre. À peine doit-on
+faire exception pour M. Louis Reybaud, qui publia, de 1840 à 1843,
+deux volumes intitulés: <cite>Études sur les réformateurs modernes</cite><a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162" title="Go to footnote 162"><span class="smaller">[162]</span></a>;
+encore l'auteur avait-il moins pour objet de redresser les idées
+populaires que d'intéresser la curiosité bourgeoise, en la mettant
+au courant d'un mouvement qu'elle ignorait. M. Reybaud était le
+premier à reconnaître qu'on n'avait pas réfuté les socialistes.
+«La société, disait-il, ne leur a répondu que par l'indifférence.
+Pour les réduire au silence, il eût fallu peu d'efforts. La société
+n'a pas daigné prendre cette peine; elle était trop haut, eux trop
+bas... À quoi bon se charger d'une justice qui se faisait toute
+seule?... Le socialisme avoué est fini ou bien près de finir<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163" title="Go to footnote 163"><span class="smaller">[163]</span></a>.»
+Les économistes ne firent donc à peu près rien, à cette époque du
+moins, pour <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> contre-balancer, dans l'esprit du peuple, tant
+de détestables enseignements. D'ailleurs, si même ils s'en fussent
+occupés, auraient-ils eu, avec leurs allures un peu froides et
+sèches, avec leur thèse, parfois impitoyable, du laisser faire et du
+laisser passer, ce qui convenait, sinon pour mettre en lumière des
+erreurs de doctrine, du moins pour aller au c&oelig;ur des misérables,
+pour satisfaire des aspirations fondées sur le besoin, pour désarmer
+des passions alimentées par la souffrance?</p>
+
+<p>À vrai dire, ce qu'il eût fallu, c'était moins de réfuter tel ou tel
+sophisme, que de remédier à la déviation morale et intellectuelle qui
+avait permis à ces sophismes de trouver crédit dans tant d'esprits.
+Le gouvernement pensait probablement avoir commencé cette &oelig;uvre,
+en s'attaquant à l'ignorance et en développant l'instruction
+primaire. Il semble bien, en effet, qu'en pareille matière le
+concours des maîtres d'école puisse être fort utile, à une condition
+cependant, c'est que ces derniers ne deviennent pas, par une sorte
+de trahison, les complices de l'ennemi. Il faut croire que, malgré
+ses honnêtes efforts, le gouvernement de Juillet ne s'était pas
+suffisamment prémuni contre cette trahison, car il devait suffire, au
+lendemain de la révolution de Février, d'une criminelle incitation
+du pouvoir, devenu momentanément révolutionnaire, pour transformer
+une bonne partie des instituteurs publics en apôtres officiels
+du socialisme. L'école ne suffisait donc pas, et elle pouvait
+même devenir un danger de plus. Avec elle et au-dessus d'elle, il
+fallait le concours de l'Église. Le socialisme était avant tout la
+contradiction des idées chrétiennes qui avaient été, depuis tant de
+siècles, le fondement de la vie morale et sociale. Un de ses docteurs
+le définissait: un effort «pour matérialiser et immédiatiser le
+paradis spirituel des chrétiens», et un autre résumait ainsi l'état
+d'esprit de ses adeptes: «Ils ne croient pas et ils veulent jouir.»
+Aussi, dans le peuple, les progrès du socialisme allaient de front
+avec ceux de l'impiété, et d'une impiété si radicale que Proudhon
+lui-même, malgré la joie sauvage qu'il en ressentait, <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> ne
+laissait pas que d'en être épouvanté<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164" title="Go to footnote 164"><span class="smaller">[164]</span></a>. Le remède ne pouvait
+être que dans le retour à la religion: seule, elle pouvait vraiment
+redresser les esprits et pacifier les c&oelig;urs des prolétaires;
+seule, elle pouvait donner à ces derniers les explications et les
+espérances qui leur rendaient la vie intelligible et supportable.
+Parmi les hommes du gouvernement, il en était plusieurs qui
+paraissaient comprendre cette vérité, et nul, par exemple, ne
+l'avait exprimée plus éloquemment que M. Guizot<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165" title="Go to footnote 165"><span class="smaller">[165]</span></a>. C'était
+évidemment pour s'y conformer que le législateur avait maintenu
+l'enseignement du catéchisme dans l'instruction primaire. Toutefois,
+le christianisme, malgré le terrain regagné depuis 1830, occupait
+encore une trop faible place dans les idées et dans la vie de la
+classe dirigeante, pour qu'on pût attendre de celle-ci une sorte
+d'apostolat religieux: son exemple agissait le plus souvent en sens
+contraire. Et puis, par une malheureuse coïncidence, le gouvernement
+se trouvait, depuis 1841, à propos de la liberté d'enseignement, en
+lutte avec les influences catholiques; au lieu d'encourager leur
+action bienfaisante, il était amené à prendre des précautions contre
+leurs prétendus empiétements, aussi préoccupé de marchander au clergé
+et aux congrégations leur part dans l'éducation de quelques enfants,
+qu'il eût dû l'être de leur confier l'éducation de cet autre grand
+enfant qu'on appelle le peuple. Aucune autre doctrine, aucune autre
+force morale n'occupait ni ne pouvait occuper, dans la bourgeoisie,
+la place que le christianisme y avait malheureusement perdue. Ce
+n'était pas la moindre cause de faiblesse de cette bourgeoisie en
+face du socialisme. Henri Heine lui-même, tout incrédule qu'il
+était, en avait le sentiment plus ou moins net: il insistait sur
+«l'avantage incalculable qui ressortait, pour le communisme, de la
+circonstance que l'ennemi qu'il combattait ne possédait, malgré toute
+sa puissance, aucun appui moral en lui-même». Et il ajoutait: «La
+société <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> actuelle ne se défend que par une plate nécessité,
+sans confiance en son droit, même sans estime pour elle-même,
+absolument comme cette ancienne société dont l'échafaudage vermoulu
+s'écroula lorsque vint le fils du charpentier<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166" title="Go to footnote 166"><span class="smaller">[166]</span></a>.»</p>
+
+<p>Au fond du socialisme, il n'y avait pas seulement une perversion
+des esprits et des c&oelig;urs, il y avait aussi, ne l'oublions pas,
+une souffrance, souffrance réelle et profonde. Vainement le progrès
+économique avait-il augmenté d'une façon générale le bien-être du
+peuple: vainement celui-ci était-il mieux logé, mieux vêtu, mieux
+nourri, mieux soigné dans ses maladies; en même temps, par une de
+ces lois mystérieuses qui déroutent et humilient la raison humaine,
+le premier résultat de ce développement industriel dont notre siècle
+s'enorgueillissait, semblait être l'apparition d'un mal nouveau,
+d'une forme spéciale de paupérisme qu'on appelait précisément le
+paupérisme industriel: misère matérielle et morale, parfois plus
+hideuse que tout ce qu'on avait vu à des époques réputées moins
+prospères, et surtout rendue plus insupportable par le voisinage
+et le contraste de la richesse que ces misérables contribuaient à
+créer. Pour avoir raison du socialisme, il n'eût donc pas suffi
+de prouver qu'il avait tort; il fallait supprimer ou soulager les
+souffrances qui étaient après tout sa principale raison d'être.
+Il serait fort injuste de dire, comme on l'a fait parfois, que la
+monarchie de Juillet ne s'est pas occupée des ouvriers. Sans mise
+en scène tapageuse, elle a fait beaucoup pour eux: développement
+des caisses d'épargne, des conseils de prud'hommes, de l'assistance
+publique, des brevets d'invention, des écoles, projets sur les
+caisses de retraite et sur les monts-de-piété, etc., etc.; et certes
+mieux vaut un gouvernement qui s'applique à résoudre modestement la
+question sociale sans la poser, que celui qui la pose bruyamment sans
+la résoudre. Toutefois, si peu de cas qu'on fasse du charlatanisme,
+n'est-on pas tenté de regretter que le gouvernement d'alors n'ait
+pas fait un peu <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> plus montre de l'intérêt qu'il portait
+aux travailleurs? Ceux-ci, en le voyant presque toujours absorbé,
+au moins en apparence, par des questions qui ne les touchaient
+aucunement, étaient plus disposés à écouter le sophiste qui affectait
+au contraire d'être exclusivement occupé de leur cause. D'ailleurs,
+il faut bien l'avouer, une partie de la bourgeoisie oubliait trop
+ses devoirs envers l'ouvrier. Je l'ai déjà dit, cette bourgeoisie,
+malgré ses qualités réelles, manquait un peu d'élévation d'esprit et
+de chaleur de c&oelig;ur; elle ne savait pas assez regarder en haut et
+aimer en bas. Et puis, dans ses rangs, combien d'individus, étourdis
+et comme grisés par l'étonnant progrès économique qui naissait de
+leurs efforts et dont ils tiraient d'immenses bénéfices, en proie
+à une sorte de fièvre de gain, de spéculation et de jouissance,
+irritaient le prolétariat par leur égoïste indifférence, en même
+temps que leurs exemples lui enseignaient toutes les convoitises
+matérialistes! De là, le cri de révolte et d'envie qui semblait
+parfois répondre, d'en bas, au culte du veau d'or qui régnait en
+haut. Là encore, n'est-ce pas la religion qui eût pu apporter le vrai
+remède au mal social, en rapprenant à cette société bourgeoise la
+leçon trop oubliée du renoncement pour soi et de la charité envers
+les autres? Dès 1837, Ozanam, considérant d'un côté le camp des
+pauvres, de l'autre le camp des riches, «dans l'un l'égoïsme qui veut
+tout retenir, dans l'autre l'égoïsme qui voudrait s'emparer de tout»,
+demandait «qu'au nom de la charité, les chrétiens s'interposassent
+entre les deux camps, qu'ils allassent, transfuges bienfaisants, de
+l'un à l'autre, obtenant des riches beaucoup d'aumônes, des pauvres
+beaucoup de résignation»; qu'ils se fissent «médiateurs» entre «un
+paupérisme furieux et désespéré» et «une aristocratie financière dont
+les entrailles s'étaient endurcies»; et alors, dans le rêve généreux
+de sa jeunesse, il voyait «cette charité paralysant, étouffant
+l'égoïsme des deux partis, diminuant chaque jour les antipathies;
+les deux camps se levant, jetant leurs armes de colère et marchant à
+la rencontre l'un de l'autre, non pour se combattre, mais pour se
+confondre, s'embrasser et ne plus faire qu'une bergerie <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> sous
+un seul pasteur, <em lang="la">unum ovile, unus pastor</em><a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167" title="Go to footnote 167"><span class="smaller">[167]</span></a>». Mais, hélas! bien
+petit était le nombre de ceux qui pensaient et surtout agissaient
+comme Ozanam!</p>
+
+<p>En somme, force est de reconnaître que la société se défendait mal
+contre ses adversaires. Heureux encore quand elle ne se faisait pas
+leur alliée, en prêtant la publicité de ses journaux et l'autorité de
+ses applaudissements à des écrits qui, comme les romans d'Eugène Süe,
+étaient l'une des plus redoutables machines de guerre du socialisme.
+À vrai dire, dans la bourgeoisie, on ne croyait pas au danger. Le
+travail, parce qu'il se faisait sous terre, échappait aux regards
+distraits. Le suffrage restreint avait cette conséquence qu'il ne
+laissait de place à aucune manifestation électorale ou parlementaire
+des idées qui fermentaient dans les masses ouvrières. «Tout le
+monde, a écrit depuis un homme mêlé à la politique de ce temps, M.
+Saint-Marc Girardin, se laissait prendre aux apparences décevantes
+du gouvernement représentatif, apparences d'autant plus décevantes
+que, comme elles ont leurs agitations de tribune et leurs troubles
+d'assemblée, l'inquiétude que causent ces troubles et ces agitations
+fait croire qu'il n'y a pas à craindre de dangers plus grands et
+plus sérieux... Les fossés qu'il fallait chaque jour éviter sur la
+route nous cachaient, chose étrange, le précipice qui nous attendait...
+La vie animée du gouvernement représentatif nous distrayait
+et nous trompait. Nous nous occupions de nos malaises, et nous
+négligions notre maladie.» De temps à autre, cependant, le désordre,
+d'ordinaire caché, se faisait jour au dehors; il se produisait comme
+des crevasses qui laissaient entrevoir la flamme du volcan et par
+lesquelles s'échappait même quelque jet de lave incandescente; ainsi
+fut-il, par exemple, à la fin de 1841, lors des révélations qu'avait
+amenées l'instruction de l'attentat de Quénisset contre le duc
+d'Aumale. Le monde politique prêtait un moment l'oreille; il poussait
+un cri de terreur; le <cite>Journal des Débats</cite> déclarait que la question
+n'était plus de savoir comment serait <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> résolu tel problème
+parlementaire, mais bien «s'il y aurait ou non un ordre social».
+Seulement, l'alarme ne durait pas: au bout de quelques jours, on ne
+songeait plus qu'il pût y avoir un autre danger que les man&oelig;uvres
+de M. Thiers ou les déclamations de M. Odilon Barrot. Le préfet de
+police, dont c'était la mission particulière de regarder à ce qui se
+passait dans les bas-fonds sociaux, signalait parfois au ministre de
+l'intérieur l'activité croissante de la propagande socialiste. «Là
+est la véritable plaie de l'époque, disait-il en terminant l'un de
+ses rapports, et l'on doit reconnaître que, chaque année, elle fait
+de nouveaux progrès. Un pareil état de choses me paraît de nature
+à éveiller la haute sollicitude du gouvernement<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168" title="Go to footnote 168"><span class="smaller">[168]</span></a>.» Le ministre
+probablement n'eût pas demandé mieux que de prendre en considération
+cet avertissement; mais, au même moment, il en était détourné par
+quelque incident de presse ou de tribune, par quelque préoccupation
+électorale. On devait arriver ainsi jusqu'à la chute de la monarchie,
+sans avoir jamais sérieusement pensé au danger du socialisme. Rien,
+du reste, ne donne mieux l'idée de cette étonnante sécurité, de
+cette inattention obstinée, de ce prodigieux aveuglement, que la
+stupeur épouvantée de la bourgeoisie, quand, le 24 février 1848,
+le socialisme, surgissant tout armé des barricades, vint exiger sa
+place, à l'Hôtel de ville, parmi les maîtres de la France.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> CHAPITRE IV<br>
+<span class="smcap">M. GUIZOT ET LORD ABERDEEN.</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à
+ l'influence française. La candidature du comte de Trapani
+ à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. La
+ candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. M.
+ Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc de
+ Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations faites à
+ ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. On continue à
+ s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet français instruit M.
+ Bresson et avertit le cabinet de Londres qu'il reprendrait sa
+ liberté si le mariage Cobourg devenait imminent. Intrigue nouée
+ entre la reine Christine et Bulwer, au printemps de 1846, pour
+ conclure ce mariage à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait
+ échouer en la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais
+ fait au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par
+ un sentiment différent. Impression que ces incidents laissent
+ au gouvernement français.&mdash;II. L'Orient après 1840. L'Égypte.
+ La question du Liban. Efforts peu efficaces de la diplomatie
+ française.&mdash;III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M.
+ Guizot propose à l'Angleterre de substituer, en Grèce, l'accord
+ à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis au
+ pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise. Succès
+ de Colettis. La légation de France le soutient et l'emporte sur
+ la légation britannique. Inconvénients de ce retour à l'ancien
+ antagonisme.&mdash;IV. L'entente cordiale se maintient surtout par
+ l'amitié personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur
+ correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi causé
+ en France à la pensée que Palmerston va reprendre la direction
+ du <i lang="en">Foreign office</i>. M. Thiers, au contraire, qui a partie liée
+ avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig ne peut se former à
+ cause des objections faites contre Palmerston. Voyage de ce
+ dernier en France. Chute définitive du ministère Peel et rentrée
+ de Palmerston.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>Les affaires étrangères n'avaient pas tenu, dans les grands
+débats politiques de la session de 1846, la même place que les
+années précédentes. Il n'en faut pas conclure que le gouvernement
+français n'avait plus de problème extérieur à résoudre ou du moins
+à surveiller. Au dehors comme au <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> dedans, les ministres
+n'ont jamais de telles vacances. À défaut des accidents imprévus et
+extraordinaires qui avaient naguère mis en question la paix du monde
+et l'existence du cabinet, restaient les difficultés permanentes
+que notre diplomatie ne pouvait perdre de vue, alors même qu'aucun
+fait public n'attirait sur elles l'attention de la foule. En 1846,
+les plus graves de ces difficultés avaient pour siège l'Espagne et
+l'Orient, où, depuis si longtemps, se heurtaient les influences
+rivales de la France et de l'Angleterre.</p>
+
+<p>Des affaires d'Espagne, qui depuis la mort de Ferdinand VII avaient
+causé tant d'embarras à notre gouvernement, il a été déjà question
+plusieurs fois<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169" title="Go to footnote 169"><span class="smaller">[169]</span></a>. Il convient d'en reprendre le récit au moment
+où nous l'avions interrompu, c'est-à-dire dans la seconde moitié
+de 1843, alors que le cabinet de Londres, éclairé par la chute
+d'Espartero, consentait enfin à s'entendre avec celui de Paris
+et à substituer, dans la Péninsule, l'action commune au vieil
+antagonisme; c'était, on le sait, la première manifestation de
+«l'entente cordiale». Cette nouvelle politique ne parut pas tout
+d'abord avoir des effets défavorables à la France. Au contraire,
+notre influence reprit peu à peu, à Madrid, le terrain qu'elle avait
+perdu pendant la régence d'Espartero. À travers mille intrigues de
+cour ou de parlement, dans lesquelles tous les partis mêlaient&mdash;comme
+cela ne se voyait qu'en Espagne&mdash;les procédés de révolution et ceux
+d'ancien régime, le pouvoir ministériel passa successivement des
+radicaux avancés, clients de l'Angleterre, à des radicaux de plus
+en plus modérés, et finit par arriver, en mai 1844, aux mains du
+général Narvaez et des autres chefs de l'ancien parti français. Dès
+le mois de février précédent, la reine mère Christine, qui, pendant
+son exil, vivait à Paris, dans l'intimité des Tuileries, avait été
+solennellement rappelée et avait repris, sous le nom de sa fille,
+l'exercice du pouvoir royal. Les élections, faites à la fin de
+1844, donnèrent une majorité conservatrice, et le premier acte de
+<span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> la Chambre nouvelle fut de réformer la constitution dans un
+sens monarchique. La réaction était donc complète. Le gouvernement
+français ne pouvait la voir avec déplaisir, et il était disposé à
+la seconder. Toutefois il était bien résolu à ne pas retomber dans
+l'ornière de l'ancienne rivalité. M. Guizot avait proclamé cette
+volonté à la tribune de la Chambre des députés, dès le 21 janvier
+1844, et surtout il s'appliqua à en bien pénétrer l'ambassadeur de
+France à Madrid, qui, depuis novembre 1843, se trouvait être le comte
+Bresson, jusqu'alors accrédité près la cour de Berlin. Ce n'était
+pas, en effet, entre les ministres dirigeants à Paris et à Londres
+que l'entente cordiale avait le plus de peine à s'établir; c'était
+au loin, entre les agents diplomatiques des deux puissances. Les
+ministres, voyant par position les choses de haut et d'ensemble,
+pouvaient prendre leur parti de tel sacrifice local qu'ils savaient
+être compensé par les avantages généraux du système. Les agents,
+placés au milieu d'un théâtre circonscrit, étaient portés à y borner
+leur vue; autour d'eux, tout&mdash;hommes et choses, traditions du passé
+et tentations de l'heure présente&mdash;les poussait à l'antagonisme.
+Pour y échapper, il leur fallait remonter la pente naturelle de leur
+fonction. M. Guizot connaissait notre nouvel ambassadeur à Madrid
+pour un esprit ardent, prompt à la lutte, mais aussi fort capable
+de comprendre une grande politique et de s'y dévouer; il le pressa
+de «n'épouser aucune querelle, aucune coterie, aucun nom propre»,
+de prêcher à tous, particulièrement à nos amis, la concorde, la
+modération, et le détourna d'opposer un parti français à un parti
+anglais<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a><a href="#footnote170" title="Go to footnote 170"><span class="smaller">[170]</span></a>. Pour ce qui dépendait de lui, loin d'appuyer sur les
+échecs infligés en Espagne à l'influence britannique, il cherchait à
+les atténuer: ainsi retarda-t-il la rentrée de la reine Christine,
+jusqu'à ce que le cabinet de Londres en eût reconnu la nécessité.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> En dépit de ces ménagements, le tour pris par les événements
+au delà des Pyrénées était désagréable au gouvernement anglais,
+d'autant que lord Palmerston ne manquait pas d'y montrer le fruit
+de la politique suivie par ses successeurs. Lord Aberdeen en était
+parfois un peu triste, mais il n'en persistait pas moins à répudier
+«cette politique d'antagonisme qui, disait-il, avait beaucoup nui à
+l'Espagne, sans beaucoup servir à l'Angleterre», et il proclamait
+que «seule, la coopération des deux puissances occidentales
+pouvait assurer la prospérité de la Péninsule». Tel fut le sens
+des instructions que, lui aussi, il envoya à son représentant près
+la cour de Madrid. Celui-ci avait été changé en même temps que
+l'ambassadeur de France; malheureusement, en cette circonstance, on
+n'avait fait qu'à demi les choses: si M. Aston avait été rappelé pour
+avoir été trop engagé dans l'ancienne rivalité, il avait été remplacé
+par sir Henri Bulwer, homme d'esprit, naguère premier secrétaire de
+l'ambassade anglaise à Paris, mais, au fond, de la clientèle de lord
+Palmerston et, comme tel, mal préparé à se faire l'instrument d'une
+politique d'union. Aussi les rapports furent-ils tout de suite assez
+tendus entre le nouveau ministre d'Angleterre et le comte Bresson,
+qui, de son côté, n'était d'humeur à permettre ni qu'on lui manquât
+dans les petites choses, ni qu'on l'entravât dans les grandes.</p>
+
+<p>Les mauvais procédés de l'agent anglais n'ébranlèrent pas la volonté
+conciliante de M. Guizot; il n'en prêcha pas moins la patience à son
+ambassadeur. «Soyez, lui écrivait-il, toujours bien avec Bulwer et
+pour lui; rendez-lui de bons offices. Ne fermez point l'&oelig;il sur
+ses petites menées, et tenez-moi toujours au courant; mais qu'il
+n'en paraisse rien dans vos rapports avec lui, dans votre langage
+sur lui. Vous avez vu le bon, le très beau langage de lord Aberdeen.
+C'est là l'essentiel. Prenez cela pour le symptôme assuré et le vrai
+diapason des intentions et des rapports des deux gouvernements. Que
+Bulwer, comblé de vos bons procédés, de vos bons offices, ne puisse,
+s'il fait des fautes et subit des échecs, s'en prendre qu'à lui-même.
+L'entente cordiale n'est pas, je le sais, un fait de facile <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span>
+exécution sur tous les points et tous les jours. C'est pourtant le
+fait essentiel à la situation générale, et je m'en rapporte à vous
+pour le maintenir au-dessus des difficultés locales qui pèsent sur
+vous<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a><a href="#footnote171" title="Go to footnote 171"><span class="smaller">[171]</span></a>.»</p>
+
+<p>Dès l'établissement de l'entente cordiale en Espagne, M. Guizot
+avait déclaré que «la plus grave des questions auxquelles elle
+devait s'appliquer était sans contredit celle du mariage futur de
+la reine Isabelle<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a><a href="#footnote172" title="Go to footnote 172"><span class="smaller">[172]</span></a>». On se rappelle quelle était sur ce point
+notre politique nettement proclamée: nous consentions à l'exclusion
+des princes français, mais nous exigions un Bourbon, et, par
+cette raison, nous avions absolument repoussé la candidature du
+prince de Cobourg<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a><a href="#footnote173" title="Go to footnote 173"><span class="smaller">[173]</span></a>. On n'a pas oublié non plus comment, dans
+l'entrevue d'Eu, le gouvernement anglais, sans adhérer formellement
+et en principe à notre prétention, avait paru s'engager en fait à
+la soutenir, ou tout au moins à ne pas la contrarier<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a><a href="#footnote174" title="Go to footnote 174"><span class="smaller">[174]</span></a>. Notre
+candidat était alors le comte de Trapani, second frère du roi de
+Naples, et également frère de la reine Christine. Ce n'était pas que
+notre cabinet eût aucune préférence absolue pour ce prince. S'il
+l'avait désigné, c'est qu'à ce moment, il lui paraissait le seul
+Bourbon possible. Les neveux de Ferdinand VII,&mdash;le duc de Cadix et le
+duc de Séville,&mdash;se trouvaient écartés à cause de la haine passionnée
+que leur mère doña Carlotta témoignait à sa s&oelig;ur la reine
+Christine. La mort de Carlotta, en janvier 1844, ayant paru atténuer
+cet obstacle, M. Guizot se hâta de déclarer que «la combinaison
+napolitaine n'était pas pour nous une combinaison exclusive», et que,
+par exemple, nous ne ferions pas d'objection au duc de Cadix. Cette
+ouverture n'eut alors aucune suite; ce prince n'était pas <em lang="la">persona
+grata</em> auprès d'Isabelle et de sa mère. Celle-ci disait à Narvaez, au
+mois de mars 1844, en arrivant en Espagne: «Je suis décidée pour mon
+frère Trapani.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> Il ne fallut pas longtemps, cependant, pour s'apercevoir
+que cette dernière candidature se heurtait à de grosses difficultés.
+La principale n'était pas l'opposition de M. de Metternich, qui
+poursuivait «son idée» d'un mariage d'Isabelle avec le fils de don
+Carlos<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a><a href="#footnote175" title="Go to footnote 175"><span class="smaller">[175]</span></a>, et qui redoutait, au point de vue de sa politique
+italienne, de voir «Naples entrer dans l'orbite de la France<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a><a href="#footnote176" title="Go to footnote 176"><span class="smaller">[176]</span></a>»;
+ce n'étaient pas non plus l'inertie maladroite et les hésitations
+soupçonneuses du roi des Deux-Siciles, qui craignait d'être la dupe
+de Louis-Philippe, et qui s'imaginait que ce prince n'avait pas
+renoncé sincèrement à prendre la main d'Isabelle pour un de ses
+fils. Le véritable obstacle était en Espagne. Au fond, personne
+n'y voulait de Trapani: les radicaux, parce que c'était notre
+candidat; les modérés, parce qu'ils désiraient un «grand mariage» qui
+affermît leur monarchie constitutionnelle et lui assurât «un point
+d'appui au dehors»; ce point d'appui, ils l'eussent trouvé dans le
+mariage français, qu'en dépit de nos refus ils tentaient toujours
+de remettre sur le tapis; ils ne le trouvaient pas dans un prince
+d'un État secondaire, à peine âgé de seize ans, non encore sorti
+du collège de Jésuites où il portait la soutane, et ayant d'autant
+moins de prestige aux yeux des Espagnols que ceux-ci avaient gardé,
+du temps où ils dominaient dans l'Italie méridionale, l'habitude de
+mépriser les Napolitains. La reine Christine, tout en feignant, par
+déférence pour le gouvernement français, de poursuivre le mariage
+Trapani, le faisait sans désir sérieux de réussir, au contraire avec
+l'arrière-pensée de retarder toute conclusion et avec l'espoir de
+nous arracher, un jour ou l'autre, un prince français. M. Bresson
+sentait son habileté et son énergie impuissantes à vaincre ces
+résistances. Chaque fois qu'il croyait toucher au but, survenait un
+incident qui l'en éloignait.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, la candidature du prince de Cobourg, bien
+que rentrée dans l'ombre, n'était pas abandonnée: elle <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span>
+paraissait même trouver faveur, en Espagne, chez certains membres du
+parti modéré, offusqués du cercle étroit dans lequel nous prétendions
+les renfermer. L'un d'eux, le duc de Sotomayor, ministre à Londres,
+disait très haut: «Si le roi Louis-Philippe ne nous donne pas un de
+ses fils, nous prendrons de la main des Anglais un Cobourg, parce
+qu'il nous faut à tout prix l'appui d'une grande puissance<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a><a href="#footnote177" title="Go to footnote 177"><span class="smaller">[177]</span></a>.»
+Bien plus, on pouvait se demander si ce sentiment n'était pas celui
+de la reine Christine. Un jour, M. Bresson lui racontait plaisamment
+qu'à une insinuation de l'envoyé anglais sur le mariage Cobourg il
+avait répondu: «Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé
+de pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j'ai fait
+élire en quarante-huit heures le duc de Nemours; je puis assurer
+qu'il ne m'en faut ici que vingt-quatre pour faire proclamer le duc
+d'Aumale.» Loin d'être choquée de cette assurance, la Reine mère
+répliqua sur le même ton: «Il ne vous faudrait pas tant de temps,
+et si je savais que ce fût le moyen d'arriver à mon but, moi aussi
+je pousserais le Cobourg<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a><a href="#footnote178" title="Go to footnote 178"><span class="smaller">[178]</span></a>.» Ce «mariage anglais» dont elle
+nous menaçait en riant, elle y pensait à part elle beaucoup plus
+sérieusement: c'était la ressource qu'elle se réservait au cas où le
+mariage français deviendrait décidément impossible. Dès la fin de
+1843, étant encore à Paris et recevant sir Henri Bulwer qui allait
+prendre possession de son poste à Madrid, elle lui avait témoigné
+tout le prix qu'elle attachait au bon vouloir de l'Angleterre, et lui
+avait fait connaître son intention de soutenir le prince de Cobourg,
+si, comme elle le craignait, elle ne pouvait obtenir un des fils
+de Louis-Philippe<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a><a href="#footnote179" title="Go to footnote 179"><span class="smaller">[179]</span></a>. Une fois revenue en Espagne, l'astucieuse
+princesse, en qui l'on croyait voir parfois une nouvelle Catherine
+de Médicis, continua à tenir le même langage en causant avec
+certains adversaires de l'influence française, et ses propos <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span>
+revinrent plus d'une fois aux oreilles de notre ambassadeur.</p>
+
+<p>Tout cela n'était pas fait pour donner à M. Bresson grand espoir
+dans le succès du candidat napolitain; avec son esprit vif et un peu
+impatient, il se voyait déjà acculé à cette alternative: ou consentir
+au mariage français, ou laisser faire le mariage Cobourg. Il ne
+craignait pas les difficultés, à la condition de connaître nettement
+son but. Il se décida donc, en septembre 1844, à demander hardiment
+à M. Guizot ce qu'il comptait faire au cas où la question serait
+ainsi circonscrite. «Je vous en prie, lui écrivait-il, répondez-moi
+aussi nettement que je vais vous dire ma façon de penser. Je regarde
+un prince français comme une glorieuse, et déplorable extrémité, un
+prince allemand comme le coup le plus pénétrant, le plus sensible
+à l'honneur de la France et à l'orgueil, à l'existence peut-être
+de notre dynastie. Entre un prince français et un prince allemand,
+réduit, adossé à ces termes, je n'hésiterais pas un moment: je ferais
+choisir un prince français. Ici, cher ministre, mes antécédents me
+donnent le droit de soumettre respectueusement au Roi et à vous
+quelques observations personnelles. En 1831, quand la question
+s'est posée, en Belgique, entre le duc de Leuchtenberg et le duc
+de Nemours, je me suis trouvé dans une position identique. Je ne
+rappellerai pas à Sa Majesté cette conversation que je suis venu
+chercher à toute bride de Bruxelles... J'ai pris sur moi une immense
+responsabilité: j'ai fait élire M. le duc de Nemours, et je n'hésite
+pas à reconnaître que je l'ai fait sans l'assentiment du Roi et de
+son ministre<a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a><a href="#footnote180" title="Go to footnote 180"><span class="smaller">[180]</span></a>. C'était très grave pour ma carrière, pour ma
+réputation même; j'ai touché à ma ruine... Mon cher ministre, je
+ne pourrais repasser par ce chemin, ni courir de pareils risques;
+je ne serais plus, aux yeux de tous, qu'un brûlot de duperie ou de
+tromperie... Expliquons-nous donc secrètement entre nous, mais sans
+détour. Sur quoi puis-je compter?... Si la combinaison napolitaine
+échoue, si, après avoir tenté, je l'atteste sur l'honneur, tous les
+efforts pour la faire triompher, <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> je me trouve forcément
+amené, pour épargner à notre roi et à notre pays une blessure
+profonde, à faire proclamer un prince français pour époux de la
+Reine, accepterez-vous ce choix, et en assurerez-vous à tout prix
+l'accomplissement?»</p>
+
+<p>Cette interrogation si précise ne blessa pas M. Guizot; bien au
+contraire, elle lui plut, et il témoigna en termes généraux à son
+ambassadeur une confiance qui était un encouragement. Toutefois il
+évita de répondre directement à la question posée. Placé en face de
+l'hypothèse imaginée par M. Bresson, il eût senti et agi comme lui,
+et il était bien aise de le voir dans ces dispositions; mais, ne
+croyant pas cette extrémité aussi fatale ni surtout aussi proche, il
+ne voulait rien faire qui pût porter un agent résolu, prompt, ardent,
+à précipiter les événements. Comme il l'a dit, «certaines choses sont
+si difficiles à faire à propos et dans la juste mesure, qu'il ne faut
+jamais les dire aux autres, et à peine à soi-même, tant qu'on n'est
+pas absolument appelé à les faire». Pour le moment, quand les modérés
+gouvernaient à Madrid et lord Aberdeen à Londres, notre ministre se
+croyait garanti, sinon contre les embarras, les entraves, les délais,
+du moins contre toute surprise déloyale; il voulait donc, de son
+côté, épuiser toutes les chances de résoudre la question sans porter
+atteinte à l'entente cordiale.</p>
+
+<p>La demande de M. Bresson ne fut pourtant pas entièrement sans
+résultat. Le gouvernement français, préoccupé des répugnances
+qu'on lui signalait en Espagne contre le mariage napolitain, donna
+à entendre qu'il ne répugnerait pas à le fortifier par une union
+du plus jeune fils du Roi, le duc de Montpensier, avec la s&oelig;ur
+cadette de la reine Isabelle, l'infante doña Luisa Fernanda. Ce fut
+le 26 novembre 1844 que M. Guizot parla pour la première fois de ce
+projet à M. Bresson; il l'avisa en même temps que ce second mariage
+ne pourrait avoir lieu que «quand la Reine serait mariée et aurait
+un enfant», c'est-à-dire quand l'Infante ne serait plus l'héritière
+présomptive de la couronne. Par cette réserve faite spontanément,
+avant toute communication du cabinet anglais, notre gouvernement
+marquait que ce second mariage n'était <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> pas pour lui un moyen
+détourné de revenir sur ses déclarations antérieures et de mettre un
+fils de France sur le trône d'Espagne. Ne donnait-il pas du reste, à
+cette même époque, une autre preuve de sa loyauté en mariant à une
+princesse napolitaine le duc d'Aumale, dont, à Madrid, on avait tant
+désiré faire l'époux d'Isabelle<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a><a href="#footnote181" title="Go to footnote 181"><span class="smaller">[181]</span></a>? L'ouverture relative au duc de
+Montpensier fut reçue avec joie par la cour espagnole. Ce n'était
+pas tout ce que cette cour eût voulu; mais elle se félicitait de ce
+demi-résultat. Narvaez, qui était encore à la tête du ministère,
+entra dans le nouveau projet avec son impétuosité accoutumée,
+non sans essayer, il est vrai, d'obtenir plus encore: «Pourquoi,
+disait-il à M. Bresson, ne pas nous donner le prince pour la Reine?»
+Au moins aurait-il désiré conclure sur-le-champ un compromis secret
+pour le mariage de l'Infante: M. Bresson eut quelque peine à se
+dérober à ses instances et à ajourner tout engagement formel.
+Quant à la reine Christine, aussitôt que son ministre lui parla de
+la proposition du gouvernement français: «Pour l'amour de Dieu,
+s'écria-t-elle, ne laisse pas échapper ce prince!»</p>
+
+<p>Le gouvernement britannique fut quelque temps sans connaître cette
+éventualité d'un mariage du duc de Montpensier avec l'Infante.
+Quand il en fut informé, dans l'été de 1845, il ne cacha pas
+son déplaisir et son inquiétude<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a><a href="#footnote182" title="Go to footnote 182"><span class="smaller">[182]</span></a>. Aussi, lors de la seconde
+visite de la reine Victoria à Eu, au mois de septembre de la même
+année, Louis-Philippe et M. Guizot jugèrent-ils à propos d'aller
+au-devant des soupçons qu'ils devinaient, et de prendre l'initiative
+d'explications rassurantes. Ce qui fut dit, il importe d'autant plus
+de le savoir avec précision, que les Anglais devaient reprocher plus
+tard à notre gouvernement d'avoir manqué aux engagements pris en
+cette circonstance. Le Roi commença par déclarer à la Reine et à son
+ministre que le duc de Montpensier n'épouserait l'Infante que lorsque
+Isabelle serait mariée et aurait un enfant; après ces assurances qui
+ne lui coûtaient pas, car elles étaient la répétition des <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span>
+instructions spontanément données à M. Bresson dès novembre 1844, il
+ajouta: «Mais il faut un peu de réciprocité dans cette affaire, et,
+si je vous donne vos sécurités, il est juste qu'en retour vous me
+donniez les miennes. Or les miennes sont que vous ferez ce que vous
+pourrez pour tâcher que ce soit parmi les descendants de Philippe V
+que la Reine choisisse son époux, et que la candidature du prince
+Léopold de Saxe-Cobourg soit écartée.&mdash;Soit, répondit lord Aberdeen,
+nous pensons comme vous que le mieux serait que la Reine prît son
+époux parmi les descendants de Philippe V. Nous ne pouvons pas nous
+mettre en avant sur cette question, mais nous vous laisserons faire;
+nous nous bornerons à vous suivre et, dans tous les cas, à ne rien
+faire contre vous. Quant à la candidature du prince Léopold de
+Saxe-Cobourg, vous pouvez être tranquille sur ce point: je réponds
+qu'elle ne sera ni avouée ni appuyée par l'Angleterre, et qu'elle
+ne vous gênera pas<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a><a href="#footnote183" title="Go to footnote 183"><span class="smaller">[183]</span></a>.» Tout ceci fut dit non pas une fois,
+mais plusieurs fois, pendant le court séjour de la reine Victoria
+à Eu, et le langage tenu par M. Guizot fut absolument conforme à
+celui du Roi. Ainsi rien de plus net: les assurances données par
+le gouvernement français au sujet du mariage du duc de Montpensier
+étaient formelles, mais conditionnelles; du jour où le cabinet
+anglais manquerait à ce que nous attendions de lui et que son langage
+nous faisait espérer, nous reprendrions notre liberté. De notre part,
+une telle attitude n'était pas nouvelle; notre gouvernement avait
+souvent insisté&mdash;notamment lors de la première entrevue d'Eu&mdash;sur le
+caractère synallagmatique des engagements qu'il prenait<a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a><a href="#footnote184" title="Go to footnote 184"><span class="smaller">[184]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> L'Espagne à peu près satisfaite et l'Angleterre rassurée,
+le cabinet français ne pouvait-il pas enfin se croire près du but?
+Non; dans les derniers mois de 1845 et au commencement de 1846, il
+lui revint que les Cobourg se donnaient plus de mouvement que jamais:
+plusieurs d'entre eux, dont le prince Léopold, l'aspirant à la main
+d'Isabelle, s'étaient réunis à la cour de Lisbonne qui leur servait
+en quelque sorte de base d'opération; il était même question d'un
+voyage de Léopold en Espagne; on ajoutait que le roi des Belges, et,
+ce qui était plus grave encore, que le prince Albert et la reine
+Victoria s'intéressaient au succès de ces démarches<a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a><a href="#footnote185" title="Go to footnote 185"><span class="smaller">[185]</span></a>: c'était du
+moins ce qu'un diplomate portugais, revenant d'un voyage à Cobourg
+et à Londres, assurait à sir Henri Bulwer<a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a><a href="#footnote186" title="Go to footnote 186"><span class="smaller">[186]</span></a>. Ce dernier n'avait
+pas besoin d'être poussé dans ce sens. Dès l'origine, il avait jugé
+«monstrueuse» notre prétention d'imposer un Bourbon comme mari de
+la Reine, et avait regretté que son <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> gouvernement ne la
+combattît pas ouvertement; aussi tâchait-il d'y faire obstacle sous
+main, appuyait, dans ses conversations, sur l'impopularité du comte
+de Trapani, aidait aux ajournements, s'appliquait, comme le disait
+alors M. Guizot, «à jeter du trouble dans les esprits, à entr'ouvrir
+pêle-mêle toutes les portes, à ménager toutes les chances», notamment
+celle du mariage Cobourg; en réalité, il avait fait de ce mariage
+son but secret; il se disait que s'il parvenait à l'accomplir,
+on ne lui saurait pas mauvais gré à Windsor d'avoir méconnu les
+instructions du <i lang="en">Foreign office</i><a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a><a href="#footnote187" title="Go to footnote 187"><span class="smaller">[187]</span></a>. N'y avait-il pas, d'ailleurs,
+dans ces instructions, à côté des recommandations de marcher d'accord
+avec la France, la réserve du droit que l'Espagne avait de choisir
+librement l'époux de la Reine? Bulwer affectait de ne voir que cette
+réserve, et son jeu était de susciter, à Madrid, une résistance, en
+apparence spontanée, aux vues de la France, se flattant qu'en raison
+de ses déclarations le gouvernement britannique se considérerait
+comme tenu de respecter et de faire respecter cette manifestation
+de l'indépendance espagnole. Lord Aberdeen, qui eût réprouvé sans
+aucun doute une telle interprétation de ses instructions, était,
+tout le premier, trompé par son agent, et il nous affirmait, de la
+meilleure foi du monde, que celui-ci «ne faisait rien pour favoriser
+le mariage Cobourg<a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a><a href="#footnote188" title="Go to footnote 188"><span class="smaller">[188]</span></a>». Lui-même, d'ailleurs, gêné par ce qu'il
+savait des préférences secrètes de sa cour, n'était pas toujours
+aussi net et aussi ferme qu'on l'eût désiré. À M. Guizot, qui lui
+demandait de «ne laisser au prince de Cobourg aucune possibilité de
+se présenter sous les couleurs de l'Angleterre», et qui insistait
+pour qu'il «frappât ainsi d'impuissance tous les barbouillages
+subalternes de Madrid<a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a><a href="#footnote189" title="Go to footnote 189"><span class="smaller">[189]</span></a>», il fit d'abord une réponse un peu
+embarrassée; il protesta qu'il «voulait, comme nous, un prince de
+Bourbon sur le trône d'Espagne», qu'il «le pensait et le disait»,
+mais qu'il n'avait «aucune action directe <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> sur les princes
+de Cobourg», et que «la Reine restait libre d'en choisir un s'il lui
+plaisait». Néanmoins, pressé par nous et aussi par sa conscience,
+il se décida à parler nettement au prince Albert. Eut-il quelque
+difficulté à le convaincre? En tout cas, au sortir de cet entretien,
+il dit à notre représentant, M. de Jarnac: «Tout est maintenant
+réglé comme vous le souhaitez; vous pouvez désormais tenir pour
+certain qu'il n'y a, à Windsor, aucune prétention, aucune vue sur
+la main de la reine d'Espagne pour le prince Léopold, et que notre
+cour, comme notre cabinet, déconseillera toute pensée semblable...
+Je puis vous répondre, sur ma parole de <i lang="en">gentleman</i>, que vous
+n'avez rien à craindre de ce côté<a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a><a href="#footnote190" title="Go to footnote 190"><span class="smaller">[190]</span></a>.» Et il ajoutait, un peu plus
+tard: «Après ce qui s'est passé entre le prince Albert et moi, il
+est impossible qu'il entre dans une intrigue; il n'oserait plus me
+regarder en face<a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a><a href="#footnote191" title="Go to footnote 191"><span class="smaller">[191]</span></a>.» La bonne foi de lord Aberdeen est hors de
+toute contestation; on ne saurait douter non plus de celle du prince
+Albert; cependant l'intrigue Cobourg allait toujours son train, et
+M. Guizot se croyait fondé à écrire, le 10 décembre 1845, au comte
+Bresson: «Plus j'y regarde, plus je demeure convaincu qu'il y a, en
+Espagne et autour de l'Espagne, un travail actif et incessant pour
+amener le mariage d'un prince de Cobourg soit avec la Reine, soit
+avec l'Infante. Le gouvernement anglais ne travaille pas positivement
+à ce mariage, mais il ne travaille pas non plus efficacement à
+l'empêcher; il ne dit pas à toute combinaison qui ferait arriver un
+prince de Cobourg au trône d'Espagne, un <em>non</em> péremptoire, comme
+nous le disons, nous, pour un prince français.»</p>
+
+<p>Dans cette situation, notre gouvernement jugea nécessaires deux
+démarches, l'une à Madrid, l'autre à Londres: la première pour bien
+armer son représentant en Espagne, la seconde <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> pour bien
+avertir le cabinet anglais. J'ai dit tout à l'heure qu'interrogé par
+M. Bresson, en septembre 1844, sur certaines hypothèses extrêmes,
+M. Guizot avait alors évité de répondre<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a><a href="#footnote192" title="Go to footnote 192"><span class="smaller">[192]</span></a>; à la fin de 1845, il
+crut le moment venu de s'expliquer sans ambages: «Nous ne pouvons,
+écrivit-il le 10 décembre à notre ambassadeur, jouer un rôle de
+dupes. Nous continuerons à suivre loyalement notre politique,
+c'est-à-dire à écarter toute combinaison qui pourrait rallumer le
+conflit entre la France et l'Angleterre à propos de l'Espagne. Mais
+si nous nous apercevions que, de l'autre côté, on n'est pas aussi
+net et aussi décidé que nous; si, par exemple, soit par l'inertie
+du gouvernement anglais, soit par le fait de ses amis en Espagne
+et autour de l'Espagne, un mariage se préparait, pour la Reine ou
+pour l'Infante, qui mît en péril notre principe,&mdash;les descendants de
+Philippe V,&mdash;et si cette combinaison avait, auprès du gouvernement
+espagnol, des chances de succès, aussitôt nous nous mettrions en
+avant sans réserve, et nous demanderions simplement et hautement la
+préférence pour M. le duc de Montpensier.» Toutefois, le ministre
+recommandait à M. Bresson, dont il redoutait toujours un peu
+l'ardeur, «de ne faire usage de cette arme qu'en cas de nécessité».
+«Maintenez notre politique jusqu'au bout, lui disait-il, aussi
+longtemps qu'on ne nous la rendra pas impossible.»</p>
+
+<p>Si le gouvernement français ne voulait pas «être dupe», il tenait
+aussi à ne tromper personne; de là, sa seconde démarche. M. Guizot
+rédigea, le 27 février 1846, un <em lang="la">memorandum</em> destiné à faire bien
+connaître à Londres les résolutions qu'il pourrait être amené à
+prendre. Il y rappelait d'abord les difficultés que rencontrait le
+mariage Bourbon, la «neutralité froide» et l'«inertie» du cabinet
+britannique, le travail fait pour le mariage Cobourg; puis il
+déclarait que «si le mariage soit de la Reine, soit de l'Infante,
+avec le prince Léopold ou avec tout autre prince étranger aux
+descendants de Philippe V, devenait probable et imminent, nous
+serions affranchis de tout engagement <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> et libres d'agir
+immédiatement pour parer le coup, en demandant la main soit de
+la Reine, soit de l'Infante pour M. le duc de Montpensier»; il
+souhaitait de «ne pas en venir à cette extrémité», mais ne voyait
+«qu'un moyen de la prévenir», c'était que «le cabinet anglais s'unît
+à nous pour remettre à flot l'un des descendants de Philippe V».
+«Nous nous faisons un devoir de loyauté, disait-il en terminant,
+de prévenir le cabinet anglais que, sans cela, nous pourrions nous
+trouver obligés d'agir comme je viens de l'indiquer.» Communiqué
+aussitôt à lord Aberdeen, cet important document ne provoqua de sa
+part aucune contradiction ni observation.</p>
+
+<p>Notre position était ainsi nettement prise, mais le danger n'était
+pas supprimé. Bien au contraire, il allait devenir plus menaçant
+que jamais. En avril 1846, trois personnages qui pouvaient, à des
+degrés divers, parler au nom de la reine Christine,&mdash;d'abord son
+secrétaire privé, M. Donoso Cortès, ensuite l'ancien garde du corps
+devenu son mari sous le nom de duc de Rianzarès, enfin M. Isturiz
+qui venait de remplacer le général Narvaez à la tête du ministère
+espagnol,&mdash;s'abouchèrent mystérieusement, l'un après l'autre, avec
+sir Henri Bulwer; ils lui annoncèrent que la Reine mère, lasse de la
+prépotence française, était disposée à marier sa fille au prince de
+Cobourg, seulement qu'elle désirait savoir si, en s'exposant ainsi
+aux ressentiments de la France, elle pourrait compter sur l'appui
+de l'Angleterre. Une telle démarche devrait étonner de la part
+de Christine, naguère si étroitement liée, en apparence, à notre
+politique. Mais ce n'était pas la première fois qu'on la voyait
+pencher vers les Cobourg, soit par dépit de n'avoir pas obtenu un
+prince français, soit dans l'espoir de nous l'arracher; avec cette
+princesse, on ne savait jamais ce qui était réalité ou feinte.
+D'après les aveux faits plus tard par M. Isturiz lui-même au comte
+Bresson<a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a><a href="#footnote193" title="Go to footnote 193"><span class="smaller">[193]</span></a>, l'intrigue avait été mise en train par le banquier
+Salamanca; ce manieur d'argent, riche, peu scrupuleux, fort engagé
+dans le parti <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> radical et anglais, avait trouvé moyen de
+gagner le duc de Rianzarès et, par lui, était arrivé jusqu'à la reine
+Christine.</p>
+
+<p>Sir Henri Bulwer n'avait nulle envie de décourager les ouvertures qui
+lui étaient faites et que, sous main, il avait probablement contribué
+à provoquer. Mais, officiellement, que pouvait-il y répondre?
+Lui-même nous a exposé en ces termes son embarras: «Le gouvernement
+britannique ne reconnaissait pas la prétention de la France d'imposer
+un mari à la Reine: cela impliquait qu'il soutiendrait l'Espagne
+si elle faisait un choix indépendant; toutefois, cela ne le disait
+pas clairement, et je savais que lord Aberdeen n'aurait pas aimé me
+le voir dire. D'autre part, donner à entendre au gouvernement de
+Madrid qu'il n'avait qu'à se soumettre, m'exposait également à un
+blâme. L'affaire était encore compliquée par le fait que le choix
+de la reine Christine se portait sur le prince de Cobourg: si un
+tel choix était chose indifférente aux yeux du peuple et du cabinet
+anglais, il ne l'était pas pour la famille royale d'Angleterre<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a><a href="#footnote194" title="Go to footnote 194"><span class="smaller">[194]</span></a>.»
+Bulwer ne nous dit pas bien explicitement comment il se tira de ces
+difficultés; mais l'un de ses interlocuteurs, M. Isturiz, a été moins
+discret, et voici, d'après son témoignage, la réponse que lui fit
+le ministre d'Angleterre<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a><a href="#footnote195" title="Go to footnote 195"><span class="smaller">[195]</span></a>: «Il faut que cette affaire ait l'air
+d'être entièrement espagnole. La reine Victoria la verra avec la plus
+grande joie; mais vous n'ignorez pas que, chez nous, les désirs de la
+Reine ne font pas loi pour le cabinet. Lord Aberdeen ne voudra pas,
+par l'adoption ostensible de ce candidat, compromettre ses rapports
+avec la France, s'exposer peut-être à une rupture; nous devons donc
+paraître le moins possible; mais aussitôt que vous vous serez mis
+d'accord avec la maison de Cobourg, faites venir le prince Léopold le
+plus secrètement et le plus promptement que vous pourrez; mariez-le
+avec la Reine, et, le fait accompli, chacun se résignera<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a><a href="#footnote196" title="Go to footnote 196"><span class="smaller">[196]</span></a>.» On
+ne saurait <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> d'ailleurs garder aucun doute sur le caractère
+encourageant de la réponse du ministre d'Angleterre, quand on voit
+que la Reine mère se décida aussitôt à écrire une lettre au duc
+régnant de Saxe-Cobourg<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a><a href="#footnote197" title="Go to footnote 197"><span class="smaller">[197]</span></a>, alors en visite à la cour de Lisbonne,
+et que Bulwer se chargea de faire parvenir cette lettre, en ayant
+soin de se cacher de la diplomatie française et même des ministres
+espagnols, autres que M. Isturiz. Comme l'écrivait, quelques semaines
+plus tard, le prince Albert, jamais la reine Christine ne se fût
+hasardée à faire une pareille démarche, si le représentant de
+l'Angleterre ne s'y fût associé<a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a><a href="#footnote198" title="Go to footnote 198"><span class="smaller">[198]</span></a>.</p>
+
+<p>Dans sa lettre<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a><a href="#footnote199" title="Go to footnote 199"><span class="smaller">[199]</span></a>, la Reine mère ne cachait pas qu'elle s'adressait
+en réalité à la reine Victoria, et que le duc de Saxe-Cobourg n'était
+qu'un intermédiaire. Elle exposait d'abord comment les difficultés
+d'un mariage Bourbon la ramenaient au prince Léopold, «auquel,
+disait-elle, le roi des Belges sait que j'ai toujours pensé». Elle
+ajoutait: «J'ai entendu dire que S. M. la reine d'Angleterre est
+animée, comme moi-même, de sentiments d'amitié sincère envers la
+France, et qu'ainsi Sa Majesté a été prête à approuver et même à
+appuyer une combinaison qui, sans être fatale aux intérêts anglais,
+était de préférence auprès (<i>sic</i>) de S. M. le roi des <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span>
+Français; mais j'ai toujours entendu dire aussi que S. M. la reine
+d'Angleterre soutenait, comme moi-même, l'indépendance de l'Espagne
+dans cette affaire espagnole avant tout, et je désirerais savoir,
+avec une franchise égale à celle qu'on doit trouver dans cette
+lettre, si, dans le cas où ma fille choisirait le prince Léopold de
+Saxe-Cobourg, ce choix serait agréable à sa famille, et si la reine
+d'Angleterre soutiendrait alors, comme on m'a assuré qu'elle l'a
+soutenu jusqu'ici, le principe d'indépendance dont j'ai parlé, et
+nous aiderait ensuite à mitiger d'injustes ressentiments, s'il y en
+avait, ce que je ne puis croire. Dans la position actuelle de cette
+affaire, je trouve que cette démarche est mieux faite comme demande
+particulière entre les deux cours et les deux familles qu'entre
+deux cabinets, ce qui livrerait peut-être prématurément cette
+question au public.» Aussitôt la lettre parvenue à Lisbonne, dans
+les premiers jours de mai 1846, le duc de Saxe-Cobourg s'empressa
+d'en accuser réception: tout en assurant la reine Christine de «sa
+profonde gratitude», il se borna à adhérer d'une façon générale à ses
+v&oelig;ux. Si désireux en effet qu'il fût de ce mariage, il n'osait
+s'avancer davantage sans l'aveu des véritables chefs politiques
+de sa maison,&mdash;son oncle le roi des Belges et son frère le prince
+Albert,&mdash;auxquels il envoya aussitôt la lettre de la Reine<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a><a href="#footnote200" title="Go to footnote 200"><span class="smaller">[200]</span></a>.</p>
+
+<p>Sir Henri Bulwer, qui avait agi en se cachant de son ministre,
+n'avait pu, une fois la chose faite, la lui laisser plus longtemps
+ignorer. Il s'attendait bien que lord Aberdeen serait vivement
+contrarié, mais il croyait&mdash;lui-même l'a raconté plus tard&mdash;que
+cette contrariété se manifesterait seulement par une dépêche
+confidentielle rétablissant aux yeux du cabinet de Madrid la
+neutralité de la politique anglaise, vaine protestation qui
+n'empêcherait pas l'affaire, une fois lancée, de suivre son cours
+souterrain à l'insu du gouvernement français. C'était compter sans
+la loyauté du secrétaire d'État. Celui-ci, d'autant plus embarrassé
+et irrité qu'il <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> venait de se porter fort auprès de nous
+de la correction d'attitude de Bulwer, résolut d'arrêter net cette
+intrigue et d'en dégager sa responsabilité: dans ce dessein, il fit
+part lui-même à notre ambassadeur à Londres de tout ce qu'il venait
+d'apprendre, qualifia de «condamnable» la conduite de son agent,
+déclara en être «très mécontent», et se dit «prêt à faire ce qu'à
+Paris on jugerait convenable pour constater qu'il n'y était pour
+rien<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a><a href="#footnote201" title="Go to footnote 201"><span class="smaller">[201]</span></a>».</p>
+
+<p>À cette communication, grands furent l'émoi et la surprise du
+gouvernement français, qui, malgré ses méfiances, ne s'était jamais
+douté du risque qu'il avait couru. Il se garda d'ébruiter l'incident,
+qui demeura, sur le moment, absolument ignoré du public<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a><a href="#footnote202" title="Go to footnote 202"><span class="smaller">[202]</span></a>; mais,
+dans le secret des conversations diplomatiques, il ne dissimula pas
+la vivacité de ses impressions. Autant il savait gré à lord Aberdeen
+de sa conduite, autant il se montra blessé de celle de la cour de
+Madrid et de sir Henri Bulwer. Louis-Philippe ne ménagea pas la reine
+Christine, en dépit de l'aplomb avec lequel elle «nia avoir fait
+aucune ouverture à la maison de Cobourg<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a><a href="#footnote203" title="Go to footnote 203"><span class="smaller">[203]</span></a>». M. Bresson secoua
+rudement les ministres espagnols et les effraya sur les conséquences
+d'une rupture avec la France. Quant à Bulwer, ayant reçu de son
+ministre une remontrance sévère, il offrit sa démission, qui du
+reste ne fut pas acceptée. Tous ces conspirateurs, ainsi surpris, au
+milieu de leurs machinations ténébreuses, par le rayon de lumière
+qu'avait soudainement projeté de Londres l'honnête main de lord
+Aberdeen, embarrassés et meurtris des débris de la mine éclatée sous
+leurs pieds pendant qu'ils la creusaient, faisaient vraiment assez
+piteuse figure. Le moins penaud n'était pas le chef de la légation
+britannique, qui se trouvait avoir livré ses complices espagnols
+aux ressentiments du cabinet de Paris, et qui avait fait ainsi,
+disait-il, <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> «plutôt le métier d'un espion français que celui
+d'un ministre d'Angleterre<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a><a href="#footnote204" title="Go to footnote 204"><span class="smaller">[204]</span></a>».</p>
+
+<p>La démarche de lord Aberdeen brouillait absolument le jeu des
+Cobourg. Ce qu'eût été, sans cela, la réponse du prince Albert à
+la communication que son frère lui avait faite de la lettre de
+la reine Christine, on ne saurait le dire: mais écrite après que
+tout était divulgué au gouvernement français, cette réponse fut
+nécessairement défavorable. Le prince Albert, toutefois, ne put
+cacher combien un refus lui coûtait. Dans une lettre datée du 26
+mai 1846, il exposait d'abord à son frère comment le gouvernement
+anglais, tout en s'engageant à appuyer le mariage Bourbon, avait
+réservé l'indépendance de l'Espagne, et comment il en résultait
+que, si celle-ci voulait résolument un autre mariage, l'Angleterre
+devrait y consentir. On était, à l'entendre, sur le point d'en venir
+là, quand Bulwer avait tout dérangé. «Sa conduite, ajoutait-il,
+nous donne l'apparence d'un manque de parole, d'une intrigue, d'une
+perfidie, et fournit à la France une juste raison de plainte. Nous
+nous sommes donc vus forcés de nous laver les mains de ce qui était
+fait et de prouver que nous y étions tout à fait étrangers. Il est
+naturel qu'on ne nous croie pas.» Ce n'était pas que le prince
+Albert renonçât absolument à voir son parent sur le trône d'Espagne;
+non, cette idée lui tenait toujours à c&oelig;ur; seulement, convaincu
+qu'elle n'était désormais réalisable qu'avec l'assentiment de la
+France, il se bornait à laisser voir qu'il ne désespérait pas
+d'obtenir cet assentiment, le jour où la résistance de l'Espagne
+aurait rendu décidément impossibles tous les candidats de la maison
+de Bourbon<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a><a href="#footnote205" title="Go to footnote 205"><span class="smaller">[205]</span></a>.</p>
+
+<p>Lord Aberdeen ne pouvait ignorer ces sentiments du prince Albert.
+Eut-il l'intention, sinon de les servir, du moins de les ménager,
+quand, au lendemain même du jour où il venait de nous donner une
+preuve si manifeste de son loyal désir <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> d'accord, il adressa,
+le 22 juin 1846, au duc de Sotomayor, ministre d'Espagne à Londres,
+une dépêche qui semblait écrite sous une inspiration toute différente
+et qui devait plus tard fournir un argument à lord Palmerston?
+Voici à quel propos cette dépêche fut rédigée. Sous le coup de la
+révélation qui lui avait été faite, le gouvernement français avait
+traité assez rudement le cabinet de Madrid. Celui-ci, voyant ou
+feignant de voir dans notre langage une menace à son indépendance,
+saisit ce prétexte pour demander au cabinet de Londres, d'abord si
+l'Espagne encourrait le déplaisir de l'Angleterre au cas où elle
+jugerait nécessaire de choisir le mari de la Reine en dehors des
+Bourbons, ensuite si, dans cette hypothèse, l'Angleterre verrait avec
+indifférence la France attenter à la liberté de l'Espagne. À la façon
+dont la question était posée, on devine la main de M. Bulwer. Il
+fallait quelque complaisance pour se prêter à ce rôle de donneur de
+consultation. Lord Aberdeen eut cette complaisance. Dans sa réponse,
+adressée au duc de Sotomayor, il commença par rappeler, d'une part,
+qu'il n'avait reconnu à aucune puissance le droit d'imposer à la
+Reine comme mari «un membre de quelque famille que ce soit»; d'autre
+part, que le choix d'un Bourbon lui avait paru raisonnable et
+désirable. Il ajouta qu'au cas où l'Espagne se croirait obligée de
+donner à la Reine un autre mari, l'Angleterre n'en éprouverait aucun
+déplaisir; il se refusait à admettre qu'à raison de ce fait la France
+portât atteinte à l'indépendance de l'Espagne; mais, si elle le
+faisait, le gouvernement de Madrid pourrait compter sur la sympathie
+de l'Angleterre et de l'Europe entière<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a><a href="#footnote206" title="Go to footnote 206"><span class="smaller">[206]</span></a>. Lord Aberdeen se
+repentait-il donc d'avoir gêné les partisans du mariage Cobourg, et
+voulait-il leur rendre le terrain qu'il leur avait fait perdre? Je ne
+le pense pas. Dans les deux cas, il croyait conformer sa conduite à
+ses déclarations antérieures. En effet, comme j'ai eu plusieurs fois
+occasion de le noter, en même temps qu'il avait promis de seconder
+en fait ou tout au moins <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> de ne pas contrarier le mariage
+Bourbon, il avait réservé en droit l'indépendance de l'Espagne.
+M. Guizot n'eût pas eu de peine à lui montrer dès lors comment,
+en certains cas, pouvaient sortir de cette double déclaration des
+démarches contradictoires. Mais il avait été si heureux d'obtenir
+la promesse de fait, qu'il n'avait pas voulu regarder de trop
+près à la réserve de droit; de part et d'autre, chaque fois qu'on
+s'était entretenu de ce sujet délicat, on avait mieux aimé laisser
+un peu d'équivoque que de risquer un désaccord en s'expliquant plus
+nettement. C'était en exécution de la promesse de fait que lord
+Aberdeen avait déjoué, en mai, l'intrigue de Bulwer; ce fut par
+application de la réserve de droit qu'il écrivit, en juin, la dépêche
+au duc de Sotomayor. Le premier acte était beaucoup plus important
+que le second, celui-ci n'étant qu'une consultation purement
+théorique, tandis que celui-là avait des conséquences effectives et
+immédiates; il n'en résultait pas moins, dans la politique anglaise,
+une sorte d'ambiguïté qui n'était pas faite pour nous rassurer.</p>
+
+<p>Si j'ai raconté avec quelque détail le coup tenté et manqué, au
+printemps de 1846, pour enlever à notre insu le mariage de la Reine
+avec le prince de Cobourg, c'est que cet incident devait avoir une
+influence décisive sur le dénouement de l'affaire des «mariages
+espagnols». L'état d'esprit où il laissa le gouvernement français a
+été pour beaucoup dans la résolution que celui-ci a prise quelques
+mois plus tard. Non seulement M. Bresson, mais aussi M. Guizot
+sortirent de là plus disposés encore au soupçon, plus faciles à
+s'alarmer, plus convaincus que, pour n'être pas joués par leurs
+concurrents, ils devraient probablement les devancer par une prompte
+initiative. Édifiés sur ce dont on était capable à Madrid, aussi bien
+à la cour qu'à la légation anglaise, ils savaient bien que le dépit
+de la man&oelig;uvre déjouée et la mortification des reproches subis
+n'avaient corrigé personne; au contraire, plus les meneurs portaient
+actuellement la tête basse, plus ils devaient être impatients de
+prendre leur revanche. Et puis, bien <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> que notre cabinet ne
+connût pas la lettre écrite par le prince Albert à son frère, divers
+symptômes avaient pu lui faire soupçonner quelque arrière-pensée chez
+la reine Victoria et chez son époux. Au milieu de tant de raisons de
+s'inquiéter, une seule garantie lui restait, garantie dont, en dépit
+de la réponse à M. de Sotomayor, il venait d'éprouver l'efficacité:
+c'était la droiture personnelle de lord Aberdeen, son sincère désir
+de maintenir l'entente cordiale.</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>En Orient, comme en Espagne, il existait une rivalité traditionnelle
+entre la France et l'Angleterre. La guerre avait même failli en
+sortir: on se rappelle la crise de 1840, à laquelle avait mis
+fin la convention des détroits, signée le 13 juillet 1841<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a><a href="#footnote207" title="Go to footnote 207"><span class="smaller">[207]</span></a>.
+Depuis lors, que s'était-il passé dans ces régions? Sur la question
+d'Égypte, si bruyante de 1833 à 1841, le silence s'était fait. Sans
+doute le cabinet britannique regardait toujours de ce côté avec une
+attention ombrageuse; quand le Czar, pendant son voyage à Londres,
+en 1844, causa des affaires d'Orient avec sir Robert Peel, celui-ci
+ne sortit des généralités vagues que pour déclarer sa volonté de «ne
+pas laisser s'établir, sur le Nil, un gouvernement trop fort, qui
+pût fermer la route du commerce et refuser le passage à la malle
+des Indes<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a><a href="#footnote208" title="Go to footnote 208"><span class="smaller">[208]</span></a>». Mais l'Angleterre croyait être garantie contre
+tout péril de ce genre, depuis que Méhémet-Ali avait été forcé
+d'abandonner ses conquêtes en Asie. Le cabinet de Paris n'avait pas
+non plus de raison de remettre cette question sur le tapis. Il était
+trop heureux de voir que l'autorité du pacha, réduite à l'Égypte,
+gagnait en solidité ce qu'elle avait perdu en étendue<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a><a href="#footnote209" title="Go to footnote 209"><span class="smaller">[209]</span></a>, et
+de constater, <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> contrairement à toutes les prédictions des
+journaux, que la France gardait son crédit à Alexandrie, que ses
+conseils y étaient réclamés et écoutés, que son commerce y était en
+progrès, que ses religieux, chaque jour plus nombreux, y répandaient
+sa langue et son influence. M. Guizot pouvait dire à la tribune, le
+21 janvier 1843: «Nos rapports avec l'Égypte sont les meilleurs qui
+aient jamais été.»</p>
+
+<p>La France n'était pas sortie partout en Orient aussi indemne de
+la crise de 1840. Sur un autre point, en effet, cette crise avait
+contribué à faire naître une question difficile, douloureuse, qui
+devait longtemps embarrasser et attrister notre diplomatie: c'est
+ce qu'on a appelé la question du Liban. Quelques explications
+rétrospectives sont nécessaires pour la faire comprendre. On sait
+que la partie de la Syrie nommée la Montagne est habitée par deux
+races distinctes, rivales, ennemies: l'une, la plus nombreuse,
+les Maronites, chrétiens aborigènes redevenus catholiques pendant
+les croisades, depuis lors amis et clients de la France; l'autre,
+les Druses, ni chrétiens ni musulmans, moins nombreux, mais plus
+belliqueux et plus sauvages, que, depuis quelque temps, l'Angleterre
+paraissait chercher à s'attacher. Par un privilège traditionnel
+dont notre nation, protectrice séculaire des chrétiens d'Orient,
+surveillait le maintien, la Montagne avait joui, jusqu'à la prise
+de possession de la Syrie par Méhémet-Ali, d'une sorte d'autonomie;
+petite république patriarcale et militaire, féodale et élective, elle
+avait à sa tête un chef unique, sujet sans doute de la Porte, lui
+payant tribut, mais chrétien et choisi, depuis plus de cent ans, dans
+la puissante famille des Chéabs. La conquête égyptienne porta une
+grave atteinte à cette organisation. Sans révoquer l'émir Beschir,
+chef chrétien de la Montagne, le pacha supprima les libertés de
+cette région et y établit, avec une extrême rigueur, son autorité
+directe. De là des mécontentements <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> que les agents anglais
+s'empressèrent d'exploiter. Le gouvernement français, au contraire,
+en appuyant Méhémet-Ali, semblait lui avoir sacrifié ses anciens
+protégés. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, notre engouement
+pour le pacha nous faisait perdre de vue nos traditions et nos
+intérêts. Lors des mesures d'exécution prises contre Méhémet-Ali,
+après le traité du 15 juillet 1840, l'émir Beschir passa aux Anglais,
+aussitôt qu'il pressentit leur victoire, sans cependant se sauver
+ainsi lui-même. En effet, la Porte, à peine rentrée en possession
+de la Syrie, profita des circonstances pour abolir les privilèges
+de la Montagne et substituer un pacha ottoman au chef chrétien.
+L'arbitraire et l'anarchie, telles furent aussitôt les conséquences
+de l'administration turque. Dès 1841, les Maronites, indignement
+maltraités, poussèrent un cri de détresse et implorèrent le secours
+de l'Europe.</p>
+
+<p>La France ne pouvait refuser de prêter l'oreille à cette plainte,
+sans déserter son vieux rôle, sans répudier un patronage dont le
+maintien importait grandement à son honneur et à son influence.
+Toutefois, dès qu'elle voulut agir, elle se sentit gênée et affaiblie
+par l'attitude même qu'elle venait de prendre dans le conflit du
+sultan et du pacha. Après avoir laissé son client, Méhémet-Ali,
+supprimer les privilèges des Maronites, avait-elle le même titre
+qu'autrefois pour réclamer en leur nom? Pouvait-elle se flatter de
+retrouver son ancien crédit auprès du divan, qui lui gardait rancune
+de sa politique égyptienne et qui se flattait de pouvoir au besoin
+lui opposer les puissances signataires du traité du 15 juillet 1840?
+Et puis, du moment où les Turcs mettaient en discussion notre droit
+de protection sur les chrétiens d'Orient, n'étaient-ils pas quelque
+peu fondés à faire observer que la situation respective de la France,
+de l'Europe et de l'Empire ottoman avait bien changé depuis l'époque
+où ce droit s'était établi? Sous l'ancien régime, nous étions les
+alliés du sultan, ne lui suscitant aucun embarras, ne lui inspirant
+aucune inquiétude; depuis un demi-siècle, au contraire, la Porte,
+non sans en garder ressentiment, nous avait vus successivement
+faire l'expédition <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> d'Égypte, délivrer la Grèce, conquérir
+l'Algérie, émanciper à demi Tunis et soutenir Méhémet-Ali. Autrefois,
+nous étions le seul État chrétien en rapports intimes avec la cour
+de Constantinople; maintenant, les autres puissances, notamment
+l'Angleterre et la Russie, y avaient des intérêts considérables et
+y exerçaient une influence généralement rivale de la nôtre. Comme
+l'a écrit M. Guizot, nous avions cessé d'être aussi nécessaires à la
+Porte et nous lui étions devenus suspects.</p>
+
+<p>Vers la fin de 1841, comprenant que, dans une telle situation, ses
+représentations isolées n'auraient pas grande chance d'être écoutées
+par la Turquie, le cabinet de Paris proposa aux grandes puissances
+d'agir de concert. L'Autriche se montra bien disposée, quoique un
+peu molle. L'Angleterre, où l'on ne faisait pas encore profession de
+l'entente cordiale, fut plus hésitante, partagée entre son habitude
+de protéger les Druses et l'indignation que les traitements infligés
+aux Maronites ne pouvaient manquer d'inspirer à l'esprit droit de
+lord Aberdeen. Quant à la Russie, nous ne pouvions compter sur son
+concours que si, en nous le refusant, elle s'exposait à se trouver
+isolée. Notre gouvernement s'aperçut vite qu'avec une Europe aussi
+peu unie, on ne parviendrait pas à imposer à la Porte la restauration
+intégrale des anciens privilèges du Liban et le rétablissement du
+chef chrétien unique. Faute de mieux et tout en déclarant ne pas
+voir là une satisfaction définitive, il se rallia à un expédient
+transactionnel imaginé par M. de Metternich et appuyé par le cabinet
+britannique. Il s'agissait d'obtenir de la Porte qu'elle dédoublât
+l'administration du Liban; les Druses devaient avoir à leur tête un
+magistrat de leur race; de même pour les Maronites. Le gouvernement
+ottoman, après avoir essayé d'éluder cette demande, finit par
+déclarer, d'assez mauvaise grâce, le 7 décembre 1842, qu'il se
+conformerait au v&oelig;u des puissances.</p>
+
+<p>La mesure, qui n'eût jamais pu être bien efficace, ne fut même pas
+sérieusement et sincèrement exécutée. Les pachas turcs conservèrent
+la réalité du pouvoir et s'appliquèrent à prolonger un état
+d'anarchie qui leur paraissait servir la <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> prépotence
+ottomane, en affaiblissant les deux races rivales. Les choses en
+vinrent à ce point que, dans les premiers mois de 1845, une véritable
+guerre civile éclata entre les Maronites et les Druses; ces derniers,
+appuyés plus ou moins ouvertement par les Turcs, eurent généralement
+le dessus et se livrèrent aux plus atroces excès.</p>
+
+<p>Le gouvernement français n'avait pas attendu ces lamentables
+événements, pour se convaincre que la réforme nominale obtenue
+en 1842 n'avait remédié à rien. Éclairé par l'expérience, pressé
+par les orateurs qui, dans les deux Chambres, se faisaient les
+avocats des Maronites, notamment par M. de Montalembert, M.
+Guizot s'était bientôt décidé à modifier sa première attitude et
+à réclamer le retour à l'ancien état de choses, le rétablissement
+d'une administration unique et chrétienne. S'en étant ouvert aux
+autres puissances, il trouva assez bon accueil auprès de M. de
+Metternich. Mais, même après l'établissement de l'entente cordiale,
+il ne parvint pas à amener à cette idée le cabinet de Londres.
+Lord Aberdeen se disait très sincèrement désolé de l'anarchie du
+Liban, prêt à s'associer à nous pour y mettre un terme; seulement,
+il contestait l'efficacité du moyen que nous proposions. Incapable
+personnellement d'encourager ou d'excuser les Druses, il était trop
+souvent mal éclairé sur leur conduite, par ses agents en Syrie;
+ceux-ci, obstinés dans les vieilles rivalités, ne voyaient, dans ces
+féroces montagnards, que des protégés de l'Angleterre à soutenir
+quand même contre les protégés de la France; le consul britannique à
+Beyrouth put même être accusé d'avoir été l'instigateur ou tout au
+moins le complice de ceux qui, en 1845, prirent les armes contre les
+Maronites. Dans ces conditions, notre demande d'une administration
+unique n'avait pas chance de réussir à Constantinople. Aussi, tout en
+la maintenant, notre gouvernement ne négligea-t-il pas de présenter
+des réclamations moins radicales, pour lesquelles il fut appuyé par
+l'Autriche et même, dans une certaine mesure, par l'Angleterre.
+Ces efforts ne furent pas absolument infructueux. En 1845 et dans
+les années qui suivirent, diverses réformes, plus sérieusement
+<span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> accomplies que celle de 1842, apportèrent des améliorations
+réelles, bien qu'encore incomplètes, à la situation des Maronites. La
+diplomatie du gouvernement de Juillet ne put obtenir davantage.</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+<p>Les difficultés qui entravaient notre diplomatie dans la question du
+Liban devaient lui faire chercher, sur cette vaste scène de l'Orient,
+un autre point où elle pût agir plus efficacement. Y avait-il chance
+de le trouver dans le jeune royaume de Grèce? On sait comment, à la
+fin de la Restauration, la France, l'Angleterre et la Russie étaient
+intervenues dans la création de cet État; elles avaient ainsi acquis
+le droit et contracté l'obligation de surveiller et de seconder ses
+débuts. Ceux-ci n'avaient pas été heureux. Plusieurs siècles de
+servitude, suivis de plusieurs années d'insurrection, ne sont pas une
+bonne école pour les m&oelig;urs publiques. Aussitôt les Turcs chassés,
+le pays avait été en proie à une anarchie sanglante et ruineuse. Pour
+y remédier, les trois puissances protectrices cherchèrent un roi;
+elles eurent de la peine à le trouver; Léopold, le futur souverain
+de la Belgique, un moment choisi en 1830, se déroba. Force fut de se
+rabattre, en 1832, sur un prince encore mineur, Othon, second fils du
+roi de Bavière. La France, l'Angleterre et la Russie lui accordèrent,
+comme dot, la garantie collective d'un emprunt de soixante millions.
+Les Bavarois qui, dans les premières années, administrèrent sous
+le nom du jeune roi, le firent avec une main d'une lourdeur toute
+germanique, irritant l'amour-propre national, sans satisfaire les
+intérêts ni même maintenir l'ordre matériel et la paix intérieure.
+En 1837, quand Othon commença à gouverner lui-même avec le concours
+de ministres indigènes, les choses n'en marchèrent pas mieux; esprit
+honnête, mais court, obstiné et hésitant, tenant à son pouvoir
+absolu sans en rien faire, le Roi n'était ni aimé de ses sujets,
+ni considéré par les diplomates <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> étrangers. Le désordre
+financier était extrême, au grand déplaisir des États garants de
+l'emprunt. Pour comble de malheur, les dissensions intestines&mdash;la
+plus dangereuse peut-être des maladies dont souffrait la
+Grèce&mdash;étaient encore aggravées par la rivalité des trois puissances
+tutrices. Si celles-ci, à l'origine, avaient agi en commun pour faire
+reconnaître l'indépendance hellénique, ce n'était pas qu'il y eût
+entre elles, sur cette question, un réel accord de vues; c'était au
+contraire par méfiance réciproque, pour se surveiller et se contenir
+mutuellement; chacune avait craint que l'autre ne voulût exploiter ce
+mouvement à son profit exclusif. Le nouvel État créé, cette méfiance
+persista. Les factions grecques l'exploitèrent, et bientôt elles se
+distinguèrent en parti français, parti russe, parti anglais; chaque
+chef de légation, devenu patron d'un parti, épousait ses prétentions,
+s'associait à ses cabales et mettait son amour-propre à le faire
+triompher sur les autres.</p>
+
+<p>Jusqu'en 1841, la prépondérance à Athènes avait été surtout
+disputée entre la Russie et l'Angleterre. La France avait été trop
+occupée chez elle, ou, quand elle avait eu le loisir de songer à
+un rôle en Orient, sa pensée s'était dirigée de préférence vers
+l'Égypte. Ce fut seulement après le déboire éprouvé de ce côté
+que M. Guizot manifesta, par une dépêche adressée le 11 mars 1841
+aux autres cabinets, le dessein de «reporter sur la Grèce une
+attention» qui, ajoutait-il, avait été jusque-là «distraite par
+des questions plus urgentes<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a><a href="#footnote210" title="Go to footnote 210"><span class="smaller">[210]</span></a>». Et pour commencer, il envoya en
+mission extraordinaire et temporaire à Athènes M. Piscatory, homme
+de ressources et de résolution, esprit élevé et ardent, ayant une
+situation politique importante en France et jouissant en Grèce d'une
+grande popularité personnelle pour avoir jadis, dans la guerre
+de <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> l'Indépendance, fait le coup de feu à côté des plus
+vaillants palikares. Son arrivée amena naturellement les Grecs à
+reporter leurs regards vers la France. Aussi bien savaient-ils que
+là étaient leurs amis les plus sincères; à Londres, on ne s'était
+résigné que d'assez mauvaise grâce à la création d'un État qui
+démembrait l'Empire ottoman; à Saint-Pétersbourg, si l'on voulait
+bien d'une Grèce vassale du Czar, on jalousait une Grèce trop forte
+et trop indépendante; à Paris seulement, on avait applaudi sans
+arrière-pensée à la résurrection d'un peuple ayant un passé si
+glorieux, et on lui souhaitait sincèrement de grandes destinées.
+Le dessein de M. Guizot n'était pas de rentrer, à Athènes, dans la
+vieille politique d'antagonisme, dont au même moment il essayait de
+sortir à Madrid. Partant de cette double idée que notre premier,
+notre unique intérêt en Grèce était la durée et la prospérité du
+nouvel État, ensuite que l'un des principaux obstacles à cette
+durée et à cette prospérité était le conflit d'influence entre les
+puissances protectrices, il désirait y substituer le concert. Dès
+la fin de 1841, il s'en expliqua très nettement avec lord Aberdeen.
+«Il est bien nécessaire, écrivait-il, que nous fassions cesser, sur
+les lieux mêmes, ces jalousies aveugles, ces rivalités puériles, ces
+luttes sur les petites choses, tout ce tracas d'en bas qui dénature
+et paralyse la bonne politique d'en haut<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a><a href="#footnote211" title="Go to footnote 211"><span class="smaller">[211]</span></a>.» Le secrétaire d'État
+britannique accueillit bien ces ouvertures et envoya des instructions
+dans le même sens à sir Edmond Lyons. Celui-ci, qui, depuis 1832,
+représentait l'Angleterre à Athènes, était un ancien capitaine de
+vaisseau, homme du monde aimable, gai, naturel, mais diplomate
+impérieux, soupçonneux, cassant, grossissant sans mesure tous les
+incidents secondaires, prêt à partir en guerre pour les moindres
+difficultés, tout imbu de l'esprit de lord Palmerston qui le tenait
+en grande faveur; nul n'avait été plus passionnément engagé dans
+toutes les querelles d'influence en Grèce. Un tel agent pouvait-il
+devenir l'instrument d'une politique d'entente? En <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> tout
+cas, pour l'y contraindre, il eût fallu porter à ces affaires une
+attention plus soutenue et plus énergique que ne le faisait à cette
+époque lord Aberdeen. M. Guizot lui-même, absorbé par d'autres
+questions, ne donna pas, pour le moment, grande suite à l'initiative
+qu'il avait prise en 1841. L'année 1842 et le commencement de
+1843 s'écoulèrent donc sans que l'état des choses à Athènes fût
+sérieusement modifié.</p>
+
+<p>Ce fut vers le milieu de 1843, à l'époque où l'entente cordiale
+tendait à devenir la règle générale des rapports entre l'Angleterre
+et la France, que la question grecque fut remise sur le tapis et
+prit assez d'importance pour que M. Guizot l'appelât, quelques
+mois plus tard, à la tribune, «la grande affaire de l'Orient». Dès
+juin 1843, M. Piscatory fut renvoyé à Athènes, non plus en mission
+temporaire, mais avec la qualité de ministre de France. Il lui était
+recommandé «de beaucoup faire et même sacrifier, pour maintenir le
+concert avec ses collègues», spécialement avec sir Edmond Lyons.
+«C'est, ajoutait M. Guizot, le seul moyen d'action efficace.....
+Je ne sais pas jusqu'où nous mènerons ce concert; mais il faut le
+mener aussi loin que nous le pourrons; par le concert et pendant sa
+durée, nous nous fortifierons pour le moment où il nous manquera.»
+En même temps, notre ministre saisissait l'occasion d'un débat à la
+Chambre des pairs, le 21 juillet 1843, pour proclamer solennellement
+la politique d'entente qu'il prétendait inaugurer en Grèce. À peine
+arrivé à Athènes, M. Piscatory s'appliqua loyalement à exécuter ses
+instructions. «Je me fais petit, écrivait-il à M. Guizot; j'ai même
+un peu brusqué mes amis. Je fais ici un métier bien contraire à ma
+nature; je me contrarie sur tout, et je fais d'énormes sacrifices à
+mes collègues, qui n'en font aucun..... Ne croyez pas que je sois las
+du mauvais quart d'heure qu'en toutes choses il faut savoir passer;
+j'enrage souvent, mais je sais vouloir, et je voudrai jusqu'au bout.»</p>
+
+<p>Des événements allaient s'accomplir qui rendaient le concert des
+puissances plus nécessaire encore à la Grèce. Le 15 septembre 1843,
+un soulèvement populaire arracha au roi Othon la promesse d'une
+constitution libérale et la convocation d'une <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> assemblée
+nationale chargée de la rédiger. À la différence du cabinet de
+Londres, celui de Paris n'avait pas désiré cette révolution: le
+système parlementaire lui paraissait d'une application bien difficile
+avec une nation si divisée et si inexpérimentée, une royauté si
+neuve et si impopulaire; à son avis, il eût mieux valu s'en tenir à
+des réformes administratives. Mais, le fait accompli, il se montra
+tout disposé à s'unir à l'Angleterre pour seconder la mise en train
+du nouveau régime. De Londres et de Paris, on envoya donc les
+mêmes instructions. Tandis que M. Guizot écrivait à M. Piscatory:
+«Persistez à subordonner les intérêts de rivalité à l'intérêt
+d'entente, la petite politique à la grande», lord Aberdeen mandait à
+sir Edmond Lyons: «Je vois avec regret que vous avez une tendance à
+maintenir l'ancienne distinction des partis... Gardez-vous bien de
+mettre en avant Maurocordato, ou tout autre, comme le représentant
+de la politique et des vues anglaises. Je suis sûr que le ministre
+de France recevra les mêmes instructions quant à Colettis et à ceux
+qui se prétendraient les soutiens des intérêts français... Ce serait
+une grande pitié, quand les gouvernements sont entièrement d'accord,
+que quelque jalousie locale ou les prétentions personnelles de nos
+amis vinssent aggraver nos difficultés.» Ces recommandations ne
+furent pas sans effet. M. Piscatory marcha résolument dans la voie
+qui lui était prescrite, étonnant parfois nos amis du parti français,
+mais finissant par obtenir du plus grand nombre qu'ils suivissent
+nos conseils d'union. Sir Edmond Lyons lui-même, frappé d'un tel
+exemple et pressé par son chef, avait meilleure attitude que dans le
+passé. L'union si patente de la France et de l'Angleterre, jointe
+à l'abstention de la Russie, qui boudait la constitution, amena à
+Athènes, sinon la paix, du moins une sorte de suspension d'armes
+entre les partis; elle permit de passer sans accident le périlleux
+défilé de la réunion de l'assemblée nationale et de la confection
+de la constitution. Heureux résultat que M. Guizot célébrait à la
+tribune de la Chambre des députés, le 21 janvier 1844, et dont, avec
+raison, il faisait honneur à l'entente cordiale.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> Le gouvernement français eut bientôt occasion de prouver la
+loyauté avec laquelle il était résolu à pratiquer cette entente. Le
+premier cabinet formé à Athènes, en avril 1844, après le vote de la
+constitution, eut à sa tête le chef du parti anglais, Maurocordato;
+M. Piscatory le soutint ouvertement. Pour le coup, sir Edmond Lyons
+parut comprendre la vertu de l'entente cordiale; il n'avait pas
+assez d'éloges pour M. Piscatory. Quant à lord Aberdeen, il était
+tout heureux; à ceux qui, autour de lui et jusque dans le sein du
+cabinet, doutaient des avantages de sa politique et objectaient que
+son premier effet avait été, en Espagne, le triomphe de l'influence
+française, il montrait, en Grèce, le parti anglais au pouvoir.
+«Voilà, leur disait-il, à quoi sert l'entente<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a><a href="#footnote212" title="Go to footnote 212"><span class="smaller">[212]</span></a>!»</p>
+
+<p>Cette lune de miel ne devait malheureusement pas durer. Maurocordato
+s'appuyait sur une base trop étroite. Le parti anglais, composé
+d'hommes relativement éclairés et ouverts aux idées européennes,
+n'était guère qu'un état-major sans soldats. La masse de la nation
+allait bien plus volontiers soit au parti religieux patronné par la
+Russie, soit surtout au parti populaire, guerrier et patriote, qui se
+recommandait de la France. Si le cabinet avait avec lui les habits,
+il avait contre lui les fustanelles, de beaucoup les plus nombreuses.
+On s'en aperçut aux élections générales auxquelles il fallut procéder
+en juillet 1844. Elles furent un désastre pour Maurocordato, qui
+dut céder la place à un ministère réunissant Colettis, le chef du
+parti français, et Metaxa, le chef du parti russe. Cette association
+n'impliquait pas un partage égal d'influence; la prépondérance
+appartenait à Colettis.</p>
+
+<p>Notre diplomatie n'avait rien fait, ni pour renverser Maurocordato,
+à qui elle avait toujours prêté appui, ni pour pousser en avant
+Colettis, qu'elle avait au contraire tâché de contenir; tout était
+arrivé par le mouvement naturel de l'opinion en Grèce. L'événement
+accompli, M. Guizot n'eut qu'une préoccupation, atténuer le
+déplaisir et la mortification qu'en <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> devait ressentir
+l'Angleterre. Il faisait écrire à notre chargé d'affaires à Londres:
+«Ne laissez pas croire que nous acceptions le moins du monde comme un
+succès nôtre, c'est-à-dire français, la chute de Maurocordato<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a><a href="#footnote213" title="Go to footnote 213"><span class="smaller">[213]</span></a>.»
+Tout en reconnaissant la nécessité d'aider Colettis, il voulait
+qu'on ménageât le plus possible les hommes du parti anglais et
+qu'on ne fournît aucun grief au cabinet de Londres. «Je crains,
+écrivait-il à M. Piscatory, que nous ne retombions dans ce qui a,
+si longtemps et sous tant de formes diverses, perdu les affaires
+grecques, la division et la lutte des partis intérieurs et des
+influences extérieures. Donnez, Colettis et vous, un démenti à ce
+passé. Je vous y aiderai de tout mon pouvoir.» Et encore: «Dites-vous
+souvent que, quelque intérêt que nous ayons à Athènes, ce n'est
+pas là que sont les plus grandes affaires de la France.» En même
+temps, il s'adressait directement à lord Aberdeen, et tâchait par de
+loyales explications, par des assurances répétées, de dissiper ses
+préventions et de calmer ses inquiétudes.</p>
+
+<p>C'était au tour de l'Angleterre de se conduire comme nous l'avions
+fait pendant que ses clients étaient au pouvoir, de sacrifier ses
+préférences de personne et de parti à la nécessité supérieure de
+l'entente. Sir Edmond Lyons prit aussitôt une attitude absolument
+contraire: tout entier à son dépit, il ne se donna même pas la peine
+de le voiler, se brouilla ouvertement avec M. Piscatory, et commença
+une guerre acharnée contre Colettis. Chez lord Aberdeen lui-même, il
+semblait que la droiture habituelle d'esprit fût un peu altérée par
+le désappointement que lui avait causé la chute de Maurocordato. M.
+Guizot s'en rendait compte, et, dès le premier jour, il écrivait à M.
+Piscatory: «Quand on attaquait lord Aberdeen sur l'entente cordiale,
+quand on lui demandait quelle part de succès il y avait, la Grèce
+était sa réponse, sa réponse non seulement à ses adversaires, mais
+aussi à ceux de ses collègues qui hésitaient quelquefois dans sa
+politique... Il a perdu cette réponse. <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> Il est aujourd'hui,
+en Grèce, dans la même situation qu'en Espagne; à Athènes, comme à
+Madrid, il expie les fautes, il paye les dettes de lord Palmerston et
+de ses agents. C'est un lourd fardeau; il en a de l'inquiétude et de
+l'humeur.» Nos protestations, bien que non absolument inefficaces,
+ne suffirent pas à dissiper cette humeur. Lord Aberdeen ne pouvait
+se défaire de cette idée que la présence de Colettis au ministère
+était un danger, et que M. Piscatory n'avait pas été étranger au
+renversement de Maurocordato. C'était, du reste, la conviction
+générale en Angleterre. Un député whig, M. Cochrane, ayant dit, en
+pleine Chambre des communes, que la conduite de M. Piscatory avait
+été «honteuse et dégradante», sir Robert Peel se bornait à répondre:
+«Quant à la conduite de M. Piscatory, la Chambre m'excusera si je
+n'en dis rien; je ne pense pas qu'il soit dans les convenances que
+j'exprime publiquement mon opinion sur un agent étranger.» Tout ce
+que M. Guizot put obtenir de lord Aberdeen fut la recommandation
+faite à sir Edmond Lyons, qui n'en tint pas compte, de se montrer
+poli avec M. Piscatory, «de ne prendre part à aucune menée contre
+M. Colettis, et de ne tenter aucun effort pour faire prévaloir
+l'influence anglaise<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a><a href="#footnote214" title="Go to footnote 214"><span class="smaller">[214]</span></a>».</p>
+
+<p>L'espoir de lord Aberdeen était que Colettis échouerait comme
+Maurocordato. Le problème ne paraissait-il pas insoluble? Dans un
+pays où n'existait même pas la notion d'un état social régulier<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a><a href="#footnote215" title="Go to footnote 215"><span class="smaller">[215]</span></a>,
+il fallait fonder un gouvernement, créer une administration, et même
+faire fonctionner le régime parlementaire. Un événement, survenu
+au milieu de 1845, rendit la situation plus difficile encore:
+Metaxa s'étant brouillé avec Colettis, celui-ci resta seul maître
+du pouvoir, ayant contre lui la coalition des deux partis russe et
+anglais, sans autre point d'appui que son propre parti, nombreux
+à la vérité, mais ignorant et <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> turbulent. Et lui-même,
+qu'était-il? Un ancien conspirateur, un ancien chef de palikares.
+Oui, mais depuis la guerre de l'Indépendance il avait séjourné,
+pendant plus de sept années, à Paris, comme ministre de Grèce; là,
+au spectacle des choses d'Occident, dans le commerce intime d'hommes
+tels que M. Guizot et le duc de Broglie, cet esprit naturellement
+sagace et supérieur s'était initié à la civilisation, jusque-là
+tout à fait ignorée de lui; sans dépouiller entièrement son premier
+tempérament, ni faire disparaître toute sa barbarie d'origine, en en
+conservant ce qui le maintenait en communion avec ses compatriotes,
+il avait peu à peu acquis plusieurs des qualités de l'homme d'État.
+Aussi, une fois au pouvoir, étonna-t-il tout le monde par son sens
+du gouvernement, son esprit de mesure, son sang-froid, son aplomb,
+son adresse, sa fécondité de ressources. Il domina ses adversaires
+et, ce qui était peut-être plus malaisé, contint ses partisans. Non
+sans doute qu'il eût du premier coup transformé en sujets soumis,
+en citoyens corrects, des hommes dont plusieurs semblaient plutôt
+préparés au métier de brigands; trop souvent il ne pouvait les
+satisfaire qu'aux dépens de l'impartialité et de la régularité
+administratives. Finances, justice, armée, police, rien n'était
+encore bien organisé; certaines notions de moralité demeuraient fort
+obscurcies. C'était le legs du passé, la conséquence d'habitudes
+anciennes qu'on ne pouvait corriger en quelques mois. «On n'a jamais
+fait du pain blanc avec de la farine noire», disait philosophiquement
+Colettis. Et cependant, malgré tout, il y avait un réel progrès:
+le jeune royaume jouissait d'une tranquillité relative, d'un
+commencement de prospérité qu'il n'avait pas connus jusqu'alors et
+qui, pour le moment, paraissaient lui suffire. Le premier ministre se
+montrait l'homme d'une transition nécessaire entre l'anarchie barbare
+où la Grèce n'eût pu demeurer plus longtemps sans périr, et le
+gouvernement régulier, moderne, occidental, pour lequel elle n'était
+pas mûre.</p>
+
+<p>Ce succès réel gagna à Colettis la sympathie de tous les témoins
+impartiaux, même des envoyés des cours allemandes <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> qui
+avaient d'abord partagé les méfiances de la légation anglaise<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a><a href="#footnote216" title="Go to footnote 216"><span class="smaller">[216]</span></a>.
+Mais il exaspéra sir Edmond Lyons, qui n'en devint que plus obstiné
+et plus acharné dans son hostilité. «C'est un fou furieux»,
+écrivait-on d'Athènes, le 20 décembre 1845<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a><a href="#footnote217" title="Go to footnote 217"><span class="smaller">[217]</span></a>. Notre légation ne
+pouvait laisser sans défense Colettis ainsi attaqué; force était
+de venir à son secours. M. Piscatory n'était pas homme à déserter
+une telle tâche. À son tempérament ardent, vaillant, énergique, la
+lutte coûtait moins qu'une attitude de réserve et d'observation.
+Nul n'était plus homme d'action et de commandement. Il prit donc
+sans hésitation, et même probablement avec quelque plaisir, le
+rôle auquel l'obligeaient les provocations de sir Edmond Lyons. Il
+se fit ouvertement le patron du ministre que la légation anglaise
+prétendait renverser, le chef du parti qui se disait «français», ne
+s'effarouchant pas de ce que ce parti avait encore d'un peu sauvage,
+tâchant seulement de le discipliner. «Nous nous sommes placés au
+milieu des palikares, écrivait l'un des jeunes membres de la légation
+française, M. Thouvenel; nos amis ne nous font pas toujours honneur,
+mais ils sont les plus forts<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a><a href="#footnote218" title="Go to footnote 218"><span class="smaller">[218]</span></a>.» Il fut en effet bientôt visible,
+comme le disait encore M. Thouvenel, que «M. Lyons était battu à
+plate couture par M. Piscatory<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a><a href="#footnote219" title="Go to footnote 219"><span class="smaller">[219]</span></a>». Le parti anglais ne comptait
+plus que douze voix à la Chambre. Jamais notre influence n'avait été
+aussi prépondérante à Athènes: c'était manifestement le ministre de
+France qui gouvernait la Grèce.</p>
+
+<p>Y avait-il lieu de se féliciter sans réserve d'un pareil résultat?
+Ne fallait-il pas reconnaître, au contraire, qu'une telle situation
+était anormale, et qu'elle pouvait avoir de fâcheuses conséquences
+pour la Grèce comme pour la France? La Grèce n'avait <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> chance
+de s'affermir et de se développer, de surmonter ses difficultés
+intérieures et extérieures, qu'avec l'appui de toutes les puissances
+protectrices, et elle était certainement trop faible pour supporter,
+sans en beaucoup souffrir, la rivalité diplomatique dont elle était
+l'objet et le théâtre. D'ailleurs, si la maladresse de sir Edmond
+Lyons et l'habileté de M. Piscatory donnaient momentanément le
+dessous au parti anglais, l'Angleterre avait en Orient une situation
+trop forte pour qu'il fût indifférent à un petit État d'encourir
+son hostilité ou seulement sa bouderie. Quant à la France, hors la
+satisfaction d'amour-propre de primer sur une scène bien étroite
+et d'infliger un échec mérité à qui lui cherchait une méchante
+querelle, de quel grand intérêt politique était pour elle cette
+lointaine victoire? Quel profit trouvait-elle à dominer la Grèce,
+quel honneur à paraître solidaire et responsable d'un gouvernement
+après tout fort imparfait? Pouvait-elle se flatter de jouer un grand
+rôle dans le Levant, au moyen de cet État encore mal assis auquel
+on devait souhaiter, avant tout, une prudente immobilité, et dont
+les ambitions n'eussent pu d'ailleurs se satisfaire qu'au préjudice
+de notre politique traditionnelle sur le Bosphore? Tout cela, sans
+doute, n'était pas une raison de se désintéresser absolument de ce
+qui se passait en Grèce; mais c'était une raison de ne s'y engager
+qu'avec mesure. Sur place, dans la chaleur de la lutte, cette mesure
+était difficile à garder, surtout pour M. Piscatory. Il ne savait
+pas faire petitement et n'était pas l'homme des rôles effacés ou
+médiocres. C'était affaire à ceux qui l'employaient de lui choisir
+des postes à sa taille. M. Thouvenel écrivait finement, d'Athènes, le
+20 décembre 1845: «Ici, comme à Madrid, il est à désirer qu'on tienne
+le jeu, mais sans y trop mettre; le gain ne vaut pas les émotions
+de la partie.» Puis il ajoutait tout bas, en parlant de son chef de
+légation: «Je crois qu'il a trop mis au jeu<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a><a href="#footnote220" title="Go to footnote 220"><span class="smaller">[220]</span></a>.»</p>
+
+<p>À Paris, on savait gré sans doute à M. Piscatory et à Colettis
+<span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> de leur habileté et de leur succès: on ne songeait ni à
+les désavouer, ni à leur conseiller une capitulation. Mais on ne se
+voyait pas sans chagrin entraîné dans une politique si différente
+de celle qu'on avait rêvée et qu'un moment on avait cru tenir. M.
+Désages écrivait à M. Thouvenel, le 20 mai 1846: «Oui, c'est un
+grand mal que nous ayons à prendre si complètement, si ouvertement à
+notre compte la défense et la protection du cabinet d'Athènes. C'est
+mauvais pour la Grèce et pour nous, car la pression contre ce cabinet
+s'accroît indubitablement de l'influence déclarée, patente, que nous
+donne sur lui le besoin qu'il a de notre appui. À cela, je ne vois,
+pour le présent du moins, aucun remède. Le seul palliatif est dans la
+continuation de notre bonne entente avec les légations et les cours
+allemandes<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a><a href="#footnote221" title="Go to footnote 221"><span class="smaller">[221]</span></a>.» Quant à M. Guizot, il avait trop vivement désiré
+l'accord, il était trop pénétré de ses avantages supérieurs, pour ne
+pas regretter le conflit, même quand il y avait l'avantage. Il ne se
+lassait pas de faire appel à lord Aberdeen pour rétablir cet accord.
+Il profitait de la seconde entrevue d'Eu, en septembre 1845, pour
+dire au ministre anglais «tout ce qu'il pensait» de la conduite de
+sir Edmond Lyons. Peu auparavant, M. de Metternich, pressé par nous,
+avait aussi «fait une charge à fond» sur le secrétaire d'État. Tout
+cela à peu près sans aucun résultat. «Je crois, écrivait M. Guizot
+en novembre 1845, lord Aberdeen bien près d'être convaincu que Lyons
+juge mal les affaires de Grèce et conduit mal celles de l'Angleterre
+en Grèce; mais, mais, mais... je m'attends à la prolongation de
+cette grosse difficulté.» Si désireux qu'il fût de mettre fin au
+désaccord, notre ministre en prenait virilement son parti, du moment
+où la politique britannique le rendait inévitable. «Il faut vivre
+avec ce mal-là, écrivait-il à M. Piscatory; nous ne sommes pas en
+train d'en mourir. Je regrette le fait, mais je m'y résigne.» C'est
+qu'au fond, là comme en Espagne, il se sentait garanti contre de
+trop fâcheuses conséquences, par la présence de lord Aberdeen
+<span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> au <i lang="en">Foreign office</i>. S'il désespérait d'obtenir qu'il
+réprimât son agent, il savait n'avoir à craindre de sa part aucune
+démarche offensive qui pût faire dégénérer la querelle des deux
+légations en un conflit des deux gouvernements. L'entente cordiale,
+pour n'avoir pas produit dans les affaires de Grèce ce qu'on en
+attendait, n'y était donc pas absolument inefficace: elle localisait
+le dissentiment et l'empêchait d'avoir un contre-coup sur un plus
+vaste théâtre.</p>
+
+<h4>IV</h4>
+
+<p>On le voit, sur quelques-uns des points où l'on tâchait de
+l'appliquer, l'entente cordiale n'allait pas sans difficultés.
+Nouvelle preuve de cette vérité souvent constatée que, pour être
+quelquefois raisonnable et utile, l'alliance anglaise est rarement
+commode et agréable, surtout quand elle se trouve être, comme sous
+la monarchie de Juillet, l'alliance nécessaire. Toutefois, là même
+où cette entente était d'une exécution pénible et imparfaite, il
+ne semblait pas que, du côté de la France, on pût se plaindre des
+résultats obtenus. En Grèce comme en Espagne, si le cabinet de
+Londres ne nous donnait pas le concours que nous eussions désiré,
+du moins il nous laissait à peu près le champ libre, et, dans ces
+deux pays où naguère l'influence anglaise dominait, l'influence
+française avait maintenant le dessus. N'était-ce pas à croire que
+M. de Metternich devinait juste quand, tout au début de l'entente
+cordiale, le 12 octobre 1843, il avait fait cette sorte de prophétie:
+«Dans une rencontre avec Louis-Philippe et M. Guizot, lord Aberdeen
+tirera toujours la courte paille<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a><a href="#footnote222" title="Go to footnote 222"><span class="smaller">[222]</span></a>.» Cette impression persista
+à Vienne, et, au commencement de 1846, l'ambassadeur d'Autriche
+à Londres mandait à son gouvernement que «lord Aberdeen était
+complètement dominé par <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> l'ascendant de M. Guizot<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a><a href="#footnote223" title="Go to footnote 223"><span class="smaller">[223]</span></a>».
+C'était naturellement sous ce jour qu'en Angleterre l'opposition
+whig s'appliquait à présenter les choses. Le journal de lord
+Palmerston, le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, disait en janvier 1845: «M.
+Guizot a tellement fasciné lord Aberdeen qu'il n'est rien que
+celui-ci puisse lui refuser. M. Guizot a abaissé notre influence en
+Espagne, en Grèce, en Belgique; il s'est moqué de nous au Maroc,
+nous a insultés à Taïti, abandonnés au Texas, a usurpé nos droits
+au Brésil... Tout serait préférable au compérage entre M. Guizot
+et lord Aberdeen, compérage dans lequel ce dernier joue son rôle
+sempiternel d'aimable dupe et sacrifie à la paix à tout prix les
+plus chers intérêts et la véritable dignité de son pays.» Plus tard,
+après la chute du ministère tory, un homme d'État whig, plus modéré
+que lord Palmerston, lord Clarendon, s'expliquant dans l'intimité
+sur le reproche fait ainsi à lord Aberdeen, le déclarait fondé;
+il attribuait à son «laisser faire» le «succès des intrigues de
+Louis-Philippe». «Les agents anglais, ajoutait-il, n'importe où ils
+étaient, avaient été rendus dépendants des agents français, au point
+qu'ils n'osaient se plaindre d'aucun mauvais procédé de ces derniers,
+sachant que ce serait s'exposer à une réprimande et courir le risque
+d'être humiliés dans l'exercice public de leur fonction<a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a><a href="#footnote224" title="Go to footnote 224"><span class="smaller">[224]</span></a>.»</p>
+
+<p>Ce qui est en tout cas certain, c'est que l'entente cordiale se
+maintenait principalement par les rapports personnels d'amitié,
+d'estime, de confiance, établis depuis la première entrevue d'Eu, en
+1843, entre M. Guizot et lord Aberdeen. Ils avaient pris peu à peu
+l'habitude de s'écrire directement dans les circonstances délicates,
+cherchant ainsi à donner à leurs communications le caractère d'un
+tête-à-tête. Il suffit de se rappeler quelles étaient les qualités
+de M. Guizot, l'autorité et la hauteur de son esprit, pour être
+assuré qu'un pareil tête-à-tête ne devait pas tourner à son <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span>
+désavantage. Jusqu'où allait cette loyale et confiante intimité, on
+en peut juger par ce que nous connaissons de la correspondance des
+deux ministres. Un jour, par exemple, M. Guizot, apprenant que lord
+Aberdeen était un peu troublé par les rapports de quelqu'un de ses
+diplomates, d'un Bulwer ou d'un Lyons, lui écrivait: «Ce que nous
+avons, je crois, de mieux à faire l'un et l'autre, c'est de mettre en
+quarantaine sévère tous les rapports, bruits, plaintes, commérages,
+qui peuvent nous revenir sur les menées secrètes ou les querelles
+de ménage de nos agents; pour deux raisons: la première, c'est que
+la plupart de ces commérages sont faux; la seconde, c'est que, même
+quand ils ont quelque chose de vrai, ils méritent rarement qu'on y
+fasse attention. L'expérience m'a convaincu, à mon grand regret,
+mais enfin elle m'a convaincu que nous ne pouvions encore prétendre
+à trouver ou à faire soudainement passer dans nos agents la même
+harmonie, la même sérénité de sentiments et de conduite qui existe
+entre vous et moi. Il y a, chez nos agents dispersés dans le monde,
+de grands restes de cette vieille rivalité inintelligente, de cette
+jalousie aveugle et tracassière qui a longtemps dominé la politique
+de nos deux pays. Les petites passions personnelles viennent s'y
+joindre et aggravent le mal. Il faut lutter, lutter sans cesse et
+partout contre ce mal, mais en sachant bien qu'il y a là quelque
+chose d'inévitable et à quoi, dans une certaine mesure, nous devons
+nous résigner. Nous nous troublerions tristement l'esprit, nous
+nous consumerions en vains efforts, si nous prétendions prévenir ou
+réparer toutes les atteintes, tous les mécomptes que peut recevoir
+çà et là notre bonne entente. Si ces atteintes sont graves, si
+elles compromettent réellement notre politique et notre situation
+réciproque, portons-y sur-le-champ remède, d'abord en nous disant
+tout, absolument tout, pour parvenir à nous mettre d'accord, vous
+et moi, ensuite en imposant nettement à nos agents notre commune
+volonté. Mais, sauf de telles occasions, laissons passer, sans nous
+en inquiéter, bien des difficultés, des tracasseries, des humeurs,
+des mésintelligences locales qui deviendraient importantes si nous
+leur permettions <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> de monter jusqu'à nous, et qui mourront
+dans les lieux mêmes où elles sont nées, si nous les condamnons à
+n'en pas sortir<a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a><a href="#footnote225" title="Go to footnote 225"><span class="smaller">[225]</span></a>.»</p>
+
+<p>Pour pratiquer cette amitié avec M. Guizot, lord Aberdeen ne devait
+pas seulement fermer l'oreille à ses subordonnés, il devait aussi
+faire entendre raison à ses collègues, et non aux moindres d'entre
+eux. Déjà plus d'une fois j'ai eu l'occasion de noter la tendance
+de l'illustre chef du cabinet britannique, sir Robert Peel, à
+prendre ombrage de ce qui se faisait ou se disait chez nous. Dans
+l'automne de 1845, sous l'empire de ces méfiances, heureusement
+passagères, il parut se produire un désaccord entre lui et le chef
+du <i lang="en">Foreign office</i>; celui-ci tint bon et offrit sa démission; Peel
+n'insista pas; seulement, comme il demeurait persuadé qu'en dépit des
+intentions pacifiques de Louis-Philippe et de son ministre, la guerre
+ne pourrait être longtemps évitée, il commença à s'occuper de la
+défense des côtes méridionales, signalées, depuis plusieurs années,
+par le duc de Wellington, comme le point faible de l'Angleterre<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a><a href="#footnote226" title="Go to footnote 226"><span class="smaller">[226]</span></a>.
+Vers le même temps, M. Guizot, toujours attentif à ne laisser naître
+aucun soupçon chez lord Aberdeen, s'expliqua à c&oelig;ur ouvert avec
+lui, au sujet des projets belliqueux qu'on prêtait à la France. «Je
+n'ai nul droit, lui écrivait-il le 2 octobre 1845, de m'étonner des
+suppositions et des appréhensions qu'excitent chez vous ce qu'on
+appelle nos préparatifs et nos armements maritimes, car j'en suis
+également assailli. Il n'est bruit, en France, que des armements et
+des préparatifs de l'Angleterre.» Puis, après avoir montré, avec
+force faits et chiffres, que, «considérés dans leur ensemble», les
+travaux effectués en France «ne pouvaient avoir qu'une influence et
+des résultats pacifiques», il ajoutait: «Je suis convaincu qu'il
+en est de même chez vous, et je le dirai dans l'occasion. Dites-le
+également pour nous. Repoussons, démentons nettement, de part et
+d'autre, les mensonges <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> intéressés de l'esprit de parti
+et les erreurs puériles de la badauderie. La politique que nous
+pratiquons n'a rien qui ne puisse être dit tout haut. Plus nous la
+montrerons à découvert, plus elle sera, dans nos deux pays, forte et
+rassurante, et plus aussi nous nous sentirons à l'aise et sûrs de
+notre fait en la pratiquant<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a><a href="#footnote227" title="Go to footnote 227"><span class="smaller">[227]</span></a>.»</p>
+
+<p>Curieux et noble spectacle, bien rare dans l'histoire politique,
+que celui de l'amitié de ces deux hommes d'État, devenue, entre des
+peuples que divisaient tant de préventions anciennes ou récentes, en
+face de questions difficiles, au milieu même de crises périlleuses,
+la garantie de la paix du monde. Seulement on voit tout de suite en
+quoi cette garantie était fragile et précaire. Qu'en resterait-il,
+si l'un des deux amis venait à quitter le pouvoir? Or, vers le
+milieu de 1845, le cabinet tory, qui gouvernait depuis 1841 et
+qui avait accompli à l'intérieur de grandes choses, donnait des
+signes d'affaiblissement. Quelques-uns de ses membres hésitaient
+à suivre plus loin leur chef dans ses réformes économiques. Ces
+difficultés devinrent telles que, le 6 décembre de cette même année
+1845, sir Robert Peel dut porter à la Reine sa démission et celle
+de ses collègues. Lord John Russell fut chargé de former une autre
+administration. «Je suis bien triste! écrivit aussitôt M. Guizot à
+lord Aberdeen. Nous faisions de la si honnête et si grande politique!
+Et nous la faisions si amicalement! Qu'y a-t-il de plus rare, dans
+la vie publique, qu'un peu de sincérité et de vraie amitié? C'était
+très bon pour nos deux pays, et très doux pour nous-mêmes. Je ne
+puis, je ne veux pas croire que ce soit réellement fini<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a><a href="#footnote228" title="Go to footnote 228"><span class="smaller">[228]</span></a>.» La
+nouvelle causa d'autant plus d'émoi en France, qu'on annonçait la
+rentrée de lord Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>. D'après le témoignage
+d'un Anglais, alors de passage à Paris et fort mêlé à la haute
+société politique des deux côtés du détroit, M. Reeve<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a><a href="#footnote229" title="Go to footnote 229"><span class="smaller">[229]</span></a>, le roi
+Louis-Philippe manifestait <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> contre Palmerston une «répugnance
+invincible», et parlait de lui comme de «l'ennemi de sa maison»;
+M. Guizot, plus réservé, déclarait «qu'il serait exactement pour
+Palmerston ce qu'il avait été pour Aberdeen», mais il ajoutait: «Vous
+ne vous faites pas l'idée de l'effet produit par ce nom-là sur ce
+pays et sur mon parti. Je sors d'un dîner avec la grosse banque:
+tous étaient dans la consternation; on est venu vers moi, me prendre
+la main en me disant: «Mais, monsieur le ministre, que ferez-vous
+de cet homme-là? Dans six mois, nous serons en lutte ouverte avec
+l'Angleterre. Il vous fera des difficultés partout, en Espagne, en
+Orient, à Taïti. C'est terrible.» M. de Rothschild disait au même M.
+Reeve: «Lord Palmerston est un ami de notre maison; il dîne chez nous
+à Francfort; mais il a l'inconvénient de faire baisser les fonds de
+toute l'Europe, sans nous avertir.»</p>
+
+<p>Il était cependant, en France, un homme qui, loin de s'effrayer de
+la rentrée de lord Palmerston, s'en réjouissait: chose étonnante,
+c'était celui qu'on eût pu croire le moins disposé à oublier le
+traité du 15 juillet 1840, celui qui, ministre, avait paru vouloir
+la guerre pour se venger de ce traité, celui qui, dans les années
+suivantes, avait reproché à son successeur d'avoir, à l'égard des
+offenses du gouvernement britannique, la mémoire trop courte et le
+pardon trop facile: on a nommé M. Thiers. Depuis quelques années,
+à la vue de l'intimité établie entre M. Guizot et lord Aberdeen,
+l'idée lui était venue que son intérêt serait de lier partie avec
+lord Palmerston. Il s'était persuadé que le meilleur moyen de
+revenir lui-même au pouvoir était que l'opposition anglaise y revînt
+d'abord; dans ce cas, se disait-il, Louis-Philippe, par crainte de
+compromettre la bonne intelligence avec l'Angleterre, se déciderait
+à abandonner les amis des tories et à les remplacer par les amis
+des whigs. Dès la fin de 1844, au lendemain de l'affaire Pritchard,
+au moment où Palmerston poussait le plus ouvertement à l'hostilité
+contre la France, M. Thiers lui faisait des avances que l'adversaire
+de lord Aberdeen accueillait bien, ne trouvant, à son point de vue,
+qu'avantage à aider l'ennemi <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> de M. Guizot<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a><a href="#footnote230" title="Go to footnote 230"><span class="smaller">[230]</span></a>. On vit alors
+le <cite>Constitutionnel</cite> et le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, jusque-là si ardents
+à invectiver leurs patrons respectifs, échanger des coquetteries
+dont le <em>Journal des Débats</em> faisait ressortir l'étrange et suspecte
+nouveauté. Peu après, le 28 janvier 1845, M. Greville notait sur
+son journal: «Le plus curieux incident de la politique française
+est la <i lang="en">flirtation</i> commencée entre Thiers et Palmerston. Le fait
+est de notoriété à Paris, et l'on s'en amuse... Quelques lettres
+courtoises ont été échangées entre ces hommes d'État, autrefois
+rivaux<a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a><a href="#footnote231" title="Go to footnote 231"><span class="smaller">[231]</span></a>.» Sous l'empire de ces sentiments, l'ancien ministre du
+1<sup>er</sup> mars entreprit, au mois d'octobre 1845, une courte excursion
+en Angleterre. Il y fut reçu avec un empressement curieux; on goûta
+fort son esprit et sa belle humeur, bien qu'il parût parfois un peu
+superficiel<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a><a href="#footnote232" title="Go to footnote 232"><span class="smaller">[232]</span></a>. Soucieux de corriger les impressions produites
+outre-Manche par sa conduite en 1840 et par le langage qu'il avait
+tenu depuis cette époque, il protesta que son retour au pouvoir, loin
+d'altérer les relations des deux pays, les améliorerait; il ajouta
+que si, naguère, ces relations avaient failli plusieurs fois être
+compromises, la faute en était aux maladresses de M. Guizot<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a><a href="#footnote233" title="Go to footnote 233"><span class="smaller">[233]</span></a>:
+occasion, pour lui, de s'exprimer sur son rival avec une amertume qui
+ne parut pas toujours de bon goût à ses interlocuteurs<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a><a href="#footnote234" title="Go to footnote 234"><span class="smaller">[234]</span></a>. Il eut
+soin de voir les hommes de <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> tous les partis; néanmoins ce fut
+particulièrement avec les whigs qu'il s'attacha à nouer des liens
+étroits, d'autant que plus d'un indice lui faisait alors pressentir
+leur prochaine rentrée au ministère. Quelques jours après, M. de
+Barante écrivait: «M. Thiers revient de Londres avec toute l'amitié
+de lord Palmerston; il a aussi son entente cordiale<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a><a href="#footnote235" title="Go to footnote 235"><span class="smaller">[235]</span></a>.»</p>
+
+<p>On comprend dès lors pourquoi, deux mois plus tard, M. Thiers
+accueillit avec tant de satisfaction la nouvelle de la dissolution
+du cabinet Peel. Sa seule crainte était que «ses amis» de Londres ne
+fussent trop timides. De Paris, il les excitait. «Enfin, écrivait-il
+le 16 décembre 1845 à l'un de leurs confidents, vous voilà prêts
+à manger les tories; je fais des v&oelig;ux pour qu'il en soit ainsi...
+Cependant j'ai peur que vos amis manquent de résolution.
+S'ils laissent passer cette occasion de prendre le pouvoir, je ne
+sais quand ils pourront le reprendre... Dussent-ils échouer au
+parlement, à leur place, je le tenterais, sauf à porter la question
+devant les électeurs... M. Guizot est au désespoir de la chute
+des tories<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a><a href="#footnote236" title="Go to footnote 236"><span class="smaller">[236]</span></a>.» En même temps, sur son propre terrain, M. Thiers
+s'apprêtait, sans perdre un instant, à profiter de ce qui lui
+paraissait un coup de fortune: il expliquait aux meneurs de la gauche
+et du centre gauche comment l'avènement des whigs devait avoir son
+contre-coup en France et forcer le Roi à se séparer de M. Guizot; la
+disgrâce de ce dernier lui paraissait même assez proche pour qu'il
+réglât d'avance avec M. O. Barrot, par une sorte de traité signé,
+la façon dont ils partageraient le pouvoir et l'usage qu'ils en
+feraient<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a><a href="#footnote237" title="Go to footnote 237"><span class="smaller">[237]</span></a>.</p>
+
+<p>Tandis que M. Thiers s'agitait ainsi à Paris, les événements, à
+Londres, trompaient ses espérances. Dans ses efforts pour former
+un ministère, lord John Russell rencontrait beaucoup <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> de
+difficultés, et, fait curieux, la principale venait de l'inquiétude
+causée, en Angleterre même, par la rentrée de lord Palmerston au
+<i lang="en">Foreign office</i>; on craignait que les bons rapports avec le cabinet
+de Paris n'en fussent gravement altérés. Cette objection, indiquée
+avec réserve par la Reine, fut formulée d'une façon plus absolue par
+lord Grey, qui refusa d'entrer dans le nouveau cabinet si l'on ne
+mettait pas le ministre suspect d'hostilité contre la France à un
+autre poste, par exemple au département des colonies. Palmerston,
+blessé, répondit ne pouvoir accepter que les affaires étrangères.
+Lord John Russell eût été disposé à lui donner raison<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a><a href="#footnote238" title="Go to footnote 238"><span class="smaller">[238]</span></a>, mais
+il ne crut pas pouvoir se passer de lord Grey. Force lui fut donc,
+le 20 décembre 1845, de résigner le mandat que lui avait confié
+la Reine. Celle-ci se retourna alors vers sir Robert Peel, qui
+consentit à retirer sa démission<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a><a href="#footnote239" title="Go to footnote 239"><span class="smaller">[239]</span></a>. À ce revirement imprévu, le
+désappointement de M. Thiers fut grand<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a><a href="#footnote240" title="Go to footnote 240"><span class="smaller">[240]</span></a>. M. Guizot, au contraire,
+se hâta d'écrire à lord Aberdeen: «Je suis aussi joyeux que j'étais
+triste. Je ne veux pas me refuser le plaisir de vous le dire.....
+Nous continuerons ce que nous faisons avec un degré de plus de
+satisfaction et d'amitié, si je ne me trompe. Votre lettre m'a été
+au c&oelig;ur, où vous n'avez nul besoin d'aller, car vous y êtes bien
+établi<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a><a href="#footnote241" title="Go to footnote 241"><span class="smaller">[241]</span></a>.»</p>
+
+<p>Mais pour combien de temps le ministère tory reprenait-il le
+pouvoir? Rien n'indiquait que la maladie dont il souffrait, <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span>
+fût guérie. Une nouvelle crise paraissait même si inévitable et si
+proche, que lord Palmerston, qui la pressentait, voulut se prémunir
+contre le risque d'être, dans ce cas, de nouveau jugé un ministre
+impossible. Le meilleur moyen lui parut être de se faire donner, par
+la France elle-même, une sorte d'<em>exequatur</em>. En avril 1846, on le
+vit arriver à Paris, l'air aimable, le sourire aux lèvres, la main
+tendue, déclarant très haut «qu'il était autant que personne ami de
+la paix, de la France, partisan de l'entente cordiale et bien décidé
+à la continuer s'il revenait au pouvoir». C'était le pendant du
+voyage fait, quelques mois auparavant, par M. Thiers, à Londres. On
+fut agréablement surpris de trouver ce «terrible homme» si adouci,
+et l'amour-propre national fut flatté d'une démarche qui avait une
+apparence d'amende honorable. Invité et festoyé dans plusieurs
+salons politiques, présenté aux Tuileries, Palmerston fut bien reçu
+en tous lieux, avec une politesse réservée par le Roi et M. Guizot,
+avec beaucoup d'empressement par l'opposition, notamment par M.
+Thiers, qui, huit heures durant, lui fit parcourir et lui démontra
+les fortifications de Paris. Cet empressement des adversaires du
+cabinet, joint à la curiosité des badauds, parut faire au visiteur
+un succès dont la dignité nationale ne laissait pas que de souffrir
+un peu. Le public finit par sentir ce défaut de mesure et par se
+demander pourquoi l'on faisait fête à un tel homme. Mais avant que
+cette réaction eût eu le temps de se dessiner, Palmerston était déjà
+rembarqué, emportant sans doute l'idée, comme l'écrivait alors M.
+Guizot à lord Aberdeen<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a><a href="#footnote242" title="Go to footnote 242"><span class="smaller">[242]</span></a>, «que les Français étaient bien légers,
+bien prompts à passer d'une impression à l'autre, et qu'il n'y avait
+pas grand inconvénient à leur donner des moments d'humeur, puisqu'il
+était si aisé de les en faire revenir». Vainement notre ministre
+affirmait-il que, «sous ces impressions mobiles et superficielles,
+le fond des choses subsistait», et ajoutait-il «que si ce voyage
+changeait, en Angleterre, la situation du voyageur, ce serait un
+effet très <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> exagéré et fondé sur l'apparence plutôt que sur
+la réalité des choses»; on conclut, outre-Manche, de tout ce qui
+venait de se passer, que nous ne tenions plus rigueur à l'auteur du
+traité du 15 juillet 1840, et que désormais on pouvait sans scrupule
+lui laisser prendre place dans un ministère.</p>
+
+<p>Deux mois à peine s'étaient écoulés depuis ce voyage que, le 25 juin
+1846, le ministère tory, mis en minorité à la Chambre des communes,
+donnait de nouveau une démission, cette fois définitive. Lord John
+Russell ne rencontra plus aucune objection à la rentrée de lord
+Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>, et son cabinet fut promptement
+constitué. En France, les journaux de M. Thiers saluèrent avec une
+joie triomphante une révolution ministérielle dont ils faisaient
+prévoir le contre-coup de ce côté-ci de la Manche. M. Guizot fut
+réduit à écrire tristement ses regrets au <i lang="en">dear</i> lord Aberdeen et
+à sir Robert Peel. Ce dernier avait pu, sous le coup de certains
+accidents, témoigner parfois de quelque impatience ombrageuse à
+l'égard du gouvernement français; mais, au fond, son grand et droit
+esprit avait compris et accepté la politique de bon accord pratiquée
+à côté de lui par lord Aberdeen. On le vit bien dans la lettre par
+laquelle il répondit aux condoléances du ministre français. «Grâce à
+une confiance réciproque, lui écrivait-il, grâce à une égale foi dans
+l'accord de nos vues et la pureté de nos intentions, grâce aussi (je
+puis le dire sans arrogance depuis que j'ai reçu votre affectueuse
+lettre) à une estime mutuelle et à des égards personnels, nous avons
+réussi à élever l'esprit et le ton de nos deux nations; nous les
+avons accoutumées à porter leurs regards au-dessus de misérables
+jalousies et de rivalités obstinées... Sans cette confiance et cette
+estime mutuelles, combien de pitoyables difficultés auraient grossi,
+au point de devenir de redoutables querelles nationales!» Hélas!
+de tout autres sentiments allaient inspirer désormais la politique
+anglaise. L'entente cordiale était finie.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> CHAPITRE V<br>
+<span class="smcap">LES MARIAGES ESPAGNOLS.</span><br>
+<span class="smaller">(Juillet-octobre 1846.)</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement en
+ Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M. Bresson de
+ marier le duc de Cadix à la Reine et le duc de Montpensier
+ a l'Infante. M. Bresson croit pouvoir promettre à la reine
+ Christine la simultanéité des deux mariages. Mécontentement
+ de Louis-Philippe qui veut désavouer son ambassadeur.&mdash;II.
+ Palmerston nous communique ses instructions du 19 juillet, où
+ il nomme Cobourg en première ligne parmi les candidats à la
+ main d'Isabelle. À Paris, on voit dans ce langage l'abandon
+ de la politique d'entente. M. Guizot ne consent pas encore la
+ simultanéité, mais il détourne le Roi de désavouer M. Bresson.
+ Ses avertissements au gouvernement anglais.&mdash;III. Lettres
+ confidentielles que Palmerston adresse à Bulwer pour compléter
+ ses instructions. Ce qu'il nous cache et ce qu'il nous montre.
+ Il est dès lors manifeste que Palmerston a rompu l'entente et
+ que la France est libérée de ses engagements.&mdash;IV. La reine
+ Christine, inquiète de l'appui donné par le ministre anglais
+ aux progressistes, nous revient; seulement elle exige la
+ simultanéité. Le Roi se résigne à laisser faire M. Bresson.
+ Répugnances de la reine Isabelle pour le duc de Cadix. L'accord
+ sur les deux mariages est enfin conclu à Madrid.&mdash;V. Irritation
+ de Palmerston. Il est appuyé par lord John Russell. Lord
+ Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine Victoria est très
+ blessée. Lettre justificative de Louis-Philippe et réponse de
+ la reine d'Angleterre. L'opinion anglaise prend parti pour
+ Palmerston.&mdash;VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers
+ la décide à attaquer les mariages.&mdash;VII. Palmerston veut
+ empêcher l'accomplissement du mariage du duc de Montpensier.
+ Efforts de Bulwer et de son ministre pour soulever une
+ opposition en Espagne et intimider le cabinet de Madrid. Tous
+ ces efforts échouent.&mdash;VIII. Palmerston cherche à effrayer
+ et à faire reculer le gouvernement français. Celui-ci ne se
+ laisse pas troubler et ne modifie rien à ses résolutions.&mdash;IX.
+ Palmerston demande aux autres puissances de protester avec
+ l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer cette démarche.
+ M. de Metternich refuse de rien faire. La Prusse et la Russie
+ l'imitent. Célébration des deux mariages.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>La rentrée de lord Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>, en juillet 1846,
+était un fait gros de conséquences<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a><a href="#footnote243" title="Go to footnote 243"><span class="smaller">[243]</span></a>. Il y arrivait avec des
+<span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> desseins et un état d'esprit qui ne ressemblaient en rien à
+ceux de son prédécesseur. Dans ses propos des premiers jours, alors
+même que, pour dissiper les méfiances dont il se sentait l'objet, il
+déclarait vouloir continuer l'entente cordiale, il ne pouvait cacher
+son peu de foi dans cette entente. «Ces gens-là, disait-il à lord
+Aberdeen en parlant des Français, sont essentiellement envahisseurs,
+agressifs, provocants; en toute affaire, ils veulent se faire une
+bonne part aux dépens des autres; comment bien vivre avec eux à
+de telles conditions<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a><a href="#footnote244" title="Go to footnote 244"><span class="smaller">[244]</span></a>?» Ayant reproché, depuis cinq ans, au
+ministère tory d'avoir été «dupe» de Louis-Philippe et de M. Guizot,
+d'avoir laissé partout «subordonner» la politique britannique à la
+politique française, il entendait que son avènement renversât les
+rôles. Sur chaque théâtre, il lui semblait que l'Angleterre avait une
+revanche à prendre. Dans sa pensée, le souci permanent, dominant de
+la diplomatie britannique devait être de faire partout échec à notre
+ambition, de déjouer partout nos perfidies. C'était particulièrement
+dans ce qui regardait l'Espagne que le nouveau secrétaire d'État
+apportait ces dispositions méfiantes, jalouses et batailleuses. Lord
+Aberdeen s'en était aperçu, pendant les entretiens qu'il avait eus
+avec lui pour le mettre au courant de l'état des affaires, et, bien
+qu'avec discrétion, il avait laissé voir à notre ambassadeur quelque
+chose de son impression<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a><a href="#footnote245" title="Go to footnote 245"><span class="smaller">[245]</span></a>. Certes, il y avait là, étant donné
+l'état de la Péninsule, de quoi inquiéter le Roi et M. Guizot. On
+était au lendemain de l'intrigue manquée de Christine et de Bulwer
+pour enlever secrètement le mariage de la Reine avec le prince de
+Cobourg<a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a><a href="#footnote246" title="Go to footnote 246"><span class="smaller">[246]</span></a>: <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> si le chef de la légation britannique avait
+tant osé sous l'administration de lord Aberdeen, que ne pouvait-on
+pas attendre de lui avec un ministre dont le seul avènement devait
+lui paraître une invitation à ne plus rien ménager? Le gouvernement
+français n'était-il pas fondé à craindre quelque méchante surprise,
+comme eût été un mariage Cobourg machiné à la façon du traité du 15
+juillet 1840?</p>
+
+<p>Sans perdre un jour, dès le 5 juillet 1846, M. Guizot avertit son
+ambassadeur à Madrid de l'hostilité probable du nouveau secrétaire
+d'État. «Je m'y attends, lui écrivait-il, et je me conduirai en
+conséquence. Ce ne sera pas moi qui livrerai l'Espagne à lord
+Palmerston.» Il fallait avant tout détourner d'une nouvelle collusion
+avec les Anglais la reine Christine, dont un passé très récent ne
+nous donnait que trop raison de nous méfier. M. Guizot vit tout de
+suite l'argument que lui fournissait la présence au <i lang="en">Foreign office</i>
+de l'ancien protecteur d'Espartero. «Vous en tirerez à coup sûr grand
+parti, mandait-il à M. Bresson, pour agir sur la reine Christine et
+sur son mari. Ils auront beau faire, ils n'auront jamais dans lord
+Palmerston qu'un ennemi, car il ne sera jamais que le patron du
+parti progressiste, c'est-à-dire de leurs ennemis.» De plus, pour
+s'alléger en vue de la campagne à faire, notre gouvernement n'hésita
+pas à jeter par-dessus bord la candidature Trapani, décidément trop
+impopulaire en Espagne, et il se rabattit sur l'un des deux fils
+de l'infant François de Paule, le duc de Cadix, auquel, depuis
+quelque temps, la reine Christine paraissait avoir, de plus ou
+moins bonne grâce, «entr'ouvert la porte». Le frère de ce prince,
+Enrique, duc de Séville, se trouvait hors de cause; il s'était fait
+ouvertement l'homme des radicaux, et le scandale de certaines de ses
+démarches l'avait fait exiler d'Espagne. «Le duc de Cadix pour la
+Reine et le duc de Montpensier pour l'Infante», c'est ainsi que M.
+Guizot résumait son programme. «Poussez décidément au duc de Cadix,
+écrivait-il encore à son ambassadeur, et placez le duc de Montpensier
+à côté de lui.»</p>
+
+<p>À Madrid, la situation du comte Bresson était difficile. La <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span>
+reine Christine paraissait plus mobile, plus insaisissable, plus
+mystérieuse, plus inquiétante que jamais. Le lendemain du jour où
+l'on pouvait croire qu'elle ne voyait pas de trop mauvais &oelig;il le
+duc de Cadix, elle semblait revenir à Trapani; puis, au même moment,
+avec les amis de l'Angleterre, elle affectait de regretter Cobourg.
+Ses confidents, Rianzarès et Isturiz, faisaient même des ouvertures
+plus ou moins expresses au sujet de ce dernier prince, comme si,
+encouragés par le changement du ministère britannique, ils voulaient
+renouer l'intrigue que lord Aberdeen avait fait échouer trois mois
+auparavant<a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a><a href="#footnote247" title="Go to footnote 247"><span class="smaller">[247]</span></a>. Quant à notre nouveau candidat, le duc de Cadix,
+il n'avait, ni par son origine, ni par sa personne, un prestige qui
+pût nous aider. La jeune reine Isabelle ne cachait pas le peu de
+goût qu'il lui inspirait. Nos adversaires tenaient sur ce prince des
+propos fort méprisants, ne reculant même pas, pour le déclarer un
+candidat inadmissible, devant les assertions physiologiques les plus
+étranges<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a><a href="#footnote248" title="Go to footnote 248"><span class="smaller">[248]</span></a>. Ajoutez, dans la presse anglaise et chez ceux qui lui
+faisaient écho à Madrid, une recrudescence d'invectives injurieuses
+contre Louis-Philippe, qui, disait-on, prétendait dicter ses
+volontés à l'Espagne<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a><a href="#footnote249" title="Go to footnote 249"><span class="smaller">[249]</span></a>. La seule bonne carte de notre jeu était
+que le nom du duc de Montpensier se trouvât accolé à celui du duc
+de Cadix. Le premier rehaussait le second. M. Guizot le comprenait
+bien, quand, tout en recommandant à son ambassadeur de «pousser au
+duc de Cadix», il ajoutait: «Placez le duc de Montpensier à côté de
+lui.» Toutefois le sens de ces mots ne devait pas être forcé: si le
+ministre entendait par là que, dans les pourparlers, on réunît les
+deux projets de mariage et que l'un aidât à faire passer l'autre, il
+ne revenait pas sur l'engagement pris envers l'Angleterre <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span>
+d'attendre, pour célébrer le mariage de l'Infante, que la Reine ait
+eu un enfant.</p>
+
+<p>M. Bresson vit ou feignit de voir dans la lettre du ministre plus
+que celui-ci n'avait voulu y mettre. Préoccupé surtout des obstacles
+qu'il rencontrait à Madrid et de la lutte qu'il devait soutenir
+contre sir Henri Bulwer, estimant que les intrigues récemment
+dévoilées de ce dernier et les menaces résultant de l'avènement de
+lord Palmerston suffisaient à nous délier vis-à-vis de l'Angleterre,
+convaincu d'autre part qu'on n'obtiendrait jamais de la reine
+Christine l'abandon réel de Cobourg et l'acceptation sincère de Cadix
+si l'on ne lui faisait quelque concession sur le mariage Montpensier,
+il crut pouvoir lui annoncer cette concession. Il lui dit donc, le
+11 juillet, en lui demandant le «secret», que «le Roi, tenant compte
+des embarras de la Reine et voulant lui donner un nouveau témoignage
+de sa sollicitude et de son amitié, était disposé à consentir que,
+dans toute combinaison Bourbon, M. le duc de Montpensier prît place à
+côté du mariage de la Reine, c'est-à-dire que les deux mariages, si
+l'un devait faciliter l'autre, se célébrassent ou fussent du moins
+déclarés simultanément». La reine Christine accueillit «avec joie»
+cette communication. En en rendant compte aussitôt à son ministre, M.
+Bresson reconnaissait que «cette grande, importante, indispensable
+concession n'était pas aussi formellement exprimée» dans la lettre de
+M. Guizot, en date du 5 juillet; mais il invoquait les «commentaires
+et développements» que lui avaient envoyés en même temps M. Désages,
+directeur au ministère des affaires étrangères, et le jeune duc de
+Glucksberg, premier secrétaire à l'ambassade de Madrid, alors à
+Paris<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a><a href="#footnote250" title="Go to footnote 250"><span class="smaller">[250]</span></a>. De plus, pour prémunir le ministre contre la tentation
+d'un désaveu, l'ambassadeur le félicitait chaleureusement de la
+décision qu'il lui attribuait: <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> «Grâces vous soient rendues,
+lui écrivait-il. J'en suis certain, en sondant votre c&oelig;ur, vous
+y trouvez le contentement d'avoir pris cette résolution!... Dégagé,
+affranchi, vous l'êtes mille fois par les procédés des agents
+anglais. Je ne prétends pas diminuer vos regrets de la retraite de
+lord Aberdeen; mais permettez-moi de vous faire remarquer qu'il n'a
+jamais empêché le mal, qu'il s'est borné à vous en avertir quand il
+était fait<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a><a href="#footnote251" title="Go to footnote 251"><span class="smaller">[251]</span></a>.»</p>
+
+<p>Tel était bien le comte Bresson, homme de décision et d'initiative,
+ne craignant pas les responsabilités, mais d'une hardiesse prompte
+qui risquait parfois d'être un peu compromettante. Sa démarche déplut
+au gouvernement français; celui-ci croyait sans doute aux mauvais
+desseins de lord Palmerston, mais, jusqu'à ce que ces desseins se
+fussent manifestés, il voulait demeurer fidèle à l'accord. Le Roi
+surtout protesta avec une vivacité et une émotion dont nous avons
+une preuve absolument irrécusable: ce sont les lettres mêmes qu'il
+écrivit alors à M. Guizot, retenu au Val Richer par les soins de
+son élection; rien ne montre mieux avec quelle loyauté scrupuleuse
+et presque timide Louis-Philippe voulait tenir la parole donnée à
+l'Angleterre. Ces lettres tout intimes n'eussent peut-être jamais vu
+le jour, si les émeutiers de février 1848 ne s'en étaient emparés
+en saccageant les Tuileries et l'hôtel du ministère des affaires
+étrangères, et si elles n'avaient été, par suite, publiées dans
+la <cite>Revue rétrospective</cite>. Ce n'est pas la seule fois où cette
+publication s'est trouvée servir la réputation du prince dont on
+s'imaginait dévoiler les ténébreuses et perfides machinations<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a><a href="#footnote252" title="Go to footnote 252"><span class="smaller">[252]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> La première de ces lettres est du 20 juillet: le Roi venait
+d'apprendre que son ambassadeur avait consenti en son nom «la
+simultanéité des deux mariages»: il ne pouvait comprendre comment
+avait pu être faite une démarche aussi «diamétralement contraire à
+sa volonté», et il ajoutait: «Un désaveu formel est indispensable.
+Comment le faire est la seule question à examiner; mais je n'ai
+jamais trompé personne, et je ne commencerai pas aujourd'hui à
+laisser tromper qui que ce soit sous mon nom.» La chose lui tenait
+tellement à c&oelig;ur qu'il y revint dans une nouvelle lettre, le
+soir du même jour: «Le duc de Montpensier concourt <em>très vivement</em>
+à tout ce que je vous ai écrit ce matin. Il faut effacer, annuler
+formellement tout ce que Bresson a dit en sus de ce que j'avais
+autorisé. Il faut que les reines sachent qu'il était interdit
+à Bresson de dire ce qu'il a dit, et que la simultanéité est
+inadmissible. Il nous a fait là une rude campagne; il est nécessaire
+qu'elle soit <em>biffée</em>, et le plus tôt possible. Je ne resterai pas
+sous le coup d'avoir fait contracter en mon nom un engagement que je
+ne peux ni ne veux tenir, et que j'avais formellement interdit. Voyez
+comment vous pouvez arranger ce désaveu. J'attends votre réponse avec
+impatience.»</p>
+
+<p>Entre un ambassadeur qui s'était avancé trop vite et un souverain
+qui voulait reculer avec une sorte d'emportement, M. Guizot était
+dans un grand embarras. Il n'approuvait pas entièrement ce qui avait
+été fait, mais il craignait qu'un brusque désaveu ne ruinât notre
+cause à Madrid<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a><a href="#footnote253" title="Go to footnote 253"><span class="smaller">[253]</span></a>. Il s'efforça donc, tout en contenant M. Bresson,
+d'apaiser Louis-Philippe. «J'avais déjà écrit à Bresson, mandait-il
+au Roi le 22 juillet; je lui ai récrit. Je lui ai envoyé les propres
+paroles du Roi. Il fera la retraite nécessaire. Certainement il est
+allé trop loin et fort au delà de <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> mes instructions; mais
+je ne crois pas qu'il soit allé aussi loin que le Roi le suppose.
+Il n'a jamais pu entendre ni dire que le mariage de Mgr le duc de
+Montpensier serait conclu, célébré, ou même définitivement arrêté, en
+même temps que celui de la Reine.» Ces explications ne satisfirent
+pas le Roi. Dans une lettre en date du 24 juillet, il insista plus
+que jamais pour un désaveu immédiat, formel, qui «fût remis par
+écrit» à la reine Christine, et il pressa son ministère de le rédiger.</p>
+
+<p>Les choses en étaient là, quand une démarche de lord Palmerston
+lui-même vint donner raison aux soupçons de M. Bresson et fournir de
+quoi lever les scrupules de Louis-Philippe.</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>Dès le premier jour, M. Guizot avait pressé lord Palmerston de dire
+s'il voulait ou non continuer, dans la Péninsule, la politique de
+concert pratiquée par son prédécesseur. N'ayant pu obtenir de lui que
+des réponses vagues, dilatoires, équivoques, et voulant le mettre
+au pied du mur, il adressa à Londres, le 20 juillet, une dépêche
+qui proposait nettement une action commune en faveur des deux fils
+de François de Paule. Il n'indiquait entre eux aucune préférence
+et laissait aux Espagnols le soin de choisir. À la vérité, il
+comptait que, réduite à prendre l'un ou l'autre, la reine Christine
+prendrait le duc de Cadix; car, si elle avait peu de goût pour lui,
+elle détestait bien plus son frère, le duc de Séville, à cause de
+ses liens avec le parti radical; mais, pour cette même raison, lord
+Palmerston voyait de bon &oelig;il ce dernier prince, et le ministre
+français avait pensé que sa proposition serait mieux accueillie au
+<i lang="en">Foreign office</i>, si les deux frères y étaient mis sur le même pied.</p>
+
+<p>Le jour où la dépêche de M. Guizot partait de Paris, lord Palmerston
+communiquait à notre chargé d'affaires à Londres <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> les
+instructions qu'il venait d'adresser à sir Henri Bulwer. Elles
+avaient été expédiées la veille, c'est-à-dire le 19 juillet. Cette
+communication n'avait donc pas pour but de demander notre avis, ni
+de chercher avec nous un terrain d'accord. Tout, d'ailleurs, forme
+et fond, semblait y marquer l'intention de mettre fin à l'entente
+et d'inaugurer une politique séparée. Loin de rappeler le concert
+jusque-là établi entre les deux gouvernements, on n'y prononçait
+même pas le nom de la France. Deux questions y étaient traitées: le
+mariage de la Reine et l'état intérieur de l'Espagne. Sur le premier
+point, lord Palmerston paraissait ignorer absolument notre désir de
+voir choisir un Bourbon et l'engagement pris par lord Aberdeen de
+seconder ou tout au moins de ne pas contrarier ce désir; par contre,
+il insistait sur ce que «le choix d'un mari pour la Reine était une
+question dans laquelle les gouvernements des autres pays n'avaient
+aucun titre à intervenir»; puis, énumérant les candidats qui
+avaient chance d'être agréés, il nommait en première ligne Léopold
+de Saxe-Cobourg, et ensuite les deux fils de François de Paule; il
+ajoutait qu'il les trouvait tous les trois également convenables
+et ne faisait d'objection à aucun d'eux. Sur le second point, les
+instructions n'étaient qu'un long et passionné réquisitoire contre
+le gouvernement des <em>moderados</em>; s'appropriant tous les griefs des
+progressistes, Palmerston accusait ce gouvernement d'être «violent»,
+«arbitraire», «tyrannique», et il recommandait à son agent de ne pas
+laisser ignorer cette façon de voir du cabinet britannique.</p>
+
+<p>L'effet de cette communication fut grand à Paris. M. Guizot y vit
+tout de suite,&mdash;et personne ne s'en étonnera,&mdash;la confirmation des
+soupçons que lui avait fait concevoir l'avènement de lord Palmerston:
+il fut particulièrement frappé de la façon dont ce dernier parlait
+du prince de Cobourg; il en conclut que le <em>veto</em> opposé par lord
+Aberdeen aux menées de Bulwer était levé, et que la tentative
+interrompue deux mois auparavant allait être reprise. «J'en suis
+plus fâché que surpris,&mdash;écrivit M. Guizot au Roi, le 24 juillet,
+en lui faisant part de cette nouvelle;&mdash;j'ai toujours cru que lord
+Palmerston rentrerait bientôt <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> dans sa vieille ornière.»
+Et Louis-Philippe lui répondait aussitôt: «La lecture des pièces
+que j'ai reçues de vous me laisse sous l'empire des plus pénibles
+impressions, non pas que je m'attendisse à mieux de lord Palmerston,
+mais parce que j'espérais qu'il ne se serait pas mis si promptement
+à découvert.» Il ajoutait le lendemain: «Lord Cowley est venu hier
+au soir, et j'ai eu avec lui une conversation très longue et très
+vive sur les instructions communiquées par lord Palmerston. Il a
+généreusement essayé de les défendre, en disant que tout cela n'était
+que pour maintenir ses dires précédents, <i lang="en">that these instructions
+would not be acted upon!... certainly not... que Bulwer s'en
+garderait bien!...</i> Je lui ai demandé la permission de n'en rien
+croire, et lui ai dit que les conséquences de ceci m'alarmaient au
+plus haut degré.»</p>
+
+<p>Du moment où le gouvernement français voyait, dans les instructions
+de lord Palmerston, une dénonciation du pacte d'entente, il était
+fondé à se considérer comme libéré de ses engagements: dès lors plus
+aucune raison de désavouer M. Bresson ni de refuser les concessions
+exigées par la reine Christine. M. Guizot, cependant, ne parut pas
+tout de suite résolu à aller jusqu'au bout de son droit; on eût dit
+que, par esprit de paix, par fidélité quand même à l'entente brisée,
+il hésitât à rendre coup pour coup. Bien que moins opposé à la
+«simultanéité» des deux mariages, il ne l'accorda pas expressément.
+Le 24 juillet, aussitôt après avoir reçu la communication de lord
+Palmerston, il écrivit à M. Bresson: «Le Cobourg n'est pas si
+abandonné qu'on veut le dire.... La reine Christine et M. Isturiz
+poursuivent-ils l'intrigue Cobourg sous le voile de leur retour
+apparent au duc de Cadix? Si cela est, raison de plus pour nous de
+poursuivre Cadix et Montpensier. Vous pouvez, je pense, lier toujours
+ces deux noms, sans engagement formel de simultanéité dans la
+conclusion définitive.» Le Roi n'alla même pas jusque-là et se refusa
+d'abord à user, dans une mesure quelconque, de la liberté que lord
+Palmerston lui rendait: «Tout ceci, mandait-il, le 25 juillet, à son
+ministre, doit nous presser <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> encore plus de faire parvenir
+à la reine Christine le désaveu de la simultanéité. Plus nous avons
+de mauvaise foi à craindre, plus il importe que les cartes que nous
+avons en main soient nettes, et qu'on ne puisse pas nous accuser
+d'avoir deux langages.» Et il ajoutait en <i>post-scriptum</i>: «Je vous
+conjure de ne pas accoler, dans vos lettres à Bresson, <em>Cadix et
+Montpensier</em>; cette accolade sent trop la simultanéité.»</p>
+
+<p>Cette fois, M. Guizot trouva que son souverain, par un scrupule
+exagéré envers l'Angleterre, risquait de perdre la partie en Espagne.
+«Je suis tout à fait d'avis, lui écrivit-il le 25 juillet, que le
+Roi ne doit point s'engager à la simultanéité des deux mariages...
+Mais je prie en même temps le Roi de réfléchir combien la
+situation est, en ce moment, délicate, tendue, critique. Il va se
+faire évidemment un grand effort pour le Cobourg; notre parade
+contre ce coup, c'est <em>Cadix et Montpensier</em>. N'affaiblissons pas
+trop cette parade, au moment même où nous avons besoin de nous en
+servir.» Le même jour, M. Guizot revint sur ce sujet et le traita
+plus fortement encore: «Voilà, écrivait-il au Roi, le Cobourg avoué,
+accepté par l'Angleterre. Il ne viendra plus de Londres, contre
+sa candidature, aucune objection, aucune réserve. Si l'Espagne
+en veut, l'Angleterre est prête. La reine Christine est-elle du
+complot? Pas tout à fait peut-être; probablement un peu. En tout
+cas, il nous importe infiniment de ne lui fournir aucun prétexte
+pour y entrer. Nous désirons le duc de Cadix pour la Reine, et nous
+offrons Mgr le duc de Montpensier pour l'Infante. Cadix ne sera,
+à coup sûr, accepté qu'avec Montpensier pour pendant. Dans cette
+corrélation inévitable des deux mariages, que doit, que peut vouloir
+le Roi? Deux choses, ce me semble: l'une, que le mariage de la reine
+Isabelle avec un Bourbon, avec le duc de Cadix, soit bien assuré,
+bien conclu; l'autre, que toute liberté reste au Roi d'examiner à
+fond la situation de l'Infante, de bien discuter les conditions et
+articles de son mariage avec Mgr le duc de Montpensier, avant de
+le conclure... Pour cela, que faut-il? Que Bresson, dès que la
+question se posera clairement, dès qu'il se verra pressé par le
+Cobourg, <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> aille droit à la reine Christine et au cabinet
+espagnol, déclare notre opposition au Cobourg, en fasse entrevoir
+les conséquences possibles, et demande que la main de la reine
+Isabelle soit donnée au duc de Cadix, en déclarant en même temps que
+le désir du Roi est d'obtenir la main de l'Infante pour Mgr le duc
+de Montpensier, et que, dès que le premier mariage sera conclu, il
+est prêt à discuter et arrêter, selon les instructions qu'il aura
+reçues du Roi, les articles du second.» Après avoir fait observer
+que la reine Christine aurait ainsi, en ce qui concernait le second
+mariage, «une certitude morale suffisante pour qu'elle pût se décider
+immédiatement au premier», M. Guizot continua en ces termes: «Si,
+au contraire, Bresson allait aujourd'hui, avant le moment de la
+crise, sans être pressé par la nécessité, uniquement pour retirer
+des paroles qu'il a dites sans qu'il en reste cependant aucune trace
+textuelle bien précise, s'il allait, dis-je, déclarer à la reine
+Christine qu'elle doit faire le mariage Cadix sans compter sur le
+mariage Montpensier, je craindrais infiniment que la reine Christine
+ne se saisît de cet incident pour se rejeter dans le mariage
+Cobourg... Je n'ai pas besoin d'appeler l'attention du Roi sur les
+conséquences d'une telle solution... Nous nous trouverions aussitôt
+placés, et vis-à-vis de l'Espagne, et vis-à-vis de l'Angleterre, dans
+une situation qui altérerait profondément nos relations; altération
+sur laquelle je me sentirais peut-être obligé moi-même d'insister
+plus qu'il ne conviendrait au Roi.» M. Guizot terminait en disant
+que si le Roi ne partageait pas son avis, il se rendrait aussitôt à
+Paris et convoquerait le conseil des ministres. Ces fortes raisons
+et les graves avertissements de la fin ne pouvaient pas ne pas faire
+impression sur Louis-Philippe. Il en fut ébranlé, et, sans consentir
+encore à rien qui s'écartât des accords conclus à Eu, il n'insista
+plus autant pour un désaveu formel de son ambassadeur.</p>
+
+<p>En même temps que M. Guizot s'occupait ainsi, entre le Roi et M.
+Bresson, à régler la conduite nouvelle que nous imposait, à Madrid,
+l'attitude de lord Palmerston, il avait soin de faire connaître,
+à Londres, l'interprétation que le gouvernement <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> français
+donnait aux instructions anglaises du 19 juillet et les graves
+conséquences qu'il pourrait être amené à en tirer. Ce fut l'objet
+d'une dépêche adressée à M. de Jarnac, le 30 juillet. Il y exposait
+d'abord comment, dans la question du mariage, l'accord avait été
+conclu avec lord Aberdeen, sinon sur tous les principes, du moins en
+fait sur la conduite à suivre. «Il a été dit et entendu, ajoutait-il,
+que les deux gouvernements s'emploieraient à Madrid pour que le
+choix de la Reine se portât sur l'un des descendants de Philippe V.
+Lorsque quelque autre candidat, en particulier le prince de Cobourg,
+a été mis en avant, lord Aberdeen a travaillé, loyalement travaillé à
+l'écarter.» Dès lors «l'approbation égale, donnée par lord Palmerston
+à trois candidats parmi lesquels le prince de Cobourg était placé
+le premier, était une profonde altération, un abandon complet du
+langage et de l'attitude de son prédécesseur... Quand le Roi a
+exclu lui-même ses fils de toute prétention à la main de la reine
+d'Espagne, il a dû compter, il a compté en effet, et il a eu le droit
+de compter sur une certaine mesure de réciprocité. S'il en était
+autrement, je ne dis pas que le Roi changerait sa politique; mais, à
+coup sûr, il recouvrerait toute sa liberté. Il n'aurait plus à tenir
+compte que des intérêts de la France et de l'honneur de sa couronne.»
+Plus loin, après avoir rappelé qu'il avait témoigné naguère de son
+désir de continuer l'entente en proposant l'action commune en faveur
+des fils de François de Paule, notre ministre terminait ainsi: «Mais
+il peut y avoir pour la France, en Espagne, une politique isolée;
+et si l'initiative de la politique isolée était prise à Londres, il
+faudrait bien qu'à Paris j'en adoptasse aussi la pratique.» Lord
+Palmerston était donc prévenu: s'il ne revenait pas franchement et
+immédiatement à la politique de concert, il devait s'attendre à nous
+voir user de la liberté d'action qui nous serait ainsi rendue.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> III</h4>
+
+<p>On a beaucoup dit, en Angleterre, que le gouvernement français avait
+pris trop facilement l'alarme, que lord Palmerston, en nommant
+le prince de Cobourg dans les instructions du 19 juillet, avait
+seulement constaté un fait, et qu'il ne songeait pas à modifier la
+politique de lord Aberdeen. Quand même cela serait vrai, il n'en
+resterait pas moins que notre gouvernement croyait sincèrement le
+contraire, et que tout l'autorisait à le croire; il faudrait donc
+tout au moins reconnaître que sa bonne foi,&mdash;cette bonne foi qui a
+été plus tard si injurieusement contestée outre-Manche,&mdash;sortait de
+là intacte. Mais il y a mieux: Palmerston ne s'était pas contenté
+d'envoyer à Bulwer ses instructions officielles; il lui avait
+adressé plusieurs lettres confidentielles pour les commenter et les
+compléter: là, s'adressant, avec une sorte d'abandon familier, à un
+agent qui était pour lui un ami et que, de plus, il savait être aussi
+animé que lui contre la France, il ne craignait pas de lui dévoiler
+ce qu'il voulait tenir caché au cabinet de Paris, parfois même à ses
+propres collègues et à sa cour. Ces lettres, longtemps secrètes,
+nous les connaissons maintenant; et, détail piquant, c'est Bulwer
+lui-même qui les a publiées<a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a><a href="#footnote254" title="Go to footnote 254"><span class="smaller">[254]</span></a>. Or il en résulte que les soupçons
+de Louis-Philippe et de son ministre, loin d'être mal fondés, étaient
+plutôt au-dessous de la réalité.</p>
+
+<p>La première lettre est datée du 19 juillet, c'est-à-dire du même
+jour que les instructions: lord Palmerston y déclare qu'il a indiqué
+seulement pour la forme et par égard pour la France le duc de Cadix
+parmi les candidats en ligne pour la main de la Reine; il le regarde
+comme <i lang="en">disqualified</i> pour cause de nullité morale et même physique.
+En réalité, il n'admet que <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> deux candidats, Léopold de
+Cobourg et Enrique, duc de Séville. Entre les deux, il ne se prononce
+pas pour le moment; mais il estime que celui des deux qui n'épousera
+pas la Reine devra épouser l'Infante. D'un mariage de cette dernière
+avec le duc de Montpensier, il déclare ne vouloir à aucun prix. Bien
+entendu, il ne s'imagine pas continuer ainsi l'entente cordiale; il
+est le premier à reconnaître que sa politique est la contradiction de
+celle de M. Guizot.</p>
+
+<p>Les lettres suivantes, qui sont des 3, 16, 22 et 25 août, révèlent
+une légère modification dans les idées de lord Palmerston: il n'y
+tient plus la balance aussi égale entre les deux candidats; la
+meilleure combinaison lui paraît être de marier la Reine à Enrique et
+l'Infante à Cobourg. Pour mettre ainsi Enrique en première ligne, il
+avait diverses raisons qui se dégagent de sa correspondance. C'était
+d'abord son peu de sympathie pour les Cobourg. Il ne pouvait ignorer
+que les chefs politiques de cette maison, le roi des Belges et même
+le prince Albert, le voyaient avec inquiétude au pouvoir<a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a><a href="#footnote255" title="Go to footnote 255"><span class="smaller">[255]</span></a>. Et
+surtout il ne trouvait pas les Cobourg assez nettement antifrançais;
+il craignait qu'ils ne lâchassent pied aussitôt qu'ils verraient
+le conflit s'aggraver. Ces gens-là, disait-il dédaigneusement,
+«n'ont pas les nerfs assez solides pour braver Louis-Philippe». À ce
+moment même, un incident se produisit dont il dut avoir connaissance
+et qui était fait pour le confirmer dans sa manière de voir: au
+commencement d'août, le roi des Belges et le prince Albert se
+réunirent avec la reine Victoria, dans une <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> sorte de conseil
+de famille, pour délibérer sur la réponse que le duc de Saxe-Cobourg
+devait depuis trois mois à la reine Christine<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a><a href="#footnote256" title="Go to footnote 256"><span class="smaller">[256]</span></a>; sans renoncer à
+tout espoir de marier leur jeune parent avec Isabelle, ils furent
+d'avis que ce mariage était impossible, tant que la France s'y
+opposerait, et qu'il n'y aurait moyen d'y revenir que le jour où
+Louis-Philippe, convaincu, par la résistance de l'Espagne elle-même,
+de l'impossibilité de faire accepter un Bourbon, se résignerait à
+lever son <em>veto</em><a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a><a href="#footnote257" title="Go to footnote 257"><span class="smaller">[257]</span></a>; un projet de lettre dans ce sens fut rédigé et
+envoyé au duc de Saxe-Cobourg, avec invitation de l'adopter «mot pour
+mot», ce qui fut fait<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a><a href="#footnote258" title="Go to footnote 258"><span class="smaller">[258]</span></a>. D'Enrique, à en juger du moins par ses
+récentes frasques révolutionnaires, Palmerston ne croyait pas avoir à
+redouter ces timidités et ces ménagements envers la France. Et puis
+ce prince était le candidat favori d'Olozaga et des autres réfugiés,
+qui se flattaient de gouverner sous son nom; or le ministre anglais
+s'obstinait à ne voir les choses de la Péninsule que par les yeux de
+ces réfugiés.</p>
+
+<p>Toutefois, ne l'oublions pas, si à Londres on avait fini par
+préférer, pour Isabelle, don Enrique, qui en sa qualité de Bourbon
+n'était pas contraire à notre principe, on n'y abandonnait pas pour
+cela le candidat dont l'exclusion était à nos yeux la première
+condition de l'entente. Dans ce dernier état de la pensée de lord
+Palmerston, le prince de Cobourg demeurait encore partie essentielle
+de la combinaison. L'Infante lui était réservée, et Bulwer avait
+ordre de travailler à la lui faire obtenir. Or, nous avions toujours
+déclaré qu'un prince étranger a la maison de Bourbon n'était pas
+plus admissible pour l'Infante que pour la Reine, et c'était l'une
+des hypothèses pour lesquelles nous avions expressément réservé
+la reprise <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> de notre liberté<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a><a href="#footnote259" title="Go to footnote 259"><span class="smaller">[259]</span></a>. Le secrétaire d'État ne
+renonçait même pas à toute idée de marier Cobourg à la Reine; il
+le présentait en seconde ligne, pour le cas où Enrique ne serait
+pas admis: c'était, à ses yeux, la combinaison subsidiaire, celle
+qu'il indiquait à son agent comme étant <i lang="en">the next best arrangement</i>.
+Ne croyez pas qu'il éprouvât le moindre scrupule à mettre ainsi
+l'influence anglaise au service de la candidature Cobourg. Non, il
+s'appliquait,&mdash;ce qui était du reste superflu,&mdash;à rassurer sur ce
+sujet la conscience de Bulwer; il lui affirmait n'avoir rien trouvé
+dans les actes de lord Aberdeen qui impliquât engagement de ne pas
+pousser à un tel mariage, qu'il s'agît de la Reine ou de l'Infante.
+«Nous nous regardons, disait-il, comme libres de recommander au
+gouvernement espagnol le candidat que nous jugeons le meilleur, que
+ce soit un Cobourg ou un autre.»</p>
+
+<p>Enfin, ce que lord Palmerston voulait dans tous les cas, quel que
+fût le mari de la Reine, ce qui lui tenait le plus à c&oelig;ur, ce
+qu'il recommandait, dans chacune de ses lettres à Bulwer, avec
+une insistance passionnée, comme l'objet «le plus important» de
+la politique britannique, c'était d'empêcher l'union du duc de
+Montpensier avec l'infante. Il exposait longuement à son agent
+que cette union serait la mainmise de la France sur la Péninsule,
+mainmise que l'Angleterre avait jugée déjà dangereuse au siècle
+dernier, et qui le serait bien plus depuis la conquête de l'Algérie.
+C'est en Espagne même qu'il prétendait faire naître des obstacles
+au mariage. Et, dans ce dessein, il n'hésitait pas à recourir aux
+menaces: «Je vous prie, mandait-il à Bulwer, d'avertir Christine,
+Rianzarès <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> et Isturiz que nous considérerions un tel mariage
+comme une mesure d'hostilité contingente contre l'Angleterre de la
+part de l'Espagne et de la part de la France, et que nous serions
+obligés de modifier en conséquence nos rapports avec ces deux pays.»
+Lord Palmerston mettait ainsi lui-même à néant l'arrangement conclu
+entre M. Guizot et lord Aberdeen, dans la seconde entrevue d'Eu:
+quand Louis-Philippe avait consenti à reculer le mariage de son fils
+avec l'Infante jusqu'à ce que la Reine ait eu des enfants, il avait
+cru évidemment obtenir à ce prix que le gouvernement britannique
+adhérât à ce mariage, ou au moins qu'il n'y fît pas opposition<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a><a href="#footnote260" title="Go to footnote 260"><span class="smaller">[260]</span></a>.</p>
+
+<p>Toutes ces menées, qui nous sont ainsi révélées par le témoignage
+irrécusable de lord Palmerston lui-même, M. Guizot les soupçonnait,
+mais sans en avoir, sur le moment même, une connaissance aussi
+précise et aussi complète. C'était en effet l'un des signes, et non
+le moins caractéristique, des mauvais desseins du ministre anglais,
+que le soin avec lequel il cherchait à empêcher notre diplomatie d'y
+voir clair. Tout était calculé pour cela, aussi bien ce qu'il lui
+cachait que ce qu'il lui laissait voir. Ce qu'il lui cachait, c'était
+le travail fait en faveur du prince de Cobourg et contre le duc de
+Montpensier. Ce qu'il lui laissait voir, c'était la candidature de
+don Enrique. Non seulement, aussitôt qu'il fut décidé à appuyer cette
+candidature, lord Palmerston en parla à notre chargé d'affaires à
+Londres; mais, le 27 août, répondant, très tardivement, il est vrai,
+à la proposition d'action commune que M. Guizot lui avait adressée le
+20 juillet, il fit demander officiellement au gouvernement français
+de s'unir à lui pour soutenir Enrique, «le seul prince espagnol,
+disait-il, qui fût propre par ses qualités personnelles à être le
+mari de la Reine»; à quoi notre ministre se borna à répliquer, le 30
+août, qu'il ne se croyait pas le droit de <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> pousser si loin la
+<em>dictation</em>, et qu'il laissait à l'Espagne le soin de choisir entre
+les descendants de Philippe V. Si lord Palmerston faisait ainsi la
+lumière sur cette partie de son plan, n'était-ce pas dans l'espoir
+de faire, par là même, l'ombre plus épaisse sur l'autre partie?
+Il se flattait probablement, en se montrant occupé d'Enrique, de
+nous faire croire qu'il était revenu à notre principe du mariage
+Bourbon, et qu'il n'y avait plus de Cobourg dans l'affaire. C'était
+un effort pour rendormir notre vigilance, qu'il se repentait d'avoir
+maladroitement inquiétée par la communication des instructions du 19
+juillet. Mais la clairvoyance trop justement ombrageuse du cabinet
+de Paris ne fut pas mise en défaut par ces habiletés. Le 8 août,
+transmettant au Roi les rapports qui lui arrivaient de Londres et
+qui lui annonçaient l'abandon de la candidature Cobourg, M. Guizot
+ajoutait: «Cela ne me rassure qu'à moitié. On renonce peut-être à
+la Reine pour le Cobourg, mais dans la pensée de vouloir pour lui
+l'Infante<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a><a href="#footnote261" title="Go to footnote 261"><span class="smaller">[261]</span></a>.» Notre ministre, on le voit, devinait juste.</p>
+
+<p>D'ailleurs, quelle que soit l'idée plus ou moins précise que le
+gouvernement français ait pu se faire alors des man&oelig;uvres
+du gouvernement anglais, il n'y a plus pour l'histoire aucune
+obscurité. Il est manifeste et incontestable que lord Palmerston
+n'avait qu'un but en Espagne: faire échec à notre politique, et
+qu'à l'entente cordiale existant sous lord Aberdeen il substituait
+la lutte à outrance. Dès lors, la conclusion s'imposait: quand même
+Louis-Philippe et M. Guizot n'eussent pas stipulé d'avance pour
+ce cas, comme ils l'avaient fait tant de fois, la reprise de leur
+liberté, la justice et le simple bon sens suffisaient à la leur
+rendre; avec qui leur faisait la guerre, ils ne pouvaient être tenus
+aux engagements consentis en vue et sous la condition d'avoir la
+paix<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a><a href="#footnote262" title="Go to footnote 262"><span class="smaller">[262]</span></a>.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> IV</h4>
+
+<p>Dans sa campagne espagnole, lord Palmerston montrait plus de passion
+que d'habileté. En se portant champion des radicaux et en prétendant
+imposer don Enrique comme mari de la Reine, il inquiétait et irritait
+tous ceux qui dirigeaient alors les affaires de la Péninsule. Rien
+ne pouvait contribuer davantage à nous ramener la reine Christine
+et le cabinet de Madrid. M. Guizot le comprit. Aussitôt qu'il eut
+reçu communication des instructions anglaises du 19 juillet et
+du réquisitoire qui y était formulé contre le gouvernement des
+«moderados», il en fit part à M. Bresson et eut soin d'ajouter: «Le
+parti modéré, la reine Christine ne peuvent se méprendre sur le sens
+et la portée politique de la dépêche de lord Palmerston..... C'est
+bien le langage du patron des progressistes, d'Espartero, Olozaga,
+Mendizabal, etc. Faites en sorte que cette situation soit bien
+comprise.»</p>
+
+<p>Sir Henri Bulwer, qui, sur place, se rendait compte de l'énorme
+maladresse commise par son ministre<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a><a href="#footnote263" title="Go to footnote 263"><span class="smaller">[263]</span></a>, le pressa de laisser là
+Enrique et de pousser à sa place le prince de Cobourg; il se portait
+fort de faire agréer ce dernier comme époux de la Reine, avec la
+condition que l'Infante ne serait pas mariée à un prince français.
+Lord Palmerston ne voulut rien entendre; une sorte de routine
+aveugle ne lui permettait pas de concevoir la politique britannique
+en Espagne autrement que liée étroitement <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> à la cause
+progressiste. Bulwer, mis en demeure d'obéir à ses instructions, dut
+s'exécuter. L'effet fut ce qu'il craignait. «Vos ministres sont-ils
+fous? lui dit M. Isturiz, chef du cabinet de Madrid. Ils désirent
+l'indépendance de l'Espagne; nous aussi, et nous sommes au pouvoir.
+Or, au lieu de s'unir à nous, ils disent en réalité que la première
+condition d'une alliance avec eux est que nous capitulions devant
+ceux qui nous font opposition. En supposant que je fusse disposé à ce
+sacrifice, en serait-il ainsi de la cour, de mes amis politiques, des
+chefs actuels de l'armée?» Aussi Bulwer écrivit-il à lord Palmerston,
+le 14 août: «Je regrette d'être obligé de dire que toutes les peines
+que j'ai prises pour disposer la cour et le président du conseil en
+faveur d'un mariage de don Enrique avec la Reine, ont été absolument
+sans effet<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a><a href="#footnote264" title="Go to footnote 264"><span class="smaller">[264]</span></a>.»</p>
+
+<p>Cet état d'esprit de la cour d'Espagne n'échappait pas à M. Bresson,
+qui manda, le 8 août, à M. Guizot: «M. Mon (l'un des ministres) m'a
+raconté qu'hier soir la Reine mère lui avait dit avec une anxiété
+remarquable: «Engage donc Bresson à s'entendre avec moi, pour faire
+les deux mariages le plus tôt possible. Les Anglais et la révolution
+nous menacent.» Et notre ambassadeur ajoutait le lendemain: «Ou il
+ne faut plus croire à rien sur cette terre, ou la reine Christine,
+par peur, par calcul ou par affection, nous est entièrement revenue.
+Je la quitte à l'instant... Elle se rallie franchement à la pensée
+du mariage de la jeune reine avec le duc de Cadix. Elle y prépare,
+elle y dispose, elle y rend favorable l'esprit de sa fille.....
+Je vous laisse à penser si je l'ai encouragée dans cette voie.»
+Seulement Christine mettait à son concours une condition, c'était
+la simultanéité des deux mariages, de la Reine avec Cadix et de
+l'Infante avec Montpensier. Cela lui paraissait nécessaire pour
+«fortifier, relever l'un des mariages par l'autre», pour «contenir
+les opposants par l'éclat du rang <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> de notre prince et par la
+crainte de la France qui venait derrière lui».</p>
+
+<p>En face de cette exigence, M. Bresson ne laissa pas que d'être
+embarrassé. D'une part, il venait d'être réprimandé et menacé de
+désaveu pour avoir offert la simultanéité; d'autre part, il était
+convaincu que cette concession était légitime et nécessaire.
+Dans cette difficulté, il n'osa pas dire tout de suite oui; mais
+il se garda de dire non<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a><a href="#footnote265" title="Go to footnote 265"><span class="smaller">[265]</span></a>, et, se retournant du côté de son
+gouvernement, il insista fortement sur la nécessité de céder, et de
+céder sans retard, avant que les partis eussent eu l'éveil et se
+fussent jetés au travers des négociations pour faire tout échouer.
+«Pour moi, écrivait-il à M. Guizot, pour moi qui viens de relire
+attentivement vos lettres des 10 décembre 1845, 28 février et 17 mars
+1846, qui en ai pesé chaque mot, non seulement je vous considère
+comme dégagé, par les premières démarches du cabinet anglais actuel,
+des ménagements et obligations auxquels vous pouviez vous croire
+tenu envers celui de sir Robert Peel, mais je me considère moi-même
+comme placé dans les conditions prévues par ces lettres, et comme
+appelé, d'un moment à l'autre, à faire usage des pouvoirs qu'elles me
+confèrent, pouvoirs délicats, pouvoirs d'une grande importance dont
+je sens toute la gravité et auxquels je ne dois avoir recours qu'en
+homme prudent à la fois et ne craignant pas la responsabilité. C'est
+ainsi que j'agirai: comptez-y<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a><a href="#footnote266" title="Go to footnote 266"><span class="smaller">[266]</span></a>.»</p>
+
+<p>Si désireux que le gouvernement français se fût montré jusqu'alors
+d'éviter la simultanéité des deux mariages, il ne pouvait pas ne pas
+être frappé de ce que lui disait M. Bresson. Pour échapper au péril
+que lui faisaient courir les intrigues anglaises, il avait besoin du
+concours de la reine Christine; s'il refusait à cette dernière tout
+ce qu'elle exigeait, ne s'exposait-il pas à ce qu'elle liât partie
+avec nos adversaires, comme elle en <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> avait déjà eu plusieurs
+fois la velléité? Il recevait d'ailleurs avis que Bulwer poursuivait
+ses menées plus activement que jamais, et que M. Isturiz avait avec
+lui des entretiens assez suspects. On ajoutait que le parti radical
+espagnol, encouragé par le patronage de lord Palmerston, s'agitait
+d'une façon menaçante, et qu'il n'était pas prudent de lui laisser
+le loisir d'organiser quelque mauvais coup. Dans ces conditions, M.
+Guizot jugea qu'on ne pouvait pas refuser plus longtemps à M. Bresson
+ce qu'il déclarait être si nécessaire. Le Roi fut plus difficile
+à convaincre: malgré tout, il eût désiré s'en tenir toujours aux
+déclarations d'Eu. La reine Amélie l'encourageait dans sa résistance.
+Ce fut à contre-c&oelig;ur et après de longues délibérations avec M.
+Guizot que Louis-Philippe finit par se rendre à ses instances et
+se résigna à laisser faire M. Bresson. Celui-ci fut alors informé
+que son gouvernement s'en rapportait à lui pour l'usage à faire,
+dans la circonstance particulière, des pouvoirs généraux qui lui
+avaient été antérieurement conférés<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a><a href="#footnote267" title="Go to footnote 267"><span class="smaller">[267]</span></a>; M. Guizot lui donnait
+l'assurance «qu'en tout cas il serait fermement soutenu». Toutefois,
+recommandation lui fut faite de stipuler expressément que la
+discussion des accords préliminaires précéderait la déclaration et la
+célébration du mariage du duc de Montpensier: c'était, dans la pensée
+du cabinet de Paris, un dernier moyen qu'il se réservait d'empêcher
+une simultanéité tout à fait complète. En dépit de cette restriction,
+notre ambassadeur avait enfin la liberté qu'il sollicitait depuis si
+longtemps. Il n'était pas homme à hésiter devant l'initiative dont on
+lui laissait la responsabilité. Il promit donc à la reine Christine
+d'associer les deux mariages.</p>
+
+<p>Contenter cette princesse, c'était beaucoup; ce n'était pas tout.
+Restait une dernière difficulté assez embarrassante, qui était
+la répugnance manifestée par la jeune reine pour le mari que la
+politique lui destinait; elle enviait la part de sa s&oelig;ur cadette
+et «son beau Montpensier» qu'elle eût voulu prendre pour elle-même;
+par comparaison, le duc de Cadix lui paraissait <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> faire
+médiocre figure, et elle ne se privait pas de parler de lui en termes
+peu flatteurs<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a><a href="#footnote268" title="Go to footnote 268"><span class="smaller">[268]</span></a>. Dans les lettres qu'il écrivait à M. Guizot, M.
+Bresson faisait connaître cet état d'esprit de la Reine; il montrait
+aussi le fiancé gauche, timide, se défiant de lui-même et des autres,
+et par moments éprouvant plus d'éloignement que d'attrait pour sa
+fiancée; la Reine mère et Rianzarès trop souvent insaisissables;
+le président du conseil toujours sur le point de nous trahir; la
+légation anglaise multipliant les intrigues. «Pesez ces difficultés,
+ajoutait-il, et demandez-vous si aucune habileté humaine peut en
+triompher. À Dieu, à la Vierge, au hasard, faites honneur du succès
+à qui vous voudrez, si nous l'obtenons; car, pour moi, tout en ayant
+l'&oelig;il partout attentif et n'épargnant ni soins, ni peines, ni
+démarches, je reconnais que cette combinaison d'individualités et de
+circonstances est au-dessus des forces et de l'entendement de notre
+pauvre organisme<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a><a href="#footnote269" title="Go to footnote 269"><span class="smaller">[269]</span></a>.»</p>
+
+<p>En traçant ce tableau un peu assombri, M. Bresson, oubliait qu'il
+avait en main, dans ce jeu si embrouillé, une carte qui devait lui
+faire gagner la partie: c'était le concours qu'en dépit de son
+humeur mobile et fantasque, la reine Christine était décidée à nous
+donner, depuis qu'elle avait reçu satisfaction en ce qui touchait
+la simultanéité. Elle agit sur sa fille et fit agir par l'Infante.
+Cette pression de famille ne fut pas sans effet. Dans la soirée du
+27 août, après une scène de larmes avec le duc de Rianzarès, la
+jeune reine entra chez sa mère, se jeta dans ses bras et dit <em>oui</em>.
+Les ministres, aussitôt avisés de cette décision, y acquiescèrent
+unanimement. La Reine leur annonça en même temps qu'elle donnait sa
+s&oelig;ur en mariage au duc de Montpensier. L'un des ministres vint
+aussitôt réveiller M. Bresson,&mdash;il était deux heures du matin,&mdash;pour
+lui annoncer la grande nouvelle.</p>
+
+<p>Le lendemain, quand il fallut rédiger l'accord relatif au mariage
+du duc de Montpensier, la reine Christine demanda <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> que la
+simultanéité y fût établie d'une façon absolue. M. Bresson, lié par
+ses instructions, s'y refusa, déclarant qu'il annulerait plutôt tout
+ce qui venait d'être fait. Devant cette menace, la Reine céda, et
+l'on inséra dans l'accord les stipulations suivantes: «La discussion
+des capitulations matrimoniales, des articles du contrat et des
+questions d'intérêt qui s'y rattachent est réservée; lorsque les
+actes définitifs auront été dûment réglés et approuvés par les hautes
+parties contractantes, la forme et l'époque de la déclaration de
+ce mariage et sa célébration seront déterminées de manière à les
+associer, <em>autant que faire se pourra</em>, à la déclaration et à la
+célébration du mariage de Sa Majesté Catholique avec S. A. R. le
+duc de Cadix.» Toujours sous l'empire de la même préoccupation, M.
+Bresson obtint, non sans livrer une autre bataille, que le décret
+de convocation des Cortès n'annonçât au public que le mariage de la
+Reine, sans parler de celui de l'Infante. Pendant ce temps, à Paris,
+M. Guizot, faisant part à lord Normanby de ce qui venait d'être
+décidé à Madrid, et interrogé par lui sur le point de savoir si les
+deux mariages se feraient au même moment, répondait très sincèrement:
+«Non, pas au même moment.» Ainsi, jusqu'à la fin, notre gouvernement
+espérait éviter une simultanéité tout à fait complète des deux
+mariages.</p>
+
+<p>Il fut aussitôt visible que cette dernière résistance de la
+diplomatie française produisait un très fâcheux effet à Madrid: elle
+blessait nos amis, fournissait une arme à ceux qui rêvaient de crise
+ministérielle ou même d'insurrection, et risquait de remettre tout en
+question. «C'est seulement par la vertu du fait accompli, disaient
+les ministres espagnols, qu'on en imposera à l'esprit de faction», et
+ils demandaient avec instance que les deux mariages fussent célébrés
+ensemble, le 10 octobre. Ces raisons, transmises aussitôt et appuyées
+avec force par M. Bresson, triomphèrent de ce qui restait encore de
+répugnance dans l'esprit de Louis-Philippe. Le consentement, qu'il
+avait fallu lui arracher, en quelque sorte, morceau par morceau,
+était enfin complet, et, le 4 septembre, M. Guizot écrivit par le
+télégraphe à son ambassadeur: «Le Roi approuve que le mariage
+<span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> de Mgr le duc de Montpensier avec l'Infante soit célébré
+le même jour que celui de la Reine avec Mgr le duc de Cadix. Vous
+pouvez rendre public le fait que vous avez signé, avec M. Isturiz, un
+engagement pour le mariage de l'Infante avec le duc de Montpensier.»
+Le même jour, le <cite>Journal des Débats</cite> annonçait le double mariage.</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+<p>À la nouvelle de la décision prise à Madrid, grande fut la colère de
+lord Palmerston. Quelle mortification de débuter dans son nouveau
+ministère par un pareil échec! Il la sentait d'autant plus que, tout
+occupé des menées souterraines par lesquelles il espérait nous ruiner
+en Espagne, il ne s'était pas rendu compte du travail qui s'y faisait
+contre lui. Oubliant volontairement qu'il avait lui-même rompu
+l'accord et commencé la guerre, il prit l'attitude d'un homme surpris
+par un acte d'hostilité au moment où il ne songeait qu'à vivre en
+paix. «Je ne vous parlerai plus d'entente cordiale, répondit-il à la
+première communication de notre chargé d'affaires, parce que ce qu'on
+nous annonce nous prouve trop clairement qu'on ne veut plus, à Paris,
+ni de cordialité ni d'entente<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a><a href="#footnote270" title="Go to footnote 270"><span class="smaller">[270]</span></a>.» Dans le trouble de son dépit, il
+donnait à ce simple incident matrimonial des proportions étranges,
+y dénonçant «l'acte le plus patent d'ambition et d'agrandissement
+politique que l'Europe eût vu depuis l'Empire<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a><a href="#footnote271" title="Go to footnote 271"><span class="smaller">[271]</span></a>». Il ajoutait: «Si
+le gouvernement français persiste à adopter le système d'ambition
+sans scrupule qui guida la politique étrangère sous Louis XIV et
+Napoléon, il n'y a pas de bon vouloir et de sentiments d'amitié
+de la part de l'Angleterre qui puissent être assez forts pour
+empêcher les relations entre l'Angleterre et la France de redevenir
+ce qu'elles étaient pendant les règnes de Napoléon et de Louis
+XIV<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a><a href="#footnote272" title="Go to footnote 272"><span class="smaller">[272]</span></a>.» <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> Il ne se borna pas à ces exagérations. Avec ce
+goût des récriminations blessantes qui était dans sa nature, il se
+montra tout de suite résolu à porter la discussion sur un terrain
+particulièrement dangereux dans les controverses internationales,
+celui de la bonne foi; et, pour comble, ce n'était pas seulement le
+cabinet français qu'il s'apprêtait à accuser de déloyauté, c'était
+Louis-Philippe lui-même. Se rencontrant avec l'un des collègues de
+M. Guizot, M. Dumon, alors en Angleterre, il lui disait: «Voilà la
+première fois qu'un roi de France n'a pas tenu sa parole<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a><a href="#footnote273" title="Go to footnote 273"><span class="smaller">[273]</span></a>.»
+Puis, tout fier de cette inconvenance, il s'empressait de la
+raconter à lord Normanby et à sir Henri Bulwer, et ne leur exprimait
+qu'un regret, celui «d'avoir été ainsi trop complimenteur pour
+les prédécesseurs de Louis-Philippe<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a><a href="#footnote274" title="Go to footnote 274"><span class="smaller">[274]</span></a>». «Nous sommes indignés,
+écrivait-il encore à Bulwer, de la mauvaise foi, de l'ambition sans
+scrupule, des basses intrigues du gouvernement français<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a><a href="#footnote275" title="Go to footnote 275"><span class="smaller">[275]</span></a>.»</p>
+
+<p>Il fallait s'attendre à cette irritation de lord Palmerston: nul
+moyen de l'éviter ni de l'apaiser. Mais y avait-il chance de
+la limiter, d'empêcher que cette irritation ne trouvât d'écho
+outre-Manche, que l'Angleterre n'épousât les griefs et les
+ressentiments de son ministre? À l'avance, M. Guizot avait caressé
+quelque espérance de ce genre. Dès le 5 juillet 1846, au moment où
+se formait le ministère whig, il écrivait à M. Bresson: «J'ai, avec
+lord Palmerston, cet avantage que, s'il survenait entre nous et
+Londres quelque refroidissement, quelque embarras, ce serait à lui,
+non à moi, qu'en France, en Angleterre, partout, on en imputerait
+la faute.» Aussi à peine se vit-il, par suite de l'annonce des deux
+mariages, aux prises avec le secrétaire d'État, qu'il fit effort
+pour l'isoler dans son propre pays et jusque dans son cabinet. Il
+risqua même, pour obtenir ce dernier résultat, une démarche qu'on
+ne peut s'empêcher de trouver un peu inconsidérée: ce fut une
+lettre adressée, le 15 septembre, à M. de Jarnac, pour <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> être
+communiquée au premier ministre, lord John Russell, et où l'éloge de
+celui-ci se mêlait à une plainte très vive sur la conduite suivie
+par lord Palmerston<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a><a href="#footnote276" title="Go to footnote 276"><span class="smaller">[276]</span></a>. Telle était la confiance de M. Guizot
+que, quelques jours après, il écrivait à M. de Flahault: «J'ai
+de très bonnes nouvelles de lord John Russell; n'en parlez pas,
+mais tenez pour certain que le bruit suscité par lord Palmerston
+n'ira pas loin<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a><a href="#footnote277" title="Go to footnote 277"><span class="smaller">[277]</span></a>.» Cette illusion dura peu. Le premier soin de
+lord Russell fut de mettre la lettre de M. Guizot sous les yeux de
+celui-là même dont elle contenait la critique; puis il écrivit à M.
+de Jarnac, sur un ton assez raide, que le chef du <i lang="en">Foreign office</i>
+avait toute sa confiance, qu'il avait agi avec modération, et que
+c'était au contraire le gouvernement français qui avait prouvé,
+par sa conduite, le peu de prix qu'il attachait à l'amitié de
+l'Angleterre<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a><a href="#footnote278" title="Go to footnote 278"><span class="smaller">[278]</span></a>. Lord John dépassait ainsi son vrai sentiment; il
+n'était pas aussi assuré que son collègue fût sans tort. Lui-même n'a
+point caché plus tard combien il regrettait de ne s'être pas opposé
+à l'envoi de ces instructions du 19 juillet 1846, où il avait été si
+malencontreusement parlé du prince de Cobourg, et il a raconté par
+suite de quel incident il n'était pas intervenu: ces instructions lui
+avaient été communiquées un dimanche, au moment où il partait pour
+le service divin, et, dans sa hâte, il ne les avait parcourues que
+superficiellement. «Si je n'étais pas allé à l'église, ajoutait-il,
+j'y aurais fait plus d'attention<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a><a href="#footnote279" title="Go to footnote 279"><span class="smaller">[279]</span></a>!» Mais, tout en blâmant au
+fond son collègue, lord Russell se faisait un point d'honneur de le
+couvrir, dès qu'il le voyait accusé par un gouvernement étranger.
+Et puis lord Palmerston, qui s'était gardé de faire connaître
+aux autres ministres ses instructions secrètes à Bulwer, leur
+avait présenté notre consentement au double mariage comme un acte
+d'hostilité gratuite, mieux encore, comme le dénouement d'une
+intrigue ourdie de vieille <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> date par Louis-Philippe, comme
+une fourberie longuement préméditée<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a><a href="#footnote280" title="Go to footnote 280"><span class="smaller">[280]</span></a>. Ces accusations semblaient
+avoir trouvé créance chez ses collègues; lord Clarendon disait à
+M. Dumon «qu'il n'y avait qu'un sentiment dans le cabinet anglais»
+sur la conduite de la France<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a><a href="#footnote281" title="Go to footnote 281"><span class="smaller">[281]</span></a>, et l'un des personnages les plus
+considérables du parti whig, lord Lansdowne, déclarait que «tout
+le monde reconnaissait la nécessité de changer de conduite envers
+Louis-Philippe<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a><a href="#footnote282" title="Go to footnote 282"><span class="smaller">[282]</span></a>».</p>
+
+<p>Si M. Guizot ne parvenait pas à détacher de lord Palmerston ceux qui
+lui étaient liés par la communauté de parti et de responsabilité,
+il pouvait sans doute espérer une appréciation plus favorable de la
+part des adversaires du ministère whig, et particulièrement de son
+ami lord Aberdeen, dont il avait tant de fois éprouvé l'esprit droit
+et conciliant. Il lui avait écrit, dès le 7 septembre, toutes les
+raisons qu'il avait eues de considérer comme annulés les engagements
+pris à Eu. Lord Aberdeen lui répondit amicalement et tristement, le
+14 septembre, qu'il ne trouvait pas ces raisons suffisantes. Ignorant
+les secrètes menées de son successeur, il se refusait à croire que
+celui-ci eût voulu s'écarter de la politique d'entente suivie avant
+lui. «Je suis satisfait, ajoutait-il, de savoir que vous ne voudriez
+jamais avoir fait un acte pour lequel vous ne vous sentiriez pas
+pleinement justifié; mais, je l'avoue, mon cher monsieur Guizot, il
+m'est impossible de découvrir des motifs plausibles pour le choix
+qui a eu lieu<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a><a href="#footnote283" title="Go to footnote 283"><span class="smaller">[283]</span></a>.» Quelques jours après, lord Aberdeen écrivait au
+prince Albert: «Je me soucie fort peu du mariage en lui-même, mais je
+sens vivement la violation de l'engagement pris, et je suis encore à
+me demander si Guizot a pu se sentir tranquille envers sa conscience,
+à la suite de la conduite qu'il a tenue<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a><a href="#footnote284" title="Go to footnote 284"><span class="smaller">[284]</span></a>.» Avec le temps, il
+est vrai, la <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> sévérité de ce jugement s'adoucit un peu; lord
+Aberdeen finit par se déclarer convaincu de la bonne foi du ministre
+français, de la sincérité des soupçons qui avaient déterminé sa
+conduite, et il affirma que si lui, Aberdeen, était resté au pouvoir,
+rien de pareil ne fût arrivé<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a><a href="#footnote285" title="Go to footnote 285"><span class="smaller">[285]</span></a>. Sur ce dernier point, il était
+absolument dans le vrai.</p>
+
+<p>L'une des principales préoccupations de Louis-Philippe devait être
+de savoir comment l'événement serait pris par la reine Victoria. On
+sait sur quel pied d'intimité familière les relations des deux cours
+s'étaient établies depuis la première entrevue d'Eu, en 1843: visites
+annuelles qui, des deux parts, étaient toujours trouvées trop rares
+et trop courtes; correspondance fréquente, affectueuse, on peut même
+dire tendre<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a><a href="#footnote286" title="Go to footnote 286"><span class="smaller">[286]</span></a>, et que la Reine avait continuée après la rentrée de
+Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>, sans paraître supposer que ce fait
+pût altérer une telle intimité<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a><a href="#footnote287" title="Go to footnote 287"><span class="smaller">[287]</span></a>. Mais on sait aussi quel intérêt
+l'épouse du prince Albert portait à ce qui touchait les Cobourg; on
+n'a pas oublié non plus qu'elle avait été personnellement partie dans
+les arrangements relatifs aux mariages espagnols, et qu'elle-même
+avait reçu à Eu, en 1845, de la bouche de Louis-Philippe,
+l'engagement de ne pas célébrer le mariage du duc de Montpensier
+avant que la Reine eût eu des enfants. Depuis lors, elle en était
+restée à cet engagement, et rien ne l'avait préparée à le voir
+rompre. Elle se piquait, pour son compte, d'être demeurée fidèle à
+l'entente, et de cette fidélité elle venait même de donner une preuve
+qui ne lui avait pas peu coûté: je veux parler de ce conseil de
+famille tenu entre elle, le prince Albert et le roi des Belges, où
+il avait été décidé de détourner Léopold de Cobourg <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> de ses
+visées matrimoniales, tant que le roi des Français y ferait une aussi
+formelle opposition<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a><a href="#footnote288" title="Go to footnote 288"><span class="smaller">[288]</span></a>. Quant aux menées hostiles par lesquelles,
+pendant ce temps, lord Palmerston avait obligé le gouvernement
+français à reprendre sa liberté, la Reine paraissait n'en rien
+savoir. D'une part, le coupable s'était gardé de l'en informer; de
+l'autre, elle n'avait reçu directement de Louis-Philippe, au sujet de
+ces menées et des conséquences que notre gouvernement pourrait être
+conduit à en tirer, aucun avertissement préalable, analogue à ceux
+que M. Guizot faisait alors parvenir à Palmerston lui-même. Si le Roi
+n'avait ainsi rien dit, ce n'était pas par un calcul machiavélique
+et pour entretenir la Reine dans une trompeuse sécurité; c'était
+que, jusqu'à la veille de la décision finale, il s'était refusé à
+se servir de la liberté qui lui était rendue et avait compté se
+renfermer quand même dans les termes des engagements d'Eu. Mais, pour
+être ainsi explicable, ce silence n'en eut pas moins, sur le moment,
+un effet fâcheux. La Reine en fut plus portée, quand lui arriva, tout
+à fait à l'improviste, la nouvelle des deux mariages, à se croire
+la victime d'une surprise déloyale. Il n'y eut pas alors jusqu'à
+l'intimité de ses rapports avec Louis-Philippe qui ne contribuât à
+lui faire sentir davantage l'offense, en y mêlant cette impression,
+particulièrement douloureuse pour une femme jeune en face d'un
+vieillard, de l'amitié trahie, de la confiance trompée. Ajoutez-y,
+sans aucun doute, quoiqu'on en parlât moins haut, le dépit de voir
+écarter définitivement ce mariage Cobourg que la Reine n'osait faire
+contre nous, mais auquel elle avait toujours espéré nous voir acculés
+par les circonstances. Ce dépit était particulièrement vif chez le
+prince Albert<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a><a href="#footnote289" title="Go to footnote 289"><span class="smaller">[289]</span></a>. Livrée à elle seule, Victoria, qui, <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span>
+malgré ses griefs, gardait un fond d'affection pour notre famille
+royale<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a><a href="#footnote290" title="Go to footnote 290"><span class="smaller">[290]</span></a>, n'eût probablement pas refusé d'écouter les explications
+de Louis-Philippe et eût saisi volontiers quelque occasion de le
+traiter en ami. Ce fut son mari qui l'en détourna, avec le concours
+de leur conseiller, l'Allemand Stockmar, toujours fort ardent à nous
+desservir<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a><a href="#footnote291" title="Go to footnote 291"><span class="smaller">[291]</span></a>. Sous ces influences, la Reine répudia promptement
+toutes les velléités de réconciliation qui avaient pu lui traverser
+l'esprit et ne fut plus qu'à son ressentiment. «Rien n'égale
+l'indignation de la Reine contre la conduite du Roi, notait bientôt
+après M. Greville sur son journal; elle en a parlé à Clarendon dans
+les termes les moins mesurés<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a><a href="#footnote292" title="Go to footnote 292"><span class="smaller">[292]</span></a>.» Le duc de Broglie écrivait à son
+fils: «C'est la Reine qui échauffe son ministère<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a><a href="#footnote293" title="Go to footnote 293"><span class="smaller">[293]</span></a>.»</p>
+
+<p>Louis-Philippe ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'il ne pouvait
+pas compter sur l'amitié de la reine d'Angleterre, pour contenir
+ses ministres. Il avait cru moins provoquer les controverses en lui
+faisant annoncer le mariage du duc de Montpensier, par la reine
+Marie-Amélie, comme <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> un simple «événement de famille»,
+intéressant uniquement «le bonheur de son fils chéri»; la lettre,
+datée du 8 septembre, était écrite sur le ton d'amicale familiarité
+en usage entre Eu et Windsor, et l'on s'y informait, au nom du Roi,
+si «les pêches», récemment envoyées, étaient «arrivées à bon port».
+Dans ce tour plus ou moins heureux, mais pris évidemment à bonne
+intention, l'entourage de Victoria s'appliqua à lui faire voir une
+aggravation d'offense. Elle répondit, le 10 septembre, d'une façon
+fort sèche, rappelant à sa correspondante tous les faits que celle-ci
+avait volontairement laissés de côté, «ce qui s'était passé à Eu»
+entre les deux souverains, le refus fait par la famille royale
+d'Angleterre «d'arranger» le mariage Cobourg, refus qui n'avait pas
+eu d'autre cause que le désir d'être agréable au Roi; puis elle
+ajoutait: «Vous pourrez donc aisément comprendre que l'annonce
+soudaine de ce double mariage ne peut nous causer que de la surprise
+et un bien vif regret. Je vous demande pardon, Madame, de vous parler
+politique dans ce moment, mais j'aime à pouvoir me dire que j'ai
+toujours été sincère avec vous<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a><a href="#footnote294" title="Go to footnote 294"><span class="smaller">[294]</span></a>.»</p>
+
+<p>«Je doute que ma réponse leur plaise beaucoup», disait Victoria à
+lord Clarendon, après avoir écrit cette lettre<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a><a href="#footnote295" title="Go to footnote 295"><span class="smaller">[295]</span></a>. Louis-Philippe,
+en effet, en ressentit un vrai chagrin. Il voulut tenter un effort
+pour obtenir une appréciation plus juste. Dans ce dessein, il
+écrivit, le 14 septembre, à sa fille, la reine des Belges, une
+très longue lettre justificative, en réalité destinée à la reine
+d'Angleterre. «J'y ai consacré, mandait-il à sa fille, d'arrache-pied
+et sans regret, trois nuits jusqu'à quatre heures du matin, malgré
+les cris de la Reine, de ma s&oelig;ur et de toute la famille, qui
+prétendaient que je me tuais... Je me serais soumis volontiers à
+encore plus de fatigue, s'il l'avait fallu, pour achever ce travail,
+tant a été profonde la peine que j'ai ressentie de la lettre de la
+reine Victoria, et de l'injuste préjugé dont je l'ai vue animée
+dans cette affaire.» La lettre débutait <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> ainsi: «La Reine
+vient de recevoir une réponse de la reine Victoria à la lettre que
+tu sais qu'elle lui avait écrite, et cette réponse m'a fait une vive
+peine. Je suis porté à croire que notre bonne petite reine a eu
+presque autant de chagrin à écrire cette lettre que moi à la lire.
+Mais enfin elle ne voit maintenant les choses que par la lunette
+de lord Palmerston, et cette lunette les fausse et les dénature
+trop souvent. C'est tout simple; la grande différence entre la
+lunette de lord Aberdeen et celle de lord Palmerston provient de la
+différence de leur nature: lord Aberdeen aimait à être bien avec
+ses amis; lord Palmerston, je le crains, aime à se quereller avec
+eux.» Louis-Philippe reprenait ensuite, dès l'origine, l'histoire
+des mariages; il montrait comment il avait été amené bien malgré
+lui, par la politique de lord Palmerston, à «dévier des conventions
+premières», et exprimait son regret qu'on n'eût pu éviter ce qui
+avait été, pour les uns, «un grand et inutile désappointement»,
+pour lui, «un des plus pénibles chagrins qu'il eût éprouvés, et
+Dieu savait qu'il n'en avait pas manqué pendant sa longue vie».
+Il terminait ainsi: «Actuellement, c'est à la reine Victoria et à
+ses ministres qu'il appartient de peser les conséquences du parti
+qu'ils vont prendre et de la marche qu'ils suivront. De notre côté,
+ce double mariage n'opérera dans la nôtre d'autres changements que
+ceux auxquels nous serions contraints par la nouvelle ligne que le
+gouvernement anglais jugerait à propos d'adopter... Nous ne voyons
+aucun intérêt, aucun motif, ni pour l'Angleterre, ni pour nous, à ce
+que notre entente cordiale soit brisée, et nous en voyons d'immenses
+à la bien garder et à la maintenir. C'est là mon v&oelig;u, c'est celui
+de mon gouvernement. Celui que je te prie d'exprimer de ma part à la
+reine Victoria et au prince Albert, c'est qu'ils me conservent dans
+leur c&oelig;ur cette amitié et confiance auxquelles il m'a toujours été
+si doux de répondre par la plus sincère réciprocité et que j'ai la
+conscience de n'avoir jamais cessé de mériter de leur part<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a><a href="#footnote296" title="Go to footnote 296"><span class="smaller">[296]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> La reine Victoria répondit, le 27 septembre, en s'adressant
+également à la reine des Belges. Dans sa lettre, qui était évidemment
+l'&oelig;uvre du prince Albert<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a><a href="#footnote297" title="Go to footnote 297"><span class="smaller">[297]</span></a>, elle réfutait longuement et
+durement toute l'argumentation du Roi, sans se montrer touchée de
+ses protestations. Une seule citation donnera l'idée du point de vue
+où elle se plaçait: elle déclarait que «ses sentiments de justice
+ne se prêteraient jamais à reconnaître que lord Palmerston se fût
+écarté de l'entente cordiale établie entre le gouvernement français
+et lord Aberdeen». Elle concluait en ces termes: «J'ai donc tout bien
+considéré par moi-même et en voyant de mes propres yeux, et il m'est
+impossible de reconnaître que le Roi fût dégagé de sa parole. Rien
+au monde de plus pénible n'eût pu m'arriver que ce triste désaccord,
+et parce qu'il a un caractère si personnel, et parce qu'il m'impose
+le devoir de m'opposer au mariage d'un prince auquel je porte, ainsi
+qu'à toute sa famille, une amitié aussi vive<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a><a href="#footnote298" title="Go to footnote 298"><span class="smaller">[298]</span></a>.» Lord Palmerston,
+qui eut aussitôt connaissance de cette lettre, en fut naturellement
+ravi. «J'en approuve tous les mots», écrivait-il à Bulwer<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a><a href="#footnote299" title="Go to footnote 299"><span class="smaller">[299]</span></a>.
+Il eût voulu crier sur les toits une si heureuse nouvelle: aussi
+son journal annonça-t-il bien haut que la souveraine partageait
+l'indignation générale contre la conduite du gouvernement français;
+«elle comprend, ajoutait-il, que la confiance, si naturellement
+produite par le fréquent échange de courtoisies royales, a été
+grandement abusée». Louis-Philippe ne crut pas que sa dignité lui
+permît d'insister davantage. Il cessa donc toute correspondance, même
+indirecte, avec la reine Victoria, attendant du temps la justice à
+laquelle il croyait avoir droit.</p>
+
+<p>Quand les choses étaient aussi mal prises à la cour et dans les
+hautes régions politiques, il ne fallait pas s'attendre qu'elles le
+fussent bien dans la nation anglaise elle-même. Au premier <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span>
+moment, cependant, on avait pu croire que celle-ci se montrerait
+assez indifférente. Lord Clarendon lui-même le constatait et s'en
+plaignait<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a><a href="#footnote300" title="Go to footnote 300"><span class="smaller">[300]</span></a>. Dans un article que nos feuilles ministérielles
+s'empressèrent de reproduire, le <cite lang="en">Times</cite> déclara tranquillement, le 3
+septembre, que «les intérêts britanniques n'étaient pas sérieusement
+engagés dans cette affaire». Mais sous l'effet des remontrances et
+des excitations du <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, organe personnel de lord
+Palmerston, le ton des journaux anglais changea bientôt. Tous,
+le <cite lang="en">Times</cite> en tête, se mirent à déclarer que l'Angleterre serait
+«amoindrie» par ce mariage; ils accusèrent le gouvernement français
+de déloyauté et le dénoncèrent comme ayant «commis, avec une
+intention résolue et méditée, un grand outrage international». La
+polémique descendit plus bas encore: pas d'ignominie que ces journaux
+n'imaginèrent. Ils affirmèrent que Louis-Philippe, de connivence
+avec Christine, avait fait constater médicalement la stérilité de la
+reine Isabelle, et que le mariage du duc de Montpensier était une
+spéculation faite sur cette stérilité. Le <cite lang="en">Times</cite> raconta aussi,
+sans sourciller, que le consentement de la jeune reine avait été
+extorqué par M. Bresson, au milieu d'une orgie nocturne<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a><a href="#footnote301" title="Go to footnote 301"><span class="smaller">[301]</span></a>, et,
+partant de là, il s'écriait: «Quel intrus se glisse hors du palais
+à sept heures du matin, si tôt s'il s'agit d'affaires, si tard s'il
+s'agit de fêtes? Quelles orgies ont eu lieu dans le palais des
+deux vierges royales que l'honneur chevaleresque de l'Espagne doit
+protéger? À Paris, il y a des hommes qui tirent le nom distinctif
+de leur industrie spéciale, de l'air dégagé avec lequel on les
+voit sortir de grand matin d'une maison où ils ont passé la nuit à
+cueillir les fleurs qui l'embellissent. Cet homme est un Français.
+Appartient-il à cette catégorie? Le chevalier d'industrie qui en
+impose à la simplicité des Espagnols n'est rien moins que l'agent
+<span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> accrédité et investi de toute la confiance d'un grand roi.
+Il emporte une Infante dans son sac...» Et le <cite lang="en">Times</cite> ajoutait, en
+prenant personnellement Louis-Philippe à partie: «Quiconque choisit
+pour son heure l'heure de minuit, entre par la porte dérobée et
+marche armé d'une lanterne sourde et d'un levier, doit à coup sûr
+avoir conscience de l'improbité de sa conduite. Louis-Philippe est
+l'homme qui a le moins su sauver les apparences, s'il n'a pas commis
+un crime contre l'Europe.» La polémique continua sur ce ton. Mis à
+un tel régime d'excitation, le public anglais finit par s'échauffer:
+lui aussi se persuada que son pays venait d'être la victime de la
+perfidie et de l'ambition de la France.</p>
+
+<p>Il fut donc promptement manifeste que l'Angleterre tout entière, de
+la souveraine au peuple, prenait à son compte la querelle de lord
+Palmerston. C'était, pour notre gouvernement, une grosse déception
+et un accident malheureux. Avait-il fait tout ce qu'il fallait
+pour le prévenir? Préoccupé de réussir dans la contre-mine qu'il
+opposait à la mine creusée par la diplomatie anglaise, n'avait-il
+pas trop perdu de vue l'effet que devait produire une explosion à
+laquelle nul n'était préparé? Si le mystère et la surprise avaient
+leurs avantages, ils avaient aussi leurs dangers. Des précautions
+étaient à prendre pour qu'outre-Manche, dans le public, chez les
+hommes politiques, à la cour surtout, personne ne pût, au moment
+décisif, se tromper sur les responsabilités, ni mettre en doute notre
+loyauté. Ces précautions étaient sans doute malaisées à concilier
+avec les exigences d'une lutte que lord Palmerston nous obligeait à
+faire souterraine: je ne nie pas la délicatesse du problème, mais je
+constate que notre gouvernement ne l'avait pas résolu, et qu'il ne
+paraissait même pas avoir tenté de le résoudre. C'est peut-être la
+principale, l'unique faute commise par le gouvernement français: elle
+devait avoir de fâcheuses conséquences.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> VI</h4>
+
+<p>Dans cette affaire des mariages, notre gouvernement avait donc contre
+lui toute l'Angleterre: avait-il du moins avec lui toute la France?
+De ce côté-ci de la Manche, comme de l'autre, les divers partis
+s'unissaient-ils pour faire front contre l'étranger? À première vue,
+il n'était pas de question où M. Guizot pût se croire plus à l'abri
+des critiques de la gauche. En effet, depuis plusieurs années, le
+grand grief des opposants, celui qui récemment encore, lors des
+élections générales de 1846, fournissait matière à toutes leurs
+déclamations, était la prétendue pusillanimité qui empêchait le
+gouvernement français de tenir tête à l'Angleterre. Cette défaillance
+si souvent dénoncée à l'occasion du droit de visite, de l'indemnité
+Pritchard et du traité avec le Maroc, les journaux de gauche avaient
+toujours paru s'attendre qu'elle se reproduirait en Espagne, dans
+les négociations relatives au mariage de la Reine et de sa s&oelig;ur.
+Tout récemment encore, au mois d'août, un article du <cite lang="en">Times</cite> leur
+avait fourni occasion de manifester leur dédaigneuse défiance. Cet
+article, contenant une sortie virulente et comminatoire contre notre
+prétention d'imposer un mari à la reine Isabelle, semblait conclure à
+remettre sur les rangs le prince de Cobourg. Presque toute la presse
+de Londres y fit écho, ce qui ne laissa pas que de causer quelque
+émoi à Paris. Le <cite>Journal des Débats</cite> se borna à relever l'attaque,
+sans y répondre à fond; son souci évident était de ne pas faire
+descendre sur la place publique une discussion qui lui paraissait
+être du domaine des chancelleries. Aussitôt tous les journaux de
+gauche et de centre gauche, interprétant cette réserve de la feuille
+ministérielle comme un manque de courage, dénoncèrent la «reculade»,
+la «nouvelle génuflexion» que M. Guizot s'apprêtait à faire «devant
+les exigences de lord Palmerston». «Voilà, s'écriaient-ils, l'ère
+des humiliations rouverte <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> du côté de l'Espagne<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a><a href="#footnote302" title="Go to footnote 302"><span class="smaller">[302]</span></a>!» Telle
+était la vivacité de leur émotion, qu'elle durait encore, alors qu'à
+leur insu tout était déjà décidé, à Madrid, dans un sens absolument
+opposé. C'est le 28 août que les deux mariages furent convenus entre
+la cour d'Espagne et M. Bresson: le 31, le <cite>National</cite> continuait à
+s'indigner à la pensée que M. Guizot n'oserait pas «persister dans
+la politique formulée si nettement par lui, quatre ans auparavant»,
+et qu'il «sacrifierait les intérêts séculaires de notre pays». Le 3
+septembre, en même temps que le <cite>Journal des Débats</cite> annonçait les
+mariages, le <cite>Constitutionnel</cite>, qui les ignorait encore, faisait
+une peinture méprisante de cette diplomatie française, maladroite,
+peureuse, en train d'abandonner à Madrid tout ce qu'elle avait
+exigé, et il ajoutait ironiquement que le duc de Montpensier, exclu
+d'Espagne par lord Palmerston, allait être réduit à chercher femme en
+Allemagne.</p>
+
+<p>En voyant leurs injurieuses prévisions si complètement démenties
+par l'événement, quelle pouvait être l'attitude de ces journaux?
+Qu'ils reconnussent leur tort et fissent amende honorable, c'eût
+été leur demander une vertu peu en usage dans les luttes de partis.
+Mais ne devait-on pas s'attendre qu'au moins ils ne blâmassent pas
+le gouvernement pour avoir fait le contraire de ce qu'à l'avance
+ils venaient de flétrir comme une lâcheté? Au premier moment, sous
+le coup de la surprise, ils parurent surtout fort embarrassés.
+Reconnaissant que le choix du duc de Cadix était bon, ils insinuèrent
+qu'il avait été fait malgré M. Guizot et contre lui; ne pouvant pas
+nier que le mariage du duc de Montpensier serait un succès pour la
+politique française, ils affectèrent d'en mettre en doute la réalité.
+Mais de telles contre-vérités ne pouvaient longtemps se soutenir,
+et ces journaux se voyaient acculés à confesser que le ministère
+venait de montrer précisément la hardiesse dont on l'avait proclamé
+incapable. Plusieurs faisaient déjà, de plus ou moins bonne grâce,
+cet aveu qu'ils sentaient d'ailleurs <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> répondre au sentiment
+général, même à celui de leurs partisans, quand M. Thiers intervint
+pour empêcher ce qu'il regardait comme une grosse faute de tactique.
+À ceux de ses amis ou de ses alliés qui se laissaient aller à se
+réjouir du succès remporté par la politique française et de l'échec
+infligé à la politique anglaise, le chef du centre gauche représenta
+vivement qu'ils faisaient fausse route, que le ministre leur donnait
+barre sur lui, et qu'ils seraient des niais de ne pas en profiter.
+Il leur montra, dans les difficultés créées par l'irritation de lord
+Palmerston, une occasion à saisir pour jeter bas M. Guizot. Le jeu de
+l'opposition lui paraissait devoir être d'alarmer les intérêts et les
+imaginations sur les dangers du conflit, de telle sorte que le Roi
+et l'opinion, effrayés, se décidassent à changer de ministère pour
+retrouver leur sécurité. Sans doute, c'était le contre-pied de ce que
+l'opposition avait dit jusqu'alors; mais il n'y avait pas là de quoi
+embarrasser un esprit aussi souple et aussi leste. Sans doute encore,
+le patriotisme eût dû lui faire un scrupule de seconder un ministre
+étranger qui cherchait à diminuer, à humilier la France; mais nous
+avons vu que, depuis assez longtemps déjà, l'ancien président du
+conseil du 1<sup>er</sup> mars avait jugé de son intérêt parlementaire de
+lier partie avec l'ancien auteur du traité du 15 juillet 1840<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a><a href="#footnote303" title="Go to footnote 303"><span class="smaller">[303]</span></a>.</p>
+
+<p>Non content d'agir par ses conversations particulières, M. Thiers
+se servit du <cite>Constitutionnel</cite> pour donner publiquement le signal
+et développer le thème de cette nouvelle opposition. Dès le milieu
+de septembre, ce journal se mit à exalter l'alliance anglaise et à
+déplorer de la voir rompue par le «coup de tête», par la «dangereuse
+étourderie» des mariages espagnols. Cette rupture, il l'imputait
+au gouvernement français, l'accusant, sur la foi des feuilles
+étrangères, d'intrigue, de déloyauté, de brutalité dictatoriale,
+vantant par contre la «modération» de lord Palmerston. Il s'efforçait
+de grossir ce conflit, et recueillait avec une telle complaisance
+toutes les <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> menaces venues du dehors, qu'il paraissait
+en désirer la réalisation. Et pour quel avantage, demandait-il,
+s'était-on ainsi exposé? Il n'en découvrait pas d'autre que la
+riche dot de l'Infante; et il montrait ce gouvernement, naguère si
+pusillanime quand les grands intérêts du pays étaient en jeu, devenu
+téméraire dès qu'il s'agissait de satisfaire une cupidité dynastique.
+À cette situation il ne voyait que deux issues possibles: ou une
+lutte aboutissant tôt ou tard à la guerre, ou, ce qui lui paraissait
+plus probable, étant donné le tempérament des hommes au pouvoir,
+quelque nouveau sacrifice de l'honneur national en vue de racheter
+les bonnes grâces de l'Angleterre.</p>
+
+<p>On put se demander un moment si la thèse du <cite>Constitutionnel</cite>
+prévaudrait dans la presse d'opposition. Le <cite>Siècle</cite>, qui passait
+pour l'organe de M. Odilon Barrot, se montrait réfractaire: non qu'il
+fût disposé à louer le cabinet; il s'appliquait à réduire autant
+que possible la portée du succès obtenu; mais enfin, il se refusait
+à y voir un sujet de blâme et à faire le jeu de lord Palmerston.
+Très contrarié de cette note discordante, M. Thiers échangea, à ce
+sujet, avec quelques-uns de ses amis qui avaient d'abord encouragé
+le <cite>Siècle</cite>, une correspondance assez aigre qui faillit amener
+une rupture. Mais le <cite>Siècle</cite> n'eut pas d'imitateurs. Au bout de
+quelques jours, presque toutes les feuilles de gauche et de centre
+gauche avaient emboîté le pas derrière le <cite>Constitutionnel</cite>, et
+méritaient que le <cite>Journal des Débats</cite> les qualifiât d'«organes
+français du cabinet britannique». M. Thiers était arrivé à ses
+fins. De Londres, lord Palmerston, agréablement surpris d'un tel
+concours, envoyait à ces journaux ses remerciements; le <cite lang="en">Morning
+Chronicle</cite> vantait la haute moralité d'une telle alliance, et le
+<cite lang="en">Times</cite> louait, probablement non sans un peu d'ironie méprisante, le
+«désintéressement inattendu» de l'opposition française.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> VII</h4>
+
+<p>Bien que le choix du duc de Cadix comme époux de la Reine déplût fort
+à lord Palmerston, celui-ci s'y résignait faute de trouver aucun
+prétexte plausible pour s'y opposer. C'était contre le mariage du duc
+de Montpensier avec l'Infante qu'il était résolu à concentrer tous
+ses efforts. Sans doute ce mariage était convenu entre les parties,
+annoncé pour une date très prochaine; mais, tant qu'il n'était pas
+accompli, on pouvait encore chercher à l'empêcher, ou tout au moins
+à le retarder. Le ministre anglais décida d'y employer les quelques
+semaines qui devaient s'écouler avant qu'on pût procéder à la
+célébration. Il se flattait de suppléer à la brièveté du délai par
+l'activité et l'énergie de son action.</p>
+
+<p>Ce fut d'abord en Espagne que les obstacles lui parurent les plus
+faciles à faire naître. Son ressentiment avait là, dans sir Henri
+Bulwer, un instrument dont il pouvait tout attendre. À la première
+nouvelle de l'arrangement conclu pour les mariages, Bulwer n'avait
+pas caché son intention de ne garder aucun ménagement. «Je vous
+déclare solennellement, disait-il à M. Donozo Cortès, que nous
+regardons le mariage de l'Infante comme un acte d'hostilité, et
+que mon gouvernement n'épargnera rien pour amener en Espagne un
+bouleversement complet<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a><a href="#footnote304" title="Go to footnote 304"><span class="smaller">[304]</span></a>.» Coup sur coup, le 31 août, le 5 et
+le 8 septembre, il adressa à M. Isturiz des notes où il dénonçait,
+dans ce mariage, «l'un des plus graves événements qui pussent
+survenir en Europe», déclarait que son accomplissement altérerait
+les relations de l'Angleterre avec l'Espagne, et reprochait au
+gouvernement de Madrid de faire «de son droit d'indépendance un usage
+contraire à l'indépendance réelle du pays». Loin d'envelopper ses
+démarches du secret diplomatique, il avait soin que les journaux
+en parlassent, et dans des termes faits <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> pour inquiéter le
+public sur les résolutions ultérieures du cabinet de Londres. Aux
+vaisseaux anglais en station devant Cadix ou Gibraltar, il envoyait
+ouvertement des courriers qui paraissaient leur porter des ordres
+de blocus ou d'hostilité. En même temps, comme pour réaliser sa
+menace de «bouleversement», il excitait, en Espagne, les partis
+hostiles, apportant dans ce rôle d'agitateur une passion qui faisait
+dire de lui au comte Bresson: «Ce n'est plus le ministre d'une
+grande cour, c'est un artisan d'émeutes et de conspirations<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a><a href="#footnote305" title="Go to footnote 305"><span class="smaller">[305]</span></a>.»
+Sous cette impulsion, les progressistes se mirent aussitôt à
+publier des protestations ou à faire signer des pétitions contre
+le mariage du duc de Montpensier. La violence de leurs journaux
+semblait un préliminaire de guerre civile. Parmi les arguments de
+cette polémique il en est un qui mérite d'être noté, à cause de
+l'importance diplomatique qu'on devait chercher plus tard à lui
+donner: c'est celui que, dès le 3 septembre, la presse radicale de
+Madrid prétendit tirer du traité d'Utrecht, qui avait mis fin à la
+guerre de la succession d'Espagne, et des renonciations réciproques
+faites alors, d'une part, par Philippe V et ses descendants au trône
+de France, de l'autre, par les princes français et leurs descendants
+au trône d'Espagne. On soutenait qu'en vertu de ces actes, l'héritier
+possible de l'un des trônes ne pouvait épouser l'héritière possible
+de l'autre, et qu'en tout cas les enfants issus d'une telle union
+seraient déchus, des deux côtés, de leurs droits successoraux.</p>
+
+<p>On croit toujours facilement ce que l'on désire. L'agitation
+factice provoquée en Espagne par les menées de Bulwer parut à
+Londres un puissant mouvement national contre lequel ne pourraient
+prévaloir des intrigues de cour. Vers le 8 septembre, les journaux
+anglais annonçaient déjà que «le mariage de l'Infante avec le duc
+de Montpensier n'aurait jamais lieu, et cela pour des raisons
+espagnoles»; ils prédisaient, au cas où l'on voudrait l'imposer,
+une «guerre civile longue et sanglante». «La brusque tentative de
+M. Bresson, ajoutaient-ils, <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> vient d'allumer en Espagne un
+incendie qui ravagera tout le pays, depuis Saint-Sébastien jusqu'à
+Gibraltar, et du Portugal à la Méditerranée.» C'était le sentiment,
+et l'on peut dire l'espoir de lord Palmerston. Il adressait à Bulwer
+ses encouragements: «J'approuve tout ce que vous avez fait, lui
+mandait-il le 16 septembre, et je vous dis, comme lord Anglesea aux
+Irlandais: <em>Agitez, agitez, agitez</em>.» S'il lui recommandait de ne
+pas se compromettre ouvertement dans quelque projet d'insurrection,
+il l'invitait à «ne pas dissuader» ceux qui voudraient en tenter
+une à leurs risques et périls. C'était même de toutes mains qu'il
+se montrait prêt à accepter la révolution qui l'eût vengé; il
+recommandait à Bulwer de ne pas perdre de vue le concours qu'on
+pouvait tirer des carlistes, ou bien il caressait l'espoir de quelque
+<em>pronunciamento</em> fait par ce général Narvaez qu'il avait tant de
+fois dénoncé comme un oppresseur, mais qu'il supposait être en ce
+moment un mécontent<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a><a href="#footnote306" title="Go to footnote 306"><span class="smaller">[306]</span></a>. Ce qu'il écrivait secrètement à son agent,
+ses journaux le proclamaient tout haut, multipliant sans vergogne
+les appels à ces alliés si nouveaux pour eux<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a><a href="#footnote307" title="Go to footnote 307"><span class="smaller">[307]</span></a>. «Si Narvaez,
+disait le <cite lang="en">Times</cite>, veut fournir aux sentiments de l'Espagne les
+moyens de se formuler, il pourra conquérir un plus noble titre que
+ceux de Blücher ou de Bolivar.» Lord Palmerston ne se contentait
+pas d'aider ainsi Bulwer à «bouleverser» la Péninsule; il l'aidait
+également à intimider le cabinet de Madrid. Pour confirmer et
+fortifier les démarches comminatoires que, de son chef et sans
+attendre d'instructions, le ministre d'Angleterre avait déjà faites,
+il lui envoyait, le 14 septembre, une note qui devait être remise au
+cabinet de Madrid et qui le fut, en effet, le 22. Dans ce document
+il était fait, au nom du gouvernement britannique, de «très fortes
+remontrances» et une «protestation formelle» contre un mariage
+qui «mettait en péril l'indépendance de l'Espagne» et, par suite,
+«affectait sérieusement l'équilibre européen». On y exprimait, en
+terminant, l'espoir <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> de voir abandonner un projet dont la
+réalisation exercerait «la plus fâcheuse influence sur les relations
+des deux couronnes anglaise et espagnole». Ajoutons que, dès le
+19 septembre, les journaux de Madrid, en rapport avec la légation
+britannique, révélaient au public la démarche que Bulwer avait reçu
+l'ordre de faire, s'efforçaient d'y montrer un événement gros de
+conséquences, et affirmaient que Louis-Philippe n'oserait pas passer
+outre.</p>
+
+<p>Mais pendant qu'à Londres, sur la foi des premières nouvelles, on
+s'attendait à voir l'Espagne elle-même empêcher le mariage, les
+événements prenaient dans la Péninsule une direction toute contraire.
+Le bruit que les progressistes étaient parvenus un moment à soulever
+tombait au bout de peu de temps, sans avoir trouvé d'écho dans le
+pays. Les pétitions ne recueillaient qu'un nombre insignifiant
+de signatures. La nation demeurait calme, ou, si elle paraissait
+disposée à s'émouvoir, c'était de l'injure faite à son indépendance
+par l'impérieuse invasion de la diplomatie anglaise dans ses affaires
+intérieures. Nulle tentative de guerre civile, nulle démonstration
+populaire, et même, dans les Cortès réunies le 14 septembre, nul
+symptôme d'une opposition parlementaire sérieuse: le 18 et le 19, le
+Sénat et le Congrès adoptèrent, l'un à l'unanimité, l'autre à 159
+voix contre une, des adresses de félicitation à la Reine sur les
+deux mariages. Le désappointement fut grand à Londres. Les journaux
+de lord Palmerston se mirent à invectiver l'«apathie» de l'Espagne.
+«Nous devions compter sur les Espagnols eux-mêmes, écrivait le
+<cite lang="en">Times</cite>, mais l'Espagne a oublié sa force, quoiqu'elle n'ait pas
+désappris sa jalousie.» De tels emportements n'aboutissaient qu'à
+blesser davantage la fierté castillane, et le gouvernement de Madrid
+en était fortifié dans sa résistance. Le 29 septembre, M. Isturiz
+répondit, sur un ton très digne et très ferme, à la note anglaise.
+«Le gouvernement britannique, dit-il, qui se montre si jaloux de
+l'indépendance de l'Espagne, ne trouvera pas mauvais que l'Espagne
+agisse dans la limite des lois internationales, c'est-à-dire sans
+nuire aux intérêts des autres gouvernements, comme <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> c'est
+le cas relativement à l'affaire en question, à propos de laquelle
+l'Angleterre ne peut mettre en avant aucune violation des traités; il
+ne trouvera pas mauvais, dis-je, que l'Espagne repousse énergiquement
+une protestation qui tend à restreindre son indépendance, et qu'elle
+proteste à son tour contre la protestation que révèle cet acte.»
+Bulwer en était réduit à constater, dans une nouvelle communication
+faite le 3 octobre à M. Isturiz, le complet insuccès de ses
+démarches. «Je sais, disait-il avec un dépit non dissimulé, que
+les faits ne tarderont pas à mettre fin à la discussion; mais, en
+terminant, je ne puis m'empêcher d'exprimer la conviction qu'en dépit
+de la grande habileté avec laquelle cette affaire a été conduite par
+Votre Excellence, et du peu de talent que j'y ai apporté, les juges
+impartiaux remarqueront que ç'a été le lot du ministre anglais de
+défendre les vrais intérêts et l'indépendance de l'Espagne contre
+Votre Excellence, à qui, en qualité de ministre de Sa Majesté
+Catholique, leur défense aurait été plus convenablement confiée.»</p>
+
+<h4>VIII</h4>
+
+<p>À mesure que s'affaiblissait l'espoir, un moment caressé, de voir le
+mariage empêché par la seule résistance de l'Espagne, lord Palmerston
+jugeait nécessaire de se découvrir davantage et de chercher à peser
+directement sur le gouvernement français. Ainsi fut-il amené à
+adresser, le 22 septembre, à lord Normanby, qui venait de remplacer
+lord Cowley à l'ambassade de Paris, non une «note» formelle, comme
+il avait fait avec le gouvernement de Madrid, mais une dépêche dont
+lecture devait être donnée et copie laissée à M. Guizot. Ce document
+fort étendu commençait par une longue récrimination sur le passé. Les
+faits y étaient présentés de telle sorte que le gouvernement français
+paraissait avoir profité de la loyauté confiante du gouvernement
+britannique pour le tromper par toute une suite de machinations.
+Lord Palmerston n'admettait pas <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> que la mention faite du
+prince de Cobourg dans ses instructions du 19 juillet nous eût
+libérés de nos engagements; il déclarait n'avoir jamais patronné
+qu'un candidat, don Enrique, et se défendait d'avoir fait pour le
+prince de Cobourg rien qui justifiât les soupçons du cabinet de
+Paris, soupçons dont il mettait en doute jusqu'à la sincérité.
+Cette intrépidité d'affirmations nous paraît étrange, à nous qui
+connaissons aujourd'hui les instructions confidentielles envoyées
+à Bulwer. Lord Palmerston ne se faisait pas scrupule de nier ce
+qu'il savait être encore secret. Seulement, comme s'il prévoyait
+que, d'un moment à l'autre, la fausseté de ses négations pouvait
+éclater, il soutenait, en abusant manifestement de ce qu'il y avait
+eu d'un peu vague et équivoque dans certaines déclarations de lord
+Aberdeen, que le gouvernement anglais s'était toujours considéré
+comme parfaitement libre d'appuyer la candidature du prince de
+Cobourg. Ainsi aboutissait-il à cette conclusion qu'il aurait eu
+le droit de travailler contre nous, tout en étant garanti par nos
+promesses contre les moindres représailles de notre part. Après cette
+querelle rétrospective, il en venait aux conclusions présentes, qui
+consistaient en «des représentations et une protestation formelles»
+contre le mariage du duc de Montpensier. Partant de l'idée qu'une
+telle «combinaison tendait à lier la politique de l'Espagne et de la
+France d'une manière qui serait dangereuse pour d'autres États», il
+la dénonçait comme «incompatible avec le respect dû au maintien de
+l'équilibre européen», comme «altérant nécessairement les rapports
+entre la France et l'Angleterre», et comme «pouvant compromettre
+gravement la paix européenne». Il ne s'en tint pas là: il n'hésita
+pas à emprunter à la presse progressiste de Madrid l'argument tiré
+du traité d'Utrecht et des renonciations faites à cette époque,
+déclarant, par cette raison, le mariage de l'Infante avec un prince
+français «contraire à la constitution espagnole» et, en tout cas,
+les enfants à naître de cette union exclus de la succession à la
+couronne d'Espagne<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a><a href="#footnote308" title="Go to footnote 308"><span class="smaller">[308]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> Sans doute il eût suffi d'un peu
+de réflexion et d'un simple coup d'&oelig;il sur les précédents, pour
+se rendre compte qu'on donnait ainsi au traité une portée à laquelle
+personne n'avait jamais songé. Pourvu qu'on assurât la séparation
+des deux couronnes, principe dominant du traité d'Utrecht, rien
+n'autorisait à étendre indéfiniment les exclusions et les déchéances.
+En fait, depuis 1713, de nombreux mariages avaient été contractés
+entre les Bourbons de France et ceux d'Espagne. L'Angleterre ni aucun
+autre signataire du traité n'avait protesté contre ces mariages,
+et les enfants qui en étaient nés n'avaient pas été privés de
+leurs droits;&mdash;fort heureusement, car, autrement, on n'aurait plus
+trouvé, dans les deux pays, un seul prince qui ne fût pas exclu du
+trône, chacun d'eux ayant dans ses veines, par suite des mariages
+antérieurs, un peu du sang de l'autre branche. Mais c'était le propre
+de lord Palmerston, quand il se trouvait engagé dans une polémique,
+de faire arme de tout, et de ne pas beaucoup regarder à la valeur des
+arguments qu'il employait. Après avoir appuyé de ces raisons diverses
+ses «représentations» et sa «protestation» contre le mariage du duc
+de Montpensier, le secrétaire d'État terminait en «exprimant l'espoir
+fervent que ce projet ne serait pas mis à exécution». Quelques jours
+plus tard, le 27 septembre, la reine Victoria finissait par un
+v&oelig;u semblable la lettre qu'elle écrivait à la reine des Belges,
+en réponse à celle de Louis-Philippe<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a><a href="#footnote309" title="Go to footnote 309"><span class="smaller">[309]</span></a>. «Ma seule consolation,
+disait-elle, est que ce projet, ne pouvant se réaliser sans produire
+de graves complications et sans exposer cette famille chérie (il
+s'agissait de la famille royale de France) à beaucoup de dangers,
+elle reculera encore devant l'exécution.» Enfin, lord Palmerston
+ayant envoyé, le 28, à Bulwer l'ordre de remettre au cabinet de
+Madrid une seconde protestation entièrement fondée sur le traité
+d'Utrecht, il la communiquait aussitôt à M. Guizot, comme pour
+renouveler et fortifier la mise en <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> demeure déjà contenue
+dans la dépêche du 22 septembre.</p>
+
+<p>À Londres, on se flattait que ces démarches répétées et pressantes,
+appuyées par le langage menaçant de la presse anglaise et par
+le langage à dessein alarmiste d'une grande partie de la presse
+française, feraient impression sur le cabinet de Paris et
+particulièrement sur Louis-Philippe, dont on connaissait l'amour
+pour la paix. Le <cite lang="en">Times</cite> et le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> croyaient pouvoir
+annoncer la reculade de notre gouvernement. Quant à lord Palmerston,
+convaincu que le roi des Français allait lui offrir de retarder le
+mariage de son fils jusqu'à ce que la Reine eût des enfants, il
+examinait, dans ses lettres à Bulwer, l'accueil qu'il convenait de
+faire à une telle proposition; il se montrait disposé à repousser
+toute combinaison qui ferait une part quelconque, même conditionnelle
+et lointaine, au duc de Montpensier, et prétendait nous imposer
+l'exclusion absolue de ce prince<a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a><a href="#footnote310" title="Go to footnote 310"><span class="smaller">[310]</span></a>.</p>
+
+<p>L'attente de lord Palmerston fut complètement trompée. Le
+gouvernement français ne parut pas intimidé. Le <cite>Journal des Débats</cite>,
+tout en se gardant de riposter sur le même ton aux violences de la
+presse britannique, les signalait avec une tristesse dédaigneuse et
+affectait de les prendre pour une boutade sans grande conséquence.
+Quand vint la protestation du 22 septembre, la feuille ministérielle
+ne s'en montra pas plus troublée. «Nous croyons devoir répéter,
+disait-elle le 28 septembre, malgré tous les bruits contraires
+qu'on pourrait répandre, que les deux mariages se feront à l'époque
+désignée, et nous persistons à penser et à dire que les dissentiments
+auxquels cette résolution a pu donner lieu, quelque regrettables
+qu'ils soient, ne sont point de nature à compromettre les relations
+pacifiques des trois gouvernements.» Elle ajoutait, le 3 octobre: «La
+France, tout en appréciant à sa juste valeur un dissentiment qu'elle
+voit avec un très grand regret, n'en continuera pas moins à exercer
+un droit légitime.» Ces déclarations étaient confirmées avec éclat
+par le départ du duc de Montpensier, qui se mettait en route pour
+l'Espagne, <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> le 28 septembre, avant même que M. Guizot eût
+répondu à la communication anglaise du 22. On en fut fort dépité à
+Londres. «L'Angleterre, disait le <cite lang="en">Times</cite> du 2 octobre, a protesté
+avec fermeté et modération, et l'unique réponse a été le départ de
+Montpensier. Si nous avions voulu imposer à Louis-Philippe son chef
+de cuisine, nous n'eussions pas été traités avec un silence plus
+dédaigneux.» Le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> n'était pas moins amer. Ce fut
+seulement le 5 octobre que M. Guizot adressa à Londres une dépêche en
+réponse à celle de lord Palmerston: après y avoir longuement réfuté
+tous les arguments employés par le ministre anglais, il concluait en
+ces termes: «Le gouvernement du Roi ne trouve aux représentations
+qui lui sont adressées aucun fondement grave et légitime; il ne
+saurait donc les admettre, ni les prendre pour règle de sa conduite.»
+Louis-Philippe lui-même, qui ne s'était exposé qu'à contre-c&oelig;ur
+au conflit et à qui lord Palmerston s'était flatté de faire peur,
+n'eut aucune tentation de reculer; il ne prenait pas très au sérieux
+les menaces anglaises: «Je crois pouvoir affirmer, écrivait-il le 7
+octobre au maréchal Soult, qu'il n'y a pas de canon dans tout ceci,
+et je dirai même qu'il ne peut pas y en avoir<a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a><a href="#footnote311" title="Go to footnote 311"><span class="smaller">[311]</span></a>.» Il ajoutait,
+quelques jours plus tard: «La France n'a qu'à faire le hérisson et à
+se recroqueviller: personne n'osera l'attaquer, et le danger passera
+tout seul<a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a><a href="#footnote312" title="Go to footnote 312"><span class="smaller">[312]</span></a>.»</p>
+
+<h4>IX</h4>
+
+<p>Lord Palmerston n'avait donc pas mieux réussi en France qu'en
+Espagne. Mais là ne s'était pas borné son effort. C'était dans
+l'Europe entière qu'il voulait susciter des obstacles au mariage
+du duc de Montpensier. Sa prétention était de mettre <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span>
+les puissances continentales dans son jeu, de refaire la vieille
+coalition, de recommencer 1840. Dès le premier jour, dans ses
+conversations avec les ambassadeurs accrédités à Londres, comme dans
+les dépêches adressés à ses propres ambassadeurs à Vienne, à Berlin
+et à Saint-Pétersbourg, il tâcha de faire partager aux trois cours
+de l'Est son «indignation» contre la conduite déloyale du cabinet de
+Paris, leur représenta que le mariage du duc de Montpensier avait,
+par ses conséquences possibles, une «importance européenne», et leur
+demanda formellement de «protester» avec lui contre ce mariage<a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a><a href="#footnote313" title="Go to footnote 313"><span class="smaller">[313]</span></a>.
+Ce fut surtout quand il se décida à invoquer le traité d'Utrecht
+qu'il crut avoir chance d'obtenir le concours des puissances.
+N'était-ce pas leur offrir un terrain où elles devaient se plaire,
+que celui des vieux traités sur lesquels était fondé l'équilibre
+européen? Il apporta donc plus d'ardeur encore à les presser de
+s'unir à l'Angleterre pour proclamer qu'en vertu de ces traités,
+les enfants à naître du mariage éventuel du duc de Montpensier avec
+l'Infante seraient exclus de la succession au trône d'Espagne<a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a><a href="#footnote314" title="Go to footnote 314"><span class="smaller">[314]</span></a>.
+Vers la fin de septembre, les feuilles progressistes de Madrid et les
+journaux de gauche de Paris, tous plus ou moins dans la confidence
+du ministre anglais, annonçaient qu'il était assuré du concours de
+l'Europe.</p>
+
+<p>M. Guizot n'était pas, à ce sujet, sans quelque préoccupation.
+Il n'ignorait point que M. de Metternich lui en voulait beaucoup
+de n'être pas entré dans son «idée» d'un mariage entre le fils
+de don Carlos et Isabelle. Il savait aussi qu'à Berlin et à
+Saint-Pétersbourg on était, d'une façon générale, fort mal disposé
+pour la France de Juillet. Il s'occupa donc aussitôt à contrecarrer
+les démarches de la diplomatie britannique. En même temps que par des
+entretiens fréquents il agissait sur les ambassadeurs accrédités à
+Paris, il munissait ses propres <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> agents au dehors de tout ce
+qui pouvait leur servir à réfuter les accusations anglaises<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a><a href="#footnote315" title="Go to footnote 315"><span class="smaller">[315]</span></a>.
+N'hésitant pas à élargir la question, il rappelait que «ses principes
+et ses actes aboutissaient tous au maintien du <em>statu quo</em> et du
+système conservatif»; il déclarait «qu'il n'abandonnerait jamais
+cette ligne, et que les puissances pouvaient compter sur lui en
+Italie, en Suisse, et au besoin en Allemagne»; il présentait, au
+contraire, la politique de lord Palmerston comme menaçante pour les
+intérêts conservateurs en Europe, et il pressait les puissances
+de «se joindre à la France pour faire face à ce danger<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a><a href="#footnote316" title="Go to footnote 316"><span class="smaller">[316]</span></a>». De
+tels arguments étaient de nature à faire impression, d'autant que,
+sur divers théâtres, se produisaient alors des événements fort
+inquiétants pour les hommes d'État de la vieille Europe: en Italie,
+l'avènement de Pie IX venait de donner le signal d'un mouvement
+réformateur et national dont on ne pouvait calculer la portée; en
+Suisse, la guerre civile paraissait imminente entre les radicaux,
+qui rêvaient de faire de ce petit pays la forteresse centrale de la
+révolution en Europe, et les cantons conservateurs, menacés dans leur
+indépendance<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a><a href="#footnote317" title="Go to footnote 317"><span class="smaller">[317]</span></a>.</p>
+
+<p>Étant donnés l'éloignement de la Russie et l'état alors un peu
+subalterne de la politique prussienne, la clef de la situation se
+trouvait à Vienne. Le premier sentiment de M. de Metternich fut une
+certaine satisfaction d'amour-propre de se voir ainsi sollicité
+et courtisé par les deux puissances occidentales. La ruine de
+l'«entente cordiale» convenait à sa diplomatie et le flattait dans
+sa vanité de prophète: n'avait-il pas prédit que cette entente ne
+durerait pas, et qu'elle se briserait à l'occasion de l'Espagne?
+Toutefois, entre la France et l'Angleterre un refroidissement lui
+suffisait; il ne voulait pas d'un conflit violent qui eût dérangé
+sa politique, principalement fondée sur le maintien du <em>statu
+quo</em>. Les protestations impérieuses <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> auxquelles on lui
+demandait de s'associer contre un événement déjà annoncé et sur le
+point de s'accomplir, lui paraissaient vaines, si elles n'étaient
+périlleuses et ne servaient de préface à la guerre<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a><a href="#footnote318" title="Go to footnote 318"><span class="smaller">[318]</span></a>; en tout
+cela il reconnaissait une politique légère, brouillonne, agitée,
+téméraire, qui répugnait à ses habitudes d'esprit. D'ailleurs,
+le souvenir qu'il avait gardé de 1840 le laissait en défiance à
+l'endroit de lord Palmerston et lui ôtait toute envie de se mettre
+de nouveau à sa remorque. Au contraire, en dépit de ses préventions
+d'origine contre la monarchie de Juillet, il ne pouvait nier la
+sagesse dont le cabinet de Paris faisait preuve depuis plusieurs
+années; il désirait vivement le maintien de M. Guizot, et avait de
+l'habileté du roi Louis-Philippe une idée que les récents événements
+d'Espagne contribuaient encore à fortifier<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a><a href="#footnote319" title="Go to footnote 319"><span class="smaller">[319]</span></a>. Il n'en conclut
+pas à se mettre tout de suite avec nous, à nous donner ouvertement
+raison. Trouvant là une occasion de prendre, à l'égard des deux
+puissances qui se disputaient son approbation, l'attitude prêcheuse,
+pontifiante, dogmatisante qui était dans ses goûts, il leur tint
+un langage qui peut se résumer ainsi: «La cause de votre querelle,
+c'est que, malgré nos remontrances et nos avertissements, vous vous
+êtes écartés en Espagne des règles de la légitimité. Si vous n'aviez
+pas admis la succession féminine, la difficulté du mariage ne se
+serait pas produite. Nous ne pouvons quitter le terrain supérieur
+et solide où nous avons pris position dès le premier jour, pour
+descendre sur celui où vous vous débattez si péniblement et pour
+prendre parti entre vous. C'est comme si un luthérien avait un
+différend religieux avec un calviniste et venait demander à un
+catholique de prononcer entre eux; le catholique n'aurait pas autre
+chose <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> à leur dire, si ce n'est: Vous avez tort tous les
+deux. Si, un jour, nous jugions à propos de protester, ce serait non
+contre les droits des enfants à naître de l'Infante, mais contre
+ceux de l'Infante elle-même et, avant tout, contre ceux de la Reine.
+Pour le moment, nous ne voyons pas de raison de sortir de notre
+réserve. Nous demeurons spectateurs de la confusion où vous avez
+amené les affaires de la Péninsule, attendant le moment où vous serez
+obligés, pour en sortir, de revenir aux principes dont nous avons la
+garde<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a><a href="#footnote320" title="Go to footnote 320"><span class="smaller">[320]</span></a>.» Cette conclusion était tout ce que voulait M. Guizot,
+et la satisfaction qu'il en éprouvait le faisait passer facilement
+par-dessus la leçon dont on prétendait l'accompagner. C'était, au
+contraire, un échec complet pour lord Palmerston. Entre les deux
+ministres, il y avait en effet cette différence que l'anglais
+demandait aux puissances d'agir, tandis que le français se bornait
+à leur demander de ne rien faire, ce qu'on avait toujours plus de
+chance d'obtenir d'elles.</p>
+
+<p>M. de Metternich ne se borna pas à prendre cette attitude; il
+travailla à ce qu'elle fût aussi celle de la Prusse et de la Russie.
+Il attachait, en effet, une importance capitale à ce que les trois
+cours continuassent à marcher du même pas dans cette affaire. Le
+cabinet de Berlin était malveillant pour la France; mais il n'avait
+ni le goût ni l'habitude des initiatives promptes et personnelles.
+Un peu ahuri des premières communications du gouvernement anglais,
+effarouché d'être tant pressé, il déclara ne pouvoir répondre tout
+de suite et se tourna vers l'Autriche. «Que pensez-vous des mariages
+espagnols? demanda à M. de Metternich le comte d'Arnim, ambassadeur
+de Prusse à Vienne.&mdash;Je n'en pense rien, absolument rien, répondit
+le chancelier; et, de chez vous, vous en écrit-on?&mdash;On ne m'exprime
+aucune opinion; mais on tient beaucoup à connaître la vôtre.&mdash;Eh
+bien, vous <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> pouvez dire que nous n'en avons qu'une, c'est
+que nous ne nous en mêlerons pas<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a><a href="#footnote321" title="Go to footnote 321"><span class="smaller">[321]</span></a>.» Et quelques jours plus tard,
+le prince de Metternich précisait et développait sa pensée dans de
+longues dépêches à ses agents à Berlin. «Ma conviction, concluait-il,
+est que les trois cours ne sauraient mieux faire que de demeurer
+fermes dans une attitude d'attente raisonnée... Échanger le rôle
+de spectateur contre celui d'acteur est un procédé qui mérite
+toujours une mûre réflexion, et la prétention de connaître à fond une
+pièce, avant de se charger d'un rôle, me semble une prétention très
+modérée<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a><a href="#footnote322" title="Go to footnote 322"><span class="smaller">[322]</span></a>.» Ce conseil fut goûté, et, pour l'instant du moins, le
+cabinet prussien parut plus disposé à imiter l'inertie expectante
+de l'Autriche qu'à s'associer aux demandes précipitées de lord
+Palmerston. Il en fut de même à Saint-Pétersbourg<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a><a href="#footnote323" title="Go to footnote 323"><span class="smaller">[323]</span></a>.</p>
+
+<p>Vainement donc le chef du <i lang="en">Foreign office</i> portait-il ses efforts,
+avec une activité infatigable, sur tous les points à la fois,
+vainement s'absorbait-il dans cette &oelig;uvre au point de négliger
+ses plaisirs les plus chers<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a><a href="#footnote324" title="Go to footnote 324"><span class="smaller">[324]</span></a>; nulle part il ne parvenait à
+susciter d'obstacles sérieux au mariage de l'Infante. Cependant, les
+jours s'écoulaient, et le moment était venu où ce mariage allait
+passer au rang des faits accomplis. Le duc de Montpensier, entré
+en Espagne, avec le duc d'Aumale, le 2 octobre 1846, fit, le 6,
+son entrée solennelle à Madrid. On avait répandu à l'avance toutes
+sortes de bruits inquiétants; on avait annoncé des manifestations
+hostiles et même des attentats. Rien de pareil ne se produisit. Sur
+tout le trajet, pas un cri ennemi; au contraire, un empressement
+respectueux, sympathique, de toute la population, qui voyait dans le
+jeune prince une solution et une espérance. Le 10 octobre au soir,
+le <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> mariage de la Reine d'abord, puis celui de l'Infante,
+furent célébrés dans l'intérieur du palais, et le lendemain, suivant
+l'usage espagnol, la cérémonie se répéta en grande pompe dans
+l'église Notre-Dame d'Atocha, devant une foule immense qui témoignait
+s'associer à cette fête.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> CHAPITRE VI<br>
+<span class="smcap">LES SUITES DES MARIAGES ESPAGNOLS.</span><br>
+<span class="smaller">(Octobre 1846-avril 1847.)</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord
+ Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre le
+ gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses efforts pour
+ attirer à lui les trois puissances continentales. Il échoue
+ auprès de l'Autriche et de la Russie. Attitude plus incertaine
+ de la Prusse.&mdash;II. Les trois cours de l'Est profitent de la
+ division de la France et de l'Angleterre pour incorporer
+ Cracovie à l'Autriche. Émotion très vive en France. Lord
+ Palmerston repousse notre proposition d'une action commune.
+ Protestations séparées des cabinets de Londres et de Paris. Les
+ trois cours peuvent ne pas s'en inquiéter. En quoi l'Autriche
+ n'avait pas compris son véritable intérêt.&mdash;III. M. Thiers se
+ concerte avec lord Palmerston. Sa correspondance avec Panizzi
+ et ses rapports avec lord Normanby. M. Greville vient à Paris
+ pour préparer un rapprochement entre l'Angleterre et la France.
+ M. Thiers, dans ses conversations avec M. Greville et ses
+ lettres à Panizzi, excite le cabinet britannique à pousser
+ la lutte à outrance.&mdash;IV. Ouverture de la session française.
+ Discussion à la Chambre des pairs. Le duc de Broglie et M.
+ Guizot.&mdash;V. Langage conciliant au parlement britannique. M.
+ Thiers s'en plaint. La publication des documents diplomatiques
+ anglais rallume la bataille.&mdash;VI. L'adresse à la Chambre
+ des députés. Hésitation de M. Thiers à engager le combat.
+ Son discours. Réponse de M. Guizot. Forte majorité pour le
+ ministère. Impression produite par ce vote en France et en
+ Angleterre.&mdash;VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot.
+ Lord Normanby est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal.
+ Lord Normanby, blâmé même en Angleterre, est obligé de faire
+ des avances pour une réconciliation. Cette réconciliation a
+ lieu par l'entremise du comte Apponyi. Dépit de l'ambassadeur
+ anglais.&mdash;VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir
+ quelque démarche des trois puissances continentales. Malgré les
+ efforts de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se laisser
+ entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais, intimidée par
+ notre ferme langage et retenue par l'Autriche, elle ne se
+ sépare pas de cette dernière. La Russie est en coquetterie
+ avec la France.&mdash;IX. Conclusion: comment convient-il de juger
+ aujourd'hui la politique des mariages espagnols?</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>La célébration du mariage de la reine Isabelle avec le duc de Cadix
+et de celui de l'Infante avec le duc de Montpensier <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> avait
+consommé la victoire de la politique française à Madrid. M. Guizot
+en était à la fois fier et un peu ému. «Soyez sûre que j'ai fait
+une grande et belle chose, écrivait-il à une de ses amies. J'aurais
+autant aimé n'avoir pas à la faire, car elle ne sera point gratuite.
+Mais il n'y avait pas moyen; il fallait choisir entre un grand succès
+ou un grand échec, entre la défaite et le prix de la victoire. Je
+n'ai pas hésité. L'événement s'est accompli admirablement, comme
+un programme de fête, sans que tout le bruit, toutes les attaques,
+toutes les menaces, toutes les menées du dehors aient réussi à le
+déranger dans un détail ou à le retarder d'un jour... Je reste avec
+un lourd fardeau sur les épaules, mais en bonne position pour le
+porter... Nous continuerons de grandir en Europe, de grandir sans
+nous remuer, et personne ne touchera à nous. Je n'ai jamais eu plus
+de confiance... Lord Palmerston a compté sur quatre choses: 1<sup>o</sup>
+que nous reculerions; 2<sup>o</sup> qu'il y aurait une forte opposition dans
+les Cortès; 3<sup>o</sup> qu'il y aurait des insurrections; 4<sup>o</sup> qu'il aurait
+l'adhésion des cours du continent. Quatre mécomptes. Le dernier
+lui est très amer. En 1840, pour la misérable question d'Égypte,
+l'Angleterre a eu la victoire en Europe. En 1846, sur la grande
+question d'Espagne, elle est battue et elle est seule. Ce n'est pas
+seulement parce que nous avons bien joué cette partie-ci; c'est le
+fruit de six ans de bonne politique: elle nous fait pardonner notre
+succès, même par les cours qui ne nous aiment pas<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a><a href="#footnote325" title="Go to footnote 325"><span class="smaller">[325]</span></a>.»</p>
+
+<p>La bataille gagnée, M. Guizot ne demandait qu'à déposer les armes.
+Il était prêt à faire tout le possible pour dissiper les ombrages
+de l'Angleterre et atténuer son dépit. Ce fut ainsi que, dès les
+premiers jours de novembre, le duc de Montpensier et sa jeune
+femme étaient de retour en France, où ils devaient avoir leur
+établissement; on voulait montrer par là que, conformément aux
+assurances données par notre diplomatie, «c'était la France qui
+gagnait une princesse, et non l'Espagne qui gagnait un prince<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a><a href="#footnote326" title="Go to footnote 326"><span class="smaller">[326]</span></a>».
+Le gouvernement français <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> se fût prêté avec empressement à
+toute autre démarche pouvant consoler l'amour-propre britannique
+sans compromettre notre dignité. Le Roi laissait même voir sous ce
+rapport des dispositions si conciliantes qu'on eût été plutôt obligé
+de le retenir<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a><a href="#footnote327" title="Go to footnote 327"><span class="smaller">[327]</span></a>. Mais tant que lord Palmerston était le maître
+à Londres, il ne pouvait être question de rapprochement. Toute
+l'activité que cet homme d'État avait dépensée naguère, sans succès,
+pour empêcher le mariage, il l'employait désormais à chercher une
+vengeance.</p>
+
+<p>C'est à cet esprit de vengeance qu'il obéissait en poursuivant sur
+un ton de plus en plus âpre, dans les dépêches destinées à être
+communiquées à M. Guizot, ses récriminations rétrospectives sur la
+conduite du gouvernement français. Plus l'argument était blessant,
+plus il semblait lui plaire. Vainement, à Paris, désirait-on mettre
+fin à cette dispute<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a><a href="#footnote328" title="Go to footnote 328"><span class="smaller">[328]</span></a>, Palmerston revenait sans cesse à la
+charge, forçant ainsi le ministre français à lui répondre<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a><a href="#footnote329" title="Go to footnote 329"><span class="smaller">[329]</span></a>.
+Il ne se contentait pas de prendre M. Guizot à partie; il mettait
+personnellement en cause Louis-Philippe<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a><a href="#footnote330" title="Go to footnote 330"><span class="smaller">[330]</span></a>. Celui-ci en était fort
+blessé. Peu importait à lord Palmerston. «Je n'ai pas l'ambition,
+écrivait-il à lord Normanby, d'être le bien-aimé d'aucun souverain
+français, et je ne crains pas une désaffection fondée sur la
+conviction que je suis un bon Anglais, que je pénètre et ferai mon
+possible pour traverser tous les projets des pouvoirs hostiles aux
+intérêts de mon pays<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a><a href="#footnote331" title="Go to footnote 331"><span class="smaller">[331]</span></a>.» Une <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> révolution ne lui paraissait
+pas un châtiment trop sévère pour l'échec fait à sa politique.
+«Louis-Philippe, disait-il, devrait bien voir que le mariage espagnol
+peut lui coûter son trône<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a><a href="#footnote332" title="Go to footnote 332"><span class="smaller">[332]</span></a>.» Ces violences et ces menaces
+n'étaient pas seulement l'effet d'un ressentiment qui ne pouvait se
+contenir: elles avaient aussi leur part de calcul. Par ce moyen,
+Palmerston se flattait d'effrayer le Roi et de l'amener à sacrifier
+son ministère. Il savait d'ailleurs pouvoir compter sur le concours
+de notre presse opposante qui, toujours fidèle à le servir, affectait
+de s'alarmer grandement de l'irritation de l'Angleterre et répétait
+chaque jour que tout apaisement serait impossible tant que M. Guizot
+resterait au pouvoir.</p>
+
+<p>C'était encore le désir de se venger de la France qui dictait
+la conduite de lord Palmerston en Espagne. Tandis que notre
+gouvernement, préoccupé de ne fournir aucun prétexte aux accusations
+de prépotence et d'ingérence, évitait toute immixtion dans les
+affaires intérieures de la Péninsule et, pour mieux marquer sa
+réserve, faisait prendre un congé à son ambassadeur, lord Palmerston
+travaillait plus ardemment et plus ouvertement que jamais à rétablir
+à Madrid l'influence anglaise et à évincer l'influence française;
+seulement il avait quelque peu modifié sa tactique; convaincu par
+ses premiers échecs de l'impossibilité d'enlever la place d'assaut,
+il s'était décidé à entreprendre pour ainsi dire un siège régulier.
+«Je suis, comme vous, écrivait-il à Bulwer le 15 octobre, tout à
+fait d'avis que notre politique doit maintenant tendre à former
+un parti anglais en Espagne. Cela aurait dû être toujours notre
+politique, et si le dernier cabinet avait seulement maintenu le parti
+anglais que nous lui avions légué, toutes ces intrigues françaises
+n'auraient jamais réussi. C'est maintenant à nous de réparer cette
+faute; et si Isabelle a des enfants, nous pouvons encore venir à bout
+d'arracher l'Espagne à l'étreinte du <em>constrictor</em> français.» On
+verra plus tard à quel triste et honteux état ces menées devaient
+conduire la Péninsule. <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> Pour le moment, Palmerston en était
+à tâtonner, prêt à mettre la main dans les intrigues de tous les
+partis<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a><a href="#footnote333" title="Go to footnote 333"><span class="smaller">[333]</span></a>, se remuant pour faire rentrer à Madrid Espartero et
+Olozaga, témoignant le désir de mettre dans son jeu le mari de la
+Reine, ce François d'Assise que naguère il traitait avec tant de
+mépris, et essayant de lier partie avec le fils de don Carlos, le
+comte de Montemolin, auquel il découvrait toutes sortes de qualités
+et qu'il voulait marier à une s&oelig;ur du Roi. Ce dernier projet se
+rattachait à tout un plan conçu en vue de rétablir la loi salique
+en Espagne. La première conséquence de ce rétablissement aurait dû
+être de déposséder Isabelle au profit de don Carlos: mais Palmerston
+croyait pouvoir prendre du principe ce qui servait ses rancunes, et
+laisser le reste de côté. D'après son système, la succession à la
+couronne devait être réglée dans l'ordre suivant: d'abord les enfants
+mâles d'Isabelle; à leur défaut, ceux que François d'Assise aurait
+d'un autre mariage; puis ceux d'Enrique son frère; enfin ceux de
+Montemolin<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a><a href="#footnote334" title="Go to footnote 334"><span class="smaller">[334]</span></a>. Cette façon de créer un ordre d'hérédité absolument
+arbitraire, sans autre raison d'être que d'exclure les descendants
+de l'Infante, ne pouvait pas supporter un moment la discussion,
+et, outre-Manche, les esprits sensés se refusaient à le prendre au
+sérieux<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a><a href="#footnote335" title="Go to footnote 335"><span class="smaller">[335]</span></a>; mais, sous l'empire de sa passion, le secrétaire d'État
+avait perdu le sens de ce qui était possible et de ce qui ne l'était
+pas.</p>
+
+<p>En même temps qu'il continuait ses disputes avec le cabinet de Paris
+et ses intrigues en Espagne, lord Palmerston s'efforçait toujours
+de renouer en Europe une sorte de coalition contre la France. Ce
+qu'il demandait maintenant aux puissances, ce n'était plus de
+protester contre le mariage du duc de Montpensier et de l'Infante,
+puisque le fait était accompli; c'était de déclarer, toujours par
+application du traité d'Utrecht, les enfants à naître de ce mariage
+inhabiles à succéder au <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> trône d'Espagne. Pourquoi une
+telle déclaration coûterait-elle beaucoup à des cours qui, n'ayant
+jamais admis l'hérédité féminine, ne reconnaissaient aucun droit à
+l'Infante? Ne jugeraient-elles pas de leur intérêt de faire ainsi
+une première brèche à l'ordre de succession établi par le testament
+de Ferdinand VII, et ne verraient-elles pas là un acheminement vers
+le rétablissement de l'hérédité masculine? Lord Palmerston se remit
+donc en campagne, avec plus d'ardeur que jamais, à Vienne, à Berlin,
+à Saint-Pétersbourg.</p>
+
+<p>À Vienne, pour être assuré d'être servi tout à fait selon ses goûts,
+le ministre anglais remplaça l'ambassadeur en fonction, sir Robert
+Gordon, qui, en sa qualité de frère de lord Aberdeen, était suspect
+de modération, par lord Ponsonby, qui en 1840, à Constantinople,
+avait fait ses preuves contre la France. À peine arrivé à son poste,
+vers le milieu d'octobre 1846, le nouvel ambassadeur n'épargna ni
+caresses ni promesses pour gagner M. de Metternich, prêt à tout
+lui livrer comme prix du concours qu'il sollicitait. Le chancelier
+fut-il sérieusement ébranlé, ou bien jugea-t-il habile de nous faire
+croire qu'il l'était? Toujours est-il qu'à cette époque, dans ses
+conversations avec M. de Flahault, il se mit à parler de la nouvelle
+demande de l'Angleterre comme étant moins déraisonnable que la
+première, et fit la remarque que cette puissance, sans être encore
+revenue aux vrais principes, tendait par là à s'en rapprocher. Notre
+ambassadeur se hâta de signaler à Paris un langage qui lui paraissait
+un peu inquiétant. M. Guizot lui répondit, le 14 novembre: «Je vous
+invite à user de tous vos moyens pour déjouer le travail anglais...
+Je ne demande au prince de Metternich que de rester neutre dans le
+différend, de persévérer dans l'attitude qu'il a déjà prise... Je
+ne lui demande rien, tandis que l'Angleterre veut l'entraîner à sa
+suite. Il saura distinguer, je l'espère, le ministre conservateur et
+le ministre brouillon. Il se rappellera que le concours de la France,
+son bon vouloir, sa bonne conduite sont nécessaires en Suisse, en
+Italie, partout où les vrais intérêts de l'Autriche, de l'Europe,
+où les vrais intérêts de la paix du <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> monde sont ou peuvent
+être en question. Il me retrouvera partout, toujours, sur cette ligne
+de conservation, de politique ferme et tranquille, qui me donne, je
+crois, quelques droits à la confiance des cabinets... Vous êtes
+appelé à agir sur un terrain qui devient aujourd'hui très important...
+Ne perdez pas un moment. Faites-vous redire, faites écrire ici ce
+que le prince de Metternich vous a déjà dit formellement, qu'il n'a
+pas à se mêler de l'affaire d'Espagne: neutre et inerte, c'est tout
+ce qu'il me faut.» Un tel langage était de nature à faire impression
+sur le cabinet de Vienne. D'ailleurs, si parfois il ne déplaisait pas
+à M. de Metternich de nous inquiéter quelque peu pour nous obliger à
+le solliciter, il n'avait au fond nulle envie de faire le jeu de lord
+Palmerston, dont il se méfiait, contre M. Guizot, qu'il prisait très
+haut. Aussi, en fin de compte, lord Ponsonby ne parvint pas à faire
+sortir le gouvernement autrichien du terrain où il s'était placé dès
+le début. Le chancelier déclara, une fois de plus, qu'il n'avait pas
+à prendre parti entre deux puissances qui se trouvaient en conflit
+précisément parce que l'une et l'autre s'étaient écartées des vrais
+principes<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a><a href="#footnote336" title="Go to footnote 336"><span class="smaller">[336]</span></a>.</p>
+
+<p>Lord Palmerston n'eut pas plus de succès à Saint-Pétersbourg.
+Vainement y fit-il parvenir des protestations d'amitié, opposa-t-il
+la confiance que lui inspirait la loyauté moscovite à la défiance
+qu'il ressentait pour la perfidie française<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a><a href="#footnote337" title="Go to footnote 337"><span class="smaller">[337]</span></a>, le gouvernement du
+Czar ne se départit pas de sa neutralité expectante. Le langage que
+le chancelier russe, M. de Nesselrode, tenait sur ce sujet à notre
+chargé d'affaires, parut à M. Guizot «très bon, plein de sens, de
+mesure, et, bien que réservé, plutôt approbatif pour le gouvernement
+français<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a><a href="#footnote338" title="Go to footnote 338"><span class="smaller">[338]</span></a>». À toutes les propositions successivement
+apportées <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> par lord Bloomsfield, ministre d'Angleterre à
+Saint-Pétersbourg, M. de Nesselrode se borna à répondre «qu'une
+protestation contre la succession de M. le duc de Montpensier et de
+ses descendants à la couronne d'Espagne ne ferait qu'affaiblir la
+position prise par les trois cours dans la question espagnole; que
+le gouvernement russe était décidé à marcher d'accord avec ceux de
+Vienne et de Berlin; que ce parti était même tellement arrêté, qu'il
+ne répondrait plus désormais aux propositions qui lui seraient faites
+qu'après s'en être entendu avec ces gouvernements<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a><a href="#footnote339" title="Go to footnote 339"><span class="smaller">[339]</span></a>».</p>
+
+<p>C'était de la Prusse que lord Palmerston espérait le plus. L'opinion
+anglaise regardait volontiers cette nation comme l'alliée naturelle
+de la Grande-Bretagne. La reine Victoria avait, depuis son mariage,
+une partie de son c&oelig;ur au delà du Rhin. «Pour Palmerston, écrivait
+un peu plus tard le duc de Broglie, la Prusse est la seule puissance
+vraiment amie; il déteste l'Autriche et la France, se méfie de la
+Russie et méprise tout le reste<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a><a href="#footnote340" title="Go to footnote 340"><span class="smaller">[340]</span></a>.» Sir Robert Peel lui-même
+disait au baron de Bunsen: «Au fond, la politique de l'Angleterre
+sera toujours allemande et non française<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a><a href="#footnote341" title="Go to footnote 341"><span class="smaller">[341]</span></a>.» Il semblait qu'on
+dût compter sur des sentiments réciproques à Berlin. Vers le milieu
+d'octobre, en effet, la diplomatie britannique put croire qu'elle
+allait obtenir de ce côté ce qu'on lui refusait à Vienne et à
+Saint-Pétersbourg. Le ministre des affaires étrangères de Prusse, M.
+de Canitz, consentit à exprimer, d'une façon plus ou moins explicite,
+l'avis que les descendants de l'Infante ne pourraient pas succéder
+au trône d'Espagne. Seulement, il eut bien soin de marquer que
+son gouvernement, non signataire du traité d'Utrecht, n'entendait
+s'engager à rien par cette réponse; il ne croyait pas pouvoir refuser
+au cabinet de Londres la consultation théorique que celui-ci lui
+avait <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> demandée, mais il ne voulait pas s'associer à sa
+protestation et faire une déclaration à l'encontre du cabinet de
+Paris. Attitude ambiguë dont M. Guizot put dire: «Ce n'est pas assez
+pour l'Angleterre, et c'est trop pour nous.» Du reste, cette réponse
+donnée, M. de Canitz parut beaucoup plus occupé de l'atténuer que
+de l'accentuer, et il en revint bientôt à se modeler sur M. de
+Metternich, à déclarer comme lui que, n'ayant pas reconnu Isabelle,
+il n'avait pas à discuter les droits de sa s&oelig;ur<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a><a href="#footnote342" title="Go to footnote 342"><span class="smaller">[342]</span></a>.</p>
+
+<p>D'où venait ce que cette conduite avait d'incertain et d'un peu
+contradictoire? C'est qu'il y avait alors, dans les sphères
+dirigeantes de la Prusse, comme un double courant. L'un, qui
+datait de 1815, était l'esprit de la Sainte-Alliance: haine de la
+révolution, goût de l'immobilité, union étroite avec l'Autriche
+et habitude de prendre le mot d'ordre auprès de M. de Metternich.
+L'autre, qui venait de Frédéric II et devait aboutir à M. de
+Bismarck, tendait à l'unité germanique sous l'hégémonie prussienne.
+Si la première de ces politiques était celle des ministres et
+des bureaux de la chancellerie, la seconde avait pour elle des
+personnages considérables, en faveur auprès du Roi, notamment son
+ami de jeunesse, le baron de Bunsen, ministre de Prusse à Londres,
+tout à fait entré dans le jeu de lord Palmerston, et le comte Henri
+d'Arnim, ministre à Paris, dont M. de Metternich nous signalait
+souvent l'hostilité contre la France. Ces diplomates voyaient dans
+la rupture de l'«entente cordiale» et dans les avances du cabinet de
+Londres l'occasion pour la Prusse de former avec l'Angleterre, contre
+la France et l'Autriche, l'alliance protestante et libérale. Admis
+à écrire directement à leur souverain, ils le conjuraient, avec une
+ardeur mêlée d'angoisse, de ne pas faillir à une telle tâche.</p>
+
+<p>Ces deux courants de la politique prussienne se rencontraient,
+se mêlaient, se heurtaient dans l'esprit singulièrement <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span>
+complexe et embrouillé de Frédéric-Guillaume IV. On connaît ce
+prince<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a><a href="#footnote343" title="Go to footnote 343"><span class="smaller">[343]</span></a> tout ensemble chimérique et pusillanime; imagination
+ambitieuse et conscience timide; plein de projets et toujours
+hésitant; unissant le goût du changement et le culte de la tradition;
+rêvant de réformes et maudissant le libéralisme; détestant dans la
+France un peuple révolutionnaire et impie, aimant dans l'Angleterre
+«la grande puissance évangélique», mais se méfiant de l'&oelig;uvre
+perturbatrice que lord Palmerston voulait entreprendre en Suisse, en
+Italie, et sentant le prix du concours que M. Guizot pouvait donner
+sur ces divers théâtres à la cause de l'ordre; gardant vivante au
+fond de son c&oelig;ur la passion allemande de 1813, ayant toutes les
+convoitises de sa race, et cependant ne se décidant pas, en fait, à
+rompre avec ses habitudes de déférence envers l'Autriche. Tel il se
+montra, en 1846, dans la situation nouvelle créée par le différend
+des deux cours occidentales. Par moments, il paraissait acquis aux
+grands projets de Bunsen et d'Arnim, et sur le point de se mettre en
+mouvement. Mais, l'instant d'après, à l'idée de se trouver séparé
+de l'Autriche et de la Russie, il prenait peur et se hâtait de
+revenir sur le terrain où s'étaient établies ces puissances<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a><a href="#footnote344" title="Go to footnote 344"><span class="smaller">[344]</span></a>.
+Notre diplomatie était quelquefois un peu déroutée par ces démarches
+contradictoires. «Je ne comprends rien à la Prusse, écrivait peu
+après M. Désages. Ce que je vois de plus clair, c'est que Berlin ne
+sait pas bien ce qu'il veut, est tiraillé dans tous les sens, et
+va comme un navire sans gouvernail<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a><a href="#footnote345" title="Go to footnote 345"><span class="smaller">[345]</span></a>.» Après tout, ce n'était
+pas à la France de s'en plaindre: cette incertitude de direction
+empêchait qu'il ne vînt de ce côté rien de bien dangereux pour elle.
+Notre gouvernement avait, du reste, discerné l'influence que M. de
+Metternich continuait à exercer sur <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> Frédéric-Guillaume, et,
+tant que le premier ne passait pas à l'ennemi, il se sentait rassuré
+sur le second. Le marquis de Dalmatie, ministre de France près la
+cour de Prusse, pouvait écrire à M. Guizot: «La grande garantie de la
+sagesse de Berlin, c'est Vienne<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a><a href="#footnote346" title="Go to footnote 346"><span class="smaller">[346]</span></a>.»</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>En faisant avec une précipitation si passionnée les puissances
+absolutistes juges de la querelle qu'il cherchait à la France, lord
+Palmerston leur avait fourni l'occasion d'un rôle tout nouveau pour
+elles. Il eût été bien extraordinaire qu'elles se contentassent
+d'être des arbitres absolument désintéressés. Après avoir été si
+souvent entravées dans leurs desseins réactionnaires par l'union des
+deux États constitutionnels, ne devaient-elles pas être tentées de
+profiter des divisions de ces États et du besoin que chacun d'eux
+avait de les ménager? Ce résultat était à prévoir et ne se fit pas
+attendre. Vers le milieu de novembre 1846, au moment même où les
+cabinets de Londres et de Paris étaient le plus occupés à se disputer
+les bonnes grâces des trois cours de l'Est, la nouvelle éclata tout
+à coup que ces cours, supprimant le dernier reste d'une Pologne
+indépendante, venaient d'incorporer la république de Cracovie à
+l'empire d'Autriche.</p>
+
+<p>Pour comprendre les faits, il convient de les reprendre d'un peu
+plus haut. Au commencement de 1846, une tentative d'insurrection,
+très imprudemment suscitée par la fraction démocratique de
+l'émigration, s'était produite dans les provinces polonaises de la
+Prusse et de l'Autriche. Les gouvernements en eurent facilement
+raison. En Galicie, la répression se fit dans des conditions toutes
+particulières. Les nobles, propriétaires du sol, étaient à la tête
+des insurgés. Contre eux se levèrent les paysans, véritables serfs
+qui, sous couleur de fidélité à «l'Empereur», <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> poursuivirent
+une sorte de vengeance sociale, promenant par toute la province
+le pillage et le massacre. Dans quelle mesure le gouvernement
+autrichien avait-il excité ou toléré ces atrocités? De terribles
+accusations furent portées contre lui à la tribune française,
+notamment par M. de Montalembert, qui ne craignit pas de parler de
+«2 septembre monarchique» et de «jacquerie officielle». Peut-être
+le polonisme du noble comte le disposait-il à trop de sévérité.
+Cependant, à considérer les choses de sang-froid, la complicité
+de l'administration locale paraît impossible à nier. Quant au
+gouvernement central, s'il n'avait pas sciemment provoqué, il avait
+vu du moins avec indulgence et même avec complaisance ce que M. de
+Metternich affectait d'appeler, dans ses dépêches, la «justice du
+peuple<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a><a href="#footnote347" title="Go to footnote 347"><span class="smaller">[347]</span></a>».</p>
+
+<p>La république de Cracovie s'étant trouvée compromise dans le
+mouvement insurrectionnel, les cours d'Autriche, de Prusse et de
+Russie s'empressèrent de faire occuper militairement ce petit
+territoire dont l'indépendance et la souveraineté étaient stipulées
+dans les traités de 1815. Une occupation de ce genre avait déjà
+eu lieu en 1836<a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a><a href="#footnote348" title="Go to footnote 348"><span class="smaller">[348]</span></a>, et, malgré nos protestations, elle s'était
+prolongée jusqu'en 1841. En la recommençant à la fin de février
+1846, les trois cours repétèrent à notre gouvernement, qui en prit
+acte, les assurances déjà données en 1836 et 1838; elles affirmèrent
+qu'il s'agissait, non d'une mesure politique, mais d'une opération
+purement militaire, commandée par la nécessité et devant cesser avec
+elle<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a><a href="#footnote349" title="Go to footnote 349"><span class="smaller">[349]</span></a>. En dépit de ces déclarations, des bruits inquiétants pour
+l'indépendance de Cracovie persistaient à circuler. On disait&mdash;et
+malheureusement on ne se trompait pas&mdash;que la suppression de
+cette république était chose décidée dans les conseils des trois
+puissances. Interrogé à ce sujet, le 2 juillet 1846, <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> dans
+la Chambre des pairs, M. Guizot établit que «l'existence neutre et
+indépendante de la république de Cracovie était consacrée par l'acte
+du Congrès de Vienne», et que «les puissances signataires avaient
+le droit de regarder et d'intervenir dans tous les changements qui
+pourraient être apportés à cette république». Il rappela que ce droit
+avait été maintenu en 1836 et en 1838 par ses prédécesseurs, et qu'il
+venait de l'être encore par lui-même en 1846. «Il m'a été fait,
+ajouta-t-il, les mêmes réponses qui furent faites alors: la nécessité
+d'une occupation temporaire, le respect des principes posés dans les
+traités. Je ne puis penser, en effet, personne ne peut penser que le
+maintien fidèle des traités et de tous les droits qu'ils consacrent
+ne soit pas partout, à l'orient comme à l'occident de l'Europe, à
+Vienne comme à Paris, le fondement de toute politique régulière et
+conservatrice.» Quelques semaines après, le 17 août, dans la Chambre
+des communes, lord Palmerston rappela plus rudement encore aux trois
+puissances de l'Est que «si le traité de Vienne cessait d'être
+respecté sur la Vistule, il pourrait être également invalidé sur
+le Rhin et sur le Pô». Un langage si ferme, tenu en même temps aux
+deux tribunes, était de nature à faire hésiter les trois cours, qui
+ajournèrent l'exécution de leur dessein et attendirent une occasion
+favorable.</p>
+
+<p>Cette occasion, il leur parut que la dispute provoquée par les
+mariages espagnols la faisait naître. Les représentants de
+l'Autriche, de la Russie et de la Prusse, réunis en conférence à
+Vienne, eurent promptement pris leur décision. Un mémoire de M. de
+Metternich, en date du 6 novembre 1846, fut aussitôt communiqué aux
+gouvernements de France et d'Angleterre; il exposait comment les
+trois cours, se fondant sur ce que la république de Cracovie était
+depuis longtemps en «état de conspiration permanente» contre ses
+voisins, avaient résolu d'«annuler» les dispositions des traités
+de 1815 relatives à cette république, et de «rétablir l'ordre de
+possession antérieur à 1809», c'est-à-dire de réincorporer Cracovie
+à l'Autriche, moyennant quelques cessions de <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> territoires
+peu importantes faites à la Prusse et à la Russie. Pour se justifier
+d'avoir pris seules cette décision sans le concours des autres
+États signataires du traité de Vienne, les trois cours prétendaient
+que la création de la république de Cracovie en 1815 était leur
+&oelig;uvre, et que la convention passée entre elles à ce sujet avait
+été seulement «présentée pour enregistrement au Congrès de Vienne».
+De cet enregistrement, elles voulaient bien faire découler, pour
+elles-mêmes, un devoir de convenance d'avertir les autres États
+de la décision prise, mais non, pour ces États, un droit d'y
+intervenir. Aussi avaient-elles soin de leur notifier que c'était «la
+communication d'un fait irrévocablement fixé par des nécessités de la
+nature la plus absolue».</p>
+
+<p>En éclatant subitement à Paris, le 19 novembre, la nouvelle de
+l'incorporation de Cracovie y causa une très vive émotion. Sans doute
+la disparition de cette minuscule république était peu de chose dans
+l'ordre des faits positifs; l'équilibre de l'Europe et la situation
+de notre pays ne s'en trouvaient pas sérieusement affectés. Mais
+c'était beaucoup dans l'ordre des sentiments. La France, alors en
+sécurité pour elle-même, pouvait se permettre le luxe des sympathies
+lointaines, et, parmi ces sympathies, nulle n'était plus ardente,
+plus générale que celle pour la Pologne. Ce dernier coup frappé
+sur une malheureuse nation, cette sorte d'épilogue des scandaleux
+et désastreux partages de la fin du siècle précédent éveillèrent
+donc, dans tous les c&oelig;urs, une douleur et une irritation très
+sincères. On put s'en rendre compte au langage des journaux de tous
+les partis. Si réservé qu'il fût par tempérament et par situation,
+le <cite>Journal des Débats</cite> s'exprima avec une véhémence inaccoutumée et
+invoqua les déclarations faites à la tribune, le 2 juillet 1846, par
+M. Guizot, pour y trouver une garantie que «le droit ne serait pas
+abandonné». Les radicaux de la <cite>Réforme</cite> et du <cite>National</cite> adressèrent
+«à la démocratie européenne» un manifeste où ils maudissaient en
+style lamennaisien les rois bourreaux. Le <cite>Siècle</cite>, organe de la
+gauche dynastique, reprenant les déclamations de 1831, proclama
+<span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> que les traités de 1815 n'existaient plus; «la France ne
+peut que s'en réjouir», disait-il, et il mettait en demeure le
+gouvernement d'agir en conséquence. Quant au <cite>Constitutionnel</cite>,
+sous la direction de M. Thiers, il vit surtout, dans cet événement,
+le parti qu'on en pouvait tirer pour battre en brèche le ministère
+et ranimer contre les mariages espagnols une opposition qui,
+précisément à cette époque, vers la fin d'octobre et au commencement
+de novembre, menaçait de s'éteindre. «Nous avions cessé, disait-il le
+20 novembre, de prendre part à la triste polémique qui se poursuit
+au sujet de la rupture de l'entente cordiale. Nous espérions que
+les événements ne justifieraient pas aussitôt, aussi cruellement,
+nos prévisions... Jamais notre gouvernement n'a été plus rudement
+châtié d'avoir rompu sans motif ses alliances véritables et
+aspiré, sous le nom de conservateur, à prendre rang parmi les
+cabinets ennemis de la révolution.» Il montrait, dans ce qui venait
+d'arriver, «l'humiliation la plus sanglante qui nous eût encore été
+infligée». Ce même journal ajoutait, le lendemain: «Nos ministres
+sont placés, en Europe, entre deux hostilités (celle des trois cours
+et celle de l'Angleterre), sans savoir au juste laquelle des deux
+ils parviendront à fléchir et à quel prix ils feront cesser leur
+isolement... À droite, à gauche, la défiance ou l'éloignement...
+Voilà où la grande habileté de nos hommes d'État a mené les affaires
+de la France!» De plus, toutes nos feuilles de gauche, sur la foi
+des journaux de lord Palmerston, insinuaient que Louis-Philippe
+était au fond le complice des trois cours, qu'il avait été averti
+d'avance de leur dessein, et qu'il leur avait promis secrètement son
+acquiescement.</p>
+
+<p>La perspicacité des ennemis du cabinet français n'était pas en
+défaut, quand ils croyaient ce dernier fort embarrassé de l'incident
+de Cracovie. Étant donnée la direction imprimée à sa politique
+par suite des mariages espagnols, il ne pouvait lui arriver un
+contretemps plus déplaisant. «Cracovie est une détestable affaire»,
+disait M. Guizot<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a><a href="#footnote350" title="Go to footnote 350"><span class="smaller">[350]</span></a>. Il se tourna tout de <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> suite vers
+Londres, et fit demander à lord Palmerston «quelle conduite il se
+proposait de tenir dans cette circonstance, et s'il était disposé
+à s'entendre avec nous<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a><a href="#footnote351" title="Go to footnote 351"><span class="smaller">[351]</span></a>». Notre ministre avait-il beaucoup
+d'espoir d'une réponse favorable? En tout cas, il lui plaisait de
+prendre cette initiative. «Bonne occasion de rapprochement, si on
+veut, écrivait-il; témoignage éclatant de notre bonne disposition, à
+nous, si, à Londres, l'humeur prévaut<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a><a href="#footnote352" title="Go to footnote 352"><span class="smaller">[352]</span></a>.» Le <cite>Journal des Débats</cite>
+appuya la démarche de notre diplomatie par un appel chaleureux à
+l'opinion anglaise. «Il n'y a, disait-il, que deux causes en ce
+monde: celle de la force, dont les trois cours du Nord viennent de
+se déclarer les organes, et celle du droit, qui n'a de représentants
+capables de se faire craindre que l'Angleterre et la France réunies!»
+Lord Palmerston fut heureux de nous voir nous adresser à lui, non
+parce qu'il trouvait là un moyen de rétablir l'entente au moins sur
+un point, mais au contraire parce que c'était une occasion pour
+lui de nous faire sentir son mauvais vouloir<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a><a href="#footnote353" title="Go to footnote 353"><span class="smaller">[353]</span></a>. Il répondit
+que ses représentations aux trois cours étaient déjà préparées
+et approuvées, qu'elles allaient partir, et que lord Normanby
+serait chargé ultérieurement d'en remettre une copie au cabinet
+français. Comme l'observait M. Guizot, «on communiquait au lieu de
+se concerter, et l'on communiquait après au lieu d'avant<a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a><a href="#footnote354" title="Go to footnote 354"><span class="smaller">[354]</span></a>».
+Lord Palmerston s'empressa en effet d'envoyer, le 23 novembre, aux
+trois cours, une protestation séparée. À vrai dire, ce n'était
+même pas une protestation: pour ménager davantage les puissances,
+il feignait d'ignorer que l'annexion de Cracovie fût déjà un fait
+accompli; il supposait que ce n'était encore qu'un projet, et,
+alors, montrant en quoi l'exécution de cette mesure serait contraire
+aux traités de Vienne, il exprimait l'espoir qu'on y renoncerait.
+Le ministre anglais fit en même temps connaître au public, par le
+<cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, qu'il avait dû repousser l'idée d'une <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span>
+protestation commune avec la France, parce que celle-ci, ayant violé
+le traité d'Utrecht, ne pouvait être admise à se plaindre de la
+violation du traité de Vienne. Naturellement nos journaux opposants
+soulignèrent ce refus; ils prirent plaisir à montrer M. Guizot
+faisant à l'Angleterre des avances que celle-ci repoussait avec
+mépris, et attirant ainsi à notre pays «le plus grand affront, disait
+le <cite>National</cite>, qui lui eût jamais été infligé».</p>
+
+<p>Y aurait-il eu chance de faire reculer les trois cours, si
+l'Angleterre et la France avaient agi de concert? C'était fort
+douteux, car, ni à Londres, ni à Paris, on n'eût voulu risquer une
+guerre pour un pareil sujet<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a><a href="#footnote355" title="Go to footnote 355"><span class="smaller">[355]</span></a>. Mais, en tout cas, avec l'attitude
+prise par Palmerston, M. Guizot n'avait plus aucun espoir de rien
+faire d'efficace pour la Pologne. Il devait dès lors n'avoir qu'un
+souci: calculer son langage de façon à donner quelque satisfaction
+à l'opinion française, sans cependant s'aliéner les trois cours et
+les rejeter du côté de l'Angleterre. La dépêche qu'il adressa, le
+3 décembre, à ses ambassadeurs près les cours de Vienne, de Berlin
+et de Saint-Pétersbourg, fut rédigée sous l'empire de cette double
+préoccupation. Après avoir réfuté les arguments invoqués à l'appui de
+l'annexion, notre ministre concluait en ces termes: «Le gouvernement
+du Roi ne fait donc qu'user d'un droit évident, et en même temps il
+accomplit un devoir impérieux, en protestant solennellement contre la
+suppression de la république de Cracovie, acte positivement contraire
+à la lettre comme au sens du traité de Vienne du 9 juin 1815. Après
+les longues et redoutables agitations qui ont si profondément ébranlé
+l'Europe, c'est par le respect des traités et de tous les droits
+qu'ils consacrent, que l'ordre européen s'est fondé et se maintient.
+Aucune puissance ne peut s'en affranchir, sans en affranchir en
+même temps les autres. La France <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> n'a point oublié quels
+douloureux sacrifices lui ont imposés les traités de 1815; elle
+pourrait se réjouir d'un acte qui l'autoriserait, par une juste
+réciprocité, à ne consulter désormais que le calcul prévoyant de ses
+intérêts, et c'est elle qui rappelle à l'observation fidèle de ces
+traités les puissances qui en ont recueilli les principaux avantages!»</p>
+
+<p>Beau langage sans doute, plus digne et plus ferme que celui de la
+dépêche de lord Palmerston: mais chacun sentait que derrière ces mots
+il n'y avait aucune intention d'agir. «C'est tout ce qu'on pouvait
+dire, écrivait de Rome un de nos jeunes diplomates, du moment où l'on
+ne voulait rien dire; il y a même des hardiesses au conditionnel;
+le conditionnel est une bien belle invention<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a><a href="#footnote356" title="Go to footnote 356"><span class="smaller">[356]</span></a>.» Le gouvernement
+français s'appliqua d'ailleurs à faire bien comprendre à Vienne
+qu'il parlait surtout pour l'opinion de Paris. D'avance, afin de
+préparer le gouvernement autrichien, M. Guizot avait écrit à M. de
+Flahault: «Notre public est très animé; faites en sorte qu'on nous
+sache gré de notre modération, en ne s'étonnant pas de notre franche
+et ferme protestation quand elle vous arrivera<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a><a href="#footnote357" title="Go to footnote 357"><span class="smaller">[357]</span></a>.» La dépêche
+une fois envoyée, notre ministre donnait cette assurance au comte
+Apponyi: «Si le prince de Metternich persiste dans l'attitude qu'il
+a prise dans la question espagnole, je l'appuierai dans l'affaire de
+Cracovie, autant que ma position me le permet<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a><a href="#footnote358" title="Go to footnote 358"><span class="smaller">[358]</span></a>.» Le Roi ne tenait
+pas un autre langage: «Le chancelier doit bien sentir, disait-il à
+l'ambassadeur d'Autriche, qu'on ne pouvait faire moins. Après tout,
+ce ne sont que des paroles qui ne font de mal à personne. Informez
+le prince que j'ai parlé aux orateurs de la Chambre qui pourraient
+être tentés de traiter des affaires de Cracovie. Je m'engage à les
+styler<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a><a href="#footnote359" title="Go to footnote 359"><span class="smaller">[359]</span></a>.» De son côté, à Vienne, lord Ponsonby, loin d'appuyer
+les représentations <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> de son ministre, n'hésitait pas, pour se
+rendre agréable à M. de Metternich, à «donner la Pologne à tous les
+diables<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a><a href="#footnote360" title="Go to footnote 360"><span class="smaller">[360]</span></a>». Quant à lord Palmerston, il se faisait honneur auprès
+des cabinets allemands du refus qu'il avait opposé à notre offre
+d'action commune<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a><a href="#footnote361" title="Go to footnote 361"><span class="smaller">[361]</span></a>.</p>
+
+<p>De protestations ainsi faites et ainsi commentées, les cabinets de
+Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg n'avaient pas à s'émouvoir.
+Après avoir écouté la lecture de la dépêche de M. Guizot, M. de
+Metternich voulut bien déclarer à M. de Flahault «qu'il sentait tous
+les embarras que cette affaire devait causer au ministre français,
+et que c'était le seul regret qu'elle lui inspirât<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a><a href="#footnote362" title="Go to footnote 362"><span class="smaller">[362]</span></a>». Il ajouta
+qu'il était «très content» de cette dépêche et loua fort «le talent
+remarquable» avec lequel elle était rédigée<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a><a href="#footnote363" title="Go to footnote 363"><span class="smaller">[363]</span></a>. Il se borna à une
+réplique de forme, dans laquelle il constata le désaccord sans en
+paraître surpris ni choqué, et maintint le droit des puissances sans
+pousser plus loin la controverse<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a><a href="#footnote364" title="Go to footnote 364"><span class="smaller">[364]</span></a>.</p>
+
+<p>Les trois cours avaient donc habilement choisi leur moment, et
+elles se félicitaient du succès de leur entreprise. Elles avaient
+supprimé, à côté de leurs frontières, un foyer d'agitation gênant,
+sinon dangereux, et surtout, par la prompte vigueur de leur action,
+par la visible impuissance des États libéraux, elles croyaient avoir
+rendu à la politique réactionnaire, en Europe, un prestige que
+cette politique n'avait plus depuis quelque temps. «La suppression
+de l'État de Cracovie, disait M. de Metternich dans une sorte de
+mémoire rédigé à la fin de 1846, a fourni au parti ennemi de l'ordre
+la preuve palpable que les trois monarques ne s'étaient pas encore
+résignés à mettre bas les armes devant la révolution victorieuse.
+Celle-ci a dû se sentir compromise par ce fait. Dans <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> plus
+d'un pays, ses adeptes ont jugé convenable d'ajourner à de meilleurs
+temps l'exécution de leurs projets subversifs.» Le chancelier se
+persuadait qu'il en était ainsi en Suisse et en Italie: il montrait
+les agitateurs de ces pays désabusés de l'espoir qu'ils avaient
+fondé sur la France, et convaincus désormais que Louis-Philippe,
+désireux de «se ménager le bon vouloir des puissances du Nord», ne
+contrarierait pas l'action de ces puissances<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a><a href="#footnote365" title="Go to footnote 365"><span class="smaller">[365]</span></a>. Les événements
+devaient prouver qu'il y avait là beaucoup d'illusion. La révolution
+n'était pas aussi intimidée qu'on l'imaginait à Vienne. En réalité,
+le chancelier avait plus satisfait son amour-propre du moment qu'il
+n'avait servi d'une façon durable sa politique. Par un certain côté
+même, n'avait-il pas nui à cette politique? Pour résister à la
+poussée révolutionnaire qui le menaçait sur tant de points, il avait
+grand besoin du concours de la France. M. Guizot était précisément en
+train de se rapprocher de lui. Seulement, il y éprouvait une grande
+difficulté venant des préventions, peu raisonnables, mais très vives,
+du public français contre une alliance d'apparence illibérale. Tout
+dans l'affaire de Cracovie,&mdash;le sans-gêne provocant avec lequel
+avaient agi les trois cours, comme l'embarras trop manifeste que la
+France avait éprouvé à les contredire,&mdash;était fait pour accroître,
+exaspérer ces préventions, leur fournir des arguments plausibles, et
+par suite entraver, retarder l'évolution tentée par notre diplomatie.
+Le <cite>Journal des Débats</cite> lui-même n'était-il pas amené à protester,
+le 7 décembre, que «la France ne serait jamais réduite à chercher
+ses alliés parmi les ennemis de la liberté et les oppresseurs de
+la Pologne»? M. Guizot signalait aux cabinets allemands, sans les
+convaincre, il est vrai, cette conséquence de leur conduite. «Que
+veut-on surtout à Vienne? avait-il écrit dès le premier moment à M.
+de Flahault; réprimer les passions révolutionnaires. Par ce qu'on
+vient de faire à Cracovie, on les excite violemment et on énerve
+entre nos mains les moyens de les combattre... Je ne puis apprécier
+d'ici les avantages locaux, autrichiens, qu'on se <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> promet
+de cette mesure. Mais, à coup sûr, les inconvénients généraux,
+européens, sont immenses.» Il disait encore, un peu plus tard, dans
+une lettre au ministre de France à Berlin: «On a fait ainsi, chez
+nous et partout, beaucoup de mal à la bonne politique, à la politique
+d'ordre, de conservation... Je la maintiendrai toujours; mais on
+nous condamne, pour la maintenir, à de rudes combats, et l'on donne
+ici aux passions révolutionnaires des armes plus fortes, si je ne me
+trompe, que celles qu'on leur enlève à Cracovie<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a><a href="#footnote366" title="Go to footnote 366"><span class="smaller">[366]</span></a>.»</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+<p>En dépit de ce que les journaux avaient pu découvrir ou deviner,
+le public n'était jusqu'alors que fort imparfaitement informé des
+difficultés élevées entre le cabinet de Paris et celui de Londres.
+L'heure approchait où, par la rentrée des Chambres françaises et
+anglaises, cette querelle diplomatique allait passer du demi-secret
+des chancelleries au plein jour de la tribune, et où les deux
+gouvernements, pour se justifier auprès de leurs Parlements
+respectifs, seraient amenés à vider leurs portefeuilles et à publier
+leurs dépêches. Il y avait là de quoi piquer la curiosité et aussi
+éveiller quelque préoccupation. «Ce sera un moment solennel, disait
+le <cite>Journal des Débats</cite>, le 29 décembre 1846, que celui où les
+deux Parlements s'ouvriront presque à la fois... Deux tribunes
+vont se trouver en présence. C'est entre deux gouvernements, entre
+deux peuples, entre deux tribunes étrangères l'une à l'autre, que
+la discussion va se trouver établie. Sera-t-elle compatible, cette
+discussion, avec le maintien de la paix extérieure?»</p>
+
+<p>Ces préoccupations étaient d'autant plus fondées que l'opposition
+française, tout entière à son animosité contre le ministère, ne
+paraissait voir dans les débats qui allaient s'ouvrir <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span>
+qu'une occasion d'augmenter encore les difficultés de la situation;
+elle se flattait de rendre ces difficultés telles que M. Guizot
+y succomberait. M. Thiers, entre autres, n'avait pas d'autre
+pensée. Sa passion le conduisit même à des démarches dont on
+aurait peine à admettre la réalité, si l'on n'en avait la preuve
+malheureusement incontestable. Nous avons vu déjà cet homme d'État,
+à la première nouvelle des mariages, chercher à lier partie avec
+lord Palmerston<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a><a href="#footnote367" title="Go to footnote 367"><span class="smaller">[367]</span></a>. Depuis lors, loin de trouver dans la guerre de
+plus en plus ouverte que ce dernier faisait, non pas seulement à M.
+Guizot, mais à la France, une raison de chasser, comme une tentation
+de trahison, l'idée d'une telle alliance, il s'y arrêtait, il s'y
+enfonçait davantage. Tous ses efforts tendaient, sans qu'il parût en
+éprouver le moindre scrupule, à rendre plus intime et plus complet le
+concert entre lui et le ministre britannique. C'est ce qui ressort
+de lettres et de conversations qui étaient destinées à demeurer
+secrètes, mais qui ont été récemment mises au jour.</p>
+
+<p>Parmi les Italiens réfugiés alors en Angleterre, était un certain
+Panizzi, dont nous avons déjà rencontré le nom, ancien <em>carbonaro</em>
+de Modène, devenu professeur à l'Université de Londres, en commerce
+épistolaire avec toutes sortes de personnages en Europe, et entré
+fort avant dans l'intimité des chefs du parti whig<a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a><a href="#footnote368" title="Go to footnote 368"><span class="smaller">[368]</span></a>. M. Thiers
+l'avait beaucoup vu, lors de son excursion outre-Manche, en octobre
+1845; c'est par lui qu'il avait été conduit chez lord Palmerston;
+depuis, il était resté en correspondance avec lui, le trouvant un
+intermédiaire commode pour des communications que la prudence ou la
+pudeur ne permettaient pas d'avouer trop ouvertement. Aussi fut-ce
+à M. Panizzi qu'il s'adressa, dès le 26 octobre 1846, quand il
+voulut se concerter avec le ministre anglais pour réfuter la version
+française sur les mariages. «Voyez lord Palmerston, puisque vous
+êtes lié avec lui, lui écrivait-il; dites-lui de vous communiquer
+à vous et pour moi la vérité pure... Je désire <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> avoir un
+historique complet et vrai de toute l'affaire... Comment les tories
+prennent-ils la question? En font-ils une affaire de parti contre
+les whigs, ou bien une affaire de pays commune à tous? Enfin, quel
+est l'avenir de votre politique intérieure?... Pour moi, je fais des
+v&oelig;ux en faveur des whigs; je suis révolutionnaire (dans le bon
+sens du mot) et je souhaite en tout pays le succès de mes analogues.
+Adieu et mille amitiés. Je vous prie de m'écrire pas moins que
+vingt pages sur tout cela.» Lord Palmerston, trop heureux de voir
+un Français tendre les mains pour recevoir de lui les armes avec
+lesquelles il frapperait son propre gouvernement, mit aussitôt M.
+Panizzi à même d'écrire à M. Thiers une très longue lettre, où toute
+l'histoire des mariages était racontée au point de vue anglais, et où
+la conduite de la France était naturellement présentée comme perfide
+et déloyale<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a><a href="#footnote369" title="Go to footnote 369"><span class="smaller">[369]</span></a>. Ce fut avec ces renseignements que M. Thiers put,
+avant toute publication de documents officiels, diriger la polémique
+de ses journaux.</p>
+
+<p>Les relations du ministre britannique et du chef de l'opposition
+française devinrent de plus en plus fréquentes et étroites à mesure
+qu'on approchait de l'ouverture de la session. M. Panizzi n'était pas
+le seul intermédiaire. Lord Palmerston, en même temps qu'il enlevait
+l'ambassade de Vienne à sir Robert Gordon pour la confier à lord
+Ponsonby, avait remplacé, à Paris, lord Cowley par lord Normanby.
+Celui-ci n'était guère préparé à occuper un tel poste: n'ayant joué
+jusqu'alors qu'un rôle parlementaire, il y avait acquis l'habitude
+d'argumenter plus que l'art de négocier, et ne possédait à aucun
+degré le sens de la mesure diplomatique. À peine les événements
+d'Espagne eurent-ils mis quelque froid entre les deux cabinets, que
+le nouvel ambassadeur, ne voyant là qu'une querelle à soutenir, s'y
+jeta à corps perdu et se trouva bientôt avec M. Guizot dans des
+termes tels que leurs rapports en furent singulièrement entravés. Il
+en était venu à se considérer comme accrédité auprès de l'opposition
+plutôt qu'auprès du gouvernement. <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> Dominé par M. Thiers
+qu'il voyait souvent, il crut, sur sa parole, à la possibilité de
+faire tomber le cabinet et mit tout son enjeu sur cette carte. Il
+ne se gênait pas pour dire dans son salon que la bonne entente
+entre l'Angleterre et la France ne serait pas rétablie tant que M.
+Guizot demeurerait au pouvoir. Son hôtel était comme l'arsenal où
+les adversaires du cabinet allaient chercher leurs munitions<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a><a href="#footnote370" title="Go to footnote 370"><span class="smaller">[370]</span></a>.
+En dépit des scrupules qu'éveillait à Londres une conduite aussi
+insolite, lord Palmerston n'hésitait pas à l'encourager, et lui-même
+indiquait les communications qu'il convenait de faire au chef de
+l'opposition française<a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a><a href="#footnote371" title="Go to footnote 371"><span class="smaller">[371]</span></a>.</p>
+
+<p>M. Thiers était tout en train de cette alliance et s'apprêtait à
+aborder ainsi les débats de la session, quand, dans les derniers
+jours de 1846 et les premiers de 1847, divers indices lui firent
+craindre que la politique à laquelle il s'associait n'eût perdu
+de son crédit en Angleterre. Là, sans doute, tout le monde, au
+moment des mariages, avait donné tort au gouvernement français;
+mais, depuis lors, tout le monde n'avait pas donné raison à lord
+Palmerston; plusieurs trouvaient qu'il poussait la querelle avec trop
+de passion, et que cette passion, toujours compromettante, était
+souvent maladroite et inefficace; on ne pouvait s'empêcher de noter
+qu'il avait prétendu soulever l'Espagne, entraîner l'Europe, faire
+reculer Louis-Philippe, et que, sur tous les points, il avait échoué.
+Ces sentiments ne se faisaient pas seulement jour dans les propos
+plus ou moins contenus des adversaires du cabinet, par exemple de
+lord Aberdeen, du duc de Wellington, de lord Cowley<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a><a href="#footnote372" title="Go to footnote 372"><span class="smaller">[372]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> Au
+sein même du ministère, lord Lansdowne, lord Grey, M. Wood désiraient
+une attitude plus conciliante; ils se plaignaient du sans-gêne avec
+lequel le chef du <i lang="en">Foreign office</i> entreprenait les démarches les
+plus graves à l'insu ou même contre le sentiment des autres membres
+du gouvernement, et ils sommaient le chef du cabinet, lord John
+Russell, qui n'avait pas été traité avec plus d'égard, de le tenir
+davantage en bride<a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a><a href="#footnote373" title="Go to footnote 373"><span class="smaller">[373]</span></a>. D'ailleurs, si les autres ministres ne
+parvenaient pas toujours à empêcher les frasques de leur collègue, du
+moins ils lui opposaient, pour ce qui dépendait d'eux, une certaine
+résistance d'inertie; ainsi faisaient-ils obstinément la sourde
+oreille, quand lord Palmerston, appuyé sur ce point par lord John
+Russell, les pressait d'organiser la défense des côtes anglaises en
+vue d'une guerre avec la France<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a><a href="#footnote374" title="Go to footnote 374"><span class="smaller">[374]</span></a>. La reine Victoria, elle aussi,
+éprouvait sur cette direction donnée à la diplomatie britannique des
+inquiétudes qu'entretenait le roi des Belges; celui-ci, sans doute,
+était trop Cobourg pour n'avoir pas été, au premier moment, fort
+dépité de la conclusion des mariages<a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a><a href="#footnote375" title="Go to footnote 375"><span class="smaller">[375]</span></a>; mais, depuis lors, il
+avait bien compris que la rupture de l'entente était le fait de lord
+Palmerston, et surtout il s'alarmait du trouble que l'acharnement
+querelleur de ce dernier menaçait de jeter dans la politique
+européenne<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a><a href="#footnote376" title="Go to footnote 376"><span class="smaller">[376]</span></a>. Enfin, dans le public anglais, il y avait également,
+par l'effet de la lassitude, une sorte d'apaisement; le <cite lang="en">Times</cite>,
+naguère si violent, s'en faisait l'interprète dans des articles
+remarqués où il critiquait les procédés du <i lang="en">Foreign office</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> De France, on n'était pas sans apercevoir plus ou moins
+nettement la détente qui se produisait dans une partie de l'opinion
+anglaise. Madame de Lieven, qui avait conservé beaucoup de relations
+à Londres et qui, plusieurs fois depuis les mariages, avait essayé,
+sans succès, de s'en servir pour amener une réconciliation<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a><a href="#footnote377" title="Go to footnote 377"><span class="smaller">[377]</span></a>,
+crut le moment venu, en décembre 1846, de tenter un nouvel effort:
+elle décida un de ses amis d'outre-Manche, M. Charles Greville, à
+faire un voyage à Paris. Bien que n'occupant aucun poste actif,&mdash;il
+avait seulement le titre de secrétaire du conseil privé,&mdash;M. Greville
+était fort répandu dans la haute société anglaise et se trouvait
+par suite bien placé pour remplir certains rôles d'intermédiaire
+officieux. Sans mission précise de qui que ce fût, son dessein, en
+venant en France, était de voir s'il pouvait, par ses démarches
+personnelles, préparer les voies à quelque rapprochement. Avant de
+s'embarquer, il s'était mis en rapport avec plusieurs des collègues
+de lord Palmerston; les uns, comme lord John Russell, n'avaient voulu
+lui donner aucun encouragement; d'autres avaient laissé voir des
+vues plus conciliantes: lord Clarendon, entre autres, l'avait chargé
+de dire à M. Guizot que s'il se montrait modéré dans les Chambres
+françaises, on ferait de même à Londres. Arrivé à Paris, le 5 janvier
+1847, M. Greville vit tout de suite plusieurs hommes politiques. Il
+trouva M. Guizot assez blessé des procédés de lord Palmerston et de
+lord Normanby, convaincu de son bon droit, décidé à l'établir devant
+le Parlement, mais très disposé à user de beaucoup de ménagements
+et ne demandant pas mieux que de revenir à l'entente cordiale. M.
+Duchâtel témoigna de sentiments analogues<a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a><a href="#footnote378" title="Go to footnote 378"><span class="smaller">[378]</span></a>.</p>
+
+<p>M. Thiers considérait avec grand déplaisir les démarches de M.
+Greville. Dans la longue conversation qu'il eut avec lui, le 10
+janvier, il mit une singulière passion à développer tous les
+arguments qui devaient détourner l'Angleterre d'un rapprochement
+<span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> et l'exciter, au contraire, à pousser vivement la
+querelle<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a><a href="#footnote379" title="Go to footnote 379"><span class="smaller">[379]</span></a>. À l'entendre, sur le terrain où se rencontraient les
+deux gouvernements, il ne pouvait y avoir qu'une lutte à outrance,
+car il s'agissait de savoir lequel des deux avait trompé l'autre. Il
+assurait que M. Guizot, une fois vaincu dans cette lutte, tomberait,
+sinon par la Chambre, du moins par le Roi. «Vous ne devez pas
+croire, ajoutait M. Thiers, ce que vous entendez dire de la force
+du gouvernement. Ne vous fiez pas à tout ce que vous raconte Mme de
+Lieven; c'est une bavarde, une menteuse et une sotte. Le Roi s'est
+fait l'illusion que le gouvernement whig ne tiendrait pas; mais quand
+il verra que c'est une erreur, il aura peur, et, si vous continuez
+de refuser la réconciliation, il se débarrassera de Guizot...
+Savez-vous ce que c'est que le Roi? le mot est grossier, mais vous
+le comprendrez: eh bien! c'est un poltron!» Et comme M. Greville
+se récriait, disant qu'en Angleterre on tenait Louis-Philippe pour
+un homme de c&oelig;ur, qu'il avait donné souvent des preuves de son
+courage, M. Thiers reprit: «Non, non, je vous dis qu'il est poltron,
+et, quand il se trouvera définitivement mal avec vous, il aura peur;
+alors il suscitera des embarras à M. Guizot; il y a quarante ou
+cinquante députés&mdash;je les connais&mdash;qui tourneront contre lui, et
+de cette manière il tombera... Vous pouvez être sûr que ce que je
+vous dis est la vérité, d'autant plus que ce n'est pas moi qui lui
+succéderai, c'est Molé. Cependant, je vous parle franchement et je
+vous avoue que je serais enchanté de la chute de Guizot, d'abord
+parce que je le déteste, et ensuite parce que l'alliance anglaise est
+impossible avec lui; c'est un traître et un menteur qui s'est conduit
+indignement envers moi... Le Roi ne m'enverra chercher que quand il
+sera en danger. Il ne peut endurer quiconque ne consent pas à être
+son jouet. Quant à moi, je ne prendrai le ministère qu'à condition
+d'y être le maître, et j'en viendrai à bout.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> M. Thiers ne se contenta pas de tenir ce langage à M.
+Greville. Se méfiant des sentiments modérés de son interlocuteur,
+il voulut faire arriver, par une voie plus sûre, au gouvernement
+anglais et particulièrement à lord Palmerston ses incitations à
+pousser la lutte à outrance. Le 12 janvier, c'est-à-dire deux jours
+après la conversation qui vient d'être rapportée, il écrivit à M.
+Panizzi<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a><a href="#footnote380" title="Go to footnote 380"><span class="smaller">[380]</span></a>: «Je trouve la conduite de M. Guizot fort claire: il a
+manqué de bonne foi, il a menti... Mais ce qui est clair pour moi ne
+peut le devenir pour le public qu'à grands renforts de preuves. Il
+faut qu'on connaisse les dépêches de lord Normanby, dans lesquelles
+les mensonges de M. Guizot sont, à ce qu'on dit, mis au jour de la
+manière la plus frappante... Les agents de M. Guizot disent, ici et
+à Londres, que ni le pays ni le Roi n'abandonneront jamais M. Guizot.
+C'est une absurdité débitée par des gens à gages... Le pays éclairé
+a le sentiment que la politique actuelle est sans c&oelig;ur et sans
+lumière. Quant au Roi, il abandonnera M. Guizot plus difficilement
+qu'un autre, car M. Guizot s'est complètement donné à lui et soutient
+son <em>gouvernement personnel</em> avec le dévouement d'un homme qui n'a
+plus d'autre rôle possible. Mais quand le Roi croira la question
+aussi grave qu'elle l'est, il abandonnera M. Guizot. Le Roi est un
+empirique en politique... Il ne croit pas à la solidité des whigs;
+il croit que, l'un de ces jours, naîtra une question qui emportera
+celle des mariages, et qu'il aura acquis une infante sans perdre M.
+Guizot. Le jour où il croira les choses plus stables qu'on ne les lui
+peint de Londres, et où il craindra sérieusement pour ses rapports
+avec l'Angleterre, il abandonnera M. Guizot. Il ne tient à personne.
+Il a eu plus de goût pour moi que pour personne... Mais, dès que
+j'ai contrarié ses penchants de prince illégitime voulant se faire
+légitime par des platitudes, il m'a quitté sans un regret. M. Guizot,
+au fond, ne lui inspire confiance que sous un rapport: c'est une
+effronterie à mentir devant les Chambres qui <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> n'a pas été
+égalée dans le gouvernement représentatif, effronterie appuyée d'un
+langage monotone, mais très beau. Comme intelligence et discernement,
+le Roi pense de M. Guizot ce qu'il faut en penser. Quand il croira
+les whigs solides et la résistance sérieuse, il se décidera à un
+changement de personnes, soyez-en certain. Mais il faut bien mettre
+en évidence les faits et la mauvaise foi de M. Guizot.»</p>
+
+<p>Lord Palmerston, de son côté, n'était pas moins préoccupé des
+démarches de M. Greville, et, avant même d'avoir reçu la lettre qui
+vient d'être citée, il faisait écrire, le 14 janvier, par M. Panizzi
+à M. Thiers: «Avez-vous vu M. Greville?... J'apprends, par le <cite lang="en">Times</cite>
+du 12, qu'on le suppose chargé d'une négociation non officielle
+pour renouveler l'entente cordiale... Écrivez-moi ce que vous
+pensez de cela... Tout ceci m'intéresse beaucoup... Rappelez-vous
+de n'envoyer votre réponse que sous couverte directement à lord
+Normanby.» Dans cette même lettre, on communiquait à M. Thiers de
+nouvelles dépêches, et on le pressait, par contre, de faire tout de
+suite connaître, afin d'en informer «ses amis» de Londres, «la marche
+qu'il comptait suivre» dans les débats qui allaient s'ouvrir.</p>
+
+<p>Le 17 janvier, nouvelle lettre de M. Thiers à M. Panizzi. Résumant
+tous les faits, il déclarait donner entièrement raison à lord
+Palmerston, envoyait à celui-ci des conseils sur la manière la
+plus habile de présenter les événements, et revenait toujours sur
+cette idée que «si le Roi croyait les choses stables en Angleterre
+et la question sérieuse, il abandonnerait M. Guizot». Ce dernier
+n'était pas le seul contre lequel M. Thiers se donnait, dans cette
+lettre, le plaisir d'épancher son ressentiment. Irrité de ce qu'à
+ce moment même un certain nombre de députés de la gauche et du
+centre gauche, guidés par M. Billault et M. Dufaure, manifestaient
+l'intention de se séparer de lui dans la question des mariages
+espagnols, il s'exprimait ainsi sur cette dissidence: «Il y a, dans
+tous les partis, mais surtout en France, des seconds qui veulent
+être les premiers. Je suis fort, moi, avec Odilon Barrot; à nous
+deux, nous décidons la conduite de l'opposition. MM. Billault
+<span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> et Dufaure, deux avocats fort médiocres, le premier fort
+intrigant, le second morose et insociable, fort mécontents de ne pas
+être les chefs, ayant le désir de se rendre prochainement possibles
+au ministère, ont profité de l'occasion pour faire une scission.
+L'alliance avec l'Angleterre n'est malheureusement pas populaire...
+Notez que ces deux messieurs, vulgaires et ignorants comme des
+avocats de province, n'ayant jamais regardé une carte, sachant à
+peine où coulent le Rhin et le Danube, seraient fort embarrassés de
+dire en quoi l'alliance anglaise est bonne ou mauvaise. Mais ils font
+de la politique comme au barreau on fait de l'argumentation; ils
+prennent une thèse ou une autre, suivant le besoin de la plaidoirie
+qu'on leur paye, et puis ils partent de là, et parlent, parlent...
+Ils ont, de plus, trouvé un avantage dans la thèse actuellement
+adoptée par eux, c'est de faire leur cour aux Tuileries, et de se
+rendre agréables à celui qui fait et défait les ministres.» M.
+Thiers terminait sa lettre par cette phrase, qui n'était pas la
+moins étrange: «Vous n'imaginez pas ce que débitent ici tous les
+ministériels. Ils prétendent que je suis en correspondance avec lord
+Palmerston, à qui je n'ai jamais écrit de ma vie et qui ne m'a jamais
+écrit non plus.» Est-il besoin de rappeler que ce même homme d'État
+inaugurait, trois mois auparavant, sa correspondance avec M. Panizzi
+en lui écrivant: «Voyez lord Palmerston, puisque vous êtes lié avec
+lui, dites-lui de vous communiquer à vous et pour moi la vérité
+pure.» Du reste, les alliés anglais de M. Thiers ne se croyaient pas
+tenus à plus de sincérité. Un peu plus tard, lord Normanby adressait
+à son ministre une dépêche pour nier qu'il eût des communications
+avec l'opposition française, et lord Palmerston, qui savait à quoi
+s'en tenir sur cette dénégation, se disait bien aise de l'avoir en
+main pour la mettre sous les yeux de la Reine, au cas où celle-ci
+aurait reçu des Tuileries quelque rapport sur la conduite de son
+ambassadeur<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a><a href="#footnote381" title="Go to footnote 381"><span class="smaller">[381]</span></a>.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> IV</h4>
+
+<p>Pendant que M. Thiers excitait ainsi le gouvernement anglais à
+mener vivement l'attaque contre le gouvernement français, la
+session s'ouvrait à Paris, le 11 janvier 1847. Le discours du trône
+s'exprima avec une réserve évidemment destinée à ménager l'opinion
+d'outre-Manche. «Mes relations avec toutes les puissances étrangères,
+disait le Roi, me donnent la ferme confiance que la paix du monde
+est assurée.» Il annonçait le mariage du duc de Montpensier comme un
+heureux événement de famille, se bornait à y montrer «un gage des
+bonnes et intimes relations qui subsistaient depuis si longtemps
+entre la France et l'Espagne», et ne faisait aucune allusion aux
+difficultés soulevées par la diplomatie britannique. Aussitôt après,
+le ministre déposa sur le bureau des Chambres les dépêches relatives
+aux affaires espagnoles: ces dépêches remontaient jusqu'en 1842.</p>
+
+<p>La discussion de l'adresse à la Chambre des pairs, qui précéda,
+suivant l'usage, celle de la Chambre des députés, commença
+le 18 janvier. Non seulement le ministère n'y rencontra pas
+de contradicteur sérieux, mais il y fut secondé par un allié
+considérable, le duc de Broglie. Le noble pair semblait avoir pris
+l'habitude, depuis quelque temps, de se porter publiquement caution
+de la politique étrangère du cabinet: il l'avait fait, en 1845,
+dans l'affaire du Maroc; en 1846, dans celle du droit de visite; il
+recommençait, en 1847, pour les mariages espagnols. Sa discussion
+fut nerveuse, serrée; il ne se perdit pas dans les détails, et
+s'attacha, avec une sorte de netteté hautaine, aux idées principales
+et aux faits décisifs. Tout d'abord, rappelant les souvenirs du passé
+et les événements du jour, il mit en lumière l'intérêt supérieur
+engagé dans cette question de mariage, et insista sur le danger que
+la France avait couru de voir l'Espagne passer, comme le Portugal,
+sous l'influence de l'Angleterre. Or, disait-il, «point de milieu:
+telle est géographiquement <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> la position de l'Espagne, que,
+pour être comptée au dehors comme elle doit l'être,... il faut
+de toute nécessité, ou qu'elle soit l'amie naturelle, l'alliée
+habituelle de la France, comme elle l'a été sous les princes de la
+maison de Bourbon, ou qu'elle soit l'ennemie naturelle et la rivale
+de la France, comme elle l'était sous Charles-Quint et sous Philippe
+II, ou bien enfin qu'elle soit l'amie naturelle et l'alliée de
+tous les ennemis, de tous les rivaux de la France, comme sous les
+trois derniers rois de la maison d'Autriche. Cela est écrit dans
+l'histoire; cela est écrit sur la carte.» Après avoir signalé le
+danger, le duc de Broglie montra que la conduite du gouvernement
+était justifiée par la nécessité d'y parer. Il réfuta, en passant,
+les principaux arguments de lord Palmerston, notamment celui qui
+était tiré du traité d'Utrecht, puis termina par une leçon donnée
+à l'esprit public français. «Il n'y a rien de si rare au monde,
+dit-il, que d'être de son avis; il n'y a rien de si difficile que
+de vouloir ce que l'on veut. J'appelle vouloir ce que l'on veut,
+vouloir la chose que l'on veut avec toutes ses conséquences, avec
+toutes ses conditions bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses...
+Tout le monde convient que l'intimité, l'entente cordiale, la bonne
+intelligence avec l'Angleterre est une chose excellente;... tout
+le monde convient que, pour maintenir une chose aussi bonne, aussi
+excellente, il faut faire tous les sacrifices qui ne compromettent
+aucun de nos intérêts essentiels. Voilà ce que tout le monde dit et
+pense sincèrement. On le veut en théorie; mais vient l'occasion,
+comme elle est venue il y a deux ans, de faire pour le maintien de la
+bonne intelligence avec l'Angleterre, je ne dirai pas un sacrifice,
+mais seulement un acte de justice, à l'instant combien de gens
+s'écrient que nous sommes à la remorque de l'Angleterre, que nous
+sommes les satellites de l'Angleterre, que nous sommes les esclaves
+de l'Angleterre! On crie: À bas les ministres de l'étranger! On crie:
+À bas les députés Pritchard! (<i>Rires d'approbation.</i>) Puis vient
+le revers de la médaille; vient une occasion où le gouvernement
+français se trouve appelé à défendre un de nos intérêts essentiels,
+un intérêt vital, la sécurité de nos frontières, notre indépendance
+<span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> en Europe. Il prend des mesures pour protéger cet intérêt;
+il ne le peut sans mécontenter un peu le gouvernement anglais. Eh
+bien! ces mêmes gens lèvent les mains et les yeux au ciel: on a
+sacrifié l'alliance anglaise à des intérêts de famille; l'alliance
+est rompue, nous sommes isolés, tout est perdu; il n'y a plus qu'à
+s'envelopper la tête dans son manteau. (<i>Même mouvement.</i>) C'est là
+ce qui s'appelle n'être pas de son avis, ne vouloir pas ce qu'on
+veut... Sachons envisager de sang-froid une situation qui n'a rien
+d'extraordinaire ni d'imprévu. Nous sommes isolés, dit-on. Mais
+l'isolement, c'est la situation naturelle de toutes les puissances
+en temps de paix générale... On dit que l'isolement peut entraîner
+certains dangers. Je ne dis pas non; mais qu'y faire? Les choses
+sont ce qu'elles sont. Ne faisons rien pour aggraver une pareille
+situation, ne faisons rien pour la prolonger. Nous n'avons aucun
+tort dans le passé; n'en ayons aucun dans l'avenir. Ne donnons au
+gouvernement anglais aucun sujet de mécontentement légitime... Mais
+en même temps ne lui donnons pas lieu de croire que nous regrettons
+d'avoir exercé nos droits, d'avoir défendu notre cause et soutenu
+nos intérêts. Il y va de notre honneur, il y va de notre avenir.
+(<i>Très vives marques d'assentiment.</i>) Tous tant que nous sommes,
+gouvernement ou public, législateurs, écrivains, publicistes, au nom
+du ciel, s'il est possible, faisons trêve, sur un point seulement
+et pendant quelque temps, à nos querelles de personnes et à nos
+discussions intérieures. (<i>Très bien! très bien!</i>) Ne donnons pas le
+droit de dire de nous que nous sommes un peuple de grands enfants,
+passant à chaque instant d'un extrême à l'autre, incapables de
+vouloir aujourd'hui ce que nous voulions hier; un peuple d'enfants
+hargneux, n'ayant d'autre souci que de dire blanc quand on leur
+dit noir, et oui quand on leur dit non.» (<i>Marques prolongées
+d'approbation.</i>)</p>
+
+<p>Malgré le succès de ce discours, M. Guizot ne se crut pas dispensé de
+prendre la parole, non à l'adresse de la haute assemblée, d'ores et
+déjà convaincue, mais à l'adresse du public. La tranquillité même
+de ce débat, l'absence d'opposition lui <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> paraissaient une
+occasion de faire avec plus de liberté et de sérénité d'esprit un
+exposé complet de l'affaire, de présenter, d'expliquer les documents
+qui venaient d'être déposés sur le bureau des Chambres. Il n'était
+pas indifférent, pour un tel exposé, de prendre les devants sur ceux
+qui, à Londres ou à Paris, auraient intérêt à montrer les choses sous
+un autre jour. Dès le début de son discours, M. Guizot marqua que
+son dessein était, non de réfuter des critiques qui ne s'étaient pas
+produites au Luxembourg, mais de faire un «récit simple et complet
+des faits», estimant que de ce récit il ressortirait, pour «la
+Chambre, pour le pays, pour l'Angleterre et pour l'Europe», que «le
+gouvernement français n'avait manqué ni de loyauté ni de prudence».
+Reprenant alors les faits depuis 1842, il apporta à la tribune comme
+un long chapitre d'histoire diplomatique, admirablement ordonné, avec
+nombreuses pièces à l'appui. Tout en se donnant pour but principal de
+prouver à la France qu'elle devait être satisfaite, il se préoccupa
+aussi de ménager l'amour-propre de l'Angleterre; il voulait en cela
+corriger l'effet produit par la parole un peu incisive du duc de
+Broglie<a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a><a href="#footnote382" title="Go to footnote 382"><span class="smaller">[382]</span></a>. Parvenu au terme de son exposé, M. Guizot se demanda
+quel était, par suite de ces événements, l'état de nos rapports avec
+l'Espagne, l'Europe et l'Angleterre. Il rappela qu'en Espagne, malgré
+toutes les provocations, les mariages, «librement discutés», avaient
+été «accomplis avec une parfaite tranquillité». Il montra qu'en
+Europe «aucune des puissances n'avait voulu adhérer aux protestations
+du gouvernement anglais». En Angleterre, il reconnut «qu'il y avait
+un mécontentement réel, et que nos relations en étaient, dans une
+certaine mesure, affectées»; mais il ajouta: «Messieurs, <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> si
+nous faisons deux choses, que pour son compte le gouvernement du Roi
+est parfaitement décidé à faire, si, d'une part, nous ne changeons
+point notre politique générale, politique loyale et amicale envers
+l'Angleterre, si nous continuons à vivre, à vouloir vivre en bonne
+intelligence avec le gouvernement anglais, et si, d'autre part, nous
+nous montrons bien décidés à soutenir convenablement ce que nous
+avons fait, à nous abstenir de toute avance, de toute concession
+(<i>approbation</i>), si nous tenons à la fois cette double conduite
+d'une amitié générale envers l'Angleterre et son gouvernement, et
+d'une fermeté bien tranquille dans la position que nous avons prise,
+tenez pour certain que le mécontentement anglais s'éteindra. Il
+s'éteindra devant la gravité des intérêts supérieurs qui viendront
+et qui viennent déjà peser sur les deux pays, et qui sont aussi
+bien comptés, compris et sentis à Londres qu'à Paris. (<i>Nouvelle
+approbation.</i>) La nation anglaise et son gouvernement ont, l'un
+et l'autre, deux grandes qualités: la justice les frappe, et la
+nécessité aussi! (<i>On rit.</i>) C'est un pays moral et qui respecte les
+droits; c'est un pays sensé et qui accepte les faits irrévocables.
+Présentez-vous sous ce double aspect: fermes dans votre droit, fermes
+dans le fait accompli, et tenez pour certain que les bonnes relations
+se rétabliront entre les deux gouvernements.» (<i>Marques très vives
+d'approbation.</i>)</p>
+
+<p>L'effet fut considérable. Pour sa première apparition à la tribune,
+la politique des mariages espagnols y faisait bonne figure. «On
+s'accorde à dire, notait sur le moment un observateur exact et
+clairvoyant, que la discussion qui vient de se terminer à la Chambre
+des pairs est une des plus belles qui aient eu lieu dans cette
+Chambre... Dès ce moment, la position de M. Guizot est très forte
+et très brillante<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a><a href="#footnote383" title="Go to footnote 383"><span class="smaller">[383]</span></a>.» Le gouvernement ne pouvait cependant se
+faire l'illusion que tout fût ainsi fini. Il savait bien qu'au
+Palais-Bourbon les choses n'iraient pas aussi facilement. C'est là
+que l'attendaient ses adversaires.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> V</h4>
+
+<p>Avant même que la Chambre des pairs eût fini de discuter son adresse,
+la session s'ouvrait, à Londres, le 19 janvier 1847. La reine
+d'Angleterre garda, dans son discours, la même réserve que le roi des
+Français; elle se borna à dire que «le mariage de l'Infante avait
+donné lieu à une correspondance entre son gouvernement et ceux de
+France et d'Espagne». Il avait été d'abord question de mentionner le
+«dissentiment» survenu; on y avait renoncé. L'intention conciliante
+était évidente. Elle se manifesta plus nettement encore dans la
+discussion de l'adresse, qui, suivant l'usage, eut lieu le soir
+même dans les deux Chambres. Presque tous ceux qui prirent part au
+débat,&mdash;lords ou <i lang="en">commoners</i>, whigs ou tories, et même des membres
+du cabinet, comme le marquis de Lansdowne,&mdash;s'appliquèrent à parler
+de la France en très bons termes, et exprimèrent le désir de voir
+rétablir l'entente cordiale. Lord Palmerston, bien que attaqué par
+certains orateurs comme l'auteur du refroidissement survenu, répondit
+à peine; on eût dit qu'il ne se sentait pas dans un milieu favorable.
+Lord John Russell fut à peu près seul à le défendre, par point
+d'honneur plus encore que par conviction. Il semblait que la réaction
+pacifique se fît sentir aussi dans le langage des journaux: le
+<cite lang="en">Times</cite> conseillait aux Chambres d'éviter toute discussion publique
+sur l'affaire des mariages, recommandait au cabinet de ne pas pousser
+plus loin ses controverses diplomatiques, et donnait à entendre
+que l'opinion ne s'associait pas aux rancunes querelleuses de lord
+Palmerston.</p>
+
+<p>En France, le gouvernement fut charmé et surpris d'une modération
+qui dépassait son attente, et qui contrastait singulièrement avec
+le ton des précédentes polémiques. Tout en étant fort disposé à
+répondre à ces avances, il ne pouvait dissimuler un sourire de
+triomphe. «Avez-vous lu les journaux anglais? demandait M. Guizot à
+M. Molé. Eh bien! vous <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> voyez qu'on recule<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a><a href="#footnote384" title="Go to footnote 384"><span class="smaller">[384]</span></a>.» M. Désages
+écrivait, le 21 janvier, à M. de Jarnac: «Le <em lang="en">royal speech</em> est tout
+ce que nous pouvions souhaiter de mieux.» Et, quelques jours après,
+voulant rendre compte à notre ambassadeur à Vienne de ce qui s'était
+passé à Londres, il lui mandait: «Vous avez pu juger jusqu'à quel
+point lord Palmerston est surveillé, contenu, et combien peu le
+sentiment public est en définitive porté à lui laisser la bride sur
+le col. Je ne prétends pas dire que tous ceux qui le surveillent, le
+contiennent et se mettent en travers de ses passions vindicatives,
+sont nécessairement de notre avis en tous points sur la question
+des mariages; mais j'affirme que tous veulent mettre un signet à
+cette affaire et n'entendent pas que, pour une éventualité presque
+chimérique, encore moins pour gratifier l'orgueil d'un homme, on
+prolonge cet état équivoque des relations des deux pays<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a><a href="#footnote385" title="Go to footnote 385"><span class="smaller">[385]</span></a>.»</p>
+
+<p>Par contre, grands furent le désappointement et le désarroi des
+députés de l'opposition qui avaient cru trouver dans l'irritation
+et les menaces de l'Angleterre un moyen de renverser M. Guizot. M.
+Greville, qui, étant encore à Paris, avait occasion d'observer de
+près ces députés, les comparait à des gens qui «sentent la terre
+leur manquer sous les pieds». Il était assailli de leurs plaintes
+et de leurs récriminations. «Nous ne pouvons rien dire pour vous
+dans la Chambre, lui déclarait M. Cousin, quand vous ne paraissez
+pas disposés à rien dire pour vous-mêmes.» M. Duvergier de Hauranne
+ne lui tenait pas un autre langage. M. de Beaumont lui demandait
+ironiquement s'il était vrai que les Anglais «eussent mis bas les
+armes». Tout porté qu'il fût personnellement vers la conciliation,
+M. Greville était embarrassé de la situation fausse où se mettait le
+gouvernement britannique, en faisant ainsi faux bond à ses alliés de
+France et en opérant cette retraite silencieuse après une si bruyante
+entrée en campagne. Naturellement M. Thiers n'était pas celui qui
+se plaignait le moins <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> haut. «Il est maussade comme un ours,
+notait encore M. Greville; il sait que son alliance avec l'ambassade
+anglaise ne lui a fait aucun bien, et il se rend compte maintenant
+qu'il ne pourra probablement pas s'en servir pour faire du mal à
+quelque autre<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a><a href="#footnote386" title="Go to footnote 386"><span class="smaller">[386]</span></a>.» Toutefois, le chef de l'opposition française ne
+voulut pas abandonner la partie sans faire un nouvel appel à lord
+Palmerston. Prenant donc un ton dégagé qui voilait mal l'amertume de
+son dépit, et qui d'ailleurs était habilement calculé pour piquer au
+jeu le ministre anglais, il écrivit à M. Panizzi, le 24 janvier<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a><a href="#footnote387" title="Go to footnote 387"><span class="smaller">[387]</span></a>:
+«Les discours de votre tribune ont produit ici un effet singulier.
+Le sentiment de tout le monde, c'est que tout est fini: on va
+jusqu'à dire que vous n'aurez pas de discussion, à votre tribune,
+sur l'affaire des mariages. Je vous prie de me dire ce qu'il en est,
+et de me le dire par le retour du courrier. Nous passerions pour des
+boutefeux, et, ce qui est pire, nous le serions, si, la querelle
+s'apaisant, nous venions la ranimer... Je reprochais surtout à nos
+ministres d'avoir rompu l'alliance avec les whigs, pour la misérable
+affaire des mariages. Si cette sotte affaire ne nous a pas brouillés,
+ce dont je m'applaudis fort, notre grief est sans valeur, et il
+serait ridicule d'attaquer M. Guizot pour une telle chose... Pour
+moi qui trouvais la situation difficile, vu la tournure des choses,
+je serai charmé d'être dispensé de me mêler à cette discussion.»</p>
+
+<p>M. Thiers pouvait se rassurer; lord Palmerston n'avait aucune envie
+de désarmer. Si la pression de l'opinion et les exigences de ses
+collègues l'avaient contraint de laisser passer, sans y contredire,
+les manifestations conciliantes de l'ouverture de la session, il
+comptait bien prendre avant peu sa revanche sur les pacifiques. Ce ne
+fut pas long. Pour rallumer la bataille, il suffit de la publication
+des documents diplomatiques déposés par lui, quelques jours après,
+sur le bureau des deux Chambres. Les <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> dépêches ainsi livrées
+à la polémique des journaux contenaient toutes les récriminations
+dont on avait jugé sage de s'abstenir à la tribune du Parlement. Dans
+le choix de ces dépêches, lord Palmerston avait eu soin de ne pas
+omettre les plus irritantes, celles qui mettaient le plus directement
+en cause la loyauté du gouvernement français; de ce nombre étaient
+deux dépêches de lord Normanby, datées du 1<sup>er</sup> et du 25 septembre,
+autour desquelles il se fit aussitôt grand bruit. Dans la première,
+l'ambassadeur racontait que M. Guizot venait de lui annoncer que les
+deux mariages «ne se feraient pas en même temps»; j'ai déjà mentionné
+cette réponse, faite de bonne foi, à un moment où notre gouvernement
+croyait encore pouvoir échapper à la complète simultanéité<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a><a href="#footnote388" title="Go to footnote 388"><span class="smaller">[388]</span></a>.
+La seconde dépêche rendait compte d'un entretien postérieur dans
+lequel M. Guizot parlait des deux mariages comme devant être célébrés
+ensemble; elle ajoutait que le ministre, interpellé par l'ambassadeur
+sur la contradiction existant entre ses deux déclarations, avait eu
+une attitude assez piteuse, essayant d'abord de nier sa première
+réponse, ensuite de l'expliquer par ce fait que, dans la cérémonie,
+la Reine devait être en effet mariée la première. On verra plus tard
+le démenti donné par M. Guizot à cette dépêche qui, contrairement
+à tous les usages, n'avait pas été préalablement communiquée au
+ministre dont elle prétendait rapporter les paroles.</p>
+
+<p>La publication du <cite lang="en">Blue book</cite>, et tout particulièrement des deux
+dépêches de lord Normanby, fut, pour les journaux de lord Palmerston,
+et immédiatement après pour ceux de M. Thiers, une occasion de
+reprendre avec une passion ravivée l'accusation de déloyauté déjà
+portée contre le gouvernement français. Notre opposition, naguère
+déconcertée et sur le point de battre en retraite, retrouva ardeur
+et confiance. Il fallait voir avec quel geste de confusion indignée
+le <cite>Constitutionnel</cite> affectait de se voiler la face à la vue d'un
+ministre français pris en flagrant délit de fourberie; nos feuilles
+de gauche proclamaient que, du <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> commencement à la fin de
+cette affaire, M. Guizot avait toujours «rusé», «menti», et on le
+traitait couramment de Scapin et de Bilboquet; la conclusion était
+que, pour dégager l'honneur de la France et rétablir les bons
+rapports avec l'Angleterre, il fallait, sans une minute de retard,
+changer de ministère. Comme toujours, c'était M. Thiers qui menait
+l'attaque; chez lui, plus aucune trace du découragement qui avait
+inspiré sa dernière lettre à M. Panizzi. Rencontrant M. Greville
+à l'ambassade anglaise, qui devenait de plus en plus le quartier
+général de l'opposition, il lui parla sur un ton singulièrement
+animé. «Il me reprocha, raconte M. Greville, d'ajouter foi à tout
+ce que me disait Mme de Lieven, déclarant que j'étais <em>une éponge
+trempée dans le liquide de Mme de Lieven</em><a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a><a href="#footnote389" title="Go to footnote 389"><span class="smaller">[389]</span></a>, et essaya, de son
+mieux, de me persuader que Guizot était faible, que sa majorité ne
+valait pas un fétu, et que le Roi pouvait et devait se débarrasser
+de lui aussitôt qu'il se trouverait lui-même dans une sorte de
+danger.&mdash;Conseillez à Palmerston, ajouta-t-il, de dire beaucoup de
+bien de la France et beaucoup de mal de M. Guizot.&mdash;Je répondis que
+je lui donnerais la moitié de l'avis, et pas l'autre.» M. Greville
+sortit de cet entretien, complètement édifié sur les sentiments de
+son interlocuteur. «Il ne pense, disait-il, qu'à faire du mal, à
+satisfaire sa propre passion et ses ressentiments<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a><a href="#footnote390" title="Go to footnote 390"><span class="smaller">[390]</span></a>.» M. Thiers
+écrivait de son côté à M. Panizzi: «Je ne sais ce que M. Greville
+est venu faire ici, mais il a fini par m'être très suspect. Je l'ai
+un peu raillé le jour de son départ, et il en est très piqué. Il a
+passé sa vie chez Mme de Lieven, chez M. Guizot, et il tenait ici le
+langage d'un pur <em>Guizotin</em>... Je crois franchement qu'il n'est pas
+bien sûr et qu'il avait quelque commission particulière, je ne sais
+pour qui, mais qui n'irait pas dans le sens de vieux révolutionnaires
+comme vous et moi<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a><a href="#footnote391" title="Go to footnote 391"><span class="smaller">[391]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> Naturellement M. Guizot ne pouvait voir avec indifférence
+la reprise d'attaques et d'injures dont la distribution du <cite lang="en">Blue
+book</cite> avait donné le signal. Il fut particulièrement blessé de la
+publication des deux dépêches de lord Normanby. Ainsi était effacée
+dans son esprit l'impression favorable qu'avaient produite les
+premiers débats du Parlement anglais. S'étant, lui aussi, rencontré
+avec M. Greville, il ne lui dissimula pas que toute conciliation
+était rendue impossible par les procédés de lord Normanby et par
+les sentiments de lord Palmerston; il ne contestait pas les bonnes
+dispositions de quelques autres membres du cabinet whig, mais elles
+lui paraissaient de peu d'importance tant que ne changeraient
+pas celles du ministre qui dirigeait en maître la diplomatie
+britannique<a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a><a href="#footnote392" title="Go to footnote 392"><span class="smaller">[392]</span></a>. M. Greville n'avait pas grand'chose à répondre.
+Force lui était de s'avouer que la pacification rêvée par lui
+était plus éloignée que jamais. Il quitta Paris, dans les derniers
+jours de janvier, triste et découragé. «Ainsi finit ma <em>mission</em>,
+notait-il sur son journal au moment de se rembarquer, et il me
+reste seulement à faire le rapport le plus véridique de l'état des
+affaires en France, à ceux à qui il importe le plus de le connaître;
+mais alors il leur sera très difficile d'adopter un parti décisif et
+satisfaisant<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a><a href="#footnote393" title="Go to footnote 393"><span class="smaller">[393]</span></a>.»</p>
+
+<h4>VI</h4>
+
+<p>La discussion de l'adresse à la Chambre des députés s'ouvrit le
+1<sup>er</sup> février 1847 et dura jusqu'au 12. Une escarmouche sur
+l'affaire de Cracovie, une bataille sur les mariages espagnols,
+telles furent les parties saillantes de cette discussion. Au sujet de
+Cracovie, le discours du trône s'était borné à dire avec une sobriété
+voulue: «Un événement inattendu a altéré l'état de choses fondé en
+Europe par le dernier traité de Vienne. La <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> république de
+Cracovie, État indépendant et neutre, a été incorporée à l'empire
+d'Autriche. J'ai protesté contre cette infraction aux traités.» Le
+projet d'adresse, un peu moins bref, ajoutait, en s'inspirant d'une
+idée indiquée dans la note que M. Guizot avait naguère adressée
+aux trois cours<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a><a href="#footnote394" title="Go to footnote 394"><span class="smaller">[394]</span></a>: «La France veut sincèrement le respect de
+l'indépendance des États et le maintien des engagements dont aucune
+puissance ne peut s'affranchir sans en affranchir les autres»; il
+félicitait en outre le gouvernement d'avoir «répondu à la juste
+émotion de la conscience publique, en protestant contre cette
+violation des traités, nouvelle atteinte à l'antique nationalité
+polonaise». Ce fut M. Odilon Barrot qui parla au nom de l'opposition.
+Que voulait-il au juste? Il serait malaisé de préciser à quoi
+concluaient ses phrases contre les traités de 1815 et en faveur des
+nationalités. M. Guizot, dans sa réponse, fut au contraire très
+net. «Le gouvernement du Roi, dit-il, a vu dans la destruction de
+la république de Cracovie un fait contraire au droit européen; il a
+protesté contre le fait, qu'il a qualifié selon sa pensée. Il en a
+pris acte afin que, dans l'avenir, s'il y avait lieu, la France pût
+en tenir le compte que lui conseilleraient ses intérêts légitimes
+et bien entendus... Mais, en même temps qu'il protestait, le
+gouvernement du Roi n'a pas considéré l'événement de Cracovie comme
+un cas de guerre. Et là où le gouvernement du Roi ne voit pas un cas
+de guerre, il ne tient pas le langage, il ne fait pas le bruit, il
+ne prend pas l'attitude de la guerre; il trouve qu'il n'y aurait à
+cela ni dignité, ni sûreté. Savez-vous quel est le vrai secret de la
+politique? C'est la mesure; c'est de faire à chaque chose sa juste
+part, à chaque événement sa vraie place, de ne pas grossir les faits
+outre mesure, pour grossir d'abord sa voix et ensuite ses actes au
+delà du juste et du vrai... Voici encore pourquoi, indépendamment
+de cette décisive raison que je viens d'indiquer, voici pourquoi
+nous avons agi comme nous l'avons fait. Nous n'avons pas cru que le
+moment où nous protestions <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> contre une infraction aux traités
+fût le moment de proclamer le mépris des traités; nous n'avons pus
+cru qu'il nous convînt, qu'il convînt à la moralité de la France, à
+la moralité de son gouvernement, de dire, à l'instant où il s'élevait
+contre une infraction aux traités: Nous ne reconnaissons plus de
+traités.» Le ministre montrait à la Chambre que toute autre conduite
+eût amené «de nouveau, en Europe, l'union de quatre puissances contre
+une». «Le jour, ajoutait-il, où nous croirions que la dignité et
+l'intérêt du pays le commandent, nous ne reculerions pas plus que
+d'autres devant une telle situation; mais nous sommes convaincus que
+l'événement de Cracovie n'était pas un motif suffisant pour laisser
+une telle situation se former en Europe.» La Chambre applaudit à ce
+langage aussi ferme que sensé, et la gauche n'osa même pas proposer
+d'amendement.</p>
+
+<p>Sur les mariages espagnols, l'opposition, naguère si passionnée
+dans la presse, se montra tout d'abord assez hésitante; on eût
+dit qu'elle éprouvait quelque embarras à répéter à la tribune ce
+qu'elle avait écrit dans les journaux. Quand, dans la séance du 2
+février, la discussion s'ouvrit sur le paragraphe relatif à cette
+affaire, M. Crémieux se trouva à peu près seul à attaquer les
+mariages. Les hommes considérables, M. Thiers notamment, se turent.
+Il n'appartenait pas à M. Guizot d'engager lui-même un combat auquel
+l'opposition se dérobait, d'autant qu'il avait dit le nécessaire
+dans la discussion de la Chambre des pairs<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a><a href="#footnote395" title="Go to footnote 395"><span class="smaller">[395]</span></a>. Il se borna donc à
+quelques mots dans lesquels, rappelant la modération, la réserve,
+la bienveillance pour la France qui venaient de se manifester au
+Parlement anglais, il se montrait désireux de s'associer à cet esprit
+de conciliation; sans doute, ajoutait-il, s'il y avait été obligé, il
+se serait défendu; mais, sa politique n'ayant pas été sérieusement
+<span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> attaquée, il croyait répondre aux sentiments exprimés à
+Londres, en s'abstenant pour le moment de toute discussion. Sur cette
+déclaration, le paragraphe fut voté sans difficulté. La Chambre se
+trouva ensuite en présence d'un paragraphe additionnel, proposé par
+MM. Billault et Dufaure: c'était la manifestation du nouveau tiers
+parti qui prétendait faire la leçon à la fois à M. Thiers et à M.
+Guizot, se séparait du premier en approuvant les mariages, mais ne
+témoignait pas confiance dans la fermeté du second. Cet amendement,
+soutenu par ses deux auteurs et par M. de Tocqueville, repoussé avec
+un laconisme dédaigneux, d'un côté par M. Guizot, de l'autre par M.
+Odilon Barrot, ne réunit au vote que 28 voix sur 270. Un échec si
+complet fit sourire la galerie. «Ils ont voulu faire de l'équilibre,
+disait le <cite>Journal des Débats</cite>, être de l'opposition et de la
+majorité, garder un pied sur la rive droite et un pied sur la rive
+gauche, ce qui est une attitude très difficile quand on n'est pas le
+colosse de Rhodes.»</p>
+
+<p>Le gouvernement s'était-il donc débarrassé à si peu de frais de
+l'opposition contre les mariages espagnols? C'eût été trop beau. En
+sortant de cette séance du 2 février, M. Thiers avait conscience
+de n'y avoir pas fait brillante figure. Vainement ses journaux
+prétendaient-ils, le lendemain matin, que M. Guizot avait «demandé
+grâce» et «imploré le silence»; le public ne s'y laissait pas
+prendre: il voyait bien qui avait reculé devant le débat, et un
+observateur pouvait noter sur son journal intime: «L'opposition est
+en pleine déroute; en gardant le silence, elle avoue implicitement
+l'imprudence et l'impopularité de la politique qu'elle a suivie par
+rapport aux mariages espagnols; jamais, depuis 1830, elle n'avait
+paru à ce point déconcertée et anéantie<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a><a href="#footnote396" title="Go to footnote 396"><span class="smaller">[396]</span></a>.» M. Thiers crut donc
+nécessaire de tenter quelque chose, dans la séance du 3 février,
+afin d'atténuer cette impression. Il prit la parole pour déclarer
+que, s'il s'était abstenu jusqu'alors, c'était que le ministre des
+affaires étrangères lui avait paru désirer le silence dans l'intérêt
+du pays; mais ne voulant, <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> disait-il, laisser aucune
+équivoque sur la question de savoir à qui incombait la responsabilité
+de ce silence, il demandait au gouvernement de dire nettement s'il
+acceptait ou refusait la discussion. M. Guizot répondit aussitôt que
+le ministère ne refusait pas la discussion; tant qu'il ne s'était
+pas vu attaqué sérieusement, il avait cru qu'il y aurait avantage à
+imiter la réserve du Parlement anglais; si aujourd'hui l'on voulait
+recommencer le débat, il l'accepterait; mais ce n'était pas à lui à
+prendre l'initiative; il ne pouvait avoir qu'à se défendre. Sur ce,
+M, Thiers annonça qu'il parlerait, et rendez-vous fut pris pour le
+lendemain.</p>
+
+<p>M. Thiers n'apporta pas, à la tribune, la contradiction absolue,
+l'attaque à fond, la réprobation véhémente et indignée qu'eussent pu
+faire prévoir la polémique de ses journaux et ce que nous savons de
+ses sentiments intimes. Évidemment, il était contenu par l'état de
+l'esprit public. Quand il en vint à préciser les points où il eût
+voulu une politique différente de celle qui avait été suivie, on
+fut surpris de voir que ces points n'étaient, en somme, ni les plus
+nombreux ni les plus considérables, et que souvent la dissidence se
+réduisait à peu de chose. Il commença par reconnaître qu'il avait
+été bon de marier la Reine avec don François d'Assise et d'écarter
+le prince de Cobourg. Sa critique porta uniquement sur le mariage
+du duc de Montpensier; il ne contestait pas que ce mariage fût
+«désirable» sous plusieurs rapports, mais, selon lui, on s'était,
+sans nécessité, trop pressé de l'accomplir, et cette précipitation
+avait fait manquer à ce qui était dû à l'Angleterre. Pour établir
+cette thèse, il exposa les faits à sa façon, niant que le ministère
+whig eût été moins fidèle que le ministère tory aux engagements pris
+à Eu, affirmant même que le premier avait fait plus encore que le
+second pour empêcher le mariage Cobourg. Il appuya aussi sur les
+révélations faites par les deux dépêches de lord Normanby du 1<sup>er</sup>
+et du 25 septembre 1840, et sur les déclarations contradictoires que
+M. Guizot aurait faites à ces deux dates. Et pourquoi, demandait-il,
+tous ces mauvais procédés dont la conséquence <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> avait été la
+rupture de l'alliance anglaise? Pour faire un mariage qui ne valait
+certes pas d'être payé si cher. L'orateur estimait qu'en attachant
+tant d'importance à cette question matrimoniale, le gouvernement
+avait commis une sorte d'anachronisme: aujourd'hui, ce n'était plus
+par un lien de parenté royale que la politique française pouvait
+agir efficacement en Espagne, c'était par le lien d'une révolution
+commune. Parlant à ce propos du rôle de la France en Europe, M.
+Thiers revendiquait pour son pays l'honneur de protéger partout la
+liberté en péril, les nationalités menacées. Pour une telle &oelig;uvre,
+l'alliance anglaise lui était utile. En rompant cette alliance au
+moment où le pouvoir passait aux mains des whigs, dont l'esprit
+libéral déplaisait aux puissances absolutistes, notre gouvernement
+avait révélé ses penchants réactionnaires. Ce qu'il nous en coûtait,
+on l'avait vu tout de suite dans l'affaire de Cracovie. Mais Cracovie
+n'était qu'un point dans l'espace. M. Thiers montrait alors, dans
+un brillant tableau, l'Italie qui se réveillait à la parole de Pie
+IX, la Suisse en état de guerre civile, l'Allemagne en fermentation
+constitutionnelle; il indiquait de quel appui serait, sur tous ces
+théâtres, pour la cause de la liberté, l'union de la France et de
+l'Angleterre. «Méconnaissez, s'écriait-il, l'événement de Cracovie;
+Cracovie était bien petite, quoiqu'elle ait la grandeur du droit;
+méconnaissez l'événement de Cracovie; mais avez-vous donc méconnu
+l'état du monde?»</p>
+
+<p>M. Guizot prit la parole, le lendemain, 5 février: «Y a-t-il eu
+nécessité de faire ce qu'on a fait et au moment où on l'a fait?
+Y a-t-il eu loyauté dans la manière dont on l'a fait?» Telle
+était la double question qui lui paraissait posée par le débat.
+Il y répondait oui sans hésiter, et il entreprit de justifier
+sa réponse en recommençant, avec nombreuses pièces à l'appui,
+l'histoire des négociations auxquelles avait donné lieu l'affaire
+des mariages. Cela fait,&mdash;et ce fut de beaucoup la partie la plus
+étendue de son discours,&mdash;il aborda ce qu'il appelait «la question
+des conséquences de l'acte, la question de la situation politique
+que l'acte nous avait faite». Il ne contestait <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> pas «la
+gravité de cette situation», mais ne voulait pas qu'on l'exagérât.
+En tout cas, il estimait que le moyen le plus sûr d'écarter tous
+les dangers était que la politique française restât «conservatrice,
+pacifique, dévouée à l'ordre européen». Ainsi obtiendrait-on que les
+puissances persistassent à refuser leur adhésion aux protestations
+de l'Angleterre. Arrivé au terme de sa longue démonstration, M.
+Guizot concluait, la tête haute et sur un ton de fierté victorieuse:
+«L'affaire des mariages espagnols est la première grande chose que
+nous ayons faite seuls, complètement seuls, en Europe, depuis 1830.
+L'Europe spectatrice, l'Europe impartiale en a porté ce jugement.
+Soyez sûrs que cet événement nous a affermis en Espagne et grandis
+en Europe.» Et, dominant les murmures de l'opposition, il faisait
+honneur de ce succès à la politique d'ordre et de conservation. «Nous
+maintenons, s'écriait-il, que cette politique a grandi, fortifié,
+honoré la France en Europe, qu'elle lui a donné plus de poids, plus
+de crédit; et nous maintenons que si cette politique n'avait pas
+été suivie, vous n'auriez pas été en état de résoudre vous-mêmes,
+en Espagne, la question qui s'est présentée, et qu'elle aurait été
+résolue contre vous au lieu de l'être pour vous.»</p>
+
+<p>M. Guizot descendit de la tribune au milieu des acclamations de
+la majorité. Celle-ci ne lui savait pas seulement gré d'avoir
+vigoureusement réfuté les opposants; c'était aussi pour elle une
+satisfaction nouvelle, en face de ceux qui l'avaient si souvent
+accusée de platitude envers le cabinet de Londres, de voir la fermeté
+avec laquelle son chef faisait tête à lord Palmerston<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a><a href="#footnote397" title="Go to footnote 397"><span class="smaller">[397]</span></a>. M. Guizot,
+en effet, sans oublier que sa voix portait jusqu'en Angleterre, avait
+dit hardiment, sur les procédés de la diplomatie britannique, tout ce
+qui lui avait paru nécessaire à sa propre justification. Quelques-uns
+même de ses auditeurs, peu braves de leur naturel, n'avaient pas été
+parfois sans <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> trembler, en le voyant se mouvoir avec cette
+allure résolue, sur un terrain si périlleux; mais on pouvait se fier
+à l'habileté de l'orateur: admirablement maître de sa pensée et de
+sa parole, il avait mesuré d'avance jusqu'où il pouvait aller, et
+n'avait pas dépassé la limite qu'il s'était fixée. Le vote à mains
+levées donna une grande majorité au ministère. L'opposition, se
+sentant battue, n'avait pas osé demander le scrutin. Quelques jours
+après, l'ensemble de l'adresse fut voté par 248 voix contre 84. Le
+ministère ne s'était pas encore vu à la tête d'une majorité aussi
+nombreuse et aussi décidée.</p>
+
+<p>L'opposition, qui sentait toute l'étendue de son échec, maugréait
+plus ou moins contre M. Thiers, auquel elle reprochait d'avoir voulu
+engager le combat sur un terrain aussi défavorable que celui des
+mariages espagnols. Le désappointement ne devait pas être moins vif
+à l'ambassade anglaise et au <i lang="en">Foreign office</i>. On y avait cru que la
+discussion entraînerait la chute du ministère; or, il se trouvait au
+contraire qu'elle avait tout à fait tourné à son avantage. M. Guizot
+se plaisait à mettre en lumière la déception de ses adversaires.
+«Voici, écrivait-il à ses agents près les cours de Vienne et de
+Berlin, l'erreur du cabinet anglais depuis six mois. Il a compté sur
+l'intimidation du Roi, des Chambres, du public. Il a espéré d'abord
+que le mariage Montpensier ne se ferait pas; puis, le mariage fait,
+qu'on ferait des concessions sur les choses, que la duchesse de
+Montpensier renoncerait à ses droits; puis qu'à défaut de concessions
+sur les choses, on en ferait sur les personnes, que M. Guizot serait
+sacrifié. De Paris, on a successivement écrit et promis tout cela à
+Londres. Cabinet anglais et opposition française ont l'un et l'autre
+mis tout leur jeu sur cette carte de l'intimidation à tous les degrés
+et sous toutes les formes. Ils se sont trompés<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a><a href="#footnote398" title="Go to footnote 398"><span class="smaller">[398]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> M. Thiers, craignant évidemment que lord Palmerston ne
+fût ainsi découragé de l'alliance contractée avec lui, s'empressa
+d'écrire à M. Panizzi; il lui affirma, en dépit des votes émis; que
+«l'immense majorité de la Chambre des députés déplorait la conduite
+de M. Guizot», qu'elle lui «reprochait son imprudente morgue et
+l'aveuglement avec lequel il s'était jeté dans le débat», et surtout
+il tâcha toujours de faire croire au gouvernement anglais qu'en
+poussant vigoureusement son attaque, il déterminerait Louis-Philippe
+à abandonner son ministre. «Le Roi, écrivait-il, est devenu fort
+douteux pour M. Guizot... Je suis certain de ce que je vous dis
+ici. Des confidences très sûrement informées ne m'ont laissé aucun
+doute à cet égard. Avant-hier, j'ai pu me convaincre d'un changement
+notable, par mes propres yeux. J'étais invité au spectacle de la
+cour avec sept ou huit cents personnes, par conséquent sans faveur
+aucune; mais j'ai reçu un accueil qu'on ne m'avait pas fait depuis
+bien des années, et c'est toujours ainsi quand on commence à
+s'ébranler<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a><a href="#footnote399" title="Go to footnote 399"><span class="smaller">[399]</span></a>.» Toutefois, lord Palmerston se lassait de prendre
+au sérieux ces assurances toujours démenties par l'événement. Il se
+rendait compte que le ministère était beaucoup plus solide que M.
+Thiers ne le disait. «Je crois M. Guizot aussi fort que jamais»,
+écrivait-il peu après à lord Normanby<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a><a href="#footnote400" title="Go to footnote 400"><span class="smaller">[400]</span></a>. À partir de cette époque,
+sans aucunement désarmer à l'égard du gouvernement français, il se
+montra beaucoup moins occupé de lier partie avec notre opposition.
+D'ailleurs, s'il eût trouvé un certain plaisir de vengeance à jeter
+par terre un ministre qui l'avait mortifié, et si, par ce motif, il
+avait associé volontiers ses ressentiments à ceux de M. Thiers, il
+ne consentait nullement à regarder l'avènement de ce dernier comme
+une satisfaction qui dût effacer ses griefs, dissiper ses méfiances
+et mettre fin au conflit: en réalité ce n'était pas à tel ministre,
+mais à la France qu'il en voulait. «Je ne vois <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> vraiment
+pas, écrivait-il encore à lord Normanby, ce que nous gagnerions à
+un changement de cabinet en France. Nous pourrions avoir quelqu'un
+avec qui il serait plus agréable de traiter, à la parole duquel nous
+croirions davantage; mais le successeur, quel qu'il fût, serait dans
+son c&oelig;ur aussi hostile à l'Angleterre; peut-être même jugerait-il
+plus nécessaire d'être raide, pour qu'on ne le crût pas moins disposé
+que M. Guizot à nous braver,&mdash;nous devrions plutôt dire à nous
+tromper,&mdash;dans ce qui regarde le mariage espagnol<a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a><a href="#footnote401" title="Go to footnote 401"><span class="smaller">[401]</span></a>.»</p>
+
+<h4>VII</h4>
+
+<p>J'ai déjà eu plusieurs fois occasion de noter les relations
+compromettantes de lord Normanby avec l'opposition française. Pendant
+son voyage à Paris, au mois de janvier 1847, M. Greville avait
+essayé, sans succès, de lui faire comprendre l'incorrection et le
+danger de sa conduite<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a><a href="#footnote402" title="Go to footnote 402"><span class="smaller">[402]</span></a>. «Je laisse l'ambassade dans une situation
+pénible et fâcheuse, écrivait-il tristement en se remettant en route
+pour l'Angleterre. Normanby semble ne pas se soucier si l'on voit son
+intimité avec Thiers, et il n'en a d'aucune sorte avec Guizot...
+Thiers, ayant saisi Normanby dans ses griffes, ne le laissera pas
+aller aisément, et le ressentiment de Guizot ne sera guère apaisé;
+aussi ne vois-je aucune chance que de bons rapports puissent jamais
+être rétablis entre eux<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a><a href="#footnote403" title="Go to footnote 403"><span class="smaller">[403]</span></a>.» Il n'y avait pas là seulement, comme
+s'en plaignait M. Greville, un obstacle aux conversations cordiales
+qui eussent amené une détente; mais, dans une telle situation,
+le moindre incident pouvait dégénérer en un conflit aigu entre
+l'ambassadeur et le ministre. Cet incident naquit de la discussion de
+l'adresse.</p>
+
+<p>On se rappelle comment lord Palmerston avait publié dans <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span>
+son <cite lang="en">Blue book</cite> deux dépêches de lord Normanby, rapportant deux
+conversations de M. Guizot, du 1<sup>er</sup> et du 25 septembre: dans l'une
+de ces dépêches, le ministre présentait le mariage de la Reine et
+celui de l'Infante comme ne devant pas se faire «en même temps»;
+dans l'autre, il avouait leur simultanéité, et, interpellé sur la
+déclaration contraire faite par lui précédemment, il s'en montrait
+fort embarrassé, essayait d'abord de la nier, puis prétendait
+l'expliquer en disant qu'en effet, dans la cérémonie, la Reine serait
+mariée la première. On n'a pas oublié non plus les accusations
+portées à ce propos, à Londres comme à Paris, contre M. Guizot.
+Celui-ci crut devoir y répondre dans son grand discours du 5 février.
+Il ne contesta aucunement avoir annoncé, le 1<sup>er</sup> septembre, à
+lord Normanby, que les mariages ne se feraient pas en même temps.
+«J'étais bien en droit de le dire, ajoutait-il;... car non seulement
+il n'était pas du tout décidé que les deux mariages se feraient
+simultanément; mais nous nous opposions encore, à ce moment, à la
+simultanéité.» Le ministre raconta ensuite comment, quelques jours
+plus tard, le 4 septembre, le gouvernement français avait été amené,
+par les exigences de l'Espagne, à consentir cette simultanéité.
+«Je n'en ai pas averti l'ambassadeur d'Angleterre, continua M.
+Guizot, c'est vrai; je n'ai pas cru devoir l'avertir. J'aurais
+manqué aux plus simples conseils de la prudence, si, en présence
+d'une opposition qu'il m'avait déjà déclarée, j'avais été l'avertir
+moi-même du moment où il fallait qu'il agît contre nous.» Quant
+à la conversation que lui attribuait la dépêche du 25 septembre,
+M. Guizot fit d'abord observer qu'en recevant un ambassadeur et
+en répondant à ses questions, il n'entendait pas subir une sorte
+d'interrogatoire; qu'il ne devait lui dire que la vérité, mais qu'il
+s'expliquait seulement dans la mesure qui convenait à l'intérêt de
+son pays et de sa politique. Il rappela ensuite que tout compte rendu
+fait par un agent étranger d'une semblable conversation n'avait un
+caractère d'authenticité et d'irréfragabilité que s'il était soumis
+préalablement à celui dont on rapportait les paroles; que lord
+Normanby en <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> avait usé ainsi pour l'entretien du 1<sup>er</sup>
+septembre; que, pour celui du 25 septembre, au contraire, cette
+communication n'avait pas été faite. Le ministre se croyait donc le
+droit de contester que son langage eût été exactement reproduit.
+«J'ose dire, déclarait-il, que si M. l'ambassadeur d'Angleterre
+m'avait fait l'honneur de me communiquer sa dépêche du 25 septembre,
+comme il m'avait communiqué celle du 1<sup>er</sup>, j'aurais parlé autrement
+et peut-être mieux qu'il ne m'a fait parler.» Fallait-il s'attendre
+qu'après avoir démenti un compte rendu inexact, M. Guizot en
+apportât un exact? Non, il ne s'y croyait pas tenu, et il préférait
+laisser une certaine obscurité sur une conversation dans laquelle,
+dès l'origine, il n'avait évidemment pas voulu ou pu être net. «Un
+seul mot, dit-il, sur le fond même de la dépêche. Le 25 septembre,
+Messieurs, toute la situation était changée: M. l'ambassadeur
+d'Angleterre m'apportait la protestation de son gouvernement contre
+le mariage de M. le duc de Montpensier. Cette protestation annonçait
+que le gouvernement anglais ferait tout ce qui dépendrait de lui
+pour empêcher ce mariage. Je recevais en même temps de Madrid des
+nouvelles tout à fait dans le même sens. Un grand effort intérieur
+et extérieur était fait contre le mariage, pour l'empêcher. Je me
+suis senti, le mot n'a rien de blessant pour personne, je me suis
+senti, après avoir reçu cette protestation, en face d'un adversaire,
+et je me suis conduit en conséquence, ne disant rien qui ne fût
+rigoureusement vrai, mais ne me croyant pas obligé à rien dire qui
+nuisît à ma cause ni à mon pays.»</p>
+
+<p>Lord Normanby n'était pas d'humeur à prendre en patience la leçon qui
+venait de lui être donnée. Il y vit une offense publique à relever
+immédiatement, et, dès le lendemain, 6 février, il adressa à lord
+Palmerston une dépêche rédigée <i>ab irato</i>, dans laquelle il disait:
+«Je répète, une fois pour toutes, et dans les termes les plus forts
+dont le langage soit susceptible, que le récit donné par moi est
+la traduction fidèle et littérale de chaque phrase et de chaque
+explication dont M. Guizot s'est servi dans la conversation que nous
+<span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> avons eue ensemble.» Lord Palmerston était trop au courant
+des usages diplomatiques pour ne pas savoir que lord Normanby s'était
+mis dans son tort en ne communiquant pas préalablement sa dépêche à
+M. Guizot, et que celui-ci était dans son droit en contestant, non
+la sincérité, mais l'exactitude du compte rendu<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a><a href="#footnote404" title="Go to footnote 404"><span class="smaller">[404]</span></a>; il aurait donc
+dû calmer son agent. Mais empêcher une mauvaise querelle de naître,
+ce n'était ni dans les habitudes, ni surtout dans la disposition
+actuelle de lord Palmerston; il aima bien mieux s'y jeter lui-même,
+sans se demander ni ce qu'elle valait, ni où elle le conduirait, ni
+comment il pourrait en sortir. Il répondit à lord Normanby, le 11
+février: «Milord, votre dépêche du 6 courant m'est parvenue, et,
+en réponse à cette communication, j'ai à assurer Votre Excellence
+que le gouvernement de Sa Majesté a la plus parfaite confiance dans
+l'exactitude de vos rapports, et que rien de ce qui a été dit à la
+Chambre des députés, le 5 courant, ne peut en aucune façon ébranler
+la conviction du gouvernement de Sa Majesté que le récit, renfermé
+dans votre dépêche du 25 septembre dernier, de ce qui s'est passé
+dans la conversation entre vous et M. Guizot, est entièrement,
+rigoureusement conforme à la vérité.» Le jour même, avant que l'encre
+en fût séchée, il déposait cette réponse avec un extrait de la
+dépêche de lord Normanby, sur le bureau du Parlement<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a><a href="#footnote405" title="Go to footnote 405"><span class="smaller">[405]</span></a>.</p>
+
+<p>Quelques heures après, tous les journaux publiaient les deux pièces.
+C'était précisément ce qu'avait voulu lord Palmerston. Il trouvait
+plaisir à dire tout haut qu'il tenait M. Guizot pour un menteur.
+«Le résultat, disait le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, organe du <i lang="en">Foreign
+office</i>, est qu'à la face des deux nations, M. Guizot est <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span>
+regardé dans l'opinion publique comme un imposteur convaincu
+d'imposture. C'est une position qui n'est pas nouvelle pour lui
+et qu'il peut supporter avec une philosophique indifférence; mais
+certes il n'est personne en Angleterre, ayant la prétention d'être
+un <i lang="en">gentleman</i>, qui se décidât à la subir, et, s'il le faisait,
+il serait certainement frappé d'une déconsidération universelle.»
+Suivant leur habitude, les journaux de M. Thiers firent écho à ceux
+de lord Palmerston. Le <cite>Constitutionnel</cite> ne fut pas moins ardent
+que le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> à accuser M. Guizot «d'avoir abusé, par
+de misérables équivoques, la loyauté de l'ambassadeur anglais»; il
+proclama que l'honneur de la France était intéressé à désavouer un
+ministre «menteur», et surtout il s'appliqua à grossir, à envenimer
+l'incident, toujours dans l'espoir d'en faire sortir une crise
+ministérielle; soulignant ce qui pouvait irriter de part et d'autre
+les amours-propres, il disait à lord Normanby: «Voyez comme M. Guizot
+s'est moqué de vous», et à M. Guizot: «Ne vous apercevez-vous pas que
+lord Normanby et lord Palmerston vous donnent un injurieux démenti?»</p>
+
+<p>La prétention de lord Normanby était que satisfaction publique lui
+fût donnée par M. Guizot, du haut de la tribune<a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a><a href="#footnote406" title="Go to footnote 406"><span class="smaller">[406]</span></a>. Le <cite lang="en">Morning
+Chronicle</cite> invitait ironiquement le ministre français «à rassembler
+tout son courage moral» pour faire cette sorte d'amende honorable.
+Par cette exigence, on se flattait, ou d'imposer à M. Guizot la
+plus mortifiante des humiliations, ou d'obliger Louis-Philippe à se
+séparer de lui. Notre ministre, fort ennuyé de cette querelle qui
+venait compliquer inutilement une situation déjà si difficile, eût
+saisi volontiers toute occasion d'y mettre fin honorablement, et,
+si on le lui eût demandé avec politesse, il n'eût certainement pas
+refusé de déclarer qu'en contestant l'exactitude du compte rendu,
+il n'avait nullement entendu mettre en doute la bonne foi de
+l'ambassadeur<a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a><a href="#footnote407" title="Go to footnote 407"><span class="smaller">[407]</span></a>. Mais à une <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> mise en demeure offensante
+et tapageuse, il estimait que sa dignité ne lui permettait pas
+de répondre. Il garda donc un silence froid. Même attitude dans
+la presse ministérielle. Le <cite>Journal des Débats</cite>, sans discuter
+avec les feuilles palmerstoniennes, se borna à signaler leurs
+emportements et à dénoncer le concours scandaleux que leur donnaient
+le <cite>Constitutionnel</cite> et ses pareils.</p>
+
+<p>Le chef du <i lang="en">Foreign office</i> ne tarda pas à s'apercevoir qu'il n'y
+aurait pas moyen de triompher de cette résistance passive de M.
+Guizot; il commençait d'ailleurs,&mdash;nous l'avons déjà vu,&mdash;à se rendre
+compte que le ministère français était plus solide que M. Thiers
+ne le faisait croire à lord Normanby. Il invita donc ce dernier à
+changer de tactique. «Vous avez dit officiellement, lui écrivit-il
+le 17 février, que l'insinuation de Guizot n'était pas vraie; nous
+avons fait savoir à toute l'Europe que nous vous croyions et que nous
+ne le croyions pas. Que nous faut-il de plus?... Cela, nous avions
+le pouvoir de le faire. Mais nous n'avons pas le pouvoir de forcer
+M. Guizot à des excuses. C'est pourquoi il vaut mieux ne pas nous
+exposer, en les demandant, à être obligés de nous retirer avec un
+refus. Il n'y a pas de raison pour que vous et lui ne continuiez pas
+à faire les affaires ensemble comme par le passé, et la meilleure
+ligne à suivre pour vous, c'est de déclarer que la publication des
+dernières dépêches et les sentiments unanimes du Parlement sur ce
+sujet vous laissent en bonne situation, et que ni votre gouvernement
+ni le Parlement ne demandent que leur opinion soit confirmée par
+aucun aveu de Guizot<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a><a href="#footnote408" title="Go to footnote 408"><span class="smaller">[408]</span></a>.» En même temps, lord Palmerston informait,
+à plusieurs reprises, M. de Sainte-Aulaire, notre ambassadeur à
+Londres, qu'il donnait pleinement raison à lord Normanby; que
+celui-ci serait maintenu à son poste; que si on lui rendait
+impossible de <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> traiter les affaires et si on l'obligeait
+ainsi à quitter Paris, il ne serait pas remplacé; que l'ambassade
+serait alors gérée par un chargé d'affaires, et que les rapports
+diplomatiques seraient mis sur le même pied que ceux de la France et
+de la Russie. Il faisait en sorte que cette dernière éventualité ne
+fût pas ignorée de Louis-Philippe<a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a><a href="#footnote409" title="Go to footnote 409"><span class="smaller">[409]</span></a>.</p>
+
+<p>Une telle situation ne pouvait se prolonger sans péril. À Londres
+même, les esprits les plus posés estimaient qu'en cet état, «la
+moindre difficulté pouvait produire une explosion et amener la
+guerre<a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a><a href="#footnote410" title="Go to footnote 410"><span class="smaller">[410]</span></a>». Comment sortir de là? Il n'y avait pas à compter sur
+la sagesse de lord Normanby; mais restaient les chances que devait
+nous donner sa maladresse passionnée. Elles ne nous firent pas
+défaut. Lady Normanby avait annoncé l'intention de donner un bal le
+19 février; dans les bureaux de l'ambassade, on copia, sans y faire
+attention, les listes des précédentes réceptions, et l'on adressa par
+suite une invitation à M. Guizot. Quand lord Normanby s'en aperçut,
+il craignit que cette démarche ne fût regardée comme une sorte
+d'avance conciliante à laquelle il n'eût pas voulu se prêter, et il
+fit informer M. Guizot que l'invitation lui avait été envoyée par
+méprise, ou, comme il disait, «par le <em>mépris</em> de son secrétaire». Ce
+ne fut pas tout: sous prétexte de rectifier les récits de certains
+journaux, l'ambassadeur fit insérer dans le <cite>Galignani's Messenger</cite>
+une note ainsi conçue: «La vérité semble être qu'une invitation
+avait été envoyée par erreur à M. Guizot, et que celui-ci en a été
+informé; mais il est également vrai, croyons-nous, que M. Guizot en
+a été instruit d'une manière indirecte et sans aucune circonstance
+pouvant lui donner sujet de s'offenser.» Le scandale fut grand. Le
+jour du bal, aucun membre de la cour, du ministère ou de la majorité
+des Chambres ne parut à l'ambassade. Par contre, les députés de
+l'opposition se donnèrent le mot d'ordre d'y aller, pour témoigner
+en faveur de leur allié; on y vit aussi un certain <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> nombre de
+légitimistes auxquels lord Normanby, effrayé du vide qui menaçait de
+se faire dans ses salons, avait envoyé des invitations à la dernière
+heure. Le même soir, il y eut réception au ministère des affaires
+étrangères: l'affluence y fut énorme.</p>
+
+<p>Aux yeux de tous les juges désintéressés, l'ambassadeur d'Angleterre,
+par ce dernier incident, avait mis décidément les torts de son côté.
+«Sa position est insoutenable en France», écrivait de loin M. de
+Metternich<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a><a href="#footnote411" title="Go to footnote 411"><span class="smaller">[411]</span></a>. M. Désages, naguère un peu inquiet du conflit où
+se trouvait engagé son ministre, mandait, plus rassuré, à M. de
+Jarnac: «En définitive, lord Normanby est aujourd'hui, je crois,
+plus embarrassé qu'embarrassant<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a><a href="#footnote412" title="Go to footnote 412"><span class="smaller">[412]</span></a>.» Les Anglais n'étaient pas
+les derniers à se rendre compte de la situation mauvaise où s'était
+mis leur ambassadeur. Dès l'origine, beaucoup d'entre eux avaient
+vu avec déplaisir cette querelle personnelle venant compliquer un
+différend politique dont on commençait à être las<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a><a href="#footnote413" title="Go to footnote 413"><span class="smaller">[413]</span></a>. Ce sentiment
+devint plus vif encore après la sotte histoire du bal. M. Greville
+constatait, le 23 février, que l'impression de dégoût et d'inquiétude
+était générale, sauf peut-être chez lord Palmerston. «Rien n'est plus
+déplorable que l'état de l'affaire, ajoutait-il, et Normanby semble
+entièrement inconscient de la pauvre figure qu'il fait<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a><a href="#footnote414" title="Go to footnote 414"><span class="smaller">[414]</span></a>.» Le
+<cite lang="en">Times</cite> exprimait le mécontentement du public.</p>
+
+<p>Émus de ce mouvement d'opinion, plusieurs des membres du cabinet
+britannique commencèrent à sortir un peu de l'inertie qui d'ordinaire
+leur faisait laisser le champ libre à lord Palmerston; ils se
+préoccupèrent de contenir leur collègue et de mettre au plus vite
+fin à la querelle. Mais, pendant qu'ils s'agitaient et tâtonnaient
+dans ce dessein, le chef du <i lang="en">Foreign office</i>, sans les consulter,
+sans même avertir son premier <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> ministre, lord John Russell,
+qui pourtant dînait chez lui le jour même, fit auprès de M. de
+Sainte-Aulaire une démarche violente qui aggravait singulièrement
+le conflit et qui dépassait ce que lui-même, quelques jours
+auparavant, regardait comme possible; il déclara à l'ambassadeur
+de France que «si lord Normanby ne recevait pas une réparation
+immédiate et satisfaisante, les relations diplomatiques entre
+les deux pays seraient interrompues». Lord Clarendon, informé de
+ce fait par quelqu'un qui venait de voir M. de Sainte-Aulaire,
+alla aussitôt trouver lord John Russell: «Que diriez-vous, lui
+demanda-t-il, si Palmerston avisait Sainte-Aulaire qu'à moins d'une
+réparation offerte à Normanby, toute relation entre la France et
+l'Angleterre cesserait?&mdash;Oh! non, dit lord John, il ne ferait pas
+cela. Je ne pense pas qu'une telle affaire soit à craindre.&mdash;Mais
+il l'a fait, dit Clarendon, la communication a eu lieu, et la seule
+question est de savoir si Sainte-Aulaire en a ou n'en a pas averti
+son gouvernement.» Cette fois, lord John Russell, en dépit de la
+confiance qu'il affectait de témoigner à Palmerston, s'alarma. Sans
+prendre le temps d'avertir ce dernier, il écrivit instantanément à
+M. de Sainte Aulaire, et lui demanda de ne pas transmettre à son
+gouvernement la communication qui lui avait été faite. Cet avis
+arriva à temps; la dépêche n'était pas encore partie. Lord John
+Russell vit ensuite lord Palmerston; lui parla-t-il avec plus de
+fermeté qu'à l'ordinaire? ou bien le trouva-t-il plus docile et
+plus humble, par conscience de ses torts? toujours est-il que le
+chef du <i lang="en">Foreign office</i>, sans paraître se formaliser d'avoir vu sa
+communication contremandée en dehors de lui, se soumit, au moins
+pour le moment, sauf à reprendre sa politique querelleuse plus tard,
+lorsqu'il serait moins surveillé et contenu<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a><a href="#footnote415" title="Go to footnote 415"><span class="smaller">[415]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> Cette nouvelle manière d'être de lord Palmerston se
+manifesta dans une lettre qu'il écrivit, le 23 février, à lord
+Normanby. «Nous sommes très anxieux, lui mandait-il, d'apprendre
+que les différends entre vous et Guizot ont été arrangés d'une
+façon ou d'une autre... Le public ici commence à s'inquiéter de
+ces affaires. Il ne comprend pas bien l'importance qu'ont à Paris
+des choses qui n'en auraient pas autant ici; et il craint que
+des différends personnels n'aient une influence fâcheuse sur les
+différends nationaux qui les ont produits. Vous savez combien ici le
+public est sensitif sur tout sujet qu'il suppose conduire à la guerre...
+Un arrangement est donc très souhaitable, et plus que vous ne
+pouvez vous en apercevoir à Paris.» Le ministre rappelait à son agent
+que, dans un conflit entre un premier ministre et un ambassadeur, ce
+dernier est toujours le plus faible. Il ne lui cachait pas d'ailleurs
+que tout le monde lui donnait tort dans l'affaire du bal, et que
+du moment où l'invitation avait été envoyée, même par erreur, elle
+n'aurait pas dû être retirée. «Le seul point, disait-il en terminant,
+sur lequel quelque chose comme une réparation soit nécessaire, est
+ce que Guizot a dit à la Chambre. À vous parler vrai, cela n'a pas
+été regardé ici comme aussi offensant qu'on semble l'avoir considéré
+à Paris. Sainte-Aulaire dit que Guizot lui assure n'avoir eu aucune
+intention de contester votre véracité. Le meilleur arrangement eût
+été qu'il donnât cette assurance à la tribune, en réponse à une
+question posée par quelque député. Mais probablement le temps est
+passé où cela aurait pu se faire. Ne pourrait-il pas vous le dire
+en présence du Roi intervenant comme pacificateur? Il ne déplairait
+peut-être pas au Roi de jouer ce rôle. Ou bien Guizot pourrait-il
+dire cela au Roi, qui vous le répéterait? Ou bien pourrait-il faire
+cette déclaration à Apponyi, avec mission de vous la rapporter?
+<span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> Tous ces moyens seraient, je pense, possibles. Mais il est
+très désirable que l'affaire soit arrangée<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a><a href="#footnote416" title="Go to footnote 416"><span class="smaller">[416]</span></a>.»</p>
+
+<p>Une telle lettre, si peu en harmonie avec ce qui lui avait été écrit
+jusqu'alors du <i lang="en">Foreign office</i>, était faite pour surprendre et
+désappointer lord Normanby. En tout cas, il dut se dire que du moment
+où lord Palmerston lui-même voyait ainsi les choses, il n'avait plus
+qu'à s'exécuter. Il se résigna donc, fort tristement et la tête
+basse, à aller trouver le comte Apponyi, l'informa qu'il était prêt
+à prendre envers le ministre français l'initiative d'une démarche de
+conciliation et le pria de s'interposer. M. Guizot, de son côté, ne
+demandait qu'à mettre fin à cette querelle personnelle; il accueillit
+bien ces ouvertures, insistant seulement pour qu'il fût bien établi
+que lord Normanby faisait les premiers pas. Suivant un programme
+convenu à l'avance, l'ambassadeur d'Angleterre chargea le comte
+Apponyi d'exprimer à M. Guizot ses regrets, au sujet de l'invitation
+retirée; en réponse, M. Guizot déclara au même intermédiaire n'avoir
+point eu l'intention, dans son discours à la Chambre, d'inculper la
+bonne foi et la véracité de l'ambassadeur; puis, le 27 février, tous
+deux se rencontrèrent chez le comte Apponyi et se serrèrent la main.
+«Messieurs, leur dit l'ambassadeur d'Autriche, je suis charmé de vous
+voir réunis chez moi, et je vous remercie de la confiance dont vous
+m'avez honoré l'un et l'autre.» M. Guizot, se tournant vers lord
+Normanby, lui tint ce langage: «Mylord, après ce que M. l'ambassadeur
+d'Autriche m'a fait l'honneur de me dire de votre part et ce que je
+lui ai répondu, ce qui conviendra le mieux, je pense, à vous comme
+à moi, c'est que nous n'en parlions plus.&mdash;Certainement», répondit
+l'ambassadeur. Ils s'assirent, causèrent du froid, du vent d'est,
+des travaux des Chambres, de l'Irlande, des emprunts, du maïs, des
+pommes de terre. Au bout de dix minutes, M. Guizot se retira<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a><a href="#footnote417" title="Go to footnote 417"><span class="smaller">[417]</span></a>.
+Une note sommaire <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> fit connaître au public les conditions du
+rapprochement. Peu de jours après, lord Normanby vint entretenir M.
+Guizot de l'affaire de la Plata, et le ministre dîna à l'ambassade.
+Les relations étaient rétablies, du moins en apparence.</p>
+
+<p>À Paris, les amis de M. Guizot trouvèrent, non sans raison, que
+l'affaire s'était terminée à son avantage<a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a><a href="#footnote418" title="Go to footnote 418"><span class="smaller">[418]</span></a>. À Londres, on ne
+put s'empêcher de remarquer combien la conclusion était différente
+des prétentions premières de lord Normanby. «Celui-ci, écrivait
+lord Howden, a été comme le mois de mars, arrivant comme un lion et
+s'en allant comme un agneau.» M. Greville déclarait que «la fin de
+cette triste querelle avait répondu au commencement, et que rien
+n'était plus misérable que la réconciliation<a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a><a href="#footnote419" title="Go to footnote 419"><span class="smaller">[419]</span></a>». Lord Normanby
+avait conscience de la figure un peu piteuse qu'il faisait; aussi
+les lettres qu'il écrivait à Londres étaient-elles pleines de
+récriminations contre son gouvernement qui ne l'avait pas soutenu,
+contre ses amis «plus que candides», qui s'étaient effarouchés de sa
+conduite<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a><a href="#footnote420" title="Go to footnote 420"><span class="smaller">[420]</span></a>. Lord Palmerston tâcha de le consoler. «Je ne suis pas
+surpris, lui mandait-il, que vous soyez ennuyé de la <em>candeur</em> de
+nos amis communs; mais c'est un mal inséparable de la vie publique...
+La tendance des meilleurs amis est toujours de penser qu'on a
+trop fait quand il s'élève des difficultés par suite de ce qui a
+été fait, ou, au contraire, qu'on a trop peu tenté quand il s'élève
+des difficultés par suite de ce qui a été omis... C'est toutefois
+le devoir de ceux qui ont charge de diriger un service, de soutenir
+leurs collaborateurs au milieu des difficultés auxquelles ils peuvent
+être exposés. Et soyez assuré que je ferai toujours ainsi. C'est pour
+moi la condition <i lang="la">sine qua non</i> de la coopération qu'on peut attendre
+d'hommes d'honneur<a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a><a href="#footnote421" title="Go to footnote 421"><span class="smaller">[421]</span></a>.» Lord Normanby pardonna-t-il à ceux de ses
+amis <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> qui l'avaient abandonné? En tout cas, il ne devait
+jamais pardonner à M. Guizot l'avantage que celui-ci avait eu sur lui
+en cette affaire. Jusqu'à la révolution de Février, il restera, plus
+que jamais, en connivence active avec notre opposition, et telle sera
+sa conduite que les Anglais pourront l'accuser d'avoir contribué au
+renversement de la monarchie de Juillet<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a><a href="#footnote422" title="Go to footnote 422"><span class="smaller">[422]</span></a>.</p>
+
+<h4>VIII</h4>
+
+<p>Si occupé que fût lord Palmerston de ce qui se passait en France, et
+de la campagne qu'il y menait avec le concours de notre opposition,
+il ne perdait pas de vue le reste de l'Europe et ne cessait pas
+d'agir auprès des autres puissances. On sait quels efforts il avait
+faits, dès le début du conflit, pour mettre dans son jeu l'Autriche,
+la Prusse et la Russie. Il les avait d'abord invitées, en septembre
+1846, à protester avec lui contre le mariage annoncé et non encore
+célébré de l'Infante; le fait accompli, il les avait pressées,
+en octobre et novembre, de déclarer, dans un protocole signé à
+quatre, que les enfants à naître de cette union seraient déchus de
+leurs droits successoraux, à la couronne d'Espagne; chaque fois il
+avait échoué. Non découragé par ce double insuccès, il revint à la
+charge en janvier 1847. Sa prétention, toujours la même au fond, se
+faisait plus modeste dans la forme. Il demandait que chacune des
+trois cours lui donnât séparément son avis sur les droits éventuels
+des descendants de l'Infante. Cet avis, il l'avait déjà obtenu,
+à peu près tel qu'il le désirait, du gouvernement de Berlin, en
+octobre 1846. Ne pouvait-on décider les cabinets de Vienne et de
+Saint-Pétersbourg à en faire autant? Sans doute, cette demande était
+assez anormale; il n'est guère dans l'usage des chancelleries de se
+prononcer ainsi, par voie de consultation <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> doctrinale, sur
+des hypothèses qui ne se réaliseront peut-être pas. Mais, à entendre
+le ministre anglais, cette mesure préventive n'avait pas pour but
+de commencer la bataille avant l'heure; elle devait, au contraire,
+assurer le maintien de la paix; le gouvernement français, averti
+à l'avance des dangers auxquels l'exposerait telle éventualité,
+s'arrangerait pour qu'elle ne se réalisât pas. Lord Palmerston
+donnait, en outre, à entendre, pour amadouer les trois cours,
+qu'elles serviraient par là les intérêts du comte de Montemolin, et
+il se répandait en éloges de ce prince, déclarant que, «s'il l'avait
+connu plus tôt, il se serait conduit autrement<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a><a href="#footnote423" title="Go to footnote 423"><span class="smaller">[423]</span></a>».</p>
+
+<p>Comme j'ai déjà eu l'occasion de le faire remarquer, la clef de la
+situation était à Vienne. Lord Ponsonby s'y démenait avec un zèle
+passionné. En toutes circonstances, il trahissait son animosité
+contre la France et ne prenait même pas la peine de la cacher à
+notre ambassadeur, le comte de Flahault, bien qu'il fût avec lui en
+bons rapports personnels. Ce dernier écrivait à M. Guizot, le 22
+janvier 1847: «Ponsonby me disait l'autre jour que le discours de
+la Reine contiendrait un paragraphe fort sévère sur les mariages
+espagnols<a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a><a href="#footnote424" title="Go to footnote 424"><span class="smaller">[424]</span></a>, que la guerre était très probable; que, du reste,
+lors même que cette difficulté ne se fût pas élevée, il s'en serait
+présenté d'autres qui auraient eu les mêmes conséquences; que la
+France et l'Angleterre étaient comme deux belles dames qui se
+rencontrent dans un salon; elles se font la révérence, se disent
+des politesses, mais sont toujours prêtes, à la première occasion,
+à se prendre aux cheveux (<i lang="en">pull on another's cap</i>)<a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a><a href="#footnote425" title="Go to footnote 425"><span class="smaller">[425]</span></a>.» En même
+temps, pour gagner les bonnes grâces de M. de Metternich, lord
+Ponsonby affectait d'entrer dans toutes ses idées, même les plus
+rétrogrades<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a><a href="#footnote426" title="Go to footnote 426"><span class="smaller">[426]</span></a>. Le chancelier, visiblement flatté d'être <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span>
+ainsi courtisé, trouvait toutes sortes de qualités à l'ambassadeur
+d'Angleterre<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a><a href="#footnote427" title="Go to footnote 427"><span class="smaller">[427]</span></a>.</p>
+
+<p>Le gouvernement français, informé du mouvement que se donnait
+la diplomatie anglaise à Vienne, ne laissait pas que d'en être
+préoccupé<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a><a href="#footnote428" title="Go to footnote 428"><span class="smaller">[428]</span></a>. De son côté, il n'était pas inactif. Il chargeait
+M. Giraud, légiste et historien distingué, de faire, sur le <em>Traité
+d'Utrecht</em>, un livre qui était la réfutation savante de la thèse
+anglaise: ce livre, traduit aussitôt en allemand, fut envoyé aux
+diverses chancelleries. Et surtout il ne se lassait pas, dans ses
+lettres à M. de Flahault, de développer les idées qu'il lui avait
+indiquées dès le début et qu'il savait être de nature à faire le plus
+d'impression sur M. de Metternich. «La France, lui écrivait-il, a
+besoin que l'Espagne soit pacifiée, monarchique et conservatrice. La
+France veut être tranquille de ce côté. À cette condition seulement,
+elle peut employer sur d'autres points son influence pour le maintien
+des mêmes principes. L'Autriche, surtout, a besoin que la France
+continue à soutenir la politique de conservation. Elle a besoin du
+concours, de l'action morale de la France, en Italie, en Suisse.
+Ressusciter à notre porte, en Espagne, l'état révolutionnaire,
+c'est ôter à la France non seulement tout moyen, mais peut-être
+toute envie de persévérer ailleurs dans cette politique. Si le
+désordre renaît en Espagne, il peut naître <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> en Italie. Est-ce
+l'Angleterre qui y portera remède? N'est-ce pas la France, la France
+seule, qui le peut et le veut aujourd'hui? Le prince de Metternich
+mettra-t-il en jeu le repos de l'Europe, pour servir la rancune de
+lord Palmerston?» M. Guizot ajoutait, dans une autre lettre, quelques
+semaines plus tard: «Lord Palmerston est voué à la politique remuante
+et révolutionnaire. C'est son caractère: c'est aussi sa situation.
+Partout ou à peu près partout, il prend l'esprit d'opposition et
+de révolution pour point d'appui et pour levier. M. de Metternich
+sait, à coup sûr, aussi bien que moi, à quel point, en Portugal, en
+Espagne, en Grèce, lord Palmerston est déjà engagé dans ce sens-là.
+Nous, au contraire, nous sommes de plus en plus conduits, par nos
+intérêts intérieurs et extérieurs bien entendus, à nous appuyer sur
+l'esprit d'ordre, de gouvernement régulier et de conservation<a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a><a href="#footnote429" title="Go to footnote 429"><span class="smaller">[429]</span></a>.»</p>
+
+<p>En présence des événements chaque jour plus graves de Suisse et
+d'Italie, de semblables considérations paraissaient décisives à M.
+de Metternich. Aussi, tout en témoignant beaucoup d'amitié à lord
+Ponsonby, le chancelier ne se laissait-il pas ébranler par ses
+instances, ni attirer hors du terrain où il avait pris possession
+dès le début. Le 19 janvier 1847, lord Palmerston lui avait demandé,
+dans une note officielle, «de vouloir bien s'expliquer sur la valeur
+qu'il reconnaissait aux traités de 1713, 1715 et 1725 et à leurs
+annexes, et de vouloir bien déclarer si, en vertu de ces différents
+actes et en conséquence de son mariage avec le duc de Montpensier,
+l'Infante et ses descendants n'avaient pas perdu leurs droits à la
+succession de la couronne d'Espagne». M. de Metternich répondit, le
+23 janvier, également par une note. Il commençait par y établir «que
+l'attitude prise par la Cour impériale prouvait qu'elle reconnaissait
+la validité de tous les actes cités dans la note anglaise et
+particulièrement de celui qui en est le complément et le moyen
+d'exécution, la Pragmatique de Philippe V, établissant, en Espagne,
+la succession masculine; que, <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> sans l'abolition de cette
+Pragmatique, le mariage de l'Infante avec M. le duc de Montpensier
+eût été un événement sans importance; que, quant aux enfants nés de
+ce mariage, ils ne pourraient élever de prétentions à la couronne
+qu'en vertu du droit paternel ou maternel; que le droit paternel ne
+saurait exister, le chef de la branche d'Orléans y ayant renoncé pour
+lui et ses descendants; que le droit maternel ne saurait exister
+aux yeux des puissances qui n'avaient pas reconnu le testament
+de Ferdinand VII, maintenaient la validité de la Pragmatique de
+Philippe V et ne reconnaissaient pas par conséquent les droits de
+l'Infante<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a><a href="#footnote430" title="Go to footnote 430"><span class="smaller">[430]</span></a>». Cette réponse n'était pas pour satisfaire lord
+Palmerston; il ne pouvait s'armer contre nous d'un avis qui tendait à
+contester le droit de la reine Isabelle elle-même. Ce qu'il lui eût
+fallu, ce n'était pas une déclaration d'incapacité générale fondée
+sur l'exclusion de toute succession féminine, mais une déclaration
+d'incapacité spéciale fondée, sur le mariage de l'Infante avec le
+duc de Montpensier. Sur le moment, le gouvernement français ne
+connut ni la note de lord Palmerston, ni la réponse du cabinet de
+Vienne. Mais, dans la seconde moitié de février, M. de Metternich,
+voulant nous donner «une marque de sa confiance» et un gage de ses
+bonnes dispositions, se décida à nous communiquer, «sous le sceau du
+secret», les notes échangées; il eut soin de faire ressortir que, par
+sa réponse, il avait refusé de se placer sur le terrain où l'appelait
+lord Palmerston, qu'il avait «pris position <em>à côté</em> de la question
+irritante», et il se dit résolu à «maintenir cette attitude<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a><a href="#footnote431" title="Go to footnote 431"><span class="smaller">[431]</span></a>».
+Notre gouvernement n'en demandait pas davantage.</p>
+
+<p>Lord Ponsonby, cependant, n'abandonnait pas la partie. Sa fiévreuse
+activité tenait sans cesse en éveil la diplomatie française, <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span>
+et celle-ci se demandait parfois s'il ne parviendrait pas à faire
+tomber M. de Metternich dans quelque piège. Un jour, par exemple,
+vers la fin de février, il vint dire au chancelier: «Auriez-vous
+objection à répondre par oui ou par non à la question suivante?»
+Et alors, tirant de sa poche un petit papier, il commença à lire:
+«Voulez-vous concourir à la déclaration...» Ici, le prince l'arrêta
+et lui demanda: «Qu'entendez-vous par <em>déclaration</em>? Est-ce une
+déclaration faite en commun ou que chacun fera de son côté?»&mdash;«Vous
+avez raison, répliqua Ponsonby; effaçons <em>déclaration</em> et mettons
+<em>opinion</em>. Partagez-vous l'opinion que les descendants du duc de
+Montpensier et de l'Infante n'ont pas de droits à hériter de la
+couronne d'Espagne?»&mdash;«Oui», répondit le chancelier<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a><a href="#footnote432" title="Go to footnote 432"><span class="smaller">[432]</span></a>. On voit
+tout de suite quelle avait été la man&oelig;uvre de l'ambassadeur,
+en demandant qu'il fût répondu par oui ou par non. Si M. de
+Metternich eût motivé son <em>oui</em>, on eût vu qu'il était fondé non
+sur la prétendue incapacité que la diplomatie britannique faisait
+résulter du mariage avec le duc de Montpensier, mais sur l'exclusion
+générale de toute succession féminine; c'est ce qui avait été dit
+expressément dans la note du 23 janvier. Le <em>oui</em> non motivé prêtait
+à l'équivoque. Quand M. de Metternich raconta cette conversation à
+M. de Flahault, celui-ci signala, non sans émotion, le parti que la
+diplomatie anglaise pouvait en tirer. Le chancelier le rassura; il
+protesta, à plusieurs reprises, qu'il ne se laisserait pas jouer,
+que son <em>oui</em> ne changeait rien à l'attitude prise par lui dans la
+note du 23 janvier, que, si le cabinet de Londres voulait en abuser,
+il lui opposerait un démenti et renouvellerait ses déclarations
+antérieures<a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a><a href="#footnote433" title="Go to footnote 433"><span class="smaller">[433]</span></a>. Ces assurances finirent par dissiper entièrement
+les inquiétudes, un moment assez vives, de M. de Flahault. «Je
+crois, écrivit-il, le 5 mars, à M. Guizot, le prince de Metternich
+aujourd'hui décidé à ne pas sortir de l'attitude qu'il a prise
+<span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> dans la question espagnole; mais j'ai eu quelques moments
+d'anxiété.» Et dans une autre lettre, en date du 9 mars, après avoir
+rappelé les rédactions plus «astucieuses» les unes que les autres,
+présentées par lord Ponsonby, pour écarter la duchesse de Montpensier
+et ses enfants, il ajoutait: «Il faut en convenir, il m'a fait passer
+par de rudes moments<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a><a href="#footnote434" title="Go to footnote 434"><span class="smaller">[434]</span></a>.»</p>
+
+<p>Lord Palmerston fut-il averti des dispositions de M. de Metternich?
+Toujours est-il qu'il ne chercha pas à exploiter le <em>oui</em> obtenu par
+son ambassadeur. Bien au contraire, il envoya à ce dernier une lettre
+où il constatait que décidément le cabinet de Vienne ne voulait
+pas se réunir au gouvernement anglais dans l'affaire du mariage;
+«s'il en est ainsi, ajoutait-il, non sans dépit, il faudra bien
+s'en passer<a id="footnotetag435" name="footnotetag435"></a><a href="#footnote435" title="Go to footnote 435"><span class="smaller">[435]</span></a>». Quelques jours auparavant, il écrivait à lord
+Normanby: «Nous devons, je suppose, regarder Metternich comme étant
+passé maintenant tout à fait du côté de la France<a id="footnotetag436" name="footnotetag436"></a><a href="#footnote436" title="Go to footnote 436"><span class="smaller">[436]</span></a>.» De son côté,
+M. de Metternich était décidé à ne plus accepter de conversations
+sur ce sujet. Il écrivait à ce propos, le 19 avril 1847, au comte
+Apponyi: «Je sais tirer une ligne entre les questions qui, pour
+nous, sont tranchées et celles qui ne le sont pas. Lord Palmerston
+voudrait nous engager dans une discussion dont nous ne voulons pas.
+Nous avons clairement défini et énoncé notre attitude, et nous
+entendons n'y rien changer. Lord Palmerston a dit à lord Ponsonby
+<em>qu'avec le cabinet autrichien il n'y a rien à faire; qu'il fallait
+donc s'en passer</em>. La question ainsi posée, ce n'est pas à nous qu'il
+appartiendrait d'y revenir<a id="footnotetag437" name="footnotetag437"></a><a href="#footnote437" title="Go to footnote 437"><span class="smaller">[437]</span></a>.»</p>
+
+<p>La diplomatie britannique était-elle plus heureuse à Berlin? Là,
+sans doute, on continuait à être mal disposé pour la monarchie de
+Juillet; le ministre des affaires étrangères, M. de Canitz, dans ses
+conversations, tenait, sur la question espagnole, un langage qui,
+trop souvent, était de nature à ne pas nous satisfaire; de Londres
+et de Paris, MM. de Bunsen et d'Arnim pressaient <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> plus
+vivement que jamais leur gouvernement de s'unir à l'Angleterre<a id="footnotetag438" name="footnotetag438"></a><a href="#footnote438" title="Go to footnote 438"><span class="smaller">[438]</span></a>;
+les journaux prussiens étaient fort aigres sur la France; mais,
+pas plus qu'en octobre et en novembre, Frédéric-Guillaume IV ne se
+décidait à prendre nettement parti. Il eût évidemment moins hésité
+à marcher avec l'Angleterre, si l'Autriche se fût déterminée à le
+suivre dans cette voie: il essaya de l'entraîner. Le 6 mars 1847,
+le baron de Canitz adressa à Vienne une longue communication où il
+exprimait, au nom de son maître, le désir non seulement qu'il y
+eût une entente parfaite entre les deux cours allemandes, mais que
+cette entente fût rendue plus manifeste aux yeux de toute l'Europe;
+puis, examinant, à ce point de vue, la conduite à suivre par ces
+deux cours envers les autres puissances, il se montrait partial pour
+l'Angleterre et peu favorable à la France. M. de Metternich, dans
+sa réponse, se proclama non moins désireux de maintenir l'accord de
+l'Autriche et de la Prusse: seulement, jetant à son tour un regard
+sur les positions prises par les deux puissances occidentales, il
+marqua sa préférence pour la France qui lui paraissait actuellement
+moins engagée dans la politique révolutionnaire: «Elle soutient,
+dit-il en résumé, les principes conservateurs en Suisse, en Italie,
+en Espagne, et, sur ces points, c'est avec elle que les trois
+puissances de l'Est peuvent s'entendre; l'Angleterre, au contraire,
+cherche à y faire prévaloir le radicalisme le plus avancé<a id="footnotetag439" name="footnotetag439"></a><a href="#footnote439" title="Go to footnote 439"><span class="smaller">[439]</span></a>.»</p>
+
+<p>Avant même d'être informé par M. de Metternich de cette tentative
+du cabinet prussien, M. Guizot, impatienté de l'hostilité sourde
+qui se perpétuait à Berlin, s'était décidé à y parler plus haut et
+plus ferme qu'il n'avait fait jusqu'alors. Il adressa, le 8 mars
+1847, au marquis de Dalmatie, une lettre <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> où il appréciait
+sévèrement la conduite de la Prusse et expliquait comment cette
+conduite obligeait la France à se montrer «réservée et même un
+peu froide». «Grâce à Dieu, disait-il, nous avons, dans notre
+politique extérieure, les mains assez fortes et assez libres pour
+ne nous montrer bienveillants que là où nous rencontrons de la
+bienveillance.» Il engageait notre représentant à faire lire cette
+lettre à M. de Canitz et même au roi Frédéric-Guillaume<a id="footnotetag440" name="footnotetag440"></a><a href="#footnote440" title="Go to footnote 440"><span class="smaller">[440]</span></a>.
+Le ministre prussien, intimidé par ce langage, répondit par une
+apologie, en forme d'excuse, de sa conduite passée, et par des
+protestations empressées de bon vouloir pour l'avenir: il affirmait
+n'avoir pris aucun engagement envers lord Palmerston et être
+absolument libre de reconnaître demain la duchesse de Montpensier
+si elle était appelée au trône. «Non, ajouta-t-il, nous ne faisons
+pas de la politique anglaise. Nous avons donné à Londres notre
+avis pur et simple, parce qu'on nous le demandait; mais, quand on
+nous a demandé une protestation, nous avons refusé... Loin d'être
+malveillants pour la France, notre politique est d'être avec elle en
+termes de bonne harmonie et d'amitié.» Et il faisait valoir qu'en ce
+moment même, dans les affaires de Grèce, il refusait de marcher avec
+l'Angleterre<a id="footnotetag441" name="footnotetag441"></a><a href="#footnote441" title="Go to footnote 441"><span class="smaller">[441]</span></a>. Cette humble réponse n'était pas pour disposer
+notre gouvernement à tenir grand compte du cabinet prussien. «Preuve
+de plus, écrivait M. Guizot, qu'il convient de parler ferme à Berlin
+et même un peu haut, et que cette attitude y fait plus d'effet
+que la douceur<a id="footnotetag442" name="footnotetag442"></a><a href="#footnote442" title="Go to footnote 442"><span class="smaller">[442]</span></a>.» En tout cas, il était désormais certain que
+Frédéric-Guillaume, retenu par l'Autriche et intimidé par la France,
+n'oserait pas prendre ouvertement parti pour l'Angleterre. Aussi,
+M. de Metternich, dans cette dépêche déjà citée, du 19 avril, où
+il déclarait, pour son compte, ne plus vouloir entendre parler
+des propositions de lord Palmerston sur les affaires espagnoles,
+ajoutait: «J'ai <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> la conviction que ce sentiment prédomine
+aujourd'hui également, à Berlin, sur un moment d'entraînement dont il
+faut regarder M. de Bunsen comme ayant été le point de départ et la
+cheville ouvrière<a id="footnotetag443" name="footnotetag443"></a><a href="#footnote443" title="Go to footnote 443"><span class="smaller">[443]</span></a>.»</p>
+
+<p>Quant à la Russie, le cabinet français pouvait être plus tranquille
+encore: elle persistait, en dépit des instances de lord Palmerston,
+dans son attitude de réserve, attentive à régler sa conduite d'après
+celle de l'Autriche. Bien plus, on eût dit qu'elle cherchait
+alors à nous être agréable. Au commencement de 1847, par suite de
+circonstances qui seront exposées ailleurs, une crise financière et
+monétaire assez aiguë sévissait à Paris, et la Banque de France avait
+vu sa réserve métallique baisser dans des proportions alarmantes. On
+cherchait, sans les trouver toujours, les moyens de remédier à cette
+baisse, quand, le 17 mars, l'empereur de Russie fit spontanément
+offrir à la Banque, par l'intermédiaire du ministre des affaires
+étrangères, d'acheter, au cours moyen de la Bourse du 11 mars, soit à
+115 fr. 75, des inscriptions de rente 5 pour 100 pour un capital de
+50 millions payables en numéraire. La proposition fut acceptée avec
+empressement. Tenue secrète jusqu'au dernier moment, la convention
+fit grand bruit quand elle fut connue. L'effet matériel et moral
+fut considérable et contribua beaucoup à améliorer la situation
+financière de la place de Paris. Sans doute, en agissant ainsi, le
+Czar faisait une bonne affaire; il devait bénéficier de la hausse
+qu'il contribuait à produire, et de plus la Russie était assurée de
+retrouver prochainement, par ses exportations de grains, le numéraire
+qu'elle versait à notre Banque. Mais cette opération n'en rendait
+pas moins un service signalé à la France, et témoignait d'une grande
+confiance dans son crédit. Or, quelque temps auparavant, l'empereur
+Nicolas se fût systématiquement refusé à lui rendre ce service
+et à lui montrer cette confiance. Il semblait qu'il y eût là une
+disposition nouvelle. Les autres cours en furent très surprises.
+M. de Metternich ne voulut pas tout d'abord y croire<a id="footnotetag444" name="footnotetag444"></a><a href="#footnote444" title="Go to footnote 444"><span class="smaller">[444]</span></a>. C'était
+<span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> surtout pour les cabinets anglais et prussien que cet
+incident renfermait une leçon. Notre gouvernement ne manqua pas de
+la mettre en lumière. M. Guizot écrivait à ce propos, le 20 mars, au
+marquis de Dalmatie: «Il y a de la coquetterie dans l'air, en Europe,
+et nous avons quelque droit de dire qu'on en fait envers nous plus
+que nous n'en faisons nous-mêmes... Il est bon qu'on voie, à Berlin
+et à Londres spécialement, que nous n'avons pas besoin de nous remuer
+ni de parler beaucoup, pour qu'on ait envie, ailleurs, d'être bien
+avec nous et pour qu'on nous le montre<a id="footnotetag445" name="footnotetag445"></a><a href="#footnote445" title="Go to footnote 445"><span class="smaller">[445]</span></a>.» Quelques jours après,
+M. Désages, dans une lettre à M. de Jarnac, notre chargé d'affaires
+à Londres, donnait à entendre que si lord Palmerston continuait à
+creuser l'abîme entre la France et l'Angleterre, cela pourrait bien
+nous amener à nous rapprocher de la Russie; il indiquait que celle-ci
+nous faisait, depuis quelque temps, certaines avances. «On compte
+trop autour de nous, ajoutait-il, sur la puissance et la durée des
+antipathies dans les régions supérieures. Ce qui était absolument
+vrai, sous ce rapport, il y a quinze, ou dix, ou même encore cinq
+ans, est déjà moins vrai, moins pratiquement vrai aujourd'hui, si
+je puis ainsi parler. Le temps marche et modifie plus ou moins
+toutes choses en marchant. Dites-moi si l'Europe est aujourd'hui
+ce qu'elle était hier. Bien habile, à coup sûr, serait celui qui
+pourrait dire ce qu'elle serait demain<a id="footnotetag446" name="footnotetag446"></a><a href="#footnote446" title="Go to footnote 446"><span class="smaller">[446]</span></a>.» Quoi qu'il en fût des
+perspectives que faisait entrevoir M. Désages, il était du moins
+tout à fait acquis qu'à Saint-Pétersbourg, comme à Vienne et même à
+Berlin, on refusait à lord Palmerston le concours qu'il demandait.
+La campagne diplomatique que celui-ci venait de poursuivre, avec
+tant d'obstination, pour réunir de nouveau l'Europe contre la France
+isolée, cette campagne avait définitivement échoué: il n'en devait
+plus être question.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> IX</h4>
+
+<p>L'affaire des mariages espagnols n'a été pour lord Palmerston qu'une
+suite de déceptions et de mortifications. Au début, en prenant le
+pouvoir, il veut réagir contre les prétendues défaillances de lord
+Aberdeen et cherche, par des menées souterraines, à faire prévaloir
+à Madrid une solution contraire à la nôtre; au bout de quelques
+semaines, il est surpris par la nouvelle de l'accord conclu entre
+la France et la cour d'Espagne. Ce premier échec subi, il se flatte
+de provoquer assez de troubles, de produire assez d'intimidation,
+de susciter assez de difficultés pour empêcher ou tout au moins
+retarder le mariage de l'Infante; mais les deux mariages sont
+célébrés tranquillement au jour fixé. Dès lors, il aspire à se
+venger, d'une part, en obligeant Louis-Philippe et le parlement
+français à sacrifier M. Guizot; d'autre part, en décidant les autres
+puissances à s'unir à lui contre la France; toujours même insuccès.
+Ni Louis-Philippe ni le parlement français ne se laissent effrayer ou
+égarer; des débats qui s'engagent, M. Guizot sort plus fort qu'il n'a
+jamais été; sa majorité est nombreuse, compacte, pleine d'entrain,
+fière de la figure que fait son chef. Quant aux autres puissances,
+elles refusent avec persistance de s'associer à la politique
+britannique, et témoignent de la confiance que leur inspire le
+cabinet de Paris, du désir qu'elles ont de s'entendre avec lui; c'est
+le ministre anglais qui leur devient suspect et l'Angleterre qui
+est menacée de se trouver isolée. L'impression générale du moment,
+au dedans et au dehors, aussi bien chez ceux qui s'en félicitent
+que chez ceux qui s'en attristent, est donc que, dans cette grande
+partie, lord Palmerston a tout le temps mal joué et qu'il a perdu;
+que M. Guizot, au contraire, a bien joué et qu'il a gagné. La France
+paraissait avoir pris, contre l'Angleterre, sa revanche de 1840. À
+considérer les choses du point de vue de l'histoire, cette <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span>
+impression se confirme-t-elle? Quel jugement convient-il de porter
+aujourd'hui sur la politique suivie par Louis-Philippe et M. Guizot,
+dans l'affaire des mariages espagnols?</p>
+
+<p>D'abord, il est une première question qui peut être considérée comme
+résolue, celle de la loyauté. L'accusation de tromperie préméditée et
+ambitieuse, portée contre le gouvernement du Roi, ne tient pas debout
+devant les faits tels qu'ils sont maintenant connus. Il ne peut plus
+être nié que les promesses faites à Eu, relativement à l'époque du
+mariage de l'Infante, nous obligeaient seulement dans la mesure où
+le cabinet de Londres resterait lui-même fidèle aux engagements qui
+étaient la contre-partie des nôtres; que cet accord synallagmatique,
+maintenu pendant le ministère de lord Aberdeen, a été rompu par lord
+Palmerston aussitôt son avènement, et que notre liberté nous a été
+ainsi rendue; il est manifeste également que, loin d'avoir désiré
+reprendre cette liberté, nous nous en sommes servis à contre-c&oelig;ur,
+à la dernière extrémité, quand l'Espagne nous y a contraints et quand
+nous n'avons plus vu d'autre moyen d'empêcher le succès des menées
+britanniques. Notre droit était donc incontestable. Il est seulement
+à regretter qu'en en faisant usage, le gouvernement français n'ait
+pas mieux prévenu la méprise qui a fait douter sincèrement de sa
+bonne foi, à beaucoup d'esprits en Angleterre, particulièrement à la
+reine Victoria. Cela ne met plus en cause sa loyauté, mais cela peut,
+dans une certaine mesure, mettre en doute son habileté.</p>
+
+<p>Cette habileté, du reste, a été contestée d'une façon beaucoup plus
+générale. À entendre les critiques, toute notre politique, en cette
+affaire, aurait reposé sur une grosse erreur; en attachant autant
+d'importance à la question de savoir qui épouserait la reine Isabelle
+et sa s&oelig;ur, le gouvernement français aurait méconnu deux grands
+changements survenus depuis le dix-huitième siècle: il aurait oublié,
+d'abord, que l'Espagne affaiblie était désormais incapable de jouer
+un rôle en Europe et d'être pour nous une alliée vraiment secourable;
+ensuite, qu'avec le développement et la prépondérance du sentiment
+national dans les États modernes, les parentés royales ne pouvaient
+<span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> plus avoir la même influence qu'autrefois sur la direction
+de la politique. Ne semble-t-il pas, en effet, que les événements
+aient donné presque aussitôt une leçon,&mdash;leçon d'une ironie
+tragique,&mdash;à ceux qui croyaient d'un intérêt si capital d'unir par un
+nouveau mariage les Bourbons d'Espagne et ceux de France? Dix-huit
+mois après la célébration de ce mariage, les Bourbons n'étaient plus
+sur le trône de France, et ils n'y sont pas encore remontés. Au bout
+de quelques années, ils étaient aussi chassés de Madrid; ils y sont
+revenus depuis, mais, par un étrange hasard, leur restauration s'est
+trouvée aboutir à la régence d'une archiduchesse d'Autriche. On ne
+reproche pas seulement aux mariages espagnols d'avoir été sans profit
+pour la France, on leur reproche d'avoir eu des suites fâcheuses; on
+soutient qu'ils ont faussé, bouleversé notre politique extérieure,
+en brisant l'entente cordiale avec l'Angleterre, en nous exposant
+à l'animosité implacable de lord Palmerston, en nous mettant à la
+discrétion des cours continentales, et cela à un moment où l'Europe
+allait se trouver aux prises avec les problèmes les plus difficiles
+et les plus dangereux. Bien plus, en voyant la catastrophe de Février
+suivre de si près les mariages, on prétend établir entre les deux
+faits quelque chose comme une relation d'effet à cause; il a été,
+pendant quelque temps, de langage courant outre-Manche, de montrer
+dans la chute de Louis-Philippe la conséquence fatale et le châtiment
+mérité de sa conduite en Espagne<a id="footnotetag447" name="footnotetag447"></a><a href="#footnote447" title="Go to footnote 447"><span class="smaller">[447]</span></a>.</p>
+
+<p>Que faut-il penser de ces critiques? Il est possible que, par
+fidélité à certaines traditions et sous l'empire de certains
+souvenirs, le gouvernement français se soit un peu exagéré l'avantage
+qu'il y avait pour lui à ce que le mari de la Reine et celui de
+sa s&oelig;ur fussent choisis dans telle famille. M. Guizot lui-même
+a avoué plus tard, à ce sujet, «qu'il s'était surpris parfois en
+flagrant délit d'anachronisme, et mettant à certaines choses, soit
+pour les désirer, soit pour les craindre, une importance <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span>
+qu'elles n'avaient plus<a id="footnotetag448" name="footnotetag448"></a><a href="#footnote448" title="Go to footnote 448"><span class="smaller">[448]</span></a>». Toutefois, ce serait une grosse
+erreur de ne voir dans la conduite suivie alors par le gouvernement
+français que cette préoccupation matrimoniale. Au fond de sa
+politique, il y avait une idée beaucoup plus large, qui, celle-là,
+était conforme aux intérêts permanents du pays et que n'avaient
+nullement affaiblie les transformations survenues depuis la guerre
+de la succession d'Autriche et le Pacte de famille: c'était l'idée
+que l'Espagne devait, pour notre sécurité européenne, être notre
+alliée et un peu notre cliente, que surtout elle ne pouvait,
+sans péril pour nous, être soumise à l'influence de nos ennemis
+ou de nos rivaux. Or, n'était-il pas évident que lord Palmerston
+prétendait éloigner l'Espagne de la France et la faire passer dans
+l'orbite de l'Angleterre? Par l'effet des circonstances, la question
+matrimoniale se trouvait être celle où devait se décider ce conflit
+d'influences. La France n'eût pu y avoir le dessous, sans que sa
+situation dans la Péninsule et même en Europe ne fût atteinte. Ainsi
+arrive-t-il souvent, dans la politique extérieure, que certaines
+affaires prennent une importance en quelque sorte symbolique,
+supérieure à leur importance intrinsèque et réelle. Ajoutons que
+l'attention des chancelleries et du public avait été trop appelée
+sur les négociations préalables pour que l'amour-propre national ne
+fût pas vivement intéressé à leur issue. Qu'on se demande quel cri
+se fût élevé en France, si notre gouvernement, moins vigilant et
+moins hardi, eût laissé les desseins de lord Palmerston s'accomplir
+à Madrid. Sans doute, habitués que nous sommes maintenant à des
+luttes où l'existence même de la nation est en jeu, nous comprenons
+difficilement l'intérêt qu'on a pu attacher autrefois à des questions
+où il ne s'agissait que d'une mesure d'influence. Mais après tout, la
+comparaison, si on voulait l'établir, ne serait pas à l'avantage de
+l'époque actuelle; nous n'avons sujet ni de nous féliciter ni de nous
+enorgueillir du changement qui s'est fait. Tout ce qui vient d'être
+dit ne répond-il pas aussi à ceux qui arguent de ce que <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span>
+la révolution de Février aurait diminué ou annulé après coup les
+avantages attendus des mariages espagnols? Bien que Louis-Philippe
+ne fût plus sur le trône, il n'importait pas moins à la France de ne
+pas rencontrer à Madrid une influence hostile. D'ailleurs, fût-il
+prouvé que, sur ce point, comme sur tant d'autres, la catastrophe
+de 1848 avait stérilisé la politique suivie jusqu'alors par la
+monarchie, le mérite de cette politique n'en saurait être diminué, et
+ses entreprises n'en devraient pas moins être jugées en elles-mêmes,
+indépendamment de l'accident brutal et inopiné qui est venu les
+interrompre.</p>
+
+<p>Le gouvernement n'avait donc pas eu tort de croire qu'il était de
+l'intérêt de la France de ne pas se laisser battre à Madrid par
+lord Palmerston. Est-il vrai maintenant que la victoire de notre
+diplomatie ait eu pour le pays des conséquences plus fâcheuses encore
+que n'aurait eu sa défaite? Parmi ces prétendues conséquences, il en
+est une qui peut tout d'abord être écartée sans grande discussion.
+Que veulent dire les Anglais, quand ils affirment que Louis-Philippe
+est tombé pour avoir fait les mariages espagnols? Veulent-ils dire
+que, pour se venger d'un mécompte diplomatique, ils ont eux-mêmes
+poussé et aidé les partis révolutionnaires à jeter bas la monarchie
+de Juillet? S'il en était ainsi, on ne comprendrait pas qu'ils s'en
+vantassent. Quant à un autre lien entre les deux événements, on ne
+voit pas quel il pourrait être, à moins que le seul fait de s'être
+mis en travers des desseins de l'Angleterre ne soit un de ces crimes
+que la Providence se charge de châtier sans retard et qui attirent
+la foudre sur la tête des rois. En somme, les écrivains anglais
+ont abusé d'un simple rapprochement chronologique. Par contre, je
+ne conteste pas que les mariages espagnols aient gravement changé
+les conditions de notre politique extérieure. Ils ont amené une
+rupture avec l'Angleterre, et une rupture plus profonde que notre
+gouvernement ne s'y attendait. Cela sans doute est fâcheux. Mais
+ajoutons tout de suite que si la diplomatie britannique fût arrivée
+à ses fins, la France, humiliée, irritée, aurait elle-même provoqué
+cette rupture; la situation eût été semblable, <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> sauf que
+nous aurions eu en plus la mortification d'un échec. En réalité, du
+jour où lord Palmerston était revenu au pouvoir, l'entente cordiale
+était condamnée à mort. À défaut de ce conflit, il s'en fût élevé
+un autre. Si regrettable donc que l'on juge le refroidissement
+survenu entre les deux puissances occidentales, il faut y voir un
+accident que notre gouvernement n'eût probablement pas pu éviter et
+dont les mariages espagnols ont été l'occasion plutôt que la cause.
+D'ailleurs, sans méconnaître les inconvénients de ce refroidissement,
+il convient de ne pas les exagérer. La France n'était plus réduite
+à cette alternative qui avait été si longtemps pour elle la
+conséquence de 1830, ou maintenir à tout prix l'alliance anglaise,
+ou se trouver seule contre quatre. Les puissances continentales,
+l'Autriche surtout, avaient pris confiance en nous et sentaient le
+besoin de notre concours. Nous avions retrouvé le libre choix de nos
+alliances. Séparés de l'Angleterre, nous ne manquions pas d'amis qui
+s'offraient à nous, prêts à nous payer le prix de notre concours,
+peut-être même à nous le payer plus cher que ne l'auraient fait nos
+voisins d'outre-Manche. C'était pour nous le point de départ d'une
+politique nouvelle. Que cette politique dût avoir ses difficultés et
+ses dangers, je ne le nie pas; quelle politique en eût été exempte,
+en face des questions soulevées en 1847? En tout cas, elle avait sa
+grandeur et pouvait avoir ses profits. On la verra se développer,
+incomplètement, il est vrai, car elle devait être brusquement et
+malheureusement interrompue par la révolution de Février. Mais, dès
+aujourd'hui, on peut affirmer, ce me semble, que si les mariages
+espagnols ont changé le rôle de la France en Europe, ils ne l'ont pas
+diminué.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> CHAPITRE VII<br>
+<span class="smcap">LES DERNIÈRES ANNÉES DU GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL BUGEAUD EN ALGÉRIE.</span><br>
+<span class="smaller">(1844-1847.)</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille
+ d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France.&mdash;II.
+ L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait enfumer
+ des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le Sud. Expédition
+ en Kabylie.&mdash;III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil
+ de la colonie. Pour lui, «l'armée est tout». Ordonnance du
+ 15 avril 1845 sur l'administration de l'Algérie.&mdash;IV. Le
+ problème de la colonisation. La crise de 1839. La colonisation
+ administrative. Villages créés autour d'Alger.&mdash;V. La Trappe
+ de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les premiers évêques
+ d'Alger.&mdash;VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système
+ est très critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à entraîner
+ le gouvernement.&mdash;VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa
+ démission. Son voyage en France et son entrevue avec le maréchal
+ Soult.&mdash;VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre
+ de Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud revient
+ aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la Dordogne.&mdash;IX.
+ Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et
+ poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait une
+ incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le bas Isser. La
+ Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. Abd el-Kader battu
+ par le général Gentil et rejeté dans le Sud.&mdash;X. Le maréchal
+ fait poursuivre l'émir dans le désert. Il eût désiré porter la
+ guerre sur le territoire marocain, mais le gouvernement l'en
+ empêche. Massacre des prisonniers français dans la deïra. Abd
+ el-Kader, à bout de forces, est réduit, après sept mois de
+ campagne, à rentrer au Maroc.&mdash;XI. Bugeaud supporte impatiemment
+ les critiques qui lui viennent de France. Discussion à la
+ Chambre, en juin 1845. Le maréchal parle de nouveau de donner
+ sa démission.&mdash;XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de
+ proposer un essai de colonisation militaire. Délivrance des
+ prisonniers français survivants. Soumission de Bou-Maza.&mdash;XIII.
+ Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion à la
+ colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville et de
+ quelques députés en Algérie. La Moricière propose, sur la
+ colonisation, un système opposé à celui du maréchal.&mdash;XIV.
+ Projet déposé par le gouvernement pour un essai de colonisation
+ militaire. Il y est fait mauvais accueil. Bugeaud, qui s'en
+ aperçoit, conduit une dernière expédition en Kabylie et donne
+ sa démission. Son départ d'Alger. Le gouvernement accepte la
+ démission du maréchal et retire le projet de colonisation
+ militaire.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>La victoire d'Isly (14 août 1844) avait encore grandi la <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span>
+situation du maréchal Bugeaud<a id="footnotetag449" name="footnotetag449"></a><a href="#footnote449" title="Go to footnote 449"><span class="smaller">[449]</span></a>. Tandis que le Roi lui conférait
+le titre de duc, les témoignages spontanés de la gratitude et de
+l'admiration nationales lui venaient de toutes parts. «Jamais,
+écrivait-il à un de ses amis, ivresse de la victoire n'a été plus
+prolongée que la mienne: il y a bien quarante jours que j'emploie
+le tiers de mon temps à répondre ou à faire répondre aux lettres de
+félicitations qui m'arrivent<a id="footnotetag450" name="footnotetag450"></a><a href="#footnote450" title="Go to footnote 450"><span class="smaller">[450]</span></a>.» Le 21 septembre 1844, quelques
+jours après la rentrée du gouverneur à Alger, les chefs des tribus
+arabes du voisinage vinrent, en grand appareil et accompagnés d'une
+brillante escorte, rendre solennellement hommage au vainqueur des
+Marocains. Le maréchal leur adressa la parole d'un ton d'autorité
+paternelle et ordonna qu'on leur racontât les détails du combat. À la
+fantasia d'usage succéda un banquet; il prenait fin quand un des agas
+se leva: «Arrêtez, s'écria-t-il, messeigneurs et frères. Nous sommes
+tous ici membres d'une seule famille. Les Français sont chrétiens,
+les Arabes de l'Algérie sont musulmans, mais Dieu est pour tous. Il
+nous a donné pour sultan le roi des Français. Notre religion nous
+ordonne de lui obéir, puisque le Seigneur a voulu que son bras fût
+plus fort que le nôtre. Nous avons juré de le servir fidèlement et
+de l'honorer comme notre sultan; je vous propose donc une prière
+au Très-Haut, que vous répéterez tous avec moi.» On eut alors ce
+spectacle vraiment extraordinaire des chefs arabes prenant l'attitude
+de la prière pour demander à Dieu de «donner toujours la victoire au
+sultan des Français et de punir ses ennemis».</p>
+
+<p>Tout paraissant être ainsi à la paix, le maréchal Bugeaud jugea
+qu'il pouvait s'absenter pendant quelques mois. Il s'embarqua le 16
+novembre 1844, laissant le commandement par intérim au général de
+La Moricière. D'autres ovations l'attendaient en France. À peine
+descendu de la frégate qui l'avait amené, il fut invité par les
+commerçants de Marseille à un grand <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> banquet dans la salle du
+théâtre; suivant son habitude, il ne se fit pas prier pour prendre la
+parole. «La conquête de l'Algérie par les armes est achevée, dit-il;
+la paix est partout; depuis les frontières de Tunis jusqu'à celles
+du Maroc, tout est soumis, à part quelques tribus kabyles. Partout
+règne la sécurité la plus entière. Un progrès immense se fait sentir.
+Les revenus de la colonie, qui n'étaient, en 1840, que de 4 millions,
+s'élèvent aujourd'hui à 20 millions... La population européenne, qui
+n'était, en 1840, que de 25,000 âmes, est maintenant de 75,000...
+En vous parlant ainsi, je ne suis pas suspect, car, vous le savez,
+dans l'origine, je n'étais pas partisan de la colonie.» L'exemple
+de Marseille fut suivi par plusieurs autres villes. Le dernier
+banquet, et non le moins retentissant, fut celui que le commerce de
+Paris donna, le 18 mars 1845, dans le palais de la Bourse, et auquel
+prirent part quatre cent cinquante convives, dont les quatre fils du
+Roi. Le maréchal jouissait de sa gloire et, en même temps, tâchait de
+la faire servir au triomphe de ses idées. Ainsi prononçait-il, dans
+la discussion de l'adresse, le 24 janvier 1845, un grand discours où
+il disait hautement, avec une sorte de brusquerie humoristique, sans
+s'inquiéter de heurter les préventions régnantes, tout ce qui lui
+tenait le plus à c&oelig;ur sur les choses algériennes,&mdash;glorification
+des services rendus par l'armée et nécessité de ne pas la réduire,
+réfutation des scrupules philanthropiques qui s'effarouchaient des
+razzias, justification des expéditions partielles qu'il fallait
+entreprendre de temps à autre, défense du régime militaire contre les
+partisans du régime civil, exposé des avantages de la colonisation
+par les vieux soldats. Écouté avec une curiosité attentive, le
+maréchal ne fut pas contredit: le prestige de sa victoire en
+imposait; mais il n'eût pas fallu en conclure que l'auditoire était
+convaincu.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, l'Algérie, sous l'habile administration du général
+de La Moricière, demeurait tranquille. Les quelques explosions
+de fanatisme musulman, qui se produisaient de temps à autre, ne
+paraissaient être que des accidents isolés. Le Maroc, encore sous
+le coup de sa défaite, subissait le traité <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> de délimitation
+que lui imposait le général de La Rue, envoyé spécialement de Paris
+pour suivre cette négociation. À peine arrivé en Afrique, cet
+officier constatait l'effet considérable produit par les derniers
+succès de nos armes; il écrivait à M. Guizot, le 22 février 1845:
+«Notre situation vis-à-vis de nos tribus et des Marocains est bonne.
+Ils reconnaissent notre supériorité et la puissance de nos forces
+militaires. L'expulsion d'Abd el-Kader de l'Algérie, l'invincible
+sultan du Maroc battu, son armée dispersée, ont frappé l'imagination
+des Arabes; ils disent que Dieu est décidément pour nous, puisque
+nous sommes les plus forts. Cette impression est déjà répandue
+même dans les tribus les plus éloignées, à ce point qu'un marabout
+vénéré du désert disait hier: «Je ne veux ni pouvoirs ni richesses;
+j'ai assez de tout cela. Ce que je voudrais, ce qui ajouterait à
+l'illustration de ma famille, ce serait de recevoir une lettre du
+grand sultan de France, à qui Dieu donne la victoire<a id="footnotetag451" name="footnotetag451"></a><a href="#footnote451" title="Go to footnote 451"><span class="smaller">[451]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le gouverneur général rentra à Alger, dans les derniers jours de
+mars 1845. L'état dans lequel il trouva la colonie ne pouvait que
+confirmer l'impression agréable que lui laissaient les ovations dont
+il avait été l'objet, pendant son séjour en France. Aussi l'ordre du
+jour qu'il adressa, en débarquant, «aux citoyens et aux soldats de
+l'Algérie», respirait-il le plus complet optimisme. «J'ai vu, dit-il,
+avec une vive satisfaction, qu'en mon absence, aucune affaire n'avait
+périclité. Les progrès en tout genre ont continué... Aucun fait
+militaire de quelque importance n'a signalé cette période de quatre
+mois... Vous apprendrez avec bonheur que notre noble entreprise n'a
+pas moins de succès en France qu'en Afrique. La presque universalité
+des citoyens et des hommes politiques y ont foi... Notre cause est
+gagnée dans l'opinion.»</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> II</h4>
+
+<p>Le maréchal Bugeaud, cependant, ne pouvait se flatter que la période
+des luttes armées fût définitivement close. À peine était-il de
+retour en Afrique que, vers le milieu d'avril 1845, une insurrection
+éclatait dans le Dahra, massif montagneux s'étendant du Chélif à la
+mer, à l'ouest d'Alger. L'instigateur en était un jeune homme de
+vingt ans, inconnu jusqu'alors, venu du Maroc avec une réputation
+de saint et que les Arabes surnommaient Bou-Maza, l'homme à la
+chèvre. Il se donnait comme le chérif envoyé de Dieu pour chasser
+les chrétiens, le «maître de l'heure» annoncé par les prophéties. Le
+meurtre de deux caïds dévoués aux Français et des surprises tentées
+contre quelques troupes isolées marquèrent son entrée en campagne.
+Vainement le colonel de Saint-Arnaud, qui commandait en cette région,
+lui infligea-t-il des échecs, la révolte ne fut pas étouffée. Bien
+au contraire, à la fin d'avril, elle avait gagné l'Ouarensenis, au
+sud du Chélif. Les Arabes, enhardis, venaient même insulter les murs
+d'Orléansville. Le gouverneur général se décida alors à intervenir,
+et, dans les premiers jours de mai, il se porta, avec une forte
+colonne, dans l'Ouarensenis; le duc de Montpensier l'accompagnait.
+Son expédition se borna à des marches pénibles, contrariées par le
+mauvais temps; l'ennemi se dérobait. Bou-Maza avait préféré porter
+tous ses efforts contre le colonel de Saint-Arnaud, qui continuait
+à agir dans le Dahra, avec une colonne moins nombreuse. Le chérif
+n'y gagna rien: il fut battu à plusieurs reprises, vit détruire ses
+meilleurs soldats et perdit ses drapeaux. Il finit par disparaître,
+sans qu'on eût pu mettre la main sur lui. «Nous venons, écrivait
+Saint-Arnaud, de chasser Bou-Maza du pays,&mdash;jusqu'à ce qu'il
+revienne.»</p>
+
+<p>En présence d'ennemis si difficiles à atteindre, le gouverneur
+général estima qu'il ne lui restait qu'un moyen d'action efficace:
+<span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> c'était de frapper très durement les tribus qui avaient pris
+part à la révolte, de détruire leurs récoltes, de couper leurs arbres
+fruitiers, d'enlever leur bétail et leurs chevaux, et surtout de les
+contraindre ainsi à livrer leurs fusils. Ce désarmement était chose
+nouvelle; jusqu'à présent, on n'avait pas cru possible de l'imposer
+à des populations aussi guerrières. Le colonel de Saint-Arnaud fut
+le premier à l'exécuter. «Je ruine si bien le pays des Beni-Hidja,
+écrivait-il dès le 4 mai, que je les force à demander grâce, et,
+ce qui ne s'est jamais vu, je les oblige à rendre leurs fusils...
+Les vieux officiers d'Afrique ont peine à croire à la remise des
+fusils, même en les voyant couchés devant ma tente.» Encouragé par ce
+succès, le maréchal voulut, une fois Bou-Maza en fuite, généraliser
+le désarmement; il chargea les colonels de Saint-Arnaud, Pélissier
+et Ladmirault de l'opérer sur les deux rives du Chélif. Plus de
+sept mille fusils propres au service furent ainsi recueillis. Ordre
+fut donné de les employer, en les dénaturant le moins possible, aux
+constructions de l'arsenal d'Alger et des divers établissements
+militaires: on devait en faire des rampes d'escalier, des grilles,
+des balcons. «Ils serviront ainsi, écrivait le maréchal, de monument
+pour constater le désarmement. Les commandants militaires qui
+succéderont à ceux d'aujourd'hui y trouveront la preuve permanente
+de la possibilité de cette mesure qui, selon nous, doit être
+rigoureusement appliquée à toute tribu qui se révoltera<a id="footnotetag452" name="footnotetag452"></a><a href="#footnote452" title="Go to footnote 452"><span class="smaller">[452]</span></a>.»</p>
+
+<p>Ce désarmement fut marqué, le 19 juin, par un incident tragique. Une
+partie des Ouled-Rhia, contre lesquels agissait le colonel Pélissier,
+s'étaient réfugiés dans des grottes profondes. Mis en demeure de se
+soumettre et de livrer leurs armes, avec promesse qu'à ce prix leurs
+personnes et leurs propriétés seraient respectées, ils répondirent
+par des coups de fusil. Impossible de les prendre de force ni de les
+réduire par la famine; ils avaient des vivres et de l'eau. Le colonel
+menaça alors de les «chauffer», c'est-à-dire d'allumer de grands
+feux à l'entrée des cavernes; ce moyen avait été déjà employé,
+<span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> l'année précédente, dans une circonstance analogue, par le
+colonel Cavaignac, et il avait contraint les Arabes à capituler. La
+menace, renouvelée à plusieurs reprises, fut sans effet: les Arabes
+continuaient à tirer sur tous ceux qui se montraient. De délai en
+délai, la nuit arriva. Des fascines furent amoncelées et allumées.
+Vers une heure du matin, le colonel, estimant en avoir fait assez
+pour vaincre la résistance, fit éteindre le feu et envoya reconnaître
+l'ouverture des grottes. La fumée en sortait si épaisse et si âcre
+qu'il fut d'abord impossible d'y pénétrer. Bientôt, on vit sortir
+de là quelques malheureux à demi brûlés et asphyxiés. Quand on put
+enfin pénétrer, on reconnut avec stupeur que la flamme, attirée par
+un fort courant d'air, avait produit un ravage dépassant toutes
+les prévisions: plus de cinq cents cadavres d'hommes, de femmes,
+d'enfants, gisaient au fond des cavernes; cent cinquante Arabes
+environ purent seuls être sauvés. «Ce sont là, écrivait le colonel
+Pélissier à la fin de son rapport, ce sont là de ces opérations que
+l'on entreprend quand on y est forcé, mais que l'on prie Dieu de
+n'avoir à recommencer jamais.»</p>
+
+<p>Aussitôt connu en France, cet événement y souleva une douloureuse
+émotion que les journaux opposants exploitèrent violemment. Le prince
+de la Moskowa porta la question à la tribune de la Chambre des pairs,
+dans la séance du 11 juillet. Le maréchal Soult, intimidé par le
+tapage de la presse, ne sut pas parler en homme de gouvernement et
+en chef d'armée: il fit une réponse embarrassée, blâmant le colonel
+Pélissier, sans cependant satisfaire ceux qui l'attaquaient. Le
+maréchal Bugeaud n'eut pas de ces timidités; couvrant hardiment
+son subordonné, il fit publier, le 15 juillet, dans le <cite>Moniteur
+algérien</cite>, un article qui le justifiait, et adressa, le 18, la
+lettre suivante au ministre de la guerre: «Je regrette, Monsieur le
+maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif aucun,
+la conduite de M. le colonel Pélissier. Je prends sur moi la
+responsabilité de son acte. Si le gouvernement juge qu'il y a justice
+à faire, c'est sur moi qu'elle doit être faite. J'avais ordonné au
+colonel Pélissier, avant de nous séparer à <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> Orléansville,
+d'employer ce moyen à la dernière extrémité. Et, en effet, il ne
+s'en est servi qu'après avoir épuisé toutes les ressources de la
+conciliation. C'est à bon droit que je puis appeler déplorables,
+bien que le principe en soit louable, les interpellations de la
+séance du 11; elles produiront sur l'armée un bien pénible effet,
+qui ne peut que s'aggraver par les déclamations furibondes de la
+presse. Avant d'administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que
+les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé
+qu'elles ne l'acceptent que par la force, et celle-ci même est
+impuissante si elle n'atteint pas les personnes et les intérêts. Par
+une rigoureuse philanthropie, on éterniserait la guerre d'Afrique en
+même temps que l'esprit de révolte, et alors on n'atteindrait même
+pas le but de philanthropie.»</p>
+
+<p>La révolte suscitée par Bou-Maza était la plus importante, non la
+seule. D'autres furent tentées sur divers points, notamment sur les
+confins des provinces d'Alger et de Constantine; mais nos troupes les
+réprimèrent promptement.</p>
+
+<p>Cette agitation n'échappait pas à Abd el-Kader, qui était toujours
+établi, avec sa deïra, sur le territoire marocain, à peu de distance
+de la frontière française. On se rappelle que, par le traité de
+Tanger, l'empereur du Maroc s'était obligé à mettre notre ennemi
+hors la loi. Avait-il jamais eu la volonté sérieuse de le faire? En
+tout cas, on ne fut pas long à s'apercevoir qu'il n'en aurait pas
+le pouvoir. Aux premières injonctions qu'il avait fait adresser à
+l'émir, celui-ci ne s'était montré nullement disposé à obéir. «Les
+tribus de la frontière, écrivait alors le général de La Moricière,
+celles au milieu desquelles est établie la deïra d'Abd el-Kader,
+ont été si bien prêchées et fanatisées par lui, qu'elles sont
+aujourd'hui plutôt à lui qu'à Mouley-Abd-er-Raman; et comme ces
+tribus sont nombreuses et puissantes, qu'elles occupent un pays fort
+difficile et en général fort mal soumis, je crois que l'Empereur,
+alors même qu'il en aurait la ferme intention, serait fort embarrassé
+pour employer des mesures coercitives contre la base d'opérations
+<span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> que l'émir s'est créée dans ses États<a id="footnotetag453" name="footnotetag453"></a><a href="#footnote453" title="Go to footnote 453"><span class="smaller">[453]</span></a>.» C'était bien,
+en effet, une base d'opérations: argent, vivres, soldats, tout était
+fourni à Abd el-Kader par les populations au milieu desquelles il
+vivait. Pendant tout l'hiver, sous son influence, une fermentation
+sourde avait régné sur la frontière. Au printemps, quand il apprit
+l'insurrection de Bou-Maza, il crut possible d'oser davantage. À
+la tête d'une troupe de cavaliers, il pénétra sur le territoire
+algérien, dans cette région du Sud oranais, sorte de désert de
+sable parsemé d'oasis, où nos colonnes avaient pénétré, mais où
+nous n'avions pas d'établissements fixes. Passant subitement d'un
+point à un autre, il rattacha à sa cause une partie des tribus, très
+imparfaitement soumises, et maltraita celles qui nous demeuraient
+fidèles. La prodigieuse rapidité de ses déplacements défiait toutes
+les poursuites. Nos commandants se bornaient à veiller sur les
+confins des grands plateaux, là où avait été créée une ligne de
+postes; tous leurs efforts tendaient à empêcher l'émir de franchir
+cette ligne et de pénétrer dans le Tell. Ils n'étaient rien moins
+que sûrs d'y parvenir. «Je m'attends, d'un jour à l'autre, écrivait
+alors le maréchal Bugeaud au général de La Moricière, à apprendre
+qu'Abd el-Kader s'est montré sur l'un ou sur l'autre point du Tell,
+ce que ni vous, ni moi, ni personne ne pouvons empêcher, quoique nous
+soyons vingt fois plus forts qu'il ne faut pour le battre<a id="footnotetag454" name="footnotetag454"></a><a href="#footnote454" title="Go to footnote 454"><span class="smaller">[454]</span></a>.» Les
+mois de mai et de juin se passèrent ainsi sur le qui-vive. Enfin,
+dans les derniers jours de juin, on apprit que l'émir était rentré
+sur le territoire marocain, sans avoir pu ou voulu pénétrer plus au
+nord. Bien que n'ayant pas eu de grands résultats apparents, cette
+incursion lui rendit un peu de son prestige et de son influence. Sa
+deïra devenait chaque jour plus nombreuse et plus prospère; elle ne
+comptait pas moins de deux mille tentes. On évaluait à trente ou
+quarante mille les émigrés algériens qu'il attirait au Maroc<a id="footnotetag455" name="footnotetag455"></a><a href="#footnote455" title="Go to footnote 455"><span class="smaller">[455]</span></a>.
+Il y avait là, pour <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> l'avenir, une menace qui n'échappait pas
+au maréchal Bugeaud. «Abd el-Kader prépare un retour, c'est évident,
+écrivait-il, et le Maroc le laisse faire. Il y a là un danger
+permanent<a id="footnotetag456" name="footnotetag456"></a><a href="#footnote456" title="Go to footnote 456"><span class="smaller">[456]</span></a>.»</p>
+
+<p>Tout en regardant, avec cette attention anxieuse, le nuage qui
+grossissait sur la frontière de l'Ouest, le maréchal Bugeaud ne
+perdait pas de vue les autres parties de l'Algérie. Ainsi fut-il
+conduit, en juillet, à clore ses opérations militaires par une
+expédition contre la Kabylie, où les émissaires d'Abd el-Kader
+étaient parvenus à fomenter quelque agitation. Il songeait depuis
+longtemps à agir de ce côté, et avait même projeté une expédition
+beaucoup plus considérable que celle à laquelle il dut se borner.
+Le massif montagneux de la grande Kabylie, d'accès difficile,
+habité par une population nombreuse, énergique, très jalouse de son
+indépendance, était la seule partie de l'ancienne régence qui ne nous
+fût pas soumise; il formait, au milieu de nos possessions, entre la
+province d'Alger et celle de Constantine, une sorte d'enclave longue
+de quatre-vingts lieues et large de trente. Il est vrai que les
+habitants de ces montagnes, si redoutables à qui venait les chercher,
+n'étaient pas, de leur nature, agressifs; ils ne sortaient pas
+volontiers de chez eux, et ne menaçaient pas notre domination dans
+le reste de l'Algérie. Aussi, dans les cercles où notre entreprise
+africaine était déjà jugée bien lourde, disait-on couramment: «Ces
+gens-là ne nous attaquent pas; laissons-les tranquilles; nous avons
+assez à faire ailleurs.» Telle était l'opinion qui prévalait dans
+le monde parlementaire, et dont, chaque année, les commissions des
+crédits se faisaient l'écho dans leurs rapports. Le maréchal Bugeaud
+n'acceptait nullement cette façon de voir; elle lui paraissait un
+vieux reste du détestable système de l'occupation restreinte, et
+il comptait bien, un jour ou l'autre, éteindre ce dernier foyer de
+l'indépendance algérienne. Dans les premières années, toutefois,
+il s'était borné à quelques expéditions passagères, pour châtier
+telles ou telles tribus, <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> mordant plus ou moins avant dans
+les bords du massif, mais ne pénétrant pas au c&oelig;ur du pays, et
+surtout ne s'y établissant pas. À la fin de 1844, Abd el-Kader chassé
+et le Maroc vaincu, le moment lui parut venu de tenter davantage.
+Dans sa pensée, la soumission de la Kabylie devait être la grande
+entreprise de l'année suivante. Ce fut, sans doute, afin d'y habituer
+les esprits qu'il toucha ce sujet dans son discours du 24 janvier
+1845, à la Chambre des députés; après y avoir rappelé l'impossibilité
+de faire une «conquête à demi», et comment la «force des choses»
+nous avait peu à peu amenés à «prendre tout le pays», il ajoutait:
+«Nous serons donc contraints de prendre la Kabylie, non pas que
+les populations soient inquiétantes, envahisseuses, hostiles; non,
+elles défendent vigoureusement leur indépendance, quand on va chez
+elles; elles n'attaquent pas. Mais ce territoire insoumis, au milieu
+de l'Algérie obéissante, est d'un mauvais exemple pour les tribus
+qui payent l'impôt et voient auprès d'elles des voisins qui ne le
+payent pas. C'est un témoin vivant de notre impuissance, de notre
+respect pour les gens forts, et cela diminue notre force morale.
+C'est un refuge pour les mécontents de nos possessions; c'est là
+qu'un lieutenant d'Abd el-Kader, Ben-Salem, s'est retiré et maintient
+encore le drapeau de son maître; il pourrait sortir de là, quelque
+jour, un gros embarras.» Et il concluait en répétant: «Nous serons
+obligés de prendre la Kabylie un jour ou l'autre.» Sans contredire
+sur le moment l'orateur, la Chambre ne se laissa pas convaincre; elle
+demeurait manifestement opposée à toute opération importante contre
+la Kabylie. Le ministère ne crut pas dès lors possible d'entrer dans
+les vues du maréchal, et celui-ci quitta la France, en mars 1845,
+sans avoir obtenu les renforts qui lui eussent été nécessaires pour
+une telle entreprise. «J'ai renoncé à la grande expédition contre
+les montagnes de Bougie, écrivait-il d'Alger, le 10 avril, à un de
+ses amis. Le gouvernement s'en souciait peu, et ne voulait pas en
+prendre la responsabilité; le public et les Chambres blâmaient. Pour
+agir avec une entière prudence, il eût fallu des renforts qu'on
+ne voulait pas me donner<a id="footnotetag457" name="footnotetag457"></a><a href="#footnote457" title="Go to footnote 457"><span class="smaller">[457]</span></a>.» <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> Et il ajoutait, non sans
+amertume, le lendemain, dans une autre lettre: «Rassurez tous les
+grands généraux et tous les grands politiques, je ne mordrai, cette
+année, que dans un petit morceau du grand pâté du Djurdjura<a id="footnotetag458" name="footnotetag458"></a><a href="#footnote458" title="Go to footnote 458"><span class="smaller">[458]</span></a>.» On
+le voit, si le gouverneur était empêché de diriger contre la Kabylie
+une attaque décisive, il ne renonçait pas entièrement à s'y montrer
+en armes. Ce fut cette expédition limitée qui, retardée quelque temps
+par les troubles du Duhra et du Sud oranais, s'accomplit enfin au
+mois de juillet 1845. La chaleur ne permit pas de pousser loin les
+opérations. Quelques tribus furent obligées de demander l'aman; mais,
+au fond, rien ne fut changé à l'état de la Kabylie; elle demeurait
+toujours indépendante. La grande conquête, rêvée par le maréchal,
+restait toujours à faire.</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+<p>À la fin de juillet 1845, les opérations militaires étaient
+terminées, et la tranquillité semblait partout rétablie. L'alerte
+avait été trop courte et trop localisée pour inquiéter beaucoup
+l'opinion et y effacer l'impression de confiance produite par nos
+succès de 1844. Mais plus on était disposé à croire l'Algérie
+soumise, plus on se préoccupait d'y voir résoudre tous les problèmes
+que soulevaient l'administration et la colonisation du territoire.
+On était impatient d'«utiliser» la conquête, de trouver quelque
+compensation aux lourds sacrifices faits jusqu'alors, par plusieurs à
+contre-c&oelig;ur, sacrifices qui, depuis 1840, ne montaient pas à moins
+de cent millions par an. Le maréchal Bugeaud était souvent accusé de
+négliger cette partie de sa tâche et de se donner trop exclusivement
+à l'&oelig;uvre guerrière. Sensible à ce reproche, il entreprit
+plusieurs fois d'y répondre publiquement. «Quelques personnes,
+disait-il, le 4 septembre 1845, aux notables d'Alger, auraient voulu
+que je restasse <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> habituellement au siège du gouvernement; on
+a été jusqu'à compter les jours que j'ai été en expédition, et l'on
+m'a fait un reproche de ce qu'ils dépassaient le temps de mon séjour
+à Alger. Eh bien, moi, Messieurs, je m'en fais un titre d'honneur.
+Je persiste à croire de toutes mes forces que je servais mieux les
+intérêts civils que si je m'étais laissé absorber par les détails
+minutieux de l'administration... Il fallait, avant tout, vous donner
+la sécurité. C'était le premier de tous les besoins, la source de
+tous les progrès, et nous ne pouvions la conserver qu'en portant la
+guerre jusqu'aux limites du pays.»</p>
+
+<p>Le gouverneur prétendait d'ailleurs que, tout en dirigeant
+cette guerre, il avait beaucoup fait pour l'organisation de la
+colonie. Sur cette organisation, aussi bien que sur les choses
+militaires, il paraissait avoir des idées personnelles arrêtées;
+suivant son habitude, il les professait très haut, d'autant plus
+haut qu'elles étaient plus contredites, et il travaillait avec
+ardeur à les appliquer. Déjà nous avons vu ce qu'il avait fait
+pour le gouvernement des indigènes, en développant et en réglant
+l'institution fort utile des bureaux arabes<a id="footnotetag459" name="footnotetag459"></a><a href="#footnote459" title="Go to footnote 459"><span class="smaller">[459]</span></a>. Il avait
+certainement moins fait pour la population civile. La goûtant peu,
+ce qui se comprend quand on sait ce qu'elle valait alors, il n'était
+pas pressé de la voir grossir. Toutefois, les Européens débarquaient,
+chaque jour plus nombreux, en Algérie, et dès lors se posait cette
+question: À quel régime les soumettre? Le maréchal avait une réponse
+très simple. «L'armée est tout en Afrique, disait-il; comme elle
+est tout, il n'y a de possible que le pouvoir militaire<a id="footnotetag460" name="footnotetag460"></a><a href="#footnote460" title="Go to footnote 460"><span class="smaller">[460]</span></a>.»
+Aucune tâche, selon lui, à laquelle l'armée ne pût suffire: les
+soldats exécuteraient les travaux publics et prêteraient la main,
+en cas de nécessité, aux travaux privés; les officiers serviraient
+d'administrateurs et de magistrats; le commandant en chef exercerait
+une sorte de dictature paternelle, usant, pour le bien de tous,
+du personnel et du matériel dont il disposait en maître, trouvant
+dans son omnipotence les moyens de résoudre promptement <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> et
+facilement tous les problèmes. À l'appui de sa thèse, le maréchal
+rappelait tout ce que l'armée avait fait jusqu'alors pour les
+colons; comment elle avait ouvert les routes, desséché les marais,
+irrigué les plaines, exploité les carrières, donné l'impulsion à
+toutes les exploitations, aidé le colon pauvre à transporter ses
+matériaux, à bâtir sa maison, à défricher son terrain. Il opposait
+la simplicité et l'économie de ce régime aux lentes et coûteuses
+complications d'une administration civile. Ne pouvait-il pas aussi
+arguer, en faveur du personnel militaire, d'une certaine supériorité
+morale? Tandis que l'élite de l'armée demandait à servir en Afrique,
+l'administration civile n'y envoyait alors le plus souvent que
+son rebut<a id="footnotetag461" name="footnotetag461"></a><a href="#footnote461" title="Go to footnote 461"><span class="smaller">[461]</span></a>. Que les immigrants eussent des répugnances contre
+ce qu'ils appelaient le «régime du sabre», le maréchal Bugeaud ne
+parvenait pas à le comprendre. Il était convaincu que tout ce qui
+n'était pas hargneux ou brouillon devait être satisfait de vivre sous
+une autorité si protectrice et si bienfaisante. «Les populations,
+disait-il à la Chambre, dans son grand discours du 24 janvier 1845,
+ne craignent pas autant qu'on veut bien le dire le régime du sabre,
+et les choses qui les préoccupent le plus, ce ne sont pas les
+garanties civiles, les libertés municipales, mais bien la sécurité.
+La certitude de conserver sa tête, celles de sa femme et de ses
+enfants, les récoltes qu'on a semées, passe avant les théories
+libérales<a id="footnotetag462" name="footnotetag462"></a><a href="#footnote462" title="Go to footnote 462"><span class="smaller">[462]</span></a>. Je pourrais comparer les habitants qui vivent sous
+le régime civil de la côte à des enfants mal élevés, et ceux qui
+sont dans l'intérieur, sous le régime militaire, à des enfants bien
+élevés. Les premiers <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> crient, pleurent, se fâchent pour
+la moindre contrariété. Les seconds obéissent sans mot dire.» En
+cet endroit du discours, le <cite>Moniteur</cite> constate l'«hilarité» de la
+Chambre. Cette verve humoristique amusait en effet les auditeurs,
+mais ne les convertissait pas. Bien au contraire, en heurtant ainsi
+de front les préventions, l'orateur les fortifiait plus tôt. C'était
+souvent l'effet des boutades un peu intempérantes auxquelles Bugeaud
+se laissait aller dans la chaleur de la contradiction. Il était
+tellement plein de ses idées qu'il ne se rendait pas compte du tort
+que leur faisait une exposition trop franche et trop crue.</p>
+
+<p>Si peu de goût qu'il eût pour les fonctionnaires n'appartenant
+pas à l'armée, le maréchal était cependant obligé de leur faire
+une certaine part. Dès l'origine de l'occupation algérienne, le
+gouvernement central avait institué, dans ces conditions et sous
+des noms qui changèrent souvent, une administration civile, à côté
+du commandement supérieur des forces militaires; c'était, dans sa
+pensée, à la fois une garantie pour les colons et un moyen d'empêcher
+le gouverneur général de devenir trop puissant. On avait même
+tenté, un moment, d'établir à Alger une sorte de dualisme, d'après
+lequel le chef de l'administration civile, à peu près indépendant
+du gouverneur, eût relevé directement des ministres. Mais une telle
+organisation n'était pas viable: des conflits se produisirent, à la
+suite desquels l'administration civile fut de nouveau subordonnée au
+commandement militaire, qui se trouva plus omnipotent que jamais. Le
+rôle du gouvernement central était ainsi singulièrement effacé. Le
+maréchal Valée, notamment, s'était soustrait presque complètement
+à sa suprématie et à son contrôle. Le maréchal Soult, rentré au
+ministère de la guerre, le 29 octobre 1840, voulut profiter du
+remplacement du maréchal Valée par le général Bugeaud, pour rétablir
+son autorité; mais le caractère du nouveau gouverneur ne se prêtait
+guère à un rôle de subordonné: de là des heurts continuels. Par
+l'effet de cette rivalité, le ministre se trouvait intéressé au
+développement de l'administration civile. Tant que la guerre avait
+été flagrante en Algérie, il n'avait pu être <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> sérieusement
+question de diminuer les pouvoirs du commandement militaire; mais,
+à la fin de 1844 et au commencement de 1845, la conquête paraissant
+finie, on jugea le moment venu de tenter quelque réforme dans ce
+sens. Pendant son séjour en France, le gouverneur général apprit,
+non sans une vive irritation, que, dans les bureaux du ministère
+de la guerre, on avait préparé une ordonnance réorganisant toute
+l'administration algérienne; elle créait notamment un directeur
+général des affaires civiles, personnage considérable qui devait
+centraliser tous les services et avoir la présidence du conseil
+d'administration avec la signature quand le gouverneur serait en
+expédition. Le maréchal Bugeaud se démena pour faire écarter ce
+projet et crut, un moment, y avoir réussi: «Il paraît, écrivait-il,
+le 2 janvier 1845, à un de ses amis, qu'on voulait, au ministère de
+la guerre, enlever l'ordonnance sur l'Algérie sans consulter ni le
+cabinet ni moi... On était convaincu, en vraies <em>mouches du coche</em>,
+que l'Algérie ne pouvait vivre sans l'application de cette &oelig;uvre
+si longuement élaborée par lesdites <em>mouches</em>. À force de s'en
+occuper, on s'était persuadé qu'il y avait urgence extrême, lorsqu'il
+n'y a pas même utilité... Mais l'éveil a été donné à temps. Je
+sais que plusieurs ministres doivent demander que ce travail de
+Pénélope soit revu au conseil d'État. C'est un moyen dilatoire qui
+pourra bien devenir une fin de non-recevoir<a id="footnotetag463" name="footnotetag463"></a><a href="#footnote463" title="Go to footnote 463"><span class="smaller">[463]</span></a>.» Le projet ne fut
+pas abandonné, comme s'en flattait le maréchal; il fut seulement
+atténué. Publiée le 15 avril 1845, la nouvelle ordonnance, «portant
+réorganisation de l'administration générale et des provinces en
+Algérie», était une transaction assez boiteuse entre les résistances
+du gouverneur et le désir du ministre de développer les attributions
+du pouvoir civil. Elle distinguait trois sortes de territoires:
+<em>civils</em>, <em>mixtes</em> et <em>arabes</em>. Les <em>territoires civils</em> sont «ceux
+sur lesquels il existe une population civile européenne assez
+nombreuse pour que tous les services publics y soient ou puissent y
+être complètement organisés»; l'administration <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> y est civile.
+Les <em>territoires mixtes</em> sont «ceux sur lesquels la population civile
+européenne, encore peu nombreuse, ne comporte pas une complète
+organisation des services publics»; les autorités militaires y
+remplissent les fonctions administratives, civiles et judiciaires.
+Quant aux territoires arabes, ils sont administrés militairement, et
+les Européens n'y sont admis qu'en vertu d'autorisations spéciales
+et personnelles. Tout en laissant au gouverneur général des pouvoirs
+considérables et prépondérants, l'ordonnance les précisait et les
+réglementait, avec l'intention évidente de les limiter. À côté
+de lui, elle instituait un conseil supérieur et un conseil du
+contentieux. Elle créait aussi un directeur général des affaires
+civiles, comme le premier projet; seulement, elle le subordonnait
+au gouverneur et ne lui donnait pas le pouvoir de le remplacer en
+cas d'absence. En somme, le pur régime militaire était maintenu dans
+les territoires mixtes et arabes, de beaucoup les plus étendus.
+Quant à l'administration organisée dans les territoires civils, elle
+était assez mal conçue, et le déplaisir avec lequel le gouverneur
+général l'avait vu établir n'était pas fait pour en faciliter le
+fonctionnement. Aussi les résultats devaient-ils en être fort
+médiocres. Complication, tiraillement et impuissance, tel était le
+triple caractère de cette organisation.</p>
+
+<h4>IV</h4>
+
+<p>Quand on reprochait au maréchal Bugeaud de ne pas faire assez
+pour la colonisation, il montrait quelle avait été, sous son
+gouvernement, la progression rapide de l'immigration européenne.
+La population civile de l'Algérie, qui n'était que de 25,000 âmes
+en 1840, s'élevait à 96,000 en 1845. Ces chiffres semblaient une
+réponse décisive. Cependant, quand on les analysait, ils n'étaient
+pas aussi concluants qu'ils en avaient l'air. Presque toute cette
+population s'était fixée dans les villes: la plus grande partie à
+Alger, devenu un centre important <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> d'affaires et même de
+spéculations assez suspectes; une autre partie dans les villes de la
+côte ou de l'intérieur. C'était chose curieuse de voir, partout où
+s'installaient nos troupes, arriver aussitôt à leur suite une bande
+de <em>mercanti</em>, des cabaretiers surtout, quelques ouvriers d'état, des
+man&oelig;uvres, des maraîchers, en un mot, tous ceux qui espéraient
+vivre de l'armée; parmi eux, un assez grand nombre d'étrangers,
+notamment des Maltais ou des Espagnols. Des villes absolument
+nouvelles, comme Orléansville ou Ténès, se trouvèrent ainsi peuplées,
+en quelques mois, d'habitants, à la vérité, fort mélangés: première
+alluvion, souvent un peu boueuse, qui forme comme le sous-sol de
+toutes les colonies à leur début. De ce côté, il n'y avait qu'à
+laisser faire: nul besoin d'activer artificiellement l'immigration.
+Mais était-ce tout ce qu'il fallait à l'Algérie? L'instinct public
+s'était promptement rendu compte que ce dont la colonie avait le plus
+besoin, ce n'était pas de trafiquants, ni même d'ouvriers d'état;
+nous ne pouvions utiliser notre conquête qu'en y implantant des
+agriculteurs.</p>
+
+<p>D'ordinaire, quand une nation entreprend une colonie de peuplement
+agricole, elle le fait dans un pays où, ne rencontrant devant elle
+qu'une population clairsemée, inférieure, aisément refoulable,
+elle est assurée de trouver beaucoup de terres, sinon vacantes, du
+moins d'une appropriation facile; tels, par exemple, le Canada et
+l'Australie. Rien de pareil en Algérie. Les Arabes détenaient le sol,
+et ils étaient trop nombreux, trop énergiques, pour qu'on songeât à
+les supprimer ou à les déposséder; trop fiers, trop orgueilleux, trop
+dressés au mépris des autres races, pour que les Européens pussent
+leur en imposer par le prestige d'une civilisation supérieure. À
+défaut de terres à occuper, en trouvait-on à acheter? Pour la plus
+grande partie du sol, la propriété collective des tribus empêchait
+les achats individuels; quant aux domaines assez rares appartenant
+à des particuliers, l'incertitude des titres de propriété était
+faite pour décourager tout acquéreur tant soit peu soucieux d'avoir
+une possession stable et sûre. Au cas où l'on parviendrait à
+surmonter ces obstacles, les terres du moins <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> seraient-elles
+d'une exploitation facile et rapidement avantageuse? L'Algérie,
+autrefois l'un des greniers de Rome, avait été, depuis, stérilisée
+par l'occupation arabe. Nous ne pouvions lui rendre quelque chose
+de son ancienne fécondité qu'au prix d'un défrichement pénible dont
+il ne fallait pas espérer recueillir les bénéfices avant plusieurs
+années. Si l'on ajoute que le paysan français, par l'effet de notre
+organisation sociale et économique, était moins que tout autre
+disposé à émigrer, on se rendra compte que jamais colonisation
+ne s'était présentée dans des conditions aussi difficiles. On ne
+comprendrait même pas qu'elle eût été entreprise, si l'on ne se
+rappelait ce qu'il y avait eu d'accidentel, d'imprévu dans l'origine
+de cette conquête. Seul le point d'honneur, et non l'espérance d'un
+profit agricole ou commercial, avait déterminé la France d'abord
+à aller en Afrique, ensuite à y rester. Tout avait été peu à peu
+imposé par les circonstances; rien n'avait été le résultat d'un plan
+prémédité. C'était, la conquête faite, et faite, en quelque sorte,
+malgré soi, qu'il avait fallu chercher les moyens de l'utiliser.
+Est-il surprenant qu'on ait tâtonné et qu'on ait commencé par faire
+plus d'une école?</p>
+
+<p>Dans les premières années de l'occupation, le gouvernement, qui ne
+savait même pas bien alors s'il garderait l'Algérie, ou du moins
+ce qu'il en garderait, ne s'était pas sérieusement préoccupé d'y
+installer des colons. Malgré tout, il s'était produit un certain
+courant d'immigration auquel la pacification apparente, suite du
+traité de la Tafna, avait imprimé quelque activité. Des colons, venus
+la plupart spontanément, s'étaient établis à peu de distance d'Alger,
+dans la Métidja, sur des terres qu'ils avaient acquises de Maures
+qui, malheureusement, n'en étaient pas toujours bien régulièrement
+propriétaires. Ce sont ces exploitations, dont quelques-unes étaient
+devenues promptement assez florissantes, qu'Abd el-Kader dévasta
+en 1839, quand il rouvrit soudainement les hostilités et pénétra
+jusqu'aux portes d'Alger, sans que le maréchal Valée pût l'arrêter.
+Dans cette année néfaste, les colons, mal protégés, ne virent pas
+seulement détruire leurs fermes; leur confiance <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> aussi fut
+détruite. Les fermes auraient pu être facilement reconstruites, et
+quelques-unes le furent en effet; la confiance était beaucoup plus
+difficile à rétablir.</p>
+
+<p>Au début du gouvernement du général Bugeaud, il n'y eut place
+que pour la guerre. Mais à peine nos troupes eurent-elles un peu
+refoulé Abd el-Kader et élargi le cercle des territoires soumis,
+que la question de colonisation se trouva de nouveau posée. Il ne
+semblait plus désormais qu'on pût attendre quelque chose d'efficace
+de l'initiative privée, découragée par l'échec de sa précédente
+tentative. C'était d'ailleurs l'idée alors régnante dans tous
+les pouvoirs publics,&mdash;civils ou militaires, métropolitains ou
+coloniaux,&mdash;qu'étant données les conditions de l'Algérie et les
+m&oelig;urs du cultivateur français, l'immigration agricole serait
+nulle et impuissante, si l'État ne lui tendait la main et ne se
+chargeait de lever lui-même une bonne partie des difficultés. De
+là le système de colonisation exclusivement administrative qui
+prévalut. L'État déterminait les zones où les Européens pouvaient
+s'installer sans embarras pour lui, sans péril pour eux, et les
+points où il convenait de créer des villages. Il se procurait aussi
+les terres qui pouvaient être livrées aux particuliers et qu'il
+leur garantissait être à l'abri de toute revendication; il en
+avait d'ailleurs une certaine quantité immédiatement disponible;
+c'étaient celles de l'ancien domaine beylical dont il était devenu
+propriétaire par l'effet de la conquête. Au lieu d'appeler pour
+ces terres des acheteurs qu'il croyait introuvables ou dont il se
+défiait, il les offrait en concessions gratuites, et souvent même
+promettait en outre une certaine aide pour l'installation et la mise
+en train de l'exploitation. Par contre, il se réservait de choisir
+ceux qu'il admettrait, et leur imposait, pour assurer la mise en
+valeur des terrains, des conditions fort compliquées. Jusqu'à ce que
+ces conditions fussent accomplies, les concessionnaires n'étaient
+que des détenteurs à titre provisoire et précaire, placés sous la
+surveillance incessante et en quelque sorte sous la tutelle de
+l'administration, tutelle aussi gênante à subir que lourde à exercer.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> Ainsi furent créés, de 1842 à 1845, principalement aux
+environs d'Alger, dans le massif du Sahel et dans la plaine de la
+Métidja, une trentaine de villages. À la fin de 1844, on comptait
+1,765 familles concessionnaires, dont 133 avaient rempli les
+conditions imposées et reçu leurs titres définitifs; les dépenses
+effectuées par ces 133 familles étaient évaluées à 1,020,940 francs.
+Environ 100,000 hectares avaient été distribués; la plupart, il
+est vrai, étaient encore en friche. Chaque année, le nombre des
+demandes de concessions augmentait: il dépassait 2,000 en 1845.
+Jamais on n'avait fait autant, ni procédé si méthodiquement pour
+la colonisation rurale. Mais, s'il y avait un progrès notable par
+rapport à ce qui avait précédé, le résultat, en soi, était encore
+bien maigre. Qu'était-ce que cette poignée de cultivateurs ou
+prétendus tels, comparés aux 90,000 Européens déjà établis, à cette
+même époque, dans Alger et dans les autres villes de la colonie?
+Qu'était-ce, surtout, que les quelques milliers d'hectares cultivés,
+par rapport à l'immense territoire qu'il s'agissait de mettre en
+valeur? Au moins, le peu qu'on avait fait était-il bien fait? Arrivés
+plein d'espoir, d'illusion, les colons s'étaient aussitôt trouvés aux
+prises avec les difficultés d'un défrichement singulièrement pénible,
+coûteux et malsain. Le Sahel, notamment, où avaient été installés la
+plupart des concessionnaires, était alors une lande sauvage, aride,
+désolée, couverte de ces terribles palmiers nains dont l'extraction
+était faite pour user tous les outils et lasser tous les courages;
+il avait été laissé tout à fait inculte par les Arabes, peu soucieux
+du voisinage des Turcs d'Alger. L'emplacement des nouveaux villages,
+fixé par des considérations purement stratégiques, n'assurait trop
+souvent au colon ni eau potable pour sauvegarder sa santé, ni routes
+pour aller vendre les produits de son exploitation. Le sol de la
+Métidja, plus facile et plus fertile que celui du Sahel, n'était pas
+moins meurtrier quand on le remuait pour la première fois. Combien de
+villages où périrent, en peu d'années, plusieurs couches de colons!
+Boufarik, par exemple, aujourd'hui l'un des points les plus sains
+et les plus charmants de cette plaine, était alors un <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> foyer
+de miasmes si pestilentiels qu'une sorte d'épouvante avait fini
+par s'attacher à son nom. Pour surmonter tant d'obstacles, il eût
+fallu chez les immigrants beaucoup d'énergie morale et de ressources
+matérielles. Or, c'est précisément ce qui manquait au personnel
+qu'attirait la gratuité des concessions et que ne rebutait pas la
+tutelle administrative. Ce personnel était généralement pauvre,
+maladroit, de nature un peu mendiante et geignante, attendant tout
+de l'administration dont il se savait le pupille, s'en prenant à
+elle de chacune de ses déceptions, prompt à se dégoûter d'une terre
+qu'il n'avait pas payée de ses deniers, sur laquelle il n'exerçait
+pas les droits et pour laquelle il n'éprouvait pas les sentiments du
+propriétaire. En somme, la plupart des villages, sauf quelques-uns
+par hasard mieux placés que les autres, avaient peu réussi, certains
+d'entre eux offraient même un spectacle lamentable. L'abbé Landmann
+écrivait, après les avoir visités, à la fin de 1844: «Je n'ai
+trouvé presque partout que découragement et misère profonde<a id="footnotetag464" name="footnotetag464"></a><a href="#footnote464" title="Go to footnote 464"><span class="smaller">[464]</span></a>.»
+Les commissions des crédits à la Chambre des députés, volontiers
+maussades pour tout ce qui regardait l'Algérie, constataient ces
+échecs et s'en faisaient un grief.</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+<p>Au milieu de tant d'entreprises de colonisation avortées ou tout au
+moins incertaines, un fait se détache, qui est, au contraire, un
+succès: c'est la fondation de la Trappe de Staouëli, renouvelant,
+en plein dix-neuvième siècle, les merveilles des grands couvents
+défricheurs du commencement du moyen âge<a id="footnotetag465" name="footnotetag465"></a><a href="#footnote465" title="Go to footnote 465"><span class="smaller">[465]</span></a>. L'idée première en
+était venue à M. de Corcelle, en 1841, au retour d'un voyage en
+Afrique, dont j'ai déjà eu occasion de parler, et qui avait été
+l'origine de sa liaison avec le général <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> Bugeaud<a id="footnotetag466" name="footnotetag466"></a><a href="#footnote466" title="Go to footnote 466"><span class="smaller">[466]</span></a>.
+Il avait rapporté de ce voyage la conviction que la colonie ne
+pouvait réussir qu'en devenant chrétienne et agricole. N'était-ce
+pas répondre directement à ce double besoin que d'y établir des
+moines qui se trouvaient être en même temps des cultivateurs? Voisin
+des Trappistes, dans le département de l'Orne, M. de Corcelle les
+avait vus à l'&oelig;uvre et savait ce dont ils étaient capables. Il
+exposa son projet dans un mémoire adressé au gouvernement; après y
+avoir montré combien il importait de rendre l'Algérie catholique,
+pour qu'elle demeurât française, il ajoutait: «Sous ce rapport,
+l'introduction d'une congrégation religieuse dans les cultures de
+l'Algérie serait assurément très salutaire. Les Trappistes, par
+exemple, apporteraient là une expérience agricole fort précieuse
+et surtout des exemples de sainteté de nature à émouvoir vivement
+l'imagination des indigènes...» Si nouvelle qu'une pareille idée fût
+pour le maréchal Soult, il la prit tout de suite à c&oelig;ur. À tel de
+ses collègues qui s'effarouchait de voir le gouvernement protéger des
+congréganistes: «Ce ne sont pas des congréganistes, répondait-il,
+que j'envoie à Alger, ce sont des colons de la meilleure espèce, des
+colons qui ne parlent pas, mais qui agissent.» L'adhésion du ministre
+de la guerre ne suffisait pas; il fallait aussi celle du gouverneur
+général de l'Algérie. M. de Corcelle lui écrivit à ce sujet. «Essayez
+mes Trappistes, lui disait-il; je vous supplie d'introduire cette
+goutte de sainteté dans la caverne africaine.» Le général Bugeaud,
+alors très engoué d'un projet de colonisation au moyen de soldats
+mariés, projet sur lequel j'aurai à revenir, ne fut pas d'abord sans
+prévention contre les «célibataires» qu'on lui proposait; toutefois,
+il se rendit vite et promit son concours.</p>
+
+<p>Ainsi approuvée par les deux chefs supérieurs, à Paris et à Alger,
+il semblait que la fondation ne dût plus rencontrer d'obstacles
+administratifs. Mais il fallut compter avec l'indifférence
+nonchalante ou même avec la malveillance tracassière <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> des
+bureaux et des sous-ordres; il fallut compter aussi avec la timidité
+d'un gouvernement qui hésitait à braver les préjugés alors ravivés
+contre les congrégations par les controverses sur la liberté de
+l'enseignement. Le maréchal Soult lui-même, tout en persistant à
+protester de sa bonne volonté personnelle, expliquait aux Trappistes
+qu'il craignait, en se montrant trop favorable, «d'ameuter contre eux
+les aboyeurs de la Chambre». De là des difficultés qui retardèrent
+pendant longtemps la solution et firent même parfois douter qu'on pût
+jamais aboutir. Cependant, le zèle de M. de Corcelle et de quelques
+autres personnes qui s'intéressaient à son projet finit par obtenir
+du ministre de la guerre l'ordre exprès de «terminer cette affaire,
+tout obstacle cessant», et l'acte de concession fut signé le 18
+juillet 1843.</p>
+
+<p>Les religieux se mirent aussitôt à l'&oelig;uvre. Les débuts furent
+très durs. Staouëli était situé dans le Sahel, et l'on sait combien
+le défrichement y était pénible et meurtrier. Tous les moines furent
+frappés par la fièvre, sur ce champ de bataille qu'aucun d'eux ne
+songea à déserter. Avant l'expiration de la première année, dix
+étaient morts, dont sept en trois mois. En même temps, l'argent
+manquait: pour une cause ou pour une autre, des subventions promises
+soit par le gouvernement, soit par des couvents de France, firent
+défaut. Plusieurs fois, on put croire qu'il faudrait interrompre les
+travaux.</p>
+
+<p>La jeune Trappe avait heureusement à sa tête l'homme le mieux fait
+pour triompher de ces obstacles. C'était dom François Régis, nature
+vaillante entre toutes, l'un de ces capitaines qui savent obtenir
+de leurs soldats des prodiges d'héroïsme. Aux plus rudes moments,
+quand tous les religieux et lui-même étaient brisés par la maladie,
+il donnait l'exemple d'une énergie invincible: «Allons, mon frère,
+disait-il à chacun de ses compagnons, un peu de c&oelig;ur! C'est pour
+le bon Dieu!» Si mal que les choses parussent aller, si anxieux qu'il
+fût lui-même au fond, il n'admettait pas qu'on se laissât gagner
+par la tristesse; il voulait qu'on «mangeât joyeusement le pain de
+chaque jour». Ce n'était pas un de ces moines dont la <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> vue
+se borne aux murs de leur couvent. Bien que très vertueux et très
+avancé dans la vie intérieure, il savait regarder au dehors et s'y
+créer des appuis. Au premier besoin, botté et éperonné, il montait à
+cheval et galopait jusqu'à Alger, ou même, dans les grands périls, il
+n'hésitait pas à traverser la mer et à parcourir la France. Caractère
+indépendant et fier, très franc et parfois presque brusque d'allure,
+il était cependant un solliciteur incomparable; il avait le don
+d'aplanir les difficultés, de gagner les bonnes grâces, de vaincre
+les résistances. Tous ceux auxquels il avait ainsi affaire, depuis
+les employés de bureau et les simples soldats jusqu'aux généraux et
+aux ministres, étaient surpris et charmés de trouver dans ce moine
+austère une parole vive, prompte aux saillies d'un accent toujours
+généreux, une droiture ouverte, une belle humeur affable, une sorte
+de familiarité cordiale qui laissait cependant intacts le caractère
+et la dignité du religieux. Les militaires surtout étaient absolument
+conquis.</p>
+
+<p>Au premier rang des amis que s'était ainsi faits l'abbé de Staouëli,
+il convient de nommer le maréchal Bugeaud. Rien ne subsistait
+plus de ses préventions premières. «Quand vous aurez de grosses
+difficultés, avait-il dit à dom François Régis, venez me trouver.»
+L'abbé ne manquait pas de le faire. Qu'il fallût écarter quelque
+obstacle administratif ou triompher des hésitations d'un évêque, il
+trouvait toujours le gouverneur général prêt à lui venir en aide.
+Mêmes sentiments chez les autres chefs militaires, par exemple chez
+le général de La Moricière, plusieurs fois gouverneur par intérim.
+Le duc d'Aumale témoigna aussi sa sympathie au religieux et eut
+même occasion de lui donner un conseil dont la précoce maturité
+le frappa vivement: c'était en novembre 1843, à un moment où tout
+semblait se réunir pour faire échouer l'entreprise. Dom François
+Régis avait laissé voir au duc quelque velléité de transporter au
+moins partiellement ses efforts sur un terrain plus favorable.
+«Sera-ce au religieux de la Trappe, répondit le jeune prince, alors
+seulement âgé de vingt-deux ans, qu'il faudra prêcher la patience
+et la persévérance? Vous datez <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> d'hier, et vous voulez déjà
+avoir réussi. C'est trop tôt vous décourager... Soyez ici constants,
+comme vous l'êtes ailleurs; soyez-le plus qu'ailleurs, et vous
+réussirez.» Ces amis de haut rang n'étaient pas les seuls que se fût
+acquis le vaillant et aimable abbé; il en compta beaucoup d'autres,
+plus humbles, mais non moins dévoués ni moins efficaces, parmi les
+officiers de divers grades qui se trouvaient, par leurs fonctions, en
+rapport avec la Trappe<a id="footnotetag467" name="footnotetag467"></a><a href="#footnote467" title="Go to footnote 467"><span class="smaller">[467]</span></a>.</p>
+
+<p>Ainsi secondée, la courageuse persévérance des Trappistes finit
+par surmonter les obstacles devant lesquels succombaient, autour
+d'eux, tant d'immigrants européens. En 1845, deux ans après leur
+installation, la meurtrière bataille qu'ils livraient au sol, bien
+que non complètement terminée<a id="footnotetag468" name="footnotetag468"></a><a href="#footnote468" title="Go to footnote 468"><span class="smaller">[468]</span></a>, pouvait être considérée comme
+d'ores et déjà gagnée. Les résultats acquis étaient considérables:
+les bâtiments essentiels étaient construits, l'exploitation en
+train, et une grande étendue de terrain mise en culture. Cette
+transformation faisait l'étonnement des visiteurs, chaque jour
+plus nombreux. Staouëli devenait l'une des principales curiosités
+de l'Algérie. Le maréchal Bugeaud voulut en juger par lui-même.
+Le 14 août 1845, il arriva à l'improviste au monastère, visita
+tout en détail, mêla quelques conseils à beaucoup d'éloges et s'en
+retourna le soir, plein d'admiration pour un travail si fécond et
+pour une si héroïque austérité. Peu de jours après, le <cite>Moniteur
+algérien</cite> racontait la visite du maréchal et faisait connaître sa
+satisfaction. Dans le succès des Trappistes, il y avait plus que le
+résultat matériel; il y avait, pour les autres colons, un exemple
+instructif et consolant, un voisinage bienfaisant, et surtout la
+prédication chrétienne qui agit le plus, celle de la <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> vertu
+en action. Les Arabes n'étaient pas les derniers à en être frappés et
+à témoigner de leur respect pour les nouveaux «marabouts». La «goutte
+de sainteté», demandée par M. de Corcelle, commençait à faire sentir
+son effet.</p>
+
+<p>Le maréchal Bugeaud n'était pas homme à s'en effaroucher: bien au
+contraire. Il comprenait de quel secours pouvait être pour son
+&oelig;uvre l'action catholique. D'autres religieux que les Trappistes
+eurent aussi à se louer de lui. Les Jésuites avaient été des
+premiers à suivre notre armée à Alger. L'un d'eux, le P. Brumauld,
+fonda, aux portes de la ville, un orphelinat dont le gouvernement
+prisait très haut les services et qu'il subventionnait. Le maréchal,
+cependant, n'avait pas été, à l'origine, sans partager un peu les
+préjugés alors régnant contre la Compagnie de Jésus. Un jour qu'il la
+traitait assez mal en paroles, devant ses aides de camp, l'un d'eux
+l'interrompit: «Nous vous avons pourtant entendu dire beaucoup de
+bien du P. Brumauld.&mdash;Ah! mais, oui.&mdash;Eh bien! le P. Brumauld est
+un Jésuite.&mdash;Un Jésuite, le P. Brumauld?&mdash;Assurément.» Déconcerté,
+le maréchal garda un moment le silence, puis s'écria: «Fût-il le
+diable, il fait le bien.» C'était un des traits de son caractère,
+de ne pas fermer les yeux à la vérité. Aussi, peu après, irrité
+de voir le <cite>Journal des Débats</cite> s'associer à la violente campagne
+alors ouverte contre les Jésuites, il lui adressa d'Alger, le 24
+juin 1843, la lettre suivante: «J'ai été peiné de l'article sur les
+Jésuites que j'ai lu dans votre numéro du 13 juin. Vous savez bien
+que je ne suis ni Jésuite ni bigot; mais je suis humain et j'aime à
+faire jouir tous mes concitoyens, quels qu'ils soient, de la somme de
+liberté dont je veux jouir moi-même. Je ne puis vraiment m'expliquer
+la terreur qu'inspirent les Jésuites à certains membres de nos
+assemblées... Quant à moi, qui cherche, par tous les moyens, à mener
+à bonne fin la mission difficile que mon pays m'a confiée, comment
+prendrais-je ombrage des Jésuites, qui, jusqu'ici, ont donné de si
+grandes preuves de charité et de dévouement aux pauvres émigrants qui
+viennent en Algérie, croyant y trouver une terre promise, et qui
+n'y rencontrent, tout d'abord, que déceptions, maladies <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> et
+souvent la mort? Eh bien! oui, ce sont les S&oelig;urs de Saint-Joseph
+et les Jésuites qui m'ont puissamment aidé à secourir ces affreuses
+misères que l'administration, avec toutes les ressources dont elle
+dispose, est complètement insuffisante à soulager. Les S&oelig;urs de
+Charité ont soigné les malades qui ne trouvaient plus de place dans
+les hôpitaux et se sont chargées des orphelines. Les Jésuites ont
+adopté les orphelins. Le P. Brumauld, leur supérieur, a acquis,
+moyennant 120,000 francs, une vaste maison de campagne entourée
+de 150 hectares de terre cultivable, et là, il a recueilli plus
+de 130 orphelins européens qui, sous la direction de différents
+professeurs, apprennent les métiers de laboureur, jardinier,
+charpentier, menuisier, maçon. Il sortira de là des hommes utiles à
+la colonisation, au lieu de vagabonds dangereux qu'ils eussent été.
+Sans doute, les Jésuites apprendront à leurs orphelins à aimer Dieu.
+Est-ce un si grand mal? Tous mes soldats, à de rares exceptions près,
+croient en Dieu, et je vous affirme qu'ils ne s'en battent pas avec
+moins de courage... Pour moi, gouverneur de l'Algérie, je demande
+à conserver <em>mes</em> Jésuites, parce que, je vous le répète, ils ne me
+portent nullement ombrage et qu'ils concourent efficacement au succès
+de ma mission. Que ceux qui veulent les chasser nous offrent donc les
+moyens de remplacer les soins gratuits et la charité de ces terribles
+fils de Loyola. Mais je les connais; ils déclameront et ne feront
+rien que grever le budget colonial, sur lequel ils commenceront par
+prélever leurs bons traitements, tandis que les Jésuites ne nous ont
+rien demandé que la tolérance<a id="footnotetag469" name="footnotetag469"></a><a href="#footnote469" title="Go to footnote 469"><span class="smaller">[469]</span></a>.» Six ans plus tard, au moment
+de la mort du maréchal Bugeaud, le P. Brumauld l'appellera «son
+plus grand bienfaiteur, son père, le grand-père bien-aimé de ses
+orphelins<a id="footnotetag470" name="footnotetag470"></a><a href="#footnote470" title="Go to footnote 470"><span class="smaller">[470]</span></a>».</p>
+
+<p>Cette attitude du maréchal contrastait heureusement avec
+l'indifférence que, dans les premières années de l'occupation, les
+autorités algériennes avaient témoignée pour les choses religieuses.
+C'est qu'en effet, sous ce rapport, la situation s'était <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span>
+améliorée. La part du culte catholique, dans le budget de la colonie,
+originairement de 9,000 francs, atteignait maintenant 150,000 francs.
+Grâce à la création de l'évêché d'Alger en 1838, la vie chrétienne,
+nulle jusqu'alors, s'était développée. Au lieu des rares prêtres et
+des trois ou quatre chapelles misérables que Mgr Dupuch avait trouvés
+en Algérie, quand il avait pris possession de son siège épiscopal, on
+comptait, en 1845, dans le nouveau diocèse, 91 prêtres, 60 églises
+ou chapelles, un séminaire, plusieurs établissements hospitaliers
+ou scolaires fondés par des congrégations, des associations de
+piété et de charité. Toutefois, celui qui mesurait l'étendue des
+besoins était plus frappé encore de ce qui manquait. Cent cinquante
+mille francs pour le culte catholique, sur un budget total de cent
+trente millions, n'était-ce pas une proportion misérable, dans un
+pays où tout était à créer? Que de lieux où les immigrants et les
+soldats étaient absolument sans secours religieux! Dans la plupart
+des villages qu'elle avait établis, l'administration ne s'était pas
+inquiétée de bâtir une église. Les visiteurs recueillaient, à ce
+propos, de la bouche des colons, plus d'une plainte. «Point d'église,
+point d'école! disait l'un d'eux; nous sommes comme des animaux. Si
+nous avions une chapelle, une clochette, on pourrait se rappeler
+comment on a été élevé<a id="footnotetag471" name="footnotetag471"></a><a href="#footnote471" title="Go to footnote 471"><span class="smaller">[471]</span></a>.» L'administration ne se bornait pas à
+ne pas faire; par routine tracassière et ombrageuse, elle gênait
+la libre initiative du clergé. Malheureusement, le premier évêque,
+Mgr Dupuch, n'avait pas autant d'esprit de conduite que de zèle, de
+prudence que de générosité. Sa charité téméraire et imprévoyante le
+fit tomber dans des embarras pénibles et compromettants. Aux prises
+avec quatre cent mille francs de dettes qu'il ne pouvait payer, il
+se vit réduit à donner sa démission, vers la fin de 1845. Il ne
+le fit pas sans élever la voix <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> contre le gouvernement,
+auquel il reprochait de ne l'avoir pas soutenu et même de l'avoir
+entravé. Son successeur, Mgr Pavy, eut son zèle avec plus de sagesse.
+Le maréchal Bugeaud le prit tout de suite fort en gré. «Tenez,
+monseigneur, lui dit-il un jour brusquement, si vous n'étiez évêque,
+je vous voudrais soldat! Près de moi, sur un champ de bataille,
+quel bon général vous feriez!» L'évêque allait-il visiter, dans une
+de ses tournées pastorales, quelques-uns des villages créés par
+l'administration, le gouverneur se hâtait de l'en remercier. «C'est
+ainsi, lui écrivait-il, que l'on console et que l'on encourage les
+exilés de la patrie, en leur montrant des sentiments paternels, en
+même temps qu'on leur offre les secours de la religion<a id="footnotetag472" name="footnotetag472"></a><a href="#footnote472" title="Go to footnote 472"><span class="smaller">[472]</span></a>.» À
+Paris également, il était, dans le gouvernement, des esprits assez
+clairvoyants et élevés pour comprendre combien la religion était
+nécessaire en Algérie, et pour se rendre compte que, sous ce rapport,
+il y avait beaucoup à réparer. «Cette année, pour la première fois,
+écrivait M. Guizot à M. Rossi, le 8 mars 1846, je vais prendre à mon
+compte cette question de l'Algérie, si grande et si lourde. J'attache
+à l'établissement religieux beaucoup d'importance; je crois qu'il en
+acquerra beaucoup, et cela me plaît personnellement de ressusciter le
+christianisme en Afrique<a id="footnotetag473" name="footnotetag473"></a><a href="#footnote473" title="Go to footnote 473"><span class="smaller">[473]</span></a>.»</p>
+
+<h4>VI</h4>
+
+<p>Staouëli montrait ce qu'avec beaucoup d'énergie et de persévérance on
+pouvait faire du sol algérien. L'enseignement venait fort à propos,
+en présence du découragement que tant d'autres insuccès devaient
+produire. Toutefois, les conditions de cette entreprise monacale
+étaient trop exceptionnelles pour qu'on y trouvât la solution,
+jusqu'alors vainement cherchée, du problème de la colonisation
+algérienne. Où était donc cette <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> solution? Le maréchal
+Bugeaud croyait le savoir. Il avait un système à lui qu'il jugeait
+le seul capable de lever toutes les difficultés et dont il attendait
+des merveilles. Convaincu que les échecs subis venaient de ce qu'on
+avait eu affaire à des colons civils, «cohue désordonnée, sans
+force d'ensemble, parce qu'elle était sans discipline», il voulait
+faire appel à la «colonisation militaire»: application nouvelle
+du principe posé par lui que «l'armée était tout en Algérie». À
+l'entendre, on pouvait trouver facilement, chaque année, parmi les
+soldats devant encore trois ans de service, un grand nombre d'hommes
+disposés à s'établir en Afrique. Un congé leur serait accordé pour
+aller chercher femme en France. L'État leur fournirait le sol, les
+matériaux, les instruments, le bétail. Dans chaque village, tout
+devait être possédé en commun jusqu'à l'expiration des trois ans.
+Embrigadés, commandés, soumis à la discipline militaire, les hommes
+continuaient, pendant ces trois ans, à faire partie de l'armée: il
+n'y avait de changé que leur mode de service. Dans les saisons où
+la culture ne les occuperait pas, ils seraient employés aux travaux
+publics. En cas de guerre, ils se trouveraient tout organisés et
+encadrés pour faire face au péril. À l'expiration des trois ans,
+on procéderait à la liquidation de la communauté: l'État se ferait
+rembourser de ses avances; le surplus serait divisé en autant de
+lots que de copartageants, et les lots tirés au sort. Le maréchal
+estimait qu'en quelques années on établirait ainsi un grand nombre
+de familles, composées d'éléments énergiques et disciplinés, dont
+la présence assurerait la soumission de la colonie en même temps
+que la culture du sol, et permettrait de réduire de moitié l'armée
+d'occupation. Par là donc, il prétendait résoudre, à la fois, le
+problème agricole et le problème militaire.</p>
+
+<p>Il y avait longtemps que le maréchal Bugeaud rêvait de ce mode de
+colonisation. Avant de commander à Alger, en 1838, il avait fait
+paraître une brochure intitulée: <cite>De l'établissement de légions
+de colons militaires dans les possessions françaises du nord de
+l'Afrique, suivi d'un projet d'ordonnance adressé au gouvernement et
+aux Chambres</cite>. Une fois gouverneur général, il ne <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> manqua
+pas une occasion de revenir sur sa thèse favorite. Discours à la
+Chambre, mémoires au ministre, toasts dans les banquets, brochures,
+articles de journaux, correspondance avec les personnages influents,
+tout était employé par lui pour tâcher de gagner à ses idées le
+gouvernement et l'opinion. Dans l'ardeur de sa conviction, il ne
+craignait pas de proposer tout de suite une opération gigantesque,
+l'établissement, chaque année, de dix mille soldats colons, soit,
+en dix ans, de cent mille familles. Il n'évaluait pas la dépense
+à moins de 350 millions et reconnaissait même bientôt qu'elle
+pourrait s'élever au double. Il faisait entrevoir, à la vérité,
+comme compensation à cette charge, une réduction prochaine de
+l'armée d'Afrique, soit une économie annuelle de 40 millions. Quant
+à la colonisation civile, il se défendait de vouloir la supprimer
+entièrement, et lui laissait, sur la côte, une bande de terrain large
+de douze à quinze lieues: c'était au delà, dans l'intérieur des
+terres, qu'il entendait placer ses villages de soldats.</p>
+
+<p>En attendant une mesure générale que seuls les pouvoirs publics
+avaient qualité pour décréter, le maréchal, de sa propre autorité,
+avait fait un très petit essai de son système. En 1842 et 1843,
+il avait fondé trois villages militaires, deux dans le Sahel, un
+dans la Métidja. Sur sa demande, le maire de Toulon s'était occupé
+de trouver des femmes pour les soldats colons, et ceux-ci étaient
+allés en France se marier, comme ils eussent accompli toute autre
+corvée commandée: la chose prêta à rire, et il ne paraît pas qu'une
+fois la dot mangée, les époux aient fait bien bon ménage. Ce ne
+fut pas le seul déboire du maréchal. Au bout de peu de temps, les
+colons, absolument dégoûtés du travail en commun et de la propriété
+collective, le supplièrent de les «désassocier<a id="footnotetag474" name="footnotetag474"></a><a href="#footnote474" title="Go to footnote 474"><span class="smaller">[474]</span></a>». En 1845, sur
+les trois villages, deux étaient aussi misérables que les villages
+civils voisins: c'étaient ceux du Sahel; seul, celui qui était dans
+la Métidja devait à l'avantage de sa situation d'être assez prospère.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> Rien donc, dans ces premiers résultats, qui pût détruire
+les préventions existant contre le système du maréchal Bugeaud. On
+faisait remarquer que des mariages accomplis comme une man&oelig;uvre
+de champ de Mars n'étaient pas une façon bien sérieuse de constituer
+les familles, condition première de toute bonne colonisation. On
+demandait ce que deviendrait la sujétion disciplinaire sur laquelle
+le maréchal fondait tout son système, lorsque, au bout de trois ans,
+les soldats seraient libérés et redeviendraient des citoyens comme
+les autres. Enfin, on insistait sur l'énormité des frais, et la
+franchise peu adroite avec laquelle le maréchal avait tout de suite
+parlé d'une dépense de plus de 300 millions, donnait beau jeu à ses
+adversaires. Ce n'était pas la Chambre qui se montrait le moins
+hostile. Les commissions des crédits se prononcèrent à plusieurs
+reprises dans leurs rapports contre toute opération de ce genre<a id="footnotetag475" name="footnotetag475"></a><a href="#footnote475" title="Go to footnote 475"><span class="smaller">[475]</span></a>.
+Quant au cabinet, il répugnait visiblement à s'engager dans cette
+voie. Le maréchal Soult ne cachait pas qu'il y était opposé. M.
+Guizot, d'ordinaire le principal soutien du maréchal Bugeaud dans
+les conseils du gouvernement, ne croyait pas pouvoir proposer à ses
+collègues plus qu'un essai limité et peu coûteux; encore n'était-il
+pas sûr de l'obtenir et le demandait-il moins par goût pour la
+colonisation militaire que par égard pour son promoteur.</p>
+
+<p>Le gouverneur général n'était pas homme à reculer devant des
+oppositions, si nombreuses qu'elles fussent. Il se montrait, au
+contraire, chaque jour plus confiant dans son idée. Le ministère
+se refusant ou hésitant à se mettre en mouvement, il tenta de
+l'entraîner, en prenant audacieusement les devants. Le 9 août 1845,
+il adressa cette circulaire à tous les généraux sous ses ordres:
+«Général, j'ai lieu de regarder comme très prochain le moment où
+nous serons autorisés à entreprendre un peu en grand les essais de
+colonisation militaire. Les conditions sont détaillées ci-après.
+Invitez MM. les chefs de corps à les faire connaître à leurs
+subordonnés et à vous adresser, <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> aussitôt qu'il se pourra,
+l'état des officiers, sous-officiers et soldats qui désirent faire
+partie des colonies militaires.» Suivait une série d'articles
+organisant d'une façon complète ces colonies, absolument comme
+si le principe en avait été adopté et qu'il s'agît seulement de
+l'appliquer. Aussitôt cette circulaire connue à Paris, l'émotion
+fut grande dans le cabinet, dans les Chambres, dans le public.
+«Pacha révolté», s'écria la <cite>Presse</cite>. M. Guizot, bien qu'habitué
+aux incartades du maréchal, ne put s'empêcher de trouver celle-ci
+un peu forte. Il fit insérer dans le <cite>Journal des Débats</cite> une note
+officieuse qui, avec des précautions de langage, remettait à son rang
+le gouverneur trop indépendant et lui rappelait «qu'il y avait à
+Paris un gouvernement et des Chambres». En même temps, il lui écrivit
+une lettre de reproches affectueux. «Peut-être avez-vous cru, lui
+disait-il, lier d'avance et compromettre sans retour le gouvernement
+dans cette entreprise ainsi étalée tout entière dès les premiers
+pas. C'est une erreur, mon cher maréchal.» Et il lui montrait que
+le seul résultat de son initiative était «d'embarrasser grandement
+ses plus favorables amis», ceux qui, à ce moment, travaillaient et
+avaient si grand'peine à faire accepter l'idée d'un essai partiel.
+Le maréchal sentit qu'il était allé trop loin; il fit publier par
+le <cite>Moniteur algérien</cite> un article destiné à atténuer la circulaire.
+Dans sa réponse à M. Guizot, il s'excusa tant bien que mal. «Cette
+circulaire, lui écrivait-il, ne devait avoir aucune publicité... Je
+dois dire aussi que les termes en étaient trop positifs; j'aurais
+dû mettre partout les verbes au conditionnel; au lieu de dire: <em>Les
+colons recevront, etc.</em>, j'aurais du dire: <em>Si le gouvernement
+adoptait mes vues, les colons recevraient, etc.</em> Changez le temps du
+verbe, et vous ne verrez plus qu'une chose simple, une investigation
+statistique qui est dans les usages du commandement et destinée à
+éclairer le gouvernement lui-même<a id="footnotetag476" name="footnotetag476"></a><a href="#footnote476" title="Go to footnote 476"><span class="smaller">[476]</span></a>.»</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> VII</h4>
+
+<p>Si les oppositions que rencontrait le maréchal Bugeaud ne
+l'ébranlaient pas dans sa conviction, elles le fatiguaient,
+l'irritaient. Il y voyait volontiers une sorte d'ingratitude. Plus
+que jamais, d'ailleurs, il se croyait en butte à une malveillance
+systématique de la part du maréchal Soult et des bureaux du ministère
+de la guerre. Il accusait notamment ces bureaux d'inspirer et de
+subventionner le journal <cite>l'Algérie</cite>, qui, de Paris, lui faisait
+une guerre acharnée, et dont les attaques trouvaient souvent écho
+dans les autres feuilles de la capitale<a id="footnotetag477" name="footnotetag477"></a><a href="#footnote477" title="Go to footnote 477"><span class="smaller">[477]</span></a>. Ces piqûres de presse
+mettaient parfois hors de lui le peu patient gouverneur. Ainsi en
+était-il, par exemple, quand <cite>l'Algérie</cite>, par un calcul plein de
+malice, exaltait ses lieutenants, La Moricière, Bedeau et surtout le
+duc d'Aumale.</p>
+
+<p>Non sans doute que le maréchal ne fût le premier à proclamer les
+hautes qualités du vainqueur de la Smala. En 1843, il lui aurait
+fait confier, malgré sa jeunesse, l'intérim du gouvernement général,
+si le Roi, sur la demande même de son fils, ne se fût opposé à
+une élévation trop rapide<a id="footnotetag478" name="footnotetag478"></a><a href="#footnote478" title="Go to footnote 478"><span class="smaller">[478]</span></a>. Bien souvent depuis, dans ses
+conversations comme dans ses lettres, il s'était plu à saluer dans
+le duc d'Aumale son futur successeur<a id="footnotetag479" name="footnotetag479"></a><a href="#footnote479" title="Go to footnote 479"><span class="smaller">[479]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> Mais n'est-ce
+pas quelquefois à l'endroit de leurs héritiers que les vieillards se
+montrent le plus ombrageux? Ce fut principalement à l'occasion du
+commandement que le prince venait d'exercer, pendant quelque temps,
+dans la province de Constantine, que l'<cite>Algérie</cite> essaya de l'opposer
+au gouverneur. Il ne faut pas oublier que cette province se trouvait
+dans une situation à part. Ayant échappé à l'action d'Abd el-Kader,
+elle était passée, sans interruption, de la domination des Turcs à
+celle de la France, et les Arabes, habitués à obéir, nous avaient
+acceptés sans trop de peine. Il en était résulté, presque dès le
+lendemain de la prise de Constantine, une pacification relative qui
+contrastait avec la guerre acharnée dont les deux autres provinces
+étaient le théâtre. L'armée n'y avait guère que des courses de police
+à faire: aussi, sur cent mille hommes de troupes qui, depuis 1840,
+étaient en Algérie, quatorze à dix-huit mille suffisaient pour la
+province de Constantine. Il est vrai que, sur plus d'un point de
+cette région, nous n'exercions qu'une sorte de souveraineté, parfois
+même un peu nominale. Absorbé par sa lutte contre Abd el-Kader, le
+maréchal Bugeaud ne regardait guère à ce qui se passait dans l'est
+de la colonie, et les généraux qui y commandaient étaient à peu près
+livrés à eux-mêmes. Par une heureuse fortune, deux d'entre eux, le
+duc d'Aumale et son successeur, le général Bedeau, se révélèrent des
+administrateurs éminents. L'<cite>Algérie</cite> n'avait pas tort quand elle
+faisait d'eux un très grand éloge. Mais où elle devenait injuste,
+c'est quand elle donnait à entendre que le maréchal Bugeaud aurait pu
+obtenir la même pacification dans les provinces d'Alger et d'Oran,
+s'il avait su gouverner et administrer, au lieu de ne savoir que
+batailler. Si peu fondée qu'elle fût, cette insinuation n'était pas
+sans rencontrer quelque crédit dans l'opinion, qui connaissait mal
+les <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> faits, et dans la Chambre, toujours impatiente de mettre
+un terme aux sacrifices d'hommes et d'argent qu'on lui demandait pour
+l'Algérie.</p>
+
+<p>Le maréchal ne pouvait soupçonner le duc d'Aumale ni le général
+Bedeau d'être pour quelque chose dans ces comparaisons; mais elles
+ne lui en étaient pas moins fort déplaisantes. Il en était même
+venu, sur ce sujet, à un état de susceptibilité qui lui faisait
+voir des adversaires jusque chez ses plus sûrs amis. Vers la fin de
+la session de 1845, M. de Corcelle ayant, dans un de ses discours,
+loué l'administration du duc d'Aumale et mis en relief le bon état
+de la province de Constantine, Bugeaud se crut visé et lui envoya
+aussitôt ce que l'honorable député appelait plaisamment, dans sa
+réponse, un «bouquet de mitraille». Le maréchal laissait voir, avec
+une sorte de naïveté, où il se sentait blessé. «Je ne suis pas
+jaloux, je vous le jure, écrivait-il, des éloges qu'on donne à mes
+lieutenants; je suis heureux de voir louer un prince que j'aime;...
+mais je ne puis admettre que ce qu'ils ont fait de louable se
+soit opéré sans ma participation... S. A. R. le duc d'Aumale n'a
+pas pris une seule mesure administrative sans m'avoir préalablement
+consulté... Il n'a rien changé au fond des choses... Il n'a fait
+qu'adopter des mesures d'ordre, de surveillance, de régularité; il
+me les a soumises, et je les ai approuvées.» Le maréchal déclarait
+que «tout cela le décourageait», qu'il ne «se sentait plus la force
+de se donner tant de peine, tant de soucis, pour être ainsi jugé».
+«Je ne suis pas du tout éloigné, ajoutait-il, de remettre aux mains
+des <em>hommes nouveaux</em> que vante l'<cite>Algérie</cite> et que moi-même j'estime
+certainement à leur valeur qui est très réelle, le soin des destinées
+de notre conquête.» Et dans une autre lettre: «Vous me dites que je
+ne sais pas souffrir la contrariété, parce que je suis entouré d'amis
+qui m'approuvent toujours... Il n'y a pas d'homme en France qui
+soit plus contrarié que moi.» Puis, revenant sur le «parallèle fort
+blessant» dont il se plaignait: «Comment, demandait-il, pouviez-vous
+croire que je m'entendrais dire de sang-froid que je ne suis pas
+le gouverneur de l'Algérie, que <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> j'administre très mal la
+portion du pays qui est sous ma main, pendant que mes lieutenants
+font très bien sans ma participation<a id="footnotetag480" name="footnotetag480"></a><a href="#footnote480" title="Go to footnote 480"><span class="smaller">[480]</span></a>?»</p>
+
+<p>M. de Corcelle n'eut pas de peine à se justifier, et il ne le fit pas
+sans dire quelques utiles vérités à son illustre, mais trop ombrageux
+ami. «Vous avez, lui écrivait-il, à vous méfier beaucoup de vos
+premiers mouvements, lorsque vous rencontrez certaines oppositions
+à vos vues, quoique ensuite vous soyez on ne peut plus accessible,
+modéré et tolérant. Cette promptitude dans l'attaque ou la défense
+n'est tout à fait bonne que devant l'ennemi. C'est dans ce sens que
+je vous reprochais les rapides entraînements qui sont la conséquence
+d'une humeur très vive, et peut-être d'un grand pouvoir justifié par
+de si beaux succès. Si vous revenez vite d'une prévention, comme
+vous sabrez tout d'abord les malencontreux opposants, avant de vous
+rendre compte de leur pensée! Tenez, mon cher maréchal, je maintiens
+que si par esprit d'opposition on entend une certaine vivacité de
+prévention, l'ardeur du combat, un peu de raideur au service d'une
+théorie ou d'une opinion toute faite, vous êtes, dans ces premiers
+transports dont vous savez heureusement revenir, bien plus de
+l'opposition que je n'en suis. Vous avez de si glorieuses qualités
+que je ne crains pas de vous être moins attaché en vous découvrant
+des défauts, et notamment celui d'être prompt à l'exagération et
+à l'offense dans le feu des discussions. Je suis convaincu que,
+dans vos relations avec l'administration de la guerre, ce sont des
+diableries de ce genre qui vous ont causé des embarras. Les mauvais
+tours dont vous avez à vous plaindre vous viennent en grande partie
+de votre humeur d'opposition et aussi de votre goût pour la polémique
+écrite; car, bien que vous soyez un grand homme d'action, je vous
+considère comme un très superbe opposant et très habile journaliste.
+Vous n'aimez pourtant ni l'opposition ni les journaux. Toute votre
+vie, vous serez journaliste contre les journaux; <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> mais,
+comme vous serez mieux que cela, il n'y aura pas grand mal<a id="footnotetag481" name="footnotetag481"></a><a href="#footnote481" title="Go to footnote 481"><span class="smaller">[481]</span></a>.» Le
+maréchal avait l'âme assez haute et assez droite pour goûter cette
+franchise affectueuse. Il mit donc de côté tout ressentiment contre
+son ami, mais il n'en demeura pas moins convaincu qu'il était entouré
+d'ennemis, et, comme il le disait, qu'une «grosse intrigue d'envieux
+et d'ambitieux» se servait du journal <cite>l'Algérie</cite> et des bureaux
+de la guerre pour le «démolir<a id="footnotetag482" name="footnotetag482"></a><a href="#footnote482" title="Go to footnote 482"><span class="smaller">[482]</span></a>». «J'ai été déclaré incapable
+de continuer l'&oelig;uvre, écrivait-il à M. de Corcelle. Mon temps
+est fini. On convient que je suis assez bon soldat; mais on dit que
+je n'entends rien en administration...; que, d'ailleurs, comme il
+n'est plus nécessaire de faire la guerre, on n'a plus besoin de mon
+unique talent. On va fermer le temple de Janus. Mais les Arabes se
+chargeront de l'ouvrir, et mes grands hommes apprendront bientôt
+qu'on ne reste pas en paix à volonté<a id="footnotetag483" name="footnotetag483"></a><a href="#footnote483" title="Go to footnote 483"><span class="smaller">[483]</span></a>.»</p>
+
+<p>Sous le coup de ce découragement et de cette amertume, le maréchal
+avait songé, un moment, à donner sa démission. Vers la fin de juin
+1845, il avait adressé au gouvernement une lettre dans laquelle il
+demandait formellement à être rappelé<a id="footnotetag484" name="footnotetag484"></a><a href="#footnote484" title="Go to footnote 484"><span class="smaller">[484]</span></a>. Quant aux motifs de sa
+détermination, il les exposait ainsi à M. Guizot: «J'ai la conviction
+que M. le maréchal Soult a l'intention de me dégoûter de ma situation
+pour me la faire abandonner. Cette pensée résulte d'une foule de
+petits faits et d'un ensemble qui prouve qu'il n'a aucun égard pour
+mes idées, pour mes propositions. Vous avez vu le cas qu'il a fait de
+l'engagement, pris devant le conseil, de demander 500,000 francs pour
+un essai de colonisation militaire; c'est la même chose de tout, ou
+à peu près. Il suffit que je propose une chose pour qu'on fasse le
+contraire, et le plus mince sujet de ses bureaux a plus d'influence
+que moi sur l'administration et la colonisation de l'Algérie. Dans
+tous les temps, les succès des généraux ont augmenté leur crédit; le
+mien a <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> baissé dans la proportion du progrès des affaires de
+l'Algérie. Je ne puis être l'artisan de la démolition de ce que je
+puis, sans vanité, appeler mon ouvrage. Je ne puis assister au triste
+spectacle de la marche dans laquelle on s'engage au pas accéléré.
+Extension intempestive, ridicule, insensée, de toutes les choses
+civiles; amputation successive de l'armée et des travaux publics,
+pour couvrir les folles dépenses d'un personnel qui suffirait à une
+population dix fois plus forte, voilà le système. Je suis fatigué
+de lutter sans succès contre tant d'idées fausses, contre des
+bureaux inspirés par le journal <cite>l'Algérie</cite>. Je veux reprendre mon
+indépendance, pour exposer mes propres idées au gouvernement et au
+pays. Le patriotisme me le commande, puisque j'ai la conviction qu'on
+mène mal la plus grosse affaire de la France<a id="footnotetag485" name="footnotetag485"></a><a href="#footnote485" title="Go to footnote 485"><span class="smaller">[485]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le gouvernement s'apercevait, une fois de plus, que le maréchal
+Bugeaud était un agent peu commode. Mais il n'oubliait pas que,
+quand, on a la fortune d'être servi par de tels hommes, il faut bien
+leur passer quelques bizarreries de caractère. C'est le propre de ces
+natures faites pour agir, de savoir mal obéir. M. Guizot rappelait
+justement à ce propos que Napoléon disait un jour: «Croit-on que
+ce soit une chose toute simple de gouverner un Soult ou un Ney?»
+Loin donc de profiter de l'occasion qui lui était offerte de se
+débarrasser de Bugeaud, le conseil des ministres décida de le
+retenir. Le maréchal Soult lui-même l'informa, en termes excellents
+et fort amicaux, du désir qu'avaient le Roi et le cabinet tout entier
+de le voir conserver ses fonctions<a id="footnotetag486" name="footnotetag486"></a><a href="#footnote486" title="Go to footnote 486"><span class="smaller">[486]</span></a>. Touché de cette démarche,
+le gouverneur n'insista pas sur sa démission. À ce même moment,
+d'ailleurs, il se faisait prendre en faute avec sa circulaire du 9
+août 1845 sur la colonisation militaire, et la conscience de son
+tort le rendait plus conciliant. Il sollicita seulement un congé,
+pour venir conférer avec le ministre de la guerre et se <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span>
+rendre compte s'il pouvait se mettre d'accord avec lui. «J'irai droit
+mon chemin, écrivait-il à M. Guizot, le 18 août 1845, tant que je
+serai soutenu par le gouvernement du Roi. Je serai dédommagé des
+déclamations des méchants par l'assentiment général de l'armée et
+de la population de l'Algérie. Le 6 ou 7 septembre, je serai près
+de M. le maréchal Soult. Je traiterai avec lui de quelques-unes des
+principales questions. Si nous pouvons nous entendre, comme j'en
+ai l'espoir d'après les bonnes dispositions qu'il me montre depuis
+quelque temps, je me remettrai de nouveau à la plus rude galère à
+laquelle ait jamais été condamné un simple mortel<a id="footnotetag487" name="footnotetag487"></a><a href="#footnote487" title="Go to footnote 487"><span class="smaller">[487]</span></a>.» À la même
+époque, il disait au colonel de Saint-Arnaud: «Si l'on ne me comprend
+pas, si l'on ne veut pas me comprendre, je ne reviendrai pas. Si tout
+s'arrange, comme je le crois, je serai de retour à Alger dans les
+premiers jours de novembre<a id="footnotetag488" name="footnotetag488"></a><a href="#footnote488" title="Go to footnote 488"><span class="smaller">[488]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le gouverneur s'embarqua pour la France le 4 septembre 1845, et se
+rendit tout droit à Soultberg, résidence du ministre de la guerre
+dans le Tarn. L'entrevue se passa beaucoup mieux qu'on ne pouvait s'y
+attendre. Le maréchal Bugeaud s'était appliqué, comme il l'écrivait
+lui-même à M. Guizot, «à y mettre du moelleux et de la déférence». De
+son côté, le maréchal Soult, trop fatigué pour ne pas désirer éviter
+un conflit avec un contradicteur si considérable et d'ordinaire si
+véhément, chercha à être aimable. Bugeaud se bornait, pour le moment,
+à demander une chose qu'il n'y avait aucune raison de lui refuser:
+c'était la constitution d'une commission de pairs, de députés et
+d'autres personnages compétents, qui serait envoyée en Afrique et
+y rechercherait, de concert avec le gouverneur, la solution des
+problèmes intéressant l'avenir de l'Algérie, notamment du problème de
+la colonisation. Le maréchal Bugeaud sortit de cette conférence «très
+satisfait<a id="footnotetag489" name="footnotetag489"></a><a href="#footnote489" title="Go to footnote 489"><span class="smaller">[489]</span></a>». «Pendant les deux jours que nous avons discuté sur
+les affaires <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> d'Afrique, mandait-il peu après à M. Guizot,
+je n'ai trouvé, chez le ministre de la guerre, que d'excellents
+sentiments pour moi et de très bonnes dispositions pour les affaires
+en général<a id="footnotetag490" name="footnotetag490"></a><a href="#footnote490" title="Go to footnote 490"><span class="smaller">[490]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le gouverneur se faisait illusion: après avoir vu longtemps les
+choses trop en laid, il les voyait maintenant trop en beau. Elles
+n'étaient pas à ce point éclaircies et pacifiées entre le ministre
+de la guerre et lui. Au fond, ils étaient toujours en désaccord sur
+la question principale, celle de la colonisation militaire, et l'on
+devait s'attendre qu'à l'heure de préciser davantage les résolutions
+à prendre, ce désaccord se manifestât de nouveau. Mais avant que rien
+de ce genre eût pu se produire, survinrent d'Afrique de tragiques
+nouvelles qui reléguèrent aussitôt au second plan tous les problèmes
+sur lesquels on discutait depuis quelque temps. Il s'agissait bien de
+se quereller sur un mode de colonisation! C'était la soumission même
+de l'Algérie qui paraissait remise en question.</p>
+
+<h4>VIII</h4>
+
+<p>Quand le maréchal Bugeaud s'était embarqué pour la France, le 4
+septembre 1845, tout semblait tranquille en Algérie. Il n'était
+pas parti depuis quelques jours, que divers symptômes d'agitation
+se manifestaient avec une simultanéité inquiétante. Bou-Maza
+reparaissait dans le Dahra, et telle était la vigueur de ses premiers
+coups, que nos troupes se trouvaient tout d'abord réduites à la
+défensive. Ailleurs surgissaient d'autres fauteurs de révoltes, qui,
+eux aussi, se paraient du surnom, devenu populaire, de Bou-Maza. Sur
+notre frontière de l'Ouest, des troubles, visiblement suscités par
+Abd el-Kader, obligeaient le général Cavaignac, qui commandait dans
+Tlemcen, à se mettre en campagne, et, dès ses premiers pas, il était
+<span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> étonné de la résistance qu'il rencontrait. On ne savait pas
+encore quelle importance il fallait attacher à tous ces incidents,
+quand se répandit une nouvelle bien autrement grave et douloureuse:
+une colonne française venait d'être surprise et détruite par Abd
+el-Kader.</p>
+
+<p>Voici en quelles circonstances. Le poste de Djemâa-Ghazouat, situé
+sur la côte, près du Maroc, était commandé par le lieutenant-colonel
+de Montagnac, officier admirable de bravoure et d'énergie, mais
+péchant quelquefois par excès de fougue et d'audace. En dépit des
+recommandations expresses qui lui avaient été faites de «ne pas
+aller livrer des combats au dehors», Montagnac, au premier bruit
+des mouvements d'Abd el-Kader, crut devoir se porter au secours
+d'une tribu fidèle, menacée par l'émir. Le 21 septembre 1845, il
+se mit en route avec 346 fantassins du 8<sup>e</sup> bataillon des chasseurs
+d'Orléans et 62 hussards. Dès le lendemain, il était rejoint par
+un messager du général Cavaignac qui rappelait à Tlemcen le 8<sup>e</sup>
+bataillon de chasseurs. Montagnac ne pensa pas être tenu d'obéir
+avant d'avoir infligé un échec à l'ennemi, avec lequel il avait
+commencé à échanger des coups de fusil. Il poussa donc plus avant.
+Le 23, près du marabout de Sidi-Brahim, à un moment où sa troupe
+se trouve imprudemment morcelée en trois petits corps, celui qui
+marchait en tête tombe dans une sorte d'embuscade, et est enveloppé
+par une cavalerie très nombreuse qu'Abd el-Kader dirige lui-même.
+Aux premiers coups de feu, Montagnac est mortellement blessé. Nos
+soldats se réunissent sur un mamelon, sans autre espoir que de vendre
+chèrement leur vie; bientôt les munitions sont épuisées; personne,
+néanmoins, ne songe à se rendre. Alors, rapporte l'un des rares
+survivants de ce combat, «les Arabes, resserrant le cercle autour
+de ce groupe immobile et silencieux, le font tomber sous leur feu,
+comme un vieux mur». Au bout de peu de temps, il n'y a plus, du côté
+des Français, que des cadavres ou des blessés ne donnant presque
+plus signe de vie. À ce moment, le second détachement, mandé dès
+le début par Montagnac, accourt sur le lieu du combat; aussitôt
+accablé par les vainqueurs, <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> il subit le même sort. Reste
+l'arrière-garde, demeurée auprès des bagages et composée de 80
+carabiniers sous les ordres du capitaine Géreaux. Les Arabes fondent
+sur elle. Géreaux ne se trouble pas; le marabout de Sidi-Brahim est
+à sa portée: il se jette dedans, s'y barricade et résiste aux plus
+furieuses attaques. Abd el-Kader lui fait porter une sommation de
+se rendre, avec promesse de vie sauve. Le capitaine lit la lettre à
+ses hommes, qui n'y répondent que par les cris de: «Vive le Roi!»
+et hissent sur le marabout un drapeau fait avec des lambeaux de
+vêtement. Après de nouvelles attaques, l'émir fait faire une seconde
+sommation; il ordonne, cette fois, qu'elle soit transmise par un
+des officiers prisonniers et blessés, l'adjudant-major Dutertre.
+Celui-ci s'avance vers le marabout: «Chasseurs, s'écrie-t-il, on va
+me décapiter si vous ne posez les armes, et moi, je viens vous dire
+de mourir jusqu'au dernier plutôt que de vous rendre.» Sa tête tombe
+aussitôt. Le combat reprend plus acharné, interrompu deux fois encore
+par des sommations sans résultat. L'émir, lassé de cette résistance
+qui lui coûte très cher, prend le parti de s'éloigner avec le gros de
+son armée, en laissant seulement les forces nécessaires pour bloquer
+étroitement le marabout. Les assiégés n'ont ni vivres ni eau. Ils
+passent ainsi trois longs jours, attendant un secours qui aurait
+dû venir et qui ne vient pas. Enfin, le 26, aimant mieux tomber en
+combattant que de mourir de faim et de soif, ils s'élancent hors
+de leur réduit, en emportant leurs blessés. Ce coup de désespoir
+semble d'abord leur réussir; ils font une trouée à travers les Arabes
+stupéfaits et se dirigent en bon ordre vers Djemâa. Déjà l'on peut
+distinguer les murs de la ville, quand, à la vue d'un filet d'eau qui
+coule au fond d'un ravin, les hommes, en dépit de leurs officiers,
+quittent leurs rangs, se précipitent dans le ravin et se jettent à
+plat ventre pour étancher la terrible soif qui les dévore depuis
+trois jours. Ce désordre n'échappe pas aux Arabes qui accourent
+et, de la hauteur, font pleuvoir les balles sur les malheureux
+buveurs: tous succombent. Géreaux cependant a essayé de continuer
+la retraite avec les quelques hommes qui ne se sont pas débandés;
+<span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> mais ils ne sont plus assez nombreux et finissent par être
+écrasés; le capitaine tombe, mortellement atteint. Douze soldats
+seuls parviennent à rejoindre les cavaliers sortis de Djemâa à leur
+rencontre: c'est tout ce qui revient des 425 hommes partis de cette
+ville, cinq jours auparavant, avec le colonel de Montagnac<a id="footnotetag491" name="footnotetag491"></a><a href="#footnote491" title="Go to footnote 491"><span class="smaller">[491]</span></a>.</p>
+
+<p>Quand on sut à Alger le désastre de Sidi-Brahim, l'émotion y
+fut extrême; dans l'imagination du public, l'événement prit les
+proportions d'une catastrophe. L'effet en fut encore aggravé par la
+série de mauvaises nouvelles qui survinrent coup sur coup, dans les
+jours suivants. La plus douloureuse fut celle de la capitulation
+d'Aïn-Temouchent: le lieutenant Marin conduisait 200 hommes, la
+plupart sortant de l'hôpital, de Tlemcen à Aïn-Temouchent; apercevant
+sur sa route des cavaliers qu'il reconnaît pour ceux d'Abd el-Kader,
+il perd la tête; sans avoir été même attaqué, il court à l'émir et se
+rend à lui avec toute sa troupe<a id="footnotetag492" name="footnotetag492"></a><a href="#footnote492" title="Go to footnote 492"><span class="smaller">[492]</span></a>. Il n'était pas à craindre sans
+doute qu'une défaillance aussi inexplicable trouvât des imitateurs;
+mais, succédant, à quarante-huit heures d'intervalle, au désastre de
+Sidi-Brahim, elle était bien de nature à exalter les Arabes. Tout
+d'ailleurs révélait un soulèvement prémédité et concerté: à Sebdou,
+le commandant Billot était attiré dans une embuscade et massacré avec
+toute son escorte; le chef du bureau arabe de Tiaret était enlevé
+par trahison; des caïds, amis de la France, tombaient assassinés;
+plusieurs postes étaient attaqués, des ponts et des magasins brûlés,
+des communications interrompues; la majeure partie des tribus de la
+subdivision de Tlemcen prenait les armes et rejoignait Abd el-Kader.
+«Qui sait ce qui arrivera? écrivait le colonel de Saint-Arnaud, à
+la date du 3 octobre. Abd el-Kader peut aussi bien être dans la
+Métidja, dans un mois, que fuyant dans le Maroc, <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> sans suite,
+avant dix jours... Une seule chose est certaine, c'est que la guerre
+sainte a éclaté et a débuté par une catastrophe qui a atterré les
+colons et jusqu'aux négociants d'Alger.»</p>
+
+<p>Dès le 28 septembre 1845, le général de La Moricière, gouverneur
+par intérim, avertit le maréchal Soult que «la situation était fort
+grave». «Vous jugerez sans doute indispensable, ajoutait-il, que
+M. le maréchal Bugeaud rentre immédiatement en Algérie.» Le même
+jour, il dépêchait directement au maréchal le commandant Rivet,
+pour presser son retour. En attendant, il ne demeurait pas inactif.
+Jugeant avec raison que le plus grand péril n'était pas à l'intérieur
+avec Bou-Maza et ses imitateurs, mais sur la frontière de l'Ouest, où
+il fallait tâcher de barrer le chemin à Abd el-Kader, il s'y porta
+immédiatement de sa personne. Le 8 octobre, il rejoignait le général
+Cavaignac au delà de Tlemcen, attaquait vigoureusement avec lui les
+tribus révoltées, les battait, mais sans atteindre l'émir lui-même,
+qui, suivant son habitude, s'était dérobé.</p>
+
+<p>Ce fut le 6 octobre que le commandant Rivet arriva à la Durantie, en
+Périgord, où était le maréchal Bugeaud, et lui fit part de ce qui
+se passait en Algérie. En présence de tels événements, le maréchal
+ne songea plus à se retirer ni à marchander les conditions de son
+retour. Le péril l'appelait, et aussi l'espérance d'acquérir une
+nouvelle gloire dont il se servirait pour faire prévaloir ses idées.
+«Je pars dans la nuit du 7 au 8, écrivit-il, le 6, au ministre de la
+guerre. J'ai pensé qu'étant encore gouverneur nominal de l'Algérie,
+je ne pouvais me dispenser de répondre à l'appel que me font l'armée
+et la population, que ce serait manquer à mes devoirs envers le
+gouvernement et mon pays.» Il ajoutait, après avoir énuméré avec
+précision les renforts dont il avait besoin: «Nous allons, Monsieur
+le maréchal, jouer une grande partie qui peut être décisive pour
+notre domination, si nous la jouons bien, ou nous préparer de
+grandes tribulations et de grands sacrifices, si nous la jouons mal.
+L'économie serait ici déplorable.» Il écrivait en même temps à M.
+Guizot: «Les circonstances <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> sont très graves; elles demandent
+de promptes décisions. Ce n'est pas le cas de vous entretenir de mes
+griefs et des demandes sans l'obtention desquelles je ne comptais
+pas rentrer en Algérie. Je cours à l'incendie; si j'ai le bonheur de
+l'apaiser encore, je renouvellerai mes instances pour faire adopter
+des mesures de consolidation de l'avenir. Si je n'y réussis pas, rien
+au monde ne pourra m'attacher plus longtemps à ce rocher de Sisyphe.
+C'est bien le cas de vous dire aujourd'hui ce que le maréchal de
+Villars disait à Louis XIV: Je vais combattre vos ennemis et je vous
+laisse au milieu des miens<a id="footnotetag493" name="footnotetag493"></a><a href="#footnote493" title="Go to footnote 493"><span class="smaller">[493]</span></a>.»</p>
+
+<p>Seulement, comme si le maréchal ne pouvait s'empêcher de mêler à
+ses plus généreuses résolutions quelqu'une de ces «diableries» dont
+parlait M. de Corcelle, il adressait, à cette même date du 6 octobre,
+la lettre suivante au préfet de la Dordogne: «M. le chef d'escadron
+Rivet m'apporte d'Alger les nouvelles les plus fâcheuses; l'armée
+et la population réclament à grands cris mon retour. J'avais trop à
+me plaindre de l'abandon du gouvernement vis-à-vis de mes ennemis
+de la presse et d'ailleurs, pour que je ne fusse pas parfaitement
+décidé à ne rentrer en Algérie qu'avec la commission que j'ai
+demandée et après la promesse de satisfaire à quelques-unes de mes
+idées fondamentales; mais les événements sont trop graves pour que
+je marchande mon retour au lieu du danger.» Puis, après avoir donné
+au préfet quelques détails sur l'insurrection, il finissait ainsi:
+«Il est à craindre que ceci ne soit une forte guerre à recommencer.
+Hélas! les événements ne donnent que trop raison à l'opposition que
+je faisais au système qui étendait sans nécessité l'administration
+civile et diminuait l'armée pour couvrir les dépenses de cette
+extension. J'ai le c&oelig;ur navré de douleur de tant de malheurs et
+de tant d'aveuglement de la part des gouvernants et de la presse
+qui nous gouverne plus qu'on n'ose l'avouer.» Ce ne pouvait être
+sérieusement que le maréchal attribuait l'agression d'Abd <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span>
+el-Kader à la prétendue extension de l'administration civile. Quant
+au reproche d'abandon adressé au gouvernement, il venait d'autant
+plus mal à propos qu'en ce moment le ministère expédiait d'urgence
+les renforts demandés; ces renforts, qui ne comprenaient pas moins
+de six régiments d'infanterie et deux de cavalerie, devaient porter
+à 107,000 hommes l'armée d'Algérie. Encore n'y aurait-il eu que
+demi-mal, si cette injuste récrimination se fût produite à huis clos.
+Mais la lettre du maréchal, communiquée étourdiment par le préfet
+au rédacteur du <cite>Conservateur de la Dordogne</cite>, fut publiée par ce
+journal et, de là, fit le tour de la presse, avec les commentaires
+qu'on peut supposer. Fort penaud de cette publication et du bruit
+qu'elle faisait, le gouverneur se hâta de déclarer qu'il n'y était
+pour rien. «Ma lettre, écrivit-il à M. Guizot, était la communication
+confidentielle d'un ami à un ami; elle ne devait avoir aucune
+publicité. C'est encore une tuile qui me tombe sur la tête. Je le
+déplore surtout parce que la presse opposante ne manquera pas d'en
+tirer parti contre le gouvernement.» M. Guizot ne se contenta pas de
+cette sorte d'excuse et jugea nécessaire de faire sentir au maréchal
+le tort de sa conduite: «Je ne puis accepter, lui répondit-il, votre
+reproche que vous n'avez pas été soutenu par le gouvernement. Il
+appartient et il sied aux esprits comme le vôtre, mon cher maréchal,
+de distinguer les grandes choses des petites, et de ne s'attacher
+qu'aux premières. Il n'y a, pour vous, en Afrique, que deux grandes
+choses: l'une d'y avoir été envoyé, l'autre d'y avoir été pourvu,
+dans l'ensemble et à tout prendre, de tous les moyens d'action
+nécessaires. Le cabinet a fait pour vous ces deux choses-là, et il
+les a faites contre beaucoup de préventions et à travers beaucoup
+de difficultés... Après cela, qu'à tel ou tel moment, sur telle ou
+telle question, le gouvernement n'ait pas partagé toutes vos idées,
+ni approuvé tous vos actes, rien de plus simple: c'est son droit. Que
+vous ayez même rencontré, dans telle ou telle commission, dans tel
+ou tel bureau, des erreurs, des injustices, des idées fausses, de
+mauvais procédés, des obstacles, cela se peut; cela n'a rien que de
+<span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> naturel et presque d'inévitable; ce sont là des incidents
+secondaires qu'un homme comme vous doit s'appliquer à surmonter, sans
+s'en étonner ni s'en irriter, car il s'affaiblit et s'embarrasse
+lui-même en leur accordant, dans son âme et dans sa vie, plus de
+place qu'il ne leur en appartient réellement.» M. Guizot engageait
+le maréchal à faire comme lui, «à laisser dire les journaux» et à
+compter sur la tribune pour mettre sa conduite en lumière; «c'est là,
+ajoutait-il, que vous devez être défendu, mais grandement et dans les
+grandes occasions, non pas en tenant les oreilles toujours ouvertes
+à ce petit bruit qui nous assiège, et en essayant, à tout propos et
+bien vainement, de le faire taire». Le ministre terminait par des
+plaintes sur la publication de la lettre au préfet de la Dordogne.
+«Cette lettre, disait-il, m'a affligé pour vous et m'a blessé pour
+moi... C'est là un désordre. Vous ne le souffririez pas autour de
+vous. Et, croyez-moi, cela ne vaut pas mieux pour vous que pour le
+pouvoir auquel vous êtes dévoué<a id="footnotetag494" name="footnotetag494"></a><a href="#footnote494" title="Go to footnote 494"><span class="smaller">[494]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le maréchal n'avait à peu près rien à répondre à ces amicales
+réprimandes, ou, du moins, il n'avait qu'une réponse à faire,
+c'était de montrer, une fois de plus, que, s'il parlait quelquefois
+de travers, cela ne l'empêchait pas de bien agir. Pendant ce temps,
+d'ailleurs, il poursuivait rapidement sa route vers l'Afrique,
+s'embarquait à Marseille, et arrivait à Alger le 15 octobre 1845. La
+population s'était portée en foule au-devant de lui, témoignant par
+son attitude, et de l'alarme que lui causaient les événements, et de
+la confiance que lui rendait le retour du gouverneur général.</p>
+
+<h4>IX</h4>
+
+<p>C'était l'une des qualités maîtresses du maréchal Bugeaud&mdash;véritable
+don de général en chef&mdash;de voir, dans une crise, tout de suite et
+très nettement ce qu'il y avait à faire. <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> À peine a-t-il pris
+terre en Algérie, que son plan est arrêté. Toujours persuadé que le
+moyen de dompter Abd el-Kader, c'est de lui enlever l'impôt et le
+recrutement<a id="footnotetag495" name="footnotetag495"></a><a href="#footnote495" title="Go to footnote 495"><span class="smaller">[495]</span></a>, il se donne pour tâche principale de lui fermer
+l'entrée du Tell, seule partie du territoire où l'émir peut trouver,
+avec quelque abondance, de l'argent, des vivres et des soldats. Les
+mesures déjà prises par le général de La Moricière ont barré le
+passage, à l'ouest, sur la frontière du Maroc. Le gouverneur devine
+que, devant cet obstacle, l'ennemi fera un détour par le désert,
+et cherchera, au sud, quelque fissure. Dans cette prévision, dont
+l'événement devait démontrer la justesse, il décide de former, sur
+toute la lisière des hauts plateaux, comme une chaîne continue de
+petites colonnes mobiles. Ces colonnes auront charge de guetter
+Abd el-Kader, de le repousser, de le poursuivre, de l'atteindre
+s'il est possible, de ne pas lui laisser un moment de repos en n'en
+prenant pas elles-mêmes, de ne lui permettre de rien organiser nulle
+part, et enfin de frapper impitoyablement les tribus qui seraient
+tentées de le soutenir. Le gouverneur ne néglige pas non plus les
+révoltes intérieures suscitées par les divers Bou-Maza: le soin de
+les réprimer sera confié à plusieurs autres colonnes. Cette extrême
+dispersion des troupes pouvait paraître, à un certain point de vue,
+une cause de faiblesse. La première loi de la guerre n'est-elle pas
+de concentrer ses forces, au lieu de les morceler? Bugeaud a expliqué
+lui-même, plus tard, à ses soldats, les raisons qui lui faisaient,
+en cette circonstance, déroger à la règle ordinaire. «Évacuer une
+partie du pays pour se concentrer, leur a-t-il dit, c'eût été laisser
+à notre adversaire les ressources de l'impôt et du recrutement,
+ainsi que toutes les forces locales. Il aurait bientôt formé une
+armée régulière pour appuyer les goums des tribus. C'eût été aussi
+renverser le gouvernement des Arabes, si péniblement institué par
+nous, et livrer à la vengeance implacable d'un chef irrité tous
+les hommes compromis <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> pour notre cause. Comment, plus
+tard, aurions-nous pu reconstituer ce gouvernement, si nous avions
+lâchement abandonné les chefs qui, presque tous, nous sont restés
+fidèles? Il fallait tout conserver<a id="footnotetag496" name="footnotetag496"></a><a href="#footnote496" title="Go to footnote 496"><span class="smaller">[496]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le maréchal n'est pas moins prompt à exécuter son plan qu'à le
+concevoir. Débarqué le 15 octobre 1845 à Alger, il entre en campagne
+dès le 18, et, le 24, il arrive près de Teniet el-Had, sur la limite
+du désert. À la fin de novembre, douze colonnes sont en mouvement;
+peu après, on en compte dix-huit. Les plus nombreuses, celle par
+exemple que commande le gouverneur général, ont moins de trois
+mille hommes. À leur tête sont, outre le maréchal, des officiers
+vigoureux, ayant l'expérience de la guerre d'Afrique: La Moricière,
+Cavaignac, Géry, Korte, Bourjolly, Arbouville, Marey, Saint-Arnaud,
+Jusuf, Canrobert, Pélissier, Comman, Camou, Gentil, Bosquet; il faut
+y ajouter Bedeau, qui commandait depuis quelque temps à Constantine,
+mais que la tranquillité de cette partie de l'Algérie a permis d'en
+éloigner momentanément pour l'employer au sud de la province d'Alger.
+Quelques-unes de ces colonnes opèrent, dans l'intérieur du cercle,
+contre Bou-Maza qu'elles ne parviennent pas du reste à saisir, et
+contre ses nombreux homonymes, dont plusieurs sont pris et passés
+par les armes<a id="footnotetag497" name="footnotetag497"></a><a href="#footnote497" title="Go to footnote 497"><span class="smaller">[497]</span></a>. La plupart agissent ou tâchent d'agir contre
+Abd el-Kader. Savoir où se trouve l'ennemi est déjà fort difficile;
+le joindre, à peu près impossible. L'émir glisse entre les mains de
+ceux qui croient l'avoir cerné. D'une mobilité prodigieuse, faisant
+cinquante lieues en deux jours, il trouve partout des sympathies,
+des renseignements sûrs, des provisions, des chevaux frais. Depuis
+les confins de la province de <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> Constantine jusqu'au Maroc,
+toutes nos troupes sont ainsi dans une alerte continuelle: ce ne
+sont que marches et contremarches à la recherche d'un adversaire
+invisible, bien qu'on devine partout sa présence. Il n'était pas
+dans les habitudes et dans le tempérament du maréchal de s'en tenir
+à la défensive: dès le commencement de décembre, il lance dans le
+désert des colonnes légères et rapides. Jusuf, qui commande l'une
+d'elles et la mène avec une vitesse endiablée, approche plusieurs
+fois d'Abd el-Kader, mais sans l'atteindre. Celui-ci, pendant
+qu'on court vainement après lui dans le sud, pointe audacieusement
+vers le nord, passe entre les trois ou quatre colonnes qui le
+guettent, franchit la lisière du Tell et pénètre dans l'Ouarensenis.
+Le maréchal se retourne et tâche de serrer le cercle autour de
+l'envahisseur. Le 23 décembre, à Temda, Jusuf se heurte enfin aux
+réguliers d'Abd el-Kader; mais ceux-ci se dispersent trop vite
+pour que le combat soit décisif; l'émir n'en reste pas moins dans
+l'Ouarensenis, où il trouve de quoi se refaire. Jusuf, d'ailleurs,
+est dérouté. Heureusement, La Moricière, toujours ingénieux à deviner
+les mouvements des Arabes, se lance sur la bonne piste, avec des
+troupes relativement fraîches. Pas plus que les autres, il ne met
+la main sur l'insaisissable adversaire; mais, par l'habileté et la
+rapidité de ses man&oelig;uvres, il l'oblige, dans les premiers jours
+de janvier 1846, à sortir du Tell et à rentrer dans le désert.
+Guerre singulière, où l'on peinait beaucoup, sans avoir presque
+jamais l'occasion de se battre. «Il n'y avait pas de bataille à
+livrer, écrivait le colonel de Saint-Arnaud, le 24 janvier, puisque
+l'ennemi fuyait toujours. Il n'y avait qu'une chose à faire, empêcher
+l'émir de descendre dans les plaines, l'user en le réduisant à
+l'impuissance. Pour cela, il fallait se montrer partout, lutter
+d'activité, de persévérance, d'énergie, courir toujours et souvent
+frapper dans le vide... Le maréchal man&oelig;uvre et organise. Le
+pays est mauvais, on manque de tout, et on a l'air de ne rien faire.
+Pour accepter un pareil rôle, il faut être grand et sûr de soi! Ce
+rôle aurait compromis des réputations moins solides. La chose la
+plus facile à <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> la guerre, c'est la bataille, pour l'homme de
+guerre, s'entend. Mais man&oelig;uvrer contre un ennemi aux abois, qui
+se rattache à tout, mobile comme un oiseau, c'est plus difficile, et
+personne, en ce genre, n'aurait fait autant que le maréchal<a id="footnotetag498" name="footnotetag498"></a><a href="#footnote498" title="Go to footnote 498"><span class="smaller">[498]</span></a>.</p>
+
+<p>Après avoir forcé Abd el-Kader à sortir de l'Ouarensenis, La
+Moricière mandait à un de ses amis: «Voilà désormais l'émir dans
+un pays où il n'y a pas grand'chose à boire ni à manger, où le
+bois manque, où le froid est excessif. Je doute qu'il y refasse sa
+cavalerie. Je ne l'y suivrai pas... Il ne faut pas lui laisser
+toucher terre dans le Tell; mais il n'y a pas grand inconvénient
+à le laisser se morfondre dans le désert<a id="footnotetag499" name="footnotetag499"></a><a href="#footnote499" title="Go to footnote 499"><span class="smaller">[499]</span></a>.» La Moricière se
+faisait illusion: Abd el-Kader n'était pas homme à se «morfondre»
+ainsi. Dès la fin de janvier 1846, on apprenait qu'il avait rassemblé
+environ quinze cents cavaliers appartenant aux tribus des hauts
+plateaux, et qu'à leur tête il se dirigeait vers l'est. Ne devait-on
+pas craindre qu'il ne cherchât de ce côté quelque moyen de rentrer
+dans le Tell? Le maréchal Bugeaud, suivant de loin le mouvement de
+son adversaire, se transporta rapidement d'Aïn-Toukria à Boghar,
+et chargea les colonnes des généraux Bedeau, d'Arbouville et Marey
+de garder toutes les entrées du Tell, entre Boghar et la province
+de Constantine. Cependant la nouvelle qu'Abd el-Kader se trouvait
+maintenant au sud de la province d'Alger, produisait, dans le nord
+de cette province, une agitation qui gagnait jusqu'aux tribus de la
+Métidja; l'émir avait du reste soin de faire répandre parmi elles le
+bruit de sa prochaine arrivée. Il devenait urgent de leur en imposer
+par quelque démonstration. Mais comment la faire? Le général de Bar,
+qui commandait à Alger, n'avait à peu près aucune force armée sous
+la main; toutes les garnisons des villes de la côte avaient été
+employées à grossir les colonnes mobiles. Dans ces circonstances,
+le maréchal n'hésita pas à télégraphier de Boghar, le 2 février, au
+général de Bar, d'armer les condamnés militaires et d'organiser deux
+bataillons de la milice, sorte de garde <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> nationale de la
+ville d'Alger. La seule annonce de cette mesure effraya la population
+civile autant que l'eût fait le mal même contre lequel on se mettait
+en garde. Le général de Bar, embarrassé de cette émotion, en référa
+au gouverneur, qui lui répondit, le 5 février, en confirmant son
+ordre: «La mesure, disait-il, est de nature à prévenir, non à
+susciter des alarmes. Il n'y a réellement pas de dangers sérieux,
+quant à présent, et nous comptons bien les éloigner pour l'est, comme
+nous l'avons fait pour l'ouest; mais une sage prévision a dicté
+mon ordre.» Le maréchal prit en outre le parti de se rapprocher
+un peu d'Alger, sans cependant perdre de vue les régions du sud;
+quelques jours après, il campait devant Médéa. L'un des motifs de
+ce mouvement paraît avoir été le désir de ramener ses troupes à la
+côte, pour les refaire. Les soldats ne pouvaient supporter longtemps
+la vie à laquelle les soumettait l'infatigable gouverneur. Déjà, à
+la fin de décembre, celui-ci avait dû, une première fois, laisser
+à Orléansville son infanterie exténuée, et avait emmené à la place
+celle du colonel de Saint-Arnaud. Le second relais se trouvait
+maintenant fourbu comme le premier; les uniformes étaient en loques,
+les souliers usés, beaucoup d'hommes malades ou éclopés. La cavalerie
+de la colonne commandée par Jusuf paraissait plus misérable encore:
+«Les chevaux, raconte un témoin, étaient de vraies lanternes: on
+voyait au travers»; à peine en comptait-on deux cents en état, non
+certes de charger, mais de marcher.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, que devenait Abd el-Kader? Se jouant, une fois de
+plus, de toutes les colonnes qui le poursuivaient ou le guettaient,
+il les tournait par l'est, descendait comme une trombe la vallée du
+haut Isser, tendait la main à Ben-Salem, son ancien khalifa dans
+ces régions, razziait les tribus fidèles à la France et arrivait
+jusque sur le bas Isser, près de la mer, à quelques lieues d'Alger,
+sur la lisière de la Métidja vide de troupes et pleine de colons.
+Allait-il se jeter sur cette plaine? Sans doute ce ne pourrait jamais
+être qu'une incursion aussi passagère qu'audacieuse; il suffirait
+que les colonnes <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> agissant dans le sud revinssent vers la
+côte, pour contraindre l'envahisseur à une retraite précipitée; mais
+elles étaient loin; il leur fallait plusieurs jours pour arriver;
+en attendant, l'émir n'aurait-il pas le temps de tout dévaster et
+massacrer dans les fermes et les villages européens de la Métidja?
+De quel effet ne serait pas, sur l'opinion, en Algérie et en France,
+cette répétition des désastres de 1839, venant en quelque sorte
+démontrer l'inanité des résultats que le maréchal Bugeaud se vantait
+d'avoir obtenus par six années d'efforts et de sacrifices! Quel
+découragement pour ceux qui avaient cru en lui! Quel triomphe pour
+ses adversaires! Certainement sa gloire ne résisterait pas à un
+pareil coup.</p>
+
+<p>La dépêche annonçant cette stupéfiante irruption parvint au
+gouverneur pendant qu'il campait sous Médéa. C'était le soir,
+et, suivant son habitude, il faisait une partie de whist, sous
+sa tente, avec ses deux aides de camp, le commandant Rivet et le
+capitaine Trochu. Ceux-ci ont aussitôt l'impression tellement vive
+du péril, que, raconte l'un d'eux, leur langue desséchée s'attache
+à leur palais et les empêche de parler<a id="footnotetag500" name="footnotetag500"></a><a href="#footnote500" title="Go to footnote 500"><span class="smaller">[500]</span></a>. Mais le maréchal,
+admirablement tranquille et posant un moment ses cartes: «En voilà
+une bonne! dit-il; faisons sans tarder tout ce que nous pourrons.» Il
+télégraphie d'abord à Alger de réunir les condamnés, les miliciens,
+tous les gendarmes de la région, et de les mettre en évidence
+sur les hauteurs de la Métidja, pour simuler une préparation de
+défense. Il appelle ensuite Jusuf: «Combien avez-vous de chevaux
+sur pied? lui demande-t-il.&mdash;Deux cents.&mdash;Pouvez-vous être demain
+dans la Métidja?&mdash;Oui, en allant au pas.&mdash;Partez tout de suite, et
+montrez-vous sur les points les plus en vue.» Le gouverneur complète
+ses mesures en annonçant qu'avec le reste de la colonne, il se
+<span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> mettra en route au point du jour. Se retournant alors vers
+ses aides de camp, toujours imperturbable: «Messieurs, reprenons
+notre whist.»&mdash;«Je recevais là, plus encore qu'à Isly, a écrit plus
+tard le général Trochu, une inoubliable leçon d'équilibre dans le
+commandement, à l'heure des grands périls.» Le lendemain, la colonne
+du maréchal Bugeaud marchait rapidement dans la direction du bas
+Isser, en tenant les hauteurs qui bordent la Métidja, quand le
+capitaine Trochu, qui cheminait en tête, absorbé par d'assez sombres
+prévisions, voit accourir à fond de train un cavalier arabe, agitant
+un pli au-dessus de sa tête. «Quelle nouvelle?» s'écrie-t-il tout
+anxieux. Le messager lui apprend que l'émir vient d'être surpris dans
+une attaque de nuit, et qu'il est en pleine déroute.</p>
+
+<p>Que s'était-il passé? Peu auparavant, quelques compagnies
+d'infanterie légère étaient arrivées de France à Alger; c'étaient
+les seules troupes régulières dont disposait le général de Bar.
+Suivant les indications données par le maréchal, lors des premiers
+symptômes d'agitation, il les avait envoyées, sous les ordres du
+général Gentil, occuper le col des Beni-Aïcha qui commandait à l'est
+l'entrée de la Métidja. À la nouvelle des razzias opérées sur le bas
+Isser, le général Gentil crut devoir marcher sur les rassemblements
+qu'on lui signalait. Sa troupe était peu nombreuse et n'avait pas
+encore vu le feu; mais c'était une de ces heures où il faut payer
+d'audace; d'ailleurs, il ne croyait pas avoir affaire à Abd el-Kader
+en personne. En route, il rallie heureusement un bataillon venant
+de Dellys. Dans la nuit du 6 au 7 février 1846, il heurte un peu à
+l'aveugle le camp ennemi. Ses jeunes soldats, fort inexpérimentés,
+tirent au hasard; dès les premiers coups de feu, les Arabes prennent
+la fuite: c'étaient des gens du désert, grands pillards, fort
+mal à l'aise d'être si loin de leurs tentes, et n'ayant qu'une
+préoccupation, celle d'y rapporter le butin dont ils étaient
+gorgés. En quelques instants et sans avoir eu un seul blessé, notre
+petite troupe est maîtresse du terrain et y ramasse trois drapeaux,
+six cents fusils, les tentes toutes tendues, les chevaux et les
+troupeaux enlevés dans les razzias <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> des jours précédents. Le
+général Gentil n'était pas le moins étonné d'une si facile victoire;
+il fut plus étonné encore quand il sut par les prisonniers qu'Abd
+el-Kader était dans le camp et qu'il avait failli y être pris.</p>
+
+<p>L'émir en fuite se jeta dans le Djurdjura et, avec son indomptable
+énergie, tâcha de se créer, parmi les Kabyles, un nouveau centre de
+résistance. Mais le maréchal Bugeaud, accouru de Médéa et renforcé
+des troupes que lui amenait Bedeau, frappa rudement les tribus qui
+faisaient mine de soutenir la révolte, et, par un habile mélange de
+rigueur et de diplomatie, les détermina à se séparer d'Abd el-Kader.
+Celui-ci fut réduit, dans les premiers jours de mars, à reprendre le
+chemin du désert.</p>
+
+<p>Ainsi se terminait heureusement pour le gouverneur général ce qu'on
+a appelé «la plus grande crise de sa carrière algérienne». Le 24
+février 1846, se trouvant près de sa capitale, dont il était sorti
+depuis cinq mois, il eut l'idée d'y ramener, pour les reposer un
+peu, les soldats avec lesquels il venait de faire une si pénible
+campagne. Bien que non annoncé d'avance, ce retour prit un caractère
+de triomphe. «Quand le maréchal, raconte le général Trochu, rentra
+dans Alger, avec une capote militaire usée jusqu'à la corde, entouré
+d'un état-major dont les habits étaient en lambeaux, marchant,
+à la tête d'une colonne de soldats bronzés, amaigris, à figures
+résolues, et portant fièrement leurs guenilles, l'enthousiasme de
+la population fut au comble. Le vieux maréchal en jouit pleinement.
+C'est qu'il venait d'apercevoir, de très près, le cheveu auquel la
+Providence tient suspendues les grandes renommées et les grandes
+carrières, à un âge (soixante-deux ans) où, quand ce cheveu est
+rompu, il est difficile de le renouer.» Quelques jours plus tard,
+le 2 mars, le gouverneur adressait à l'armée d'Afrique un ordre du
+jour où, rappelant à grands traits ce qu'elle avait fait depuis cinq
+mois, il la félicitait de ses efforts et de ses succès. «Vous pouvez
+aujourd'hui garantir à la France, leur dit-il, que son empire en
+Afrique ne sera pas ébranlé par cette grande révolte.» Non <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span>
+sans doute que le maréchal ne vît plus rien à faire: il montrait
+au contraire à ses soldats la nécessité «d'extirper les derniers
+vestiges de l'insurrection» et de prendre l'offensive, «en étendant
+leurs bras sur tous les points du désert où se formaient les orages
+qui étaient venus et viendraient fondre sur eux, s'ils n'allaient
+les dissiper». «Votre ardeur, ajoutait-il, ne se ralentira pas au
+moment où, de toutes parts, elle est couronnée par le succès... Vous
+resterez semblables à vous-mêmes, et la France reconnaissante vous
+honorera.»</p>
+
+<h4>X</h4>
+
+<p>L'insurrection a fait son suprême effort en essayant d'atteindre la
+Métidja. Repoussée sur ce point, elle ne fera désormais que décliner.
+Les agitateurs secondaires, découragés par l'échec d'Abd el-Kader, ne
+sont plus en état de nous opposer une sérieuse résistance. Par leurs
+mouvements combinés, Saint-Arnaud, Canrobert et Pélissier expulsent
+définitivement Bou-Maza du Dahra et le forcent à s'enfuir dans le
+désert. Il suffit au maréchal de se montrer dans l'Ouarensenis pour
+le pacifier, et le duc d'Aumale, revenu depuis peu en Algérie pour
+prendre sa part de la lutte et du danger, soumet, avec le concours
+des généraux Marey et d'Arbouville, la région montagneuse située au
+sud-est de la province d'Alger. Le maréchal Bugeaud ne se contente
+pas de rétablir ainsi notre autorité dans l'intérieur du Tell; il
+ne perd pas de vue Abd el-Kader dans le désert où celui-ci a été
+obligé de se retirer. Il le fait pourchasser sans répit par plusieurs
+colonnes qui l'atteignent et le maltraitent fort, l'une le 7 mars
+1846, l'autre le 13. Dans cette dernière affaire, l'émir ne s'échappe
+qu'à grand'peine avec quatorze fidèles. Grâce cependant aux renforts
+qui lui viennent de sa deïra, il persiste à tenir la campagne.
+Pendant tout le mois d'avril, c'est Jusuf, devenu général, qui
+court après lui à bride abattue, tantôt perdant sa <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> piste,
+tantôt tombant sur lui à l'improviste, lui tuant quelques hommes et
+lui arrachant quelque butin; s'il ne réussit pas à s'emparer de sa
+personne, du moins il le réduit à l'existence d'un fugitif, sans
+cesse traqué, chaque jour plus dénué, plus affaibli, plus isolé.</p>
+
+<p>Mais dans quel état revenaient, après ces poursuites, nos fantassins
+déguenillés et fourbus, nos cavaliers à pied, traînant par la bride
+des chevaux hors de service! La Moricière, qui avait assisté à
+l'un de ces retours, en était tout ému; il déclarait «n'avoir rien
+vu de semblable, ni après la retraite de Constantine, ni après la
+désastreuse campagne d'Alger en 1840», et s'inquiétait de l'effet
+produit sur les indigènes par un tel spectacle. Ce fut même le
+sujet d'un de ces désaccords qui éclataient trop fréquemment entre
+le gouverneur général et le commandant de la province d'Oran.
+Ce dernier, persuadé qu'en fermant le Tell à Abd el-Kader et en
+le privant ainsi de tout moyen de se ravitailler, on finirait
+par avoir raison de lui, ne cachait pas son peu de goût pour ces
+courses perpétuelles dans le désert qui, selon lui, éreintaient
+les soldats sans profit suffisant; ou du moins il n'eût voulu les
+voir entreprendre que «sur des renseignements certains, avec des
+probabilités d'un succès important». Le maréchal releva vivement ces
+critiques. «Les opérations dans le désert, écrivit-il à La Moricière,
+nous ont rendu les plus grands services; ce sont elles qui ont ruiné
+l'émir, en ne lui laissant qu'une poignée de cavaliers exténués;
+elles ont amené la soumission de tout le désert au sud de la province
+d'Alger; elles nous ont ramené plusieurs tribus du Tell qui avaient
+émigré.» Le maréchal «reconnaissait que le général Jusuf, avec des
+qualités militaires très distinguées, n'avait pas tout l'ordre
+d'administration et d'organisation qu'on aurait pu désirer», mais
+il estimait qu'en somme son action avait été utile. «On ne fait les
+choses extraordinaires, à la guerre, ajoutait-il, qu'avec des moyens
+extraordinaires, et Napoléon a commis une faute en n'engageant pas
+la garde impériale à la fin de la bataille de la Moskova. C'était,
+disait-on, afin d'assurer la retraite. Mauvaise <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> raison. Il
+faut tout faire pour gagner la bataille d'une manière décisive, quand
+on a fait tant que de la livrer. Si on la gagne, on n'a pas besoin
+de faire retraite. Si nous chassons et ruinons Abd el-Kader, notre
+infanterie et notre cavalerie auront le temps de se remettre. Je ne
+regrette donc nullement les travaux qui ont amené le délabrement qui
+vous afflige. Jusuf jouait un coup de partie pour la tranquillité
+de toute l'Algérie; il voulait avant tout réussir, et je pense
+sincèrement que le résultat lui donne raison<a id="footnotetag501" name="footnotetag501"></a><a href="#footnote501" title="Go to footnote 501"><span class="smaller">[501]</span></a>.»</p>
+
+<p>Quelque confiance que le gouverneur général eût dans les chevauchées
+de Jusuf, il sentait qu'il y aurait eu un moyen bien plus sûr et
+plus prompt d'avoir raison d'Abd el-Kader; c'eût été de porter la
+guerre sur le territoire marocain et d'y poursuivre cette deïra
+qui, à l'abri de nos coups et contrairement aux stipulations du
+traité de Tanger, servait de base d'opérations à la révolte. Ce
+n'était pas la première fois que, devant la mauvaise volonté ou
+l'impuissance de l'empereur Abd er-Raman, le maréchal songeait à se
+faire justice lui-même en passant la frontière. Mais toujours il
+avait été contenu par le gouvernement, qui gardait un souvenir trop
+présent des difficultés diplomatiques nées de la guerre du Maroc,
+pour vouloir recommencer une pareille aventure<a id="footnotetag502" name="footnotetag502"></a><a href="#footnote502" title="Go to footnote 502"><span class="smaller">[502]</span></a>. Au point de
+vue de la politique générale, rien de plus raisonnable que cette
+prudence du gouvernement: n'eût-il pas été fort périlleux de nous
+trouver aux prises avec une nouvelle question marocaine, au moment
+de la querelle des mariages espagnols? Mais on conçoit que ceux qui,
+comme le maréchal Bugeaud, regardaient surtout les choses au point
+de vue de la pacification <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> de l'Algérie, fussent tentés de
+se montrer moins patients. La grande insurrection de 1845-1846, la
+vue de l'émir se relevant chaque fois des coups qu'on lui portait, au
+moyen des secours qu'il tirait de sa deïra, n'étaient pas faites pour
+rendre cette patience plus facile. Aussi, à cette époque, le maréchal
+Bugeaud était-il de plus en plus convaincu de la nécessité d'une
+«opération sérieuse» sur le territoire marocain, et de plus en plus
+pressé de l'entreprendre<a id="footnotetag503" name="footnotetag503"></a><a href="#footnote503" title="Go to footnote 503"><span class="smaller">[503]</span></a>. Il s'en ouvrit dans les dépêches qu'il
+adressa à Paris: si l'on ne voulait pas l'autoriser formellement à
+faire cette «guerre d'invasion défensive», il demandait au moins
+qu'on la lui laissât faire, sauf à en rejeter plus tard sur lui
+seul la responsabilité. Le gouvernement, effrayé de tels projets,
+fit aussitôt connaître à Alger, par écrit et par envoyés spéciaux,
+sa ferme volonté de ne rien permettre de pareil. De plus, M. Guizot
+profita de l'habitude où il était de correspondre amicalement avec le
+maréchal, pour lui expliquer les motifs de cette décision. Dans une
+lettre en date du 23 avril 1846, il lui exposa l'avantage qu'avait
+pour nous un accord même imparfait et peu efficace avec l'empereur du
+Maroc, l'opposition qu'une nouvelle guerre soulèverait en France, les
+complications qu'elle ferait naître en Europe, l'anarchie, fâcheuse
+pour nos intérêts, qu'elle provoquerait au Maroc, l'impossibilité
+où serait notre armée d'atteindre, dans ces régions lointaines
+et inconnues, l'émir qu'elle ne parvenait pas à joindre sur le
+territoire algérien. Il rappela, en terminant, que, «quand on est en
+présence de populations semi-barbares et de gouvernements irréguliers
+et impuissants», il faut savoir prendre son parti de certains maux
+inévitables. «Il n'y a pas moyen, ajoutait-il, d'établir, avec de
+tels gouvernements et avec de tels peuples, même après leur avoir
+donné les plus rudes leçons, des relations sûres, des garanties
+efficaces; il faut, ou pousser contre eux la guerre à fond, jusqu'à
+la conquête et l'incorporation complète, ou se <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> résigner
+aux embarras, aux incidents, aux luttes que doit entraîner un tel
+voisinage, en se mettant en mesure de les surmonter ou d'en repousser
+plus loin la source qu'on ne peut tarir.» Vérité d'expérience fort
+utile à méditer pour tous les gouvernements qui font de la politique
+coloniale. Déjà, du reste, l'année précédente, lors du débat sur le
+traité de Tanger, le duc de Broglie avait développé cette même idée
+avec sa précision accoutumée. Devant des raisons si fortes et une
+volonté si ferme, le maréchal Bugeaud céda, non sans regret, mais
+sans hésitation. «Ce que vous me dites, répondit-il à M. Guizot, le
+30 avril, de la conduite que nous devons tenir envers le Maroc, me
+paraît d'une grande justesse, me plaçant à votre point de vue, et
+c'est là qu'il faut se placer<a id="footnotetag504" name="footnotetag504"></a><a href="#footnote504" title="Go to footnote 504"><span class="smaller">[504]</span></a>.»</p>
+
+<p>Au moment même où le gouvernement retenait ainsi le maréchal, le
+territoire marocain était le théâtre d'un événement atroce qui eût
+suffi, et au delà, si des raisons de politique générale ne nous
+eussent arrêtés, à justifier notre intervention. Depuis plus de six
+mois, la deïra d'Abd el-Kader renfermait deux cent quatre-vingts
+prisonniers français; quatre-vingt-quinze, dont cinquante-sept
+blessés, étaient les héroïques survivants de Sidi-Brahim; les
+autres étaient ceux qui avaient capitulé sans combat sur la route
+d'Aïn-Temouchent. Ces prisonniers avaient été d'abord bien traités.
+Plusieurs fois Abd el-Kader avait fait, pour leur échange, des
+ouvertures toujours repoussées. Le maréchal était convaincu,&mdash;et
+son opinion était partagée par plusieurs généraux d'Afrique,&mdash;que
+de telles propositions étaient surtout, dans l'intention de l'émir,
+un moyen de faire croire aux Arabes qu'il négociait avec la France
+en vue d'une paix prochaine, et de retenir sous son influence, à
+l'aide de cet artifice, les tribus qui commençaient à lui échapper.
+Bugeaud refusait donc de se laisser prendre à ce qu'il jugeait être
+un piège. On n'était pas toutefois, de notre côté, sans travailler
+à la libération des captifs; usant d'un procédé qui lui avait déjà
+réussi dans une circonstance <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> analogue, notre diplomatie
+s'adressait à l'empereur du Maroc: «Vous êtes en paix avec nous,
+lui disait-elle; nous ne pouvons donc admettre que des prisonniers
+français soient retenus sur votre territoire par Abd el-Kader;
+faites-vous-les livrer, et rendez-les-nous.» Mais, pendant que
+ces pourparlers se continuaient avec plus ou moins de chance de
+succès, la deïra subissait une crise: la mauvaise fortune de son
+maître réagissait sur elle; les vivres et l'argent commençaient à
+lui manquer; avec la détresse, étaient venus le mécontentement,
+la discorde et les désertions; des tribus entières partaient pour
+l'intérieur du Maroc; quant à celles qui demeuraient fidèles, il leur
+fallait se préparer à un exode, car Abd el-Kader les appelait dans
+le sud, auprès de lui. Dans ces conditions, la garde des prisonniers
+devenait un embarras. Le 24 avril 1846, aussitôt après l'arrivée d'un
+courrier de l'émir, douze des prisonniers, dont six officiers, furent
+emmenés hors du camp, sous prétexte d'assister à une fête; c'étaient
+ceux dont on espérait une rançon. Les deux cent soixante-huit autres,
+à la tombée de la nuit, furent répartis, par petits groupes, dans
+les huttes de leurs gardiens. À minuit, au signal donné par un cri,
+le massacre commença. Ceux qui ne tombèrent pas dès les premières
+fusillades furent brûlés dans les gourbis où ils se réfugièrent.
+Un seul s'échappa, blessé, nu; les Marocains le ramassèrent et le
+reconduisirent à nos avant-postes, où il arriva le 17 mai; ce fut par
+lui qu'on eut le récit de l'horrible scène. Cette nouvelle causa,
+en France, une douloureuse émotion que les ennemis du maréchal
+tâchèrent d'exploiter contre lui; ils l'accusèrent, dans la presse
+et à la tribune, d'avoir négligé et même d'avoir systématiquement
+écarté ce qui eût pu prévenir ce malheur. Abd el-Kader était-il
+l'auteur du massacre? On en voudrait douter, ne serait-ce qu'à
+cause de l'attitude chevaleresque qu'il avait prise en d'autres
+circonstances<a id="footnotetag505" name="footnotetag505"></a><a href="#footnote505" title="Go to footnote 505"><span class="smaller">[505]</span></a>. Mais lui-même a avoué plus tard que tout s'était
+<span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> fait par son ordre, et il n'a trouvé d'autre excuse à
+invoquer que l'irritation où l'aurait jeté le refus d'échanger les
+prisonniers<a id="footnotetag506" name="footnotetag506"></a><a href="#footnote506" title="Go to footnote 506"><span class="smaller">[506]</span></a>.</p>
+
+<p>Ce n'était pas par cet acte d'inutile cruauté qu'Abd el-Kader
+pouvait relever sa fortune. La chasse qu'on lui donnait dans le
+désert continuait toujours. Comme, pour échapper à Jusuf, il s'était
+rejeté vers l'ouest, la poursuite était désormais menée par l'un des
+lieutenants de La Moricière, le colonel Renault. Elle se prolongea
+de la fin de mai au commencement de juillet 1846, avec les fatigues
+et les péripéties accoutumées. L'émir, surpris le 1<sup>er</sup> juin, n'eut
+que le temps de sauter sur un cheval pour s'enfuir. Le plus grave
+pour lui était que les tribus nomades du désert l'abandonnaient
+et venaient nous demander l'aman. Les gens d'Arbâ, auxquels il
+réclamait le cheval de soumission, ne lui offrirent qu'un âne. Les
+Ouled-Sidi-Cheikh, qu'il appelait aux armes, lui répondirent: «Tu
+es comme la mouche qui excite le taureau; quand tu l'as irrité, tu
+disparais, et nous recevons les coups.» La deïra, ruinée et réduite
+des trois quarts, n'était plus en état de fournir des renforts. Si
+fier que fût toujours son c&oelig;ur, Abd el-Kader était à bout, et,
+dans les premiers jours de juillet, abandonnant la partie, il rentra
+dans le Maroc par Figuig. Il y avait sept mois que, seul, par son
+prestige, son énergie, son audace, sa fécondité de ressources, cet
+homme vraiment extraordinaire défiait toutes les poursuites et tenait
+en alerte une armée de cent mille hommes, commandée par nos meilleurs
+officiers. Pourquoi faut-il que le sang des prisonniers massacrés
+ternisse une gloire qui aurait pu être si pure?</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> XI</h4>
+
+<p>Pendant la longue lutte qu'il venait de soutenir, le maréchal
+Bugeaud n'avait pas eu seulement affaire aux Arabes. En France,
+une bonne partie de l'opinion, travaillée par certains journaux,
+s'était montrée assez mal disposée à son égard. Elle s'en était
+prise à lui de tout ce qui, dans cette insurrection, l'avait déçue,
+alarmée, attristée, ennuyée: de la violence imprévue de l'explosion,
+des malheurs du début, de la lenteur et des difficultés de la
+répression. Cette guerre, sans faits d'armes, n'avait ni intéressé
+son imagination, ni flatté son amour-propre. Tout était matière à
+reproches: la dissémination des troupes, leurs fatigues excessives,
+le retard et la médiocrité des résultats. Les beaux esprits se
+croyaient le droit de plaisanter le maréchal qui courait, avec
+cent mille soldats, contre un seul homme, sans pouvoir seulement
+l'atteindre; les badauds de Rome ne raillaient-ils pas déjà Metellus
+de ce qu'il tardait à s'emparer de Jugurtha?</p>
+
+<p>Tout ce bruit de critiques arrivait aux oreilles de Bugeaud, jusque
+dans les régions lointaines où il faisait campagne, et il ne savait
+pas le dédaigner. «Je ne m'étonne pas, mandait-il à un de ses amis,
+le 22 mars 1846, que vous soyez indigné de toutes les ordures et
+sottises qu'on me jette à la tête. Ferait-on pire si j'avais perdu
+cent combats et toute l'Algérie? On n'a jamais rien vu, je crois,
+de pareil à ce déchaînement sans base aucune, puisque je n'ai pas
+éprouvé le plus léger échec, et que j'ai donné, tout au moins,
+l'exemple de la plus grande activité et d'une opiniâtre persévérance
+à vaincre l'hydre qui m'entourait de ses mille têtes. J'ai la
+conscience de n'avoir jamais mieux mérité de la France<a id="footnotetag507" name="footnotetag507"></a><a href="#footnote507" title="Go to footnote 507"><span class="smaller">[507]</span></a>.» Tels
+furent même son irritation <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> et son dégoût qu'il en revint à
+parler de démission. Il écrivait, en avril, à M. Guizot: «Je sais
+que vous voulez me défendre à la tribune, et que vous me défendrez
+bien; mais votre éloquence effacera-t-elle le mal qui se fait et se
+fera tous les jours? Croyez-vous qu'on puisse rester, à de telles
+conditions, au poste pénible et inextricable où je suis? Mon temps
+est fini, cela est évident. L'&oelig;uvre étant devenue quelque chose,
+tout le monde s'en empare; chacun veut y mettre sa pierre, bien ou
+mal. Je ne puis m'opposer à ce torrent, et je ne veux pas le suivre;
+je m'éloigne donc de la rive. J'ai déjà fait la lettre par laquelle
+je prie M. le ministre de la guerre de soumettre au gouvernement du
+Roi la demande que je fais d'un successeur. Je fonde ma demande sur
+ma santé et mon âge qui ne me permettent plus de supporter un tel
+fardeau, et sur mes affaires de famille; mais, entre nous, je vous le
+dis, ma grande raison, c'est que je ne veux pas être l'artisan des
+idées fausses qui règnent très généralement sur les grandes questions
+d'Afrique. Je ne redoute ni les grands travaux de la guerre, ni ceux
+de l'administration; mes soldats et les administrateurs de l'Algérie
+le savent très bien; mais je redoute l'opinion publique égarée<a id="footnotetag508" name="footnotetag508"></a><a href="#footnote508" title="Go to footnote 508"><span class="smaller">[508]</span></a>.»
+Ce n'était certes pas que le maréchal Bugeaud manquât de foi dans son
+&oelig;uvre. Pour ce qui regardait, notamment, la dernière insurrection,
+il estimait que l'événement répondait victorieusement à tous les
+détracteurs de sa tactique, et, bien que sa campagne ne fût marquée
+par aucune action militaire éclatante, il s'en honorait comme d'une
+des plus remarquables qu'il eût faites. À un ami qui venait de se
+marier, il écrivait, le 31 mai: «Vous êtes, à présent, enfoncé dans
+la lune de miel... Cette lune ne reviendra plus pour moi, mais je
+suis dans ma lune de gloire; j'ai vaincu les Bédouins de France, en
+même temps que ceux d'Afrique. Je crois ceux de France plus près de
+reprendre les hostilités que ceux d'Afrique. Ils disent, à présent,
+que ce n'était rien, que cela ne valait pas la peine de s'en
+occuper, et qu'avec des moyens aussi grands <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> que ceux que
+j'avais, j'aurais dû faire bien plus vite et mieux<a id="footnotetag509" name="footnotetag509"></a><a href="#footnote509" title="Go to footnote 509"><span class="smaller">[509]</span></a>.»</p>
+
+<p>La discussion qui s'ouvrit à la Chambre des députés, en juin 1846,
+sur les crédits relatifs à l'Algérie, fournit aux préventions qui
+s'étaient formées, depuis quelque temps, contre le maréchal Bugeaud,
+une occasion de se manifester. Sans doute, on ne pouvait plus lui
+reprocher de ne pas savoir vaincre Abd el-Kader, puisqu'à cette
+époque la révolte était considérée comme domptée; mais la critique
+trouvait ailleurs à quoi se prendre. Le signal fut donné par le
+rapporteur de la commission, M. Dufaure; tout en rendant hommage
+à l'&oelig;uvre militaire du gouverneur, il refusa d'approuver son
+&oelig;uvre administrative et colonisatrice, réclama un régime civil,
+et exprima le v&oelig;u de voir établir un ministère de l'Algérie dont
+le gouverneur ne serait plus que l'agent. Au cours du débat, de
+nombreux orateurs reproduisirent ou même aggravèrent ces griefs:
+entre tous, il faut citer M. de Tocqueville et M. de Lamartine. À
+entendre M. de Tocqueville, ce qui manquait à l'Algérie, c'était
+un bon gouvernement, ou même seulement un gouvernement; il appuya
+sur les tiraillements, les conflits qui s'étaient produits entre
+le cabinet et le gouverneur général; il montra le cabinet n'osant
+pas rappeler le maréchal, mais le laissant malmener par ses amis,
+tandis que, de son côté, le maréchal faisait attaquer le cabinet par
+ses journaux; le résultat était que les deux pouvoirs se tenaient
+en échec et aboutissaient à l'impuissance. Quant à M. de Lamartine,
+dans un discours de proportions gigantesques, il s'attaqua à tout le
+système appliqué en Algérie, y dénonçant je ne sais quoi d'excessif,
+d'immodéré, et comme «un débordement de guerre, de sang et de
+millions». Il se plaignit que le maréchal Bugeaud, au lieu de remplir
+le mandat qui lui avait été donné de «fermer cette grande plaie de
+l'Algérie», l'eût au contraire «envenimée et élargie». Ce qu'il
+préconisait, c'était, en réalité, l'occupation limitée qui <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span>
+était pourtant depuis longtemps jugée. Il s'éleva aussi contre la
+«dictature militaire», à laquelle il imputait tous les maux de la
+colonie, et termina par un réquisitoire indigné contre l'inhumanité
+de notre guerre africaine, particulièrement contre les razzias.</p>
+
+<p>M. Guizot répondit à ces critiques par un discours considérable.
+Après avoir écarté, en quelques mots émus, l'accusation de cruauté
+portée contre nos généraux, il examina la conduite suivie en Afrique,
+depuis 1840. Tout d'abord, il fit honneur au cabinet d'avoir
+résolument engagé sa responsabilité en envoyant le général Bugeaud à
+Alger et en lui fournissant tous les moyens d'action dont il avait
+besoin. Ce lui fut une occasion de s'expliquer sur les désaccords
+survenus entre le ministère et le gouverneur, désaccords auxquels
+ce dernier avait parfois donné un éclat si compromettant et dont
+l'opposition avait naturellement cherché à se faire une arme. Le
+sujet était délicat; M. Guizot se tira de la difficulté avec adresse
+et dignité. «C'est le devoir du gouvernement, dit-il, de subordonner
+toujours ce qui est secondaire à ce qui est essentiel, et de savoir,
+avec ses agents, passer par-dessus des erreurs et des dissidences,
+quand il s'agit de conserver au pays de grands et utiles services. En
+vérité, lorsque j'entends porter à cette tribune la petite histoire
+de nos dissidences et des anecdotes auxquelles elles ont donné lieu,
+quand je les entends grossir, quand on s'étonne que nous n'en ayons
+pas fait une plus grosse affaire, je m'étonne fort à mon tour. On
+oublie donc que cela est arrivé très souvent dans le monde et à des
+gouvernements qui se respectaient et savaient se faire respecter?
+Quand Louis XIV disait à un officier qui allait rejoindre l'armée de
+Turenne: «Dites à M. le maréchal de Turenne que je serais bien aise
+d'avoir quelquefois de ses nouvelles», car M. de Turenne ne voulait
+pas écrire à M. de Louvois, c'était là, permettez-moi de le dire, une
+irrévérence un peu plus grande que celle qu'on a rappelée à cette
+tribune. Cependant Louis XIV ne rappelait pas M. le maréchal de
+Turenne; il prenait seulement le petit moyen que je vous <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span>
+indiquais, pour le rappeler à son devoir. Eh bien, nous avons eu
+les mêmes raisons et nous avons tenu la même conduite. Nous savons
+parfaitement qu'un gouvernement doit se faire respecter des hommes
+qu'il emploie; mais quand nous considérons deux choses: l'une,
+l'éminence des services; l'autre, la loyauté du caractère; quand
+nous avons la certitude que ces deux choses-là existent, nous savons
+aussi ne pas tenir compte des petits incidents.» Abordant ensuite
+le fond de son sujet, M. Guizot insista principalement sur ce qui
+avait été fait, depuis six ans, pour la soumission de l'Algérie: il
+avait là beau jeu. Il passa plus rapidement sur l'administration et
+la colonisation, sentant probablement le terrain moins favorable.
+En ce qui touchait l'administration, il reconnut que le régime
+civil était le but, affirma qu'on s'en rapprochait chaque jour
+davantage, mais fit observer que, pendant quelque temps encore, le
+maintien du gouvernement militaire importait à notre sécurité. Quant
+à la colonisation, il déclara que «le gouvernement avait pris le
+parti de n'épouser exclusivement aucun mode, mais de les favoriser
+tous», et annonça, à ce titre, «certains essais» de colonisation
+militaire. À son avis, d'ailleurs, parmi les questions soulevées, il
+en était plusieurs qui devaient être examinées, mais qui n'étaient
+pas encore mûres; c'était à l'avenir de les résoudre. «Il faut,
+disait le ministre en terminant, être à la fois moins impatient et
+plus confiant dans l'avenir; il ne faut pas croire que des fautes,
+des erreurs, des misères empêchent le succès définitif. C'est la
+condition des affaires humaines: elles sont mêlées de bien et de mal,
+de fautes et de succès; il faut savoir supporter ces vicissitudes...
+Et, au milieu de ce continuel mélange, il ne faut désespérer de rien;
+il faut seulement se donner le temps de vaincre les difficultés et
+de résoudre les questions; c'est tout ce que le gouvernement du Roi
+demande quant à l'Algérie.»</p>
+
+<p>De loin, le maréchal Bugeaud avait suivi ces débats. Il n'avait pu
+qu'être reconnaissant de la façon dont M. Guizot l'avait défendu;
+mais cela ne suffisait pas à lui faire prendre <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> en patience
+les critiques, et il parlait toujours de s'en aller. «J'ai beaucoup à
+me louer du cabinet, écrivait-il à M. de Corcelle... Ce n'est donc
+pas par humeur et mécontentement que je désire me retirer... Mais je
+redoute les faiseurs de systèmes et de projets... Je suis effrayé
+de ce qu'exigent du gouverneur les hommes qui, n'ayant jamais fait
+que gratter du papier, croient qu'on improvise la colonisation et les
+grands travaux publics... On me dit que je n'ai rien fait. Jugeant
+bien que je ne puis pas faire mieux que par le passé, je dois fuir
+l'avenir... En colonisation, en administration, on ne peut pas faire
+rapidement de ces choses éclatantes qui captivent le suffrage public.
+C'est l'&oelig;uvre du temps et de la persévérance. Or, l'opinion ne me
+donnerait pas de temps, et d'ailleurs, à soixante-deux ans, on n'en a
+pas devant soi... N'ayant que très peu d'années devant moi, je suis
+bien convaincu qu'en quittant le gouvernement quand les forces me
+manqueraient, je m'en irais conspué pour n'avoir pas fait, de toute
+l'Algérie, des départements constitués comme ceux de la France<a id="footnotetag510" name="footnotetag510"></a><a href="#footnote510" title="Go to footnote 510"><span class="smaller">[510]</span></a>.»
+Quelques semaines plus tard, le 16 juillet 1846, dans un banquet
+donné en l'honneur de M. de Salvandy, alors de passage à Alger, le
+maréchal répondait assez mélancoliquement aux félicitations et aux
+v&oelig;ux qui lui étaient adressés au nom de la population civile:
+«Messieurs, je suis profondément touché de ce que vous venez de me
+dire. Après l'estime du gouvernement et de la métropole, la vôtre
+m'est certainement la plus chère; mais, quel que soit le dévouement
+qu'elle ravive en moi, il ne m'est pas donné, ainsi que vous m'y
+invitez, de compléter mon &oelig;uvre. Vous userez encore bien des
+gouverneurs avant d'y parvenir...» Deux jours après, il partait en
+congé pour la France.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> XII</h4>
+
+<p>Si difficile à vivre que leur parût parfois le maréchal Bugeaud,
+les ministres désiraient qu'il conservât encore la direction des
+affaires algériennes. Ils lui déclarèrent donc, dès son arrivée à
+Paris, qu'ils ne voulaient pas entendre parler de sa démission, et
+ils ne négligèrent rien pour le calmer et l'amadouer. D'ailleurs, à
+la fin de l'année précédente, la composition du cabinet avait subi
+un changement qui facilitait l'entente: le maréchal Soult, fatigué
+par l'âge, avait abandonné son portefeuille, pour ne conserver que la
+présidence du conseil, présidence un peu nominale; il avait eu pour
+successeur au ministère de la guerre le général Moline Saint-Yon,
+avec lequel le gouverneur était en très bons termes<a id="footnotetag511" name="footnotetag511"></a><a href="#footnote511" title="Go to footnote 511"><span class="smaller">[511]</span></a>. Le Roi,
+auquel Bugeaud était fort attaché, intervint personnellement pour
+le presser de garder ses fonctions. «Sire, j'obéis, répondit le
+maréchal, mais je supplie Votre Majesté de faire que j'aie quelque
+chose de grand, de décisif à exécuter en colonisation.» On sait
+ce qu'il entendait par là: c'était une allusion à cette fameuse
+colonisation militaire dans laquelle, plus que jamais, il voyait
+la solution nécessaire et unique. Sur les conseils de ses amis, il
+avait renoncé à l'exécution immédiate et en grand, qui avait tant
+effarouché les esprits; il réclamait seulement un essai sérieux. On
+lui donna satisfaction: engagement formel fut pris de demander, dès
+l'ouverture de la prochaine session, un crédit de trois millions pour
+faire cet essai.</p>
+
+<p>Le maréchal Bugeaud rentra à Alger, en novembre 1846. Il y trouva
+la colonie assez tranquille. Abd el-Kader s'était définitivement
+retiré en terre marocaine, l'âme toujours indomptable, mais
+impuissant<a id="footnotetag512" name="footnotetag512"></a><a href="#footnote512" title="Go to footnote 512"><span class="smaller">[512]</span></a>. Moins il se sentait en état <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> de reprendre la
+lutte armée, plus il tâchait de persuader aux indigènes que la France
+traitait avec lui. La présence à son camp des onze prisonniers,
+survivants de l'horrible massacre du 24 avril, lui fournit l'occasion
+d'ouvrir une sorte de négociation. Il chargea le principal d'entre
+ces prisonniers, le lieutenant-colonel Courby de Cognord, d'écrire
+aux commandants français de la frontière pour proposer un échange.
+Puis, sans attendre que ces premiers pourparlers eussent abouti, il
+fit traiter sous main d'une libération moyennant rançon; toute une
+comédie fut jouée pour faire croire que la rançon était exigée par
+les subalternes à l'insu de l'émir, et que celui-ci relâchait ses
+captifs par pure générosité. Le 25 novembre, Courby de Cognord et
+ses compagnons furent remis, contre argent, au commandant espagnol
+de Mélilla, qui avait servi d'intermédiaire, et de là conduits à
+Oran, où leur fut fait un accueil ému. Ils amenaient avec eux un
+Arabe, porteur de deux lettres d'Abd el-Kader à Louis-Philippe et au
+maréchal Soult. Ces lettres, d'une fierté pompeuse, concluaient à des
+propositions de paix: dans l'exposé des faits, l'émir se présentait
+comme ayant été contraint à la guerre par nos généraux; un fait
+toutefois le gênait visiblement, c'était le massacre des prisonniers:
+il reconnaissait l'avoir ordonné, mais disait y avoir été acculé
+par les mauvais procédés des commandants français, par leur refus
+obstiné de vouloir entendre parler d'échange, par leur injurieuse
+prétention de faire intervenir l'empereur du Maroc; il rejetait donc
+sur eux seuls la responsabilité du fatal dénouement; il terminait en
+se faisant honneur de la générosité avec laquelle il libérait les
+survivants. Le maréchal Bugeaud ne permit pas au messager de passer
+en France; il le renvoya au Maroc, avec cette réponse verbale: «Dis
+à ton maître que, s'il nous avait renvoyé nos <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> prisonniers
+sans rançon, je lui en aurais remis trois pour un; mais, puisqu'il
+a fait payer la liberté de ceux-ci et a fait égorger les autres,
+je ne lui dois rien que de l'indignation pour sa barbarie.» Abd
+el-Kader, fort mortifié de cette réponse, protesta contre l'injure
+qu'on lui faisait en supposant qu'il «avait rendu les Français pour
+de l'argent». «Tu oublies, écrivait-il au maréchal, que les choses
+du monde sont changeantes. À cet égard, j'en sais plus que toi. Je
+suis convaincu que rien ne peut être durable sur cette terre, depuis
+la création d'Adam jusqu'à l'extinction de la race humaine. C'est
+pourquoi je ne me réjouis point, je ne m'enorgueillis pas ni ne me
+fie aucunement aux effets du destin, si la fortune me sourit, comme
+aussi je ne m'afflige point ni ne me désespère, si je suis atteint
+par des revers, et cela parce que j'ai la croyance que rien n'est
+stable sur la terre... Au reste, les anciens sages ont comparé le
+destin à la grossesse d'une femme: le sexe de l'enfant prêt à naître
+ne peut être connu avant l'enfantement<a id="footnotetag513" name="footnotetag513"></a><a href="#footnote513" title="Go to footnote 513"><span class="smaller">[513]</span></a>.»</p>
+
+<p>Quand Abd el-Kader se sentait impuissant, qui était de force à lutter
+contre nous? Bou-Maza l'essaya cependant. Au commencement de 1847, il
+quitte le Maroc, se jette dans le sud de nos possessions, erre d'une
+oasis à l'autre, sans parvenir à y susciter un mouvement sérieux,
+et finit par pénétrer presque seul dans l'Ouarensenis et le Dahra,
+premier théâtre de ses combats; mais ses anciens partisans, bien que
+le vénérant toujours, s'écartent de lui. Saint-Arnaud ne lui laisse
+pas un moment de répit. «Je fais traquer Bou-Maza comme un chacal»,
+écrit-il à son frère, le 10 avril. Trois jours après, il ajoute,
+avec un cri de triomphe: «Bou-Maza est entre mes mains... C'est un
+beau et fier jeune homme. Nous nous sommes regardés dans le blanc
+des yeux.» Le 17, «un peu sorti du tourbillon», le colonel raconte
+ainsi comment les choses se sont passées: «Les dernières tentatives
+faites par Bou-Maza l'ont dégoûté et désillusionné. Partout, il nous
+a trouvés en garde... Enfin, il arrive chez un de ses affidés, le
+caïd des <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> Ouled-Djounés, qui, s'il eût été seul, se serait
+prosterné devant lui; mais il y trouve quatre de mes mokrazani. Ç'a
+été le dernier coup. Il a tout de suite pris sa détermination et a
+dit: «Menez-moi à Orléansville, au colonel de Saint-Arnaud lui-même»,
+ajoutant que c'était à moi qu'il voulait se rendre, parce que c'était
+contre moi qu'il s'était le plus battu. Les autres ont obéi; ils
+tremblaient encore devant Bou-Maza, qui a gardé ses armes et ne
+les a déposées que chez moi, sur mon ordre. En amenant Bou-Maza,
+mes quatre mokrazani étaient effrayés de leur audace. D'un signe,
+Bou-Maza les aurait fait fuir. L'influence de cet homme sur les
+Arabes est inconcevable. Bou-Maza était las de la guerre et de la vie
+aventureuse qu'il menait. Il a compris que son temps était passé, et
+qu'il ne pouvait plus soulever des populations fatiguées de lui et
+domptées par nous. C'est un événement remarquable<a id="footnotetag514" name="footnotetag514"></a><a href="#footnote514" title="Go to footnote 514"><span class="smaller">[514]</span></a>.» Bou-Maza
+fut traité avec égard. Interné à Paris, installé dans un riche
+appartement des Champs-Élysées, avec une pension de 15,000 francs,
+il fut un moment à la mode parmi les badauds de la capitale. Passé,
+en 1854, au service de la Porte, il fut fait, en 1855, colonel dans
+l'armée ottomane, et mourut peu après en Turquie.</p>
+
+<p>Le découragement qui avait amené la reddition de Bou-Maza n'était
+pas un fait isolé. Vers la même époque, au nord-est de la province
+d'Alger, Ben-Salem, qui avait été l'un des plus importants khalifats
+d'Abd el-Kader, venait, accompagné de plus de cent chefs des régions
+voisines du Djurdjura, apporter solennellement sa soumission
+au maréchal Bugeaud. En avril et en mai 1847, trois colonnes,
+commandées par les généraux Jusuf, Cavaignac et Renault, pénétrèrent
+simultanément dans l'extrême sud et y promenèrent le drapeau de la
+France, sans avoir presque à tirer un seul coup de fusil.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> XIII</h4>
+
+<p>Rien donc, dans la situation militaire, qui pût préoccuper le
+maréchal Bugeaud et qui l'empêchât de porter toute son attention
+et tous ses efforts sur le problème de la colonisation. C'était
+en résolvant ce problème qu'il prétendait signaler la fin de son
+gouvernement. À vrai dire, en cette matière, il était urgent de faire
+mieux qu'on n'avait fait jusqu'alors. L'état des villages créés dans
+le Sahel et la Métidja ne s'était pas amélioré depuis un an, bien
+au contraire. Les misères, déjà notées, à la fin de 1844, par les
+voyageurs, notamment par l'abbé Landmann, étaient encore aggravées.
+Beaucoup de colons avaient succombé ou s'étaient découragés. Les
+demandes de concession, qui, de 1842 à 1845, étaient allées toujours
+en augmentant, commençaient à diminuer. En 1846, les villages ne
+recevaient que 689 colons nouveaux, tandis qu'ils en perdaient 715.
+Il était manifeste que, sous le coup des déceptions survenues, le
+premier élan se ralentissait et menaçait de s'arrêter complètement.
+À ce mal, le gouverneur prétendait remédier par la colonisation
+militaire.</p>
+
+<p>Sa confiance était plus inébranlable que jamais. «Ma conviction
+pour le système à adopter en colonisation, écrivait-il à M. Léon
+Roches, est aussi profonde que celle que j'avais sur le système de
+guerre à faire aux Arabes. Vous m'avez vu lutter (sur ce dernier
+point) contre tout le monde, même contre les ministres, sans jamais
+me décourager; j'ai résisté avec acharnement et j'ai triomphé. Je
+serais sûr également de triompher dans l'essai d'une colonisation
+militaire<a id="footnotetag515" name="footnotetag515"></a><a href="#footnote515" title="Go to footnote 515"><span class="smaller">[515]</span></a>.» Sachant l'opinion peu favorable à ses idées, le
+maréchal n'hésita pas, pour tâcher de la convertir, à se faire
+publiciste et même journaliste: c'était son habitude. Dans le
+courant de la session de 1846, il <span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> avait envoyé une brochure
+aux membres du Parlement. Il revint à la charge, par un <cite>Mémoire aux
+Chambres</cite>, distribué le 1<sup>er</sup> janvier 1847: il y entrait dans tous
+les détails d'application de son système, en exposait les avantages,
+répondait aux critiques; c'était un appel pressant, qui respirait, de
+la première ligne à la dernière, une forte conviction. En même temps,
+il ne perdait pas un instant de vue le ministère: croyait-il deviner
+chez lui quelque hésitation à tenir la promesse faite, quelque
+velléité d'ajourner le dépôt du projet d'essai, il écrivait aussitôt
+au Roi et menaçait de donner sa démission<a id="footnotetag516" name="footnotetag516"></a><a href="#footnote516" title="Go to footnote 516"><span class="smaller">[516]</span></a>.</p>
+
+<p>Néanmoins, les préventions contre la colonisation militaire
+subsistaient toujours aussi vives dans la population civile. En
+novembre 1846, quatre députés, MM. de Tocqueville, de Lavergne,
+Plichon et Bechamel, débarquaient en Afrique, avec l'intention
+d'étudier par eux-mêmes et sur place les questions soulevées. Le
+maréchal, s'étant offert à les promener dans la province d'Alger,
+leur fit traverser la Métidja, les conduisit jusqu'à Médéa et les
+ramena ensuite par Miliana et Orléansville. Il se flattait de leur
+faire ainsi saisir sur le vif les avantages pratiques du régime
+militaire, et, en tout cas, de leur montrer la sécurité due au succès
+de ses armes. Sur ce dernier point, la démonstration fut éclatante;
+sur le premier, elle parut moins concluante. Sans doute le maréchal
+eut beau jeu à montrer, à chaque pas, tout ce qu'avait fait l'armée;
+mais il avait plus de peine à convaincre ses compagnons de route que
+cette armée suffirait, dans l'avenir, à résoudre tous les problèmes
+de la colonisation, et que la population civile était satisfaite de
+vivre sous son autorité. Plus d'un incident vint, au cours du voyage,
+contrarier son argumentation. Un jour, par exemple, une délégation
+d'habitants de Miliana demandait au gouverneur, en présence des
+députés, qu'un commissaire civil fût chargé de l'administration
+municipale, et un juge de paix de l'administration de la justice;
+le maréchal <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> répondit aux réclamants par un exposé des
+avantages d'une administration gratuite et expéditive, d'une justice
+également gratuite et fondée sur le bon sens, sinon sur la science
+juridique; il leur reprocha leur ingratitude envers les officiers
+qui se dévouaient à une tâche pénible et étrangère à leur carrière,
+sans avoir rien à y gagner; puis il les congédia avec assez d'humeur.
+Cette démarche malencontreuse lui resta sur le c&oelig;ur, et plus d'une
+fois, les jours suivants, il y revint dans ses conversations avec les
+députés. «Que veulent-ils? leur disait-il; sont-ils fous? Ils ont
+besoin de nous à chaque instant, et les voilà qui veulent se séparer
+de nous! Où trouveront-ils, dans l'autorité civile, les ressources et
+l'assistance que leur fournit constamment l'autorité militaire?» Et
+se tournant vers le colonel de Saint-Arnaud qui venait de rejoindre
+la caravane,&mdash;car on approchait d'Orléansville, siège de son
+commandement: «Voyons, colonel, puisque nous en sommes là, dites-nous
+ce que vous avez fait ici pour la population civile.» Saint-Arnaud
+se mit alors à vanter la superbe organisation qu'il avait donnée
+à la milice, la discipline rigoureuse qu'il y maintenait. «Mais
+aussi, ajouta-t-il, à la moindre négligence, je les mets dans le
+silo, la tête la première; voilà ce que j'ai fait pour eux.» À cette
+conclusion, ce fut un rire général. Le maréchal, toutefois, fit la
+grimace, pensant que ce n'était pas le meilleur moyen de convaincre
+les députés de l'excellence du régime militaire. Le commandant du
+génie vint à son secours, en exposant tout ce qui avait été fait pour
+aider les colons: fourniture de matériaux, constructions, transports,
+prêts d'argent. «Eh bien! vous le voyez, s'écria alors le gouverneur,
+que gagneront-ils à passer de la tutelle paternelle de l'autorité
+militaire sous celle de l'autorité civile? Sera-ce l'autorité
+civile qui leur prêtera ses bras pour bâtir leurs maisons, ou ses
+équipages pour y faire voyager leurs marchandises? Où prendrait-elle
+cette abondance et cette variété de ressources que l'organisation
+de l'armée lui permet de mettre sans frais à la disposition des
+colons? Que les faiseurs de théories qui les excitent à réclamer
+des garanties, des institutions civiles, <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> viennent donc ici
+leur garantir d'abord la première de toutes les nécessités, celle
+de pouvoir subsister et s'établir dans le pays!» Le soir, l'un des
+compagnons de M. de Tocqueville, prenant l'air dans une des rues
+d'Orléansville, y fut brutalement apostrophé par un sergent qui, sans
+prétexte, menaça de «le mettre dedans» s'il ne s'en allait au plus
+vite. «Je sais maintenant, disait plaisamment celui auquel était
+arrivée cette mésaventure, ce que c'est qu'un territoire <em>mixte</em>,
+c'est un territoire mêlé de sergents.» M. de Tocqueville quitta le
+maréchal à Orléansville et revint étudier seul, de plus près, les
+villages administratifs ou militaires créés autour d'Alger; il sortit
+de cet examen mieux convaincu encore qu'il fallait chercher ailleurs
+la solution du problème de la colonisation algérienne<a id="footnotetag517" name="footnotetag517"></a><a href="#footnote517" title="Go to footnote 517"><span class="smaller">[517]</span></a>.</p>
+
+<p>Mal vu par les «civils», le système du maréchal était loin d'être
+soutenu par tous les militaires. Sur l'invitation du gouvernement,
+le général Bedeau avait préparé un plan de colonisation pour la
+province de Constantine. Il proposait «d'essayer tous les systèmes de
+colonisation, à l'exception toutefois de celui des pauvres qui lui
+paraissait très onéreux». Bornant le rôle de l'État à la fixation de
+certaines limites et de certaines conditions protectrices, au don de
+la terre, à l'exécution des grands travaux de sécurité, de salubrité
+et de viabilité, il comptait principalement sur l'initiative des
+individus et des capitaux, et se préoccupait de leur laisser le
+plus de liberté possible. Il ne paraissait faire aucune part à la
+colonisation militaire.</p>
+
+<p>C'est surtout du côté du général de La Moricière que venait
+l'opposition au système du maréchal Bugeaud. La rivalité un peu
+jalouse de ces deux hommes de guerre n'était pas un fait nouveau.
+Sans doute, dans leurs bons moments, ils comprenaient, <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span>
+l'un et l'autre, le tort de leurs divisions; alors le maréchal
+rendait justice à son brillant lieutenant et le signalait lui-même
+au gouvernement comme l'un des hommes les plus capables de le
+remplacer<a id="footnotetag518" name="footnotetag518"></a><a href="#footnote518" title="Go to footnote 518"><span class="smaller">[518]</span></a>; alors aussi La Moricière écrivait à Bugeaud:
+«Pour moi, je repousse la situation de rivalité, d'opposition,
+dans laquelle on veut me placer par rapport à vous, Monsieur le
+maréchal; je la repousse, parce qu'elle répugne à mon caractère; je
+la repousse, au nom de la discipline de l'armée que tout homme qui
+aime son pays doit respecter<a id="footnotetag519" name="footnotetag519"></a><a href="#footnote519" title="Go to footnote 519"><span class="smaller">[519]</span></a>.» Malheureusement, par l'effet des
+situations et aussi des caractères, les heurts étaient fréquents.
+Il s'en était produit dès 1842<a id="footnotetag520" name="footnotetag520"></a><a href="#footnote520" title="Go to footnote 520"><span class="smaller">[520]</span></a>. À partir de 1845, les rapports
+furent plus tendus encore. Quand il se voyait vilipendé dans le
+journal <cite>l'Algérie</cite>, tandis que le commandant d'Oran y était porté
+aux nues, le maréchal soupçonnait aussitôt ce dernier d'inspirer
+cette polémique, soupçon qui, il est vrai, ne tenait pas longtemps
+devant les protestations de La Moricière. En octobre 1845, lorsqu'il
+revenait soudainement en Afrique pour faire face à l'insurrection, il
+ne se retenait pas de blâmer tout haut la façon dont le commandant
+intérimaire avait conduit les choses, d'attribuer les premiers
+échecs à ses fausses mesures, d'insinuer même qu'il avait manqué de
+sang-froid dans le péril. Par contre, quelques mois plus tard, La
+Moricière ne se gênait pas pour se plaindre que le maréchal surmenât
+ses troupes sans profit. Tous ces désaccords étaient connus de
+l'armée, sur laquelle ils ne pouvaient avoir qu'un fâcheux effet. Le
+colonel de Saint-Arnaud, qui était entièrement du bord du maréchal
+et facilement injuste pour le commandant d'Oran, écrivait à son
+frère: «Il n'y a pas deux camps dans l'armée d'Afrique, mais il y
+a deux hommes: <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> l'un, grand, plein de génie, qui, par sa
+franchise et sa brusquerie, se fait quelquefois des ennemis, lui qui
+n'est l'ennemi de personne; l'autre, capable, habile, ambitieux, qui
+croit au pouvoir de la presse et la ménage, qui pense que le civil
+tuera le militaire en Afrique et se met du côté du civil. L'armée
+n'est pas divisée pour cela entre le maréchal Bugeaud et le général
+La Moricière; seulement, il y a un certain nombre d'officiers qui
+espèrent plus du jeune général qui a de l'avenir, que du vieillard
+illustre dont la carrière ne peut plus être bien longue<a id="footnotetag521" name="footnotetag521"></a><a href="#footnote521" title="Go to footnote 521"><span class="smaller">[521]</span></a>.»</p>
+
+<p>Aussitôt que la question de colonisation commença à occuper les
+esprits, La Moricière y prit position à l'antipode de Bugeaud. Dès
+1844 et 1845, dans des notes adressées au ministre ou publiées,
+il montrait la solution du problème, non dans l'intervention de
+l'État et de l'armée, mais dans l'action des capitaux qu'il fallait
+attirer et intéresser; il s'en rapportait à la spéculation du soin
+de faire venir les colons sur les terres dont elle se serait mise
+en possession. Au commencement de 1846, ses idées se précisent. Sur
+l'invitation que le gouvernement lui a adressée en même temps qu'au
+général Bedeau, il rédige, pendant ses nuits de bivouac, tout un
+plan de colonisation de la province d'Oran, qu'il a soin d'envoyer
+directement au ministre, par crainte que le gouverneur général ne
+l'intercepte. Partant de cette idée que «le bon sens du pays et de
+la Chambre a fait justice du projet de colonisation militaire<a id="footnotetag522" name="footnotetag522"></a><a href="#footnote522" title="Go to footnote 522"><span class="smaller">[522]</span></a>»,
+il propose d'appeler les riches capitalistes au moyen de grandes
+concessions de terres faites par adjudication; certaines clauses
+seraient imposées aux adjudicataires en faveur des petits colons
+qui viendraient s'établir sur leurs terres. Il ne met à la charge
+de l'État qu'une dépense très limitée, celle de quelques travaux
+d'intérêt général; ainsi évalue-t-il à 200,000 francs les déboursés
+à faire pour 2,300 familles, et il oppose la modicité de ce chiffre
+aux frais colossaux du système <span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> du maréchal Bugeaud. Il
+se préoccupe aussi d'écarter les formalités compliquées qui trop
+souvent rebutent les initiatives particulières. Si le général compte
+avant tout sur les capitalistes, il n'exclut pas de plus modestes
+concessionnaires; seulement, il insiste pour qu'on ne leur donne pas
+plus de terres que leurs ressources ne leur permettent d'en mettre en
+valeur. En tout cas, qu'il s'agisse d'attirer les capitaux gros ou
+petits, il faut, à son avis, remplacer, dans les territoires ouverts
+aux colons, l'arbitraire du régime militaire par les garanties du
+régime civil; le but doit être d'assimiler ces territoires à la
+Corse, moins les droits électoraux dans les premières années<a id="footnotetag523" name="footnotetag523"></a><a href="#footnote523" title="Go to footnote 523"><span class="smaller">[523]</span></a>.
+Quant au gouverneur général, son rôle serait réduit à celui de
+commandant de l'armée et de chef du pays arabe. Était-il alors
+aussi facile que le supposait La Moricière, de faire venir les
+capitaux en Algérie? Quand, par application de ses idées, on essaya
+de mettre en adjudication le territoire de plusieurs nouvelles
+communes dans la province d'Oran, à charge, pour les particuliers ou
+les compagnies qui se rendraient adjudicataires, de les peupler de
+familles européennes, le résultat fut à peu près nul. Il est vrai
+que les conditions compliquées imposées aux adjudicataires étaient
+bien faites pour décourager toute entreprise. Le général attribua
+l'insuccès à ces exigences de la routine administrative et aussi à la
+mauvaise volonté du gouverneur.</p>
+
+<p>Le souci de faire prévaloir ses idées sur la colonisation et de mieux
+contre-balancer la grande autorité du maréchal Bugeaud éveilla chez
+La Moricière l'ambition de se faire, lui aussi, nommer député. Une
+occasion lui était offerte par les élections générales d'août 1846.
+Ses premières tentatives, à Paris et en Maine-et-Loire, ne furent
+pas heureuses. Ce fut seulement en octobre que M. de Beaumont,
+qui avait été élu par deux collèges, fit élire La Moricière à sa
+place dans celui de Saint-Calais. Arrivé à la Chambre sous de tels
+auspices, <span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> le général, qu'il le voulût ou non, se trouva
+plus ou moins lié à la partie de la gauche qui se groupait autour de
+M. de Tocqueville. L'opposition d'ailleurs se montra fort empressée
+à se parer d'une si brillante renommée. L'une des conséquences fut
+naturellement d'accentuer encore l'antagonisme existant entre le
+gouverneur général et son lieutenant. Ils apparaissaient au public
+comme les représentants de deux politiques contraires, aussi bien
+en France qu'en Algérie. Le colonel de Martimprey, fort dévoué à La
+Moricière, s'alarmait d'une telle situation: «Je redoute, écrivait-il
+d'Afrique, le spectacle d'une lutte entre mon général et le maréchal
+Bugeaud; il n'en sortirait rien de bon, ni pour l'un ni pour l'autre,
+et quelque vautour ne tarderait pas à se percher sur leurs cadavres.»</p>
+
+<p>Plus le général de La Moricière prenait ainsi position, plus le
+maréchal Bugeaud s'en irritait, et il n'était pas homme à garder
+son mécontentement pour lui. Il ne se borna pas à malmener, dans
+ses conversations, ce qu'il appelait la théorie des «colons en
+gants jaunes». Au commencement de 1847, il publia et fit distribuer
+aux membres des Chambres une réfutation sévère du système de La
+Moricière. À l'entendre, ce système, loin de résoudre la question
+coloniale et la question militaire, ne serait, sous ce double
+rapport, qu'une cause de ruines. Il s'attacha surtout à montrer que
+l'économie dont on faisait si grand bruit n'était qu'apparente.
+D'ailleurs, ajoutait-il, la colonisation la plus rapide et la plus
+fortement constituée serait, en définitive, quoi qu'elle coûtât, la
+plus économique, parce qu'elle seule permettrait de diminuer l'armée.
+Il déclarait donc repousser de tout son pouvoir les idées du général;
+tout au plus consentirait-il à les essayer localement, afin d'en
+démontrer pratiquement l'inefficacité.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> XIV</h4>
+
+<p>Cependant la session de 1847 s'était ouverte, et, le 27 février, le
+ministre de la guerre, fidèle à l'engagement pris envers le maréchal
+Bugeaud, déposait à la Chambre une demande de crédit de trois
+millions, pour établir en Algérie des «camps agricoles où des terres
+seraient concédées à des militaires». L'exposé des motifs commençait
+par rappeler les divers modes de colonisation tentés jusqu'alors
+en Afrique; tout en se félicitant de ce qui avait été et de ce qui
+pourrait encore être obtenu, il indiquait l'utilité de «fonder, sur
+les limites des territoires occupés, une colonisation plus forte,
+plus défensive que la colonisation libre et civile, une colonisation
+armée, véritable avant-garde destinée à se servir du fusil comme de
+la bêche, sorte de bouclier pour les établissements placés derrière
+elle». Il indiquait que l'armée seule pouvait fournir les éléments
+de cette colonisation. Venaient ensuite des détails sur la manière
+d'organiser ce corps de soldats appelé à devenir un peuple de colons.</p>
+
+<p>Il fut aussitôt visible que l'opinion faisait mauvais accueil à
+l'idée des camps agricoles. À Alger, les colons se réunirent pour
+protester et envoyèrent en France des délégués chargés de demander le
+rejet de la loi. Le gouvernement, assez embarrassé et peu disposé à
+porter seul la responsabilité d'un projet qu'il n'avait présenté que
+par égard pour Bugeaud, insista fortement auprès de ce dernier pour
+qu'il vînt à Paris et assumât le premier rôle dans la discussion. Le
+maréchal ne parut pas pressé de se rendre à cet appel. Malade d'un
+gros rhume, mécontent de ce que le ministère ne s'engageait pas plus
+à fond, et probablement pressentant l'échec final, il répondit, sur
+un ton assez grognon, le 9 mars 1847, à M. Guizot: «Je n'ai rien vu
+de plus pâle, de plus timide, de <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> plus incolore que l'exposé
+des motifs du ministre de la guerre. On y a mêlé l'historique
+incomplet de la colonisation, le système du général de La Moricière,
+celui du général Bedeau; enfin le mien arrive comme accessoire...
+On lui donne la plus petite portée possible; on l'excuse bien plus
+qu'on ne le recommande... Je compte infiniment peu sur la parole
+du ministre de la guerre, mais je compte infiniment sur la vôtre...
+C'est maintenant l'&oelig;uvre du ministère; vous ne voudrez pas
+lui faire éprouver un échec. Pour mon compte, je n'y attache qu'un
+intérêt patriotique; mon intérêt personnel s'accommoderait fort
+bien de l'insuccès. Je suis déjà un peu vieux pour la rude besogne
+d'Afrique.» Il écrivait de nouveau, le 15 mars: «C'est encore de mon
+lit de douleur que je vous écris. Je commence à craindre sérieusement
+de n'être pas en état de me rendre à Paris avant la fin du mois, et,
+dès lors, qu'irais-je y faire? Les partis seront pris; la commission
+aura fait son rapport.» Puis, dans un <i>post-scriptum</i>, au reçu de la
+nouvelle que les députés nommés par les bureaux pour faire partie de
+la commission, étaient «très peu favorables» au projet, il ajoutait:
+«Le gouvernement, qui est si fort dans tous les bureaux, n'a donc pas
+cherché à faire prévaloir les candidats de son choix? Tout ceci est
+d'un bien mauvais augure.»</p>
+
+<p>La commission était, en effet, presque unanimement hostile.
+Elle choisit pour président M. Dufaure et pour rapporteur M. de
+Tocqueville, tous deux connus comme adversaires de la colonisation
+militaire. Le gouvernement, qui se jugeait quitte pour avoir présenté
+le projet, ne manifestait nullement l'intention d'en faire une
+question de cabinet. Tout cela augmenta encore la répugnance du
+maréchal à s'engager de sa personne dans un débat qui ne pouvait bien
+tourner. Il fit savoir au ministère que, décidément, sa santé ne lui
+permettait pas de se rendre à Paris. Bien plus, il ne cacha pas que
+sa détermination était prise de se retirer. Toutefois, désireux de
+ne partir que sur un succès militaire, il voulut, avant de résigner
+effectivement ses fonctions, accomplir une expédition qu'il avait
+fort à c&oelig;ur.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> On sait comment, depuis longtemps, Bugeaud songeait à
+soumettre la Grande Kabylie, comment aussi il avait toujours été
+retenu par les Chambres et par le gouvernement<a id="footnotetag524" name="footnotetag524"></a><a href="#footnote524" title="Go to footnote 524"><span class="smaller">[524]</span></a>. En 1847, le
+calme qui régnait dans nos possessions africaines et l'ascendant que
+donnait aux armes françaises la défaite définitive d'Abd el-Kader
+lui parurent favorables à une opération décisive. D'ailleurs, à ses
+yeux, l'appui fourni à l'émir, l'année précédente, par les tribus du
+Djurdjura, condamnait la politique qui laisserait plus longtemps,
+au c&oelig;ur de notre colonie, ce foyer d'indépendance. À la première
+révélation de ses projets, les ministres, préoccupés du sentiment
+connu de la Chambre, avaient fait des objections. Mais le maréchal
+insista, donna des explications rassurantes, et le gouvernement
+finit par se résigner à le laisser faire. «En vous voyant si certain
+du succès, lui écrivait le ministre de la guerre, je suis porté à
+y croire comme vous; j'en accepte donc l'espérance, et je reçois
+avec satisfaction l'engagement par lequel vous terminez cette
+dépêche de ne rien entreprendre dans ce pays sans être moralement
+assuré du succès, de n'y faire stationner les troupes que le temps
+indispensablement nécessaire, de n'y créer aucun poste permanent,
+enfin de ne pas demander, pour cette expédition, un soldat de plus.»
+Aussitôt qu'on eut vent, à la Chambre, de l'entreprise préparée
+contre la Kabylie, l'émotion y fut grande. La commission des crédits,
+présidée par M. Dufaure, la même qui, à ce moment, examinait et
+repoussait le projet de colonisation militaire, prit, le 9 avril
+1847, la délibération suivante, dont ampliation fut signifiée au
+ministre de la guerre: «La commission, après en avoir délibéré,
+convaincue, à la majorité, que l'expédition militaire dans la
+Kabylie, annoncée par M. le gouverneur général, est impolitique,
+dangereuse et de nature à rendre nécessaire une augmentation dans
+l'effectif de l'armée, est d'avis de faire connaître à M. le ministre
+de la guerre son sentiment à cet égard.» De l'avis du conseil,
+le ministre de la guerre répondit que «le <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> gouvernement
+était toujours disposé à tenir grand compte des opinions émises par
+les Chambres», mais qu'il devait «maintenir avec soin les limites
+établies entre les grands pouvoirs de l'État». Rappelant qu'en vertu
+de l'article 12 de la Charte, «les opérations militaires étaient
+conduites par le gouvernement du Roi en toute liberté, sous la
+garantie de la responsabilité des ministres», il s'étonnait de voir
+la commission «prendre une délibération sur une question qui rentrait
+exclusivement dans les attributions de la prérogative royale et
+notifier cette délibération au gouvernement du Roi». Il déclarait
+«ne pouvoir recevoir une communication contraire à notre droit
+constitutionnel», et renvoyait à la commission la pièce qu'elle lui
+avait adressée. En même temps qu'il défendait avec cette fermeté
+ses droits contre les empiétements parlementaires, le gouvernement
+fit connaître au maréchal ce qui venait de se passer, et, sans oser
+absolument interdire l'expédition, ne cacha pas qu'il la voyait avec
+inquiétude et déplaisir. Cette dépêche, datée du 30 avril, parvint
+à Bugeaud le 7 mai, au moment où il sortait du palais pour entrer
+en campagne. Sans prendre la peine de remonter à son cabinet, il
+écrivit au ministre: «Il est bien évident que je dois prendre sur moi
+toute la responsabilité de l'&oelig;uvre dans la chaîne du Djurdjura.
+Il le faut bien, d'ailleurs, puisqu'elle m'est laissée; mais cela ne
+m'effraye pas. Je vous prierai seulement de remarquer qu'on serait
+bien mal fondé de me répéter encore que je redoute la presse et
+l'opinion. Je monte à cheval pour rejoindre mes troupes<a id="footnotetag525" name="footnotetag525"></a><a href="#footnote525" title="Go to footnote 525"><span class="smaller">[525]</span></a>.»</p>
+
+<p>Deux colonnes, l'une de sept mille hommes, commandée par le
+maréchal, l'autre de six mille, sous les ordres du général Bedeau,
+concouraient à l'expédition. Il ne s'agissait plus, comme on l'avait
+fait plusieurs fois, de mordre les bords du massif, mais bien de
+le traverser de part en part. Parties, la première de la province
+d'Alger, la seconde de la province de <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> Constantine, les deux
+colonnes devaient marcher l'une vers l'autre, pour se rencontrer
+devant Bougie, ville de la côte que nous occupions depuis longtemps,
+mais qui était constamment bloquée par les tribus hostiles des
+alentours. La colonne du maréchal, partie de Bordj-Bouira, le 13 mai,
+livra, le 16, un rude combat aux Beni-Abbès; rien ne put résister
+à l'élan de nos soldats, qui escaladèrent les montagnes les plus
+abruptes. Les Beni-Abbès, vaincus et fort maltraités, se soumirent,
+et leur exemple fut suivi par les populations voisines. Le 21 mai,
+le maréchal rejoignit, à une journée de Bougie, le général Bedeau,
+qui, de son côté, n'avait rencontré qu'une faible résistance. Le
+lendemain, les deux colonnes firent leur entrée dans Bougie. Le
+gouverneur réunit les chefs des tribus soumises, pour leur donner
+l'investiture, et leur expliqua quels seraient désormais leurs
+devoirs envers nous: payement d'un impôt modéré; obligation de nous
+assurer le libre parcours à travers leur territoire; responsabilité
+de tous les méfaits commis. Il ajouta qu'il n'avait pas l'intention
+d'occuper leur pays d'une façon permanente, mais qu'il reviendrait,
+de temps à autre, les visiter en armes, et qu'alors, s'il avait à se
+plaindre d'elles, il réglerait leurs comptes. Les chefs acclamèrent
+le maréchal et firent toutes les promesses qu'on voulait. La colonne
+du gouverneur rentra ensuite dans la province d'Alger. Une partie de
+celle du général Bedeau demeura encore pendant quinze jours à Bougie:
+aucun incident ne s'étant produit, elle retourna, elle aussi, dans
+ses cantonnements.</p>
+
+<p>Le maréchal Bugeaud triomphait d'un succès si facile et qui
+paraissait si complet. Il écrivait, le 29 mai 1847, à un de ses amis:
+«Je suis rentré, depuis trois jours, de l'expédition de la Grande
+Kabylie, qui a fait déclamer nos grands tacticiens de la Chambre
+et de la presse... Je me borne à vous dire que les résultats,
+qui ont dépassé mes espérances, donnent un éclatant démenti aux
+opposants<a id="footnotetag526" name="footnotetag526"></a><a href="#footnote526" title="Go to footnote 526"><span class="smaller">[526]</span></a>.» Ceux-ci, en effet, ne savaient plus <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> trop
+que dire. Est-ce donc que, du coup, notre domination était établie
+en Kabylie? Non, ceux qui le disaient alors se faisaient illusion.
+La soumission obtenue n'était que passagère et nominale. La vraie
+conquête de cette région restait à faire, et elle ne devait être
+menée à fin que dix ans plus tard, par le maréchal Randon.</p>
+
+<p>En tout cas, sur le moment, le succès apparent faisait au maréchal
+Bugeaud la belle fin qu'il cherchait. Rien ne retardait plus son
+départ: «J'ai pris la ferme résolution de demander un successeur,
+écrivait-il, le 29 mai 1847, dans la lettre dont j'ai déjà cité un
+fragment. Sans attendre la décision définitive, je pars, le 5 juin,
+pour le Périgord. J'ai exprimé ma détermination avec tant de force,
+que l'on renoncera sans doute à la faire changer<a id="footnotetag527" name="footnotetag527"></a><a href="#footnote527" title="Go to footnote 527"><span class="smaller">[527]</span></a>.» On lisait, le
+lendemain, 30 mai, dans le <cite>Moniteur algérien</cite>: «En ce moment, depuis
+la frontière du Maroc jusqu'à celle de Tunis, depuis la Méditerranée
+jusqu'à la mer de sable, l'autorité française règne incontestée sur
+toute l'Algérie. Le maréchal duc d'Isly rentre en France. Il a prié
+le ministre de la guerre de vouloir bien pourvoir à son remplacement.
+La durée de son gouvernement, rempli de faits qui appartiennent à
+l'histoire, a duré six ans. Le départ du maréchal gouverneur aura
+lieu le 5 juin.» Avant de quitter l'Algérie, le maréchal adressa
+trois proclamations à la population civile, à l'armée et à la marine.
+«Colons de l'Algérie, disait-il dans la première, jetez un coup
+d'&oelig;il sur la proclamation que je vous adressais en février 1841.
+Vous verrez que j'ai dépassé de beaucoup le programme que je m'étais
+tracé.» Il exposait alors ce qu'il avait fait pour la conquête et
+pour la colonisation. Puis, après avoir déclaré que «sa santé et
+la situation qui lui était faite par l'opposition qu'éprouvaient
+ses idées, ne lui permettaient plus de se charger des destinées de
+l'Algérie», il donnait de graves conseils aux colons, blâmant leur
+impatience et leurs injustes préventions contre le gouvernement
+militaire. «Ces conseils, ajoutait-il, n'ont rien qui doive vous
+blesser; ils sont, <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> au contraire, la preuve du vif intérêt
+que je vous porte.» Dans la proclamation à l'armée, il rappelait,
+avec une mâle fierté, tout ce qu'ils avaient fait ensemble. «Il est
+des armées, disait-il, qui ont pu inscrire dans leurs annales des
+batailles plus mémorables que les vôtres. Il n'en est aucune qui ait
+livré autant de combats et qui ait exécuté autant de travaux!» À la
+marine, enfin, il témoignait sa vive reconnaissance pour l'appui
+qu'elle lui avait constamment donné. Ayant ainsi fait ses adieux à
+tous, il s'embarqua, le 5 juin, sur le navire qui devait l'emmener en
+France. Une foule émue et respectueuse assistait à son départ.</p>
+
+<p>La démission du maréchal, devenue publique, enlevait tout intérêt
+à la délibération de la Chambre sur le projet relatif à l'essai de
+colonisation militaire. Le 2 juin, M. de Tocqueville avait déposé,
+au nom de la commission des crédits, un rapport dans lequel, après
+avoir discuté les divers plans de colonisation, il concluait au
+rejet du crédit demandé pour les camps agricoles. Huit jours après,
+le 11 juin, le ministre de la guerre annonça le retrait du projet.
+Le gouvernement témoignait ainsi qu'il prenait son parti de la
+retraite du maréchal, et qu'il renonçait à le retenir comme il avait
+fait jusqu'alors. Plusieurs raisons le déterminaient. D'abord,
+l'obstination avec laquelle le gouverneur exigeait la colonisation
+militaire, et la prévention invincible de l'opinion et de la Chambre
+contre cette colonisation, avaient fait naître une difficulté
+vraiment inextricable. En second lieu, le ministère en était venu
+probablement à cette conclusion plus ou moins formelle que Bugeaud
+avait fait son temps; par l'effet même du succès obtenu, l'action
+guerrière où le maréchal excellait et pour laquelle on l'avait pris
+et gardé, passait désormais au second plan; au problème militaire
+succédait un problème d'organisation coloniale sur lequel il ne
+paraissait point avoir des vues aussi sûres. N'était-il pas dans
+le rôle du pouvoir de varier ses instruments, suivant les tâches
+qu'il convenait d'accomplir? Ajoutons que le Roi et ses ministres
+n'étaient pas pris au dépourvu pour le choix du nouveau gouverneur.
+Depuis longtemps, conformément au <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> v&oelig;u exprimé plusieurs
+fois par le maréchal lui-même<a id="footnotetag528" name="footnotetag528"></a><a href="#footnote528" title="Go to footnote 528"><span class="smaller">[528]</span></a>, ils réservaient sa succession au
+duc d'Aumale. Jusqu'alors, à cause de la jeunesse du prince et des
+services qu'ils attendaient encore de Bugeaud, ils n'avaient rien
+fait pour hâter la réalisation de ce projet; au contraire. Mais, en
+1847, ils ne voyaient plus de raison de la retarder.</p>
+
+<p>Si le cabinet consentait à se séparer, pour l'avenir, du maréchal
+Bugeaud, ce n'était pas qu'il méconnût ses services dans le passé. Le
+9 juin 1847, à la tribune de la Chambre des députés, M. Guizot saisit
+l'occasion du débat sur les crédits extraordinaires pour célébrer de
+nouveau ces services. À considérer aujourd'hui les choses de loin et
+de haut, on ne peut que confirmer l'hommage rendu par M. Guizot à
+l'illustre maréchal. Quels qu'aient pu être alors les tâtonnements de
+la colonisation et les lacunes de l'administration civile, l'&oelig;uvre
+accomplie par Bugeaud apparaît singulièrement grande et suffit à sa
+gloire. C'est pendant les six années de son gouvernement que les
+Arabes ont été vaincus et soumis. Il a fait ce qu'auparavant nul
+n'avait pu faire, et si, après lui, plusieurs ont beaucoup fait, nul
+n'a fait autant que lui. Son nom demeure le plus éclatant et le plus
+considérable de notre histoire algérienne.</p>
+
+<p class="p2 smaller center">FIN DU TOME SIXIÈME.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> TABLE DES MATIÈRES</h3>
+
+<div class="toc">
+<p class="center">LIVRE VI<br>
+<span class="smaller">L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR.</span><br>
+<span class="small">(De la fin de 1845 au commencement de 1847.)</span></p>
+
+<p>&nbsp;<span class="ralign10">Pages.</span></p>
+
+<p><span class="smcap">Chapitre premier.&mdash;les élections de 1846</span> (fin de 1845-août 1846)
+<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></p>
+
+<p>I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers unit
+ le centre gauche à la gauche. Le <cite>National</cite> et la <cite>Réforme</cite>.
+<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></p>
+
+<p>II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur les
+ affaires du Texas et de la Plata.
+<span class="ralign10"><a href="#page4">4</a></span></p>
+
+<p>III. L'opposition crie à la corruption. Défense du ministère.
+ Qu'y avait-il de fondé dans ce grief?
+<span class="ralign10"><a href="#page7">7</a></span></p>
+
+<p>IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat sur ce sujet
+ entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle au cabinet.
+<span class="ralign10"><a href="#page13">13</a></span></p>
+
+<p>V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion de Louis
+ Bonaparte.
+<span class="ralign10"><a href="#page20">20</a></span></p>
+
+<p>VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques électorales. Attentat
+ de Henri. Les résultats du scrutin. Ce qu'on en pense dans le
+ gouvernement.
+<span class="ralign10"><a href="#page23">23</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre II.&mdash;les intérêts matériels.</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page31">31</a></span></p>
+
+<p>I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La
+ spéculation et l'agiotage.
+<span class="ralign10"><a href="#page31">31</a></span></p>
+
+<p>II. Timidité économique du gouvernement. Il fait ajourner la
+ réforme postale. Ses idées sur le libre échange.
+<span class="ralign10"><a href="#page37">37</a></span></p>
+
+<p>III. Les finances en 1846. L'équilibre du budget ordinaire. Le
+ budget extraordinaire.
+<span class="ralign10"><a href="#page41">41</a></span></p>
+
+<p>IV. L'administration locale. Le comte de Rambuteau.
+<span class="ralign10"><a href="#page46">46</a></span></p>
+
+<p>V. Le matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la
+ tentation du veau d'or. Elle devient indifférente à la
+ politique. Dangers de cet état d'esprit.
+<span class="ralign10"><a href="#page48">48</a></span></p>
+
+<p>VI. L'opposition accuse le gouvernement d'avoir favorisé ce
+ matérialisme. M. de Tocqueville. Son origine, ses visées et
+ ses déceptions. Amertume de ses critiques sur l'état social et
+ politique.
+<span class="ralign10"><a href="#page54">54</a></span></p>
+
+<p>VII. Le mal s'étend à la littérature. La «littérature
+ industrielle». Cependant l'état des lettres est encore
+ fort honorable à la fin de la monarchie de Juillet. Le
+ roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme et de
+ spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span>
+ Romans socialistes publiés dans les journaux conservateurs.
+ Eugène Süe. Les <cite>Mystères de Paris</cite> dans le <cite>Journal des
+ Débats</cite>. Autres romans publiés par le <cite>Constitutionnel</cite>.
+ Aveuglement de la bourgeoisie, faisant fête à ces romans.
+<span class="ralign10"><a href="#page62">62</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre III.&mdash;le socialisme</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page80">80</a></span></p>
+
+<p>I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés du
+ saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système et son
+ action.
+<span class="ralign10"><a href="#page80">80</a></span></p>
+
+<p>II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention d'unir le
+ catholicisme et la révolution. L'<cite>Atelier</cite>. Dissolution de
+ l'école buchézienne.
+<span class="ralign10"><a href="#page86">86</a></span></p>
+
+<p>III. Fourier. Le phalanstère et l'attraction passionnelle. La
+ liberté amoureuse. Fantaisies cosmogoniques. Fourier à peu près
+ inconnu avant 1830. Développement du fouriérisme lors de la
+ dissolution de la secte saint-simonienne. Ce qu'il devient après
+ la mort de Fourier. Son influence mauvaise.
+<span class="ralign10"><a href="#page94">94</a></span></p>
+
+<p>IV. Buonarotti. Par lui le «babouvisme» pénètre, après 1830,
+ dans les sociétés secrètes. Fermentation communiste à partir de
+ 1840.
+<span class="ralign10"><a href="#page106">106</a></span></p>
+
+<p>V. Cabet. Le <cite>Voyage en Icarie</cite>. Propagande icarienne.
+<span class="ralign10"><a href="#page111">111</a></span></p>
+
+<p>VI. Louis Blanc. Son enfance et sa jeunesse. Ses débuts dans
+ la presse républicaine. Sa brochure sur l'<cite>Organisation du
+ travail</cite>. Critique du système. Succès de Louis Blanc auprès des
+ ouvriers.
+<span class="ralign10"><a href="#page116">116</a></span></p>
+
+<p>VII. Proudhon. Son origine. Son isolement farouche. Son état
+ d'esprit en écrivant son premier Mémoire contre la propriété.
+ «La propriété, c'est le vol!» Argumentation du Mémoire.
+ L'effet produit. Second et troisième Mémoire, Proudhon et le
+ gouvernement. Le <cite>Système des contradictions économiques</cite>.
+ Impuissance de Proudhon à faire autre chose que démolir. Son
+ action avant 1848.
+<span class="ralign10"><a href="#page125">125</a></span></p>
+
+<p>VIII. Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des
+ radicaux et de la gauche en face du socialisme. Le gouvernement
+ et les conservateurs savent-ils se défendre contre ce danger?
+ Les économistes. Il eût fallu la religion pour redresser et
+ pacifier les esprits du peuple. La bourgeoisie trop oublieuse
+ de ses devoirs envers l'ouvrier. La société, jusqu'en 1848, ne
+ croit pas au péril.
+<span class="ralign10"><a href="#page141">141</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre IV.&mdash;m. guizot et lord aberdeen</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page152">152</a></span></p>
+
+<p>I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à
+ l'influence française. La candidature du comte de Trapani
+ à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. La
+ candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. M.
+ Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc de
+ Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations faites à
+ ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. On continue à
+ s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet français instruit M.
+ Bresson et avertit le cabinet de Londres qu'il reprendrait sa
+ liberté si le mariage Cobourg devenait imminent. Intrigue nouée
+ entre la reine Christine et Bulwer, au printemps de 1846, pour
+ conclure ce mariage à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait
+ échouer en la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais
+ fait au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par un
+ sentiment différent. Impression que ces incidents laissent au
+ gouvernement français.
+<span class="ralign10"><a href="#page152">152</a></span></p>
+
+<p>II. L'Orient après 1840. L'Égypte. La question du Liban. Efforts
+ peu efficaces de la diplomatie française.
+<span class="ralign10"><a href="#page175">175</a></span></p>
+
+<p>III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M. Guizot
+ propose <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> à l'Angleterre de substituer, en Grèce,
+ l'accord à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis
+ au pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise.
+ Succès de Colettis. La légation de France le soutient et
+ l'emporte sur la légation britannique. Inconvénients de ce
+ retour à l'ancien antagonisme.
+<span class="ralign10"><a href="#page180">180</a></span></p>
+
+<p>IV. L'entente cordiale se maintient surtout par l'amitié
+ personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur
+ correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi causé
+ en France à la pensée que Palmerston va reprendre la direction
+ du <i lang="en">Foreign office</i>. M. Thiers, au contraire, qui a partie liée
+ avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig ne peut se former,
+ à cause des objections faites contre Palmerston. Voyage de ce
+ dernier en France. Chute définitive du ministère Peel et rentrée
+ de Palmerston.
+<span class="ralign10"><a href="#page192">192</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre V.&mdash;les mariages espagnols</span> (juillet-octobre
+ 1846)
+<span class="ralign10"><a href="#page203">203</a></span></p>
+
+<p>I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement en
+ Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M. Bresson, de
+ marier le duc de Cadix à la Reine et le duc de Montpensier
+ à l'Infante. M. Bresson croit pouvoir promettre à la reine
+ Christine la simultanéité des deux mariages. Mécontentement de
+ Louis-Philippe, qui veut désavouer son ambassadeur.
+<span class="ralign10"><a href="#page203">203</a></span></p>
+
+<p>II. Palmerston nous communique ses instructions du 19 juillet,
+ où il nomme Cobourg en première ligne parmi les candidats à la
+ main d'Isabelle. À Paris, on voit dans ce langage l'abandon
+ de la politique d'entente. M. Guizot ne consent pas encore la
+ simultanéité, mais il détourne le Roi de désavouer M. Bresson.
+ Ses avertissements au gouvernement anglais.
+<span class="ralign10"><a href="#page210">210</a></span></p>
+
+<p>III. Lettres confidentielles que Palmerston adresse à Bulwer
+ pour compléter ses instructions. Ce qu'il nous cache et ce qu'il
+ nous montre. Il est dès lors manifeste que Palmerston a rompu
+ l'entente et que la France est libérée de ses engagements.
+<span class="ralign10"><a href="#page216">216</a></span></p>
+
+<p>IV. La reine Christine, inquiète de l'appui donné par le
+ ministre anglais aux progressistes, nous revient; seulement elle
+ exige la simultanéité. Le Roi se résigne à laisser faire M.
+ Bresson. Répugnances de la reine Isabelle pour le duc de Cadix.
+ L'accord sur les deux mariages est enfin conclu à Madrid.
+<span class="ralign10"><a href="#page222">222</a></span></p>
+
+<p>V. Irritation du Palmerston. Il est appuyé par lord John
+ Russell. Lord Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine Victoria
+ est très blessée. Lettre justificative de Louis-Philippe et
+ réponse de la reine d'Angleterre. L'opinion anglaise prend parti
+ pour Palmerston.
+<span class="ralign10"><a href="#page228">228</a></span></p>
+
+<p>VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers la décide à
+ attaquer les mariages.
+<span class="ralign10"><a href="#page240">240</a></span></p>
+
+<p>VII. Palmerston veut empêcher l'accomplissement du mariage du
+ duc de Montpensier. Efforts de Bulwer et de son ministre pour
+ soulever une opposition en Espagne et intimider le cabinet de
+ Madrid. Tous ces efforts échouent.
+<span class="ralign10"><a href="#page244">244</a></span></p>
+
+<p>VIII. Palmerston cherche à effrayer et à faire reculer le
+ gouvernement français. Celui-ci ne se laisse pas troubler et ne
+ modifie rien à ses résolutions.
+<span class="ralign10"><a href="#page248">248</a></span></p>
+
+<p>IX. Palmerston demande aux autres puissances de protester
+ avec l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer cette
+ démarche. M. de <span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> Metternich refuse de s'associer aux
+ protestations anglaises. La Prusse et la Russie l'imitent.
+ Célébration des deux mariages.
+<span class="ralign10"><a href="#page252">252</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre VI.&mdash;les suites des mariages espagnols</span>
+ (octobre 1846-avril 1847)
+<span class="ralign10"><a href="#page259">259</a></span></p>
+
+<p>I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord
+ Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre le
+ gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses efforts pour
+ attirer à lui les trois puissances continentales. Il échoue
+ auprès de l'Autriche et de la Russie. Attitude plus incertaine
+ de la Prusse.
+<span class="ralign10"><a href="#page259">259</a></span></p>
+
+<p>II. Les trois cours de l'Est profitent de la division de la
+ France et de l'Angleterre pour incorporer Cracovie à l'Autriche.
+ Émotion très vive en France. Lord Palmerston repousse notre
+ proposition d'une action commune. Protestations séparées des
+ cabinets de Londres et de Paris. Les trois cours peuvent ne
+ pas s'en inquiéter. En quoi l'Autriche n'avait pas compris son
+ véritable intérêt.
+<span class="ralign10"><a href="#page269">269</a></span></p>
+
+<p>III. M. Thiers se concerte avec lord Palmerston. Sa
+ correspondance avec Panizzi et ses rapports avec lord Normanby.
+ M. Greville vient à Paris pour préparer un rapprochement entre
+ l'Angleterre et la France. M. Thiers, dans ses conversations
+ avec M. Greville et ses lettres à Panizzi, excite le cabinet
+ britannique à pousser la lutte à outrance.
+<span class="ralign10"><a href="#page279">279</a></span></p>
+
+<p>IV. Ouverture de la session française. Discussion à la Chambre
+ des pairs. Le duc de Broglie et M. Guizot.
+<span class="ralign10"><a href="#page289">289</a></span></p>
+
+<p>V. Langage conciliant du Parlement britannique. M. Thiers s'en
+ plaint. La publication des documents diplomatiques anglais
+ rallume la bataille.
+<span class="ralign10"><a href="#page294">294</a></span></p>
+
+<p>VI. L'adresse à la Chambre des députés. Hésitation de M. Thiers
+ à engager le combat. Son discours. Réponse de M. Guizot. Forte
+ majorité pour le ministère. Impression produite par ce vote, en
+ France et en Angleterre.
+<span class="ralign10"><a href="#page299">299</a></span></p>
+
+<p>VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot. Lord Normanby
+ est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal. Lord Normanby,
+ blâmé même en Angleterre, est obligé de faire des avances pour
+ une réconciliation. Cette réconciliation a lieu par l'entremise
+ du comte Apponyi. Dépit de l'ambassadeur anglais.
+<span class="ralign10"><a href="#page308">308</a></span></p>
+
+<p>VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir quelque
+ démarche des trois puissances continentales. Malgré les efforts
+ de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se laisser
+ entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais, intimidée par
+ notre ferme langage et retenue par l'Autriche, elle ne se sépare
+ pas de cette dernière. La Russie est en coquetterie avec la
+ France.
+<span class="ralign10"><a href="#page320">320</a></span></p>
+
+<p>IX. Conclusion: comment convient-il de juger aujourd'hui la
+ politique des mariages espagnols?
+<span class="ralign10"><a href="#page331">331</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre VII.&mdash;les dernières années du gouvernement du
+ maréchal bugeaud en algérie</span> (1844-1847)
+<span class="ralign10"><a href="#page337">337</a></span></p>
+
+<p>I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille
+ d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France.
+<span class="ralign10"><a href="#page337">337</a></span></p>
+
+<p>II. L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait
+ enfumer des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le Sud.
+ Expédition en Kabylie.
+<span class="ralign10"><a href="#page341">341</a></span></p>
+
+<p>III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil de la colonie.
+ Pour lui, <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> «l'armée est tout». Ordonnance du 15 avril
+ 1845 sur l'administration de l'Algérie.
+<span class="ralign10"><a href="#page348">348</a></span></p>
+
+<p>IV. Le problème de la colonisation. La crise de 1839. La
+ colonisation administrative. Villages créés autour d'Alger.
+<span class="ralign10"><a href="#page353">353</a></span></p>
+
+<p>V. La Trappe de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les premiers
+ évêques d'Alger.
+<span class="ralign10"><a href="#page358">358</a></span></p>
+
+<p>VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système est très
+ critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à entraîner le
+ gouvernement.
+<span class="ralign10"><a href="#page366">366</a></span></p>
+
+<p>VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa démission. Son
+ voyage en France et son entrevue avec le maréchal Soult.
+<span class="ralign10"><a href="#page371">371</a></span></p>
+
+<p>VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre de
+ Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud revient
+ aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la Dordogne.
+<span class="ralign10"><a href="#page378">378</a></span></p>
+
+<p>IX. Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et
+ poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait une
+ incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le bas Isser. La
+ Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. Abd el-Kader battu
+ par le général Gentil et rejeté dans le Sud.
+<span class="ralign10"><a href="#page385">385</a></span></p>
+
+<p>X. Le maréchal fait poursuivre l'émir dans le désert. Il eût
+ désiré porter la guerre sur le territoire marocain, mais le
+ gouvernement l'en empêche. Massacre des prisonniers français
+ dans la Deïra. Abd el-Kader, à bout de forces, est réduit, après
+ sept mois de campagne, à rentrer au Maroc.
+<span class="ralign10"><a href="#page394">394</a></span></p>
+
+<p>XI. Bugeaud supporte impatiemment les critiques qui lui viennent
+ de France. Discussion à la Chambre, en juin 1845. Le maréchal
+ parle de nouveau de donner sa démission.
+<span class="ralign10"><a href="#page401">401</a></span></p>
+
+<p>XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de proposer un essai de
+ colonisation militaire. Délivrance des prisonniers français
+ survivants. Soumission de Bou-Maza.
+<span class="ralign10"><a href="#page407">407</a></span></p>
+
+<p>XIII. Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion
+ à la colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville et
+ de quelques députés en Algérie. La Moricière propose, sur la
+ colonisation, un système opposé à celui du maréchal.
+<span class="ralign10"><a href="#page411">411</a></span></p>
+
+<p>XIV. Projet déposé par le gouvernement pour un essai de
+ colonisation militaire. Il y est fait mauvais accueil. Bugeaud,
+ qui s'en aperçoit, conduit une dernière expédition en Kabylie et
+ donne sa démission. Son départ d'Alger. Le gouvernement accepte
+ la démission du maréchal et retire le projet de colonisation
+ militaire.
+<span class="ralign10"><a href="#page419">419</a></span></p>
+</div>
+
+<p class="p2 smaller center">FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.</p>
+
+<p class="p2 smaller center">PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, RUE GARANCIÈRE, 8.</p>
+
+<h2>Notes</h2>
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
+<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
+<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Lettres particulières au comte de Flahault, ambassadeur
+à Vienne. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
+<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: M. Thiers ne prononça pas moins de neuf discours pendant
+la session de 1846. En 1845, il n'en avait prononcé que trois; en
+1844, six; en 1842, sept. En 1843, il n'avait pas paru à la tribune.
+En 1847, il ne devait parler qu'une fois.</p>
+
+<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
+<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: <cite>Revue nationale</cite>, t. XV, p. 31.</p>
+
+<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
+<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Voir, par exemple, le <cite>Journal inédit de M. de
+Viel-Castel</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
+<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: Lettre du 19 juillet 1835. (<cite>Lettres de M. Guizot à sa
+famille et à ses amis</cite>, p. 145.)</p>
+
+<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
+<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VI, p. 78.</p>
+
+<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
+<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
+<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: Lettre du 27 juillet 1853.</p>
+
+<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
+<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Cf. plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">IV</span>, § <span class="smcap">V</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
+<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: Lettre du 26 mars 1846. (<cite>The Life of sir Anthony
+Panizzi</cite>, par Louis <span class="smcap">Fagan</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
+<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Louis-Philippe écrivait au maréchal Soult, le 7 octobre
+1846: «Le temps ne suffit plus aux exigences de ma position, et
+surtout au travail des papiers, qui prend sur mes nuits d'une manière
+qui m'extermine.» Plusieurs de ses lettres sont datées de minuit ou
+une heure du matin. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
+<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
+<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
+<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 30.</p>
+
+<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
+<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
+<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
+<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: <span class="smcap">X. Doudan</span>, <cite>Mélanges et Lettres</cite>, t. II, p. 87.</p>
+
+<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
+<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 32.</p>
+
+<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
+<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
+<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">X</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
+<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Lettre du 5 mai 1843. (<cite>Lutèce</cite>, p. 326.)</p>
+
+<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
+<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Dans la lettre dont nous avons déjà cité un passage,
+Henri Heine disait: «La maison Rothschild, qui a soumissionné la
+concession du chemin de fer du Nord et qui l'obtiendra selon toute
+probabilité, ne constitue pas une véritable société, et chaque
+participation à son entreprise, que cette maison accorde à un
+individu quelconque, est une faveur, ou plutôt, pour m'exprimer
+en termes tout à fait précis, c'est un cadeau d'argent dont M. de
+Rothschild gratifie ses amis. Les actions éventuelles ou, comme
+elles sont nommées, les promesses de la maison Rothschild se cotent
+déjà à plusieurs cents francs au-dessus du pair, en sorte que celui
+qui demande au baron James de Rothschild de pareilles actions au
+pair mendie, dans la véritable acception du mot. Mais tout le monde
+mendie à présent chez lui; il y pleut des lettres où l'on demande la
+charité, et, comme les mieux huppés se mettent en avant avec leur
+digne exemple, ce n'est plus une honte de mendier. M. de Rothschild
+est donc le héros du jour...» (<cite>Lutèce</cite>, p. 330.) M. Duvergier de
+Hauranne écrivait peu après: «Si M. de Rothschild a gardé toutes les
+lettres qui lui furent adressées lors de l'adjudication du chemin
+de fer du Nord, non seulement par des députés et des fonctionnaires
+publics, mais par des femmes haut placées dans le monde, il doit
+avoir un recueil d'autographes tout à fait précieux. Jamais ministre
+du Roi ne fut sollicité, courtisé à ce point. On eût dit les beaux
+jours de la rue Quincampoix revenus.» (<i>Notes inédites.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
+<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: M. Molé, alors président du conseil d'administration de
+la société formée pour le chemin de fer de l'Est, se crut visé par
+le vote de la Chambre des députés et en fut fort blessé. «Je leur
+jetterai au nez tous les chemins de fer passés, présents et futurs»,
+mandait-il à M. de Barante. Et celui-ci écrivait, de son côté, à
+l'un de ses parents: «Mathieu (M. Molé) m'écrit qu'il traitera
+l'amendement Crémieux selon son mérite et dira quels sentiments
+l'ont inspiré, mais qu'en conclusion il laissera là tous les chemins
+de fer. C'est précisément ce que veulent ces démocrates, qui vont
+poursuivant les capitaux, la propriété, le bénéfice commercial
+et industriel, comme ils ont poursuivi toutes les supériorités
+sociales.» Et il ajoutait, dans une autre lettre: «Voir gagner de
+l'argent à autrui est un sensible chagrin pour tout bon député.»
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
+<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Voir t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">II</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a>
+<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: <span class="smcap">John Morley</span>, <cite>The Life of Richard Cobden</cite>, t.
+I, p. 420 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a>
+<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 30.</p>
+
+<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a>
+<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: <cite>Rien! Dix-huit années de gouvernement parlementaire</cite>,
+par le comte de <span class="smcap">Montalivet</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a>
+<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Voir t. III, ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">V</span>; t. IV, ch.
+<span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XII</span>; t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">X</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a>
+<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Voir t. IV, ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XII</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a>
+<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Voir t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">X</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a>
+<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Discours du 28 mai 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a>
+<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: Citons, parmi les préfets de cette époque: MM. de la
+Coste, Bocher, de Champlouis, Tourangin, Darcy, de Saint-Marsault,
+Sers, Roulleaux-Dugage, Pellenc, Chaper, de Villeneuve, Brun, Bonnet,
+Mallac, Desmousseaux de Givré, Meinadier, Azevedo, Vaïsse, Jayr,
+Monicault, Morisot, Saladin, Lorois, etc., etc.</p>
+
+<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a>
+<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: <cite>Lettres du duc d'Orléans</cite>, publiées par ses fils, p.
+148, 149, 171, 222, 265, 297.</p>
+
+<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a>
+<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: Lettres du 18 août et du 9 décembre 1845. (Léon
+<span class="smcap">Faucher</span>, <cite>Biographie et Correspondance</cite>, t. I, p. 163 et
+168.)</p>
+
+<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a>
+<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: Lettres du 9 décembre 1845 et du 4 février 1846.
+(<i>Ibid.</i>, p. 168 et 171.)</p>
+
+<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a>
+<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: Lettre du 17 octobre 1842. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a>
+<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: Lettre du 28 août 1843. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a>
+<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Lettre du 5 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a>
+<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: <cite>Chroniques parisiennes</cite>, p. 277.</p>
+
+<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a>
+<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: Discours du 28 mai 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a>
+<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Lettre du 27 septembre 1844. (<span class="smcap">X. Doudan</span>,
+<cite>Mélanges et Lettres</cite>, t. II, p. 39.)</p>
+
+<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a>
+<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a>
+<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a>
+<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: Lettre du 18 août 1844. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a>
+<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: Article sur M. Jouffroy, <cite>Revue des Deux Mondes</cite> du 3
+août 1844.</p>
+
+<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a>
+<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: M. <span class="smcap">Renan</span>, dans la <cite>Revue des Deux Mondes</cite> du
+1<sup>er</sup> juillet 1859, p. 201.</p>
+
+<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a>
+<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 150.</p>
+
+<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a>
+<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: Le <cite>Siècle</cite> du 11 novembre 1845 montrait, dans cet
+agiotage, «le symptôme de la contagion morale que le pouvoir
+s'efforçait d'inoculer à la France, avec une persévérance
+systématique». M. Thiers, dans la circulaire qu'il avait rédigée pour
+les élections de 1846 et que ses amis le détournèrent de publier,
+s'exprimait ainsi: «Est-il vrai qu'on a livré aux compagnies plutôt
+qu'à l'État l'exploitation des grands travaux publics pour engager le
+pays entier dans une masse de spéculations telles que tout le monde
+fût intéressé à la politique existante, et que chacun vît dans chaque
+affaire politique, non pas l'intérêt de la France, mais l'intérêt
+de sa fortune privée qu'une variation dans les cours pouvait
+compromettre? Quelqu'un oserait-il le nier?... C'est le c&oelig;ur du
+pays qu'on tend à abaisser.» Et, après avoir donné des preuves de cet
+abaissement, M. Thiers flétrissait de nouveau le gouvernement, «qui,
+sous prétexte que tout est fini au dedans et au dehors, veut faire
+tout oublier au pays, le dehors comme le dedans, en le jetant dans
+des spéculations qui l'absorbent, l'enchaînent et le paralysent».</p>
+
+<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a>
+<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: <cite>&OElig;uvres et correspondance inédites de M. de
+Tocqueville</cite>, t. II. p. 27 et 28.</p>
+
+<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a>
+<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: «Je suis fort étonné de ce qui m'arrive, mandait-il à
+un de ses amis le 15 février 1835, et tout étourdi des louanges qui
+bourdonnent à mes oreilles. Il y a une femme de la cour de Napoléon
+que l'Empereur s'imagina un jour de faire duchesse. Le soir, entrant
+dans un grand salon et s'entendant annoncer par son nouveau titre,
+elle oublia qu'il s'agissait d'elle, et se mit de côté pour laisser
+passer la dame dont on venait de prononcer le nom. Je t'assure qu'il
+m'arrive quelque chose d'analogue. Je me demande si c'est bien de moi
+qu'on parle.»</p>
+
+<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a>
+<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: M. de Tocqueville écrivait à M. de Kergorlay: «Quoique
+j'aie très rarement parlé de la France dans ce livre, je n'en ai pas
+écrit une page sans penser à elle et sans l'avoir, pour ainsi dire,
+sous les yeux... À mon avis, ce continuel retour que je faisais,
+sans le dire, vers la France, a été une des premières causes du
+succès du livre.»</p>
+
+<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a>
+<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: Lettre du 1<sup>er</sup> novembre 1841.</p>
+
+<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a>
+<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Lettres du 24 juillet et du 5 octobre 1836.</p>
+
+<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a>
+<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: Lettre de M. de Tocqueville à M. Molé, du 12 septembre
+1837, et réponse de M. Molé, du 14 septembre.</p>
+
+<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a>
+<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: «Je suis habituellement sombre et troublé, écrivait M.
+de Tocqueville à l'un de ses intimes, le 25 octobre 1842. J'attribue
+ce fatigant et stérile état de l'âme tantôt à une cause, tantôt à une
+autre. Mais je crois qu'au fond il ne tient qu'à une seule, qui est
+profonde et permanente, le mécontentement de moi-même. Tu sais qu'il
+y a deux espèces d'orgueils très distincts, ou plutôt le même orgueil
+a deux physionomies, une triste et une gaie. Il y a un orgueil qui
+se repaît avec délices des avantages dont il jouit ou croit jouir.
+Cela s'appelle, je pense, de la présomption. Puisque Dieu voulait
+m'envoyer le vice de l'orgueil à forte dose, il aurait bien dû
+au moins m'envoyer celui qui appartient à cette première espèce.
+Mais l'orgueil que je possède est d'une nature toute contraire. Il
+est toujours inquiet et mécontent, non pas envieux pourtant, mais
+mélancolique et noir. Il me montre à chaque instant les facultés
+qui me manquent et me désespère à l'idée de leur absence. Le fait
+est que si j'ai quelques qualités, elles ne sont pas du nombre de
+celles qui peuvent satisfaire pleinement dans la carrière que je suis...»
+Deux ans plus tard, le 3 avril 1844, il écrivait encore: «J'ai
+toujours trop de cette irritabilité maladive qui me porte à souffrir
+impatiemment les obstacles qui embarrassent toujours le chemin de
+chaque homme dans ce monde.» Tout jeune, dans une lettre du 22 avril
+1832, il avouait déjà un fond de spleen.</p>
+
+<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a>
+<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: Lettres d'octobre 1839, des 14 juillet et 9 août 1840,
+du 24 août et d'octobre 1842, du 5 septembre 1843.</p>
+
+<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a>
+<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: J'ai déjà cité ces plaintes. (Voir plus haut, livre I,
+ch. <span class="smcap">X</span>, § <span class="smcap">IX</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a>
+<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: Voir le chapitre <span class="smcap">X</span> du livre I<sup>er</sup>, sur <cite>la
+Révolution de 1830 et la littérature</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a>
+<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: <cite>De la littérature industrielle</cite> (<cite>Revue des Deux
+Mondes</cite> du 1<sup>er</sup> septembre 1839).</p>
+
+<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a>
+<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: À en croire certaines gens, le secret de cette émotion
+de M. Sainte-Beuve n'était qu'une rivalité de boutique. Il aurait
+été, en cette circonstance, l'organe de la <cite>Revue des Deux Mondes</cite>,
+dépitée de la concurrence que lui faisaient les journaux depuis
+qu'ils publiaient des romans et prétendaient accaparer les auteurs
+en vogue. (<span class="smcap">A. Karr</span>, <cite>les Guêpes</cite>, novembre 1844.) C'est
+possible. Mais pour n'être pas entièrement désintéressée, la plainte
+du critique doit-elle être jugée mal fondée?</p>
+
+<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a>
+<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: Voir plus haut, livre II, ch. <span class="smcap">XII</span>, §
+<span class="smcap">V</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a>
+<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: M. Sainte-Beuve voyait là le fait caractéristique du
+roman-feuilleton, et il montrait avec dégoût cette «plaie ignoble
+et livide qui chaque matin s'étendait». (<cite>Revue des Deux Mondes</cite> du
+1<sup>er</sup> juillet 1843.)</p>
+
+<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a>
+<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: <cite>Chroniques parisiennes</cite>, p. 290.</p>
+
+<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a>
+<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a>
+<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: Lettre de M. de Balzac, publiée dans la <cite>Presse</cite> du 18
+août 1839.</p>
+
+<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a>
+<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: Janvier-février 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a>
+<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: Mars 1846. L'affaire se trouva portée devant la cour
+d'assises de Rouen, parce que la chambre des mises en accusation de
+la cour de Paris avait d'abord rendu un arrêt de non-lieu qui fut
+réformé par la cour de cassation.</p>
+
+<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a>
+<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: En effet, de nouvelles preuves ayant été découvertes,
+l'un des témoins de Beauvallon, le pseudo-vicomte d'Ecquevilley,
+qui, devant la cour d'assises, avait affirmé sous serment que
+les pistolets n'avaient pas été essayés, fut poursuivi pour faux
+témoignage et condamné à dix ans de réclusion (août 1847). Au cours
+de ce dernier procès, Beauvallon demanda à être entendu comme témoin
+et confirma la dénégation d'Ecquevilley; arrêté à l'audience,
+poursuivi également pour faux témoignage, il fut condamné à huit ans
+de réclusion (octobre 1847).</p>
+
+<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a>
+<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: Parmi ces dernières était la maîtresse de Dujarrier,
+Lola Montès, danseuse sifflée, mais déjà fameuse pour avoir cravaché
+un gendarme à Berlin. On la retrouvera peu après à Munich, jouant
+les Pompadour auprès du roi Louis, exaltée par la presse libérale
+pour avoir fait la guerre aux Jésuites, mais à la fin obligée de fuir
+devant les émeutes provoquées par son outrecuidance.</p>
+
+<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a>
+<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: Ce fut en cette circonstance qu'interrogé par le
+président sur ses noms, âge et profession, il répondit: «Alexandre
+Dumas, marquis Davy de la Pailleterie, quarante-deux ans, je dirais
+auteur dramatique, si je n'étais dans la patrie de Corneille.» À quoi
+le président répliqua: «Il y a des degrés.»</p>
+
+<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a>
+<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: M. Soulié a lui-même indiqué le caractère de son
+&oelig;uvre et les raisons qui la lui avaient fait écrire, dans une
+préface où nous lisons: «Ô jeunes gens, ne venez pas à Paris,
+si l'ambition d'une sainte gloire vous dévore. Quand vous aurez
+demandé au peuple une oreille attentive pour celui qui parle bien
+et honnêtement, vous le verrez suspendu aux récits grossiers d'un
+trivial écrivain, aux récits effrayants d'une gazette criminelle;
+vous verrez le public crier à votre muse: «Va-t'en ou amuse-moi. Il
+me faut des astringents et des moxas pour ranimer mes sensations
+éteintes. As-tu des incestes furibonds ou des adultères monstrueux,
+d'effrayantes bacchanales de crimes ou des passions impossibles
+à me raconter? Alors parle, je t'écouterai une heure, le temps
+durant lequel je sentirai ta plume âcre et envenimée courir sur ma
+sensibilité calleuse et gangrenée; sinon tais-toi; va mourir dans la
+misère et l'obscurité.» La misère et l'obscurité, vous n'en voudriez
+pas! Et alors, que ferez-vous, jeunes gens? Vous prendrez une plume,
+une feuille de papier, vous écrirez en tête: <em>Mémoires du diable</em>, et
+vous direz au siècle: «Ah! vous voulez de cruelles choses pour vous
+en réjouir; soit, monseigneur, voici un coin de votre histoire.»</p>
+
+<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a>
+<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: Sur ces débuts, voir la première partie des <cite>Souvenirs</cite>
+de M. <span class="smcap">Legouvé</span>, p. 338 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a>
+<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: <span class="smcap">E. Legouvé</span>, <cite>Soixante ans de souvenirs</cite>,
+1<sup>re</sup> partie, p. 337.</p>
+
+<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a>
+<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: <cite>Chroniques parisiennes</cite>, p. 169.</p>
+
+<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a>
+<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: Séance du 14 juin 1843.</p>
+
+<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a>
+<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: Ce fait fut rapporté à la tribune par M.
+Chapuys-Montlaville, quand, le 6 avril 1847, il développa une
+proposition tendant à exempter du timbre les journaux qui ne
+publiaient ni romans-feuilletons ni annonces. Cette proposition fut
+prise en considération, mais n'aboutit pas.</p>
+
+<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a>
+<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: <span class="smcap">E. Legouvé</span>, <cite>Soixante ans de souvenirs</cite>,
+1<sup>re</sup> partie, p. 378.</p>
+
+<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a>
+<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: M. Saint-Marc-Girardin a écrit à ce propos: «Si la
+France a laissé faire le mal en 1848, cela a pu venir en partie de la
+démoralisation du goût public. Comme on avait approuvé l'orgie dans
+les romans, on s'est trouvé faible, pendant quelque temps, contre
+ceux qui voulaient faire une orgie dans la société.» (<cite>Cours de
+littérature dramatique</cite>, t. I, p. 374.)</p>
+
+<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a>
+<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Voir, au tome I, le chapitre sur le
+<span class="smcap">Saint-Simonisme</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a>
+<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: <cite>De l'égalité</cite> (1838). <cite>Réfutation de l'éclectisme</cite>
+(1839). <cite>Malthus et les économistes.</cite> <cite>De l'humanité</cite> (1840).</p>
+
+<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a>
+<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: Béranger, qui aimait Pierre Leroux, écrivait de lui, le
+20 janvier 1840: «Il faut que vous sachiez que notre métaphysicien
+s'est fait un entourage de femmes à la tête desquelles sont mesdames
+Sand et Marliani, et que c'est dans des salons dorés, à la clarté
+des lustres, qu'il expose ses principes religieux et ses bottes
+crottées. Tout cet entourage lui porte à la tête, et je trouve que sa
+philosophie s'en ressent beaucoup.»</p>
+
+<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a>
+<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: À cette époque, Proudhon écrivait: «George Sand est
+tout à fait entré dans nos idées.» (<cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t.
+II, p. 160.)</p>
+
+<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a>
+<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: <cite>L'Européen</cite>, interrompu à la fin de 1832, fut repris
+en 1835 et continué, sans grande régularité, jusqu'en 1838. Il
+se distribuait à 500 exemplaires, mais ne comptait guère que 100
+abonnés.</p>
+
+<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a>
+<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Buchez avait inspiré à un jeune artiste de ses
+élèves un dessin du <em>Christ prêchant la fraternité au monde</em>, dans
+lequel il prétendait résumer sa doctrine. Le Christ est porté
+sur un globe où est écrit le mot <span class="smcap">France</span>; il foule aux
+pieds le serpent de l'égoïsme et tient à la main une banderole
+où on lit <span class="smcap">Fraternité</span>. Deux anges, coiffés du bonnet
+phrygien, l'accompagnent, et sur leurs auréoles brillent les noms
+de <span class="smcap">Liberté</span>, <span class="smcap">Égalité</span>. La Liberté tire un glaive;
+l'Égalité porte un livre ouvert, avec ce texte: <em>Aimez votre prochain
+comme vous-même et Dieu par-dessus tout. Que le premier parmi vous
+soit votre serviteur.</em> Détail significatif: sur la gravure, &oelig;uvre
+d'un autre buchézien, on a effacé ces mots: <em>et Dieu par-dessus
+tout</em>. (<cite>Vie du Révérend Père Besson</cite>, par <span class="smcap">E. Cartier</span>, t. I,
+ch. <span class="smcap">II</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a>
+<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: M. Ozanam raconte, dans une lettre écrite de Lyon, le
+26 août 1839, au Père Lacordaire, qu'un catholique influent de cette
+ville, jusqu'alors légitimiste, avait été mis en rapport, durant un
+voyage à Paris, avec les amis de Buchez. «Il admira la pureté de leur
+religion, ajoute Ozanam, conçut un véritable enthousiasme pour leurs
+personnes, et, de retour ici, il propagea ses nouveaux sentiments, et
+voici qu'une douzaine de nos plus dévoués absolutistes sont abonnés
+au <cite>National</cite>.» (<cite>Lettres d'Ozanam</cite>, t. I, p. 303.)</p>
+
+<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a>
+<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: Le premier numéro de l'<cite>Atelier</cite> contenait la note
+suivante: «L'<cite>Atelier</cite> est fondé par des ouvriers, en nombre
+illimité, qui en font les frais. Pour être reçu fondateur, il faut
+vivre de son travail personnel, être présenté par deux des premiers
+fondateurs, qui se portent garants de la moralité de l'ouvrier convié
+à notre &oelig;uvre. Les hommes de lettres ne sont admis que comme
+correspondants. Les fondateurs choisissent, chaque trimestre, ceux
+qui doivent faire partie du comité de rédaction.»</p>
+
+<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a>
+<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: <cite>Vie du Révérend Père Besson</cite>, par M. <span class="smcap">Cartier</span>,
+et <cite>Vie du Père Lacordaire</cite>, par M. <span class="smcap">Foisset</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a>
+<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: <cite>Pierre Olivaint</cite>, par le Père Charles <span class="smcap">Clair</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a>
+<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: Buchez mourut à Rodez, en 1865, dans une chambre
+d'hôtel. Ce fut un de ses anciens collègues de l'Assemblée
+constituante qui, l'ayant su malade, vint le voir et l'amena à
+recevoir un prêtre.</p>
+
+<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a>
+<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: Fourier attache une importance capitale aux passions
+qu'il appelle <em>mécanisantes</em>: la <em>cabaliste</em>, ou esprit de rivalité
+et d'intrigue; la <em>papillonne</em>, ou besoin de changement, et la
+<em>composite</em>, ou désir d'unir les passions des sens à celles de l'âme.
+Ces trois passions ont mission de régler le mécanisme des neuf autres
+passions <em>sensuelles</em> ou <em>affectueuses</em> et d'établir entre elles ce
+rythme et cet équilibre qu'on nomme la sagesse. Pour les esprits qui
+s'intéressent aux choses philosophiques, cette partie du système de
+Fourier est assez curieuse; mais nous ne pourrions y pénétrer plus
+avant sans sortir du cadre de cette histoire politique.</p>
+
+<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a>
+<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: Certains de ses contemporains, même en dehors de ses
+disciples, exagéraient même singulièrement cette puissance; Béranger
+écrivait, le 25 mars 1837: «Fourier est bien certainement un génie
+prodigieux, quoique incomplet.»</p>
+
+<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a>
+<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: Fourier n'avait rien cependant d'un ascète. D'après
+certains renseignements, il aurait même eu un certain goût du vin
+et des habitudes peu chastes; peut-être est-ce pour cela qu'il
+faisait, dans le phalanstère, la part si large à la gourmandise
+et à la liberté amoureuse. (Cf. un article publié par M. Auguste
+<span class="smcap">Ducoin</span>, dans le <cite>Correspondant</cite> du 25 janvier 1851, sous
+ce titre: <cite>Particularités inconnues sur quelques personnages des
+dix-huitième et dix-neuvième siècles</cite>.)</p>
+
+<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a>
+<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: «Que de fois, écrivait plus tard Heine, j'ai vu
+Fourier, dans sa redingote grise et râpée, marcher rapidement le long
+des piliers du Palais-Royal, les deux poches de son habit pesamment
+chargées, de façon que de l'une s'avançait le goulot d'une bouteille
+et de l'autre un long pain! Un de mes amis, qui me le montra la
+première fois, me fit remarquer l'indigence de cet homme, réduit à
+chercher lui-même sa boisson chez le marchand de vin et son pain chez
+le boulanger.» (<cite>Lutèce</cite>, p. 377.)</p>
+
+<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a>
+<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page73">73</a> et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a>
+<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: Cette brochure, imprimée à Épinal, parut en juin 1838.</p>
+
+<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a>
+<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: <cite>Histoire de dix ans</cite>, t. IV, p. 183, 184.</p>
+
+<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a>
+<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: <cite>Gracchus Babeuf et la conjuration des Égaux</cite>, par
+<span class="smcap">Buonarotti</span>, préface par <span class="smcap">Ranc</span>, 1869.&mdash;Dans cette
+préface, M. Ranc présente la conjuration de Babeuf comme le dernier
+effort tenté par les républicains pour enrayer la contre-révolution;
+il admire le plan du comité insurrectionnel de 1796 et les mesures
+qu'il avait préparées pour «désarmer la bourgeoisie».</p>
+
+<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a>
+<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Voy. notamment, en octobre 1833, la «Déclaration» de la
+Société des droits de l'homme. (Cf. plus haut, t. II, ch. <span class="smcap">X</span>,
+§ <span class="smcap">I</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a>
+<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: Cf. plus haut, t. III, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">V</span>,
+et ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">V</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a>
+<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: Les renseignements qui suivent sont empruntés au
+curieux livre de M. Maxime <span class="smcap">du Camp</span> sur l'<cite>Attentat Fieschi</cite>,
+p. 276 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a>
+<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: Voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">IX</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a>
+<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: Tels furent par exemple le <cite>Code de la communauté</cite>,
+par M. <span class="smcap">Desamy</span>, les écrits divers de M. J.-J. May, rédacteur
+de l'<cite>Humanitaire</cite>, de M. Pillot, ancien collaborateur de l'abbé
+Châtel, de M. Constant, prêtre apostat, etc.</p>
+
+<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a>
+<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: <cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t. II, p. 136.</p>
+
+<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a>
+<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 211.</p>
+
+<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a>
+<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">II</span> et
+<span class="smcap">III</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a>
+<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: Juillet 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a>
+<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 258. Cf. aussi p. 209, 211, 366, 367.</p>
+
+<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a>
+<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: «Tu vois donc, mon pauvre ami, écrit un Icarien, que
+le gouvernement fait ici bien autre chose que notre monarchie; tandis
+que la royauté fait tant de bruit pour un bon roi qui voulait que
+chaque paysan pût mettre la <em>poule au pot le dimanche</em>, la république
+donne ici, sans rien dire, à tous et tous les jours, tout ce qui ne
+se voit ailleurs que sur la table des aristocrates et des rois.»</p>
+
+<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a>
+<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: Voir, sur ces premières années de M. Louis Blanc, le
+brillant discours prononcé par M. Pailleron, lors de sa réception à
+l'Académie française. Le spirituel académicien remplaçait M. Charles
+Blanc.</p>
+
+<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a>
+<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: On a raconté comment, à bout de ressources, Louis
+Blanc s'était décidé à réclamer l'appui du général Pozzo di Borgo,
+parent de sa mère. L'accueil fut plein de politesse. Le général
+interrogea le jeune homme sur son avenir, promit son appui, puis,
+quand il estima que l'entretien s'était suffisamment prolongé, il
+sonna et donna à demi-voix un ordre à son valet de chambre. Celui-ci,
+au bout de peu d'instants, rentra, tenant à la main une bourse
+convenablement garnie. Louis Blanc, déjà assez mal à l'aise de sa
+démarche, fut fort irrité du procédé, repoussa la bourse avec colère
+et quitta brusquement le général. Cette version est du moins celle
+qui circulait dans le monde démocratique. (<span class="smcap">Stern</span>, <cite>Histoire
+de la révolution de 1848</cite>, t. II, p. 42, 43.)</p>
+
+<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a>
+<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Henri Heine écrivait, le 6 novembre 1840: «M. Louis
+Blanc est un homme encore jeune, de trente ans tout au plus, quoique,
+d'après son extérieur, il semble un petit garçon de treize ans. En
+effet, sa taille on ne peut plus minime, sa petite figure fraîche et
+imberbe, ainsi que sa voix claire et fluette qui paraît n'être pas
+encore formée, lui donnent l'air d'un gentil petit garçon échappé
+à peine de la troisième classe d'un collège, et portant encore
+l'habit de sa première communion.» (<cite>Lutèce</cite>, p. 138.) À la même
+époque, M. Nettement, se trouvant chez M. Laffitte, à une réunion
+de journalistes de l'opposition, et voyant un jeune garçon à côté
+du maître de la maison, s'étonnait que celui-ci eût gardé auprès de
+lui son petit-fils, pour lui faire prendre une leçon de politique.
+Ce jeune garçon était M. Louis Blanc, déjà important dans la presse
+républicaine. (<cite>Histoire de la littérature pendant la monarchie de
+Juillet</cite>, t. II, p. 475.)</p>
+
+<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a>
+<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: <cite>Histoire de la révolution de 1848</cite>, par M. Louis
+<span class="smcap">Blanc</span>, t. I, ch. <span class="smcap">VIII</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a>
+<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 140.</p>
+
+<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a>
+<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: C'est encore Henri Heine qui écrivait, en 1840: «Ce
+tribun imberbe donne cependant à sa réputation de grand patriote, à
+sa popularité, les mêmes petits soins que ses rivaux donnent à leurs
+moustaches; il la soigne on ne peut plus, il la frotte, la tond, la
+frise, la dresse et la redresse, et il courtise le moindre bambin de
+journaliste qui peut faire insérer dans une feuille quelques lignes
+de réclame en sa faveur.» (<cite>Lutèce</cite>, p. 141.)</p>
+
+<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a>
+<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: <i>Passim</i> dans l'introduction de l'<cite>Histoire de dix
+ans</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a>
+<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: On a souvent imprimé que cette brochure avait été
+publiée en 1839. C'est une erreur. La première ébauche du travail
+parut sous forme d'article, dans la livraison d'août 1840 de la
+<cite>Revue du progrès</cite>. Ce furent les grèves survenues au commencement
+de septembre qui donnèrent à Louis Blanc l'idée de transformer cet
+article de revue en une brochure de propagande.</p>
+
+<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a>
+<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: Voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">II</span>, §
+<span class="smcap">IX</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a>
+<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: Il écrivait lui-même, peu après, à l'Académie de
+Besançon: «Je poursuivis mes humanités, à travers les misères de ma
+famille et tous les dégoûts dont peut être abreuvé un jeune homme
+sensible et <em>du plus irritable amour-propre</em>.» (<cite>Correspondance de
+P.-J. Proudhon</cite>, t. I, p. 26.)</p>
+
+<p><a id="footnote120" name="footnote120"></a>
+<b><a href="#footnotetag120">120</a></b>: <cite>P.-J. Proudhon</cite>, par M. <span class="smcap">Sainte-Beuve</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote121" name="footnote121"></a>
+<b><a href="#footnotetag121">121</a></b>: <cite>Correspondance de P.-J. Proudhon</cite>, t. I, p. 73, 218.</p>
+
+<p><a id="footnote122" name="footnote122"></a>
+<b><a href="#footnotetag122">122</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 84, 188, 256.</p>
+
+<p><a id="footnote123" name="footnote123"></a>
+<b><a href="#footnotetag123">123</a></b>: Il écrivait, quelques années auparavant: «J'éprouve
+encore cette sotte honte d'un berger que l'on veut faire entrer dans
+un salon. Je crains, comme des bêtes effrayantes, les visages que je
+n'ai jamais vus; je recule toujours à voir les gens même qui peuvent
+m'être utiles et me vouloir du bien; je n'ai de présence d'esprit et
+d'aplomb que lorsque je me vois seul et que c'est ma plume qui parle.
+Mérite fort commun, mais que voulez-vous? je sais que je ne brille ni
+par les dehors, ni par l'élocution; j'aime mieux n'être vu ni connu
+de personne.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p. 10.)</p>
+
+<p><a id="footnote124" name="footnote124"></a>
+<b><a href="#footnotetag124">124</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 59, 60.</p>
+
+<p><a id="footnote125" name="footnote125"></a>
+<b><a href="#footnotetag125">125</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 76 et 154.</p>
+
+<p><a id="footnote126" name="footnote126"></a>
+<b><a href="#footnotetag126">126</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 142.</p>
+
+<p><a id="footnote127" name="footnote127"></a>
+<b><a href="#footnotetag127">127</a></b>: «La conduite du parti républicain, écrit Proudhon,
+le 15 novembre 1840, a été, comme toujours, stupide depuis deux ou
+trois mois.» Ou bien encore: «Les radicaux sont annihilés par leur
+ineptie et leur incapacité.» (<cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 254, 313.)
+Il n'a pas assez du sarcasmes pour le «dada réformiste» ou pour les
+velléités belliqueuses de la gauche.</p>
+
+<p><a id="footnote128" name="footnote128"></a>
+<b><a href="#footnotetag128">128</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. I, p. 333; t. II, p. 6.</p>
+
+<p><a id="footnote129" name="footnote129"></a>
+<b><a href="#footnotetag129">129</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 13, et <cite>Confessions d'un révolutionnaire</cite>,
+§ <span class="smcap">I</span>.&mdash;Pas un homme important de l'extrême gauche qu'il
+ne déteste. «Je souscrirais volontiers pour une couronne civique,
+écrivait-il, à celui qui nous délivrerait de Lamennais, de Cormenin
+et d'A. Marrast.» (<cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 255.) Lamennais surtout
+lui est antipathique. «Quoi qu'un dise de cet homme, écrit-il, je
+répondrai toujours que je n'aime pas les apostats. Il pouvait changer
+d'opinion, mais il ne devait jamais faire la guerre à ses confrères
+dans le sacerdoce ni au christianisme.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p. 333.) Et
+plus tard: «Le plus grand bonheur qui pourrait arriver au peuple
+français, ce serait que cent députés de l'opposition fussent jetés
+à la Seine, avec une meule au cou; ils valent cent fois moins que
+les conservateurs, car ils ont, de plus que ceux-ci, l'hypocrisie.»
+(<i>Ibid.</i>, t. II, p. 277.) Des journalistes de gauche, il ne pense pas
+plus de bien: «Ils ne comprendront jamais de moi autre chose, dit-il,
+sinon que je les hais et les méprise.»</p>
+
+<p><a id="footnote130" name="footnote130"></a>
+<b><a href="#footnotetag130">130</a></b>: Proudhon écrira, un jour, de Fourier, que son système
+est «le dernier rêve de la crapule en délire»; de Pierre Leroux, dont
+cependant il avait paru un moment se rapprocher, que «la sottise le
+dispute à la méchanceté dans ses élucubrations»; de Louis Blanc,
+qu'il est «le plus ignorant, le plus vain, le plus vide, le plus
+impudent, le plus nauséabond des rhéteurs». Cabet ne sera pas mieux
+traité.</p>
+
+<p><a id="footnote131" name="footnote131"></a>
+<b><a href="#footnotetag131">131</a></b>: Dans la théorie communiste, les hommes lui paraissent
+«attachés comme des huîtres, côte à côte, sans activité ni sentiment,
+sur le rocher de la fraternité».</p>
+
+<p><a id="footnote132" name="footnote132"></a>
+<b><a href="#footnotetag132">132</a></b>: Quand il lui faudra discuter cette partie de la
+doctrine socialiste, il se plaindra d'être «obligé de remuer ce
+fumier», et il s'écriera: «Loin de moi, communistes! Votre présence
+m'est une puanteur, et votre vue me dégoûte.»</p>
+
+<p><a id="footnote133" name="footnote133"></a>
+<b><a href="#footnotetag133">133</a></b>: Plus il va, plus il semble trouver une sorte d'âpre
+jouissance à se voir seul en guerre contre tous: «J'aurai raison
+contre tout le monde, écrit-il, ou je succomberai à la peine... Le
+nombre des adversaires vous épouvante; il m'anime, au contraire. Car
+je crois que, dans la carrière antireligieuse, antipropriétaire,
+antimonarchique, où je suis entré, s'il y avait une seule opinion
+avec laquelle je ne fusse pas en désaccord, je ne serais plus
+d'accord avec moi-même.» (<cite>Correspondance</cite>, t. II, p. 241.)</p>
+
+<p><a id="footnote134" name="footnote134"></a>
+<b><a href="#footnotetag134">134</a></b>: Il s'était attendu, en effet, à produire une vive
+émotion: «Quand on saura dans le public, écrivait-il le 1<sup>er</sup> juin
+1839, que je suis l'auteur de ce Discours, ce sera un beau tapage.
+Je puis dire que je viens de passer le Rubicon.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p.
+129.)</p>
+
+<p><a id="footnote135" name="footnote135"></a>
+<b><a href="#footnotetag135">135</a></b>: Ces embarras pécuniaires venaient surtout de
+l'imprimerie dont Proudhon ne pouvait ni se débarrasser ni tirer
+profit. Tel était son dénuement que, voulant aller voir un de ses
+amis à Besançon, il fit à pied la route de Paris à cette ville. Il
+priait ses correspondants de ne lui écrire que par occasion, parce
+qu'il n'avait pas le moyen de payer les ports de lettre.</p>
+
+<p><a id="footnote136" name="footnote136"></a>
+<b><a href="#footnotetag136">136</a></b>: Cette idée revenait sous toutes les formes, dans sa
+correspondance: «Je ne connais rien dans la science, écrivait-il
+encore, dont la découverte ait jamais produit un effet pareil à celui
+que la lecture de mon ouvrage est capable de produire. Je ne dis pas:
+qu'il soit compris; je dis seulement: qu'il soit lu, et c'en est fait
+de la vieille société.»</p>
+
+<p><a id="footnote137" name="footnote137"></a>
+<b><a href="#footnotetag137">137</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 166, 182, 183, 189, 191,
+212, 213, 216.</p>
+
+<p><a id="footnote138" name="footnote138"></a>
+<b><a href="#footnotetag138">138</a></b>: <cite>Confession d'un révolutionnaire.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote139" name="footnote139"></a>
+<b><a href="#footnotetag139">139</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 251.</p>
+
+<p><a id="footnote140" name="footnote140"></a>
+<b><a href="#footnotetag140">140</a></b>: Brissot avait écrit, en effet, dans ses <cite>Recherches
+philosophiques sur le droit de propriété et le vol</cite>: «La propriété
+exclusive est un vol dans la nature. Le voleur, dans l'état naturel,
+c'est le riche.»</p>
+
+<p><a id="footnote141" name="footnote141"></a>
+<b><a href="#footnotetag141">141</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 308.</p>
+
+<p><a id="footnote142" name="footnote142"></a>
+<b><a href="#footnotetag142">142</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 333, 334.</p>
+
+<p><a id="footnote143" name="footnote143"></a>
+<b><a href="#footnotetag143">143</a></b>: «Je n'ai pas le loisir de travailler mon style, je
+suis trop pauvre et trop mal dans mes affaires, pour m'amuser à être
+gent de lettres.»&mdash;«Je me soucie de style et de littérature comme de
+cela. Quand je parle au public, je tâche que mon expression soit bien
+nette, bien carrée, bien mordante: je n'ai pas d'autre poétique.»
+(<i>Ibid.</i>, t. I, p. 182; t. II, p. 242.)</p>
+
+<p><a id="footnote144" name="footnote144"></a>
+<b><a href="#footnotetag144">144</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 324.</p>
+
+<p><a id="footnote145" name="footnote145"></a>
+<b><a href="#footnotetag145">145</a></b>: Le premier était intitulé: <cite>Lettre à M. Blanqui</cite>; le
+second: <cite>Avertissement aux propriétaires, ou Lettre à M. Considérant,
+rédacteur de la</cite> Phalange, <cite>sur une défense de la propriété</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote146" name="footnote146"></a>
+<b><a href="#footnotetag146">146</a></b>: Il écrivait encore: «J'ai la chance de réunir tout le
+monde contre mes publications, ce qui produit une conspiration de
+silence à mon égard. Mes publications ont l'air d'être clandestines,
+et cependant elles s'insinuent partout et déjà portent leur fruit.»</p>
+
+<p><a id="footnote147" name="footnote147"></a>
+<b><a href="#footnotetag147">147</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 332, 338, 339, 350, et t.
+II, p. 18.</p>
+
+<p><a id="footnote148" name="footnote148"></a>
+<b><a href="#footnotetag148">148</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. II, p. 6, 10.</p>
+
+<p><a id="footnote149" name="footnote149"></a>
+<b><a href="#footnotetag149">149</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. II, p. 70.&mdash;Peu auparavant, il
+expliquait ainsi sa démarche auprès de M. Duchâtel: «Le pouvoir
+est encore plus bête que méchant, et j'ai résolu d'avoir désormais
+quelque homme puissant parmi mes défenseurs.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p.
+314.)</p>
+
+<p><a id="footnote150" name="footnote150"></a>
+<b><a href="#footnotetag150">150</a></b>: «Il y a un homme que je déteste à l'égal du bourreau,
+disait-il, c'est le martyr.» Il blâmait Lamennais aimant mieux
+aller en prison que demander sa grâce. «Galilée, à genoux devant
+le tribunal de l'Inquisition, écrivait-il, et reniant l'hérésie du
+mouvement de la terre pour recouvrer sa liberté, me paraît cent fois
+plus grand que Lamennais... Je respecte les mannequins, je salue les
+épouvantails. Je suis en monarchie, je crierai: Vive le Roi! plutôt
+que de me faire tuer.»</p>
+
+<p><a id="footnote151" name="footnote151"></a>
+<b><a href="#footnotetag151">151</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 297, 305, 311, 312, 313,
+319, 320, 330, 331.</p>
+
+<p><a id="footnote152" name="footnote152"></a>
+<b><a href="#footnotetag152">152</a></b>: Quelqu'un, en tout cas, l'avait deviné: c'était le
+maire de Besançon, qui expliquait ainsi pourquoi il ne voulait pas
+donner à Proudhon la place qu'il demandait dans les bureaux de la
+mairie: «Je crains qu'il ne fasse de nous, comme des académiciens,
+des <em>niais</em> ou des <em>instruments</em>.» (<i>Ibid.</i>, t. II, p. 80.)</p>
+
+<p><a id="footnote153" name="footnote153"></a>
+<b><a href="#footnotetag153">153</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. II, p. 28 et 93.</p>
+
+<p><a id="footnote154" name="footnote154"></a>
+<b><a href="#footnotetag154">154</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 199, 200.</p>
+
+<p><a id="footnote155" name="footnote155"></a>
+<b><a href="#footnotetag155">155</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 259.</p>
+
+<p><a id="footnote156" name="footnote156"></a>
+<b><a href="#footnotetag156">156</a></b>: <cite>Confession d'un révolutionnaire</cite>, § <span class="smcap">XI</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote157" name="footnote157"></a>
+<b><a href="#footnotetag157">157</a></b>: Il avait été initié par M. Grün, sorte de missionnaire
+hégélien venu à Paris, en 1844, pour se mettre en rapport avec les
+socialistes. Dans le récit qu'il a écrit de son voyage, M. Grün parle
+avec un grand dédain de Cabet, de Considérant, de Louis Blanc; il
+réserve toute son admiration pour Proudhon.</p>
+
+<p><a id="footnote158" name="footnote158"></a>
+<b><a href="#footnotetag158">158</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. II, p. 239.</p>
+
+<p><a id="footnote159" name="footnote159"></a>
+<b><a href="#footnotetag159">159</a></b>: «Questions immenses, disait-il, et qui pour moi sont
+loin d'être résolues.»</p>
+
+<p><a id="footnote160" name="footnote160"></a>
+<b><a href="#footnotetag160">160</a></b>: C'est à chaque page qu'on trouve, dans les écrits de
+Lamennais, ces exclamations incendiaires. Voyez, par exemple, ce
+fragment d'une brochure intitulée <cite>le Pays et le gouvernement</cite>: «Ô
+peuple, dis-moi, qu'es-tu? Ce que tu es! si j'ouvre la Charte, j'y
+lis une solennelle déclaration de ta souveraineté: cela fut écrit
+après ta victoire. Si je regarde les faits, je vois qu'il n'est
+point, qu'il ne fut jamais de servitude égale à la tienne... Paria
+dans l'ordre politique, tu n'es, en dehors de cet ordre, qu'une
+machine à travail. Aux champs, tes maîtres te disent: «Laboure,
+moissonne pour nous.» Tu sais ce qu'on te dit ailleurs, tu sais
+ce qui te revient de tes fatigues, de tes veilles, de tes sueurs.
+Refoulé de toutes parts dans l'indigence et l'ignorance, décimé par
+les maladies qu'engendrent le froid, la faim, l'air infect des bouges
+où tu te retires après le labeur des jours et d'une partie de la
+nuit, réclames-tu quelque soulagement, on te sabre, on te fusille,
+ou, comme le b&oelig;uf à l'abattoir, tu tombes sous le gourdin des
+assommeurs payés et patentés.»</p>
+
+<p><a id="footnote161" name="footnote161"></a>
+<b><a href="#footnotetag161">161</a></b>: <cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t. I, p. 169.</p>
+
+<p><a id="footnote162" name="footnote162"></a>
+<b><a href="#footnotetag162">162</a></b>: Quelques-unes de ces études avaient paru dans la
+<cite>Revue des Deux Mondes</cite>, de 1835 à 1840.</p>
+
+<p><a id="footnote163" name="footnote163"></a>
+<b><a href="#footnotetag163">163</a></b>: <cite>Revue des Deux Mondes</cite>, 1<sup>er</sup> mars 1843.</p>
+
+<p><a id="footnote164" name="footnote164"></a>
+<b><a href="#footnotetag164">164</a></b>: <cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t, II, p. 134 à 137, et
+p. 169.</p>
+
+<p><a id="footnote165" name="footnote165"></a>
+<b><a href="#footnotetag165">165</a></b>: V. notamment les articles publiés par M. Guizot, dans
+la <cite>Revue française</cite> de février, juillet et octobre 1838.</p>
+
+<p><a id="footnote166" name="footnote166"></a>
+<b><a href="#footnotetag166">166</a></b>: Lettre du 25 juin 1843 (<cite>Lutèce</cite>, p. 380).</p>
+
+<p><a id="footnote167" name="footnote167"></a>
+<b><a href="#footnotetag167">167</a></b>: Lettres du 9 mars 1837 et du 12 juillet 1840.</p>
+
+<p><a id="footnote168" name="footnote168"></a>
+<b><a href="#footnotetag168">168</a></b>: Rapport du 19 janvier 1847, publié par la <cite>Revue
+rétrospective</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote169" name="footnote169"></a>
+<b><a href="#footnotetag169">169</a></b>: Voir plus haut, livre II, ch. <span class="smcap">XIV</span>,
+§ <span class="smcap">V</span>; livre III, ch. <span class="smcap">II</span>, §§ <span class="smcap">IV</span> et
+<span class="smcap">VI</span>; ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">III</span>, et ch. <span class="smcap">VI</span>, §
+<span class="smcap">I</span>; livre V, §§ <span class="smcap">VII</span>, <span class="smcap">VIII</span> et <span class="smcap">IX</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote170" name="footnote170"></a>
+<b><a href="#footnotetag170">170</a></b>: J'ai eu sous les yeux la correspondance officielle et
+confidentielle du ministre et de l'ambassadeur, correspondance fort
+importante, dont j'aurai souvent occasion de me servir. M. Guizot,
+d'ailleurs, en a cité de nombreux extraits dans ses <cite>Mémoires</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote171" name="footnote171"></a>
+<b><a href="#footnotetag171">171</a></b>: Lettre du 17 février 1844.</p>
+
+<p><a id="footnote172" name="footnote172"></a>
+<b><a href="#footnotetag172">172</a></b>: Dépêche déjà citée du 10 août 1843.</p>
+
+<p><a id="footnote173" name="footnote173"></a>
+<b><a href="#footnotetag173">173</a></b>: Plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">VIII</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote174" name="footnote174"></a>
+<b><a href="#footnotetag174">174</a></b>: <i>Ibid.</i>, § <span class="smcap">IX</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote175" name="footnote175"></a>
+<b><a href="#footnotetag175">175</a></b>: Plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">VIII</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote176" name="footnote176"></a>
+<b><a href="#footnotetag176">176</a></b>: Lettre du prince de Metternich au comte Apponyi, 15
+juin 1845. (<cite>Mémoires de Metternich</cite>, t. VII, p. 95.)</p>
+
+<p><a id="footnote177" name="footnote177"></a>
+<b><a href="#footnotetag177">177</a></b>: Lettre du comte Bresson à M. Guizot, du 28 septembre
+1844.</p>
+
+<p><a id="footnote178" name="footnote178"></a>
+<b><a href="#footnotetag178">178</a></b>: Lettres de M. Bresson à M. Guizot, 8 janvier et 31
+mars 1844.</p>
+
+<p><a id="footnote179" name="footnote179"></a>
+<b><a href="#footnotetag179">179</a></b>: M. Guizot dit avoir su depuis ce fait avec certitude.
+(<cite>Mémoires</cite>, t. VIII, p. 220.)</p>
+
+<p><a id="footnote180" name="footnote180"></a>
+<b><a href="#footnotetag180">180</a></b>: Sur les faits auxquels fait allusion M. Bresson,
+voir la seconde édition de mon tome I, livre I, ch. <span class="smcap">V</span>, §
+<span class="smcap">I</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote181" name="footnote181"></a>
+<b><a href="#footnotetag181">181</a></b>: Ce mariage fut célébré le 25 novembre 1844.</p>
+
+<p><a id="footnote182" name="footnote182"></a>
+<b><a href="#footnotetag182">182</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+183.</p>
+
+<p><a id="footnote183" name="footnote183"></a>
+<b><a href="#footnotetag183">183</a></b>: Rapprochez ce langage de celui qu'avait tenu lord
+Aberdeen lors de la première visite à Eu. (Voir plus haut, t. V, p.
+197 à 199.)</p>
+
+<p><a id="footnote184" name="footnote184"></a>
+<b><a href="#footnotetag184">184</a></b>: J'ai suivi principalement le récit que Louis-Philippe
+a donné lui-même de ces conversations, un an plus tard, dans une
+lettre adressée le 14 septembre 1846 à la reine des Belges et publiée
+après la révolution de Février dans la <cite>Revue rétrospective</cite>. Les
+circonstances dans lesquelles a été écrit ce récit permettent de le
+considérer comme exact. C'était au moment où, accusé de déloyauté
+par les Anglais, le Roi cherchait à se justifier. La lettre était en
+réalité destinée à la reine Victoria. Il est évident que, surtout
+pour ce qui regardait cette entrevue d'Eu, où la Reine avait été
+présente, la première préoccupation du Roi dut être d'éviter des
+inexactitudes de fait dont le seul résultat eût été d'ôter tout
+crédit à son apologie.&mdash;Le témoignage de M. Guizot (<cite>Mémoires</cite>, t.
+VIII, p. 226, 227) est absolument conforme à celui du Roi.&mdash;Rien,
+dans les documents de source anglaise, qui puisse sérieusement
+infirmer ce double témoignage. On y trouve seulement l'indice que
+lord Aberdeen, tout en nous donnant les assurances rapportées plus
+haut, renouvela la réserve, faite par lui, dès le début, du droit
+appartenant à l'Espagne de choisir en toute indépendance l'époux
+de sa reine. Encore le ministre anglais paraît-il, d'après son
+propre témoignage, avoir été surtout préoccupé de ne rien dire qui
+pût troubler un accord dont il était fort heureux.&mdash;Les <cite>Mémoires</cite>
+récemment publiés d'Ernest II, duc de Saxe-Cobourg-Gotha, renferment,
+sur le sujet qui nous occupe, quelques renseignements utiles. On y
+voit que ce prince, chef de la maison de Cobourg, cousin germain du
+candidat à la main d'Isabelle et frère du mari de la reine Victoria,
+ayant ainsi toutes les raisons et tous les moyens de s'informer,
+se plaignait avec amertume que, dans leur désir d'être agréables à
+Louis-Philippe, le royal ménage anglais et lord Aberdeen se fussent
+trop engagés, à Eu, en faveur du mariage Bourbon, et eussent sacrifié
+le mariage Cobourg; il ajoutait que le gouvernement britannique était
+ainsi «beaucoup plus lié qu'il ne voulait se l'avouer», et qu'il
+avait perdu toute liberté de mouvement. On trouve aussi, dans ces
+<cite>Mémoires</cite>, une lettre que le prince Albert écrivit, le 26 mai 1846,
+au duc Ernest, et dans laquelle il reconnaissait que le gouvernement
+anglais «s'était engagé envers la France, dans le cas où le Roi
+tiendrait sa parole de ne mettre en avant aucun de ses fils, à
+employer toute son influence pour amener un mariage Bourbon». (<cite>Aus
+meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von
+Sachsen-Coburg-Gotha. Berlin, 1887, 1<sup>er</sup> vol., p. 160 et 167.)</p>
+
+<p><a id="footnote185" name="footnote185"></a>
+<b><a href="#footnotetag185">185</a></b>: Déjà, à l'origine de la candidature du prince de
+Cobourg, nous avions entrevu l'action du prince Albert. (V. plus
+haut, t. V, p. 181 et 182.)</p>
+
+<p><a id="footnote186" name="footnote186"></a>
+<b><a href="#footnotetag186">186</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+189.</p>
+
+<p><a id="footnote187" name="footnote187"></a>
+<b><a href="#footnotetag187">187</a></b>: Voy. ce que sir Henri Bulwer dit lui-même de ses
+sentiments et de ses desseins, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+188 à 190.</p>
+
+<p><a id="footnote188" name="footnote188"></a>
+<b><a href="#footnotetag188">188</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai
+1846.</p>
+
+<p><a id="footnote189" name="footnote189"></a>
+<b><a href="#footnotetag189">189</a></b>: Lettre de M. Guizot à M. de Jarnac, du 7 novembre
+1845.</p>
+
+<p><a id="footnote190" name="footnote190"></a>
+<b><a href="#footnotetag190">190</a></b>: Lettres diverses de M. de Jarnac à M. Guizot, au
+commencement de novembre 1845.</p>
+
+<p><a id="footnote191" name="footnote191"></a>
+<b><a href="#footnotetag191">191</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 5
+mars 1846.&mdash;Ce propos a été d'ailleurs rappelé, en termes presque
+identiques, par lord Aberdeen lui-même, dans la lettre qu'il a écrite
+à M. Guizot le 14 septembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote192" name="footnote192"></a>
+<b><a href="#footnotetag192">192</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page160">160</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote193" name="footnote193"></a>
+<b><a href="#footnotetag193">193</a></b>: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 21
+novembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote194" name="footnote194"></a>
+<b><a href="#footnotetag194">194</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+188.</p>
+
+<p><a id="footnote195" name="footnote195"></a>
+<b><a href="#footnotetag195">195</a></b>: Lettre inédite, déjà citée, de M. Bresson à M. Guizot,
+du 21 novembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote196" name="footnote196"></a>
+<b><a href="#footnotetag196">196</a></b>: Un tel langage concorde parfaitement avec ce qu'on
+sait des sentiments de Bulwer. Lui-même, d'ailleurs, reconnaît
+avoir dit que le roi des Français ne pourrait s'opposer d'une façon
+persistante à un mariage aussi raisonnable si les Cobourg et la Reine
+s'y décidaient avec l'approbation des Cortès. «L'obstination d'une
+partie, ajoutait-il, ferait céder l'obstination de l'autre.» (<cite lang="en">The
+life of Palmerston</cite>, t. III, p. 190.)</p>
+
+<p><a id="footnote197" name="footnote197"></a>
+<b><a href="#footnotetag197">197</a></b>: Ce prince était Ernest II, qui avait succédé, en 1844,
+à son père Ernest I<sup>er</sup>. Voir, sur la famille de Cobourg, plus haut,
+t. V, p. 181, note 1.</p>
+
+<p><a id="footnote198" name="footnote198"></a>
+<b><a href="#footnotetag198">198</a></b>: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en
+date du 26 mai 1846. (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von
+<span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, 1<sup>er</sup> vol.,
+p. 167.)&mdash;On voit maintenant ce qu'il faut penser des historiens
+anglais qui, comme sir Théodore Martin, le biographe officiel du
+prince Albert, nous montrent, en cette circonstance, sir Henri
+Bulwer ne sortant pas de la réserve ordonnée par ses instructions,
+et se bornant à faire la commission qui lui était demandée, «sans
+se mêler de la lettre de la reine Christine, autrement que pour la
+transmettre».</p>
+
+<p><a id="footnote199" name="footnote199"></a>
+<b><a href="#footnotetag199">199</a></b>: Longtemps les historiens ont connu l'existence et le
+sens général de la lettre de la reine Christine, sans en avoir le
+texte. Ce texte vient d'être publié en français dans les Mémoires du
+duc de Saxe-Cobourg. (<cite lang="de">Aus meinem Leben</cite>, etc., t. I, p. 163.)</p>
+
+<p><a id="footnote200" name="footnote200"></a>
+<b><a href="#footnotetag200">200</a></b>: <cite lang="de">Aus meinem Leben</cite>, etc., t. I, p. 164 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote201" name="footnote201"></a>
+<b><a href="#footnotetag201">201</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai
+1846.</p>
+
+<p><a id="footnote202" name="footnote202"></a>
+<b><a href="#footnotetag202">202</a></b>: L'opposition française se doutait si peu de ce qui
+s'était passé, que M. Thiers, traitant à la tribune, le 28 mai 1846,
+des affaires de la Péninsule, reprochait à la reine Christine de
+chercher à imposer le comte de Trapani à l'Espagne, qui n'en voulait
+pas.</p>
+
+<p><a id="footnote203" name="footnote203"></a>
+<b><a href="#footnotetag203">203</a></b>: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 25 mai 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote204" name="footnote204"></a>
+<b><a href="#footnotetag204">204</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+192.</p>
+
+<p><a id="footnote205" name="footnote205"></a>
+<b><a href="#footnotetag205">205</a></b>: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en
+date du 26 mai 1846. (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von
+<span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, vol. I, p. 167.)</p>
+
+<p><a id="footnote206" name="footnote206"></a>
+<b><a href="#footnotetag206">206</a></b>: <cite lang="en">Parliamentary Papers.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote207" name="footnote207"></a>
+<b><a href="#footnotetag207">207</a></b>: Voir au tome IV.</p>
+
+<p><a id="footnote208" name="footnote208"></a>
+<b><a href="#footnotetag208">208</a></b>: Ce propos a été rapporté par le baron de Stockmar, qui
+le tenait de sir Robert Peel lui-même.</p>
+
+<p><a id="footnote209" name="footnote209"></a>
+<b><a href="#footnotetag209">209</a></b>: Méhémet-Ali disait lui-même, en 1846, à M. de
+Bourqueney, ambassadeur de France à Constantinople: «Les Anglais se
+disent aujourd'hui mes amis; le fait est qu'en me débarrassant de ces
+sales affaires de Syrie, ils m'ont rendu service.» (<cite>La Grèce du roi
+Othon. Correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis</cite>;
+p. 72.)</p>
+
+<p><a id="footnote210" name="footnote210"></a>
+<b><a href="#footnotetag210">210</a></b>: Cette dépêche est citée intégralement dans les
+Pièces justificatives des <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>. C'est à ces
+Mémoires, et aussi à l'ouvrage de M. d'Haussonville sur l'<cite>Histoire
+de la politique extérieure de 1830 à 1848</cite>, que sont empruntés
+les documents qui seront cités dans la suite de cet exposé, sans
+indication de source spéciale.</p>
+
+<p><a id="footnote211" name="footnote211"></a>
+<b><a href="#footnotetag211">211</a></b>: Lettre à M. de Sainte-Aulaire, en date du 8 octobre
+1841.</p>
+
+<p><a id="footnote212" name="footnote212"></a>
+<b><a href="#footnotetag212">212</a></b>: Lettres de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 2 et
+du 3 mai 1844.</p>
+
+<p><a id="footnote213" name="footnote213"></a>
+<b><a href="#footnotetag213">213</a></b>: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, en date du 27
+septembre 1844. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote214" name="footnote214"></a>
+<b><a href="#footnotetag214">214</a></b>: Instructions du 11 novembre 1844.</p>
+
+<p><a id="footnote215" name="footnote215"></a>
+<b><a href="#footnotetag215">215</a></b>: M. Thouvenel, alors secrétaire d'ambassade à Athènes,
+écrivait le 20 décembre 1845: «Rien ici n'est solide, si ce n'est
+un instinct de désordre, de rapine, historiquement très explicable,
+mais fort embarrassant pour former un État.» (<cite>La Grèce du roi Othon,
+correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis</cite>, p. 8.)</p>
+
+<p><a id="footnote216" name="footnote216"></a>
+<b><a href="#footnotetag216">216</a></b>: Voir notamment un Mémoire rédigé en avril 1846 par
+l'envoyé d'Autriche, le comte Prokesh. (<span class="smcap">Haussonville</span>,
+<cite>Histoire de la politique extérieure du gouvernement français</cite>,
+1830-1848, p. 107.)</p>
+
+<p><a id="footnote217" name="footnote217"></a>
+<b><a href="#footnotetag217">217</a></b>: <cite>La Grèce du roi Othon, correspondance de M.
+Thouvenel</cite>, p. 11.</p>
+
+<p><a id="footnote218" name="footnote218"></a>
+<b><a href="#footnotetag218">218</a></b>: <i>Ibid.</i>&mdash;M. Thouvenel ajoutait, quelques jours plus
+tard: «Nous sommes ici, il ne faut pas nous le dissimuler, les amis
+de la canaille; mais cette canaille, après tout, est la masse du
+pays, et c'est là que, pour être forts, nous avons dû poser notre
+camp.» (<i>Ibid.</i>, p. 13.)</p>
+
+<p><a id="footnote219" name="footnote219"></a>
+<b><a href="#footnotetag219">219</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 113.</p>
+
+<p><a id="footnote220" name="footnote220"></a>
+<b><a href="#footnotetag220">220</a></b>: <cite>La Grèce du roi Othon, correspondance de M.
+Thouvenel</cite>, p. 9 et 11.</p>
+
+<p><a id="footnote221" name="footnote221"></a>
+<b><a href="#footnotetag221">221</a></b>: <cite>La Grèce du roi Othon, correspondance de M.
+Thouvenel</cite>, p. 73.</p>
+
+<p><a id="footnote222" name="footnote222"></a>
+<b><a href="#footnotetag222">222</a></b>: J'ai déjà eu occasion de citer ce propos. (<cite>Mémoires
+de Metternich</cite>, t. VI, p. 690.)</p>
+
+<p><a id="footnote223" name="footnote223"></a>
+<b><a href="#footnotetag223">223</a></b>: Lettre du comte de Flahault à M. Guizot, du 6 février
+1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote224" name="footnote224"></a>
+<b><a href="#footnotetag224">224</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, vol. III, p. 16.</p>
+
+<p><a id="footnote225" name="footnote225"></a>
+<b><a href="#footnotetag225">225</a></b>: Lettre du 3 décembre 1844, citée par M. Guizot dans
+son étude sur Robert Peel.</p>
+
+<p><a id="footnote226" name="footnote226"></a>
+<b><a href="#footnotetag226">226</a></b>: <cite lang="en">The life of lord John Russell</cite>, par Spencer
+<span class="smcap">Walpole</span>, vol. II, p. 13.</p>
+
+<p><a id="footnote227" name="footnote227"></a>
+<b><a href="#footnotetag227">227</a></b>: <cite>Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis</cite>, p.
+230 à 236.</p>
+
+<p><a id="footnote228" name="footnote228"></a>
+<b><a href="#footnotetag228">228</a></b>: 13 décembre 1845. (<i>Ibid.</i>, p. 237.)</p>
+
+<p><a id="footnote229" name="footnote229"></a>
+<b><a href="#footnotetag229">229</a></b>: M. Reeve rendit compte de ses impressions à M.
+Greville, dans deux lettres en date des 20 et 22 décembre 1845. (<cite lang="en">The
+Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 345 à 347.)</p>
+
+<p><a id="footnote230" name="footnote230"></a>
+<b><a href="#footnotetag230">230</a></b>: M. Léon Faucher écrivait à M. Duvergier de Hauranne,
+le 30 novembre 1844: «Vous savez que les nuages se dissipent entre
+M. Thiers et les whigs. J'y ai, pour ma part, un peu travaillé, et
+je crois qu'il faut se féliciter, mais tout bas, de voir arriver le
+succès.» (<span class="smcap">L. Faucher</span>, <cite>Biographie et Correspondance</cite>, t. I,
+p. 159.)</p>
+
+<p><a id="footnote231" name="footnote231"></a>
+<b><a href="#footnotetag231">231</a></b>: L'éditeur du <cite>Journal de M. Greville</cite>, M. Reeve,
+confirme ce rapprochement avec ses renseignements personnels, et il
+ajoute: «C'était le résultat de leur commune haine contre M. Guizot.»
+(<cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, vol. II, p. 267.)</p>
+
+<p><a id="footnote232" name="footnote232"></a>
+<b><a href="#footnotetag232">232</a></b>: Lord Clarendon écrivait à Panizzi, le 12 octobre
+1845: «Thiers passe littéralement comme un éclair; s'il veut
+apprendre quelque chose sur ce pays-ci, il ne doit pas venir ici
+pour une seule semaine, bien que cette façon d'agir soit en harmonie
+avec son système habituel. Vous rappelez-vous son fameux billet à
+Ellice, alors secrétaire de la trésorerie: «Mon cher Ellice, je
+veux connaître à fond le système financier de l'Angleterre: quand
+pourrez-vous me donner cinq minutes?» (<cite lang="en">The Life of sir Anthony
+Panizzi</cite>, par Louis <span class="smcap">Fagan</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote233" name="footnote233"></a>
+<b><a href="#footnotetag233">233</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote234" name="footnote234"></a>
+<b><a href="#footnotetag234">234</a></b>: On lit dans le Journal de Greville: «Aberdeen trouva
+M. Thiers très agréable, mais pas si bien (<i lang="en">fair</i>) pour Guizot que
+Guizot pour lui. Guizot parlait toujours en bons termes de lui,
+tandis que Thiers parlait très mal de Guizot. En effet, Thiers
+s'exprime sur Guizot avec le plus grand mépris, dit qu'il est grand
+à la tribune, mais qu'il n'est ni un homme d'État, ni un homme
+d'affaires.» (<cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, vol. II, p. 298.)</p>
+
+<p><a id="footnote235" name="footnote235"></a>
+<b><a href="#footnotetag235">235</a></b>: Lettre du 29 octobre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote236" name="footnote236"></a>
+<b><a href="#footnotetag236">236</a></b>: Lettre à M. Panizzi. (<cite lang="en">The Life of sir Anthony
+Panizzi</cite>, par <span class="smcap">L. Fagan</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote237" name="footnote237"></a>
+<b><a href="#footnotetag237">237</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite>&mdash;J'ai
+déjà eu occasion de mentionner ce traité. (Cf. plus haut, ch.
+<span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">I</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote238" name="footnote238"></a>
+<b><a href="#footnotetag238">238</a></b>: Lord John Russell écrivait en effet à lord Minto: «Je
+défendrai Palmerston, qui est si injustement accusé de désirer la
+guerre, et qui s'est conduit toujours si galamment et si bien.» Ne
+se rappelait-il donc pas combien il avait été mécontent, après la
+signature du traité du 15 juillet 1840, des procédés de Palmerston
+envers la France? Ce que j'ai indiqué (V. plus haut, t. IV, p. 292
+à 296) de l'opposition, du reste fort impuissante, faite alors par
+Russell à Palmerston, se trouve confirmé et complété dans la Vie,
+récemment publiée, du premier de ces hommes d'État. (<cite lang="en">The Life of
+lord J. Russell</cite>, par Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, t. I, p. 347 à 363.)</p>
+
+<p><a id="footnote239" name="footnote239"></a>
+<b><a href="#footnotetag239">239</a></b>: Sur cette crise, voyez <cite lang="en">The Greville Memoirs, second
+part</cite>, vol. II, p. 322, 330, 331; et <cite lang="en">The Life of lord J. Russell</cite>,
+t. I, p. 416.</p>
+
+<p><a id="footnote240" name="footnote240"></a>
+<b><a href="#footnotetag240">240</a></b>: Un ami de M. Thiers, M. Léon Faucher, écrivait à une
+de ses amies d'Angleterre: «Le retour de sir Robert Peel a raffermi
+M. Guizot. Il ne peut plus être renversé que par les élections.»
+(Léon <span class="smcap">Faucher</span>, <cite>Biographie et Correspondance</cite>, t. I, p.
+171.)</p>
+
+<p><a id="footnote241" name="footnote241"></a>
+<b><a href="#footnotetag241">241</a></b>: <cite>Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis</cite>, p.
+239.</p>
+
+<p><a id="footnote242" name="footnote242"></a>
+<b><a href="#footnotetag242">242</a></b>: Lettre du 28 avril 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote243" name="footnote243"></a>
+<b><a href="#footnotetag243">243</a></b>: Les documents diplomatiques qui seront cités dans
+le cours de ce chapitre et du chapitre suivant, sans indication de
+source spéciale, sont tirés des recueils de pièces distribués par
+les gouvernements français, anglais et espagnol, à leurs parlements
+respectifs, des <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, de la <cite>Revue rétrospective</cite>,
+enfin de nombreux <i>Documents inédits</i> dont de bienveillantes
+communications m'ont permis de prendre connaissance, notamment des
+correspondances du comte Bresson, ambassadeur à Madrid, du comte de
+Flahault, ambassadeur à Vienne, et du marquis de Dalmatie, ministre à
+Berlin.</p>
+
+<p><a id="footnote244" name="footnote244"></a>
+<b><a href="#footnotetag244">244</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 7 juin
+1846.</p>
+
+<p><a id="footnote245" name="footnote245"></a>
+<b><a href="#footnotetag245">245</a></b>: Lettre du même au même, du 2 juillet 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote246" name="footnote246"></a>
+<b><a href="#footnotetag246">246</a></b>: Sur la situation de l'Espagne avant l'avènement
+de lord Palmerston, voir plus haut le § <span class="smcap">I</span> du chapitre
+précédent.</p>
+
+<p><a id="footnote247" name="footnote247"></a>
+<b><a href="#footnotetag247">247</a></b>: Ce fait ressort des dépêches et des lettres de Bulwer
+à lord Palmerston. (<cite lang="en">Parliamentary Papers</cite>, et <cite lang="en">The Life of lord
+John Russell</cite>, par Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, t. II, p. 3.) Il est
+aussi affirmé dans une lettre écrite, en novembre 1846, par M.
+Panizzi à M. Thiers, sous l'inspiration et d'après les renseignements
+de lord Palmerston. (<cite lang="en">The Life of sir Anthony Panizzi</cite>, par Louis
+<span class="smcap">Fagan</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote248" name="footnote248"></a>
+<b><a href="#footnotetag248">248</a></b>: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 12
+juillet 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote249" name="footnote249"></a>
+<b><a href="#footnotetag249">249</a></b>: Louis-Philippe écrivait à ce propos au roi des
+Belges: «Je suis tellement froissé de ce débordement d'injustice et
+d'absurdité, que je préfère ne plus rien dire et n'opposer que le
+dédain à ces crédulités volontaires.»</p>
+
+<p><a id="footnote250" name="footnote250"></a>
+<b><a href="#footnotetag250">250</a></b>: Le duc de Glucksberg, qui devait être plus tard duc
+Decazes, avait écrit à M. Bresson, le 5 juillet: «Pour sa part, M.
+Guizot ne faiblira pas sur le Cobourg. Il n'est pas sans inquiétude
+sur le mécontentement qu'on pourra éprouver en Angleterre, en
+nous voyant faire immédiatement le mariage Montpensier; mais, se
+considérant comme dégagé vis-à-vis d'elle, il est résolu à le
+braver.»</p>
+
+<p><a id="footnote251" name="footnote251"></a>
+<b><a href="#footnotetag251">251</a></b>: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 12 juillet 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote252" name="footnote252"></a>
+<b><a href="#footnotetag252">252</a></b>: Louis-Philippe, parlant, à la fin de 1849, du mal
+que lui avait fait le «mensonge imprimé», disait «qu'il y avait
+en revanche un livre auquel il devait un beau cierge, c'était la
+<cite>Revue rétrospective</cite>». (<cite>Abdication du roi Louis-Philippe racontée
+par lui-même et recueillie par M. Édouard Lemoine</cite>, p. 69.)&mdash;Lord
+Clarendon, qui avait été collègue de lord Palmerston et l'un des plus
+animés contre notre politique espagnole, vint voir Louis-Philippe
+à Claremont après la publication de la <cite>Revue rétrospective</cite>, et
+lui tint ce langage: «Sire, vous voyez devant vous un de ceux qui
+éprouvent le besoin de vous faire amende honorable. Je n'ai jamais
+cessé d'admirer votre politique, mais, hier encore, vous n'étiez
+à mes yeux que le plus habile des rois; aujourd'hui, je reconnais
+sincèrement que vous n'avez jamais cessé d'être en même temps le
+plus habile et le plus loyal.» Cet incident est rapporté par M.
+Croker, dans un article écrit pour une revue anglaise, d'après les
+renseignements mêmes du Roi. Cet article fut traduit et reproduit
+dans la <cite>Revue britannique</cite> d'octobre 1850.</p>
+
+<p><a id="footnote253" name="footnote253"></a>
+<b><a href="#footnotetag253">253</a></b>: M. Guizot se rendait bien compte de l'effet qu'un
+désaveu produirait sur M. Bresson. Celui-ci, en effet, à la première
+nouvelle qui lui en arriva, écrivit à M. Guizot, le 26 juillet:
+«Ce serait tout renverser, tout livrer à nos adversaires, et je ne
+me chargerais pas de suivre une négociation aussi délicate dans de
+pareilles conditions.»</p>
+
+<p><a id="footnote254" name="footnote254"></a>
+<b><a href="#footnotetag254">254</a></b>: Voir <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 218 à 238.</p>
+
+<p><a id="footnote255" name="footnote255"></a>
+<b><a href="#footnotetag255">255</a></b>: Louis-Philippe écrivait à M. Guizot, le 25 juillet
+1846: «Le roi Léopold est en excellente disposition et désire
+vivement la chute de lord Palmerston, dont il craint que nous ne
+soyons dupes. <em lang="en">No fear of that!</em> Je le mettrai au fait, et, avec les
+excellentes dispositions de la reine Victoria, je crois qu'il fera
+bonne besogne.» (<cite>Revue rétrospective.</cite>)&mdash;Voir aussi, dans la <cite>Vie du
+Prince consort</cite>, par sir Théodore <span class="smcap">Martin</span>, un <i>memorandum</i> du
+18 juillet 1846, dans lequel le prince Albert, examinant l'état des
+affaires d'Espagne, montrait les avantages de la politique de lord
+Aberdeen et les dangers résultant de l'avènement de lord Palmerston,
+particulièrement de ses liens avec les progressistes. (<cite>Le Prince
+Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th. <span class="smcap">Martin</span>, par
+<span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 195.)&mdash;L'auteur de la <cite>Vie de lord John
+Russell</cite>, M. Spencer <span class="smcap">Walpole</span> (t. II, p. 8), constate la
+méfiance du prince Albert et de la reine Victoria à l'égard de lord
+Palmerston.</p>
+
+<p><a id="footnote256" name="footnote256"></a>
+<b><a href="#footnotetag256">256</a></b>: V. plus haut, p. <a href="#page167">167</a> et suiv., ce qui a été dit de la
+démarche de la reine Christine.</p>
+
+<p><a id="footnote257" name="footnote257"></a>
+<b><a href="#footnotetag257">257</a></b>: C'était à peu près l'avis qu'exprimait déjà le
+prince Albert, le 26 mai 1846, dans une lettre adressée au duc de
+Saxe-Cobourg. (V. plus haut.)</p>
+
+<p><a id="footnote258" name="footnote258"></a>
+<b><a href="#footnotetag258">258</a></b>: <cite>Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst
+II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 169 à 171.</p>
+
+<p><a id="footnote259" name="footnote259"></a>
+<b><a href="#footnotetag259">259</a></b>: En rendant compte des conversations d'Eu, en septembre
+1845, M. Guizot dit «qu'il avait été entendu et reconnu par lord
+Aberdeen qu'aucun prince étranger à la maison de Bourbon ne serait
+soutenu par le gouvernement anglais comme prétendant à la main de
+la Reine <em>ou de l'Infante</em>». Et il ajoute: «Notre sécurité à cet
+égard était évidemment la condition de notre renonciation à toute
+prétention pour les fils du Roi.» De même, dans le <em>memorandum</em> du 27
+février 1846, notre gouvernement avait indiqué qu'il se regarderait
+comme libre de tout engagement, si le gouvernement anglais poussait
+au mariage du prince de Cobourg soit avec la Reine, <em>soit avec
+l'Infante</em>.</p>
+
+<p><a id="footnote260" name="footnote260"></a>
+<b><a href="#footnotetag260">260</a></b>: Le roi Louis-Philippe écrivait à la reine des Belges,
+le 14 septembre 1846: «En adhérant à la garantie que lord Aberdeen
+prenait contre la stérilité de la Reine, je devais considérer comme
+entendu qu'il n'y aurait plus d'objections de la part de l'Angleterre
+à ce que mon fils épousât l'Infante.»</p>
+
+<p><a id="footnote261" name="footnote261"></a>
+<b><a href="#footnotetag261">261</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote262" name="footnote262"></a>
+<b><a href="#footnotetag262">262</a></b>: Les historiens anglais eux-mêmes, si longtemps
+acharnés à contester la bonne foi du gouvernement français,
+commencent à changer de ton. Ainsi l'auteur de la Vie récemment
+publiée de lord John Russell, M. Spencer Walpole, reconnaît que
+Louis-Philippe, en voyant le nom de Cobourg dans les instructions du
+19 juillet, était fondé à croire que les Anglais manquaient à leurs
+engagements, et qu'il était par suite libéré des siens. Il ajoute:
+«L'excuse habituelle, invoquée par lord Palmerston, est qu'en nommant
+le prince Léopold, il constatait un fait, sans énoncer une politique.
+L'excuse est inadmissible pour qui a comparé la correspondance privée
+de Palmerston avec ses dépêches publiques.»&mdash;Il dit encore plus loin:
+«Lord Palmerston et Bulwer travaillaient à faire le mariage dont
+Louis-Philippe ne voulait pas, et complotaient contre le mariage
+qu'il désirait.» (<cite>The Life of lord John Russell</cite>, t. II, p. 2 et
+3.)</p>
+
+<p><a id="footnote263" name="footnote263"></a>
+<b><a href="#footnotetag263">263</a></b>: Sur les sentiments et les démarches de Bulwer,
+voir <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, par <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p.
+193 et suiv., et <cite lang="en">The Life of lord John Russell</cite>, par Spencer
+<span class="smcap">Walpole</span>, t. II, p. 3.</p>
+
+<p><a id="footnote264" name="footnote264"></a>
+<b><a href="#footnotetag264">264</a></b>: Plus tard, après son échec, lord Palmerston regrettera
+de n'avoir pas suivi les conseils de Bulwer. «C'est vous qui aviez
+raison, lui écrira-t-il le 12 septembre 1846; nous aurions dû tout de
+suite et hardiment adopter Cobourg et le faire triompher en bravant
+la France.» (<cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, par <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III,
+p. 246.)</p>
+
+<p><a id="footnote265" name="footnote265"></a>
+<b><a href="#footnotetag265">265</a></b>: «Je n'ai point élevé d'objections, écrivait M. Bresson
+le 9 août 1846; j'ai seulement fait observer qu'il y avait des
+conditions préliminaires indispensables à régler.»</p>
+
+<p><a id="footnote266" name="footnote266"></a>
+<b><a href="#footnotetag266">266</a></b>: Lettres du 9 et du 16 août 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote267" name="footnote267"></a>
+<b><a href="#footnotetag267">267</a></b>: Sur ce qu'étaient ces pouvoirs, se rappeler notamment
+la lettre de M. Guizot, en date du 10 décembre 1845. (V. plus haut,
+p. <a href="#page166">166</a>.)</p>
+
+<p><a id="footnote268" name="footnote268"></a>
+<b><a href="#footnotetag268">268</a></b>: Correspondance de l'envoyé sarde à Madrid.
+(<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1843, t. II, p.
+631.)</p>
+
+<p><a id="footnote269" name="footnote269"></a>
+<b><a href="#footnotetag269">269</a></b>: Lettre inédite du 22 août 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote270" name="footnote270"></a>
+<b><a href="#footnotetag270">270</a></b>: Lettre de lord Palmerston à M. de Jarnac, du 6
+septembre 1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III,
+p. 239.)</p>
+
+<p><a id="footnote271" name="footnote271"></a>
+<b><a href="#footnotetag271">271</a></b>: Lettres de M. de Jarnac à M. Guizot, des 9, 11 et 12
+septembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote272" name="footnote272"></a>
+<b><a href="#footnotetag272">272</a></b>: Lettre de lord Palmerston à Bulwer, du 16 septembre
+1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 247.)</p>
+
+<p><a id="footnote273" name="footnote273"></a>
+<b><a href="#footnotetag273">273</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 423.</p>
+
+<p><a id="footnote274" name="footnote274"></a>
+<b><a href="#footnotetag274">274</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 248 et 252.</p>
+
+<p><a id="footnote275" name="footnote275"></a>
+<b><a href="#footnotetag275">275</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 248.</p>
+
+<p><a id="footnote276" name="footnote276"></a>
+<b><a href="#footnotetag276">276</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 10.</p>
+
+<p><a id="footnote277" name="footnote277"></a>
+<b><a href="#footnotetag277">277</a></b>: Lettre inédite du 20 septembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote278" name="footnote278"></a>
+<b><a href="#footnotetag278">278</a></b>: Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, <cite>The life of lord John
+Russell</cite>, t. II, p. 2.</p>
+
+<p><a id="footnote279" name="footnote279"></a>
+<b><a href="#footnotetag279">279</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 5.</p>
+
+<p><a id="footnote280" name="footnote280"></a>
+<b><a href="#footnotetag280">280</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 418 à
+421.</p>
+
+<p><a id="footnote281" name="footnote281"></a>
+<b><a href="#footnotetag281">281</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+241.</p>
+
+<p><a id="footnote282" name="footnote282"></a>
+<b><a href="#footnotetag282">282</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 208.</p>
+
+<p><a id="footnote283" name="footnote283"></a>
+<b><a href="#footnotetag283">283</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote284" name="footnote284"></a>
+<b><a href="#footnotetag284">284</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 208.</p>
+
+<p><a id="footnote285" name="footnote285"></a>
+<b><a href="#footnotetag285">285</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 430; t.
+III, p. 53.</p>
+
+<p><a id="footnote286" name="footnote286"></a>
+<b><a href="#footnotetag286">286</a></b>: Voir plusieurs lettres publiées dans la <cite>Revue
+rétrospective</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote287" name="footnote287"></a>
+<b><a href="#footnotetag287">287</a></b>: Louis-Philippe écrivait au roi des Belges, le 25
+juillet 1846: «J'ai reçu de Victoria les lettres les plus aimables,
+les plus rassurantes, sur le maintien de notre précieuse entente
+cordiale. Sa jeunesse et sa droiture le croient; elle ne peut douter
+des assertions qu'on lui donne. Ma vieillesse, sans être moins
+droite, n'a pas la même confiance, et de là l'incertitude que j'ai
+dû lui faire entrevoir sur ma visite du mois d'octobre, qu'elle veut
+bien désirer avec un affectueux empressement.»</p>
+
+<p><a id="footnote288" name="footnote288"></a>
+<b><a href="#footnotetag288">288</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page217">217</a>, <a href="#page218">218</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote289" name="footnote289"></a>
+<b><a href="#footnotetag289">289</a></b>: Le langage de ce prince était des plus amers; il
+écrivait à un de ses parents d'Allemagne, le 17 septembre 1846: «Rien
+de plus perfide que la politique suivie par la cour française. On
+nous a dupés, et maintenant on triomphe. Mesquin triomphe d'avoir
+dupé un ami, et le seul qu'on a, et au moment même où il fait un
+sacrifice à l'amitié. Car les pauvres reines ont, jusqu'à la dernière
+heure, été attachées à Léopold, et cet attachement, elles ne l'ont
+abandonné que quand Bulwer leur a déclaré que nous ne pouvions pas y
+consentir...» (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst
+II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 174.)</p>
+
+<p><a id="footnote290" name="footnote290"></a>
+<b><a href="#footnotetag290">290</a></b>: Ce fond d'affection reparaîtra en 1848, après la
+révolution de Février. La Reine écrira au baron Stockmar, le 6 mars
+1848: «Vous connaissez ma tendresse pour la famille royale; vous
+savez comme je désirais de nouveau être dans de meilleures relations
+avec eux..., et vous disiez que le temps seul pourrait amener ce
+résultat... Que j'étais loin de prévoir comment il se ferait que
+nous nous reverrions en effet tous de la façon la plus amicale, que
+la duchesse de Montpensier, au sujet de laquelle nous nous disputions
+depuis plus d'un an, arriverait ici en fugitive!...» Et le 22 avril:
+«Ces pauvres exilés à Claremont! Leur vie, leur avenir vous brisent
+le c&oelig;ur.» (<cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir
+Théodore <span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 256 et
+257.)</p>
+
+<p><a id="footnote291" name="footnote291"></a>
+<b><a href="#footnotetag291">291</a></b>: Le baron Stockmar a écrit, quelques semaines plus
+tard, le 10 novembre 1846: «Au commencement, la Reine était tout
+entière aux idées de pardon et de réconciliation; le prince, au
+contraire, ressentait le coup comme il convient à un homme; il voyait
+une chose injuste au fond, une offense nationale dans la forme
+et pour lui un procédé blessant, car il pouvait se dire qu'ayant
+sacrifié à de hauts intérêts politiques sa bienveillance pour son
+cousin, il n'avait reçu en échange qu'une marque d'ingratitude sous
+la forme la plus dédaigneuse.» (<cite>Mémoires de Stockmar.</cite>)&mdash;Écrivant
+à la Reine, Stockmar lui dénonçait la conduite de Louis-Philippe
+«comme un trait de politique égoïste et inique, du scandale duquel
+la réputation du Roi ne se remettrait jamais». (<cite>Le Prince Albert</cite>,
+extraits de l'ouvrage de sir Théodore <span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A.
+Craven</span>, t. I, p. 208.)</p>
+
+<p><a id="footnote292" name="footnote292"></a>
+<b><a href="#footnotetag292">292</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 424.</p>
+
+<p><a id="footnote293" name="footnote293"></a>
+<b><a href="#footnotetag293">293</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote294" name="footnote294"></a>
+<b><a href="#footnotetag294">294</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 201 à 203.</p>
+
+<p><a id="footnote295" name="footnote295"></a>
+<b><a href="#footnotetag295">295</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 424.</p>
+
+<p><a id="footnote296" name="footnote296"></a>
+<b><a href="#footnotetag296">296</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote297" name="footnote297"></a>
+<b><a href="#footnotetag297">297</a></b>: C'est ce qu'insinue lord Palmerston dans une lettre à
+Bulwer. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p. 252.)</p>
+
+<p><a id="footnote298" name="footnote298"></a>
+<b><a href="#footnotetag298">298</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th.
+<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 203 à 206.</p>
+
+<p><a id="footnote299" name="footnote299"></a>
+<b><a href="#footnotetag299">299</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+252.</p>
+
+<p><a id="footnote300" name="footnote300"></a>
+<b><a href="#footnotetag300">300</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+241.</p>
+
+<p><a id="footnote301" name="footnote301"></a>
+<b><a href="#footnotetag301">301</a></b>: Il n'est pas besoin de démentir cette infamie. On se
+rappelle que M. Bresson n'était même pas au palais royal le soir où
+le consentement de la Reine fut obtenu. (V. plus haut, p. <a href="#page226">226</a>.) Dans
+sa correspondance confidentielle avec M. Guizot, M. Bresson se montre
+fort ému et fort indigné de ces «abominables calomnies». (Lettre
+inédite du 29 septembre 1846.)</p>
+
+<p><a id="footnote302" name="footnote302"></a>
+<b><a href="#footnotetag302">302</a></b>: Voir notamment le <cite>Siècle</cite> des 9, 10, 13, 18 août, le
+<cite>Constitutionnel</cite> du 13 août, le <cite>National</cite> des 14 et 16 août, etc.</p>
+
+<p><a id="footnote303" name="footnote303"></a>
+<b><a href="#footnotetag303">303</a></b>: Sur les premiers symptômes de cette alliance de M.
+Thiers et de lord Palmerston, voir plus haut, p. 197 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote304" name="footnote304"></a>
+<b><a href="#footnotetag304">304</a></b>: Ce propos est rapporté par M. Bresson, qui le tenait
+de M. Donozo Cortès.</p>
+
+<p><a id="footnote305" name="footnote305"></a>
+<b><a href="#footnotetag305">305</a></b>: Lettre inédite de M. Bresson à M. Guizot, du 29
+septembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote306" name="footnote306"></a>
+<b><a href="#footnotetag306">306</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+247 à 257.</p>
+
+<p><a id="footnote307" name="footnote307"></a>
+<b><a href="#footnotetag307">307</a></b>: Voir entre autres le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> du 19
+septembre 1846, et le <cite lang="en">Times</cite> du 24.</p>
+
+<p><a id="footnote308" name="footnote308"></a>
+<b><a href="#footnotetag308">308</a></b>: Le ministre avait été, du reste, devancé dans cette
+voie par Bulwer, qui, de son chef, avait invoqué le traité d'Utrecht
+dans une note à M. Isturiz, en date du 8 septembre.</p>
+
+<p><a id="footnote309" name="footnote309"></a>
+<b><a href="#footnotetag309">309</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page237">237</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote310" name="footnote310"></a>
+<b><a href="#footnotetag310">310</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+248 à 252. Voir aussi <cite>le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de
+sir Théodore <span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 207.</p>
+
+<p><a id="footnote311" name="footnote311"></a>
+<b><a href="#footnotetag311">311</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote312" name="footnote312"></a>
+<b><a href="#footnotetag312">312</a></b>: Cité dans une dépêche de M. d'Arnim, ministre de
+Prusse à Paris. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>,
+1830-1848, t. II, p. 647.)</p>
+
+<p><a id="footnote313" name="footnote313"></a>
+<b><a href="#footnotetag313">313</a></b>: Voir, entre autres, une lettre du 23 septembre 1846,
+dans laquelle M. de Flahault rend compte à M. Guizot d'une dépêche de
+l'ambassadeur d'Autriche à Londres, du 12 septembre. Voir aussi les
+<cite>Mémoires du prince de Metternich</cite>, t. VII, p. 272.</p>
+
+<p><a id="footnote314" name="footnote314"></a>
+<b><a href="#footnotetag314">314</a></b>: <cite>Mémoires du prince de Metternich</cite>, t. VII, p. 277.</p>
+
+<p><a id="footnote315" name="footnote315"></a>
+<b><a href="#footnotetag315">315</a></b>: Correspondance inédite de M. Guizot et de M. de
+Flahault, ambassadeur de France à Vienne.</p>
+
+<p><a id="footnote316" name="footnote316"></a>
+<b><a href="#footnotetag316">316</a></b>: Dépêches d'Arnim, ministre de Prusse à Paris, en
+date des 13 et 14 octobre 1846. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte
+Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p. 645.)</p>
+
+<p><a id="footnote317" name="footnote317"></a>
+<b><a href="#footnotetag317">317</a></b>: J'aurai l'occasion plus tard de revenir avec détail
+sur les événements de Suisse et d'Italie.</p>
+
+<p><a id="footnote318" name="footnote318"></a>
+<b><a href="#footnotetag318">318</a></b>: «Il n'y a rien de plus grave pour un gouvernement,
+déclarait M. de Metternich, que de dire: Je proteste. Derrière une
+protestation, il faut toujours avoir un canon chargé.» (Lettre de M.
+de Flahault à M. Guizot, du 5 octobre 1846, <i>Documents inédits</i>.)</p>
+
+<p><a id="footnote319" name="footnote319"></a>
+<b><a href="#footnotetag319">319</a></b>: M. de Metternich écrivait, après avoir lu les pièces
+communiquées par le gouvernement français: «Ce qui ressort avec
+évidence de ces pièces, c'est une grande habileté dans la manière de
+procéder du roi des Français.» (<cite>Mémoires de Metternich</cite>, t. VII, p.
+279.)</p>
+
+<p><a id="footnote320" name="footnote320"></a>
+<b><a href="#footnotetag320">320</a></b>: Lettres de M. de Flahault rendant compte à M. Guizot
+de ses conversations avec M. de Metternich, en date des 23 septembre,
+5, 10 et 16 octobre 1846. (<i>Documents inédits.</i>) Voir aussi les
+dépêches de M. de Metternich à ses agents à Berlin, en date des 6 et
+10 octobre 1846. (<cite>Mémoires de Metternich</cite>, t. VII, p. 272 à 281.)</p>
+
+<p><a id="footnote321" name="footnote321"></a>
+<b><a href="#footnotetag321">321</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 26 septembre
+1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote322" name="footnote322"></a>
+<b><a href="#footnotetag322">322</a></b>: Dépêches des 6 et 10 octobre 1846. (<cite>Mémoires de
+Metternich</cite>, t. VII, p. 272 à 281.)</p>
+
+<p><a id="footnote323" name="footnote323"></a>
+<b><a href="#footnotetag323">323</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 21 octobre
+1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote324" name="footnote324"></a>
+<b><a href="#footnotetag324">324</a></b>: «J'ai été complètement submergé par la besogne,
+écrivait-il à lord Normanby le 27 septembre, et bien que ce soit
+septembre, je n'ai pu aller qu'une fois à la chasse aux perdrix.»
+(<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 251.)</p>
+
+<p><a id="footnote325" name="footnote325"></a>
+<b><a href="#footnotetag325">325</a></b>: <cite>Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis</cite>, p. 244.</p>
+
+<p><a id="footnote326" name="footnote326"></a>
+<b><a href="#footnotetag326">326</a></b>: Dépêche de lord Normanby à lord Palmerston, du 1<sup>er</sup>
+septembre 1846.&mdash;Voir aussi lettre de Palmerston à Bulwer, du 16
+septembre. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+249.)</p>
+
+<p><a id="footnote327" name="footnote327"></a>
+<b><a href="#footnotetag327">327</a></b>: Voir notamment certaines ouvertures faites par des
+personnages qu'on pouvait supposer être plus ou moins autorisés par
+Louis-Philippe. (<cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 425,
+430, 431, et t. III, p. 5.)</p>
+
+<p><a id="footnote328" name="footnote328"></a>
+<b><a href="#footnotetag328">328</a></b>: «Je demande à Dieu, écrivait M. Désages à M. de
+Jarnac, de mettre le signet à cette polémique où nous reconnaissons
+tous qu'il y a inconvénient même à avoir trop raison et à trop le
+démontrer.» (Lettre inédite du 5 novembre 1846.)</p>
+
+<p><a id="footnote329" name="footnote329"></a>
+<b><a href="#footnotetag329">329</a></b>: Dépêches de lord Palmerston, en date du 31 octobre
+1846; de M. Guizot, en date du 29 novembre 1846; de Palmerston, en
+date du 8 janvier 1847; de M. Guizot, en date du 22 janvier.</p>
+
+<p><a id="footnote330" name="footnote330"></a>
+<b><a href="#footnotetag330">330</a></b>: Que ne pouvait-on pas attendre de l'homme d'État
+qui écrivait à Bulwer, le 15 octobre 1846, que Louis-Philippe
+était un «<em>pick-pocket</em> découvert»? (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of
+Palmerston</cite>, t. III, p. 260.)&mdash;Le <cite>Times</cite>, vers la même époque,
+accusait le roi des Français d'avoir «filouté à l'Espagne l'Infante
+et son héritage».</p>
+
+<p><a id="footnote331" name="footnote331"></a>
+<b><a href="#footnotetag331">331</a></b>: Lettre du 7 décembre 1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, t. III,
+p. 276.)</p>
+
+<p><a id="footnote332" name="footnote332"></a>
+<b><a href="#footnotetag332">332</a></b>: <cite>Leaves from the diary of Henry Greville</cite>, p. 174.</p>
+
+<p><a id="footnote333" name="footnote333"></a>
+<b><a href="#footnotetag333">333</a></b>: Voir les lettres que Palmerston écrivait à Bulwer, les
+15 octobre, 15, 19 et 26 novembre 1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life
+of Palmerston</cite>, t. III, p. 259 à 263.)</p>
+
+<p><a id="footnote334" name="footnote334"></a>
+<b><a href="#footnotetag334">334</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 263.</p>
+
+<p><a id="footnote335" name="footnote335"></a>
+<b><a href="#footnotetag335">335</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 14.</p>
+
+<p><a id="footnote336" name="footnote336"></a>
+<b><a href="#footnotetag336">336</a></b>: Lettre inédite de M. Guizot au comte de Flahault, du 9
+novembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote337" name="footnote337"></a>
+<b><a href="#footnotetag337">337</a></b>: Correspondance inédite entre M. Guizot et le comte de
+Flahault, pendant les mois d'octobre et de novembre 1846.&mdash;Voir aussi
+<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 278 à 280.</p>
+
+<p><a id="footnote338" name="footnote338"></a>
+<b><a href="#footnotetag338">338</a></b>: Voir, comme spécimen de ces caresses, la lettre
+que lord Palmerston adressera, quelques semaines plus tard, à son
+représentant à Saint-Pétersbourg. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of
+Palmerston</cite>, t. III, p. 278.)</p>
+
+<p><a id="footnote339" name="footnote339"></a>
+<b><a href="#footnotetag339">339</a></b>: Cette réponse, communiquée par M. de Metternich à
+M. de Flahault, fut aussitôt transmise par ce dernier à M. Guizot.
+(Lettre inédite du 22 novembre 1846.)</p>
+
+<p><a id="footnote340" name="footnote340"></a>
+<b><a href="#footnotetag340">340</a></b>: Lettre inédite du 2 août 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote341" name="footnote341"></a>
+<b><a href="#footnotetag341">341</a></b>: <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>,
+1830-1848, t. II, p. 584.</p>
+
+<p><a id="footnote342" name="footnote342"></a>
+<b><a href="#footnotetag342">342</a></b>: Correspondance inédite du marquis de Dalmatie,
+ministre de France à Berlin, et de M. Guizot.&mdash;Voir aussi
+<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p.
+645 à 651.</p>
+
+<p><a id="footnote343" name="footnote343"></a>
+<b><a href="#footnotetag343">343</a></b>: Voir plus haut, t. IV, p. 311, et t. V, p. 47.</p>
+
+<p><a id="footnote344" name="footnote344"></a>
+<b><a href="#footnotetag344">344</a></b>: Sur ce double courant et sur cette incertitude de
+la politique prussienne, cf. <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte
+Frankreichs</cite>, t. II, p. 645 à 651. Il faut voir avec quelle amertume
+cet historien reproche à Frédéric-Guillaume IV d'avoir manqué en
+cette circonstance à la mission des Hohenzollern et d'avoir ainsi
+fait la partie trop facile au gouvernement français.</p>
+
+<p><a id="footnote345" name="footnote345"></a>
+<b><a href="#footnotetag345">345</a></b>: Lettre inédite à M. de Jarnac, en date du 11 février
+1847.</p>
+
+<p><a id="footnote346" name="footnote346"></a>
+<b><a href="#footnotetag346">346</a></b>: Lettre inédite du 26 octobre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote347" name="footnote347"></a>
+<b><a href="#footnotetag347">347</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 169, 170,
+198.</p>
+
+<p><a id="footnote348" name="footnote348"></a>
+<b><a href="#footnotetag348">348</a></b>: Voir plus haut, t. III, ch. <span class="smcap">II</span>, § II.</p>
+
+<p><a id="footnote349" name="footnote349"></a>
+<b><a href="#footnotetag349">349</a></b>: Dépêches de M. de Metternich à M. d'Apponyi, du 20
+février 1846; de M. Guizot à M. de Flahault, du 23 mars 1846; de M.
+de Flahault à M. Guizot, du 1<sup>er</sup> avril 1846, et de M. Humann à M.
+Guizot, du 3 avril 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote350" name="footnote350"></a>
+<b><a href="#footnotetag350">350</a></b>: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25
+novembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote351" name="footnote351"></a>
+<b><a href="#footnotetag351">351</a></b>: Dépêche à M. de Jarnac, du 19 novembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote352" name="footnote352"></a>
+<b><a href="#footnotetag352">352</a></b>: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25
+novembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote353" name="footnote353"></a>
+<b><a href="#footnotetag353">353</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 430.</p>
+
+<p><a id="footnote354" name="footnote354"></a>
+<b><a href="#footnotetag354">354</a></b>: Lettre précitée à M. de Flahault.</p>
+
+<p><a id="footnote355" name="footnote355"></a>
+<b><a href="#footnotetag355">355</a></b>: Lord Palmerston écrivait, à l'un de ses confidents, le
+19 novembre 1846: «La vérité est que, même en bons termes, la France
+et l'Angleterre n'auraient eu aucun moyen d'action sur ce point;
+elles n'auraient pu prévenir la chose que par une menace de guerre,
+et les trois puissances savaient bien que nous n'y aurions pas
+recouru pour Cracovie.» (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>,
+t. III, p. 270.)</p>
+
+<p><a id="footnote356" name="footnote356"></a>
+<b><a href="#footnotetag356">356</a></b>: Lettre inédite du prince Albert de Broglie, alors
+premier secrétaire à l'ambassade de Rome.</p>
+
+<p><a id="footnote357" name="footnote357"></a>
+<b><a href="#footnotetag357">357</a></b>: Lettre inédite du 25 novembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote358" name="footnote358"></a>
+<b><a href="#footnotetag358">358</a></b>: Dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse, en date du
+22 décembre 1846. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>,
+1830-1848, t. II, p. 644.)</p>
+
+<p><a id="footnote359" name="footnote359"></a>
+<b><a href="#footnotetag359">359</a></b>: Dépêche de M. de Brignole, ministre de Sardaigne, en
+date des 5 et 26 décembre 1846. (<i>Ibid.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote360" name="footnote360"></a>
+<b><a href="#footnotetag360">360</a></b>: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 22
+janvier 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote361" name="footnote361"></a>
+<b><a href="#footnotetag361">361</a></b>: Lettre inédite du marquis de Dalmatie à M. Guizot, du
+23 décembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote362" name="footnote362"></a>
+<b><a href="#footnotetag362">362</a></b>: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 13
+décembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote363" name="footnote363"></a>
+<b><a href="#footnotetag363">363</a></b>: Dépêche de M. de Brignole, du 12 décembre 1846.
+(<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p.
+644.)</p>
+
+<p><a id="footnote364" name="footnote364"></a>
+<b><a href="#footnotetag364">364</a></b>: Dépêche du 4 janvier 1847, et lettre confidentielle du
+même jour. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 359 à 363.)</p>
+
+<p><a id="footnote365" name="footnote365"></a>
+<b><a href="#footnotetag365">365</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 298 à 303.</p>
+
+<p><a id="footnote366" name="footnote366"></a>
+<b><a href="#footnotetag366">366</a></b>: Lettres inédites du 25 novembre et du 5 décembre 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote367" name="footnote367"></a>
+<b><a href="#footnotetag367">367</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page242">242</a>. Cf. aussi p. <a href="#page197">197</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote368" name="footnote368"></a>
+<b><a href="#footnotetag368">368</a></b>: M. Panizzi devait mourir sénateur du royaume d'Italie.</p>
+
+<p><a id="footnote369" name="footnote369"></a>
+<b><a href="#footnotetag369">369</a></b>: Louis <span class="smcap">Fagan</span>, <cite>The Life of sir Anthony
+Panizzi</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote370" name="footnote370"></a>
+<b><a href="#footnotetag370">370</a></b>: Sur cette conduite de lord Normanby, voir <i>passim</i>,
+<cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III. Cf. notamment p. 10, 19
+et 34.</p>
+
+<p><a id="footnote371" name="footnote371"></a>
+<b><a href="#footnotetag371">371</a></b>: M. Greville raconte, à la date du 30 décembre 1846,
+que lord Clarendon lui avait fait part, comme d'une chose toute
+naturelle, de «l'intention où était Palmerston de fournir des
+informations à Thiers pour en user contre Guizot». M. Greville
+lui fit de fortes représentations sur ce qu'un tel procédé avait
+d'impolitique et d'immoral. Clarendon lui répondit en tachant de
+le tranquilliser et en lui promettant qu'on userait de beaucoup de
+précautions. «Cela ne me tranquillisa pas, ajoute Greville, et mon
+sentiment était prophétique. Que de torts on se fit ainsi!» (<cite>The
+Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 13.)</p>
+
+<p><a id="footnote372" name="footnote372"></a>
+<b><a href="#footnotetag372">372</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, <i>passim</i>. Voir
+notamment t. II, p. 426, et t. III, p. 19, 52, 55.</p>
+
+<p><a id="footnote373" name="footnote373"></a>
+<b><a href="#footnotetag373">373</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel</cite>; <cite>Correspondance
+inédite de M. Désages avec M. de Jarnac</cite>; <cite>The Greville Memoirs,
+second part</cite>, <i>passim</i>, notamment t. II, p. 424; Spencer
+<span class="smcap">Walpole</span>, <cite>The Life of lord John Russell</cite>, t. II, p. 4 et 5.</p>
+
+<p><a id="footnote374" name="footnote374"></a>
+<b><a href="#footnotetag374">374</a></b>: Cf. <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of lord Palmerston</cite>, t.
+III, p. 325 et suiv., et Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, <cite>The Life of lord
+John Russell</cite>, t. II, p. 14 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote375" name="footnote375"></a>
+<b><a href="#footnotetag375">375</a></b>: On écrivait de Paris à M. Thouvenel: «Le roi des
+Belges était si mécontent des mariages espagnols qu'il a quitté
+Saint-Cloud la veille de l'arrivée du duc de Montpensier et de sa
+femme.» (<cite>La Grèce du roi Othon: Correspondance de M. Thouvenel avec
+sa famille et ses amis</cite>, p. 94.)</p>
+
+<p><a id="footnote376" name="footnote376"></a>
+<b><a href="#footnotetag376">376</a></b>: Voir la lettre écrite, le 13 novembre 1846, au duc de
+Saxe-Cobourg par le roi Léopold. (<cite>Aus meinem Leben und aus meiner
+Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I,
+p. 175.)</p>
+
+<p><a id="footnote377" name="footnote377"></a>
+<b><a href="#footnotetag377">377</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p, 425.</p>
+
+<p><a id="footnote378" name="footnote378"></a>
+<b><a href="#footnotetag378">378</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. III, p. 12, 13, 14, 26, 34.</p>
+
+<p><a id="footnote379" name="footnote379"></a>
+<b><a href="#footnotetag379">379</a></b>: C'est M. Greville qui a noté, au moment même, sur
+son journal, tout ce que lui avait dit M. Thiers. (<cite>The Greville
+Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 28 et suiv.)</p>
+
+<p><a id="footnote380" name="footnote380"></a>
+<b><a href="#footnotetag380">380</a></b>: Cette lettre et celles qui seront citées à la suite
+sont toujours tirées de l'ouvrage de M. <span class="smcap">Fagan</span>, <cite>The Life of
+sir Anthony Panizzi</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote381" name="footnote381"></a>
+<b><a href="#footnotetag381">381</a></b>: Lettre de Palmerston à lord Normanby, du 17 février
+1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 286.)</p>
+
+<p><a id="footnote382" name="footnote382"></a>
+<b><a href="#footnotetag382">382</a></b>: On fut en effet assez froissé, à Londres, du langage
+du duc de Broglie. M. Greville, alors à Paris, et qui désirait un
+rapprochement, écrivait sur son journal, le 21 janvier: «Ce discours
+n'est ni juste, ni vrai, ni sage. Si l'orateur avait eu le désir
+d'envenimer l'affaire, ce que je ne crois pas, il n'aurait pas pu
+parler autrement.» (<cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III,
+p. 36.) M. Désages, informé de l'impression produite outre-Manche,
+répondait, le 1<sup>er</sup> février, à M. de Jarnac: «Ce discours est
+incisif, hautain peut-être, mais le raisonnement est puissant, serré,
+sans bonne réplique possible.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote383" name="footnote383"></a>
+<b><a href="#footnotetag383">383</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel</cite>, à la date
+du 23 janvier 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote384" name="footnote384"></a>
+<b><a href="#footnotetag384">384</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 39.</p>
+
+<p><a id="footnote385" name="footnote385"></a>
+<b><a href="#footnotetag385">385</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote386" name="footnote386"></a>
+<b><a href="#footnotetag386">386</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 39,
+40.</p>
+
+<p><a id="footnote387" name="footnote387"></a>
+<b><a href="#footnotetag387">387</a></b>: Dans le livre de M. Fagan (<cite>The Life of sir Anthony
+Panizzi</cite>), la lettre est datée seulement de <em>Dimanche</em> 1847. La date
+que nous indiquons ne peut faire aucun doute.</p>
+
+<p><a id="footnote388" name="footnote388"></a>
+<b><a href="#footnotetag388">388</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page227">227</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote389" name="footnote389"></a>
+<b><a href="#footnotetag389">389</a></b>: M. Thiers, dans une lettre à M. Panizzi, rapportait
+ainsi lui-même son propos: «Mon cher monsieur Greville, vous êtes une
+éponge trempée dans le liquide Lieven, et, quand on vous presse, il
+n'en sort que ce liquide. Prenez garde, ce n'est que du liquide de
+vieille femme.»</p>
+
+<p><a id="footnote390" name="footnote390"></a>
+<b><a href="#footnotetag390">390</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 48,
+49.</p>
+
+<p><a id="footnote391" name="footnote391"></a>
+<b><a href="#footnotetag391">391</a></b>: Lettre du 7 février 1847. (<cite>The Life of sir Anthony
+Panizzi</cite>, par Louis <span class="smcap">Fagan</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote392" name="footnote392"></a>
+<b><a href="#footnotetag392">392</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 46.</p>
+
+<p><a id="footnote393" name="footnote393"></a>
+<b><a href="#footnotetag393">393</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 49.</p>
+
+<p><a id="footnote394" name="footnote394"></a>
+<b><a href="#footnotetag394">394</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page275">275</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote395" name="footnote395"></a>
+<b><a href="#footnotetag395">395</a></b>: Le jour même où s'ouvraient les débats de l'adresse,
+le 1<sup>er</sup> février, M. Dégages écrivait à M. de Jarnac: «M. Guizot
+parlera le moins possible; il ne parlera que pour se défendre s'il
+est attaqué. Chacun se demande ce que fera M. Thiers. Je crois
+volontiers qu'il ne le sait pas bien encore lui-même.» (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote396" name="footnote396"></a>
+<b><a href="#footnotetag396">396</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote397" name="footnote397"></a>
+<b><a href="#footnotetag397">397</a></b>: «La majorité, écrivait le duc de Broglie à son fils,
+est contente de manger un peu de l'Anglais, pourvu qu'on n'en mange
+que ce qu'on en peut digérer.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote398" name="footnote398"></a>
+<b><a href="#footnotetag398">398</a></b>: Lettres à M. de Flahault, en date du 24 février 1847,
+et au marquis de Dalmatie, en date du 4 mars. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote399" name="footnote399"></a>
+<b><a href="#footnotetag399">399</a></b>: <cite lang="en">The Life of sir Anthony Panizzi</cite>, par Louis
+<span class="smcap">Fagan</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote400" name="footnote400"></a>
+<b><a href="#footnotetag400">400</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+299.</p>
+
+<p><a id="footnote401" name="footnote401"></a>
+<b><a href="#footnotetag401">401</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+299.</p>
+
+<p><a id="footnote402" name="footnote402"></a>
+<b><a href="#footnotetag402">402</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 45 et
+47.</p>
+
+<p><a id="footnote403" name="footnote403"></a>
+<b><a href="#footnotetag403">403</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 49.</p>
+
+<p><a id="footnote404" name="footnote404"></a>
+<b><a href="#footnotetag404">404</a></b>: C'est ce que reconnaît formellement Bulwer, tout
+hostile qu'il soit à la France, dans cette affaire des mariages; il
+ne doute pas que ce ne soit au fond le sentiment de lord Palmerston.
+(<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 283.)</p>
+
+<p><a id="footnote405" name="footnote405"></a>
+<b><a href="#footnotetag405">405</a></b>: Lord Palmerston écrivit à lord Normanby qu'il avait
+déposé seulement un extrait de sa dépêche (c'est l'extrait que
+nous citons plus haut), parce que certains passages étaient d'un
+ton trop batailleur (<em>too pugnacious</em>) pour l'état de l'opinion
+anglaise. (<span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 283.) On peut juger, par ce
+que Palmerston a conservé, de ce que devaient être les passages qu'il
+s'est cru obligé de retrancher.</p>
+
+<p><a id="footnote406" name="footnote406"></a>
+<b><a href="#footnotetag406">406</a></b>: M. Désages écrivait à M. de Jarnac, le 15 février
+1847: «Normanby, appuyé par lord Palmerston, prétend exiger une
+satisfaction à la tribune française, M. Guizot se faisant interpeller
+par un compère.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote407" name="footnote407"></a>
+<b><a href="#footnotetag407">407</a></b>: C'est encore M. Désages qui mandait à M. de Jarnac, le
+11 février 1847: «Tout cela est regrettable, car il y a bien assez de
+la difficulté au fond, sans qu'il soit besoin qu'elle se complique de
+questions personnelles... Un autre que lord Normanby, après avoir
+lu son <cite>Moniteur</cite>, aurait écrit quelques mots au ministre, qui lui
+aurait répondu par un certificat de loyauté, tout en maintenant qu'il
+y avait inexactitude dans la dépêche non communiquée, et tout eût été
+dit.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote408" name="footnote408"></a>
+<b><a href="#footnotetag408">408</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+287, 288.</p>
+
+<p><a id="footnote409" name="footnote409"></a>
+<b><a href="#footnotetag409">409</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 292, 293, 294.</p>
+
+<p><a id="footnote410" name="footnote410"></a>
+<b><a href="#footnotetag410">410</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 60.</p>
+
+<p><a id="footnote411" name="footnote411"></a>
+<b><a href="#footnotetag411">411</a></b>: Lettre à Apponyi, du 25 février 1847. (<cite>Mémoires de M.
+de Metternich</cite>, t. VII, p. 328.)</p>
+
+<p><a id="footnote412" name="footnote412"></a>
+<b><a href="#footnotetag412">412</a></b>: Lettre du 18 février 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote413" name="footnote413"></a>
+<b><a href="#footnotetag413">413</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 55,
+56, 57.</p>
+
+<p><a id="footnote414" name="footnote414"></a>
+<b><a href="#footnotetag414">414</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 60, 61.</p>
+
+<p><a id="footnote415" name="footnote415"></a>
+<b><a href="#footnotetag415">415</a></b>: Ce curieux incident est raconté en détail par M.
+Greville, qui y fut mêlé d'assez près. «<cite lang="en">The Greville Memoirs, second
+part</cite>, t. III, p. 61 à 64.»&mdash;Voir aussi Spencer <span class="smcap">Walpole</span>,
+<cite lang="en">The Life of lord John Russell</cite>, t. II, p. 7 et 8.&mdash;M. Greville note
+ce qu'il y eut d'assez peu fier dans cette évolution de Palmerston.
+«Celui-ci, dit-il, est surpris, déjoué au moment où, de sa propre
+autorité, à l'insu de ses collègues, il faisait cette démarche grave
+et violente: il devrait être mortifié, et jusqu'à un certain point
+il pourrait se croire déshonoré. Voir sa communication contremandée
+à son insu par le premier ministre est une sorte d'affront que tout
+homme d'honneur ressentirait. Mais il est trop dans son tort pour
+le ressentir, et il se soumet.» M. Greville n'est pas moins sévère
+pour la faiblesse du premier ministre, intervenant dans ce cas
+particulier, mais ne sachant pas établir son autorité d'une façon
+permanente.</p>
+
+<p><a id="footnote416" name="footnote416"></a>
+<b><a href="#footnotetag416">416</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+294 à 296.</p>
+
+<p><a id="footnote417" name="footnote417"></a>
+<b><a href="#footnotetag417">417</a></b>: Tous ces détails sont rapportés par M. Guizot dans une
+lettre particulière du 4 mars 1847, adressée au marquis de Dalmatie,
+ministre à Berlin. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote418" name="footnote418"></a>
+<b><a href="#footnotetag418">418</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote419" name="footnote419"></a>
+<b><a href="#footnotetag419">419</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 66.</p>
+
+<p><a id="footnote420" name="footnote420"></a>
+<b><a href="#footnotetag420">420</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 66 à 68.&mdash;M. Greville note avec
+stupéfaction que Normanby, dans ses lettres, se défendait d'avoir
+été en communication avec l'opposition française, et notamment avec
+M. Thiers. «C'est réellement incroyable, ajoutait M. Greville, qu'il
+puisse s'abuser jusqu'à ce point et qu'il s'imagine tromper les
+autres.»</p>
+
+<p><a id="footnote421" name="footnote421"></a>
+<b><a href="#footnotetag421">421</a></b>: Lettre du 5 mars 1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of
+Palmerston</cite>, t. III, p. 297, 298.)</p>
+
+<p><a id="footnote422" name="footnote422"></a>
+<b><a href="#footnotetag422">422</a></b>: C'est ce que dit l'éditeur des Mémoires de Greville,
+M. Reeve (<cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 72, note de
+l'éditeur).</p>
+
+<p><a id="footnote423" name="footnote423"></a>
+<b><a href="#footnotetag423">423</a></b>: Lettres diverses, adressées à M. Guizot, en janvier
+1847, par le comte de Flahault, ambassadeur à Vienne, et par le
+marquis de Dalmatie, ministre à Berlin. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote424" name="footnote424"></a>
+<b><a href="#footnotetag424">424</a></b>: On sait que le discours de la Reine fut tout différent
+de ce qu'annonçait lord Ponsonby.</p>
+
+<p><a id="footnote425" name="footnote425"></a>
+<b><a href="#footnotetag425">425</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote426" name="footnote426"></a>
+<b><a href="#footnotetag426">426</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 22 janvier
+1847.&mdash;M. Greville notait sur son journal: «Ponsonby fait tout ce
+qu'il peut à Vienne et y tient le langage le plus despotique.» (<cite lang="en">The
+Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 64.)</p>
+
+<p><a id="footnote427" name="footnote427"></a>
+<b><a href="#footnotetag427">427</a></b>: M. de Metternich décernait à lord Ponsonby l'éloge
+qu'il réservait à ses meilleurs amis; il l'appelait un «brave homme».
+(Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 21 janvier 1847.
+<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote428" name="footnote428"></a>
+<b><a href="#footnotetag428">428</a></b>: M. de Flahault rapportait à M. Guizot des
+conversations de M. de Metternich, qui ne semblaient pas toujours
+rassurantes. (Lettre du 21 janvier 1847. <i>Documents inédits.</i>)
+Notre diplomatie se rendait compte d'ailleurs des raisons qui
+pouvaient porter le chancelier à prêter l'oreille aux ouvertures de
+l'Angleterre. Un peu plus tard, M. de Flahault résumait ainsi ces
+raisons: «Il ne faut pas oublier que l'Angleterre est une ancienne
+amie que la politique autrichienne est disposée à suivre, et que la
+négation des droits de Mme la duchesse de Montpensier se trouve dans
+le principe qui règle la conduite de la cour de Vienne, et qu'elle
+pourrait tendre au rétablissement de la Pragmatique de Philippe V
+et à celui de la branche masculine dans la personne du comte de
+Montemolin, si la reine Isabelle vient à décéder sans enfants.
+Tout cela est fort tentant.» (Lettre à M. Guizot, du 9 mars 1847.
+<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote429" name="footnote429"></a>
+<b><a href="#footnotetag429">429</a></b>: Lettres du 1<sup>er</sup> et du 24 février 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote430" name="footnote430"></a>
+<b><a href="#footnotetag430">430</a></b>: J'ai trouvé ce résumé de la note anglaise et de la
+note autrichienne dans une lettre particulière de M. de Flahault à
+M. Guizot, en date du 19 février 1847. M. de Flahault tenait ces
+renseignements de M. de Metternich. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote431" name="footnote431"></a>
+<b><a href="#footnotetag431">431</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 19 février
+1847. (<i>Documents inédits.</i>) Voir aussi deux dépêches de M. de
+Metternich au comte Apponyi, du 25 février 1847. (<cite>Mémoires de M. de
+Metternich</cite>, t. VII, p. 383 à 388.)</p>
+
+<p><a id="footnote432" name="footnote432"></a>
+<b><a href="#footnotetag432">432</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 24 février
+1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote433" name="footnote433"></a>
+<b><a href="#footnotetag433">433</a></b>: Lettres de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 24
+février et du 18 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote434" name="footnote434"></a>
+<b><a href="#footnotetag434">434</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote435" name="footnote435"></a>
+<b><a href="#footnotetag435">435</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 4 avril 1847.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote436" name="footnote436"></a>
+<b><a href="#footnotetag436">436</a></b>: Lettre du 26 mars 1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of
+Palmerston</cite>, t. III, p. 302.)</p>
+
+<p><a id="footnote437" name="footnote437"></a>
+<b><a href="#footnotetag437">437</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 394, 395.</p>
+
+<p><a id="footnote438" name="footnote438"></a>
+<b><a href="#footnotetag438">438</a></b>: M. de Metternich écrivait au comte Apponyi, le 25
+février 1847: «Le mouvement que se donne le baron d'Arnim pour
+aider à envenimer la situation est digne de son esprit et de son
+caractère.» (<cite>Mémoires</cite>, t. VII, p. 327.) Causant avec M. de
+Flahault, M. de Metternich traitait Bunsen d'«âme damnée de lord
+Palmerston». (Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 18 mars 1847.
+<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote439" name="footnote439"></a>
+<b><a href="#footnotetag439">439</a></b>: M. de Flahault avait été informé par M. de Metternich
+de l'existence de ces deux dépêches. (Lettre de M. de Flahault à M.
+Guizot, du 18 mars 1847. <i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote440" name="footnote440"></a>
+<b><a href="#footnotetag440">440</a></b>: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du
+8 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote441" name="footnote441"></a>
+<b><a href="#footnotetag441">441</a></b>: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date du
+19 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote442" name="footnote442"></a>
+<b><a href="#footnotetag442">442</a></b>: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du
+31 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote443" name="footnote443"></a>
+<b><a href="#footnotetag443">443</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 395.</p>
+
+<p><a id="footnote444" name="footnote444"></a>
+<b><a href="#footnotetag444">444</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, avril 1847.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote445" name="footnote445"></a>
+<b><a href="#footnotetag445">445</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote446" name="footnote446"></a>
+<b><a href="#footnotetag446">446</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote447" name="footnote447"></a>
+<b><a href="#footnotetag447">447</a></b>: Le baron de Stockmar, le conseiller de la reine
+Victoria et du prince Albert, a développé cette thèse dans ses
+<cite>Mémoires</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote448" name="footnote448"></a>
+<b><a href="#footnotetag448">448</a></b>: M. <span class="smcap">Guizot</span>, <cite>Robert Peel</cite>, p. 308.</p>
+
+<p><a id="footnote449" name="footnote449"></a>
+<b><a href="#footnotetag449">449</a></b>: Sur la première partie du gouvernement du maréchal
+Bugeaud, voir les chapitres <span class="smcap">V</span> et <span class="smcap">VI</span> du livre V.</p>
+
+<p><a id="footnote450" name="footnote450"></a>
+<b><a href="#footnotetag450">450</a></b>: Lettre à M. Gardère, du 17 octobre 1844. (<cite>Le Maréchal
+Bugeaud</cite>, par le comte <span class="smcap">d'Ideville</span>, t. II, p. 550.)</p>
+
+<p><a id="footnote451" name="footnote451"></a>
+<b><a href="#footnotetag451">451</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 180 à 182.</p>
+
+<p><a id="footnote452" name="footnote452"></a>
+<b><a href="#footnotetag452">452</a></b>: <cite>Moniteur algérien</cite> du 25 juillet 1845.</p>
+
+<p><a id="footnote453" name="footnote453"></a>
+<b><a href="#footnotetag453">453</a></b>: Lettre au général Bourjolly, citée par M. C. Rousset.
+(<cite>La Conquête de l'Algérie</cite>, t. II, p. 29.)</p>
+
+<p><a id="footnote454" name="footnote454"></a>
+<b><a href="#footnotetag454">454</a></b>: Lettre du 22 mai 1845. (<i>Ibid.</i>, p. 27.)</p>
+
+<p><a id="footnote455" name="footnote455"></a>
+<b><a href="#footnotetag455">455</a></b>: C'est le chiffre donné par le maréchal Bugeaud,
+dans une lettre à la duchesse d'Isly, en date du 8 août 1845.
+(<span class="smcap">D'Ideville</span>, t. III, p. 32.)</p>
+
+<p><a id="footnote456" name="footnote456"></a>
+<b><a href="#footnotetag456">456</a></b>: Même lettre.</p>
+
+<p><a id="footnote457" name="footnote457"></a>
+<b><a href="#footnotetag457">457</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le Maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. 4.</p>
+
+<p><a id="footnote458" name="footnote458"></a>
+<b><a href="#footnotetag458">458</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote459" name="footnote459"></a>
+<b><a href="#footnotetag459">459</a></b>: Voir plus haut, t. V, chap. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XV</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote460" name="footnote460"></a>
+<b><a href="#footnotetag460">460</a></b>: <cite>L'Algérie: Du moyen de conserver et d'utiliser cette
+conquête</cite> (1842).</p>
+
+<p><a id="footnote461" name="footnote461"></a>
+<b><a href="#footnotetag461">461</a></b>: Le ministre de la guerre était obligé de reconnaître,
+à la tribune, le 8 juin 1846, que trente et un employés de
+l'administration civile en Algérie venaient d'être traduits devant
+des conseils d'enquête comme suspects de malversations, que seize
+avaient été révoqués et neuf traduits devant les tribunaux.</p>
+
+<p><a id="footnote462" name="footnote462"></a>
+<b><a href="#footnotetag462">462</a></b>: Le maréchal revenait souvent sur cette idée. Peu
+après, il disait dans une de ses nombreuses brochures: «La première
+de toutes les libertés, en Afrique, c'est la sécurité, c'est
+l'assurance de conserver sa tête... On peut bien sacrifier à de
+tels avantages quelques-unes de ses autres libertés; et, disons-le
+franchement, les masses feront sans difficulté ce sacrifice, dont
+elles comprendront l'importance parce que leur esprit droit et simple
+n'est pas troublé par des théories contraires. Les théoriciens
+demanderont pour elles, à grands cris, des libertés dont elles ne se
+préoccupent pas.»</p>
+
+<p><a id="footnote463" name="footnote463"></a>
+<b><a href="#footnotetag463">463</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, t. II, p. 568.</p>
+
+<p><a id="footnote464" name="footnote464"></a>
+<b><a href="#footnotetag464">464</a></b>: <cite>Mémoire sur la colonisation de l'Algérie</cite> (1845).</p>
+
+<p><a id="footnote465" name="footnote465"></a>
+<b><a href="#footnotetag465">465</a></b>: Pour tout ce qui a trait à cette fondation, je me suis
+servi principalement de la <cite>Vie de dom François Régis</cite>, par l'abbé
+<span class="smcap">Bersange</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote466" name="footnote466"></a>
+<b><a href="#footnotetag466">466</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 350.</p>
+
+<p><a id="footnote467" name="footnote467"></a>
+<b><a href="#footnotetag467">467</a></b>: Citons entre autres le colonel Marengo, fort mêlé
+alors aux entreprises de colonisation. On racontait ainsi l'origine
+de son nom; le Premier consul, l'ayant remarqué à Marengo, où
+il était simple soldat, l'avait fait sortir des rangs: «Comment
+t'appelles-tu?&mdash;Mon général, c'est à peine si j'ose vous le dire, je
+m'appelle Capon.&mdash;Tu te nommeras désormais Marengo», avait répondu
+Bonaparte. Le colonel Marengo demanda aux Trappistes, auxquels il
+avait montré tant de dévouement, d'être enterré dans leur cimetière.</p>
+
+<p><a id="footnote468" name="footnote468"></a>
+<b><a href="#footnotetag468">468</a></b>: Par exemple, dans l'hiver 1846-1847, onze religieux
+succombèrent en quelques mois.</p>
+
+<p><a id="footnote469" name="footnote469"></a>
+<b><a href="#footnotetag469">469</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p.
+310.</p>
+
+<p><a id="footnote470" name="footnote470"></a>
+<b><a href="#footnotetag470">470</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 311.</p>
+
+<p><a id="footnote471" name="footnote471"></a>
+<b><a href="#footnotetag471">471</a></b>: Récit de M. de Bussière. (<cite>Revue des Deux Mondes</cite> du
+1<sup>er</sup> novembre 1853, p. 497.)&mdash;Le général de La Moricière demandait
+aux colons du Sig pourquoi leur village ne grandissait pas: «Ce
+qui nous manque, lui répondit une bonne femme, c'est de ne pas
+entendre le son des cloches.» (<cite>Le général de La Moricière</cite>, par M.
+<span class="smcap">Keller</span>, t. II, p. 30.)</p>
+
+<p><a id="footnote472" name="footnote472"></a>
+<b><a href="#footnotetag472">472</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, t. III, p. 308 et 309.</p>
+
+<p><a id="footnote473" name="footnote473"></a>
+<b><a href="#footnotetag473">473</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote474" name="footnote474"></a>
+<b><a href="#footnotetag474">474</a></b>: Plus tard, en 1849, le maréchal Bugeaud a raconté
+lui-même plaisamment l'essai malheureux qu'il avait fait de la
+propriété collective, et il s'en est servi comme d'un argument
+contre les socialistes et les communistes.</p>
+
+<p><a id="footnote475" name="footnote475"></a>
+<b><a href="#footnotetag475">475</a></b>: Voir notamment le rapport de M. Vatout, du 13 mai
+1843, et celui de M. Magne, du 16 mai 1845.</p>
+
+<p><a id="footnote476" name="footnote476"></a>
+<b><a href="#footnotetag476">476</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 194 à 198.</p>
+
+<p><a id="footnote477" name="footnote477"></a>
+<b><a href="#footnotetag477">477</a></b>: L'<cite>Algérie</cite>, fondée à Paris, en 1843, pour être hors
+de la portée du gouverneur général, paraissait six fois par mois, les
+jours qui correspondaient aux départs des courriers d'Algérie.</p>
+
+<p><a id="footnote478" name="footnote478"></a>
+<b><a href="#footnotetag478">478</a></b>: Voir entre autres une lettre du Roi au duc d'Aumale,
+en date du 2 juin 1843, publiée par la <cite>Revue rétrospective</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote479" name="footnote479"></a>
+<b><a href="#footnotetag479">479</a></b>: Le maréchal écrivait, le 23 octobre 1843, à M.
+Blanqui: «Je désire qu'un prince me remplace ici... Le duc d'Aumale
+est et sera chaque jour davantage un homme capable.» (<cite>Mémoires de M.
+Guizot</cite>, t. VII, p. 236.) Vers ce même temps, il s'exprimait ainsi
+dans une conversation de bivouac: «Je place très haut les talents
+militaires et administratifs de mes trois lieutenants: Changarnier,
+La Moricière et Bedeau. Eh bien, si j'avais à faire le choix de
+mon successeur au gouvernement de l'Algérie, je n'hésiterais pas à
+désigner Mgr le duc d'Aumale, dans lequel se trouvent réunies les
+qualités qui constituent le chef d'armée et l'administrateur. Il a
+la décision prompte, le courage entraînant, le corps infatigable et
+l'amour du travail, le tout dirigé par une haute intelligence et
+un ferme bon sens. Joignez à cela le prestige dont l'entoure, aux
+yeux de tous et des Arabes surtout, son titre de fils du sultan de
+France, et vous aurez en lui le gouverneur qui fera de l'Algérie
+un royaume prospère.» (<cite>Trente-deux ans à travers l'Islam</cite>, par
+Léon <span class="smcap">Roches</span>, t. II, p. 438.) L'année suivante, le maréchal
+exprimait de nouveau la même idée, dans une lettre à M. Guizot.
+(<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 237.)</p>
+
+<p><a id="footnote480" name="footnote480"></a>
+<b><a href="#footnotetag480">480</a></b>: Lettres du maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, en date
+du 12 juin et du 8 juillet 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote481" name="footnote481"></a>
+<b><a href="#footnotetag481">481</a></b>: Lettre du 17 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote482" name="footnote482"></a>
+<b><a href="#footnotetag482">482</a></b>: Expressions dont le maréchal se servait dans une
+lettre écrite à M. Guizot, le 18 août 1845. (<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>,
+t. VII, p. 124.)</p>
+
+<p><a id="footnote483" name="footnote483"></a>
+<b><a href="#footnotetag483">483</a></b>: Lettre du 28 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote484" name="footnote484"></a>
+<b><a href="#footnotetag484">484</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote485" name="footnote485"></a>
+<b><a href="#footnotetag485">485</a></b>: Lettre du 30 juin 1845. (<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t.
+VII, p. 122, 183 et 184.)</p>
+
+<p><a id="footnote486" name="footnote486"></a>
+<b><a href="#footnotetag486">486</a></b>: Tous ces faits sont rapportés par le maréchal
+lui-même, dans une lettre qu'il écrivit ultérieurement à M. de
+Corcelle, le 28 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote487" name="footnote487"></a>
+<b><a href="#footnotetag487">487</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 124.</p>
+
+<p><a id="footnote488" name="footnote488"></a>
+<b><a href="#footnotetag488">488</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote489" name="footnote489"></a>
+<b><a href="#footnotetag489">489</a></b>: Ce sont les expressions dont le maréchal Bugeaud se
+servait dans la lettre écrite à M. de Corcelle, le 28 septembre 1845.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote490" name="footnote490"></a>
+<b><a href="#footnotetag490">490</a></b>: Lettre du 28 septembre 1845. (<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>,
+t. VII, p. 198.)</p>
+
+<p><a id="footnote491" name="footnote491"></a>
+<b><a href="#footnotetag491">491</a></b>: J'ai suivi principalement le beau récit donné de
+cet incident par M. le duc d'Aumale, dans son livre: <cite>Zouaves et
+chasseurs à pied</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote492" name="footnote492"></a>
+<b><a href="#footnotetag492">492</a></b>: Ce malheureux officier, qui avait donné antérieurement
+des preuves de bravoure, fut remis plus tard en liberté par Abd
+el-Kader. Traduit devant un conseil de guerre, il fut condamné à
+mort; mais cette sentence fut annulée.</p>
+
+<p><a id="footnote493" name="footnote493"></a>
+<b><a href="#footnotetag493">493</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 200 et 201.</p>
+
+<p><a id="footnote494" name="footnote494"></a>
+<b><a href="#footnotetag494">494</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 203 à 207.</p>
+
+<p><a id="footnote495" name="footnote495"></a>
+<b><a href="#footnotetag495">495</a></b>: Voir la conversation que Bugeaud, avant sa nomination
+au poste de gouverneur général, avait eue avec le Roi (plus haut, t.
+V, p. 267).</p>
+
+<p><a id="footnote496" name="footnote496"></a>
+<b><a href="#footnotetag496">496</a></b>: Ordre du jour adressé aux troupes, le 2 mars 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote497" name="footnote497"></a>
+<b><a href="#footnotetag497">497</a></b>: Saint-Arnaud, chef de l'une de ces colonnes, écrivait,
+le 3 novembre 1845: «Tous ces chérifs paraissent et disparaissent.»
+Il ajoutait, le 6 décembre: «Je poursuis à mort les chérifs qui
+poussent comme des champignons. C'est un dédale; on ne s'y reconnaît
+plus. Depuis l'aîné, Bou-Maza, nous avons Mohammed-bel-Cassem,
+Bou-Ali, Ali-Chergui, Si-Larbi, Bel-Bej; enfin je m'y perds. J'ai
+déjà tué Ali-Chergui chez les Medjaja; je viens de tuer Bou-Ali chez
+les Beni-Derjin.» (<cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite>)</p>
+
+<p><a id="footnote498" name="footnote498"></a>
+<b><a href="#footnotetag498">498</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote499" name="footnote499"></a>
+<b><a href="#footnotetag499">499</a></b>: <cite>Le général de La Moricière</cite>, par <span class="smcap">Keller</span>, t.
+I, p. 418.</p>
+
+<p><a id="footnote500" name="footnote500"></a>
+<b><a href="#footnotetag500">500</a></b>: C'est à l'obligeante communication de M. le général
+Trochu que je dois ces détails, ainsi que ceux qui vont suivre. Ils
+donnent parfois aux événements une physionomie un peu différente de
+celle que leur ont prêtée d'autres historiens. Mais le témoignage
+d'un homme aussi bien placé pour tout voir et aussi bien préparé à
+tout comprendre, m'a paru avoir une valeur décisive.</p>
+
+<p><a id="footnote501" name="footnote501"></a>
+<b><a href="#footnotetag501">501</a></b>: <span class="smcap">Keller</span>, <cite>Le général de La Moricière</cite>, t.
+I<sup>er</sup>, p. 421 à 423.&mdash;V. aussi <span class="smcap">C. Rousset</span>, <cite>La conquête de
+l'Algérie</cite>, t. II, p. 91 à 93.</p>
+
+<p><a id="footnote502" name="footnote502"></a>
+<b><a href="#footnotetag502">502</a></b>: Le Roi, notamment, avait manifesté sur ce point, dès
+l'origine, une volonté très arrêtée. «Si on ne met pas un éteignoir
+absolu de notre côté, écrivait-il, le 12 novembre 1844, au maréchal
+Soult, on nous enfilera dans une nouvelle guerre avec le Maroc. Je
+crois qu'il faut <em>des ordres péremptoires</em> de ne laisser passer les
+frontières du Maroc par nos troupes, <em>nulle part et sous quelque
+prétexte que ce soit, pas même celui de la poursuite d'Abd el-Kader</em>.
+Nous sommes hors du guêpier, et ne nous y laissons pas entraîner une
+seconde fois.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote503" name="footnote503"></a>
+<b><a href="#footnotetag503">503</a></b>: Voir notamment les lettres que le maréchal Bugeaud
+écrivait, le 6 avril 1846, au duc d'Aumale et à M. Léon Roches.
+(<span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. 97 à 99 et p.
+103.)</p>
+
+<p><a id="footnote504" name="footnote504"></a>
+<b><a href="#footnotetag504">504</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 212 à 223.</p>
+
+<p><a id="footnote505" name="footnote505"></a>
+<b><a href="#footnotetag505">505</a></b>: En 1843, dans un combat de cavalerie, le trompette
+Escoffier, voyant son capitaine démonté et sur le point d'être
+capturé, mit pied à terre et lui amena son cheval: «Montez vite,
+mon capitaine, lui dit-il, c'est vous et non pas moi qui rallierez
+l'escadron.» Le brave trompette fut fait prisonnier. Le maréchal
+Bugeaud fit connaître à l'armée, par un ordre du jour, cet acte
+héroïque, et le Roi, sans attendre la libération d'Escoffier, le
+décora de la Légion d'honneur. Informé de ces faits, Abd el-Kader
+traita son prisonnier avec les plus grands égards et lui fit même
+remettre solennellement la croix de la Légion d'honneur devant ses
+troupes réunies. Escoffier fut échangé l'année suivante.</p>
+
+<p><a id="footnote506" name="footnote506"></a>
+<b><a href="#footnotetag506">506</a></b>: Dans une lettre écrite par Abd el-Kader au Roi, en
+novembre 1846, nous lisons: «L'accroissement de notre colère a été
+tel que nous nous sommes décidé à ordonner le massacre.» Et dans une
+lettre au maréchal Soult, de la même date: «La colère a fini par
+déborder de notre c&oelig;ur, et nous avons ordonné que l'on tuât vos
+prisonniers.»</p>
+
+<p><a id="footnote507" name="footnote507"></a>
+<b><a href="#footnotetag507">507</a></b>: <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, par <span class="smcap">d'Ideville</span>, t.
+III, p. 100.</p>
+
+<p><a id="footnote508" name="footnote508"></a>
+<b><a href="#footnotetag508">508</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 223 à 225.</p>
+
+<p><a id="footnote509" name="footnote509"></a>
+<b><a href="#footnotetag509">509</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, t. III, p. 124, 125.</p>
+
+<p><a id="footnote510" name="footnote510"></a>
+<b><a href="#footnotetag510">510</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote511" name="footnote511"></a>
+<b><a href="#footnotetag511">511</a></b>: «J'ai beaucoup à me louer du nouveau ministre de la
+guerre», écrivait le maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, le 19 juin
+1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote512" name="footnote512"></a>
+<b><a href="#footnotetag512">512</a></b>: Si Abd el-Kader ne reprenait pas les hostilités, ce
+n'était pas la faute de lord Palmerston, dont l'acharnement nous
+poursuivait jusque sur cette terre lointaine. À cette époque, lord
+Normanby avouait que «son gouvernement croyait de son devoir de
+soutenir Abd el-Kader, comme il l'avait toujours fait.» (Dépêche
+de M. de Brignole, ambassadeur de Charles-Albert à Paris, en date
+du 4 novembre 1846. <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>,
+1830-1848, t. II, p. 692.)</p>
+
+<p><a id="footnote513" name="footnote513"></a>
+<b><a href="#footnotetag513">513</a></b>: <span class="smcap">C. Rousset</span>, <cite>La conquête de l'Algérie</cite>, t.
+II, p. 106 à 121.</p>
+
+<p><a id="footnote514" name="footnote514"></a>
+<b><a href="#footnotetag514">514</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote515" name="footnote515"></a>
+<b><a href="#footnotetag515">515</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p.
+186.</p>
+
+<p><a id="footnote516" name="footnote516"></a>
+<b><a href="#footnotetag516">516</a></b>: Lettre à Louis-Philippe, en date du 30 décembre 1846.
+(<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 225 à 227.)</p>
+
+<p><a id="footnote517" name="footnote517"></a>
+<b><a href="#footnotetag517">517</a></b>: Voir, sur le voyage des députés, le récit qu'a fait
+un de leurs compagnons, M. A. Bussière. (<cite>Revue des Deux Mondes</cite> du
+1<sup>er</sup> novembre 1853.)&mdash;Le colonel de Saint-Arnaud écrivait à son
+frère, le 29 novembre 1846: «Voilà cinq jours que mon esprit, mes
+jambes et mes chevaux ne débrident pas. Le corps est moins fatigué
+que l'esprit. Mais tenir tête à un maréchal qui aime à parler, à
+quatre députés et deux journalistes qui interrogent sans cesse <i>ab
+hoc et ab hac</i>, c'est trop; je suis rendu... M. de Tocqueville
+posait pour l'observation méthodique, profonde, raisonnée...»</p>
+
+<p><a id="footnote518" name="footnote518"></a>
+<b><a href="#footnotetag518">518</a></b>: Dans une lettre du 28 septembre 1845, le maréchal
+Bugeaud, qui voulait alors se retirer, annonçait à M. de Corcelle
+qu'il avait jugé «de son devoir envers le Roi et le pays d'indiquer
+les deux hommes qu'il croyait les plus capables, par leur savoir et
+leur expérience, de le remplacer».&mdash;«Vous comprenez, ajoutait-il, que
+je désignais les généraux Bedeau et de La Moricière.» (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote519" name="footnote519"></a>
+<b><a href="#footnotetag519">519</a></b>: <cite>Le général de La Moricière</cite>, par M. <span class="smcap">Keller</span>,
+t. I<sup>er</sup>, p. 333.</p>
+
+<p><a id="footnote520" name="footnote520"></a>
+<b><a href="#footnotetag520">520</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 306 à 308.</p>
+
+<p><a id="footnote521" name="footnote521"></a>
+<b><a href="#footnotetag521">521</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote522" name="footnote522"></a>
+<b><a href="#footnotetag522">522</a></b>: Ainsi s'exprime La Moricière, dans une lettre du 21
+mai 1846, lettre destinée, dans sa pensée, à être publiée.</p>
+
+<p><a id="footnote523" name="footnote523"></a>
+<b><a href="#footnotetag523">523</a></b>: La Moricière a exposé cette partie de sa thèse dans
+une lettre écrite, le 11 avril 1846, au directeur des affaires
+algériennes au ministère de la guerre.</p>
+
+<p><a id="footnote524" name="footnote524"></a>
+<b><a href="#footnotetag524">524</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page346">346</a> à <a href="#page348">348</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote525" name="footnote525"></a>
+<b><a href="#footnotetag525">525</a></b>: Cette réponse est rapportée par M. C.
+<span class="smcap">Rousset</span>, <cite>La conquête de l'Algérie</cite>, t. II, p. 136.</p>
+
+<p><a id="footnote526" name="footnote526"></a>
+<b><a href="#footnotetag526">526</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p.
+142.</p>
+
+<p><a id="footnote527" name="footnote527"></a>
+<b><a href="#footnotetag527">527</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p.
+142.</p>
+
+<p><a id="footnote528" name="footnote528"></a>
+<b><a href="#footnotetag528">528</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page371">371</a>.</p>
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la Monarchie de Juillet
+(Volume 6 / 7), by Paul Thureau-Dangin
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET ***
+
+***** This file should be named 44689-h.htm or 44689-h.zip *****
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+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
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+works. See paragraph 1.E below.
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
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+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+ of receipt of the work.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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+WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
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+Foundation
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+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
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+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
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+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
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+works.
+
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+
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+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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