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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 18:55:19 -0700 |
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PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS + RUE GARANCIÈRE, 10 + + 1892 + + _Tous droits réservés_ + + + + + HISTOIRE + DE LA + MONARCHIE DE JUILLET + + + + +L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de +traduction et de reproduction à l'étranger. + +Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la +librairie) en avril 1892. + + + + +DU MÊME AUTEUR: + + =Royalistes et Républicains=, Essais historiques sur des + questions de politique contemporaine: I. _La Question de + Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire_; II. + _L'Extrême Droite et les Royalistes sous la Restauration_; III. + _Paris capitale sous la Révolution française_. _2e édition._ Un + volume in-18. + + Prix 4 fr. » + + + =Le Parti libéral sous la Restauration=. _2e édition._ Un vol. + in-18. + + Prix 4 fr. » + + + =L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet=. Un vol. + in-18. + + Prix 4 fr. » + + + =Histoire de la Monarchie de Juillet.= Tomes I, II, III, IV et + V, _2e édition_. + + Prix de chaque vol. in-8º 8 fr. » + + +(_Couronné deux fois par l'Académie française, GRAND PRIX GOBERT, +1885 et 1886._) + + +PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. + + + + +HISTOIRE + +DE LA + +MONARCHIE DE JUILLET + + + + +LIVRE VI + +L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR + +(DE LA FIN DE 1845 AU COMMENCEMENT DE 1847) + + + + +CHAPITRE PREMIER + +LES ÉLECTIONS DE 1846. + +(Fin de 1845-août 1846.) + + I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers + unit le centre gauche à la gauche. Le _National_ et la + _Réforme_.--II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur + les affaires du Texas et de la Plata.--III. L'opposition crie à + la corruption. Défense du ministère. Qu'y avait-il de fondé dans + ce grief?--IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat + sur ce sujet entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle au + cabinet.--V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion + de Louis Bonaparte.--VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques + électorales. Attentat de Henri. Les résultats du scrutin. Ce + qu'on en pense dans le gouvernement. + + +I + +Le ministère durait depuis cinq ans. Plusieurs fois l'opposition +s'était crue sur le point d'en avoir raison: toujours elle avait +échoué. Sa dernière déception n'avait pas été la moins complète +ni la moins mortifiante. On sait comment M. Guizot, un instant +ébranlé, au début de la session de 1845, par le débat sur l'indemnité +Pritchard, s'était bientôt après raffermi, et comment même, quelques +mois plus tard, grâce à l'heureuse issue des négociations engagées à +Londres sur le droit de visite et à Rome sur l'affaire des Jésuites, +il était sorti de cette session plus solide qu'il ne l'avait jamais +été. À la fin de 1845, on se trouvait encore sous l'impression de ce +double succès. Aucune grosse difficulté n'embarrassait la politique +du cabinet, soit en France, soit en Europe; l'horizon, naguère si +chargé, s'était partout éclairci. Tout au plus discernait-on un point +noir du côté de l'Algérie, où l'indomptable Abd-el-Kader venait de +reprendre les armes; mais cet accident local mettait surtout en +cause la responsabilité du maréchal Bugeaud. Le ministère paraissait +impossible à renverser, tant du moins que subsisterait la Chambre +actuelle. Cette conviction, universellement répandue, produisait son +effet sur les députés. La victoire attire, la défaite désagrège. +Les flottants se détachaient de l'opposition et rentraient dans la +majorité. Le gouvernement ne cachait pas, d'ailleurs, son intention +de dissoudre la Chambre après la session de 1846; pour tous ceux qui +ne se sentaient pas sûrs de leurs collèges, il n'était que temps +de se remettre bien avec les ministres qui feraient sûrement les +élections. + +Le changement qui s'opéra à ce moment dans la situation du centre +gauche ne contribua pas peu à raffermir la majorité. Jusqu'alors, +ce groupe avait gardé une position moyenne, intermédiaire, qui lui +permettait de tendre la main, suivant les circonstances, soit à la +gauche, soit au centre. Son chef, M. Thiers, avait paru, plus que +personne, soucieux des avantages de cette position. Mais, à la fin +de 1845, n'espérant plus rien du centre, il annonça l'intention de +réunir le centre gauche et la gauche, pour en faire une seule armée +dont il se flattait d'avoir le commandement. Après discussion entre +les plénipotentiaires des deux groupes, un traité fut rédigé et +signé en double, le 25 décembre 1845, par M. Thiers et M. Odilon +Barrot: les contractants se déclaraient résolus à entrer ensemble +au ministère et à se concerter pour le choix de leurs collègues; +il était stipulé que le futur cabinet présenterait des lois sur la +réforme électorale et parlementaire, la répression de la corruption +électorale, les annonces judiciaires, la définition des attentats +déférés à la cour des pairs, et qu'il proposerait des modifications +aux lois sur le jury et sur la presse[1]. Le centre gauche accepta +docilement ce qu'avait fait son chef. À gauche, cette alliance ne +laissa pas que d'éveiller certaines répugnances, non seulement chez +M. de Lamartine, comme toujours superbement isolé, mais aussi chez M. +de Tocqueville et ses amis, qui se plaignaient de voir la politique +de principes sacrifiée à la politique d'expédients et d'intrigues. +Toutefois, ces mécontents n'étaient que le petit nombre; la masse du +parti suivit M. Odilon Barrot, qui était complètement dominé par M. +Thiers. + +[Note 1: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._] + +Les radicaux de la Chambre, sans être partie au traité d'alliance, +se montrèrent disposés à seconder la campagne qui devait en être +la suite. Croyant avoir à attendre longtemps encore le jour de +la république, désabusés des conspirations et des émeutes, ils +jugeaient utile de se mêler à l'action parlementaire. D'ailleurs, +en s'unissant à l'opposition dynastique, ils se flattaient, non +sans raison, de l'entraîner et de la compromettre. En dehors de la +Chambre, tous les républicains ne se prêtèrent pas à cette tactique. +Le _National_, sans doute, l'approuvait: mais il n'était plus seul +à parler au nom des républicains. En 1843, un ancien sténographe, +fort mêlé aux sociétés secrètes, dévot de 1793, M. Flocon, avait +fondé la _Réforme_. Le nouveau journal eut des débats pénibles; il +était loin d'avoir autant d'abonnés que le _National_, qui cependant +n'en comptait guère plus de trois mille; il ne vivait que grâce aux +subventions de M. Ledru-Rollin, dont M. Flocon avait trouvé moyen +d'exploiter l'ambitieuse vanité. À la _Réforme_, on était violemment +jacobin, bienveillant au socialisme; on regardait d'un oeil jaloux et +soupçonneux les «messieurs» du _National_. Ceux-ci, de leur côté, ne +cachaient pas leur dédain pour ces nouveaux venus qui prétendaient +leur disputer la direction du parti. Quand le _National_, à la suite +des radicaux parlementaires, parut disposé à seconder M. Thiers, +la _Réforme_ dénonça aussitôt ce qu'elle appelait une intrigue, +un scandale, une trahison. Le _National_ se défendit, mais avec +l'embarras que manifestent toujours les Girondins aux prises avec les +Montagnards. Ainsi commençait un antagonisme qui devait subsister +jusqu'en 1848, et se manifester, après la révolution de Février, au +sein du gouvernement provisoire. Pour le moment, les meneurs de la +gauche parlementaire pouvaient ne pas y attacher grande importance: +la coterie de la _Réforme_ n'avait guère d'autre représentant dans la +Chambre que M. Ledru-Rollin, et dès lors sa désapprobation n'était +pas de nature à beaucoup gêner la manoeuvre de M. Thiers. + + +II + +À peine la session fut-elle ouverte, le 27 décembre 1845, que les +premiers votes émis pour la constitution du bureau et pour la +nomination de la commission de l'adresse confirmèrent l'existence +d'une majorité ministérielle résolue à ne pas se laisser entamer. +L'opposition ne renonça pas à la lutte; seulement elle décida de +parler surtout pour le dehors, se donnant comme but, non d'obtenir +un vote de la Chambre, mais de préparer les élections dans le pays. +Sur quel point porter ses efforts? Les circonstances ne lui offraient +alors aucune des chances dont elle avait pu profiter les années +précédentes: rien de pareil à ces incidents du droit de visite, de +la flétrissure, de l'indemnité Pritchard, qui lui avaient fourni de +si favorables terrains d'attaque. Réduite à remplacer la qualité +par la quantité, elle entreprit de soulever pêle-mêle tous les +griefs, d'allonger et de multiplier les discussions, d'y revenir à +chaque propos, sans jamais considérer une question comme vidée. +Ainsi se flattait-elle d'agiter l'opinion et de fatiguer le pouvoir. +Était-ce la meilleure tactique, en face d'un pays un peu las de la +politique et plus porté à l'apathie qu'à la colère? En tout cas, M. +Guizot ne s'en troublait pas: il était plein d'espoir. «Le début est +bon, écrivait-il le 5 janvier 1846. Le parti conservateur est plus +uni, plus décidé et plus en train que jamais, avec un sentiment de +confiance en lui-même et en nous que j'ai rarement vu... La fusion +de la gauche et du centre gauche a dissous le camp des incertains.» +Il ajoutait, quelques jours plus tard, le 26 janvier: «Au fond, la +majorité est très décidée, très compacte. L'opposition joue, avec +grand dépit, ses cartes, qu'elle croit les dernières avant les +élections. Elle fera du bruit, autant et aussi longtemps qu'elle le +pourra, pour relever et exciter son public extérieur. Je doute que +cela lui soit bon, et nous en souffrirons, je pense, plus d'ennui et +de fatigue que de mal[2].» L'attaque, en effet, fut aussi acharnée +que le prévoyait le ministre. L'adresse à la Chambre des députés +occupa dix-sept séances, ce qui ne s'était pas encore vu, et aussitôt +après, comme si rien n'était fait, la bataille reprit à propos de +la réforme parlementaire et des crédits supplémentaires. Ce ne fut +pas tout: dans les derniers jours de la session, à l'époque où +d'ordinaire le sentiment dominant est l'impatience d'en finir, M. +Thiers, qui avait pris à coeur son rôle de chef de l'opposition +et qui s'était prodigué à la tribune[3], rouvrit, à l'occasion du +budget, un débat de politique générale qui dura plusieurs jours. + +[Note 2: Lettres particulières au comte de Flahault, ambassadeur à +Vienne. (_Documents inédits._)] + +[Note 3: M. Thiers ne prononça pas moins de neuf discours pendant la +session de 1846. En 1845, il n'en avait prononcé que trois; en 1844, +six; en 1842, sept. En 1843, il n'avait pas paru à la tribune. En +1847, il ne devait parler qu'une fois.] + +Dans ces diverses discussions, les affaires étrangères n'occupèrent +pas la place prépondérante que l'opposition était habituée, depuis +plusieurs années, à leur donner. C'est que toutes les questions de +ce genre, qui naguère passionnaient l'opinion, semblaient réglées +et finies. Vainement, lors de l'adresse, prétendit-on raviver la +querelle sur le droit de visite, en soutenant que la convention du 29 +mai 1845 était une mystification; cette tentative n'eut aucun succès, +et les propositions faites dans ce sens furent repoussées, ou durent +être abandonnées. À défaut des questions anciennes, force fut d'en +imaginer de nouvelles qu'on alla chercher bien loin, jusqu'au Texas +et à la Plata. + +Pour échapper aux difficultés qu'il avait depuis quelque temps avec +le Mexique, le Texas, jusque-là indépendant, venait de s'annexer +aux États-Unis. Le cabinet français n'avait pas prétendu s'opposer +à cette annexion, mais, de concert avec le cabinet britannique, +il l'avait déconseillée au gouvernement texien. Il estimait que +l'existence de ce petit État importait à l'équilibre du nouveau +monde et prévenait les chocs entre les deux races espagnole et +anglo-saxonne. Si mesurée qu'elle eût été, notre intervention avait +causé à Washington une humeur dont la trace se retrouva dans le +message du président: celui-ci déclara «ne pouvoir permettre, en +silence, qu'aucune action européenne s'exerçât sur le continent du +nord de l'Amérique». L'opposition en France fit grand bruit de ce +mécontentement; elle reprocha à M. Guizot d'avoir, par docilité +envers ses alliés d'outre-Manche, compromis une amitié qui était dans +les traditions de notre politique; la France, ajoutait-on, n'a pas +les mêmes raisons que l'Angleterre de jalouser les agrandissements +des États-Unis. + +Ce fut à une critique analogue que donna lieu l'affaire de la Plata. +Déjà une première fois, en 1838, les mauvais traitements infligés +à nos nationaux par le dictateur de la Confédération argentine, le +farouche Rosas, nous avaient amenés à intervenir dans ses démêlés +avec l'État de Montevideo et à procéder au blocus des deux rives de +la Plata. Malgré la vigueur de nos marins, leur action avait été peu +efficace. Aussi, en 1840, le gouvernement français avait-il été fort +aise de se dégager tant bien que mal de cette entreprise lointaine, +coûteuse, difficile, en concluant avec Rosas une convention qui +semblait assurer à peu près la protection de nos nationaux et +l'indépendance de Montevideo. Dans les années suivantes, il avait +résisté à toute tentation d'une intervention nouvelle, malgré les +griefs trop réels que continuait à lui fournir Rosas. Cependant, +en 1845, l'Angleterre, gênée dans son trafic par la continuation +de la guerre entre les riverains de la Plata, voulut y mettre +fin en imposant sa médiation armée, et demanda à la France de se +joindre à elle. M. Guizot y consentit, au fond fort à contre-coeur. +L'opposition l'attaqua à ce sujet; ses critiques, il est vrai, +étaient peu concordantes, les uns se plaignant que la France agît, +les autres, dont était M. Thiers, se plaignant qu'elle n'agît pas +seule et avec plus de vigueur; mais tous s'accordaient à montrer +dans la dépendance où le ministère du 29 octobre était à l'égard de +l'Angleterre, la cause de la faute commise. + +Sans doute, au Texas comme sur la Plata, le gouvernement français +eût mieux fait de s'abstenir. Son action ne s'expliquait guère que +par le désir d'être agréable au cabinet de Londres. Mais, si l'on +veut bien se rappeler qu'au même moment il obtenait de ce cabinet +l'abandon du droit de visite, on jugera peut-être qu'en payant de +ce léger prix une si importante concession, il ne faisait pas un +mauvais marché. D'ailleurs, dans l'une et l'autre affaire il veillait +à ne pas se laisser entraîner: en ce qui concernait le Texas, il +n'avait rien fait et entendait ne rien faire qui pût le mettre en +conflit avec les États-Unis; sur la Plata, la communauté d'action +avec l'Angleterre, si elle ne rendait pas l'entreprise plus agréable +et plus efficace, en diminuait du moins le risque. Rien donc n'était +sérieusement compromis. Le public en avait l'instinct. Aussi, malgré +les efforts de l'opposition et particulièrement de M. Thiers pour +grossir ces incidents, la Chambre refusa-t-elle de s'en émouvoir, et +repoussa-t-elle à de fortes majorités toutes les motions de blâme +présentées à ce sujet. + + +III + +Sentant qu'elle n'avait rien à gagner aux discussions de politique +étrangère, l'opposition se rejeta sur les questions intérieures et y +porta son principal effort. De ce côté, pourtant, les circonstances +ne lui fournissaient pas de plus sérieux sujets d'attaques. Point +de réformes à poursuivre dont le pays eût vraiment souci; aucun +acte arbitraire à dénoncer. À défaut de réalités, on trouva un mot, +mot méchant, meurtrier, que, jusqu'à la révolution de Février, on +devait répéter en grossissant de plus en plus la voix, le mot de +«corruption». Ne pouvant alléguer que les libertés publiques fussent +violées, on prétendit qu'elles étaient faussées; que le pouvoir, en +exploitant les appétits privés des électeurs d'abord, des députés +ensuite, détruisait l'indépendance et la sincérité de leurs votes, de +telle sorte que le gouvernement représentatif, intact en apparence, +n'était plus qu'un leurre. Sans doute cette accusation de corruption +n'était pas nouvelle; il était d'usage que les oppositions y +eussent recours, dès que les ministères duraient trop longtemps à +leur gré. Ainsi avait-il été fait, sous la Restauration, contre M. +de Villèle; après 1830, contre le ministère du 11 octobre et tout +particulièrement contre M. Thiers; enfin contre M. Molé, lors de la +coalition. Mais il semblait, en 1846, qu'on criât plus fort. Ce grief +fut le sujet principal de la plupart des débats, depuis l'adresse +jusqu'au budget. + +Parmi les opposants, tous ne traitaient pas la question de même. Les +enfants perdus se lançaient dans les personnalités, se plaisaient +aux anecdotes, dénonçaient des scandales le plus souvent controuvés +ou dénaturés. Puis survenait quelque généralisateur, M. Odilon +Barrot par exemple, qui, sans s'inquiéter des rectifications de +fait, croyant sincèrement à toute parole d'opposition, s'épanchait +en indignations généreuses. M. Thiers, qui avait été lui-même +au pouvoir, savait trop à quoi s'en tenir sur la valeur de ces +reproches, pour le prendre sur un ton aussi dramatique; mais il n'en +frappait pas moins fort. «Les gouvernements libres, disait-il, ont +aussi leurs misères. Il faut flatter en bas, il faut s'acquérir les +voix des membres des assemblées délibérantes, flatter leur vanité, +flatter leurs intérêts, les leurs, ceux de leurs familles; et +quand on a conquis leurs voix, il faut souvent aussi conquérir les +voix de ceux qui les nomment; il faut descendre dans ce travail +de brigues déplorables, de façon que la liberté, qui a pour but +d'étendre la participation aux affaires publiques, n'étend souvent +que la corruption, comme ces poisons qui, communiqués à la masse +du sang, portent la mort partout où ce liquide bienfaisant est +destiné à porter la vie.» L'orateur se défendait de «dénigrer son +temps et son pays». «Je sais bien, continuait-il, que notre temps +manque d'élévation, mais il a plus d'honnêteté privée que ceux +qui l'ont précédé;... nos mains sont plus pures.» Toutefois, il +s'élevait contre ceux qui se résignaient trop facilement au mal, et +il s'écriait, en visant les ministres actuels: «Il y a des gens qui +croient qu'on ne peut gouverner que par la satisfaction des intérêts +privés, qui regardent cela comme nécessaire, qui disent que la +corruption est un mal inévitable, que dès lors ce n'est presque pas +un mal, que c'est même un bien, si l'on peut le faire servir à la +cause à laquelle on est attaché; que tout le monde en ferait autant, +et que ceux qui blâment voudraient être ou corrupteurs ou corrompus +eux-mêmes;... et ces hommes, je les vois, après avoir ainsi souri au +mal, se sourire à eux-mêmes, tant ils se trouvent profonds de penser +de la sorte.» + +C'était le plus souvent M. Duchâtel qui répondait au nom du +ministère. Précis, imperturbable, sans étalage d'indignation +oratoire, usant plutôt d'une sorte de bonhomie narquoise, il ne se +lassait pas de démentir ou de rectifier les faits et les chiffres, +et mettait parfois les rieurs de son côté, en montrant que les +députés de l'opposition n'étaient pas les moins âpres à solliciter +les faveurs administratives, ni les moins prompts à s'en faire valoir +auprès de leurs électeurs. Quant à M. Guizot, il évitait le plus +possible de discuter ces misères. Était-il contraint de le faire, il +usait surtout de dédain, et, délaissant les détails, tâchait d'élever +le débat à d'éloquentes généralités. «Comment supposer, s'écriait-il, +qu'avec les moyens dont le gouvernement dispose, avec ces moyens si +petits, si subalternes, il vienne à bout de dompter, d'annuler de +grandes institutions libres? Et cela, en présence d'une opposition +qui, à l'en croire, possède seule l'intelligence des intérêts +généraux du pays, l'intelligence des idées élevées, des sentiments +généreux, qui a le monopole de tous les grands ressorts moraux qui +peuvent agir sur le pays!» Puis il ajoutait: «Croyez-moi; relevez, +tant que vous en trouverez l'occasion, les faits de corruption qui +vous paraîtront illégitimes, dangereux pour nos libertés... Mais +n'attribuez pas à quelques abus isolés ces grands résultats dont vous +cherchez la cause. Voici la vraie cause: après la lutte qui dure +depuis longtemps, entre vous et nous, sur la politique qui convient à +la France, lutté qui se passe sous le grand soleil du pays, au milieu +de toutes les libertés du pays, le pays a donné et donne raison au +gouvernement et tort à l'opposition. Voilà la vraie, la grande cause +de ce qui se passe. Toutes les autres sont misérables et ne valent +pas la peine qu'on en parle.» + +Entre le ministère et ses accusateurs, où était la vérité? Nul +doute tout d'abord sur la grossière exagération des griefs. C'est +un républicain, M. Lanfrey, qui a écrit, plusieurs années après la +chute de la monarchie de Juillet: «Il est impossible aujourd'hui, +à l'historien comme au moraliste, de se mettre en très grands +frais d'indignation au sujet des faits de corruption reprochés au +ministère de MM. Guizot et Duchâtel.» Et M. Lanfrey attribuait le +retentissement qu'avaient eu ces faits à la «candeur relative de +cette époque[4]». Notons en outre l'impropriété vraiment calomnieuse +du mot employé par l'opposition. Corruption implique une idée +de vénalité, de prévarication. Rien de pareil n'existait; M. de +Montalembert et M. de Tocqueville, qui étaient cependant alors au +nombre des censeurs les plus sévères, le proclamaient hautement. Mais +si, laissant de côté ce gros mot de «corruption», on parle seulement +de ce que M. Guizot lui-même appelait l'«abus des influences», de +l'envahissement et de la prédominance des préoccupations électorales +ou parlementaires dans l'administration, dans la distribution des +faveurs dont le pouvoir dispose, force est alors de reconnaître que, +pour être exagérées, les accusations n'en avaient pas moins une part +de vérité. Parmi les histoires de députés qu'on prétendait avoir été +raffermis ou gagnés par une promesse de place, toutes n'étaient pas +de pure invention. Les amis du gouvernement, dans leurs épanchements +intimes, ne niaient pas le mal et en gémissaient[5]. Placé, par les +élections de 1842, en face d'une majorité incertaine, vivant au +milieu d'un monde politique où trop souvent l'affaiblissement des +croyances et l'absence de sentiments chevaleresques, d'illusions +généreuses, ne laissaient plus guère subsister que le sens de +l'intérêt personnel, le ministère n'avait pas cru pouvoir se soutenir +sans faire appel à cet intérêt. Comme toujours en pareil cas, il +tâchait de rassurer sa conscience par l'utilité du but à atteindre. +À vrai dire, ce mal était moins celui d'un ministère que celui de +la société elle-même. Pour le guérir, il eût fallu changer non les +gouvernants, mais les moeurs, rehausser l'âme de la nation, et +surtout en extirper le scepticisme politique, moral, religieux, fruit +de tant de révolutions. Or c'était une oeuvre à laquelle l'opposition +ne paraissait certes pas plus propre que le cabinet du 29 octobre. + +[Note 4: _Revue nationale_, t. XV, p. 31.] + +[Note 5: Voir, par exemple, le _Journal inédit de M. de Viel-Castel_.] + +Toutefois, pour un homme tel que M. Guizot, cette excuse de n'avoir +pas fait pis que n'eussent fait ses adversaires à sa place ne paraît +pas suffisante. N'était-il pas de ceux dont on pouvait attendre +qu'ils fissent mieux que les autres? La répugnance, le mépris qu'il +éprouvait évidemment pour certains procédés ne devaient-ils pas +l'empêcher non seulement d'y recourir, mais d'y laisser recourir à +côté ou au-dessous de lui? Son austérité propre était incontestable. +Il y avait déjà longtemps qu'il «s'était promis, une fois pour +toutes, de ne jamais tenir compte, dans sa vie publique, d'aucune +considération d'intérêt privé[6]». «Je ne fais cas et n'ai envie que +de deux choses, écrivait-il à M. Bresson en 1846: de mon vivant, ma +force politique; après moi, l'honneur de mon nom[7].» Seulement, se +contentant trop facilement d'être personnellement intact, il s'était +peu à peu habitué à considérer ce qui lui paraissait être les défauts +inévitables de son temps et de son pays avec une sorte de résignation +hautaine, au sujet de laquelle il se plaisait à philosopher. «En +toutes choses, écrivait-il un jour à M. de Barante, c'est le grand +effort de la vie que de se soumettre à l'imperfection sans en prendre +son parti, et de garder au fond toute son ambition en acceptant toute +sa misère. Si je m'estime un peu, c'est par là . J'ai appris à me +contenter de peu, sans cesser de prétendre à tout[8].» + +[Note 6: Lettre du 19 juillet 1835. (_Lettres de M. Guizot à sa +famille et à ses amis_, p. 145.)] + +[Note 7: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 78.] + +[Note 8: _Documents inédits._] + +La mesure avec laquelle l'histoire s'efforce après coup de faire +le partage entre les torts du gouvernement et les injustices de +l'opposition, il ne fallait pas, sur le moment, l'attendre du public. +Celui-ci était, par le fait même du régime censitaire, plus disposé +à écouter l'accusation que la défense: la foule, facilement jalouse +du «pays légal» dont elle n'était pas, écoutait volontiers ceux qui +le lui présentaient comme une oligarchie bourgeoise n'usant de son +pouvoir que pour satisfaire ses appétits. «Ainsi, a écrit depuis M. +de Tocqueville, presque toute la nation fut amenée à croire que le +système représentatif n'était autre chose qu'une machine politique +propre à faire dominer certains intérêts particuliers et à faire +arriver toutes les places dans les mains d'un certain nombre de +familles; opinion très fausse, même alors, mais qui a plus favorisé +que tout le reste l'établissement d'un nouveau gouvernement[9].» +C'était là en effet un état d'esprit fort dangereux. Il tendait à +bien autre chose qu'à un changement de ministère, et devait être pour +beaucoup dans la chute de la monarchie, dans cette révolution de +février 1848 qu'on a prétendu qualifier de «révolution du mépris». + +[Note 9: Lettre du 27 juillet 1853.] + + +IV + +On eût dit vraiment que, dans cette session de 1846, un mauvais +génie poussait l'opposition dynastique à choisir de préférence les +armes qui pouvaient faire le plus de mal à la royauté. Non contente +de dénoncer la politique du gouvernement comme corruptrice, elle +s'efforça d'en faire remonter la responsabilité au Roi lui-même, +en reprenant avec plus d'âpreté que jamais la campagne contre le +«pouvoir personnel». M. Thiers ne fut pas le moins animé à porter la +lutte sur ce terrain scabreux, qui lui était d'ailleurs familier: +il y avait déjà mis le pied, en 1839, lors de la coalition, avec +M. Guizot pour complice; en 1843, plus accidentellement, à propos +de l'algarade faite par Louis-Philippe à M. de Salvandy[10]. Cette +fois, l'attaque était bien froidement et mûrement préméditée. Lors +du traité d'alliance signé, le 25 décembre 1845, entre M. Thiers et +M. Odilon Barrot, il avait été expressément stipulé qu'un article +serait ajouté au projet de réforme parlementaire, en vue d'exclure +de la Chambre «toute personne recevant, à un titre quelconque, un +traitement de la liste civile». Était-ce pour le plaisir d'écarter +du Palais-Bourbon quelques officiers de service aux Tuileries? Non; +on visait plus haut, et l'on ne s'en cachait pas. «Cet amendement, +disait le _Siècle_, permettra d'apprécier, avec une liberté devenue +nécessaire, l'influence exercée par la couronne sur les délibérations +du pouvoir législatif.» + +[Note 10: Cf. plus haut, t. V, ch. IV, § V.] + +M. Thiers avait promis de soutenir lui-même cette proposition. +Il tint parole, le 17 mars 1846. «Le gouvernement représentatif +dans toute sa vérité», ainsi formula-t-il sa revendication; et il +ajoutait malicieusement: «M. Guizot me comprend; c'est un langage +que nous avons parlé ensemble.» Il continua en ces termes: «Sous +la Restauration, pourquoi me suis-je si hardiment décidé pour le +duc d'Orléans contre Charles X? C'était sous l'empire d'une idée. +J'avais écrit, en 1829, ce mot devenu célèbre: «Le Roi règne et +ne gouverne pas.» Est-ce que vous croyez que ce que j'ai écrit +en 1829, je ne le pense pas en 1846? Non, je le pense encore, je +le penserai toujours.» Puis, répondant à ceux qui, pour écarter +cette maxime, arguaient de l'état particulier de la France: «Si +cela était, messieurs, si le vrai gouvernement représentatif était +impossible en France, ah! il fallait nous le dire en juillet 1830; +il fallait nous dire, ce jour-là , que nous allions risquer, par une +protestation qui engageait nos têtes, nos vies pour une illusion... +Si le gouvernement représentatif dans toute sa réalité n'est +pas possible en France, oubliez-vous qu'il eût mieux valu alors ne +pas faire une révolution? Quoi! nous ne pourrions avoir que les +formes extérieures du gouvernement représentatif! Mais pour cette +fiction, pour ce mensonge, la Restauration valait bien mieux; elle +avait des avantages de situation incontestables au dedans, comme au +dehors.» De là l'importance que l'orateur attachait à la disposition +qui devait exclure de la Chambre les aides de camp du Roi: elle +lui paraissait «un pas dans cette carrière au bout de laquelle il +voyait en perspective la vérité du gouvernement représentatif». «On +nous dit souvent, ajouta-t-il en terminant, que cela viendra, mais +que cela viendra tard. Eh bien, soit! Je me rappelle, en ce moment, +le noble langage d'un écrivain allemand qui, faisant allusion aux +opinions destinées à triompher tard, a dit ces belles paroles que je +vous demande la permission de citer: _Je placerai mon vaisseau sur +le promontoire le plus élevé du rivage, et j'attendrai que la mer +soit assez haute pour le faire flotter_. Il est vrai qu'en soutenant +cette opinion, je place mon vaisseau bien haut; mais je ne crois pas +l'avoir placé dans une position inaccessible.» + +Écouté par tous avec une attention émue, applaudi avec passion +par la gauche, exalté par une grande partie de la presse, répandu +dans le pays à cent mille exemplaires, ce discours eut un immense +retentissement. Ce fut pour l'opposition, particulièrement pour ses +journaux, comme un signal de soutenir la même thèse et de porter +partout l'attaque contre les prétendus empiétements de la couronne. +Les républicains, on le comprend, ne furent pas les derniers à se +joindre à une campagne qui servait si directement leur cause. M. +Thiers ne parut pas troublé de ce bruit, au contraire. Il écrivait +à un de ses correspondants d'Angleterre, dont j'aurai occasion de +reparler, M. Panizzi: «Je sais que vous avez approuvé mon dernier +discours _ad Philippum_. Celui-ci a été fort mécontent, ce dont +je me soucie peu, car je ne veux ni le flatter, ni le blesser. Je +vais à mon but, qui est la vérité, et ne regarde ni à droite ni à +gauche[11].» + +[Note 11: Lettre du 26 mars 1846. (_The Life of sir Anthony Panizzi_, +par Louis FAGAN.)] + +Que fallait-il penser du danger dénoncé par M. Thiers? Sans doute +l'action du Roi était réelle, visible, tangible. Très laborieux +malgré son grand âge, suivant de près toutes les affaires, y donnant +même une partie de ses nuits[12], ayant acquis pleine conscience de +son habileté et de son expérience, fier d'avoir fait prévaloir la +fixité de son système politique à travers tant d'accidents et en +présence d'un esprit public si incertain et si mobile, convaincu +que les choses iraient très mal s'il cessait d'y mettre la main, +ayant, depuis la mort du duc d'Orléans, le sentiment plus profond +encore que sur lui seul reposait l'avenir de la nouvelle monarchie, +Louis-Philippe était moins que jamais d'humeur à accepter la +maxime: Le Roi règne et ne gouverne pas. Mais n'avons-nous pas eu +déjà occasion de montrer que cette maxime, inventée pour jeter bas +Charles X, n'était pas conforme aux vraies traditions du gouvernement +représentatif, et qu'elle était encore plus contraire aux besoins +particuliers de la société française? Si le Roi cherchait à amener +ses ministres et, par eux, la Chambre à ses idées, il ne violentait +pas leur liberté et n'avait pas la prétention de gouverner contre +la majorité. Nul prince n'était plus scrupuleusement résolu à ne +pas sortir des règles constitutionnelles. Son seul tort était de +manifester parfois son action avec quelque intempérance, de se donner +des airs d'ingérence un peu tatillonne, de prépotence effarouchante, +de ne pas comprendre qu'il est parfois plus habile à un roi de +paraître indifférent et de demeurer silencieux. Déjà plusieurs +fois, j'ai dû noter cette petite faiblesse, que l'âge et un peu +d'infatuation venant du succès rendaient maintenant plus sensible. +Elle ne justifiait pas l'accusation de «pouvoir personnel», mais elle +la facilitait. + +[Note 12: Louis-Philippe écrivait au maréchal Soult, le 7 octobre +1846: «Le temps ne suffit plus aux exigences de ma position, et +surtout au travail des papiers, qui prend sur mes nuits d'une manière +qui m'extermine.» Plusieurs de ses lettres sont datées de minuit ou +une heure du matin. (_Documents inédits._)] + +M. Guizot avait d'abord laissé à M. Duchâtel, qui s'en était +habilement acquitté, la tâche de répondre à M. Thiers. Le +retentissement prolongé de ce débat, et les polémiques qui en furent +la suite, l'obligèrent à intervenir à son tour et à apporter, sur +ces graves questions, ce qu'il croyait la doctrine vraie. Il le fit, +le 28 mai 1846, dans le débat de politique générale soulevé par M. +Thiers à l'occasion du budget. Il commença par relever sévèrement +certaines paroles du premier discours de son contradicteur. «Il +se trouve, dit-il, parmi les amis de la monarchie de 1830, parmi +les hommes qui ont contribué à la fonder et qui veulent réellement +la maintenir, il se trouve des hommes qui, lorsqu'une chose ne +leur convient pas, se croient le droit de lui dire: Que ne nous +disiez-vous cela en 1830? Il est grave de s'entendre dire ces +paroles. Ce n'est pas la première fois que je les ai entendues. Je +les ai entendu prononcer, en 1831, par l'honorable général de La +Fayette, à propos du programme de l'Hôtel de ville qu'on disait +violé. Il disait aussi: «Que ne nous disiez-vous cela en 1830?» +J'eus l'honneur de répondre alors qu'à coup sûr personne n'avait la +fatuité de croire qu'il eût disposé de la France et de la couronne +et l'eût donnée au prince qui la portait. Ça été la bonne fortune +de la France de trouver dans son sein, en 1830, le prince qui +porte la couronne. C'est la France elle-même qui s'est donnée à +lui; personne n'en a disposé, personne n'a pu faire qu'il en fût +autrement. Je repousse pour mon compte, aujourd'hui comme en 1831, +ces bouffées d'un orgueil frivole.» Ceci dit, non sans avoir fait +crier l'opposition, M. Guizot aborda la question de fond, et n'hésita +pas à exposer des doctrines nettement monarchiques, qu'il eût sans +doute été plus gêné de professer publiquement au lendemain de 1830; +mais, depuis lors, bien des changements s'étaient opérés. «Je suis +décidé, déclara-t-il, à trouver bon que la couronne déploie pour le +pays tout ce qu'elle possède de sagesse, de fermeté et de dévouement... +Je me regarde, à titre de conseiller de la couronne, comme +chargé d'établir et de maintenir l'accord entre les grands pouvoirs +publics, mais non d'assurer la prépondérance de tel ou tel de ces +pouvoirs sur les autres... Pour cela, qu'y a-t-il à faire? Il faut +traiter avec tous ces grands pouvoirs; il faut les prendre pour ce +qu'ils sont en effet, pour des êtres libres, intelligents, qui ont +leur situation, leurs idées, leurs sentiments, leur volonté;... il +faut s'entendre avec la couronne comme avec les Chambres,... et +amener ces transactions desquelles naît l'unité du gouvernement. +Voilà , le gouvernement représentatif. On parle d'indépendance. Je +fais grand cas de l'indépendance; je suis convaincu qu'il en faut +porter beaucoup dans les conseils qu'on donne à la couronne et dans +les résolutions qu'on prend vis-à -vis d'elle; il faut l'avoir, +l'indépendance; mais l'afficher, jamais! Je suis assez vieux pour +avoir vécu sous bien des pouvoirs. J'ai vécu à côté de plusieurs +d'entre eux, sans contact avec eux; j'en ai servi d'autres; je +suis sûr qu'il n'y en a aucun qui m'ait jamais trouvé servile +ou complaisant... Mais, je l'avoue, j'ai soif de déférence ou +de respect envers les pouvoirs qui gouvernent mon pays. Et s'il +m'arrivait, ce qui m'est arrivé, de me trouver en dissidence avec +eux, bien loin de le laisser voir, je m'efforcerais de le cacher... +Voici encore, dans cette grave question, un point sur lequel +je crois que nous différons. C'est ma conviction que le devoir +d'un conseiller de la couronne est constamment de faire remonter +le bien à la couronne elle-même; elle ne répond jamais du mal; la +responsabilité ministérielle la couvre... Il y a eu, de tous temps, +des ministres de la couronne qui se sont appliqués à l'effacer, à +s'interposer entre elle et le pays, pour se grandir eux-mêmes et eux +seuls. Ce n'est pas mon goût, ni mon devoir. Je crois, au contraire, +qu'il faut s'effacer au profit de la couronne et pour laisser aller à +elle la reconnaissance publique. C'est à cela que je mets ma dignité +et ma fierté, et je trouve les autres fiertés un peu vulgaires et +subalternes.» + +M. Thiers riposta avec une vivacité souvent amère. Sa doctrine +tendait toujours à cette conclusion qu'un roi annulé était le +corollaire nécessaire d'un roi inviolable. Plus les ministres avaient +la réalité du pouvoir, plus, à son avis, on possédait le vrai +gouvernement représentatif. «Ce qu'il faut, disait-il, ce sont des +ministres qui ne se contentent pas seulement du rôle d'intermédiaires +des pouvoirs... De tels ministres peuvent être des commis éloquents; +ce ne sont pas des ministres à grande responsabilité. Cette +transparence dont on se plaint, ce n'est pas avec du talent seulement +qu'on la fait cesser, c'est avec du caractère.» Puis, passant +par-dessus la tête de M. Guizot, pour faire la leçon et poser ses +conditions au Roi lui-même, il terminait ainsi: «Hier, M. le ministre +des affaires étrangères montrait une grande confiance dans la durée +du ministère. Si cependant, malgré cette confiance, le ministère +actuel n'était pas éternel, si ses successeurs ne l'étaient pas non +plus, et qu'enfin il n'y eût plus d'autre ressource que celle des +ministres impossibles, et qu'on me fît l'honneur de jeter les yeux +sur mon impossibilité, je le déclare, dans ce cas, avec le profond +dévouement que j'ai pour la royauté et avec le profond respect dont +je ne me suis jamais écarté envers elle, je lui dirais: «Je suis +prêt, si mes efforts peuvent vous être utiles, à vous servir, mais +en gouvernant d'après ma propre pensée; si ma pensée est d'accord +avec celle de Votre Majesté, j'en serai très heureux; mais, si elle +en diffère, je persisterai à gouverner suivant ma propre pensée.» +C'est peut-être là , messieurs, un grand orgueil, un orgueil frivole, +si vous le voulez, mais c'est un orgueil désintéressé; et j'avoue +que j'aime mieux, pour ma part, cet orgueil désintéressé, quoiqu'il +puisse être accusé d'être frivole, qu'une ambition qui s'abaisse pour +avoir, non point le pouvoir, mais l'apparence du pouvoir.» + +Une réplique de M. Guizot vint clore ce débat, le plus brillant et +le plus considérable qui eût jamais été engagé sur cette question. +«Le trône, dit-il en résumant ses idées, n'est pas seulement un +fauteuil fermé pour que personne ne puisse s'y asseoir. Une personne +intelligente et libre, qui a ses idées, ses sentiments, ses désirs, +ses volontés, comme tous les êtres réels et vivants, siège dans ce +fauteuil... Vous disiez qu'il faut qu'un ministre, pour être un +ministre constitutionnel, soit tout-puissant du côté de la couronne. +On n'exige pas la toute-puissance du côté des Chambres; on reconnaît +que là il y a indispensable nécessité de discuter, de transiger, de +se faire accepter. Mais on veut que, du côté de la couronne, la même +nécessité n'existe pas... Eh bien, tout cela est faux, complètement +faux. Et si cela était vrai, sachez bien qu'il n'y aurait jamais eu, +dans cette Angleterre dont vous parlez, un ministre qui eût couvert +la couronne; car il n'y en a pas eu un seul, même sous des rois très +faibles, très médiocres, qui n'ait souvent et grandement compté avec +eux.» + +La Chambre donna pleinement raison à M. Guizot, par 229 voix contre +147. Ainsi se confirmait un phénomène déjà noté: plus M. Thiers se +portait vers la gauche, faisant siens les griefs et les thèses de +l'opposition avancée, plus les conservateurs effarouchés se serraient +autour du cabinet. Pendant cette session de 1846, le ministère avait +constamment obtenu, sur les questions politiques, des majorités de +60 à 80 voix. Si l'on se rappelle que depuis 1842, à chaque session, +il avait failli être renversé, et que naguère encore, en 1845, il +ne l'avait emporté que de huit voix dans le débat sur l'affaire +Pritchard, on reconnaîtra que le progrès était considérable. +M. Guizot avait de tout temps attaché une importance capitale, +peut-être même par trop exclusive, à la constitution d'une majorité. +Ne devait-il pas dès lors triompher d'un résultat qui, après de +si pénibles efforts, de si inquiétantes vicissitudes, pouvait +paraître un succès définitif et complet? Aussi n'est-on pas étonné +de l'entendre, dans son grand discours du 28 mai, «se féliciter que +la majorité ait enfin acquis une unité, une organisation qui lui +manquaient», proclamer que, «depuis cinq ans, il avait consacré tous +ses efforts à amener ce résultat», et montrer là «comme l'ancre +principale de salut dans les épreuves auxquelles le pays pouvait être +encore appelé». Peu auparavant, s'inspirant de la pensée du ministre, +le _Journal des Débats_ disait: «Nous avons vu enfin arriver le +jour que nous appelions de tous nos voeux, celui où il n'y aurait +plus dans la Chambre que deux grands partis... Depuis trente ans, +c'est la première fois peut-être qu'il y a une vraie majorité dans +nos Chambres. Jamais, dans les années précédentes, nous n'avions vu +l'opposition renoncer à l'espoir d'entamer la majorité; pour le coup, +elle y renonce... De cette époque, datera la fin de la politique +d'intrigue.» + + +V + +La fixité de la majorité donnait à la machine politique une apparence +de stabilité telle qu'on n'en avait pas encore connu depuis 1830. +L'ordre matériel régnait partout. Pas plus de menace d'émeute dans +la rue que de menace de crise dans le Parlement. L'insurrection +avait fait son dernier effort, le 12 mai 1839. Les sociétés +secrètes désorganisées, découragées, ne comptant qu'un petit nombre +d'adhérents infimes, végétaient sous l'oeil de la police, qui s'était +adroitement introduite jusque dans leurs plus secrets conseils. +Depuis Darmès en 1840, près de six années s'étaient écoulées sans +qu'on eût attenté à la vie de Louis-Philippe; on croyait en avoir +fini avec cette horrible manie du régicide qui avait sévi pendant les +dix premières années du règne. + +Le 16 août 1846, le Roi, alors en villégiature à Fontainebleau, +rentrait en char à bancs, avec la Reine et plusieurs de ses enfants, +d'une promenade dans la forêt, quand deux coups de feu furent tirés +sur lui, à quelques pas, du haut d'un mur qui longeait la route; la +bourre de l'un des coups tomba dans la voiture, mais personne ne +fut atteint. L'assassin, aussitôt arrêté, était un nommé Lecomte, +ancien garde des bois de la couronne, récemment congédié pour faute +grave dans son service. Il passait pour un très habile tireur. «Je me +suis trop pressé», dit-il seulement quand on s'empara de lui. «Rien +n'indique, écrivait quelques jours après M. Guizot à M. Rossi, aucune +ramification ni complot. Ce qui n'empêche que ce ne soit une sottise +de dire, comme le font les badauds pour se rassurer, qu'il n'y a là +rien de politique. Quoi de plus politique que cette contagion, cette +_mal'aria_ qui fait que l'humeur d'un garde mécontent de sa pension +se tourne en régicide[13]!» + +[Note 13: _Documents inédits._] + +Pendant qu'on instruisait le procès de ce vulgaire assassin, un +incident imprévu appela l'attention sur un condamné de nom plus +retentissant. On se rappelle que, le 6 octobre 1840, à la suite de la +piteuse échauffourée de Boulogne, la cour des pairs avait condamné +le prince Louis Bonaparte à l'emprisonnement perpétuel. Il subissait +sa peine au château de Ham, où avaient été enfermés naguère M. de +Polignac et ses collègues. Sa captivité n'était pas bien rigoureuse: +on le laissait recevoir ses amis, écrire dans les journaux, publier +des livres. Il en profitait pour lier des relations et entretenir +des correspondances avec les opposants de nuances diverses, +depuis M. Odilon Barrot jusqu'à M. Louis Blanc, pour collaborer à +plusieurs feuilles républicaines de province, notamment au _Progrès +du Pas-de-Calais_, pour souscrire à la fondation d'un journal +fouriériste, et pour publier, sur l'_Extinction du paupérisme_, une +brochure à tendance socialiste. À gauche, on paraissait assez flatté +d'une pareille recrue. «Louis Bonaparte n'est plus un prétendant, +disait un journal radical; c'est un citoyen, un membre de notre +parti, un soldat de notre drapeau.» Malgré tout le mouvement qu'il +se donnait, le prisonnier de Ham ne parvenait pas à attirer sur lui +l'attention du pays; en dehors de quelques fidèles et des démocrates +qui se laissaient courtiser par lui, il était à peu près complètement +oublié. Au commencement de 1846, alléguant la maladie de son père, +l'ex-roi Louis, alors à Florence, il demanda à sortir de sa prison, +fût-ce temporairement. Cette requête fut vivement appuyée auprès +des ministres et du Roi par plusieurs députés, entre autres par +M. Odilon Barrot et M. Dupin. Le gouvernement était disposé à y +faire bon accueil et même à accorder une libération définitive, +si toutefois le prisonnier donnait, sous une forme à trouver, une +garantie de sa sagesse à venir. Le prince refusa de faire plus que +quelque déclaration vague de reconnaissance et préféra tenter la +chance d'une évasion. Le 25 mai 1846, il saisit l'occasion que lui +offraient des travaux de réparation accomplis dans le château pour +s'échapper, déguisé en ouvrier, avec une planche sur l'épaule. Trois +jours après, il était en Angleterre. Cette évasion, machinée comme un +épisode de roman, intéressa un instant la curiosité du public, mais +sans troubler sa sécurité, ni faire prendre davantage au sérieux un +personnage en qui l'on ne voyait alors que l'aventurier de Strasbourg +et de Boulogne. Dans une lettre adressée à M. de Sainte-Aulaire, +ambassadeur à Londres, le prince assura le gouvernement français de +«ses intentions pacifiques», se défendit de vouloir «renouveler des +tentatives qui avaient été si désastreuses», et affirma que «sa seule +idée avait été de revoir son vieux père». Deux mois plus tard, le 27 +juillet, le roi Louis mourut à Livourne: le prince Louis-Napoléon +n'était pas auprès de lui; il avait écrit à son père que le +gouvernement anglais lui refusait des passeports pour se rendre en +Italie. + + +VI + +La bonne situation parlementaire du cabinet, la tranquillité du pays, +l'absence de tout grave embarras au dedans et au dehors semblaient +des conditions favorables pour procéder aux élections générales. Le +6 juillet 1846 fut publiée l'ordonnance de dissolution, convoquant +les électeurs pour le 1er août. Aussitôt les comités réunis de la +gauche et du centre gauche confirmèrent la fusion des deux groupes +en publiant un manifeste unique. Dans ce manifeste, ils tendaient +ouvertement la main aux républicains et aux légitimistes, à tous +ceux qui voulaient renverser ce qu'on appelait alors «un système +corrupteur et antinational». «La question pour chaque électeur, +disaient-ils, n'est pas de choisir celui qu'il préfère, mais bien, +en nommant un homme indépendant, à quelque nuance de l'opposition +qu'il appartienne, d'empêcher le succès du candidat ministériel.» +Les républicains, qui ne pouvaient que gagner à cette coalition, +s'y prêtèrent volontiers: ils en profitèrent pour s'assurer une +part prépondérante dans le «comité central des électeurs de la +Seine», qui non seulement dirigeait les élections de Paris, mais, +par ses communications aux journaux, exerçait son influence dans +toute la France. Les légitimistes, au contraire, ne répondirent +qu'incomplètement à l'appel qui leur était adressé; beaucoup +d'entre eux préférèrent faire campagne avec le parti catholique: +celui-ci, par une tactique imitée de la ligue de M. Cobden, se tenait +absolument en dehors des questions débattues entre M. Thiers et M. +Guizot, et promettait appui au candidat quelconque qui serait «le +plus offrant et dernier enchérisseur en fait de liberté religieuse». + +M. Thiers apporta, dans cette campagne électorale, la même ardeur +impatiente avec laquelle il venait de conduire la bataille +parlementaire. Ses amis, étaient même obligés de le retenir. Il +avait préparé une lettre à ses électeurs où il parlait de la couronne +avec une extrême amertume. «On me trouve fort prononcé, fort actif +dans l'opposition, y disait-il. Serait-ce par hasard afin d'avoir le +pouvoir plus tôt?... Cette conduite éloigne du pouvoir, si bien qu'on +vous appelle ministre impossible. Peu m'importe. Je ne tiens à être +ni possible ni prochain... Certes je savais bien que demander la +réalité rigoureuse du gouvernement représentatif, qui tend à diminuer +l'influence de la royauté irresponsable au profit des ministres +responsables, je savais bien que c'était davantage encore me ranger +dans la classe des ministres impossibles. Je n'ai pas hésité: non +pas que j'eusse le goût puéril, que certaines gens me prêtent, de me +poser, moi simple citoyen, en face de la majesté royale... Mais je +suis convaincu que la monarchie ne sera admise par les générations +présentes et futures que lorsque des ministres vraiment responsables +exerceront véritablement le pouvoir, et, profondément convaincu de +cette vérité, j'ai eu l'orgueil de défendre ma conviction, même à +mes dépens. Cet orgueil, je l'ai eu, je l'aurai toujours dans toute +son étendue. Le pouvoir, je l'ai possédé, et, dans cette transition +inévitable de la monarchie représentative fausse à la monarchie +représentative vraie, transition toujours plus ou moins longue, je +sais ce que vaut le pouvoir. Être ministre entre une royauté qui ne +vous souhaite pas et une Chambre que cinquante ans de révolutions +et de guerres ont profondément troublée, que beaucoup d'intérêts +dominent, être ministre à ces conditions ne me séduit guère.» Cette +lettre fut imprimée, mais ne fut pas envoyée: MM. Duvergier de +Hauranne, de Rémusat, de Maleville, qui n'étaient pourtant pas des +timides, firent comprendre à M. Thiers le tort qu'il se ferait par un +tel langage. + +Le gouvernement, de son côté, arrivait bien préparé à la bataille +dont il avait lui-même choisi l'heure. La tâche principale incombait +au ministre de l'intérieur, M. Duchâtel, qui n'épargna pas sa peine +et déploya une rare habileté. Un de ses amis, témoin quotidien de ses +efforts, M. Vitet, a écrit à ce sujet: «Je puis dire que, pendant +trois mois, il ne cessa de suivre du regard, d'aider, de stimuler, de +réveiller, parfois aussi de tempérer plus de quatre cents candidats +dont il savait par coeur, grâce aux ressources de sa mémoire, toutes +les situations personnelles, et que sans cesse, avec un à -propos +qui les frappait d'étonnement, il éclairait sur leurs oublis, leurs +négligences, leurs imprudences. Ce n'était pas seulement le sentiment +du devoir, c'était un certain plaisir de déjouer les trames de tant +d'habiles adversaires de toute provenance et de toute couleur, qui +lui donnait cette sorte de fièvre de surveillance et d'exhortation.» +Dans une circulaire à ses préfets, M. Duchâtel avait publiquement +revendiqué pour l'administration le droit d'exercer une «franche et +loyale influence», mais en même temps il en avait fixé les limites. +«L'indépendance des consciences, disait-il, doit être scrupuleusement +respectée; les intérêts publics, les droits légitimes ne doivent +jamais être sacrifiés à des calculs électoraux... Fidélité sévère +aux règles de justice dans l'expédition des affaires, respect +de la liberté et de la moralité des votes, mais action ferme et +persévérante sur les esprits, tels sont les principes qui, en matière +d'élections, doivent présider aux rapports de l'administration +avec les citoyens.» Ce langage était sensé et correct. Lors de la +vérification des pouvoirs, l'opposition prétendit que la conduite +du ministre n'avait pas été conforme à sa circulaire, mais elle +n'apporta rien de sérieux à l'appui de ses allégations. Sur ce point +d'ailleurs, on peut s'en fier à la parole du témoin déjà cité: +«J'ai vu de près les élections, a dit M. Vitet; j'en puis parler en +conscience. Je sais quelle scrupuleuse observation de la loi, quel +respect des droits de tous y présidèrent du côté du pouvoir, et je +tiens, pour ma part, qu'on n'en trouverait guère d'aussi sincères, +d'aussi vraiment exemptes de sérieux abus, soit chez nous depuis +1814, soit même dans les pays les plus libres du monde, l'Angleterre, +par exemple, ou les États-Unis.» + +La polémique, menée grand train par les journaux des deux bords, ne +fit guère que ressasser les questions déjà traitées à la tribune. +Il apparut bientôt que la malheureuse affaire Pritchard, si vieille +qu'elle fût, était encore la meilleure carte du jeu de l'opposition. +Les candidats ministériels étaient marqués dans les feuilles adverses +de cette simple lettre: P; cela voulait dire _Pritchardiste_. Or, +à voir l'embarras qu'en éprouvaient ces candidats, il fallait bien +croire que la sottise publique était encore dupe des déclamations +prodiguées par la gauche en cette matière. La presse conservatrice +avait, il est vrai, pour riposter, une arme plus efficace encore, +c'était l'évocation de 1840. Le _Journal des Débats_ ne manquait pas +de rappeler que la victoire de l'opposition serait la rentrée de M. +Thiers au pouvoir, la reprise de la «politique du 1er mars». «La +France, demandait-il, est-elle lasse de la prospérité dont elle jouit +au dedans, de la paix dont elle jouit au dehors? Six années ont été +nécessaires pour réparer les fautes de 1840. Deux jours d'élection +peuvent anéantir le travail de six ans... Avant six mois, cette +prospérité corruptrice et cette paix déshonorante auront fait place +à une crise intérieure et à une crise européenne... Les deux hommes +sont connus; les deux politiques aussi... Rappelez-vous dans quel +état était la France au 29 octobre 1840; voyez dans quel état elle +est aujourd'hui, et choisissez!» + +Toutefois, ce qui frappe le plus, ce n'est pas l'effet produit par +telle ou telle polémique; c'est au contraire le peu de retentissement +qu'avait en réalité ce bruit de presse. Le fond du pays demeurait +tranquille, inerte. Rarement on avait vu, pendant une période +électorale, si peu d'émotion, on pourrait presque dire une pareille +indifférence. Que cachait et présageait cette indifférence? +L'opposition affectait d'y voir le signe que l'opinion se +désintéressait du sort du cabinet: elle se croyait certaine du succès +et le disait très haut. «Je n'ai jamais vu si complète assurance», a +écrit M. Vitet. Du côté ministériel, la confiance était moindre. On +se souvenait de la déception de 1842. N'était-il pas à craindre que +l'affaire Pritchard ne fît, en 1846, le mal qu'avait fait, quatre +ans auparavant, le droit de visite? Le duc de Broglie écrivait à +son fils, le 16 juillet: «Jamais élections ne se seront accomplies +au milieu d'une prospérité et d'un calme plus complets. Ce que cela +donnera, tout le monde l'ignore parfaitement. Le gouvernement, à +mesure que le jour fatal approche, semble plus inquiet, quoique ses +nouvelles soient excellentes[14].» M. Duchâtel mandait à M. Guizot, +le 18 juillet: «Plusieurs points de l'horizon se rembrunissent +depuis quelques jours. J'espère que cela s'éclaircira. D'après les +apparences actuelles, je m'attends à une bataille d'Eylau, où il y +aura beaucoup de morts de part et d'autre, où le champ de bataille +nous restera, mais en nous laissant encore une rude campagne à +soutenir. Si les nôtres, comme je l'espère, se battent bien, je serai +content; je désire d'abord la victoire, et puis, en second lieu, le +combat[15].» + +[Note 14: _Documents inédits._] + +[Note 15: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 30.] + +Telle était la situation quand, le 29 juillet, trois jours avant +les élections, au moment où le Roi saluait la foule du balcon des +Tuileries, deux coups de pistolet furent tirés à une assez grande +distance par un homme caché derrière une statue. Cet homme, appelé +Henri, était un ancien fabricant d'objets en acier, exaspéré par +des malheurs de fortune et de famille. L'instruction révéla par la +suite, dans ce crime, plutôt le désespoir d'un naufragé de la vie +que la haine d'un révolutionnaire, moins un régicide qu'une sorte de +suicide: dans les conditions où il avait été tiré, le coup était à +peu près inoffensif. Au premier moment, toutefois, on ne se rendit +pas compte de ces circonstances, qui devaient faire écarter la peine +de mort par la cour des pairs: ce nouvel attentat, qui suivait de +si près celui de Lecomte, parut la preuve d'un sinistre parti pris +et causa partout un sentiment d'inquiétude et d'indignation, dont +la presse ministérielle se hâta de tirer parti pour raviver le zèle +des conservateurs et discréditer l'opposition. Quant aux journaux +de gauche, ils furent réduits à insinuer que les coups de pistolet +étaient une manoeuvre de la police. + +Vint le jour du scrutin. Les élections de Paris donnèrent l'avantage +à l'opposition: sur quatorze mille suffrages, elle en réunissait +plus de neuf mille; sur quatorze députés, elle en avait onze; le +deuxième arrondissement, le plus riche de la ville, était enlevé aux +conservateurs, qui le possédaient depuis 1830; M. Jacques Lefebvre y +était remplacé par M. Berger. Les journaux de gauche triomphèrent, +mais ce ne fut pas pour longtemps. Dès le lendemain, les nouvelles +de province firent savoir que les ministériels y avaient remporté +des succès dont l'étendue surprenait les vainqueurs eux-mêmes. «Le +résultat, écrivit aussitôt M. Duchâtel, dépasse les espérances que +nous étions en droit de concevoir.» L'opposition perdait vingt-cinq +à trente sièges, et le gouvernement pouvait compter sur une majorité +d'une centaine de voix. On en eut la confirmation, dans la session +qui s'ouvrit, dès le 19 août, pour la constitution de la nouvelle +Chambre; M. Sauzet fut élu président par 223 voix, contre 98 données +à M. Odilon Barrot. + +Après les années laborieuses qu'il venait de passer, le ministère +ressentit comme une joie étonnée de se voir en possession d'une +si grande majorité. M. Guizot déclarait à ses amis «qu'aucun +événement politique ne lui avait causé une satisfaction égale à +celle qu'il éprouvait de ce triomphe de la bonne et saine politique +sur les mauvaises passions[16]». Le duc de Broglie écrivait à +son fils: «Jamais victoire ne fut plus complète... Depuis les +_trois cents_ de M. de Villèle, aucun ministère ne s'était trouvé +à pareille fête[17].» À la satisfaction du triomphe se mêlait +cependant quelque préoccupation. Ce dont on s'inquiétait, c'était +moins de l'irritation des vaincus que des exigences possibles des +vainqueurs, d'autant que, parmi ces derniers, il y avait un assez +grand nombre de députés nouveaux. «Il faut demander à Dieu, disait +M. Doudan, que les conservateurs, se sentant nombreux, ne soient +pas pris de la démangeaison de se mettre en petits paquets, ayant +chacun ses fantaisies à satisfaire. Tout cela n'est que l'embarras +des richesses, qui est peut-être préférable aux embarras de la +pauvreté[18].» Quant à M. Duchâtel, c'était d'un autre côté, du +côté de la couronne, qu'il pressentait des exigences gênantes. «La +situation est très bonne, écrivait-il à M. Guizot; mais elle impose +des devoirs nouveaux et des difficultés au moins aussi grandes que +les anciennes. Le Roi m'écrit une grande lettre de quatre pages +pour me recommander de montrer de la confiance dans l'avenir. Je +suis pour la confiance qui assure et prépare l'avenir, non pas +pour celle qui le gaspille et le compromet. En face des passions +hostiles que nous avons à combattre, il faudrait très peu de fautes +pour changer la situation, jeter le pays de l'autre côté. Il ne +faut pas laisser s'accréditer l'idée que tout est possible. Nous +avons résisté d'un côté; nous aurons probablement à résister de +l'autre. Je sais que vous pensez là -dessus comme moi; aussi je +ne vous en dis pas plus long. Après avoir assuré le triomphe du +parti conservateur, il y va de notre honneur de ne pas devenir les +instruments de sa défaite[19].» Si heureux que fût M. Guizot de sa +victoire, si optimiste qu'il fût par nature, il ne se dissimulait +pas non plus le danger qui résultait du succès même. «L'avenir n'en +sera pas moins difficile ni moins laborieux, écrivait-il à M. Rossi. +On sera plus exigeant avec nous et plus complaisant pour soi-même. +On nous demandera plus et l'on nous aidera moins. Je me prédis bien +des embarras, et je m'y prépare. Après tout, ceux-là valent mieux +que d'autres[20].» Et puis le ministre se rendait compte qu'avec une +telle majorité il ne lui suffirait plus de durer, qu'il lui faudrait +entreprendre quelque chose. Depuis longtemps, il cherchait, sans +avoir encore pu la trouver, l'occasion de quelque grande initiative. +Serait-il plus heureux désormais? En tout cas, il paraissait décidé à +s'y appliquer. «L'ordre et la paix une fois bien assurés, disait-il +dans son discours de remerciement aux électeurs de Lisieux, la +politique conservatrice, en veillant toujours assidûment à leur +maintien, pourra, devra se livrer aussi à d'autres soins, à d'autres +oeuvres. Un gouvernement bien assis a deux grands devoirs. Il doit, +avant tout, faire face aux affaires quotidiennes de la société, +aux incidents qui surviennent dans sa vie... Ce devoir rempli, le +gouvernement doit aussi s'appliquer à développer dans la société +tous les germes de prospérité, de perfectionnement, de grandeur... +C'est là , sans nul doute, pour la politique conservatrice, un +devoir impérieux, sacré, et c'est là aussi, soyez-en sûrs, un but +que cette politique seule peut atteindre. Toutes les politiques vous +promettront le progrès; la politique conservatrice seule vous le +donnera, comme seule elle a pu réussir à vous donner l'ordre et la +paix.» Cette parole, aussitôt mise en relief par les amis et par les +adversaires, eut un grand retentissement. Le public l'accepta comme +une solennelle promesse. + +[Note 16: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._] + +[Note 17: _Documents inédits._] + +[Note 18: X. DOUDAN, _Mélanges et Lettres_, t. II, p. 87.] + +[Note 19: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 32.] + +[Note 20: _Documents inédits._] + + + + +CHAPITRE II + +LES INTÉRÊTS MATÉRIELS. + + I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La + spéculation et l'agiotage.--II. Timidité économique du + gouvernement. Il fait ajourner la réforme postale. Ses + idées sur le libre échange.--III. Les finances en 1846. + L'équilibre du budget ordinaire. Le budget extraordinaire.--IV. + L'administration locale. Le comte de Rambuteau.--V. Le + matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la tentation du + veau d'or. Elle devient indifférente à la politique. Dangers + de cet état d'esprit.--VI. L'opposition accuse le gouvernement + d'avoir favorisé ce matérialisme. M. de Tocqueville. Son + origine, ses visées et ses déceptions. Amertume de ses critiques + sur l'état social et politique.--VII. Le mal s'étend à la + littérature. La «littérature industrielle». Cependant l'état des + lettres est encore fort honorable à la fin de la monarchie de + Juillet. Le roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme + et de spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. Romans + socialistes publiés dans les journaux conservateurs. Eugène Süe. + Les _Mystères de Paris_ dans le _Journal des Débats_. Autres + romans publiés par le _Constitutionnel_. Aveuglement de la + bourgeoisie, faisant fête à ces romans. + + +I + +La tranquillité dont le pays jouissait au dedans et la paix qui +régnait au dehors aidaient singulièrement à la prospérité matérielle. +On eût pu noter alors, d'après les statistiques officielles ou +privées, bien des signes de cette prospérité. Le mouvement du +commerce, tel qu'il ressortait des tableaux de douane, avait beaucoup +plus que doublé depuis 1830. Même progression dans les revenus des +canaux, les produits des voitures publiques, le nombre des lettres +distribuées par la poste. La consommation de la houille, criterium de +l'activité industrielle, avait triplé. Les économistes estimaient +que la fortune immobilière était doublée. En 1845, le cours de la +rente 5 0/0 atteignait 122 fr. 85; celui du 4 1/2 0/0, 116 fr. 25; +celui du 4 0/0, 110 fr. 50; celui du 3 0/0, 86 fr. 40. Le paysan et +l'ouvrier étaient mieux logés, mieux vêtus, mieux nourris; dans les +campagnes, on prenait l'habitude nouvelle des bas, des souliers, du +vin, de la viande, du pain blanc. Les salaires avaient à peu près +doublé en quinze ans. + +Le gouvernement avait secondé ce progrès, par l'impulsion donnée +aux travaux publics, routes, chemins vicinaux, ports, canaux, etc. +Il s'était surtout occupé des chemins de fer, la grande affaire du +moment. On sait comment, après de longs tâtonnements, la loi de 1842 +avait fixé le mode d'établissement des voies ferrées[21]. Depuis +lors, on avait beaucoup fait et entrepris plus encore. En mai 1843 +eut lieu l'inauguration solennelle des deux premières grandes lignes, +celle de Paris à Rouen et celle de Paris à Orléans. L'impression +fut considérable sur le public. Henri Heine écrivait, au moment +même, de Paris: «L'ouverture de ces lignes cause ici une commotion +que chacun partage, à moins de se trouver par hasard placé sur un +escabeau d'isolement social... Nous sentons que notre existence +est entraînée ou plutôt lancée dans de nouveaux orbites, que nous +allons au-devant d'une nouvelle vie... De pareils tressaillements +doivent avoir agité nos pères, alors que l'Amérique fut découverte, +que l'invention de la poudre à canon s'annonça par les premiers +coups de feu, que l'imprimerie répandit par le monde les premières +épreuves de la parole divine... Une nouvelle ère commence dans +l'histoire universelle[22].» L'inauguration, qui frappait à ce +point les imaginations, n'eut pas moins d'action sur les capitaux. +Ceux-ci, en France, s'étaient montrés jusqu'alors, en matière de +chemins de fer, craintifs, embarrassés, défiants. Les quelques +compagnies qui s'étaient hasardées au début n'avaient généralement +pas été heureuses. C'était même leur impuissance constatée qui +avait conduit le législateur de 1842 à mettre à la charge de l'État +les acquisitions de terrains, les terrassements, les ouvrages +d'art, les stations, et à ne demander aux compagnies que la pose +de la voie, la fourniture du matériel et l'exploitation. En 1843, +à la vue des chemins de fer devenus une réalité, l'initiative +particulière se réveilla, s'enhardit; des sociétés surgirent, +s'offrant à entreprendre elles-mêmes non seulement l'exploitation, +mais la construction des lignes. La loi de 1842 avait prévu cette +éventualité; sur l'insistance de M. Duvergier de Hauranne, il y avait +été stipulé que les lignes non immédiatement exécutées «pourraient +être concédées à l'industrie privée en vertu de lois spéciales». En +1844, 1845 et 1846, cette clause fut appliquée à plusieurs lignes +importantes, à celles du Nord, de Paris à Lyon, de Lyon à Avignon, +d'Avignon à Marseille, de Bordeaux à Cette. + +[Note 21: Voir plus haut, t. V, ch. I, § X.] + +[Note 22: Lettre du 5 mai 1843. (_Lutèce_, p. 326.)] + +Le mouvement était bon, mais il devint tout de suite excessif. À +trop de méfiance succédait trop d'illusion. Après avoir été timide, +on se montrait téméraire. Ce fut comme un débordement de compagnies +nouvelles qui se disputaient les concessions, rivalisaient de +promesses dans leurs prospectus, recherchaient, pour en décorer +leurs conseils, les ducs et les princes, les notabilités politiques +et administratives, ou même les généraux et les amiraux. Bouche +béante, le public était prêt à mordre à tous les hameçons. Excité +par le spectacle de quelques fortunes rapides, chacun croyait +voir là un trésor et se précipitait pour mettre la main dessus. À +quelles étranges sollicitations certains fondateurs de sociétés +n'étaient-ils pas en butte[23]! À peine émises ou même avant de +l'être, les actions étaient l'objet d'une spéculation effrénée +qui tenait les convoitises en haleine. C'était la préoccupation +dominante, universelle. Non seulement à la Bourse, mais à la Chambre, +dans les journaux, dans les salons, on ne parlait presque pas d'autre +chose. La concurrence que se faisaient ces nombreuses sociétés dans +la poursuite des concessions les poussait à offrir des conditions +extrêmement onéreuses pour elles. Les pouvoirs publics croyaient +faire une bonne affaire en les acceptant; ils ne se rendaient pas +compte que les embarras des concessionnaires imprudents finiraient +toujours par retomber sur l'État. C'était notamment sur la durée +des concessions que portaient les rabais; quelques compagnies se +contentaient de vingt-quatre ans; on offrait ces rabais à peu près +à l'aveugle, sans étude préalable sérieuse. Parfois, du reste, on +s'inquiétait moins du chemin de fer à établir que de la prime à +réaliser par la plus-value des actions. Certaines sociétés sans base +réelle se fondaient, non pour vivre, mais pour vendre leur mort à des +concurrents plus solides. Ce n'était même plus de la spéculation, +c'était du pur agiotage, avec les désordres et les scandales qui +en sont la suite, brusques alternatives de hausse et de baisse, +engouements et paniques, fortunes faites et défaites en un instant. +Le marché public était livré à des coups de main dont les naïfs et +les faibles étaient généralement les victimes. + +[Note 23: Dans la lettre dont nous avons déjà cité un passage, Henri +Heine disait: «La maison Rothschild, qui a soumissionné la concession +du chemin de fer du Nord et qui l'obtiendra selon toute probabilité, +ne constitue pas une véritable société, et chaque participation à son +entreprise, que cette maison accorde à un individu quelconque, est +une faveur, ou plutôt, pour m'exprimer en termes tout à fait précis, +c'est un cadeau d'argent dont M. de Rothschild gratifie ses amis. +Les actions éventuelles ou, comme elles sont nommées, les promesses +de la maison Rothschild se cotent déjà à plusieurs cents francs +au-dessus du pair, en sorte que celui qui demande au baron James de +Rothschild de pareilles actions au pair mendie, dans la véritable +acception du mot. Mais tout le monde mendie à présent chez lui; il +y pleut des lettres où l'on demande la charité, et, comme les mieux +huppés se mettent en avant avec leur digne exemple, ce n'est plus une +honte de mendier. M. de Rothschild est donc le héros du jour...» +(_Lutèce_, p. 330.) M. Duvergier de Hauranne écrivait peu après: «Si +M. de Rothschild a gardé toutes les lettres qui lui furent adressées +lors de l'adjudication du chemin de fer du Nord, non seulement par +des députés et des fonctionnaires publics, mais par des femmes haut +placées dans le monde, il doit avoir un recueil d'autographes tout à +fait précieux. Jamais ministre du Roi ne fut sollicité, courtisé à +ce point. On eût dit les beaux jours de la rue Quincampoix revenus.» +(_Notes inédites._)] + +Un moment le mal prit une telle étendue qu'on se demanda si le +législateur ne devait pas intervenir pour le réprimer. La difficulté +était de ne pas entraver les sociétés sérieuses, sous prétexte +d'empêcher les sociétés suspectes. En 1844, M. Crémieux fit voter +à l'improviste, par la Chambre des députés, un amendement portant +«qu'aucun membre des deux Chambres ne pourrait être adjudicataire +ni administrateur dans les compagnies auxquelles des concessions +seraient accordées». Mais la Chambre des pairs estima qu'exclure +ainsi des compagnies en formation les personnages considérables +et influents du pays n'était pas un moyen de fortifier cet esprit +d'association qu'on regrettait de voir si faible en France: aussi +n'admit-elle pas l'amendement[24]. L'année suivante, au début de +la session de 1845, une proposition plus réfléchie fut faite, à +la Chambre des pairs elle-même, par le comte Daru, pour supprimer +certains abus de l'agiotage: cette fois encore, la haute assemblée +craignit qu'on n'étouffât du même coup d'utiles initiatives, et le +projet, bien qu'appuyé par le ministère, fut repoussé. La session +ne se termina pas cependant sans que le gouvernement fît voter +quelques dispositions destinées à limiter une liberté qui tournait +en licence: elles furent insérées dans la loi du 15 juillet 1845, +relative à la concession du chemin de fer du Nord. Dans l'exposé +des motifs, le ministre avait ainsi caractérisé le désordre qu'il +entendait réprimer: «Une sorte de vertige s'est emparé d'une partie +de la société. Les chemins de fer, qui ont été si longtemps l'objet +du dédain des capitalistes, semblent devenus aujourd'hui une mine +inépuisable de richesses. De l'excès du découragement on est passé +à l'excès de l'engouement; on se précipite, on se presse dans les +bureaux ouverts pour recevoir les listes de souscription, et l'on +pourrait se croire revenu au temps de ce système fameux qui a tourné +tant de têtes et ruiné tant de familles.» + +[Note 24: M. Molé, alors président du conseil d'administration de +la société formée pour le chemin de fer de l'Est, se crut visé par +le vote de la Chambre des députés et en fut fort blessé. «Je leur +jetterai au nez tous les chemins de fer passés, présents et futurs», +mandait-il à M. de Barante. Et celui-ci écrivait, de son côté, à +l'un de ses parents: «Mathieu (M. Molé) m'écrit qu'il traitera +l'amendement Crémieux selon son mérite et dira quels sentiments +l'ont inspiré, mais qu'en conclusion il laissera là tous les chemins +de fer. C'est précisément ce que veulent ces démocrates, qui vont +poursuivant les capitaux, la propriété, le bénéfice commercial +et industriel, comme ils ont poursuivi toutes les supériorités +sociales.» Et il ajoutait, dans une autre lettre: «Voir gagner de +l'argent à autrui est un sensible chagrin pour tout bon député.» +(_Documents inédits._)] + +Le législateur faisait son devoir en cherchant à remédier aux excès +de l'agiotage; mais son action n'était pas et ne pouvait pas être +bien efficace. D'ailleurs, quand on voit qu'au même moment la même +cause produisait en Angleterre les mêmes désordres, on se demande +si ce n'était pas la conséquence à peu près inévitable d'une +révolution économique dont la nouveauté et la grandeur étaient bien +faites pour troubler à la fois les intérêts et les cerveaux. En +décembre 1845, à l'une des phases les plus aiguës de cette crise, le +_Journal des Débats_ rappelait, non sans quelque raison, à ceux qui +se lamentaient, que, du moment où l'on avait voulu l'exécution des +chemins de fer par l'industrie privée, il fallait s'attendre à la +spéculation; que, sans elle, les concessions n'eussent pas abouti; +que, d'autre part, la spéculation, en s'excitant elle-même, avait +grande chance de dégénérer en agiotage. «Il y a eu de l'agiotage, +ajoutait-il, parce qu'il y en aura toujours, quand il y aura de +grands profits en perspective, enveloppés dans un nuage de mystère.» +Le _Journal des Débats_ voulait bien plaindre les victimes, mais il +se consolait en constatant que les chemins de fer se faisaient. Et +en effet, à considérer aujourd'hui les choses de loin, les accidents +passagers s'effacent, et ce qui domine, c'est l'effort, parfois +inexpérimenté, pas toujours bien pondéré, mais, en fin de compte, +efficace et puissant, qui donna alors à la grande oeuvre des chemins +de fer français une impulsion décisive. En 1844 et 1845 furent +concédées presque toutes les lignes principales de notre réseau, tel +qu'il est aujourd'hui constitué. En 1846 eut lieu l'inauguration du +premier de nos chemins internationaux, celui de Paris à la frontière +belge. Le nombre de kilomètres exploités, qui était de 598 en 1842, +s'élevait à 1,320 en 1846. + + +II + +En matière économique, le gouvernement, qui avait les vertus et +les défauts de la bourgeoisie, était plus prudent que novateur; +il évitait les aventures téméraires où d'autres ont compromis les +intérêts du pays, mais parfois il était un peu lent à entreprendre +certaines transformations fécondes. Cette timidité se manifesta, +par exemple, dans la question postale. En 1839, l'administration +anglaise, renversant hardiment toutes les idées reçues, avait +substitué, pour le transport des lettres, une taxe unique et fort +abaissée aux tarifs élevés et variables suivant les zones; elle avait +compté, non sans raison, sur le développement des correspondances, +pour retrouver les recettes qu'elle paraissait sacrifier. Une +proposition faite, au cours de la session de 1845, en vue +d'introduire cette réforme en France, parut trouver quelque faveur à +la Chambre des députés; mais le ministre des finances la combattit si +vivement qu'au vote d'ensemble elle réunit seulement 170 voix contre +170, et que, par suite, elle fut déclarée rejetée. Le tarif variable +devait subsister jusqu'en 1850. + +Était-ce également la timidité ou bien une sage prévoyance qui +retenait le ministère sur la pente du libre échange? La Restauration +avait été hautement protectionniste. Le gouvernement de Juillet, +qui, à l'origine, s'inspirait quelque peu des idées nouvelles émises +sur ce sujet par l'école du _Globe_, eût été disposé à suivre une +politique moins restrictive. Mais, chaque fois qu'il avait tenté +de faire un pas en avant, il s'était heurté aux intérêts des +manufacturiers qui, sous le régime du suffrage restreint, possédaient +une grande influence. Ce fait s'était produit plusieurs fois depuis +l'avènement du ministère du 29 octobre 1840. C'est ainsi que M. +Guizot avait dû renoncer à conclure avec l'Angleterre un traité de +commerce vers lequel il était porté par des raisons, il est vrai, +plus politiques qu'économiques. C'est ainsi également qu'il avait +été contraint d'abandonner le projet d'une union douanière avec la +Belgique[25]. À défaut de cette union, il avait conclu, en 1842, +une convention spéciale d'une durée de quatre années, assurant à +la Belgique un traitement de faveur pour ses fils et tissus de +chanvre: en compensation, nos tissus de soie, nos sels et nos vins +bénéficiaient de quelques abaissements de droits. Même ainsi limitée, +cette convention fut fort critiquée, d'autant que le cabinet de +Bruxelles s'était hâté d'accorder à l'Allemagne les mêmes tarifs. En +mars 1845, M. Guizot dut promettre à la Chambre de ne pas renouveler +la convention, si des concessions réelles ne nous étaient faites. +Il entama donc, peu après, des négociations qui aboutirent, le 13 +décembre 1845, à un nouveau traité; il y obtenait certains avantages, +ou du moins l'abandon de certaines mesures hostiles: c'était peu +de chose; mais il nous importait politiquement que la Belgique ne +fût pas tentée de rechercher le patronage d'une autre puissance. +Très attaqué à la Chambre, en avril 1846, habilement défendu par le +cabinet, le traité fut approuvé. + +[Note 25: Voir t. V, ch. III, § II.] + +Cette discussion fut pour M. Guizot l'occasion d'exposer, d'une façon +générale, la politique commerciale du gouvernement. L'attention +publique était alors fort éveillée sur ces questions. Un livre de +M. Frédéric Bastiat, _Cobden et la Ligue_, venait de révéler aux +Français, qui jusque-là ne s'en doutaient guère, la révolution +économique accomplie outre-Manche sous les auspices de sir +Robert Peel. Les libre-échangistes de France y avaient trouvé un +encouragement à s'organiser et à tenter, eux aussi, une «agitation»; +par contre-coup, les protectionnistes, se sentant menacés, s'étaient +mis sur la défensive. Les circonstances donnaient donc une importance +particulière à la parole du ministre. Celui-ci rendit largement +hommage à l'initiative de sir Robert Peel, mais il montra en quoi +l'état de l'Angleterre différait du nôtre, comment elle avait dû +remédier à un mal social qui n'existait pas chez nous, et comment +elle avait pu, sans péril, exposer son industrie déjà puissante à une +concurrence qui eût été dangereuse pour notre industrie plus jeune. +Après avoir déclaré sa volonté de «maintenir le système protecteur», +le ministre ajoutait aussitôt: «Nous entendons le modifier, +l'élargir, l'assouplir, à mesure que des besoins nouveaux et des +possibilités nouvelles se manifestent. Non seulement nous entendons +le faire, mais nous l'avons toujours fait. Combien de prohibitions +ont été supprimées depuis 1830! Combien de tarifs ont été +abaissés!... Nous sommes dans la même voie que l'Angleterre, nous y +sommes plus lentement, et par de bonnes raisons, mais nous y sommes.» +Et quelques jours plus tard, toujours à propos du même traité, le +ministre disait à la Chambre des pairs: «La science s'est aperçue +que les intérêts de ceux qui consomment n'étaient pas suffisamment +consultés, que la part accordée à ceux qui produisent était trop +grande: alors elle n'a plus parlé que des intérêts des consommateurs, +et elle a demandé la liberté illimitée du commerce. Les gouvernements +ne peuvent suivre la science dans cette voie; ils ne sont pas des +écoles philosophiques; ils ne sont pas chargés de poursuivre le +triomphe d'une certaine idée, d'un certain intérêt; ils ont tous les +intérêts, tous les droits, tous les faits entre les mains; ils sont +obligés de les consulter tous;... c'est leur condition, condition +très difficile. Celle de la science est infiniment plus commode... +Il y a ici une question d'intérêt public, une de ces questions +d'État dont les gouvernements doivent tenir grand compte. Je ne veux +pas dire qu'il ne faut pas faire à la liberté commerciale une plus +large part que celle qu'elle a obtenue jusque-là ... Le but, c'est +l'extension des relations des peuples; mais la première condition, +c'est de ne pas porter une perturbation brusque, soudaine, dans +l'ordre des faits relatifs à la création et à la distribution des +richesses.» + +Au mois d'août de cette même année 1846, M. Cobden vint à Paris, +en missionnaire du _free trade_. Fêté par les économistes, il +voulut gagner à ses idées les autorités politiques. Louis-Philippe +le reçut très bien, lui parla abondamment de beaucoup de sujets +divers, mais, sur la question du libre-échange, ne lui répondit que +par des généralités[26]. M. Cobden n'eut pas plus de succès auprès +des ministres, toujours résolus à ne s'avancer que lentement et +prudemment. Le plus «économiste» d'entre eux, M. Duchâtel, écrivait +à M. Guizot, le 1er octobre 1846: «Il ne faut pas trop nous lancer +dans les modifications du régime commercial. Notre rôle n'est pas +d'alarmer et de troubler les intérêts... Je suis d'avis de faire +quelque chose, mais avec une grande prudence et en annonçant très +haut que l'on maintient la protection[27].» Le Roi s'exprimait de +même dans ses conversations: il se déclarait partisan en principe +de la liberté commerciale, admirait ses progrès en Angleterre, +mais estimait que la question était parvenue, de l'autre côté du +détroit, à un degré de maturité qu'elle n'avait pas encore atteint en +France; il reconnaissait qu'on devait marcher vers la réalisation du +principe, mais peu à peu, en ménageant les intérêts engagés, intérêts +des manufacturiers et des ouvriers. «Soyons donc, concluait-il, +pilotes prudents sur cette mer pleine d'écueils, et louvoyons le +long des côtes, sans perdre de vue l'entrée du port, empressés d'y +aborder chaque fois que nous pourrons le faire sans mettre en péril +ces intérêts qui sont aussi ceux de la France[28].» Force était bien +d'ailleurs de compter avec les résistances des protectionnistes, +toujours fort influents dans les Chambres. Jusqu'à la dernière heure +de la monarchie, ils tâchèrent d'empêcher tout changement. En 1847, +le ministère, fidèle à son système de progrès graduel, proposa de +supprimer dix-sept prohibitions et de diminuer les droits sur un +grand nombre d'articles; la commission de la Chambre se montra +défavorable à cette réforme; renvoyé à la session suivante, le projet +ne put être discuté avant la révolution de Février. + +[Note 26: JOHN MORLEY, _The Life of Richard Cobden_, t. I, p. 420 et +suiv.] + +[Note 27: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 30.] + +[Note 28: _Rien! Dix-huit années de gouvernement parlementaire_, par +le comte de MONTALIVET.] + + +III + +On n'a pas oublié les phases diverses par lesquelles avaient +passé les finances de la France depuis 1830; la crise menaçante, +conséquence de la révolution de Juillet: la prospérité laborieusement +et honorablement reconquise par dix années d'ordre, de paix et de +sagesse; les événements de 1840 venant de nouveau tout compromettre, +presque aussi funestes à ce point de vue que ceux de 1830; puis, +au moment même où, par suite de ces événements, le Trésor était +obéré par tant de dépenses militaires, l'obligation de faire face +immédiatement aux charges non moins énormes de la création du réseau +ferré[29]. De là les difficultés budgétaires en face desquelles le +cabinet du 29 octobre s'était trouvé. En 1846, après plus de cinq +années d'efforts, il se flattait d'en être sorti, et il proclamait, +dans le discours royal lu à l'ouverture de la session, «la situation +satisfaisante de nos finances». Était-il fondé à tenir ce langage? + +[Note 29: Voir t. III, ch. V, § V; t. IV, ch. V, § XII; t. V, ch. I, +§ X.] + +1840 avait inauguré le régime des déficits. Même en laissant de côté +le budget extraordinaire, les dépenses ordinaires dépassaient les +recettes ordinaires de 138 millions en 1840, de 165 millions en 1841, +de 65 millions en 1842, de 38 millions en 1843. La cause principale +des déficits était l'augmentation subite du budget du ministère de +la guerre: ce budget, qui n'était que de 214 millions en 1829 et +de 241 millions en 1839, s'était élevé en 1840 à 367 millions, en +1841 à 385, en 1842 à 325, en 1843 à 310, en 1844 à 297, en 1845 à +302, en 1846 à 331; ces chiffres s'expliquent parce que, d'une part, +l'effectif normal de l'armée avait été porté de 248,000 hommes à +339,000, et que, d'autre part, la vigoureuse impulsion donnée par +le maréchal Bugeaud à la guerre algérienne en avait à peu près +doublé les frais. Progression analogue dans le budget de la marine, +qui était passé de 72 millions en 1829 et 79 millions en 1839, à 99 +millions en 1840, 124 en 1841, 130 en 1842, 116 en 1843, 117 en 1844, +114 en 1845, 130 en 1846. Ajoutons que la dotation des ministères +civils s'était aussi accrue, quoique dans une moindre proportion, +soit à cause des améliorations apportées dans les services, soit par +le seul effet de cette loi de la cherté croissante de toutes choses. + +Comment rétablir l'équilibre du budget ordinaire? Des impôts +nouveaux, le ministère n'en voulait pas proposer, fidèle en cela +à la tradition du gouvernement de Juillet. Des économies vraiment +considérables, il n'y fallait pas songer; l'état militaire, une fois +mis sur un certain pied, ne pouvait plus être réduit, et, quant à +l'Algérie, rien n'eût été plus fâcheux, même au point de vue des +finances, que de revenir aux demi-mesures. On eût pu, sans doute, +diminuer notablement les charges en convertissant successivement en +3 0/0 les divers types de rentes au-dessus du pair; le service de la +dette publique aurait été ainsi allégé d'une quarantaine de millions. +Souvent il avait été question de cette mesure; mais le Roi s'y était +obstinément opposé, ne jugeant ni équitable ni politique d'imposer ce +sacrifice aux rentiers. Il ne restait donc qu'un moyen de rétablir +l'équilibre, c'était une politique sage, pacifique, qui développât +la prospérité publique et par là accrût le revenu des contributions +indirectes. Ainsi fit le gouvernement. Ces contributions, qui avaient +donné 687 millions en 1840, en produisirent 719 en 1841, 754 en +1842, 768 en 1843, 791 en 1844, 808 en 1845, 827 en 1846, soit, en +sept ans, une augmentation de 140 millions. Grâce à ces recettes, le +budget ordinaire finit par retrouver son équilibre: celui de 1844 +n'avait plus qu'un déficit insignifiant de 181,000 francs; celui de +1845 se solda par un boni de 4,335,332 francs. + +Rétablir l'équilibre du budget ordinaire, c'était bien; ce n'était +pas assez. Le budget extraordinaire n'était pas le moindre embarras +de nos finances. Il avait commencé à prendre quelque importance +en 1838, avec le développement donné aux travaux publics et avec +les premiers efforts faits pour les chemins de fer. Il comprit 37 +millions de dépenses en 1838; 55 en 1839, 65 en 1840, 62 en 1841. +À partir de 1842, ces chiffres se trouvèrent subitement grossis, +parce qu'aux dépenses des chemins de fer, on ajouta les crédits +plus considérables encore ouverts pour certains travaux militaires +ou maritimes, fortifications, ports de guerre, accroissement de la +flotte: ainsi arriva-t-on, en 1842, à un total de 118 millions; en +1843, de 135; en 1844, de 128; en 1845, de 162; en 1846, de 168. Dans +un budget régulier, à toute dépense autorisée il faut une ressource +correspondante. Le système adopté en 1837 avait été de faire face aux +dépenses extraordinaires avec les réserves de l'amortissement. On +sait en quoi consistaient ces réserves: en vertu des règles posées +pour l'amortissement, chaque année, une certaine quantité de rentes +3 0/0 était rachetée; mais on n'eût pu faire de même pour les rentes +5 0/0, 4 et demi 0/0, 4 0/0, qui étaient au-dessus du pair, sans +imposer au Trésor une perte considérable; la dotation et les rentes +rachetées appartenant à chacun de ces fonds n'étaient donc plus +employées en achats nouveaux et constituaient un fonds provisoirement +disponible auquel on donna le nom de «réserves de l'amortissement». +Ce furent ces réserves, environ 75 à 80 millions par an, que la loi +du 17 mai 1837 affecta aux travaux publics extraordinaires. Une telle +mesure se justifiait: du moment où l'on ne pouvait plus appliquer ces +fonds à l'extinction des dettes anciennes, n'était-il pas naturel de +les employer à prévenir des dettes nouvelles? + +Tout alla bien en 1838, en 1839, tant que les budgets ordinaires +furent en équilibre et que les dépenses extraordinaires ne +dépassèrent pas les réserves. Mais quand la crise de 1840 amena le +déficit et qu'au même moment le chiffre des dépenses extraordinaires +fut considérablement grossi, la combinaison se trouva entièrement +dérangée. Les réserves de l'amortissement durent être détournées +de l'affectation que leur avait donnée la loi de 1837 et furent +employées à couvrir les déficits. Pendant plusieurs années, elles +n'y suffirent même pas et laissèrent un découvert qui absorbait +d'avance les réserves des années futures. À la fin de 1845, ces +réserves paraissaient ainsi engagées jusqu'au milieu de 1846: encore, +en faisant une telle prévision, mettait-on les choses au mieux et +supposait-on que l'équilibre qui venait d'être rétabli dans le budget +ordinaire ne serait plus détruit. + +À défaut des réserves de l'amortissement, force avait été de trouver +d'autres ressources pour faire face aux dépenses extraordinaires. Ce +fut alors qu'intervinrent la loi du 25 juin 1841, relative aux grands +travaux militaires et civils[30], et la loi du 11 juin 1842, qui +établit le réseau des chemins de fer[31]. La première autorisait le +gouvernement à emprunter 450 millions applicables aux grands travaux: +par suite, deux emprunts furent effectués en rentes 3 0/0; l'un, en +octobre 1841, de 150 millions, au cours de 78 fr. 52 c. 1/2; l'autre, +en décembre 1844, de 200 millions, au cours de 84 fr. 75; ce dernier +cours, le plus élevé qu'on eût obtenu dans un emprunt depuis 1830, +témoignait du relèvement du crédit; pour les 100 millions restants, +on ne jugea pas nécessaire de s'adresser au public; on se contenta, +en 1845, de consolider jusqu'à concurrence de cette somme les fonds +de la caisse d'épargne. Quant à la seconde de ces lois, celle de +1842 sur les chemins de fer, on sait qu'elle n'assurait aucune +recette comme contre-partie de l'énorme dépense qu'elle autorisait; +tout devait être à la charge de la dette flottante jusqu'à ce que +l'extinction des découverts permît d'appliquer à cette dépense les +réserves de l'amortissement, ou, si cette ressource manquait, jusqu'à +ce qu'il fût fait un nouvel emprunt. Suivant l'expression de M. +Dumon, la dette flottante était comme «un prêteur intermédiaire entre +une dépense anticipée et une recette retardée». Le crédit ouvert +dans ces conditions n'avait été tout d'abord, en 1842, que de 126 +millions; mais, chaque année, de nouveaux crédits s'y ajoutaient, +et il fut bientôt visible que le chiffre total de l'opération, +évalué dans le début à 475 millions, dépasserait 650 millions. Une +fois engagé dans cette voie, on ne s'y arrêta pas. Le procédé qui +consistait à imputer des dépenses sur la dette flottante était +dangereux, mais il était commode, et l'on fut amené à l'appliquer +à d'autres dépenses qui ne trouvaient pas place dans le budget +ordinaire et dont quelques-unes n'avaient pas l'excuse d'être, comme +celles des chemins de fer, des dépenses essentiellement productives. +Tel fut notamment le crédit de 93 millions voté en 1846 pour le +développement de la flotte: c'était la Chambre elle-même, émue par +certaines révélations sur l'état de notre marine, notamment par la +fameuse note du prince de Joinville, qui avait poussé le ministère à +proposer cette dépense. Au 1er janvier 1846, la dette flottante, bien +qu'allégée par les récents emprunts, s'élevait à 428 millions, et +l'on prévoyait qu'elle grossirait encore dans les années suivantes. + +[Note 30: Voir t. IV, ch. V, § XII.] + +[Note 31: Voir t. V, ch. I, § X.] + +Sans doute chacune de ces dépenses extraordinaires se justifiait par +d'excellentes raisons. Eût-il été possible de retarder les chemins de +fer, ou de ralentir la conquête algérienne? Eût-il été patriotique de +se refuser à renforcer notre état militaire? Le malheur était qu'on +dût faire tout à la fois. De cette concomitance tout accidentelle +venait l'embarras de nos finances. Le gouvernement se flattait du +moins que l'embarras ne serait que passager, et s'il chargeait si +lourdement la dette flottante, il n'était pas sans prévoir les +moyens de la dégager. Il comptait pour cela sur les remboursements +à effectuer par les compagnies de chemins de fer, remboursements +s'élevant à plus de deux cents millions, et sur les réserves de +l'amortissement qu'il espérait bientôt retrouver disponibles. +Toutefois ce n'était pas avant plusieurs années que la dette +flottante pourrait être ainsi complètement déchargée du poids qu'on +avait momentanément rejeté sur elle. La commission des finances, dans +le rapport fait en 1846 sur le budget de 1847, calculait que cette +libération totale ne serait accomplie qu'en 1857. Et encore était-ce +à la condition qu'il n'y aurait d'ici là aucune crise extérieure +ou intérieure, que les budgets ordinaires ne présenteraient plus de +découverts et qu'on n'entreprendrait pas de nouveaux travaux. Qui +pouvait répondre que toutes ces conditions seraient remplies? Le +ministère se flattait cependant de n'avoir pas dépassé les forces +de la France, et quand c'était M. Thiers, le ministre de 1840, +qui lui reprochait d'avoir été téméraire, M. Guizot se croyait +fondé a répondre: «La paix aussi a ses grandes entreprises, la +paix a aussi ses témérités; mais les témérités de la paix ont cet +avantage qu'elles sont fécondes, qu'elles valent au pays des biens +immenses qui vont toujours se développant. Les témérités d'une +autre politique, d'un autre système, sont au contraire stériles et +vont s'aggravant tous les jours. Voilà la différence. Nous avons la +confiance qu'avec le maintien de la bonne politique, de la politique +pacifique et conservatrice, les témérités de la paix seront heureuses +et fructueuses, et que le pays surmontera, c'est-à -dire portera le +fardeau dont il s'est volontairement chargé, au-devant duquel il est +allé lui-même à cause des biens qu'il en espère[32].» + +[Note 32: Discours du 28 mai 1846.] + + +IV + +Les mesures législatives et les actes du pouvoir central ne sont +pas les seuls moyens par lesquels un gouvernement travaille à la +prospérité d'un pays. Il y contribue aussi par l'administration +locale. Après 1830, le personnel préfectoral, improvisé sous le +coup de la révolution, avait laissé parfois à désirer. Peu à peu il +s'était épuré, et l'on peut dire que dans les dernières années de +la monarchie il était devenu excellent[33]; il avait la capacité, +l'expérience et la considération; il avait surtout la stabilité, +conséquence naturelle de la durée du cabinet. Presque tous les +préfets étaient anciens dans la carrière et restaient longtemps +au même poste. Quelques-uns paraissaient avoir formé avec leur +département une sorte de mariage indissoluble, témoin M. Lorois et M. +Lucien Arnauld, qui, nommés, l'un à Vannes en 1830, l'autre à Nancy +en 1832, devaient y demeurer jusqu'à la révolution de Février. De +cette sorte de permanence et d'inamovibilité préfectorale, il était +d'autres exemples: le plus considérable fut celui de M. de Rambuteau, +préfet de la Seine de 1833 à 1848. Déjà le comte de Chabrol avait +occupé l'Hôtel de ville pendant toute la Restauration. + +[Note 33: Citons, parmi les préfets de cette époque: MM. de la Coste, +Bocher, de Champlouis, Tourangin, Darcy, de Saint-Marsault, Sers, +Roulleaux-Dugage, Pellenc, Chaper, de Villeneuve, Brun, Bonnet, +Mallac, Desmousseaux de Givré, Meinadier, Azevedo, Vaïsse, Jayr, +Monicault, Morisot, Saladin, Lorois, etc., etc.] + +Le comte de Rambuteau est l'une des figures intéressantes du règne. +Dans sa jeunesse, il avait appris le monde auprès de son charmant +beau-père le comte Louis de Narbonne, et l'administration à l'école +de l'Empereur, qui l'avait distingué et nommé préfet du Simplon. +De cette double éducation il avait gardé des qualités rarement +unies, à la fois homme de bureau et de salon, laborieux et enjoué, +sachant les affaires et connaissant les hommes. Le premier, il se +trouva à Paris en face d'un conseil municipal élu, où l'opposition +avait une large place et dont le président fut bientôt l'un +des personnages importants du parti radical, M. Arago. Par son +adresse, par sa patience, par un esprit de conciliation qui parfois +effarouchait un peu les ministres, le préfet parvint à bien vivre +avec le conseil, le détournant de la politique vers les affaires, +et l'amenant à s'associer à toutes les cérémonies monarchiques, +réceptions de la famille royale à l'Hôtel de ville, baptême du comte +de Paris, funérailles du duc d'Orléans. De grands travaux furent +faits pour assainir et embellir la capitale. «Je dois procurer aux +Parisiens de l'eau, de l'air et de l'ombre», avait-il dit dans une +de ses premières harangues au Roi. Les gigantesques et coûteuses +transformations opérées depuis ne doivent pas faire oublier ces +années d'activité réglée et féconde, où l'administration municipale +renouvela entièrement la voirie par le pavage en chaussée et la +création des trottoirs, nivela les boulevards, élargit ou perça +un grand nombre de rues, refit les quais, établit l'éclairage au +gaz, agrandit l'Hôtel de ville, termina la Bourse et la Madeleine, +construisit l'église Saint-Vincent de Paul, commença Sainte-Clotilde, +éleva le nombre des écoles de 58 à 209, améliora les hôpitaux et +les prisons, développa le service des eaux de façon à porter la +part de chaque habitant de 70 litres à 108; et tout cela, sans +embarrasser les finances, sans grever l'avenir, bien plus, en +laissant entrevoir, pour 1851, l'extinction complète de la dette +municipale. Sous ce régime, le commerce et l'industrie parisienne +progressèrent rapidement: les déclarations d'exportation à la +douane, qui étaient de 60 millions en 1832, montèrent à 171 en +1846. M. de Rambuteau payait de sa personne, non seulement par la +direction donnée aux grandes affaires, mais par les relations qu'il +avait avec ses administrés; son cabinet était ouvert à tous; chaque +matin, il parcourait les quartiers populaires, causant volontiers +avec les ouvriers, auprès desquels son activité, sa bonhomie, son +abord gracieux et facile lui valaient une sorte de popularité. Fort +bien vu du Roi et de Madame Adélaïde, on l'interrogeait souvent, +aux Tuileries, sur les sentiments de Paris. En 1848, lors de la +dévastation de l'Hôtel de ville, les vainqueurs respectèrent son +portrait, et le portant sur le lit du préfet: «Dors, papa Rambuteau, +dirent-ils; tu as mérité de te reposer.» + + +V + +En somme, malgré les excès de la spéculation, malgré certaines +timidités de la politique commerciale et certaines témérités de la +politique financière, l'activité économique du pays était en plein +développement. Telle était même cette activité, qu'on en venait à +se demander si elle ne tenait pas une place trop grande dans les +préoccupations du public, et si l'idéal national n'en était pas un +peu abaissé. Beaucoup s'en plaignaient alors et y montraient le +vice propre de la classe moyenne, devenue omnipotente depuis 1830. +On prétendait que le règne de cette classe aboutissait à rétablir +une nouvelle féodalité, la «féodalité financière», ou, pour parler +comme Proudhon, à remplacer l'aristocratie par la «bancocratie». Il +semblait, du reste, qu'on fût bienvenu, dans ce temps, à mal parler +de la bourgeoisie. C'était désormais contre elle que s'exerçait la +satire, que s'acharnait la caricature; c'était d'elle que l'on se +moquait sous les traits de Prudhomme ou de Paturot. Sa prépondérance +avait éveillé la jalousie. La noblesse, qu'elle traitait en vaincue, +et le peuple, qu'elle traitait en suspect, étaient également +empressés à la trouver en faute, et tous deux s'accordaient à lui +reprocher un matérialisme dont ils se flattaient de n'être pas +atteints au même degré. + +Que doit-on penser de ce reproche? Depuis qu'elle était maîtresse, +la bourgeoisie avait fait preuve de sérieuses qualités; elle s'était +montrée sensée, instruite, laborieuse, honnête. Mais elle avait deux +causes de faiblesse: l'une était sa rupture avec l'aristocratie +de naissance, que l'aristocratie d'argent ne suppléait pas; +l'autre était la part insuffisante faite, dans sa vie morale, au +christianisme, que ne pouvait pas non plus remplacer la philosophie +éclectique, alors officiellement investie du gouvernement des âmes, +mais incapable de répondre à toutes leurs questions, de satisfaire +à tous leurs besoins. Par cette double séparation, la bourgeoisie +s'était privée de certains éléments sympathiques, généreux, +chevaleresques, héroïques, qui eussent fait heureusement contrepoids +à ce qu'elle pouvait avoir, par ses origines, par ses habitudes, d'un +peu égoïste et terre à terre. C'étaient ces côtés faibles que M. +Guizot avait en vue quand, au lendemain de 1848, dans une lettre à +M. Lenormant, il définissait ainsi le parti conservateur avec lequel +il avait été obligé de gouverner: «Trop étroit de base, trop petit +de taille, trop froid ou trop faible de coeur; voulant sincèrement +l'ordre dans la liberté, et n'acceptant ni les principes de l'ordre, +ni les conséquences de la liberté; plein de petites jalousies et de +craintes; étranger aux grands désirs et aux grandes espérances, les +repoussant même comme un trouble ou un péril pour son repos.» Et +il ajoutait: «J'en dirais trop, si je disais tout.» Un homme avait +senti plus vivement encore les défauts de la classe portée au pouvoir +par la révolution de 1830, c'était le prince sur la tête duquel +paraissait reposer l'avenir de cette révolution, le duc d'Orléans. +Ses lettres intimes, récemment publiées, nous révèlent avec quelle +sévérité il se laissait aller à parler de cette bourgeoisie, +de la façon dont elle avait été «amollie» par le succès, de ce +«mouvement politique qui ne parlait pas à l'imagination», de ces +«idées mesquines et étroites qui avaient seules accès dans la tête +des députés», de ces hommes «qui ne voyaient dans la France qu'une +ferme ou une maison de commerce»; parfois même, l'expression de son +«dégoût» avait une amertume et une véhémence dont l'exagération +surprend, et où il faut voir moins un jugement réfléchi et mesuré que +la généreuse impatience d'une âme jeune, ardente, froissée dans ses +plus nobles instincts[34]. + +[Note 34: _Lettres du duc d'Orléans_, publiées par ses fils, p. 148, +149, 171, 222, 265, 297.] + +On conçoit l'effet que dut produire, dans une société ainsi malade, +l'esprit de spéculation surexcité par la création des chemins de +fer. Placée en face de ce qu'on pouvait appeler la grande tentation +du veau d'or, la classe moyenne se trouva mal armée pour y résister: +elle y succomba. «Le vent est à la conquête des richesses, écrivait +M. Léon Faucher en 1845; nous faisons des chemins de fer; nous sommes +dans une veine miraculeuse de prospérité... On ne pense plus qu'à +s'enrichir, et l'on ne mesure plus les événements qu'au thermomètre +de la Bourse[35].» Cette fièvre d'argent eut tout de suite une +conséquence digne de remarque dans un pays où, depuis 1815, la +politique avait tenu tant de place: elle en fit perdre le goût au +public. «L'esprit politique est mort pour plusieurs années, disait +M. Faucher... Il n'y a plus d'opinion en laquelle on ait foi[36].» +Mettra-t-on ce témoignage en doute, comme émanant d'un opposant? +Voici M. Rossi qui, dès le mois de décembre 1842, s'exprimait en ces +termes dans la _Revue des Deux Mondes_: «Le public ne s'occupe que de +ses spéculations, de ses affaires. Il n'a pas de goût en ce moment +pour la politique; il s'en défie; il craint d'en être dérangé. Il a +eu ainsi des engouements successifs: sous l'Empire, les bulletins +de la grande armée; sous la Restauration, la Charte, la liberté; +tout le reste lui paraissait secondaire. Aujourd'hui, c'est la +richesse. Les hommes aux passions généreuses doivent s'y faire.» M. +de Barante, d'un esprit si mesuré et si sagace, écrivait, vers la +même date, à l'un de ses parents: «La politique est morte pour le +moment. Je ne me souviens pas d'avoir vu un pareil assoupissement +des opinions. Les intérêts privés ont aboli l'intérêt public, ou, +pour parler plus exactement, personne ne l'envisage que sous cet +aspect[37].» Il ajoutait, en 1843, dans une lettre à M. Guizot: +«L'oubli des opinions politiques est complet; il se confond avec une +insouciance croissante de tout intérêt public; ni conviction, ni +affection, ni même approbation explicite; on jouit de ce bien-être; +on y tient assurément beaucoup, mais sans songer à lui assurer un +lendemain[38].» Et encore, en 1845: «Rien qui diffère des années +précédentes... Un oubli plus complet encore des opinions; point +d'esprit public; aucune montre d'attachement aux institutions ni +aux personnes[39].» Ce phénomène ne frappait pas seulement les +hommes d'État; M. Sainte-Beuve notait, le 5 novembre 1844, que «la +politique était de plus en plus morte en France[40]». De cette sorte +d'inertie, le gouvernement essayait parfois de donner une explication +rassurante: «C'est, disait M. Guizot, que le pays est tranquille sur +les principes, sur les intérêts moraux qui lui sont si chers. Il est +tranquille, parce qu'il sait que le gouvernement ne les menace pas; +et, tranquille sur sa grande existence morale, il fait paisiblement +ses affaires quotidiennes[41].» Qu'il y eût une part de vérité dans +cette explication, je le veux bien. Toutefois, elle ne suffisait +pas, et il n'était pas besoin d'y regarder de bien près pour se +rendre compte que le pays n'était pas seulement tranquille; il était +indifférent et distrait. + +[Note 35: Lettres du 18 août et du 9 décembre 1845. (Léon FAUCHER, +_Biographie et Correspondance_, t. I, p. 163 et 168.)] + +[Note 36: Lettres du 9 décembre 1845 et du 4 février 1846. (_Ibid._, +p. 168 et 171.)] + +[Note 37: Lettre du 17 octobre 1842. (_Documents inédits._)] + +[Note 38: Lettre du 28 août 1843. (_Documents inédits._)] + +[Note 39: Lettre du 5 septembre 1845. (_Documents inédits._)] + +[Note 40: _Chroniques parisiennes_, p. 277.] + +[Note 41: Discours du 28 mai 1846.] + +Un fait avait aidé à cette indifférence politique: c'est que le +régime parlementaire ne s'était pas relevé du discrédit dont l'avait +frappé la coalition de 1839. On n'avait plus sans doute à se plaindre +de crises pareilles à celles qui s'étaient succédé de 1836 à 1840; +le ministère avait acquis une stabilité jusqu'alors inconnue; la +majorité semblait constituée. Mais, en dépit du talent des orateurs, +le public ne pouvait pas s'intéresser beaucoup à des luttes où ne +lui paraissaient être en jeu que des ambitions personnelles; il +ne se sentait plus en communion avec les Chambres, comme sous la +Restauration et dans les premières années de la monarchie de Juillet, +alors que les grands problèmes portés à la tribune,--«royalisme» +ou «libéralisme», «résistance» ou «mouvement»,--étaient ceux mêmes +que le pays débattait avec ardeur ou angoisse. Aussi, vers 1846, +était-on assez bienvenu, dans certains milieux, à mal parler du +«parlementarisme», à le déclarer une «machine usée». Les démocrates +ne se montraient pas les moins vifs, témoin une brochure de M. +Henri Martin qui fit à ce moment quelque bruit. Il n'était pas +jusqu'au monde doctrinaire d'où l'on ne vît s'élever des doutes. M. +Doudan, dont on n'ignore pas, il est vrai, le scepticisme un peu +fantasque, se demandait si «la soupe constitutionnelle était une +bonne soupe». «Nous avons cru pendant vingt ans, disait-il, que +le bouillon était nourrissant, trop nourrissant, et, en regardant +de près les chiens qu'on engraissait de cette gélatine, on a pu +voir qu'ils maigrissaient à vue d'oeil[42].» C'était à toutes les +libertés que risquait de s'étendre l'indifférence du public. «La +réaction contre les idées libérales est grande en ce moment, notait +un observateur; on croit avoir suffisamment réfuté le système le plus +généreux, le plus sensé, le plus équitable, lorsqu'on l'a qualifié +dédaigneusement de théorie[43].» Tel paraissait être notamment l'état +d'esprit des jeunes députés, qui venaient d'entrer en assez grand +nombre dans la Chambre, en 1846, et qui se piquaient d'y représenter +les générations nouvelles: il fallait entendre de quel ton ils +parlaient des «illusions libérales» de leurs devanciers[44]. Peu de +temps auparavant, M. Molé écrivait à M. de Barante: «Nous sommes à +une de ces époques où l'esprit humain, doutant de lui-même, ne sait +plus que penser de ce qu'il avait condamné et de ce dont il s'était +enorgueilli[45].» M. de Rémusat, tout en se raidissant pour son +compte contre une telle désillusion, constatait qu'elle avait gagné +beaucoup d'esprits[46]. + +[Note 42: Lettre du 27 septembre 1844. (X. DOUDAN, _Mélanges et +Lettres_, t. II, p. 39.)] + +[Note 43: _Journal inédit de M. de Viel-Castel._] + +[Note 44: _Ibid._] + +[Note 45: Lettre du 18 août 1844. (_Documents inédits._)] + +[Note 46: Article sur M. Jouffroy, _Revue des Deux Mondes_ du 3 août +1844.] + +Cet affaiblissement de la vie politique, cette préoccupation +excessive de l'intérêt individuel étaient, pour la nation, une +diminution de sa dignité morale. Était-ce une sécurité pour le +gouvernement? Quelques-uns s'en flattaient. Une opinion ainsi +distraite leur paraissait moins gênante. Et puis ils croyaient +trouver dans les intérêts surexcités une force pour le pouvoir qui +travaillait à les satisfaire, fondement plus solide, disait-on, +que des sentiments, de leur nature, toujours un peu capricieux. +Les journées de février 1848 devaient cruellement détruire cette +illusion. «Le matérialisme en politique, a-t-on écrit très justement +à propos de la monarchie de Juillet[47], produit les mêmes effets +qu'en morale; il ne saurait inspirer le sacrifice, ni par conséquent +la fidélité... On dira peut-être que ces intérêts bien entendus, en +faisant sentir au bourgeois le besoin de la stabilité, suppléeront +aux principes et l'attacheront solidement à son parti: il n'en est +rien. Loin de lui conseiller la fermeté, ses intérêts le porteront +à être toujours de l'avis du plus fort. De là ce type fatal, sorti +de nos révolutions, l'homme d'ordre, comme on l'appelle, prêt à tout +subir, même ce qu'il déteste. L'intérêt ne saurait rien fonder, car, +ayant horreur des grandes choses et des dévouements héroïques, il +amène un état de faiblesse et de corruption où une minorité décidée +suffit à renverser le pouvoir établi.» Ces réflexions étaient +inspirées, après coup, à M. Renan par la leçon des faits. Dès 1840, +devançant les événements avec une sagacité prophétique, Henri Heine +annonçait qu'au jour des tempêtes «la bourgeoisie se tiendrait coi +et ferait défaut au Roi, en lui laissant à lui-même tout le soin de +se tirer d'affaire». Et il continuait ainsi: «La bourgeoisie fera +peut-être encore bien moins de résistance que n'en fit, dans un cas +pareil, l'ancienne aristocratie; même dans sa faiblesse la plus +pitoyable, dans son énervement par l'immoralité, dans sa dégénération +par la courtisanerie, l'ancienne noblesse resta encore animée d'un +certain point d'honneur inconnu à notre bourgeoisie, qui est devenue +florissante par l'industrie, mais qui périra également par elle. On +prophétise un autre Dix août à cette bourgeoisie, mais je doute que +les chevaliers industriels du trône de Juillet se montrent aussi +héroïques que les marquis poudrés de l'ancien régime qui, en habit +de soie et avec leurs minces épées de parade, s'opposèrent au peuple +envahissant les Tuileries[48].» + +[Note 47: M. RENAN, dans la _Revue des Deux Mondes_ du 1er juillet +1859, p. 201.] + +[Note 48: _Lutèce_, p. 150.] + + +VI + +La prédominance des intérêts matériels était le mal de la société +elle-même. L'opposition, fidèle à sa tactique, tâcha d'y faire +voir la faute, le crime du ministère, qu'elle accusa d'avoir +machiavéliquement travaillé à la perversion de l'âme nationale. À +entendre les orateurs et les journaux de la gauche, le gouvernement +avait poussé le pays aux pieds du veau d'or, pour le détourner de +la politique; il avait sciemment provoqué et favorisé l'agiotage +en matière de chemins de fer[49]. Ce sont là de ces calomnies de +parti dont l'exagération même trahit l'injustice et que l'histoire +peut négliger. Mais des bancs de l'opposition s'élevaient parfois +des critiques qui méritent de n'être pas confondues avec ces +vulgaires déclamations. Tels étaient les discours, ou plutôt les +dissertations, où, presque chaque année, M. de Tocqueville, laissant +de côté les faits particuliers de la politique courante, dogmatisait +gravement et mélancoliquement sur l'altération des moeurs publiques, +et prophétisait les malheurs qui en résulteraient. Il semblait +s'être fait une spécialité de ce rôle de Cassandre auprès de la +bourgeoisie régnante. Son inspiration était élevée; toutefois il +s'y mêlait quelque chose d'un peu chagrin qui le portait à voir +souvent la situation trop en noir. Et puis, même chez ce haut et +droit esprit, l'opposant faisait tort au moraliste politique. Sa +critique, généralement fondée quand elle s'adressait à la société +et poursuivait la réforme des moeurs, se rapetissait quand elle +concluait à un changement de cabinet. Dans ses paroles il y avait +donc beaucoup à prendre, et aussi quelque chose à laisser; l'orateur +méritait grand crédit, et cependant était, par certains côtés, un +peu suspect: réunion de qualités et de défauts, d'autorité et de +faiblesse, dont on se rendra mieux compte si l'on considère de plus +près cette figure. On l'a déjà aperçue plusieurs fois au cours de +ce récit, mais sans avoir encore eu l'occasion de s'y arrêter. +Le moment est venu d'en tenter l'esquisse, fallût-il suspendre +quelques instants nos observations sur les moeurs de l'époque. M. +de Tocqueville est de ceux dont les traits particuliers intéressent +l'histoire générale. + +[Note 49: Le _Siècle_ du 11 novembre 1845 montrait, dans cet +agiotage, «le symptôme de la contagion morale que le pouvoir +s'efforçait d'inoculer à la France, avec une persévérance +systématique». M. Thiers, dans la circulaire qu'il avait rédigée pour +les élections de 1846 et que ses amis le détournèrent de publier, +s'exprimait ainsi: «Est-il vrai qu'on a livré aux compagnies plutôt +qu'à l'État l'exploitation des grands travaux publics pour engager le +pays entier dans une masse de spéculations telles que tout le monde +fût intéressé à la politique existante, et que chacun vît dans chaque +affaire politique, non pas l'intérêt de la France, mais l'intérêt +de sa fortune privée qu'une variation dans les cours pouvait +compromettre? Quelqu'un oserait-il le nier?... C'est le coeur du pays +qu'on tend à abaisser.» Et, après avoir donné des preuves de cet +abaissement, M. Thiers flétrissait de nouveau le gouvernement, «qui, +sous prétexte que tout est fini au dedans et au dehors, veut faire +tout oublier au pays, le dehors comme le dedans, en le jetant dans +des spéculations qui l'absorbent, l'enchaînent et le paralysent».] + +Alexis de Tocqueville n'avait pas encore trente ans, quand il devint +tout d'un coup célèbre, en 1835, par son livre _De la démocratie +en Amérique_. Jamais publication de ce genre n'avait eu un succès +si considérable, si soudain, si peu préparé. La veille, personne +ne connaissait ce jeune homme qui, après avoir débuté, sous la +Restauration, dans la magistrature, était parti pour l'Amérique +au lendemain des journées de Juillet et, une fois de retour, +avait travaillé silencieusement sur ses notes de voyage, sans +occuper de lui le public. Le lendemain, son nom était dans toutes +les bouches; son libraire, naguère froid et défiant, lui disait, +joyeux et stupéfait: «Ah ça, mais il paraît que vous avez fait +un chef-d'oeuvre[50]!» et chacun répétait l'oracle rendu par M. +Royer-Collard: «Depuis Montesquieu, il n'a rien été fait de pareil.» +L'auteur n'était pas le moins surpris du bruit que faisait son +oeuvre[51]. S'intéressait-on tellement à l'Amérique? Non, c'est +qu'en réalité il s'agissait de la France[52]. Ce livre rappelait à +une nation, qui s'en était laissé distraire par les incidents de +chaque jour, le redoutable problème qui pesait sur elle, celui de la +démocratie; il lui donnait conscience du mouvement qui l'emportait +vers un nouvel ordre politique et social; il lui faisait comprendre +la nécessité de se préparer à cette évolution. L'auteur n'était ni +un partisan ni un adversaire de la démocratie. C'était un observateur +indépendant, sans parti pris pour ou contre, frappé également de la +force et du péril de cette démocratie, jugeant impossible de lui +barrer le chemin et nécessaire de la guider, saluant son avènement +sans s'abaisser devant elle. Ajoutons que le mystère de cet avenir +l'attirait et l'effrayait à la fois; de là cet accent d'angoisse qui +perçait à travers la gravité d'ordinaire un peu froide de son style. + +[Note 50: _Oeuvres et correspondance inédites de M. de Tocqueville_, +t. II. p. 27 et 28.] + +[Note 51: «Je suis fort étonné de ce qui m'arrive, mandait-il à un +de ses amis le 15 février 1835, et tout étourdi des louanges qui +bourdonnent à mes oreilles. Il y a une femme de la cour de Napoléon +que l'Empereur s'imagina un jour de faire duchesse. Le soir, entrant +dans un grand salon et s'entendant annoncer par son nouveau titre, +elle oublia qu'il s'agissait d'elle, et se mit de côté pour laisser +passer la dame dont on venait de prononcer le nom. Je t'assure qu'il +m'arrive quelque chose d'analogue. Je me demande si c'est bien de moi +qu'on parle.»] + +[Note 52: M. de Tocqueville écrivait à M. de Kergorlay: «Quoique +j'aie très rarement parlé de la France dans ce livre, je n'en ai pas +écrit une page sans penser à elle et sans l'avoir, pour ainsi dire, +sous les yeux... À mon avis, ce continuel retour que je faisais, +sans le dire, vers la France, a été une des premières causes du +succès du livre.»] + +Dans les années qui suivirent, M. de Tocqueville recueillit les +profits de sa célébrité. En 1838, il fut nommé membre de l'Académie +des sciences morales; en 1841, après la publication de la seconde +partie de son livre, l'Académie française lui ouvrit ses portes. +Candidat à la députation dès 1837, il fut élu en 1839. Il arrivait à +la Chambre avec le désir évident d'y rester en dehors et au-dessus +des partis. «Tous les partis existants me répugnent», disait-il[53]. +Bien que fils d'un préfet de la Restauration et ayant vu avec regret +la révolution de 1830, il ne frayait pas politiquement avec les +légitimistes; il s'était rallié tristement, mais sans hésiter, à +la monarchie nouvelle, plus préoccupé de certains principes et de +certaines libertés que de la forme du gouvernement. Très libéral, +l'esprit plus ouvert que la masse des conservateurs sur les besoins +et les droits de la démocratie, il se piquait cependant d'être +un «libéral d'une espèce nouvelle», se défendait de ressembler +«à la plupart des démocrates de nos jours» et déclarait que +«personne n'avait une haine plus profonde que lui pour l'esprit +révolutionnaire[54]». D'autre part, pour rien au monde il n'eût +voulu être qualifié de ministériel; lors de sa première candidature, +M. Molé, président du conseil à cette époque, ayant fait mine de +le recommander, il avait repoussé cet appui, comme si sa dignité +personnelle en eût dû être atteinte; le ministre, piqué, répondit +par une leçon à l'adresse de cette indépendance si chatouilleuse: +«Serez-vous plus libre d'engagements, lui demanda-t-il, si vous +arrivez par les légitimistes, les républicains, ou une nuance +quelconque de la gauche, que par le juste milieu? Il faut choisir: +l'isolement n'est pas l'indépendance, et l'on dépend plus ou moins +de ceux qui vous ont élu[55].» L'événement devait justifier cet +avertissement: au bout de peu de temps, M. de Tocqueville n'était +plus guère qu'un membre de la gauche, un lieutenant de l'armée de M. +Odilon Barrot, s'y sentant mal à l'aise, valant mieux et ayant des +pensées plus hautes que les hommes auxquels il était mêlé, cherchant +parfois à s'en distinguer, mais ne croyant pas pouvoir s'en séparer. +Il se trouvait faire tout autre chose que ce qu'il avait rêvé. + +[Note 53: Lettre du 1er novembre 1841.] + +[Note 54: Lettres du 24 juillet et du 5 octobre 1836.] + +[Note 55: Lettre de M. de Tocqueville à M. Molé, du 12 septembre +1837, et réponse de M. Molé, du 14 septembre.] + +Ce ne fut pas sa seule déception. L'importance de son rôle +parlementaire était loin d'être en rapport avec l'éclat de ses débuts +de publiciste; à la Chambre, il demeurait au second rang, considéré, +mais sans grande action. Sa parole élégante, élevée, nourrie, avait +quelque chose d'un peu tendu, laborieux et terne. Il manquait de +mouvement et de chaleur. Ce n'est pourtant pas que, chez lui, l'âme +fût froide: personne n'avait la sensibilité plus affinée, la pensée +plus fervente; mais la flamme qui brûlait au fond de son être le +consumait sans jaillir au dehors, ou du moins n'était visible que de +près. Devant un auditoire nombreux et banal, une sorte de méfiance +de lui-même et des autres l'empêchait de se donner pleine carrière. +Les moyens physiques de l'orateur lui faisaient d'ailleurs défaut; +sa voix faible ne portait pas; toute sa personne était d'une grande +distinction, mais un peu grêle; une émotion l'épuisait. Il souffrit +d'autant plus de cet insuccès relatif, qu'il avait eu des visées +plus hautes. N'ayant encore que vingt-deux ans, il écrivait à l'un +de ses confidents, au sujet de certains déboires de sa carrière de +magistrat: «Il y a chez moi un besoin de primer qui tourmentera +cruellement ma vie.» Son âme était un mélange délicat et fort +compliqué d'ambition et de désintéressement, d'orgueil et de +modestie, de fierté et de timidité, de hardiesse et d'anxiété[56]. +Sa mauvaise santé ne contribuait pas peu à cet état d'âme. À +vingt-quatre ans, il écrivait déjà : «Je suis effrayé de la place que +mes maux physiques tiennent dans mon imagination, du dégoût qu'ils +me donnent souvent pour toute espèce d'avenir.» Dix ans plus tard, +en 1839, il gémissait encore sur «ce malaise perpétuel du corps et +de l'esprit». En 1842, il écrivait: «La santé est le boulet que je +traîne après moi.» + +[Note 56: «Je suis habituellement sombre et troublé, écrivait M. de +Tocqueville à l'un de ses intimes, le 25 octobre 1842. J'attribue ce +fatigant et stérile état de l'âme tantôt à une cause, tantôt à une +autre. Mais je crois qu'au fond il ne tient qu'à une seule, qui est +profonde et permanente, le mécontentement de moi-même. Tu sais qu'il +y a deux espèces d'orgueils très distincts, ou plutôt le même orgueil +a deux physionomies, une triste et une gaie. Il y a un orgueil qui +se repaît avec délices des avantages dont il jouit ou croit jouir. +Cela s'appelle, je pense, de la présomption. Puisque Dieu voulait +m'envoyer le vice de l'orgueil à forte dose, il aurait bien dû +au moins m'envoyer celui qui appartient à cette première espèce. +Mais l'orgueil que je possède est d'une nature toute contraire. Il +est toujours inquiet et mécontent, non pas envieux pourtant, mais +mélancolique et noir. Il me montre à chaque instant les facultés +qui me manquent et me désespère à l'idée de leur absence. Le fait +est que si j'ai quelques qualités, elles ne sont pas du nombre de +celles qui peuvent satisfaire pleinement dans la carrière que je suis...» +Deux ans plus tard, le 3 avril 1844, il écrivait encore: «J'ai +toujours trop de cette irritabilité maladive qui me porte à souffrir +impatiemment les obstacles qui embarrassent toujours le chemin de +chaque homme dans ce monde.» Tout jeune, dans une lettre du 22 avril +1832, il avouait déjà un fond de spleen.] + +Tout ce qui vient d'être dit de M. de Tocqueville, de ses origines +et de ses visées, de ses qualités et de ses faiblesses, explique +qu'il fût plus préparé qu'un autre à s'apercevoir, à souffrir, à +s'irriter des misères trop réelles de la politique à laquelle il se +mêlait, et particulièrement de ce qu'il pouvait y avoir d'un peu +court, étroit, abaissé, dans les idées et la conduite de la classe +alors dominante. D'ailleurs, sa sensibilité, si éveillée pour ce qui +le touchait personnellement, l'était peut-être plus encore pour ce +qui intéressait ses convictions et son patriotisme. Nul ne témoigna +un souci plus sincère et plus douloureux de la chose publique. +Les défauts de l'état politique et social l'attristaient et le +troublaient à l'égal d'un chagrin de famille. À la différence de tant +d'hommes d'État qui, dans la distraction des affaires et des luttes +quotidiennes, oublient les dangers profonds et lointains, on eût dit +que ses regards étaient constamment fixés sur ces dangers; il était +assombri par cette contemplation et comme obsédé par la pensée de +la décadence. Ainsi, au quatrième et au cinquième siècle, certains +Romains avaient-ils, plus que d'autres de leurs contemporains, +l'impression poignante de la ruine du passé et des menaces de +l'avenir. À la fin de sa vie, M. de Tocqueville disait de la «grande +et profonde tristesse» qui était au fond de son âme: «C'est la +tristesse que me donne la vue de mon temps et de mon pays.» + +Aussi, parcourez la correspondance de M. de Tocqueville, depuis le +jour où il est entré à la Chambre. Ce n'est qu'un gémissement et +un cri d'angoisse. Il déplore «la mobile petitesse, le désordre +perpétuel et sans grandeur du monde politique», la «platitude +générale qui va partout croissant»; il se dit «las du petit +pot-au-feu démocratique et bourgeois»; il gémit de vivre au milieu +de «ce labyrinthe de misérables et vilaines passions», de «cette +fourmilière d'intérêts microscopiques qui s'agitent en tous sens, +qu'on ne peut classer et qui n'aboutissent pas à de grandes opinions +communes». Le «côté de l'humanité» que lui «découvre la politique» +lui paraît «triste»; il trouve «que rien n'y est ni parfaitement +pur, ni parfaitement désintéressé, que rien n'y est véritablement +généreux, que rien n'y sent l'élan libre du coeur,... que rien n'y +est jeune, en un mot, même les plus jeunes». Il regrette le temps où, +comme sous la Restauration, «les sentiments étaient plus hauts, les +idées, la société plus grandes»; où «il était possible de se proposer +un but, et surtout un but haut placé», tandis que désormais «la vie +publique manque d'objet». Il voudrait voir s'élever «le vent des +véritables passions politiques, des passions grandes, désintéressées, +fécondes, qui sont l'âme des seuls partis qu'il comprenne». Il ne +peut s'empêcher de «porter envie» à La Moricière qui se bat en +Afrique. «Les petites passions molles et improductives que je vois +fourmiller autour de moi, écrit-il, me pousseraient dans l'armée si +j'étais plus jeune, ou chez les Trappistes si j'étais plus dévot; +mais, n'étant ni l'un ni l'autre, je me résigne et j'attends pour +voir s'il n'apparaîtra pas enfin, sur l'horizon politique, quelque +chose, en homme ou en événement, de plus grand que ce que nous +voyons[57].» + +[Note 57: Lettres d'octobre 1839, des 14 juillet et 9 août 1840, du +24 août et d'octobre 1842, du 5 septembre 1843.] + +C'est de ces sentiments que M. de Tocqueville s'inspirait dans les +dissertations de morale politique qu'il portait à la tribune. On +a dès lors le secret de ce qu'elles pouvaient avoir d'excessif. +Néanmoins, si la note en était trop continuellement inquiète et +attristée, si surtout le ministère y était peu justement rendu +responsable de ce qui était le vice et le malheur du temps, par +moments la clairvoyance de l'orateur avait quelque chose de vraiment +prophétique. Tel, entre plusieurs, ce discours du 18 janvier 1842, +où, après avoir dépeint le mal des esprits et avoir montré comment +chacun «ne considérait la vie politique que comme une chose qui lui +était étrangère, dont le soin ne le regardait point, concentré qu'il +était dans la contemplation de son intérêt individuel et personnel», +M. de Tocqueville s'écriait: «Savez-vous, messieurs, ce que cela +veut dire? Cela veut dire qu'il y a, en France, quelque chose en +péril, quelque chose,--que MM. les ministres me permettent de le +dire,--qui est plus grand que le ministère, qui est plus grand que la +Chambre elle-même, c'est le système représentatif. Oui, messieurs, +il faut que quelqu'un le dise enfin, et que le pays qui nous écoute +l'entende, oui, parmi nous, en ce moment, le système représentatif +est en péril. La nation, qui en voit les inconvénients, n'en sent +pas suffisamment les avantages... Ce qui est en péril encore, +messieurs, c'est la liberté! Sans doute, quand nous avons l'entier +usage, et quelquefois, je le confesse, l'abus de la liberté, il peut +paraître puéril de dire que la liberté est en péril. Il est vrai +que ces périls ne sont pas immédiats. Mais à moi, messieurs, qui +suis le serviteur dévoué de mon pays, mais qui ne serai jamais son +valet, qu'il me soit permis de lui dire que c'est en agissant de +cette manière que, dans tous les siècles, les peuples ont perdu leur +liberté. Assurément je ne vois personne qui soit de taille à devenir +notre maître; mais c'est en marchant dans cette voie que les nations +se préparent un maître. Je ne sais où il est et de quel côté il doit +venir; mais il viendra tôt ou tard, si nous suivons longtemps la même +route.» L'événement ne devait malheureusement pas tarder à justifier +ces sombres pronostics. + + +VII + +Ainsi, à l'époque où la partie semblait gagnée pour la monarchie +constitutionnelle, où les institutions parlementaires fonctionnaient +enfin sans crise, les observateurs croyaient discerner, dans les +moeurs publiques, et jusque dans l'âme de la nation, les symptômes +d'une maladie qui mettait en péril l'avenir même de la liberté. Ceux +qui, il y a vingt ou trente ans, s'étaient mis en route avec une si +joyeuse et si superbe confiance, apparaissaient, maintenant qu'on +pouvait les croire arrivés, tristes, inquiets de leur oeuvre et +doutant de leurs idées. Cette sorte de désillusion ne se manifestait +pas seulement dans l'ordre politique. Même phénomène dans l'ordre +littéraire. Des critiques, d'origines et d'âges divers, s'accordaient +pour dénoncer, là aussi, ce qu'ils appelaient une «déroute» et +un «avortement[58]». Telles étaient la vivacité et l'amertume de +quelques-unes de ces plaintes, qu'on se demande si ceux qui les +laissaient échapper avaient gardé tout leur sang-froid, et s'ils ne +cédaient pas à l'irritation d'une déception d'autant plus difficile +à supporter que leur espérance avait été plus orgueilleuse. Ce +n'est pas à dire que tout fût sans fondement dans ces plaintes. +Il est dans la nature des choses que la littérature se ressente +des désordres sociaux et politiques du pays. Ainsi avons-nous +déjà eu occasion, au début de cette histoire, d'étudier quel effet +avaient eu l'ébranlement et l'excitation de 1830 sur les idées et +sur le talent des écrivains, effet si profond et si prolongé que +nous avons dû en suivre les traces jusqu'à la veille de 1848[59]. +S'étonnera-t-on maintenant d'apercevoir, dans les lettres de la fin +du règne, le contre-coup de cet autre désordre, né, après plusieurs +années d'un gouvernement régulier, non plus de l'excès du mouvement, +mais plutôt de l'excès du repos et du bien-être, je veux parler de +cette fièvre de convoitise et de spéculation qui avait remplacé la +fièvre révolutionnaire, de cette prédominance croissante des intérêts +matériels qui tendait à abaisser l'idéal national? Un critique +entre tous s'était alors donné pour tâche de noter ce contre-coup: +c'était M. Sainte-Beuve. Il avait même donné un nom au mal qui +en était résulté; il l'appelait la «littérature industrielle» et +s'appliquait à en définir les caractères. À l'entendre, chez beaucoup +d'auteurs «une cupidité égoïste» avait remplacé les «idées morales +et politiques» qui étaient, sous la Restauration, le mobile des +écrivains et servaient comme «d'enseignes» à leurs livres; le «champ +des oeuvres d'imagination» était «envahi, exploité, par une bande +nombreuse, presque organisée, avec cette seule devise inscrite au +drapeau: _Vivre en écrivant_»; et le critique ajoutait: «La moralité +littéraire de la presse en général a baissé d'un cran. Si l'on +peignait au complet le détail de ces moeurs, on ne le croirait pas. +M. de Balzac a rassemblé dernièrement beaucoup de ces vilenies dans +un roman qui a pour titre: _Un grand homme de province_, mais en les +enveloppant de son fantastique ordinaire: comme dernier trait qu'il a +omis, toutes ces révélations curieuses ne l'ont pas brouillé avec les +gens en question, dès que leurs intérêts sont redevenus communs[60].» + +[Note 58: J'ai déjà cité ces plaintes. (Voir plus haut, livre I, ch. +X, § IX.)] + +[Note 59: Voir le chapitre X du livre Ier, sur _la Révolution de 1830 +et la littérature_.] + +[Note 60: _De la littérature industrielle_ (_Revue des Deux Mondes_ +du 1er septembre 1839).] + +Quel désordre avait donc en vue M. Sainte-Beuve en rédigeant ce +réquisitoire si véhément? L'état de la littérature à la fin de +la monarchie de Juillet ne paraît pas, dans son aspect général, +justifier une note si sombre. Sans entrer dans des détails spéciaux +qui ne seraient pas d'une histoire politique, ni rappeler ce que +j'ai déjà dit des principaux écrivains du temps, ne suffit-il +pas, pour avoir une impression fort différente de celle de M. +Sainte-Beuve, de jeter un coup d'oeil sommaire et d'ensemble sur ce +que ces écrivains sont devenus de 1841 à 1848, ou même seulement +de donner l'énumération des oeuvres qu'ils ont alors publiées? +Chateaubriand est toujours là comme un témoin, un souvenir vivant +de la glorieuse jeunesse du siècle, lui-même, il est vrai, vieilli, +chagrin, ne publiant qu'une _Vie de Rancé_, peu digne de lui, et +gâtant ses Mémoires à force de les corriger. Dans la poésie,--à +défaut de Lamartine absorbé par la politique, à défaut de Victor +Hugo qui, devenu pair de France par la grâce du roi des Français, +commence à jalouser le rôle parlementaire de Lamartine, et dont la +muse lyrique s'est tue depuis _les Rayons et les Ombres_ (1840), à +défaut de Vigny qui s'enferme dans un silence ennuyé et dédaigneux, +à défaut de Musset qui, tout jeune, semble déjà épuisé et ne publie +plus guère que des proverbes en prose,--des poètes de second rang, +Brizeux, Théophile Gautier, sont en plein épanouissement; Laprade +commence à se faire connaître avec _Psyché_ (1841) et ses _Odes et +Poèmes_ (1844). Au théâtre, l'échec des _Burgraves_ (1843) marque +la faillite définitive de ce drame romantique qui affichait naguère +de si fastueuses prétentions; mais, au même moment, l'étonnant +succès de la _Lucrèce_ de Ponsard (1843) donne l'illusion que la +tragédie classique va renaître, rajeunie, adaptée au temps nouveau, +et, l'année suivante, le brillant début du tout jeune auteur de +la _Ciguë_, Émile Augier, est pour la comédie une promesse qui, +celle-là , ne sera pas trompée. Dans le roman, les délicats peuvent se +délecter avec _Colomba_ et _Carmen_ de Mérimée (1840-1845), _la Mare +au Diable_ de George Sand (1846), _Mlle de la Seiglière_ de Jules +Sandeau (1844). Dans l'ordre des travaux historiques,--si M. Guizot, +absorbé par les soins du gouvernement, n'a pu rien publier depuis son +_Washington_ (1840), si M. Michelet est devenu la proie d'une sorte +de folie furieuse, démagogique et antichrétienne,--M. Thiers emploie +les loisirs que lui laisse l'opposition à poursuivre sa grande +_Histoire du Consulat et de l'Empire_, M. Augustin Thierry publie +l'un de ses chefs-d'oeuvre, les _Récits mérovingiens_ (1840-1842), +M. Mignet écrit sa belle _Introduction aux négociations relatives à +la succession d'Espagne_ (1842) et son livre sur _Antonio Perez et +Philippe II_ (1845). Dans la critique littéraire, à la place de M. +Villemain, lui aussi pris par la politique, M. Sainte-Beuve est en +pleine activité de production, M. Saint-Marc-Girardin fait paraître +l'un de ses meilleurs ouvrages, le _Cours de littérature dramatique_ +(1843), M. Nisard commence son _Histoire de la littérature française_ +(1844). Dans la critique d'art, M. Vitet donne ses exquises +notices sur Lesueur (1843) et sur la cathédrale de Noyon (1845). +M. Cousin, toujours en mouvement, remanie ses anciennes oeuvres +philosophiques, et en même temps, avec son livre sur _Jacqueline +Pascal_ (1845), commence à exploiter une veine nouvelle qu'il saura +rendre singulièrement féconde. M. de Rémusat publie sa savante +étude sur _Abélard_ (1845). L'éloquence politique n'a jamais jeté +un plus magnifique éclat: MM. Guizot, Thiers, Berryer, de Lamartine +sont à l'apogée de leur talent; M. de Montalembert va y atteindre; +et combien en passons-nous sous silence, qui n'apparaissent alors +qu'au second rang, et qui, à d'autres époques moins riches, eussent +été au premier? Dans la chaire chrétienne, on entend tour à tour +le Père Lacordaire et le Père de Ravignan. Pour la musique, il y +a comme un temps d'arrêt: le théâtre de l'Opéra, par exemple, ne +revoit plus les brillantes années du commencement du règne, quand +le _Guillaume Tell_ de Rossini était encore dans sa fraîcheur de +nouveauté, que Meyerbeer faisait représenter _Robert le Diable_ +(1831) et les _Huguenots_ (1836), qu'Halévy donnait la _Juive_ +(1835); mais les arts du dessin sont en plein épanouissement: pour ne +citer que les noms les plus en vue, c'est la belle époque d'Ingres, +d'Horace Vernet, de Paul Delaroche, d'Ary Scheffer, de Delacroix, de +Decamps, parmi les peintres; de David d'Angers, de Pradier, parmi +les sculpteurs; d'Henriquel Dupont parmi les graveurs. En somme, +lettres et arts offrent un ensemble fort honorable. S'il n'y a là +rien d'égal à la magnifique efflorescence littéraire et artistique +de la Restauration, si l'on y cherche vainement trace des espérances +immenses, indéfinies, auxquelles, avant 1830, s'abandonnaient tous +les jeunes esprits, du moins on y trouve encore de beaux restes +qui nous semblent aujourd'hui mériter plutôt notre envie que notre +dédain. Et surtout on n'y rencontre aucun des caractères de cette +«littérature industrielle» si vivement flétrie par le critique. + +M. Sainte-Beuve n'était pas cependant homme à parler sans raison. +Où donc était le mal dénoncé par lui? Qu'avait-il en vue? Il avait +en vue un genre de publications qui venait d'être imaginé et qui +fit alors tant de bruit, accapara tellement la curiosité générale +que, pendant quelques années, il sembla n'y avoir plus d'autre +littérature: c'était le roman-feuilleton. On se ferait aujourd'hui +difficilement une idée du succès qu'il obtint tout de suite et +conserva jusqu'en 1848. Ce succès extraordinaire, anormal, vraiment +monstrueux, était le signe du temps et l'une des manifestations +du mal social dont j'ai déjà noté d'autres symptômes. Il explique +l'émotion de M. Sainte-Beuve[61]. Il explique aussi pourquoi +l'écrivain politique doit s'arrêter à cet épisode passager de notre +histoire littéraire, plus longuement que ne l'eussent certes demandé +l'importance du genre et la valeur des oeuvres. + +[Note 61: À en croire certaines gens, le secret de cette émotion +de M. Sainte-Beuve n'était qu'une rivalité de boutique. Il aurait +été, en cette circonstance, l'organe de la _Revue des Deux Mondes_, +dépitée de la concurrence que lui faisaient les journaux depuis +qu'ils publiaient des romans et prétendaient accaparer les auteurs en +vogue. (A. KARR, _les Guêpes_, novembre 1844.) C'est possible. Mais +pour n'être pas entièrement désintéressée, la plainte du critique +doit-elle être jugée mal fondée?] + +Pour trouver l'origine du roman-feuilleton, il faut remonter à +la révolution que M. Émile de Girardin accomplit dans la presse +périodique, le jour où il en agrandit le format, en abaissa le prix, +et où il transforma en spéculation financière ce qui avait été +jusqu'alors oeuvre de doctrine[62]. Le nouveau journal ne pouvait +vivre avec la clientèle restreinte attachée autrefois à chaque +feuille, en raison des idées politiques qu'elle représentait: il +lui fallait attirer la foule de toute opinion ou même sans opinion, +pénétrer là où l'on n'avait pas encore l'habitude de lire les +journaux. Dans ce dessein, on développa la rédaction dite littéraire, +qui devint bientôt plus importante, plus coûteuse, plus décisive +pour le succès que la rédaction politique, et l'on imagina de donner +en feuilleton d'abord de courtes nouvelles, puis, peu à peu, des +romans plus longs. Nul moyen ne parut meilleur pour prendre en masse +les abonnés, et certains _impresarii_ firent ainsi, paraît-il, +d'étonnants coups de filet. Grisés même par les premiers résultats +de cette innovation, ils rêvèrent de publier sous cette forme tous +les ouvrages piquant la curiosité; le feuilleton devait remplacer +le livre, et les libraires effrayés se lamentaient déjà d'être +supplantés et ruinés. On se vantait de rendre ainsi un service +aux lettres, en augmentant le nombre des lecteurs: l'effet fut au +contraire d'abaisser, de pervertir toute une partie de la littérature +d'imagination qui dut s'adapter à ce genre nouveau. Pour piquer la +curiosité d'une foule banale, ne lisant que superficiellement, à la +hâte et par petites coupures, les qualités délicates et distinguées +n'étaient pas de mise; mieux valaient l'habileté vulgaire, les +couleurs voyantes, les grossières péripéties. L'art fit place au +procédé. On s'aperçut même bientôt que l'immoralité était l'appât le +plus efficace, et ce fut comme une enchère d'impudeur entre ceux qui +se disputaient le public[63]. + +[Note 62: Voir plus haut, livre II, ch. XII, § V.] + +[Note 63: M. Sainte-Beuve voyait là le fait caractéristique du +roman-feuilleton, et il montrait avec dégoût cette «plaie ignoble et +livide qui chaque matin s'étendait». (_Revue des Deux Mondes_ du 1er +juillet 1843.)] + +En tout cela ce qui dominait, c'était la question d'argent. Pour les +entrepreneurs de cette presse nouvelle,--les Girardin, les Véron et +leurs imitateurs,--le talent, la renommée et au besoin le scandale +devenaient matière à spéculation. Ils se disputaient à prix d'or les +auteurs à succès, et, après les avoir achetés, les exploitaient à +grand fracas de réclames mercantiles d'où la dignité des lettres +ne sortait pas indemne. Les plus audacieux tentaient même des +accaparements que le code pénal n'avait pas songé à prévoir; ils +prétendaient acheter d'un coup tout ce qu'il y avait d'écrivains +sur le marché. Ainsi, le 1er décembre 1844, la _Presse_, doublant +son format sans augmenter son prix, annonça avec une bruyante mise +en scène qu'elle avait acquis le droit de publier les _Mémoires_ +de M. de Chateaubriand, les _Girondins_ et les _Confidences_ de M. +de Lamartine, tous les autres ouvrages que composeraient ces deux +écrivains, tout ce que feraient MM. Alexandre Dumas, Méry, Saintine, +sans compter beaucoup d'oeuvres de Balzac, Gozlan, Sandeau, Théophile +Gautier. «Tout cela est triste et honteux pour les lettres», écrivait +alors M. Sainte-Beuve[64]. M. Thiers, indigné, disait que «s'il +n'était lié par des traités, il briserait sa plume de dégoût et de +honte de voir la littérature tombée si bas[65]». Ému du scandale +produit, M. de Chateaubriand protesta contre un marché qui avait été +conclu à son insu par les cessionnaires de ses Mémoires. D'autres +difficultés surgirent dans l'exécution des traités. En somme, ce +coup d'accaparement échoua, comme il arrive presque toujours aux +spéculations de ce genre. Mais le seul fait qu'il eût été tenté ne +montrait-il pas quelles moeurs menaçaient de s'introduire dans le +monde littéraire? + +[Note 64: _Chroniques parisiennes_, p. 290.] + +[Note 65: _Ibid._] + +D'ailleurs, pour quelques écrivains qui répugnaient à ces moeurs, +d'autres s'y résignaient ou même s'y précipitaient avec une sorte +d'emportement. Ils étaient les premiers à traiter leurs oeuvres comme +une marchandise, à battre monnaie avec leur renommée et leur talent. +C'est encore M. Sainte-Beuve qui nous les dépeint n'ayant plus aucun +souci de la postérité et de la gloire, ne songeant qu'au lucre +présent, les uns passant des «marchés à tant la ligne» et usant alors +de petites habiletés ou de pures supercheries typographiques pour +faire beaucoup de «lignes» avec peu d'idées; d'autres s'engageant, à +forfait et sous peine d'un énorme dédit, à fournir telle quantité +de ces lignes dans un délai déterminé, condamnés par suite à une +improvisation hâtive que leur cerveau épuisé ne pouvait toujours +mener à terme. Et il rappelait comment, à ce métier, beaucoup d'entre +eux se trouvaient «user en quatre ou cinq ans une réputation qui +avait eu des airs de gloire, et avec elle un talent qui finissait +presque par se confondre avec une certaine pétulance physique». +Au récit des prix fabuleux qu'on disait avoir été obtenus par tel +auteur, les convoitises des autres étaient surexcitées, et chacun +rêvait de millions. Chez Balzac, ce rêve tourna presque à la folie. +Ce fut lui qui proposa un jour que l'État achetât, afin de les +faire tomber dans le domaine public, les oeuvres des «dix ou douze +maréchaux de France littéraires», c'est-à -dire, pour parler son +langage, de ceux «qui offraient à l'exploitation une certaine surface +commerciale». Il se mettait naturellement du nombre et paraissait +s'évaluer pour sa part à deux millions[66]. + +[Note 66: Lettre de M. de Balzac, publiée dans la _Presse_ du 18 août +1839.] + +Avec Alexandre Dumas, le mal prit une forme moins triste. On +ne serait pas bien venu d'ailleurs à prendre, à l'égard de ce +merveilleux amuseur, des airs de moraliste grondeur ou de pédagogue +littéraire. Il fut vraiment le roi du roman-feuilleton. Les journaux +se disputaient ses oeuvres. L'une d'elles procurait au _Siècle_ cinq +mille abonnés, en moins de trois semaines. Pendant la publication des +_Trois Mousquetaires_, la France entière était comme suspendue au +récit des aventures de d'Artagnan et de ses compagnons. Toutefois, +force est bien de constater que si ce genre fournissait emploi +aux qualités étonnantes de verve, d'invention, de belle humeur, +de fécondité, qui mettaient Dumas hors de pair, il développait +aussi ses défauts naturels, le sans-façon de l'improvisation et +surtout un mercantilisme besogneux par trop dépourvu de vergogne +et de scrupules. Pour mettre la main sur un argent qu'à la vérité +il laissait aussitôt couler entre ses doigts avec une insouciante +générosité, il entreprenait des romans partout à la fois, souvent +était réduit à les bâcler, et néanmoins s'engageait à en faire plus +encore, par des marchés fantastiques qu'il ne s'inquiétait guère +ensuite d'exécuter. En 1845, le _Constitutionnel_ et la _Presse_, +c'est-à -dire M. Véron et M. de Girardin, signaient avec lui un +traité par lequel, moyennant un salaire annuel de 63,000 francs, +le romancier leur réservait exclusivement, pendant cinq ans, sa +production calculée à dix-huit volumes par an, soit quatre-vingt-dix +volumes pour cinq ans; des annonces firent aussitôt part au public +de cet important événement. Mais, quand il s'agit de donner ce qu'il +avait promis, Dumas en usa avec ses cotraitants un peu à la façon de +don Juan bernant M. Dimanche. Les deux journaux finirent par perdre +patience et lui intentèrent un procès[67]. Rien ne caractérise mieux +les nouvelles moeurs littéraires que la façon dont l'écrivain se +défendit devant le tribunal. Il n'a nullement le sentiment qu'il +se diminue, il croit au contraire étourdir les juges et éblouir le +public en faisant le total fantastique des «lignes» qu'il est parvenu +à écrire dans un court espace de temps, ou, pour employer le mot +dont il se sert avec une sorte d'inconscience, de la «marchandise» +qu'il a fournie. Il s'enorgueillit d'avoir mené de front, au jour +le jour, cinq romans dans cinq journaux différents, raconte «qu'il +avait toujours prêts trois chevaux et trois domestiques pour porter +la copie», et met au défi les quarante académiciens de produire à eux +tous, dans le même délai, un nombre de volumes égal à celui qu'il se +flatte de conduire à terme: «Ils feraient banqueroute», s'écrie-t-il +fièrement. Les juges, convaincus sans doute par un tel langage +qu'il s'agissait d'une «marchandise» comme une autre, condamnèrent +Alexandre Dumas à fournir aux deux journaux un volume dans les six +semaines, et ensuite un volume de mois en mois, sous peine de cent +francs de dommages et intérêts par jour de retard. + +[Note 67: Janvier-février 1847.] + +Vers la même époque, un autre procès d'un caractère tout différent +et qui eut un grand retentissement, le procès Beauvallon, fit +entrevoir sous un jour plus fâcheux encore certains dessous du monde +où l'on fabriquait et exploitait le roman-feuilleton. Cette fois, +il ne s'agissait plus d'un incident de comédie, mais d'un drame; il +y avait eu mort d'homme. À la suite d'un souper de fort mauvais ton +où s'étaient trouvés réunis des journalistes, des gens de lettres et +des femmes de théâtre, M. de Beauvallon, rédacteur au _Globe_, avait +provoqué et tué en duel M. Dujarrier, associé de M. de Girardin et +directeur des feuilletons de la _Presse_. Plusieurs circonstances de +cette affaire avaient paru suspectes: l'insignifiance de la cause +apparente du duel, le parti pris du provocateur, sa supériorité +notoire aux armes; Beauvallon, disait-on, avait essayé à l'avance +les pistolets. Poursuivi pour assassinat devant la cour d'assises de +Rouen, il fut acquitté par le jury[68]. L'essai préalable des armes +n'en fut pas moins judiciairement établi plus tard[69]. Durant ce +procès, on vit défiler, à la barre des témoins, tout le personnel +de la bohème de presse, pêle-mêle de gens d'affaires et de gens +de lettres, d'aventuriers et de filles galantes[70], uniquement +occupés à poser devant le public, affectant des airs régence, mais +laissant surtout l'impression de moeurs fort vilaines, rendues plus +vilaines encore par cette histoire de meurtre: répugnant mélange de +tripotages, de débauches et de guets-apens. Au milieu de ce monde, +on regrette de voir apparaître encore ce grand enfant d'Alexandre +Dumas, tout entier au plaisir d'ébaubir le badaud qui était venu +l'entendre déposer, donnant gravement des consultations sur les +«affaires d'honneur», et distribuant avec solennité des brevets de +«gentilshommes» à des comparses indignes de lui[71]. + +[Note 68: Mars 1846. L'affaire se trouva portée devant la cour +d'assises de Rouen, parce que la chambre des mises en accusation de +la cour de Paris avait d'abord rendu un arrêt de non-lieu qui fut +réformé par la cour de cassation.] + +[Note 69: En effet, de nouvelles preuves ayant été découvertes, +l'un des témoins de Beauvallon, le pseudo-vicomte d'Ecquevilley, +qui, devant la cour d'assises, avait affirmé sous serment que +les pistolets n'avaient pas été essayés, fut poursuivi pour faux +témoignage et condamné à dix ans de réclusion (août 1847). Au cours +de ce dernier procès, Beauvallon demanda à être entendu comme témoin +et confirma la dénégation d'Ecquevilley; arrêté à l'audience, +poursuivi également pour faux témoignage, il fut condamné à huit ans +de réclusion (octobre 1847).] + +[Note 70: Parmi ces dernières était la maîtresse de Dujarrier, Lola +Montès, danseuse sifflée, mais déjà fameuse pour avoir cravaché un +gendarme à Berlin. On la retrouvera peu après à Munich, jouant les +Pompadour auprès du roi Louis, exaltée par la presse libérale pour +avoir fait la guerre aux Jésuites, mais à la fin obligée de fuir +devant les émeutes provoquées par son outrecuidance.] + +[Note 71: Ce fut en cette circonstance qu'interrogé par le président +sur ses noms, âge et profession, il répondit: «Alexandre Dumas, +marquis Davy de la Pailleterie, quarante-deux ans, je dirais auteur +dramatique, si je n'étais dans la patrie de Corneille.» À quoi le +président répliqua: «Il y a des degrés.»] + +Les feuilles de gauche firent grand bruit du procès Beauvallon, +et, arguant de ce que les deux journaux mêlés à cette affaire, le +_Globe_ et la _Presse_, défendaient la politique ministérielle, +elles prétendirent y montrer la corruption du gouvernement et de la +classe sur laquelle il s'appuyait. La réponse eût été facile: bien +des journaux opposants n'étaient pas plus intacts, et par exemple +M. Véron, directeur du _Constitutionnel_, dévoué à M. Thiers, ne +passait pas pour être plus timoré que M. de Girardin, qui, en ce +moment, soutenait M. Guizot. En vérité, le mal n'était pas celui de +telle ou telle opinion; toutes en étaient atteintes. Cependant force +est bien de reconnaître que les journaux conservateurs n'étaient +pas ceux que la littérature industrielle avait le moins envahis. +On les voyait accepter tel feuilleton qui leur paraissait une +bonne amorce à clientèle, sans s'inquiéter si la thèse qui y était +soutenue n'allait pas à l'encontre de leurs principes. Mme Sand, qui +faisait alors des romans socialistes, a raconté elle-même plus tard +comment elle trouvait asile, pour les plus osés de ces romans, dans +la presse ministérielle, notamment dans l'_Époque_, qui se piquait +de dépasser tous les autres en ardeur réactionnaire, et comment on +affichait sur les murs, en gros caractères: «Lisez l'_Époque_; lisez +le _Péché de M. Antoine_.» Le grave _Journal des Débats_, l'organe +de la cour, du cabinet et de la partie sage, riche et cultivée de la +bourgeoisie, n'avait pas plus de scrupules. Dès 1837, il publiait +plusieurs parties des _Mémoires du diable_, par Frédéric Soulié, +oeuvre immense, étrange, par certains côtés puissante, mais fort +malsaine, où l'auteur, violentant son propre talent qui naturellement +eut été plutôt délicat, s'appliquait, pour forcer l'attention d'un +public blasé, à renchérir sur tout ce que la littérature avait +jusqu'alors risqué de monstruosités morales[72]. Le scandale fut plus +grand encore quand, quelques années après, en 1842 et 1843, ce même +_Journal des Débats_ publia les _Mystères de Paris_. + +[Note 72: M. Soulié a lui-même indiqué le caractère de son oeuvre +et les raisons qui la lui avaient fait écrire, dans une préface où +nous lisons: «Ô jeunes gens, ne venez pas à Paris, si l'ambition +d'une sainte gloire vous dévore. Quand vous aurez demandé au peuple +une oreille attentive pour celui qui parle bien et honnêtement, vous +le verrez suspendu aux récits grossiers d'un trivial écrivain, aux +récits effrayants d'une gazette criminelle; vous verrez le public +crier à votre muse: «Va-t'en ou amuse-moi. Il me faut des astringents +et des moxas pour ranimer mes sensations éteintes. As-tu des incestes +furibonds ou des adultères monstrueux, d'effrayantes bacchanales de +crimes ou des passions impossibles à me raconter? Alors parle, je +t'écouterai une heure, le temps durant lequel je sentirai ta plume +âcre et envenimée courir sur ma sensibilité calleuse et gangrenée; +sinon tais-toi; va mourir dans la misère et l'obscurité.» La misère +et l'obscurité, vous n'en voudriez pas! Et alors, que ferez-vous, +jeunes gens? Vous prendrez une plume, une feuille de papier, vous +écrirez en tête: _Mémoires du diable_, et vous direz au siècle: +«Ah! vous voulez de cruelles choses pour vous en réjouir; soit, +monseigneur, voici un coin de votre histoire.»] + +L'écrivain qui, par ce roman, allait enlever à Alexandre Dumas la +royauté du feuilleton, Eugène Süe, était alors âgé de trente-huit +ans. Fils d'un riche médecin, son enfance et sa jeunesse avaient +été celles d'un mauvais sujet. Son père, qui ne savait que faire de +lui, finit par l'embarquer sur un navire de l'État, avec le titre, +obtenu on ne sait trop comment, de chirurgien de la marine. Rentré en +France après trois ans de navigation, il se mit à écrire. Chez lui, +ni forte culture, ni souci sérieux de l'art; une improvisation à la +diable; mais, pour exploiter le fonds de souvenirs recueilli dans sa +vie aventureuse, de l'imagination, de l'invention, le don du récit, +du coloris, du drame, beaucoup d'entrain, de gaieté, de cette gaieté +gouailleuse et insolente qui fleurit sur le pavé de Paris. Il débuta, +de 1831 à 1833, par des romans maritimes qui eurent un certain succès +et le firent appeler le «Cooper français». Cette veine épuisée, il +publia des romans mondains, aristocratiques, où il flattait les +préventions et les dédains des légitimistes, mais qui étaient en +même temps imprégnés de sensualisme et de pessimisme byronien. À +cette époque, il posait pour l'homme de qualité, faisait peindre des +armoiries sur ses voitures, fréquentait chez la duchesse de Rauzan, +poussait jusqu'au ridicule la recherche et la vanité du dandysme. +Avide et prodigue d'argent, s'entourant d'un luxe fou, assoiffé de +plaisirs, vicieux jusqu'à la moelle, il exerçait par cela même sur +certaines natures féminines un étrange attrait, et ne comptait plus, +assurait-on, ses bonnes fortunes parmi ces mondaines dont l'une +pouvait lui écrire: «Le même instinct de dépravation nous rassemble.» +Quelques années de cette vie le conduisirent à la ruine, ruine +matérielle et intellectuelle; son esprit et sa bourse paraissaient +également vidés. «Je suis fini, disait-il à un de ses amis, je suis +fini. Je ne trouve plus rien; je ne trouverai plus rien[73].» + +[Note 73: Sur ces débuts, voir la première partie des _Souvenirs_ de +M. LEGOUVÉ, p. 338 et suiv.] + +Eugène Süe était, depuis quelque temps, dans cette détresse, quand un +éditeur, plaçant sous ses yeux une publication anglaise illustrée, +intitulée _les Mystères de Londres_, lui suggéra de chercher dans +les bas-fonds de notre capitale le sujet d'un travail analogue. +Heureux d'être mis sur la piste d'un filon nouveau, il commença, +un peu à l'aventure et sans trop savoir où il irait, à écrire les +_Mystères de Paris_. Les premiers chapitres, communiqués, aussitôt +que faits, à quelques amis, furent jugés de nature à piquer fortement +la curiosité du public, et il n'en fallut pas plus pour que le +_Journal des Débats_ s'empressât d'acquérir ce roman et de lui +ouvrir son feuilleton. L'auteur ne crut pas devoir se gêner avec +ceux qui se montraient d'accueil si facile. Au contraire, on eût +dit qu'il prenait un plaisir de gamin à voir jusqu'où il pourrait +mener les honnêtes abonnés de la feuille ministérielle. Il se +mit à les promener par les ruelles infâmes, les arrêta dans les +bouges, les assit aux tapis francs, en société de prostituées et +de forçats, leur parla argot, ne leur procurant d'autre diversion +à ces vilaines odeurs que l'âcre parfum des scènes lubriques. Le +scandale menaçait-il d'être trop fort, il s'affublait du «petit +manteau bleu» et affectait de ne pénétrer dans les mauvais lieux que +pour remplir une mission humanitaire. Il n'avait pas pensé tout +d'abord à ce déguisement; l'idée ne lui en était venue qu'au cours +de la publication; seulement elle lui parut bonne, et ce fut avec le +plus grand sérieux que le roué, naguère si infatué d'aristocratie, +se mit à courtiser la misère, à pontifier en démocrate philanthrope +et à faire, au nom du peuple souffrant, le procès des riches. Les +socialistes saluèrent avec une émotion reconnaissante l'arrivée de +cette recrue; Mme Sand et Béranger lui donnèrent l'accolade. Quant +aux lecteurs et surtout aux lectrices du _Journal des Débats_, +qu'en disaient-ils? Ailleurs, sans doute, la fréquentation d'une +si mauvaise compagnie les eût effarouchés; mais ils y étaient +introduits par leur journal, dont la vieille «respectabilité» faisait +taire leurs scrupules. Leur palais s'habitua et prit goût à cette +nourriture épicée et fermentée. Éprouvaient-ils, à certains moments, +quelques nausées, la curiosité malsaine l'emportait. Du reste, pour +être superficielle, grossière, peu fouillée et peu finie, l'oeuvre +n'en était pas moins fortement et habilement charpentée, pleine de +mouvement et de vie, singulièrement empoignante. + +En somme, dans le monde même qui eût dû leur être le plus sévère, +le succès des _Mystères de Paris_ fut immense. Et il se maintint +pendant toute la publication, qui dura plus d'une année. Dans les +salons et aussi dans les antichambres, c'était le sujet principal +des conversations. Combien de femmes pour qui la grosse affaire, à +leur réveil, était de savoir ce qu'allaient devenir la «Goualeuse» +ou le «Chourineur»! Le numéro se louait jusqu'à dix sous, pour le +temps de lire le feuilleton. Celui-ci manquait-il un jour, c'était +un émoi général, et l'auteur devait écrire une lettre pour rassurer +le public sur sa santé. Son masque de philanthrope faisait des dupes +jusque dans le monde judiciaire, où des avocats généraux le citaient +comme une autorité. On racontait qu'il avait reçu plus de onze cents +lettres, écrites par des correspondants de tous genres, depuis des +fonctionnaires qui lui soumettaient leurs idées jusqu'à des jeunes +filles qui lui offraient leur coeur. Étrange aveuglement de cette +bourgeoisie qui ne paraissait pas se douter que l'oeuvre applaudie +par elle la battait en brèche! L'exemple, d'ailleurs, était donné de +haut. Un matin, M. Duchâtel entrait précipitamment dans le cabinet +de ses attachés, avec un air qui semblait annoncer un gros événement +politique: «Eh bien, dit-il, vous savez! la Louve est morte[74]!» +La Louve était une des héroïnes des _Mystères de Paris_. Un autre +ministre, le maréchal Soult, se mettait en colère quand le feuilleton +manquait; Eugène Süe, ayant été mis en prison pour négligence +obstinée dans son service de garde national, menaçait de ne pas +donner de «copie» tant qu'il serait sous les verrous; le maréchal se +hâta de lui faire ouvrir les portes. + +[Note 74: E. LEGOUVÉ, _Soixante ans de souvenirs_, 1re partie, p. +337.] + +Vainement quelques délicats protestaient-ils. M. Sainte-Beuve ne +trouvait pas d'écho, lorsqu'il signalait, dans la _Revue suisse_, la +honteuse sottise de cet engouement, et qu'il écrivait: «L'inspiration +essentielle des _Mystères de Paris_, c'est un fond de crapule: +l'odeur en circule partout, même quand l'auteur la masque dans de +prétendus parfums. Et, chose honteuse, ce qui a fait le principal +attrait, si étrange, de ce livre impur, ç'a été cette odeur même +de crapule déguisée en parfums[75].» Un député de l'opposition, M. +Chapuys-Montlaville, s'indignait-il à la tribune[76] que «le journal, +défenseur habituel du ministère, promenât, depuis un an, ses lecteurs +dans les égouts de la vie parisienne», le _Journal des Débats_ +pouvait se borner à répondre, le lendemain, que «de telles attaques +n'avaient rien de sérieux». Vers le même temps, une commission de +la Chambre des députés, visitant la prison de la Roquette avec le +procureur général, M. Hébert, appela fortement son attention sur un +chapitre récemment publié des _Mystères de Paris_, où l'honnêteté +publique lui paraissait manifestement outragée. M. Hébert promit +d'examiner la question; quelques jours après, il fit savoir qu'il +avait consulté les membres du parquet, et que ceux-ci étaient +d'avis de ne pas intenter de poursuites, parce que certainement on +n'obtiendrait du jury aucune condamnation[77]. + +[Note 75: _Chroniques parisiennes_, p. 169.] + +[Note 76: Séance du 14 juin 1843.] + +[Note 77: Ce fait fut rapporté à la tribune par M. +Chapuys-Montlaville, quand, le 6 avril 1847, il développa une +proposition tendant à exempter du timbre les journaux qui ne +publiaient ni romans-feuilletons ni annonces. Cette proposition fut +prise en considération, mais n'aboutit pas.] + +Tandis que les bourgeois s'amusaient de ce roman, les prolétaires +ne le lisaient pas moins avidement dans les éditions à bon marché +qui furent aussitôt répandues; ils y trouvaient une jouissance +singulièrement excitante et sortaient de cette lecture plus +impatients de leurs misères, plus envieux du bonheur des autres, plus +convaincus de la corruption égoïste des riches, plus irrités contre +la société, mais non certes plus éclairés sur les remèdes à apporter +à leurs maux. Ils croyaient naïvement avoir trouvé un vengeur et un +sauveur dans l'homme de lettres qui, à bout de sujets, avait pris +celui-là par hasard. Des ouvriers se réunissaient pour écrire à +Eugène Süe une lettre où ils lui attribuaient une mission évangélique +et le comparaient à Jésus-Christ. Parfois la popularité du romancier +se manifestait par des signes étranges, témoin le jour où, rentrant +chez lui, il trouva un pauvre diable pendu dans son antichambre, avec +ce billet dans la main: «Je me tue par désespoir; il m'a semblé que +la mort me serait moins dure, si je mourais sous le toit de celui qui +nous aime et nous défend[78].» + +[Note 78: E. LEGOUVÉ, _Soixante ans de souvenirs_, 1re partie, p. +378.] + +Avec le succès, M. Eugène Süe avait retrouvé la fortune et repris sa +vie de luxe fastueux et sensuel. Il n'était pas homme à interrompre +l'exploitation d'une veine aussi fructueuse. À peine les _Mystères de +Paris_ furent-ils terminés qu'il se mit à écrire le _Juif errant_, +oeuvre conçue dans la même note, moins amusante, mais plus malsaine +encore, et où l'auteur courtisait les passions irréligieuses en même +temps que les convoitises antisociales. Entre les journaux, ce fut à +qui obtiendrait ce nouveau roman. Le _Journal des Débats_ fut battu, +dans cette sorte d'enchères, par le _Constitutionnel_, qui offrit +cent mille francs. Eugène Süe se trouvait là toujours en face d'un +public bourgeois; seulement c'était la bourgeoisie de M. Thiers, au +lieu d'être celle de M. Guizot. Cette acquisition, si audacieusement +enlevée à prix d'or, fut le début du docteur Véron qui venait +d'acheter le _Constitutionnel_, fort déchu de son ancienne prospérité +et réduit à 3,000 abonnés; de ce coup, il le fit remonter à 13,000 +et bientôt à 25,000. M. Ballanche écrivait à M. Ampère, le 26 +novembre 1844: «J'ai eu hier l'occasion de voir M. Paulin, éditeur; +il m'a raconté les détails du succès scandaleusement européen du +_Juif errant_. Toute la terre le dévore: il voyage plus rapidement +que le choléra. Les éditions illustrées se multiplient sur tous les +points du globe... Afin de vous donner une idée de la férocité de +la contagion, je vous dirai que l'honnête Mme Tastu est aussi sous +le charme de la reine Bacchanale.» M. Véron n'avait cherché à faire +qu'une spéculation; elle réussissait; il ne voyait donc pas qu'on pût +y trouver à redire. Il a écrit à ce propos, dans ses Mémoires: «Le +désir de redonner de la popularité au _Constitutionnel_ par l'éclat +d'un grand nom ne me rendit exigeant ni sur le sujet ni sur le but +moral de l'ouvrage. J'apportai certainement, dans cette affaire, +autant d'imprévoyance que de légèreté. Que ceux qui n'ont jamais +commis de faute dans la vie me jettent la pierre!» Le scrupule, +on le voit, est bien léger; en tout cas, il ne s'est présenté que +tard à l'esprit du directeur du _Constitutionnel_. Sur le moment, +celui-ci ne songea qu'à faire succéder au _Juif errant_ un autre +roman du même auteur, les _Sept Péchés capitaux_. Enfin, en 1847, il +accueillit dans son journal les _Parents pauvres_ de Balzac, oeuvre +bien autrement forte que les volumineuses improvisations d'Eugène +Süe, mais encore plus délétère; on s'imaginait, dans ce temps-là , +que la recherche de la laideur et de la turpitude morale ne pouvait +descendre plus bas. Ce fut le dernier grand succès, j'allais dire le +dernier grand scandale du roman-feuilleton. + +En tout ceci, le plus difficile à comprendre est la complicité du +public. On a vu, au lendemain de la révolution de 1830, le trouble +de la nation avoir son contre-coup dans les oeuvres des écrivains. +À la fin de la monarchie de Juillet, c'est au milieu d'une nation +rassise, rangée, calme, manquant peut-être des vertus héroïques, mais +pratiquant les vertus communes, que surgit une littérature déréglée +et, dans un certain sens, vraiment révolutionnaire. La société, en +d'autres temps, par exemple aux siècles de chevalerie, a aimé les +romans qui l'embellissaient, l'idéalisaient; voici maintenant qu'elle +fait fête à des romans qui l'enlaidissent, et qu'elle s'amuse à se +contempler sous un odieux travestissement. Si elle n'a pas tous les +vices qu'on prétend lui imputer, on ne saurait nier qu'un tel goût +ne soit le signe d'une imagination malade. Est-ce un des restes de +la révolution de 1830? En tout cas, c'est bien le prodrome de celle +de 1848. Ne devine-t-on pas, en effet, quelque analogie, quelque +lien entre l'état d'esprit de la bourgeoisie, prenant plaisir à +voir couvrir de boue une société qui au fond lui est chère et dont +elle ne peut s'empêcher d'être solidaire, et l'état d'esprit de la +garde nationale du 24 février 1848, protégeant l'émeute dont elle +doit redouter le succès et aidant, sans le savoir, au renversement +de la monarchie qu'au fond elle a intérêt à maintenir? Dans les +deux circonstances, même genre d'aveuglement[79]. La lumière ne +s'est faite qu'après coup sur les dangers du roman-feuilleton. En +1850, l'Assemblée législative a voté des mesures fiscales destinées +à entraver ce genre de publications. Représailles un peu puériles +et en tout cas tardives. En même temps, le 5 avril de cette année +1850, dans une élection particulièrement retentissante, le parti +démagogique et socialiste remportait à Paris une victoire qui causait +un effroi général, faisait baisser la Bourse de deux francs et +déterminait les pouvoirs publics à modifier le suffrage universel: +l'élu était l'auteur des _Mystères de Paris_ et du _Juif errant_; +c'était à ces romans, naguère tant applaudis par les lecteurs du +_Journal des Débats_ et du _Constitutionnel_, qu'il devait la +popularité dont la manifestation causait, quelques années après, à +ces mêmes lecteurs une telle épouvante. + +[Note 79: M. Saint-Marc-Girardin a écrit à ce propos: «Si la France +a laissé faire le mal en 1848, cela a pu venir en partie de la +démoralisation du goût public. Comme on avait approuvé l'orgie dans +les romans, on s'est trouvé faible, pendant quelque temps, contre +ceux qui voulaient faire une orgie dans la société.» (_Cours de +littérature dramatique_, t. I, p. 374.)] + + + + +CHAPITRE III + +LE SOCIALISME. + + I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés du + saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système et son + action.--II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention + d'unir le catholicisme et la révolution. L'_Atelier_. + Dissolution de l'école buchézienne.--III. Fourier. Le + phalanstère et l'attraction passionnelle. La liberté amoureuse. + Fantaisies cosmogoniques. Fourier à peu près inconnu avant + 1830. Développement du fouriérisme lors de la dissolution de + la secte saint-simonienne. Ce qu'il devient après la mort de + Fourier. Son influence mauvaise.--IV. Buonarotti. Par lui le + «babouvisme» pénètre, après 1830, dans les sociétés secrètes. + Fermentation communiste à partir de 1840.--V. Cabet. Le _Voyage + en Icarie_. Propagande icarienne.--VI. Louis Blanc. Son enfance + et sa jeunesse. Ses débuts dans la presse républicaine. Sa + brochure sur l'_Organisation du travail_. Critique du système. + Succès de Louis Blanc auprès des ouvriers.--VII. Proudhon. Son + origine. Son isolement farouche. Son état d'esprit en écrivant + son premier Mémoire contre la propriété. «La propriété, c'est + le vol!» Argumentation du Mémoire. L'effet produit. Second et + troisième Mémoire. Proudhon et le gouvernement. Le _Système + des contradictions économiques_. Impuissance de Proudhon à + faire autre chose que démolir. Son action avant 1848.--VIII. + Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des radicaux + et de la gauche en face du socialisme. Le gouvernement et les + conservateurs savent-ils se défendre contre ce danger? Les + économistes. Il eût fallu la religion pour redresser et pacifier + les esprits du peuple. La bourgeoisie trop oublieuse de ses + devoirs envers l'ouvrier. La société, jusqu'en 1848, ne croit + pas au péril. + + +I + +Pour connaître les parties faibles, les côtés dangereux de cette +société en apparence si prospère et si régulière, suffit-il d'avoir +indiqué certains défauts de la classe alors régnante? Non. Au-dessous +de la bourgeoisie étaient des masses profondes qui, pour ne pas jouer +de rôle dans le drame parlementaire, pour être en dehors du «pays +légal», n'en avaient pas moins, à raison de leur seul nombre, une +importance chaque jour accrue par le développement de l'industrie, +par les progrès de l'instruction, par la diffusion de la presse. +Les politiques étaient trop souvent tentés de ne pas s'inquiéter +de ce qui se passait dans l'esprit de ceux qui ne votaient pas. +Périlleuse négligence que l'historien, éclairé par les événements +postérieurs, serait encore plus inexcusable d'imiter. Il lui faut +donc quitter la scène brillante, mais restreinte, où semblait alors +se concentrer toute la vie de la nation, s'éloigner du Parlement, +des salons, de la Bourse, des cercles littéraires, pour descendre +dans les ateliers, les cabarets, les carrefours, chercher ce qu'on +y dit, ce qu'on y pense, ce qu'on y désire. Point n'est besoin d'un +long examen pour reconnaître qu'à l'époque où nous sommes arrivés, +cette foule populaire, au moins celle des grandes villes, était +travaillée par un mal mystérieux, redoutable, qui, à l'insu des +autres classes inattentives et distraites, la pénétrait de plus en +plus profondément. Sous une forme différente et appropriée au milieu +où il sévissait, ce mal n'était pas sans analogie avec celui-là +même que je viens de signaler dans la bourgeoisie: c'était encore +la même conception toute matérialiste de la vie substituée aux +croyances idéalistes, la convoitise égoïste remplaçant la tradition +chrétienne du sacrifice et de la résignation, la négation ou l'oubli +de l'autre monde rendant plus âpre et plus impatiente la recherche +de la jouissance ici-bas. Seulement cet état d'esprit, qui dans les +classes élevées avait déjà beaucoup de conséquences fâcheuses, en +avait de pires encore dans les parties souffrantes de la nation, +dans celles qui étaient moins à même de se procurer le bien-être +dont la soif s'allumait en elles. Ne se trouvaient-elles pas ainsi +conduites naturellement à vouloir, à préparer la transformation, le +bouleversement de l'état social? Tel était en effet le rêve fiévreux +qui possédait alors l'imagination de la classe ouvrière. Pour cette +nouvelle maladie, on venait d'imaginer un nom nouveau que, vers 1846, +la bourgeoisie commençait à prononcer avec inquiétude, bien qu'il +n'eût pas encore le retentissement effrayant que les événements de +1848 devaient lui donner,--le nom de _socialisme_. + +Dans les dernières années de la monarchie de Juillet, le socialisme +revêtait des formes variées, se partageait en écoles et en sectes +diverses. C'est seulement en considérant séparément chacune d'elles, +en esquissant l'une après l'autre les figures de leurs fondateurs, +en résumant leurs doctrines, que l'on pourra se faire une idée de ce +mouvement si complexe. + +À l'entrée de cette galerie parfois fort étrange, nous rencontrons +d'abord plusieurs inventeurs de systèmes qui relevaient plus ou moins +directement du saint-simonisme. On se rappelle, en effet, que le +saint-simonisme avait prétendu changer non seulement la religion, +mais la société[80]. C'était lui qui, usant le premier d'une formule +trop répétée depuis, avait dénoncé le régime actuel du travail comme +«l'exploitation de l'homme par l'homme». Il imputait les inégalités +et les souffrances aux vices du mécanisme social, et attribuait au +gouvernement le pouvoir de les faire disparaître par un remaniement +de ce mécanisme. Dans ce dessein, il proposait de détruire ou de +mutiler la famille et la propriété; donnait à l'État le droit de +disposer des individus, de leurs idées, de leurs biens, de prononcer +sur leurs aptitudes et leurs vocations, de répartir entre eux les +instruments et les fruits du travail, ainsi que les revenus du +capital, pour aboutir, non, il est vrai, à une égalité absolue, +mais à une hiérarchie où chacun serait classé suivant sa capacité +et rétribué selon ses oeuvres. Et surtout il se montrait vraiment +le devancier de toutes les écoles socialistes, en remplaçant le +renoncement chrétien et l'attente des compensations futures par la +recherche exclusive, impatiente, du bien-être immédiat. Non content +d'avoir prêché cette société nouvelle, il avait tenté de l'organiser. +Sans doute, la banqueroute ne s'était pas fait attendre, «banqueroute +d'hommes et d'argent», comme écrivait un disciple désabusé. Mais, +en se dissolvant et en se dispersant, la secte avait en quelque +sorte répandu partout les germes des idées fausses dont elle était +infestée; de là , dans les années qui suivirent, une éclosion de faux +prophètes dont beaucoup sortaient des rangs du saint-simonisme et +qui, presque tous, s'inspiraient plus ou moins de ses doctrines. + +[Note 80: Voir, au tome I, le chapitre sur le SAINT-SIMONISME.] + +Tel fut d'abord Pierre Leroux. Tout en lui,--son aspect robuste et +massif, je ne sais quoi d'un peu grossier dans sa structure, et +jusqu'à cette épaisse chevelure dont la caricature devait plus tard +s'amuser,--trahissait une origine populaire. Né en 1797, élevé, en +qualité de boursier, dans les collèges de l'État, il s'était fait +admettre à l'École polytechnique. Mais la mort de son père, survenue +à ce moment, et l'obligation où il fut de subvenir immédiatement +aux besoins de sa mère et de ses trois frères et soeurs, ne lui +permirent pas d'y entrer. Réduit à chercher un gagne-pain, il finit, +après plusieurs mécomptes qui ne le disposèrent pas à l'indulgence +pour l'organisation sociale, par se placer comme correcteur dans +une imprimerie. En même temps, il continuait à étudier pour son +compte, absorbant, avec une avidité un peu gloutonne et sans +beaucoup les digérer, une immense quantité de connaissances +historiques, scientifiques, philosophiques. En 1824, l'imprimerie où +il travaillait s'étant trouvée à vendre, il la fit acheter par un +de ses amis et s'en servit pour fonder, de concert avec son ancien +camarade Dubois, le _Globe_, dont on sait la brillante carrière. +Il écrivit dans ce recueil, tout en faisant le métier de prote. +Après 1830, resté presque seul au _Globe_, tandis que les autres +rédacteurs s'élevaient à des positions plus ou moins considérables +dans l'administration ou dans la politique, il ressentit quelque +amertume de cette sorte d'abandon et en fut encore plus porté à +condamner l'état social. Cette disposition d'esprit le jeta dans le +saint-simonisme, dont il fut l'un des dignitaires; le _Globe_ devint +l'organe de la secte. Mais, par certains côtés naïfs, honnêtes et +un peu tristes de sa nature, il ne put s'accommoder de la direction +voluptueuse donnée par Enfantin à son Église, et s'en sépara l'un +des premiers. Il se fit alors prophète à son tour et tenta de fonder +une doctrine nouvelle, celle des «humanitaires». Le _Globe_ étant +mort entre ses mains, il continua, pendant toute la monarchie de +Juillet, à exposer sa doctrine dans divers livres[81], dans la +_Revue encyclopédique_, dans l'_Encyclopédie nouvelle_, à laquelle +collaborait un autre ancien saint-simonien, Jean Reynaud, dans la +_Revue indépendante_ et dans la _Revue sociale_. + +[Note 81: _De l'égalité_ (1838). _Réfutation de l'éclectisme_ (1839). +_Malthus et les économistes._ _De l'humanité_ (1840).] + +Cette doctrine formait tout un système de philosophie mélangé de +panthéisme, de mysticisme et de sensualisme. On nous dispensera +de l'exposer. L'oeuvre serait d'ailleurs malaisée. Si l'esprit de +Pierre Leroux ne manquait ni de puissance ni de profondeur, sa pensée +était obscure et la forme plus obscure encore. À force de creuser +les idées, il s'y enfouissait. Notons cependant sa théorie de la vie +future, où l'on retrouve la répugnance accoutumée des socialistes à +placer le paradis hors de la terre: il repousse le matérialisme, qui +ne voit rien au delà du tombeau; mais, s'il nous fait revivre après +notre mort, ce n'est pas dans un autre monde, c'est dans l'humanité, +par une suite indéfinie de métempsycoses; le bonheur existera pour +nous dans le perfectionnement constant de cette humanité. + +Pierre Leroux n'était pas un pur spéculatif; il ne philosophait +que pour trouver la formule d'une société nouvelle. Des trois +termes de la devise révolutionnaire, liberté, égalité, fraternité, +c'est l'égalité qui est, suivant lui, le but auquel doit aboutir +le mouvement social. «Nous sommes entre deux mondes, écrit-il, +entre un monde d'inégalité qui finit et un monde d'égalité qui +commence.» Il estime que, jusqu'à présent, l'égalité n'a existé que +d'une façon illusoire; le capital du bourgeois y fait obstacle, +autant qu'autrefois le privilège du seigneur féodal. Et c'est, +pour le philosophe subitement transformé en tribun, l'occasion de +déclamations véhémentes contre le capital, contre la rente, contre +l'exploitation des prolétaires par les propriétaires. Quant au +remède, il croit le trouver dans une association toute particulière +qu'il appelle la triade. L'homme, dit-il, est sensation, sentiment, +connaissance. À cette division de l'être humain répond la division +de la société humaine, qui se compose des savants ou hommes de la +connaissance, des artistes ou hommes du sentiment, et des industriels +ou hommes de la sensation. Supposez qu'un savant, un artiste et +un industriel s'associent et opèrent de concert, leurs opérations +s'accompliront dans les meilleures conditions possibles, parce qu'ils +se compléteront les uns les autres. Telle est la triade dont Pierre +Leroux fait l'élément primitif de la société, à ce point que, pour +lui, l'individu isolé ne compte pas. On n'est quelqu'un ou quelque +chose qu'à la condition d'être trois. Une réunion de triades forme +un atelier; une réunion d'ateliers, une commune; une réunion de +communes, un État. À travers les tergiversations et les obscurités de +notre auteur, il apparaît bien que son État sera le seul possesseur +du capital et le seul directeur du travail: c'est ainsi qu'après une +grande dépense de philosophie il aboutit à la conclusion banale des +plus vulgaires théories socialistes. + +Pierre Leroux ne parvint pas à fonder une véritable secte ni à remuer +les foules; toutefois il ne laissa pas que d'exercer une certaine +influence sur le mouvement des idées, en groupant autour de lui des +adhérents parmi lesquels étaient des esprits de valeur; de ce nombre +fut Mme Sand[82], qui sous cette inspiration écrivit, de 1840 à +1848, plusieurs romans ouvertement socialistes[83]. Ce théoricien +abstrait et confus avait, dans l'apostolat intime, quelque chose de +convaincu, de chaleureux, parfois même de candide et de tendre, qui +n'était pas sans action sur les intelligences et sur les coeurs; +ajoutez-y la sympathie provoquée par son courage au travail, par +son désintéressement et par sa pauvreté stoïque. Il ne devait pas +cependant réussir dans les assemblées parlementaires, où le jeta +l'explosion socialiste de 1848; ses discours, aussi inintelligibles +qu'interminables, lui valurent une sorte de renom ridicule, en +même temps que le voisinage des Montagnards, au milieu desquels il +siégeait et avec lesquels il paraissait se confondre, lui faisait +perdre quelque chose de son caractère pacifique et philosophique. Il +eut cette dernière disgrâce de mourir en 1871, pendant la Commune, +et de recevoir de ceux qui s'étaient alors emparés de Paris le +compromettant hommage d'obsèques solennelles. + +[Note 82: Béranger, qui aimait Pierre Leroux, écrivait de lui, le +20 janvier 1840: «Il faut que vous sachiez que notre métaphysicien +s'est fait un entourage de femmes à la tête desquelles sont mesdames +Sand et Marliani, et que c'est dans des salons dorés, à la clarté +des lustres, qu'il expose ses principes religieux et ses bottes +crottées. Tout cet entourage lui porte à la tête, et je trouve que sa +philosophie s'en ressent beaucoup.»] + +[Note 83: À cette époque, Proudhon écrivait: «George Sand est tout à +fait entré dans nos idées.» (_Correspondance de Proudhon_, t. II, p. +160.)] + + +II + +Buchez, comme Pierre Leroux, sortait du saint-simonisme. Né en +1796, d'une famille pauvre, il s'était élevé, par son travail et +son énergie, à une carrière libérale. D'opinions fort avancées, il +fut, dans les premières années de la Restauration, avec Flottard +et Bazard, l'un des fondateurs de la «Charbonnerie» française, se +mêla à toutes les conspirations, et fut poursuivi pour participation +au complot de Belfort. Sa nature droite se dégoûta bientôt de +ces sanglantes violences, et, en 1826, il devint l'un des chefs +de l'école saint-simonienne. N'y ayant pas trouvé satisfaction +pour ses idées morales, il s'en éloigna peu avant 1830. Au cours +des recherches philosophiques auxquelles il se livrait avec une +honnête sincérité, une évolution graduelle s'était accomplie dans +son âme: matérialiste quand il conspirait, théiste pendant sa +phase saint-simonienne, il avait fini par se prendre d'admiration +pour l'Évangile et le Christ, sans cesser cependant d'être +révolutionnaire, et s'était formé tout un système sous cette +double et contradictoire inspiration. Après les événements de +Juillet, à l'heure de la grande propagande d'Enfantin et de ses +disciples, il voulut opposer chaire à chaire, et ouvrit chez lui, +rue de Chabannais, des conférences publiques qui lui attirèrent des +disciples fervents. Cette prédication orale ne lui suffit pas: en +1831, il fonda un recueil périodique, _l'Européen_, dont l'existence +fut assez précaire et intermittente, les abonnés peu nombreux, +mais dont les articles furent remarqués[84]. Il entreprit en même +temps, avec un de ses disciples, M. Roux-Lavergne, une _Histoire +parlementaire de la Révolution_, dont les quarante volumes furent +terminés en 1839: compilation énorme où l'on trouve les débats des +Chambres, les délibérations du club des Jacobins et de nombreuses +reproductions de la presse révolutionnaire; en tête de presque tous +les volumes sont des préfaces dans lesquelles le chef d'école expose +ses doctrines religieuses, sociales et politiques. Enfin, en 1839, il +publia trois gros volumes sous ce titre: _Essai d'un traité complet +de philosophie, au point de vue du catholicisme et du progrès_. +Buchez n'a rien de l'écrivain: sa pensée, déjà par elle-même assez +obscure et confuse, est encore épaissie, embrouillée et alourdie par +la forme dont il la revêt. L'étrange mélange qu'il fait d'aspirations +mystiques et de réminiscences jacobines n'est pas de nature à rendre +l'impression plus nette. Toutefois, si indigestes que soient ses +écrits, ils contiennent des idées qui ont agi sur une partie de ses +contemporains. + +[Note 84: _L'Européen_, interrompu à la fin de 1832, fut repris +en 1835 et continué, sans grande régularité, jusqu'en 1838. Il +se distribuait à 500 exemplaires, mais ne comptait guère que 100 +abonnés.] + +Venu de la révolution et attiré par le catholicisme, Buchez s'efforce +de les unir. L'une et l'autre lui paraissent se résumer dans les +mêmes principes: fraternité et égalité. Si l'égalité est le but +auquel doit aboutir la société, tout doit venir de la fraternité. +Cette fraternité n'est pas un instinct plus ou moins vague, c'est +un devoir précis, fondé sur la révélation divine. Les rapports des +hommes entre eux et l'organisation du pouvoir reposent sur cette +double parole du Christ: _Aimez votre prochain comme vous-même_, +et: _Que le premier parmi vous soit votre serviteur_. Ce n'est pas +seulement dans la région des idées spéculatives, c'est aussi dans +celle des faits historiques que Buchez prétend unir la révolution +et le catholicisme. Depuis Clovis jusqu'à 1789, en passant par les +croisades et la Ligue, il croit retrouver partout un effort de +la France pour remplir sa mission divine, qui est de propager la +fraternité dans le monde entier. La révolution surtout lui paraît +avoir ce caractère; tout en reprochant aux révolutionnaires d'avoir, +par moments, sacrifié la fraternité populaire à l'individualisme +bourgeois et d'avoir méconnu la vérité religieuse, il pousse plus +loin que personne l'apologie des crimes de 1792 et de 1793. Il est +vrai que la justification appliquée par lui à la Terreur s'étend +à l'Inquisition, que la Saint-Barthélemy est louée par les mêmes +raisons que les massacres de Septembre, et que la faction des Seize, +sous la Ligue, est exaltée au même titre que le Comité de salut +public. Dans ces divers événements, l'auteur voit l'application +d'un principe qu'il affirme être commun au catholicisme et à la +révolution, la «souveraineté du peuple». C'est même par là que le +catholicisme se distingue, à ses yeux, du protestantisme, fondé sur +l'individualisme, sur la «souveraineté du moi». «Cette souveraineté +du peuple, dit-il, ne signifie autre chose que la souveraineté du but +d'activité commune qui fait une nation.» L'individu peut se tromper +sur son but d'activité; l'universalité du peuple ne se trompera +pas. Toutefois Buchez réserve au pouvoir le «principe initiateur», +de sorte que la souveraineté du peuple, déjà confondue avec la +souveraineté du but, finit par aboutir à la souveraineté de ceux qui +ont conscience de ce but: tels ont été, par exemple, les jacobins +pendant la Révolution. Quant à ceux qui se mettent en contradiction +avec ce but, ou qui se montrent seulement incrédules, ils peuvent +être traités en ennemis. «L'intérêt du but social justifie tout.» +Pour le moment, cependant, Buchez ne songe pas à user de la force: +c'est par la persuasion qu'il veut établir le règne de la fraternité. +Son moyen pratique est l'association, mais l'association libre +et volontaire. Il commence par s'adresser aux ouvriers et les +engage à mettre en commun leurs outils, leur argent, leur travail, +et à se constituer un capital inaliénable auquel ils ajouteront, +chaque année, le sixième de leurs bénéfices; tous les salaires des +associés seront égaux, calculés uniquement sur la durée du travail; +le gérant, nommé par les ouvriers, ne doit être, suivant la parole +du Christ, que le serviteur de tous; la fortune sociale fera face +aux éventualités du chômage et de la maladie. Donc plus de misère, +plus d'inégalité, plus de conflits entre le travail et le capital. +Buchez se flatte que, par la contagion de l'exemple, ces associations +s'étendront à l'industrie entière, puis à l'agriculture. Quand tous +les individus accompliront ainsi le devoir de la fraternité, l'État +s'organisera sur ce modèle; César, lui aussi, deviendra le serviteur +de tous, et la France pourra enfin remplir sa mission dans le monde. + +Tout cela formait un ensemble étrange et singulièrement mêlé. Est-il +besoin d'en marquer les points faibles ou vicieux? Qui ne voit, +par exemple, quelle large part de chimère il y avait dans ce rêve +d'associations fraternelles et égalitaires, embrassant tous les +travaux industriels et agricoles? Est-il rien de plus outrageant +pour la conscience que cette apologie des crimes révolutionnaires? +rien de plus contraire à la liberté que cette «souveraineté du but +social»? Sur ces deux derniers points, Louis Blanc et les autres +historiens ou théoriciens du néo-jacobinisme ne feront guère que +copier l'auteur de l'_Histoire parlementaire_. Enfin, rien de plus +faux que cette prétendue communauté de principes entre la révolution +et l'Évangile. Pour l'établir, Buchez était obligé de se faire une +religion à lui[85]; il ne se contentait pas sans doute d'une sorte +de philosophie chrétienne, et professait un catholicisme positif +fondé sur le dogme révélé; mais ce catholicisme était singulièrement +déformé et incomplet; il y était beaucoup question de l'amour des +hommes, peu de l'amour de Dieu, nullement de l'autorité de l'Église +ou de la participation aux sacrements; celui que l'on proposait à +l'adoration était moins l'Homme-Dieu qu'une sorte de Christ social, +personnel à la vérité, vivant, mais mal défini. + +[Note 85: Buchez avait inspiré à un jeune artiste de ses élèves un +dessin du _Christ prêchant la fraternité au monde_, dans lequel il +prétendait résumer sa doctrine. Le Christ est porté sur un globe où +est écrit le mot FRANCE; il foule aux pieds le serpent de l'égoïsme +et tient à la main une banderole où on lit FRATERNITÉ. Deux anges, +coiffés du bonnet phrygien, l'accompagnent, et sur leurs auréoles +brillent les noms de LIBERTÉ, ÉGALITÉ. La Liberté tire un glaive; +l'Égalité porte un livre ouvert, avec ce texte: _Aimez votre prochain +comme vous-même et Dieu par-dessus tout. Que le premier parmi vous +soit votre serviteur._ Détail significatif: sur la gravure, oeuvre +d'un autre buchézien, on a effacé ces mots: _et Dieu par-dessus +tout_. (_Vie du Révérend Père Besson_, par E. CARTIER, t. I, ch. II.)] + +Néanmoins, cette doctrine toute spiritualiste, imprégnée de moralité +et de charité chrétiennes, proclamant les devoirs du peuple avant +de revendiquer ses droits, lui parlant de dévouement au lieu +de jouissance, était bien supérieure à celle des autres écoles +socialistes. Plusieurs de ses adeptes étaient des âmes généreuses +et pures; tel catholique, qui se trouvait les approcher, revenait +surpris, touché, édifié même de leurs sentiments[86]. Ils se +recrutèrent, au début, dans la jeunesse bourgeoise, notamment parmi +les artistes et les médecins. Mais cela ne suffisait pas à Buchez, +qui désirait surtout gagner des ouvriers. Il y réussit et provoqua la +fondation d'un certain nombre de petites associations coopératives. +Enfin, en septembre 1840, sous la même inspiration, parut le premier +numéro de l'_Atelier, organe des intérêts moraux et matériels des +ouvriers_; ce recueil devait durer jusqu'en 1850. + +[Note 86: M. Ozanam raconte, dans une lettre écrite de Lyon, le 26 +août 1839, au Père Lacordaire, qu'un catholique influent de cette +ville, jusqu'alors légitimiste, avait été mis en rapport, durant un +voyage à Paris, avec les amis de Buchez. «Il admira la pureté de leur +religion, ajoute Ozanam, conçut un véritable enthousiasme pour leurs +personnes, et, de retour ici, il propagea ses nouveaux sentiments, et +voici qu'une douzaine de nos plus dévoués absolutistes sont abonnés +au _National_.» (_Lettres d'Ozanam_, t. I, p. 303.)] + +L'_Atelier_ se distinguait des autres publications démocratiques +en ce qu'il était fondé, soutenu et rédigé exclusivement par de +véritables ouvriers «vivant de leur travail personnel[87]»; ce +fut le premier journal où ces ouvriers traitèrent eux-mêmes les +questions qui les intéressaient. À ce point de vue, il mérite de +fixer un moment l'attention de l'histoire. L'_Atelier_ se disait +socialiste, mais en protestant que son socialisme n'était hostile +ni à la religion, ni à la nationalité, ni à la famille, ni même à +la propriété, bien que sur ce dernier point il fût moins absolu; +il n'hésitait pas à combattre les fouriéristes, les communistes, +les icariens, les socialistes autoritaires, et substituait à leurs +orgueilleuses et périlleuses chimères la propagande plus modeste des +associations coopératives selon la formule de Buchez. Politiquement, +il faisait campagne avec l'extrême gauche, demandait le suffrage +universel, attaquait la bourgeoisie et tous ceux qu'il appelait +les privilégiés, faisait l'apologie de la Terreur, à commencer par +le meurtre de Louis XVI; toutefois, il avouait honnêtement les +faiblesses et les vices du parti radical, détournait les ouvriers +de tout désordre, de toute conspiration, de toute affiliation aux +sociétés secrètes. L'un des caractères les plus remarquables de ce +journal était le souci que les ouvriers rédacteurs avaient de la +moralisation de leurs frères, la gravité émue avec laquelle ils leur +prêchaient le devoir, la fraternité, le sacrifice; ils dénonçaient, +avec une pudeur indignée, tout ce qui, dans les journaux, dans les +livres, au théâtre, pouvait corrompre le peuple. Cette morale dont +ils étaient si préoccupés, ils ne lui reconnaissaient, comme leur +maître, d'autre fondement que le christianisme, et, sans respect +humain, malgré les étonnements, les sourires ou les réclamations +d'une partie de leurs lecteurs, ils proclamaient «la nécessité de +ranimer dans le peuple l'antique foi de ses pères». «Si les laïques, +et particulièrement les démocrates, disaient-ils encore, voulaient +se donner la peine d'examiner sans prévention, d'étudier, de suivre +le mouvement des idées, ils comprendraient bientôt la grandeur +du dogme chrétien; ils verraient la puissance qu'il peut donner +même à des intelligences aussi peu cultivées que les nôtres; ils +verraient que là est la vérité invincible, et ils s'y attacheraient, +parce qu'ils comprendraient qu'il n'y a d'unité possible que par +un lien spirituel, que par la reconnaissance d'un principe commun, +obligatoire pour tous.» Le dogme ne leur suffisait pas; ils +professaient qu'on ne pouvait se passer d'une Église, d'un «pouvoir +spirituel indépendant», d'un «corps spécialement chargé de conserver +le principe moral et de l'enseigner d'une manière uniforme». Ce +n'était pas sans doute que les idées régnantes dans l'Église +catholique leur convinssent toutes. Ils reprochaient au clergé de ne +s'être pas fait révolutionnaire. «Jusqu'à présent, déclaraient-ils, +nous ne sommes ralliés qu'au principe de l'institution catholique; +mais aux personnes, nous ne nous y rallierons que lorsqu'elles nous +sembleront dignes de la haute mission d'enseigner le christianisme.» +En attendant, ils recommandaient aux démocrates d'éclairer le clergé, +de le rassurer, de l'attirer, au lieu de le traiter en ennemi ou +en suspect. La Révolution, disaient-ils, n'a qu'à «se proclamer +chrétienne, à ne vouloir que ce que le christianisme commande»; alors +le clergé sera bien obligé de s'unir à elle. + +[Note 87: Le premier numéro de l'_Atelier_ contenait la note +suivante: «L'_Atelier_ est fondé par des ouvriers, en nombre +illimité, qui en font les frais. Pour être reçu fondateur, il faut +vivre de son travail personnel, être présenté par deux des premiers +fondateurs, qui se portent garants de la moralité de l'ouvrier +convié à notre oeuvre. Les hommes de lettres ne sont admis que comme +correspondants. Les fondateurs choisissent, chaque trimestre, ceux +qui doivent faire partie du comité de rédaction.»] + +Telles étaient les idées développées avec autant de sincérité que +de persévérance par les rédacteurs de l'_Atelier_. Les ouvriers de +ce petit groupe se distinguaient de la plupart de leurs camarades +par leur tenue morale, intellectuelle et même extérieure. Un jour, +celui d'entre eux qui représentait le journal eut à comparaître en +justice: les témoignages contemporains portent trace de l'étonnement +qu'on éprouva à entendre un ouvrier parler à ses juges avec tant de +modération, de décence, de bon goût, de respect pour tout ce qui +devait être respecté. L'_Atelier_ ne fut pas sans action religieuse +sur les ouvriers de Paris: il ne les ramena pas à la foi complète, +qu'il ne possédait pas pour son compte; mais il inspira à une partie +d'entre eux une certaine sympathie pour le catholicisme, les habitua +à le regarder comme un allié possible, et non plus comme un ennemi +fatal. On put se rendre compte du changement produit, le jour où +le peuple redevint une fois de plus le maître de Paris. Si ce même +peuple, qui avait brisé la croix en 1830, lui a porté les armes en +1848; si les prêtres, outragés et menacés dans les rues après les +journées de Juillet, y ont trouvé, après celles de Février, une +pleine sécurité et même souvent des hommages, on le dut en partie à +l'influence de Buchez et de ses disciples. + +Toutefois, en dépit de ses côtés honorables et bienfaisants, l'école +buchézienne n'était pas viable. Elle avait pu jeter une flamme, +donner un élan, mais pour peu de temps. Elle portait en elle-même +des germes de contradiction et de décomposition qui ne devaient pas +tarder à se développer. La plupart des associations ouvrières fondées +sous son inspiration, après avoir prospéré pendant les premiers mois +ou les premières années de ferveur, succombèrent à des difficultés +nées dans leur propre sein: la variété des besoins et des capacités +y rendait intolérable l'égalité des salaires; on ne trouvait plus de +directeurs qui consentissent à être, par désintéressement fraternel, +les «serviteurs de tous»; enfin, l'impatience et l'imprévoyance des +associés refusaient de laisser le sixième des bénéfices dans la +caisse sociale. À cette faillite économique s'ajouta une faillite +doctrinale. Les adhérents reconnurent à l'épreuve, ceux-ci plus tôt, +ceux-là plus tard, l'impossibilité d'unir les principes opposés +de la révolution et du catholicisme. Force était de choisir. Ils +se divisèrent. Les uns, avec M. Corbon, s'enfoncèrent dans la +révolution, en répudiant comme une illusion toutes les aspirations +chrétiennes. Les autres, au contraire, se sentirent poussés a devenir +pleinement catholiques, quelques-uns à se faire prêtres ou même +moines: tel fut M. Roux-Lavergne, l'un des principaux collaborateurs +du maître, qui devint chanoine de Rennes; tels furent surtout +quatre jeunes hommes admirables, d'une âme singulièrement pure et +généreuse, Réquédat, Piel, Besson, Olivaint; les trois premiers +répondirent à l'appel de Lacordaire et moururent, à la fleur de +l'âge, sous l'habit de Saint-Dominique[88]; le quatrième, attiré +vers la Compagnie de Jésus, devait, après une sainte vie, succomber +martyr de sa foi pendant la Commune[89]. Ce n'est certes pas un +médiocre honneur pour une école que d'avoir séduit un moment de +pareils hommes. Quant à l'honnête, mais inconséquent Buchez, ceux +de ses disciples qui étaient devenus catholiques furent longtemps +réduits à dire tristement de lui: «Il est pour nous le portier de +l'Église, lui seul n'entre pas.» Il devait cependant être récompensé +de sa droiture; sur son lit de mort, il vit un prêtre et finit en +chrétien[90]. + +[Note 88: _Vie du Révérend Père Besson_, par M. CARTIER, et _Vie du +Père Lacordaire_, par M. FOISSET.] + +[Note 89: _Pierre Olivaint_, par le Père Charles CLAIR.] + +[Note 90: Buchez mourut à Rodez, en 1865, dans une chambre d'hôtel. +Ce fut un de ses anciens collègues de l'Assemblée constituante qui, +l'ayant su malade, vint le voir et l'amena à recevoir un prêtre.] + + +III + +Les écoles fort différentes de Pierre Leroux et de Buchez ne sont +pas les seules qui soient nées du démembrement du saint-simonisme. +On peut rattacher à la même origine, au moins dans une certaine +mesure, une secte beaucoup plus importante, la secte fouriériste. +Non sans doute que Fourier, qui avait exposé complètement son +système dès 1808, ait emprunté ses doctrines à Saint-Simon, dont les +premiers plans de réorganisation, encore bien incertains et vaporeux, +datent de 1817; mais, comme on le verra tout à l'heure, ce que le +fouriérisme devait recevoir du saint-simonisme, c'était l'élan de +propagande et le personnel même de ses apôtres. + +Né en 1772, à Besançon, d'une famille de commerçants modestes, +Fourier paraît avoir eu la première impression du mal social à cinq +ans, un jour où il fut puni pour avoir dit la vérité à un client que +son père cherchait à abuser. Empêché, faute de naissance, d'entrer, +comme il l'eût désiré, à l'école des officiers du génie, il fut +réduit à embrasser la carrière commerciale, qui lui déplaisait. Il +venait de s'établir épicier à Lyon, en 1793, quand, dans la révolte +de la ville contre la Convention, son magasin fut pillé et lui-même +obligé de faire le coup de feu contre les troupes républicaines. +Arrêté après la prise de la ville, il n'échappa qu'avec peine à la +mort et fut incorporé, comme simple soldat, dans un régiment de +cavalerie. Il fit ainsi quelques campagnes, puis, rendu à son premier +métier, il se trouva, en 1799, commis d'un négociant marseillais qui +l'employa à des spéculations peu délicates. Toutes ces souffrances +morales ou matérielles, venues soit des habitudes frauduleuses du +commerce, soit de l'inégalité des classes, soit du désordre public, +l'amenèrent à cette conclusion que la civilisation avait fait fausse +route: ce n'était pas la nature humaine, c'était la société qu'il +déclarait mauvaise. Peut-être, en d'autres temps, se fût-il contenté +de gémir sur ce mal, sans se croire en état d'y remédier. Mais il +avait été témoin de tant de changements pendant la Révolution; tout +était tellement déraciné, bouleversé; il avait vu pousser à ce point +la prétention de tout refaire à nouveau, qu'aucune transformation +ne l'intimidait ni ne lui semblait impossible. Non cependant qu'il +entendît avoir rien de commun avec les révolutionnaires: il les +détestait et les dédaignait, il leur en voulait aussi bien pour +les épreuves qu'il avait personnellement subies sous leur règne +qu'à cause de leur esprit de négation et d'anarchie; jamais il ne +s'indignait plus vivement que quand on paraissait le confondre +avec les agitateurs du parti républicain. Ce fut en 1803, par un +article publié dans un recueil lyonnais, qu'il fit, pour la première +fois, entrevoir quelques-unes de ses idées. En 1808, il les exposa +d'ensemble, dans son livre sur la _Théorie des quatre mouvements_, +et les compléta, en 1822 et 1829, par deux autres ouvrages sur +l'_Association domestique et agricole_ et sur le _Nouveau monde +industriel_. Tout en édictant les lois et en traçant le plan de la +société future, il vivait médiocrement des emplois subalternes qu'il +tenait dans diverses maisons de commerce, à Lyon d'abord, à Paris +ensuite. + +Dans l'oeuvre de Fourier, rien du vague de Saint-Simon. Jamais la +chimère n'a été traitée avec une précision si mathématique. Comme +le feront après lui presque tous les socialistes, il croit trouver +dans l'association le remède aux maux résultant de la concurrence, +du salariat et de la misère. Son association doit unir non seulement +les capitaux, mais les ménages, les familles, et, pour cette raison, +il l'appelle «association domestique». Jusqu'à présent, le monde +était sous le régime de l'«ordre morcelé», chaque famille ayant +son ménage, chaque commerçant sa boutique, chaque industriel son +atelier, chaque cultivateur son champ. À l'«ordre morcelé», Fourier +propose de substituer l'«ordre combiné». Soient trois cents familles +ayant actuellement trois cents ménages différents; il s'agit de les +réunir en un seul ménage, en un seul atelier; au lieu de trois cents +champs, on aura un seul domaine exploité en commun. Le réformateur +fait alors un tableau merveilleux des économies qui seraient ainsi +réalisées. «On est ébahi, écrit-il, quand on évalue le bénéfice +colossal qui résulterait de ces grandes associations.» Fourier, +à la différence des communistes, respecte le capital et ne rêve +pas l'égalité absolue; il divise le revenu en trois parts: quatre +douzièmes au capital, trois douzièmes au talent, cinq douzièmes au +travail. Chacune de ces associations, composée de dix-huit cents +membres, vivant sur un seul domaine d'une lieue carrée, logée dans un +édifice commun magnifiquement installé, constitue un «phalanstère». +Le phalanstère se subdivise en «phalanges», puis en «séries», enfin +en «groupes», chaque «groupe» se composant de sept ou neuf individus. +Tous les rapprochements se font librement; tous les dignitaires sont +élus; nulle coercition, nul régime autoritaire. + +Mais comment faire que, dans une association si nombreuse, la vie +commune soit agréable ou même seulement tolérable? Comment maintenir +le bon ordre et l'harmonie dans cette caserne sans officiers et sans +discipline, dans ce couvent sans supérieurs et sans règle? Comment +obtenir que chaque associé accomplisse spontanément la part de +travail nécessaire au profit commun? Pour y parvenir, Fourier, ne se +contentant plus de refaire la société, entreprend de refaire l'ordre +moral, de créer, pour ainsi dire, un homme nouveau. Telle est, en +effet, la portée de cette thèse de l'«attraction passionnelle» par +laquelle il prétend résoudre ou plutôt supprimer le redoutable +problème de l'existence du mal sur la terre. L'homme doit avoir, +dit-il, un moyen d'être heureux sur cette terre; autrement, Dieu +ne serait ni bon ni sage. Le tout est de découvrir ce moyen: c'est +ce que les «civilisés» n'ont pas encore su faire. Se fondant sur +cette unité du plan divin qu'il appelle l'«économie de ressorts», +le fondateur du phalanstère estime que la loi de l'attraction, +découverte par Newton dans le monde physique, doit régir aussi +le monde moral. Mais quelle attraction? Fourier, imbu des idées +sensualistes du siècle dernier, ne voit dans l'homme que l'être +sensible, entraîné à agir par les passions. L'attraction doit donc +être passionnelle. Jusqu'alors on nous enseignait à contenir nos +passions, et l'on nous avertissait que la raison nous était donnée +pour cet usage. Erreur, dit notre étrange moraliste; c'est se faire +une idée absurde de Dieu que de supposer qu'il a créé un homme +composé de deux ressorts contradictoires. D'ailleurs, en fait, la +raison est toujours la plus faible, même chez ceux qui ont charge +de prêcher la vertu. Les passions seules viennent de Dieu. Le +devoir et la morale, le mérite et le démérite sont une invention de +l'homme dont il faut se débarrasser au plus vite. Chaque individu +n'a qu'à suivre ses passions; il trouvera ainsi son plaisir, en +même temps qu'il concourra au plan divin. Ne craignez pas qu'il en +résulte quelque désordre; car il est posé en axiome fondamental que +«les attractions sont proportionnelles aux destinées». Si l'on a +pu avoir jusqu'ici mauvaise opinion des passions sans frein, c'est +qu'elles ne se mouvaient pas dans le milieu qui leur convenait. +Elles trouveront ce milieu avec le phalanstère. Dangereuses dans une +réunion restreinte, elles peuvent se développer sans heurt dans une +association nombreuse; leur variété et leur mobilité permettent alors +à chacune de se satisfaire, en même temps que la gradation infinie +des nuances intermédiaires facilite tous les rapprochements, toutes +les libres formations des «groupes» et des «séries». À ce propos, +Fourier se livre à une analyse de ces passions, tantôt subtilement +ingénieuse, tantôt absurdement arbitraire, les classant, les +étiquetant, les numérotant et décrivant leur mécanisme[91]. + +[Note 91: Fourier attache une importance capitale aux passions +qu'il appelle _mécanisantes_: la _cabaliste_, ou esprit de rivalité +et d'intrigue; la _papillonne_, ou besoin de changement, et la +_composite_, ou désir d'unir les passions des sens à celles de l'âme. +Ces trois passions ont mission de régler le mécanisme des neuf autres +passions _sensuelles_ ou _affectueuses_ et d'établir entre elles ce +rythme et cet équilibre qu'on nomme la sagesse. Pour les esprits qui +s'intéressent aux choses philosophiques, cette partie du système de +Fourier est assez curieuse; mais nous ne pourrions y pénétrer plus +avant sans sortir du cadre de cette histoire politique.] + +Par l'effet d'une autre loi que le novateur se vante d'avoir +également découverte, chacun, en cherchant à satisfaire sa passion, +se trouvera accomplir l'oeuvre utile au bien commun. Le travail +ne sera plus imposé ni pénible; il se confondra avec la libre +recherche du plaisir, et sera si attrayant qu'on verra s'y livrer +ceux qui s'y dérobent aujourd'hui, les oisifs, les enfants, et +même les «scissionnaires», nom courtoisement donné aux voleurs, +aux vagabonds, aux mendiants de profession. Chaque passion devient +dès lors une source d'activité bienfaisante. Fourier prend, par +exemple, la gourmandise, qu'il regarde comme particulièrement féconde +et qu'il déclare être la mère de toute industrie: il prétend que, +pour satisfaire sa passion, le gourmand trouvera plaisir à faire la +cuisine, plus encore à cultiver le sol. Psychologie discutable, soit +dit en passant: on peut aimer à manger des fruits ou des légumes +délicats, sans être porté à se donner la peine de les apprêter et +surtout de les faire pousser. Y aura-t-il des goûts pour toutes +les occupations et dans la proportion convenable? Fourier répond +imperturbablement par son théorème des «attractions proportionnelles +aux destinées». L'homme doit trouver, dans sa nature même, quelque +chose qui l'attire vers tout ce qu'il est appelé à faire; autrement, +la logique divine serait en défaut. Cette loi s'appliquera même pour +les travaux immondes: se fondant sur le goût de malpropreté qu'il +a remarqué chez beaucoup d'enfants, l'organisateur du phalanstère +se flatte de leur faire accomplir par plaisir les besognes les +plus répugnantes, et il les fait opérer, vêtus de gaze aux tendres +couleurs et couronnés de roses; c'est la théorie des «petites +hordes», qui obtint, à son apparition, un certain succès de rire. + +Les «petites hordes» sont surtout absurdes. Voici qui devient +odieux. En lâchant la bride à toutes les passions, Fourier ne fait +pas d'exception pour l'amour, ou plutôt pour la volupté charnelle. +Il n'interdit pas, sans doute, le mariage permanent à ceux qui ont +le goût du «familisme», mais il ne l'approuve ni ne l'encourage. La +famille lui paraît être le plus imparfait des groupes, par cette +raison, entre autres, qu'on ne peut changer de père et d'enfants, +tandis qu'on peut changer d'amants, d'amis ou d'associés. Il préfère +donc de beaucoup la liberté amoureuse, la promiscuité des sexes, +qui sera le régime ordinaire du phalanstère. Il aime à s'étendre +sur ce sujet. Tout est prévu, classé, dénommé avec un sang-froid +d'impudeur, une sorte d'inconscience lubrique dont j'aurais quelque +embarras à apporter ici des spécimens. Ne vous inquiétez pas de ce +que deviendront les petits enfants: Fourier n'a jamais vu en eux +que des objets malpropres et incommodes, et il les laisse sous la +surveillance des bonnes, dans les «séristères». D'ailleurs, il compte +sur la stérilité, qui est la conséquence ordinaire de la débauche, +et voit même là un frein bienfaisant au développement excessif de la +population. Quant au bonheur des individus, le cynique réformateur +déclare, d'un ton pénétré, que les plaisirs d'une Laïs, d'une Ninon +ou d'un duc de Richelieu ne peuvent en donner l'idée, et il évoque +les souvenirs du Parc-aux-Cerfs, auquel il s'étonne qu'on ait trouvé +à redire. + +Fourier estime qu'il suffira d'une «épreuve locale» de son système +pour que l'attrait entraîne le reste des hommes et pour qu'au bout +de deux ou trois ans toutes les populations du globe se soient +organisées d'elles-mêmes en six cent mille phalanstères. Alors +plus de patrie; le novateur goûte aussi peu le patriotisme que +le familisme. Les phalanstères se rapprocheront librement pour +constituer des centres provinciaux, des royaumes, des empires, puis +une métropole universelle qui sera construite sur le Bosphore. Les +titres de souveraineté s'échelonneront, depuis l'_unarque_, qui +commande à une phalange, jusqu'à l'_omniarque_, qui est l'empereur du +globe, en passant par le _duarque_, qui commande à quatre phalanges, +le _triarque_ à douze, le _tétrarque_ à quarante-huit. Commander est +du reste un mot impropre; tous les dignitaires sont élus, et chaque +membre du phalanstère n'est tenu d'obéir qu'à ses propres passions. +Quand cette organisation fonctionnera partout, le monde sera arrivé +à l'état d'_harmonie_. Les cinq mille ans qui se sont écoulés depuis +le commencement de la terre et pendant lesquels l'humanité a passé +successivement par les phases édénique, sauvage, patriarcale, barbare +et civilisée, ont été une période de malheurs et d'épreuves; vient +ensuite une période de prospérité qui durera soixante-dix mille ans, +et à laquelle succédera une dernière période de calamités, longue de +cinq mille ans. + +Fourier ne ressent pas plus d'embarras à disposer du monde physique +que du monde moral et social. Il nous annonce gravement qu'au +jour où l'harmonie régnera par la vertu du phalanstère et de +l'attraction passionnelle, la nature se mettra à l'unisson des +progrès de l'humanité. La terre, qui n'a produit jusqu'à présent que +deux créations, sur dix-huit qu'elle doit successivement opérer, +redeviendra féconde: cette planète est en effet un être qui a deux +âmes, deux sexes, et qui procrée par la conjonction de son fluide +boréal et austral. Alors la mer se dessalera et deviendra une +boisson agréable, pareille à la limonade. Les orangers fleuriront +en Laponie, et les tropiques jouiront d'un climat tempéré. Des +«antibaleines» traîneront nos vaisseaux, et des «antilions» nous +transporteront avec une telle rapidité que, partis de Calais le +matin, nous déjeunerons à Paris, dînerons à Lyon et souperons à +Marseille. Mercure, ayant appris l'alphabet et les conjugaisons, +établira une espèce de télégraphe pour nous transmettre, en vingt +ou trente heures, des nouvelles de nos antipodes. Six lunes jeunes +et brillantes remplaceront la lune, morte de fièvre putride, qui +nous jette aujourd'hui quelques rayons décolorés. L'homme aura sept +pieds, vivra cent quarante-quatre ans, dont cent vingt ans d'exercice +actif en amour. Le genre humain sera porté au grand complet de trois +milliards, et il y aura habituellement sur le globe trente-sept +millions de poètes égaux à Homère, trente-sept millions de géomètres +égaux à Newton, et ainsi de tous les talents. + +Contraste étrange! À le regarder par certains côtés, Fourier paraît +un esprit d'une réelle puissance, bien supérieur, en tout cas, +aux autres faiseurs de systèmes sociaux[92]; cependant, à chaque +page de ses oeuvres, on est choqué par quelque absurdité, par +quelque extravagance qui semble d'un fou. Il était personnellement +d'une probité délicate, désintéressé, simple, naïf, menait une +vie tranquille, sans désordre ou tout au moins sans scandale[93]; +cependant nulle doctrine n'est plus immorale que la sienne; jamais +glorification et organisation plus éhontée de la débauche ne sont +sorties d'un cerveau humain. Qu'est-ce que ces nombreuses marques de +folie et cette large tache d'impureté, sinon le châtiment ordinaire +de l'orgueil humain quand il prétend refaire l'oeuvre de Dieu? + +[Note 92: Certains de ses contemporains, même en dehors de ses +disciples, exagéraient même singulièrement cette puissance; Béranger +écrivait, le 25 mars 1837: «Fourier est bien certainement un génie +prodigieux, quoique incomplet.»] + +[Note 93: Fourier n'avait rien cependant d'un ascète. D'après +certains renseignements, il aurait même eu un certain goût du vin et +des habitudes peu chastes; peut-être est-ce pour cela qu'il faisait, +dans le phalanstère, la part si large à la gourmandise et à la +liberté amoureuse. (Cf. un article publié par M. Auguste DUCOIN, dans +le _Correspondant_ du 25 janvier 1851, sous ce titre: _Particularités +inconnues sur quelques personnages des dix-huitième et dix-neuvième +siècles_.)] + +Lorsqu'ils parurent,--en 1808, 1822 et 1829,--les livres de Fourier +n'eurent aucun retentissement. Les journaux ne firent même pas au +novateur l'honneur de le réfuter. Ce fut à peine si, plusieurs années +après sa première publication, il put compter deux disciples, d'abord +M. Muiron, chef de division à la préfecture de Besançon, ensuite +M. Victor Considérant, élève distingué de l'École polytechnique. +Triste de cet insuccès, il était réduit à vivre humblement et même +pauvrement[94]. Il n'eût pu publier ses livres en 1822 et en 1829, +si M. Muiron et quelques autres amis n'en avaient fait les frais. +Mais sa foi n'était pas ébranlée. Il suivait son idée, insensible et +comme étranger à tout le reste. Convaincu qu'un seul essai suffirait +à convertir le monde, il annonça qu'il attendrait, tous les jours, à +midi, l'homme riche qui voudrait lui confier un million afin de faire +les frais du premier phalanstère. Pendant dix ans, il ne manqua pas +un seul jour de rentrer chez lui, à l'heure indiquée, pour recevoir +ce visiteur attendu qui ne vint jamais. + +[Note 94: «Que de fois, écrivait plus tard Heine, j'ai vu Fourier, +dans sa redingote grise et râpée, marcher rapidement le long des +piliers du Palais-Royal, les deux poches de son habit pesamment +chargées, de façon que de l'une s'avançait le goulot d'une bouteille +et de l'autre un long pain! Un de mes amis, qui me le montra la +première fois, me fit remarquer l'indigence de cet homme, réduit à +chercher lui-même sa boisson chez le marchand de vin et son pain chez +le boulanger.» (_Lutèce_, p. 377.)] + +La révolution de Juillet ne changea d'abord rien à la situation de +Fourier. Le silence et l'ombre, dont il semblait ne pouvoir sortir, +contrastaient avec le bruit et l'éclat qui se faisaient autour +des saint-simoniens. Il assistait à la parade de ces derniers, en +spectateur ironique, dédaigneux et probablement aussi un peu jaloux. +«On ne conçoit pas, écrivait-il à M. Muiron, comment ces histrions +sacerdotaux peuvent se former une si nombreuse clientèle.» Et encore: +«Vous voulez que j'imite leur ton, leurs capucinades sentimentales. +C'est le ton des charlatans. Jamais je ne pourrai donner dans cette +jonglerie.» Ce fut cependant de ce côté que vint le coup de vent qui, +après plus de vingt ans d'attente, enfla pour la première fois ses +voiles. Lors du démembrement de l'école saint-simonienne, deux de +ses membres importants, M. J. Lechevalier et M. A. Transon, rebutés +par les doctrines d'Enfantin, mais non désabusés des chimères, +passèrent au fouriérisme et lui apportèrent une ardeur de propagande +que personne n'avait encore déployée à son service. M. Lechevalier +commença des leçons publiques, tandis que M. Transon publiait, dans +la _Revue encyclopédique_ de Pierre Leroux et de Jean Reynaud, un +résumé de la thèse phalanstérienne. Encouragés par ces accessions, +les fouriéristes de la veille se mirent aussi en mouvement. Le +maître lui-même fit des conférences à Paris; Considérant ouvrit +un cours à Metz; de nombreuses publications furent lancées dans +le public. Jamais tant de bruit ne s'était fait autour de cette +doctrine. Quelques mois après, en 1832, l'école se sentit assez +fortement constituée pour se donner un organe périodique qui s'appela +_le Phalanstère_ ou _la Réforme industrielle_. Bientôt même, grâce +au concours de M. Baudet-Dulary, député, un essai de colonisation +phalanstérienne fut tenté à Condé-sur-Hesgres, près de Rambouillet; +il échoua complètement. Quoique les adeptes expliquassent cet échec +par l'insuffisance des moyens, l'effet en fut fâcheux, et le crédit +du fouriérisme s'en trouva singulièrement ébranlé. D'ailleurs, la +lumière projetée sur les livres du chef de la secte avait pour +résultat de mettre en relief les immoralités et les extravagances +qui y pullulaient: les premières soulevaient un cri de réprobation, +les secondes un éclat de rire, plus redoutable encore. Vainement les +phalanstériens s'emportaient-ils contre ceux qui se scandalisaient +ou s'égayaient, vainement accablaient-ils les journaux de leurs +explications justificatives: le mouvement des adhésions s'arrêta; +plusieurs fidèles même s'éloignèrent, entre autres MM. Lechevalier et +Transon; ce dernier, d'une âme ardente, généreuse, compatissante aux +malheureux, devait trouver bientôt après, dans le catholicisme, la +vérité qu'il avait longtemps cherchée avec droiture auprès des faux +prophètes. Force fut, en 1834, d'interrompre la publication de la +_Réforme industrielle_. + +Fourier, toutefois, tenait bon: ne fléchissant ni sous le sarcasme, +ni sous l'indignation, il anathématisait ce monde imbécile et +aveugle, exprimait son mépris pour ces «petits Français» incapables +de comprendre la vérité, flétrissait ses adversaires qu'il +classait sous vingt-huit catégories, et continuait à demander +imperturbablement le million dont il avait besoin pour fonder +son premier phalanstère. Traité toujours par ses disciples de +«révélateur», de «démiourgos du monde sociétaire», d'«architecte du +bonheur sur la terre», il morigénait ceux d'entre eux qui, par peur +du rire ou du scandale, voulaient faire quelques sacrifices au sens +commun ou au sens moral. «Je ne ferai pas de basses concessions», +leur disait-il. Faut-il croire que la constance du maître rendit du +coeur aux disciples? Toujours est-il qu'en 1836 il se produisit comme +une reprise de la propagande fouriériste. La _Réforme industrielle_ +reparut sous le titre de la _Phalange_; c'était Considérant qui +la dirigeait. Fourier ne put lui donner que quelques articles. Il +mourut, le 9 octobre 1837, à l'âge de soixante-cinq ans, entouré +de ses adeptes qui firent graver sur sa tombe ses deux maximes: +_Les attractions sont proportionnelles aux destinées_.--_La série +distribue les harmonies_. + +Cette mort ne mit pas fin au fouriérisme, qui, débarrassé de +son bizarre fondateur, prit au contraire plus de développement +et s'organisa en une sorte de corporation sous la direction +de Considérant. Ce dernier, qui avait beaucoup plus de talent +d'exposition que Fourier, alla, de ville en ville, faire des +prédications de «phanérogamie» et d' «harmonie passionnelle». Des +hommes, dont quelques-uns ne manquaient pas de valeur, MM. Cantagrel, +Vidal, Toussenel, Laverdant, etc., concouraient à cet apostolat. +Grâce à la munificence d'un Anglais, la _Phalange_ put paraître trois +fois par semaine; bientôt même, l'école eut son journal quotidien, +la _Démocratie pacifique_. Sans abandonner l'ensemble de la doctrine +du maître, ses disciples en laissaient prudemment dans l'ombre les +parties les plus choquantes, pour s'attacher surtout à la thèse +économique; ils ne parlaient plus, du reste, d'une transformation +rapide et universelle, mais seulement d'un travail d'amélioration +successive. Fidèles, en cela, à l'esprit du fondateur de l'école, ils +prirent, surtout au début, grand soin de ne pas se confondre avec le +parti révolutionnaire, et se piquèrent d'être des «pacifiques», comme +le disait le titre même de leur journal. Aussi étaient-ils mal vus +des démocrates militants, qui leur reprochaient de «louvoyer dans +les eaux du monde officiel». Sur beaucoup de questions courantes, +ils parlaient comme les conservateurs. La vérité est qu'ils ne se +rattachaient à aucun parti. Ils affichaient un grand dédain de la +«comédie parlementaire» et se vantaient «d'avoir tué la politique». +Pour eux, il n'y avait qu'une question, la question sociale: +«L'organisation du travail, disaient-ils, la grande idée soulevée au +commencement du siècle par Fourier, emporte dans son tourbillon non +seulement ceux qui l'acceptent, mais encore ceux qui s'efforcent de +lutter contre elle.» Avec le temps, toutefois, ils tendirent à se +rapprocher de l'extrême gauche, sans se confondre avec elle, et, vers +la fin de la monarchie de Juillet, on les retrouvait presque toujours +faisant campagne contre M. Guizot. + +En somme, après être resté pendant de longues années absolument +ignoré et impuissant, le fouriérisme finissait par prendre une place +relativement importante dans le mouvement intellectuel de ce temps. +Ses thèses étaient sans doute trop abstraites et trop compliquées +pour être comprises et goûtées des masses; la plupart de ses +adeptes étaient des bourgeois, des esprits d'une certaine culture; +quelques-uns, d'anciens élèves de l'École polytechnique. Mais si +ceux-là étaient peu nombreux qui acceptaient et professaient toute la +doctrine, on en retrouvait comme un reflet dans beaucoup d'esprits +dévoyés. Il n'était pas jusqu'à la littérature sur laquelle elle +ne fît sentir son action. Déjà l'on a eu occasion de signaler le +concours donné au socialisme par certains romanciers; concours très +efficace, car le roman pénétrait là où l'on se fût ennuyé d'un livre +abstrait; il arrivait à la raison par l'imagination, ce qui est, chez +beaucoup, le chemin le plus facile et le plus prompt; il donnait aux +chimères une apparence de vie. Parmi ces romanciers socialistes, +nul ne fut plus lu et n'exerça plus d'action qu'Eugène Süe. L'homme +et son oeuvre nous sont déjà connus[95]. Pour le moment, je veux +seulement noter que l'un de ses grands romans-feuilletons de cette +époque, les _Sept Péchés capitaux_, publié dans le _Constitutionnel_, +était la détestable mise en scène des pires théories de Fourier sur +la légitimité des passions. Politiquement, le fouriérisme a exercé +aussi une certaine influence, et cette influence a été mauvaise. +Bien que non populaire, il a contribué à développer dans le peuple +cette idée fausse et dangereuse que toute souffrance et tout mal +viennent de l'organisation défectueuse de la société, et qu'ils +disparaîtraient avec un simple changement de cette organisation. +En outre, si peu intelligibles que les subtilités de l'attraction +passionnelle fussent pour des natures grossières, celles-ci n'étaient +que trop disposées à en retenir ces assertions simples, que le devoir +n'existe pas, que toute passion est légitime et que la vie se résume +dans la recherche du plaisir. En tout cela, le fouriérisme faisait +oeuvre de décomposition sociale et morale, frayait la voie aux +révolutionnaires, dont il prétendait se distinguer, et assumait sa +part de responsabilité dans leurs méfaits. + +[Note 95: Voir plus haut, p. 73 et suiv.] + + +IV + +En étudiant le fouriérisme, le saint-simonisme et les autres écoles +prétendues pacifiques qui en dérivaient, nous avons retrouvé l'une +des origines du socialisme révolutionnaire. Cette origine n'est pas +la seule. Il en est une autre qui, pour être moins apparente, peut +cependant être reconnue: pour cela, il faut remonter jusqu'à Gracchus +Babeuf, qui prêchait hautement, sous le Directoire, l'abolition +de la propriété et le partage de toutes les terres, de toutes les +richesses. Cette filiation a échappé à la plupart des contemporains; +mais aujourd'hui l'on a la preuve que, des «égaux» de 1796 aux +socialistes de la fin de la monarchie de Juillet, la tradition s'est +continuée sans interruption. Un homme s'est trouvé, en effet, pour +la recevoir des mains de Babeuf, la garder avec une sorte de piété +sauvage et la transmettre aux générations nouvelles: c'est Buonarotti. + +Né à Pise, en 1761, d'une famille qui prétendait descendre de +Michel-Ange, Philippe Buonarotti s'était jeté avec passion dans la +révolution française. Il prit part à la conspiration des «Égaux», +fut condamné avec Babeuf et jeté en prison pendant que ce dernier +était exécuté. Sous la Restauration, on le retrouve à Bruxelles et +à Genève, fort engagé dans la Charbonnerie, servant de lien entre +les ventes françaises et les ventes italiennes. Il était resté +fidèle à la sinistre mémoire de son premier chef, et publia, en +1828, une _Histoire de la conspiration de Babeuf_, à laquelle il +joignit un exposé des doctrines communistes de ce personnage. Rentré +à Paris après 1830, il fit paraître une nouvelle édition de son +livre. Presque ignoré de la bourgeoisie régnante, pauvre, vivant de +quelques leçons de musique, recueilli, vers la fin de sa vie, par le +marquis Voyer d'Argenson, qui, avec Charles Teste, frère du futur +et trop fameux ministre, fut son plus dévoué partisan, il tenait, +dans le parti révolutionnaire, le rôle d'une sorte de patriarche du +fanatisme démagogique, souvent consulté et exerçant son action non +seulement en France, mais à l'étranger; la «jeune Italie» et Mazzini +relevaient de lui. À sa mort, survenue en 1837, M. Trélat publia +une notice enthousiaste: «La vie de Buonarotti, disait-il, s'est +prolongée soixante-dix-sept ans, sans qu'on y ait découvert aucune +tache[96].» Un peu plus tard, au cours de son _Histoire de dix ans_, +M. Louis Blanc faisait un éloge non moins ému de l'ancien complice de +Babeuf, le comparait «aux sages de l'ancienne Grèce» et proclamait +que ses opinions étaient «d'origine céleste»; puis il le montrait, +«du fond de son obscurité, gouvernant de généreux esprits, faisant +mouvoir des ressorts cachés, entretenant avec la démocratie du +dehors des relations assidues, et tenant les rênes de la propagande, +qu'il fallût soit accélérer le mouvement, soit le ralentir[97]». Les +honneurs rendus par les initiés à la mémoire du vieux conspirateur +communiste se sont prolongés jusqu'à nos jours; en 1869, M. Ranc a +donné une nouvelle édition de l'_Histoire de la conspiration de +Babeuf_; dans sa préface, il insiste sur l'influence considérable de +Buonarotti: «C'est grâce aux babouvistes, dit-il, que, pendant le +premier Empire et la Restauration, la tradition révolutionnaire n'a +pas été un seul instant interrompue, et que, dès les premiers jours +de 1830, le parti républicain s'est trouvé reconstitué[98].» + +[Note 96: Cette brochure, imprimée à Épinal, parut en juin 1838.] + +[Note 97: _Histoire de dix ans_, t. IV, p. 183, 184.] + +[Note 98: _Gracchus Babeuf et la conjuration des Égaux_, par +BUONAROTTI, préface par RANC, 1869.--Dans cette préface, M. Ranc +présente la conjuration de Babeuf comme le dernier effort tenté par +les républicains pour enrayer la contre-révolution; il admire le +plan du comité insurrectionnel de 1796 et les mesures qu'il avait +préparées pour «désarmer la bourgeoisie».] + +Buonarotti usa naturellement de son autorité sur le parti +démocratique, pour y propager ses idées communistes. Son livre, à +peu près le seul de ce genre qui existât dans les premières années +de la monarchie de Juillet, se lisait dans les ateliers, et les +ouvriers s'y infectaient de «babouvisme». C'est évidemment sous son +influence que, peu après 1830, les idées socialistes ont pénétré dans +les sociétés secrètes et y ont pris, d'année en année, une place +plus large. On les a vues apparaître, dès la fin de 1833, chez les +sectionnaires des _Droits de l'homme_, qui pourtant étaient surtout +des agitateurs politiques et des doctrinaires républicains[99]. Elles +furent plus visibles encore dans la société des _Familles_ et dans +celle des _Saisons_, sous l'inspiration de Blanqui et de Barbès[100]; +le journal _l'Homme libre_, qui fut, en 1838, l'organe clandestin de +la seconde de ces associations, était absolument babouviste. En même +temps, des journaux révolutionnaires, comme le _Bon Sens_, rédigé +par MM. Cauchois-Lemaire, Rodde et Louis Blanc, ouvraient une porte +plus ou moins large aux élucubrations antisociales. Certaines petites +feuilles, l'_Égalité_ et l'_Intelligence_, ne renfermaient pas autre +chose. + +[Note 99: Voy. notamment, en octobre 1833, la «Déclaration» de la +Société des droits de l'homme. (Cf. plus haut, t. II, ch. X, § I.)] + +[Note 100: Cf. plus haut, t. III, ch. I, § V, et ch. V, § V.] + +Ce fut surtout après l'émeute avortée du 12 mai, vers la fin de 1839 +et en 1840, que se produisit, dans les bas-fonds révolutionnaires, +une sorte de fermentation communiste. Les sectes se multiplièrent: +_égalitaires_, _communistes_, _révolutionnaires_, _fraternitaires_, +_communitaires_, _communautistes_, _unitaires_, etc. Comme on +redoutait que cette variété ne nuisît à la puissance de l'action, +un certain nombre de meneurs se réunirent à Londres, en novembre +1839, pour arrêter un programme commun[101]. On avait choisi une +ville étrangère, par crainte de la police parisienne. Un rapport fut +rédigé «sur les moyens à prendre pour mettre la France dans une voie +révolutionnaire, le lendemain d'une insurrection victorieuse». Le +premier acte devait être la constitution d'un triumvirat dictatorial +nommé, non par la majorité du peuple, «qui pourrait se tromper», +mais par les «auteurs de l'insurrection». Ce triumvirat décrétera, +entre autres mesures, la suspension de l'exportation des grains, +le maximum sur les denrées alimentaires et le droit de tout homme +à l'existence. Le gouvernement «se fera, au profit de la nation, +premier manufacturier, directeur suprême de toutes les industries»; +il aura des magasins pour vendre ses produits et créera des ateliers +nationaux. Les enfants, à partir de cinq ans, seront enlevés à leurs +parents et livrés au gouvernement, pour que celui-ci «leur inculque +les bons principes». Tout auteur d'un livre ou d'un article de +journal tendant à rétablir l'ancien ordre de choses sera condamné +comme contre-révolutionnaire. Quant aux dépenses publiques, on y +fera face par les moyens suivants: émission de papier-monnaie; +séquestration des biens appartenant aux familles des individus qui +ont participé aux actes gouvernementaux depuis 1793; capitalisation +de l'impôt dans certains cas; abolition de l'hérédité des fortunes en +ligne collatérale; attribution à l'État de la quotité disponible dans +les héritages en ligne directe. Ce rapport, dont je ne fais connaître +qu'incomplètement les odieuses extravagances, fut imprimé à Londres +et distribué aux délégués, qui s'ajournèrent au mois de septembre +1840 pour prendre une décision. Ils se retrouvèrent en effet réunis +à cette date et, après délibération, adoptèrent à l'unanimité les +conclusions du rapport. + +[Note 101: Les renseignements qui suivent sont empruntés au curieux +livre de M. Maxime DU CAMP sur l'_Attentat Fieschi_, p. 276 et suiv.] + +Tout en s'organisant ainsi dans l'ombre, les communistes +s'enhardissaient à faire des manifestations publiques; tel fut, le +1er juillet 1840, le banquet de Belleville, dont il a été parlé[102]. +Des publications de toutes sortes[103], de petits journaux, peu +connus du monde bourgeois, mais ayant accès dans les ateliers, +notamment la _Fraternité_, fondée en 1845, répandaient leurs +doctrines et surtout leurs haines dans les centres industriels. +De nombreux ouvriers s'improvisaient apôtres du communisme auprès +de leurs camarades. «Je connais personnellement à Lyon et dans la +banlieue, écrivait Proudhon en 1844, plus de deux cents de ces +apôtres qui tous font la mission en travaillant... Tout cela, +vous pouvez m'en croire, aboutira à quelque chose, et le mouvement +n'est pas près de se ralentir; il y a progrès, et progrès effrayant +au contraire.[104]» Ces prédicateurs trouvaient facilement des +auditeurs. «La propagande du communisme, observait alors Henri +Heine, possède un langage que chaque peuple comprend: les éléments +de cette langue universelle sont aussi simples que la faim, l'envie, +la mort. Cela s'apprend facilement[105].» Par moments, les passions +ainsi surchauffées dans les bas-fonds sociaux faisaient explosion au +dehors. Tel avait été, à la fin de 1841, l'attentat de Quénisset, +oeuvre de la secte des _Égalitaires_[106]. Plusieurs années après, +un procès criminel révélait l'existence d'une autre secte, fondée +en juillet 1846, celle des _Communistes matérialistes_: ceux-ci, +ouvriers de leur état, avaient décidé de détruire le gouvernement +et la société, non par l'insurrection ouverte, mais en se servant +des moyens nouveaux fournis par la physique et la chimie; pour se +procurer l'argent nécessaire, ils étaient convenus de recourir au +vol, estimant que le vol commis en vue de l'affranchissement de +l'humanité était licite. Ce fut à l'occasion d'un de ces vols qu'ils +furent poursuivis et condamnés[107]. Quelques rares observateurs +jetaient les yeux, de temps à autre, sur ce travail souterrain et +en étaient épouvantés: de ce nombre était Henri Heine, qui revenait +souvent sur ce sujet, dans ses lettres à la _Gazette d'Augsbourg_. Il +ne se lassait pas de signaler «cet antagoniste de l'ordre existant, +qui garde son terrible incognito et qui réside, comme un prétendant +nécessiteux, dans les sous-sols de la société officielle»; puis il +ajoutait: «Communisme est le nom secret de cet adversaire formidable +qui oppose le règne des prolétaires, dans toutes ses conséquences, au +règne actuel de la bourgeoisie. Ce sera un épouvantable duel. Comment +se terminera-t-il? C'est ce que savent les dieux et déesses dont la +main pétrit l'avenir. Pour notre part, nous savons seulement que le +communisme, bien qu'il soit peu discuté à présent et qu'il traîne son +existence souffreteuse dans des mansardes cachées, sur sa couche de +paille misérable, est pourtant le sombre héros à qui il est réservé +un rôle énorme, quoique passager, dans la tragédie moderne, et qui +n'attend que la réplique pour entrer en scène[108].» + +[Note 102: Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.] + +[Note 103: Tels furent par exemple le _Code de la communauté_, +par M. DESAMY, les écrits divers de M. J.-J. May, rédacteur de +l'_Humanitaire_, de M. Pillot, ancien collaborateur de l'abbé Châtel, +de M. Constant, prêtre apostat, etc.] + +[Note 104: _Correspondance de Proudhon_, t. II, p. 136.] + +[Note 105: _Lutèce_, p. 211.] + +[Note 106: Voir plus haut, t. V, ch. I, § II et III.] + +[Note 107: Juillet 1847.] + +[Note 108: _Lutèce_, p. 258. Cf. aussi p. 209, 211, 366, 367.] + + +V + +L'agitation communiste dont nous venons de parler était à peu près +anonyme. Les publications, assez nombreuses à partir de 1839, dans +lesquelles des écrivains déclassés ou même de simples ouvriers +traçaient le plan d'une société idéale où tout serait partagé sous +la surveillance de l'État, demeuraient ignorées en dehors d'un petit +cercle; elles témoignaient de la fermentation des esprits plutôt +qu'elles n'exerçaient elles-mêmes une action étendue. Il est un +livre cependant qui, sans être plus éloquent ni plus original que les +autres, s'est trouvé avoir trop de retentissement, et a contribué +trop efficacement à populariser le communisme, pour qu'on ne fasse +pas à l'oeuvre et à son auteur une place à part: nous voulons parler +du _Voyage en Icarie_, publié en 1840 par M. Cabet. + +À cette date, Étienne Cabet était âgé de cinquante-deux ans; figure +ronde et béate, expression vulgaire avec affectation de sensibilité +philanthropique; faux bonhomme, rusé, égoïste, et qui, avant de +prendre, par calcul, ce masque paterne, avait été l'un des violents +du parti révolutionnaire. Fils d'un tonnelier de Dijon, il fit +ses études comme boursier, puis, devenu avocat, il joua, sous la +Restauration, un rôle actif dans les sociétés secrètes. Ce lui fut +un titre suffisant, en août 1830, pour que M. Dupont de l'Eure +l'envoyât d'emblée procureur général à Bastia; mais l'exagération +de ses opinions le fit révoquer par le ministère Périer; il en +garda une amère rancune au gouvernement de Juillet. Nommé député +par les électeurs de la Côte-d'Or, il siégea à l'extrême gauche, +fonda le journal _le Populaire_ et publia divers pamphlets contre la +monarchie. Ses excès de plume lui attirèrent plusieurs poursuites et, +en 1834, une condamnation à deux ans de prison. Il se réfugia alors +en Angleterre, où il resta jusqu'en 1839. Ce fut là , en lisant Thomas +Morus et en causant avec Owen, qu'il résolut de se faire socialiste, +communiste même, et qu'il composa son _Voyage en Icarie_. Il en avait +terminé le manuscrit dès le commencement de 1838; mais, rendu prudent +par ses premières mésaventures judiciaires, il consulta ses amis, +entre autres Lamennais, pour savoir si un tel livre ne l'exposerait +pas à des poursuites. Il en retarda la publication jusqu'en janvier +1840, et encore, à cette époque, le fit-il paraître d'abord sans +bruit et sous le pseudonyme de Dufruit. Ce ne fut qu'aux éditions +suivantes qu'il osa le signer de son nom. + +Le _Voyage en Icarie_ est une sorte de roman, ce qui permet à +l'auteur d'en prendre à son aise avec les réalités et lui rend +faciles les affirmations les plus arbitraires. Voici la fable: +Un jeune Anglais, lord Carisdall, se rend, en décembre 1835, dans +l'Icarie, où la société est organisée selon les idées de Cabet, et +où, par suite, tout le monde est aussi heureux que vertueux. Les +honneurs de ce pays sont faits au voyageur par un jeune homme dont le +grand-père, un ancien duc, avait été le compagnon du charretier Icar, +fondateur de l'Icarie; le père de ce même jeune homme, autrefois +magistrat éminent, est serrurier de son état, et sa soeur, après +avoir reçu la plus brillante éducation, exerce la profession de +couturière. N'est-ce pas un coup de maître, pour gagner le coeur des +ouvriers, que de débuter ainsi en ramenant à leur niveau et en mêlant +à leurs rangs les aristocrates de la naissance et de l'éducation? En +Icarie, les biens sont communs; l'État possède tout le capital social +et en répartit les revenus entre les membres de la société, non plus +même suivant la capacité, comme le voulaient les saint-simoniens, +mais suivant les besoins de chacun; il loge, habille, nourrit tous +les citoyens; la table est même fort recherchée, ce qui ne devait pas +être la moins efficace des séductions à l'adresse des affamés[109]. +Chacun travaille, mais, comme dans le phalanstère, le travail est +attrayant et, grâce à des machines merveilleuses, ne dure que cinq ou +six heures par jour. N'objectez pas que l'absence d'intérêt personnel +produira, comme toujours, la paresse. L'auteur affirme que nul ne se +refusera à travailler, du moment où l'oisiveté sera, en Icarie, aussi +infâme qu'ailleurs le vol. Tout est réglé par l'autorité, le lever, +le coucher, le travail, les repas, le silence, les conversations, +les chants, les récréations. Personne qui ne reçoive sa tâche, aussi +bien le savant et l'artiste que les manoeuvres. On ne peut écrire de +livres nouveaux qu'avec la permission ou plutôt sur la commande du +gouvernement; quant à ceux des livres anciens que le pouvoir juge +dangereux, ils sont brûlés. Ni juges, ni avocats, ni gendarmes, dans +cette société d'où, paraît-il, les mauvaises passions de l'homme ont +été extirpées en même temps que la propriété. Si, par impossible, +un crime était commis, l'auteur en serait enfermé dans une maison +de santé, car ce ne pourrait être qu'un fou. Il semblerait que ce +communisme dût aboutir à la promiscuité des sexes; Cabet conserve +cependant la famille, et nous affirme même qu'en Icarie elle sera +garantie contre toute impureté, contre toute faiblesse. Cette sorte +d'inconséquence venait-elle d'un scrupule de pudeur? N'était-elle +pas plutôt un calcul de prudence? En effet, à ceux de ses disciples +qui, plus logiques, concluaient à la communauté des femmes, le +maître se bornait à répondre qu'ils s'exposeraient ainsi à être +poursuivis comme les saint-simoniens, et que c'était déjà bien assez +de s'attaquer à la propriété, sans se mettre, au même moment, sur les +bras les défenseurs de la famille. Il semblait donc arrêté surtout +par une considération d'opportunité. + +[Note 109: «Tu vois donc, mon pauvre ami, écrit un Icarien, que le +gouvernement fait ici bien autre chose que notre monarchie; tandis +que la royauté fait tant de bruit pour un bon roi qui voulait que +chaque paysan pût mettre la _poule au pot le dimanche_, la république +donne ici, sans rien dire, à tous et tous les jours, tout ce qui ne +se voit ailleurs que sur la table des aristocrates et des rois.»] + +Cabet se défend de vouloir imposer son régime par la violence. En +attendant que les peuples séduits aient fait du monde une vaste +Icarie, il veut bien indiquer les mesures transitoires par lesquelles +on peut s'acheminer vers cette transformation: suppression de +l'armée; prélèvement de cinq cents millions sur le budget pour +entretenir des ateliers nationaux et payer le logement des pauvres; +fixation par l'État du salaire des ouvriers et du prix des objets de +consommation, impôt progressif sur la richesse et le superflu. + +Le système icarien ne tient aucun compte des conditions de la nature +humaine ni des plus simples exigences du bon sens; il n'est du reste +pas plus agréable pour une imagination délicate que satisfaisant +pour une raison droite; mais la nullité, la platitude, l'absurdité, +le ridicule même ne sont pas des motifs d'insuccès auprès du +vulgaire. Dans l'oeuvre de Cabet, tout était combiné, avec une +certaine adresse subalterne, pour caresser et séduire la convoitise, +l'amour-propre, la jalousie des pauvres gens. Cette vision de +vie facile et plantureuse, présentée comme une réalité vivante, +touchait ceux qui peinaient, mieux que n'eussent pu le faire les +raisonnements les plus rigoureux ou les plus ingénieuses inventions. +Ajoutez un certain ton de sensibilité dont la naïveté populaire était +facilement dupe. Aussi le succès fut-il considérable. Le législateur +de l'Icarie devint, dans une partie du monde ouvrier, l'objet d'une +sorte de dévotion attendrie; traité de _père_ par ses adeptes, il +recevait des députations d'hommes et de femmes venant lui apporter +d'immenses bouquets. Ce rôle d'idole plaisait à son égoïsme et à +son orgueil. Ignorant tout ce qui n'était pas lui, il souriait avec +une bienveillance dédaigneuse, quand quelqu'un lui parlait d'autre +chose que de ses ouvrages. On ne saurait d'ailleurs lui refuser une +certaine habileté d'organisation et de propagande. D'une fécondité +égale à sa médiocrité, il multipliait les brochures, toutes roulant +sur les doctrines icariennes, promettant le même bonheur et la même +égalité; c'était généralement un dialogue où son partisan, maître +Pierre, confondait maître Jacques, son adversaire, le tout avec +accompagnement de lettres dans lesquelles des correspondants inconnus +ou supposés témoignaient de leur admiration et de leur vénération +pour le réformateur. Il avait trouvé moyen de se créer une armée de +courtiers fanatiques qui s'en allaient placer ses brochures dans +les ateliers de Paris et de province, au profit de ses idées et +de sa bourse. Ainsi se formèrent des centres «icariens» à Lyon, à +Toulouse, à Marseille, à Limoges, à Mulhouse, à Saint-Quentin et +dans d'autres villes industrielles. Si bien qu'au lendemain de la +révolution de 1848, Cabet est apparu comme une des puissances avec +lesquelles le gouvernement provisoire était obligé de compter. Quelle +plus saisissante preuve de son crédit que la douloureuse odyssée de +ces centaines d'ouvriers et d'ouvrières qui sont partis alors, sur +la foi de sa parole, pour les solitudes du Texas, afin d'y chercher +cette Icarie dont le mirage avait séduit et allumé leurs grossières +imaginations! Qui peut même affirmer que ces malheureux seront +désabusés, quand, après le plus lamentable des avortements, ils +reviendront décimés, déguenillés et décharnés? + + +VI + +Ce fut en 1840, quelques mois après la publication du _Voyage en +Icarie_, que Louis Blanc fit paraître sa brochure sur l'_Organisation +du travail_: il n'avait pas encore trente ans. Il était né en 1811, +à Madrid, où son père remplissait les fonctions d'inspecteur des +finances du roi Joseph; sa mère était une Pozzo di Borgo, d'une +distinction rare et d'une vive piété; son grand-père maternel, +royaliste ardent, avait été guillotiné pendant la Terreur. La chute +de Napoléon priva le père de Louis Blanc de sa place et laissa sa +famille dans la gêne. Toutefois, en souvenir de l'aïeul, Louis XVIII +accorda une pension à l'ancien fonctionnaire impérial et des bourses +de collège à ses deux fils. Ceux-ci, ayant terminé leurs études et +perdu leur mère, étaient en route pour chercher fortune à Paris, +quand éclata la révolution de 1830[110]. Cet événement les priva de +la pension faite à leur père: ce n'était plus seulement la gêne, +c'était la misère, d'autant que, sous ce coup, M. Blanc, déjà malade +et assombri, vit sa raison s'égarer. Voilà donc Louis, à dix-neuf +ans, cherchant péniblement un gagne-pain, en compagnie de son frère +cadet. Tour à tour copiste, clerc d'avoué, répétiteur, frappant à +des portes qui ne s'ouvraient pas toujours, non seulement il était +entravé dans son ambition, mais n'avait pas chaque soir de quoi +manger: dénuement que le contraste lui faisait ressentir plus encore, +quand, invité par un parent riche, et dissimulant sa pauvreté, il se +retrouvait, pour quelques heures, dans ce monde élégant où le sort +l'avait fait naître[111]. Que d'amertumes s'amassèrent alors dans +cette âme, énergique sans doute, tenace, mais orgueilleuse, haineuse, +jalouse! Que de serments d'Annibal contre la société à laquelle le +jeune homme s'en prenait de ses privations et de ses humiliations! +Lui-même a dit plus tard, en 1848, dans une de ses conférences du +Luxembourg: «Si je n'ai pas été ouvrier comme Albert et comme vous, +j'ai subi de votre existence tout ce qu'elle peut contenir de plus +amer. Moi aussi, j'ai été pauvre, j'ai vécu à la sueur de mon front; +dès mes premiers pas dans le monde, j'ai porté le fardeau d'un ordre +social inique, et c'est alors que, devant Dieu, devant ma conscience, +j'ai pris l'engagement, si je cessais un jour d'être malheureux, de +ne jamais oublier ce qui a fait le malheur d'un si grand nombre de +mes frères.» + +[Note 110: Voir, sur ces premières années de M. Louis Blanc, le +brillant discours prononcé par M. Pailleron, lors de sa réception à +l'Académie française. Le spirituel académicien remplaçait M. Charles +Blanc.] + +[Note 111: On a raconté comment, à bout de ressources, Louis Blanc +s'était décidé à réclamer l'appui du général Pozzo di Borgo, parent +de sa mère. L'accueil fut plein de politesse. Le général interrogea +le jeune homme sur son avenir, promit son appui, puis, quand il +estima que l'entretien s'était suffisamment prolongé, il sonna +et donna à demi-voix un ordre à son valet de chambre. Celui-ci, +au bout de peu d'instants, rentra, tenant à la main une bourse +convenablement garnie. Louis Blanc, déjà assez mal à l'aise de sa +démarche, fut fort irrité du procédé, repoussa la bourse avec colère +et quitta brusquement le général. Cette version est du moins celle +qui circulait dans le monde démocratique. (STERN, _Histoire de la +révolution de 1848_, t. II, p. 42, 43.)] + +Aux souffrances de la pauvreté s'ajoutait, pour le jeune Louis Blanc, +la mortification, peut-être plus douloureuse encore, de sa petite +taille; il avait un aspect si enfantin que, même plus tard, tous ceux +qui le voyaient pour la première fois lui donnaient douze ou treize +ans[112] et le traitaient en conséquence, les hommes ne le prenant +pas au sérieux et les femmes riant de ses velléités galantes. En +quête d'une place, il fut conduit, un matin, par M. Flaugergues, chez +le duc Decazes, grand référendaire de la Chambre des pairs; celui-ci +était assis sur son lit, lisant un journal. M. Flaugergues, après les +formalités d'usage, recommanda son protégé au duc, qui, se tournant +vers Louis Blanc, le frappa légèrement sur la joue: «Eh bien, +dit-il, nous verrons ce qu'on peut faire pour ce petit garçon.» «Je +sortis et ne le revis plus», racontait, longtemps après, Louis Blanc +encore tout mortifié de cette scène; et il ajoutait, en savourant +sa vengeance: «Étrange moquerie du destin! Le 1er mars 1848, il +était donné à ce petit garçon de coucher dans le lit où il avait vu +le duc assis, plusieurs années auparavant, et que le duc venait de +quitter[113].» + +[Note 112: Henri Heine écrivait, le 6 novembre 1840: «M. Louis Blanc +est un homme encore jeune, de trente ans tout au plus, quoique, +d'après son extérieur, il semble un petit garçon de treize ans. En +effet, sa taille on ne peut plus minime, sa petite figure fraîche et +imberbe, ainsi que sa voix claire et fluette qui paraît n'être pas +encore formée, lui donnent l'air d'un gentil petit garçon échappé +à peine de la troisième classe d'un collège, et portant encore +l'habit de sa première communion.» (_Lutèce_, p. 138.) À la même +époque, M. Nettement, se trouvant chez M. Laffitte, à une réunion +de journalistes de l'opposition, et voyant un jeune garçon à côté +du maître de la maison, s'étonnait que celui-ci eût gardé auprès de +lui son petit-fils, pour lui faire prendre une leçon de politique. +Ce jeune garçon était M. Louis Blanc, déjà important dans la presse +républicaine. (_Histoire de la littérature pendant la monarchie de +Juillet_, t. II, p. 475.)] + +[Note 113: _Histoire de la révolution de 1848_, par M. Louis BLANC, +t. I, ch. VIII.] + +Bientôt, cependant, l'horizon s'éclaircit devant Louis Blanc. Il +trouva une place de précepteur chez un fabricant d'Arras, et fit +ses débuts de journaliste dans la feuille radicale de cette ville. +Revenu à Paris en 1834, il collabora au _Bon Sens_, au _National_, au +_Monde_, se fit remarquer par Carrel, se lia avec Godefroy Cavaignac, +et acquit assez d'importance pour devenir, le 1er janvier 1837,--il +n'avait alors que vingt-cinq ans,--rédacteur en chef du _Bon Sens_; +puis, ce journal ayant disparu en 1838, il fonda et diriga la _Revue +du progrès_, dans laquelle écrivirent Félix Pyat, Étienne Arago, E. +Duclerc, Dupont l'avocat, Godefroy Cavaignac, Dornès, Mazzini, etc... +Aussi Henri Heine pouvait-il dire de lui, en 1840, qu'il était +«une des notabilités du parti républicain», et il ajoutait: «Je lui +crois un grand avenir, et il jouera un rôle, ne fût-ce qu'un rôle +éphémère; il est fait pour être le grand homme des petits, qui sont +à même d'en porter un pareil avec facilité sur leurs épaules[114].» +Son talent était déjà ce qu'on l'a connu depuis, plus d'un rhéteur +que d'un homme politique. La phrase était bien faite, soignée, +d'allure noble et solennelle, non sans élégance, ni même parfois +sans une certaine éloquence sentimentale qui rappelait le dernier +siècle, mais un peu monotone, manquant de relief, d'imprévu et de +jeunesse. Il tenait beaucoup de Rousseau pour la forme et le fond. +Fort occupé et fort soigneux de son succès, attentif à flatter le +peuple et à se faire en même temps, auprès des délicats, le renom +d'un lettré, habile surtout à se ménager des appuis dans les journaux +démocratiques de toute nuance, il savait, au besoin, se faire modeste +et doucereux, tout en demeurant au fond très dédaigneux et très +personnel[115]. + +[Note 114: _Lutèce_, p. 140.] + +[Note 115: C'est encore Henri Heine qui écrivait, en 1840: «Ce tribun +imberbe donne cependant à sa réputation de grand patriote, à sa +popularité, les mêmes petits soins que ses rivaux donnent à leurs +moustaches; il la soigne on ne peut plus, il la frotte, la tond, la +frise, la dresse et la redresse, et il courtise le moindre bambin de +journaliste qui peut faire insérer dans une feuille quelques lignes +de réclame en sa faveur.» (_Lutèce_, p. 141.)] + +En entrant dans la presse, Louis Blanc s'était engagé dans le parti +républicain extrême, se posant en radical, en jacobin, nullement +libéral et faisant ses dévotions à Robespierre. Mais, bien qu'il +parût alors principalement préoccupé de poursuivre une révolution +politique, il se distinguait de la plupart des hommes à côté desquels +il écrivait, par un accent et un tour d'idées socialistes. Avec le +temps, ce caractère devint de plus en plus marqué, et fut tout à fait +dominant dans les articles de la _Revue du progrès_. Il n'était pas +jusqu'à l'_Histoire de dix ans_, parue en 1840, où ne se trahît le +parti pris de changer la société: sans doute, ce pamphlet historique +était avant tout une machine de guerre contre la monarchie de +Juillet; mais derrière cette monarchie l'écrivain poursuivait, avec +une singulière âpreté de haine et de dénigrement, la bourgeoisie, +envisagée comme la personnification des idées économiques régnantes, +de la concurrence, du laisser-faire, du crédit individuel, de la +féodalité financière, de l'«individualisme», de toutes ces «doctrines +sans entrailles» qui ne songent qu'«à augmenter la masse des biens, +sans tenir compte de leur répartition», qui «éloignent l'intervention +de tout pouvoir tutélaire dans l'industrie», qui «protègent le fort +et laissent l'existence du faible à la merci du hasard[116]». + +[Note 116: _Passim_ dans l'introduction de l'_Histoire de dix ans_.] + +Ce fut surtout par sa brochure sur l'_Organisation du travail_, +publiée en septembre 1840[117], que Louis Blanc prit rang parmi +les théoriciens du socialisme. L'auteur débutait par poser vivement +cette question: «Le pauvre est-il un membre ou un ennemi de la +société? Qu'on réponde. Il trouve, tout autour de lui, le sol occupé. +Peut-il semer la terre pour son propre compte? Non, parce que le +droit de premier occupant est devenu droit de propriété. Peut-il +cueillir les fruits que la main de Dieu fait mûrir sur le passage +des hommes? Non, parce que, de même que le sol, les fruits ont été +appropriés.» Louis Blanc poursuivait ses interrogations; il montrait +le pauvre ne pouvant pas même tendre la main ou s'endormir sur le +pavé des rues, parce qu'il y a des lois contre la mendicité ou le +vagabondage; puis il ajoutait: «Que fera donc ce malheureux? Il vous +dira: «--J'ai des bras, j'ai une intelligence... Tenez, prenez tout +cela, et en échange, donnez-moi un peu de pain.» C'est ce que font +et disent aujourd'hui les prolétaires. Mais, ici même, vous pouvez +répondre au pauvre: «--Je n'ai pas de travail à vous donner.» Que +voulez-vous qu'il fasse alors? Vous voyez bien qu'il ne lui reste +plus que deux partis à prendre: se tuer ou vous tuer.» L'auteur +concluait que l'État devait «assurer du travail au pauvre»; non +que cette conclusion lui parût satisfaire pleinement aux exigences +de la «justice»; il faudrait davantage pour établir véritablement +«le règne de la fraternité»; mais du moins, ce travail une fois +assuré, «la révolte ne serait plus rendue nécessaire». Ce résultat, +si modeste qu'il fût, Louis Blanc constatait qu'il n'était pas +atteint. Pourquoi? À cause de la concurrence; là est, selon lui, +tout le mal, le vice capital de l'organisation sociale. La liberté +du travail n'est qu'un mensonge: elle aboutit à une guerre sauvage, +non seulement entre le capital et le travail, mais entre le travail +et le travail, entre le capital et le capital; elle amène, par +suite, la baisse continue des salaires, l'écrasement des faibles, +l'asservissement des pauvres et la constitution d'une féodalité +industrielle. Suivait un tableau tragique des misères du prolétariat +ouvrier, des vices et des crimes qui en sont la conséquence, de la +famille dissoute, de l'enfance atrophiée et pervertie, etc. Que tout +fût imaginaire dans ce tableau, nul ne pourrait l'affirmer; mais +l'auteur exagérait violemment le désordre, envenimait et exaspérait +perfidement les souffrances; et puis, n'était-il pas arbitraire +d'imputer à la seule concurrence un mal qui avait beaucoup d'autres +causes économiques et surtout morales? + +[Note 117: On a souvent imprimé que cette brochure avait été publiée +en 1839. C'est une erreur. La première ébauche du travail parut +sous forme d'article, dans la livraison d'août 1840 de la _Revue du +progrès_. Ce furent les grèves survenues au commencement de septembre +qui donnèrent à Louis Blanc l'idée de transformer cet article de +revue en une brochure de propagande.] + +Où Louis Blanc cherchait-il le remède? Tout d'abord, resté factieux +en devenant utopiste, il combattait ceux qui, comme les fouriéristes +et les saint-simoniens, se bornaient à rêver le changement de la +société sans vouloir bouleverser le gouvernement. Pour lui, si +la révolution sociale est le but final, la révolution politique +est le moyen nécessaire. L'émancipation du prolétariat lui paraît +d'ailleurs une oeuvre trop compliquée pour s'accomplir par des +efforts individuels. Il y faut appliquer «la toute-puissance de +l'État». Donc les prolétaires doivent commencer par s'emparer du +pouvoir. «Prenez-le pour instrument, leur dit-il, sous peine de le +rencontrer comme obstacle.» Cet État, dont Louis Blanc ne craint +pas de développer sans mesure l'autorité et l'intervention, sera +«le régulateur suprême de la production»; à lui de prévenir les +crises qui naissent de la libre concurrence. Comment, d'après quels +principes, sur quelles données? L'auteur néglige de l'indiquer. +L'État doit être en outre le «banquier des pauvres» et leur «fournir +les instruments de travail». Sur ce point, Louis Blanc veut bien +préciser son système. Le gouvernement fera un grand emprunt dont le +produit servira à créer des «ateliers sociaux» affectés aux diverses +branches de l'industrie. Les statuts de ces ateliers, rédigés par +les pouvoirs publics, auront force de loi. Les salaires y seront +égaux, par cette raison qu'ils doivent être réglés non d'après la +capacité ou les oeuvres, mais d'après les besoins. Il paraît que +le vieux mobile de l'intérêt personnel sera heureusement remplacé, +chez l'ouvrier émancipé, par le sentiment de l'honneur collectif, +et par une disposition, présumée permanente, à la fraternité et au +dévouement. La hiérarchie des fonctions, dans l'intérieur de chaque +atelier, sera constituée par le gouvernement, la première année; +par l'élection, les années suivantes. Les hommes ainsi appelés à +remplir l'office des patrons, des ingénieurs, des chefs d'usines et +de comptoirs, ceux qui devront apporter la science, l'expérience, la +direction, l'esprit d'initiative ou de prévoyance, si essentiels au +succès de l'entreprise industrielle, n'auront pas un salaire plus +considérable que le moindre ouvrier; ils n'auront non plus aucune +responsabilité. Quant aux capitalistes, ils sont autorisés, invités +même à apporter leur argent; on leur servira un intérêt garanti +par l'État, qui prend ainsi à sa charge tous les risques de la +gestion; mais ils ne toucheront rien des bénéfices. Ces bénéfices +seront divisés en trois parts: l'une, répartie également entre +tous les membres de l'atelier; l'autre, destinée à l'entretien des +vieillards, des malades, et à l'allègement des crises industrielles; +la troisième, consacrée à fournir des instruments de travail à ceux +qui voudraient faire partie de l'association, de telle sorte que +celle-ci pourra s'étendre indéfiniment, même au delà des possibilités +de la consommation. Chaque membre aura le droit de disposer de son +salaire, mais l'auteur compte bien que l'association des travaux +conduira à «l'association des besoins et des plaisirs», c'est-à -dire +au communisme complet, qui est en effet le dernier mot du système. +Il compte aussi que les ateliers nationaux feront une concurrence +mortelle à l'industrie privée, ainsi réduite, avant peu, à capituler +aux mains de l'État; au besoin, on s'arrangerait pour qu'il en fût +ainsi: c'est ce que Louis Blanc appelle «se servir de la concurrence +pour tuer la concurrence». Révolution complète qu'il nous affirme +devoir s'accomplir facilement, rapidement et pacifiquement. Ce ne +sera du reste qu'une transition, et il nous laisse entrevoir, dans +les brumes de l'horizon, un règne plus complet de la «fraternité». + +Cette périlleuse et absurde chimère ne supporte pas un moment +l'examen. Un tel régime, en admettant qu'il y eût moyen de +l'établir, serait la ruine de notre industrie, qui ne pourrait +soutenir la concurrence avec l'industrie étrangère, et ne garderait +même plus un seul entrepreneur capable, un seul ouvrier laborieux; +il serait la ruine de l'État, devenu le banquier de toutes ces +entreprises condamnées à la faillite; il serait la ruine de la +liberté, qui n'aurait plus aucune place en face de cet État +omnipotent, omnifaisant et omnipayant; il serait enfin la ruine +de la dignité humaine, disparaissant sous le niveau et dans la +confusion de ce communisme égalitaire. Rien d'original dans ces +erreurs économiques et morales; on pourrait indiquer celle qui est +empruntée au saint-simonisme, celle qui vient de Fourier, celle qui a +été ramassée dans les écrits de Cabet ou de Buonarotti. Encore Louis +Blanc a-t-il, par rapport à ses devanciers, notamment à Saint-Simon +et à Fourier, l'infériorité de ne pas nous offrir un système complet, +ayant une réponse telle quelle à toutes les questions de l'âme +humaine. Il ne voit dans la société que le travail industriel, dans +le travail industriel que le problème de la concurrence, et, pour +guérir les abus de cette concurrence, il n'a pas d'autre remède que +de la supprimer. Ce n'est donc plus l'oeuvre complexe et longuement +méditée d'un esprit philosophique, mais l'improvisation d'un +journaliste qui, cherchant un moyen d'agitation et de popularité, a +rassemblé à la hâte quelques idées fausses, prises de-ci et de-là . Il +n'y a de nouveau et appartenant vraiment à Louis Blanc que la forme +éloquente donnée à ces idées, et le ferment redoutable de passion +révolutionnaire qui y est introduit. + +Le succès fut considérable, plus considérable que celui de toutes les +autres publications socialistes. Plusieurs éditions se succédèrent. +Ces mots: «organisation du travail», qui n'étaient pas d'ailleurs de +l'invention de Louis Blanc et que M. Arago avait déjà portés à la +tribune de la Chambre, le 16 mai 1840[118], devinrent la formule des +revendications du prolétariat. La faiblesse scientifique du système +facilitait sa diffusion; ce remède si sommaire, dont quelques +pages suffisaient à donner la recette, cette vue si restreinte et +si superficielle de tant de graves problèmes étaient, beaucoup plus +que la complication touffue de Fourier ou la profondeur abstraite +de Pierre Leroux, à la portée des lecteurs populaires. Seule +l'imagination sensible de «papa Cabet» pouvait leur plaire autant; +encore Louis Blanc, parce qu'il tendait à la constitution d'une secte +moins étroite, moins délimitée que celle de l'Icarie, trouvait-il +un public plus étendu. Le beau langage du rhéteur, loin d'éveiller +la méfiance des ouvriers, semblait les flatter d'autant plus qu'il +était moins conforme à leur tour habituel d'esprit et à leur façon de +s'exprimer. Et surtout, avec quelle âpre jouissance les mécontents +et les malheureux se répétaient ces déclamations passionnées, où +ils trouvaient à la fois la vengeance et l'exaspération de leurs +souffrances! Nul écrivain ne contribua davantage à rendre la +démocratie laborieuse impatiente de son sort, à lui souffler la +haine de la société personnifiée dans la bourgeoisie; nul surtout +ne travailla plus efficacement à lui faire croire qu'un changement +de législation et de gouvernement pouvait faire disparaître tous +ses maux, et qu'il lui suffirait de mettre la main sur le pouvoir +pour effectuer ce changement, de rendre quelques décrets pour en +recueillir aussitôt l'immense bénéfice. Pendant un temps, Louis Blanc +n'a eu qu'à jouir de la popularité ainsi conquise, et c'est grâce à +celle-ci qu'il a pu s'imposer, le 24 février 1848, comme membre du +gouvernement provisoire. Mais, par un châtiment mérité, il s'est vu +aussitôt sommé d'apporter au prolétariat la réalisation de l'immense +et trompeuse espérance par laquelle il avait avivé ses convoitises. +On sait à quelle lamentable banqueroute le parlement ouvrier du +Luxembourg a promptement abouti, et comment, pour faire diversion +aux embarras et aux humiliations de cette banqueroute, l'auteur de +l'_Organisation du travail_ s'est jeté et perdu dans les émeutes +démagogiques. + +[Note 118: Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.] + + +VII + +Il est un homme qu'on ne peut omettre dans la galerie des socialistes +de ce temps, et qu'il serait cependant malaisé de rattacher à +quelqu'une des écoles déjà étudiées; c'est Proudhon. Pour connaître +son oeuvre, il faut, avant tout, le connaître lui-même: il s'agit ici +bien plus de l'analyse d'un tempérament que de celle d'un système, de +l'histoire d'une passion que de celle d'une doctrine. Né à Besançon, +en 1809, d'un ouvrier et d'une fille de campagne servante pour les +gros ouvrages, employé, dans son enfance, à garder les vaches ou +à faire le métier de garçon de cave, Pierre-Joseph Proudhon avait +obtenu, par l'entremise de quelques personnes charitables, d'être +admis au collège en qualité d'externe non payant. Ce fut donc encore +un boursier, comme Pierre Leroux, comme Cabet, comme Louis Blanc. +Écolier ardent et opiniâtre au travail, mais sans cesse entravé et +humilié par sa misère, venant au collège en sabots et sans chapeau, +puni maintes fois pour avoir «oublié» des livres qu'il n'avait pas le +moyen d'acheter, ne trouvant pas de quoi dîner chez ses parents, au +retour d'une distribution de prix où il avait remporté les premières +couronnes, il se montrait déjà sombre, farouche, irritable[119]. +Un jour que, suivant son instinct d'âpre curiosité, il avait, dans +la bibliothèque de la ville, demandé à la fois un grand nombre +d'ouvrages, le bibliothécaire, savant fort obligeant qui devait +être un de ses protecteurs, s'approcha de lui et lui demanda en +souriant: «Mais, mon petit ami, qu'est-ce que vous voulez faire de +tous ces livres?» L'enfant leva la tête, toisa l'interrogateur et, +pour toute réponse, lui jeta brusquement un: «Qu'est-ce que cela +vous fait[120]?» L'obligation de gagner sa vie ne lui permit pas +de terminer complètement ses études. Successivement correcteur, +typographe, prote, il acquit, en 1836, une petite imprimerie dans +laquelle il fit de mauvaises affaires. En 1838, il brigua et obtint +de l'Académie de Besançon la _pension Suard_; cette pension de 1,500 +francs était accordée, pour trois ans, au jeune homme sans fortune +qui montrait d'heureuses dispositions dans les lettres, les sciences, +le droit ou la médecine. + +[Note 119: Il écrivait lui-même, peu après, à l'Académie de Besançon: +«Je poursuivis mes humanités, à travers les misères de ma famille +et tous les dégoûts dont peut être abreuvé un jeune homme sensible +et _du plus irritable amour-propre_.» (_Correspondance de P.-J. +Proudhon_, t. I, p. 26.)] + +[Note 120: _P.-J. Proudhon_, par M. SAINTE-BEUVE.] + +C'était, pour ce fils d'ouvrier, une occasion de s'ouvrir une +carrière bourgeoise, d'autant mieux que l'honnête Académie paraissait +prendre au sérieux et exercer avec sollicitude le patronage qu'elle +avait assumé à son égard. Elle lui avait désigné, à Paris, pour +correspondant et protecteur, un de ses membres qui faisait aussi +partie de l'Académie française, M. Droz. Proudhon, bien que peu porté +à la reconnaissance, a dû plusieurs fois rendre témoignage des bontés +qu'avait eues pour lui ce moraliste aimable et bienveillant[121]. +D'autres personnages considérables, M. Jouffroy, M. Cuvier, lui +faisaient également favorable accueil. Mais, chagrin, défiant, +misanthrope, il repoussait ces avances et restait dans son coin[122]. +Était-ce modestie? C'était plutôt orgueil du plébéien qui a peur +de ne pas faire assez bonne figure dans un salon[123]. Le rôle de +protégé lui paraissait humiliant. Et puis n'attendez pas de lui la +patience de suivre la filière, de prendre la queue des candidats; +mieux valait, à son avis, tenter, à un moment donné, de sortir des +rangs et de brusquer la renommée. Enfin, sans avoir encore toutes les +opinions qu'il affichera bientôt, il se proclamait déjà républicain, +égalitaire, il avait répudié toutes les croyances chrétiennes de son +enfance et surtout possédait, au moins en germe, toutes les haines, +toutes les amertumes qui feront plus tard explosion dans ses divers +écrits. En recevant sa pension, il s'était fait le serment de ne pas +abandonner ses frères du prolétariat, de ne pas se laisser attirer +dans la hiérarchie sociale, mais, bien au contraire, de demeurer hors +de cette hiérarchie pour la combattre[124]. «Je pourrais, écrivait-il +le 17 décembre 1838, choisir d'autres voies de me pousser et de me +faufiler; je ne le veux pas. Je refuse d'aller aux soirées de M. +Droz, de voir M. Nodier, M. Baguet, M. Jouffroy, etc., et je n'y +mettrai pas le pied... Ma nomination par l'Académie n'a pas effacé +mes souvenirs, et ce que j'ai haï, je le haïrai toujours. Je ne +suis pas ici pour devenir un savant, un littérateur homme du monde; +j'ai des projets tout différents. De la célébrité, j'en acquerrai, +j'espère; mais ce sera aux frais de ma tranquillité et de l'amour des +gens.» Et, l'année suivante, le 15 octobre 1839, il ajoutait: «Je +n'attends rien de personne; je rentrerai dans ma boutique, l'année +prochaine, armé, contre la civilisation, jusqu'aux dents, et je +vais commencer, dès maintenant, une guerre qui ne finira qu'avec ma +vie[125].» Le bon M. Droz ne comprenait pas grand'chose à la manière +d'être d'un si incommode pupille, et ne savait comment l'apprivoiser. + +[Note 121: _Correspondance de P.-J. Proudhon_, t. I, p. 73, 218.] + +[Note 122: _Ibid._, p. 84, 188, 256.] + +[Note 123: Il écrivait, quelques années auparavant: «J'éprouve encore +cette sotte honte d'un berger que l'on veut faire entrer dans un +salon. Je crains, comme des bêtes effrayantes, les visages que je +n'ai jamais vus; je recule toujours à voir les gens même qui peuvent +m'être utiles et me vouloir du bien; je n'ai de présence d'esprit et +d'aplomb que lorsque je me vois seul et que c'est ma plume qui parle. +Mérite fort commun, mais que voulez-vous? je sais que je ne brille ni +par les dehors, ni par l'élocution; j'aime mieux n'être vu ni connu +de personne.» (_Ibid._, t. I, p. 10.)] + +[Note 124: _Correspondance_, t. I, p. 59, 60.] + +[Note 125: _Ibid._, p. 76 et 154.] + +Si Proudhon se refuse à prendre rang dans la vieille société, ce +n'est pas pour s'enrôler dans quelqu'un des partis révolutionnaires. +Dès le premier jour, il se vante de «n'appartenir à aucune +opinion[126]», et il gardera cette attitude jusqu'au bout. Il se dit +républicain, mais proclame son mépris et son aversion pour toutes +les coteries qui prennent cette étiquette; leur conduite lui paraît +«stupide», leur programme absurde[127]. Il sera bientôt en état de +guerre continuelle, implacable, avec les hommes du _National_, et +ne se sentira jamais plus heureux que quand, par quelque «attaque +effroyable», il les aura fait «pleurer et grincer des dents[128]»; +il traite fort mal ceux qu'il appelle les «séides de Robespierre» +et les «dévots à Marat[129]». Il n'est pas davantage disposé à +s'affilier à l'une des sectes socialistes. «Je ne suis, écrit-il le +29 mai 1840, ni saint-simonien, ni fouriériste, ni babouviste, ni +d'aucune entreprise ou congrégation réformiste.» Un autre jour, après +avoir parlé de tous les prédicateurs d'évangiles nouveaux: «Je n'ai +pas envie, ajoute-t-il, d'augmenter le nombre de ces fous[130].» +Individualiste à outrance, il ne pardonne pas aux communistes de +détruire la personnalité et la dignité humaines[131]. Et surtout, il +se révolte contre les impuretés de la réhabilitation de la chair, de +l'amour libre et autres divagations érotiques[132]. S'il est donc +révolutionnaire et socialiste, c'est à sa manière, qui n'est celle +de personne autre; il n'éprouve le besoin de se ranger sous aucun +drapeau, et la conspiration qu'il se dispose à poursuivre est, comme +il le dit lui-même, une «conspiration solitaire[133]». + +[Note 126: _Ibid._, p. 142.] + +[Note 127: «La conduite du parti républicain, écrit Proudhon, le +15 novembre 1840, a été, comme toujours, stupide depuis deux ou +trois mois.» Ou bien encore: «Les radicaux sont annihilés par leur +ineptie et leur incapacité.» (_Correspondance_, t. I, p. 254, 313.) +Il n'a pas assez du sarcasmes pour le «dada réformiste» ou pour les +velléités belliqueuses de la gauche.] + +[Note 128: _Ibid._, t. I, p. 333; t. II, p. 6.] + +[Note 129: _Ibid._, p. 13, et _Confessions d'un révolutionnaire_, +§ I.--Pas un homme important de l'extrême gauche qu'il ne déteste. +«Je souscrirais volontiers pour une couronne civique, écrivait-il, +à celui qui nous délivrerait de Lamennais, de Cormenin et d'A. +Marrast.» (_Correspondance_, t. I, p. 255.) Lamennais surtout lui +est antipathique. «Quoi qu'un dise de cet homme, écrit-il, je +répondrai toujours que je n'aime pas les apostats. Il pouvait changer +d'opinion, mais il ne devait jamais faire la guerre à ses confrères +dans le sacerdoce ni au christianisme.» (_Ibid._, t. I, p. 333.) Et +plus tard: «Le plus grand bonheur qui pourrait arriver au peuple +français, ce serait que cent députés de l'opposition fussent jetés +à la Seine, avec une meule au cou; ils valent cent fois moins que +les conservateurs, car ils ont, de plus que ceux-ci, l'hypocrisie.» +(_Ibid._, t. II, p. 277.) Des journalistes de gauche, il ne pense pas +plus de bien: «Ils ne comprendront jamais de moi autre chose, dit-il, +sinon que je les hais et les méprise.»] + +[Note 130: Proudhon écrira, un jour, de Fourier, que son système est +«le dernier rêve de la crapule en délire»; de Pierre Leroux, dont +cependant il avait paru un moment se rapprocher, que «la sottise le +dispute à la méchanceté dans ses élucubrations»; de Louis Blanc, +qu'il est «le plus ignorant, le plus vain, le plus vide, le plus +impudent, le plus nauséabond des rhéteurs». Cabet ne sera pas mieux +traité.] + +[Note 131: Dans la théorie communiste, les hommes lui paraissent +«attachés comme des huîtres, côte à côte, sans activité ni sentiment, +sur le rocher de la fraternité».] + +[Note 132: Quand il lui faudra discuter cette partie de la doctrine +socialiste, il se plaindra d'être «obligé de remuer ce fumier», et +il s'écriera: «Loin de moi, communistes! Votre présence m'est une +puanteur, et votre vue me dégoûte.»] + +[Note 133: Plus il va, plus il semble trouver une sorte d'âpre +jouissance à se voir seul en guerre contre tous: «J'aurai raison +contre tout le monde, écrit-il, ou je succomberai à la peine... Le +nombre des adversaires vous épouvante; il m'anime, au contraire. Car +je crois que, dans la carrière antireligieuse, antipropriétaire, +antimonarchique, où je suis entré, s'il y avait une seule opinion +avec laquelle je ne fusse pas en désaccord, je ne serais plus +d'accord avec moi-même.» (_Correspondance_, t. II, p. 241.)] + +Proudhon ne voulut pas se dévoiler tout d'un coup. En 1839, il publia +un _Discours sur la célébration du dimanche_, sujet mis au concours +par l'Académie de Besançon. Un peu d'attention suffit sans doute +pour y découvrir en germe presque toutes les idées du socialisme +égalitaire qui seront développées dans ses ouvrages ultérieurs; +mais il tâchait de les couvrir du nom de Moïse, et les entourait +d'amplifications inoffensives ou même presque édifiantes. La menace +existait, seulement elle était dissimulée; et s'adressant au lecteur +qu'il supposait intrigué par le mystère, l'auteur s'écriait: +«Infortuné, comment me comprendriez-vous si vous ne me devinez pas?» +Le public ne chercha ni à comprendre ni à deviner. Le _Discours_ +passa inaperçu, et personne ne s'arrêta à déchiffrer l'énigme qu'il +pouvait contenir. L'Académie de Besançon seule s'en occupa; bien +qu'un peu effarouchée, elle accorda une médaille à son pensionnaire, +et se borna à faire quelques réserves par l'organe de son rapporteur, +l'abbé Doney, qui devait être plus tard évêque de Montauban. + +Proudhon fut étonné et quelque peu mortifié de n'avoir pas fait +scandale[134]; il en conclut à la nécessité de frapper plus fort, +et se mit à rédiger son _Mémoire sur la propriété_. Dans quel état +d'esprit? On en peut juger par sa correspondance: «Je suis épuisé, +découragé, consterné, écrivait-il le 12 février 1840. J'ai été +pauvre l'année dernière, je suis, celle-ci, indigent[135]..... Je +suis comme un lion; si un homme avait le malheur de me nuire, je le +plaindrais de tomber sous ma main... Mon travail sur la propriété +est commencé... L'ironie et la colère s'y feront trop sentir. C'est +un mal irrémédiable. Quand le lion a faim, il rugit... Malheur à la +propriété! malédiction!... Il est vrai que, sur certains passages +de mes lettres, on doit trembler pour ma tête. Hé! Dieu de mon âme, +c'est que je m'apprête à faire trembler les autres... Il faut que +je tue, dans un duel à outrance, l'inégalité et la propriété. Ou je +m'aveugle, ou elle ne se relèvera jamais du coup qui lui sera bientôt +porté[136].» Le dernier trait est naïf; il trahit cet orgueil qui +était le fond de l'âme de Proudhon et peut-être l'explication de +beaucoup de ses actes. L'auteur était persuadé, en effet, que son +livre serait «l'événement le plus remarquable de 1840». Un autre +jour, il écrivait: «Je fais un ouvrage diabolique qui m'effraye +moi-même»; et il terminait ainsi sa lettre: «Priez Dieu pour moi.» +Le plus souvent, ce qui dominait en lui, c'était une sorte de joie +sauvage, à la pensée de la consternation qu'il allait jeter dans les +esprits: «Mon ouvrage est fini, et j'avoue que j'en suis content. +Je ne puis y penser sans un frémissement de terreur. Quand je songe +à l'effet qu'il produirait infailliblement, publié par un Arago, +j'éprouve les mêmes palpitations qu'un Fieschi, à la veille de faire +partir une machine infernale[137].» + +[Note 134: Il s'était attendu, en effet, à produire une vive émotion: +«Quand on saura dans le public, écrivait-il le 1er juin 1839, que je +suis l'auteur de ce Discours, ce sera un beau tapage. Je puis dire +que je viens de passer le Rubicon.» (_Ibid._, t. I, p. 129.)] + +[Note 135: Ces embarras pécuniaires venaient surtout de l'imprimerie +dont Proudhon ne pouvait ni se débarrasser ni tirer profit. Tel était +son dénuement que, voulant aller voir un de ses amis à Besançon, +il fit à pied la route de Paris à cette ville. Il priait ses +correspondants de ne lui écrire que par occasion, parce qu'il n'avait +pas le moyen de payer les ports de lettre.] + +[Note 136: Cette idée revenait sous toutes les formes, dans sa +correspondance: «Je ne connais rien dans la science, écrivait-il +encore, dont la découverte ait jamais produit un effet pareil à celui +que la lecture de mon ouvrage est capable de produire. Je ne dis pas: +qu'il soit compris; je dis seulement: qu'il soit lu, et c'en est fait +de la vieille société.»] + +[Note 137: _Correspondance_, t. I, p. 166, 182, 183, 189, 191, 212, +213, 216.] + +Le Mémoire parut en juin 1840: c'était un volume de deux cent +cinquante pages. Dès les premières lignes, à cette question: +«Qu'est-ce que la propriété?» Proudhon répondait: «La propriété, +c'est le vol.» Le défi, la recherche du scandale étaient manifestes: +sorte de rubrique de charlatan, pour faire retourner les passants +auxquels l'auteur en voulait de n'avoir pas été émus par les +hardiesses plus enveloppées du _Discours sur le dimanche_. «Il +fallait, a-t-il dit plus tard pour expliquer sa conduite, étonner +l'ennemi par l'audace des propositions... Un parti ne se fût +point prêté à cette tactique; elle exigeait une individualité +résolue, excentrique même, une âme trempée pour la protestation +et la négation. Orgueil ou vertige, je crus que mon tour était +venu[138].» Toute sa vie, il devait, comme un nouveau cynique, se +plaire à stupéfier le badaud, plus encore, à l'épouvanter. Lui +représentait-on que ce n'était pas le moyen de gagner les gens, et +que l'on prenait plus de mouches avec une cuillerée de miel qu'avec +cent tonneaux de vinaigre? «Il ne s'agit pas de prendre des mouches, +répondait-il: il s'agit de les tuer[139].» Parfois, il semblait tirer +vanité de sa violence. «La propriété, c'est le vol! écrivait-il, +il ne se dit pas, en mille ans, un mot comme celui-là . Je n'ai +d'autre bien sur la terre que cette définition de la propriété, +mais je la tiens plus précieuse que les millions de Rothschild.» +Infatuation d'autant plus étrange qu'en réalité la formule n'était +pas de lui, et qu'il l'avait empruntée à Brissot de Warville[140]. À +d'autres moments, il s'excusait presque d'avoir crié si fort. «Cela +sert avec les sots, disait-il; les sages aperçoivent le motif et +pardonnent à l'auteur[141].» Et il ajoutait plus tard, en 1849, dans +le _Représentant du peuple_, toujours à propos de la même phrase: +«Cela se dit une fois; cela ne se répète pas. Laissons cette machine +de guerre, bonne pour l'insurrection, mais qui ne peut plus servir +aujourd'hui qu'à contrister les pauvres gens.» + +[Note 138: _Confession d'un révolutionnaire._] + +[Note 139: _Correspondance_, t. I, p. 251.] + +[Note 140: Brissot avait écrit, en effet, dans ses _Recherches +philosophiques sur le droit de propriété et le vol_: «La propriété +exclusive est un vol dans la nature. Le voleur, dans l'état naturel, +c'est le riche.»] + +[Note 141: _Correspondance_, t. I, p. 308.] + +Après cet exorde tapageur, l'auteur du Mémoire tâche de détruire les +divers fondements sur lesquels les philosophes, les économistes ou +les jurisconsultes font reposer la propriété; il la déclare une idée +contradictoire, une institution malfaisante, et surtout lui reproche +d'être en opposition avec la «justice». Pour lui, la «justice» est +l'égalité, l'égalité absolue, l'égalité des conditions, des fortunes, +des salaires. C'est à tort que le saint-simonisme et le fouriérisme +ont dit: «À chacun selon sa capacité.» Toute part réclamée au nom +du talent n'est qu'une «rapine exercée sur le produit du travail». +L'auteur regarde d'ailleurs le talent comme une difformité qui tendra +à disparaître avec l'égalité des conditions, et il nous offre la +perspective terne et morne d'une société où toutes les intelligences +seront nivelées comme les salaires. Il supprime la concurrence: la +valeur de chaque objet ne varie plus selon l'offre et la demande; +elle est tarifée d'après un criterium absolu et immuable, qui est +la durée du travail nécessaire pour le produire; aucun compte n'est +tenu du talent dépensé, ni de la difficulté vaincue; c'est l'Académie +des sciences qui sera chargée de faire cette tarification. Tout cela +ressemble fort aux rêveries des communistes; et cependant Proudhon se +défend d'aboutir à la communauté, qu'il répudie au nom de la liberté +et de la dignité humaines. Ajoutons qu'entre temps l'auteur conclut +de la négation de la propriété à celle de l'autorité et se proclame +«an-archiste». Quant à Dieu, l'heure de sa condamnation n'a pas +encore sonné; bien au contraire, le Mémoire se termine par une sorte +de prière adressée au «Dieu de liberté et d'égalité». + +«Démolir», Proudhon s'y entend, et le mot même lui est familier. +Mais, cela fait, il ne semble guère s'inquiéter de reconstruire. +À peine, dans les dernières pages de son Mémoire, esquisse-t-il +vaguement une théorie de la «possession» par laquelle il se +flatte de remplacer la propriété, sans tomber dans la communauté. +Cette possession paraît être la propriété individuelle, moins +ce que l'auteur appelle l'«usure», c'est-à -dire moins la rente, +le fermage; elle ne dure qu'à condition d'être effective; elle +est transmissible par succession, sous cette réserve que nul ne +doit cumuler deux héritages. Avec cette possession individuelle, +aliénable, transmissible, que deviendra l'égalité absolue des +conditions présentée par l'auteur comme la conséquence et même comme +la raison de l'abolition de la propriété? S'il y a conflit entre les +deux principes, quel pouvoir prononcera dans une société où l'on +a proclamé l'«anarchie»? Nous pourrions multiplier à l'infini ces +questions. Proudhon n'a essayé de répondre à aucune. En réalité, +après avoir accumulé les plus audacieuses négations, il n'apporte +pas une seule affirmation sérieuse. Lui-même avait le sentiment +de son impuissance et cherchait à s'en excuser. Raillant fort +dédaigneusement la présomption des faiseurs de système, fouriéristes +ou autres, il disait, à la fin de son Mémoire: «Quant à la science +de la société, je déclare que je n'en connais rien de plus que le +principe (il entendait par là le principe d'égalité absolue), et +je ne sache pas que personne aujourd'hui puisse se flatter d'avoir +pénétré plus avant.» Mais il n'admettait pas qu'on l'engageât à +suspendre la démolition, jusqu'au jour où il serait en mesure de +tracer le plan du nouvel édifice: «J'ai prouvé le droit du pauvre, +disait-il; j'ai montré l'usurpation du riche; je demande justice; +l'exécution de l'arrêt ne me regarde pas. Si, pour prolonger de +quelques années une jouissance illégitime, on alléguait qu'il ne +suffit pas de démontrer l'égalité, qu'il faut encore l'organiser, +qu'il faut l'établir sans déchirements, je serais en droit de +répondre: «Le soin de l'opprimé passe avant les embarras des +ministres...; le mal connu doit être condamné et détruit...; on ne +temporise pas avec la restitution.» + +La rapide analyse qui vient d'être faite de cet écrit ne saurait +donner l'idée de sa forme: tout un appareil de métaphysique, +d'économie politique, de jurisprudence, d'algèbre même, et en même +temps toutes les brusqueries, les familiarités, les amertumes, les +invectives, les personnalités de la polémique la plus emportée. +L'auteur lui-même définissait ainsi ce qu'il appelait «le genre +_Mémoire_»: «Moitié science, moitié pamphlet, noble, gai, triste +ou sublime... La science pure est trop sèche; les journaux trop +par fragments; les longs traités trop pédants. C'est Beaumarchais, +c'est Pascal qui sont mes maîtres[142].» Dans le double personnage +que cherchait ainsi à jouer Proudhon, le pamphlétaire était bien +supérieur au savant. Celui-ci se montrait lourd, obscur, ennuyeux, +pénible à suivre; celui-là , bien que dépourvu de grâce, de souplesse +et de variété, bien que manquant souvent le but par excès de tension +et de véhémence, était cependant alerte, rapide, vigoureux; il avait +le tour vif et brusque, un entrain endiablé, une langue ferme, +saine, précise; il excellait surtout dans le corps à corps, plus +puissant à assommer un homme qu'à discuter une idée. Et quand, par +hasard, il avait la chance de n'être plus dans le faux, quand il +s'attaquait aux sottises ou aux vilenies de quelque socialiste rival, +il avait des saillies de bon sens, et même des révoltes d'honnêteté, +d'une saisissante vigueur. Malgré ces bons côtés, l'ensemble était +sans agrément, indigeste et peu lisible. Aussi le public n'en +connaissait-il réellement que quelques pages ou, pour mieux dire, +quelques phrases. Ce qui faisait le plus défaut à Proudhon, c'était +le coeur: pas d'autre émotion que celle de la colère. Quand il +voulait être pathétique, imiter Jean-Jacques ou Lamennais, il tombait +dans la mauvaise rhétorique. Il se piquait pourtant de ne pas faire +oeuvre de littérature, de n'être pas «gent de lettres[143]». Vaine +prétention! Quoique fort différent de Louis Blanc, il était aussi un +rhéteur, ou, si l'on aime mieux, un sophiste, ce qui n'est qu'une +autre variété de la même espèce. + +[Note 142: _Correspondance_, t. I, p. 333, 334.] + +[Note 143: «Je n'ai pas le loisir de travailler mon style, je suis +trop pauvre et trop mal dans mes affaires, pour m'amuser à être gent +de lettres.»--«Je me soucie de style et de littérature comme de cela. +Quand je parle au public, je tâche que mon expression soit bien +nette, bien carrée, bien mordante: je n'ai pas d'autre poétique.» +(_Ibid._, t. I, p. 182; t. II, p. 242.)] + +Le _Mémoire sur la propriété_ ne fit pas tout d'abord le bruit que +son auteur en attendait. Inconnu, vivant dans l'ombre et l'isolement, +Proudhon eût eu besoin, plus que tout autre, d'être signalé au +public par la presse; il n'avait rien fait pour se ménager son +concours. Sauf la _Revue du progrès_ de Louis Blanc, pas un journal +ne parla de son livre. Au bout de quelques mois, cependant, les cinq +cents exemplaires de la première édition se trouvaient placés, et il +était question d'en faire une nouvelle. À l'Académie de Besançon, +le Mémoire causa d'autant plus d'émotion qu'il avait été dédié à +cette compagnie, avec une lettre-préface quelque peu ironique; +certains académiciens ne demandaient pas moins que la déchéance du +pensionnaire; après de longues délibérations, pendant lesquelles +ce dernier se montra tour à tour humble et menaçant, l'Académie, +toujours bonne personne, écarta les mesures de rigueur. Ce ne fut pas +le seul corps savant dont Proudhon eut alors à se louer. Il avait +fait hommage de son livre à l'Académie des sciences morales; M. +Blanqui, l'économiste, se chargea du rapport: tout en réfutant les +doctrines émises, il traita l'auteur en homme de science et, par là +même, le couvrit aux yeux du ministre de la justice, qui était, en ce +moment, sollicité de déférer aux tribunaux l'ennemi de la propriété. + +Cette indulgence, loin de désarmer Proudhon, l'enhardissait. «Je +n'ai pas commencé pour reculer», écrivait-il[144]. Aussi le voit-on +faire paraître, coup sur coup, en avril 1841 et en janvier 1842, +deux nouveaux Mémoires, le premier de forme relativement modérée, +le second plus violent que jamais[145]. Il y revient sur les mêmes +thèses, sans addition ni atténuation. Tout en visant surtout la +propriété, il maltraite avec rudesse, chemin faisant, Lamennais, +Considérant et le _National_. Le dernier de ces pamphlets lui valut +une poursuite devant la cour d'assises de Besançon, ce qui ne laissa +pas que de lui faire, un moment, assez peur; mais il s'en tira avec +la finesse d'un paysan franc-comtois: à l'audience, il débita, +d'un ton bonhomme et tranquille, une exposition si volontairement +obscure de sa doctrine, que les braves jurés, n'y comprenant rien, +se persuadèrent avoir devant eux un savant, non un conspirateur, +et qu'ils l'acquittèrent. Le seul résultat du procès fut de mettre +l'auteur un peu mieux en vue, ce qui lui était d'autant plus utile +que les journaux, même ceux d'extrême gauche, continuaient à faire le +silence autour de ses oeuvres. «Je vais mon chemin sans leur secours, +disait-il, ce qui prouve quelque chose.» Il ajoutait, un autre jour: +«Inconnu à la presse et aux confréries littéraires et politiques, +je perce peu à peu; mes brochures se vendent, et mon libraire ne +paraît point mécontent[146].» Toutefois, le résultat était encore peu +brillant. Proudhon écrivait, en effet, toujours à la même époque: «Je +puis dire, en toute vérité, que je n'ai pas un partisan, au moins +déclaré; le peuple ne peut suivre de si longues et si abstraites +inductions.» «Du côté du peuple, lit-on dans une autre lettre, je +suis vu avec plus de défiance que de sympathie; les petits journaux +d'ateliers me montrent assez de mauvais vouloir; les communistes me +regardent comme une espèce d'aristocrate.» Et un peu plus tard: «Je +n'ai encore personne. Personne! Je suis délaissé. J'espère que dans +un an le public se décidera; mais combien les écrivains sont lâches +et égoïstes[147]!» + +[Note 144: _Correspondance_, t. I, p. 324.] + +[Note 145: Le premier était intitulé: _Lettre à M. Blanqui_; le +second: _Avertissement aux propriétaires, ou Lettre à M. Considérant, +rédacteur de la_ Phalange, _sur une défense de la propriété_.] + +[Note 146: Il écrivait encore: «J'ai la chance de réunir tout le +monde contre mes publications, ce qui produit une conspiration de +silence à mon égard. Mes publications ont l'air d'être clandestines, +et cependant elles s'insinuent partout et déjà portent leur fruit.»] + +[Note 147: _Correspondance_, t. I, p. 332, 338, 339, 350, et t. II, +p. 18.] + +Proudhon commençait-il à se fatiguer et à s'inquiéter de cet +isolement? En 1842 et 1843, nous le voyons solliciter un petit emploi +à la mairie de Besançon; en même temps, il envoyait ses écrits à +M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, et lui expliquait longuement +«comment on pourrait tourner, au profit du pouvoir, les théories +les plus radicales»; «peut-être, écrivait-il à un de ses amis, ne +seras-tu pas étonné si je te dis que, dans deux ans, je serai tout +entier, avec armes et bagages, dans le gouvernement[148].» Quelques +personnes en ont conclu qu'il y avait eu alors, chez ce révolté, une +sorte de détente, une velléité de désarmement: pure illusion. Sans +doute, il n'attachait que peu d'importance aux formes politiques, +et si la monarchie eût consenti à être l'instrument de ses idées, +il n'aurait eu aucun scrupule à s'allier avec elle; mais il ne +pouvait sérieusement espérer son concours. Ce qu'il cherchait donc, +en 1842 et 1843, c'était seulement une sorte d'abri d'où il pût +continuer, avec plus de sécurité et sans risque d'un nouveau procès, +sa guerre contre la société. Il rêvait, comme il le disait lui-même, +«l'avantage d'être à la fois le réformiste le plus avancé de l'époque +et le protégé du pouvoir[149]». C'est que, malgré son tempérament +batailleur et son audace de plume, il n'avait nullement le goût du +martyre: il en avait même le mépris[150]. De plus, au bénéfice d'être +ainsi le protégé du gouvernement, il comptait joindre le plaisir +de le tromper; or, rien ne l'amusait tant que de duper ceux qui se +fiaient à lui. Voyez avec quel rire sournois il raconte, à cette +même époque, le tour qu'il est en train de jouer à un magistrat +qui, voulant faire un livre de droit criminel pour se pousser à +la députation, l'a choisi comme secrétaire et collaborateur! Il +nous dépeint ce magistrat comme un «brave homme», «honnête», de +courte vue, «voltairien», «libéral», mais «propriétaire comme un +diable», «se piquant d'aristocratie», traitant les radicaux et les +socialistes de «charlatans» et d'«escrocs», et «ne voulant rien +dire qui pût compromettre sa toge et contrarier ses opinions». Le +perfide secrétaire profite de la confiance qu'on lui témoigne pour +glisser, dans le travail qui lui est commandé, ses propres thèses +plus ou moins dissimulées, se réservant, une fois le livre paru, +loué, récompensé peut-être, de mettre en lumière ces passages et de +sommer l'auteur nominal d'en accepter les conséquences. Comme il se +gaudit par avance de ce scandale «d'un juge de Paris convaincu d'être +antipropriétaire et égalitaire»! Comme il se promet de le pousser +à bout sans pitié! «Ou mon homme criera: Vive l'égalité! À bas la +propriété! dit-il, ou je le change en bourrique[151].» Le livre +n'ayant pas été publié, cet honnête complot avorta; mais il révélait +bien l'instinct de ruse subalterne qu'avait gardé ce fils de paysan. +C'était évidemment un tour du même genre que Proudhon méditait de +jouer au gouvernement, dans le cas où celui-ci eût accepté ses +avances[152]. Au fond, les sentiments de l'ennemi de la propriété +étaient toujours les mêmes; ils se trahissent à chaque page de sa +correspondance: «Je déguise ma colère par prudence pure et nécessité, +écrit-il le 3 avril 1842;... mais, oh! millions de tonnerres de +diable, je vous jure que tout ce qui est différé n'est pas perdu.» Et +peu après: «Je suis plus convaincu que jamais qu'il n'y a pas place +pour moi dans le monde, et je me regarde comme en état d'insurrection +perpétuelle contre l'ordre de choses[153].» Non qu'il rêve d'un coup +de force, d'une émeute; il les répudie même[154]; mais il poursuit +sans relâche ce qu'il appelle «l'inversion de la société[155]». + +[Note 148: _Ibid._, t. II, p. 6, 10.] + +[Note 149: _Correspondance_, t. II, p. 70.--Peu auparavant, il +expliquait ainsi sa démarche auprès de M. Duchâtel: «Le pouvoir +est encore plus bête que méchant, et j'ai résolu d'avoir désormais +quelque homme puissant parmi mes défenseurs.» (_Ibid._, t. I, p. +314.)] + +[Note 150: «Il y a un homme que je déteste à l'égal du bourreau, +disait-il, c'est le martyr.» Il blâmait Lamennais aimant mieux +aller en prison que demander sa grâce. «Galilée, à genoux devant +le tribunal de l'Inquisition, écrivait-il, et reniant l'hérésie du +mouvement de la terre pour recouvrer sa liberté, me paraît cent fois +plus grand que Lamennais... Je respecte les mannequins, je salue les +épouvantails. Je suis en monarchie, je crierai: Vive le Roi! plutôt +que de me faire tuer.»] + +[Note 151: _Correspondance_, t. I, p. 297, 305, 311, 312, 313, 319, +320, 330, 331.] + +[Note 152: Quelqu'un, en tout cas, l'avait deviné: c'était le maire +de Besançon, qui expliquait ainsi pourquoi il ne voulait pas donner à +Proudhon la place qu'il demandait dans les bureaux de la mairie: «Je +crains qu'il ne fasse de nous, comme des académiciens, des _niais_ ou +des _instruments_.» (_Ibid._, t. II, p. 80.)] + +[Note 153: _Ibid._, t. II, p. 28 et 93.] + +[Note 154: _Ibid._, p. 199, 200.] + +[Note 155: _Ibid._, p. 259.] + +Jusqu'à présent ce n'est toujours qu'une oeuvre de démolisseur que +nous avons vu faire à Proudhon. S'y est-il donc renfermé jusqu'en +1848? Il sentait cependant qu'on avait le droit de lui demander +son plan de reconstruction. Le livre sur la _Création de l'ordre +dans l'humanité_, en 1843; fut un premier effort pour répondre à +cette attente, effort très ambitieux et très malheureux; ce livre, +présenté comme une révélation prodigieuse, fut peu lu, encore +moins compris, et l'auteur lui-même dut avouer, après coup, qu'il +«était au-dessous du médiocre[156]». Il tenta un nouvel effort, +en 1846, en publiant le _Système des contradictions économiques, +ou Philosophie de la misère_. Cet ouvrage en deux volumes, avec +cette épigraphe orgueilleuse: _Destruam et ædificabo_, fit un peu +plus de bruit que le précédent, ne fût-ce qu'à cause des injures +qui y étaient dites à la Providence; c'est là qu'après une page +de blasphèmes sans précédents peut-être dans notre littérature, +Proudhon s'écriait: «Dieu, c'est sottise et lâcheté; Dieu, c'est +hypocrisie et mensonge; Dieu, c'est tyrannie et misère; Dieu, +c'est le mal!» Sous couleur d'appliquer la dialectique hégélienne +dont les mystères venaient de lui être révélés[157], il ne faisait +qu'opposer, entre-choquer, ruiner toutes les idées, soutenant le +pour et le contre, tantôt montrant, dans l'économie politique, une +routine condamnée par les faits, la consécration de la misère et du +vol, tantôt faisant des chimères et des immoralités socialistes la +critique la plus vengeresse, semblant d'ailleurs éprouver une sorte +de joie maligne à démolir chacune des thèses par l'autre. Les rares +lecteurs qui avaient le courage de le suivre dans ces enchevêtrements +d'«antinomies» sortaient de là tout étourdis d'avoir été ainsi +balancés, tournés et retournés; ils ne savaient plus que penser +soit d'eux-mêmes, soit de l'auteur, et se demandaient si celui-ci +ne s'était pas livré à un pur jeu d'ergotage. Selon la phraséologie +allemande par laquelle il obscurcissait encore sa pensée, Proudhon +venait de poser la «thèse» et l'«antithèse». Restait à en déduire la +«synthèse», où se trouverait la vérité tant attendue. Mais on eût +cherché vainement cette synthèse dans le livre; elle était renvoyée +à un ouvrage ultérieur, que l'auteur se bornait à annoncer sous ce +titre: _Solution du problème social_. C'est qu'il ne possédait pas +cette solution; comme il le disait lui-même, il la «cherchait». + +[Note 156: _Confession d'un révolutionnaire_, § XI.] + +[Note 157: Il avait été initié par M. Grün, sorte de missionnaire +hégélien venu à Paris, en 1844, pour se mettre en rapport avec les +socialistes. Dans le récit qu'il a écrit de son voyage, M. Grün parle +avec un grand dédain de Cabet, de Considérant, de Louis Blanc; il +réserve toute son admiration pour Proudhon.] + +Cette recherche durait encore, quand éclata la révolution de 1848; +Proudhon en fut tout d'abord «abasourdi»--c'est son propre mot--et +même quelque peu désappointé. Dans le rôle nouveau que cet événement +lui faisait, se montra-t-il plus apte à formuler un système qui +ne fût pas une pure négation? Non: il aboutit seulement à ces +théories du «crédit gratuit» et de la «banque du peuple», dont M. +Bastiat et M. Thiers firent une si prompte justice. Exaspéré de +son insuccès, Proudhon se jeta alors plus avant que jamais dans +les violences démagogiques, jouant, avec une sorte de vertige et +de frénésie, ce qu'il appelait «son infernale partie», jouissant +de l'influence malfaisante qu'il avait enfin acquise sur le peuple +révolutionnaire, et s'enorgueillissant peut-être plus encore d'être +devenu l'épouvantail de la bourgeoisie. + +Mais revenons au Proudhon d'avant 1848, le seul qui doive nous +occuper ici. Il est maintenant manifeste que le sophiste pamphlétaire +s'était lancé sans savoir où il allait; que, du premier jour au +dernier, il avait marché à l'aventure, brisant tout sur son passage, +sans autre inspiration, comme il l'avouait lui-même, que son «immense +colère», beaucoup plus excentrique que vraiment original, nullement +créateur. On comprend dès lors qu'il n'ait pas groupé de parti autour +de lui. À peine, vers la fin de la monarchie de Juillet, voyait-il +quelques amis nouveaux. MM. Darimon, Langlois, Chaudey, Mathey, +Massol, remplacer les anciens qui s'étaient éloignés. En réalité, +il demeurait toujours un isolé, en guerre avec toutes les factions, +avec toutes les sectes. Il écrivait, le 26 mars 1847: «La répulsion +que j'inspire est générale, depuis les communistes, républicains et +radicaux, jusqu'aux conservateurs et aux jésuites, les jésuites de +l'Université y compris.» Dans la masse ouvrière elle-même, bien qu'il +commençât à être plus connu, il était loin d'avoir alors le renom et +la popularité de Louis Blanc ou de Cabet. Un rapport de police disait +de lui, en 1846: «Ses doctrines sont très dangereuses; il y a, au +bout, des coups de fusil; heureusement ce n'est pas lu.» Très peu de +gens, en effet, lisaient d'un bout à l'autre les écrits de Proudhon. +Seulement, de leurs profondeurs obscures jaillissaient, comme +éclairées d'une lueur sinistre, certaines phrases qui frappaient tous +les yeux. On eût compté les ateliers où avaient pénétré les _Mémoires +sur la propriété_ et le _Système des contradictions économiques_; +mais il n'était pas un recoin des faubourgs où n'eussent été entendus +les cris: La propriété, c'est le vol! et: Dieu, c'est le mal! Ainsi +isolées de tout développement, ces formules n'apportaient pas aux +ouvriers une doctrine économique ou philosophique; elles leur +faisaient l'effet d'une sorte de tocsin, d'appel à la révolte, au +pillage des riches, au massacre des prêtres. Ceux mêmes qui n'en +concluaient pas à la violence immédiate y désapprenaient ce qui +pouvait leur rester encore des vieux respects. «Je n'ai pas la bosse +de la vénération, écrivait un jour Proudhon, et si je forme un voeu, +c'est de l'écraser sur le front de tous les mortels[158].» Il n'y +réussit que trop bien. D'autres avaient déjà enseigné au peuple à +détester la société et à nier la Providence; Proudhon lui apprit à +leur montrer le poing et à leur cracher au visage. + +[Note 158: _Correspondance_, t. II, p. 239.] + + +VIII + +La revue de l'armée socialiste est enfin terminée. Nous connaissons +maintenant tous les sophistes qui, dans les dernières années de +la monarchie de Juillet, travaillaient à pervertir l'esprit du +peuple et à exciter ses passions; nous savons d'où ils venaient +et où ils allaient. Rarement un tel effort avait été fait pour +renverser la société. Sans doute, il y avait eu de tout temps des +utopistes rêvant je ne sais quel remède aux maux qui résultent de +l'inégale distribution des richesses. Mais ces rêveurs n'étaient +pas des perturbateurs; ces fantaisies n'avaient rien d'agressif. +Le saint-simonisme lui-même, bien qu'il ait servi en quelque sorte +de transition entre la chimère inoffensive des Salente d'autrefois +et la réalité destructive du socialisme contemporain, bien qu'il +contînt en germe presque toutes les erreurs et les convoitises des +sectes plus récentes, était demeuré cependant un mouvement pacifique, +étranger aux partis politiques. Tel fut aussi le caractère des +fouriéristes à leurs débuts et de quelques autres des théoriciens +dont il vient d'être parlé. Mais à partir de 1840, notamment avec +Louis Blanc, avec Proudhon, avec la plupart des communistes, nous +sommes en présence d'un phénomène tout nouveau. On dirait que la +barrière qui avait séparé jusqu'alors le monde des réformes sociales +de celui des agitations politiques s'est abaissée. Le rêveur passe +tribun; la secte se transforme en faction; la thèse d'école tend à +devenir un mot d'ordre d'insurrection; l'utopie fait alliance avec +les passions démagogiques, poursuit, par la violence révolutionnaire, +la réalisation immédiate de ses plans, et trouve, dans l'immense +prolétariat industriel né, à cette époque même, de la transformation +économique, des souffrances pour entretenir, aviver les appétits et +les haines, des demi-instructions pour se prendre aux sophismes, +des forces pour mettre en oeuvre les desseins de renversement. Il +y a là une menace d'une particulière gravité. Qu'on ne se rassure +pas en relevant les divergences de doctrine qui existent entre ces +diverses écoles; incapables de s'entendre pour une affirmation +commune, elles s'accordent dans une négation; elles s'attaquent aux +mêmes institutions, et surtout remuent les mêmes colères, exaspèrent +les mêmes douleurs, allument les mêmes convoitises. Leur action +destructive a plus d'unité que leurs théories. + +En même temps que les socialistes devenaient révolutionnaires, les +radicaux, par une évolution correspondante, se rapprochaient du +socialisme, dont le concours leur paraissait utile pour leur oeuvre +d'opposition subversive. Dès 1840, l'exemple de ce rapprochement +avait été donné, non sans éclat, par M. Arago, réclamant à +la tribune une «nouvelle organisation du travail». Plusieurs, +sans doute, dans le parti républicain, répugnaient à suivre cet +exemple. Au _National_, on soutenait volontiers qu'avant de parler +de révolution sociale il fallait d'abord faire la révolution +politique. Mais à côté et un peu au delà du _National_, la _Réforme_, +fondée en 1843, sous les auspices de M. Ledru-Rollin, était loin +d'avoir les mêmes répugnances. Parmi les membres de son comité +elle comptait M. Louis Blanc, acceptait de ses mains un programme +entièrement conforme aux idées de cet écrivain, et lançait, en +1845, dans les ateliers de Paris, une pétition rédigée sous la même +inspiration. Il est d'ailleurs à remarquer que certains radicaux +qui reculaient ou hésitaient devant les conclusions doctrinales du +socialisme s'associaient, par calcul de tactique ou par entraînement +déclamatoire, à ses excitations et à ses provocations. Tel était +le cas de Lamennais. Interrogé en 1838 par Cabet, il avait répondu +n'avoir pas encore d'idées arrêtées sur ce que devrait être +l'«organisation du travail[159]», et plus tard, en 1847, dans une +lettre adressée au _National_, tout en applaudissant aux «tentatives» +des écoles communistes, il déclarait «ne pas approuver les moyens +qu'elles proposaient», notamment la façon dont elles supprimaient la +propriété individuelle. Mais cela ne l'empêchait pas de maudire avec +elles la société actuelle et de la déclarer sataniquement organisée +par les riches contre les pauvres. Sa rhétorique, si étrangement +mélangée de colère et de pitié, se plaisait à peindre la misère et +la servitude du prolétaire; il avait déjà commencé dans les _Paroles +d'un croyant_; il continua dans une série de pamphlets de plus en +plus véhéments: «Peuple, peuple, s'écriait-il, réveille-toi enfin! +Esclaves, levez-vous, rompez vos fers... Voudriez-vous qu'un jour, +meurtris par les fers que vous leur aurez légués, vos enfants disent: +«Nos pères ont été plus lâches que les esclaves romains; parmi eux, +il ne s'est pas rencontré un Spartacus[160]!» Par une inconséquence +singulière, l'auteur se défendait de vouloir la violence, et +s'interrompait par moments pour prêcher la justice à ceux dont il +venait d'irriter longuement les convoitises et les ressentiments. +Naturellement, ses excitations enflammées étaient mieux entendues que +ses conseils de sagesse. «J'ai vu des ouvriers, écrivait Proudhon, +qui, après la lecture du dernier ouvrage de Lamennais, demandaient +des fusils et voulaient marcher à l'instant[161].» + +[Note 159: «Questions immenses, disait-il, et qui pour moi sont loin +d'être résolues.»] + +[Note 160: C'est à chaque page qu'on trouve, dans les écrits de +Lamennais, ces exclamations incendiaires. Voyez, par exemple, ce +fragment d'une brochure intitulée _le Pays et le gouvernement_: «Ô +peuple, dis-moi, qu'es-tu? Ce que tu es! si j'ouvre la Charte, j'y +lis une solennelle déclaration de ta souveraineté: cela fut écrit +après ta victoire. Si je regarde les faits, je vois qu'il n'est +point, qu'il ne fut jamais de servitude égale à la tienne... Paria +dans l'ordre politique, tu n'es, en dehors de cet ordre, qu'une +machine à travail. Aux champs, tes maîtres te disent: «Laboure, +moissonne pour nous.» Tu sais ce qu'on te dit ailleurs, tu sais +ce qui te revient de tes fatigues, de tes veilles, de tes sueurs. +Refoulé de toutes parts dans l'indigence et l'ignorance, décimé par +les maladies qu'engendrent le froid, la faim, l'air infect des bouges +où tu te retires après le labeur des jours et d'une partie de la +nuit, réclames-tu quelque soulagement, on te sabre, on te fusille, +ou, comme le boeuf à l'abattoir, tu tombes sous le gourdin des +assommeurs payés et patentés.»] + +[Note 161: _Correspondance de Proudhon_, t. I, p. 169.] + +Si du radicalisme nous remontons aux régions plus tempérées de +l'opposition dynastique, nous n'y trouvons plus d'accointances +avec le socialisme. Quand la gauche était obligée de s'expliquer, +elle répudiait les faux prophètes; mais elle s'en occupait peu. +N'attendez pas de sa part une réprobation continue, une lutte active: +ses efforts sont tendus d'un autre côté, contre le gouvernement. +Les socialistes profitaient même parfois de sa tendance accoutumée +à prendre sous sa protection tous les révoltés, même ceux qui lui +étaient au fond les plus antipathiques. Et puis c'était aussi chez +elle un parti pris de nier le péril social, par crainte que les +intérêts effrayés ne se rejetassent du côté des conservateurs. +Ajoutons enfin que, par le tour donné dans les dernières années à ses +polémiques, par ses déclamations contre la corruption de la classe +régnante, par sa façon de présenter l'organisation politique comme +l'exploitation du pays par une sorte d'oligarchie bourgeoise, elle +fournissait inconsciemment des armes aux socialistes. + +Le gouvernement et les conservateurs voyaient-ils mieux le danger +et savaient-ils le combattre? Il ne s'agissait pas uniquement de +réprimer les désordres matériels, d'intenter quelques procès de +presse, de dissoudre quelques associations, de prendre quelques +précautions de police. La politique qui eût borné là sa tâche eût été +singulièrement courte et étroite. Il fallait faire plus que punir la +manifestation extérieure du mal, il fallait guérir le mal lui-même. + +Il y avait tout d'abord, au fond du socialisme, des idées fausses: +s'occupait-on de les redresser? Il semblait que cette tâche incombât +particulièrement aux économistes, école nouvelle, d'origine plus ou +moins britannique, active, remuante, déjà importante et aspirant +à l'être plus encore. À elle de faire justice des chimères et des +sophismes, au nom du bon sens, des lois naturelles, des faits +nécessaires. Or si l'on ouvre le _Dictionnaire d'économie politique_ +au mot «Socialisme», et si l'on consulte la bibliographie des +ouvrages publiés _pour_ et _contre_, pendant la monarchie de Juillet, +on trouvera une longue liste d'ouvrages _pour_, et à peu près rien +_contre_; il a fallu l'explosion de 1848 pour que les économistes +s'aperçussent qu'il y avait une société à défendre. À peine doit-on +faire exception pour M. Louis Reybaud, qui publia, de 1840 à 1843, +deux volumes intitulés: _Études sur les réformateurs modernes_[162]; +encore l'auteur avait-il moins pour objet de redresser les idées +populaires que d'intéresser la curiosité bourgeoise, en la mettant +au courant d'un mouvement qu'elle ignorait. M. Reybaud était le +premier à reconnaître qu'on n'avait pas réfuté les socialistes. +«La société, disait-il, ne leur a répondu que par l'indifférence. +Pour les réduire au silence, il eût fallu peu d'efforts. La société +n'a pas daigné prendre cette peine; elle était trop haut, eux trop +bas... À quoi bon se charger d'une justice qui se faisait toute +seule?... Le socialisme avoué est fini ou bien près de finir[163].» +Les économistes ne firent donc à peu près rien, à cette époque +du moins, pour contre-balancer, dans l'esprit du peuple, tant de +détestables enseignements. D'ailleurs, si même ils s'en fussent +occupés, auraient-ils eu, avec leurs allures un peu froides et +sèches, avec leur thèse, parfois impitoyable, du laisser faire et du +laisser passer, ce qui convenait, sinon pour mettre en lumière des +erreurs de doctrine, du moins pour aller au coeur des misérables, +pour satisfaire des aspirations fondées sur le besoin, pour désarmer +des passions alimentées par la souffrance? + +[Note 162: Quelques-unes de ces études avaient paru dans la _Revue +des Deux Mondes_, de 1835 à 1840.] + +[Note 163: _Revue des Deux Mondes_, 1er mars 1843.] + +À vrai dire, ce qu'il eût fallu, c'était moins de réfuter tel ou tel +sophisme, que de remédier à la déviation morale et intellectuelle qui +avait permis à ces sophismes de trouver crédit dans tant d'esprits. +Le gouvernement pensait probablement avoir commencé cette oeuvre, en +s'attaquant à l'ignorance et en développant l'instruction primaire. +Il semble bien, en effet, qu'en pareille matière le concours des +maîtres d'école puisse être fort utile, à une condition cependant, +c'est que ces derniers ne deviennent pas, par une sorte de trahison, +les complices de l'ennemi. Il faut croire que, malgré ses honnêtes +efforts, le gouvernement de Juillet ne s'était pas suffisamment +prémuni contre cette trahison, car il devait suffire, au lendemain +de la révolution de Février, d'une criminelle incitation du pouvoir, +devenu momentanément révolutionnaire, pour transformer une bonne +partie des instituteurs publics en apôtres officiels du socialisme. +L'école ne suffisait donc pas, et elle pouvait même devenir un danger +de plus. Avec elle et au-dessus d'elle, il fallait le concours de +l'Église. Le socialisme était avant tout la contradiction des idées +chrétiennes qui avaient été, depuis tant de siècles, le fondement +de la vie morale et sociale. Un de ses docteurs le définissait: +un effort «pour matérialiser et immédiatiser le paradis spirituel +des chrétiens», et un autre résumait ainsi l'état d'esprit de ses +adeptes: «Ils ne croient pas et ils veulent jouir.» Aussi, dans le +peuple, les progrès du socialisme allaient de front avec ceux de +l'impiété, et d'une impiété si radicale que Proudhon lui-même, +malgré la joie sauvage qu'il en ressentait, ne laissait pas que d'en +être épouvanté[164]. Le remède ne pouvait être que dans le retour à +la religion: seule, elle pouvait vraiment redresser les esprits et +pacifier les coeurs des prolétaires; seule, elle pouvait donner à ces +derniers les explications et les espérances qui leur rendaient la +vie intelligible et supportable. Parmi les hommes du gouvernement, +il en était plusieurs qui paraissaient comprendre cette vérité, +et nul, par exemple, ne l'avait exprimée plus éloquemment que M. +Guizot[165]. C'était évidemment pour s'y conformer que le législateur +avait maintenu l'enseignement du catéchisme dans l'instruction +primaire. Toutefois, le christianisme, malgré le terrain regagné +depuis 1830, occupait encore une trop faible place dans les idées +et dans la vie de la classe dirigeante, pour qu'on pût attendre +de celle-ci une sorte d'apostolat religieux: son exemple agissait +le plus souvent en sens contraire. Et puis, par une malheureuse +coïncidence, le gouvernement se trouvait, depuis 1841, à propos de +la liberté d'enseignement, en lutte avec les influences catholiques; +au lieu d'encourager leur action bienfaisante, il était amené à +prendre des précautions contre leurs prétendus empiétements, aussi +préoccupé de marchander au clergé et aux congrégations leur part dans +l'éducation de quelques enfants, qu'il eût dû l'être de leur confier +l'éducation de cet autre grand enfant qu'on appelle le peuple. +Aucune autre doctrine, aucune autre force morale n'occupait ni ne +pouvait occuper, dans la bourgeoisie, la place que le christianisme +y avait malheureusement perdue. Ce n'était pas la moindre cause +de faiblesse de cette bourgeoisie en face du socialisme. Henri +Heine lui-même, tout incrédule qu'il était, en avait le sentiment +plus ou moins net: il insistait sur «l'avantage incalculable qui +ressortait, pour le communisme, de la circonstance que l'ennemi +qu'il combattait ne possédait, malgré toute sa puissance, aucun +appui moral en lui-même». Et il ajoutait: «La société actuelle ne +se défend que par une plate nécessité, sans confiance en son droit, +même sans estime pour elle-même, absolument comme cette ancienne +société dont l'échafaudage vermoulu s'écroula lorsque vint le fils du +charpentier[166].» + +[Note 164: _Correspondance de Proudhon_, t, II, p. 134 à 137, et p. +169.] + +[Note 165: V. notamment les articles publiés par M. Guizot, dans la +_Revue française_ de février, juillet et octobre 1838.] + +[Note 166: Lettre du 25 juin 1843 (_Lutèce_, p. 380).] + +Au fond du socialisme, il n'y avait pas seulement une perversion +des esprits et des coeurs, il y avait aussi, ne l'oublions pas, une +souffrance, souffrance réelle et profonde. Vainement le progrès +économique avait-il augmenté d'une façon générale le bien-être du +peuple: vainement celui-ci était-il mieux logé, mieux vêtu, mieux +nourri, mieux soigné dans ses maladies; en même temps, par une de +ces lois mystérieuses qui déroutent et humilient la raison humaine, +le premier résultat de ce développement industriel dont notre siècle +s'enorgueillissait, semblait être l'apparition d'un mal nouveau, +d'une forme spéciale de paupérisme qu'on appelait précisément le +paupérisme industriel: misère matérielle et morale, parfois plus +hideuse que tout ce qu'on avait vu à des époques réputées moins +prospères, et surtout rendue plus insupportable par le voisinage +et le contraste de la richesse que ces misérables contribuaient à +créer. Pour avoir raison du socialisme, il n'eût donc pas suffi +de prouver qu'il avait tort; il fallait supprimer ou soulager les +souffrances qui étaient après tout sa principale raison d'être. +Il serait fort injuste de dire, comme on l'a fait parfois, que la +monarchie de Juillet ne s'est pas occupée des ouvriers. Sans mise +en scène tapageuse, elle a fait beaucoup pour eux: développement +des caisses d'épargne, des conseils de prud'hommes, de l'assistance +publique, des brevets d'invention, des écoles, projets sur les +caisses de retraite et sur les monts-de-piété, etc., etc.; et certes +mieux vaut un gouvernement qui s'applique à résoudre modestement la +question sociale sans la poser, que celui qui la pose bruyamment sans +la résoudre. Toutefois, si peu de cas qu'on fasse du charlatanisme, +n'est-on pas tenté de regretter que le gouvernement d'alors +n'ait pas fait un peu plus montre de l'intérêt qu'il portait aux +travailleurs? Ceux-ci, en le voyant presque toujours absorbé, +au moins en apparence, par des questions qui ne les touchaient +aucunement, étaient plus disposés à écouter le sophiste qui affectait +au contraire d'être exclusivement occupé de leur cause. D'ailleurs, +il faut bien l'avouer, une partie de la bourgeoisie oubliait trop ses +devoirs envers l'ouvrier. Je l'ai déjà dit, cette bourgeoisie, malgré +ses qualités réelles, manquait un peu d'élévation d'esprit et de +chaleur de coeur; elle ne savait pas assez regarder en haut et aimer +en bas. Et puis, dans ses rangs, combien d'individus, étourdis et +comme grisés par l'étonnant progrès économique qui naissait de leurs +efforts et dont ils tiraient d'immenses bénéfices, en proie à une +sorte de fièvre de gain, de spéculation et de jouissance, irritaient +le prolétariat par leur égoïste indifférence, en même temps que leurs +exemples lui enseignaient toutes les convoitises matérialistes! De +là , le cri de révolte et d'envie qui semblait parfois répondre, d'en +bas, au culte du veau d'or qui régnait en haut. Là encore, n'est-ce +pas la religion qui eût pu apporter le vrai remède au mal social, +en rapprenant à cette société bourgeoise la leçon trop oubliée du +renoncement pour soi et de la charité envers les autres? Dès 1837, +Ozanam, considérant d'un côté le camp des pauvres, de l'autre le camp +des riches, «dans l'un l'égoïsme qui veut tout retenir, dans l'autre +l'égoïsme qui voudrait s'emparer de tout», demandait «qu'au nom de la +charité, les chrétiens s'interposassent entre les deux camps, qu'ils +allassent, transfuges bienfaisants, de l'un à l'autre, obtenant des +riches beaucoup d'aumônes, des pauvres beaucoup de résignation»; +qu'ils se fissent «médiateurs» entre «un paupérisme furieux et +désespéré» et «une aristocratie financière dont les entrailles +s'étaient endurcies»; et alors, dans le rêve généreux de sa jeunesse, +il voyait «cette charité paralysant, étouffant l'égoïsme des deux +partis, diminuant chaque jour les antipathies; les deux camps se +levant, jetant leurs armes de colère et marchant à la rencontre +l'un de l'autre, non pour se combattre, mais pour se confondre, +s'embrasser et ne plus faire qu'une bergerie sous un seul pasteur, +_unum ovile, unus pastor_[167]». Mais, hélas! bien petit était le +nombre de ceux qui pensaient et surtout agissaient comme Ozanam! + +En somme, force est de reconnaître que la société se défendait mal +contre ses adversaires. Heureux encore quand elle ne se faisait pas +leur alliée, en prêtant la publicité de ses journaux et l'autorité de +ses applaudissements à des écrits qui, comme les romans d'Eugène Süe, +étaient l'une des plus redoutables machines de guerre du socialisme. +À vrai dire, dans la bourgeoisie, on ne croyait pas au danger. Le +travail, parce qu'il se faisait sous terre, échappait aux regards +distraits. Le suffrage restreint avait cette conséquence qu'il ne +laissait de place à aucune manifestation électorale ou parlementaire +des idées qui fermentaient dans les masses ouvrières. «Tout le +monde, a écrit depuis un homme mêlé à la politique de ce temps, M. +Saint-Marc Girardin, se laissait prendre aux apparences décevantes +du gouvernement représentatif, apparences d'autant plus décevantes +que, comme elles ont leurs agitations de tribune et leurs troubles +d'assemblée, l'inquiétude que causent ces troubles et ces agitations +fait croire qu'il n'y a pas à craindre de dangers plus grands et +plus sérieux... Les fossés qu'il fallait chaque jour éviter sur la +route nous cachaient, chose étrange, le précipice qui nous attendait... +La vie animée du gouvernement représentatif nous distrayait +et nous trompait. Nous nous occupions de nos malaises, et nous +négligions notre maladie.» De temps à autre, cependant, le désordre, +d'ordinaire caché, se faisait jour au dehors; il se produisait +comme des crevasses qui laissaient entrevoir la flamme du volcan et +par lesquelles s'échappait même quelque jet de lave incandescente; +ainsi fut-il, par exemple, à la fin de 1841, lors des révélations +qu'avait amenées l'instruction de l'attentat de Quénisset contre le +duc d'Aumale. Le monde politique prêtait un moment l'oreille; il +poussait un cri de terreur; le _Journal des Débats_ déclarait que la +question n'était plus de savoir comment serait résolu tel problème +parlementaire, mais bien «s'il y aurait ou non un ordre social». +Seulement, l'alarme ne durait pas: au bout de quelques jours, on ne +songeait plus qu'il pût y avoir un autre danger que les manoeuvres +de M. Thiers ou les déclamations de M. Odilon Barrot. Le préfet de +police, dont c'était la mission particulière de regarder à ce qui se +passait dans les bas-fonds sociaux, signalait parfois au ministre de +l'intérieur l'activité croissante de la propagande socialiste. «Là +est la véritable plaie de l'époque, disait-il en terminant l'un de +ses rapports, et l'on doit reconnaître que, chaque année, elle fait +de nouveaux progrès. Un pareil état de choses me paraît de nature +à éveiller la haute sollicitude du gouvernement[168].» Le ministre +probablement n'eût pas demandé mieux que de prendre en considération +cet avertissement; mais, au même moment, il en était détourné par +quelque incident de presse ou de tribune, par quelque préoccupation +électorale. On devait arriver ainsi jusqu'à la chute de la monarchie, +sans avoir jamais sérieusement pensé au danger du socialisme. Rien, +du reste, ne donne mieux l'idée de cette étonnante sécurité, de +cette inattention obstinée, de ce prodigieux aveuglement, que la +stupeur épouvantée de la bourgeoisie, quand, le 24 février 1848, +le socialisme, surgissant tout armé des barricades, vint exiger sa +place, à l'Hôtel de ville, parmi les maîtres de la France. + +[Note 167: Lettres du 9 mars 1837 et du 12 juillet 1840.] + +[Note 168: Rapport du 19 janvier 1847, publié par la _Revue +rétrospective_.] + + + + +CHAPITRE IV + +M. GUIZOT ET LORD ABERDEEN. + + I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à + l'influence française. La candidature du comte de Trapani + à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. La + candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. M. + Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc de + Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations faites à + ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. On continue à + s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet français instruit M. + Bresson et avertit le cabinet de Londres qu'il reprendrait sa + liberté si le mariage Cobourg devenait imminent. Intrigue nouée + entre la reine Christine et Bulwer, au printemps de 1846, pour + conclure ce mariage à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait + échouer en la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais + fait au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par + un sentiment différent. Impression que ces incidents laissent + au gouvernement français.--II. L'Orient après 1840. L'Égypte. + La question du Liban. Efforts peu efficaces de la diplomatie + française.--III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M. + Guizot propose à l'Angleterre de substituer, en Grèce, l'accord + à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis au + pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise. Succès + de Colettis. La légation de France le soutient et l'emporte sur + la légation britannique. Inconvénients de ce retour à l'ancien + antagonisme.--IV. L'entente cordiale se maintient surtout par + l'amitié personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur + correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi causé + en France à la pensée que Palmerston va reprendre la direction + du _Foreign office_. M. Thiers, au contraire, qui a partie liée + avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig ne peut se former à + cause des objections faites contre Palmerston. Voyage de ce + dernier en France. Chute définitive du ministère Peel et rentrée + de Palmerston. + + +I + +Les affaires étrangères n'avaient pas tenu, dans les grands débats +politiques de la session de 1846, la même place que les années +précédentes. Il n'en faut pas conclure que le gouvernement français +n'avait plus de problème extérieur à résoudre ou du moins à +surveiller. Au dehors comme au dedans, les ministres n'ont jamais de +telles vacances. À défaut des accidents imprévus et extraordinaires +qui avaient naguère mis en question la paix du monde et l'existence +du cabinet, restaient les difficultés permanentes que notre +diplomatie ne pouvait perdre de vue, alors même qu'aucun fait public +n'attirait sur elles l'attention de la foule. En 1846, les plus +graves de ces difficultés avaient pour siège l'Espagne et l'Orient, +où, depuis si longtemps, se heurtaient les influences rivales de la +France et de l'Angleterre. + +Des affaires d'Espagne, qui depuis la mort de Ferdinand VII avaient +causé tant d'embarras à notre gouvernement, il a été déjà question +plusieurs fois[169]. Il convient d'en reprendre le récit au moment +où nous l'avions interrompu, c'est-à -dire dans la seconde moitié +de 1843, alors que le cabinet de Londres, éclairé par la chute +d'Espartero, consentait enfin à s'entendre avec celui de Paris +et à substituer, dans la Péninsule, l'action commune au vieil +antagonisme; c'était, on le sait, la première manifestation de +«l'entente cordiale». Cette nouvelle politique ne parut pas tout +d'abord avoir des effets défavorables à la France. Au contraire, +notre influence reprit peu à peu, à Madrid, le terrain qu'elle avait +perdu pendant la régence d'Espartero. À travers mille intrigues de +cour ou de parlement, dans lesquelles tous les partis mêlaient--comme +cela ne se voyait qu'en Espagne--les procédés de révolution et ceux +d'ancien régime, le pouvoir ministériel passa successivement des +radicaux avancés, clients de l'Angleterre, à des radicaux de plus +en plus modérés, et finit par arriver, en mai 1844, aux mains du +général Narvaez et des autres chefs de l'ancien parti français. +Dès le mois de février précédent, la reine mère Christine, qui, +pendant son exil, vivait à Paris, dans l'intimité des Tuileries, +avait été solennellement rappelée et avait repris, sous le nom de +sa fille, l'exercice du pouvoir royal. Les élections, faites à la +fin de 1844, donnèrent une majorité conservatrice, et le premier +acte de la Chambre nouvelle fut de réformer la constitution dans un +sens monarchique. La réaction était donc complète. Le gouvernement +français ne pouvait la voir avec déplaisir, et il était disposé à +la seconder. Toutefois il était bien résolu à ne pas retomber dans +l'ornière de l'ancienne rivalité. M. Guizot avait proclamé cette +volonté à la tribune de la Chambre des députés, dès le 21 janvier +1844, et surtout il s'appliqua à en bien pénétrer l'ambassadeur de +France à Madrid, qui, depuis novembre 1843, se trouvait être le comte +Bresson, jusqu'alors accrédité près la cour de Berlin. Ce n'était +pas, en effet, entre les ministres dirigeants à Paris et à Londres +que l'entente cordiale avait le plus de peine à s'établir; c'était +au loin, entre les agents diplomatiques des deux puissances. Les +ministres, voyant par position les choses de haut et d'ensemble, +pouvaient prendre leur parti de tel sacrifice local qu'ils savaient +être compensé par les avantages généraux du système. Les agents, +placés au milieu d'un théâtre circonscrit, étaient portés à y borner +leur vue; autour d'eux, tout--hommes et choses, traditions du passé +et tentations de l'heure présente--les poussait à l'antagonisme. +Pour y échapper, il leur fallait remonter la pente naturelle de leur +fonction. M. Guizot connaissait notre nouvel ambassadeur à Madrid +pour un esprit ardent, prompt à la lutte, mais aussi fort capable +de comprendre une grande politique et de s'y dévouer; il le pressa +de «n'épouser aucune querelle, aucune coterie, aucun nom propre», +de prêcher à tous, particulièrement à nos amis, la concorde, la +modération, et le détourna d'opposer un parti français à un parti +anglais[170]. Pour ce qui dépendait de lui, loin d'appuyer sur les +échecs infligés en Espagne à l'influence britannique, il cherchait à +les atténuer: ainsi retarda-t-il la rentrée de la reine Christine, +jusqu'à ce que le cabinet de Londres en eût reconnu la nécessité. + +[Note 169: Voir plus haut, livre II, ch. XIV, § V; livre III, ch. II, +§§ IV et VI; ch. III, § III, et ch. VI, § I; livre V, §§ VII, VIII et +IX.] + +[Note 170: J'ai eu sous les yeux la correspondance officielle et +confidentielle du ministre et de l'ambassadeur, correspondance fort +importante, dont j'aurai souvent occasion de me servir. M. Guizot, +d'ailleurs, en a cité de nombreux extraits dans ses _Mémoires_.] + +En dépit de ces ménagements, le tour pris par les événements au delà +des Pyrénées était désagréable au gouvernement anglais, d'autant que +lord Palmerston ne manquait pas d'y montrer le fruit de la politique +suivie par ses successeurs. Lord Aberdeen en était parfois un peu +triste, mais il n'en persistait pas moins à répudier «cette politique +d'antagonisme qui, disait-il, avait beaucoup nui à l'Espagne, sans +beaucoup servir à l'Angleterre», et il proclamait que «seule, la +coopération des deux puissances occidentales pouvait assurer la +prospérité de la Péninsule». Tel fut le sens des instructions que, +lui aussi, il envoya à son représentant près la cour de Madrid. +Celui-ci avait été changé en même temps que l'ambassadeur de France; +malheureusement, en cette circonstance, on n'avait fait qu'à demi +les choses: si M. Aston avait été rappelé pour avoir été trop engagé +dans l'ancienne rivalité, il avait été remplacé par sir Henri Bulwer, +homme d'esprit, naguère premier secrétaire de l'ambassade anglaise à +Paris, mais, au fond, de la clientèle de lord Palmerston et, comme +tel, mal préparé à se faire l'instrument d'une politique d'union. +Aussi les rapports furent-ils tout de suite assez tendus entre le +nouveau ministre d'Angleterre et le comte Bresson, qui, de son côté, +n'était d'humeur à permettre ni qu'on lui manquât dans les petites +choses, ni qu'on l'entravât dans les grandes. + +Les mauvais procédés de l'agent anglais n'ébranlèrent pas la volonté +conciliante de M. Guizot; il n'en prêcha pas moins la patience à son +ambassadeur. «Soyez, lui écrivait-il, toujours bien avec Bulwer et +pour lui; rendez-lui de bons offices. Ne fermez point l'oeil sur ses +petites menées, et tenez-moi toujours au courant; mais qu'il n'en +paraisse rien dans vos rapports avec lui, dans votre langage sur lui. +Vous avez vu le bon, le très beau langage de lord Aberdeen. C'est là +l'essentiel. Prenez cela pour le symptôme assuré et le vrai diapason +des intentions et des rapports des deux gouvernements. Que Bulwer, +comblé de vos bons procédés, de vos bons offices, ne puisse, s'il +fait des fautes et subit des échecs, s'en prendre qu'à lui-même. +L'entente cordiale n'est pas, je le sais, un fait de facile +exécution sur tous les points et tous les jours. C'est pourtant le +fait essentiel à la situation générale, et je m'en rapporte à vous +pour le maintenir au-dessus des difficultés locales qui pèsent sur +vous[171].» + +[Note 171: Lettre du 17 février 1844.] + +Dès l'établissement de l'entente cordiale en Espagne, M. Guizot +avait déclaré que «la plus grave des questions auxquelles elle +devait s'appliquer était sans contredit celle du mariage futur de +la reine Isabelle[172]». On se rappelle quelle était sur ce point +notre politique nettement proclamée: nous consentions à l'exclusion +des princes français, mais nous exigions un Bourbon, et, par +cette raison, nous avions absolument repoussé la candidature du +prince de Cobourg[173]. On n'a pas oublié non plus comment, dans +l'entrevue d'Eu, le gouvernement anglais, sans adhérer formellement +et en principe à notre prétention, avait paru s'engager en fait à +la soutenir, ou tout au moins à ne pas la contrarier[174]. Notre +candidat était alors le comte de Trapani, second frère du roi de +Naples, et également frère de la reine Christine. Ce n'était pas que +notre cabinet eût aucune préférence absolue pour ce prince. S'il +l'avait désigné, c'est qu'à ce moment, il lui paraissait le seul +Bourbon possible. Les neveux de Ferdinand VII,--le duc de Cadix +et le duc de Séville,--se trouvaient écartés à cause de la haine +passionnée que leur mère doña Carlotta témoignait à sa soeur la reine +Christine. La mort de Carlotta, en janvier 1844, ayant paru atténuer +cet obstacle, M. Guizot se hâta de déclarer que «la combinaison +napolitaine n'était pas pour nous une combinaison exclusive», et que, +par exemple, nous ne ferions pas d'objection au duc de Cadix. Cette +ouverture n'eut alors aucune suite; ce prince n'était pas _persona +grata_ auprès d'Isabelle et de sa mère. Celle-ci disait à Narvaez, au +mois de mars 1844, en arrivant en Espagne: «Je suis décidée pour mon +frère Trapani.» + +[Note 172: Dépêche déjà citée du 10 août 1843.] + +[Note 173: Plus haut, t. V, ch. III, § VIII.] + +[Note 174: _Ibid._, § IX.] + +Il ne fallut pas longtemps, cependant, pour s'apercevoir que +cette dernière candidature se heurtait à de grosses difficultés. +La principale n'était pas l'opposition de M. de Metternich, qui +poursuivait «son idée» d'un mariage d'Isabelle avec le fils de don +Carlos[175], et qui redoutait, au point de vue de sa politique +italienne, de voir «Naples entrer dans l'orbite de la France[176]»; +ce n'étaient pas non plus l'inertie maladroite et les hésitations +soupçonneuses du roi des Deux-Siciles, qui craignait d'être la dupe +de Louis-Philippe, et qui s'imaginait que ce prince n'avait pas +renoncé sincèrement à prendre la main d'Isabelle pour un de ses +fils. Le véritable obstacle était en Espagne. Au fond, personne +n'y voulait de Trapani: les radicaux, parce que c'était notre +candidat; les modérés, parce qu'ils désiraient un «grand mariage» qui +affermît leur monarchie constitutionnelle et lui assurât «un point +d'appui au dehors»; ce point d'appui, ils l'eussent trouvé dans le +mariage français, qu'en dépit de nos refus ils tentaient toujours +de remettre sur le tapis; ils ne le trouvaient pas dans un prince +d'un État secondaire, à peine âgé de seize ans, non encore sorti +du collège de Jésuites où il portait la soutane, et ayant d'autant +moins de prestige aux yeux des Espagnols que ceux-ci avaient gardé, +du temps où ils dominaient dans l'Italie méridionale, l'habitude de +mépriser les Napolitains. La reine Christine, tout en feignant, par +déférence pour le gouvernement français, de poursuivre le mariage +Trapani, le faisait sans désir sérieux de réussir, au contraire avec +l'arrière-pensée de retarder toute conclusion et avec l'espoir de +nous arracher, un jour ou l'autre, un prince français. M. Bresson +sentait son habileté et son énergie impuissantes à vaincre ces +résistances. Chaque fois qu'il croyait toucher au but, survenait un +incident qui l'en éloignait. + +[Note 175: Plus haut, t. V, ch. III, § VIII.] + +[Note 176: Lettre du prince de Metternich au comte Apponyi, 15 juin +1845. (_Mémoires de Metternich_, t. VII, p. 95.)] + +Pendant ce temps, la candidature du prince de Cobourg, bien que +rentrée dans l'ombre, n'était pas abandonnée: elle paraissait +même trouver faveur, en Espagne, chez certains membres du parti +modéré, offusqués du cercle étroit dans lequel nous prétendions les +renfermer. L'un d'eux, le duc de Sotomayor, ministre à Londres, +disait très haut: «Si le roi Louis-Philippe ne nous donne pas un de +ses fils, nous prendrons de la main des Anglais un Cobourg, parce +qu'il nous faut à tout prix l'appui d'une grande puissance[177].» +Bien plus, on pouvait se demander si ce sentiment n'était pas celui +de la reine Christine. Un jour, M. Bresson lui racontait plaisamment +qu'à une insinuation de l'envoyé anglais sur le mariage Cobourg il +avait répondu: «Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé +de pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j'ai fait +élire en quarante-huit heures le duc de Nemours; je puis assurer +qu'il ne m'en faut ici que vingt-quatre pour faire proclamer le duc +d'Aumale.» Loin d'être choquée de cette assurance, la Reine mère +répliqua sur le même ton: «Il ne vous faudrait pas tant de temps, +et si je savais que ce fût le moyen d'arriver à mon but, moi aussi +je pousserais le Cobourg[178].» Ce «mariage anglais» dont elle +nous menaçait en riant, elle y pensait à part elle beaucoup plus +sérieusement: c'était la ressource qu'elle se réservait au cas où le +mariage français deviendrait décidément impossible. Dès la fin de +1843, étant encore à Paris et recevant sir Henri Bulwer qui allait +prendre possession de son poste à Madrid, elle lui avait témoigné +tout le prix qu'elle attachait au bon vouloir de l'Angleterre, et lui +avait fait connaître son intention de soutenir le prince de Cobourg, +si, comme elle le craignait, elle ne pouvait obtenir un des fils +de Louis-Philippe[179]. Une fois revenue en Espagne, l'astucieuse +princesse, en qui l'on croyait voir parfois une nouvelle Catherine de +Médicis, continua à tenir le même langage en causant avec certains +adversaires de l'influence française, et ses propos revinrent plus +d'une fois aux oreilles de notre ambassadeur. + +[Note 177: Lettre du comte Bresson à M. Guizot, du 28 septembre 1844.] + +[Note 178: Lettres de M. Bresson à M. Guizot, 8 janvier et 31 mars +1844.] + +[Note 179: M. Guizot dit avoir su depuis ce fait avec certitude. +(_Mémoires_, t. VIII, p. 220.)] + +Tout cela n'était pas fait pour donner à M. Bresson grand espoir +dans le succès du candidat napolitain; avec son esprit vif et un peu +impatient, il se voyait déjà acculé à cette alternative: ou consentir +au mariage français, ou laisser faire le mariage Cobourg. Il ne +craignait pas les difficultés, à la condition de connaître nettement +son but. Il se décida donc, en septembre 1844, à demander hardiment +à M. Guizot ce qu'il comptait faire au cas où la question serait +ainsi circonscrite. «Je vous en prie, lui écrivait-il, répondez-moi +aussi nettement que je vais vous dire ma façon de penser. Je regarde +un prince français comme une glorieuse, et déplorable extrémité, un +prince allemand comme le coup le plus pénétrant, le plus sensible +à l'honneur de la France et à l'orgueil, à l'existence peut-être +de notre dynastie. Entre un prince français et un prince allemand, +réduit, adossé à ces termes, je n'hésiterais pas un moment: je ferais +choisir un prince français. Ici, cher ministre, mes antécédents me +donnent le droit de soumettre respectueusement au Roi et à vous +quelques observations personnelles. En 1831, quand la question +s'est posée, en Belgique, entre le duc de Leuchtenberg et le duc +de Nemours, je me suis trouvé dans une position identique. Je ne +rappellerai pas à Sa Majesté cette conversation que je suis venu +chercher à toute bride de Bruxelles... J'ai pris sur moi une immense +responsabilité: j'ai fait élire M. le duc de Nemours, et je n'hésite +pas à reconnaître que je l'ai fait sans l'assentiment du Roi et de +son ministre[180]. C'était très grave pour ma carrière, pour ma +réputation même; j'ai touché à ma ruine... Mon cher ministre, je +ne pourrais repasser par ce chemin, ni courir de pareils risques; +je ne serais plus, aux yeux de tous, qu'un brûlot de duperie ou de +tromperie... Expliquons-nous donc secrètement entre nous, mais sans +détour. Sur quoi puis-je compter?... Si la combinaison napolitaine +échoue, si, après avoir tenté, je l'atteste sur l'honneur, tous les +efforts pour la faire triompher, je me trouve forcément amené, pour +épargner à notre roi et à notre pays une blessure profonde, à faire +proclamer un prince français pour époux de la Reine, accepterez-vous +ce choix, et en assurerez-vous à tout prix l'accomplissement?» + +[Note 180: Sur les faits auxquels fait allusion M. Bresson, voir la +seconde édition de mon tome I, livre I, ch. V, § I.] + +Cette interrogation si précise ne blessa pas M. Guizot; bien au +contraire, elle lui plut, et il témoigna en termes généraux à son +ambassadeur une confiance qui était un encouragement. Toutefois il +évita de répondre directement à la question posée. Placé en face de +l'hypothèse imaginée par M. Bresson, il eût senti et agi comme lui, +et il était bien aise de le voir dans ces dispositions; mais, ne +croyant pas cette extrémité aussi fatale ni surtout aussi proche, il +ne voulait rien faire qui pût porter un agent résolu, prompt, ardent, +à précipiter les événements. Comme il l'a dit, «certaines choses sont +si difficiles à faire à propos et dans la juste mesure, qu'il ne faut +jamais les dire aux autres, et à peine à soi-même, tant qu'on n'est +pas absolument appelé à les faire». Pour le moment, quand les modérés +gouvernaient à Madrid et lord Aberdeen à Londres, notre ministre se +croyait garanti, sinon contre les embarras, les entraves, les délais, +du moins contre toute surprise déloyale; il voulait donc, de son +côté, épuiser toutes les chances de résoudre la question sans porter +atteinte à l'entente cordiale. + +La demande de M. Bresson ne fut pourtant pas entièrement sans +résultat. Le gouvernement français, préoccupé des répugnances qu'on +lui signalait en Espagne contre le mariage napolitain, donna à +entendre qu'il ne répugnerait pas à le fortifier par une union du +plus jeune fils du Roi, le duc de Montpensier, avec la soeur cadette +de la reine Isabelle, l'infante doña Luisa Fernanda. Ce fut le 26 +novembre 1844 que M. Guizot parla pour la première fois de ce projet +à M. Bresson; il l'avisa en même temps que ce second mariage ne +pourrait avoir lieu que «quand la Reine serait mariée et aurait un +enfant», c'est-à -dire quand l'Infante ne serait plus l'héritière +présomptive de la couronne. Par cette réserve faite spontanément, +avant toute communication du cabinet anglais, notre gouvernement +marquait que ce second mariage n'était pas pour lui un moyen détourné +de revenir sur ses déclarations antérieures et de mettre un fils +de France sur le trône d'Espagne. Ne donnait-il pas du reste, à +cette même époque, une autre preuve de sa loyauté en mariant à une +princesse napolitaine le duc d'Aumale, dont, à Madrid, on avait tant +désiré faire l'époux d'Isabelle[181]? L'ouverture relative au duc de +Montpensier fut reçue avec joie par la cour espagnole. Ce n'était +pas tout ce que cette cour eût voulu; mais elle se félicitait de ce +demi-résultat. Narvaez, qui était encore à la tête du ministère, +entra dans le nouveau projet avec son impétuosité accoutumée, +non sans essayer, il est vrai, d'obtenir plus encore: «Pourquoi, +disait-il à M. Bresson, ne pas nous donner le prince pour la Reine?» +Au moins aurait-il désiré conclure sur-le-champ un compromis secret +pour le mariage de l'Infante: M. Bresson eut quelque peine à se +dérober à ses instances et à ajourner tout engagement formel. +Quant à la reine Christine, aussitôt que son ministre lui parla de +la proposition du gouvernement français: «Pour l'amour de Dieu, +s'écria-t-elle, ne laisse pas échapper ce prince!» + +[Note 181: Ce mariage fut célébré le 25 novembre 1844.] + +Le gouvernement britannique fut quelque temps sans connaître cette +éventualité d'un mariage du duc de Montpensier avec l'Infante. +Quand il en fut informé, dans l'été de 1845, il ne cacha pas +son déplaisir et son inquiétude[182]. Aussi, lors de la seconde +visite de la reine Victoria à Eu, au mois de septembre de la même +année, Louis-Philippe et M. Guizot jugèrent-ils à propos d'aller +au-devant des soupçons qu'ils devinaient, et de prendre l'initiative +d'explications rassurantes. Ce qui fut dit, il importe d'autant plus +de le savoir avec précision, que les Anglais devaient reprocher +plus tard à notre gouvernement d'avoir manqué aux engagements pris +en cette circonstance. Le Roi commença par déclarer à la Reine et +à son ministre que le duc de Montpensier n'épouserait l'Infante +que lorsque Isabelle serait mariée et aurait un enfant; après ces +assurances qui ne lui coûtaient pas, car elles étaient la répétition +des instructions spontanément données à M. Bresson dès novembre 1844, +il ajouta: «Mais il faut un peu de réciprocité dans cette affaire, +et, si je vous donne vos sécurités, il est juste qu'en retour vous +me donniez les miennes. Or les miennes sont que vous ferez ce que +vous pourrez pour tâcher que ce soit parmi les descendants de +Philippe V que la Reine choisisse son époux, et que la candidature +du prince Léopold de Saxe-Cobourg soit écartée.--Soit, répondit +lord Aberdeen, nous pensons comme vous que le mieux serait que la +Reine prît son époux parmi les descendants de Philippe V. Nous ne +pouvons pas nous mettre en avant sur cette question, mais nous vous +laisserons faire; nous nous bornerons à vous suivre et, dans tous les +cas, à ne rien faire contre vous. Quant à la candidature du prince +Léopold de Saxe-Cobourg, vous pouvez être tranquille sur ce point: +je réponds qu'elle ne sera ni avouée ni appuyée par l'Angleterre, et +qu'elle ne vous gênera pas[183].» Tout ceci fut dit non pas une fois, +mais plusieurs fois, pendant le court séjour de la reine Victoria +à Eu, et le langage tenu par M. Guizot fut absolument conforme à +celui du Roi. Ainsi rien de plus net: les assurances données par +le gouvernement français au sujet du mariage du duc de Montpensier +étaient formelles, mais conditionnelles; du jour où le cabinet +anglais manquerait à ce que nous attendions de lui et que son langage +nous faisait espérer, nous reprendrions notre liberté. De notre part, +une telle attitude n'était pas nouvelle; notre gouvernement avait +souvent insisté--notamment lors de la première entrevue d'Eu--sur le +caractère synallagmatique des engagements qu'il prenait[184]. + +[Note 182: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 183.] + +[Note 183: Rapprochez ce langage de celui qu'avait tenu lord Aberdeen +lors de la première visite à Eu. (Voir plus haut, t. V, p. 197 à +199.)] + +[Note 184: J'ai suivi principalement le récit que Louis-Philippe +a donné lui-même de ces conversations, un an plus tard, dans une +lettre adressée le 14 septembre 1846 à la reine des Belges et publiée +après la révolution de Février dans la _Revue rétrospective_. Les +circonstances dans lesquelles a été écrit ce récit permettent de le +considérer comme exact. C'était au moment où, accusé de déloyauté +par les Anglais, le Roi cherchait à se justifier. La lettre était en +réalité destinée à la reine Victoria. Il est évident que, surtout +pour ce qui regardait cette entrevue d'Eu, où la Reine avait été +présente, la première préoccupation du Roi dut être d'éviter des +inexactitudes de fait dont le seul résultat eût été d'ôter tout +crédit à son apologie.--Le témoignage de M. Guizot (_Mémoires_, t. +VIII, p. 226, 227) est absolument conforme à celui du Roi.--Rien, +dans les documents de source anglaise, qui puisse sérieusement +infirmer ce double témoignage. On y trouve seulement l'indice que +lord Aberdeen, tout en nous donnant les assurances rapportées plus +haut, renouvela la réserve, faite par lui, dès le début, du droit +appartenant à l'Espagne de choisir en toute indépendance l'époux +de sa reine. Encore le ministre anglais paraît-il, d'après son +propre témoignage, avoir été surtout préoccupé de ne rien dire qui +pût troubler un accord dont il était fort heureux.--Les _Mémoires_ +récemment publiés d'Ernest II, duc de Saxe-Cobourg-Gotha, renferment, +sur le sujet qui nous occupe, quelques renseignements utiles. On y +voit que ce prince, chef de la maison de Cobourg, cousin germain du +candidat à la main d'Isabelle et frère du mari de la reine Victoria, +ayant ainsi toutes les raisons et tous les moyens de s'informer, +se plaignait avec amertume que, dans leur désir d'être agréables à +Louis-Philippe, le royal ménage anglais et lord Aberdeen se fussent +trop engagés, à Eu, en faveur du mariage Bourbon, et eussent sacrifié +le mariage Cobourg; il ajoutait que le gouvernement britannique +était ainsi «beaucoup plus lié qu'il ne voulait se l'avouer», et +qu'il avait perdu toute liberté de mouvement. On trouve aussi, dans +ces _Mémoires_, une lettre que le prince Albert écrivit, le 26 +mai 1846, au duc Ernest, et dans laquelle il reconnaissait que le +gouvernement anglais «s'était engagé envers la France, dans le cas +où le Roi tiendrait sa parole de ne mettre en avant aucun de ses +fils, à employer toute son influence pour amener un mariage Bourbon». +(_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II, herzog von +Sachsen-Coburg-Gotha. Berlin, 1887, 1er vol., p. 160 et 167.)] + +L'Espagne à peu près satisfaite et l'Angleterre rassurée, le cabinet +français ne pouvait-il pas enfin se croire près du but? Non; dans +les derniers mois de 1845 et au commencement de 1846, il lui revint +que les Cobourg se donnaient plus de mouvement que jamais: plusieurs +d'entre eux, dont le prince Léopold, l'aspirant à la main d'Isabelle, +s'étaient réunis à la cour de Lisbonne qui leur servait en quelque +sorte de base d'opération; il était même question d'un voyage de +Léopold en Espagne; on ajoutait que le roi des Belges, et, ce qui +était plus grave encore, que le prince Albert et la reine Victoria +s'intéressaient au succès de ces démarches[185]: c'était du moins +ce qu'un diplomate portugais, revenant d'un voyage à Cobourg et à +Londres, assurait à sir Henri Bulwer[186]. Ce dernier n'avait pas +besoin d'être poussé dans ce sens. Dès l'origine, il avait jugé +«monstrueuse» notre prétention d'imposer un Bourbon comme mari de +la Reine, et avait regretté que son gouvernement ne la combattît pas +ouvertement; aussi tâchait-il d'y faire obstacle sous main, appuyait, +dans ses conversations, sur l'impopularité du comte de Trapani, +aidait aux ajournements, s'appliquait, comme le disait alors M. +Guizot, «à jeter du trouble dans les esprits, à entr'ouvrir pêle-mêle +toutes les portes, à ménager toutes les chances», notamment celle +du mariage Cobourg; en réalité, il avait fait de ce mariage son but +secret; il se disait que s'il parvenait à l'accomplir, on ne lui +saurait pas mauvais gré à Windsor d'avoir méconnu les instructions +du _Foreign office_[187]. N'y avait-il pas, d'ailleurs, dans ces +instructions, à côté des recommandations de marcher d'accord avec +la France, la réserve du droit que l'Espagne avait de choisir +librement l'époux de la Reine? Bulwer affectait de ne voir que cette +réserve, et son jeu était de susciter, à Madrid, une résistance, en +apparence spontanée, aux vues de la France, se flattant qu'en raison +de ses déclarations le gouvernement britannique se considérerait +comme tenu de respecter et de faire respecter cette manifestation +de l'indépendance espagnole. Lord Aberdeen, qui eût réprouvé sans +aucun doute une telle interprétation de ses instructions, était, +tout le premier, trompé par son agent, et il nous affirmait, de la +meilleure foi du monde, que celui-ci «ne faisait rien pour favoriser +le mariage Cobourg[188]». Lui-même, d'ailleurs, gêné par ce qu'il +savait des préférences secrètes de sa cour, n'était pas toujours +aussi net et aussi ferme qu'on l'eût désiré. À M. Guizot, qui lui +demandait de «ne laisser au prince de Cobourg aucune possibilité de +se présenter sous les couleurs de l'Angleterre», et qui insistait +pour qu'il «frappât ainsi d'impuissance tous les barbouillages +subalternes de Madrid[189]», il fit d'abord une réponse un peu +embarrassée; il protesta qu'il «voulait, comme nous, un prince de +Bourbon sur le trône d'Espagne», qu'il «le pensait et le disait», +mais qu'il n'avait «aucune action directe sur les princes de +Cobourg», et que «la Reine restait libre d'en choisir un s'il lui +plaisait». Néanmoins, pressé par nous et aussi par sa conscience, +il se décida à parler nettement au prince Albert. Eut-il quelque +difficulté à le convaincre? En tout cas, au sortir de cet entretien, +il dit à notre représentant, M. de Jarnac: «Tout est maintenant +réglé comme vous le souhaitez; vous pouvez désormais tenir pour +certain qu'il n'y a, à Windsor, aucune prétention, aucune vue sur +la main de la reine d'Espagne pour le prince Léopold, et que notre +cour, comme notre cabinet, déconseillera toute pensée semblable... +Je puis vous répondre, sur ma parole de _gentleman_, que vous +n'avez rien à craindre de ce côté[190].» Et il ajoutait, un peu plus +tard: «Après ce qui s'est passé entre le prince Albert et moi, il +est impossible qu'il entre dans une intrigue; il n'oserait plus me +regarder en face[191].» La bonne foi de lord Aberdeen est hors de +toute contestation; on ne saurait douter non plus de celle du prince +Albert; cependant l'intrigue Cobourg allait toujours son train, et +M. Guizot se croyait fondé à écrire, le 10 décembre 1845, au comte +Bresson: «Plus j'y regarde, plus je demeure convaincu qu'il y a, en +Espagne et autour de l'Espagne, un travail actif et incessant pour +amener le mariage d'un prince de Cobourg soit avec la Reine, soit +avec l'Infante. Le gouvernement anglais ne travaille pas positivement +à ce mariage, mais il ne travaille pas non plus efficacement à +l'empêcher; il ne dit pas à toute combinaison qui ferait arriver un +prince de Cobourg au trône d'Espagne, un _non_ péremptoire, comme +nous le disons, nous, pour un prince français.» + +[Note 185: Déjà , à l'origine de la candidature du prince de Cobourg, +nous avions entrevu l'action du prince Albert. (V. plus haut, t. V, +p. 181 et 182.)] + +[Note 186: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 189.] + +[Note 187: Voy. ce que sir Henri Bulwer dit lui-même de ses +sentiments et de ses desseins, _The life of Palmerston_, t. III, p. +188 à 190.] + +[Note 188: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai +1846.] + +[Note 189: Lettre de M. Guizot à M. de Jarnac, du 7 novembre 1845.] + +Dans cette situation, notre gouvernement jugea nécessaires deux +démarches, l'une à Madrid, l'autre à Londres: la première pour bien +armer son représentant en Espagne, la seconde pour bien avertir le +cabinet anglais. J'ai dit tout à l'heure qu'interrogé par M. Bresson, +en septembre 1844, sur certaines hypothèses extrêmes, M. Guizot +avait alors évité de répondre[192]; à la fin de 1845, il crut le +moment venu de s'expliquer sans ambages: «Nous ne pouvons, écrivit-il +le 10 décembre à notre ambassadeur, jouer un rôle de dupes. Nous +continuerons à suivre loyalement notre politique, c'est-à -dire à +écarter toute combinaison qui pourrait rallumer le conflit entre +la France et l'Angleterre à propos de l'Espagne. Mais si nous nous +apercevions que, de l'autre côté, on n'est pas aussi net et aussi +décidé que nous; si, par exemple, soit par l'inertie du gouvernement +anglais, soit par le fait de ses amis en Espagne et autour de +l'Espagne, un mariage se préparait, pour la Reine ou pour l'Infante, +qui mît en péril notre principe,--les descendants de Philippe +V,--et si cette combinaison avait, auprès du gouvernement espagnol, +des chances de succès, aussitôt nous nous mettrions en avant sans +réserve, et nous demanderions simplement et hautement la préférence +pour M. le duc de Montpensier.» Toutefois, le ministre recommandait +à M. Bresson, dont il redoutait toujours un peu l'ardeur, «de ne +faire usage de cette arme qu'en cas de nécessité». «Maintenez notre +politique jusqu'au bout, lui disait-il, aussi longtemps qu'on ne nous +la rendra pas impossible.» + +[Note 190: Lettres diverses de M. de Jarnac à M. Guizot, au +commencement de novembre 1845.] + +[Note 191: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 5 mars +1846.--Ce propos a été d'ailleurs rappelé, en termes presque +identiques, par lord Aberdeen lui-même, dans la lettre qu'il a écrite +à M. Guizot le 14 septembre 1846.] + +[Note 192: Voir plus haut, p. 160.] + +Si le gouvernement français ne voulait pas «être dupe», il tenait +aussi à ne tromper personne; de là , sa seconde démarche. M. Guizot +rédigea, le 27 février 1846, un _memorandum_ destiné à faire bien +connaître à Londres les résolutions qu'il pourrait être amené à +prendre. Il y rappelait d'abord les difficultés que rencontrait le +mariage Bourbon, la «neutralité froide» et l'«inertie» du cabinet +britannique, le travail fait pour le mariage Cobourg; puis il +déclarait que «si le mariage soit de la Reine, soit de l'Infante, +avec le prince Léopold ou avec tout autre prince étranger aux +descendants de Philippe V, devenait probable et imminent, nous +serions affranchis de tout engagement et libres d'agir immédiatement +pour parer le coup, en demandant la main soit de la Reine, soit +de l'Infante pour M. le duc de Montpensier»; il souhaitait de «ne +pas en venir à cette extrémité», mais ne voyait «qu'un moyen de +la prévenir», c'était que «le cabinet anglais s'unît à nous pour +remettre à flot l'un des descendants de Philippe V». «Nous nous +faisons un devoir de loyauté, disait-il en terminant, de prévenir +le cabinet anglais que, sans cela, nous pourrions nous trouver +obligés d'agir comme je viens de l'indiquer.» Communiqué aussitôt à +lord Aberdeen, cet important document ne provoqua de sa part aucune +contradiction ni observation. + +Notre position était ainsi nettement prise, mais le danger n'était +pas supprimé. Bien au contraire, il allait devenir plus menaçant +que jamais. En avril 1846, trois personnages qui pouvaient, à des +degrés divers, parler au nom de la reine Christine,--d'abord son +secrétaire privé, M. Donoso Cortès, ensuite l'ancien garde du corps +devenu son mari sous le nom de duc de Rianzarès, enfin M. Isturiz +qui venait de remplacer le général Narvaez à la tête du ministère +espagnol,--s'abouchèrent mystérieusement, l'un après l'autre, avec +sir Henri Bulwer; ils lui annoncèrent que la Reine mère, lasse de la +prépotence française, était disposée à marier sa fille au prince de +Cobourg, seulement qu'elle désirait savoir si, en s'exposant ainsi +aux ressentiments de la France, elle pourrait compter sur l'appui +de l'Angleterre. Une telle démarche devrait étonner de la part +de Christine, naguère si étroitement liée, en apparence, à notre +politique. Mais ce n'était pas la première fois qu'on la voyait +pencher vers les Cobourg, soit par dépit de n'avoir pas obtenu un +prince français, soit dans l'espoir de nous l'arracher; avec cette +princesse, on ne savait jamais ce qui était réalité ou feinte. +D'après les aveux faits plus tard par M. Isturiz lui-même au comte +Bresson[193], l'intrigue avait été mise en train par le banquier +Salamanca; ce manieur d'argent, riche, peu scrupuleux, fort engagé +dans le parti radical et anglais, avait trouvé moyen de gagner le duc +de Rianzarès et, par lui, était arrivé jusqu'à la reine Christine. + +[Note 193: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 21 +novembre 1846.] + +Sir Henri Bulwer n'avait nulle envie de décourager les ouvertures qui +lui étaient faites et que, sous main, il avait probablement contribué +à provoquer. Mais, officiellement, que pouvait-il y répondre? +Lui-même nous a exposé en ces termes son embarras: «Le gouvernement +britannique ne reconnaissait pas la prétention de la France d'imposer +un mari à la Reine: cela impliquait qu'il soutiendrait l'Espagne +si elle faisait un choix indépendant; toutefois, cela ne le disait +pas clairement, et je savais que lord Aberdeen n'aurait pas aimé me +le voir dire. D'autre part, donner à entendre au gouvernement de +Madrid qu'il n'avait qu'à se soumettre, m'exposait également à un +blâme. L'affaire était encore compliquée par le fait que le choix +de la reine Christine se portait sur le prince de Cobourg: si un +tel choix était chose indifférente aux yeux du peuple et du cabinet +anglais, il ne l'était pas pour la famille royale d'Angleterre[194].» +Bulwer ne nous dit pas bien explicitement comment il se tira de ces +difficultés; mais l'un de ses interlocuteurs, M. Isturiz, a été moins +discret, et voici, d'après son témoignage, la réponse que lui fit +le ministre d'Angleterre[195]: «Il faut que cette affaire ait l'air +d'être entièrement espagnole. La reine Victoria la verra avec la plus +grande joie; mais vous n'ignorez pas que, chez nous, les désirs de la +Reine ne font pas loi pour le cabinet. Lord Aberdeen ne voudra pas, +par l'adoption ostensible de ce candidat, compromettre ses rapports +avec la France, s'exposer peut-être à une rupture; nous devons donc +paraître le moins possible; mais aussitôt que vous vous serez mis +d'accord avec la maison de Cobourg, faites venir le prince Léopold le +plus secrètement et le plus promptement que vous pourrez; mariez-le +avec la Reine, et, le fait accompli, chacun se résignera[196].» +On ne saurait d'ailleurs garder aucun doute sur le caractère +encourageant de la réponse du ministre d'Angleterre, quand on voit +que la Reine mère se décida aussitôt à écrire une lettre au duc +régnant de Saxe-Cobourg[197], alors en visite à la cour de Lisbonne, +et que Bulwer se chargea de faire parvenir cette lettre, en ayant +soin de se cacher de la diplomatie française et même des ministres +espagnols, autres que M. Isturiz. Comme l'écrivait, quelques semaines +plus tard, le prince Albert, jamais la reine Christine ne se fût +hasardée à faire une pareille démarche, si le représentant de +l'Angleterre ne s'y fût associé[198]. + +[Note 194: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 188.] + +[Note 195: Lettre inédite, déjà citée, de M. Bresson à M. Guizot, du +21 novembre 1846.] + +[Note 196: Un tel langage concorde parfaitement avec ce qu'on sait +des sentiments de Bulwer. Lui-même, d'ailleurs, reconnaît avoir +dit que le roi des Français ne pourrait s'opposer d'une façon +persistante à un mariage aussi raisonnable si les Cobourg et la Reine +s'y décidaient avec l'approbation des Cortès. «L'obstination d'une +partie, ajoutait-il, ferait céder l'obstination de l'autre.» (_The +life of Palmerston_, t. III, p. 190.)] + +[Note 197: Ce prince était Ernest II, qui avait succédé, en 1844, à +son père Ernest Ier. Voir, sur la famille de Cobourg, plus haut, t. +V, p. 181, note 1.] + +[Note 198: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en date +du 26 mai 1846. (_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST +II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, 1er vol., p. 167.)--On voit +maintenant ce qu'il faut penser des historiens anglais qui, comme +sir Théodore Martin, le biographe officiel du prince Albert, nous +montrent, en cette circonstance, sir Henri Bulwer ne sortant pas de +la réserve ordonnée par ses instructions, et se bornant à faire la +commission qui lui était demandée, «sans se mêler de la lettre de la +reine Christine, autrement que pour la transmettre».] + +Dans sa lettre[199], la Reine mère ne cachait pas qu'elle s'adressait +en réalité à la reine Victoria, et que le duc de Saxe-Cobourg n'était +qu'un intermédiaire. Elle exposait d'abord comment les difficultés +d'un mariage Bourbon la ramenaient au prince Léopold, «auquel, +disait-elle, le roi des Belges sait que j'ai toujours pensé». Elle +ajoutait: «J'ai entendu dire que S. M. la reine d'Angleterre est +animée, comme moi-même, de sentiments d'amitié sincère envers la +France, et qu'ainsi Sa Majesté a été prête à approuver et même +à appuyer une combinaison qui, sans être fatale aux intérêts +anglais, était de préférence auprès (_sic_) de S. M. le roi des +Français; mais j'ai toujours entendu dire aussi que S. M. la reine +d'Angleterre soutenait, comme moi-même, l'indépendance de l'Espagne +dans cette affaire espagnole avant tout, et je désirerais savoir, +avec une franchise égale à celle qu'on doit trouver dans cette +lettre, si, dans le cas où ma fille choisirait le prince Léopold de +Saxe-Cobourg, ce choix serait agréable à sa famille, et si la reine +d'Angleterre soutiendrait alors, comme on m'a assuré qu'elle l'a +soutenu jusqu'ici, le principe d'indépendance dont j'ai parlé, et +nous aiderait ensuite à mitiger d'injustes ressentiments, s'il y en +avait, ce que je ne puis croire. Dans la position actuelle de cette +affaire, je trouve que cette démarche est mieux faite comme demande +particulière entre les deux cours et les deux familles qu'entre +deux cabinets, ce qui livrerait peut-être prématurément cette +question au public.» Aussitôt la lettre parvenue à Lisbonne, dans +les premiers jours de mai 1846, le duc de Saxe-Cobourg s'empressa +d'en accuser réception: tout en assurant la reine Christine de «sa +profonde gratitude», il se borna à adhérer d'une façon générale à +ses voeux. Si désireux en effet qu'il fût de ce mariage, il n'osait +s'avancer davantage sans l'aveu des véritables chefs politiques +de sa maison,--son oncle le roi des Belges et son frère le prince +Albert,--auxquels il envoya aussitôt la lettre de la Reine[200]. + +[Note 199: Longtemps les historiens ont connu l'existence et le sens +général de la lettre de la reine Christine, sans en avoir le texte. +Ce texte vient d'être publié en français dans les Mémoires du duc de +Saxe-Cobourg. (_Aus meinem Leben_, etc., t. I, p. 163.)] + +[Note 200: _Aus meinem Leben_, etc., t. I, p. 164 et suiv.] + +Sir Henri Bulwer, qui avait agi en se cachant de son ministre, +n'avait pu, une fois la chose faite, la lui laisser plus longtemps +ignorer. Il s'attendait bien que lord Aberdeen serait vivement +contrarié, mais il croyait--lui-même l'a raconté plus tard--que cette +contrariété se manifesterait seulement par une dépêche confidentielle +rétablissant aux yeux du cabinet de Madrid la neutralité de la +politique anglaise, vaine protestation qui n'empêcherait pas +l'affaire, une fois lancée, de suivre son cours souterrain à l'insu +du gouvernement français. C'était compter sans la loyauté du +secrétaire d'État. Celui-ci, d'autant plus embarrassé et irrité +qu'il venait de se porter fort auprès de nous de la correction +d'attitude de Bulwer, résolut d'arrêter net cette intrigue et d'en +dégager sa responsabilité: dans ce dessein, il fit part lui-même à +notre ambassadeur à Londres de tout ce qu'il venait d'apprendre, +qualifia de «condamnable» la conduite de son agent, déclara en être +«très mécontent», et se dit «prêt à faire ce qu'à Paris on jugerait +convenable pour constater qu'il n'y était pour rien[201]». + +[Note 201: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai +1846.] + +À cette communication, grands furent l'émoi et la surprise du +gouvernement français, qui, malgré ses méfiances, ne s'était jamais +douté du risque qu'il avait couru. Il se garda d'ébruiter l'incident, +qui demeura, sur le moment, absolument ignoré du public[202]; mais, +dans le secret des conversations diplomatiques, il ne dissimula pas +la vivacité de ses impressions. Autant il savait gré à lord Aberdeen +de sa conduite, autant il se montra blessé de celle de la cour de +Madrid et de sir Henri Bulwer. Louis-Philippe ne ménagea pas la reine +Christine, en dépit de l'aplomb avec lequel elle «nia avoir fait +aucune ouverture à la maison de Cobourg[203]». M. Bresson secoua +rudement les ministres espagnols et les effraya sur les conséquences +d'une rupture avec la France. Quant à Bulwer, ayant reçu de son +ministre une remontrance sévère, il offrit sa démission, qui du +reste ne fut pas acceptée. Tous ces conspirateurs, ainsi surpris, au +milieu de leurs machinations ténébreuses, par le rayon de lumière +qu'avait soudainement projeté de Londres l'honnête main de lord +Aberdeen, embarrassés et meurtris des débris de la mine éclatée sous +leurs pieds pendant qu'ils la creusaient, faisaient vraiment assez +piteuse figure. Le moins penaud n'était pas le chef de la légation +britannique, qui se trouvait avoir livré ses complices espagnols +aux ressentiments du cabinet de Paris, et qui avait fait ainsi, +disait-il, «plutôt le métier d'un espion français que celui d'un +ministre d'Angleterre[204]». + +[Note 202: L'opposition française se doutait si peu de ce qui s'était +passé, que M. Thiers, traitant à la tribune, le 28 mai 1846, des +affaires de la Péninsule, reprochait à la reine Christine de chercher +à imposer le comte de Trapani à l'Espagne, qui n'en voulait pas.] + +[Note 203: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 25 mai 1846.] + +[Note 204: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 192.] + +La démarche de lord Aberdeen brouillait absolument le jeu des +Cobourg. Ce qu'eût été, sans cela, la réponse du prince Albert à +la communication que son frère lui avait faite de la lettre de +la reine Christine, on ne saurait le dire: mais écrite après que +tout était divulgué au gouvernement français, cette réponse fut +nécessairement défavorable. Le prince Albert, toutefois, ne put +cacher combien un refus lui coûtait. Dans une lettre datée du 26 +mai 1846, il exposait d'abord à son frère comment le gouvernement +anglais, tout en s'engageant à appuyer le mariage Bourbon, avait +réservé l'indépendance de l'Espagne, et comment il en résultait +que, si celle-ci voulait résolument un autre mariage, l'Angleterre +devrait y consentir. On était, à l'entendre, sur le point d'en venir +là , quand Bulwer avait tout dérangé. «Sa conduite, ajoutait-il, +nous donne l'apparence d'un manque de parole, d'une intrigue, d'une +perfidie, et fournit à la France une juste raison de plainte. Nous +nous sommes donc vus forcés de nous laver les mains de ce qui était +fait et de prouver que nous y étions tout à fait étrangers. Il est +naturel qu'on ne nous croie pas.» Ce n'était pas que le prince Albert +renonçât absolument à voir son parent sur le trône d'Espagne; non, +cette idée lui tenait toujours à coeur; seulement, convaincu qu'elle +n'était désormais réalisable qu'avec l'assentiment de la France, +il se bornait à laisser voir qu'il ne désespérait pas d'obtenir +cet assentiment, le jour où la résistance de l'Espagne aurait +rendu décidément impossibles tous les candidats de la maison de +Bourbon[205]. + +[Note 205: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en date du +26 mai 1846. (_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II, +herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, vol. I, p. 167.)] + +Lord Aberdeen ne pouvait ignorer ces sentiments du prince Albert. +Eut-il l'intention, sinon de les servir, du moins de les ménager, +quand, au lendemain même du jour où il venait de nous donner une +preuve si manifeste de son loyal désir d'accord, il adressa, le 22 +juin 1846, au duc de Sotomayor, ministre d'Espagne à Londres, une +dépêche qui semblait écrite sous une inspiration toute différente et +qui devait plus tard fournir un argument à lord Palmerston? Voici à +quel propos cette dépêche fut rédigée. Sous le coup de la révélation +qui lui avait été faite, le gouvernement français avait traité assez +rudement le cabinet de Madrid. Celui-ci, voyant ou feignant de voir +dans notre langage une menace à son indépendance, saisit ce prétexte +pour demander au cabinet de Londres, d'abord si l'Espagne encourrait +le déplaisir de l'Angleterre au cas où elle jugerait nécessaire de +choisir le mari de la Reine en dehors des Bourbons, ensuite si, dans +cette hypothèse, l'Angleterre verrait avec indifférence la France +attenter à la liberté de l'Espagne. À la façon dont la question +était posée, on devine la main de M. Bulwer. Il fallait quelque +complaisance pour se prêter à ce rôle de donneur de consultation. +Lord Aberdeen eut cette complaisance. Dans sa réponse, adressée +au duc de Sotomayor, il commença par rappeler, d'une part, qu'il +n'avait reconnu à aucune puissance le droit d'imposer à la Reine +comme mari «un membre de quelque famille que ce soit»; d'autre part, +que le choix d'un Bourbon lui avait paru raisonnable et désirable. +Il ajouta qu'au cas où l'Espagne se croirait obligée de donner à la +Reine un autre mari, l'Angleterre n'en éprouverait aucun déplaisir; +il se refusait à admettre qu'à raison de ce fait la France portât +atteinte à l'indépendance de l'Espagne; mais, si elle le faisait, +le gouvernement de Madrid pourrait compter sur la sympathie +de l'Angleterre et de l'Europe entière[206]. Lord Aberdeen se +repentait-il donc d'avoir gêné les partisans du mariage Cobourg, et +voulait-il leur rendre le terrain qu'il leur avait fait perdre? Je ne +le pense pas. Dans les deux cas, il croyait conformer sa conduite à +ses déclarations antérieures. En effet, comme j'ai eu plusieurs fois +occasion de le noter, en même temps qu'il avait promis de seconder +en fait ou tout au moins de ne pas contrarier le mariage Bourbon, +il avait réservé en droit l'indépendance de l'Espagne. M. Guizot +n'eût pas eu de peine à lui montrer dès lors comment, en certains +cas, pouvaient sortir de cette double déclaration des démarches +contradictoires. Mais il avait été si heureux d'obtenir la promesse +de fait, qu'il n'avait pas voulu regarder de trop près à la réserve +de droit; de part et d'autre, chaque fois qu'on s'était entretenu +de ce sujet délicat, on avait mieux aimé laisser un peu d'équivoque +que de risquer un désaccord en s'expliquant plus nettement. C'était +en exécution de la promesse de fait que lord Aberdeen avait déjoué, +en mai, l'intrigue de Bulwer; ce fut par application de la réserve +de droit qu'il écrivit, en juin, la dépêche au duc de Sotomayor. Le +premier acte était beaucoup plus important que le second, celui-ci +n'étant qu'une consultation purement théorique, tandis que celui-là +avait des conséquences effectives et immédiates; il n'en résultait +pas moins, dans la politique anglaise, une sorte d'ambiguïté qui +n'était pas faite pour nous rassurer. + +[Note 206: _Parliamentary Papers._] + +Si j'ai raconté avec quelque détail le coup tenté et manqué, au +printemps de 1846, pour enlever à notre insu le mariage de la Reine +avec le prince de Cobourg, c'est que cet incident devait avoir une +influence décisive sur le dénouement de l'affaire des «mariages +espagnols». L'état d'esprit où il laissa le gouvernement français a +été pour beaucoup dans la résolution que celui-ci a prise quelques +mois plus tard. Non seulement M. Bresson, mais aussi M. Guizot +sortirent de là plus disposés encore au soupçon, plus faciles à +s'alarmer, plus convaincus que, pour n'être pas joués par leurs +concurrents, ils devraient probablement les devancer par une prompte +initiative. Édifiés sur ce dont on était capable à Madrid, aussi +bien à la cour qu'à la légation anglaise, ils savaient bien que le +dépit de la manoeuvre déjouée et la mortification des reproches subis +n'avaient corrigé personne; au contraire, plus les meneurs portaient +actuellement la tête basse, plus ils devaient être impatients de +prendre leur revanche. Et puis, bien que notre cabinet ne connût pas +la lettre écrite par le prince Albert à son frère, divers symptômes +avaient pu lui faire soupçonner quelque arrière-pensée chez la +reine Victoria et chez son époux. Au milieu de tant de raisons de +s'inquiéter, une seule garantie lui restait, garantie dont, en dépit +de la réponse à M. de Sotomayor, il venait d'éprouver l'efficacité: +c'était la droiture personnelle de lord Aberdeen, son sincère désir +de maintenir l'entente cordiale. + + +II + +En Orient, comme en Espagne, il existait une rivalité traditionnelle +entre la France et l'Angleterre. La guerre avait même failli en +sortir: on se rappelle la crise de 1840, à laquelle avait mis +fin la convention des détroits, signée le 13 juillet 1841[207]. +Depuis lors, que s'était-il passé dans ces régions? Sur la question +d'Égypte, si bruyante de 1833 à 1841, le silence s'était fait. Sans +doute le cabinet britannique regardait toujours de ce côté avec une +attention ombrageuse; quand le Czar, pendant son voyage à Londres, +en 1844, causa des affaires d'Orient avec sir Robert Peel, celui-ci +ne sortit des généralités vagues que pour déclarer sa volonté de «ne +pas laisser s'établir, sur le Nil, un gouvernement trop fort, qui +pût fermer la route du commerce et refuser le passage à la malle +des Indes[208]». Mais l'Angleterre croyait être garantie contre +tout péril de ce genre, depuis que Méhémet-Ali avait été forcé +d'abandonner ses conquêtes en Asie. Le cabinet de Paris n'avait pas +non plus de raison de remettre cette question sur le tapis. Il était +trop heureux de voir que l'autorité du pacha, réduite à l'Égypte, +gagnait en solidité ce qu'elle avait perdu en étendue[209], et de +constater, contrairement à toutes les prédictions des journaux, que +la France gardait son crédit à Alexandrie, que ses conseils y étaient +réclamés et écoutés, que son commerce y était en progrès, que ses +religieux, chaque jour plus nombreux, y répandaient sa langue et son +influence. M. Guizot pouvait dire à la tribune, le 21 janvier 1843: +«Nos rapports avec l'Égypte sont les meilleurs qui aient jamais été.» + +[Note 207: Voir au tome IV.] + +[Note 208: Ce propos a été rapporté par le baron de Stockmar, qui le +tenait de sir Robert Peel lui-même.] + +[Note 209: Méhémet-Ali disait lui-même, en 1846, à M. de Bourqueney, +ambassadeur de France à Constantinople: «Les Anglais se disent +aujourd'hui mes amis; le fait est qu'en me débarrassant de ces sales +affaires de Syrie, ils m'ont rendu service.» (_La Grèce du roi Othon. +Correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis_; p. 72.)] + +La France n'était pas sortie partout en Orient aussi indemne de +la crise de 1840. Sur un autre point, en effet, cette crise avait +contribué à faire naître une question difficile, douloureuse, qui +devait longtemps embarrasser et attrister notre diplomatie: c'est +ce qu'on a appelé la question du Liban. Quelques explications +rétrospectives sont nécessaires pour la faire comprendre. On sait +que la partie de la Syrie nommée la Montagne est habitée par deux +races distinctes, rivales, ennemies: l'une, la plus nombreuse, +les Maronites, chrétiens aborigènes redevenus catholiques pendant +les croisades, depuis lors amis et clients de la France; l'autre, +les Druses, ni chrétiens ni musulmans, moins nombreux, mais plus +belliqueux et plus sauvages, que, depuis quelque temps, l'Angleterre +paraissait chercher à s'attacher. Par un privilège traditionnel +dont notre nation, protectrice séculaire des chrétiens d'Orient, +surveillait le maintien, la Montagne avait joui, jusqu'à la prise +de possession de la Syrie par Méhémet-Ali, d'une sorte d'autonomie; +petite république patriarcale et militaire, féodale et élective, +elle avait à sa tête un chef unique, sujet sans doute de la Porte, +lui payant tribut, mais chrétien et choisi, depuis plus de cent +ans, dans la puissante famille des Chéabs. La conquête égyptienne +porta une grave atteinte à cette organisation. Sans révoquer l'émir +Beschir, chef chrétien de la Montagne, le pacha supprima les libertés +de cette région et y établit, avec une extrême rigueur, son +autorité directe. De là des mécontentements que les agents anglais +s'empressèrent d'exploiter. Le gouvernement français, au contraire, +en appuyant Méhémet-Ali, semblait lui avoir sacrifié ses anciens +protégés. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, notre engouement +pour le pacha nous faisait perdre de vue nos traditions et nos +intérêts. Lors des mesures d'exécution prises contre Méhémet-Ali, +après le traité du 15 juillet 1840, l'émir Beschir passa aux Anglais, +aussitôt qu'il pressentit leur victoire, sans cependant se sauver +ainsi lui-même. En effet, la Porte, à peine rentrée en possession +de la Syrie, profita des circonstances pour abolir les privilèges +de la Montagne et substituer un pacha ottoman au chef chrétien. +L'arbitraire et l'anarchie, telles furent aussitôt les conséquences +de l'administration turque. Dès 1841, les Maronites, indignement +maltraités, poussèrent un cri de détresse et implorèrent le secours +de l'Europe. + +La France ne pouvait refuser de prêter l'oreille à cette plainte, +sans déserter son vieux rôle, sans répudier un patronage dont le +maintien importait grandement à son honneur et à son influence. +Toutefois, dès qu'elle voulut agir, elle se sentit gênée et affaiblie +par l'attitude même qu'elle venait de prendre dans le conflit du +sultan et du pacha. Après avoir laissé son client, Méhémet-Ali, +supprimer les privilèges des Maronites, avait-elle le même titre +qu'autrefois pour réclamer en leur nom? Pouvait-elle se flatter de +retrouver son ancien crédit auprès du divan, qui lui gardait rancune +de sa politique égyptienne et qui se flattait de pouvoir au besoin +lui opposer les puissances signataires du traité du 15 juillet 1840? +Et puis, du moment où les Turcs mettaient en discussion notre droit +de protection sur les chrétiens d'Orient, n'étaient-ils pas quelque +peu fondés à faire observer que la situation respective de la France, +de l'Europe et de l'Empire ottoman avait bien changé depuis l'époque +où ce droit s'était établi? Sous l'ancien régime, nous étions les +alliés du sultan, ne lui suscitant aucun embarras, ne lui inspirant +aucune inquiétude; depuis un demi-siècle, au contraire, la Porte, +non sans en garder ressentiment, nous avait vus successivement +faire l'expédition d'Égypte, délivrer la Grèce, conquérir l'Algérie, +émanciper à demi Tunis et soutenir Méhémet-Ali. Autrefois, nous +étions le seul État chrétien en rapports intimes avec la cour +de Constantinople; maintenant, les autres puissances, notamment +l'Angleterre et la Russie, y avaient des intérêts considérables et +y exerçaient une influence généralement rivale de la nôtre. Comme +l'a écrit M. Guizot, nous avions cessé d'être aussi nécessaires à la +Porte et nous lui étions devenus suspects. + +Vers la fin de 1841, comprenant que, dans une telle situation, ses +représentations isolées n'auraient pas grande chance d'être écoutées +par la Turquie, le cabinet de Paris proposa aux grandes puissances +d'agir de concert. L'Autriche se montra bien disposée, quoique un +peu molle. L'Angleterre, où l'on ne faisait pas encore profession de +l'entente cordiale, fut plus hésitante, partagée entre son habitude +de protéger les Druses et l'indignation que les traitements infligés +aux Maronites ne pouvaient manquer d'inspirer à l'esprit droit de +lord Aberdeen. Quant à la Russie, nous ne pouvions compter sur son +concours que si, en nous le refusant, elle s'exposait à se trouver +isolée. Notre gouvernement s'aperçut vite qu'avec une Europe aussi +peu unie, on ne parviendrait pas à imposer à la Porte la restauration +intégrale des anciens privilèges du Liban et le rétablissement du +chef chrétien unique. Faute de mieux et tout en déclarant ne pas +voir là une satisfaction définitive, il se rallia à un expédient +transactionnel imaginé par M. de Metternich et appuyé par le cabinet +britannique. Il s'agissait d'obtenir de la Porte qu'elle dédoublât +l'administration du Liban; les Druses devaient avoir à leur tête un +magistrat de leur race; de même pour les Maronites. Le gouvernement +ottoman, après avoir essayé d'éluder cette demande, finit par +déclarer, d'assez mauvaise grâce, le 7 décembre 1842, qu'il se +conformerait au voeu des puissances. + +La mesure, qui n'eût jamais pu être bien efficace, ne fut même pas +sérieusement et sincèrement exécutée. Les pachas turcs conservèrent +la réalité du pouvoir et s'appliquèrent à prolonger un état +d'anarchie qui leur paraissait servir la prépotence ottomane, en +affaiblissant les deux races rivales. Les choses en vinrent à ce +point que, dans les premiers mois de 1845, une véritable guerre +civile éclata entre les Maronites et les Druses; ces derniers, +appuyés plus ou moins ouvertement par les Turcs, eurent généralement +le dessus et se livrèrent aux plus atroces excès. + +Le gouvernement français n'avait pas attendu ces lamentables +événements, pour se convaincre que la réforme nominale obtenue +en 1842 n'avait remédié à rien. Éclairé par l'expérience, pressé +par les orateurs qui, dans les deux Chambres, se faisaient les +avocats des Maronites, notamment par M. de Montalembert, M. +Guizot s'était bientôt décidé à modifier sa première attitude et +à réclamer le retour à l'ancien état de choses, le rétablissement +d'une administration unique et chrétienne. S'en étant ouvert aux +autres puissances, il trouva assez bon accueil auprès de M. de +Metternich. Mais, même après l'établissement de l'entente cordiale, +il ne parvint pas à amener à cette idée le cabinet de Londres. +Lord Aberdeen se disait très sincèrement désolé de l'anarchie du +Liban, prêt à s'associer à nous pour y mettre un terme; seulement, +il contestait l'efficacité du moyen que nous proposions. Incapable +personnellement d'encourager ou d'excuser les Druses, il était trop +souvent mal éclairé sur leur conduite, par ses agents en Syrie; +ceux-ci, obstinés dans les vieilles rivalités, ne voyaient, dans ces +féroces montagnards, que des protégés de l'Angleterre à soutenir +quand même contre les protégés de la France; le consul britannique à +Beyrouth put même être accusé d'avoir été l'instigateur ou tout au +moins le complice de ceux qui, en 1845, prirent les armes contre les +Maronites. Dans ces conditions, notre demande d'une administration +unique n'avait pas chance de réussir à Constantinople. Aussi, tout en +la maintenant, notre gouvernement ne négligea-t-il pas de présenter +des réclamations moins radicales, pour lesquelles il fut appuyé par +l'Autriche et même, dans une certaine mesure, par l'Angleterre. +Ces efforts ne furent pas absolument infructueux. En 1845 et dans +les années qui suivirent, diverses réformes, plus sérieusement +accomplies que celle de 1842, apportèrent des améliorations réelles, +bien qu'encore incomplètes, à la situation des Maronites. La +diplomatie du gouvernement de Juillet ne put obtenir davantage. + + +III + +Les difficultés qui entravaient notre diplomatie dans la question du +Liban devaient lui faire chercher, sur cette vaste scène de l'Orient, +un autre point où elle pût agir plus efficacement. Y avait-il chance +de le trouver dans le jeune royaume de Grèce? On sait comment, à la +fin de la Restauration, la France, l'Angleterre et la Russie étaient +intervenues dans la création de cet État; elles avaient ainsi acquis +le droit et contracté l'obligation de surveiller et de seconder ses +débuts. Ceux-ci n'avaient pas été heureux. Plusieurs siècles de +servitude, suivis de plusieurs années d'insurrection, ne sont pas une +bonne école pour les moeurs publiques. Aussitôt les Turcs chassés, le +pays avait été en proie à une anarchie sanglante et ruineuse. Pour +y remédier, les trois puissances protectrices cherchèrent un roi; +elles eurent de la peine à le trouver; Léopold, le futur souverain +de la Belgique, un moment choisi en 1830, se déroba. Force fut de se +rabattre, en 1832, sur un prince encore mineur, Othon, second fils du +roi de Bavière. La France, l'Angleterre et la Russie lui accordèrent, +comme dot, la garantie collective d'un emprunt de soixante millions. +Les Bavarois qui, dans les premières années, administrèrent sous +le nom du jeune roi, le firent avec une main d'une lourdeur toute +germanique, irritant l'amour-propre national, sans satisfaire les +intérêts ni même maintenir l'ordre matériel et la paix intérieure. +En 1837, quand Othon commença à gouverner lui-même avec le concours +de ministres indigènes, les choses n'en marchèrent pas mieux; esprit +honnête, mais court, obstiné et hésitant, tenant à son pouvoir +absolu sans en rien faire, le Roi n'était ni aimé de ses sujets, +ni considéré par les diplomates étrangers. Le désordre financier +était extrême, au grand déplaisir des États garants de l'emprunt. +Pour comble de malheur, les dissensions intestines--la plus +dangereuse peut-être des maladies dont souffrait la Grèce--étaient +encore aggravées par la rivalité des trois puissances tutrices. Si +celles-ci, à l'origine, avaient agi en commun pour faire reconnaître +l'indépendance hellénique, ce n'était pas qu'il y eût entre elles, +sur cette question, un réel accord de vues; c'était au contraire par +méfiance réciproque, pour se surveiller et se contenir mutuellement; +chacune avait craint que l'autre ne voulût exploiter ce mouvement +à son profit exclusif. Le nouvel État créé, cette méfiance +persista. Les factions grecques l'exploitèrent, et bientôt elles se +distinguèrent en parti français, parti russe, parti anglais; chaque +chef de légation, devenu patron d'un parti, épousait ses prétentions, +s'associait à ses cabales et mettait son amour-propre à le faire +triompher sur les autres. + +Jusqu'en 1841, la prépondérance à Athènes avait été surtout +disputée entre la Russie et l'Angleterre. La France avait été trop +occupée chez elle, ou, quand elle avait eu le loisir de songer à +un rôle en Orient, sa pensée s'était dirigée de préférence vers +l'Égypte. Ce fut seulement après le déboire éprouvé de ce côté +que M. Guizot manifesta, par une dépêche adressée le 11 mars 1841 +aux autres cabinets, le dessein de «reporter sur la Grèce une +attention» qui, ajoutait-il, avait été jusque-là «distraite par +des questions plus urgentes[210]». Et pour commencer, il envoya +en mission extraordinaire et temporaire à Athènes M. Piscatory, +homme de ressources et de résolution, esprit élevé et ardent, +ayant une situation politique importante en France et jouissant en +Grèce d'une grande popularité personnelle pour avoir jadis, dans +la guerre de l'Indépendance, fait le coup de feu à côté des plus +vaillants palikares. Son arrivée amena naturellement les Grecs à +reporter leurs regards vers la France. Aussi bien savaient-ils que +là étaient leurs amis les plus sincères; à Londres, on ne s'était +résigné que d'assez mauvaise grâce à la création d'un État qui +démembrait l'Empire ottoman; à Saint-Pétersbourg, si l'on voulait +bien d'une Grèce vassale du Czar, on jalousait une Grèce trop forte +et trop indépendante; à Paris seulement, on avait applaudi sans +arrière-pensée à la résurrection d'un peuple ayant un passé si +glorieux, et on lui souhaitait sincèrement de grandes destinées. +Le dessein de M. Guizot n'était pas de rentrer, à Athènes, dans la +vieille politique d'antagonisme, dont au même moment il essayait de +sortir à Madrid. Partant de cette double idée que notre premier, +notre unique intérêt en Grèce était la durée et la prospérité du +nouvel État, ensuite que l'un des principaux obstacles à cette +durée et à cette prospérité était le conflit d'influence entre les +puissances protectrices, il désirait y substituer le concert. Dès +la fin de 1841, il s'en expliqua très nettement avec lord Aberdeen. +«Il est bien nécessaire, écrivait-il, que nous fassions cesser, sur +les lieux mêmes, ces jalousies aveugles, ces rivalités puériles, ces +luttes sur les petites choses, tout ce tracas d'en bas qui dénature +et paralyse la bonne politique d'en haut[211].» Le secrétaire d'État +britannique accueillit bien ces ouvertures et envoya des instructions +dans le même sens à sir Edmond Lyons. Celui-ci, qui, depuis 1832, +représentait l'Angleterre à Athènes, était un ancien capitaine de +vaisseau, homme du monde aimable, gai, naturel, mais diplomate +impérieux, soupçonneux, cassant, grossissant sans mesure tous les +incidents secondaires, prêt à partir en guerre pour les moindres +difficultés, tout imbu de l'esprit de lord Palmerston qui le tenait +en grande faveur; nul n'avait été plus passionnément engagé dans +toutes les querelles d'influence en Grèce. Un tel agent pouvait-il +devenir l'instrument d'une politique d'entente? En tout cas, pour +l'y contraindre, il eût fallu porter à ces affaires une attention +plus soutenue et plus énergique que ne le faisait à cette époque lord +Aberdeen. M. Guizot lui-même, absorbé par d'autres questions, ne +donna pas, pour le moment, grande suite à l'initiative qu'il avait +prise en 1841. L'année 1842 et le commencement de 1843 s'écoulèrent +donc sans que l'état des choses à Athènes fût sérieusement modifié. + +[Note 210: Cette dépêche est citée intégralement dans les Pièces +justificatives des _Mémoires de M. Guizot_. C'est à ces Mémoires, +et aussi à l'ouvrage de M. d'Haussonville sur l'_Histoire de la +politique extérieure de 1830 à 1848_, que sont empruntés les +documents qui seront cités dans la suite de cet exposé, sans +indication de source spéciale.] + +[Note 211: Lettre à M. de Sainte-Aulaire, en date du 8 octobre 1841.] + +Ce fut vers le milieu de 1843, à l'époque où l'entente cordiale +tendait à devenir la règle générale des rapports entre l'Angleterre +et la France, que la question grecque fut remise sur le tapis et +prit assez d'importance pour que M. Guizot l'appelât, quelques +mois plus tard, à la tribune, «la grande affaire de l'Orient». Dès +juin 1843, M. Piscatory fut renvoyé à Athènes, non plus en mission +temporaire, mais avec la qualité de ministre de France. Il lui était +recommandé «de beaucoup faire et même sacrifier, pour maintenir le +concert avec ses collègues», spécialement avec sir Edmond Lyons. +«C'est, ajoutait M. Guizot, le seul moyen d'action efficace..... +Je ne sais pas jusqu'où nous mènerons ce concert; mais il faut le +mener aussi loin que nous le pourrons; par le concert et pendant sa +durée, nous nous fortifierons pour le moment où il nous manquera.» +En même temps, notre ministre saisissait l'occasion d'un débat à la +Chambre des pairs, le 21 juillet 1843, pour proclamer solennellement +la politique d'entente qu'il prétendait inaugurer en Grèce. À peine +arrivé à Athènes, M. Piscatory s'appliqua loyalement à exécuter ses +instructions. «Je me fais petit, écrivait-il à M. Guizot; j'ai même +un peu brusqué mes amis. Je fais ici un métier bien contraire à ma +nature; je me contrarie sur tout, et je fais d'énormes sacrifices à +mes collègues, qui n'en font aucun..... Ne croyez pas que je sois las +du mauvais quart d'heure qu'en toutes choses il faut savoir passer; +j'enrage souvent, mais je sais vouloir, et je voudrai jusqu'au bout.» + +Des événements allaient s'accomplir qui rendaient le concert des +puissances plus nécessaire encore à la Grèce. Le 15 septembre 1843, +un soulèvement populaire arracha au roi Othon la promesse d'une +constitution libérale et la convocation d'une assemblée nationale +chargée de la rédiger. À la différence du cabinet de Londres, +celui de Paris n'avait pas désiré cette révolution: le système +parlementaire lui paraissait d'une application bien difficile avec +une nation si divisée et si inexpérimentée, une royauté si neuve +et si impopulaire; à son avis, il eût mieux valu s'en tenir à des +réformes administratives. Mais, le fait accompli, il se montra tout +disposé à s'unir à l'Angleterre pour seconder la mise en train +du nouveau régime. De Londres et de Paris, on envoya donc les +mêmes instructions. Tandis que M. Guizot écrivait à M. Piscatory: +«Persistez à subordonner les intérêts de rivalité à l'intérêt +d'entente, la petite politique à la grande», lord Aberdeen mandait à +sir Edmond Lyons: «Je vois avec regret que vous avez une tendance à +maintenir l'ancienne distinction des partis... Gardez-vous bien de +mettre en avant Maurocordato, ou tout autre, comme le représentant +de la politique et des vues anglaises. Je suis sûr que le ministre +de France recevra les mêmes instructions quant à Colettis et à ceux +qui se prétendraient les soutiens des intérêts français... Ce serait +une grande pitié, quand les gouvernements sont entièrement d'accord, +que quelque jalousie locale ou les prétentions personnelles de nos +amis vinssent aggraver nos difficultés.» Ces recommandations ne +furent pas sans effet. M. Piscatory marcha résolument dans la voie +qui lui était prescrite, étonnant parfois nos amis du parti français, +mais finissant par obtenir du plus grand nombre qu'ils suivissent +nos conseils d'union. Sir Edmond Lyons lui-même, frappé d'un tel +exemple et pressé par son chef, avait meilleure attitude que dans le +passé. L'union si patente de la France et de l'Angleterre, jointe +à l'abstention de la Russie, qui boudait la constitution, amena à +Athènes, sinon la paix, du moins une sorte de suspension d'armes +entre les partis; elle permit de passer sans accident le périlleux +défilé de la réunion de l'assemblée nationale et de la confection +de la constitution. Heureux résultat que M. Guizot célébrait à la +tribune de la Chambre des députés, le 21 janvier 1844, et dont, avec +raison, il faisait honneur à l'entente cordiale. + +Le gouvernement français eut bientôt occasion de prouver la loyauté +avec laquelle il était résolu à pratiquer cette entente. Le premier +cabinet formé à Athènes, en avril 1844, après le vote de la +constitution, eut à sa tête le chef du parti anglais, Maurocordato; +M. Piscatory le soutint ouvertement. Pour le coup, sir Edmond Lyons +parut comprendre la vertu de l'entente cordiale; il n'avait pas +assez d'éloges pour M. Piscatory. Quant à lord Aberdeen, il était +tout heureux; à ceux qui, autour de lui et jusque dans le sein du +cabinet, doutaient des avantages de sa politique et objectaient que +son premier effet avait été, en Espagne, le triomphe de l'influence +française, il montrait, en Grèce, le parti anglais au pouvoir. +«Voilà , leur disait-il, à quoi sert l'entente[212]!» + +[Note 212: Lettres de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 2 et du 3 +mai 1844.] + +Cette lune de miel ne devait malheureusement pas durer. Maurocordato +s'appuyait sur une base trop étroite. Le parti anglais, composé +d'hommes relativement éclairés et ouverts aux idées européennes, +n'était guère qu'un état-major sans soldats. La masse de la nation +allait bien plus volontiers soit au parti religieux patronné par la +Russie, soit surtout au parti populaire, guerrier et patriote, qui se +recommandait de la France. Si le cabinet avait avec lui les habits, +il avait contre lui les fustanelles, de beaucoup les plus nombreuses. +On s'en aperçut aux élections générales auxquelles il fallut procéder +en juillet 1844. Elles furent un désastre pour Maurocordato, qui +dut céder la place à un ministère réunissant Colettis, le chef du +parti français, et Metaxa, le chef du parti russe. Cette association +n'impliquait pas un partage égal d'influence; la prépondérance +appartenait à Colettis. + +Notre diplomatie n'avait rien fait, ni pour renverser Maurocordato, +à qui elle avait toujours prêté appui, ni pour pousser en avant +Colettis, qu'elle avait au contraire tâché de contenir; tout était +arrivé par le mouvement naturel de l'opinion en Grèce. L'événement +accompli, M. Guizot n'eut qu'une préoccupation, atténuer le +déplaisir et la mortification qu'en devait ressentir l'Angleterre. +Il faisait écrire à notre chargé d'affaires à Londres: «Ne laissez +pas croire que nous acceptions le moins du monde comme un succès +nôtre, c'est-à -dire français, la chute de Maurocordato[213].» Tout +en reconnaissant la nécessité d'aider Colettis, il voulait qu'on +ménageât le plus possible les hommes du parti anglais et qu'on ne +fournît aucun grief au cabinet de Londres. «Je crains, écrivait-il +à M. Piscatory, que nous ne retombions dans ce qui a, si longtemps +et sous tant de formes diverses, perdu les affaires grecques, +la division et la lutte des partis intérieurs et des influences +extérieures. Donnez, Colettis et vous, un démenti à ce passé. Je +vous y aiderai de tout mon pouvoir.» Et encore: «Dites-vous souvent +que, quelque intérêt que nous ayons à Athènes, ce n'est pas là +que sont les plus grandes affaires de la France.» En même temps, +il s'adressait directement à lord Aberdeen, et tâchait par de +loyales explications, par des assurances répétées, de dissiper ses +préventions et de calmer ses inquiétudes. + +[Note 213: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, en date du 27 +septembre 1844. (_Documents inédits._)] + +C'était au tour de l'Angleterre de se conduire comme nous l'avions +fait pendant que ses clients étaient au pouvoir, de sacrifier ses +préférences de personne et de parti à la nécessité supérieure de +l'entente. Sir Edmond Lyons prit aussitôt une attitude absolument +contraire: tout entier à son dépit, il ne se donna même pas la peine +de le voiler, se brouilla ouvertement avec M. Piscatory, et commença +une guerre acharnée contre Colettis. Chez lord Aberdeen lui-même, il +semblait que la droiture habituelle d'esprit fût un peu altérée par +le désappointement que lui avait causé la chute de Maurocordato. M. +Guizot s'en rendait compte, et, dès le premier jour, il écrivait à M. +Piscatory: «Quand on attaquait lord Aberdeen sur l'entente cordiale, +quand on lui demandait quelle part de succès il y avait, la Grèce +était sa réponse, sa réponse non seulement à ses adversaires, mais +aussi à ceux de ses collègues qui hésitaient quelquefois dans sa +politique... Il a perdu cette réponse. Il est aujourd'hui, en Grèce, +dans la même situation qu'en Espagne; à Athènes, comme à Madrid, +il expie les fautes, il paye les dettes de lord Palmerston et de +ses agents. C'est un lourd fardeau; il en a de l'inquiétude et de +l'humeur.» Nos protestations, bien que non absolument inefficaces, +ne suffirent pas à dissiper cette humeur. Lord Aberdeen ne pouvait +se défaire de cette idée que la présence de Colettis au ministère +était un danger, et que M. Piscatory n'avait pas été étranger au +renversement de Maurocordato. C'était, du reste, la conviction +générale en Angleterre. Un député whig, M. Cochrane, ayant dit, en +pleine Chambre des communes, que la conduite de M. Piscatory avait +été «honteuse et dégradante», sir Robert Peel se bornait à répondre: +«Quant à la conduite de M. Piscatory, la Chambre m'excusera si je +n'en dis rien; je ne pense pas qu'il soit dans les convenances que +j'exprime publiquement mon opinion sur un agent étranger.» Tout ce +que M. Guizot put obtenir de lord Aberdeen fut la recommandation +faite à sir Edmond Lyons, qui n'en tint pas compte, de se montrer +poli avec M. Piscatory, «de ne prendre part à aucune menée contre +M. Colettis, et de ne tenter aucun effort pour faire prévaloir +l'influence anglaise[214]». + +[Note 214: Instructions du 11 novembre 1844.] + +L'espoir de lord Aberdeen était que Colettis échouerait comme +Maurocordato. Le problème ne paraissait-il pas insoluble? Dans un +pays où n'existait même pas la notion d'un état social régulier[215], +il fallait fonder un gouvernement, créer une administration, et même +faire fonctionner le régime parlementaire. Un événement, survenu +au milieu de 1845, rendit la situation plus difficile encore: +Metaxa s'étant brouillé avec Colettis, celui-ci resta seul maître +du pouvoir, ayant contre lui la coalition des deux partis russe et +anglais, sans autre point d'appui que son propre parti, nombreux à +la vérité, mais ignorant et turbulent. Et lui-même, qu'était-il? Un +ancien conspirateur, un ancien chef de palikares. Oui, mais depuis +la guerre de l'Indépendance il avait séjourné, pendant plus de sept +années, à Paris, comme ministre de Grèce; là , au spectacle des choses +d'Occident, dans le commerce intime d'hommes tels que M. Guizot et +le duc de Broglie, cet esprit naturellement sagace et supérieur +s'était initié à la civilisation, jusque-là tout à fait ignorée de +lui; sans dépouiller entièrement son premier tempérament, ni faire +disparaître toute sa barbarie d'origine, en en conservant ce qui le +maintenait en communion avec ses compatriotes, il avait peu à peu +acquis plusieurs des qualités de l'homme d'État. Aussi, une fois au +pouvoir, étonna-t-il tout le monde par son sens du gouvernement, +son esprit de mesure, son sang-froid, son aplomb, son adresse, +sa fécondité de ressources. Il domina ses adversaires et, ce qui +était peut-être plus malaisé, contint ses partisans. Non sans doute +qu'il eût du premier coup transformé en sujets soumis, en citoyens +corrects, des hommes dont plusieurs semblaient plutôt préparés +au métier de brigands; trop souvent il ne pouvait les satisfaire +qu'aux dépens de l'impartialité et de la régularité administratives. +Finances, justice, armée, police, rien n'était encore bien organisé; +certaines notions de moralité demeuraient fort obscurcies. C'était le +legs du passé, la conséquence d'habitudes anciennes qu'on ne pouvait +corriger en quelques mois. «On n'a jamais fait du pain blanc avec de +la farine noire», disait philosophiquement Colettis. Et cependant, +malgré tout, il y avait un réel progrès: le jeune royaume jouissait +d'une tranquillité relative, d'un commencement de prospérité qu'il +n'avait pas connus jusqu'alors et qui, pour le moment, paraissaient +lui suffire. Le premier ministre se montrait l'homme d'une transition +nécessaire entre l'anarchie barbare où la Grèce n'eût pu demeurer +plus longtemps sans périr, et le gouvernement régulier, moderne, +occidental, pour lequel elle n'était pas mûre. + +[Note 215: M. Thouvenel, alors secrétaire d'ambassade à Athènes, +écrivait le 20 décembre 1845: «Rien ici n'est solide, si ce n'est +un instinct de désordre, de rapine, historiquement très explicable, +mais fort embarrassant pour former un État.» (_La Grèce du roi Othon, +correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis_, p. 8.)] + +Ce succès réel gagna à Colettis la sympathie de tous les témoins +impartiaux, même des envoyés des cours allemandes qui avaient d'abord +partagé les méfiances de la légation anglaise[216]. Mais il exaspéra +sir Edmond Lyons, qui n'en devint que plus obstiné et plus acharné +dans son hostilité. «C'est un fou furieux», écrivait-on d'Athènes, +le 20 décembre 1845[217]. Notre légation ne pouvait laisser sans +défense Colettis ainsi attaqué; force était de venir à son secours. +M. Piscatory n'était pas homme à déserter une telle tâche. À son +tempérament ardent, vaillant, énergique, la lutte coûtait moins +qu'une attitude de réserve et d'observation. Nul n'était plus homme +d'action et de commandement. Il prit donc sans hésitation, et même +probablement avec quelque plaisir, le rôle auquel l'obligeaient les +provocations de sir Edmond Lyons. Il se fit ouvertement le patron +du ministre que la légation anglaise prétendait renverser, le chef +du parti qui se disait «français», ne s'effarouchant pas de ce +que ce parti avait encore d'un peu sauvage, tâchant seulement de +le discipliner. «Nous nous sommes placés au milieu des palikares, +écrivait l'un des jeunes membres de la légation française, M. +Thouvenel; nos amis ne nous font pas toujours honneur, mais ils +sont les plus forts[218].» Il fut en effet bientôt visible, comme +le disait encore M. Thouvenel, que «M. Lyons était battu à plate +couture par M. Piscatory[219]». Le parti anglais ne comptait plus que +douze voix à la Chambre. Jamais notre influence n'avait été aussi +prépondérante à Athènes: c'était manifestement le ministre de France +qui gouvernait la Grèce. + +[Note 216: Voir notamment un Mémoire rédigé en avril 1846 par +l'envoyé d'Autriche, le comte Prokesh. (HAUSSONVILLE, _Histoire de la +politique extérieure du gouvernement français_, 1830-1848, p. 107.)] + +[Note 217: _La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel_, +p. 11.] + +[Note 218: _Ibid._--M. Thouvenel ajoutait, quelques jours plus tard: +«Nous sommes ici, il ne faut pas nous le dissimuler, les amis de la +canaille; mais cette canaille, après tout, est la masse du pays, +et c'est là que, pour être forts, nous avons dû poser notre camp.» +(_Ibid._, p. 13.)] + +[Note 219: _Ibid._, p. 113.] + +Y avait-il lieu de se féliciter sans réserve d'un pareil résultat? +Ne fallait-il pas reconnaître, au contraire, qu'une telle situation +était anormale, et qu'elle pouvait avoir de fâcheuses conséquences +pour la Grèce comme pour la France? La Grèce n'avait chance de +s'affermir et de se développer, de surmonter ses difficultés +intérieures et extérieures, qu'avec l'appui de toutes les puissances +protectrices, et elle était certainement trop faible pour supporter, +sans en beaucoup souffrir, la rivalité diplomatique dont elle était +l'objet et le théâtre. D'ailleurs, si la maladresse de sir Edmond +Lyons et l'habileté de M. Piscatory donnaient momentanément le +dessous au parti anglais, l'Angleterre avait en Orient une situation +trop forte pour qu'il fût indifférent à un petit État d'encourir +son hostilité ou seulement sa bouderie. Quant à la France, hors la +satisfaction d'amour-propre de primer sur une scène bien étroite +et d'infliger un échec mérité à qui lui cherchait une méchante +querelle, de quel grand intérêt politique était pour elle cette +lointaine victoire? Quel profit trouvait-elle à dominer la Grèce, +quel honneur à paraître solidaire et responsable d'un gouvernement +après tout fort imparfait? Pouvait-elle se flatter de jouer un grand +rôle dans le Levant, au moyen de cet État encore mal assis auquel +on devait souhaiter, avant tout, une prudente immobilité, et dont +les ambitions n'eussent pu d'ailleurs se satisfaire qu'au préjudice +de notre politique traditionnelle sur le Bosphore? Tout cela, sans +doute, n'était pas une raison de se désintéresser absolument de ce +qui se passait en Grèce; mais c'était une raison de ne s'y engager +qu'avec mesure. Sur place, dans la chaleur de la lutte, cette mesure +était difficile à garder, surtout pour M. Piscatory. Il ne savait +pas faire petitement et n'était pas l'homme des rôles effacés ou +médiocres. C'était affaire à ceux qui l'employaient de lui choisir +des postes à sa taille. M. Thouvenel écrivait finement, d'Athènes, le +20 décembre 1845: «Ici, comme à Madrid, il est à désirer qu'on tienne +le jeu, mais sans y trop mettre; le gain ne vaut pas les émotions +de la partie.» Puis il ajoutait tout bas, en parlant de son chef de +légation: «Je crois qu'il a trop mis au jeu[220].» + +[Note 220: _La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel_, +p. 9 et 11.] + +À Paris, on savait gré sans doute à M. Piscatory et à Colettis de +leur habileté et de leur succès: on ne songeait ni à les désavouer, +ni à leur conseiller une capitulation. Mais on ne se voyait pas sans +chagrin entraîné dans une politique si différente de celle qu'on +avait rêvée et qu'un moment on avait cru tenir. M. Désages écrivait +à M. Thouvenel, le 20 mai 1846: «Oui, c'est un grand mal que nous +ayons à prendre si complètement, si ouvertement à notre compte la +défense et la protection du cabinet d'Athènes. C'est mauvais pour +la Grèce et pour nous, car la pression contre ce cabinet s'accroît +indubitablement de l'influence déclarée, patente, que nous donne +sur lui le besoin qu'il a de notre appui. À cela, je ne vois, pour +le présent du moins, aucun remède. Le seul palliatif est dans la +continuation de notre bonne entente avec les légations et les cours +allemandes[221].» Quant à M. Guizot, il avait trop vivement désiré +l'accord, il était trop pénétré de ses avantages supérieurs, pour ne +pas regretter le conflit, même quand il y avait l'avantage. Il ne se +lassait pas de faire appel à lord Aberdeen pour rétablir cet accord. +Il profitait de la seconde entrevue d'Eu, en septembre 1845, pour +dire au ministre anglais «tout ce qu'il pensait» de la conduite de +sir Edmond Lyons. Peu auparavant, M. de Metternich, pressé par nous, +avait aussi «fait une charge à fond» sur le secrétaire d'État. Tout +cela à peu près sans aucun résultat. «Je crois, écrivait M. Guizot +en novembre 1845, lord Aberdeen bien près d'être convaincu que Lyons +juge mal les affaires de Grèce et conduit mal celles de l'Angleterre +en Grèce; mais, mais, mais... je m'attends à la prolongation de +cette grosse difficulté.» Si désireux qu'il fût de mettre fin au +désaccord, notre ministre en prenait virilement son parti, du moment +où la politique britannique le rendait inévitable. «Il faut vivre +avec ce mal-là , écrivait-il à M. Piscatory; nous ne sommes pas en +train d'en mourir. Je regrette le fait, mais je m'y résigne.» C'est +qu'au fond, là comme en Espagne, il se sentait garanti contre de +trop fâcheuses conséquences, par la présence de lord Aberdeen au +_Foreign office_. S'il désespérait d'obtenir qu'il réprimât son +agent, il savait n'avoir à craindre de sa part aucune démarche +offensive qui pût faire dégénérer la querelle des deux légations en +un conflit des deux gouvernements. L'entente cordiale, pour n'avoir +pas produit dans les affaires de Grèce ce qu'on en attendait, n'y +était donc pas absolument inefficace: elle localisait le dissentiment +et l'empêchait d'avoir un contre-coup sur un plus vaste théâtre. + +[Note 221: _La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel_, +p. 73.] + + +IV + +On le voit, sur quelques-uns des points où l'on tâchait de +l'appliquer, l'entente cordiale n'allait pas sans difficultés. +Nouvelle preuve de cette vérité souvent constatée que, pour être +quelquefois raisonnable et utile, l'alliance anglaise est rarement +commode et agréable, surtout quand elle se trouve être, comme sous +la monarchie de Juillet, l'alliance nécessaire. Toutefois, là même +où cette entente était d'une exécution pénible et imparfaite, il +ne semblait pas que, du côté de la France, on pût se plaindre des +résultats obtenus. En Grèce comme en Espagne, si le cabinet de +Londres ne nous donnait pas le concours que nous eussions désiré, du +moins il nous laissait à peu près le champ libre, et, dans ces deux +pays où naguère l'influence anglaise dominait, l'influence française +avait maintenant le dessus. N'était-ce pas à croire que M. de +Metternich devinait juste quand, tout au début de l'entente cordiale, +le 12 octobre 1843, il avait fait cette sorte de prophétie: «Dans +une rencontre avec Louis-Philippe et M. Guizot, lord Aberdeen tirera +toujours la courte paille[222].» Cette impression persista à Vienne, +et, au commencement de 1846, l'ambassadeur d'Autriche à Londres +mandait à son gouvernement que «lord Aberdeen était complètement +dominé par l'ascendant de M. Guizot[223]». C'était naturellement sous +ce jour qu'en Angleterre l'opposition whig s'appliquait à présenter +les choses. Le journal de lord Palmerston, le _Morning Chronicle_, +disait en janvier 1845: «M. Guizot a tellement fasciné lord Aberdeen +qu'il n'est rien que celui-ci puisse lui refuser. M. Guizot a abaissé +notre influence en Espagne, en Grèce, en Belgique; il s'est moqué de +nous au Maroc, nous a insultés à Taïti, abandonnés au Texas, a usurpé +nos droits au Brésil... Tout serait préférable au compérage entre M. +Guizot et lord Aberdeen, compérage dans lequel ce dernier joue son +rôle sempiternel d'aimable dupe et sacrifie à la paix à tout prix les +plus chers intérêts et la véritable dignité de son pays.» Plus tard, +après la chute du ministère tory, un homme d'État whig, plus modéré +que lord Palmerston, lord Clarendon, s'expliquant dans l'intimité +sur le reproche fait ainsi à lord Aberdeen, le déclarait fondé; +il attribuait à son «laisser faire» le «succès des intrigues de +Louis-Philippe». «Les agents anglais, ajoutait-il, n'importe où ils +étaient, avaient été rendus dépendants des agents français, au point +qu'ils n'osaient se plaindre d'aucun mauvais procédé de ces derniers, +sachant que ce serait s'exposer à une réprimande et courir le risque +d'être humiliés dans l'exercice public de leur fonction[224].» + +[Note 222: J'ai déjà eu occasion de citer ce propos. (_Mémoires de +Metternich_, t. VI, p. 690.)] + +[Note 223: Lettre du comte de Flahault à M. Guizot, du 6 février +1846. (_Documents inédits._)] + +[Note 224: _The Greville Memoirs, second part_, vol. III, p. 16.] + +Ce qui est en tout cas certain, c'est que l'entente cordiale se +maintenait principalement par les rapports personnels d'amitié, +d'estime, de confiance, établis depuis la première entrevue d'Eu, en +1843, entre M. Guizot et lord Aberdeen. Ils avaient pris peu à peu +l'habitude de s'écrire directement dans les circonstances délicates, +cherchant ainsi à donner à leurs communications le caractère d'un +tête-à -tête. Il suffit de se rappeler quelles étaient les qualités de +M. Guizot, l'autorité et la hauteur de son esprit, pour être assuré +qu'un pareil tête-à -tête ne devait pas tourner à son désavantage. +Jusqu'où allait cette loyale et confiante intimité, on en peut juger +par ce que nous connaissons de la correspondance des deux ministres. +Un jour, par exemple, M. Guizot, apprenant que lord Aberdeen était +un peu troublé par les rapports de quelqu'un de ses diplomates, d'un +Bulwer ou d'un Lyons, lui écrivait: «Ce que nous avons, je crois, +de mieux à faire l'un et l'autre, c'est de mettre en quarantaine +sévère tous les rapports, bruits, plaintes, commérages, qui peuvent +nous revenir sur les menées secrètes ou les querelles de ménage de +nos agents; pour deux raisons: la première, c'est que la plupart de +ces commérages sont faux; la seconde, c'est que, même quand ils ont +quelque chose de vrai, ils méritent rarement qu'on y fasse attention. +L'expérience m'a convaincu, à mon grand regret, mais enfin elle +m'a convaincu que nous ne pouvions encore prétendre à trouver ou à +faire soudainement passer dans nos agents la même harmonie, la même +sérénité de sentiments et de conduite qui existe entre vous et moi. +Il y a, chez nos agents dispersés dans le monde, de grands restes de +cette vieille rivalité inintelligente, de cette jalousie aveugle et +tracassière qui a longtemps dominé la politique de nos deux pays. +Les petites passions personnelles viennent s'y joindre et aggravent +le mal. Il faut lutter, lutter sans cesse et partout contre ce +mal, mais en sachant bien qu'il y a là quelque chose d'inévitable +et à quoi, dans une certaine mesure, nous devons nous résigner. +Nous nous troublerions tristement l'esprit, nous nous consumerions +en vains efforts, si nous prétendions prévenir ou réparer toutes +les atteintes, tous les mécomptes que peut recevoir çà et là notre +bonne entente. Si ces atteintes sont graves, si elles compromettent +réellement notre politique et notre situation réciproque, portons-y +sur-le-champ remède, d'abord en nous disant tout, absolument tout, +pour parvenir à nous mettre d'accord, vous et moi, ensuite en +imposant nettement à nos agents notre commune volonté. Mais, sauf +de telles occasions, laissons passer, sans nous en inquiéter, bien +des difficultés, des tracasseries, des humeurs, des mésintelligences +locales qui deviendraient importantes si nous leur permettions de +monter jusqu'à nous, et qui mourront dans les lieux mêmes où elles +sont nées, si nous les condamnons à n'en pas sortir[225].» + +[Note 225: Lettre du 3 décembre 1844, citée par M. Guizot dans son +étude sur Robert Peel.] + +Pour pratiquer cette amitié avec M. Guizot, lord Aberdeen ne devait +pas seulement fermer l'oreille à ses subordonnés, il devait aussi +faire entendre raison à ses collègues, et non aux moindres d'entre +eux. Déjà plus d'une fois j'ai eu l'occasion de noter la tendance +de l'illustre chef du cabinet britannique, sir Robert Peel, à +prendre ombrage de ce qui se faisait ou se disait chez nous. Dans +l'automne de 1845, sous l'empire de ces méfiances, heureusement +passagères, il parut se produire un désaccord entre lui et le chef +du _Foreign office_; celui-ci tint bon et offrit sa démission; Peel +n'insista pas; seulement, comme il demeurait persuadé qu'en dépit des +intentions pacifiques de Louis-Philippe et de son ministre, la guerre +ne pourrait être longtemps évitée, il commença à s'occuper de la +défense des côtes méridionales, signalées, depuis plusieurs années, +par le duc de Wellington, comme le point faible de l'Angleterre[226]. +Vers le même temps, M. Guizot, toujours attentif à ne laisser naître +aucun soupçon chez lord Aberdeen, s'expliqua à coeur ouvert avec +lui, au sujet des projets belliqueux qu'on prêtait à la France. «Je +n'ai nul droit, lui écrivait-il le 2 octobre 1845, de m'étonner des +suppositions et des appréhensions qu'excitent chez vous ce qu'on +appelle nos préparatifs et nos armements maritimes, car j'en suis +également assailli. Il n'est bruit, en France, que des armements et +des préparatifs de l'Angleterre.» Puis, après avoir montré, avec +force faits et chiffres, que, «considérés dans leur ensemble», les +travaux effectués en France «ne pouvaient avoir qu'une influence et +des résultats pacifiques», il ajoutait: «Je suis convaincu qu'il +en est de même chez vous, et je le dirai dans l'occasion. Dites-le +également pour nous. Repoussons, démentons nettement, de part et +d'autre, les mensonges intéressés de l'esprit de parti et les erreurs +puériles de la badauderie. La politique que nous pratiquons n'a +rien qui ne puisse être dit tout haut. Plus nous la montrerons à +découvert, plus elle sera, dans nos deux pays, forte et rassurante, +et plus aussi nous nous sentirons à l'aise et sûrs de notre fait en +la pratiquant[227].» + +[Note 226: _The life of lord John Russell_, par Spencer WALPOLE, vol. +II, p. 13.] + +[Note 227: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 230 +à 236.] + +Curieux et noble spectacle, bien rare dans l'histoire politique, +que celui de l'amitié de ces deux hommes d'État, devenue, entre des +peuples que divisaient tant de préventions anciennes ou récentes, en +face de questions difficiles, au milieu même de crises périlleuses, +la garantie de la paix du monde. Seulement on voit tout de suite en +quoi cette garantie était fragile et précaire. Qu'en resterait-il, +si l'un des deux amis venait à quitter le pouvoir? Or, vers le +milieu de 1845, le cabinet tory, qui gouvernait depuis 1841 et +qui avait accompli à l'intérieur de grandes choses, donnait des +signes d'affaiblissement. Quelques-uns de ses membres hésitaient +à suivre plus loin leur chef dans ses réformes économiques. Ces +difficultés devinrent telles que, le 6 décembre de cette même année +1845, sir Robert Peel dut porter à la Reine sa démission et celle +de ses collègues. Lord John Russell fut chargé de former une autre +administration. «Je suis bien triste! écrivit aussitôt M. Guizot à +lord Aberdeen. Nous faisions de la si honnête et si grande politique! +Et nous la faisions si amicalement! Qu'y a-t-il de plus rare, dans +la vie publique, qu'un peu de sincérité et de vraie amitié? C'était +très bon pour nos deux pays, et très doux pour nous-mêmes. Je ne +puis, je ne veux pas croire que ce soit réellement fini[228].» La +nouvelle causa d'autant plus d'émoi en France, qu'on annonçait la +rentrée de lord Palmerston au _Foreign office_. D'après le témoignage +d'un Anglais, alors de passage à Paris et fort mêlé à la haute +société politique des deux côtés du détroit, M. Reeve[229], le +roi Louis-Philippe manifestait contre Palmerston une «répugnance +invincible», et parlait de lui comme de «l'ennemi de sa maison»; +M. Guizot, plus réservé, déclarait «qu'il serait exactement pour +Palmerston ce qu'il avait été pour Aberdeen», mais il ajoutait: «Vous +ne vous faites pas l'idée de l'effet produit par ce nom-là sur ce +pays et sur mon parti. Je sors d'un dîner avec la grosse banque: +tous étaient dans la consternation; on est venu vers moi, me prendre +la main en me disant: «Mais, monsieur le ministre, que ferez-vous +de cet homme-là ? Dans six mois, nous serons en lutte ouverte avec +l'Angleterre. Il vous fera des difficultés partout, en Espagne, en +Orient, à Taïti. C'est terrible.» M. de Rothschild disait au même M. +Reeve: «Lord Palmerston est un ami de notre maison; il dîne chez nous +à Francfort; mais il a l'inconvénient de faire baisser les fonds de +toute l'Europe, sans nous avertir.» + +[Note 228: 13 décembre 1845. (_Ibid._, p. 237.)] + +[Note 229: M. Reeve rendit compte de ses impressions à M. Greville, +dans deux lettres en date des 20 et 22 décembre 1845. (_The Greville +Memoirs, second part_, t. II, p. 345 à 347.)] + +Il était cependant, en France, un homme qui, loin de s'effrayer de +la rentrée de lord Palmerston, s'en réjouissait: chose étonnante, +c'était celui qu'on eût pu croire le moins disposé à oublier le +traité du 15 juillet 1840, celui qui, ministre, avait paru vouloir +la guerre pour se venger de ce traité, celui qui, dans les années +suivantes, avait reproché à son successeur d'avoir, à l'égard des +offenses du gouvernement britannique, la mémoire trop courte et le +pardon trop facile: on a nommé M. Thiers. Depuis quelques années, +à la vue de l'intimité établie entre M. Guizot et lord Aberdeen, +l'idée lui était venue que son intérêt serait de lier partie avec +lord Palmerston. Il s'était persuadé que le meilleur moyen de +revenir lui-même au pouvoir était que l'opposition anglaise y revînt +d'abord; dans ce cas, se disait-il, Louis-Philippe, par crainte de +compromettre la bonne intelligence avec l'Angleterre, se déciderait +à abandonner les amis des tories et à les remplacer par les amis +des whigs. Dès la fin de 1844, au lendemain de l'affaire Pritchard, +au moment où Palmerston poussait le plus ouvertement à l'hostilité +contre la France, M. Thiers lui faisait des avances que l'adversaire +de lord Aberdeen accueillait bien, ne trouvant, à son point de vue, +qu'avantage à aider l'ennemi de M. Guizot[230]. On vit alors le +_Constitutionnel_ et le _Morning Chronicle_, jusque-là si ardents +à invectiver leurs patrons respectifs, échanger des coquetteries +dont le _Journal des Débats_ faisait ressortir l'étrange et suspecte +nouveauté. Peu après, le 28 janvier 1845, M. Greville notait sur +son journal: «Le plus curieux incident de la politique française +est la _flirtation_ commencée entre Thiers et Palmerston. Le fait +est de notoriété à Paris, et l'on s'en amuse... Quelques lettres +courtoises ont été échangées entre ces hommes d'État, autrefois +rivaux[231].» Sous l'empire de ces sentiments, l'ancien ministre du +1er mars entreprit, au mois d'octobre 1845, une courte excursion en +Angleterre. Il y fut reçu avec un empressement curieux; on goûta +fort son esprit et sa belle humeur, bien qu'il parût parfois un peu +superficiel[232]. Soucieux de corriger les impressions produites +outre-Manche par sa conduite en 1840 et par le langage qu'il avait +tenu depuis cette époque, il protesta que son retour au pouvoir, loin +d'altérer les relations des deux pays, les améliorerait; il ajouta +que si, naguère, ces relations avaient failli plusieurs fois être +compromises, la faute en était aux maladresses de M. Guizot[233]: +occasion, pour lui, de s'exprimer sur son rival avec une amertume +qui ne parut pas toujours de bon goût à ses interlocuteurs[234]. +Il eut soin de voir les hommes de tous les partis; néanmoins ce fut +particulièrement avec les whigs qu'il s'attacha à nouer des liens +étroits, d'autant que plus d'un indice lui faisait alors pressentir +leur prochaine rentrée au ministère. Quelques jours après, M. de +Barante écrivait: «M. Thiers revient de Londres avec toute l'amitié +de lord Palmerston; il a aussi son entente cordiale[235].» + +[Note 230: M. Léon Faucher écrivait à M. Duvergier de Hauranne, le +30 novembre 1844: «Vous savez que les nuages se dissipent entre M. +Thiers et les whigs. J'y ai, pour ma part, un peu travaillé, et je +crois qu'il faut se féliciter, mais tout bas, de voir arriver le +succès.» (L. FAUCHER, _Biographie et Correspondance_, t. I, p. 159.)] + +[Note 231: L'éditeur du _Journal de M. Greville_, M. Reeve, confirme +ce rapprochement avec ses renseignements personnels, et il ajoute: +«C'était le résultat de leur commune haine contre M. Guizot.» (_The +Greville Memoirs, second part_, vol. II, p. 267.)] + +[Note 232: Lord Clarendon écrivait à Panizzi, le 12 octobre 1845: +«Thiers passe littéralement comme un éclair; s'il veut apprendre +quelque chose sur ce pays-ci, il ne doit pas venir ici pour une +seule semaine, bien que cette façon d'agir soit en harmonie avec +son système habituel. Vous rappelez-vous son fameux billet à +Ellice, alors secrétaire de la trésorerie: «Mon cher Ellice, je +veux connaître à fond le système financier de l'Angleterre: quand +pourrez-vous me donner cinq minutes?» (_The Life of sir Anthony +Panizzi_, par Louis FAGAN.)] + +[Note 233: _Journal inédit de M. de Viel-Castel._] + +[Note 234: On lit dans le Journal de Greville: «Aberdeen trouva M. +Thiers très agréable, mais pas si bien (_fair_) pour Guizot que +Guizot pour lui. Guizot parlait toujours en bons termes de lui, +tandis que Thiers parlait très mal de Guizot. En effet, Thiers +s'exprime sur Guizot avec le plus grand mépris, dit qu'il est grand +à la tribune, mais qu'il n'est ni un homme d'État, ni un homme +d'affaires.» (_The Greville Memoirs, second part_, vol. II, p. 298.)] + +[Note 235: Lettre du 29 octobre 1845. (_Documents inédits._)] + +On comprend dès lors pourquoi, deux mois plus tard, M. Thiers +accueillit avec tant de satisfaction la nouvelle de la dissolution +du cabinet Peel. Sa seule crainte était que «ses amis» de Londres ne +fussent trop timides. De Paris, il les excitait. «Enfin, écrivait-il +le 16 décembre 1845 à l'un de leurs confidents, vous voilà prêts +à manger les tories; je fais des voeux pour qu'il en soit ainsi... +Cependant j'ai peur que vos amis manquent de résolution. +S'ils laissent passer cette occasion de prendre le pouvoir, je ne +sais quand ils pourront le reprendre... Dussent-ils échouer au +parlement, à leur place, je le tenterais, sauf à porter la question +devant les électeurs... M. Guizot est au désespoir de la chute +des tories[236].» En même temps, sur son propre terrain, M. Thiers +s'apprêtait, sans perdre un instant, à profiter de ce qui lui +paraissait un coup de fortune: il expliquait aux meneurs de la gauche +et du centre gauche comment l'avènement des whigs devait avoir son +contre-coup en France et forcer le Roi à se séparer de M. Guizot; la +disgrâce de ce dernier lui paraissait même assez proche pour qu'il +réglât d'avance avec M. O. Barrot, par une sorte de traité signé, +la façon dont ils partageraient le pouvoir et l'usage qu'ils en +feraient[237]. + +[Note 236: Lettre à M. Panizzi. (_The Life of sir Anthony Panizzi_, +par L. FAGAN.)] + +[Note 237: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._--J'ai déjà +eu occasion de mentionner ce traité. (Cf. plus haut, ch. I, § I.)] + +Tandis que M. Thiers s'agitait ainsi à Paris, les événements, à +Londres, trompaient ses espérances. Dans ses efforts pour former un +ministère, lord John Russell rencontrait beaucoup de difficultés, +et, fait curieux, la principale venait de l'inquiétude causée, en +Angleterre même, par la rentrée de lord Palmerston au _Foreign +office_; on craignait que les bons rapports avec le cabinet de Paris +n'en fussent gravement altérés. Cette objection, indiquée avec +réserve par la Reine, fut formulée d'une façon plus absolue par lord +Grey, qui refusa d'entrer dans le nouveau cabinet si l'on ne mettait +pas le ministre suspect d'hostilité contre la France à un autre +poste, par exemple au département des colonies. Palmerston, blessé, +répondit ne pouvoir accepter que les affaires étrangères. Lord John +Russell eût été disposé à lui donner raison[238], mais il ne crut pas +pouvoir se passer de lord Grey. Force lui fut donc, le 20 décembre +1845, de résigner le mandat que lui avait confié la Reine. Celle-ci +se retourna alors vers sir Robert Peel, qui consentit à retirer sa +démission[239]. À ce revirement imprévu, le désappointement de M. +Thiers fut grand[240]. M. Guizot, au contraire, se hâta d'écrire à +lord Aberdeen: «Je suis aussi joyeux que j'étais triste. Je ne veux +pas me refuser le plaisir de vous le dire..... Nous continuerons ce +que nous faisons avec un degré de plus de satisfaction et d'amitié, +si je ne me trompe. Votre lettre m'a été au coeur, où vous n'avez nul +besoin d'aller, car vous y êtes bien établi[241].» + +[Note 238: Lord John Russell écrivait en effet à lord Minto: «Je +défendrai Palmerston, qui est si injustement accusé de désirer la +guerre, et qui s'est conduit toujours si galamment et si bien.» Ne +se rappelait-il donc pas combien il avait été mécontent, après la +signature du traité du 15 juillet 1840, des procédés de Palmerston +envers la France? Ce que j'ai indiqué (V. plus haut, t. IV, p. 292 +à 296) de l'opposition, du reste fort impuissante, faite alors par +Russell à Palmerston, se trouve confirmé et complété dans la Vie, +récemment publiée, du premier de ces hommes d'État. (_The Life of +lord J. Russell_, par Spencer WALPOLE, t. I, p. 347 à 363.)] + +[Note 239: Sur cette crise, voyez _The Greville Memoirs, second +part_, vol. II, p. 322, 330, 331; et _The Life of lord J. Russell_, +t. I, p. 416.] + +[Note 240: Un ami de M. Thiers, M. Léon Faucher, écrivait à une de +ses amies d'Angleterre: «Le retour de sir Robert Peel a raffermi M. +Guizot. Il ne peut plus être renversé que par les élections.» (Léon +FAUCHER, _Biographie et Correspondance_, t. I, p. 171.)] + +[Note 241: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 239.] + +Mais pour combien de temps le ministère tory reprenait-il le +pouvoir? Rien n'indiquait que la maladie dont il souffrait, fût +guérie. Une nouvelle crise paraissait même si inévitable et si +proche, que lord Palmerston, qui la pressentait, voulut se prémunir +contre le risque d'être, dans ce cas, de nouveau jugé un ministre +impossible. Le meilleur moyen lui parut être de se faire donner, par +la France elle-même, une sorte d'_exequatur_. En avril 1846, on le +vit arriver à Paris, l'air aimable, le sourire aux lèvres, la main +tendue, déclarant très haut «qu'il était autant que personne ami de +la paix, de la France, partisan de l'entente cordiale et bien décidé +à la continuer s'il revenait au pouvoir». C'était le pendant du +voyage fait, quelques mois auparavant, par M. Thiers, à Londres. On +fut agréablement surpris de trouver ce «terrible homme» si adouci, +et l'amour-propre national fut flatté d'une démarche qui avait une +apparence d'amende honorable. Invité et festoyé dans plusieurs +salons politiques, présenté aux Tuileries, Palmerston fut bien reçu +en tous lieux, avec une politesse réservée par le Roi et M. Guizot, +avec beaucoup d'empressement par l'opposition, notamment par M. +Thiers, qui, huit heures durant, lui fit parcourir et lui démontra +les fortifications de Paris. Cet empressement des adversaires du +cabinet, joint à la curiosité des badauds, parut faire au visiteur +un succès dont la dignité nationale ne laissait pas que de souffrir +un peu. Le public finit par sentir ce défaut de mesure et par se +demander pourquoi l'on faisait fête à un tel homme. Mais avant que +cette réaction eût eu le temps de se dessiner, Palmerston était déjà +rembarqué, emportant sans doute l'idée, comme l'écrivait alors M. +Guizot à lord Aberdeen[242], «que les Français étaient bien légers, +bien prompts à passer d'une impression à l'autre, et qu'il n'y avait +pas grand inconvénient à leur donner des moments d'humeur, puisqu'il +était si aisé de les en faire revenir». Vainement notre ministre +affirmait-il que, «sous ces impressions mobiles et superficielles, +le fond des choses subsistait», et ajoutait-il «que si ce voyage +changeait, en Angleterre, la situation du voyageur, ce serait un +effet très exagéré et fondé sur l'apparence plutôt que sur la réalité +des choses»; on conclut, outre-Manche, de tout ce qui venait de se +passer, que nous ne tenions plus rigueur à l'auteur du traité du 15 +juillet 1840, et que désormais on pouvait sans scrupule lui laisser +prendre place dans un ministère. + +[Note 242: Lettre du 28 avril 1846.] + +Deux mois à peine s'étaient écoulés depuis ce voyage que, le 25 juin +1846, le ministère tory, mis en minorité à la Chambre des communes, +donnait de nouveau une démission, cette fois définitive. Lord John +Russell ne rencontra plus aucune objection à la rentrée de lord +Palmerston au _Foreign office_, et son cabinet fut promptement +constitué. En France, les journaux de M. Thiers saluèrent avec une +joie triomphante une révolution ministérielle dont ils faisaient +prévoir le contre-coup de ce côté-ci de la Manche. M. Guizot fut +réduit à écrire tristement ses regrets au _dear_ lord Aberdeen et +à sir Robert Peel. Ce dernier avait pu, sous le coup de certains +accidents, témoigner parfois de quelque impatience ombrageuse à +l'égard du gouvernement français; mais, au fond, son grand et droit +esprit avait compris et accepté la politique de bon accord pratiquée +à côté de lui par lord Aberdeen. On le vit bien dans la lettre par +laquelle il répondit aux condoléances du ministre français. «Grâce à +une confiance réciproque, lui écrivait-il, grâce à une égale foi dans +l'accord de nos vues et la pureté de nos intentions, grâce aussi (je +puis le dire sans arrogance depuis que j'ai reçu votre affectueuse +lettre) à une estime mutuelle et à des égards personnels, nous avons +réussi à élever l'esprit et le ton de nos deux nations; nous les +avons accoutumées à porter leurs regards au-dessus de misérables +jalousies et de rivalités obstinées... Sans cette confiance et cette +estime mutuelles, combien de pitoyables difficultés auraient grossi, +au point de devenir de redoutables querelles nationales!» Hélas! +de tout autres sentiments allaient inspirer désormais la politique +anglaise. L'entente cordiale était finie. + + + + +CHAPITRE V + +LES MARIAGES ESPAGNOLS. + +(Juillet-octobre 1846.) + + I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement en + Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M. Bresson de + marier le duc de Cadix à la Reine et le duc de Montpensier + a l'Infante. M. Bresson croit pouvoir promettre à la reine + Christine la simultanéité des deux mariages. Mécontentement + de Louis-Philippe qui veut désavouer son ambassadeur.--II. + Palmerston nous communique ses instructions du 19 juillet, où + il nomme Cobourg en première ligne parmi les candidats à la + main d'Isabelle. À Paris, on voit dans ce langage l'abandon + de la politique d'entente. M. Guizot ne consent pas encore la + simultanéité, mais il détourne le Roi de désavouer M. Bresson. + Ses avertissements au gouvernement anglais.--III. Lettres + confidentielles que Palmerston adresse à Bulwer pour compléter + ses instructions. Ce qu'il nous cache et ce qu'il nous montre. + Il est dès lors manifeste que Palmerston a rompu l'entente et + que la France est libérée de ses engagements.--IV. La reine + Christine, inquiète de l'appui donné par le ministre anglais + aux progressistes, nous revient; seulement elle exige la + simultanéité. Le Roi se résigne à laisser faire M. Bresson. + Répugnances de la reine Isabelle pour le duc de Cadix. L'accord + sur les deux mariages est enfin conclu à Madrid.--V. Irritation + de Palmerston. Il est appuyé par lord John Russell. Lord + Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine Victoria est très + blessée. Lettre justificative de Louis-Philippe et réponse de + la reine d'Angleterre. L'opinion anglaise prend parti pour + Palmerston.--VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers + la décide à attaquer les mariages.--VII. Palmerston veut + empêcher l'accomplissement du mariage du duc de Montpensier. + Efforts de Bulwer et de son ministre pour soulever une + opposition en Espagne et intimider le cabinet de Madrid. Tous + ces efforts échouent.--VIII. Palmerston cherche à effrayer + et à faire reculer le gouvernement français. Celui-ci ne se + laisse pas troubler et ne modifie rien à ses résolutions.--IX. + Palmerston demande aux autres puissances de protester avec + l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer cette démarche. + M. de Metternich refuse de rien faire. La Prusse et la Russie + l'imitent. Célébration des deux mariages. + + +I + +La rentrée de lord Palmerston au _Foreign office_, en juillet 1846, +était un fait gros de conséquences[243]. Il y arrivait avec des +desseins et un état d'esprit qui ne ressemblaient en rien à ceux de +son prédécesseur. Dans ses propos des premiers jours, alors même +que, pour dissiper les méfiances dont il se sentait l'objet, il +déclarait vouloir continuer l'entente cordiale, il ne pouvait cacher +son peu de foi dans cette entente. «Ces gens-là , disait-il à lord +Aberdeen en parlant des Français, sont essentiellement envahisseurs, +agressifs, provocants; en toute affaire, ils veulent se faire une +bonne part aux dépens des autres; comment bien vivre avec eux à +de telles conditions[244]?» Ayant reproché, depuis cinq ans, au +ministère tory d'avoir été «dupe» de Louis-Philippe et de M. Guizot, +d'avoir laissé partout «subordonner» la politique britannique à la +politique française, il entendait que son avènement renversât les +rôles. Sur chaque théâtre, il lui semblait que l'Angleterre avait une +revanche à prendre. Dans sa pensée, le souci permanent, dominant de +la diplomatie britannique devait être de faire partout échec à notre +ambition, de déjouer partout nos perfidies. C'était particulièrement +dans ce qui regardait l'Espagne que le nouveau secrétaire d'État +apportait ces dispositions méfiantes, jalouses et batailleuses. Lord +Aberdeen s'en était aperçu, pendant les entretiens qu'il avait eus +avec lui pour le mettre au courant de l'état des affaires, et, bien +qu'avec discrétion, il avait laissé voir à notre ambassadeur quelque +chose de son impression[245]. Certes, il y avait là , étant donné +l'état de la Péninsule, de quoi inquiéter le Roi et M. Guizot. On +était au lendemain de l'intrigue manquée de Christine et de Bulwer +pour enlever secrètement le mariage de la Reine avec le prince +de Cobourg[246]: si le chef de la légation britannique avait tant +osé sous l'administration de lord Aberdeen, que ne pouvait-on pas +attendre de lui avec un ministre dont le seul avènement devait lui +paraître une invitation à ne plus rien ménager? Le gouvernement +français n'était-il pas fondé à craindre quelque méchante surprise, +comme eût été un mariage Cobourg machiné à la façon du traité du 15 +juillet 1840? + +[Note 243: Les documents diplomatiques qui seront cités dans le +cours de ce chapitre et du chapitre suivant, sans indication de +source spéciale, sont tirés des recueils de pièces distribués par +les gouvernements français, anglais et espagnol, à leurs parlements +respectifs, des _Mémoires de M. Guizot_, de la _Revue rétrospective_, +enfin de nombreux _Documents inédits_ dont de bienveillantes +communications m'ont permis de prendre connaissance, notamment des +correspondances du comte Bresson, ambassadeur à Madrid, du comte de +Flahault, ambassadeur à Vienne, et du marquis de Dalmatie, ministre à +Berlin.] + +[Note 244: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 7 juin +1846.] + +[Note 245: Lettre du même au même, du 2 juillet 1846.] + +[Note 246: Sur la situation de l'Espagne avant l'avènement de lord +Palmerston, voir plus haut le § I du chapitre précédent.] + +Sans perdre un jour, dès le 5 juillet 1846, M. Guizot avertit son +ambassadeur à Madrid de l'hostilité probable du nouveau secrétaire +d'État. «Je m'y attends, lui écrivait-il, et je me conduirai en +conséquence. Ce ne sera pas moi qui livrerai l'Espagne à lord +Palmerston.» Il fallait avant tout détourner d'une nouvelle collusion +avec les Anglais la reine Christine, dont un passé très récent ne +nous donnait que trop raison de nous méfier. M. Guizot vit tout de +suite l'argument que lui fournissait la présence au _Foreign office_ +de l'ancien protecteur d'Espartero. «Vous en tirerez à coup sûr grand +parti, mandait-il à M. Bresson, pour agir sur la reine Christine et +sur son mari. Ils auront beau faire, ils n'auront jamais dans lord +Palmerston qu'un ennemi, car il ne sera jamais que le patron du +parti progressiste, c'est-à -dire de leurs ennemis.» De plus, pour +s'alléger en vue de la campagne à faire, notre gouvernement n'hésita +pas à jeter par-dessus bord la candidature Trapani, décidément trop +impopulaire en Espagne, et il se rabattit sur l'un des deux fils +de l'infant François de Paule, le duc de Cadix, auquel, depuis +quelque temps, la reine Christine paraissait avoir, de plus ou +moins bonne grâce, «entr'ouvert la porte». Le frère de ce prince, +Enrique, duc de Séville, se trouvait hors de cause; il s'était fait +ouvertement l'homme des radicaux, et le scandale de certaines de ses +démarches l'avait fait exiler d'Espagne. «Le duc de Cadix pour la +Reine et le duc de Montpensier pour l'Infante», c'est ainsi que M. +Guizot résumait son programme. «Poussez décidément au duc de Cadix, +écrivait-il encore à son ambassadeur, et placez le duc de Montpensier +à côté de lui.» + +À Madrid, la situation du comte Bresson était difficile. La +reine Christine paraissait plus mobile, plus insaisissable, plus +mystérieuse, plus inquiétante que jamais. Le lendemain du jour où +l'on pouvait croire qu'elle ne voyait pas de trop mauvais oeil le +duc de Cadix, elle semblait revenir à Trapani; puis, au même moment, +avec les amis de l'Angleterre, elle affectait de regretter Cobourg. +Ses confidents, Rianzarès et Isturiz, faisaient même des ouvertures +plus ou moins expresses au sujet de ce dernier prince, comme si, +encouragés par le changement du ministère britannique, ils voulaient +renouer l'intrigue que lord Aberdeen avait fait échouer trois mois +auparavant[247]. Quant à notre nouveau candidat, le duc de Cadix, +il n'avait, ni par son origine, ni par sa personne, un prestige qui +pût nous aider. La jeune reine Isabelle ne cachait pas le peu de +goût qu'il lui inspirait. Nos adversaires tenaient sur ce prince des +propos fort méprisants, ne reculant même pas, pour le déclarer un +candidat inadmissible, devant les assertions physiologiques les plus +étranges[248]. Ajoutez, dans la presse anglaise et chez ceux qui lui +faisaient écho à Madrid, une recrudescence d'invectives injurieuses +contre Louis-Philippe, qui, disait-on, prétendait dicter ses +volontés à l'Espagne[249]. La seule bonne carte de notre jeu était +que le nom du duc de Montpensier se trouvât accolé à celui du duc +de Cadix. Le premier rehaussait le second. M. Guizot le comprenait +bien, quand, tout en recommandant à son ambassadeur de «pousser au +duc de Cadix», il ajoutait: «Placez le duc de Montpensier à côté de +lui.» Toutefois le sens de ces mots ne devait pas être forcé: si le +ministre entendait par là que, dans les pourparlers, on réunît les +deux projets de mariage et que l'un aidât à faire passer l'autre, il +ne revenait pas sur l'engagement pris envers l'Angleterre d'attendre, +pour célébrer le mariage de l'Infante, que la Reine ait eu un enfant. + +[Note 247: Ce fait ressort des dépêches et des lettres de Bulwer à +lord Palmerston. (_Parliamentary Papers_, et _The Life of lord John +Russell_, par Spencer WALPOLE, t. II, p. 3.) Il est aussi affirmé +dans une lettre écrite, en novembre 1846, par M. Panizzi à M. Thiers, +sous l'inspiration et d'après les renseignements de lord Palmerston. +(_The Life of sir Anthony Panizzi_, par Louis FAGAN.)] + +[Note 248: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 12 juillet +1846.] + +[Note 249: Louis-Philippe écrivait à ce propos au roi des Belges: «Je +suis tellement froissé de ce débordement d'injustice et d'absurdité, +que je préfère ne plus rien dire et n'opposer que le dédain à ces +crédulités volontaires.»] + +M. Bresson vit ou feignit de voir dans la lettre du ministre plus +que celui-ci n'avait voulu y mettre. Préoccupé surtout des obstacles +qu'il rencontrait à Madrid et de la lutte qu'il devait soutenir +contre sir Henri Bulwer, estimant que les intrigues récemment +dévoilées de ce dernier et les menaces résultant de l'avènement de +lord Palmerston suffisaient à nous délier vis-à -vis de l'Angleterre, +convaincu d'autre part qu'on n'obtiendrait jamais de la reine +Christine l'abandon réel de Cobourg et l'acceptation sincère de Cadix +si l'on ne lui faisait quelque concession sur le mariage Montpensier, +il crut pouvoir lui annoncer cette concession. Il lui dit donc, le +11 juillet, en lui demandant le «secret», que «le Roi, tenant compte +des embarras de la Reine et voulant lui donner un nouveau témoignage +de sa sollicitude et de son amitié, était disposé à consentir que, +dans toute combinaison Bourbon, M. le duc de Montpensier prît place à +côté du mariage de la Reine, c'est-à -dire que les deux mariages, si +l'un devait faciliter l'autre, se célébrassent ou fussent du moins +déclarés simultanément». La reine Christine accueillit «avec joie» +cette communication. En en rendant compte aussitôt à son ministre, M. +Bresson reconnaissait que «cette grande, importante, indispensable +concession n'était pas aussi formellement exprimée» dans la lettre de +M. Guizot, en date du 5 juillet; mais il invoquait les «commentaires +et développements» que lui avaient envoyés en même temps M. Désages, +directeur au ministère des affaires étrangères, et le jeune duc de +Glucksberg, premier secrétaire à l'ambassade de Madrid, alors à +Paris[250]. De plus, pour prémunir le ministre contre la tentation +d'un désaveu, l'ambassadeur le félicitait chaleureusement de la +décision qu'il lui attribuait: «Grâces vous soient rendues, lui +écrivait-il. J'en suis certain, en sondant votre coeur, vous y +trouvez le contentement d'avoir pris cette résolution!... Dégagé, +affranchi, vous l'êtes mille fois par les procédés des agents +anglais. Je ne prétends pas diminuer vos regrets de la retraite de +lord Aberdeen; mais permettez-moi de vous faire remarquer qu'il n'a +jamais empêché le mal, qu'il s'est borné à vous en avertir quand il +était fait[251].» + +[Note 250: Le duc de Glucksberg, qui devait être plus tard duc +Decazes, avait écrit à M. Bresson, le 5 juillet: «Pour sa part, M. +Guizot ne faiblira pas sur le Cobourg. Il n'est pas sans inquiétude +sur le mécontentement qu'on pourra éprouver en Angleterre, en +nous voyant faire immédiatement le mariage Montpensier; mais, se +considérant comme dégagé vis-à -vis d'elle, il est résolu à le +braver.»] + +[Note 251: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 12 juillet 1846.] + +Tel était bien le comte Bresson, homme de décision et d'initiative, +ne craignant pas les responsabilités, mais d'une hardiesse prompte +qui risquait parfois d'être un peu compromettante. Sa démarche déplut +au gouvernement français; celui-ci croyait sans doute aux mauvais +desseins de lord Palmerston, mais, jusqu'à ce que ces desseins se +fussent manifestés, il voulait demeurer fidèle à l'accord. Le Roi +surtout protesta avec une vivacité et une émotion dont nous avons +une preuve absolument irrécusable: ce sont les lettres mêmes qu'il +écrivit alors à M. Guizot, retenu au Val Richer par les soins de +son élection; rien ne montre mieux avec quelle loyauté scrupuleuse +et presque timide Louis-Philippe voulait tenir la parole donnée à +l'Angleterre. Ces lettres tout intimes n'eussent peut-être jamais vu +le jour, si les émeutiers de février 1848 ne s'en étaient emparés +en saccageant les Tuileries et l'hôtel du ministère des affaires +étrangères, et si elles n'avaient été, par suite, publiées dans +la _Revue rétrospective_. Ce n'est pas la seule fois où cette +publication s'est trouvée servir la réputation du prince dont on +s'imaginait dévoiler les ténébreuses et perfides machinations[252]. + +[Note 252: Louis-Philippe, parlant, à la fin de 1849, du mal que +lui avait fait le «mensonge imprimé», disait «qu'il y avait en +revanche un livre auquel il devait un beau cierge, c'était la +_Revue rétrospective_». (_Abdication du roi Louis-Philippe racontée +par lui-même et recueillie par M. Édouard Lemoine_, p. 69.)--Lord +Clarendon, qui avait été collègue de lord Palmerston et l'un des plus +animés contre notre politique espagnole, vint voir Louis-Philippe +à Claremont après la publication de la _Revue rétrospective_, et +lui tint ce langage: «Sire, vous voyez devant vous un de ceux qui +éprouvent le besoin de vous faire amende honorable. Je n'ai jamais +cessé d'admirer votre politique, mais, hier encore, vous n'étiez +à mes yeux que le plus habile des rois; aujourd'hui, je reconnais +sincèrement que vous n'avez jamais cessé d'être en même temps le +plus habile et le plus loyal.» Cet incident est rapporté par M. +Croker, dans un article écrit pour une revue anglaise, d'après les +renseignements mêmes du Roi. Cet article fut traduit et reproduit +dans la _Revue britannique_ d'octobre 1850.] + +La première de ces lettres est du 20 juillet: le Roi venait +d'apprendre que son ambassadeur avait consenti en son nom «la +simultanéité des deux mariages»: il ne pouvait comprendre comment +avait pu être faite une démarche aussi «diamétralement contraire à +sa volonté», et il ajoutait: «Un désaveu formel est indispensable. +Comment le faire est la seule question à examiner; mais je n'ai +jamais trompé personne, et je ne commencerai pas aujourd'hui à +laisser tromper qui que ce soit sous mon nom.» La chose lui tenait +tellement à coeur qu'il y revint dans une nouvelle lettre, le soir du +même jour: «Le duc de Montpensier concourt _très vivement_ à tout ce +que je vous ai écrit ce matin. Il faut effacer, annuler formellement +tout ce que Bresson a dit en sus de ce que j'avais autorisé. Il faut +que les reines sachent qu'il était interdit à Bresson de dire ce +qu'il a dit, et que la simultanéité est inadmissible. Il nous a fait +là une rude campagne; il est nécessaire qu'elle soit _biffée_, et +le plus tôt possible. Je ne resterai pas sous le coup d'avoir fait +contracter en mon nom un engagement que je ne peux ni ne veux tenir, +et que j'avais formellement interdit. Voyez comment vous pouvez +arranger ce désaveu. J'attends votre réponse avec impatience.» + +Entre un ambassadeur qui s'était avancé trop vite et un souverain +qui voulait reculer avec une sorte d'emportement, M. Guizot était +dans un grand embarras. Il n'approuvait pas entièrement ce qui avait +été fait, mais il craignait qu'un brusque désaveu ne ruinât notre +cause à Madrid[253]. Il s'efforça donc, tout en contenant M. Bresson, +d'apaiser Louis-Philippe. «J'avais déjà écrit à Bresson, mandait-il +au Roi le 22 juillet; je lui ai récrit. Je lui ai envoyé les propres +paroles du Roi. Il fera la retraite nécessaire. Certainement il est +allé trop loin et fort au delà de mes instructions; mais je ne crois +pas qu'il soit allé aussi loin que le Roi le suppose. Il n'a jamais +pu entendre ni dire que le mariage de Mgr le duc de Montpensier +serait conclu, célébré, ou même définitivement arrêté, en même temps +que celui de la Reine.» Ces explications ne satisfirent pas le Roi. +Dans une lettre en date du 24 juillet, il insista plus que jamais +pour un désaveu immédiat, formel, qui «fût remis par écrit» à la +reine Christine, et il pressa son ministère de le rédiger. + +[Note 253: M. Guizot se rendait bien compte de l'effet qu'un désaveu +produirait sur M. Bresson. Celui-ci, en effet, à la première nouvelle +qui lui en arriva, écrivit à M. Guizot, le 26 juillet: «Ce serait +tout renverser, tout livrer à nos adversaires, et je ne me chargerais +pas de suivre une négociation aussi délicate dans de pareilles +conditions.»] + +Les choses en étaient là , quand une démarche de lord Palmerston +lui-même vint donner raison aux soupçons de M. Bresson et fournir de +quoi lever les scrupules de Louis-Philippe. + + +II + +Dès le premier jour, M. Guizot avait pressé lord Palmerston de dire +s'il voulait ou non continuer, dans la Péninsule, la politique de +concert pratiquée par son prédécesseur. N'ayant pu obtenir de lui que +des réponses vagues, dilatoires, équivoques, et voulant le mettre +au pied du mur, il adressa à Londres, le 20 juillet, une dépêche +qui proposait nettement une action commune en faveur des deux fils +de François de Paule. Il n'indiquait entre eux aucune préférence +et laissait aux Espagnols le soin de choisir. À la vérité, il +comptait que, réduite à prendre l'un ou l'autre, la reine Christine +prendrait le duc de Cadix; car, si elle avait peu de goût pour lui, +elle détestait bien plus son frère, le duc de Séville, à cause de +ses liens avec le parti radical; mais, pour cette même raison, lord +Palmerston voyait de bon oeil ce dernier prince, et le ministre +français avait pensé que sa proposition serait mieux accueillie au +_Foreign office_, si les deux frères y étaient mis sur le même pied. + +Le jour où la dépêche de M. Guizot partait de Paris, lord Palmerston +communiquait à notre chargé d'affaires à Londres les instructions +qu'il venait d'adresser à sir Henri Bulwer. Elles avaient été +expédiées la veille, c'est-à -dire le 19 juillet. Cette communication +n'avait donc pas pour but de demander notre avis, ni de chercher avec +nous un terrain d'accord. Tout, d'ailleurs, forme et fond, semblait +y marquer l'intention de mettre fin à l'entente et d'inaugurer une +politique séparée. Loin de rappeler le concert jusque-là établi +entre les deux gouvernements, on n'y prononçait même pas le nom +de la France. Deux questions y étaient traitées: le mariage de la +Reine et l'état intérieur de l'Espagne. Sur le premier point, lord +Palmerston paraissait ignorer absolument notre désir de voir choisir +un Bourbon et l'engagement pris par lord Aberdeen de seconder ou tout +au moins de ne pas contrarier ce désir; par contre, il insistait sur +ce que «le choix d'un mari pour la Reine était une question dans +laquelle les gouvernements des autres pays n'avaient aucun titre +à intervenir»; puis, énumérant les candidats qui avaient chance +d'être agréés, il nommait en première ligne Léopold de Saxe-Cobourg, +et ensuite les deux fils de François de Paule; il ajoutait qu'il +les trouvait tous les trois également convenables et ne faisait +d'objection à aucun d'eux. Sur le second point, les instructions +n'étaient qu'un long et passionné réquisitoire contre le gouvernement +des _moderados_; s'appropriant tous les griefs des progressistes, +Palmerston accusait ce gouvernement d'être «violent», «arbitraire», +«tyrannique», et il recommandait à son agent de ne pas laisser +ignorer cette façon de voir du cabinet britannique. + +L'effet de cette communication fut grand à Paris. M. Guizot y vit +tout de suite,--et personne ne s'en étonnera,--la confirmation +des soupçons que lui avait fait concevoir l'avènement de lord +Palmerston: il fut particulièrement frappé de la façon dont ce +dernier parlait du prince de Cobourg; il en conclut que le _veto_ +opposé par lord Aberdeen aux menées de Bulwer était levé, et que +la tentative interrompue deux mois auparavant allait être reprise. +«J'en suis plus fâché que surpris,--écrivit M. Guizot au Roi, le 24 +juillet, en lui faisant part de cette nouvelle;--j'ai toujours cru +que lord Palmerston rentrerait bientôt dans sa vieille ornière.» +Et Louis-Philippe lui répondait aussitôt: «La lecture des pièces +que j'ai reçues de vous me laisse sous l'empire des plus pénibles +impressions, non pas que je m'attendisse à mieux de lord Palmerston, +mais parce que j'espérais qu'il ne se serait pas mis si promptement +à découvert.» Il ajoutait le lendemain: «Lord Cowley est venu hier +au soir, et j'ai eu avec lui une conversation très longue et très +vive sur les instructions communiquées par lord Palmerston. Il a +généreusement essayé de les défendre, en disant que tout cela n'était +que pour maintenir ses dires précédents, _that these instructions +would not be acted upon!... certainly not... que Bulwer s'en +garderait bien!..._ Je lui ai demandé la permission de n'en rien +croire, et lui ai dit que les conséquences de ceci m'alarmaient au +plus haut degré.» + +Du moment où le gouvernement français voyait, dans les instructions +de lord Palmerston, une dénonciation du pacte d'entente, il était +fondé à se considérer comme libéré de ses engagements: dès lors plus +aucune raison de désavouer M. Bresson ni de refuser les concessions +exigées par la reine Christine. M. Guizot, cependant, ne parut pas +tout de suite résolu à aller jusqu'au bout de son droit; on eût dit +que, par esprit de paix, par fidélité quand même à l'entente brisée, +il hésitât à rendre coup pour coup. Bien que moins opposé à la +«simultanéité» des deux mariages, il ne l'accorda pas expressément. +Le 24 juillet, aussitôt après avoir reçu la communication de lord +Palmerston, il écrivit à M. Bresson: «Le Cobourg n'est pas si +abandonné qu'on veut le dire.... La reine Christine et M. Isturiz +poursuivent-ils l'intrigue Cobourg sous le voile de leur retour +apparent au duc de Cadix? Si cela est, raison de plus pour nous de +poursuivre Cadix et Montpensier. Vous pouvez, je pense, lier toujours +ces deux noms, sans engagement formel de simultanéité dans la +conclusion définitive.» Le Roi n'alla même pas jusque-là et se refusa +d'abord à user, dans une mesure quelconque, de la liberté que lord +Palmerston lui rendait: «Tout ceci, mandait-il, le 25 juillet, à son +ministre, doit nous presser encore plus de faire parvenir à la reine +Christine le désaveu de la simultanéité. Plus nous avons de mauvaise +foi à craindre, plus il importe que les cartes que nous avons en +main soient nettes, et qu'on ne puisse pas nous accuser d'avoir deux +langages.» Et il ajoutait en _post-scriptum_: «Je vous conjure de +ne pas accoler, dans vos lettres à Bresson, _Cadix et Montpensier_; +cette accolade sent trop la simultanéité.» + +Cette fois, M. Guizot trouva que son souverain, par un scrupule +exagéré envers l'Angleterre, risquait de perdre la partie en Espagne. +«Je suis tout à fait d'avis, lui écrivit-il le 25 juillet, que le +Roi ne doit point s'engager à la simultanéité des deux mariages... +Mais je prie en même temps le Roi de réfléchir combien la +situation est, en ce moment, délicate, tendue, critique. Il va se +faire évidemment un grand effort pour le Cobourg; notre parade +contre ce coup, c'est _Cadix et Montpensier_. N'affaiblissons pas +trop cette parade, au moment même où nous avons besoin de nous en +servir.» Le même jour, M. Guizot revint sur ce sujet et le traita +plus fortement encore: «Voilà , écrivait-il au Roi, le Cobourg avoué, +accepté par l'Angleterre. Il ne viendra plus de Londres, contre sa +candidature, aucune objection, aucune réserve. Si l'Espagne en veut, +l'Angleterre est prête. La reine Christine est-elle du complot? Pas +tout à fait peut-être; probablement un peu. En tout cas, il nous +importe infiniment de ne lui fournir aucun prétexte pour y entrer. +Nous désirons le duc de Cadix pour la Reine, et nous offrons Mgr +le duc de Montpensier pour l'Infante. Cadix ne sera, à coup sûr, +accepté qu'avec Montpensier pour pendant. Dans cette corrélation +inévitable des deux mariages, que doit, que peut vouloir le Roi? Deux +choses, ce me semble: l'une, que le mariage de la reine Isabelle +avec un Bourbon, avec le duc de Cadix, soit bien assuré, bien +conclu; l'autre, que toute liberté reste au Roi d'examiner à fond la +situation de l'Infante, de bien discuter les conditions et articles +de son mariage avec Mgr le duc de Montpensier, avant de le conclure... +Pour cela, que faut-il? Que Bresson, dès que la question se +posera clairement, dès qu'il se verra pressé par le Cobourg, aille +droit à la reine Christine et au cabinet espagnol, déclare notre +opposition au Cobourg, en fasse entrevoir les conséquences possibles, +et demande que la main de la reine Isabelle soit donnée au duc de +Cadix, en déclarant en même temps que le désir du Roi est d'obtenir +la main de l'Infante pour Mgr le duc de Montpensier, et que, dès que +le premier mariage sera conclu, il est prêt à discuter et arrêter, +selon les instructions qu'il aura reçues du Roi, les articles du +second.» Après avoir fait observer que la reine Christine aurait +ainsi, en ce qui concernait le second mariage, «une certitude morale +suffisante pour qu'elle pût se décider immédiatement au premier», +M. Guizot continua en ces termes: «Si, au contraire, Bresson allait +aujourd'hui, avant le moment de la crise, sans être pressé par la +nécessité, uniquement pour retirer des paroles qu'il a dites sans +qu'il en reste cependant aucune trace textuelle bien précise, s'il +allait, dis-je, déclarer à la reine Christine qu'elle doit faire le +mariage Cadix sans compter sur le mariage Montpensier, je craindrais +infiniment que la reine Christine ne se saisît de cet incident pour +se rejeter dans le mariage Cobourg... Je n'ai pas besoin d'appeler +l'attention du Roi sur les conséquences d'une telle solution... +Nous nous trouverions aussitôt placés, et vis-à -vis de l'Espagne, +et vis-à -vis de l'Angleterre, dans une situation qui altérerait +profondément nos relations; altération sur laquelle je me sentirais +peut-être obligé moi-même d'insister plus qu'il ne conviendrait au +Roi.» M. Guizot terminait en disant que si le Roi ne partageait pas +son avis, il se rendrait aussitôt à Paris et convoquerait le conseil +des ministres. Ces fortes raisons et les graves avertissements de la +fin ne pouvaient pas ne pas faire impression sur Louis-Philippe. Il +en fut ébranlé, et, sans consentir encore à rien qui s'écartât des +accords conclus à Eu, il n'insista plus autant pour un désaveu formel +de son ambassadeur. + +En même temps que M. Guizot s'occupait ainsi, entre le Roi et M. +Bresson, à régler la conduite nouvelle que nous imposait, à Madrid, +l'attitude de lord Palmerston, il avait soin de faire connaître, à +Londres, l'interprétation que le gouvernement français donnait aux +instructions anglaises du 19 juillet et les graves conséquences qu'il +pourrait être amené à en tirer. Ce fut l'objet d'une dépêche adressée +à M. de Jarnac, le 30 juillet. Il y exposait d'abord comment, dans la +question du mariage, l'accord avait été conclu avec lord Aberdeen, +sinon sur tous les principes, du moins en fait sur la conduite +à suivre. «Il a été dit et entendu, ajoutait-il, que les deux +gouvernements s'emploieraient à Madrid pour que le choix de la Reine +se portât sur l'un des descendants de Philippe V. Lorsque quelque +autre candidat, en particulier le prince de Cobourg, a été mis en +avant, lord Aberdeen a travaillé, loyalement travaillé à l'écarter.» +Dès lors «l'approbation égale, donnée par lord Palmerston à trois +candidats parmi lesquels le prince de Cobourg était placé le premier, +était une profonde altération, un abandon complet du langage et de +l'attitude de son prédécesseur... Quand le Roi a exclu lui-même +ses fils de toute prétention à la main de la reine d'Espagne, il a +dû compter, il a compté en effet, et il a eu le droit de compter +sur une certaine mesure de réciprocité. S'il en était autrement, je +ne dis pas que le Roi changerait sa politique; mais, à coup sûr, +il recouvrerait toute sa liberté. Il n'aurait plus à tenir compte +que des intérêts de la France et de l'honneur de sa couronne.» Plus +loin, après avoir rappelé qu'il avait témoigné naguère de son désir +de continuer l'entente en proposant l'action commune en faveur des +fils de François de Paule, notre ministre terminait ainsi: «Mais il +peut y avoir pour la France, en Espagne, une politique isolée; et +si l'initiative de la politique isolée était prise à Londres, il +faudrait bien qu'à Paris j'en adoptasse aussi la pratique.» Lord +Palmerston était donc prévenu: s'il ne revenait pas franchement et +immédiatement à la politique de concert, il devait s'attendre à nous +voir user de la liberté d'action qui nous serait ainsi rendue. + + +III + +On a beaucoup dit, en Angleterre, que le gouvernement français avait +pris trop facilement l'alarme, que lord Palmerston, en nommant +le prince de Cobourg dans les instructions du 19 juillet, avait +seulement constaté un fait, et qu'il ne songeait pas à modifier la +politique de lord Aberdeen. Quand même cela serait vrai, il n'en +resterait pas moins que notre gouvernement croyait sincèrement le +contraire, et que tout l'autorisait à le croire; il faudrait donc +tout au moins reconnaître que sa bonne foi,--cette bonne foi qui a +été plus tard si injurieusement contestée outre-Manche,--sortait de +là intacte. Mais il y a mieux: Palmerston ne s'était pas contenté +d'envoyer à Bulwer ses instructions officielles; il lui avait +adressé plusieurs lettres confidentielles pour les commenter et les +compléter: là , s'adressant, avec une sorte d'abandon familier, à un +agent qui était pour lui un ami et que, de plus, il savait être aussi +animé que lui contre la France, il ne craignait pas de lui dévoiler +ce qu'il voulait tenir caché au cabinet de Paris, parfois même à ses +propres collègues et à sa cour. Ces lettres, longtemps secrètes, +nous les connaissons maintenant; et, détail piquant, c'est Bulwer +lui-même qui les a publiées[254]. Or il en résulte que les soupçons +de Louis-Philippe et de son ministre, loin d'être mal fondés, étaient +plutôt au-dessous de la réalité. + +[Note 254: Voir _The Life of Palmerston_, t. III, p. 218 à 238.] + +La première lettre est datée du 19 juillet, c'est-à -dire du même +jour que les instructions: lord Palmerston y déclare qu'il a indiqué +seulement pour la forme et par égard pour la France le duc de Cadix +parmi les candidats en ligne pour la main de la Reine; il le regarde +comme _disqualified_ pour cause de nullité morale et même physique. +En réalité, il n'admet que deux candidats, Léopold de Cobourg et +Enrique, duc de Séville. Entre les deux, il ne se prononce pas pour +le moment; mais il estime que celui des deux qui n'épousera pas la +Reine devra épouser l'Infante. D'un mariage de cette dernière avec le +duc de Montpensier, il déclare ne vouloir à aucun prix. Bien entendu, +il ne s'imagine pas continuer ainsi l'entente cordiale; il est le +premier à reconnaître que sa politique est la contradiction de celle +de M. Guizot. + +Les lettres suivantes, qui sont des 3, 16, 22 et 25 août, révèlent +une légère modification dans les idées de lord Palmerston: il n'y +tient plus la balance aussi égale entre les deux candidats; la +meilleure combinaison lui paraît être de marier la Reine à Enrique et +l'Infante à Cobourg. Pour mettre ainsi Enrique en première ligne, il +avait diverses raisons qui se dégagent de sa correspondance. C'était +d'abord son peu de sympathie pour les Cobourg. Il ne pouvait ignorer +que les chefs politiques de cette maison, le roi des Belges et même +le prince Albert, le voyaient avec inquiétude au pouvoir[255]. Et +surtout il ne trouvait pas les Cobourg assez nettement antifrançais; +il craignait qu'ils ne lâchassent pied aussitôt qu'ils verraient le +conflit s'aggraver. Ces gens-là , disait-il dédaigneusement, «n'ont +pas les nerfs assez solides pour braver Louis-Philippe». À ce moment +même, un incident se produisit dont il dut avoir connaissance et qui +était fait pour le confirmer dans sa manière de voir: au commencement +d'août, le roi des Belges et le prince Albert se réunirent avec la +reine Victoria, dans une sorte de conseil de famille, pour délibérer +sur la réponse que le duc de Saxe-Cobourg devait depuis trois mois +à la reine Christine[256]; sans renoncer à tout espoir de marier +leur jeune parent avec Isabelle, ils furent d'avis que ce mariage +était impossible, tant que la France s'y opposerait, et qu'il n'y +aurait moyen d'y revenir que le jour où Louis-Philippe, convaincu, +par la résistance de l'Espagne elle-même, de l'impossibilité de +faire accepter un Bourbon, se résignerait à lever son _veto_[257]; +un projet de lettre dans ce sens fut rédigé et envoyé au duc de +Saxe-Cobourg, avec invitation de l'adopter «mot pour mot», ce qui fut +fait[258]. D'Enrique, à en juger du moins par ses récentes frasques +révolutionnaires, Palmerston ne croyait pas avoir à redouter ces +timidités et ces ménagements envers la France. Et puis ce prince +était le candidat favori d'Olozaga et des autres réfugiés, qui +se flattaient de gouverner sous son nom; or le ministre anglais +s'obstinait à ne voir les choses de la Péninsule que par les yeux de +ces réfugiés. + +[Note 255: Louis-Philippe écrivait à M. Guizot, le 25 juillet 1846: +«Le roi Léopold est en excellente disposition et désire vivement +la chute de lord Palmerston, dont il craint que nous ne soyons +dupes. _No fear of that!_ Je le mettrai au fait, et, avec les +excellentes dispositions de la reine Victoria, je crois qu'il fera +bonne besogne.» (_Revue rétrospective._)--Voir aussi, dans la _Vie +du Prince consort_, par sir Théodore MARTIN, un _memorandum_ du 18 +juillet 1846, dans lequel le prince Albert, examinant l'état des +affaires d'Espagne, montrait les avantages de la politique de lord +Aberdeen et les dangers résultant de l'avènement de lord Palmerston, +particulièrement de ses liens avec les progressistes. (_Le Prince +Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th. MARTIN, par A. CRAVEN, t. +I, p. 195.)--L'auteur de la _Vie de lord John Russell_, M. Spencer +WALPOLE (t. II, p. 8), constate la méfiance du prince Albert et de la +reine Victoria à l'égard de lord Palmerston.] + +[Note 256: V. plus haut, p. 167 et suiv., ce qui a été dit de la +démarche de la reine Christine.] + +[Note 257: C'était à peu près l'avis qu'exprimait déjà le prince +Albert, le 26 mai 1846, dans une lettre adressée au duc de +Saxe-Cobourg. (V. plus haut.)] + +[Note 258: _Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II, +herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 169 à 171.] + +Toutefois, ne l'oublions pas, si à Londres on avait fini par +préférer, pour Isabelle, don Enrique, qui en sa qualité de Bourbon +n'était pas contraire à notre principe, on n'y abandonnait pas pour +cela le candidat dont l'exclusion était à nos yeux la première +condition de l'entente. Dans ce dernier état de la pensée de lord +Palmerston, le prince de Cobourg demeurait encore partie essentielle +de la combinaison. L'Infante lui était réservée, et Bulwer avait +ordre de travailler à la lui faire obtenir. Or, nous avions toujours +déclaré qu'un prince étranger a la maison de Bourbon n'était pas +plus admissible pour l'Infante que pour la Reine, et c'était l'une +des hypothèses pour lesquelles nous avions expressément réservé la +reprise de notre liberté[259]. Le secrétaire d'État ne renonçait même +pas à toute idée de marier Cobourg à la Reine; il le présentait en +seconde ligne, pour le cas où Enrique ne serait pas admis: c'était, +à ses yeux, la combinaison subsidiaire, celle qu'il indiquait à son +agent comme étant _the next best arrangement_. Ne croyez pas qu'il +éprouvât le moindre scrupule à mettre ainsi l'influence anglaise au +service de la candidature Cobourg. Non, il s'appliquait,--ce qui +était du reste superflu,--à rassurer sur ce sujet la conscience de +Bulwer; il lui affirmait n'avoir rien trouvé dans les actes de lord +Aberdeen qui impliquât engagement de ne pas pousser à un tel mariage, +qu'il s'agît de la Reine ou de l'Infante. «Nous nous regardons, +disait-il, comme libres de recommander au gouvernement espagnol le +candidat que nous jugeons le meilleur, que ce soit un Cobourg ou un +autre.» + +[Note 259: En rendant compte des conversations d'Eu, en septembre +1845, M. Guizot dit «qu'il avait été entendu et reconnu par lord +Aberdeen qu'aucun prince étranger à la maison de Bourbon ne serait +soutenu par le gouvernement anglais comme prétendant à la main de +la Reine _ou de l'Infante_». Et il ajoute: «Notre sécurité à cet +égard était évidemment la condition de notre renonciation à toute +prétention pour les fils du Roi.» De même, dans le _memorandum_ du 27 +février 1846, notre gouvernement avait indiqué qu'il se regarderait +comme libre de tout engagement, si le gouvernement anglais poussait +au mariage du prince de Cobourg soit avec la Reine, _soit avec +l'Infante_.] + +Enfin, ce que lord Palmerston voulait dans tous les cas, quel que +fût le mari de la Reine, ce qui lui tenait le plus à coeur, ce +qu'il recommandait, dans chacune de ses lettres à Bulwer, avec +une insistance passionnée, comme l'objet «le plus important» de +la politique britannique, c'était d'empêcher l'union du duc de +Montpensier avec l'infante. Il exposait longuement à son agent +que cette union serait la mainmise de la France sur la Péninsule, +mainmise que l'Angleterre avait jugée déjà dangereuse au siècle +dernier, et qui le serait bien plus depuis la conquête de l'Algérie. +C'est en Espagne même qu'il prétendait faire naître des obstacles +au mariage. Et, dans ce dessein, il n'hésitait pas à recourir aux +menaces: «Je vous prie, mandait-il à Bulwer, d'avertir Christine, +Rianzarès et Isturiz que nous considérerions un tel mariage comme +une mesure d'hostilité contingente contre l'Angleterre de la part de +l'Espagne et de la part de la France, et que nous serions obligés +de modifier en conséquence nos rapports avec ces deux pays.» Lord +Palmerston mettait ainsi lui-même à néant l'arrangement conclu entre +M. Guizot et lord Aberdeen, dans la seconde entrevue d'Eu: quand +Louis-Philippe avait consenti à reculer le mariage de son fils avec +l'Infante jusqu'à ce que la Reine ait eu des enfants, il avait cru +évidemment obtenir à ce prix que le gouvernement britannique adhérât +à ce mariage, ou au moins qu'il n'y fît pas opposition[260]. + +[Note 260: Le roi Louis-Philippe écrivait à la reine des Belges, +le 14 septembre 1846: «En adhérant à la garantie que lord Aberdeen +prenait contre la stérilité de la Reine, je devais considérer comme +entendu qu'il n'y aurait plus d'objections de la part de l'Angleterre +à ce que mon fils épousât l'Infante.»] + +Toutes ces menées, qui nous sont ainsi révélées par le témoignage +irrécusable de lord Palmerston lui-même, M. Guizot les soupçonnait, +mais sans en avoir, sur le moment même, une connaissance aussi +précise et aussi complète. C'était en effet l'un des signes, et non +le moins caractéristique, des mauvais desseins du ministre anglais, +que le soin avec lequel il cherchait à empêcher notre diplomatie d'y +voir clair. Tout était calculé pour cela, aussi bien ce qu'il lui +cachait que ce qu'il lui laissait voir. Ce qu'il lui cachait, c'était +le travail fait en faveur du prince de Cobourg et contre le duc de +Montpensier. Ce qu'il lui laissait voir, c'était la candidature de +don Enrique. Non seulement, aussitôt qu'il fut décidé à appuyer cette +candidature, lord Palmerston en parla à notre chargé d'affaires à +Londres; mais, le 27 août, répondant, très tardivement, il est vrai, +à la proposition d'action commune que M. Guizot lui avait adressée le +20 juillet, il fit demander officiellement au gouvernement français +de s'unir à lui pour soutenir Enrique, «le seul prince espagnol, +disait-il, qui fût propre par ses qualités personnelles à être le +mari de la Reine»; à quoi notre ministre se borna à répliquer, le +30 août, qu'il ne se croyait pas le droit de pousser si loin la +_dictation_, et qu'il laissait à l'Espagne le soin de choisir entre +les descendants de Philippe V. Si lord Palmerston faisait ainsi la +lumière sur cette partie de son plan, n'était-ce pas dans l'espoir +de faire, par là même, l'ombre plus épaisse sur l'autre partie? +Il se flattait probablement, en se montrant occupé d'Enrique, de +nous faire croire qu'il était revenu à notre principe du mariage +Bourbon, et qu'il n'y avait plus de Cobourg dans l'affaire. C'était +un effort pour rendormir notre vigilance, qu'il se repentait d'avoir +maladroitement inquiétée par la communication des instructions du 19 +juillet. Mais la clairvoyance trop justement ombrageuse du cabinet +de Paris ne fut pas mise en défaut par ces habiletés. Le 8 août, +transmettant au Roi les rapports qui lui arrivaient de Londres et +qui lui annonçaient l'abandon de la candidature Cobourg, M. Guizot +ajoutait: «Cela ne me rassure qu'à moitié. On renonce peut-être à +la Reine pour le Cobourg, mais dans la pensée de vouloir pour lui +l'Infante[261].» Notre ministre, on le voit, devinait juste. + +D'ailleurs, quelle que soit l'idée plus ou moins précise que +le gouvernement français ait pu se faire alors des manoeuvres +du gouvernement anglais, il n'y a plus pour l'histoire aucune +obscurité. Il est manifeste et incontestable que lord Palmerston +n'avait qu'un but en Espagne: faire échec à notre politique, et +qu'à l'entente cordiale existant sous lord Aberdeen il substituait +la lutte à outrance. Dès lors, la conclusion s'imposait: quand même +Louis-Philippe et M. Guizot n'eussent pas stipulé d'avance pour +ce cas, comme ils l'avaient fait tant de fois, la reprise de leur +liberté, la justice et le simple bon sens suffisaient à la leur +rendre; avec qui leur faisait la guerre, ils ne pouvaient être tenus +aux engagements consentis en vue et sous la condition d'avoir la +paix[262]. + +[Note 261: _Revue rétrospective._] + +[Note 262: Les historiens anglais eux-mêmes, si longtemps acharnés +à contester la bonne foi du gouvernement français, commencent à +changer de ton. Ainsi l'auteur de la Vie récemment publiée de lord +John Russell, M. Spencer Walpole, reconnaît que Louis-Philippe, en +voyant le nom de Cobourg dans les instructions du 19 juillet, était +fondé à croire que les Anglais manquaient à leurs engagements, +et qu'il était par suite libéré des siens. Il ajoute: «L'excuse +habituelle, invoquée par lord Palmerston, est qu'en nommant le prince +Léopold, il constatait un fait, sans énoncer une politique. L'excuse +est inadmissible pour qui a comparé la correspondance privée de +Palmerston avec ses dépêches publiques.»--Il dit encore plus loin: +«Lord Palmerston et Bulwer travaillaient à faire le mariage dont +Louis-Philippe ne voulait pas, et complotaient contre le mariage +qu'il désirait.» (_The Life of lord John Russell_, t. II, p. 2 et +3.)] + + +IV + +Dans sa campagne espagnole, lord Palmerston montrait plus de passion +que d'habileté. En se portant champion des radicaux et en prétendant +imposer don Enrique comme mari de la Reine, il inquiétait et irritait +tous ceux qui dirigeaient alors les affaires de la Péninsule. Rien +ne pouvait contribuer davantage à nous ramener la reine Christine +et le cabinet de Madrid. M. Guizot le comprit. Aussitôt qu'il eut +reçu communication des instructions anglaises du 19 juillet et +du réquisitoire qui y était formulé contre le gouvernement des +«moderados», il en fit part à M. Bresson et eut soin d'ajouter: «Le +parti modéré, la reine Christine ne peuvent se méprendre sur le sens +et la portée politique de la dépêche de lord Palmerston..... C'est +bien le langage du patron des progressistes, d'Espartero, Olozaga, +Mendizabal, etc. Faites en sorte que cette situation soit bien +comprise.» + +Sir Henri Bulwer, qui, sur place, se rendait compte de l'énorme +maladresse commise par son ministre[263], le pressa de laisser là +Enrique et de pousser à sa place le prince de Cobourg; il se portait +fort de faire agréer ce dernier comme époux de la Reine, avec la +condition que l'Infante ne serait pas mariée à un prince français. +Lord Palmerston ne voulut rien entendre; une sorte de routine aveugle +ne lui permettait pas de concevoir la politique britannique en +Espagne autrement que liée étroitement à la cause progressiste. +Bulwer, mis en demeure d'obéir à ses instructions, dut s'exécuter. +L'effet fut ce qu'il craignait. «Vos ministres sont-ils fous? lui dit +M. Isturiz, chef du cabinet de Madrid. Ils désirent l'indépendance +de l'Espagne; nous aussi, et nous sommes au pouvoir. Or, au lieu de +s'unir à nous, ils disent en réalité que la première condition d'une +alliance avec eux est que nous capitulions devant ceux qui nous font +opposition. En supposant que je fusse disposé à ce sacrifice, en +serait-il ainsi de la cour, de mes amis politiques, des chefs actuels +de l'armée?» Aussi Bulwer écrivit-il à lord Palmerston, le 14 août: +«Je regrette d'être obligé de dire que toutes les peines que j'ai +prises pour disposer la cour et le président du conseil en faveur +d'un mariage de don Enrique avec la Reine, ont été absolument sans +effet[264].» + +[Note 263: Sur les sentiments et les démarches de Bulwer, voir _The +Life of Palmerston_, par BULWER, t. III, p. 193 et suiv., et _The +Life of lord John Russell_, par Spencer WALPOLE, t. II, p. 3.] + +[Note 264: Plus tard, après son échec, lord Palmerston regrettera +de n'avoir pas suivi les conseils de Bulwer. «C'est vous qui aviez +raison, lui écrira-t-il le 12 septembre 1846; nous aurions dû tout de +suite et hardiment adopter Cobourg et le faire triompher en bravant +la France.» (_The Life of Palmerston_, par BULWER, t. III, p. 246.)] + +Cet état d'esprit de la cour d'Espagne n'échappait pas à M. Bresson, +qui manda, le 8 août, à M. Guizot: «M. Mon (l'un des ministres) m'a +raconté qu'hier soir la Reine mère lui avait dit avec une anxiété +remarquable: «Engage donc Bresson à s'entendre avec moi, pour faire +les deux mariages le plus tôt possible. Les Anglais et la révolution +nous menacent.» Et notre ambassadeur ajoutait le lendemain: «Ou il +ne faut plus croire à rien sur cette terre, ou la reine Christine, +par peur, par calcul ou par affection, nous est entièrement revenue. +Je la quitte à l'instant... Elle se rallie franchement à la pensée +du mariage de la jeune reine avec le duc de Cadix. Elle y prépare, +elle y dispose, elle y rend favorable l'esprit de sa fille..... +Je vous laisse à penser si je l'ai encouragée dans cette voie.» +Seulement Christine mettait à son concours une condition, c'était +la simultanéité des deux mariages, de la Reine avec Cadix et de +l'Infante avec Montpensier. Cela lui paraissait nécessaire pour +«fortifier, relever l'un des mariages par l'autre», pour «contenir +les opposants par l'éclat du rang de notre prince et par la crainte +de la France qui venait derrière lui». + +En face de cette exigence, M. Bresson ne laissa pas que d'être +embarrassé. D'une part, il venait d'être réprimandé et menacé de +désaveu pour avoir offert la simultanéité; d'autre part, il était +convaincu que cette concession était légitime et nécessaire. +Dans cette difficulté, il n'osa pas dire tout de suite oui; mais +il se garda de dire non[265], et, se retournant du côté de son +gouvernement, il insista fortement sur la nécessité de céder, et de +céder sans retard, avant que les partis eussent eu l'éveil et se +fussent jetés au travers des négociations pour faire tout échouer. +«Pour moi, écrivait-il à M. Guizot, pour moi qui viens de relire +attentivement vos lettres des 10 décembre 1845, 28 février et 17 mars +1846, qui en ai pesé chaque mot, non seulement je vous considère +comme dégagé, par les premières démarches du cabinet anglais actuel, +des ménagements et obligations auxquels vous pouviez vous croire +tenu envers celui de sir Robert Peel, mais je me considère moi-même +comme placé dans les conditions prévues par ces lettres, et comme +appelé, d'un moment à l'autre, à faire usage des pouvoirs qu'elles me +confèrent, pouvoirs délicats, pouvoirs d'une grande importance dont +je sens toute la gravité et auxquels je ne dois avoir recours qu'en +homme prudent à la fois et ne craignant pas la responsabilité. C'est +ainsi que j'agirai: comptez-y[266].» + +[Note 265: «Je n'ai point élevé d'objections, écrivait M. Bresson +le 9 août 1846; j'ai seulement fait observer qu'il y avait des +conditions préliminaires indispensables à régler.»] + +[Note 266: Lettres du 9 et du 16 août 1846.] + +Si désireux que le gouvernement français se fût montré jusqu'alors +d'éviter la simultanéité des deux mariages, il ne pouvait pas ne pas +être frappé de ce que lui disait M. Bresson. Pour échapper au péril +que lui faisaient courir les intrigues anglaises, il avait besoin +du concours de la reine Christine; s'il refusait à cette dernière +tout ce qu'elle exigeait, ne s'exposait-il pas à ce qu'elle liât +partie avec nos adversaires, comme elle en avait déjà eu plusieurs +fois la velléité? Il recevait d'ailleurs avis que Bulwer poursuivait +ses menées plus activement que jamais, et que M. Isturiz avait avec +lui des entretiens assez suspects. On ajoutait que le parti radical +espagnol, encouragé par le patronage de lord Palmerston, s'agitait +d'une façon menaçante, et qu'il n'était pas prudent de lui laisser +le loisir d'organiser quelque mauvais coup. Dans ces conditions, M. +Guizot jugea qu'on ne pouvait pas refuser plus longtemps à M. Bresson +ce qu'il déclarait être si nécessaire. Le Roi fut plus difficile +à convaincre: malgré tout, il eût désiré s'en tenir toujours aux +déclarations d'Eu. La reine Amélie l'encourageait dans sa résistance. +Ce fut à contre-coeur et après de longues délibérations avec M. +Guizot que Louis-Philippe finit par se rendre à ses instances et +se résigna à laisser faire M. Bresson. Celui-ci fut alors informé +que son gouvernement s'en rapportait à lui pour l'usage à faire, +dans la circonstance particulière, des pouvoirs généraux qui lui +avaient été antérieurement conférés[267]; M. Guizot lui donnait +l'assurance «qu'en tout cas il serait fermement soutenu». Toutefois, +recommandation lui fut faite de stipuler expressément que la +discussion des accords préliminaires précéderait la déclaration et la +célébration du mariage du duc de Montpensier: c'était, dans la pensée +du cabinet de Paris, un dernier moyen qu'il se réservait d'empêcher +une simultanéité tout à fait complète. En dépit de cette restriction, +notre ambassadeur avait enfin la liberté qu'il sollicitait depuis si +longtemps. Il n'était pas homme à hésiter devant l'initiative dont on +lui laissait la responsabilité. Il promit donc à la reine Christine +d'associer les deux mariages. + +[Note 267: Sur ce qu'étaient ces pouvoirs, se rappeler notamment la +lettre de M. Guizot, en date du 10 décembre 1845. (V. plus haut, p. +166.)] + +Contenter cette princesse, c'était beaucoup; ce n'était pas tout. +Restait une dernière difficulté assez embarrassante, qui était +la répugnance manifestée par la jeune reine pour le mari que la +politique lui destinait; elle enviait la part de sa soeur cadette et +«son beau Montpensier» qu'elle eût voulu prendre pour elle-même; par +comparaison, le duc de Cadix lui paraissait faire médiocre figure, et +elle ne se privait pas de parler de lui en termes peu flatteurs[268]. +Dans les lettres qu'il écrivait à M. Guizot, M. Bresson faisait +connaître cet état d'esprit de la Reine; il montrait aussi le fiancé +gauche, timide, se défiant de lui-même et des autres, et par moments +éprouvant plus d'éloignement que d'attrait pour sa fiancée; la Reine +mère et Rianzarès trop souvent insaisissables; le président du +conseil toujours sur le point de nous trahir; la légation anglaise +multipliant les intrigues. «Pesez ces difficultés, ajoutait-il, et +demandez-vous si aucune habileté humaine peut en triompher. À Dieu, à +la Vierge, au hasard, faites honneur du succès à qui vous voudrez, si +nous l'obtenons; car, pour moi, tout en ayant l'oeil partout attentif +et n'épargnant ni soins, ni peines, ni démarches, je reconnais que +cette combinaison d'individualités et de circonstances est au-dessus +des forces et de l'entendement de notre pauvre organisme[269].» + +[Note 268: Correspondance de l'envoyé sarde à Madrid. (HILLEBRAND, +_Geschichte Frankreichs_, 1830-1843, t. II, p. 631.)] + +[Note 269: Lettre inédite du 22 août 1846.] + +En traçant ce tableau un peu assombri, M. Bresson, oubliait qu'il +avait en main, dans ce jeu si embrouillé, une carte qui devait lui +faire gagner la partie: c'était le concours qu'en dépit de son +humeur mobile et fantasque, la reine Christine était décidée à nous +donner, depuis qu'elle avait reçu satisfaction en ce qui touchait +la simultanéité. Elle agit sur sa fille et fit agir par l'Infante. +Cette pression de famille ne fut pas sans effet. Dans la soirée du +27 août, après une scène de larmes avec le duc de Rianzarès, la +jeune reine entra chez sa mère, se jeta dans ses bras et dit _oui_. +Les ministres, aussitôt avisés de cette décision, y acquiescèrent +unanimement. La Reine leur annonça en même temps qu'elle donnait +sa soeur en mariage au duc de Montpensier. L'un des ministres vint +aussitôt réveiller M. Bresson,--il était deux heures du matin,--pour +lui annoncer la grande nouvelle. + +Le lendemain, quand il fallut rédiger l'accord relatif au mariage du +duc de Montpensier, la reine Christine demanda que la simultanéité +y fût établie d'une façon absolue. M. Bresson, lié par ses +instructions, s'y refusa, déclarant qu'il annulerait plutôt tout +ce qui venait d'être fait. Devant cette menace, la Reine céda, et +l'on inséra dans l'accord les stipulations suivantes: «La discussion +des capitulations matrimoniales, des articles du contrat et des +questions d'intérêt qui s'y rattachent est réservée; lorsque les +actes définitifs auront été dûment réglés et approuvés par les hautes +parties contractantes, la forme et l'époque de la déclaration de +ce mariage et sa célébration seront déterminées de manière à les +associer, _autant que faire se pourra_, à la déclaration et à la +célébration du mariage de Sa Majesté Catholique avec S. A. R. le +duc de Cadix.» Toujours sous l'empire de la même préoccupation, M. +Bresson obtint, non sans livrer une autre bataille, que le décret +de convocation des Cortès n'annonçât au public que le mariage de la +Reine, sans parler de celui de l'Infante. Pendant ce temps, à Paris, +M. Guizot, faisant part à lord Normanby de ce qui venait d'être +décidé à Madrid, et interrogé par lui sur le point de savoir si les +deux mariages se feraient au même moment, répondait très sincèrement: +«Non, pas au même moment.» Ainsi, jusqu'à la fin, notre gouvernement +espérait éviter une simultanéité tout à fait complète des deux +mariages. + +Il fut aussitôt visible que cette dernière résistance de la +diplomatie française produisait un très fâcheux effet à Madrid: elle +blessait nos amis, fournissait une arme à ceux qui rêvaient de crise +ministérielle ou même d'insurrection, et risquait de remettre tout en +question. «C'est seulement par la vertu du fait accompli, disaient +les ministres espagnols, qu'on en imposera à l'esprit de faction», et +ils demandaient avec instance que les deux mariages fussent célébrés +ensemble, le 10 octobre. Ces raisons, transmises aussitôt et appuyées +avec force par M. Bresson, triomphèrent de ce qui restait encore de +répugnance dans l'esprit de Louis-Philippe. Le consentement, qu'il +avait fallu lui arracher, en quelque sorte, morceau par morceau, +était enfin complet, et, le 4 septembre, M. Guizot écrivit par le +télégraphe à son ambassadeur: «Le Roi approuve que le mariage de Mgr +le duc de Montpensier avec l'Infante soit célébré le même jour que +celui de la Reine avec Mgr le duc de Cadix. Vous pouvez rendre public +le fait que vous avez signé, avec M. Isturiz, un engagement pour le +mariage de l'Infante avec le duc de Montpensier.» Le même jour, le +_Journal des Débats_ annonçait le double mariage. + + +V + +À la nouvelle de la décision prise à Madrid, grande fut la colère de +lord Palmerston. Quelle mortification de débuter dans son nouveau +ministère par un pareil échec! Il la sentait d'autant plus que, tout +occupé des menées souterraines par lesquelles il espérait nous ruiner +en Espagne, il ne s'était pas rendu compte du travail qui s'y faisait +contre lui. Oubliant volontairement qu'il avait lui-même rompu +l'accord et commencé la guerre, il prit l'attitude d'un homme surpris +par un acte d'hostilité au moment où il ne songeait qu'à vivre en +paix. «Je ne vous parlerai plus d'entente cordiale, répondit-il à la +première communication de notre chargé d'affaires, parce que ce qu'on +nous annonce nous prouve trop clairement qu'on ne veut plus, à Paris, +ni de cordialité ni d'entente[270].» Dans le trouble de son dépit, il +donnait à ce simple incident matrimonial des proportions étranges, +y dénonçant «l'acte le plus patent d'ambition et d'agrandissement +politique que l'Europe eût vu depuis l'Empire[271]». Il ajoutait: «Si +le gouvernement français persiste à adopter le système d'ambition +sans scrupule qui guida la politique étrangère sous Louis XIV et +Napoléon, il n'y a pas de bon vouloir et de sentiments d'amitié de la +part de l'Angleterre qui puissent être assez forts pour empêcher les +relations entre l'Angleterre et la France de redevenir ce qu'elles +étaient pendant les règnes de Napoléon et de Louis XIV[272].» Il +ne se borna pas à ces exagérations. Avec ce goût des récriminations +blessantes qui était dans sa nature, il se montra tout de suite +résolu à porter la discussion sur un terrain particulièrement +dangereux dans les controverses internationales, celui de la bonne +foi; et, pour comble, ce n'était pas seulement le cabinet français +qu'il s'apprêtait à accuser de déloyauté, c'était Louis-Philippe +lui-même. Se rencontrant avec l'un des collègues de M. Guizot, M. +Dumon, alors en Angleterre, il lui disait: «Voilà la première fois +qu'un roi de France n'a pas tenu sa parole[273].» Puis, tout fier de +cette inconvenance, il s'empressait de la raconter à lord Normanby +et à sir Henri Bulwer, et ne leur exprimait qu'un regret, celui +«d'avoir été ainsi trop complimenteur pour les prédécesseurs de +Louis-Philippe[274]». «Nous sommes indignés, écrivait-il encore à +Bulwer, de la mauvaise foi, de l'ambition sans scrupule, des basses +intrigues du gouvernement français[275].» + +[Note 270: Lettre de lord Palmerston à M. de Jarnac, du 6 septembre +1846. (BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 239.)] + +[Note 271: Lettres de M. de Jarnac à M. Guizot, des 9, 11 et 12 +septembre 1846.] + +[Note 272: Lettre de lord Palmerston à Bulwer, du 16 septembre 1846. +(BULWER, t. III, p. 247.)] + +[Note 273: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 423.] + +[Note 274: BULWER, t. III, p. 248 et 252.] + +[Note 275: _Ibid._, p. 248.] + +Il fallait s'attendre à cette irritation de lord Palmerston: nul +moyen de l'éviter ni de l'apaiser. Mais y avait-il chance de +la limiter, d'empêcher que cette irritation ne trouvât d'écho +outre-Manche, que l'Angleterre n'épousât les griefs et les +ressentiments de son ministre? À l'avance, M. Guizot avait caressé +quelque espérance de ce genre. Dès le 5 juillet 1846, au moment où +se formait le ministère whig, il écrivait à M. Bresson: «J'ai, avec +lord Palmerston, cet avantage que, s'il survenait entre nous et +Londres quelque refroidissement, quelque embarras, ce serait à lui, +non à moi, qu'en France, en Angleterre, partout, on en imputerait +la faute.» Aussi à peine se vit-il, par suite de l'annonce des deux +mariages, aux prises avec le secrétaire d'État, qu'il fit effort +pour l'isoler dans son propre pays et jusque dans son cabinet. +Il risqua même, pour obtenir ce dernier résultat, une démarche +qu'on ne peut s'empêcher de trouver un peu inconsidérée: ce fut +une lettre adressée, le 15 septembre, à M. de Jarnac, pour être +communiquée au premier ministre, lord John Russell, et où l'éloge de +celui-ci se mêlait à une plainte très vive sur la conduite suivie +par lord Palmerston[276]. Telle était la confiance de M. Guizot +que, quelques jours après, il écrivait à M. de Flahault: «J'ai +de très bonnes nouvelles de lord John Russell; n'en parlez pas, +mais tenez pour certain que le bruit suscité par lord Palmerston +n'ira pas loin[277].» Cette illusion dura peu. Le premier soin de +lord Russell fut de mettre la lettre de M. Guizot sous les yeux de +celui-là même dont elle contenait la critique; puis il écrivit à M. +de Jarnac, sur un ton assez raide, que le chef du _Foreign office_ +avait toute sa confiance, qu'il avait agi avec modération, et que +c'était au contraire le gouvernement français qui avait prouvé, +par sa conduite, le peu de prix qu'il attachait à l'amitié de +l'Angleterre[278]. Lord John dépassait ainsi son vrai sentiment; il +n'était pas aussi assuré que son collègue fût sans tort. Lui-même n'a +point caché plus tard combien il regrettait de ne s'être pas opposé +à l'envoi de ces instructions du 19 juillet 1846, où il avait été si +malencontreusement parlé du prince de Cobourg, et il a raconté par +suite de quel incident il n'était pas intervenu: ces instructions lui +avaient été communiquées un dimanche, au moment où il partait pour +le service divin, et, dans sa hâte, il ne les avait parcourues que +superficiellement. «Si je n'étais pas allé à l'église, ajoutait-il, +j'y aurais fait plus d'attention[279]!» Mais, tout en blâmant au +fond son collègue, lord Russell se faisait un point d'honneur de le +couvrir, dès qu'il le voyait accusé par un gouvernement étranger. Et +puis lord Palmerston, qui s'était gardé de faire connaître aux autres +ministres ses instructions secrètes à Bulwer, leur avait présenté +notre consentement au double mariage comme un acte d'hostilité +gratuite, mieux encore, comme le dénouement d'une intrigue ourdie +de vieille date par Louis-Philippe, comme une fourberie longuement +préméditée[280]. Ces accusations semblaient avoir trouvé créance +chez ses collègues; lord Clarendon disait à M. Dumon «qu'il n'y +avait qu'un sentiment dans le cabinet anglais» sur la conduite de la +France[281], et l'un des personnages les plus considérables du parti +whig, lord Lansdowne, déclarait que «tout le monde reconnaissait la +nécessité de changer de conduite envers Louis-Philippe[282]». + +[Note 276: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 10.] + +[Note 277: Lettre inédite du 20 septembre 1846.] + +[Note 278: Spencer WALPOLE, _The life of lord John Russell_, t. II, +p. 2.] + +[Note 279: _Ibid._, p. 5.] + +[Note 280: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 418 à 421.] + +[Note 281: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 241.] + +[Note 282: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th. +MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 208.] + +Si M. Guizot ne parvenait pas à détacher de lord Palmerston ceux qui +lui étaient liés par la communauté de parti et de responsabilité, +il pouvait sans doute espérer une appréciation plus favorable de la +part des adversaires du ministère whig, et particulièrement de son +ami lord Aberdeen, dont il avait tant de fois éprouvé l'esprit droit +et conciliant. Il lui avait écrit, dès le 7 septembre, toutes les +raisons qu'il avait eues de considérer comme annulés les engagements +pris à Eu. Lord Aberdeen lui répondit amicalement et tristement, le +14 septembre, qu'il ne trouvait pas ces raisons suffisantes. Ignorant +les secrètes menées de son successeur, il se refusait à croire que +celui-ci eût voulu s'écarter de la politique d'entente suivie avant +lui. «Je suis satisfait, ajoutait-il, de savoir que vous ne voudriez +jamais avoir fait un acte pour lequel vous ne vous sentiriez pas +pleinement justifié; mais, je l'avoue, mon cher monsieur Guizot, il +m'est impossible de découvrir des motifs plausibles pour le choix +qui a eu lieu[283].» Quelques jours après, lord Aberdeen écrivait au +prince Albert: «Je me soucie fort peu du mariage en lui-même, mais je +sens vivement la violation de l'engagement pris, et je suis encore à +me demander si Guizot a pu se sentir tranquille envers sa conscience, +à la suite de la conduite qu'il a tenue[284].» Avec le temps, il +est vrai, la sévérité de ce jugement s'adoucit un peu; lord Aberdeen +finit par se déclarer convaincu de la bonne foi du ministre français, +de la sincérité des soupçons qui avaient déterminé sa conduite, et il +affirma que si lui, Aberdeen, était resté au pouvoir, rien de pareil +ne fût arrivé[285]. Sur ce dernier point, il était absolument dans le +vrai. + +[Note 283: _Revue rétrospective._] + +[Note 284: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th. +MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 208.] + +[Note 285: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 430; t. +III, p. 53.] + +L'une des principales préoccupations de Louis-Philippe devait être +de savoir comment l'événement serait pris par la reine Victoria. +On sait sur quel pied d'intimité familière les relations des deux +cours s'étaient établies depuis la première entrevue d'Eu, en 1843: +visites annuelles qui, des deux parts, étaient toujours trouvées +trop rares et trop courtes; correspondance fréquente, affectueuse, +on peut même dire tendre[286], et que la Reine avait continuée +après la rentrée de Palmerston au _Foreign office_, sans paraître +supposer que ce fait pût altérer une telle intimité[287]. Mais on +sait aussi quel intérêt l'épouse du prince Albert portait à ce qui +touchait les Cobourg; on n'a pas oublié non plus qu'elle avait été +personnellement partie dans les arrangements relatifs aux mariages +espagnols, et qu'elle-même avait reçu à Eu, en 1845, de la bouche de +Louis-Philippe, l'engagement de ne pas célébrer le mariage du duc de +Montpensier avant que la Reine eût eu des enfants. Depuis lors, elle +en était restée à cet engagement, et rien ne l'avait préparée à le +voir rompre. Elle se piquait, pour son compte, d'être demeurée fidèle +à l'entente, et de cette fidélité elle venait même de donner une +preuve qui ne lui avait pas peu coûté: je veux parler de ce conseil +de famille tenu entre elle, le prince Albert et le roi des Belges, +où il avait été décidé de détourner Léopold de Cobourg de ses visées +matrimoniales, tant que le roi des Français y ferait une aussi +formelle opposition[288]. Quant aux menées hostiles par lesquelles, +pendant ce temps, lord Palmerston avait obligé le gouvernement +français à reprendre sa liberté, la Reine paraissait n'en rien +savoir. D'une part, le coupable s'était gardé de l'en informer; de +l'autre, elle n'avait reçu directement de Louis-Philippe, au sujet de +ces menées et des conséquences que notre gouvernement pourrait être +conduit à en tirer, aucun avertissement préalable, analogue à ceux +que M. Guizot faisait alors parvenir à Palmerston lui-même. Si le Roi +n'avait ainsi rien dit, ce n'était pas par un calcul machiavélique +et pour entretenir la Reine dans une trompeuse sécurité; c'était +que, jusqu'à la veille de la décision finale, il s'était refusé à +se servir de la liberté qui lui était rendue et avait compté se +renfermer quand même dans les termes des engagements d'Eu. Mais, pour +être ainsi explicable, ce silence n'en eut pas moins, sur le moment, +un effet fâcheux. La Reine en fut plus portée, quand lui arriva, tout +à fait à l'improviste, la nouvelle des deux mariages, à se croire +la victime d'une surprise déloyale. Il n'y eut pas alors jusqu'à +l'intimité de ses rapports avec Louis-Philippe qui ne contribuât à +lui faire sentir davantage l'offense, en y mêlant cette impression, +particulièrement douloureuse pour une femme jeune en face d'un +vieillard, de l'amitié trahie, de la confiance trompée. Ajoutez-y, +sans aucun doute, quoiqu'on en parlât moins haut, le dépit de voir +écarter définitivement ce mariage Cobourg que la Reine n'osait +faire contre nous, mais auquel elle avait toujours espéré nous voir +acculés par les circonstances. Ce dépit était particulièrement vif +chez le prince Albert[289]. Livrée à elle seule, Victoria, qui, +malgré ses griefs, gardait un fond d'affection pour notre famille +royale[290], n'eût probablement pas refusé d'écouter les explications +de Louis-Philippe et eût saisi volontiers quelque occasion de le +traiter en ami. Ce fut son mari qui l'en détourna, avec le concours +de leur conseiller, l'Allemand Stockmar, toujours fort ardent à nous +desservir[291]. Sous ces influences, la Reine répudia promptement +toutes les velléités de réconciliation qui avaient pu lui traverser +l'esprit et ne fut plus qu'à son ressentiment. «Rien n'égale +l'indignation de la Reine contre la conduite du Roi, notait bientôt +après M. Greville sur son journal; elle en a parlé à Clarendon dans +les termes les moins mesurés[292].» Le duc de Broglie écrivait à son +fils: «C'est la Reine qui échauffe son ministère[293].» + +[Note 286: Voir plusieurs lettres publiées dans la _Revue +rétrospective_.] + +[Note 287: Louis-Philippe écrivait au roi des Belges, le 25 juillet +1846: «J'ai reçu de Victoria les lettres les plus aimables, les plus +rassurantes, sur le maintien de notre précieuse entente cordiale. +Sa jeunesse et sa droiture le croient; elle ne peut douter des +assertions qu'on lui donne. Ma vieillesse, sans être moins droite, +n'a pas la même confiance, et de là l'incertitude que j'ai dû lui +faire entrevoir sur ma visite du mois d'octobre, qu'elle veut bien +désirer avec un affectueux empressement.»] + +[Note 288: Voir plus haut, p. 217, 218.] + +[Note 289: Le langage de ce prince était des plus amers; il écrivait +à un de ses parents d'Allemagne, le 17 septembre 1846: «Rien de plus +perfide que la politique suivie par la cour française. On nous a +dupés, et maintenant on triomphe. Mesquin triomphe d'avoir dupé un +ami, et le seul qu'on a, et au moment même où il fait un sacrifice à +l'amitié. Car les pauvres reines ont, jusqu'à la dernière heure, été +attachées à Léopold, et cet attachement, elles ne l'ont abandonné que +quand Bulwer leur a déclaré que nous ne pouvions pas y consentir...» +(_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II, herzog von +Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 174.)] + +[Note 290: Ce fond d'affection reparaîtra en 1848, après la +révolution de Février. La Reine écrira au baron Stockmar, le 6 mars +1848: «Vous connaissez ma tendresse pour la famille royale; vous +savez comme je désirais de nouveau être dans de meilleures relations +avec eux..., et vous disiez que le temps seul pourrait amener ce +résultat... Que j'étais loin de prévoir comment il se ferait que +nous nous reverrions en effet tous de la façon la plus amicale, que +la duchesse de Montpensier, au sujet de laquelle nous nous disputions +depuis plus d'un an, arriverait ici en fugitive!...» Et le 22 avril: +«Ces pauvres exilés à Claremont! Leur vie, leur avenir vous brisent +le coeur.» (_Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Théodore +MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 256 et 257.)] + +[Note 291: Le baron Stockmar a écrit, quelques semaines plus tard, +le 10 novembre 1846: «Au commencement, la Reine était tout entière +aux idées de pardon et de réconciliation; le prince, au contraire, +ressentait le coup comme il convient à un homme; il voyait une chose +injuste au fond, une offense nationale dans la forme et pour lui +un procédé blessant, car il pouvait se dire qu'ayant sacrifié à +de hauts intérêts politiques sa bienveillance pour son cousin, il +n'avait reçu en échange qu'une marque d'ingratitude sous la forme la +plus dédaigneuse.» (_Mémoires de Stockmar._)--Écrivant à la Reine, +Stockmar lui dénonçait la conduite de Louis-Philippe «comme un trait +de politique égoïste et inique, du scandale duquel la réputation +du Roi ne se remettrait jamais». (_Le Prince Albert_, extraits de +l'ouvrage de sir Théodore MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 208.)] + +[Note 292: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 424.] + +[Note 293: _Documents inédits._] + +Louis-Philippe ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'il ne pouvait +pas compter sur l'amitié de la reine d'Angleterre, pour contenir +ses ministres. Il avait cru moins provoquer les controverses en lui +faisant annoncer le mariage du duc de Montpensier, par la reine +Marie-Amélie, comme un simple «événement de famille», intéressant +uniquement «le bonheur de son fils chéri»; la lettre, datée du 8 +septembre, était écrite sur le ton d'amicale familiarité en usage +entre Eu et Windsor, et l'on s'y informait, au nom du Roi, si «les +pêches», récemment envoyées, étaient «arrivées à bon port». Dans ce +tour plus ou moins heureux, mais pris évidemment à bonne intention, +l'entourage de Victoria s'appliqua à lui faire voir une aggravation +d'offense. Elle répondit, le 10 septembre, d'une façon fort sèche, +rappelant à sa correspondante tous les faits que celle-ci avait +volontairement laissés de côté, «ce qui s'était passé à Eu» entre les +deux souverains, le refus fait par la famille royale d'Angleterre +«d'arranger» le mariage Cobourg, refus qui n'avait pas eu d'autre +cause que le désir d'être agréable au Roi; puis elle ajoutait: «Vous +pourrez donc aisément comprendre que l'annonce soudaine de ce double +mariage ne peut nous causer que de la surprise et un bien vif regret. +Je vous demande pardon, Madame, de vous parler politique dans ce +moment, mais j'aime à pouvoir me dire que j'ai toujours été sincère +avec vous[294].» + +[Note 294: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th. +MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 201 à 203.] + +«Je doute que ma réponse leur plaise beaucoup», disait Victoria à +lord Clarendon, après avoir écrit cette lettre[295]. Louis-Philippe, +en effet, en ressentit un vrai chagrin. Il voulut tenter un effort +pour obtenir une appréciation plus juste. Dans ce dessein, il +écrivit, le 14 septembre, à sa fille, la reine des Belges, une +très longue lettre justificative, en réalité destinée à la reine +d'Angleterre. «J'y ai consacré, mandait-il à sa fille, d'arrache-pied +et sans regret, trois nuits jusqu'à quatre heures du matin, malgré +les cris de la Reine, de ma soeur et de toute la famille, qui +prétendaient que je me tuais... Je me serais soumis volontiers à +encore plus de fatigue, s'il l'avait fallu, pour achever ce travail, +tant a été profonde la peine que j'ai ressentie de la lettre de la +reine Victoria, et de l'injuste préjugé dont je l'ai vue animée dans +cette affaire.» La lettre débutait ainsi: «La Reine vient de recevoir +une réponse de la reine Victoria à la lettre que tu sais qu'elle +lui avait écrite, et cette réponse m'a fait une vive peine. Je suis +porté à croire que notre bonne petite reine a eu presque autant de +chagrin à écrire cette lettre que moi à la lire. Mais enfin elle ne +voit maintenant les choses que par la lunette de lord Palmerston, et +cette lunette les fausse et les dénature trop souvent. C'est tout +simple; la grande différence entre la lunette de lord Aberdeen et +celle de lord Palmerston provient de la différence de leur nature: +lord Aberdeen aimait à être bien avec ses amis; lord Palmerston, je +le crains, aime à se quereller avec eux.» Louis-Philippe reprenait +ensuite, dès l'origine, l'histoire des mariages; il montrait comment +il avait été amené bien malgré lui, par la politique de lord +Palmerston, à «dévier des conventions premières», et exprimait son +regret qu'on n'eût pu éviter ce qui avait été, pour les uns, «un +grand et inutile désappointement», pour lui, «un des plus pénibles +chagrins qu'il eût éprouvés, et Dieu savait qu'il n'en avait pas +manqué pendant sa longue vie». Il terminait ainsi: «Actuellement, +c'est à la reine Victoria et à ses ministres qu'il appartient de +peser les conséquences du parti qu'ils vont prendre et de la marche +qu'ils suivront. De notre côté, ce double mariage n'opérera dans la +nôtre d'autres changements que ceux auxquels nous serions contraints +par la nouvelle ligne que le gouvernement anglais jugerait à propos +d'adopter... Nous ne voyons aucun intérêt, aucun motif, ni pour +l'Angleterre, ni pour nous, à ce que notre entente cordiale soit +brisée, et nous en voyons d'immenses à la bien garder et à la +maintenir. C'est là mon voeu, c'est celui de mon gouvernement. Celui +que je te prie d'exprimer de ma part à la reine Victoria et au prince +Albert, c'est qu'ils me conservent dans leur coeur cette amitié et +confiance auxquelles il m'a toujours été si doux de répondre par la +plus sincère réciprocité et que j'ai la conscience de n'avoir jamais +cessé de mériter de leur part[296].» + +[Note 295: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 424.] + +[Note 296: _Revue rétrospective._] + +La reine Victoria répondit, le 27 septembre, en s'adressant également +à la reine des Belges. Dans sa lettre, qui était évidemment l'oeuvre +du prince Albert[297], elle réfutait longuement et durement toute +l'argumentation du Roi, sans se montrer touchée de ses protestations. +Une seule citation donnera l'idée du point de vue où elle se plaçait: +elle déclarait que «ses sentiments de justice ne se prêteraient +jamais à reconnaître que lord Palmerston se fût écarté de l'entente +cordiale établie entre le gouvernement français et lord Aberdeen». +Elle concluait en ces termes: «J'ai donc tout bien considéré par +moi-même et en voyant de mes propres yeux, et il m'est impossible de +reconnaître que le Roi fût dégagé de sa parole. Rien au monde de plus +pénible n'eût pu m'arriver que ce triste désaccord, et parce qu'il +a un caractère si personnel, et parce qu'il m'impose le devoir de +m'opposer au mariage d'un prince auquel je porte, ainsi qu'à toute +sa famille, une amitié aussi vive[298].» Lord Palmerston, qui eut +aussitôt connaissance de cette lettre, en fut naturellement ravi. +«J'en approuve tous les mots», écrivait-il à Bulwer[299]. Il eût +voulu crier sur les toits une si heureuse nouvelle: aussi son journal +annonça-t-il bien haut que la souveraine partageait l'indignation +générale contre la conduite du gouvernement français; «elle comprend, +ajoutait-il, que la confiance, si naturellement produite par le +fréquent échange de courtoisies royales, a été grandement abusée». +Louis-Philippe ne crut pas que sa dignité lui permît d'insister +davantage. Il cessa donc toute correspondance, même indirecte, avec +la reine Victoria, attendant du temps la justice à laquelle il +croyait avoir droit. + +[Note 297: C'est ce qu'insinue lord Palmerston dans une lettre à +Bulwer. (BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 252.)] + +[Note 298: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th. +MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 203 à 206.] + +[Note 299: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 252.] + +Quand les choses étaient aussi mal prises à la cour et dans les +hautes régions politiques, il ne fallait pas s'attendre qu'elles +le fussent bien dans la nation anglaise elle-même. Au premier +moment, cependant, on avait pu croire que celle-ci se montrerait +assez indifférente. Lord Clarendon lui-même le constatait et s'en +plaignait[300]. Dans un article que nos feuilles ministérielles +s'empressèrent de reproduire, le _Times_ déclara tranquillement, le 3 +septembre, que «les intérêts britanniques n'étaient pas sérieusement +engagés dans cette affaire». Mais sous l'effet des remontrances et +des excitations du _Morning Chronicle_, organe personnel de lord +Palmerston, le ton des journaux anglais changea bientôt. Tous, +le _Times_ en tête, se mirent à déclarer que l'Angleterre serait +«amoindrie» par ce mariage; ils accusèrent le gouvernement français +de déloyauté et le dénoncèrent comme ayant «commis, avec une +intention résolue et méditée, un grand outrage international». La +polémique descendit plus bas encore: pas d'ignominie que ces journaux +n'imaginèrent. Ils affirmèrent que Louis-Philippe, de connivence +avec Christine, avait fait constater médicalement la stérilité de la +reine Isabelle, et que le mariage du duc de Montpensier était une +spéculation faite sur cette stérilité. Le _Times_ raconta aussi, sans +sourciller, que le consentement de la jeune reine avait été extorqué +par M. Bresson, au milieu d'une orgie nocturne[301], et, partant +de là , il s'écriait: «Quel intrus se glisse hors du palais à sept +heures du matin, si tôt s'il s'agit d'affaires, si tard s'il s'agit +de fêtes? Quelles orgies ont eu lieu dans le palais des deux vierges +royales que l'honneur chevaleresque de l'Espagne doit protéger? +À Paris, il y a des hommes qui tirent le nom distinctif de leur +industrie spéciale, de l'air dégagé avec lequel on les voit sortir +de grand matin d'une maison où ils ont passé la nuit à cueillir les +fleurs qui l'embellissent. Cet homme est un Français. Appartient-il +à cette catégorie? Le chevalier d'industrie qui en impose à la +simplicité des Espagnols n'est rien moins que l'agent accrédité et +investi de toute la confiance d'un grand roi. Il emporte une Infante +dans son sac...» Et le _Times_ ajoutait, en prenant personnellement +Louis-Philippe à partie: «Quiconque choisit pour son heure l'heure +de minuit, entre par la porte dérobée et marche armé d'une +lanterne sourde et d'un levier, doit à coup sûr avoir conscience +de l'improbité de sa conduite. Louis-Philippe est l'homme qui a le +moins su sauver les apparences, s'il n'a pas commis un crime contre +l'Europe.» La polémique continua sur ce ton. Mis à un tel régime +d'excitation, le public anglais finit par s'échauffer: lui aussi se +persuada que son pays venait d'être la victime de la perfidie et de +l'ambition de la France. + +[Note 300: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 241.] + +[Note 301: Il n'est pas besoin de démentir cette infamie. On se +rappelle que M. Bresson n'était même pas au palais royal le soir où +le consentement de la Reine fut obtenu. (V. plus haut, p. 226.) Dans +sa correspondance confidentielle avec M. Guizot, M. Bresson se montre +fort ému et fort indigné de ces «abominables calomnies». (Lettre +inédite du 29 septembre 1846.)] + +Il fut donc promptement manifeste que l'Angleterre tout entière, de +la souveraine au peuple, prenait à son compte la querelle de lord +Palmerston. C'était, pour notre gouvernement, une grosse déception +et un accident malheureux. Avait-il fait tout ce qu'il fallait +pour le prévenir? Préoccupé de réussir dans la contre-mine qu'il +opposait à la mine creusée par la diplomatie anglaise, n'avait-il +pas trop perdu de vue l'effet que devait produire une explosion à +laquelle nul n'était préparé? Si le mystère et la surprise avaient +leurs avantages, ils avaient aussi leurs dangers. Des précautions +étaient à prendre pour qu'outre-Manche, dans le public, chez les +hommes politiques, à la cour surtout, personne ne pût, au moment +décisif, se tromper sur les responsabilités, ni mettre en doute notre +loyauté. Ces précautions étaient sans doute malaisées à concilier +avec les exigences d'une lutte que lord Palmerston nous obligeait à +faire souterraine: je ne nie pas la délicatesse du problème, mais je +constate que notre gouvernement ne l'avait pas résolu, et qu'il ne +paraissait même pas avoir tenté de le résoudre. C'est peut-être la +principale, l'unique faute commise par le gouvernement français: elle +devait avoir de fâcheuses conséquences. + + +VI + +Dans cette affaire des mariages, notre gouvernement avait donc contre +lui toute l'Angleterre: avait-il du moins avec lui toute la France? +De ce côté-ci de la Manche, comme de l'autre, les divers partis +s'unissaient-ils pour faire front contre l'étranger? À première vue, +il n'était pas de question où M. Guizot pût se croire plus à l'abri +des critiques de la gauche. En effet, depuis plusieurs années, le +grand grief des opposants, celui qui récemment encore, lors des +élections générales de 1846, fournissait matière à toutes leurs +déclamations, était la prétendue pusillanimité qui empêchait le +gouvernement français de tenir tête à l'Angleterre. Cette défaillance +si souvent dénoncée à l'occasion du droit de visite, de l'indemnité +Pritchard et du traité avec le Maroc, les journaux de gauche avaient +toujours paru s'attendre qu'elle se reproduirait en Espagne, dans +les négociations relatives au mariage de la Reine et de sa soeur. +Tout récemment encore, au mois d'août, un article du _Times_ leur +avait fourni occasion de manifester leur dédaigneuse défiance. Cet +article, contenant une sortie virulente et comminatoire contre notre +prétention d'imposer un mari à la reine Isabelle, semblait conclure à +remettre sur les rangs le prince de Cobourg. Presque toute la presse +de Londres y fit écho, ce qui ne laissa pas que de causer quelque +émoi à Paris. Le _Journal des Débats_ se borna à relever l'attaque, +sans y répondre à fond; son souci évident était de ne pas faire +descendre sur la place publique une discussion qui lui paraissait +être du domaine des chancelleries. Aussitôt tous les journaux de +gauche et de centre gauche, interprétant cette réserve de la feuille +ministérielle comme un manque de courage, dénoncèrent la «reculade», +la «nouvelle génuflexion» que M. Guizot s'apprêtait à faire «devant +les exigences de lord Palmerston». «Voilà , s'écriaient-ils, l'ère +des humiliations rouverte du côté de l'Espagne[302]!» Telle était la +vivacité de leur émotion, qu'elle durait encore, alors qu'à leur insu +tout était déjà décidé, à Madrid, dans un sens absolument opposé. +C'est le 28 août que les deux mariages furent convenus entre la cour +d'Espagne et M. Bresson: le 31, le _National_ continuait à s'indigner +à la pensée que M. Guizot n'oserait pas «persister dans la politique +formulée si nettement par lui, quatre ans auparavant», et qu'il +«sacrifierait les intérêts séculaires de notre pays». Le 3 septembre, +en même temps que le _Journal des Débats_ annonçait les mariages, +le _Constitutionnel_, qui les ignorait encore, faisait une peinture +méprisante de cette diplomatie française, maladroite, peureuse, +en train d'abandonner à Madrid tout ce qu'elle avait exigé, et il +ajoutait ironiquement que le duc de Montpensier, exclu d'Espagne par +lord Palmerston, allait être réduit à chercher femme en Allemagne. + +[Note 302: Voir notamment le _Siècle_ des 9, 10, 13, 18 août, le +_Constitutionnel_ du 13 août, le _National_ des 14 et 16 août, etc.] + +En voyant leurs injurieuses prévisions si complètement démenties +par l'événement, quelle pouvait être l'attitude de ces journaux? +Qu'ils reconnussent leur tort et fissent amende honorable, c'eût +été leur demander une vertu peu en usage dans les luttes de partis. +Mais ne devait-on pas s'attendre qu'au moins ils ne blâmassent pas +le gouvernement pour avoir fait le contraire de ce qu'à l'avance +ils venaient de flétrir comme une lâcheté? Au premier moment, sous +le coup de la surprise, ils parurent surtout fort embarrassés. +Reconnaissant que le choix du duc de Cadix était bon, ils insinuèrent +qu'il avait été fait malgré M. Guizot et contre lui; ne pouvant pas +nier que le mariage du duc de Montpensier serait un succès pour la +politique française, ils affectèrent d'en mettre en doute la réalité. +Mais de telles contre-vérités ne pouvaient longtemps se soutenir, +et ces journaux se voyaient acculés à confesser que le ministère +venait de montrer précisément la hardiesse dont on l'avait proclamé +incapable. Plusieurs faisaient déjà , de plus ou moins bonne grâce, +cet aveu qu'ils sentaient d'ailleurs répondre au sentiment général, +même à celui de leurs partisans, quand M. Thiers intervint pour +empêcher ce qu'il regardait comme une grosse faute de tactique. +À ceux de ses amis ou de ses alliés qui se laissaient aller à se +réjouir du succès remporté par la politique française et de l'échec +infligé à la politique anglaise, le chef du centre gauche représenta +vivement qu'ils faisaient fausse route, que le ministre leur donnait +barre sur lui, et qu'ils seraient des niais de ne pas en profiter. +Il leur montra, dans les difficultés créées par l'irritation de lord +Palmerston, une occasion à saisir pour jeter bas M. Guizot. Le jeu de +l'opposition lui paraissait devoir être d'alarmer les intérêts et les +imaginations sur les dangers du conflit, de telle sorte que le Roi +et l'opinion, effrayés, se décidassent à changer de ministère pour +retrouver leur sécurité. Sans doute, c'était le contre-pied de ce que +l'opposition avait dit jusqu'alors; mais il n'y avait pas là de quoi +embarrasser un esprit aussi souple et aussi leste. Sans doute encore, +le patriotisme eût dû lui faire un scrupule de seconder un ministre +étranger qui cherchait à diminuer, à humilier la France; mais nous +avons vu que, depuis assez longtemps déjà , l'ancien président du +conseil du 1er mars avait jugé de son intérêt parlementaire de lier +partie avec l'ancien auteur du traité du 15 juillet 1840[303]. + +[Note 303: Sur les premiers symptômes de cette alliance de M. Thiers +et de lord Palmerston, voir plus haut, p. 197 et suiv.] + +Non content d'agir par ses conversations particulières, M. Thiers +se servit du _Constitutionnel_ pour donner publiquement le signal +et développer le thème de cette nouvelle opposition. Dès le milieu +de septembre, ce journal se mit à exalter l'alliance anglaise et à +déplorer de la voir rompue par le «coup de tête», par la «dangereuse +étourderie» des mariages espagnols. Cette rupture, il l'imputait +au gouvernement français, l'accusant, sur la foi des feuilles +étrangères, d'intrigue, de déloyauté, de brutalité dictatoriale, +vantant par contre la «modération» de lord Palmerston. Il s'efforçait +de grossir ce conflit, et recueillait avec une telle complaisance +toutes les menaces venues du dehors, qu'il paraissait en désirer la +réalisation. Et pour quel avantage, demandait-il, s'était-on ainsi +exposé? Il n'en découvrait pas d'autre que la riche dot de l'Infante; +et il montrait ce gouvernement, naguère si pusillanime quand les +grands intérêts du pays étaient en jeu, devenu téméraire dès qu'il +s'agissait de satisfaire une cupidité dynastique. À cette situation +il ne voyait que deux issues possibles: ou une lutte aboutissant +tôt ou tard à la guerre, ou, ce qui lui paraissait plus probable, +étant donné le tempérament des hommes au pouvoir, quelque nouveau +sacrifice de l'honneur national en vue de racheter les bonnes grâces +de l'Angleterre. + +On put se demander un moment si la thèse du _Constitutionnel_ +prévaudrait dans la presse d'opposition. Le _Siècle_, qui passait +pour l'organe de M. Odilon Barrot, se montrait réfractaire: non qu'il +fût disposé à louer le cabinet; il s'appliquait à réduire autant +que possible la portée du succès obtenu; mais enfin, il se refusait +à y voir un sujet de blâme et à faire le jeu de lord Palmerston. +Très contrarié de cette note discordante, M. Thiers échangea, à ce +sujet, avec quelques-uns de ses amis qui avaient d'abord encouragé +le _Siècle_, une correspondance assez aigre qui faillit amener +une rupture. Mais le _Siècle_ n'eut pas d'imitateurs. Au bout de +quelques jours, presque toutes les feuilles de gauche et de centre +gauche avaient emboîté le pas derrière le _Constitutionnel_, et +méritaient que le _Journal des Débats_ les qualifiât d'«organes +français du cabinet britannique». M. Thiers était arrivé à ses +fins. De Londres, lord Palmerston, agréablement surpris d'un tel +concours, envoyait à ces journaux ses remerciements; le _Morning +Chronicle_ vantait la haute moralité d'une telle alliance, et le +_Times_ louait, probablement non sans un peu d'ironie méprisante, le +«désintéressement inattendu» de l'opposition française. + + +VII + +Bien que le choix du duc de Cadix comme époux de la Reine déplût fort +à lord Palmerston, celui-ci s'y résignait faute de trouver aucun +prétexte plausible pour s'y opposer. C'était contre le mariage du duc +de Montpensier avec l'Infante qu'il était résolu à concentrer tous +ses efforts. Sans doute ce mariage était convenu entre les parties, +annoncé pour une date très prochaine; mais, tant qu'il n'était pas +accompli, on pouvait encore chercher à l'empêcher, ou tout au moins +à le retarder. Le ministre anglais décida d'y employer les quelques +semaines qui devaient s'écouler avant qu'on pût procéder à la +célébration. Il se flattait de suppléer à la brièveté du délai par +l'activité et l'énergie de son action. + +Ce fut d'abord en Espagne que les obstacles lui parurent les plus +faciles à faire naître. Son ressentiment avait là , dans sir Henri +Bulwer, un instrument dont il pouvait tout attendre. À la première +nouvelle de l'arrangement conclu pour les mariages, Bulwer n'avait +pas caché son intention de ne garder aucun ménagement. «Je vous +déclare solennellement, disait-il à M. Donozo Cortès, que nous +regardons le mariage de l'Infante comme un acte d'hostilité, et +que mon gouvernement n'épargnera rien pour amener en Espagne un +bouleversement complet[304].» Coup sur coup, le 31 août, le 5 et le +8 septembre, il adressa à M. Isturiz des notes où il dénonçait, dans +ce mariage, «l'un des plus graves événements qui pussent survenir en +Europe», déclarait que son accomplissement altérerait les relations +de l'Angleterre avec l'Espagne, et reprochait au gouvernement de +Madrid de faire «de son droit d'indépendance un usage contraire à +l'indépendance réelle du pays». Loin d'envelopper ses démarches du +secret diplomatique, il avait soin que les journaux en parlassent, +et dans des termes faits pour inquiéter le public sur les résolutions +ultérieures du cabinet de Londres. Aux vaisseaux anglais en station +devant Cadix ou Gibraltar, il envoyait ouvertement des courriers qui +paraissaient leur porter des ordres de blocus ou d'hostilité. En +même temps, comme pour réaliser sa menace de «bouleversement», il +excitait, en Espagne, les partis hostiles, apportant dans ce rôle +d'agitateur une passion qui faisait dire de lui au comte Bresson: «Ce +n'est plus le ministre d'une grande cour, c'est un artisan d'émeutes +et de conspirations[305].» Sous cette impulsion, les progressistes +se mirent aussitôt à publier des protestations ou à faire signer des +pétitions contre le mariage du duc de Montpensier. La violence de +leurs journaux semblait un préliminaire de guerre civile. Parmi les +arguments de cette polémique il en est un qui mérite d'être noté, à +cause de l'importance diplomatique qu'on devait chercher plus tard à +lui donner: c'est celui que, dès le 3 septembre, la presse radicale +de Madrid prétendit tirer du traité d'Utrecht, qui avait mis fin à la +guerre de la succession d'Espagne, et des renonciations réciproques +faites alors, d'une part, par Philippe V et ses descendants au trône +de France, de l'autre, par les princes français et leurs descendants +au trône d'Espagne. On soutenait qu'en vertu de ces actes, l'héritier +possible de l'un des trônes ne pouvait épouser l'héritière possible +de l'autre, et qu'en tout cas les enfants issus d'une telle union +seraient déchus, des deux côtés, de leurs droits successoraux. + +[Note 304: Ce propos est rapporté par M. Bresson, qui le tenait de M. +Donozo Cortès.] + +[Note 305: Lettre inédite de M. Bresson à M. Guizot, du 29 septembre +1846.] + +On croit toujours facilement ce que l'on désire. L'agitation +factice provoquée en Espagne par les menées de Bulwer parut à +Londres un puissant mouvement national contre lequel ne pourraient +prévaloir des intrigues de cour. Vers le 8 septembre, les journaux +anglais annonçaient déjà que «le mariage de l'Infante avec le duc +de Montpensier n'aurait jamais lieu, et cela pour des raisons +espagnoles»; ils prédisaient, au cas où l'on voudrait l'imposer, +une «guerre civile longue et sanglante». «La brusque tentative de +M. Bresson, ajoutaient-ils, vient d'allumer en Espagne un incendie +qui ravagera tout le pays, depuis Saint-Sébastien jusqu'à Gibraltar, +et du Portugal à la Méditerranée.» C'était le sentiment, et l'on +peut dire l'espoir de lord Palmerston. Il adressait à Bulwer +ses encouragements: «J'approuve tout ce que vous avez fait, lui +mandait-il le 16 septembre, et je vous dis, comme lord Anglesea aux +Irlandais: _Agitez, agitez, agitez_.» S'il lui recommandait de ne +pas se compromettre ouvertement dans quelque projet d'insurrection, +il l'invitait à «ne pas dissuader» ceux qui voudraient en tenter +une à leurs risques et périls. C'était même de toutes mains qu'il +se montrait prêt à accepter la révolution qui l'eût vengé; il +recommandait à Bulwer de ne pas perdre de vue le concours qu'on +pouvait tirer des carlistes, ou bien il caressait l'espoir de quelque +_pronunciamento_ fait par ce général Narvaez qu'il avait tant de +fois dénoncé comme un oppresseur, mais qu'il supposait être en ce +moment un mécontent[306]. Ce qu'il écrivait secrètement à son agent, +ses journaux le proclamaient tout haut, multipliant sans vergogne +les appels à ces alliés si nouveaux pour eux[307]. «Si Narvaez, +disait le _Times_, veut fournir aux sentiments de l'Espagne les +moyens de se formuler, il pourra conquérir un plus noble titre que +ceux de Blücher ou de Bolivar.» Lord Palmerston ne se contentait +pas d'aider ainsi Bulwer à «bouleverser» la Péninsule; il l'aidait +également à intimider le cabinet de Madrid. Pour confirmer et +fortifier les démarches comminatoires que, de son chef et sans +attendre d'instructions, le ministre d'Angleterre avait déjà faites, +il lui envoyait, le 14 septembre, une note qui devait être remise au +cabinet de Madrid et qui le fut, en effet, le 22. Dans ce document +il était fait, au nom du gouvernement britannique, de «très fortes +remontrances» et une «protestation formelle» contre un mariage +qui «mettait en péril l'indépendance de l'Espagne» et, par suite, +«affectait sérieusement l'équilibre européen». On y exprimait, en +terminant, l'espoir de voir abandonner un projet dont la réalisation +exercerait «la plus fâcheuse influence sur les relations des deux +couronnes anglaise et espagnole». Ajoutons que, dès le 19 septembre, +les journaux de Madrid, en rapport avec la légation britannique, +révélaient au public la démarche que Bulwer avait reçu l'ordre de +faire, s'efforçaient d'y montrer un événement gros de conséquences, +et affirmaient que Louis-Philippe n'oserait pas passer outre. + +[Note 306: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 247 à 257.] + +[Note 307: Voir entre autres le _Morning Chronicle_ du 19 septembre +1846, et le _Times_ du 24.] + +Mais pendant qu'à Londres, sur la foi des premières nouvelles, on +s'attendait à voir l'Espagne elle-même empêcher le mariage, les +événements prenaient dans la Péninsule une direction toute contraire. +Le bruit que les progressistes étaient parvenus un moment à soulever +tombait au bout de peu de temps, sans avoir trouvé d'écho dans le +pays. Les pétitions ne recueillaient qu'un nombre insignifiant +de signatures. La nation demeurait calme, ou, si elle paraissait +disposée à s'émouvoir, c'était de l'injure faite à son indépendance +par l'impérieuse invasion de la diplomatie anglaise dans ses affaires +intérieures. Nulle tentative de guerre civile, nulle démonstration +populaire, et même, dans les Cortès réunies le 14 septembre, nul +symptôme d'une opposition parlementaire sérieuse: le 18 et le 19, le +Sénat et le Congrès adoptèrent, l'un à l'unanimité, l'autre à 159 +voix contre une, des adresses de félicitation à la Reine sur les +deux mariages. Le désappointement fut grand à Londres. Les journaux +de lord Palmerston se mirent à invectiver l'«apathie» de l'Espagne. +«Nous devions compter sur les Espagnols eux-mêmes, écrivait le +_Times_, mais l'Espagne a oublié sa force, quoiqu'elle n'ait pas +désappris sa jalousie.» De tels emportements n'aboutissaient qu'à +blesser davantage la fierté castillane, et le gouvernement de Madrid +en était fortifié dans sa résistance. Le 29 septembre, M. Isturiz +répondit, sur un ton très digne et très ferme, à la note anglaise. +«Le gouvernement britannique, dit-il, qui se montre si jaloux de +l'indépendance de l'Espagne, ne trouvera pas mauvais que l'Espagne +agisse dans la limite des lois internationales, c'est-à -dire +sans nuire aux intérêts des autres gouvernements, comme c'est le +cas relativement à l'affaire en question, à propos de laquelle +l'Angleterre ne peut mettre en avant aucune violation des traités; il +ne trouvera pas mauvais, dis-je, que l'Espagne repousse énergiquement +une protestation qui tend à restreindre son indépendance, et qu'elle +proteste à son tour contre la protestation que révèle cet acte.» +Bulwer en était réduit à constater, dans une nouvelle communication +faite le 3 octobre à M. Isturiz, le complet insuccès de ses +démarches. «Je sais, disait-il avec un dépit non dissimulé, que +les faits ne tarderont pas à mettre fin à la discussion; mais, en +terminant, je ne puis m'empêcher d'exprimer la conviction qu'en dépit +de la grande habileté avec laquelle cette affaire a été conduite par +Votre Excellence, et du peu de talent que j'y ai apporté, les juges +impartiaux remarqueront que ç'a été le lot du ministre anglais de +défendre les vrais intérêts et l'indépendance de l'Espagne contre +Votre Excellence, à qui, en qualité de ministre de Sa Majesté +Catholique, leur défense aurait été plus convenablement confiée.» + + +VIII + +À mesure que s'affaiblissait l'espoir, un moment caressé, de voir le +mariage empêché par la seule résistance de l'Espagne, lord Palmerston +jugeait nécessaire de se découvrir davantage et de chercher à peser +directement sur le gouvernement français. Ainsi fut-il amené à +adresser, le 22 septembre, à lord Normanby, qui venait de remplacer +lord Cowley à l'ambassade de Paris, non une «note» formelle, comme +il avait fait avec le gouvernement de Madrid, mais une dépêche dont +lecture devait être donnée et copie laissée à M. Guizot. Ce document +fort étendu commençait par une longue récrimination sur le passé. +Les faits y étaient présentés de telle sorte que le gouvernement +français paraissait avoir profité de la loyauté confiante du +gouvernement britannique pour le tromper par toute une suite de +machinations. Lord Palmerston n'admettait pas que la mention faite +du prince de Cobourg dans ses instructions du 19 juillet nous eût +libérés de nos engagements; il déclarait n'avoir jamais patronné +qu'un candidat, don Enrique, et se défendait d'avoir fait pour le +prince de Cobourg rien qui justifiât les soupçons du cabinet de +Paris, soupçons dont il mettait en doute jusqu'à la sincérité. +Cette intrépidité d'affirmations nous paraît étrange, à nous qui +connaissons aujourd'hui les instructions confidentielles envoyées +à Bulwer. Lord Palmerston ne se faisait pas scrupule de nier ce +qu'il savait être encore secret. Seulement, comme s'il prévoyait +que, d'un moment à l'autre, la fausseté de ses négations pouvait +éclater, il soutenait, en abusant manifestement de ce qu'il y avait +eu d'un peu vague et équivoque dans certaines déclarations de lord +Aberdeen, que le gouvernement anglais s'était toujours considéré +comme parfaitement libre d'appuyer la candidature du prince de +Cobourg. Ainsi aboutissait-il à cette conclusion qu'il aurait eu +le droit de travailler contre nous, tout en étant garanti par nos +promesses contre les moindres représailles de notre part. Après cette +querelle rétrospective, il en venait aux conclusions présentes, qui +consistaient en «des représentations et une protestation formelles» +contre le mariage du duc de Montpensier. Partant de l'idée qu'une +telle «combinaison tendait à lier la politique de l'Espagne et de la +France d'une manière qui serait dangereuse pour d'autres États», il +la dénonçait comme «incompatible avec le respect dû au maintien de +l'équilibre européen», comme «altérant nécessairement les rapports +entre la France et l'Angleterre», et comme «pouvant compromettre +gravement la paix européenne». Il ne s'en tint pas là : il n'hésita +pas à emprunter à la presse progressiste de Madrid l'argument tiré +du traité d'Utrecht et des renonciations faites à cette époque, +déclarant, par cette raison, le mariage de l'Infante avec un prince +français «contraire à la constitution espagnole» et, en tout cas, +les enfants à naître de cette union exclus de la succession à +la couronne d'Espagne[308]. Sans doute il eût suffi d'un peu de +réflexion et d'un simple coup d'oeil sur les précédents, pour se +rendre compte qu'on donnait ainsi au traité une portée à laquelle +personne n'avait jamais songé. Pourvu qu'on assurât la séparation +des deux couronnes, principe dominant du traité d'Utrecht, rien +n'autorisait à étendre indéfiniment les exclusions et les déchéances. +En fait, depuis 1713, de nombreux mariages avaient été contractés +entre les Bourbons de France et ceux d'Espagne. L'Angleterre ni aucun +autre signataire du traité n'avait protesté contre ces mariages, +et les enfants qui en étaient nés n'avaient pas été privés de +leurs droits;--fort heureusement, car, autrement, on n'aurait plus +trouvé, dans les deux pays, un seul prince qui ne fût pas exclu du +trône, chacun d'eux ayant dans ses veines, par suite des mariages +antérieurs, un peu du sang de l'autre branche. Mais c'était le +propre de lord Palmerston, quand il se trouvait engagé dans une +polémique, de faire arme de tout, et de ne pas beaucoup regarder à +la valeur des arguments qu'il employait. Après avoir appuyé de ces +raisons diverses ses «représentations» et sa «protestation» contre +le mariage du duc de Montpensier, le secrétaire d'État terminait +en «exprimant l'espoir fervent que ce projet ne serait pas mis à +exécution». Quelques jours plus tard, le 27 septembre, la reine +Victoria finissait par un voeu semblable la lettre qu'elle écrivait +à la reine des Belges, en réponse à celle de Louis-Philippe[309]. +«Ma seule consolation, disait-elle, est que ce projet, ne pouvant +se réaliser sans produire de graves complications et sans exposer +cette famille chérie (il s'agissait de la famille royale de France) à +beaucoup de dangers, elle reculera encore devant l'exécution.» Enfin, +lord Palmerston ayant envoyé, le 28, à Bulwer l'ordre de remettre au +cabinet de Madrid une seconde protestation entièrement fondée sur le +traité d'Utrecht, il la communiquait aussitôt à M. Guizot, comme +pour renouveler et fortifier la mise en demeure déjà contenue dans la +dépêche du 22 septembre. + +[Note 308: Le ministre avait été, du reste, devancé dans cette voie +par Bulwer, qui, de son chef, avait invoqué le traité d'Utrecht dans +une note à M. Isturiz, en date du 8 septembre.] + +[Note 309: Voir plus haut, p. 237.] + +À Londres, on se flattait que ces démarches répétées et pressantes, +appuyées par le langage menaçant de la presse anglaise et par +le langage à dessein alarmiste d'une grande partie de la presse +française, feraient impression sur le cabinet de Paris et +particulièrement sur Louis-Philippe, dont on connaissait l'amour +pour la paix. Le _Times_ et le _Morning Chronicle_ croyaient pouvoir +annoncer la reculade de notre gouvernement. Quant à lord Palmerston, +convaincu que le roi des Français allait lui offrir de retarder le +mariage de son fils jusqu'à ce que la Reine eût des enfants, il +examinait, dans ses lettres à Bulwer, l'accueil qu'il convenait de +faire à une telle proposition; il se montrait disposé à repousser +toute combinaison qui ferait une part quelconque, même conditionnelle +et lointaine, au duc de Montpensier, et prétendait nous imposer +l'exclusion absolue de ce prince[310]. + +[Note 310: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 248 à 252. +Voir aussi _le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Théodore +MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 207.] + +L'attente de lord Palmerston fut complètement trompée. Le +gouvernement français ne parut pas intimidé. Le _Journal des Débats_, +tout en se gardant de riposter sur le même ton aux violences de la +presse britannique, les signalait avec une tristesse dédaigneuse et +affectait de les prendre pour une boutade sans grande conséquence. +Quand vint la protestation du 22 septembre, la feuille ministérielle +ne s'en montra pas plus troublée. «Nous croyons devoir répéter, +disait-elle le 28 septembre, malgré tous les bruits contraires +qu'on pourrait répandre, que les deux mariages se feront à l'époque +désignée, et nous persistons à penser et à dire que les dissentiments +auxquels cette résolution a pu donner lieu, quelque regrettables +qu'ils soient, ne sont point de nature à compromettre les relations +pacifiques des trois gouvernements.» Elle ajoutait, le 3 octobre: +«La France, tout en appréciant à sa juste valeur un dissentiment +qu'elle voit avec un très grand regret, n'en continuera pas moins +à exercer un droit légitime.» Ces déclarations étaient confirmées +avec éclat par le départ du duc de Montpensier, qui se mettait en +route pour l'Espagne, le 28 septembre, avant même que M. Guizot eût +répondu à la communication anglaise du 22. On en fut fort dépité à +Londres. «L'Angleterre, disait le _Times_ du 2 octobre, a protesté +avec fermeté et modération, et l'unique réponse a été le départ de +Montpensier. Si nous avions voulu imposer à Louis-Philippe son chef +de cuisine, nous n'eussions pas été traités avec un silence plus +dédaigneux.» Le _Morning Chronicle_ n'était pas moins amer. Ce fut +seulement le 5 octobre que M. Guizot adressa à Londres une dépêche en +réponse à celle de lord Palmerston: après y avoir longuement réfuté +tous les arguments employés par le ministre anglais, il concluait en +ces termes: «Le gouvernement du Roi ne trouve aux représentations +qui lui sont adressées aucun fondement grave et légitime; il ne +saurait donc les admettre, ni les prendre pour règle de sa conduite.» +Louis-Philippe lui-même, qui ne s'était exposé qu'à contre-coeur +au conflit et à qui lord Palmerston s'était flatté de faire peur, +n'eut aucune tentation de reculer; il ne prenait pas très au sérieux +les menaces anglaises: «Je crois pouvoir affirmer, écrivait-il le 7 +octobre au maréchal Soult, qu'il n'y a pas de canon dans tout ceci, +et je dirai même qu'il ne peut pas y en avoir[311].» Il ajoutait, +quelques jours plus tard: «La France n'a qu'à faire le hérisson et à +se recroqueviller: personne n'osera l'attaquer, et le danger passera +tout seul[312].» + +[Note 311: _Documents inédits._] + +[Note 312: Cité dans une dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse à +Paris. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. +647.)] + + +IX + +Lord Palmerston n'avait donc pas mieux réussi en France qu'en +Espagne. Mais là ne s'était pas borné son effort. C'était dans +l'Europe entière qu'il voulait susciter des obstacles au mariage +du duc de Montpensier. Sa prétention était de mettre les puissances +continentales dans son jeu, de refaire la vieille coalition, de +recommencer 1840. Dès le premier jour, dans ses conversations avec +les ambassadeurs accrédités à Londres, comme dans les dépêches +adressés à ses propres ambassadeurs à Vienne, à Berlin et à +Saint-Pétersbourg, il tâcha de faire partager aux trois cours de +l'Est son «indignation» contre la conduite déloyale du cabinet de +Paris, leur représenta que le mariage du duc de Montpensier avait, +par ses conséquences possibles, une «importance européenne», et leur +demanda formellement de «protester» avec lui contre ce mariage[313]. +Ce fut surtout quand il se décida à invoquer le traité d'Utrecht +qu'il crut avoir chance d'obtenir le concours des puissances. +N'était-ce pas leur offrir un terrain où elles devaient se plaire, +que celui des vieux traités sur lesquels était fondé l'équilibre +européen? Il apporta donc plus d'ardeur encore à les presser de +s'unir à l'Angleterre pour proclamer qu'en vertu de ces traités, +les enfants à naître du mariage éventuel du duc de Montpensier avec +l'Infante seraient exclus de la succession au trône d'Espagne[314]. +Vers la fin de septembre, les feuilles progressistes de Madrid et les +journaux de gauche de Paris, tous plus ou moins dans la confidence +du ministre anglais, annonçaient qu'il était assuré du concours de +l'Europe. + +[Note 313: Voir, entre autres, une lettre du 23 septembre 1846, dans +laquelle M. de Flahault rend compte à M. Guizot d'une dépêche de +l'ambassadeur d'Autriche à Londres, du 12 septembre. Voir aussi les +_Mémoires du prince de Metternich_, t. VII, p. 272.] + +[Note 314: _Mémoires du prince de Metternich_, t. VII, p. 277.] + +M. Guizot n'était pas, à ce sujet, sans quelque préoccupation. +Il n'ignorait point que M. de Metternich lui en voulait beaucoup +de n'être pas entré dans son «idée» d'un mariage entre le fils +de don Carlos et Isabelle. Il savait aussi qu'à Berlin et à +Saint-Pétersbourg on était, d'une façon générale, fort mal disposé +pour la France de Juillet. Il s'occupa donc aussitôt à contrecarrer +les démarches de la diplomatie britannique. En même temps que par des +entretiens fréquents il agissait sur les ambassadeurs accrédités +à Paris, il munissait ses propres agents au dehors de tout ce qui +pouvait leur servir à réfuter les accusations anglaises[315]. +N'hésitant pas à élargir la question, il rappelait que «ses principes +et ses actes aboutissaient tous au maintien du _statu quo_ et du +système conservatif»; il déclarait «qu'il n'abandonnerait jamais +cette ligne, et que les puissances pouvaient compter sur lui en +Italie, en Suisse, et au besoin en Allemagne»; il présentait, au +contraire, la politique de lord Palmerston comme menaçante pour les +intérêts conservateurs en Europe, et il pressait les puissances +de «se joindre à la France pour faire face à ce danger[316]». De +tels arguments étaient de nature à faire impression, d'autant que, +sur divers théâtres, se produisaient alors des événements fort +inquiétants pour les hommes d'État de la vieille Europe: en Italie, +l'avènement de Pie IX venait de donner le signal d'un mouvement +réformateur et national dont on ne pouvait calculer la portée; en +Suisse, la guerre civile paraissait imminente entre les radicaux, +qui rêvaient de faire de ce petit pays la forteresse centrale de la +révolution en Europe, et les cantons conservateurs, menacés dans leur +indépendance[317]. + +[Note 315: Correspondance inédite de M. Guizot et de M. de Flahault, +ambassadeur de France à Vienne.] + +[Note 316: Dépêches d'Arnim, ministre de Prusse à Paris, en date +des 13 et 14 octobre 1846. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, +1830-1848, t. II, p. 645.)] + +[Note 317: J'aurai l'occasion plus tard de revenir avec détail sur +les événements de Suisse et d'Italie.] + +Étant donnés l'éloignement de la Russie et l'état alors un peu +subalterne de la politique prussienne, la clef de la situation se +trouvait à Vienne. Le premier sentiment de M. de Metternich fut une +certaine satisfaction d'amour-propre de se voir ainsi sollicité +et courtisé par les deux puissances occidentales. La ruine de +l'«entente cordiale» convenait à sa diplomatie et le flattait dans +sa vanité de prophète: n'avait-il pas prédit que cette entente ne +durerait pas, et qu'elle se briserait à l'occasion de l'Espagne? +Toutefois, entre la France et l'Angleterre un refroidissement lui +suffisait; il ne voulait pas d'un conflit violent qui eût dérangé sa +politique, principalement fondée sur le maintien du _statu quo_. Les +protestations impérieuses auxquelles on lui demandait de s'associer +contre un événement déjà annoncé et sur le point de s'accomplir, lui +paraissaient vaines, si elles n'étaient périlleuses et ne servaient +de préface à la guerre[318]; en tout cela il reconnaissait une +politique légère, brouillonne, agitée, téméraire, qui répugnait à ses +habitudes d'esprit. D'ailleurs, le souvenir qu'il avait gardé de 1840 +le laissait en défiance à l'endroit de lord Palmerston et lui ôtait +toute envie de se mettre de nouveau à sa remorque. Au contraire, en +dépit de ses préventions d'origine contre la monarchie de Juillet, il +ne pouvait nier la sagesse dont le cabinet de Paris faisait preuve +depuis plusieurs années; il désirait vivement le maintien de M. +Guizot, et avait de l'habileté du roi Louis-Philippe une idée que les +récents événements d'Espagne contribuaient encore à fortifier[319]. +Il n'en conclut pas à se mettre tout de suite avec nous, à nous +donner ouvertement raison. Trouvant là une occasion de prendre, à +l'égard des deux puissances qui se disputaient son approbation, +l'attitude prêcheuse, pontifiante, dogmatisante qui était dans +ses goûts, il leur tint un langage qui peut se résumer ainsi: «La +cause de votre querelle, c'est que, malgré nos remontrances et nos +avertissements, vous vous êtes écartés en Espagne des règles de la +légitimité. Si vous n'aviez pas admis la succession féminine, la +difficulté du mariage ne se serait pas produite. Nous ne pouvons +quitter le terrain supérieur et solide où nous avons pris position +dès le premier jour, pour descendre sur celui où vous vous débattez +si péniblement et pour prendre parti entre vous. C'est comme si un +luthérien avait un différend religieux avec un calviniste et venait +demander à un catholique de prononcer entre eux; le catholique +n'aurait pas autre chose à leur dire, si ce n'est: Vous avez tort +tous les deux. Si, un jour, nous jugions à propos de protester, ce +serait non contre les droits des enfants à naître de l'Infante, mais +contre ceux de l'Infante elle-même et, avant tout, contre ceux de +la Reine. Pour le moment, nous ne voyons pas de raison de sortir de +notre réserve. Nous demeurons spectateurs de la confusion où vous +avez amené les affaires de la Péninsule, attendant le moment où vous +serez obligés, pour en sortir, de revenir aux principes dont nous +avons la garde[320].» Cette conclusion était tout ce que voulait +M. Guizot, et la satisfaction qu'il en éprouvait le faisait passer +facilement par-dessus la leçon dont on prétendait l'accompagner. +C'était, au contraire, un échec complet pour lord Palmerston. +Entre les deux ministres, il y avait en effet cette différence que +l'anglais demandait aux puissances d'agir, tandis que le français se +bornait à leur demander de ne rien faire, ce qu'on avait toujours +plus de chance d'obtenir d'elles. + +[Note 318: «Il n'y a rien de plus grave pour un gouvernement, +déclarait M. de Metternich, que de dire: Je proteste. Derrière une +protestation, il faut toujours avoir un canon chargé.» (Lettre de M. +de Flahault à M. Guizot, du 5 octobre 1846, _Documents inédits_.)] + +[Note 319: M. de Metternich écrivait, après avoir lu les pièces +communiquées par le gouvernement français: «Ce qui ressort avec +évidence de ces pièces, c'est une grande habileté dans la manière de +procéder du roi des Français.» (_Mémoires de Metternich_, t. VII, p. +279.)] + +[Note 320: Lettres de M. de Flahault rendant compte à M. Guizot de +ses conversations avec M. de Metternich, en date des 23 septembre, +5, 10 et 16 octobre 1846. (_Documents inédits._) Voir aussi les +dépêches de M. de Metternich à ses agents à Berlin, en date des 6 et +10 octobre 1846. (_Mémoires de Metternich_, t. VII, p. 272 à 281.)] + +M. de Metternich ne se borna pas à prendre cette attitude; il +travailla à ce qu'elle fût aussi celle de la Prusse et de la Russie. +Il attachait, en effet, une importance capitale à ce que les trois +cours continuassent à marcher du même pas dans cette affaire. Le +cabinet de Berlin était malveillant pour la France; mais il n'avait +ni le goût ni l'habitude des initiatives promptes et personnelles. +Un peu ahuri des premières communications du gouvernement anglais, +effarouché d'être tant pressé, il déclara ne pouvoir répondre tout +de suite et se tourna vers l'Autriche. «Que pensez-vous des mariages +espagnols? demanda à M. de Metternich le comte d'Arnim, ambassadeur +de Prusse à Vienne.--Je n'en pense rien, absolument rien, répondit +le chancelier; et, de chez vous, vous en écrit-on?--On ne m'exprime +aucune opinion; mais on tient beaucoup à connaître la vôtre.--Eh +bien, vous pouvez dire que nous n'en avons qu'une, c'est que nous ne +nous en mêlerons pas[321].» Et quelques jours plus tard, le prince +de Metternich précisait et développait sa pensée dans de longues +dépêches à ses agents à Berlin. «Ma conviction, concluait-il, est que +les trois cours ne sauraient mieux faire que de demeurer fermes dans +une attitude d'attente raisonnée... Échanger le rôle de spectateur +contre celui d'acteur est un procédé qui mérite toujours une mûre +réflexion, et la prétention de connaître à fond une pièce, avant de +se charger d'un rôle, me semble une prétention très modérée[322].» Ce +conseil fut goûté, et, pour l'instant du moins, le cabinet prussien +parut plus disposé à imiter l'inertie expectante de l'Autriche qu'à +s'associer aux demandes précipitées de lord Palmerston. Il en fut de +même à Saint-Pétersbourg[323]. + +[Note 321: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 26 septembre +1846. (_Documents inédits._)] + +[Note 322: Dépêches des 6 et 10 octobre 1846. (_Mémoires de +Metternich_, t. VII, p. 272 à 281.)] + +[Note 323: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 21 octobre 1846. +(_Documents inédits._)] + +Vainement donc le chef du _Foreign office_ portait-il ses efforts, +avec une activité infatigable, sur tous les points à la fois, +vainement s'absorbait-il dans cette oeuvre au point de négliger ses +plaisirs les plus chers[324]; nulle part il ne parvenait à susciter +d'obstacles sérieux au mariage de l'Infante. Cependant, les jours +s'écoulaient, et le moment était venu où ce mariage allait passer au +rang des faits accomplis. Le duc de Montpensier, entré en Espagne, +avec le duc d'Aumale, le 2 octobre 1846, fit, le 6, son entrée +solennelle à Madrid. On avait répandu à l'avance toutes sortes de +bruits inquiétants; on avait annoncé des manifestations hostiles +et même des attentats. Rien de pareil ne se produisit. Sur tout le +trajet, pas un cri ennemi; au contraire, un empressement respectueux, +sympathique, de toute la population, qui voyait dans le jeune prince +une solution et une espérance. Le 10 octobre au soir, le mariage +de la Reine d'abord, puis celui de l'Infante, furent célébrés dans +l'intérieur du palais, et le lendemain, suivant l'usage espagnol, +la cérémonie se répéta en grande pompe dans l'église Notre-Dame +d'Atocha, devant une foule immense qui témoignait s'associer à cette +fête. + +[Note 324: «J'ai été complètement submergé par la besogne, +écrivait-il à lord Normanby le 27 septembre, et bien que ce soit +septembre, je n'ai pu aller qu'une fois à la chasse aux perdrix.» +(BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 251.)] + + + + +CHAPITRE VI + +LES SUITES DES MARIAGES ESPAGNOLS. + +(Octobre 1846-avril 1847.) + + I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord + Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre le + gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses efforts pour + attirer à lui les trois puissances continentales. Il échoue + auprès de l'Autriche et de la Russie. Attitude plus incertaine + de la Prusse.--II. Les trois cours de l'Est profitent de la + division de la France et de l'Angleterre pour incorporer + Cracovie à l'Autriche. Émotion très vive en France. Lord + Palmerston repousse notre proposition d'une action commune. + Protestations séparées des cabinets de Londres et de Paris. Les + trois cours peuvent ne pas s'en inquiéter. En quoi l'Autriche + n'avait pas compris son véritable intérêt.--III. M. Thiers se + concerte avec lord Palmerston. Sa correspondance avec Panizzi + et ses rapports avec lord Normanby. M. Greville vient à Paris + pour préparer un rapprochement entre l'Angleterre et la France. + M. Thiers, dans ses conversations avec M. Greville et ses + lettres à Panizzi, excite le cabinet britannique à pousser + la lutte à outrance.--IV. Ouverture de la session française. + Discussion à la Chambre des pairs. Le duc de Broglie et M. + Guizot.--V. Langage conciliant au parlement britannique. M. + Thiers s'en plaint. La publication des documents diplomatiques + anglais rallume la bataille.--VI. L'adresse à la Chambre + des députés. Hésitation de M. Thiers à engager le combat. + Son discours. Réponse de M. Guizot. Forte majorité pour le + ministère. Impression produite par ce vote en France et en + Angleterre.--VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot. + Lord Normanby est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal. + Lord Normanby, blâmé même en Angleterre, est obligé de faire + des avances pour une réconciliation. Cette réconciliation a + lieu par l'entremise du comte Apponyi. Dépit de l'ambassadeur + anglais.--VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir + quelque démarche des trois puissances continentales. Malgré les + efforts de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se laisser + entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais, intimidée par + notre ferme langage et retenue par l'Autriche, elle ne se + sépare pas de cette dernière. La Russie est en coquetterie + avec la France.--IX. Conclusion: comment convient-il de juger + aujourd'hui la politique des mariages espagnols? + + +I + +La célébration du mariage de la reine Isabelle avec le duc de Cadix +et de celui de l'Infante avec le duc de Montpensier avait consommé +la victoire de la politique française à Madrid. M. Guizot en était +à la fois fier et un peu ému. «Soyez sûre que j'ai fait une grande +et belle chose, écrivait-il à une de ses amies. J'aurais autant aimé +n'avoir pas à la faire, car elle ne sera point gratuite. Mais il +n'y avait pas moyen; il fallait choisir entre un grand succès ou un +grand échec, entre la défaite et le prix de la victoire. Je n'ai pas +hésité. L'événement s'est accompli admirablement, comme un programme +de fête, sans que tout le bruit, toutes les attaques, toutes les +menaces, toutes les menées du dehors aient réussi à le déranger dans +un détail ou à le retarder d'un jour... Je reste avec un lourd +fardeau sur les épaules, mais en bonne position pour le porter... +Nous continuerons de grandir en Europe, de grandir sans nous +remuer, et personne ne touchera à nous. Je n'ai jamais eu plus de +confiance... Lord Palmerston a compté sur quatre choses: 1º que nous +reculerions; 2º qu'il y aurait une forte opposition dans les Cortès; +3º qu'il y aurait des insurrections; 4º qu'il aurait l'adhésion des +cours du continent. Quatre mécomptes. Le dernier lui est très amer. +En 1840, pour la misérable question d'Égypte, l'Angleterre a eu la +victoire en Europe. En 1846, sur la grande question d'Espagne, elle +est battue et elle est seule. Ce n'est pas seulement parce que nous +avons bien joué cette partie-ci; c'est le fruit de six ans de bonne +politique: elle nous fait pardonner notre succès, même par les cours +qui ne nous aiment pas[325].» + +[Note 325: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 244.] + +La bataille gagnée, M. Guizot ne demandait qu'à déposer les armes. +Il était prêt à faire tout le possible pour dissiper les ombrages +de l'Angleterre et atténuer son dépit. Ce fut ainsi que, dès les +premiers jours de novembre, le duc de Montpensier et sa jeune +femme étaient de retour en France, où ils devaient avoir leur +établissement; on voulait montrer par là que, conformément aux +assurances données par notre diplomatie, «c'était la France qui +gagnait une princesse, et non l'Espagne qui gagnait un prince[326]». +Le gouvernement français se fût prêté avec empressement à toute +autre démarche pouvant consoler l'amour-propre britannique sans +compromettre notre dignité. Le Roi laissait même voir sous ce +rapport des dispositions si conciliantes qu'on eût été plutôt obligé +de le retenir[327]. Mais tant que lord Palmerston était le maître +à Londres, il ne pouvait être question de rapprochement. Toute +l'activité que cet homme d'État avait dépensée naguère, sans succès, +pour empêcher le mariage, il l'employait désormais à chercher une +vengeance. + +[Note 326: Dépêche de lord Normanby à lord Palmerston, du 1er +septembre 1846.--Voir aussi lettre de Palmerston à Bulwer, du 16 +septembre. (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 249.)] + +[Note 327: Voir notamment certaines ouvertures faites par des +personnages qu'on pouvait supposer être plus ou moins autorisés par +Louis-Philippe. (_The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 425, +430, 431, et t. III, p. 5.)] + +C'est à cet esprit de vengeance qu'il obéissait en poursuivant sur +un ton de plus en plus âpre, dans les dépêches destinées à être +communiquées à M. Guizot, ses récriminations rétrospectives sur la +conduite du gouvernement français. Plus l'argument était blessant, +plus il semblait lui plaire. Vainement, à Paris, désirait-on mettre +fin à cette dispute[328], Palmerston revenait sans cesse à la +charge, forçant ainsi le ministre français à lui répondre[329]. +Il ne se contentait pas de prendre M. Guizot à partie; il mettait +personnellement en cause Louis-Philippe[330]. Celui-ci en était fort +blessé. Peu importait à lord Palmerston. «Je n'ai pas l'ambition, +écrivait-il à lord Normanby, d'être le bien-aimé d'aucun souverain +français, et je ne crains pas une désaffection fondée sur la +conviction que je suis un bon Anglais, que je pénètre et ferai mon +possible pour traverser tous les projets des pouvoirs hostiles +aux intérêts de mon pays[331].» Une révolution ne lui paraissait +pas un châtiment trop sévère pour l'échec fait à sa politique. +«Louis-Philippe, disait-il, devrait bien voir que le mariage espagnol +peut lui coûter son trône[332].» Ces violences et ces menaces +n'étaient pas seulement l'effet d'un ressentiment qui ne pouvait se +contenir: elles avaient aussi leur part de calcul. Par ce moyen, +Palmerston se flattait d'effrayer le Roi et de l'amener à sacrifier +son ministère. Il savait d'ailleurs pouvoir compter sur le concours +de notre presse opposante qui, toujours fidèle à le servir, affectait +de s'alarmer grandement de l'irritation de l'Angleterre et répétait +chaque jour que tout apaisement serait impossible tant que M. Guizot +resterait au pouvoir. + +[Note 328: «Je demande à Dieu, écrivait M. Désages à M. de Jarnac, de +mettre le signet à cette polémique où nous reconnaissons tous qu'il +y a inconvénient même à avoir trop raison et à trop le démontrer.» +(Lettre inédite du 5 novembre 1846.)] + +[Note 329: Dépêches de lord Palmerston, en date du 31 octobre 1846; +de M. Guizot, en date du 29 novembre 1846; de Palmerston, en date du +8 janvier 1847; de M. Guizot, en date du 22 janvier.] + +[Note 330: Que ne pouvait-on pas attendre de l'homme d'État qui +écrivait à Bulwer, le 15 octobre 1846, que Louis-Philippe était un +«_pick-pocket_ découvert»? (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. +III, p. 260.)--Le _Times_, vers la même époque, accusait le roi des +Français d'avoir «filouté à l'Espagne l'Infante et son héritage».] + +[Note 331: Lettre du 7 décembre 1846. (BULWER, t. III, p. 276.)] + +[Note 332: _Leaves from the diary of Henry Greville_, p. 174.] + +C'était encore le désir de se venger de la France qui dictait +la conduite de lord Palmerston en Espagne. Tandis que notre +gouvernement, préoccupé de ne fournir aucun prétexte aux accusations +de prépotence et d'ingérence, évitait toute immixtion dans les +affaires intérieures de la Péninsule et, pour mieux marquer sa +réserve, faisait prendre un congé à son ambassadeur, lord Palmerston +travaillait plus ardemment et plus ouvertement que jamais à rétablir +à Madrid l'influence anglaise et à évincer l'influence française; +seulement il avait quelque peu modifié sa tactique; convaincu par +ses premiers échecs de l'impossibilité d'enlever la place d'assaut, +il s'était décidé à entreprendre pour ainsi dire un siège régulier. +«Je suis, comme vous, écrivait-il à Bulwer le 15 octobre, tout à fait +d'avis que notre politique doit maintenant tendre à former un parti +anglais en Espagne. Cela aurait dû être toujours notre politique, et +si le dernier cabinet avait seulement maintenu le parti anglais que +nous lui avions légué, toutes ces intrigues françaises n'auraient +jamais réussi. C'est maintenant à nous de réparer cette faute; et si +Isabelle a des enfants, nous pouvons encore venir à bout d'arracher +l'Espagne à l'étreinte du _constrictor_ français.» On verra plus +tard à quel triste et honteux état ces menées devaient conduire la +Péninsule. Pour le moment, Palmerston en était à tâtonner, prêt à +mettre la main dans les intrigues de tous les partis[333], se remuant +pour faire rentrer à Madrid Espartero et Olozaga, témoignant le désir +de mettre dans son jeu le mari de la Reine, ce François d'Assise +que naguère il traitait avec tant de mépris, et essayant de lier +partie avec le fils de don Carlos, le comte de Montemolin, auquel il +découvrait toutes sortes de qualités et qu'il voulait marier à une +soeur du Roi. Ce dernier projet se rattachait à tout un plan conçu en +vue de rétablir la loi salique en Espagne. La première conséquence de +ce rétablissement aurait dû être de déposséder Isabelle au profit de +don Carlos: mais Palmerston croyait pouvoir prendre du principe ce +qui servait ses rancunes, et laisser le reste de côté. D'après son +système, la succession à la couronne devait être réglée dans l'ordre +suivant: d'abord les enfants mâles d'Isabelle; à leur défaut, ceux +que François d'Assise aurait d'un autre mariage; puis ceux d'Enrique +son frère; enfin ceux de Montemolin[334]. Cette façon de créer un +ordre d'hérédité absolument arbitraire, sans autre raison d'être que +d'exclure les descendants de l'Infante, ne pouvait pas supporter +un moment la discussion, et, outre-Manche, les esprits sensés se +refusaient à le prendre au sérieux[335]; mais, sous l'empire de sa +passion, le secrétaire d'État avait perdu le sens de ce qui était +possible et de ce qui ne l'était pas. + +[Note 333: Voir les lettres que Palmerston écrivait à Bulwer, les +15 octobre, 15, 19 et 26 novembre 1846. (BULWER, _The Life of +Palmerston_, t. III, p. 259 à 263.)] + +[Note 334: _Ibid._, p. 263.] + +[Note 335: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 14.] + +En même temps qu'il continuait ses disputes avec le cabinet de +Paris et ses intrigues en Espagne, lord Palmerston s'efforçait +toujours de renouer en Europe une sorte de coalition contre la +France. Ce qu'il demandait maintenant aux puissances, ce n'était +plus de protester contre le mariage du duc de Montpensier et de +l'Infante, puisque le fait était accompli; c'était de déclarer, +toujours par application du traité d'Utrecht, les enfants à naître +de ce mariage inhabiles à succéder au trône d'Espagne. Pourquoi une +telle déclaration coûterait-elle beaucoup à des cours qui, n'ayant +jamais admis l'hérédité féminine, ne reconnaissaient aucun droit à +l'Infante? Ne jugeraient-elles pas de leur intérêt de faire ainsi +une première brèche à l'ordre de succession établi par le testament +de Ferdinand VII, et ne verraient-elles pas là un acheminement vers +le rétablissement de l'hérédité masculine? Lord Palmerston se remit +donc en campagne, avec plus d'ardeur que jamais, à Vienne, à Berlin, +à Saint-Pétersbourg. + +À Vienne, pour être assuré d'être servi tout à fait selon ses goûts, +le ministre anglais remplaça l'ambassadeur en fonction, sir Robert +Gordon, qui, en sa qualité de frère de lord Aberdeen, était suspect +de modération, par lord Ponsonby, qui en 1840, à Constantinople, +avait fait ses preuves contre la France. À peine arrivé à son poste, +vers le milieu d'octobre 1846, le nouvel ambassadeur n'épargna ni +caresses ni promesses pour gagner M. de Metternich, prêt à tout +lui livrer comme prix du concours qu'il sollicitait. Le chancelier +fut-il sérieusement ébranlé, ou bien jugea-t-il habile de nous faire +croire qu'il l'était? Toujours est-il qu'à cette époque, dans ses +conversations avec M. de Flahault, il se mit à parler de la nouvelle +demande de l'Angleterre comme étant moins déraisonnable que la +première, et fit la remarque que cette puissance, sans être encore +revenue aux vrais principes, tendait par là à s'en rapprocher. Notre +ambassadeur se hâta de signaler à Paris un langage qui lui paraissait +un peu inquiétant. M. Guizot lui répondit, le 14 novembre: «Je vous +invite à user de tous vos moyens pour déjouer le travail anglais... +Je ne demande au prince de Metternich que de rester neutre dans le +différend, de persévérer dans l'attitude qu'il a déjà prise... Je +ne lui demande rien, tandis que l'Angleterre veut l'entraîner à sa +suite. Il saura distinguer, je l'espère, le ministre conservateur et +le ministre brouillon. Il se rappellera que le concours de la France, +son bon vouloir, sa bonne conduite sont nécessaires en Suisse, en +Italie, partout où les vrais intérêts de l'Autriche, de l'Europe, +où les vrais intérêts de la paix du monde sont ou peuvent être en +question. Il me retrouvera partout, toujours, sur cette ligne de +conservation, de politique ferme et tranquille, qui me donne, je +crois, quelques droits à la confiance des cabinets... Vous êtes +appelé à agir sur un terrain qui devient aujourd'hui très important... +Ne perdez pas un moment. Faites-vous redire, faites écrire ici ce +que le prince de Metternich vous a déjà dit formellement, qu'il n'a +pas à se mêler de l'affaire d'Espagne: neutre et inerte, c'est tout +ce qu'il me faut.» Un tel langage était de nature à faire impression +sur le cabinet de Vienne. D'ailleurs, si parfois il ne déplaisait pas +à M. de Metternich de nous inquiéter quelque peu pour nous obliger à +le solliciter, il n'avait au fond nulle envie de faire le jeu de lord +Palmerston, dont il se méfiait, contre M. Guizot, qu'il prisait très +haut. Aussi, en fin de compte, lord Ponsonby ne parvint pas à faire +sortir le gouvernement autrichien du terrain où il s'était placé dès +le début. Le chancelier déclara, une fois de plus, qu'il n'avait pas +à prendre parti entre deux puissances qui se trouvaient en conflit +précisément parce que l'une et l'autre s'étaient écartées des vrais +principes[336]. + +[Note 336: Lettre inédite de M. Guizot au comte de Flahault, du 9 +novembre 1846.] + +Lord Palmerston n'eut pas plus de succès à Saint-Pétersbourg. +Vainement y fit-il parvenir des protestations d'amitié, opposa-t-il +la confiance que lui inspirait la loyauté moscovite à la défiance +qu'il ressentait pour la perfidie française[337], le gouvernement du +Czar ne se départit pas de sa neutralité expectante. Le langage que +le chancelier russe, M. de Nesselrode, tenait sur ce sujet à notre +chargé d'affaires, parut à M. Guizot «très bon, plein de sens, de +mesure, et, bien que réservé, plutôt approbatif pour le gouvernement +français[338]». À toutes les propositions successivement apportées +par lord Bloomsfield, ministre d'Angleterre à Saint-Pétersbourg, M. +de Nesselrode se borna à répondre «qu'une protestation contre la +succession de M. le duc de Montpensier et de ses descendants à la +couronne d'Espagne ne ferait qu'affaiblir la position prise par les +trois cours dans la question espagnole; que le gouvernement russe +était décidé à marcher d'accord avec ceux de Vienne et de Berlin; +que ce parti était même tellement arrêté, qu'il ne répondrait plus +désormais aux propositions qui lui seraient faites qu'après s'en être +entendu avec ces gouvernements[339]». + +[Note 337: Correspondance inédite entre M. Guizot et le comte de +Flahault, pendant les mois d'octobre et de novembre 1846.--Voir aussi +_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 278 à 280.] + +[Note 338: Voir, comme spécimen de ces caresses, la lettre que lord +Palmerston adressera, quelques semaines plus tard, à son représentant +à Saint-Pétersbourg. (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. +278.)] + +[Note 339: Cette réponse, communiquée par M. de Metternich à M. de +Flahault, fut aussitôt transmise par ce dernier à M. Guizot. (Lettre +inédite du 22 novembre 1846.)] + +C'était de la Prusse que lord Palmerston espérait le plus. L'opinion +anglaise regardait volontiers cette nation comme l'alliée naturelle +de la Grande-Bretagne. La reine Victoria avait, depuis son mariage, +une partie de son coeur au delà du Rhin. «Pour Palmerston, écrivait +un peu plus tard le duc de Broglie, la Prusse est la seule puissance +vraiment amie; il déteste l'Autriche et la France, se méfie de la +Russie et méprise tout le reste[340].» Sir Robert Peel lui-même +disait au baron de Bunsen: «Au fond, la politique de l'Angleterre +sera toujours allemande et non française[341].» Il semblait qu'on +dût compter sur des sentiments réciproques à Berlin. Vers le milieu +d'octobre, en effet, la diplomatie britannique put croire qu'elle +allait obtenir de ce côté ce qu'on lui refusait à Vienne et à +Saint-Pétersbourg. Le ministre des affaires étrangères de Prusse, +M. de Canitz, consentit à exprimer, d'une façon plus ou moins +explicite, l'avis que les descendants de l'Infante ne pourraient +pas succéder au trône d'Espagne. Seulement, il eut bien soin de +marquer que son gouvernement, non signataire du traité d'Utrecht, +n'entendait s'engager à rien par cette réponse; il ne croyait pas +pouvoir refuser au cabinet de Londres la consultation théorique +que celui-ci lui avait demandée, mais il ne voulait pas s'associer +à sa protestation et faire une déclaration à l'encontre du cabinet +de Paris. Attitude ambiguë dont M. Guizot put dire: «Ce n'est pas +assez pour l'Angleterre, et c'est trop pour nous.» Du reste, cette +réponse donnée, M. de Canitz parut beaucoup plus occupé de l'atténuer +que de l'accentuer, et il en revint bientôt à se modeler sur M. de +Metternich, à déclarer comme lui que, n'ayant pas reconnu Isabelle, +il n'avait pas à discuter les droits de sa soeur[342]. + +[Note 340: Lettre inédite du 2 août 1847.] + +[Note 341: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. +584.] + +[Note 342: Correspondance inédite du marquis de Dalmatie, ministre de +France à Berlin, et de M. Guizot.--Voir aussi HILLEBRAND, _Geschichte +Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. 645 à 651.] + +D'où venait ce que cette conduite avait d'incertain et d'un peu +contradictoire? C'est qu'il y avait alors, dans les sphères +dirigeantes de la Prusse, comme un double courant. L'un, qui +datait de 1815, était l'esprit de la Sainte-Alliance: haine de la +révolution, goût de l'immobilité, union étroite avec l'Autriche +et habitude de prendre le mot d'ordre auprès de M. de Metternich. +L'autre, qui venait de Frédéric II et devait aboutir à M. de +Bismarck, tendait à l'unité germanique sous l'hégémonie prussienne. +Si la première de ces politiques était celle des ministres et +des bureaux de la chancellerie, la seconde avait pour elle des +personnages considérables, en faveur auprès du Roi, notamment son +ami de jeunesse, le baron de Bunsen, ministre de Prusse à Londres, +tout à fait entré dans le jeu de lord Palmerston, et le comte Henri +d'Arnim, ministre à Paris, dont M. de Metternich nous signalait +souvent l'hostilité contre la France. Ces diplomates voyaient dans +la rupture de l'«entente cordiale» et dans les avances du cabinet de +Londres l'occasion pour la Prusse de former avec l'Angleterre, contre +la France et l'Autriche, l'alliance protestante et libérale. Admis +à écrire directement à leur souverain, ils le conjuraient, avec une +ardeur mêlée d'angoisse, de ne pas faillir à une telle tâche. + +Ces deux courants de la politique prussienne se rencontraient, +se mêlaient, se heurtaient dans l'esprit singulièrement complexe +et embrouillé de Frédéric-Guillaume IV. On connaît ce prince[343] +tout ensemble chimérique et pusillanime; imagination ambitieuse et +conscience timide; plein de projets et toujours hésitant; unissant le +goût du changement et le culte de la tradition; rêvant de réformes +et maudissant le libéralisme; détestant dans la France un peuple +révolutionnaire et impie, aimant dans l'Angleterre «la grande +puissance évangélique», mais se méfiant de l'oeuvre perturbatrice +que lord Palmerston voulait entreprendre en Suisse, en Italie, et +sentant le prix du concours que M. Guizot pouvait donner sur ces +divers théâtres à la cause de l'ordre; gardant vivante au fond de son +coeur la passion allemande de 1813, ayant toutes les convoitises de +sa race, et cependant ne se décidant pas, en fait, à rompre avec ses +habitudes de déférence envers l'Autriche. Tel il se montra, en 1846, +dans la situation nouvelle créée par le différend des deux cours +occidentales. Par moments, il paraissait acquis aux grands projets de +Bunsen et d'Arnim, et sur le point de se mettre en mouvement. Mais, +l'instant d'après, à l'idée de se trouver séparé de l'Autriche et de +la Russie, il prenait peur et se hâtait de revenir sur le terrain +où s'étaient établies ces puissances[344]. Notre diplomatie était +quelquefois un peu déroutée par ces démarches contradictoires. «Je +ne comprends rien à la Prusse, écrivait peu après M. Désages. Ce que +je vois de plus clair, c'est que Berlin ne sait pas bien ce qu'il +veut, est tiraillé dans tous les sens, et va comme un navire sans +gouvernail[345].» Après tout, ce n'était pas à la France de s'en +plaindre: cette incertitude de direction empêchait qu'il ne vînt de +ce côté rien de bien dangereux pour elle. Notre gouvernement avait, +du reste, discerné l'influence que M. de Metternich continuait à +exercer sur Frédéric-Guillaume, et, tant que le premier ne passait +pas à l'ennemi, il se sentait rassuré sur le second. Le marquis de +Dalmatie, ministre de France près la cour de Prusse, pouvait écrire +à M. Guizot: «La grande garantie de la sagesse de Berlin, c'est +Vienne[346].» + +[Note 343: Voir plus haut, t. IV, p. 311, et t. V, p. 47.] + +[Note 344: Sur ce double courant et sur cette incertitude de la +politique prussienne, cf. HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, t. +II, p. 645 à 651. Il faut voir avec quelle amertume cet historien +reproche à Frédéric-Guillaume IV d'avoir manqué en cette circonstance +à la mission des Hohenzollern et d'avoir ainsi fait la partie trop +facile au gouvernement français.] + +[Note 345: Lettre inédite à M. de Jarnac, en date du 11 février 1847.] + +[Note 346: Lettre inédite du 26 octobre 1846.] + + +II + +En faisant avec une précipitation si passionnée les puissances +absolutistes juges de la querelle qu'il cherchait à la France, lord +Palmerston leur avait fourni l'occasion d'un rôle tout nouveau pour +elles. Il eût été bien extraordinaire qu'elles se contentassent +d'être des arbitres absolument désintéressés. Après avoir été si +souvent entravées dans leurs desseins réactionnaires par l'union des +deux États constitutionnels, ne devaient-elles pas être tentées de +profiter des divisions de ces États et du besoin que chacun d'eux +avait de les ménager? Ce résultat était à prévoir et ne se fit pas +attendre. Vers le milieu de novembre 1846, au moment même où les +cabinets de Londres et de Paris étaient le plus occupés à se disputer +les bonnes grâces des trois cours de l'Est, la nouvelle éclata tout +à coup que ces cours, supprimant le dernier reste d'une Pologne +indépendante, venaient d'incorporer la république de Cracovie à +l'empire d'Autriche. + +Pour comprendre les faits, il convient de les reprendre d'un peu +plus haut. Au commencement de 1846, une tentative d'insurrection, +très imprudemment suscitée par la fraction démocratique de +l'émigration, s'était produite dans les provinces polonaises de la +Prusse et de l'Autriche. Les gouvernements en eurent facilement +raison. En Galicie, la répression se fit dans des conditions toutes +particulières. Les nobles, propriétaires du sol, étaient à la tête +des insurgés. Contre eux se levèrent les paysans, véritables +serfs qui, sous couleur de fidélité à «l'Empereur», poursuivirent +une sorte de vengeance sociale, promenant par toute la province +le pillage et le massacre. Dans quelle mesure le gouvernement +autrichien avait-il excité ou toléré ces atrocités? De terribles +accusations furent portées contre lui à la tribune française, +notamment par M. de Montalembert, qui ne craignit pas de parler de +«2 septembre monarchique» et de «jacquerie officielle». Peut-être +le polonisme du noble comte le disposait-il à trop de sévérité. +Cependant, à considérer les choses de sang-froid, la complicité +de l'administration locale paraît impossible à nier. Quant au +gouvernement central, s'il n'avait pas sciemment provoqué, il avait +vu du moins avec indulgence et même avec complaisance ce que M. de +Metternich affectait d'appeler, dans ses dépêches, la «justice du +peuple[347]». + +[Note 347: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 169, 170, 198.] + +La république de Cracovie s'étant trouvée compromise dans le +mouvement insurrectionnel, les cours d'Autriche, de Prusse et de +Russie s'empressèrent de faire occuper militairement ce petit +territoire dont l'indépendance et la souveraineté étaient stipulées +dans les traités de 1815. Une occupation de ce genre avait déjà +eu lieu en 1836[348], et, malgré nos protestations, elle s'était +prolongée jusqu'en 1841. En la recommençant à la fin de février +1846, les trois cours repétèrent à notre gouvernement, qui en prit +acte, les assurances déjà données en 1836 et 1838; elles affirmèrent +qu'il s'agissait, non d'une mesure politique, mais d'une opération +purement militaire, commandée par la nécessité et devant cesser avec +elle[349]. En dépit de ces déclarations, des bruits inquiétants pour +l'indépendance de Cracovie persistaient à circuler. On disait--et +malheureusement on ne se trompait pas--que la suppression de +cette république était chose décidée dans les conseils des trois +puissances. Interrogé à ce sujet, le 2 juillet 1846, dans la Chambre +des pairs, M. Guizot établit que «l'existence neutre et indépendante +de la république de Cracovie était consacrée par l'acte du Congrès +de Vienne», et que «les puissances signataires avaient le droit de +regarder et d'intervenir dans tous les changements qui pourraient +être apportés à cette république». Il rappela que ce droit avait +été maintenu en 1836 et en 1838 par ses prédécesseurs, et qu'il +venait de l'être encore par lui-même en 1846. «Il m'a été fait, +ajouta-t-il, les mêmes réponses qui furent faites alors: la nécessité +d'une occupation temporaire, le respect des principes posés dans les +traités. Je ne puis penser, en effet, personne ne peut penser que le +maintien fidèle des traités et de tous les droits qu'ils consacrent +ne soit pas partout, à l'orient comme à l'occident de l'Europe, à +Vienne comme à Paris, le fondement de toute politique régulière et +conservatrice.» Quelques semaines après, le 17 août, dans la Chambre +des communes, lord Palmerston rappela plus rudement encore aux trois +puissances de l'Est que «si le traité de Vienne cessait d'être +respecté sur la Vistule, il pourrait être également invalidé sur +le Rhin et sur le Pô». Un langage si ferme, tenu en même temps aux +deux tribunes, était de nature à faire hésiter les trois cours, qui +ajournèrent l'exécution de leur dessein et attendirent une occasion +favorable. + +[Note 348: Voir plus haut, t. III, ch. II, § II.] + +[Note 349: Dépêches de M. de Metternich à M. d'Apponyi, du 20 février +1846; de M. Guizot à M. de Flahault, du 23 mars 1846; de M. de +Flahault à M. Guizot, du 1er avril 1846, et de M. Humann à M. Guizot, +du 3 avril 1846.] + +Cette occasion, il leur parut que la dispute provoquée par les +mariages espagnols la faisait naître. Les représentants de +l'Autriche, de la Russie et de la Prusse, réunis en conférence à +Vienne, eurent promptement pris leur décision. Un mémoire de M. de +Metternich, en date du 6 novembre 1846, fut aussitôt communiqué aux +gouvernements de France et d'Angleterre; il exposait comment les +trois cours, se fondant sur ce que la république de Cracovie était +depuis longtemps en «état de conspiration permanente» contre ses +voisins, avaient résolu d'«annuler» les dispositions des traités +de 1815 relatives à cette république, et de «rétablir l'ordre de +possession antérieur à 1809», c'est-à -dire de réincorporer Cracovie +à l'Autriche, moyennant quelques cessions de territoires peu +importantes faites à la Prusse et à la Russie. Pour se justifier +d'avoir pris seules cette décision sans le concours des autres +États signataires du traité de Vienne, les trois cours prétendaient +que la création de la république de Cracovie en 1815 était leur +oeuvre, et que la convention passée entre elles à ce sujet avait +été seulement «présentée pour enregistrement au Congrès de Vienne». +De cet enregistrement, elles voulaient bien faire découler, pour +elles-mêmes, un devoir de convenance d'avertir les autres États +de la décision prise, mais non, pour ces États, un droit d'y +intervenir. Aussi avaient-elles soin de leur notifier que c'était «la +communication d'un fait irrévocablement fixé par des nécessités de la +nature la plus absolue». + +En éclatant subitement à Paris, le 19 novembre, la nouvelle de +l'incorporation de Cracovie y causa une très vive émotion. Sans doute +la disparition de cette minuscule république était peu de chose dans +l'ordre des faits positifs; l'équilibre de l'Europe et la situation +de notre pays ne s'en trouvaient pas sérieusement affectés. Mais +c'était beaucoup dans l'ordre des sentiments. La France, alors en +sécurité pour elle-même, pouvait se permettre le luxe des sympathies +lointaines, et, parmi ces sympathies, nulle n'était plus ardente, +plus générale que celle pour la Pologne. Ce dernier coup frappé sur +une malheureuse nation, cette sorte d'épilogue des scandaleux et +désastreux partages de la fin du siècle précédent éveillèrent donc, +dans tous les coeurs, une douleur et une irritation très sincères. On +put s'en rendre compte au langage des journaux de tous les partis. +Si réservé qu'il fût par tempérament et par situation, le _Journal +des Débats_ s'exprima avec une véhémence inaccoutumée et invoqua +les déclarations faites à la tribune, le 2 juillet 1846, par M. +Guizot, pour y trouver une garantie que «le droit ne serait pas +abandonné». Les radicaux de la _Réforme_ et du _National_ adressèrent +«à la démocratie européenne» un manifeste où ils maudissaient en +style lamennaisien les rois bourreaux. Le _Siècle_, organe de la +gauche dynastique, reprenant les déclamations de 1831, proclama +que les traités de 1815 n'existaient plus; «la France ne peut que +s'en réjouir», disait-il, et il mettait en demeure le gouvernement +d'agir en conséquence. Quant au _Constitutionnel_, sous la direction +de M. Thiers, il vit surtout, dans cet événement, le parti qu'on +en pouvait tirer pour battre en brèche le ministère et ranimer +contre les mariages espagnols une opposition qui, précisément à +cette époque, vers la fin d'octobre et au commencement de novembre, +menaçait de s'éteindre. «Nous avions cessé, disait-il le 20 +novembre, de prendre part à la triste polémique qui se poursuit +au sujet de la rupture de l'entente cordiale. Nous espérions que +les événements ne justifieraient pas aussitôt, aussi cruellement, +nos prévisions... Jamais notre gouvernement n'a été plus rudement +châtié d'avoir rompu sans motif ses alliances véritables et +aspiré, sous le nom de conservateur, à prendre rang parmi les +cabinets ennemis de la révolution.» Il montrait, dans ce qui venait +d'arriver, «l'humiliation la plus sanglante qui nous eût encore été +infligée». Ce même journal ajoutait, le lendemain: «Nos ministres +sont placés, en Europe, entre deux hostilités (celle des trois cours +et celle de l'Angleterre), sans savoir au juste laquelle des deux +ils parviendront à fléchir et à quel prix ils feront cesser leur +isolement... À droite, à gauche, la défiance ou l'éloignement... +Voilà où la grande habileté de nos hommes d'État a mené les affaires +de la France!» De plus, toutes nos feuilles de gauche, sur la foi +des journaux de lord Palmerston, insinuaient que Louis-Philippe +était au fond le complice des trois cours, qu'il avait été averti +d'avance de leur dessein, et qu'il leur avait promis secrètement son +acquiescement. + +La perspicacité des ennemis du cabinet français n'était pas en +défaut, quand ils croyaient ce dernier fort embarrassé de l'incident +de Cracovie. Étant donnée la direction imprimée à sa politique +par suite des mariages espagnols, il ne pouvait lui arriver un +contretemps plus déplaisant. «Cracovie est une détestable affaire», +disait M. Guizot[350]. Il se tourna tout de suite vers Londres, et +fit demander à lord Palmerston «quelle conduite il se proposait de +tenir dans cette circonstance, et s'il était disposé à s'entendre +avec nous[351]». Notre ministre avait-il beaucoup d'espoir d'une +réponse favorable? En tout cas, il lui plaisait de prendre +cette initiative. «Bonne occasion de rapprochement, si on veut, +écrivait-il; témoignage éclatant de notre bonne disposition, à nous, +si, à Londres, l'humeur prévaut[352].» Le _Journal des Débats_ appuya +la démarche de notre diplomatie par un appel chaleureux à l'opinion +anglaise. «Il n'y a, disait-il, que deux causes en ce monde: celle +de la force, dont les trois cours du Nord viennent de se déclarer +les organes, et celle du droit, qui n'a de représentants capables +de se faire craindre que l'Angleterre et la France réunies!» Lord +Palmerston fut heureux de nous voir nous adresser à lui, non parce +qu'il trouvait là un moyen de rétablir l'entente au moins sur un +point, mais au contraire parce que c'était une occasion pour lui +de nous faire sentir son mauvais vouloir[353]. Il répondit que ses +représentations aux trois cours étaient déjà préparées et approuvées, +qu'elles allaient partir, et que lord Normanby serait chargé +ultérieurement d'en remettre une copie au cabinet français. Comme +l'observait M. Guizot, «on communiquait au lieu de se concerter, +et l'on communiquait après au lieu d'avant[354]». Lord Palmerston +s'empressa en effet d'envoyer, le 23 novembre, aux trois cours, +une protestation séparée. À vrai dire, ce n'était même pas une +protestation: pour ménager davantage les puissances, il feignait +d'ignorer que l'annexion de Cracovie fût déjà un fait accompli; il +supposait que ce n'était encore qu'un projet, et, alors, montrant +en quoi l'exécution de cette mesure serait contraire aux traités +de Vienne, il exprimait l'espoir qu'on y renoncerait. Le ministre +anglais fit en même temps connaître au public, par le _Morning +Chronicle_, qu'il avait dû repousser l'idée d'une protestation +commune avec la France, parce que celle-ci, ayant violé le traité +d'Utrecht, ne pouvait être admise à se plaindre de la violation du +traité de Vienne. Naturellement nos journaux opposants soulignèrent +ce refus; ils prirent plaisir à montrer M. Guizot faisant à +l'Angleterre des avances que celle-ci repoussait avec mépris, et +attirant ainsi à notre pays «le plus grand affront, disait le +_National_, qui lui eût jamais été infligé». + +[Note 350: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25 novembre +1846.] + +[Note 351: Dépêche à M. de Jarnac, du 19 novembre 1846.] + +[Note 352: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25 novembre +1846.] + +[Note 353: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 430.] + +[Note 354: Lettre précitée à M. de Flahault.] + +Y aurait-il eu chance de faire reculer les trois cours, si +l'Angleterre et la France avaient agi de concert? C'était fort +douteux, car, ni à Londres, ni à Paris, on n'eût voulu risquer une +guerre pour un pareil sujet[355]. Mais, en tout cas, avec l'attitude +prise par Palmerston, M. Guizot n'avait plus aucun espoir de rien +faire d'efficace pour la Pologne. Il devait dès lors n'avoir qu'un +souci: calculer son langage de façon à donner quelque satisfaction +à l'opinion française, sans cependant s'aliéner les trois cours et +les rejeter du côté de l'Angleterre. La dépêche qu'il adressa, le +3 décembre, à ses ambassadeurs près les cours de Vienne, de Berlin +et de Saint-Pétersbourg, fut rédigée sous l'empire de cette double +préoccupation. Après avoir réfuté les arguments invoqués à l'appui de +l'annexion, notre ministre concluait en ces termes: «Le gouvernement +du Roi ne fait donc qu'user d'un droit évident, et en même temps il +accomplit un devoir impérieux, en protestant solennellement contre la +suppression de la république de Cracovie, acte positivement contraire +à la lettre comme au sens du traité de Vienne du 9 juin 1815. Après +les longues et redoutables agitations qui ont si profondément ébranlé +l'Europe, c'est par le respect des traités et de tous les droits +qu'ils consacrent, que l'ordre européen s'est fondé et se maintient. +Aucune puissance ne peut s'en affranchir, sans en affranchir en +même temps les autres. La France n'a point oublié quels douloureux +sacrifices lui ont imposés les traités de 1815; elle pourrait se +réjouir d'un acte qui l'autoriserait, par une juste réciprocité, à +ne consulter désormais que le calcul prévoyant de ses intérêts, et +c'est elle qui rappelle à l'observation fidèle de ces traités les +puissances qui en ont recueilli les principaux avantages!» + +[Note 355: Lord Palmerston écrivait, à l'un de ses confidents, le 19 +novembre 1846: «La vérité est que, même en bons termes, la France et +l'Angleterre n'auraient eu aucun moyen d'action sur ce point; elles +n'auraient pu prévenir la chose que par une menace de guerre, et les +trois puissances savaient bien que nous n'y aurions pas recouru pour +Cracovie.» (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 270.)] + +Beau langage sans doute, plus digne et plus ferme que celui de la +dépêche de lord Palmerston: mais chacun sentait que derrière ces mots +il n'y avait aucune intention d'agir. «C'est tout ce qu'on pouvait +dire, écrivait de Rome un de nos jeunes diplomates, du moment où l'on +ne voulait rien dire; il y a même des hardiesses au conditionnel; +le conditionnel est une bien belle invention[356].» Le gouvernement +français s'appliqua d'ailleurs à faire bien comprendre à Vienne +qu'il parlait surtout pour l'opinion de Paris. D'avance, afin de +préparer le gouvernement autrichien, M. Guizot avait écrit à M. de +Flahault: «Notre public est très animé; faites en sorte qu'on nous +sache gré de notre modération, en ne s'étonnant pas de notre franche +et ferme protestation quand elle vous arrivera[357].» La dépêche +une fois envoyée, notre ministre donnait cette assurance au comte +Apponyi: «Si le prince de Metternich persiste dans l'attitude qu'il +a prise dans la question espagnole, je l'appuierai dans l'affaire de +Cracovie, autant que ma position me le permet[358].» Le Roi ne tenait +pas un autre langage: «Le chancelier doit bien sentir, disait-il à +l'ambassadeur d'Autriche, qu'on ne pouvait faire moins. Après tout, +ce ne sont que des paroles qui ne font de mal à personne. Informez +le prince que j'ai parlé aux orateurs de la Chambre qui pourraient +être tentés de traiter des affaires de Cracovie. Je m'engage à les +styler[359].» De son côté, à Vienne, lord Ponsonby, loin d'appuyer +les représentations de son ministre, n'hésitait pas, pour se rendre +agréable à M. de Metternich, à «donner la Pologne à tous les +diables[360]». Quant à lord Palmerston, il se faisait honneur auprès +des cabinets allemands du refus qu'il avait opposé à notre offre +d'action commune[361]. + +[Note 356: Lettre inédite du prince Albert de Broglie, alors premier +secrétaire à l'ambassade de Rome.] + +[Note 357: Lettre inédite du 25 novembre 1846.] + +[Note 358: Dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse, en date du 22 +décembre 1846. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. +II, p. 644.)] + +[Note 359: Dépêche de M. de Brignole, ministre de Sardaigne, en date +des 5 et 26 décembre 1846. (_Ibid._)] + +[Note 360: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 22 +janvier 1847.] + +[Note 361: Lettre inédite du marquis de Dalmatie à M. Guizot, du 23 +décembre 1846.] + +De protestations ainsi faites et ainsi commentées, les cabinets de +Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg n'avaient pas à s'émouvoir. +Après avoir écouté la lecture de la dépêche de M. Guizot, M. de +Metternich voulut bien déclarer à M. de Flahault «qu'il sentait tous +les embarras que cette affaire devait causer au ministre français, +et que c'était le seul regret qu'elle lui inspirât[362]». Il ajouta +qu'il était «très content» de cette dépêche et loua fort «le talent +remarquable» avec lequel elle était rédigée[363]. Il se borna à une +réplique de forme, dans laquelle il constata le désaccord sans en +paraître surpris ni choqué, et maintint le droit des puissances sans +pousser plus loin la controverse[364]. + +[Note 362: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 13 +décembre 1846.] + +[Note 363: Dépêche de M. de Brignole, du 12 décembre 1846. +(HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. 644.)] + +[Note 364: Dépêche du 4 janvier 1847, et lettre confidentielle du +même jour. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 359 à 363.)] + +Les trois cours avaient donc habilement choisi leur moment, et +elles se félicitaient du succès de leur entreprise. Elles avaient +supprimé, à côté de leurs frontières, un foyer d'agitation gênant, +sinon dangereux, et surtout, par la prompte vigueur de leur action, +par la visible impuissance des États libéraux, elles croyaient avoir +rendu à la politique réactionnaire, en Europe, un prestige que +cette politique n'avait plus depuis quelque temps. «La suppression +de l'État de Cracovie, disait M. de Metternich dans une sorte de +mémoire rédigé à la fin de 1846, a fourni au parti ennemi de l'ordre +la preuve palpable que les trois monarques ne s'étaient pas encore +résignés à mettre bas les armes devant la révolution victorieuse. +Celle-ci a dû se sentir compromise par ce fait. Dans plus d'un +pays, ses adeptes ont jugé convenable d'ajourner à de meilleurs +temps l'exécution de leurs projets subversifs.» Le chancelier se +persuadait qu'il en était ainsi en Suisse et en Italie: il montrait +les agitateurs de ces pays désabusés de l'espoir qu'ils avaient +fondé sur la France, et convaincus désormais que Louis-Philippe, +désireux de «se ménager le bon vouloir des puissances du Nord», ne +contrarierait pas l'action de ces puissances[365]. Les événements +devaient prouver qu'il y avait là beaucoup d'illusion. La révolution +n'était pas aussi intimidée qu'on l'imaginait à Vienne. En réalité, +le chancelier avait plus satisfait son amour-propre du moment qu'il +n'avait servi d'une façon durable sa politique. Par un certain côté +même, n'avait-il pas nui à cette politique? Pour résister à la +poussée révolutionnaire qui le menaçait sur tant de points, il avait +grand besoin du concours de la France. M. Guizot était précisément en +train de se rapprocher de lui. Seulement, il y éprouvait une grande +difficulté venant des préventions, peu raisonnables, mais très vives, +du public français contre une alliance d'apparence illibérale. Tout +dans l'affaire de Cracovie,--le sans-gêne provocant avec lequel +avaient agi les trois cours, comme l'embarras trop manifeste que la +France avait éprouvé à les contredire,--était fait pour accroître, +exaspérer ces préventions, leur fournir des arguments plausibles, et +par suite entraver, retarder l'évolution tentée par notre diplomatie. +Le _Journal des Débats_ lui-même n'était-il pas amené à protester, +le 7 décembre, que «la France ne serait jamais réduite à chercher +ses alliés parmi les ennemis de la liberté et les oppresseurs de +la Pologne»? M. Guizot signalait aux cabinets allemands, sans les +convaincre, il est vrai, cette conséquence de leur conduite. «Que +veut-on surtout à Vienne? avait-il écrit dès le premier moment à M. +de Flahault; réprimer les passions révolutionnaires. Par ce qu'on +vient de faire à Cracovie, on les excite violemment et on énerve +entre nos mains les moyens de les combattre... Je ne puis apprécier +d'ici les avantages locaux, autrichiens, qu'on se promet de cette +mesure. Mais, à coup sûr, les inconvénients généraux, européens, sont +immenses.» Il disait encore, un peu plus tard, dans une lettre au +ministre de France à Berlin: «On a fait ainsi, chez nous et partout, +beaucoup de mal à la bonne politique, à la politique d'ordre, de +conservation... Je la maintiendrai toujours; mais on nous condamne, +pour la maintenir, à de rudes combats, et l'on donne ici aux passions +révolutionnaires des armes plus fortes, si je ne me trompe, que +celles qu'on leur enlève à Cracovie[366].» + +[Note 365: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 298 à 303.] + +[Note 366: Lettres inédites du 25 novembre et du 5 décembre 1846.] + + +III + +En dépit de ce que les journaux avaient pu découvrir ou deviner, +le public n'était jusqu'alors que fort imparfaitement informé des +difficultés élevées entre le cabinet de Paris et celui de Londres. +L'heure approchait où, par la rentrée des Chambres françaises et +anglaises, cette querelle diplomatique allait passer du demi-secret +des chancelleries au plein jour de la tribune, et où les deux +gouvernements, pour se justifier auprès de leurs Parlements +respectifs, seraient amenés à vider leurs portefeuilles et à publier +leurs dépêches. Il y avait là de quoi piquer la curiosité et aussi +éveiller quelque préoccupation. «Ce sera un moment solennel, disait +le _Journal des Débats_, le 29 décembre 1846, que celui où les +deux Parlements s'ouvriront presque à la fois... Deux tribunes +vont se trouver en présence. C'est entre deux gouvernements, entre +deux peuples, entre deux tribunes étrangères l'une à l'autre, que +la discussion va se trouver établie. Sera-t-elle compatible, cette +discussion, avec le maintien de la paix extérieure?» + +Ces préoccupations étaient d'autant plus fondées que l'opposition +française, tout entière à son animosité contre le ministère, ne +paraissait voir dans les débats qui allaient s'ouvrir qu'une occasion +d'augmenter encore les difficultés de la situation; elle se flattait +de rendre ces difficultés telles que M. Guizot y succomberait. M. +Thiers, entre autres, n'avait pas d'autre pensée. Sa passion le +conduisit même à des démarches dont on aurait peine à admettre la +réalité, si l'on n'en avait la preuve malheureusement incontestable. +Nous avons vu déjà cet homme d'État, à la première nouvelle des +mariages, chercher à lier partie avec lord Palmerston[367]. Depuis +lors, loin de trouver dans la guerre de plus en plus ouverte que ce +dernier faisait, non pas seulement à M. Guizot, mais à la France, +une raison de chasser, comme une tentation de trahison, l'idée +d'une telle alliance, il s'y arrêtait, il s'y enfonçait davantage. +Tous ses efforts tendaient, sans qu'il parût en éprouver le moindre +scrupule, à rendre plus intime et plus complet le concert entre lui +et le ministre britannique. C'est ce qui ressort de lettres et de +conversations qui étaient destinées à demeurer secrètes, mais qui ont +été récemment mises au jour. + +[Note 367: Voir plus haut, p. 242. Cf. aussi p. 197.] + +Parmi les Italiens réfugiés alors en Angleterre, était un certain +Panizzi, dont nous avons déjà rencontré le nom, ancien _carbonaro_ +de Modène, devenu professeur à l'Université de Londres, en commerce +épistolaire avec toutes sortes de personnages en Europe, et entré +fort avant dans l'intimité des chefs du parti whig[368]. M. Thiers +l'avait beaucoup vu, lors de son excursion outre-Manche, en octobre +1845; c'est par lui qu'il avait été conduit chez lord Palmerston; +depuis, il était resté en correspondance avec lui, le trouvant un +intermédiaire commode pour des communications que la prudence ou la +pudeur ne permettaient pas d'avouer trop ouvertement. Aussi fut-ce +à M. Panizzi qu'il s'adressa, dès le 26 octobre 1846, quand il +voulut se concerter avec le ministre anglais pour réfuter la version +française sur les mariages. «Voyez lord Palmerston, puisque vous êtes +lié avec lui, lui écrivait-il; dites-lui de vous communiquer à vous +et pour moi la vérité pure... Je désire avoir un historique complet +et vrai de toute l'affaire... Comment les tories prennent-ils la +question? En font-ils une affaire de parti contre les whigs, ou bien +une affaire de pays commune à tous? Enfin, quel est l'avenir de +votre politique intérieure?... Pour moi, je fais des voeux en faveur +des whigs; je suis révolutionnaire (dans le bon sens du mot) et je +souhaite en tout pays le succès de mes analogues. Adieu et mille +amitiés. Je vous prie de m'écrire pas moins que vingt pages sur tout +cela.» Lord Palmerston, trop heureux de voir un Français tendre les +mains pour recevoir de lui les armes avec lesquelles il frapperait +son propre gouvernement, mit aussitôt M. Panizzi à même d'écrire à M. +Thiers une très longue lettre, où toute l'histoire des mariages était +racontée au point de vue anglais, et où la conduite de la France +était naturellement présentée comme perfide et déloyale[369]. Ce fut +avec ces renseignements que M. Thiers put, avant toute publication de +documents officiels, diriger la polémique de ses journaux. + +[Note 368: M. Panizzi devait mourir sénateur du royaume d'Italie.] + +[Note 369: Louis FAGAN, _The Life of sir Anthony Panizzi_.] + +Les relations du ministre britannique et du chef de l'opposition +française devinrent de plus en plus fréquentes et étroites à mesure +qu'on approchait de l'ouverture de la session. M. Panizzi n'était pas +le seul intermédiaire. Lord Palmerston, en même temps qu'il enlevait +l'ambassade de Vienne à sir Robert Gordon pour la confier à lord +Ponsonby, avait remplacé, à Paris, lord Cowley par lord Normanby. +Celui-ci n'était guère préparé à occuper un tel poste: n'ayant joué +jusqu'alors qu'un rôle parlementaire, il y avait acquis l'habitude +d'argumenter plus que l'art de négocier, et ne possédait à aucun +degré le sens de la mesure diplomatique. À peine les événements +d'Espagne eurent-ils mis quelque froid entre les deux cabinets, que +le nouvel ambassadeur, ne voyant là qu'une querelle à soutenir, s'y +jeta à corps perdu et se trouva bientôt avec M. Guizot dans des +termes tels que leurs rapports en furent singulièrement entravés. Il +en était venu à se considérer comme accrédité auprès de l'opposition +plutôt qu'auprès du gouvernement. Dominé par M. Thiers qu'il voyait +souvent, il crut, sur sa parole, à la possibilité de faire tomber +le cabinet et mit tout son enjeu sur cette carte. Il ne se gênait +pas pour dire dans son salon que la bonne entente entre l'Angleterre +et la France ne serait pas rétablie tant que M. Guizot demeurerait +au pouvoir. Son hôtel était comme l'arsenal où les adversaires +du cabinet allaient chercher leurs munitions[370]. En dépit des +scrupules qu'éveillait à Londres une conduite aussi insolite, lord +Palmerston n'hésitait pas à l'encourager, et lui-même indiquait les +communications qu'il convenait de faire au chef de l'opposition +française[371]. + +[Note 370: Sur cette conduite de lord Normanby, voir _passim_, _The +Greville Memoirs, second part_, t. III. Cf. notamment p. 10, 19 et +34.] + +[Note 371: M. Greville raconte, à la date du 30 décembre 1846, +que lord Clarendon lui avait fait part, comme d'une chose toute +naturelle, de «l'intention où était Palmerston de fournir des +informations à Thiers pour en user contre Guizot». M. Greville +lui fit de fortes représentations sur ce qu'un tel procédé avait +d'impolitique et d'immoral. Clarendon lui répondit en tachant de +le tranquilliser et en lui promettant qu'on userait de beaucoup de +précautions. «Cela ne me tranquillisa pas, ajoute Greville, et mon +sentiment était prophétique. Que de torts on se fit ainsi!» (_The +Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 13.)] + +M. Thiers était tout en train de cette alliance et s'apprêtait à +aborder ainsi les débats de la session, quand, dans les derniers +jours de 1846 et les premiers de 1847, divers indices lui firent +craindre que la politique à laquelle il s'associait n'eût perdu +de son crédit en Angleterre. Là , sans doute, tout le monde, au +moment des mariages, avait donné tort au gouvernement français; +mais, depuis lors, tout le monde n'avait pas donné raison à lord +Palmerston; plusieurs trouvaient qu'il poussait la querelle avec trop +de passion, et que cette passion, toujours compromettante, était +souvent maladroite et inefficace; on ne pouvait s'empêcher de noter +qu'il avait prétendu soulever l'Espagne, entraîner l'Europe, faire +reculer Louis-Philippe, et que, sur tous les points, il avait échoué. +Ces sentiments ne se faisaient pas seulement jour dans les propos +plus ou moins contenus des adversaires du cabinet, par exemple de +lord Aberdeen, du duc de Wellington, de lord Cowley[372]. Au sein +même du ministère, lord Lansdowne, lord Grey, M. Wood désiraient +une attitude plus conciliante; ils se plaignaient du sans-gêne avec +lequel le chef du _Foreign office_ entreprenait les démarches les +plus graves à l'insu ou même contre le sentiment des autres membres +du gouvernement, et ils sommaient le chef du cabinet, lord John +Russell, qui n'avait pas été traité avec plus d'égard, de le tenir +davantage en bride[373]. D'ailleurs, si les autres ministres ne +parvenaient pas toujours à empêcher les frasques de leur collègue, du +moins ils lui opposaient, pour ce qui dépendait d'eux, une certaine +résistance d'inertie; ainsi faisaient-ils obstinément la sourde +oreille, quand lord Palmerston, appuyé sur ce point par lord John +Russell, les pressait d'organiser la défense des côtes anglaises en +vue d'une guerre avec la France[374]. La reine Victoria, elle aussi, +éprouvait sur cette direction donnée à la diplomatie britannique des +inquiétudes qu'entretenait le roi des Belges; celui-ci, sans doute, +était trop Cobourg pour n'avoir pas été, au premier moment, fort +dépité de la conclusion des mariages[375]; mais, depuis lors, il +avait bien compris que la rupture de l'entente était le fait de lord +Palmerston, et surtout il s'alarmait du trouble que l'acharnement +querelleur de ce dernier menaçait de jeter dans la politique +européenne[376]. Enfin, dans le public anglais, il y avait également, +par l'effet de la lassitude, une sorte d'apaisement; le _Times_, +naguère si violent, s'en faisait l'interprète dans des articles +remarqués où il critiquait les procédés du _Foreign office_. + +[Note 372: _The Greville Memoirs, second part_, _passim_. Voir +notamment t. II, p. 426, et t. III, p. 19, 52, 55.] + +[Note 373: _Journal inédit de M. de Viel-Castel_; _Correspondance +inédite de M. Désages avec M. de Jarnac_; _The Greville Memoirs, +second part_, _passim_, notamment t. II, p. 424; Spencer WALPOLE, +_The Life of lord John Russell_, t. II, p. 4 et 5.] + +[Note 374: Cf. BULWER, _The Life of lord Palmerston_, t. III, p. 325 +et suiv., et Spencer WALPOLE, _The Life of lord John Russell_, t. II, +p. 14 et suiv.] + +[Note 375: On écrivait de Paris à M. Thouvenel: «Le roi des Belges +était si mécontent des mariages espagnols qu'il a quitté Saint-Cloud +la veille de l'arrivée du duc de Montpensier et de sa femme.» (_La +Grèce du roi Othon: Correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et +ses amis_, p. 94.)] + +[Note 376: Voir la lettre écrite, le 13 novembre 1846, au duc de +Saxe-Cobourg par le roi Léopold. (_Aus meinem Leben und aus meiner +Zeit_, von ERNST II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 175.)] + +De France, on n'était pas sans apercevoir plus ou moins nettement +la détente qui se produisait dans une partie de l'opinion anglaise. +Madame de Lieven, qui avait conservé beaucoup de relations à Londres +et qui, plusieurs fois depuis les mariages, avait essayé, sans +succès, de s'en servir pour amener une réconciliation[377], crut +le moment venu, en décembre 1846, de tenter un nouvel effort: elle +décida un de ses amis d'outre-Manche, M. Charles Greville, à faire +un voyage à Paris. Bien que n'occupant aucun poste actif,--il avait +seulement le titre de secrétaire du conseil privé,--M. Greville était +fort répandu dans la haute société anglaise et se trouvait par suite +bien placé pour remplir certains rôles d'intermédiaire officieux. +Sans mission précise de qui que ce fût, son dessein, en venant en +France, était de voir s'il pouvait, par ses démarches personnelles, +préparer les voies à quelque rapprochement. Avant de s'embarquer, +il s'était mis en rapport avec plusieurs des collègues de lord +Palmerston; les uns, comme lord John Russell, n'avaient voulu lui +donner aucun encouragement; d'autres avaient laissé voir des vues +plus conciliantes: lord Clarendon, entre autres, l'avait chargé +de dire à M. Guizot que s'il se montrait modéré dans les Chambres +françaises, on ferait de même à Londres. Arrivé à Paris, le 5 janvier +1847, M. Greville vit tout de suite plusieurs hommes politiques. Il +trouva M. Guizot assez blessé des procédés de lord Palmerston et de +lord Normanby, convaincu de son bon droit, décidé à l'établir devant +le Parlement, mais très disposé à user de beaucoup de ménagements +et ne demandant pas mieux que de revenir à l'entente cordiale. M. +Duchâtel témoigna de sentiments analogues[378]. + +[Note 377: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p, 425.] + +[Note 378: _Ibid._, t. III, p. 12, 13, 14, 26, 34.] + +M. Thiers considérait avec grand déplaisir les démarches de M. +Greville. Dans la longue conversation qu'il eut avec lui, le 10 +janvier, il mit une singulière passion à développer tous les +arguments qui devaient détourner l'Angleterre d'un rapprochement +et l'exciter, au contraire, à pousser vivement la querelle[379]. +À l'entendre, sur le terrain où se rencontraient les deux +gouvernements, il ne pouvait y avoir qu'une lutte à outrance, car +il s'agissait de savoir lequel des deux avait trompé l'autre. Il +assurait que M. Guizot, une fois vaincu dans cette lutte, tomberait, +sinon par la Chambre, du moins par le Roi. «Vous ne devez pas +croire, ajoutait M. Thiers, ce que vous entendez dire de la force +du gouvernement. Ne vous fiez pas à tout ce que vous raconte Mme de +Lieven; c'est une bavarde, une menteuse et une sotte. Le Roi s'est +fait l'illusion que le gouvernement whig ne tiendrait pas; mais quand +il verra que c'est une erreur, il aura peur, et, si vous continuez +de refuser la réconciliation, il se débarrassera de Guizot... +Savez-vous ce que c'est que le Roi? le mot est grossier, mais vous +le comprendrez: eh bien! c'est un poltron!» Et comme M. Greville se +récriait, disant qu'en Angleterre on tenait Louis-Philippe pour un +homme de coeur, qu'il avait donné souvent des preuves de son courage, +M. Thiers reprit: «Non, non, je vous dis qu'il est poltron, et, quand +il se trouvera définitivement mal avec vous, il aura peur; alors il +suscitera des embarras à M. Guizot; il y a quarante ou cinquante +députés--je les connais--qui tourneront contre lui, et de cette +manière il tombera... Vous pouvez être sûr que ce que je vous dis +est la vérité, d'autant plus que ce n'est pas moi qui lui succéderai, +c'est Molé. Cependant, je vous parle franchement et je vous avoue que +je serais enchanté de la chute de Guizot, d'abord parce que je le +déteste, et ensuite parce que l'alliance anglaise est impossible avec +lui; c'est un traître et un menteur qui s'est conduit indignement +envers moi... Le Roi ne m'enverra chercher que quand il sera en +danger. Il ne peut endurer quiconque ne consent pas à être son jouet. +Quant à moi, je ne prendrai le ministère qu'à condition d'y être le +maître, et j'en viendrai à bout.» + +[Note 379: C'est M. Greville qui a noté, au moment même, sur son +journal, tout ce que lui avait dit M. Thiers. (_The Greville +Memoirs, second part_, t. III, p. 28 et suiv.)] + +M. Thiers ne se contenta pas de tenir ce langage à M. Greville. +Se méfiant des sentiments modérés de son interlocuteur, il voulut +faire arriver, par une voie plus sûre, au gouvernement anglais et +particulièrement à lord Palmerston ses incitations à pousser la +lutte à outrance. Le 12 janvier, c'est-à -dire deux jours après +la conversation qui vient d'être rapportée, il écrivit à M. +Panizzi[380]: «Je trouve la conduite de M. Guizot fort claire: il a +manqué de bonne foi, il a menti... Mais ce qui est clair pour moi ne +peut le devenir pour le public qu'à grands renforts de preuves. Il +faut qu'on connaisse les dépêches de lord Normanby, dans lesquelles +les mensonges de M. Guizot sont, à ce qu'on dit, mis au jour de +la manière la plus frappante... Les agents de M. Guizot disent, +ici et à Londres, que ni le pays ni le Roi n'abandonneront jamais +M. Guizot. C'est une absurdité débitée par des gens à gages... +Le pays éclairé a le sentiment que la politique actuelle est sans +coeur et sans lumière. Quant au Roi, il abandonnera M. Guizot plus +difficilement qu'un autre, car M. Guizot s'est complètement donné à +lui et soutient son _gouvernement personnel_ avec le dévouement d'un +homme qui n'a plus d'autre rôle possible. Mais quand le Roi croira +la question aussi grave qu'elle l'est, il abandonnera M. Guizot. Le +Roi est un empirique en politique... Il ne croit pas à la solidité +des whigs; il croit que, l'un de ces jours, naîtra une question qui +emportera celle des mariages, et qu'il aura acquis une infante sans +perdre M. Guizot. Le jour où il croira les choses plus stables qu'on +ne les lui peint de Londres, et où il craindra sérieusement pour ses +rapports avec l'Angleterre, il abandonnera M. Guizot. Il ne tient à +personne. Il a eu plus de goût pour moi que pour personne... Mais, +dès que j'ai contrarié ses penchants de prince illégitime voulant se +faire légitime par des platitudes, il m'a quitté sans un regret. M. +Guizot, au fond, ne lui inspire confiance que sous un rapport: c'est +une effronterie à mentir devant les Chambres qui n'a pas été égalée +dans le gouvernement représentatif, effronterie appuyée d'un langage +monotone, mais très beau. Comme intelligence et discernement, le Roi +pense de M. Guizot ce qu'il faut en penser. Quand il croira les whigs +solides et la résistance sérieuse, il se décidera à un changement de +personnes, soyez-en certain. Mais il faut bien mettre en évidence les +faits et la mauvaise foi de M. Guizot.» + +[Note 380: Cette lettre et celles qui seront citées à la suite sont +toujours tirées de l'ouvrage de M. FAGAN, _The Life of sir Anthony +Panizzi_.] + +Lord Palmerston, de son côté, n'était pas moins préoccupé des +démarches de M. Greville, et, avant même d'avoir reçu la lettre qui +vient d'être citée, il faisait écrire, le 14 janvier, par M. Panizzi +à M. Thiers: «Avez-vous vu M. Greville?... J'apprends, par le _Times_ +du 12, qu'on le suppose chargé d'une négociation non officielle +pour renouveler l'entente cordiale... Écrivez-moi ce que vous +pensez de cela... Tout ceci m'intéresse beaucoup... Rappelez-vous +de n'envoyer votre réponse que sous couverte directement à lord +Normanby.» Dans cette même lettre, on communiquait à M. Thiers de +nouvelles dépêches, et on le pressait, par contre, de faire tout de +suite connaître, afin d'en informer «ses amis» de Londres, «la marche +qu'il comptait suivre» dans les débats qui allaient s'ouvrir. + +Le 17 janvier, nouvelle lettre de M. Thiers à M. Panizzi. Résumant +tous les faits, il déclarait donner entièrement raison à lord +Palmerston, envoyait à celui-ci des conseils sur la manière la plus +habile de présenter les événements, et revenait toujours sur cette +idée que «si le Roi croyait les choses stables en Angleterre et la +question sérieuse, il abandonnerait M. Guizot». Ce dernier n'était +pas le seul contre lequel M. Thiers se donnait, dans cette lettre, +le plaisir d'épancher son ressentiment. Irrité de ce qu'à ce moment +même un certain nombre de députés de la gauche et du centre gauche, +guidés par M. Billault et M. Dufaure, manifestaient l'intention +de se séparer de lui dans la question des mariages espagnols, il +s'exprimait ainsi sur cette dissidence: «Il y a, dans tous les +partis, mais surtout en France, des seconds qui veulent être les +premiers. Je suis fort, moi, avec Odilon Barrot; à nous deux, nous +décidons la conduite de l'opposition. MM. Billault et Dufaure, +deux avocats fort médiocres, le premier fort intrigant, le second +morose et insociable, fort mécontents de ne pas être les chefs, +ayant le désir de se rendre prochainement possibles au ministère, +ont profité de l'occasion pour faire une scission. L'alliance avec +l'Angleterre n'est malheureusement pas populaire... Notez que ces +deux messieurs, vulgaires et ignorants comme des avocats de province, +n'ayant jamais regardé une carte, sachant à peine où coulent le Rhin +et le Danube, seraient fort embarrassés de dire en quoi l'alliance +anglaise est bonne ou mauvaise. Mais ils font de la politique comme +au barreau on fait de l'argumentation; ils prennent une thèse ou +une autre, suivant le besoin de la plaidoirie qu'on leur paye, et +puis ils partent de là , et parlent, parlent... Ils ont, de plus, +trouvé un avantage dans la thèse actuellement adoptée par eux, c'est +de faire leur cour aux Tuileries, et de se rendre agréables à celui +qui fait et défait les ministres.» M. Thiers terminait sa lettre par +cette phrase, qui n'était pas la moins étrange: «Vous n'imaginez +pas ce que débitent ici tous les ministériels. Ils prétendent que +je suis en correspondance avec lord Palmerston, à qui je n'ai +jamais écrit de ma vie et qui ne m'a jamais écrit non plus.» Est-il +besoin de rappeler que ce même homme d'État inaugurait, trois mois +auparavant, sa correspondance avec M. Panizzi en lui écrivant: +«Voyez lord Palmerston, puisque vous êtes lié avec lui, dites-lui +de vous communiquer à vous et pour moi la vérité pure.» Du reste, +les alliés anglais de M. Thiers ne se croyaient pas tenus à plus de +sincérité. Un peu plus tard, lord Normanby adressait à son ministre +une dépêche pour nier qu'il eût des communications avec l'opposition +française, et lord Palmerston, qui savait à quoi s'en tenir sur +cette dénégation, se disait bien aise de l'avoir en main pour la +mettre sous les yeux de la Reine, au cas où celle-ci aurait reçu des +Tuileries quelque rapport sur la conduite de son ambassadeur[381]. + +[Note 381: Lettre de Palmerston à lord Normanby, du 17 février 1847. +(BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 286.)] + + +IV + +Pendant que M. Thiers excitait ainsi le gouvernement anglais à +mener vivement l'attaque contre le gouvernement français, la +session s'ouvrait à Paris, le 11 janvier 1847. Le discours du trône +s'exprima avec une réserve évidemment destinée à ménager l'opinion +d'outre-Manche. «Mes relations avec toutes les puissances étrangères, +disait le Roi, me donnent la ferme confiance que la paix du monde +est assurée.» Il annonçait le mariage du duc de Montpensier comme un +heureux événement de famille, se bornait à y montrer «un gage des +bonnes et intimes relations qui subsistaient depuis si longtemps +entre la France et l'Espagne», et ne faisait aucune allusion aux +difficultés soulevées par la diplomatie britannique. Aussitôt après, +le ministre déposa sur le bureau des Chambres les dépêches relatives +aux affaires espagnoles: ces dépêches remontaient jusqu'en 1842. + +La discussion de l'adresse à la Chambre des pairs, qui précéda, +suivant l'usage, celle de la Chambre des députés, commença +le 18 janvier. Non seulement le ministère n'y rencontra pas +de contradicteur sérieux, mais il y fut secondé par un allié +considérable, le duc de Broglie. Le noble pair semblait avoir pris +l'habitude, depuis quelque temps, de se porter publiquement caution +de la politique étrangère du cabinet: il l'avait fait, en 1845, +dans l'affaire du Maroc; en 1846, dans celle du droit de visite; il +recommençait, en 1847, pour les mariages espagnols. Sa discussion +fut nerveuse, serrée; il ne se perdit pas dans les détails, et +s'attacha, avec une sorte de netteté hautaine, aux idées principales +et aux faits décisifs. Tout d'abord, rappelant les souvenirs du passé +et les événements du jour, il mit en lumière l'intérêt supérieur +engagé dans cette question de mariage, et insista sur le danger que +la France avait couru de voir l'Espagne passer, comme le Portugal, +sous l'influence de l'Angleterre. Or, disait-il, «point de milieu: +telle est géographiquement la position de l'Espagne, que, pour être +comptée au dehors comme elle doit l'être,... il faut de toute +nécessité, ou qu'elle soit l'amie naturelle, l'alliée habituelle +de la France, comme elle l'a été sous les princes de la maison de +Bourbon, ou qu'elle soit l'ennemie naturelle et la rivale de la +France, comme elle l'était sous Charles-Quint et sous Philippe +II, ou bien enfin qu'elle soit l'amie naturelle et l'alliée de +tous les ennemis, de tous les rivaux de la France, comme sous les +trois derniers rois de la maison d'Autriche. Cela est écrit dans +l'histoire; cela est écrit sur la carte.» Après avoir signalé le +danger, le duc de Broglie montra que la conduite du gouvernement +était justifiée par la nécessité d'y parer. Il réfuta, en passant, +les principaux arguments de lord Palmerston, notamment celui qui +était tiré du traité d'Utrecht, puis termina par une leçon donnée +à l'esprit public français. «Il n'y a rien de si rare au monde, +dit-il, que d'être de son avis; il n'y a rien de si difficile que +de vouloir ce que l'on veut. J'appelle vouloir ce que l'on veut, +vouloir la chose que l'on veut avec toutes ses conséquences, avec +toutes ses conditions bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses... +Tout le monde convient que l'intimité, l'entente cordiale, la bonne +intelligence avec l'Angleterre est une chose excellente;... tout +le monde convient que, pour maintenir une chose aussi bonne, aussi +excellente, il faut faire tous les sacrifices qui ne compromettent +aucun de nos intérêts essentiels. Voilà ce que tout le monde dit et +pense sincèrement. On le veut en théorie; mais vient l'occasion, +comme elle est venue il y a deux ans, de faire pour le maintien de la +bonne intelligence avec l'Angleterre, je ne dirai pas un sacrifice, +mais seulement un acte de justice, à l'instant combien de gens +s'écrient que nous sommes à la remorque de l'Angleterre, que nous +sommes les satellites de l'Angleterre, que nous sommes les esclaves +de l'Angleterre! On crie: À bas les ministres de l'étranger! On crie: +À bas les députés Pritchard! (_Rires d'approbation._) Puis vient le +revers de la médaille; vient une occasion où le gouvernement français +se trouve appelé à défendre un de nos intérêts essentiels, un +intérêt vital, la sécurité de nos frontières, notre indépendance en +Europe. Il prend des mesures pour protéger cet intérêt; il ne le peut +sans mécontenter un peu le gouvernement anglais. Eh bien! ces mêmes +gens lèvent les mains et les yeux au ciel: on a sacrifié l'alliance +anglaise à des intérêts de famille; l'alliance est rompue, nous +sommes isolés, tout est perdu; il n'y a plus qu'à s'envelopper la +tête dans son manteau. (_Même mouvement._) C'est là ce qui s'appelle +n'être pas de son avis, ne vouloir pas ce qu'on veut... Sachons +envisager de sang-froid une situation qui n'a rien d'extraordinaire +ni d'imprévu. Nous sommes isolés, dit-on. Mais l'isolement, c'est +la situation naturelle de toutes les puissances en temps de paix +générale... On dit que l'isolement peut entraîner certains dangers. +Je ne dis pas non; mais qu'y faire? Les choses sont ce qu'elles sont. +Ne faisons rien pour aggraver une pareille situation, ne faisons +rien pour la prolonger. Nous n'avons aucun tort dans le passé; n'en +ayons aucun dans l'avenir. Ne donnons au gouvernement anglais aucun +sujet de mécontentement légitime... Mais en même temps ne lui +donnons pas lieu de croire que nous regrettons d'avoir exercé nos +droits, d'avoir défendu notre cause et soutenu nos intérêts. Il y +va de notre honneur, il y va de notre avenir. (_Très vives marques +d'assentiment._) Tous tant que nous sommes, gouvernement ou public, +législateurs, écrivains, publicistes, au nom du ciel, s'il est +possible, faisons trêve, sur un point seulement et pendant quelque +temps, à nos querelles de personnes et à nos discussions intérieures. +(_Très bien! très bien!_) Ne donnons pas le droit de dire de nous que +nous sommes un peuple de grands enfants, passant à chaque instant +d'un extrême à l'autre, incapables de vouloir aujourd'hui ce que nous +voulions hier; un peuple d'enfants hargneux, n'ayant d'autre souci +que de dire blanc quand on leur dit noir, et oui quand on leur dit +non.» (_Marques prolongées d'approbation._) + +Malgré le succès de ce discours, M. Guizot ne se crut pas dispensé de +prendre la parole, non à l'adresse de la haute assemblée, d'ores et +déjà convaincue, mais à l'adresse du public. La tranquillité même +de ce débat, l'absence d'opposition lui paraissaient une occasion +de faire avec plus de liberté et de sérénité d'esprit un exposé +complet de l'affaire, de présenter, d'expliquer les documents qui +venaient d'être déposés sur le bureau des Chambres. Il n'était pas +indifférent, pour un tel exposé, de prendre les devants sur ceux qui, +à Londres ou à Paris, auraient intérêt à montrer les choses sous un +autre jour. Dès le début de son discours, M. Guizot marqua que son +dessein était, non de réfuter des critiques qui ne s'étaient pas +produites au Luxembourg, mais de faire un «récit simple et complet +des faits», estimant que de ce récit il ressortirait, pour «la +Chambre, pour le pays, pour l'Angleterre et pour l'Europe», que «le +gouvernement français n'avait manqué ni de loyauté ni de prudence». +Reprenant alors les faits depuis 1842, il apporta à la tribune comme +un long chapitre d'histoire diplomatique, admirablement ordonné, avec +nombreuses pièces à l'appui. Tout en se donnant pour but principal de +prouver à la France qu'elle devait être satisfaite, il se préoccupa +aussi de ménager l'amour-propre de l'Angleterre; il voulait en cela +corriger l'effet produit par la parole un peu incisive du duc de +Broglie[382]. Parvenu au terme de son exposé, M. Guizot se demanda +quel était, par suite de ces événements, l'état de nos rapports avec +l'Espagne, l'Europe et l'Angleterre. Il rappela qu'en Espagne, malgré +toutes les provocations, les mariages, «librement discutés», avaient +été «accomplis avec une parfaite tranquillité». Il montra qu'en +Europe «aucune des puissances n'avait voulu adhérer aux protestations +du gouvernement anglais». En Angleterre, il reconnut «qu'il y avait +un mécontentement réel, et que nos relations en étaient, dans une +certaine mesure, affectées»; mais il ajouta: «Messieurs, si nous +faisons deux choses, que pour son compte le gouvernement du Roi +est parfaitement décidé à faire, si, d'une part, nous ne changeons +point notre politique générale, politique loyale et amicale envers +l'Angleterre, si nous continuons à vivre, à vouloir vivre en bonne +intelligence avec le gouvernement anglais, et si, d'autre part, nous +nous montrons bien décidés à soutenir convenablement ce que nous +avons fait, à nous abstenir de toute avance, de toute concession +(_approbation_), si nous tenons à la fois cette double conduite +d'une amitié générale envers l'Angleterre et son gouvernement, et +d'une fermeté bien tranquille dans la position que nous avons prise, +tenez pour certain que le mécontentement anglais s'éteindra. Il +s'éteindra devant la gravité des intérêts supérieurs qui viendront +et qui viennent déjà peser sur les deux pays, et qui sont aussi +bien comptés, compris et sentis à Londres qu'à Paris. (_Nouvelle +approbation._) La nation anglaise et son gouvernement ont, l'un +et l'autre, deux grandes qualités: la justice les frappe, et la +nécessité aussi! (_On rit._) C'est un pays moral et qui respecte les +droits; c'est un pays sensé et qui accepte les faits irrévocables. +Présentez-vous sous ce double aspect: fermes dans votre droit, fermes +dans le fait accompli, et tenez pour certain que les bonnes relations +se rétabliront entre les deux gouvernements.» (_Marques très vives +d'approbation._) + +[Note 382: On fut en effet assez froissé, à Londres, du langage +du duc de Broglie. M. Greville, alors à Paris, et qui désirait un +rapprochement, écrivait sur son journal, le 21 janvier: «Ce discours +n'est ni juste, ni vrai, ni sage. Si l'orateur avait eu le désir +d'envenimer l'affaire, ce que je ne crois pas, il n'aurait pas pu +parler autrement.» (_The Greville Memoirs, second part_, t. III, +p. 36.) M. Désages, informé de l'impression produite outre-Manche, +répondait, le 1er février, à M. de Jarnac: «Ce discours est incisif, +hautain peut-être, mais le raisonnement est puissant, serré, sans +bonne réplique possible.» (_Documents inédits._)] + +L'effet fut considérable. Pour sa première apparition à la tribune, +la politique des mariages espagnols y faisait bonne figure. «On +s'accorde à dire, notait sur le moment un observateur exact et +clairvoyant, que la discussion qui vient de se terminer à la Chambre +des pairs est une des plus belles qui aient eu lieu dans cette +Chambre... Dès ce moment, la position de M. Guizot est très forte +et très brillante[383].» Le gouvernement ne pouvait cependant se +faire l'illusion que tout fût ainsi fini. Il savait bien qu'au +Palais-Bourbon les choses n'iraient pas aussi facilement. C'est là +que l'attendaient ses adversaires. + +[Note 383: _Journal inédit du baron de Viel-Castel_, à la date du 23 +janvier 1847.] + + +V + +Avant même que la Chambre des pairs eût fini de discuter son adresse, +la session s'ouvrait, à Londres, le 19 janvier 1847. La reine +d'Angleterre garda, dans son discours, la même réserve que le roi des +Français; elle se borna à dire que «le mariage de l'Infante avait +donné lieu à une correspondance entre son gouvernement et ceux de +France et d'Espagne». Il avait été d'abord question de mentionner le +«dissentiment» survenu; on y avait renoncé. L'intention conciliante +était évidente. Elle se manifesta plus nettement encore dans la +discussion de l'adresse, qui, suivant l'usage, eut lieu le soir +même dans les deux Chambres. Presque tous ceux qui prirent part au +débat,--lords ou _commoners_, whigs ou tories, et même des membres +du cabinet, comme le marquis de Lansdowne,--s'appliquèrent à parler +de la France en très bons termes, et exprimèrent le désir de voir +rétablir l'entente cordiale. Lord Palmerston, bien que attaqué par +certains orateurs comme l'auteur du refroidissement survenu, répondit +à peine; on eût dit qu'il ne se sentait pas dans un milieu favorable. +Lord John Russell fut à peu près seul à le défendre, par point +d'honneur plus encore que par conviction. Il semblait que la réaction +pacifique se fît sentir aussi dans le langage des journaux: le +_Times_ conseillait aux Chambres d'éviter toute discussion publique +sur l'affaire des mariages, recommandait au cabinet de ne pas pousser +plus loin ses controverses diplomatiques, et donnait à entendre +que l'opinion ne s'associait pas aux rancunes querelleuses de lord +Palmerston. + +En France, le gouvernement fut charmé et surpris d'une modération qui +dépassait son attente, et qui contrastait singulièrement avec le ton +des précédentes polémiques. Tout en étant fort disposé à répondre +à ces avances, il ne pouvait dissimuler un sourire de triomphe. +«Avez-vous lu les journaux anglais? demandait M. Guizot à M. Molé. +Eh bien! vous voyez qu'on recule[384].» M. Désages écrivait, le 21 +janvier, à M. de Jarnac: «Le _royal speech_ est tout ce que nous +pouvions souhaiter de mieux.» Et, quelques jours après, voulant +rendre compte à notre ambassadeur à Vienne de ce qui s'était passé +à Londres, il lui mandait: «Vous avez pu juger jusqu'à quel point +lord Palmerston est surveillé, contenu, et combien peu le sentiment +public est en définitive porté à lui laisser la bride sur le col. +Je ne prétends pas dire que tous ceux qui le surveillent, le +contiennent et se mettent en travers de ses passions vindicatives, +sont nécessairement de notre avis en tous points sur la question +des mariages; mais j'affirme que tous veulent mettre un signet à +cette affaire et n'entendent pas que, pour une éventualité presque +chimérique, encore moins pour gratifier l'orgueil d'un homme, on +prolonge cet état équivoque des relations des deux pays[385].» + +[Note 384: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 39.] + +[Note 385: _Documents inédits._] + +Par contre, grands furent le désappointement et le désarroi des +députés de l'opposition qui avaient cru trouver dans l'irritation +et les menaces de l'Angleterre un moyen de renverser M. Guizot. M. +Greville, qui, étant encore à Paris, avait occasion d'observer de +près ces députés, les comparait à des gens qui «sentent la terre +leur manquer sous les pieds». Il était assailli de leurs plaintes +et de leurs récriminations. «Nous ne pouvons rien dire pour vous +dans la Chambre, lui déclarait M. Cousin, quand vous ne paraissez +pas disposés à rien dire pour vous-mêmes.» M. Duvergier de Hauranne +ne lui tenait pas un autre langage. M. de Beaumont lui demandait +ironiquement s'il était vrai que les Anglais «eussent mis bas les +armes». Tout porté qu'il fût personnellement vers la conciliation, +M. Greville était embarrassé de la situation fausse où se mettait le +gouvernement britannique, en faisant ainsi faux bond à ses alliés +de France et en opérant cette retraite silencieuse après une si +bruyante entrée en campagne. Naturellement M. Thiers n'était pas +celui qui se plaignait le moins haut. «Il est maussade comme un ours, +notait encore M. Greville; il sait que son alliance avec l'ambassade +anglaise ne lui a fait aucun bien, et il se rend compte maintenant +qu'il ne pourra probablement pas s'en servir pour faire du mal à +quelque autre[386].» Toutefois, le chef de l'opposition française ne +voulut pas abandonner la partie sans faire un nouvel appel à lord +Palmerston. Prenant donc un ton dégagé qui voilait mal l'amertume de +son dépit, et qui d'ailleurs était habilement calculé pour piquer au +jeu le ministre anglais, il écrivit à M. Panizzi, le 24 janvier[387]: +«Les discours de votre tribune ont produit ici un effet singulier. +Le sentiment de tout le monde, c'est que tout est fini: on va +jusqu'à dire que vous n'aurez pas de discussion, à votre tribune, +sur l'affaire des mariages. Je vous prie de me dire ce qu'il en est, +et de me le dire par le retour du courrier. Nous passerions pour des +boutefeux, et, ce qui est pire, nous le serions, si, la querelle +s'apaisant, nous venions la ranimer... Je reprochais surtout à nos +ministres d'avoir rompu l'alliance avec les whigs, pour la misérable +affaire des mariages. Si cette sotte affaire ne nous a pas brouillés, +ce dont je m'applaudis fort, notre grief est sans valeur, et il +serait ridicule d'attaquer M. Guizot pour une telle chose... Pour +moi qui trouvais la situation difficile, vu la tournure des choses, +je serai charmé d'être dispensé de me mêler à cette discussion.» + +[Note 386: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 39, 40.] + +[Note 387: Dans le livre de M. Fagan (_The Life of sir Anthony +Panizzi_), la lettre est datée seulement de _Dimanche_ 1847. La date +que nous indiquons ne peut faire aucun doute.] + +M. Thiers pouvait se rassurer; lord Palmerston n'avait aucune envie +de désarmer. Si la pression de l'opinion et les exigences de ses +collègues l'avaient contraint de laisser passer, sans y contredire, +les manifestations conciliantes de l'ouverture de la session, il +comptait bien prendre avant peu sa revanche sur les pacifiques. Ce ne +fut pas long. Pour rallumer la bataille, il suffit de la publication +des documents diplomatiques déposés par lui, quelques jours après, +sur le bureau des deux Chambres. Les dépêches ainsi livrées à la +polémique des journaux contenaient toutes les récriminations dont +on avait jugé sage de s'abstenir à la tribune du Parlement. Dans +le choix de ces dépêches, lord Palmerston avait eu soin de ne pas +omettre les plus irritantes, celles qui mettaient le plus directement +en cause la loyauté du gouvernement français; de ce nombre étaient +deux dépêches de lord Normanby, datées du 1er et du 25 septembre, +autour desquelles il se fit aussitôt grand bruit. Dans la première, +l'ambassadeur racontait que M. Guizot venait de lui annoncer que les +deux mariages «ne se feraient pas en même temps»; j'ai déjà mentionné +cette réponse, faite de bonne foi, à un moment où notre gouvernement +croyait encore pouvoir échapper à la complète simultanéité[388]. +La seconde dépêche rendait compte d'un entretien postérieur dans +lequel M. Guizot parlait des deux mariages comme devant être célébrés +ensemble; elle ajoutait que le ministre, interpellé par l'ambassadeur +sur la contradiction existant entre ses deux déclarations, avait eu +une attitude assez piteuse, essayant d'abord de nier sa première +réponse, ensuite de l'expliquer par ce fait que, dans la cérémonie, +la Reine devait être en effet mariée la première. On verra plus tard +le démenti donné par M. Guizot à cette dépêche qui, contrairement +à tous les usages, n'avait pas été préalablement communiquée au +ministre dont elle prétendait rapporter les paroles. + +[Note 388: Voir plus haut, p. 227.] + +La publication du _Blue book_, et tout particulièrement des deux +dépêches de lord Normanby, fut, pour les journaux de lord Palmerston, +et immédiatement après pour ceux de M. Thiers, une occasion de +reprendre avec une passion ravivée l'accusation de déloyauté déjà +portée contre le gouvernement français. Notre opposition, naguère +déconcertée et sur le point de battre en retraite, retrouva +ardeur et confiance. Il fallait voir avec quel geste de confusion +indignée le _Constitutionnel_ affectait de se voiler la face à la +vue d'un ministre français pris en flagrant délit de fourberie; +nos feuilles de gauche proclamaient que, du commencement à la fin +de cette affaire, M. Guizot avait toujours «rusé», «menti», et on +le traitait couramment de Scapin et de Bilboquet; la conclusion +était que, pour dégager l'honneur de la France et rétablir les bons +rapports avec l'Angleterre, il fallait, sans une minute de retard, +changer de ministère. Comme toujours, c'était M. Thiers qui menait +l'attaque; chez lui, plus aucune trace du découragement qui avait +inspiré sa dernière lettre à M. Panizzi. Rencontrant M. Greville +à l'ambassade anglaise, qui devenait de plus en plus le quartier +général de l'opposition, il lui parla sur un ton singulièrement +animé. «Il me reprocha, raconte M. Greville, d'ajouter foi à tout +ce que me disait Mme de Lieven, déclarant que j'étais _une éponge +trempée dans le liquide de Mme de Lieven_[389], et essaya, de son +mieux, de me persuader que Guizot était faible, que sa majorité ne +valait pas un fétu, et que le Roi pouvait et devait se débarrasser +de lui aussitôt qu'il se trouverait lui-même dans une sorte de +danger.--Conseillez à Palmerston, ajouta-t-il, de dire beaucoup de +bien de la France et beaucoup de mal de M. Guizot.--Je répondis que +je lui donnerais la moitié de l'avis, et pas l'autre.» M. Greville +sortit de cet entretien, complètement édifié sur les sentiments de +son interlocuteur. «Il ne pense, disait-il, qu'à faire du mal, à +satisfaire sa propre passion et ses ressentiments[390].» M. Thiers +écrivait de son côté à M. Panizzi: «Je ne sais ce que M. Greville +est venu faire ici, mais il a fini par m'être très suspect. Je l'ai +un peu raillé le jour de son départ, et il en est très piqué. Il a +passé sa vie chez Mme de Lieven, chez M. Guizot, et il tenait ici le +langage d'un pur _Guizotin_... Je crois franchement qu'il n'est pas +bien sûr et qu'il avait quelque commission particulière, je ne sais +pour qui, mais qui n'irait pas dans le sens de vieux révolutionnaires +comme vous et moi[391].» + +[Note 389: M. Thiers, dans une lettre à M. Panizzi, rapportait ainsi +lui-même son propos: «Mon cher monsieur Greville, vous êtes une +éponge trempée dans le liquide Lieven, et, quand on vous presse, il +n'en sort que ce liquide. Prenez garde, ce n'est que du liquide de +vieille femme.»] + +[Note 390: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 48, 49.] + +[Note 391: Lettre du 7 février 1847. (_The Life of sir Anthony +Panizzi_, par Louis FAGAN.)] + +Naturellement M. Guizot ne pouvait voir avec indifférence la reprise +d'attaques et d'injures dont la distribution du _Blue book_ avait +donné le signal. Il fut particulièrement blessé de la publication +des deux dépêches de lord Normanby. Ainsi était effacée dans son +esprit l'impression favorable qu'avaient produite les premiers +débats du Parlement anglais. S'étant, lui aussi, rencontré avec M. +Greville, il ne lui dissimula pas que toute conciliation était rendue +impossible par les procédés de lord Normanby et par les sentiments +de lord Palmerston; il ne contestait pas les bonnes dispositions de +quelques autres membres du cabinet whig, mais elles lui paraissaient +de peu d'importance tant que ne changeraient pas celles du ministre +qui dirigeait en maître la diplomatie britannique[392]. M. Greville +n'avait pas grand'chose à répondre. Force lui était de s'avouer +que la pacification rêvée par lui était plus éloignée que jamais. +Il quitta Paris, dans les derniers jours de janvier, triste et +découragé. «Ainsi finit ma _mission_, notait-il sur son journal au +moment de se rembarquer, et il me reste seulement à faire le rapport +le plus véridique de l'état des affaires en France, à ceux à qui +il importe le plus de le connaître; mais alors il leur sera très +difficile d'adopter un parti décisif et satisfaisant[393].» + +[Note 392: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 46.] + +[Note 393: _Ibid._, p. 49.] + + +VI + +La discussion de l'adresse à la Chambre des députés s'ouvrit le 1er +février 1847 et dura jusqu'au 12. Une escarmouche sur l'affaire de +Cracovie, une bataille sur les mariages espagnols, telles furent +les parties saillantes de cette discussion. Au sujet de Cracovie, +le discours du trône s'était borné à dire avec une sobriété voulue: +«Un événement inattendu a altéré l'état de choses fondé en Europe +par le dernier traité de Vienne. La république de Cracovie, État +indépendant et neutre, a été incorporée à l'empire d'Autriche. J'ai +protesté contre cette infraction aux traités.» Le projet d'adresse, +un peu moins bref, ajoutait, en s'inspirant d'une idée indiquée dans +la note que M. Guizot avait naguère adressée aux trois cours[394]: +«La France veut sincèrement le respect de l'indépendance des États +et le maintien des engagements dont aucune puissance ne peut +s'affranchir sans en affranchir les autres»; il félicitait en outre +le gouvernement d'avoir «répondu à la juste émotion de la conscience +publique, en protestant contre cette violation des traités, nouvelle +atteinte à l'antique nationalité polonaise». Ce fut M. Odilon Barrot +qui parla au nom de l'opposition. Que voulait-il au juste? Il serait +malaisé de préciser à quoi concluaient ses phrases contre les traités +de 1815 et en faveur des nationalités. M. Guizot, dans sa réponse, +fut au contraire très net. «Le gouvernement du Roi, dit-il, a vu dans +la destruction de la république de Cracovie un fait contraire au +droit européen; il a protesté contre le fait, qu'il a qualifié selon +sa pensée. Il en a pris acte afin que, dans l'avenir, s'il y avait +lieu, la France pût en tenir le compte que lui conseilleraient ses +intérêts légitimes et bien entendus... Mais, en même temps qu'il +protestait, le gouvernement du Roi n'a pas considéré l'événement de +Cracovie comme un cas de guerre. Et là où le gouvernement du Roi ne +voit pas un cas de guerre, il ne tient pas le langage, il ne fait +pas le bruit, il ne prend pas l'attitude de la guerre; il trouve +qu'il n'y aurait à cela ni dignité, ni sûreté. Savez-vous quel est +le vrai secret de la politique? C'est la mesure; c'est de faire à +chaque chose sa juste part, à chaque événement sa vraie place, de +ne pas grossir les faits outre mesure, pour grossir d'abord sa voix +et ensuite ses actes au delà du juste et du vrai... Voici encore +pourquoi, indépendamment de cette décisive raison que je viens +d'indiquer, voici pourquoi nous avons agi comme nous l'avons fait. +Nous n'avons pas cru que le moment où nous protestions contre une +infraction aux traités fût le moment de proclamer le mépris des +traités; nous n'avons pus cru qu'il nous convînt, qu'il convînt à la +moralité de la France, à la moralité de son gouvernement, de dire, +à l'instant où il s'élevait contre une infraction aux traités: Nous +ne reconnaissons plus de traités.» Le ministre montrait à la Chambre +que toute autre conduite eût amené «de nouveau, en Europe, l'union +de quatre puissances contre une». «Le jour, ajoutait-il, où nous +croirions que la dignité et l'intérêt du pays le commandent, nous +ne reculerions pas plus que d'autres devant une telle situation; +mais nous sommes convaincus que l'événement de Cracovie n'était pas +un motif suffisant pour laisser une telle situation se former en +Europe.» La Chambre applaudit à ce langage aussi ferme que sensé, et +la gauche n'osa même pas proposer d'amendement. + +[Note 394: Voir plus haut, p. 275.] + +Sur les mariages espagnols, l'opposition, naguère si passionnée +dans la presse, se montra tout d'abord assez hésitante; on eût +dit qu'elle éprouvait quelque embarras à répéter à la tribune ce +qu'elle avait écrit dans les journaux. Quand, dans la séance du 2 +février, la discussion s'ouvrit sur le paragraphe relatif à cette +affaire, M. Crémieux se trouva à peu près seul à attaquer les +mariages. Les hommes considérables, M. Thiers notamment, se turent. +Il n'appartenait pas à M. Guizot d'engager lui-même un combat auquel +l'opposition se dérobait, d'autant qu'il avait dit le nécessaire +dans la discussion de la Chambre des pairs[395]. Il se borna donc à +quelques mots dans lesquels, rappelant la modération, la réserve, +la bienveillance pour la France qui venaient de se manifester au +Parlement anglais, il se montrait désireux de s'associer à cet +esprit de conciliation; sans doute, ajoutait-il, s'il y avait été +obligé, il se serait défendu; mais, sa politique n'ayant pas été +sérieusement attaquée, il croyait répondre aux sentiments exprimés à +Londres, en s'abstenant pour le moment de toute discussion. Sur cette +déclaration, le paragraphe fut voté sans difficulté. La Chambre se +trouva ensuite en présence d'un paragraphe additionnel, proposé par +MM. Billault et Dufaure: c'était la manifestation du nouveau tiers +parti qui prétendait faire la leçon à la fois à M. Thiers et à M. +Guizot, se séparait du premier en approuvant les mariages, mais ne +témoignait pas confiance dans la fermeté du second. Cet amendement, +soutenu par ses deux auteurs et par M. de Tocqueville, repoussé avec +un laconisme dédaigneux, d'un côté par M. Guizot, de l'autre par M. +Odilon Barrot, ne réunit au vote que 28 voix sur 270. Un échec si +complet fit sourire la galerie. «Ils ont voulu faire de l'équilibre, +disait le _Journal des Débats_, être de l'opposition et de la +majorité, garder un pied sur la rive droite et un pied sur la rive +gauche, ce qui est une attitude très difficile quand on n'est pas le +colosse de Rhodes.» + +[Note 395: Le jour même où s'ouvraient les débats de l'adresse, le +1er février, M. Dégages écrivait à M. de Jarnac: «M. Guizot parlera +le moins possible; il ne parlera que pour se défendre s'il est +attaqué. Chacun se demande ce que fera M. Thiers. Je crois volontiers +qu'il ne le sait pas bien encore lui-même.» (_Documents inédits._)] + +Le gouvernement s'était-il donc débarrassé à si peu de frais de +l'opposition contre les mariages espagnols? C'eût été trop beau. En +sortant de cette séance du 2 février, M. Thiers avait conscience +de n'y avoir pas fait brillante figure. Vainement ses journaux +prétendaient-ils, le lendemain matin, que M. Guizot avait «demandé +grâce» et «imploré le silence»; le public ne s'y laissait pas +prendre: il voyait bien qui avait reculé devant le débat, et un +observateur pouvait noter sur son journal intime: «L'opposition est +en pleine déroute; en gardant le silence, elle avoue implicitement +l'imprudence et l'impopularité de la politique qu'elle a suivie par +rapport aux mariages espagnols; jamais, depuis 1830, elle n'avait +paru à ce point déconcertée et anéantie[396].» M. Thiers crut donc +nécessaire de tenter quelque chose, dans la séance du 3 février, +afin d'atténuer cette impression. Il prit la parole pour déclarer +que, s'il s'était abstenu jusqu'alors, c'était que le ministre des +affaires étrangères lui avait paru désirer le silence dans l'intérêt +du pays; mais ne voulant, disait-il, laisser aucune équivoque sur la +question de savoir à qui incombait la responsabilité de ce silence, +il demandait au gouvernement de dire nettement s'il acceptait ou +refusait la discussion. M. Guizot répondit aussitôt que le ministère +ne refusait pas la discussion; tant qu'il ne s'était pas vu attaqué +sérieusement, il avait cru qu'il y aurait avantage à imiter la +réserve du Parlement anglais; si aujourd'hui l'on voulait recommencer +le débat, il l'accepterait; mais ce n'était pas à lui à prendre +l'initiative; il ne pouvait avoir qu'à se défendre. Sur ce, M, Thiers +annonça qu'il parlerait, et rendez-vous fut pris pour le lendemain. + +[Note 396: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._] + +M. Thiers n'apporta pas, à la tribune, la contradiction absolue, +l'attaque à fond, la réprobation véhémente et indignée qu'eussent pu +faire prévoir la polémique de ses journaux et ce que nous savons de +ses sentiments intimes. Évidemment, il était contenu par l'état de +l'esprit public. Quand il en vint à préciser les points où il eût +voulu une politique différente de celle qui avait été suivie, on +fut surpris de voir que ces points n'étaient, en somme, ni les plus +nombreux ni les plus considérables, et que souvent la dissidence se +réduisait à peu de chose. Il commença par reconnaître qu'il avait +été bon de marier la Reine avec don François d'Assise et d'écarter +le prince de Cobourg. Sa critique porta uniquement sur le mariage +du duc de Montpensier; il ne contestait pas que ce mariage fût +«désirable» sous plusieurs rapports, mais, selon lui, on s'était, +sans nécessité, trop pressé de l'accomplir, et cette précipitation +avait fait manquer à ce qui était dû à l'Angleterre. Pour établir +cette thèse, il exposa les faits à sa façon, niant que le ministère +whig eût été moins fidèle que le ministère tory aux engagements pris +à Eu, affirmant même que le premier avait fait plus encore que le +second pour empêcher le mariage Cobourg. Il appuya aussi sur les +révélations faites par les deux dépêches de lord Normanby du 1er et +du 25 septembre 1840, et sur les déclarations contradictoires que M. +Guizot aurait faites à ces deux dates. Et pourquoi, demandait-il, +tous ces mauvais procédés dont la conséquence avait été la rupture +de l'alliance anglaise? Pour faire un mariage qui ne valait certes +pas d'être payé si cher. L'orateur estimait qu'en attachant tant +d'importance à cette question matrimoniale, le gouvernement avait +commis une sorte d'anachronisme: aujourd'hui, ce n'était plus par +un lien de parenté royale que la politique française pouvait agir +efficacement en Espagne, c'était par le lien d'une révolution +commune. Parlant à ce propos du rôle de la France en Europe, M. +Thiers revendiquait pour son pays l'honneur de protéger partout la +liberté en péril, les nationalités menacées. Pour une telle oeuvre, +l'alliance anglaise lui était utile. En rompant cette alliance au +moment où le pouvoir passait aux mains des whigs, dont l'esprit +libéral déplaisait aux puissances absolutistes, notre gouvernement +avait révélé ses penchants réactionnaires. Ce qu'il nous en coûtait, +on l'avait vu tout de suite dans l'affaire de Cracovie. Mais Cracovie +n'était qu'un point dans l'espace. M. Thiers montrait alors, dans +un brillant tableau, l'Italie qui se réveillait à la parole de Pie +IX, la Suisse en état de guerre civile, l'Allemagne en fermentation +constitutionnelle; il indiquait de quel appui serait, sur tous ces +théâtres, pour la cause de la liberté, l'union de la France et de +l'Angleterre. «Méconnaissez, s'écriait-il, l'événement de Cracovie; +Cracovie était bien petite, quoiqu'elle ait la grandeur du droit; +méconnaissez l'événement de Cracovie; mais avez-vous donc méconnu +l'état du monde?» + +M. Guizot prit la parole, le lendemain, 5 février: «Y a-t-il eu +nécessité de faire ce qu'on a fait et au moment où on l'a fait? Y +a-t-il eu loyauté dans la manière dont on l'a fait?» Telle était +la double question qui lui paraissait posée par le débat. Il y +répondait oui sans hésiter, et il entreprit de justifier sa réponse +en recommençant, avec nombreuses pièces à l'appui, l'histoire des +négociations auxquelles avait donné lieu l'affaire des mariages. +Cela fait,--et ce fut de beaucoup la partie la plus étendue de son +discours,--il aborda ce qu'il appelait «la question des conséquences +de l'acte, la question de la situation politique que l'acte nous +avait faite». Il ne contestait pas «la gravité de cette situation», +mais ne voulait pas qu'on l'exagérât. En tout cas, il estimait que le +moyen le plus sûr d'écarter tous les dangers était que la politique +française restât «conservatrice, pacifique, dévouée à l'ordre +européen». Ainsi obtiendrait-on que les puissances persistassent +à refuser leur adhésion aux protestations de l'Angleterre. Arrivé +au terme de sa longue démonstration, M. Guizot concluait, la tête +haute et sur un ton de fierté victorieuse: «L'affaire des mariages +espagnols est la première grande chose que nous ayons faite seuls, +complètement seuls, en Europe, depuis 1830. L'Europe spectatrice, +l'Europe impartiale en a porté ce jugement. Soyez sûrs que cet +événement nous a affermis en Espagne et grandis en Europe.» Et, +dominant les murmures de l'opposition, il faisait honneur de ce +succès à la politique d'ordre et de conservation. «Nous maintenons, +s'écriait-il, que cette politique a grandi, fortifié, honoré la +France en Europe, qu'elle lui a donné plus de poids, plus de crédit; +et nous maintenons que si cette politique n'avait pas été suivie, +vous n'auriez pas été en état de résoudre vous-mêmes, en Espagne, la +question qui s'est présentée, et qu'elle aurait été résolue contre +vous au lieu de l'être pour vous.» + +M. Guizot descendit de la tribune au milieu des acclamations de +la majorité. Celle-ci ne lui savait pas seulement gré d'avoir +vigoureusement réfuté les opposants; c'était aussi pour elle une +satisfaction nouvelle, en face de ceux qui l'avaient si souvent +accusée de platitude envers le cabinet de Londres, de voir la fermeté +avec laquelle son chef faisait tête à lord Palmerston[397]. M. Guizot, +en effet, sans oublier que sa voix portait jusqu'en Angleterre, +avait dit hardiment, sur les procédés de la diplomatie britannique, +tout ce qui lui avait paru nécessaire à sa propre justification. +Quelques-uns même de ses auditeurs, peu braves de leur naturel, +n'avaient pas été parfois sans trembler, en le voyant se mouvoir avec +cette allure résolue, sur un terrain si périlleux; mais on pouvait se +fier à l'habileté de l'orateur: admirablement maître de sa pensée et +de sa parole, il avait mesuré d'avance jusqu'où il pouvait aller, et +n'avait pas dépassé la limite qu'il s'était fixée. Le vote à mains +levées donna une grande majorité au ministère. L'opposition, se +sentant battue, n'avait pas osé demander le scrutin. Quelques jours +après, l'ensemble de l'adresse fut voté par 248 voix contre 84. Le +ministère ne s'était pas encore vu à la tête d'une majorité aussi +nombreuse et aussi décidée. + +[Note 397: «La majorité, écrivait le duc de Broglie à son fils, est +contente de manger un peu de l'Anglais, pourvu qu'on n'en mange que +ce qu'on en peut digérer.» (_Documents inédits._)] + +L'opposition, qui sentait toute l'étendue de son échec, maugréait +plus ou moins contre M. Thiers, auquel elle reprochait d'avoir voulu +engager le combat sur un terrain aussi défavorable que celui des +mariages espagnols. Le désappointement ne devait pas être moins vif +à l'ambassade anglaise et au _Foreign office_. On y avait cru que la +discussion entraînerait la chute du ministère; or, il se trouvait au +contraire qu'elle avait tout à fait tourné à son avantage. M. Guizot +se plaisait à mettre en lumière la déception de ses adversaires. +«Voici, écrivait-il à ses agents près les cours de Vienne et de +Berlin, l'erreur du cabinet anglais depuis six mois. Il a compté sur +l'intimidation du Roi, des Chambres, du public. Il a espéré d'abord +que le mariage Montpensier ne se ferait pas; puis, le mariage fait, +qu'on ferait des concessions sur les choses, que la duchesse de +Montpensier renoncerait à ses droits; puis qu'à défaut de concessions +sur les choses, on en ferait sur les personnes, que M. Guizot serait +sacrifié. De Paris, on a successivement écrit et promis tout cela à +Londres. Cabinet anglais et opposition française ont l'un et l'autre +mis tout leur jeu sur cette carte de l'intimidation à tous les degrés +et sous toutes les formes. Ils se sont trompés[398].» + +[Note 398: Lettres à M. de Flahault, en date du 24 février 1847, et +au marquis de Dalmatie, en date du 4 mars. (_Documents inédits._)] + +M. Thiers, craignant évidemment que lord Palmerston ne fût ainsi +découragé de l'alliance contractée avec lui, s'empressa d'écrire +à M. Panizzi; il lui affirma, en dépit des votes émis; que +«l'immense majorité de la Chambre des députés déplorait la conduite +de M. Guizot», qu'elle lui «reprochait son imprudente morgue et +l'aveuglement avec lequel il s'était jeté dans le débat», et surtout +il tâcha toujours de faire croire au gouvernement anglais qu'en +poussant vigoureusement son attaque, il déterminerait Louis-Philippe +à abandonner son ministre. «Le Roi, écrivait-il, est devenu fort +douteux pour M. Guizot... Je suis certain de ce que je vous dis +ici. Des confidences très sûrement informées ne m'ont laissé aucun +doute à cet égard. Avant-hier, j'ai pu me convaincre d'un changement +notable, par mes propres yeux. J'étais invité au spectacle de la cour +avec sept ou huit cents personnes, par conséquent sans faveur aucune; +mais j'ai reçu un accueil qu'on ne m'avait pas fait depuis bien des +années, et c'est toujours ainsi quand on commence à s'ébranler[399].» +Toutefois, lord Palmerston se lassait de prendre au sérieux ces +assurances toujours démenties par l'événement. Il se rendait compte +que le ministère était beaucoup plus solide que M. Thiers ne le +disait. «Je crois M. Guizot aussi fort que jamais», écrivait-il peu +après à lord Normanby[400]. À partir de cette époque, sans aucunement +désarmer à l'égard du gouvernement français, il se montra beaucoup +moins occupé de lier partie avec notre opposition. D'ailleurs, s'il +eût trouvé un certain plaisir de vengeance à jeter par terre un +ministre qui l'avait mortifié, et si, par ce motif, il avait associé +volontiers ses ressentiments à ceux de M. Thiers, il ne consentait +nullement à regarder l'avènement de ce dernier comme une satisfaction +qui dût effacer ses griefs, dissiper ses méfiances et mettre fin au +conflit: en réalité ce n'était pas à tel ministre, mais à la France +qu'il en voulait. «Je ne vois vraiment pas, écrivait-il encore à +lord Normanby, ce que nous gagnerions à un changement de cabinet +en France. Nous pourrions avoir quelqu'un avec qui il serait plus +agréable de traiter, à la parole duquel nous croirions davantage; +mais le successeur, quel qu'il fût, serait dans son coeur aussi +hostile à l'Angleterre; peut-être même jugerait-il plus nécessaire +d'être raide, pour qu'on ne le crût pas moins disposé que M. Guizot à +nous braver,--nous devrions plutôt dire à nous tromper,--dans ce qui +regarde le mariage espagnol[401].» + +[Note 399: _The Life of sir Anthony Panizzi_, par Louis FAGAN.] + +[Note 400: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 299.] + +[Note 401: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 299.] + + +VII + +J'ai déjà eu plusieurs fois occasion de noter les relations +compromettantes de lord Normanby avec l'opposition française. Pendant +son voyage à Paris, au mois de janvier 1847, M. Greville avait +essayé, sans succès, de lui faire comprendre l'incorrection et le +danger de sa conduite[402]. «Je laisse l'ambassade dans une situation +pénible et fâcheuse, écrivait-il tristement en se remettant en route +pour l'Angleterre. Normanby semble ne pas se soucier si l'on voit son +intimité avec Thiers, et il n'en a d'aucune sorte avec Guizot... +Thiers, ayant saisi Normanby dans ses griffes, ne le laissera pas +aller aisément, et le ressentiment de Guizot ne sera guère apaisé; +aussi ne vois-je aucune chance que de bons rapports puissent jamais +être rétablis entre eux[403].» Il n'y avait pas là seulement, comme +s'en plaignait M. Greville, un obstacle aux conversations cordiales +qui eussent amené une détente; mais, dans une telle situation, +le moindre incident pouvait dégénérer en un conflit aigu entre +l'ambassadeur et le ministre. Cet incident naquit de la discussion de +l'adresse. + +[Note 402: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 45 et 47.] + +[Note 403: _Ibid._, p. 49.] + +On se rappelle comment lord Palmerston avait publié dans son _Blue +book_ deux dépêches de lord Normanby, rapportant deux conversations +de M. Guizot, du 1er et du 25 septembre: dans l'une de ces dépêches, +le ministre présentait le mariage de la Reine et celui de l'Infante +comme ne devant pas se faire «en même temps»; dans l'autre, il +avouait leur simultanéité, et, interpellé sur la déclaration +contraire faite par lui précédemment, il s'en montrait fort +embarrassé, essayait d'abord de la nier, puis prétendait l'expliquer +en disant qu'en effet, dans la cérémonie, la Reine serait mariée +la première. On n'a pas oublié non plus les accusations portées +à ce propos, à Londres comme à Paris, contre M. Guizot. Celui-ci +crut devoir y répondre dans son grand discours du 5 février. Il ne +contesta aucunement avoir annoncé, le 1er septembre, à lord Normanby, +que les mariages ne se feraient pas en même temps. «J'étais bien +en droit de le dire, ajoutait-il;... car non seulement il n'était +pas du tout décidé que les deux mariages se feraient simultanément; +mais nous nous opposions encore, à ce moment, à la simultanéité.» +Le ministre raconta ensuite comment, quelques jours plus tard, le +4 septembre, le gouvernement français avait été amené, par les +exigences de l'Espagne, à consentir cette simultanéité. «Je n'en ai +pas averti l'ambassadeur d'Angleterre, continua M. Guizot, c'est +vrai; je n'ai pas cru devoir l'avertir. J'aurais manqué aux plus +simples conseils de la prudence, si, en présence d'une opposition +qu'il m'avait déjà déclarée, j'avais été l'avertir moi-même du moment +où il fallait qu'il agît contre nous.» Quant à la conversation que +lui attribuait la dépêche du 25 septembre, M. Guizot fit d'abord +observer qu'en recevant un ambassadeur et en répondant à ses +questions, il n'entendait pas subir une sorte d'interrogatoire; +qu'il ne devait lui dire que la vérité, mais qu'il s'expliquait +seulement dans la mesure qui convenait à l'intérêt de son pays et +de sa politique. Il rappela ensuite que tout compte rendu fait +par un agent étranger d'une semblable conversation n'avait un +caractère d'authenticité et d'irréfragabilité que s'il était soumis +préalablement à celui dont on rapportait les paroles; que lord +Normanby en avait usé ainsi pour l'entretien du 1er septembre; que, +pour celui du 25 septembre, au contraire, cette communication n'avait +pas été faite. Le ministre se croyait donc le droit de contester que +son langage eût été exactement reproduit. «J'ose dire, déclarait-il, +que si M. l'ambassadeur d'Angleterre m'avait fait l'honneur de me +communiquer sa dépêche du 25 septembre, comme il m'avait communiqué +celle du 1er, j'aurais parlé autrement et peut-être mieux qu'il ne +m'a fait parler.» Fallait-il s'attendre qu'après avoir démenti un +compte rendu inexact, M. Guizot en apportât un exact? Non, il ne s'y +croyait pas tenu, et il préférait laisser une certaine obscurité sur +une conversation dans laquelle, dès l'origine, il n'avait évidemment +pas voulu ou pu être net. «Un seul mot, dit-il, sur le fond même de +la dépêche. Le 25 septembre, Messieurs, toute la situation était +changée: M. l'ambassadeur d'Angleterre m'apportait la protestation +de son gouvernement contre le mariage de M. le duc de Montpensier. +Cette protestation annonçait que le gouvernement anglais ferait tout +ce qui dépendrait de lui pour empêcher ce mariage. Je recevais en +même temps de Madrid des nouvelles tout à fait dans le même sens. Un +grand effort intérieur et extérieur était fait contre le mariage, +pour l'empêcher. Je me suis senti, le mot n'a rien de blessant pour +personne, je me suis senti, après avoir reçu cette protestation, en +face d'un adversaire, et je me suis conduit en conséquence, ne disant +rien qui ne fût rigoureusement vrai, mais ne me croyant pas obligé à +rien dire qui nuisît à ma cause ni à mon pays.» + +Lord Normanby n'était pas d'humeur à prendre en patience la leçon qui +venait de lui être donnée. Il y vit une offense publique à relever +immédiatement, et, dès le lendemain, 6 février, il adressa à lord +Palmerston une dépêche rédigée _ab irato_, dans laquelle il disait: +«Je répète, une fois pour toutes, et dans les termes les plus forts +dont le langage soit susceptible, que le récit donné par moi est +la traduction fidèle et littérale de chaque phrase et de chaque +explication dont M. Guizot s'est servi dans la conversation que +nous avons eue ensemble.» Lord Palmerston était trop au courant des +usages diplomatiques pour ne pas savoir que lord Normanby s'était +mis dans son tort en ne communiquant pas préalablement sa dépêche à +M. Guizot, et que celui-ci était dans son droit en contestant, non +la sincérité, mais l'exactitude du compte rendu[404]; il aurait donc +dû calmer son agent. Mais empêcher une mauvaise querelle de naître, +ce n'était ni dans les habitudes, ni surtout dans la disposition +actuelle de lord Palmerston; il aima bien mieux s'y jeter lui-même, +sans se demander ni ce qu'elle valait, ni où elle le conduirait, ni +comment il pourrait en sortir. Il répondit à lord Normanby, le 11 +février: «Milord, votre dépêche du 6 courant m'est parvenue, et, +en réponse à cette communication, j'ai à assurer Votre Excellence +que le gouvernement de Sa Majesté a la plus parfaite confiance dans +l'exactitude de vos rapports, et que rien de ce qui a été dit à la +Chambre des députés, le 5 courant, ne peut en aucune façon ébranler +la conviction du gouvernement de Sa Majesté que le récit, renfermé +dans votre dépêche du 25 septembre dernier, de ce qui s'est passé +dans la conversation entre vous et M. Guizot, est entièrement, +rigoureusement conforme à la vérité.» Le jour même, avant que l'encre +en fût séchée, il déposait cette réponse avec un extrait de la +dépêche de lord Normanby, sur le bureau du Parlement[405]. + +[Note 404: C'est ce que reconnaît formellement Bulwer, tout hostile +qu'il soit à la France, dans cette affaire des mariages; il ne doute +pas que ce ne soit au fond le sentiment de lord Palmerston. (BULWER, +_The Life of Palmerston_, t. III, p. 283.)] + +[Note 405: Lord Palmerston écrivit à lord Normanby qu'il avait +déposé seulement un extrait de sa dépêche (c'est l'extrait que nous +citons plus haut), parce que certains passages étaient d'un ton trop +batailleur (_too pugnacious_) pour l'état de l'opinion anglaise. +(BULWER, t. III, p. 283.) On peut juger, par ce que Palmerston a +conservé, de ce que devaient être les passages qu'il s'est cru obligé +de retrancher.] + +Quelques heures après, tous les journaux publiaient les deux pièces. +C'était précisément ce qu'avait voulu lord Palmerston. Il trouvait +plaisir à dire tout haut qu'il tenait M. Guizot pour un menteur. «Le +résultat, disait le _Morning Chronicle_, organe du _Foreign office_, +est qu'à la face des deux nations, M. Guizot est regardé dans +l'opinion publique comme un imposteur convaincu d'imposture. C'est +une position qui n'est pas nouvelle pour lui et qu'il peut supporter +avec une philosophique indifférence; mais certes il n'est personne en +Angleterre, ayant la prétention d'être un _gentleman_, qui se décidât +à la subir, et, s'il le faisait, il serait certainement frappé d'une +déconsidération universelle.» Suivant leur habitude, les journaux de +M. Thiers firent écho à ceux de lord Palmerston. Le _Constitutionnel_ +ne fut pas moins ardent que le _Morning Chronicle_ à accuser M. +Guizot «d'avoir abusé, par de misérables équivoques, la loyauté de +l'ambassadeur anglais»; il proclama que l'honneur de la France était +intéressé à désavouer un ministre «menteur», et surtout il s'appliqua +à grossir, à envenimer l'incident, toujours dans l'espoir d'en faire +sortir une crise ministérielle; soulignant ce qui pouvait irriter +de part et d'autre les amours-propres, il disait à lord Normanby: +«Voyez comme M. Guizot s'est moqué de vous», et à M. Guizot: «Ne vous +apercevez-vous pas que lord Normanby et lord Palmerston vous donnent +un injurieux démenti?» + +La prétention de lord Normanby était que satisfaction publique lui +fût donnée par M. Guizot, du haut de la tribune[406]. Le _Morning +Chronicle_ invitait ironiquement le ministre français «à rassembler +tout son courage moral» pour faire cette sorte d'amende honorable. +Par cette exigence, on se flattait, ou d'imposer à M. Guizot la +plus mortifiante des humiliations, ou d'obliger Louis-Philippe à +se séparer de lui. Notre ministre, fort ennuyé de cette querelle +qui venait compliquer inutilement une situation déjà si difficile, +eût saisi volontiers toute occasion d'y mettre fin honorablement, +et, si on le lui eût demandé avec politesse, il n'eût certainement +pas refusé de déclarer qu'en contestant l'exactitude du compte +rendu, il n'avait nullement entendu mettre en doute la bonne foi +de l'ambassadeur[407]. Mais à une mise en demeure offensante et +tapageuse, il estimait que sa dignité ne lui permettait pas de +répondre. Il garda donc un silence froid. Même attitude dans la +presse ministérielle. Le _Journal des Débats_, sans discuter avec les +feuilles palmerstoniennes, se borna à signaler leurs emportements +et à dénoncer le concours scandaleux que leur donnaient le +_Constitutionnel_ et ses pareils. + +[Note 406: M. Désages écrivait à M. de Jarnac, le 15 février +1847: «Normanby, appuyé par lord Palmerston, prétend exiger une +satisfaction à la tribune française, M. Guizot se faisant interpeller +par un compère.» (_Documents inédits._)] + +[Note 407: C'est encore M. Désages qui mandait à M. de Jarnac, le 11 +février 1847: «Tout cela est regrettable, car il y a bien assez de la +difficulté au fond, sans qu'il soit besoin qu'elle se complique de +questions personnelles... Un autre que lord Normanby, après avoir +lu son _Moniteur_, aurait écrit quelques mots au ministre, qui lui +aurait répondu par un certificat de loyauté, tout en maintenant qu'il +y avait inexactitude dans la dépêche non communiquée, et tout eût été +dit.» (_Documents inédits._)] + +Le chef du _Foreign office_ ne tarda pas à s'apercevoir qu'il n'y +aurait pas moyen de triompher de cette résistance passive de M. +Guizot; il commençait d'ailleurs,--nous l'avons déjà vu,--à se rendre +compte que le ministère français était plus solide que M. Thiers +ne le faisait croire à lord Normanby. Il invita donc ce dernier à +changer de tactique. «Vous avez dit officiellement, lui écrivit-il +le 17 février, que l'insinuation de Guizot n'était pas vraie; nous +avons fait savoir à toute l'Europe que nous vous croyions et que +nous ne le croyions pas. Que nous faut-il de plus?... Cela, nous +avions le pouvoir de le faire. Mais nous n'avons pas le pouvoir de +forcer M. Guizot à des excuses. C'est pourquoi il vaut mieux ne +pas nous exposer, en les demandant, à être obligés de nous retirer +avec un refus. Il n'y a pas de raison pour que vous et lui ne +continuiez pas à faire les affaires ensemble comme par le passé, +et la meilleure ligne à suivre pour vous, c'est de déclarer que la +publication des dernières dépêches et les sentiments unanimes du +Parlement sur ce sujet vous laissent en bonne situation, et que ni +votre gouvernement ni le Parlement ne demandent que leur opinion +soit confirmée par aucun aveu de Guizot[408].» En même temps, lord +Palmerston informait, à plusieurs reprises, M. de Sainte-Aulaire, +notre ambassadeur à Londres, qu'il donnait pleinement raison à lord +Normanby; que celui-ci serait maintenu à son poste; que si on lui +rendait impossible de traiter les affaires et si on l'obligeait +ainsi à quitter Paris, il ne serait pas remplacé; que l'ambassade +serait alors gérée par un chargé d'affaires, et que les rapports +diplomatiques seraient mis sur le même pied que ceux de la France et +de la Russie. Il faisait en sorte que cette dernière éventualité ne +fût pas ignorée de Louis-Philippe[409]. + +[Note 408: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 287, 288.] + +[Note 409: BULWER, t. III, p. 292, 293, 294.] + +Une telle situation ne pouvait se prolonger sans péril. À Londres +même, les esprits les plus posés estimaient qu'en cet état, «la +moindre difficulté pouvait produire une explosion et amener la +guerre[410]». Comment sortir de là ? Il n'y avait pas à compter sur +la sagesse de lord Normanby; mais restaient les chances que devait +nous donner sa maladresse passionnée. Elles ne nous firent pas +défaut. Lady Normanby avait annoncé l'intention de donner un bal le +19 février; dans les bureaux de l'ambassade, on copia, sans y faire +attention, les listes des précédentes réceptions, et l'on adressa par +suite une invitation à M. Guizot. Quand lord Normanby s'en aperçut, +il craignit que cette démarche ne fût regardée comme une sorte +d'avance conciliante à laquelle il n'eût pas voulu se prêter, et il +fit informer M. Guizot que l'invitation lui avait été envoyée par +méprise, ou, comme il disait, «par le _mépris_ de son secrétaire». Ce +ne fut pas tout: sous prétexte de rectifier les récits de certains +journaux, l'ambassadeur fit insérer dans le _Galignani's Messenger_ +une note ainsi conçue: «La vérité semble être qu'une invitation +avait été envoyée par erreur à M. Guizot, et que celui-ci en a été +informé; mais il est également vrai, croyons-nous, que M. Guizot en +a été instruit d'une manière indirecte et sans aucune circonstance +pouvant lui donner sujet de s'offenser.» Le scandale fut grand. Le +jour du bal, aucun membre de la cour, du ministère ou de la majorité +des Chambres ne parut à l'ambassade. Par contre, les députés de +l'opposition se donnèrent le mot d'ordre d'y aller, pour témoigner +en faveur de leur allié; on y vit aussi un certain nombre de +légitimistes auxquels lord Normanby, effrayé du vide qui menaçait de +se faire dans ses salons, avait envoyé des invitations à la dernière +heure. Le même soir, il y eut réception au ministère des affaires +étrangères: l'affluence y fut énorme. + +[Note 410: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 60.] + +Aux yeux de tous les juges désintéressés, l'ambassadeur d'Angleterre, +par ce dernier incident, avait mis décidément les torts de son côté. +«Sa position est insoutenable en France», écrivait de loin M. de +Metternich[411]. M. Désages, naguère un peu inquiet du conflit où +se trouvait engagé son ministre, mandait, plus rassuré, à M. de +Jarnac: «En définitive, lord Normanby est aujourd'hui, je crois, +plus embarrassé qu'embarrassant[412].» Les Anglais n'étaient pas +les derniers à se rendre compte de la situation mauvaise où s'était +mis leur ambassadeur. Dès l'origine, beaucoup d'entre eux avaient +vu avec déplaisir cette querelle personnelle venant compliquer un +différend politique dont on commençait à être las[413]. Ce sentiment +devint plus vif encore après la sotte histoire du bal. M. Greville +constatait, le 23 février, que l'impression de dégoût et d'inquiétude +était générale, sauf peut-être chez lord Palmerston. «Rien n'est plus +déplorable que l'état de l'affaire, ajoutait-il, et Normanby semble +entièrement inconscient de la pauvre figure qu'il fait[414].» Le +_Times_ exprimait le mécontentement du public. + +[Note 411: Lettre à Apponyi, du 25 février 1847. (_Mémoires de M. de +Metternich_, t. VII, p. 328.)] + +[Note 412: Lettre du 18 février 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 413: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 55, 56, +57.] + +[Note 414: _Ibid._, p. 60, 61.] + +Émus de ce mouvement d'opinion, plusieurs des membres du cabinet +britannique commencèrent à sortir un peu de l'inertie qui d'ordinaire +leur faisait laisser le champ libre à lord Palmerston; ils se +préoccupèrent de contenir leur collègue et de mettre au plus vite fin +à la querelle. Mais, pendant qu'ils s'agitaient et tâtonnaient dans +ce dessein, le chef du _Foreign office_, sans les consulter, sans +même avertir son premier ministre, lord John Russell, qui pourtant +dînait chez lui le jour même, fit auprès de M. de Sainte-Aulaire une +démarche violente qui aggravait singulièrement le conflit et qui +dépassait ce que lui-même, quelques jours auparavant, regardait comme +possible; il déclara à l'ambassadeur de France que «si lord Normanby +ne recevait pas une réparation immédiate et satisfaisante, les +relations diplomatiques entre les deux pays seraient interrompues». +Lord Clarendon, informé de ce fait par quelqu'un qui venait de voir +M. de Sainte-Aulaire, alla aussitôt trouver lord John Russell: «Que +diriez-vous, lui demanda-t-il, si Palmerston avisait Sainte-Aulaire +qu'à moins d'une réparation offerte à Normanby, toute relation entre +la France et l'Angleterre cesserait?--Oh! non, dit lord John, il +ne ferait pas cela. Je ne pense pas qu'une telle affaire soit à +craindre.--Mais il l'a fait, dit Clarendon, la communication a eu +lieu, et la seule question est de savoir si Sainte-Aulaire en a ou +n'en a pas averti son gouvernement.» Cette fois, lord John Russell, +en dépit de la confiance qu'il affectait de témoigner à Palmerston, +s'alarma. Sans prendre le temps d'avertir ce dernier, il écrivit +instantanément à M. de Sainte Aulaire, et lui demanda de ne pas +transmettre à son gouvernement la communication qui lui avait été +faite. Cet avis arriva à temps; la dépêche n'était pas encore partie. +Lord John Russell vit ensuite lord Palmerston; lui parla-t-il avec +plus de fermeté qu'à l'ordinaire? ou bien le trouva-t-il plus docile +et plus humble, par conscience de ses torts? toujours est-il que le +chef du _Foreign office_, sans paraître se formaliser d'avoir vu sa +communication contremandée en dehors de lui, se soumit, au moins +pour le moment, sauf à reprendre sa politique querelleuse plus tard, +lorsqu'il serait moins surveillé et contenu[415]. + +[Note 415: Ce curieux incident est raconté en détail par M. Greville, +qui y fut mêlé d'assez près. «_The Greville Memoirs, second part_, +t. III, p. 61 à 64.»--Voir aussi Spencer WALPOLE, _The Life of lord +John Russell_, t. II, p. 7 et 8.--M. Greville note ce qu'il y eut +d'assez peu fier dans cette évolution de Palmerston. «Celui-ci, +dit-il, est surpris, déjoué au moment où, de sa propre autorité, à +l'insu de ses collègues, il faisait cette démarche grave et violente: +il devrait être mortifié, et jusqu'à un certain point il pourrait se +croire déshonoré. Voir sa communication contremandée à son insu par +le premier ministre est une sorte d'affront que tout homme d'honneur +ressentirait. Mais il est trop dans son tort pour le ressentir, et +il se soumet.» M. Greville n'est pas moins sévère pour la faiblesse +du premier ministre, intervenant dans ce cas particulier, mais ne +sachant pas établir son autorité d'une façon permanente.] + +Cette nouvelle manière d'être de lord Palmerston se manifesta dans +une lettre qu'il écrivit, le 23 février, à lord Normanby. «Nous +sommes très anxieux, lui mandait-il, d'apprendre que les différends +entre vous et Guizot ont été arrangés d'une façon ou d'une autre... +Le public ici commence à s'inquiéter de ces affaires. Il ne +comprend pas bien l'importance qu'ont à Paris des choses qui n'en +auraient pas autant ici; et il craint que des différends personnels +n'aient une influence fâcheuse sur les différends nationaux qui les +ont produits. Vous savez combien ici le public est sensitif sur +tout sujet qu'il suppose conduire à la guerre... Un arrangement +est donc très souhaitable, et plus que vous ne pouvez vous en +apercevoir à Paris.» Le ministre rappelait à son agent que, dans un +conflit entre un premier ministre et un ambassadeur, ce dernier est +toujours le plus faible. Il ne lui cachait pas d'ailleurs que tout +le monde lui donnait tort dans l'affaire du bal, et que du moment où +l'invitation avait été envoyée, même par erreur, elle n'aurait pas +dû être retirée. «Le seul point, disait-il en terminant, sur lequel +quelque chose comme une réparation soit nécessaire, est ce que Guizot +a dit à la Chambre. À vous parler vrai, cela n'a pas été regardé +ici comme aussi offensant qu'on semble l'avoir considéré à Paris. +Sainte-Aulaire dit que Guizot lui assure n'avoir eu aucune intention +de contester votre véracité. Le meilleur arrangement eût été qu'il +donnât cette assurance à la tribune, en réponse à une question posée +par quelque député. Mais probablement le temps est passé où cela +aurait pu se faire. Ne pourrait-il pas vous le dire en présence +du Roi intervenant comme pacificateur? Il ne déplairait peut-être +pas au Roi de jouer ce rôle. Ou bien Guizot pourrait-il dire cela +au Roi, qui vous le répéterait? Ou bien pourrait-il faire cette +déclaration à Apponyi, avec mission de vous la rapporter? Tous ces +moyens seraient, je pense, possibles. Mais il est très désirable que +l'affaire soit arrangée[416].» + +[Note 416: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 294 à 296.] + +Une telle lettre, si peu en harmonie avec ce qui lui avait été écrit +jusqu'alors du _Foreign office_, était faite pour surprendre et +désappointer lord Normanby. En tout cas, il dut se dire que du moment +où lord Palmerston lui-même voyait ainsi les choses, il n'avait plus +qu'à s'exécuter. Il se résigna donc, fort tristement et la tête +basse, à aller trouver le comte Apponyi, l'informa qu'il était prêt +à prendre envers le ministre français l'initiative d'une démarche de +conciliation et le pria de s'interposer. M. Guizot, de son côté, ne +demandait qu'à mettre fin à cette querelle personnelle; il accueillit +bien ces ouvertures, insistant seulement pour qu'il fût bien établi +que lord Normanby faisait les premiers pas. Suivant un programme +convenu à l'avance, l'ambassadeur d'Angleterre chargea le comte +Apponyi d'exprimer à M. Guizot ses regrets, au sujet de l'invitation +retirée; en réponse, M. Guizot déclara au même intermédiaire n'avoir +point eu l'intention, dans son discours à la Chambre, d'inculper la +bonne foi et la véracité de l'ambassadeur; puis, le 27 février, tous +deux se rencontrèrent chez le comte Apponyi et se serrèrent la main. +«Messieurs, leur dit l'ambassadeur d'Autriche, je suis charmé de vous +voir réunis chez moi, et je vous remercie de la confiance dont vous +m'avez honoré l'un et l'autre.» M. Guizot, se tournant vers lord +Normanby, lui tint ce langage: «Mylord, après ce que M. l'ambassadeur +d'Autriche m'a fait l'honneur de me dire de votre part et ce que je +lui ai répondu, ce qui conviendra le mieux, je pense, à vous comme +à moi, c'est que nous n'en parlions plus.--Certainement», répondit +l'ambassadeur. Ils s'assirent, causèrent du froid, du vent d'est, des +travaux des Chambres, de l'Irlande, des emprunts, du maïs, des pommes +de terre. Au bout de dix minutes, M. Guizot se retira[417]. Une note +sommaire fit connaître au public les conditions du rapprochement. Peu +de jours après, lord Normanby vint entretenir M. Guizot de l'affaire +de la Plata, et le ministre dîna à l'ambassade. Les relations étaient +rétablies, du moins en apparence. + +[Note 417: Tous ces détails sont rapportés par M. Guizot dans une +lettre particulière du 4 mars 1847, adressée au marquis de Dalmatie, +ministre à Berlin. (_Documents inédits._)] + +À Paris, les amis de M. Guizot trouvèrent, non sans raison, que +l'affaire s'était terminée à son avantage[418]. À Londres, on ne +put s'empêcher de remarquer combien la conclusion était différente +des prétentions premières de lord Normanby. «Celui-ci, écrivait +lord Howden, a été comme le mois de mars, arrivant comme un lion et +s'en allant comme un agneau.» M. Greville déclarait que «la fin de +cette triste querelle avait répondu au commencement, et que rien +n'était plus misérable que la réconciliation[419]». Lord Normanby +avait conscience de la figure un peu piteuse qu'il faisait; aussi +les lettres qu'il écrivait à Londres étaient-elles pleines de +récriminations contre son gouvernement qui ne l'avait pas soutenu, +contre ses amis «plus que candides», qui s'étaient effarouchés de sa +conduite[420]. Lord Palmerston tâcha de le consoler. «Je ne suis pas +surpris, lui mandait-il, que vous soyez ennuyé de la _candeur_ de +nos amis communs; mais c'est un mal inséparable de la vie publique... +La tendance des meilleurs amis est toujours de penser qu'on a +trop fait quand il s'élève des difficultés par suite de ce qui a +été fait, ou, au contraire, qu'on a trop peu tenté quand il s'élève +des difficultés par suite de ce qui a été omis... C'est toutefois +le devoir de ceux qui ont charge de diriger un service, de soutenir +leurs collaborateurs au milieu des difficultés auxquelles ils peuvent +être exposés. Et soyez assuré que je ferai toujours ainsi. C'est +pour moi la condition _sine qua non_ de la coopération qu'on peut +attendre d'hommes d'honneur[421].» Lord Normanby pardonna-t-il à +ceux de ses amis qui l'avaient abandonné? En tout cas, il ne devait +jamais pardonner à M. Guizot l'avantage que celui-ci avait eu sur lui +en cette affaire. Jusqu'à la révolution de Février, il restera, plus +que jamais, en connivence active avec notre opposition, et telle sera +sa conduite que les Anglais pourront l'accuser d'avoir contribué au +renversement de la monarchie de Juillet[422]. + +[Note 418: _Journal inédit de M. de Viel-Castel._] + +[Note 419: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 66.] + +[Note 420: _Ibid._, p. 66 à 68.--M. Greville note avec stupéfaction +que Normanby, dans ses lettres, se défendait d'avoir été en +communication avec l'opposition française, et notamment avec M. +Thiers. «C'est réellement incroyable, ajoutait M. Greville, qu'il +puisse s'abuser jusqu'à ce point et qu'il s'imagine tromper les +autres.»] + +[Note 421: Lettre du 5 mars 1847. (BULWER, _The Life of Palmerston_, +t. III, p. 297, 298.)] + +[Note 422: C'est ce que dit l'éditeur des Mémoires de Greville, M. +Reeve (_The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 72, note de +l'éditeur).] + + +VIII + +Si occupé que fût lord Palmerston de ce qui se passait en France, et +de la campagne qu'il y menait avec le concours de notre opposition, +il ne perdait pas de vue le reste de l'Europe et ne cessait pas +d'agir auprès des autres puissances. On sait quels efforts il avait +faits, dès le début du conflit, pour mettre dans son jeu l'Autriche, +la Prusse et la Russie. Il les avait d'abord invitées, en septembre +1846, à protester avec lui contre le mariage annoncé et non encore +célébré de l'Infante; le fait accompli, il les avait pressées, +en octobre et novembre, de déclarer, dans un protocole signé à +quatre, que les enfants à naître de cette union seraient déchus de +leurs droits successoraux, à la couronne d'Espagne; chaque fois il +avait échoué. Non découragé par ce double insuccès, il revint à la +charge en janvier 1847. Sa prétention, toujours la même au fond, se +faisait plus modeste dans la forme. Il demandait que chacune des +trois cours lui donnât séparément son avis sur les droits éventuels +des descendants de l'Infante. Cet avis, il l'avait déjà obtenu, +à peu près tel qu'il le désirait, du gouvernement de Berlin, en +octobre 1846. Ne pouvait-on décider les cabinets de Vienne et de +Saint-Pétersbourg à en faire autant? Sans doute, cette demande était +assez anormale; il n'est guère dans l'usage des chancelleries de +se prononcer ainsi, par voie de consultation doctrinale, sur des +hypothèses qui ne se réaliseront peut-être pas. Mais, à entendre +le ministre anglais, cette mesure préventive n'avait pas pour but +de commencer la bataille avant l'heure; elle devait, au contraire, +assurer le maintien de la paix; le gouvernement français, averti +à l'avance des dangers auxquels l'exposerait telle éventualité, +s'arrangerait pour qu'elle ne se réalisât pas. Lord Palmerston +donnait, en outre, à entendre, pour amadouer les trois cours, +qu'elles serviraient par là les intérêts du comte de Montemolin, et +il se répandait en éloges de ce prince, déclarant que, «s'il l'avait +connu plus tôt, il se serait conduit autrement[423]». + +[Note 423: Lettres diverses, adressées à M. Guizot, en janvier 1847, +par le comte de Flahault, ambassadeur à Vienne, et par le marquis de +Dalmatie, ministre à Berlin. (_Documents inédits._)] + +Comme j'ai déjà eu l'occasion de le faire remarquer, la clef de la +situation était à Vienne. Lord Ponsonby s'y démenait avec un zèle +passionné. En toutes circonstances, il trahissait son animosité +contre la France et ne prenait même pas la peine de la cacher à +notre ambassadeur, le comte de Flahault, bien qu'il fût avec lui en +bons rapports personnels. Ce dernier écrivait à M. Guizot, le 22 +janvier 1847: «Ponsonby me disait l'autre jour que le discours de +la Reine contiendrait un paragraphe fort sévère sur les mariages +espagnols[424], que la guerre était très probable; que, du reste, +lors même que cette difficulté ne se fût pas élevée, il s'en +serait présenté d'autres qui auraient eu les mêmes conséquences; +que la France et l'Angleterre étaient comme deux belles dames +qui se rencontrent dans un salon; elles se font la révérence, se +disent des politesses, mais sont toujours prêtes, à la première +occasion, à se prendre aux cheveux (_pull on another's cap_)[425].» +En même temps, pour gagner les bonnes grâces de M. de Metternich, +lord Ponsonby affectait d'entrer dans toutes ses idées, même les +plus rétrogrades[426]. Le chancelier, visiblement flatté d'être +ainsi courtisé, trouvait toutes sortes de qualités à l'ambassadeur +d'Angleterre[427]. + +[Note 424: On sait que le discours de la Reine fut tout différent de +ce qu'annonçait lord Ponsonby.] + +[Note 425: _Documents inédits._] + +[Note 426: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 22 janvier +1847.--M. Greville notait sur son journal: «Ponsonby fait tout ce +qu'il peut à Vienne et y tient le langage le plus despotique.» (_The +Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 64.)] + +[Note 427: M. de Metternich décernait à lord Ponsonby l'éloge qu'il +réservait à ses meilleurs amis; il l'appelait un «brave homme». +(Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 21 janvier 1847. +_Documents inédits._)] + +Le gouvernement français, informé du mouvement que se donnait +la diplomatie anglaise à Vienne, ne laissait pas que d'en être +préoccupé[428]. De son côté, il n'était pas inactif. Il chargeait +M. Giraud, légiste et historien distingué, de faire, sur le _Traité +d'Utrecht_, un livre qui était la réfutation savante de la thèse +anglaise: ce livre, traduit aussitôt en allemand, fut envoyé aux +diverses chancelleries. Et surtout il ne se lassait pas, dans ses +lettres à M. de Flahault, de développer les idées qu'il lui avait +indiquées dès le début et qu'il savait être de nature à faire le plus +d'impression sur M. de Metternich. «La France, lui écrivait-il, a +besoin que l'Espagne soit pacifiée, monarchique et conservatrice. La +France veut être tranquille de ce côté. À cette condition seulement, +elle peut employer sur d'autres points son influence pour le maintien +des mêmes principes. L'Autriche, surtout, a besoin que la France +continue à soutenir la politique de conservation. Elle a besoin du +concours, de l'action morale de la France, en Italie, en Suisse. +Ressusciter à notre porte, en Espagne, l'état révolutionnaire, c'est +ôter à la France non seulement tout moyen, mais peut-être toute envie +de persévérer ailleurs dans cette politique. Si le désordre renaît +en Espagne, il peut naître en Italie. Est-ce l'Angleterre qui y +portera remède? N'est-ce pas la France, la France seule, qui le peut +et le veut aujourd'hui? Le prince de Metternich mettra-t-il en jeu +le repos de l'Europe, pour servir la rancune de lord Palmerston?» M. +Guizot ajoutait, dans une autre lettre, quelques semaines plus tard: +«Lord Palmerston est voué à la politique remuante et révolutionnaire. +C'est son caractère: c'est aussi sa situation. Partout ou à peu près +partout, il prend l'esprit d'opposition et de révolution pour point +d'appui et pour levier. M. de Metternich sait, à coup sûr, aussi +bien que moi, à quel point, en Portugal, en Espagne, en Grèce, lord +Palmerston est déjà engagé dans ce sens-là . Nous, au contraire, nous +sommes de plus en plus conduits, par nos intérêts intérieurs et +extérieurs bien entendus, à nous appuyer sur l'esprit d'ordre, de +gouvernement régulier et de conservation[429].» + +[Note 428: M. de Flahault rapportait à M. Guizot des conversations de +M. de Metternich, qui ne semblaient pas toujours rassurantes. (Lettre +du 21 janvier 1847. _Documents inédits._) Notre diplomatie se rendait +compte d'ailleurs des raisons qui pouvaient porter le chancelier à +prêter l'oreille aux ouvertures de l'Angleterre. Un peu plus tard, M. +de Flahault résumait ainsi ces raisons: «Il ne faut pas oublier que +l'Angleterre est une ancienne amie que la politique autrichienne est +disposée à suivre, et que la négation des droits de Mme la duchesse +de Montpensier se trouve dans le principe qui règle la conduite de la +cour de Vienne, et qu'elle pourrait tendre au rétablissement de la +Pragmatique de Philippe V et à celui de la branche masculine dans la +personne du comte de Montemolin, si la reine Isabelle vient à décéder +sans enfants. Tout cela est fort tentant.» (Lettre à M. Guizot, du 9 +mars 1847. _Documents inédits._)] + +[Note 429: Lettres du 1er et du 24 février 1847. (_Documents +inédits._)] + +En présence des événements chaque jour plus graves de Suisse et +d'Italie, de semblables considérations paraissaient décisives à M. +de Metternich. Aussi, tout en témoignant beaucoup d'amitié à lord +Ponsonby, le chancelier ne se laissait-il pas ébranler par ses +instances, ni attirer hors du terrain où il avait pris possession +dès le début. Le 19 janvier 1847, lord Palmerston lui avait demandé, +dans une note officielle, «de vouloir bien s'expliquer sur la +valeur qu'il reconnaissait aux traités de 1713, 1715 et 1725 et +à leurs annexes, et de vouloir bien déclarer si, en vertu de ces +différents actes et en conséquence de son mariage avec le duc de +Montpensier, l'Infante et ses descendants n'avaient pas perdu leurs +droits à la succession de la couronne d'Espagne». M. de Metternich +répondit, le 23 janvier, également par une note. Il commençait par +y établir «que l'attitude prise par la Cour impériale prouvait +qu'elle reconnaissait la validité de tous les actes cités dans la +note anglaise et particulièrement de celui qui en est le complément +et le moyen d'exécution, la Pragmatique de Philippe V, établissant, +en Espagne, la succession masculine; que, sans l'abolition de cette +Pragmatique, le mariage de l'Infante avec M. le duc de Montpensier +eût été un événement sans importance; que, quant aux enfants nés de +ce mariage, ils ne pourraient élever de prétentions à la couronne +qu'en vertu du droit paternel ou maternel; que le droit paternel ne +saurait exister, le chef de la branche d'Orléans y ayant renoncé pour +lui et ses descendants; que le droit maternel ne saurait exister +aux yeux des puissances qui n'avaient pas reconnu le testament +de Ferdinand VII, maintenaient la validité de la Pragmatique de +Philippe V et ne reconnaissaient pas par conséquent les droits de +l'Infante[430]». Cette réponse n'était pas pour satisfaire lord +Palmerston; il ne pouvait s'armer contre nous d'un avis qui tendait à +contester le droit de la reine Isabelle elle-même. Ce qu'il lui eût +fallu, ce n'était pas une déclaration d'incapacité générale fondée +sur l'exclusion de toute succession féminine, mais une déclaration +d'incapacité spéciale fondée, sur le mariage de l'Infante avec le +duc de Montpensier. Sur le moment, le gouvernement français ne +connut ni la note de lord Palmerston, ni la réponse du cabinet de +Vienne. Mais, dans la seconde moitié de février, M. de Metternich, +voulant nous donner «une marque de sa confiance» et un gage de ses +bonnes dispositions, se décida à nous communiquer, «sous le sceau du +secret», les notes échangées; il eut soin de faire ressortir que, par +sa réponse, il avait refusé de se placer sur le terrain où l'appelait +lord Palmerston, qu'il avait «pris position _à côté_ de la question +irritante», et il se dit résolu à «maintenir cette attitude[431]». +Notre gouvernement n'en demandait pas davantage. + +[Note 430: J'ai trouvé ce résumé de la note anglaise et de la note +autrichienne dans une lettre particulière de M. de Flahault à M. +Guizot, en date du 19 février 1847. M. de Flahault tenait ces +renseignements de M. de Metternich. (_Documents inédits._)] + +[Note 431: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 19 février +1847. (_Documents inédits._) Voir aussi deux dépêches de M. de +Metternich au comte Apponyi, du 25 février 1847. (_Mémoires de M. de +Metternich_, t. VII, p. 383 à 388.)] + +Lord Ponsonby, cependant, n'abandonnait pas la partie. Sa fiévreuse +activité tenait sans cesse en éveil la diplomatie française, et +celle-ci se demandait parfois s'il ne parviendrait pas à faire +tomber M. de Metternich dans quelque piège. Un jour, par exemple, +vers la fin de février, il vint dire au chancelier: «Auriez-vous +objection à répondre par oui ou par non à la question suivante?» +Et alors, tirant de sa poche un petit papier, il commença à lire: +«Voulez-vous concourir à la déclaration...» Ici, le prince l'arrêta +et lui demanda: «Qu'entendez-vous par _déclaration_? Est-ce une +déclaration faite en commun ou que chacun fera de son côté?»--«Vous +avez raison, répliqua Ponsonby; effaçons _déclaration_ et mettons +_opinion_. Partagez-vous l'opinion que les descendants du duc de +Montpensier et de l'Infante n'ont pas de droits à hériter de la +couronne d'Espagne?»--«Oui», répondit le chancelier[432]. On voit +tout de suite quelle avait été la manoeuvre de l'ambassadeur, +en demandant qu'il fût répondu par oui ou par non. Si M. de +Metternich eût motivé son _oui_, on eût vu qu'il était fondé non +sur la prétendue incapacité que la diplomatie britannique faisait +résulter du mariage avec le duc de Montpensier, mais sur l'exclusion +générale de toute succession féminine; c'est ce qui avait été dit +expressément dans la note du 23 janvier. Le _oui_ non motivé prêtait +à l'équivoque. Quand M. de Metternich raconta cette conversation à +M. de Flahault, celui-ci signala, non sans émotion, le parti que la +diplomatie anglaise pouvait en tirer. Le chancelier le rassura; il +protesta, à plusieurs reprises, qu'il ne se laisserait pas jouer, +que son _oui_ ne changeait rien à l'attitude prise par lui dans la +note du 23 janvier, que, si le cabinet de Londres voulait en abuser, +il lui opposerait un démenti et renouvellerait ses déclarations +antérieures[433]. Ces assurances finirent par dissiper entièrement +les inquiétudes, un moment assez vives, de M. de Flahault. «Je +crois, écrivit-il, le 5 mars, à M. Guizot, le prince de Metternich +aujourd'hui décidé à ne pas sortir de l'attitude qu'il a prise dans +la question espagnole; mais j'ai eu quelques moments d'anxiété.» Et +dans une autre lettre, en date du 9 mars, après avoir rappelé les +rédactions plus «astucieuses» les unes que les autres, présentées +par lord Ponsonby, pour écarter la duchesse de Montpensier et ses +enfants, il ajoutait: «Il faut en convenir, il m'a fait passer par de +rudes moments[434].» + +[Note 432: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 24 février 1847. +(_Documents inédits._)] + +[Note 433: Lettres de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 24 +février et du 18 mars 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 434: _Documents inédits._] + +Lord Palmerston fut-il averti des dispositions de M. de Metternich? +Toujours est-il qu'il ne chercha pas à exploiter le _oui_ obtenu par +son ambassadeur. Bien au contraire, il envoya à ce dernier une lettre +où il constatait que décidément le cabinet de Vienne ne voulait +pas se réunir au gouvernement anglais dans l'affaire du mariage; +«s'il en est ainsi, ajoutait-il, non sans dépit, il faudra bien +s'en passer[435]». Quelques jours auparavant, il écrivait à lord +Normanby: «Nous devons, je suppose, regarder Metternich comme étant +passé maintenant tout à fait du côté de la France[436].» De son côté, +M. de Metternich était décidé à ne plus accepter de conversations +sur ce sujet. Il écrivait à ce propos, le 19 avril 1847, au comte +Apponyi: «Je sais tirer une ligne entre les questions qui, pour +nous, sont tranchées et celles qui ne le sont pas. Lord Palmerston +voudrait nous engager dans une discussion dont nous ne voulons pas. +Nous avons clairement défini et énoncé notre attitude, et nous +entendons n'y rien changer. Lord Palmerston a dit à lord Ponsonby +_qu'avec le cabinet autrichien il n'y a rien à faire; qu'il fallait +donc s'en passer_. La question ainsi posée, ce n'est pas à nous qu'il +appartiendrait d'y revenir[437].» + +[Note 435: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 4 avril 1847. +(_Documents inédits._)] + +[Note 436: Lettre du 26 mars 1847. (BULWER, _The Life of Palmerston_, +t. III, p. 302.)] + +[Note 437: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 394, 395.] + +La diplomatie britannique était-elle plus heureuse à Berlin? Là , +sans doute, on continuait à être mal disposé pour la monarchie de +Juillet; le ministre des affaires étrangères, M. de Canitz, dans ses +conversations, tenait, sur la question espagnole, un langage qui, +trop souvent, était de nature à ne pas nous satisfaire; de Londres +et de Paris, MM. de Bunsen et d'Arnim pressaient plus vivement que +jamais leur gouvernement de s'unir à l'Angleterre[438]; les journaux +prussiens étaient fort aigres sur la France; mais, pas plus qu'en +octobre et en novembre, Frédéric-Guillaume IV ne se décidait à +prendre nettement parti. Il eût évidemment moins hésité à marcher +avec l'Angleterre, si l'Autriche se fût déterminée à le suivre dans +cette voie: il essaya de l'entraîner. Le 6 mars 1847, le baron de +Canitz adressa à Vienne une longue communication où il exprimait, au +nom de son maître, le désir non seulement qu'il y eût une entente +parfaite entre les deux cours allemandes, mais que cette entente fût +rendue plus manifeste aux yeux de toute l'Europe; puis, examinant, +à ce point de vue, la conduite à suivre par ces deux cours envers +les autres puissances, il se montrait partial pour l'Angleterre et +peu favorable à la France. M. de Metternich, dans sa réponse, se +proclama non moins désireux de maintenir l'accord de l'Autriche et de +la Prusse: seulement, jetant à son tour un regard sur les positions +prises par les deux puissances occidentales, il marqua sa préférence +pour la France qui lui paraissait actuellement moins engagée dans +la politique révolutionnaire: «Elle soutient, dit-il en résumé, les +principes conservateurs en Suisse, en Italie, en Espagne, et, sur ces +points, c'est avec elle que les trois puissances de l'Est peuvent +s'entendre; l'Angleterre, au contraire, cherche à y faire prévaloir +le radicalisme le plus avancé[439].» + +[Note 438: M. de Metternich écrivait au comte Apponyi, le 25 février +1847: «Le mouvement que se donne le baron d'Arnim pour aider à +envenimer la situation est digne de son esprit et de son caractère.» +(_Mémoires_, t. VII, p. 327.) Causant avec M. de Flahault, M. de +Metternich traitait Bunsen d'«âme damnée de lord Palmerston». (Lettre +de M. de Flahault à M. Guizot, du 18 mars 1847. _Documents inédits._)] + +[Note 439: M. de Flahault avait été informé par M. de Metternich de +l'existence de ces deux dépêches. (Lettre de M. de Flahault à M. +Guizot, du 18 mars 1847. _Documents inédits._)] + +Avant même d'être informé par M. de Metternich de cette tentative du +cabinet prussien, M. Guizot, impatienté de l'hostilité sourde qui +se perpétuait à Berlin, s'était décidé à y parler plus haut et plus +ferme qu'il n'avait fait jusqu'alors. Il adressa, le 8 mars 1847, +au marquis de Dalmatie, une lettre où il appréciait sévèrement la +conduite de la Prusse et expliquait comment cette conduite obligeait +la France à se montrer «réservée et même un peu froide». «Grâce à +Dieu, disait-il, nous avons, dans notre politique extérieure, les +mains assez fortes et assez libres pour ne nous montrer bienveillants +que là où nous rencontrons de la bienveillance.» Il engageait notre +représentant à faire lire cette lettre à M. de Canitz et même au +roi Frédéric-Guillaume[440]. Le ministre prussien, intimidé par ce +langage, répondit par une apologie, en forme d'excuse, de sa conduite +passée, et par des protestations empressées de bon vouloir pour +l'avenir: il affirmait n'avoir pris aucun engagement envers lord +Palmerston et être absolument libre de reconnaître demain la duchesse +de Montpensier si elle était appelée au trône. «Non, ajouta-t-il, +nous ne faisons pas de la politique anglaise. Nous avons donné à +Londres notre avis pur et simple, parce qu'on nous le demandait; +mais, quand on nous a demandé une protestation, nous avons refusé... +Loin d'être malveillants pour la France, notre politique est +d'être avec elle en termes de bonne harmonie et d'amitié.» Et il +faisait valoir qu'en ce moment même, dans les affaires de Grèce, il +refusait de marcher avec l'Angleterre[441]. Cette humble réponse +n'était pas pour disposer notre gouvernement à tenir grand compte +du cabinet prussien. «Preuve de plus, écrivait M. Guizot, qu'il +convient de parler ferme à Berlin et même un peu haut, et que cette +attitude y fait plus d'effet que la douceur[442].» En tout cas, il +était désormais certain que Frédéric-Guillaume, retenu par l'Autriche +et intimidé par la France, n'oserait pas prendre ouvertement parti +pour l'Angleterre. Aussi, M. de Metternich, dans cette dépêche déjà +citée, du 19 avril, où il déclarait, pour son compte, ne plus vouloir +entendre parler des propositions de lord Palmerston sur les affaires +espagnoles, ajoutait: «J'ai la conviction que ce sentiment prédomine +aujourd'hui également, à Berlin, sur un moment d'entraînement dont il +faut regarder M. de Bunsen comme ayant été le point de départ et la +cheville ouvrière[443].» + +[Note 440: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du 8 +mars 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 441: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date du 19 +mars 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 442: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du 31 +mars 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 443: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 395.] + +Quant à la Russie, le cabinet français pouvait être plus tranquille +encore: elle persistait, en dépit des instances de lord Palmerston, +dans son attitude de réserve, attentive à régler sa conduite d'après +celle de l'Autriche. Bien plus, on eût dit qu'elle cherchait +alors à nous être agréable. Au commencement de 1847, par suite de +circonstances qui seront exposées ailleurs, une crise financière et +monétaire assez aiguë sévissait à Paris, et la Banque de France avait +vu sa réserve métallique baisser dans des proportions alarmantes. On +cherchait, sans les trouver toujours, les moyens de remédier à cette +baisse, quand, le 17 mars, l'empereur de Russie fit spontanément +offrir à la Banque, par l'intermédiaire du ministre des affaires +étrangères, d'acheter, au cours moyen de la Bourse du 11 mars, soit à +115 fr. 75, des inscriptions de rente 5 pour 100 pour un capital de +50 millions payables en numéraire. La proposition fut acceptée avec +empressement. Tenue secrète jusqu'au dernier moment, la convention +fit grand bruit quand elle fut connue. L'effet matériel et moral +fut considérable et contribua beaucoup à améliorer la situation +financière de la place de Paris. Sans doute, en agissant ainsi, le +Czar faisait une bonne affaire; il devait bénéficier de la hausse +qu'il contribuait à produire, et de plus la Russie était assurée de +retrouver prochainement, par ses exportations de grains, le numéraire +qu'elle versait à notre Banque. Mais cette opération n'en rendait +pas moins un service signalé à la France, et témoignait d'une grande +confiance dans son crédit. Or, quelque temps auparavant, l'empereur +Nicolas se fût systématiquement refusé à lui rendre ce service +et à lui montrer cette confiance. Il semblait qu'il y eût là une +disposition nouvelle. Les autres cours en furent très surprises. +M. de Metternich ne voulut pas tout d'abord y croire[444]. C'était +surtout pour les cabinets anglais et prussien que cet incident +renfermait une leçon. Notre gouvernement ne manqua pas de la mettre +en lumière. M. Guizot écrivait à ce propos, le 20 mars, au marquis +de Dalmatie: «Il y a de la coquetterie dans l'air, en Europe, et +nous avons quelque droit de dire qu'on en fait envers nous plus que +nous n'en faisons nous-mêmes... Il est bon qu'on voie, à Berlin et +à Londres spécialement, que nous n'avons pas besoin de nous remuer +ni de parler beaucoup, pour qu'on ait envie, ailleurs, d'être bien +avec nous et pour qu'on nous le montre[445].» Quelques jours après, +M. Désages, dans une lettre à M. de Jarnac, notre chargé d'affaires +à Londres, donnait à entendre que si lord Palmerston continuait à +creuser l'abîme entre la France et l'Angleterre, cela pourrait bien +nous amener à nous rapprocher de la Russie; il indiquait que celle-ci +nous faisait, depuis quelque temps, certaines avances. «On compte +trop autour de nous, ajoutait-il, sur la puissance et la durée des +antipathies dans les régions supérieures. Ce qui était absolument +vrai, sous ce rapport, il y a quinze, ou dix, ou même encore cinq +ans, est déjà moins vrai, moins pratiquement vrai aujourd'hui, si +je puis ainsi parler. Le temps marche et modifie plus ou moins +toutes choses en marchant. Dites-moi si l'Europe est aujourd'hui +ce qu'elle était hier. Bien habile, à coup sûr, serait celui qui +pourrait dire ce qu'elle serait demain[446].» Quoi qu'il en fût des +perspectives que faisait entrevoir M. Désages, il était du moins +tout à fait acquis qu'à Saint-Pétersbourg, comme à Vienne et même à +Berlin, on refusait à lord Palmerston le concours qu'il demandait. +La campagne diplomatique que celui-ci venait de poursuivre, avec +tant d'obstination, pour réunir de nouveau l'Europe contre la France +isolée, cette campagne avait définitivement échoué: il n'en devait +plus être question. + +[Note 444: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, avril 1847. +(_Documents inédits._)] + +[Note 445: _Documents inédits._] + +[Note 446: _Ibid._] + + +IX + +L'affaire des mariages espagnols n'a été pour lord Palmerston qu'une +suite de déceptions et de mortifications. Au début, en prenant le +pouvoir, il veut réagir contre les prétendues défaillances de lord +Aberdeen et cherche, par des menées souterraines, à faire prévaloir +à Madrid une solution contraire à la nôtre; au bout de quelques +semaines, il est surpris par la nouvelle de l'accord conclu entre +la France et la cour d'Espagne. Ce premier échec subi, il se flatte +de provoquer assez de troubles, de produire assez d'intimidation, +de susciter assez de difficultés pour empêcher ou tout au moins +retarder le mariage de l'Infante; mais les deux mariages sont +célébrés tranquillement au jour fixé. Dès lors, il aspire à se +venger, d'une part, en obligeant Louis-Philippe et le parlement +français à sacrifier M. Guizot; d'autre part, en décidant les autres +puissances à s'unir à lui contre la France; toujours même insuccès. +Ni Louis-Philippe ni le parlement français ne se laissent effrayer ou +égarer; des débats qui s'engagent, M. Guizot sort plus fort qu'il n'a +jamais été; sa majorité est nombreuse, compacte, pleine d'entrain, +fière de la figure que fait son chef. Quant aux autres puissances, +elles refusent avec persistance de s'associer à la politique +britannique, et témoignent de la confiance que leur inspire le +cabinet de Paris, du désir qu'elles ont de s'entendre avec lui; c'est +le ministre anglais qui leur devient suspect et l'Angleterre qui +est menacée de se trouver isolée. L'impression générale du moment, +au dedans et au dehors, aussi bien chez ceux qui s'en félicitent +que chez ceux qui s'en attristent, est donc que, dans cette grande +partie, lord Palmerston a tout le temps mal joué et qu'il a perdu; +que M. Guizot, au contraire, a bien joué et qu'il a gagné. La France +paraissait avoir pris, contre l'Angleterre, sa revanche de 1840. À +considérer les choses du point de vue de l'histoire, cette impression +se confirme-t-elle? Quel jugement convient-il de porter aujourd'hui +sur la politique suivie par Louis-Philippe et M. Guizot, dans +l'affaire des mariages espagnols? + +D'abord, il est une première question qui peut être considérée comme +résolue, celle de la loyauté. L'accusation de tromperie préméditée et +ambitieuse, portée contre le gouvernement du Roi, ne tient pas debout +devant les faits tels qu'ils sont maintenant connus. Il ne peut plus +être nié que les promesses faites à Eu, relativement à l'époque du +mariage de l'Infante, nous obligeaient seulement dans la mesure où +le cabinet de Londres resterait lui-même fidèle aux engagements qui +étaient la contre-partie des nôtres; que cet accord synallagmatique, +maintenu pendant le ministère de lord Aberdeen, a été rompu par lord +Palmerston aussitôt son avènement, et que notre liberté nous a été +ainsi rendue; il est manifeste également que, loin d'avoir désiré +reprendre cette liberté, nous nous en sommes servis à contre-coeur, à +la dernière extrémité, quand l'Espagne nous y a contraints et quand +nous n'avons plus vu d'autre moyen d'empêcher le succès des menées +britanniques. Notre droit était donc incontestable. Il est seulement +à regretter qu'en en faisant usage, le gouvernement français n'ait +pas mieux prévenu la méprise qui a fait douter sincèrement de sa +bonne foi, à beaucoup d'esprits en Angleterre, particulièrement à la +reine Victoria. Cela ne met plus en cause sa loyauté, mais cela peut, +dans une certaine mesure, mettre en doute son habileté. + +Cette habileté, du reste, a été contestée d'une façon beaucoup plus +générale. À entendre les critiques, toute notre politique, en cette +affaire, aurait reposé sur une grosse erreur; en attachant autant +d'importance à la question de savoir qui épouserait la reine Isabelle +et sa soeur, le gouvernement français aurait méconnu deux grands +changements survenus depuis le dix-huitième siècle: il aurait oublié, +d'abord, que l'Espagne affaiblie était désormais incapable de jouer +un rôle en Europe et d'être pour nous une alliée vraiment secourable; +ensuite, qu'avec le développement et la prépondérance du sentiment +national dans les États modernes, les parentés royales ne pouvaient +plus avoir la même influence qu'autrefois sur la direction de la +politique. Ne semble-t-il pas, en effet, que les événements aient +donné presque aussitôt une leçon,--leçon d'une ironie tragique,--à +ceux qui croyaient d'un intérêt si capital d'unir par un nouveau +mariage les Bourbons d'Espagne et ceux de France? Dix-huit mois +après la célébration de ce mariage, les Bourbons n'étaient plus sur +le trône de France, et ils n'y sont pas encore remontés. Au bout de +quelques années, ils étaient aussi chassés de Madrid; ils y sont +revenus depuis, mais, par un étrange hasard, leur restauration s'est +trouvée aboutir à la régence d'une archiduchesse d'Autriche. On ne +reproche pas seulement aux mariages espagnols d'avoir été sans profit +pour la France, on leur reproche d'avoir eu des suites fâcheuses; on +soutient qu'ils ont faussé, bouleversé notre politique extérieure, +en brisant l'entente cordiale avec l'Angleterre, en nous exposant +à l'animosité implacable de lord Palmerston, en nous mettant à la +discrétion des cours continentales, et cela à un moment où l'Europe +allait se trouver aux prises avec les problèmes les plus difficiles +et les plus dangereux. Bien plus, en voyant la catastrophe de Février +suivre de si près les mariages, on prétend établir entre les deux +faits quelque chose comme une relation d'effet à cause; il a été, +pendant quelque temps, de langage courant outre-Manche, de montrer +dans la chute de Louis-Philippe la conséquence fatale et le châtiment +mérité de sa conduite en Espagne[447]. + +[Note 447: Le baron de Stockmar, le conseiller de la reine Victoria +et du prince Albert, a développé cette thèse dans ses _Mémoires_.] + +Que faut-il penser de ces critiques? Il est possible que, par +fidélité à certaines traditions et sous l'empire de certains +souvenirs, le gouvernement français se soit un peu exagéré l'avantage +qu'il y avait pour lui à ce que le mari de la Reine et celui de +sa soeur fussent choisis dans telle famille. M. Guizot lui-même +a avoué plus tard, à ce sujet, «qu'il s'était surpris parfois en +flagrant délit d'anachronisme, et mettant à certaines choses, soit +pour les désirer, soit pour les craindre, une importance qu'elles +n'avaient plus[448]». Toutefois, ce serait une grosse erreur de ne +voir dans la conduite suivie alors par le gouvernement français +que cette préoccupation matrimoniale. Au fond de sa politique, +il y avait une idée beaucoup plus large, qui, celle-là , était +conforme aux intérêts permanents du pays et que n'avaient nullement +affaiblie les transformations survenues depuis la guerre de la +succession d'Autriche et le Pacte de famille: c'était l'idée que +l'Espagne devait, pour notre sécurité européenne, être notre alliée +et un peu notre cliente, que surtout elle ne pouvait, sans péril +pour nous, être soumise à l'influence de nos ennemis ou de nos +rivaux. Or, n'était-il pas évident que lord Palmerston prétendait +éloigner l'Espagne de la France et la faire passer dans l'orbite +de l'Angleterre? Par l'effet des circonstances, la question +matrimoniale se trouvait être celle où devait se décider ce conflit +d'influences. La France n'eût pu y avoir le dessous, sans que sa +situation dans la Péninsule et même en Europe ne fût atteinte. Ainsi +arrive-t-il souvent, dans la politique extérieure, que certaines +affaires prennent une importance en quelque sorte symbolique, +supérieure à leur importance intrinsèque et réelle. Ajoutons que +l'attention des chancelleries et du public avait été trop appelée +sur les négociations préalables pour que l'amour-propre national ne +fût pas vivement intéressé à leur issue. Qu'on se demande quel cri +se fût élevé en France, si notre gouvernement, moins vigilant et +moins hardi, eût laissé les desseins de lord Palmerston s'accomplir +à Madrid. Sans doute, habitués que nous sommes maintenant à des +luttes où l'existence même de la nation est en jeu, nous comprenons +difficilement l'intérêt qu'on a pu attacher autrefois à des questions +où il ne s'agissait que d'une mesure d'influence. Mais après tout, la +comparaison, si on voulait l'établir, ne serait pas à l'avantage de +l'époque actuelle; nous n'avons sujet ni de nous féliciter ni de nous +enorgueillir du changement qui s'est fait. Tout ce qui vient d'être +dit ne répond-il pas aussi à ceux qui arguent de ce que la révolution +de Février aurait diminué ou annulé après coup les avantages attendus +des mariages espagnols? Bien que Louis-Philippe ne fût plus sur le +trône, il n'importait pas moins à la France de ne pas rencontrer à +Madrid une influence hostile. D'ailleurs, fût-il prouvé que, sur +ce point, comme sur tant d'autres, la catastrophe de 1848 avait +stérilisé la politique suivie jusqu'alors par la monarchie, le mérite +de cette politique n'en saurait être diminué, et ses entreprises n'en +devraient pas moins être jugées en elles-mêmes, indépendamment de +l'accident brutal et inopiné qui est venu les interrompre. + +[Note 448: M. GUIZOT, _Robert Peel_, p. 308.] + +Le gouvernement n'avait donc pas eu tort de croire qu'il était de +l'intérêt de la France de ne pas se laisser battre à Madrid par +lord Palmerston. Est-il vrai maintenant que la victoire de notre +diplomatie ait eu pour le pays des conséquences plus fâcheuses encore +que n'aurait eu sa défaite? Parmi ces prétendues conséquences, il en +est une qui peut tout d'abord être écartée sans grande discussion. +Que veulent dire les Anglais, quand ils affirment que Louis-Philippe +est tombé pour avoir fait les mariages espagnols? Veulent-ils dire +que, pour se venger d'un mécompte diplomatique, ils ont eux-mêmes +poussé et aidé les partis révolutionnaires à jeter bas la monarchie +de Juillet? S'il en était ainsi, on ne comprendrait pas qu'ils s'en +vantassent. Quant à un autre lien entre les deux événements, on ne +voit pas quel il pourrait être, à moins que le seul fait de s'être +mis en travers des desseins de l'Angleterre ne soit un de ces crimes +que la Providence se charge de châtier sans retard et qui attirent +la foudre sur la tête des rois. En somme, les écrivains anglais +ont abusé d'un simple rapprochement chronologique. Par contre, +je ne conteste pas que les mariages espagnols aient gravement +changé les conditions de notre politique extérieure. Ils ont amené +une rupture avec l'Angleterre, et une rupture plus profonde que +notre gouvernement ne s'y attendait. Cela sans doute est fâcheux. +Mais ajoutons tout de suite que si la diplomatie britannique fût +arrivée à ses fins, la France, humiliée, irritée, aurait elle-même +provoqué cette rupture; la situation eût été semblable, sauf que +nous aurions eu en plus la mortification d'un échec. En réalité, du +jour où lord Palmerston était revenu au pouvoir, l'entente cordiale +était condamnée à mort. À défaut de ce conflit, il s'en fût élevé +un autre. Si regrettable donc que l'on juge le refroidissement +survenu entre les deux puissances occidentales, il faut y voir un +accident que notre gouvernement n'eût probablement pas pu éviter et +dont les mariages espagnols ont été l'occasion plutôt que la cause. +D'ailleurs, sans méconnaître les inconvénients de ce refroidissement, +il convient de ne pas les exagérer. La France n'était plus réduite +à cette alternative qui avait été si longtemps pour elle la +conséquence de 1830, ou maintenir à tout prix l'alliance anglaise, +ou se trouver seule contre quatre. Les puissances continentales, +l'Autriche surtout, avaient pris confiance en nous et sentaient le +besoin de notre concours. Nous avions retrouvé le libre choix de nos +alliances. Séparés de l'Angleterre, nous ne manquions pas d'amis qui +s'offraient à nous, prêts à nous payer le prix de notre concours, +peut-être même à nous le payer plus cher que ne l'auraient fait nos +voisins d'outre-Manche. C'était pour nous le point de départ d'une +politique nouvelle. Que cette politique dût avoir ses difficultés et +ses dangers, je ne le nie pas; quelle politique en eût été exempte, +en face des questions soulevées en 1847? En tout cas, elle avait sa +grandeur et pouvait avoir ses profits. On la verra se développer, +incomplètement, il est vrai, car elle devait être brusquement et +malheureusement interrompue par la révolution de Février. Mais, dès +aujourd'hui, on peut affirmer, ce me semble, que si les mariages +espagnols ont changé le rôle de la France en Europe, ils ne l'ont pas +diminué. + + + + +CHAPITRE VII + +LES DERNIÈRES ANNÉES DU GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL BUGEAUD EN ALGÉRIE. + +(1844-1847.) + + I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille + d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France.--II. + L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait enfumer + des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le Sud. Expédition + en Kabylie.--III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil + de la colonie. Pour lui, «l'armée est tout». Ordonnance du + 15 avril 1845 sur l'administration de l'Algérie.--IV. Le + problème de la colonisation. La crise de 1839. La colonisation + administrative. Villages créés autour d'Alger.--V. La Trappe + de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les premiers évêques + d'Alger.--VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système + est très critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à entraîner + le gouvernement.--VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa + démission. Son voyage en France et son entrevue avec le maréchal + Soult.--VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre + de Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud revient + aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la Dordogne.--IX. + Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et + poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait une + incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le bas Isser. La + Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. Abd el-Kader battu + par le général Gentil et rejeté dans le Sud.--X. Le maréchal + fait poursuivre l'émir dans le désert. Il eût désiré porter la + guerre sur le territoire marocain, mais le gouvernement l'en + empêche. Massacre des prisonniers français dans la deïra. Abd + el-Kader, à bout de forces, est réduit, après sept mois de + campagne, à rentrer au Maroc.--XI. Bugeaud supporte impatiemment + les critiques qui lui viennent de France. Discussion à la + Chambre, en juin 1845. Le maréchal parle de nouveau de donner + sa démission.--XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de + proposer un essai de colonisation militaire. Délivrance des + prisonniers français survivants. Soumission de Bou-Maza.--XIII. + Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion à la + colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville et de + quelques députés en Algérie. La Moricière propose, sur la + colonisation, un système opposé à celui du maréchal.--XIV. + Projet déposé par le gouvernement pour un essai de colonisation + militaire. Il y est fait mauvais accueil. Bugeaud, qui s'en + aperçoit, conduit une dernière expédition en Kabylie et donne + sa démission. Son départ d'Alger. Le gouvernement accepte la + démission du maréchal et retire le projet de colonisation + militaire. + + +I + +La victoire d'Isly (14 août 1844) avait encore grandi la situation +du maréchal Bugeaud[449]. Tandis que le Roi lui conférait le titre +de duc, les témoignages spontanés de la gratitude et de l'admiration +nationales lui venaient de toutes parts. «Jamais, écrivait-il à un +de ses amis, ivresse de la victoire n'a été plus prolongée que la +mienne: il y a bien quarante jours que j'emploie le tiers de mon +temps à répondre ou à faire répondre aux lettres de félicitations +qui m'arrivent[450].» Le 21 septembre 1844, quelques jours après +la rentrée du gouverneur à Alger, les chefs des tribus arabes du +voisinage vinrent, en grand appareil et accompagnés d'une brillante +escorte, rendre solennellement hommage au vainqueur des Marocains. +Le maréchal leur adressa la parole d'un ton d'autorité paternelle +et ordonna qu'on leur racontât les détails du combat. À la fantasia +d'usage succéda un banquet; il prenait fin quand un des agas se leva: +«Arrêtez, s'écria-t-il, messeigneurs et frères. Nous sommes tous ici +membres d'une seule famille. Les Français sont chrétiens, les Arabes +de l'Algérie sont musulmans, mais Dieu est pour tous. Il nous a donné +pour sultan le roi des Français. Notre religion nous ordonne de lui +obéir, puisque le Seigneur a voulu que son bras fût plus fort que +le nôtre. Nous avons juré de le servir fidèlement et de l'honorer +comme notre sultan; je vous propose donc une prière au Très-Haut, que +vous répéterez tous avec moi.» On eut alors ce spectacle vraiment +extraordinaire des chefs arabes prenant l'attitude de la prière +pour demander à Dieu de «donner toujours la victoire au sultan des +Français et de punir ses ennemis». + +[Note 449: Sur la première partie du gouvernement du maréchal +Bugeaud, voir les chapitres V et VI du livre V.] + +[Note 450: Lettre à M. Gardère, du 17 octobre 1844. (_Le Maréchal +Bugeaud_, par le comte D'IDEVILLE, t. II, p. 550.)] + +Tout paraissant être ainsi à la paix, le maréchal Bugeaud jugea +qu'il pouvait s'absenter pendant quelques mois. Il s'embarqua le 16 +novembre 1844, laissant le commandement par intérim au général de +La Moricière. D'autres ovations l'attendaient en France. À peine +descendu de la frégate qui l'avait amené, il fut invité par les +commerçants de Marseille à un grand banquet dans la salle du théâtre; +suivant son habitude, il ne se fit pas prier pour prendre la parole. +«La conquête de l'Algérie par les armes est achevée, dit-il; la paix +est partout; depuis les frontières de Tunis jusqu'à celles du Maroc, +tout est soumis, à part quelques tribus kabyles. Partout règne la +sécurité la plus entière. Un progrès immense se fait sentir. Les +revenus de la colonie, qui n'étaient, en 1840, que de 4 millions, +s'élèvent aujourd'hui à 20 millions... La population européenne, qui +n'était, en 1840, que de 25,000 âmes, est maintenant de 75,000... +En vous parlant ainsi, je ne suis pas suspect, car, vous le savez, +dans l'origine, je n'étais pas partisan de la colonie.» L'exemple +de Marseille fut suivi par plusieurs autres villes. Le dernier +banquet, et non le moins retentissant, fut celui que le commerce de +Paris donna, le 18 mars 1845, dans le palais de la Bourse, et auquel +prirent part quatre cent cinquante convives, dont les quatre fils du +Roi. Le maréchal jouissait de sa gloire et, en même temps, tâchait de +la faire servir au triomphe de ses idées. Ainsi prononçait-il, dans +la discussion de l'adresse, le 24 janvier 1845, un grand discours où +il disait hautement, avec une sorte de brusquerie humoristique, sans +s'inquiéter de heurter les préventions régnantes, tout ce qui lui +tenait le plus à coeur sur les choses algériennes,--glorification +des services rendus par l'armée et nécessité de ne pas la réduire, +réfutation des scrupules philanthropiques qui s'effarouchaient des +razzias, justification des expéditions partielles qu'il fallait +entreprendre de temps à autre, défense du régime militaire contre les +partisans du régime civil, exposé des avantages de la colonisation +par les vieux soldats. Écouté avec une curiosité attentive, le +maréchal ne fut pas contredit: le prestige de sa victoire en +imposait; mais il n'eût pas fallu en conclure que l'auditoire était +convaincu. + +Pendant ce temps, l'Algérie, sous l'habile administration du général +de La Moricière, demeurait tranquille. Les quelques explosions +de fanatisme musulman, qui se produisaient de temps à autre, ne +paraissaient être que des accidents isolés. Le Maroc, encore sous +le coup de sa défaite, subissait le traité de délimitation que lui +imposait le général de La Rue, envoyé spécialement de Paris pour +suivre cette négociation. À peine arrivé en Afrique, cet officier +constatait l'effet considérable produit par les derniers succès +de nos armes; il écrivait à M. Guizot, le 22 février 1845: «Notre +situation vis-à -vis de nos tribus et des Marocains est bonne. Ils +reconnaissent notre supériorité et la puissance de nos forces +militaires. L'expulsion d'Abd el-Kader de l'Algérie, l'invincible +sultan du Maroc battu, son armée dispersée, ont frappé l'imagination +des Arabes; ils disent que Dieu est décidément pour nous, puisque +nous sommes les plus forts. Cette impression est déjà répandue +même dans les tribus les plus éloignées, à ce point qu'un marabout +vénéré du désert disait hier: «Je ne veux ni pouvoirs ni richesses; +j'ai assez de tout cela. Ce que je voudrais, ce qui ajouterait à +l'illustration de ma famille, ce serait de recevoir une lettre du +grand sultan de France, à qui Dieu donne la victoire[451].» + +[Note 451: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 180 à 182.] + +Le gouverneur général rentra à Alger, dans les derniers jours de +mars 1845. L'état dans lequel il trouva la colonie ne pouvait que +confirmer l'impression agréable que lui laissaient les ovations dont +il avait été l'objet, pendant son séjour en France. Aussi l'ordre du +jour qu'il adressa, en débarquant, «aux citoyens et aux soldats de +l'Algérie», respirait-il le plus complet optimisme. «J'ai vu, dit-il, +avec une vive satisfaction, qu'en mon absence, aucune affaire n'avait +périclité. Les progrès en tout genre ont continué... Aucun fait +militaire de quelque importance n'a signalé cette période de quatre +mois... Vous apprendrez avec bonheur que notre noble entreprise n'a +pas moins de succès en France qu'en Afrique. La presque universalité +des citoyens et des hommes politiques y ont foi... Notre cause est +gagnée dans l'opinion.» + + +II + +Le maréchal Bugeaud, cependant, ne pouvait se flatter que la période +des luttes armées fût définitivement close. À peine était-il de +retour en Afrique que, vers le milieu d'avril 1845, une insurrection +éclatait dans le Dahra, massif montagneux s'étendant du Chélif à la +mer, à l'ouest d'Alger. L'instigateur en était un jeune homme de +vingt ans, inconnu jusqu'alors, venu du Maroc avec une réputation +de saint et que les Arabes surnommaient Bou-Maza, l'homme à la +chèvre. Il se donnait comme le chérif envoyé de Dieu pour chasser +les chrétiens, le «maître de l'heure» annoncé par les prophéties. Le +meurtre de deux caïds dévoués aux Français et des surprises tentées +contre quelques troupes isolées marquèrent son entrée en campagne. +Vainement le colonel de Saint-Arnaud, qui commandait en cette région, +lui infligea-t-il des échecs, la révolte ne fut pas étouffée. Bien +au contraire, à la fin d'avril, elle avait gagné l'Ouarensenis, au +sud du Chélif. Les Arabes, enhardis, venaient même insulter les murs +d'Orléansville. Le gouverneur général se décida alors à intervenir, +et, dans les premiers jours de mai, il se porta, avec une forte +colonne, dans l'Ouarensenis; le duc de Montpensier l'accompagnait. +Son expédition se borna à des marches pénibles, contrariées par le +mauvais temps; l'ennemi se dérobait. Bou-Maza avait préféré porter +tous ses efforts contre le colonel de Saint-Arnaud, qui continuait +à agir dans le Dahra, avec une colonne moins nombreuse. Le chérif +n'y gagna rien: il fut battu à plusieurs reprises, vit détruire ses +meilleurs soldats et perdit ses drapeaux. Il finit par disparaître, +sans qu'on eût pu mettre la main sur lui. «Nous venons, écrivait +Saint-Arnaud, de chasser Bou-Maza du pays,--jusqu'à ce qu'il +revienne.» + +En présence d'ennemis si difficiles à atteindre, le gouverneur +général estima qu'il ne lui restait qu'un moyen d'action efficace: +c'était de frapper très durement les tribus qui avaient pris part +à la révolte, de détruire leurs récoltes, de couper leurs arbres +fruitiers, d'enlever leur bétail et leurs chevaux, et surtout de les +contraindre ainsi à livrer leurs fusils. Ce désarmement était chose +nouvelle; jusqu'à présent, on n'avait pas cru possible de l'imposer +à des populations aussi guerrières. Le colonel de Saint-Arnaud fut +le premier à l'exécuter. «Je ruine si bien le pays des Beni-Hidja, +écrivait-il dès le 4 mai, que je les force à demander grâce, et, +ce qui ne s'est jamais vu, je les oblige à rendre leurs fusils... +Les vieux officiers d'Afrique ont peine à croire à la remise des +fusils, même en les voyant couchés devant ma tente.» Encouragé par ce +succès, le maréchal voulut, une fois Bou-Maza en fuite, généraliser +le désarmement; il chargea les colonels de Saint-Arnaud, Pélissier +et Ladmirault de l'opérer sur les deux rives du Chélif. Plus de +sept mille fusils propres au service furent ainsi recueillis. Ordre +fut donné de les employer, en les dénaturant le moins possible, aux +constructions de l'arsenal d'Alger et des divers établissements +militaires: on devait en faire des rampes d'escalier, des grilles, +des balcons. «Ils serviront ainsi, écrivait le maréchal, de monument +pour constater le désarmement. Les commandants militaires qui +succéderont à ceux d'aujourd'hui y trouveront la preuve permanente +de la possibilité de cette mesure qui, selon nous, doit être +rigoureusement appliquée à toute tribu qui se révoltera[452].» + +[Note 452: _Moniteur algérien_ du 25 juillet 1845.] + +Ce désarmement fut marqué, le 19 juin, par un incident tragique. Une +partie des Ouled-Rhia, contre lesquels agissait le colonel Pélissier, +s'étaient réfugiés dans des grottes profondes. Mis en demeure de se +soumettre et de livrer leurs armes, avec promesse qu'à ce prix leurs +personnes et leurs propriétés seraient respectées, ils répondirent +par des coups de fusil. Impossible de les prendre de force ni de les +réduire par la famine; ils avaient des vivres et de l'eau. Le colonel +menaça alors de les «chauffer», c'est-à -dire d'allumer de grands feux +à l'entrée des cavernes; ce moyen avait été déjà employé, l'année +précédente, dans une circonstance analogue, par le colonel Cavaignac, +et il avait contraint les Arabes à capituler. La menace, renouvelée à +plusieurs reprises, fut sans effet: les Arabes continuaient à tirer +sur tous ceux qui se montraient. De délai en délai, la nuit arriva. +Des fascines furent amoncelées et allumées. Vers une heure du matin, +le colonel, estimant en avoir fait assez pour vaincre la résistance, +fit éteindre le feu et envoya reconnaître l'ouverture des grottes. La +fumée en sortait si épaisse et si âcre qu'il fut d'abord impossible +d'y pénétrer. Bientôt, on vit sortir de là quelques malheureux à +demi brûlés et asphyxiés. Quand on put enfin pénétrer, on reconnut +avec stupeur que la flamme, attirée par un fort courant d'air, avait +produit un ravage dépassant toutes les prévisions: plus de cinq +cents cadavres d'hommes, de femmes, d'enfants, gisaient au fond des +cavernes; cent cinquante Arabes environ purent seuls être sauvés. «Ce +sont là , écrivait le colonel Pélissier à la fin de son rapport, ce +sont là de ces opérations que l'on entreprend quand on y est forcé, +mais que l'on prie Dieu de n'avoir à recommencer jamais.» + +Aussitôt connu en France, cet événement y souleva une douloureuse +émotion que les journaux opposants exploitèrent violemment. Le prince +de la Moskowa porta la question à la tribune de la Chambre des pairs, +dans la séance du 11 juillet. Le maréchal Soult, intimidé par le +tapage de la presse, ne sut pas parler en homme de gouvernement et +en chef d'armée: il fit une réponse embarrassée, blâmant le colonel +Pélissier, sans cependant satisfaire ceux qui l'attaquaient. Le +maréchal Bugeaud n'eut pas de ces timidités; couvrant hardiment +son subordonné, il fit publier, le 15 juillet, dans le _Moniteur +algérien_, un article qui le justifiait, et adressa, le 18, la +lettre suivante au ministre de la guerre: «Je regrette, Monsieur +le maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif +aucun, la conduite de M. le colonel Pélissier. Je prends sur moi +la responsabilité de son acte. Si le gouvernement juge qu'il y a +justice à faire, c'est sur moi qu'elle doit être faite. J'avais +ordonné au colonel Pélissier, avant de nous séparer à Orléansville, +d'employer ce moyen à la dernière extrémité. Et, en effet, il ne +s'en est servi qu'après avoir épuisé toutes les ressources de la +conciliation. C'est à bon droit que je puis appeler déplorables, +bien que le principe en soit louable, les interpellations de la +séance du 11; elles produiront sur l'armée un bien pénible effet, +qui ne peut que s'aggraver par les déclamations furibondes de la +presse. Avant d'administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que +les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé +qu'elles ne l'acceptent que par la force, et celle-ci même est +impuissante si elle n'atteint pas les personnes et les intérêts. Par +une rigoureuse philanthropie, on éterniserait la guerre d'Afrique en +même temps que l'esprit de révolte, et alors on n'atteindrait même +pas le but de philanthropie.» + +La révolte suscitée par Bou-Maza était la plus importante, non la +seule. D'autres furent tentées sur divers points, notamment sur les +confins des provinces d'Alger et de Constantine; mais nos troupes les +réprimèrent promptement. + +Cette agitation n'échappait pas à Abd el-Kader, qui était toujours +établi, avec sa deïra, sur le territoire marocain, à peu de distance +de la frontière française. On se rappelle que, par le traité de +Tanger, l'empereur du Maroc s'était obligé à mettre notre ennemi +hors la loi. Avait-il jamais eu la volonté sérieuse de le faire? En +tout cas, on ne fut pas long à s'apercevoir qu'il n'en aurait pas +le pouvoir. Aux premières injonctions qu'il avait fait adresser à +l'émir, celui-ci ne s'était montré nullement disposé à obéir. «Les +tribus de la frontière, écrivait alors le général de La Moricière, +celles au milieu desquelles est établie la deïra d'Abd el-Kader, +ont été si bien prêchées et fanatisées par lui, qu'elles sont +aujourd'hui plutôt à lui qu'à Mouley-Abd-er-Raman; et comme ces +tribus sont nombreuses et puissantes, qu'elles occupent un pays fort +difficile et en général fort mal soumis, je crois que l'Empereur, +alors même qu'il en aurait la ferme intention, serait fort embarrassé +pour employer des mesures coercitives contre la base d'opérations +que l'émir s'est créée dans ses États[453].» C'était bien, en +effet, une base d'opérations: argent, vivres, soldats, tout était +fourni à Abd el-Kader par les populations au milieu desquelles il +vivait. Pendant tout l'hiver, sous son influence, une fermentation +sourde avait régné sur la frontière. Au printemps, quand il apprit +l'insurrection de Bou-Maza, il crut possible d'oser davantage. À +la tête d'une troupe de cavaliers, il pénétra sur le territoire +algérien, dans cette région du Sud oranais, sorte de désert de +sable parsemé d'oasis, où nos colonnes avaient pénétré, mais où +nous n'avions pas d'établissements fixes. Passant subitement d'un +point à un autre, il rattacha à sa cause une partie des tribus, très +imparfaitement soumises, et maltraita celles qui nous demeuraient +fidèles. La prodigieuse rapidité de ses déplacements défiait toutes +les poursuites. Nos commandants se bornaient à veiller sur les +confins des grands plateaux, là où avait été créée une ligne de +postes; tous leurs efforts tendaient à empêcher l'émir de franchir +cette ligne et de pénétrer dans le Tell. Ils n'étaient rien moins +que sûrs d'y parvenir. «Je m'attends, d'un jour à l'autre, écrivait +alors le maréchal Bugeaud au général de La Moricière, à apprendre +qu'Abd el-Kader s'est montré sur l'un ou sur l'autre point du Tell, +ce que ni vous, ni moi, ni personne ne pouvons empêcher, quoique nous +soyons vingt fois plus forts qu'il ne faut pour le battre[454].» Les +mois de mai et de juin se passèrent ainsi sur le qui-vive. Enfin, +dans les derniers jours de juin, on apprit que l'émir était rentré +sur le territoire marocain, sans avoir pu ou voulu pénétrer plus au +nord. Bien que n'ayant pas eu de grands résultats apparents, cette +incursion lui rendit un peu de son prestige et de son influence. Sa +deïra devenait chaque jour plus nombreuse et plus prospère; elle ne +comptait pas moins de deux mille tentes. On évaluait à trente ou +quarante mille les émigrés algériens qu'il attirait au Maroc[455]. +Il y avait là , pour l'avenir, une menace qui n'échappait pas au +maréchal Bugeaud. «Abd el-Kader prépare un retour, c'est évident, +écrivait-il, et le Maroc le laisse faire. Il y a là un danger +permanent[456].» + +[Note 453: Lettre au général Bourjolly, citée par M. C. Rousset. (_La +Conquête de l'Algérie_, t. II, p. 29.)] + +[Note 454: Lettre du 22 mai 1845. (_Ibid._, p. 27.)] + +[Note 455: C'est le chiffre donné par le maréchal Bugeaud, dans une +lettre à la duchesse d'Isly, en date du 8 août 1845. (D'IDEVILLE, t. +III, p. 32.)] + +[Note 456: Même lettre.] + +Tout en regardant, avec cette attention anxieuse, le nuage qui +grossissait sur la frontière de l'Ouest, le maréchal Bugeaud ne +perdait pas de vue les autres parties de l'Algérie. Ainsi fut-il +conduit, en juillet, à clore ses opérations militaires par une +expédition contre la Kabylie, où les émissaires d'Abd el-Kader +étaient parvenus à fomenter quelque agitation. Il songeait depuis +longtemps à agir de ce côté, et avait même projeté une expédition +beaucoup plus considérable que celle à laquelle il dut se borner. +Le massif montagneux de la grande Kabylie, d'accès difficile, +habité par une population nombreuse, énergique, très jalouse de son +indépendance, était la seule partie de l'ancienne régence qui ne nous +fût pas soumise; il formait, au milieu de nos possessions, entre la +province d'Alger et celle de Constantine, une sorte d'enclave longue +de quatre-vingts lieues et large de trente. Il est vrai que les +habitants de ces montagnes, si redoutables à qui venait les chercher, +n'étaient pas, de leur nature, agressifs; ils ne sortaient pas +volontiers de chez eux, et ne menaçaient pas notre domination dans +le reste de l'Algérie. Aussi, dans les cercles où notre entreprise +africaine était déjà jugée bien lourde, disait-on couramment: «Ces +gens-là ne nous attaquent pas; laissons-les tranquilles; nous avons +assez à faire ailleurs.» Telle était l'opinion qui prévalait dans +le monde parlementaire, et dont, chaque année, les commissions des +crédits se faisaient l'écho dans leurs rapports. Le maréchal Bugeaud +n'acceptait nullement cette façon de voir; elle lui paraissait un +vieux reste du détestable système de l'occupation restreinte, et +il comptait bien, un jour ou l'autre, éteindre ce dernier foyer de +l'indépendance algérienne. Dans les premières années, toutefois, +il s'était borné à quelques expéditions passagères, pour châtier +telles ou telles tribus, mordant plus ou moins avant dans les bords +du massif, mais ne pénétrant pas au coeur du pays, et surtout ne +s'y établissant pas. À la fin de 1844, Abd el-Kader chassé et le +Maroc vaincu, le moment lui parut venu de tenter davantage. Dans sa +pensée, la soumission de la Kabylie devait être la grande entreprise +de l'année suivante. Ce fut, sans doute, afin d'y habituer les +esprits qu'il toucha ce sujet dans son discours du 24 janvier 1845, +à la Chambre des députés; après y avoir rappelé l'impossibilité +de faire une «conquête à demi», et comment la «force des choses» +nous avait peu à peu amenés à «prendre tout le pays», il ajoutait: +«Nous serons donc contraints de prendre la Kabylie, non pas que +les populations soient inquiétantes, envahisseuses, hostiles; non, +elles défendent vigoureusement leur indépendance, quand on va chez +elles; elles n'attaquent pas. Mais ce territoire insoumis, au milieu +de l'Algérie obéissante, est d'un mauvais exemple pour les tribus +qui payent l'impôt et voient auprès d'elles des voisins qui ne le +payent pas. C'est un témoin vivant de notre impuissance, de notre +respect pour les gens forts, et cela diminue notre force morale. +C'est un refuge pour les mécontents de nos possessions; c'est là +qu'un lieutenant d'Abd el-Kader, Ben-Salem, s'est retiré et maintient +encore le drapeau de son maître; il pourrait sortir de là , quelque +jour, un gros embarras.» Et il concluait en répétant: «Nous serons +obligés de prendre la Kabylie un jour ou l'autre.» Sans contredire +sur le moment l'orateur, la Chambre ne se laissa pas convaincre; elle +demeurait manifestement opposée à toute opération importante contre +la Kabylie. Le ministère ne crut pas dès lors possible d'entrer dans +les vues du maréchal, et celui-ci quitta la France, en mars 1845, +sans avoir obtenu les renforts qui lui eussent été nécessaires pour +une telle entreprise. «J'ai renoncé à la grande expédition contre +les montagnes de Bougie, écrivait-il d'Alger, le 10 avril, à un de +ses amis. Le gouvernement s'en souciait peu, et ne voulait pas en +prendre la responsabilité; le public et les Chambres blâmaient. Pour +agir avec une entière prudence, il eût fallu des renforts qu'on ne +voulait pas me donner[457].» Et il ajoutait, non sans amertume, le +lendemain, dans une autre lettre: «Rassurez tous les grands généraux +et tous les grands politiques, je ne mordrai, cette année, que dans +un petit morceau du grand pâté du Djurdjura[458].» On le voit, +si le gouverneur était empêché de diriger contre la Kabylie une +attaque décisive, il ne renonçait pas entièrement à s'y montrer en +armes. Ce fut cette expédition limitée qui, retardée quelque temps +par les troubles du Duhra et du Sud oranais, s'accomplit enfin au +mois de juillet 1845. La chaleur ne permit pas de pousser loin les +opérations. Quelques tribus furent obligées de demander l'aman; mais, +au fond, rien ne fut changé à l'état de la Kabylie; elle demeurait +toujours indépendante. La grande conquête, rêvée par le maréchal, +restait toujours à faire. + +[Note 457: D'IDEVILLE, _Le Maréchal Bugeaud_, t. III, p. 4.] + +[Note 458: _Documents inédits._] + + +III + +À la fin de juillet 1845, les opérations militaires étaient +terminées, et la tranquillité semblait partout rétablie. L'alerte +avait été trop courte et trop localisée pour inquiéter beaucoup +l'opinion et y effacer l'impression de confiance produite par nos +succès de 1844. Mais plus on était disposé à croire l'Algérie +soumise, plus on se préoccupait d'y voir résoudre tous les problèmes +que soulevaient l'administration et la colonisation du territoire. +On était impatient d'«utiliser» la conquête, de trouver quelque +compensation aux lourds sacrifices faits jusqu'alors, par plusieurs à +contre-coeur, sacrifices qui, depuis 1840, ne montaient pas à moins +de cent millions par an. Le maréchal Bugeaud était souvent accusé de +négliger cette partie de sa tâche et de se donner trop exclusivement +à l'oeuvre guerrière. Sensible à ce reproche, il entreprit plusieurs +fois d'y répondre publiquement. «Quelques personnes, disait-il, le 4 +septembre 1845, aux notables d'Alger, auraient voulu que je restasse +habituellement au siège du gouvernement; on a été jusqu'à compter les +jours que j'ai été en expédition, et l'on m'a fait un reproche de +ce qu'ils dépassaient le temps de mon séjour à Alger. Eh bien, moi, +Messieurs, je m'en fais un titre d'honneur. Je persiste à croire de +toutes mes forces que je servais mieux les intérêts civils que si je +m'étais laissé absorber par les détails minutieux de l'administration... +Il fallait, avant tout, vous donner la sécurité. C'était le +premier de tous les besoins, la source de tous les progrès, et nous +ne pouvions la conserver qu'en portant la guerre jusqu'aux limites du +pays.» + +Le gouverneur prétendait d'ailleurs que, tout en dirigeant +cette guerre, il avait beaucoup fait pour l'organisation de la +colonie. Sur cette organisation, aussi bien que sur les choses +militaires, il paraissait avoir des idées personnelles arrêtées; +suivant son habitude, il les professait très haut, d'autant plus +haut qu'elles étaient plus contredites, et il travaillait avec +ardeur à les appliquer. Déjà nous avons vu ce qu'il avait fait +pour le gouvernement des indigènes, en développant et en réglant +l'institution fort utile des bureaux arabes[459]. Il avait +certainement moins fait pour la population civile. La goûtant peu, +ce qui se comprend quand on sait ce qu'elle valait alors, il n'était +pas pressé de la voir grossir. Toutefois, les Européens débarquaient, +chaque jour plus nombreux, en Algérie, et dès lors se posait cette +question: À quel régime les soumettre? Le maréchal avait une réponse +très simple. «L'armée est tout en Afrique, disait-il; comme elle +est tout, il n'y a de possible que le pouvoir militaire[460].» +Aucune tâche, selon lui, à laquelle l'armée ne pût suffire: les +soldats exécuteraient les travaux publics et prêteraient la main, +en cas de nécessité, aux travaux privés; les officiers serviraient +d'administrateurs et de magistrats; le commandant en chef exercerait +une sorte de dictature paternelle, usant, pour le bien de tous, du +personnel et du matériel dont il disposait en maître, trouvant dans +son omnipotence les moyens de résoudre promptement et facilement tous +les problèmes. À l'appui de sa thèse, le maréchal rappelait tout ce +que l'armée avait fait jusqu'alors pour les colons; comment elle +avait ouvert les routes, desséché les marais, irrigué les plaines, +exploité les carrières, donné l'impulsion à toutes les exploitations, +aidé le colon pauvre à transporter ses matériaux, à bâtir sa maison, +à défricher son terrain. Il opposait la simplicité et l'économie de +ce régime aux lentes et coûteuses complications d'une administration +civile. Ne pouvait-il pas aussi arguer, en faveur du personnel +militaire, d'une certaine supériorité morale? Tandis que l'élite de +l'armée demandait à servir en Afrique, l'administration civile n'y +envoyait alors le plus souvent que son rebut[461]. Que les immigrants +eussent des répugnances contre ce qu'ils appelaient le «régime du +sabre», le maréchal Bugeaud ne parvenait pas à le comprendre. Il +était convaincu que tout ce qui n'était pas hargneux ou brouillon +devait être satisfait de vivre sous une autorité si protectrice et +si bienfaisante. «Les populations, disait-il à la Chambre, dans son +grand discours du 24 janvier 1845, ne craignent pas autant qu'on veut +bien le dire le régime du sabre, et les choses qui les préoccupent le +plus, ce ne sont pas les garanties civiles, les libertés municipales, +mais bien la sécurité. La certitude de conserver sa tête, celles de +sa femme et de ses enfants, les récoltes qu'on a semées, passe avant +les théories libérales[462]. Je pourrais comparer les habitants qui +vivent sous le régime civil de la côte à des enfants mal élevés, et +ceux qui sont dans l'intérieur, sous le régime militaire, à des +enfants bien élevés. Les premiers crient, pleurent, se fâchent pour +la moindre contrariété. Les seconds obéissent sans mot dire.» En +cet endroit du discours, le _Moniteur_ constate l'«hilarité» de la +Chambre. Cette verve humoristique amusait en effet les auditeurs, +mais ne les convertissait pas. Bien au contraire, en heurtant ainsi +de front les préventions, l'orateur les fortifiait plus tôt. C'était +souvent l'effet des boutades un peu intempérantes auxquelles Bugeaud +se laissait aller dans la chaleur de la contradiction. Il était +tellement plein de ses idées qu'il ne se rendait pas compte du tort +que leur faisait une exposition trop franche et trop crue. + +[Note 459: Voir plus haut, t. V, chap. V, § XV.] + +[Note 460: _L'Algérie: Du moyen de conserver et d'utiliser cette +conquête_ (1842).] + +[Note 461: Le ministre de la guerre était obligé de reconnaître, +à la tribune, le 8 juin 1846, que trente et un employés de +l'administration civile en Algérie venaient d'être traduits devant +des conseils d'enquête comme suspects de malversations, que seize +avaient été révoqués et neuf traduits devant les tribunaux.] + +[Note 462: Le maréchal revenait souvent sur cette idée. Peu après, il +disait dans une de ses nombreuses brochures: «La première de toutes +les libertés, en Afrique, c'est la sécurité, c'est l'assurance de +conserver sa tête... On peut bien sacrifier à de tels avantages +quelques-unes de ses autres libertés; et, disons-le franchement, les +masses feront sans difficulté ce sacrifice, dont elles comprendront +l'importance parce que leur esprit droit et simple n'est pas troublé +par des théories contraires. Les théoriciens demanderont pour elles, +à grands cris, des libertés dont elles ne se préoccupent pas.»] + +Si peu de goût qu'il eût pour les fonctionnaires n'appartenant +pas à l'armée, le maréchal était cependant obligé de leur faire +une certaine part. Dès l'origine de l'occupation algérienne, le +gouvernement central avait institué, dans ces conditions et sous +des noms qui changèrent souvent, une administration civile, à côté +du commandement supérieur des forces militaires; c'était, dans sa +pensée, à la fois une garantie pour les colons et un moyen d'empêcher +le gouverneur général de devenir trop puissant. On avait même +tenté, un moment, d'établir à Alger une sorte de dualisme, d'après +lequel le chef de l'administration civile, à peu près indépendant +du gouverneur, eût relevé directement des ministres. Mais une telle +organisation n'était pas viable: des conflits se produisirent, à la +suite desquels l'administration civile fut de nouveau subordonnée au +commandement militaire, qui se trouva plus omnipotent que jamais. Le +rôle du gouvernement central était ainsi singulièrement effacé. Le +maréchal Valée, notamment, s'était soustrait presque complètement +à sa suprématie et à son contrôle. Le maréchal Soult, rentré au +ministère de la guerre, le 29 octobre 1840, voulut profiter du +remplacement du maréchal Valée par le général Bugeaud, pour rétablir +son autorité; mais le caractère du nouveau gouverneur ne se prêtait +guère à un rôle de subordonné: de là des heurts continuels. Par +l'effet de cette rivalité, le ministre se trouvait intéressé au +développement de l'administration civile. Tant que la guerre avait +été flagrante en Algérie, il n'avait pu être sérieusement question +de diminuer les pouvoirs du commandement militaire; mais, à la fin +de 1844 et au commencement de 1845, la conquête paraissant finie, on +jugea le moment venu de tenter quelque réforme dans ce sens. Pendant +son séjour en France, le gouverneur général apprit, non sans une +vive irritation, que, dans les bureaux du ministère de la guerre, +on avait préparé une ordonnance réorganisant toute l'administration +algérienne; elle créait notamment un directeur général des affaires +civiles, personnage considérable qui devait centraliser tous les +services et avoir la présidence du conseil d'administration avec +la signature quand le gouverneur serait en expédition. Le maréchal +Bugeaud se démena pour faire écarter ce projet et crut, un moment, +y avoir réussi: «Il paraît, écrivait-il, le 2 janvier 1845, à un +de ses amis, qu'on voulait, au ministère de la guerre, enlever +l'ordonnance sur l'Algérie sans consulter ni le cabinet ni moi... +On était convaincu, en vraies _mouches du coche_, que l'Algérie +ne pouvait vivre sans l'application de cette oeuvre si longuement +élaborée par lesdites _mouches_. À force de s'en occuper, on s'était +persuadé qu'il y avait urgence extrême, lorsqu'il n'y a pas même +utilité... Mais l'éveil a été donné à temps. Je sais que plusieurs +ministres doivent demander que ce travail de Pénélope soit revu au +conseil d'État. C'est un moyen dilatoire qui pourra bien devenir une +fin de non-recevoir[463].» Le projet ne fut pas abandonné, comme +s'en flattait le maréchal; il fut seulement atténué. Publiée le +15 avril 1845, la nouvelle ordonnance, «portant réorganisation de +l'administration générale et des provinces en Algérie», était une +transaction assez boiteuse entre les résistances du gouverneur et le +désir du ministre de développer les attributions du pouvoir civil. +Elle distinguait trois sortes de territoires: _civils_, _mixtes_ +et _arabes_. Les _territoires civils_ sont «ceux sur lesquels il +existe une population civile européenne assez nombreuse pour que +tous les services publics y soient ou puissent y être complètement +organisés»; l'administration y est civile. Les _territoires mixtes_ +sont «ceux sur lesquels la population civile européenne, encore peu +nombreuse, ne comporte pas une complète organisation des services +publics»; les autorités militaires y remplissent les fonctions +administratives, civiles et judiciaires. Quant aux territoires +arabes, ils sont administrés militairement, et les Européens n'y +sont admis qu'en vertu d'autorisations spéciales et personnelles. +Tout en laissant au gouverneur général des pouvoirs considérables et +prépondérants, l'ordonnance les précisait et les réglementait, avec +l'intention évidente de les limiter. À côté de lui, elle instituait +un conseil supérieur et un conseil du contentieux. Elle créait aussi +un directeur général des affaires civiles, comme le premier projet; +seulement, elle le subordonnait au gouverneur et ne lui donnait pas +le pouvoir de le remplacer en cas d'absence. En somme, le pur régime +militaire était maintenu dans les territoires mixtes et arabes, de +beaucoup les plus étendus. Quant à l'administration organisée dans +les territoires civils, elle était assez mal conçue, et le déplaisir +avec lequel le gouverneur général l'avait vu établir n'était pas fait +pour en faciliter le fonctionnement. Aussi les résultats devaient-ils +en être fort médiocres. Complication, tiraillement et impuissance, +tel était le triple caractère de cette organisation. + +[Note 463: D'IDEVILLE, t. II, p. 568.] + + +IV + +Quand on reprochait au maréchal Bugeaud de ne pas faire assez pour la +colonisation, il montrait quelle avait été, sous son gouvernement, la +progression rapide de l'immigration européenne. La population civile +de l'Algérie, qui n'était que de 25,000 âmes en 1840, s'élevait +à 96,000 en 1845. Ces chiffres semblaient une réponse décisive. +Cependant, quand on les analysait, ils n'étaient pas aussi concluants +qu'ils en avaient l'air. Presque toute cette population s'était +fixée dans les villes: la plus grande partie à Alger, devenu un +centre important d'affaires et même de spéculations assez suspectes; +une autre partie dans les villes de la côte ou de l'intérieur. +C'était chose curieuse de voir, partout où s'installaient nos +troupes, arriver aussitôt à leur suite une bande de _mercanti_, des +cabaretiers surtout, quelques ouvriers d'état, des manoeuvres, des +maraîchers, en un mot, tous ceux qui espéraient vivre de l'armée; +parmi eux, un assez grand nombre d'étrangers, notamment des Maltais +ou des Espagnols. Des villes absolument nouvelles, comme Orléansville +ou Ténès, se trouvèrent ainsi peuplées, en quelques mois, +d'habitants, à la vérité, fort mélangés: première alluvion, souvent +un peu boueuse, qui forme comme le sous-sol de toutes les colonies à +leur début. De ce côté, il n'y avait qu'à laisser faire: nul besoin +d'activer artificiellement l'immigration. Mais était-ce tout ce qu'il +fallait à l'Algérie? L'instinct public s'était promptement rendu +compte que ce dont la colonie avait le plus besoin, ce n'était pas +de trafiquants, ni même d'ouvriers d'état; nous ne pouvions utiliser +notre conquête qu'en y implantant des agriculteurs. + +D'ordinaire, quand une nation entreprend une colonie de peuplement +agricole, elle le fait dans un pays où, ne rencontrant devant elle +qu'une population clairsemée, inférieure, aisément refoulable, +elle est assurée de trouver beaucoup de terres, sinon vacantes, du +moins d'une appropriation facile; tels, par exemple, le Canada et +l'Australie. Rien de pareil en Algérie. Les Arabes détenaient le sol, +et ils étaient trop nombreux, trop énergiques, pour qu'on songeât à +les supprimer ou à les déposséder; trop fiers, trop orgueilleux, trop +dressés au mépris des autres races, pour que les Européens pussent +leur en imposer par le prestige d'une civilisation supérieure. À +défaut de terres à occuper, en trouvait-on à acheter? Pour la plus +grande partie du sol, la propriété collective des tribus empêchait +les achats individuels; quant aux domaines assez rares appartenant à +des particuliers, l'incertitude des titres de propriété était faite +pour décourager tout acquéreur tant soit peu soucieux d'avoir une +possession stable et sûre. Au cas où l'on parviendrait à surmonter +ces obstacles, les terres du moins seraient-elles d'une exploitation +facile et rapidement avantageuse? L'Algérie, autrefois l'un des +greniers de Rome, avait été, depuis, stérilisée par l'occupation +arabe. Nous ne pouvions lui rendre quelque chose de son ancienne +fécondité qu'au prix d'un défrichement pénible dont il ne fallait +pas espérer recueillir les bénéfices avant plusieurs années. Si l'on +ajoute que le paysan français, par l'effet de notre organisation +sociale et économique, était moins que tout autre disposé à +émigrer, on se rendra compte que jamais colonisation ne s'était +présentée dans des conditions aussi difficiles. On ne comprendrait +même pas qu'elle eût été entreprise, si l'on ne se rappelait ce +qu'il y avait eu d'accidentel, d'imprévu dans l'origine de cette +conquête. Seul le point d'honneur, et non l'espérance d'un profit +agricole ou commercial, avait déterminé la France d'abord à aller +en Afrique, ensuite à y rester. Tout avait été peu à peu imposé par +les circonstances; rien n'avait été le résultat d'un plan prémédité. +C'était, la conquête faite, et faite, en quelque sorte, malgré +soi, qu'il avait fallu chercher les moyens de l'utiliser. Est-il +surprenant qu'on ait tâtonné et qu'on ait commencé par faire plus +d'une école? + +Dans les premières années de l'occupation, le gouvernement, qui ne +savait même pas bien alors s'il garderait l'Algérie, ou du moins +ce qu'il en garderait, ne s'était pas sérieusement préoccupé d'y +installer des colons. Malgré tout, il s'était produit un certain +courant d'immigration auquel la pacification apparente, suite du +traité de la Tafna, avait imprimé quelque activité. Des colons, venus +la plupart spontanément, s'étaient établis à peu de distance d'Alger, +dans la Métidja, sur des terres qu'ils avaient acquises de Maures +qui, malheureusement, n'en étaient pas toujours bien régulièrement +propriétaires. Ce sont ces exploitations, dont quelques-unes +étaient devenues promptement assez florissantes, qu'Abd el-Kader +dévasta en 1839, quand il rouvrit soudainement les hostilités et +pénétra jusqu'aux portes d'Alger, sans que le maréchal Valée pût +l'arrêter. Dans cette année néfaste, les colons, mal protégés, ne +virent pas seulement détruire leurs fermes; leur confiance aussi fut +détruite. Les fermes auraient pu être facilement reconstruites, et +quelques-unes le furent en effet; la confiance était beaucoup plus +difficile à rétablir. + +Au début du gouvernement du général Bugeaud, il n'y eut place +que pour la guerre. Mais à peine nos troupes eurent-elles un peu +refoulé Abd el-Kader et élargi le cercle des territoires soumis, +que la question de colonisation se trouva de nouveau posée. Il ne +semblait plus désormais qu'on pût attendre quelque chose d'efficace +de l'initiative privée, découragée par l'échec de sa précédente +tentative. C'était d'ailleurs l'idée alors régnante dans tous +les pouvoirs publics,--civils ou militaires, métropolitains ou +coloniaux,--qu'étant données les conditions de l'Algérie et les +moeurs du cultivateur français, l'immigration agricole serait +nulle et impuissante, si l'État ne lui tendait la main et ne se +chargeait de lever lui-même une bonne partie des difficultés. De +là le système de colonisation exclusivement administrative qui +prévalut. L'État déterminait les zones où les Européens pouvaient +s'installer sans embarras pour lui, sans péril pour eux, et les +points où il convenait de créer des villages. Il se procurait aussi +les terres qui pouvaient être livrées aux particuliers et qu'il +leur garantissait être à l'abri de toute revendication; il en +avait d'ailleurs une certaine quantité immédiatement disponible; +c'étaient celles de l'ancien domaine beylical dont il était devenu +propriétaire par l'effet de la conquête. Au lieu d'appeler pour +ces terres des acheteurs qu'il croyait introuvables ou dont il se +défiait, il les offrait en concessions gratuites, et souvent même +promettait en outre une certaine aide pour l'installation et la mise +en train de l'exploitation. Par contre, il se réservait de choisir +ceux qu'il admettrait, et leur imposait, pour assurer la mise en +valeur des terrains, des conditions fort compliquées. Jusqu'à ce que +ces conditions fussent accomplies, les concessionnaires n'étaient +que des détenteurs à titre provisoire et précaire, placés sous la +surveillance incessante et en quelque sorte sous la tutelle de +l'administration, tutelle aussi gênante à subir que lourde à exercer. + +Ainsi furent créés, de 1842 à 1845, principalement aux environs +d'Alger, dans le massif du Sahel et dans la plaine de la Métidja, une +trentaine de villages. À la fin de 1844, on comptait 1,765 familles +concessionnaires, dont 133 avaient rempli les conditions imposées +et reçu leurs titres définitifs; les dépenses effectuées par ces +133 familles étaient évaluées à 1,020,940 francs. Environ 100,000 +hectares avaient été distribués; la plupart, il est vrai, étaient +encore en friche. Chaque année, le nombre des demandes de concessions +augmentait: il dépassait 2,000 en 1845. Jamais on n'avait fait +autant, ni procédé si méthodiquement pour la colonisation rurale. +Mais, s'il y avait un progrès notable par rapport à ce qui avait +précédé, le résultat, en soi, était encore bien maigre. Qu'était-ce +que cette poignée de cultivateurs ou prétendus tels, comparés aux +90,000 Européens déjà établis, à cette même époque, dans Alger et +dans les autres villes de la colonie? Qu'était-ce, surtout, que +les quelques milliers d'hectares cultivés, par rapport à l'immense +territoire qu'il s'agissait de mettre en valeur? Au moins, le +peu qu'on avait fait était-il bien fait? Arrivés plein d'espoir, +d'illusion, les colons s'étaient aussitôt trouvés aux prises avec +les difficultés d'un défrichement singulièrement pénible, coûteux et +malsain. Le Sahel, notamment, où avaient été installés la plupart +des concessionnaires, était alors une lande sauvage, aride, désolée, +couverte de ces terribles palmiers nains dont l'extraction était +faite pour user tous les outils et lasser tous les courages; il +avait été laissé tout à fait inculte par les Arabes, peu soucieux du +voisinage des Turcs d'Alger. L'emplacement des nouveaux villages, +fixé par des considérations purement stratégiques, n'assurait trop +souvent au colon ni eau potable pour sauvegarder sa santé, ni routes +pour aller vendre les produits de son exploitation. Le sol de la +Métidja, plus facile et plus fertile que celui du Sahel, n'était +pas moins meurtrier quand on le remuait pour la première fois. +Combien de villages où périrent, en peu d'années, plusieurs couches +de colons! Boufarik, par exemple, aujourd'hui l'un des points les +plus sains et les plus charmants de cette plaine, était alors un +foyer de miasmes si pestilentiels qu'une sorte d'épouvante avait fini +par s'attacher à son nom. Pour surmonter tant d'obstacles, il eût +fallu chez les immigrants beaucoup d'énergie morale et de ressources +matérielles. Or, c'est précisément ce qui manquait au personnel +qu'attirait la gratuité des concessions et que ne rebutait pas la +tutelle administrative. Ce personnel était généralement pauvre, +maladroit, de nature un peu mendiante et geignante, attendant tout +de l'administration dont il se savait le pupille, s'en prenant à +elle de chacune de ses déceptions, prompt à se dégoûter d'une terre +qu'il n'avait pas payée de ses deniers, sur laquelle il n'exerçait +pas les droits et pour laquelle il n'éprouvait pas les sentiments du +propriétaire. En somme, la plupart des villages, sauf quelques-uns +par hasard mieux placés que les autres, avaient peu réussi, certains +d'entre eux offraient même un spectacle lamentable. L'abbé Landmann +écrivait, après les avoir visités, à la fin de 1844: «Je n'ai +trouvé presque partout que découragement et misère profonde[464].» +Les commissions des crédits à la Chambre des députés, volontiers +maussades pour tout ce qui regardait l'Algérie, constataient ces +échecs et s'en faisaient un grief. + +[Note 464: _Mémoire sur la colonisation de l'Algérie_ (1845).] + + +V + +Au milieu de tant d'entreprises de colonisation avortées ou tout au +moins incertaines, un fait se détache, qui est, au contraire, un +succès: c'est la fondation de la Trappe de Staouëli, renouvelant, +en plein dix-neuvième siècle, les merveilles des grands couvents +défricheurs du commencement du moyen âge[465]. L'idée première en +était venue à M. de Corcelle, en 1841, au retour d'un voyage en +Afrique, dont j'ai déjà eu occasion de parler, et qui avait été +l'origine de sa liaison avec le général Bugeaud[466]. Il avait +rapporté de ce voyage la conviction que la colonie ne pouvait +réussir qu'en devenant chrétienne et agricole. N'était-ce pas +répondre directement à ce double besoin que d'y établir des moines +qui se trouvaient être en même temps des cultivateurs? Voisin des +Trappistes, dans le département de l'Orne, M. de Corcelle les +avait vus à l'oeuvre et savait ce dont ils étaient capables. Il +exposa son projet dans un mémoire adressé au gouvernement; après y +avoir montré combien il importait de rendre l'Algérie catholique, +pour qu'elle demeurât française, il ajoutait: «Sous ce rapport, +l'introduction d'une congrégation religieuse dans les cultures de +l'Algérie serait assurément très salutaire. Les Trappistes, par +exemple, apporteraient là une expérience agricole fort précieuse +et surtout des exemples de sainteté de nature à émouvoir vivement +l'imagination des indigènes...» Si nouvelle qu'une pareille idée +fût pour le maréchal Soult, il la prit tout de suite à coeur. À tel +de ses collègues qui s'effarouchait de voir le gouvernement protéger +des congréganistes: «Ce ne sont pas des congréganistes, répondait-il, +que j'envoie à Alger, ce sont des colons de la meilleure espèce, des +colons qui ne parlent pas, mais qui agissent.» L'adhésion du ministre +de la guerre ne suffisait pas; il fallait aussi celle du gouverneur +général de l'Algérie. M. de Corcelle lui écrivit à ce sujet. «Essayez +mes Trappistes, lui disait-il; je vous supplie d'introduire cette +goutte de sainteté dans la caverne africaine.» Le général Bugeaud, +alors très engoué d'un projet de colonisation au moyen de soldats +mariés, projet sur lequel j'aurai à revenir, ne fut pas d'abord sans +prévention contre les «célibataires» qu'on lui proposait; toutefois, +il se rendit vite et promit son concours. + +[Note 465: Pour tout ce qui a trait à cette fondation, je me suis +servi principalement de la _Vie de dom François Régis_, par l'abbé +BERSANGE.] + +[Note 466: Voir plus haut, t. V, p. 350.] + +Ainsi approuvée par les deux chefs supérieurs, à Paris et à Alger, +il semblait que la fondation ne dût plus rencontrer d'obstacles +administratifs. Mais il fallut compter avec l'indifférence +nonchalante ou même avec la malveillance tracassière des bureaux +et des sous-ordres; il fallut compter aussi avec la timidité d'un +gouvernement qui hésitait à braver les préjugés alors ravivés +contre les congrégations par les controverses sur la liberté de +l'enseignement. Le maréchal Soult lui-même, tout en persistant à +protester de sa bonne volonté personnelle, expliquait aux Trappistes +qu'il craignait, en se montrant trop favorable, «d'ameuter contre eux +les aboyeurs de la Chambre». De là des difficultés qui retardèrent +pendant longtemps la solution et firent même parfois douter qu'on pût +jamais aboutir. Cependant, le zèle de M. de Corcelle et de quelques +autres personnes qui s'intéressaient à son projet finit par obtenir +du ministre de la guerre l'ordre exprès de «terminer cette affaire, +tout obstacle cessant», et l'acte de concession fut signé le 18 +juillet 1843. + +Les religieux se mirent aussitôt à l'oeuvre. Les débuts furent très +durs. Staouëli était situé dans le Sahel, et l'on sait combien le +défrichement y était pénible et meurtrier. Tous les moines furent +frappés par la fièvre, sur ce champ de bataille qu'aucun d'eux ne +songea à déserter. Avant l'expiration de la première année, dix +étaient morts, dont sept en trois mois. En même temps, l'argent +manquait: pour une cause ou pour une autre, des subventions promises +soit par le gouvernement, soit par des couvents de France, firent +défaut. Plusieurs fois, on put croire qu'il faudrait interrompre les +travaux. + +La jeune Trappe avait heureusement à sa tête l'homme le mieux fait +pour triompher de ces obstacles. C'était dom François Régis, nature +vaillante entre toutes, l'un de ces capitaines qui savent obtenir +de leurs soldats des prodiges d'héroïsme. Aux plus rudes moments, +quand tous les religieux et lui-même étaient brisés par la maladie, +il donnait l'exemple d'une énergie invincible: «Allons, mon frère, +disait-il à chacun de ses compagnons, un peu de coeur! C'est pour le +bon Dieu!» Si mal que les choses parussent aller, si anxieux qu'il +fût lui-même au fond, il n'admettait pas qu'on se laissât gagner +par la tristesse; il voulait qu'on «mangeât joyeusement le pain de +chaque jour». Ce n'était pas un de ces moines dont la vue se borne +aux murs de leur couvent. Bien que très vertueux et très avancé dans +la vie intérieure, il savait regarder au dehors et s'y créer des +appuis. Au premier besoin, botté et éperonné, il montait à cheval +et galopait jusqu'à Alger, ou même, dans les grands périls, il +n'hésitait pas à traverser la mer et à parcourir la France. Caractère +indépendant et fier, très franc et parfois presque brusque d'allure, +il était cependant un solliciteur incomparable; il avait le don +d'aplanir les difficultés, de gagner les bonnes grâces, de vaincre +les résistances. Tous ceux auxquels il avait ainsi affaire, depuis +les employés de bureau et les simples soldats jusqu'aux généraux et +aux ministres, étaient surpris et charmés de trouver dans ce moine +austère une parole vive, prompte aux saillies d'un accent toujours +généreux, une droiture ouverte, une belle humeur affable, une sorte +de familiarité cordiale qui laissait cependant intacts le caractère +et la dignité du religieux. Les militaires surtout étaient absolument +conquis. + +Au premier rang des amis que s'était ainsi faits l'abbé de Staouëli, +il convient de nommer le maréchal Bugeaud. Rien ne subsistait +plus de ses préventions premières. «Quand vous aurez de grosses +difficultés, avait-il dit à dom François Régis, venez me trouver.» +L'abbé ne manquait pas de le faire. Qu'il fallût écarter quelque +obstacle administratif ou triompher des hésitations d'un évêque, il +trouvait toujours le gouverneur général prêt à lui venir en aide. +Mêmes sentiments chez les autres chefs militaires, par exemple chez +le général de La Moricière, plusieurs fois gouverneur par intérim. +Le duc d'Aumale témoigna aussi sa sympathie au religieux et eut +même occasion de lui donner un conseil dont la précoce maturité +le frappa vivement: c'était en novembre 1843, à un moment où tout +semblait se réunir pour faire échouer l'entreprise. Dom François +Régis avait laissé voir au duc quelque velléité de transporter au +moins partiellement ses efforts sur un terrain plus favorable. +«Sera-ce au religieux de la Trappe, répondit le jeune prince, alors +seulement âgé de vingt-deux ans, qu'il faudra prêcher la patience +et la persévérance? Vous datez d'hier, et vous voulez déjà avoir +réussi. C'est trop tôt vous décourager... Soyez ici constants, +comme vous l'êtes ailleurs; soyez-le plus qu'ailleurs, et vous +réussirez.» Ces amis de haut rang n'étaient pas les seuls que se fût +acquis le vaillant et aimable abbé; il en compta beaucoup d'autres, +plus humbles, mais non moins dévoués ni moins efficaces, parmi les +officiers de divers grades qui se trouvaient, par leurs fonctions, en +rapport avec la Trappe[467]. + +[Note 467: Citons entre autres le colonel Marengo, fort mêlé alors +aux entreprises de colonisation. On racontait ainsi l'origine +de son nom; le Premier consul, l'ayant remarqué à Marengo, où +il était simple soldat, l'avait fait sortir des rangs: «Comment +t'appelles-tu?--Mon général, c'est à peine si j'ose vous le dire, je +m'appelle Capon.--Tu te nommeras désormais Marengo», avait répondu +Bonaparte. Le colonel Marengo demanda aux Trappistes, auxquels il +avait montré tant de dévouement, d'être enterré dans leur cimetière.] + +Ainsi secondée, la courageuse persévérance des Trappistes finit +par surmonter les obstacles devant lesquels succombaient, autour +d'eux, tant d'immigrants européens. En 1845, deux ans après leur +installation, la meurtrière bataille qu'ils livraient au sol, bien +que non complètement terminée[468], pouvait être considérée comme +d'ores et déjà gagnée. Les résultats acquis étaient considérables: +les bâtiments essentiels étaient construits, l'exploitation en +train, et une grande étendue de terrain mise en culture. Cette +transformation faisait l'étonnement des visiteurs, chaque jour plus +nombreux. Staouëli devenait l'une des principales curiosités de +l'Algérie. Le maréchal Bugeaud voulut en juger par lui-même. Le 14 +août 1845, il arriva à l'improviste au monastère, visita tout en +détail, mêla quelques conseils à beaucoup d'éloges et s'en retourna +le soir, plein d'admiration pour un travail si fécond et pour une +si héroïque austérité. Peu de jours après, le _Moniteur algérien_ +racontait la visite du maréchal et faisait connaître sa satisfaction. +Dans le succès des Trappistes, il y avait plus que le résultat +matériel; il y avait, pour les autres colons, un exemple instructif +et consolant, un voisinage bienfaisant, et surtout la prédication +chrétienne qui agit le plus, celle de la vertu en action. Les Arabes +n'étaient pas les derniers à en être frappés et à témoigner de leur +respect pour les nouveaux «marabouts». La «goutte de sainteté», +demandée par M. de Corcelle, commençait à faire sentir son effet. + +[Note 468: Par exemple, dans l'hiver 1846-1847, onze religieux +succombèrent en quelques mois.] + +Le maréchal Bugeaud n'était pas homme à s'en effaroucher: bien au +contraire. Il comprenait de quel secours pouvait être pour son oeuvre +l'action catholique. D'autres religieux que les Trappistes eurent +aussi à se louer de lui. Les Jésuites avaient été des premiers à +suivre notre armée à Alger. L'un d'eux, le P. Brumauld, fonda, aux +portes de la ville, un orphelinat dont le gouvernement prisait très +haut les services et qu'il subventionnait. Le maréchal, cependant, +n'avait pas été, à l'origine, sans partager un peu les préjugés +alors régnant contre la Compagnie de Jésus. Un jour qu'il la +traitait assez mal en paroles, devant ses aides de camp, l'un d'eux +l'interrompit: «Nous vous avons pourtant entendu dire beaucoup de +bien du P. Brumauld.--Ah! mais, oui.--Eh bien! le P. Brumauld est +un Jésuite.--Un Jésuite, le P. Brumauld?--Assurément.» Déconcerté, +le maréchal garda un moment le silence, puis s'écria: «Fût-il le +diable, il fait le bien.» C'était un des traits de son caractère, +de ne pas fermer les yeux à la vérité. Aussi, peu après, irrité +de voir le _Journal des Débats_ s'associer à la violente campagne +alors ouverte contre les Jésuites, il lui adressa d'Alger, le 24 +juin 1843, la lettre suivante: «J'ai été peiné de l'article sur les +Jésuites que j'ai lu dans votre numéro du 13 juin. Vous savez bien +que je ne suis ni Jésuite ni bigot; mais je suis humain et j'aime à +faire jouir tous mes concitoyens, quels qu'ils soient, de la somme de +liberté dont je veux jouir moi-même. Je ne puis vraiment m'expliquer +la terreur qu'inspirent les Jésuites à certains membres de nos +assemblées... Quant à moi, qui cherche, par tous les moyens, à mener +à bonne fin la mission difficile que mon pays m'a confiée, comment +prendrais-je ombrage des Jésuites, qui, jusqu'ici, ont donné de si +grandes preuves de charité et de dévouement aux pauvres émigrants +qui viennent en Algérie, croyant y trouver une terre promise, et +qui n'y rencontrent, tout d'abord, que déceptions, maladies et +souvent la mort? Eh bien! oui, ce sont les Soeurs de Saint-Joseph +et les Jésuites qui m'ont puissamment aidé à secourir ces affreuses +misères que l'administration, avec toutes les ressources dont elle +dispose, est complètement insuffisante à soulager. Les Soeurs de +Charité ont soigné les malades qui ne trouvaient plus de place dans +les hôpitaux et se sont chargées des orphelines. Les Jésuites ont +adopté les orphelins. Le P. Brumauld, leur supérieur, a acquis, +moyennant 120,000 francs, une vaste maison de campagne entourée +de 150 hectares de terre cultivable, et là , il a recueilli plus +de 130 orphelins européens qui, sous la direction de différents +professeurs, apprennent les métiers de laboureur, jardinier, +charpentier, menuisier, maçon. Il sortira de là des hommes utiles à +la colonisation, au lieu de vagabonds dangereux qu'ils eussent été. +Sans doute, les Jésuites apprendront à leurs orphelins à aimer Dieu. +Est-ce un si grand mal? Tous mes soldats, à de rares exceptions près, +croient en Dieu, et je vous affirme qu'ils ne s'en battent pas avec +moins de courage... Pour moi, gouverneur de l'Algérie, je demande +à conserver _mes_ Jésuites, parce que, je vous le répète, ils ne me +portent nullement ombrage et qu'ils concourent efficacement au succès +de ma mission. Que ceux qui veulent les chasser nous offrent donc les +moyens de remplacer les soins gratuits et la charité de ces terribles +fils de Loyola. Mais je les connais; ils déclameront et ne feront +rien que grever le budget colonial, sur lequel ils commenceront par +prélever leurs bons traitements, tandis que les Jésuites ne nous ont +rien demandé que la tolérance[469].» Six ans plus tard, au moment +de la mort du maréchal Bugeaud, le P. Brumauld l'appellera «son +plus grand bienfaiteur, son père, le grand-père bien-aimé de ses +orphelins[470]». + +[Note 469: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 310.] + +[Note 470: _Ibid._, p. 311.] + +Cette attitude du maréchal contrastait heureusement avec +l'indifférence que, dans les premières années de l'occupation, les +autorités algériennes avaient témoignée pour les choses religieuses. +C'est qu'en effet, sous ce rapport, la situation s'était améliorée. +La part du culte catholique, dans le budget de la colonie, +originairement de 9,000 francs, atteignait maintenant 150,000 francs. +Grâce à la création de l'évêché d'Alger en 1838, la vie chrétienne, +nulle jusqu'alors, s'était développée. Au lieu des rares prêtres et +des trois ou quatre chapelles misérables que Mgr Dupuch avait trouvés +en Algérie, quand il avait pris possession de son siège épiscopal, on +comptait, en 1845, dans le nouveau diocèse, 91 prêtres, 60 églises +ou chapelles, un séminaire, plusieurs établissements hospitaliers +ou scolaires fondés par des congrégations, des associations de +piété et de charité. Toutefois, celui qui mesurait l'étendue des +besoins était plus frappé encore de ce qui manquait. Cent cinquante +mille francs pour le culte catholique, sur un budget total de cent +trente millions, n'était-ce pas une proportion misérable, dans un +pays où tout était à créer? Que de lieux où les immigrants et les +soldats étaient absolument sans secours religieux! Dans la plupart +des villages qu'elle avait établis, l'administration ne s'était pas +inquiétée de bâtir une église. Les visiteurs recueillaient, à ce +propos, de la bouche des colons, plus d'une plainte. «Point d'église, +point d'école! disait l'un d'eux; nous sommes comme des animaux. Si +nous avions une chapelle, une clochette, on pourrait se rappeler +comment on a été élevé[471].» L'administration ne se bornait pas à +ne pas faire; par routine tracassière et ombrageuse, elle gênait +la libre initiative du clergé. Malheureusement, le premier évêque, +Mgr Dupuch, n'avait pas autant d'esprit de conduite que de zèle, de +prudence que de générosité. Sa charité téméraire et imprévoyante le +fit tomber dans des embarras pénibles et compromettants. Aux prises +avec quatre cent mille francs de dettes qu'il ne pouvait payer, il se +vit réduit à donner sa démission, vers la fin de 1845. Il ne le fit +pas sans élever la voix contre le gouvernement, auquel il reprochait +de ne l'avoir pas soutenu et même de l'avoir entravé. Son successeur, +Mgr Pavy, eut son zèle avec plus de sagesse. Le maréchal Bugeaud le +prit tout de suite fort en gré. «Tenez, monseigneur, lui dit-il un +jour brusquement, si vous n'étiez évêque, je vous voudrais soldat! +Près de moi, sur un champ de bataille, quel bon général vous feriez!» +L'évêque allait-il visiter, dans une de ses tournées pastorales, +quelques-uns des villages créés par l'administration, le gouverneur +se hâtait de l'en remercier. «C'est ainsi, lui écrivait-il, que +l'on console et que l'on encourage les exilés de la patrie, en leur +montrant des sentiments paternels, en même temps qu'on leur offre +les secours de la religion[472].» À Paris également, il était, dans +le gouvernement, des esprits assez clairvoyants et élevés pour +comprendre combien la religion était nécessaire en Algérie, et +pour se rendre compte que, sous ce rapport, il y avait beaucoup à +réparer. «Cette année, pour la première fois, écrivait M. Guizot à M. +Rossi, le 8 mars 1846, je vais prendre à mon compte cette question +de l'Algérie, si grande et si lourde. J'attache à l'établissement +religieux beaucoup d'importance; je crois qu'il en acquerra beaucoup, +et cela me plaît personnellement de ressusciter le christianisme en +Afrique[473].» + +[Note 471: Récit de M. de Bussière. (_Revue des Deux Mondes_ du 1er +novembre 1853, p. 497.)--Le général de La Moricière demandait aux +colons du Sig pourquoi leur village ne grandissait pas: «Ce qui nous +manque, lui répondit une bonne femme, c'est de ne pas entendre le son +des cloches.» (_Le général de La Moricière_, par M. KELLER, t. II, p. +30.)] + +[Note 472: D'IDEVILLE, t. III, p. 308 et 309.] + +[Note 473: _Documents inédits._] + + +VI + +Staouëli montrait ce qu'avec beaucoup d'énergie et de persévérance on +pouvait faire du sol algérien. L'enseignement venait fort à propos, +en présence du découragement que tant d'autres insuccès devaient +produire. Toutefois, les conditions de cette entreprise monacale +étaient trop exceptionnelles pour qu'on y trouvât la solution, +jusqu'alors vainement cherchée, du problème de la colonisation +algérienne. Où était donc cette solution? Le maréchal Bugeaud croyait +le savoir. Il avait un système à lui qu'il jugeait le seul capable +de lever toutes les difficultés et dont il attendait des merveilles. +Convaincu que les échecs subis venaient de ce qu'on avait eu affaire +à des colons civils, «cohue désordonnée, sans force d'ensemble, +parce qu'elle était sans discipline», il voulait faire appel à la +«colonisation militaire»: application nouvelle du principe posé par +lui que «l'armée était tout en Algérie». À l'entendre, on pouvait +trouver facilement, chaque année, parmi les soldats devant encore +trois ans de service, un grand nombre d'hommes disposés à s'établir +en Afrique. Un congé leur serait accordé pour aller chercher +femme en France. L'État leur fournirait le sol, les matériaux, +les instruments, le bétail. Dans chaque village, tout devait être +possédé en commun jusqu'à l'expiration des trois ans. Embrigadés, +commandés, soumis à la discipline militaire, les hommes continuaient, +pendant ces trois ans, à faire partie de l'armée: il n'y avait de +changé que leur mode de service. Dans les saisons où la culture ne +les occuperait pas, ils seraient employés aux travaux publics. En +cas de guerre, ils se trouveraient tout organisés et encadrés pour +faire face au péril. À l'expiration des trois ans, on procéderait +à la liquidation de la communauté: l'État se ferait rembourser de +ses avances; le surplus serait divisé en autant de lots que de +copartageants, et les lots tirés au sort. Le maréchal estimait qu'en +quelques années on établirait ainsi un grand nombre de familles, +composées d'éléments énergiques et disciplinés, dont la présence +assurerait la soumission de la colonie en même temps que la culture +du sol, et permettrait de réduire de moitié l'armée d'occupation. Par +là donc, il prétendait résoudre, à la fois, le problème agricole et +le problème militaire. + +Il y avait longtemps que le maréchal Bugeaud rêvait de ce mode de +colonisation. Avant de commander à Alger, en 1838, il avait fait +paraître une brochure intitulée: _De l'établissement de légions +de colons militaires dans les possessions françaises du nord de +l'Afrique, suivi d'un projet d'ordonnance adressé au gouvernement +et aux Chambres_. Une fois gouverneur général, il ne manqua pas +une occasion de revenir sur sa thèse favorite. Discours à la +Chambre, mémoires au ministre, toasts dans les banquets, brochures, +articles de journaux, correspondance avec les personnages influents, +tout était employé par lui pour tâcher de gagner à ses idées le +gouvernement et l'opinion. Dans l'ardeur de sa conviction, il ne +craignait pas de proposer tout de suite une opération gigantesque, +l'établissement, chaque année, de dix mille soldats colons, soit, +en dix ans, de cent mille familles. Il n'évaluait pas la dépense +à moins de 350 millions et reconnaissait même bientôt qu'elle +pourrait s'élever au double. Il faisait entrevoir, à la vérité, +comme compensation à cette charge, une réduction prochaine de +l'armée d'Afrique, soit une économie annuelle de 40 millions. Quant +à la colonisation civile, il se défendait de vouloir la supprimer +entièrement, et lui laissait, sur la côte, une bande de terrain large +de douze à quinze lieues: c'était au delà , dans l'intérieur des +terres, qu'il entendait placer ses villages de soldats. + +En attendant une mesure générale que seuls les pouvoirs publics +avaient qualité pour décréter, le maréchal, de sa propre autorité, +avait fait un très petit essai de son système. En 1842 et 1843, +il avait fondé trois villages militaires, deux dans le Sahel, un +dans la Métidja. Sur sa demande, le maire de Toulon s'était occupé +de trouver des femmes pour les soldats colons, et ceux-ci étaient +allés en France se marier, comme ils eussent accompli toute autre +corvée commandée: la chose prêta à rire, et il ne paraît pas qu'une +fois la dot mangée, les époux aient fait bien bon ménage. Ce ne +fut pas le seul déboire du maréchal. Au bout de peu de temps, les +colons, absolument dégoûtés du travail en commun et de la propriété +collective, le supplièrent de les «désassocier[474]». En 1845, sur +les trois villages, deux étaient aussi misérables que les villages +civils voisins: c'étaient ceux du Sahel; seul, celui qui était dans +la Métidja devait à l'avantage de sa situation d'être assez prospère. + +[Note 474: Plus tard, en 1849, le maréchal Bugeaud a raconté lui-même +plaisamment l'essai malheureux qu'il avait fait de la propriété +collective, et il s'en est servi comme d'un argument contre les +socialistes et les communistes.] + +Rien donc, dans ces premiers résultats, qui pût détruire les +préventions existant contre le système du maréchal Bugeaud. On +faisait remarquer que des mariages accomplis comme une manoeuvre de +champ de Mars n'étaient pas une façon bien sérieuse de constituer +les familles, condition première de toute bonne colonisation. On +demandait ce que deviendrait la sujétion disciplinaire sur laquelle +le maréchal fondait tout son système, lorsque, au bout de trois ans, +les soldats seraient libérés et redeviendraient des citoyens comme +les autres. Enfin, on insistait sur l'énormité des frais, et la +franchise peu adroite avec laquelle le maréchal avait tout de suite +parlé d'une dépense de plus de 300 millions, donnait beau jeu à ses +adversaires. Ce n'était pas la Chambre qui se montrait le moins +hostile. Les commissions des crédits se prononcèrent à plusieurs +reprises dans leurs rapports contre toute opération de ce genre[475]. +Quant au cabinet, il répugnait visiblement à s'engager dans cette +voie. Le maréchal Soult ne cachait pas qu'il y était opposé. M. +Guizot, d'ordinaire le principal soutien du maréchal Bugeaud dans +les conseils du gouvernement, ne croyait pas pouvoir proposer à ses +collègues plus qu'un essai limité et peu coûteux; encore n'était-il +pas sûr de l'obtenir et le demandait-il moins par goût pour la +colonisation militaire que par égard pour son promoteur. + +[Note 475: Voir notamment le rapport de M. Vatout, du 13 mai 1843, et +celui de M. Magne, du 16 mai 1845.] + +Le gouverneur général n'était pas homme à reculer devant des +oppositions, si nombreuses qu'elles fussent. Il se montrait, au +contraire, chaque jour plus confiant dans son idée. Le ministère +se refusant ou hésitant à se mettre en mouvement, il tenta de +l'entraîner, en prenant audacieusement les devants. Le 9 août 1845, +il adressa cette circulaire à tous les généraux sous ses ordres: +«Général, j'ai lieu de regarder comme très prochain le moment où +nous serons autorisés à entreprendre un peu en grand les essais de +colonisation militaire. Les conditions sont détaillées ci-après. +Invitez MM. les chefs de corps à les faire connaître à leurs +subordonnés et à vous adresser, aussitôt qu'il se pourra, l'état des +officiers, sous-officiers et soldats qui désirent faire partie des +colonies militaires.» Suivait une série d'articles organisant d'une +façon complète ces colonies, absolument comme si le principe en avait +été adopté et qu'il s'agît seulement de l'appliquer. Aussitôt cette +circulaire connue à Paris, l'émotion fut grande dans le cabinet, +dans les Chambres, dans le public. «Pacha révolté», s'écria la +_Presse_. M. Guizot, bien qu'habitué aux incartades du maréchal, ne +put s'empêcher de trouver celle-ci un peu forte. Il fit insérer dans +le _Journal des Débats_ une note officieuse qui, avec des précautions +de langage, remettait à son rang le gouverneur trop indépendant +et lui rappelait «qu'il y avait à Paris un gouvernement et des +Chambres». En même temps, il lui écrivit une lettre de reproches +affectueux. «Peut-être avez-vous cru, lui disait-il, lier d'avance et +compromettre sans retour le gouvernement dans cette entreprise ainsi +étalée tout entière dès les premiers pas. C'est une erreur, mon cher +maréchal.» Et il lui montrait que le seul résultat de son initiative +était «d'embarrasser grandement ses plus favorables amis», ceux qui, +à ce moment, travaillaient et avaient si grand'peine à faire accepter +l'idée d'un essai partiel. Le maréchal sentit qu'il était allé trop +loin; il fit publier par le _Moniteur algérien_ un article destiné à +atténuer la circulaire. Dans sa réponse à M. Guizot, il s'excusa tant +bien que mal. «Cette circulaire, lui écrivait-il, ne devait avoir +aucune publicité... Je dois dire aussi que les termes en étaient +trop positifs; j'aurais dû mettre partout les verbes au conditionnel; +au lieu de dire: _Les colons recevront, etc._, j'aurais du dire: _Si +le gouvernement adoptait mes vues, les colons recevraient, etc._ +Changez le temps du verbe, et vous ne verrez plus qu'une chose +simple, une investigation statistique qui est dans les usages du +commandement et destinée à éclairer le gouvernement lui-même[476].» + +[Note 476: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 194 à 198.] + + +VII + +Si les oppositions que rencontrait le maréchal Bugeaud ne +l'ébranlaient pas dans sa conviction, elles le fatiguaient, +l'irritaient. Il y voyait volontiers une sorte d'ingratitude. Plus +que jamais, d'ailleurs, il se croyait en butte à une malveillance +systématique de la part du maréchal Soult et des bureaux du ministère +de la guerre. Il accusait notamment ces bureaux d'inspirer et de +subventionner le journal _l'Algérie_, qui, de Paris, lui faisait +une guerre acharnée, et dont les attaques trouvaient souvent écho +dans les autres feuilles de la capitale[477]. Ces piqûres de presse +mettaient parfois hors de lui le peu patient gouverneur. Ainsi en +était-il, par exemple, quand _l'Algérie_, par un calcul plein de +malice, exaltait ses lieutenants, La Moricière, Bedeau et surtout le +duc d'Aumale. + +[Note 477: L'_Algérie_, fondée à Paris, en 1843, pour être hors de la +portée du gouverneur général, paraissait six fois par mois, les jours +qui correspondaient aux départs des courriers d'Algérie.] + +Non sans doute que le maréchal ne fût le premier à proclamer les +hautes qualités du vainqueur de la Smala. En 1843, il lui aurait +fait confier, malgré sa jeunesse, l'intérim du gouvernement général, +si le Roi, sur la demande même de son fils, ne se fût opposé à +une élévation trop rapide[478]. Bien souvent depuis, dans ses +conversations comme dans ses lettres, il s'était plu à saluer +dans le duc d'Aumale son futur successeur[479]. Mais n'est-ce pas +quelquefois à l'endroit de leurs héritiers que les vieillards se +montrent le plus ombrageux? Ce fut principalement à l'occasion du +commandement que le prince venait d'exercer, pendant quelque temps, +dans la province de Constantine, que l'_Algérie_ essaya de l'opposer +au gouverneur. Il ne faut pas oublier que cette province se trouvait +dans une situation à part. Ayant échappé à l'action d'Abd el-Kader, +elle était passée, sans interruption, de la domination des Turcs à +celle de la France, et les Arabes, habitués à obéir, nous avaient +acceptés sans trop de peine. Il en était résulté, presque dès le +lendemain de la prise de Constantine, une pacification relative qui +contrastait avec la guerre acharnée dont les deux autres provinces +étaient le théâtre. L'armée n'y avait guère que des courses de police +à faire: aussi, sur cent mille hommes de troupes qui, depuis 1840, +étaient en Algérie, quatorze à dix-huit mille suffisaient pour la +province de Constantine. Il est vrai que, sur plus d'un point de +cette région, nous n'exercions qu'une sorte de souveraineté, parfois +même un peu nominale. Absorbé par sa lutte contre Abd el-Kader, le +maréchal Bugeaud ne regardait guère à ce qui se passait dans l'est +de la colonie, et les généraux qui y commandaient étaient à peu près +livrés à eux-mêmes. Par une heureuse fortune, deux d'entre eux, le +duc d'Aumale et son successeur, le général Bedeau, se révélèrent des +administrateurs éminents. L'_Algérie_ n'avait pas tort quand elle +faisait d'eux un très grand éloge. Mais où elle devenait injuste, +c'est quand elle donnait à entendre que le maréchal Bugeaud aurait pu +obtenir la même pacification dans les provinces d'Alger et d'Oran, +s'il avait su gouverner et administrer, au lieu de ne savoir que +batailler. Si peu fondée qu'elle fût, cette insinuation n'était pas +sans rencontrer quelque crédit dans l'opinion, qui connaissait mal +les faits, et dans la Chambre, toujours impatiente de mettre un +terme aux sacrifices d'hommes et d'argent qu'on lui demandait pour +l'Algérie. + +[Note 478: Voir entre autres une lettre du Roi au duc d'Aumale, en +date du 2 juin 1843, publiée par la _Revue rétrospective_.] + +[Note 479: Le maréchal écrivait, le 23 octobre 1843, à M. Blanqui: +«Je désire qu'un prince me remplace ici... Le duc d'Aumale est +et sera chaque jour davantage un homme capable.» (_Mémoires de M. +Guizot_, t. VII, p. 236.) Vers ce même temps, il s'exprimait ainsi +dans une conversation de bivouac: «Je place très haut les talents +militaires et administratifs de mes trois lieutenants: Changarnier, +La Moricière et Bedeau. Eh bien, si j'avais à faire le choix de +mon successeur au gouvernement de l'Algérie, je n'hésiterais pas à +désigner Mgr le duc d'Aumale, dans lequel se trouvent réunies les +qualités qui constituent le chef d'armée et l'administrateur. Il a +la décision prompte, le courage entraînant, le corps infatigable et +l'amour du travail, le tout dirigé par une haute intelligence et un +ferme bon sens. Joignez à cela le prestige dont l'entoure, aux yeux +de tous et des Arabes surtout, son titre de fils du sultan de France, +et vous aurez en lui le gouverneur qui fera de l'Algérie un royaume +prospère.» (_Trente-deux ans à travers l'Islam_, par Léon ROCHES, t. +II, p. 438.) L'année suivante, le maréchal exprimait de nouveau la +même idée, dans une lettre à M. Guizot. (_Mémoires de M. Guizot_, t. +VII, p. 237.)] + +Le maréchal ne pouvait soupçonner le duc d'Aumale ni le général +Bedeau d'être pour quelque chose dans ces comparaisons; mais elles +ne lui en étaient pas moins fort déplaisantes. Il en était même +venu, sur ce sujet, à un état de susceptibilité qui lui faisait +voir des adversaires jusque chez ses plus sûrs amis. Vers la fin de +la session de 1845, M. de Corcelle ayant, dans un de ses discours, +loué l'administration du duc d'Aumale et mis en relief le bon état +de la province de Constantine, Bugeaud se crut visé et lui envoya +aussitôt ce que l'honorable député appelait plaisamment, dans sa +réponse, un «bouquet de mitraille». Le maréchal laissait voir, avec +une sorte de naïveté, où il se sentait blessé. «Je ne suis pas +jaloux, je vous le jure, écrivait-il, des éloges qu'on donne à mes +lieutenants; je suis heureux de voir louer un prince que j'aime;... +mais je ne puis admettre que ce qu'ils ont fait de louable se +soit opéré sans ma participation... S. A. R. le duc d'Aumale n'a +pas pris une seule mesure administrative sans m'avoir préalablement +consulté... Il n'a rien changé au fond des choses... Il n'a fait +qu'adopter des mesures d'ordre, de surveillance, de régularité; il +me les a soumises, et je les ai approuvées.» Le maréchal déclarait +que «tout cela le décourageait», qu'il ne «se sentait plus la force +de se donner tant de peine, tant de soucis, pour être ainsi jugé». +«Je ne suis pas du tout éloigné, ajoutait-il, de remettre aux mains +des _hommes nouveaux_ que vante l'_Algérie_ et que moi-même j'estime +certainement à leur valeur qui est très réelle, le soin des destinées +de notre conquête.» Et dans une autre lettre: «Vous me dites que je +ne sais pas souffrir la contrariété, parce que je suis entouré d'amis +qui m'approuvent toujours... Il n'y a pas d'homme en France qui +soit plus contrarié que moi.» Puis, revenant sur le «parallèle fort +blessant» dont il se plaignait: «Comment, demandait-il, pouviez-vous +croire que je m'entendrais dire de sang-froid que je ne suis pas le +gouverneur de l'Algérie, que j'administre très mal la portion du pays +qui est sous ma main, pendant que mes lieutenants font très bien sans +ma participation[480]?» + +[Note 480: Lettres du maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, en date du +12 juin et du 8 juillet 1845. (_Documents inédits._)] + +M. de Corcelle n'eut pas de peine à se justifier, et il ne le fit pas +sans dire quelques utiles vérités à son illustre, mais trop ombrageux +ami. «Vous avez, lui écrivait-il, à vous méfier beaucoup de vos +premiers mouvements, lorsque vous rencontrez certaines oppositions +à vos vues, quoique ensuite vous soyez on ne peut plus accessible, +modéré et tolérant. Cette promptitude dans l'attaque ou la défense +n'est tout à fait bonne que devant l'ennemi. C'est dans ce sens que +je vous reprochais les rapides entraînements qui sont la conséquence +d'une humeur très vive, et peut-être d'un grand pouvoir justifié par +de si beaux succès. Si vous revenez vite d'une prévention, comme +vous sabrez tout d'abord les malencontreux opposants, avant de vous +rendre compte de leur pensée! Tenez, mon cher maréchal, je maintiens +que si par esprit d'opposition on entend une certaine vivacité de +prévention, l'ardeur du combat, un peu de raideur au service d'une +théorie ou d'une opinion toute faite, vous êtes, dans ces premiers +transports dont vous savez heureusement revenir, bien plus de +l'opposition que je n'en suis. Vous avez de si glorieuses qualités +que je ne crains pas de vous être moins attaché en vous découvrant +des défauts, et notamment celui d'être prompt à l'exagération et +à l'offense dans le feu des discussions. Je suis convaincu que, +dans vos relations avec l'administration de la guerre, ce sont des +diableries de ce genre qui vous ont causé des embarras. Les mauvais +tours dont vous avez à vous plaindre vous viennent en grande partie +de votre humeur d'opposition et aussi de votre goût pour la polémique +écrite; car, bien que vous soyez un grand homme d'action, je vous +considère comme un très superbe opposant et très habile journaliste. +Vous n'aimez pourtant ni l'opposition ni les journaux. Toute votre +vie, vous serez journaliste contre les journaux; mais, comme vous +serez mieux que cela, il n'y aura pas grand mal[481].» Le maréchal +avait l'âme assez haute et assez droite pour goûter cette franchise +affectueuse. Il mit donc de côté tout ressentiment contre son +ami, mais il n'en demeura pas moins convaincu qu'il était entouré +d'ennemis, et, comme il le disait, qu'une «grosse intrigue d'envieux +et d'ambitieux» se servait du journal _l'Algérie_ et des bureaux +de la guerre pour le «démolir[482]». «J'ai été déclaré incapable +de continuer l'oeuvre, écrivait-il à M. de Corcelle. Mon temps est +fini. On convient que je suis assez bon soldat; mais on dit que je +n'entends rien en administration...; que, d'ailleurs, comme il +n'est plus nécessaire de faire la guerre, on n'a plus besoin de mon +unique talent. On va fermer le temple de Janus. Mais les Arabes se +chargeront de l'ouvrir, et mes grands hommes apprendront bientôt +qu'on ne reste pas en paix à volonté[483].» + +[Note 481: Lettre du 17 septembre 1845. (_Documents inédits._)] + +[Note 482: Expressions dont le maréchal se servait dans une lettre +écrite à M. Guizot, le 18 août 1845. (_Mémoires de M. Guizot_, t. +VII, p. 124.)] + +[Note 483: Lettre du 28 septembre 1845. (_Documents inédits._)] + +Sous le coup de ce découragement et de cette amertume, le maréchal +avait songé, un moment, à donner sa démission. Vers la fin de juin +1845, il avait adressé au gouvernement une lettre dans laquelle il +demandait formellement à être rappelé[484]. Quant aux motifs de sa +détermination, il les exposait ainsi à M. Guizot: «J'ai la conviction +que M. le maréchal Soult a l'intention de me dégoûter de ma situation +pour me la faire abandonner. Cette pensée résulte d'une foule de +petits faits et d'un ensemble qui prouve qu'il n'a aucun égard pour +mes idées, pour mes propositions. Vous avez vu le cas qu'il a fait de +l'engagement, pris devant le conseil, de demander 500,000 francs pour +un essai de colonisation militaire; c'est la même chose de tout, ou +à peu près. Il suffit que je propose une chose pour qu'on fasse le +contraire, et le plus mince sujet de ses bureaux a plus d'influence +que moi sur l'administration et la colonisation de l'Algérie. Dans +tous les temps, les succès des généraux ont augmenté leur crédit; +le mien a baissé dans la proportion du progrès des affaires de +l'Algérie. Je ne puis être l'artisan de la démolition de ce que je +puis, sans vanité, appeler mon ouvrage. Je ne puis assister au triste +spectacle de la marche dans laquelle on s'engage au pas accéléré. +Extension intempestive, ridicule, insensée, de toutes les choses +civiles; amputation successive de l'armée et des travaux publics, +pour couvrir les folles dépenses d'un personnel qui suffirait à une +population dix fois plus forte, voilà le système. Je suis fatigué +de lutter sans succès contre tant d'idées fausses, contre des +bureaux inspirés par le journal _l'Algérie_. Je veux reprendre mon +indépendance, pour exposer mes propres idées au gouvernement et au +pays. Le patriotisme me le commande, puisque j'ai la conviction qu'on +mène mal la plus grosse affaire de la France[485].» + +[Note 484: _Ibid._] + +[Note 485: Lettre du 30 juin 1845. (_Mémoires de M. Guizot_, t. VII, +p. 122, 183 et 184.)] + +Le gouvernement s'apercevait, une fois de plus, que le maréchal +Bugeaud était un agent peu commode. Mais il n'oubliait pas que, +quand, on a la fortune d'être servi par de tels hommes, il faut bien +leur passer quelques bizarreries de caractère. C'est le propre de ces +natures faites pour agir, de savoir mal obéir. M. Guizot rappelait +justement à ce propos que Napoléon disait un jour: «Croit-on que +ce soit une chose toute simple de gouverner un Soult ou un Ney?» +Loin donc de profiter de l'occasion qui lui était offerte de se +débarrasser de Bugeaud, le conseil des ministres décida de le +retenir. Le maréchal Soult lui-même l'informa, en termes excellents +et fort amicaux, du désir qu'avaient le Roi et le cabinet tout entier +de le voir conserver ses fonctions[486]. Touché de cette démarche, +le gouverneur n'insista pas sur sa démission. À ce même moment, +d'ailleurs, il se faisait prendre en faute avec sa circulaire du 9 +août 1845 sur la colonisation militaire, et la conscience de son tort +le rendait plus conciliant. Il sollicita seulement un congé, pour +venir conférer avec le ministre de la guerre et se rendre compte +s'il pouvait se mettre d'accord avec lui. «J'irai droit mon chemin, +écrivait-il à M. Guizot, le 18 août 1845, tant que je serai soutenu +par le gouvernement du Roi. Je serai dédommagé des déclamations des +méchants par l'assentiment général de l'armée et de la population +de l'Algérie. Le 6 ou 7 septembre, je serai près de M. le maréchal +Soult. Je traiterai avec lui de quelques-unes des principales +questions. Si nous pouvons nous entendre, comme j'en ai l'espoir +d'après les bonnes dispositions qu'il me montre depuis quelque +temps, je me remettrai de nouveau à la plus rude galère à laquelle +ait jamais été condamné un simple mortel[487].» À la même époque, +il disait au colonel de Saint-Arnaud: «Si l'on ne me comprend pas, +si l'on ne veut pas me comprendre, je ne reviendrai pas. Si tout +s'arrange, comme je le crois, je serai de retour à Alger dans les +premiers jours de novembre[488].» + +[Note 486: Tous ces faits sont rapportés par le maréchal lui-même, +dans une lettre qu'il écrivit ultérieurement à M. de Corcelle, le 28 +septembre 1845. (_Documents inédits._)] + +[Note 487: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 124.] + +[Note 488: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._] + +Le gouverneur s'embarqua pour la France le 4 septembre 1845, et se +rendit tout droit à Soultberg, résidence du ministre de la guerre +dans le Tarn. L'entrevue se passa beaucoup mieux qu'on ne pouvait s'y +attendre. Le maréchal Bugeaud s'était appliqué, comme il l'écrivait +lui-même à M. Guizot, «à y mettre du moelleux et de la déférence». De +son côté, le maréchal Soult, trop fatigué pour ne pas désirer éviter +un conflit avec un contradicteur si considérable et d'ordinaire si +véhément, chercha à être aimable. Bugeaud se bornait, pour le moment, +à demander une chose qu'il n'y avait aucune raison de lui refuser: +c'était la constitution d'une commission de pairs, de députés et +d'autres personnages compétents, qui serait envoyée en Afrique et +y rechercherait, de concert avec le gouverneur, la solution des +problèmes intéressant l'avenir de l'Algérie, notamment du problème +de la colonisation. Le maréchal Bugeaud sortit de cette conférence +«très satisfait[489]». «Pendant les deux jours que nous avons +discuté sur les affaires d'Afrique, mandait-il peu après à M. Guizot, +je n'ai trouvé, chez le ministre de la guerre, que d'excellents +sentiments pour moi et de très bonnes dispositions pour les affaires +en général[490].» + +[Note 489: Ce sont les expressions dont le maréchal Bugeaud se +servait dans la lettre écrite à M. de Corcelle, le 28 septembre 1845. +(_Documents inédits._)] + +[Note 490: Lettre du 28 septembre 1845. (_Mémoires de M. Guizot_, t. +VII, p. 198.)] + +Le gouverneur se faisait illusion: après avoir vu longtemps les +choses trop en laid, il les voyait maintenant trop en beau. Elles +n'étaient pas à ce point éclaircies et pacifiées entre le ministre +de la guerre et lui. Au fond, ils étaient toujours en désaccord sur +la question principale, celle de la colonisation militaire, et l'on +devait s'attendre qu'à l'heure de préciser davantage les résolutions +à prendre, ce désaccord se manifestât de nouveau. Mais avant que rien +de ce genre eût pu se produire, survinrent d'Afrique de tragiques +nouvelles qui reléguèrent aussitôt au second plan tous les problèmes +sur lesquels on discutait depuis quelque temps. Il s'agissait bien de +se quereller sur un mode de colonisation! C'était la soumission même +de l'Algérie qui paraissait remise en question. + + +VIII + +Quand le maréchal Bugeaud s'était embarqué pour la France, le 4 +septembre 1845, tout semblait tranquille en Algérie. Il n'était +pas parti depuis quelques jours, que divers symptômes d'agitation +se manifestaient avec une simultanéité inquiétante. Bou-Maza +reparaissait dans le Dahra, et telle était la vigueur de ses premiers +coups, que nos troupes se trouvaient tout d'abord réduites à la +défensive. Ailleurs surgissaient d'autres fauteurs de révoltes, qui, +eux aussi, se paraient du surnom, devenu populaire, de Bou-Maza. Sur +notre frontière de l'Ouest, des troubles, visiblement suscités par +Abd el-Kader, obligeaient le général Cavaignac, qui commandait dans +Tlemcen, à se mettre en campagne, et, dès ses premiers pas, il était +étonné de la résistance qu'il rencontrait. On ne savait pas encore +quelle importance il fallait attacher à tous ces incidents, quand +se répandit une nouvelle bien autrement grave et douloureuse: une +colonne française venait d'être surprise et détruite par Abd el-Kader. + +Voici en quelles circonstances. Le poste de Djemâa-Ghazouat, situé +sur la côte, près du Maroc, était commandé par le lieutenant-colonel +de Montagnac, officier admirable de bravoure et d'énergie, mais +péchant quelquefois par excès de fougue et d'audace. En dépit des +recommandations expresses qui lui avaient été faites de «ne pas +aller livrer des combats au dehors», Montagnac, au premier bruit +des mouvements d'Abd el-Kader, crut devoir se porter au secours +d'une tribu fidèle, menacée par l'émir. Le 21 septembre 1845, il +se mit en route avec 346 fantassins du 8e bataillon des chasseurs +d'Orléans et 62 hussards. Dès le lendemain, il était rejoint par +un messager du général Cavaignac qui rappelait à Tlemcen le 8e +bataillon de chasseurs. Montagnac ne pensa pas être tenu d'obéir +avant d'avoir infligé un échec à l'ennemi, avec lequel il avait +commencé à échanger des coups de fusil. Il poussa donc plus avant. +Le 23, près du marabout de Sidi-Brahim, à un moment où sa troupe +se trouve imprudemment morcelée en trois petits corps, celui qui +marchait en tête tombe dans une sorte d'embuscade, et est enveloppé +par une cavalerie très nombreuse qu'Abd el-Kader dirige lui-même. +Aux premiers coups de feu, Montagnac est mortellement blessé. Nos +soldats se réunissent sur un mamelon, sans autre espoir que de vendre +chèrement leur vie; bientôt les munitions sont épuisées; personne, +néanmoins, ne songe à se rendre. Alors, rapporte l'un des rares +survivants de ce combat, «les Arabes, resserrant le cercle autour +de ce groupe immobile et silencieux, le font tomber sous leur feu, +comme un vieux mur». Au bout de peu de temps, il n'y a plus, du côté +des Français, que des cadavres ou des blessés ne donnant presque +plus signe de vie. À ce moment, le second détachement, mandé dès le +début par Montagnac, accourt sur le lieu du combat; aussitôt accablé +par les vainqueurs, il subit le même sort. Reste l'arrière-garde, +demeurée auprès des bagages et composée de 80 carabiniers sous les +ordres du capitaine Géreaux. Les Arabes fondent sur elle. Géreaux +ne se trouble pas; le marabout de Sidi-Brahim est à sa portée: +il se jette dedans, s'y barricade et résiste aux plus furieuses +attaques. Abd el-Kader lui fait porter une sommation de se rendre, +avec promesse de vie sauve. Le capitaine lit la lettre à ses hommes, +qui n'y répondent que par les cris de: «Vive le Roi!» et hissent sur +le marabout un drapeau fait avec des lambeaux de vêtement. Après +de nouvelles attaques, l'émir fait faire une seconde sommation; il +ordonne, cette fois, qu'elle soit transmise par un des officiers +prisonniers et blessés, l'adjudant-major Dutertre. Celui-ci s'avance +vers le marabout: «Chasseurs, s'écrie-t-il, on va me décapiter +si vous ne posez les armes, et moi, je viens vous dire de mourir +jusqu'au dernier plutôt que de vous rendre.» Sa tête tombe aussitôt. +Le combat reprend plus acharné, interrompu deux fois encore par des +sommations sans résultat. L'émir, lassé de cette résistance qui lui +coûte très cher, prend le parti de s'éloigner avec le gros de son +armée, en laissant seulement les forces nécessaires pour bloquer +étroitement le marabout. Les assiégés n'ont ni vivres ni eau. Ils +passent ainsi trois longs jours, attendant un secours qui aurait +dû venir et qui ne vient pas. Enfin, le 26, aimant mieux tomber en +combattant que de mourir de faim et de soif, ils s'élancent hors +de leur réduit, en emportant leurs blessés. Ce coup de désespoir +semble d'abord leur réussir; ils font une trouée à travers les Arabes +stupéfaits et se dirigent en bon ordre vers Djemâa. Déjà l'on peut +distinguer les murs de la ville, quand, à la vue d'un filet d'eau qui +coule au fond d'un ravin, les hommes, en dépit de leurs officiers, +quittent leurs rangs, se précipitent dans le ravin et se jettent à +plat ventre pour étancher la terrible soif qui les dévore depuis +trois jours. Ce désordre n'échappe pas aux Arabes qui accourent et, +de la hauteur, font pleuvoir les balles sur les malheureux buveurs: +tous succombent. Géreaux cependant a essayé de continuer la retraite +avec les quelques hommes qui ne se sont pas débandés; mais ils ne +sont plus assez nombreux et finissent par être écrasés; le capitaine +tombe, mortellement atteint. Douze soldats seuls parviennent à +rejoindre les cavaliers sortis de Djemâa à leur rencontre: c'est +tout ce qui revient des 425 hommes partis de cette ville, cinq jours +auparavant, avec le colonel de Montagnac[491]. + +[Note 491: J'ai suivi principalement le beau récit donné de cet +incident par M. le duc d'Aumale, dans son livre: _Zouaves et +chasseurs à pied_.] + +Quand on sut à Alger le désastre de Sidi-Brahim, l'émotion y +fut extrême; dans l'imagination du public, l'événement prit les +proportions d'une catastrophe. L'effet en fut encore aggravé par la +série de mauvaises nouvelles qui survinrent coup sur coup, dans les +jours suivants. La plus douloureuse fut celle de la capitulation +d'Aïn-Temouchent: le lieutenant Marin conduisait 200 hommes, la +plupart sortant de l'hôpital, de Tlemcen à Aïn-Temouchent; apercevant +sur sa route des cavaliers qu'il reconnaît pour ceux d'Abd el-Kader, +il perd la tête; sans avoir été même attaqué, il court à l'émir et se +rend à lui avec toute sa troupe[492]. Il n'était pas à craindre sans +doute qu'une défaillance aussi inexplicable trouvât des imitateurs; +mais, succédant, à quarante-huit heures d'intervalle, au désastre de +Sidi-Brahim, elle était bien de nature à exalter les Arabes. Tout +d'ailleurs révélait un soulèvement prémédité et concerté: à Sebdou, +le commandant Billot était attiré dans une embuscade et massacré avec +toute son escorte; le chef du bureau arabe de Tiaret était enlevé +par trahison; des caïds, amis de la France, tombaient assassinés; +plusieurs postes étaient attaqués, des ponts et des magasins brûlés, +des communications interrompues; la majeure partie des tribus de la +subdivision de Tlemcen prenait les armes et rejoignait Abd el-Kader. +«Qui sait ce qui arrivera? écrivait le colonel de Saint-Arnaud, à +la date du 3 octobre. Abd el-Kader peut aussi bien être dans la +Métidja, dans un mois, que fuyant dans le Maroc, sans suite, avant +dix jours... Une seule chose est certaine, c'est que la guerre +sainte a éclaté et a débuté par une catastrophe qui a atterré les +colons et jusqu'aux négociants d'Alger.» + +[Note 492: Ce malheureux officier, qui avait donné antérieurement des +preuves de bravoure, fut remis plus tard en liberté par Abd el-Kader. +Traduit devant un conseil de guerre, il fut condamné à mort; mais +cette sentence fut annulée.] + +Dès le 28 septembre 1845, le général de La Moricière, gouverneur +par intérim, avertit le maréchal Soult que «la situation était fort +grave». «Vous jugerez sans doute indispensable, ajoutait-il, que +M. le maréchal Bugeaud rentre immédiatement en Algérie.» Le même +jour, il dépêchait directement au maréchal le commandant Rivet, +pour presser son retour. En attendant, il ne demeurait pas inactif. +Jugeant avec raison que le plus grand péril n'était pas à l'intérieur +avec Bou-Maza et ses imitateurs, mais sur la frontière de l'Ouest, où +il fallait tâcher de barrer le chemin à Abd el-Kader, il s'y porta +immédiatement de sa personne. Le 8 octobre, il rejoignait le général +Cavaignac au delà de Tlemcen, attaquait vigoureusement avec lui les +tribus révoltées, les battait, mais sans atteindre l'émir lui-même, +qui, suivant son habitude, s'était dérobé. + +Ce fut le 6 octobre que le commandant Rivet arriva à la Durantie, en +Périgord, où était le maréchal Bugeaud, et lui fit part de ce qui +se passait en Algérie. En présence de tels événements, le maréchal +ne songea plus à se retirer ni à marchander les conditions de son +retour. Le péril l'appelait, et aussi l'espérance d'acquérir une +nouvelle gloire dont il se servirait pour faire prévaloir ses idées. +«Je pars dans la nuit du 7 au 8, écrivit-il, le 6, au ministre de la +guerre. J'ai pensé qu'étant encore gouverneur nominal de l'Algérie, +je ne pouvais me dispenser de répondre à l'appel que me font l'armée +et la population, que ce serait manquer à mes devoirs envers le +gouvernement et mon pays.» Il ajoutait, après avoir énuméré avec +précision les renforts dont il avait besoin: «Nous allons, Monsieur +le maréchal, jouer une grande partie qui peut être décisive pour +notre domination, si nous la jouons bien, ou nous préparer de +grandes tribulations et de grands sacrifices, si nous la jouons mal. +L'économie serait ici déplorable.» Il écrivait en même temps à M. +Guizot: «Les circonstances sont très graves; elles demandent de +promptes décisions. Ce n'est pas le cas de vous entretenir de mes +griefs et des demandes sans l'obtention desquelles je ne comptais +pas rentrer en Algérie. Je cours à l'incendie; si j'ai le bonheur de +l'apaiser encore, je renouvellerai mes instances pour faire adopter +des mesures de consolidation de l'avenir. Si je n'y réussis pas, rien +au monde ne pourra m'attacher plus longtemps à ce rocher de Sisyphe. +C'est bien le cas de vous dire aujourd'hui ce que le maréchal de +Villars disait à Louis XIV: Je vais combattre vos ennemis et je vous +laisse au milieu des miens[493].» + +[Note 493: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 200 et 201.] + +Seulement, comme si le maréchal ne pouvait s'empêcher de mêler à +ses plus généreuses résolutions quelqu'une de ces «diableries» dont +parlait M. de Corcelle, il adressait, à cette même date du 6 octobre, +la lettre suivante au préfet de la Dordogne: «M. le chef d'escadron +Rivet m'apporte d'Alger les nouvelles les plus fâcheuses; l'armée +et la population réclament à grands cris mon retour. J'avais trop à +me plaindre de l'abandon du gouvernement vis-à -vis de mes ennemis +de la presse et d'ailleurs, pour que je ne fusse pas parfaitement +décidé à ne rentrer en Algérie qu'avec la commission que j'ai +demandée et après la promesse de satisfaire à quelques-unes de mes +idées fondamentales; mais les événements sont trop graves pour que +je marchande mon retour au lieu du danger.» Puis, après avoir donné +au préfet quelques détails sur l'insurrection, il finissait ainsi: +«Il est à craindre que ceci ne soit une forte guerre à recommencer. +Hélas! les événements ne donnent que trop raison à l'opposition que +je faisais au système qui étendait sans nécessité l'administration +civile et diminuait l'armée pour couvrir les dépenses de cette +extension. J'ai le coeur navré de douleur de tant de malheurs et +de tant d'aveuglement de la part des gouvernants et de la presse +qui nous gouverne plus qu'on n'ose l'avouer.» Ce ne pouvait être +sérieusement que le maréchal attribuait l'agression d'Abd el-Kader +à la prétendue extension de l'administration civile. Quant au +reproche d'abandon adressé au gouvernement, il venait d'autant plus +mal à propos qu'en ce moment le ministère expédiait d'urgence les +renforts demandés; ces renforts, qui ne comprenaient pas moins de +six régiments d'infanterie et deux de cavalerie, devaient porter +à 107,000 hommes l'armée d'Algérie. Encore n'y aurait-il eu que +demi-mal, si cette injuste récrimination se fût produite à huis clos. +Mais la lettre du maréchal, communiquée étourdiment par le préfet +au rédacteur du _Conservateur de la Dordogne_, fut publiée par ce +journal et, de là , fit le tour de la presse, avec les commentaires +qu'on peut supposer. Fort penaud de cette publication et du bruit +qu'elle faisait, le gouverneur se hâta de déclarer qu'il n'y était +pour rien. «Ma lettre, écrivit-il à M. Guizot, était la communication +confidentielle d'un ami à un ami; elle ne devait avoir aucune +publicité. C'est encore une tuile qui me tombe sur la tête. Je le +déplore surtout parce que la presse opposante ne manquera pas d'en +tirer parti contre le gouvernement.» M. Guizot ne se contenta pas de +cette sorte d'excuse et jugea nécessaire de faire sentir au maréchal +le tort de sa conduite: «Je ne puis accepter, lui répondit-il, votre +reproche que vous n'avez pas été soutenu par le gouvernement. Il +appartient et il sied aux esprits comme le vôtre, mon cher maréchal, +de distinguer les grandes choses des petites, et de ne s'attacher +qu'aux premières. Il n'y a, pour vous, en Afrique, que deux grandes +choses: l'une d'y avoir été envoyé, l'autre d'y avoir été pourvu, +dans l'ensemble et à tout prendre, de tous les moyens d'action +nécessaires. Le cabinet a fait pour vous ces deux choses-là , et il +les a faites contre beaucoup de préventions et à travers beaucoup +de difficultés... Après cela, qu'à tel ou tel moment, sur telle ou +telle question, le gouvernement n'ait pas partagé toutes vos idées, +ni approuvé tous vos actes, rien de plus simple: c'est son droit. Que +vous ayez même rencontré, dans telle ou telle commission, dans tel +ou tel bureau, des erreurs, des injustices, des idées fausses, de +mauvais procédés, des obstacles, cela se peut; cela n'a rien que de +naturel et presque d'inévitable; ce sont là des incidents secondaires +qu'un homme comme vous doit s'appliquer à surmonter, sans s'en +étonner ni s'en irriter, car il s'affaiblit et s'embarrasse lui-même +en leur accordant, dans son âme et dans sa vie, plus de place qu'il +ne leur en appartient réellement.» M. Guizot engageait le maréchal à +faire comme lui, «à laisser dire les journaux» et à compter sur la +tribune pour mettre sa conduite en lumière; «c'est là , ajoutait-il, +que vous devez être défendu, mais grandement et dans les grandes +occasions, non pas en tenant les oreilles toujours ouvertes à ce +petit bruit qui nous assiège, et en essayant, à tout propos et bien +vainement, de le faire taire». Le ministre terminait par des plaintes +sur la publication de la lettre au préfet de la Dordogne. «Cette +lettre, disait-il, m'a affligé pour vous et m'a blessé pour moi... +C'est là un désordre. Vous ne le souffririez pas autour de vous. Et, +croyez-moi, cela ne vaut pas mieux pour vous que pour le pouvoir +auquel vous êtes dévoué[494].» + +[Note 494: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 203 à 207.] + +Le maréchal n'avait à peu près rien à répondre à ces amicales +réprimandes, ou, du moins, il n'avait qu'une réponse à faire, +c'était de montrer, une fois de plus, que, s'il parlait quelquefois +de travers, cela ne l'empêchait pas de bien agir. Pendant ce temps, +d'ailleurs, il poursuivait rapidement sa route vers l'Afrique, +s'embarquait à Marseille, et arrivait à Alger le 15 octobre 1845. La +population s'était portée en foule au-devant de lui, témoignant par +son attitude, et de l'alarme que lui causaient les événements, et de +la confiance que lui rendait le retour du gouverneur général. + + +IX + +C'était l'une des qualités maîtresses du maréchal Bugeaud--véritable +don de général en chef--de voir, dans une crise, tout de suite +et très nettement ce qu'il y avait à faire. À peine a-t-il pris +terre en Algérie, que son plan est arrêté. Toujours persuadé que le +moyen de dompter Abd el-Kader, c'est de lui enlever l'impôt et le +recrutement[495], il se donne pour tâche principale de lui fermer +l'entrée du Tell, seule partie du territoire où l'émir peut trouver, +avec quelque abondance, de l'argent, des vivres et des soldats. Les +mesures déjà prises par le général de La Moricière ont barré le +passage, à l'ouest, sur la frontière du Maroc. Le gouverneur devine +que, devant cet obstacle, l'ennemi fera un détour par le désert, +et cherchera, au sud, quelque fissure. Dans cette prévision, dont +l'événement devait démontrer la justesse, il décide de former, sur +toute la lisière des hauts plateaux, comme une chaîne continue de +petites colonnes mobiles. Ces colonnes auront charge de guetter +Abd el-Kader, de le repousser, de le poursuivre, de l'atteindre +s'il est possible, de ne pas lui laisser un moment de repos en n'en +prenant pas elles-mêmes, de ne lui permettre de rien organiser nulle +part, et enfin de frapper impitoyablement les tribus qui seraient +tentées de le soutenir. Le gouverneur ne néglige pas non plus les +révoltes intérieures suscitées par les divers Bou-Maza: le soin de +les réprimer sera confié à plusieurs autres colonnes. Cette extrême +dispersion des troupes pouvait paraître, à un certain point de vue, +une cause de faiblesse. La première loi de la guerre n'est-elle pas +de concentrer ses forces, au lieu de les morceler? Bugeaud a expliqué +lui-même, plus tard, à ses soldats, les raisons qui lui faisaient, +en cette circonstance, déroger à la règle ordinaire. «Évacuer une +partie du pays pour se concentrer, leur a-t-il dit, c'eût été laisser +à notre adversaire les ressources de l'impôt et du recrutement, +ainsi que toutes les forces locales. Il aurait bientôt formé une +armée régulière pour appuyer les goums des tribus. C'eût été aussi +renverser le gouvernement des Arabes, si péniblement institué par +nous, et livrer à la vengeance implacable d'un chef irrité tous les +hommes compromis pour notre cause. Comment, plus tard, aurions-nous +pu reconstituer ce gouvernement, si nous avions lâchement abandonné +les chefs qui, presque tous, nous sont restés fidèles? Il fallait +tout conserver[496].» + +[Note 495: Voir la conversation que Bugeaud, avant sa nomination au +poste de gouverneur général, avait eue avec le Roi (plus haut, t. V, +p. 267).] + +[Note 496: Ordre du jour adressé aux troupes, le 2 mars 1846.] + +Le maréchal n'est pas moins prompt à exécuter son plan qu'à le +concevoir. Débarqué le 15 octobre 1845 à Alger, il entre en campagne +dès le 18, et, le 24, il arrive près de Teniet el-Had, sur la limite +du désert. À la fin de novembre, douze colonnes sont en mouvement; +peu après, on en compte dix-huit. Les plus nombreuses, celle par +exemple que commande le gouverneur général, ont moins de trois +mille hommes. À leur tête sont, outre le maréchal, des officiers +vigoureux, ayant l'expérience de la guerre d'Afrique: La Moricière, +Cavaignac, Géry, Korte, Bourjolly, Arbouville, Marey, Saint-Arnaud, +Jusuf, Canrobert, Pélissier, Comman, Camou, Gentil, Bosquet; il faut +y ajouter Bedeau, qui commandait depuis quelque temps à Constantine, +mais que la tranquillité de cette partie de l'Algérie a permis d'en +éloigner momentanément pour l'employer au sud de la province d'Alger. +Quelques-unes de ces colonnes opèrent, dans l'intérieur du cercle, +contre Bou-Maza qu'elles ne parviennent pas du reste à saisir, et +contre ses nombreux homonymes, dont plusieurs sont pris et passés +par les armes[497]. La plupart agissent ou tâchent d'agir contre +Abd el-Kader. Savoir où se trouve l'ennemi est déjà fort difficile; +le joindre, à peu près impossible. L'émir glisse entre les mains de +ceux qui croient l'avoir cerné. D'une mobilité prodigieuse, faisant +cinquante lieues en deux jours, il trouve partout des sympathies, +des renseignements sûrs, des provisions, des chevaux frais. Depuis +les confins de la province de Constantine jusqu'au Maroc, toutes +nos troupes sont ainsi dans une alerte continuelle: ce ne sont que +marches et contremarches à la recherche d'un adversaire invisible, +bien qu'on devine partout sa présence. Il n'était pas dans les +habitudes et dans le tempérament du maréchal de s'en tenir à la +défensive: dès le commencement de décembre, il lance dans le désert +des colonnes légères et rapides. Jusuf, qui commande l'une d'elles +et la mène avec une vitesse endiablée, approche plusieurs fois d'Abd +el-Kader, mais sans l'atteindre. Celui-ci, pendant qu'on court +vainement après lui dans le sud, pointe audacieusement vers le nord, +passe entre les trois ou quatre colonnes qui le guettent, franchit +la lisière du Tell et pénètre dans l'Ouarensenis. Le maréchal se +retourne et tâche de serrer le cercle autour de l'envahisseur. Le +23 décembre, à Temda, Jusuf se heurte enfin aux réguliers d'Abd +el-Kader; mais ceux-ci se dispersent trop vite pour que le combat +soit décisif; l'émir n'en reste pas moins dans l'Ouarensenis, où +il trouve de quoi se refaire. Jusuf, d'ailleurs, est dérouté. +Heureusement, La Moricière, toujours ingénieux à deviner les +mouvements des Arabes, se lance sur la bonne piste, avec des troupes +relativement fraîches. Pas plus que les autres, il ne met la main sur +l'insaisissable adversaire; mais, par l'habileté et la rapidité de +ses manoeuvres, il l'oblige, dans les premiers jours de janvier 1846, +à sortir du Tell et à rentrer dans le désert. Guerre singulière, où +l'on peinait beaucoup, sans avoir presque jamais l'occasion de se +battre. «Il n'y avait pas de bataille à livrer, écrivait le colonel +de Saint-Arnaud, le 24 janvier, puisque l'ennemi fuyait toujours. Il +n'y avait qu'une chose à faire, empêcher l'émir de descendre dans +les plaines, l'user en le réduisant à l'impuissance. Pour cela, il +fallait se montrer partout, lutter d'activité, de persévérance, +d'énergie, courir toujours et souvent frapper dans le vide... Le +maréchal manoeuvre et organise. Le pays est mauvais, on manque de +tout, et on a l'air de ne rien faire. Pour accepter un pareil rôle, +il faut être grand et sûr de soi! Ce rôle aurait compromis des +réputations moins solides. La chose la plus facile à la guerre, c'est +la bataille, pour l'homme de guerre, s'entend. Mais manoeuvrer contre +un ennemi aux abois, qui se rattache à tout, mobile comme un oiseau, +c'est plus difficile, et personne, en ce genre, n'aurait fait autant +que le maréchal[498]. + +[Note 497: Saint-Arnaud, chef de l'une de ces colonnes, écrivait, le +3 novembre 1845: «Tous ces chérifs paraissent et disparaissent.» Il +ajoutait, le 6 décembre: «Je poursuis à mort les chérifs qui poussent +comme des champignons. C'est un dédale; on ne s'y reconnaît plus. +Depuis l'aîné, Bou-Maza, nous avons Mohammed-bel-Cassem, Bou-Ali, +Ali-Chergui, Si-Larbi, Bel-Bej; enfin je m'y perds. J'ai déjà tué +Ali-Chergui chez les Medjaja; je viens de tuer Bou-Ali chez les +Beni-Derjin.» (_Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._)] + +[Note 498: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._] + +Après avoir forcé Abd el-Kader à sortir de l'Ouarensenis, La +Moricière mandait à un de ses amis: «Voilà désormais l'émir dans +un pays où il n'y a pas grand'chose à boire ni à manger, où le +bois manque, où le froid est excessif. Je doute qu'il y refasse sa +cavalerie. Je ne l'y suivrai pas... Il ne faut pas lui laisser +toucher terre dans le Tell; mais il n'y a pas grand inconvénient +à le laisser se morfondre dans le désert[499].» La Moricière se +faisait illusion: Abd el-Kader n'était pas homme à se «morfondre» +ainsi. Dès la fin de janvier 1846, on apprenait qu'il avait rassemblé +environ quinze cents cavaliers appartenant aux tribus des hauts +plateaux, et qu'à leur tête il se dirigeait vers l'est. Ne devait-on +pas craindre qu'il ne cherchât de ce côté quelque moyen de rentrer +dans le Tell? Le maréchal Bugeaud, suivant de loin le mouvement de +son adversaire, se transporta rapidement d'Aïn-Toukria à Boghar, +et chargea les colonnes des généraux Bedeau, d'Arbouville et Marey +de garder toutes les entrées du Tell, entre Boghar et la province +de Constantine. Cependant la nouvelle qu'Abd el-Kader se trouvait +maintenant au sud de la province d'Alger, produisait, dans le nord +de cette province, une agitation qui gagnait jusqu'aux tribus de la +Métidja; l'émir avait du reste soin de faire répandre parmi elles le +bruit de sa prochaine arrivée. Il devenait urgent de leur en imposer +par quelque démonstration. Mais comment la faire? Le général de Bar, +qui commandait à Alger, n'avait à peu près aucune force armée sous +la main; toutes les garnisons des villes de la côte avaient été +employées à grossir les colonnes mobiles. Dans ces circonstances, +le maréchal n'hésita pas à télégraphier de Boghar, le 2 février, au +général de Bar, d'armer les condamnés militaires et d'organiser +deux bataillons de la milice, sorte de garde nationale de la ville +d'Alger. La seule annonce de cette mesure effraya la population +civile autant que l'eût fait le mal même contre lequel on se mettait +en garde. Le général de Bar, embarrassé de cette émotion, en référa +au gouverneur, qui lui répondit, le 5 février, en confirmant son +ordre: «La mesure, disait-il, est de nature à prévenir, non à +susciter des alarmes. Il n'y a réellement pas de dangers sérieux, +quant à présent, et nous comptons bien les éloigner pour l'est, comme +nous l'avons fait pour l'ouest; mais une sage prévision a dicté +mon ordre.» Le maréchal prit en outre le parti de se rapprocher +un peu d'Alger, sans cependant perdre de vue les régions du sud; +quelques jours après, il campait devant Médéa. L'un des motifs de +ce mouvement paraît avoir été le désir de ramener ses troupes à la +côte, pour les refaire. Les soldats ne pouvaient supporter longtemps +la vie à laquelle les soumettait l'infatigable gouverneur. Déjà , à +la fin de décembre, celui-ci avait dû, une première fois, laisser +à Orléansville son infanterie exténuée, et avait emmené à la place +celle du colonel de Saint-Arnaud. Le second relais se trouvait +maintenant fourbu comme le premier; les uniformes étaient en loques, +les souliers usés, beaucoup d'hommes malades ou éclopés. La cavalerie +de la colonne commandée par Jusuf paraissait plus misérable encore: +«Les chevaux, raconte un témoin, étaient de vraies lanternes: on +voyait au travers»; à peine en comptait-on deux cents en état, non +certes de charger, mais de marcher. + +[Note 499: _Le général de La Moricière_, par KELLER, t. I, p. 418.] + +Pendant ce temps, que devenait Abd el-Kader? Se jouant, une fois de +plus, de toutes les colonnes qui le poursuivaient ou le guettaient, +il les tournait par l'est, descendait comme une trombe la vallée du +haut Isser, tendait la main à Ben-Salem, son ancien khalifa dans +ces régions, razziait les tribus fidèles à la France et arrivait +jusque sur le bas Isser, près de la mer, à quelques lieues d'Alger, +sur la lisière de la Métidja vide de troupes et pleine de colons. +Allait-il se jeter sur cette plaine? Sans doute ce ne pourrait +jamais être qu'une incursion aussi passagère qu'audacieuse; il +suffirait que les colonnes agissant dans le sud revinssent vers la +côte, pour contraindre l'envahisseur à une retraite précipitée; mais +elles étaient loin; il leur fallait plusieurs jours pour arriver; +en attendant, l'émir n'aurait-il pas le temps de tout dévaster et +massacrer dans les fermes et les villages européens de la Métidja? +De quel effet ne serait pas, sur l'opinion, en Algérie et en France, +cette répétition des désastres de 1839, venant en quelque sorte +démontrer l'inanité des résultats que le maréchal Bugeaud se vantait +d'avoir obtenus par six années d'efforts et de sacrifices! Quel +découragement pour ceux qui avaient cru en lui! Quel triomphe pour +ses adversaires! Certainement sa gloire ne résisterait pas à un +pareil coup. + +La dépêche annonçant cette stupéfiante irruption parvint au +gouverneur pendant qu'il campait sous Médéa. C'était le soir, +et, suivant son habitude, il faisait une partie de whist, sous +sa tente, avec ses deux aides de camp, le commandant Rivet et le +capitaine Trochu. Ceux-ci ont aussitôt l'impression tellement vive +du péril, que, raconte l'un d'eux, leur langue desséchée s'attache +à leur palais et les empêche de parler[500]. Mais le maréchal, +admirablement tranquille et posant un moment ses cartes: «En voilà +une bonne! dit-il; faisons sans tarder tout ce que nous pourrons.» Il +télégraphie d'abord à Alger de réunir les condamnés, les miliciens, +tous les gendarmes de la région, et de les mettre en évidence +sur les hauteurs de la Métidja, pour simuler une préparation de +défense. Il appelle ensuite Jusuf: «Combien avez-vous de chevaux +sur pied? lui demande-t-il.--Deux cents.--Pouvez-vous être demain +dans la Métidja?--Oui, en allant au pas.--Partez tout de suite, +et montrez-vous sur les points les plus en vue.» Le gouverneur +complète ses mesures en annonçant qu'avec le reste de la colonne, +il se mettra en route au point du jour. Se retournant alors vers +ses aides de camp, toujours imperturbable: «Messieurs, reprenons +notre whist.»--«Je recevais là , plus encore qu'à Isly, a écrit plus +tard le général Trochu, une inoubliable leçon d'équilibre dans le +commandement, à l'heure des grands périls.» Le lendemain, la colonne +du maréchal Bugeaud marchait rapidement dans la direction du bas +Isser, en tenant les hauteurs qui bordent la Métidja, quand le +capitaine Trochu, qui cheminait en tête, absorbé par d'assez sombres +prévisions, voit accourir à fond de train un cavalier arabe, agitant +un pli au-dessus de sa tête. «Quelle nouvelle?» s'écrie-t-il tout +anxieux. Le messager lui apprend que l'émir vient d'être surpris dans +une attaque de nuit, et qu'il est en pleine déroute. + +[Note 500: C'est à l'obligeante communication de M. le général Trochu +que je dois ces détails, ainsi que ceux qui vont suivre. Ils donnent +parfois aux événements une physionomie un peu différente de celle +que leur ont prêtée d'autres historiens. Mais le témoignage d'un +homme aussi bien placé pour tout voir et aussi bien préparé à tout +comprendre, m'a paru avoir une valeur décisive.] + +Que s'était-il passé? Peu auparavant, quelques compagnies +d'infanterie légère étaient arrivées de France à Alger; c'étaient +les seules troupes régulières dont disposait le général de Bar. +Suivant les indications données par le maréchal, lors des premiers +symptômes d'agitation, il les avait envoyées, sous les ordres du +général Gentil, occuper le col des Beni-Aïcha qui commandait à l'est +l'entrée de la Métidja. À la nouvelle des razzias opérées sur le bas +Isser, le général Gentil crut devoir marcher sur les rassemblements +qu'on lui signalait. Sa troupe était peu nombreuse et n'avait pas +encore vu le feu; mais c'était une de ces heures où il faut payer +d'audace; d'ailleurs, il ne croyait pas avoir affaire à Abd el-Kader +en personne. En route, il rallie heureusement un bataillon venant +de Dellys. Dans la nuit du 6 au 7 février 1846, il heurte un peu à +l'aveugle le camp ennemi. Ses jeunes soldats, fort inexpérimentés, +tirent au hasard; dès les premiers coups de feu, les Arabes prennent +la fuite: c'étaient des gens du désert, grands pillards, fort +mal à l'aise d'être si loin de leurs tentes, et n'ayant qu'une +préoccupation, celle d'y rapporter le butin dont ils étaient +gorgés. En quelques instants et sans avoir eu un seul blessé, notre +petite troupe est maîtresse du terrain et y ramasse trois drapeaux, +six cents fusils, les tentes toutes tendues, les chevaux et les +troupeaux enlevés dans les razzias des jours précédents. Le général +Gentil n'était pas le moins étonné d'une si facile victoire; il fut +plus étonné encore quand il sut par les prisonniers qu'Abd el-Kader +était dans le camp et qu'il avait failli y être pris. + +L'émir en fuite se jeta dans le Djurdjura et, avec son indomptable +énergie, tâcha de se créer, parmi les Kabyles, un nouveau centre de +résistance. Mais le maréchal Bugeaud, accouru de Médéa et renforcé +des troupes que lui amenait Bedeau, frappa rudement les tribus qui +faisaient mine de soutenir la révolte, et, par un habile mélange de +rigueur et de diplomatie, les détermina à se séparer d'Abd el-Kader. +Celui-ci fut réduit, dans les premiers jours de mars, à reprendre le +chemin du désert. + +Ainsi se terminait heureusement pour le gouverneur général ce qu'on +a appelé «la plus grande crise de sa carrière algérienne». Le 24 +février 1846, se trouvant près de sa capitale, dont il était sorti +depuis cinq mois, il eut l'idée d'y ramener, pour les reposer un +peu, les soldats avec lesquels il venait de faire une si pénible +campagne. Bien que non annoncé d'avance, ce retour prit un caractère +de triomphe. «Quand le maréchal, raconte le général Trochu, rentra +dans Alger, avec une capote militaire usée jusqu'à la corde, entouré +d'un état-major dont les habits étaient en lambeaux, marchant, +à la tête d'une colonne de soldats bronzés, amaigris, à figures +résolues, et portant fièrement leurs guenilles, l'enthousiasme de +la population fut au comble. Le vieux maréchal en jouit pleinement. +C'est qu'il venait d'apercevoir, de très près, le cheveu auquel la +Providence tient suspendues les grandes renommées et les grandes +carrières, à un âge (soixante-deux ans) où, quand ce cheveu est +rompu, il est difficile de le renouer.» Quelques jours plus tard, +le 2 mars, le gouverneur adressait à l'armée d'Afrique un ordre du +jour où, rappelant à grands traits ce qu'elle avait fait depuis +cinq mois, il la félicitait de ses efforts et de ses succès. «Vous +pouvez aujourd'hui garantir à la France, leur dit-il, que son empire +en Afrique ne sera pas ébranlé par cette grande révolte.» Non +sans doute que le maréchal ne vît plus rien à faire: il montrait +au contraire à ses soldats la nécessité «d'extirper les derniers +vestiges de l'insurrection» et de prendre l'offensive, «en étendant +leurs bras sur tous les points du désert où se formaient les orages +qui étaient venus et viendraient fondre sur eux, s'ils n'allaient +les dissiper». «Votre ardeur, ajoutait-il, ne se ralentira pas au +moment où, de toutes parts, elle est couronnée par le succès... Vous +resterez semblables à vous-mêmes, et la France reconnaissante vous +honorera.» + + +X + +L'insurrection a fait son suprême effort en essayant d'atteindre la +Métidja. Repoussée sur ce point, elle ne fera désormais que décliner. +Les agitateurs secondaires, découragés par l'échec d'Abd el-Kader, ne +sont plus en état de nous opposer une sérieuse résistance. Par leurs +mouvements combinés, Saint-Arnaud, Canrobert et Pélissier expulsent +définitivement Bou-Maza du Dahra et le forcent à s'enfuir dans le +désert. Il suffit au maréchal de se montrer dans l'Ouarensenis pour +le pacifier, et le duc d'Aumale, revenu depuis peu en Algérie pour +prendre sa part de la lutte et du danger, soumet, avec le concours +des généraux Marey et d'Arbouville, la région montagneuse située au +sud-est de la province d'Alger. Le maréchal Bugeaud ne se contente +pas de rétablir ainsi notre autorité dans l'intérieur du Tell; il +ne perd pas de vue Abd el-Kader dans le désert où celui-ci a été +obligé de se retirer. Il le fait pourchasser sans répit par plusieurs +colonnes qui l'atteignent et le maltraitent fort, l'une le 7 mars +1846, l'autre le 13. Dans cette dernière affaire, l'émir ne s'échappe +qu'à grand'peine avec quatorze fidèles. Grâce cependant aux renforts +qui lui viennent de sa deïra, il persiste à tenir la campagne. +Pendant tout le mois d'avril, c'est Jusuf, devenu général, qui court +après lui à bride abattue, tantôt perdant sa piste, tantôt tombant +sur lui à l'improviste, lui tuant quelques hommes et lui arrachant +quelque butin; s'il ne réussit pas à s'emparer de sa personne, du +moins il le réduit à l'existence d'un fugitif, sans cesse traqué, +chaque jour plus dénué, plus affaibli, plus isolé. + +Mais dans quel état revenaient, après ces poursuites, nos fantassins +déguenillés et fourbus, nos cavaliers à pied, traînant par la bride +des chevaux hors de service! La Moricière, qui avait assisté à +l'un de ces retours, en était tout ému; il déclarait «n'avoir rien +vu de semblable, ni après la retraite de Constantine, ni après la +désastreuse campagne d'Alger en 1840», et s'inquiétait de l'effet +produit sur les indigènes par un tel spectacle. Ce fut même le +sujet d'un de ces désaccords qui éclataient trop fréquemment entre +le gouverneur général et le commandant de la province d'Oran. +Ce dernier, persuadé qu'en fermant le Tell à Abd el-Kader et en +le privant ainsi de tout moyen de se ravitailler, on finirait +par avoir raison de lui, ne cachait pas son peu de goût pour ces +courses perpétuelles dans le désert qui, selon lui, éreintaient +les soldats sans profit suffisant; ou du moins il n'eût voulu les +voir entreprendre que «sur des renseignements certains, avec des +probabilités d'un succès important». Le maréchal releva vivement ces +critiques. «Les opérations dans le désert, écrivit-il à La Moricière, +nous ont rendu les plus grands services; ce sont elles qui ont ruiné +l'émir, en ne lui laissant qu'une poignée de cavaliers exténués; +elles ont amené la soumission de tout le désert au sud de la province +d'Alger; elles nous ont ramené plusieurs tribus du Tell qui avaient +émigré.» Le maréchal «reconnaissait que le général Jusuf, avec des +qualités militaires très distinguées, n'avait pas tout l'ordre +d'administration et d'organisation qu'on aurait pu désirer», mais +il estimait qu'en somme son action avait été utile. «On ne fait les +choses extraordinaires, à la guerre, ajoutait-il, qu'avec des moyens +extraordinaires, et Napoléon a commis une faute en n'engageant pas +la garde impériale à la fin de la bataille de la Moskova. C'était, +disait-on, afin d'assurer la retraite. Mauvaise raison. Il faut tout +faire pour gagner la bataille d'une manière décisive, quand on a fait +tant que de la livrer. Si on la gagne, on n'a pas besoin de faire +retraite. Si nous chassons et ruinons Abd el-Kader, notre infanterie +et notre cavalerie auront le temps de se remettre. Je ne regrette +donc nullement les travaux qui ont amené le délabrement qui vous +afflige. Jusuf jouait un coup de partie pour la tranquillité de toute +l'Algérie; il voulait avant tout réussir, et je pense sincèrement que +le résultat lui donne raison[501].» + +[Note 501: KELLER, _Le général de La Moricière_, t. Ier, p. 421 à +423.--V. aussi C. ROUSSET, _La conquête de l'Algérie_, t. II, p. 91 à +93.] + +Quelque confiance que le gouverneur général eût dans les chevauchées +de Jusuf, il sentait qu'il y aurait eu un moyen bien plus sûr et +plus prompt d'avoir raison d'Abd el-Kader; c'eût été de porter la +guerre sur le territoire marocain et d'y poursuivre cette deïra +qui, à l'abri de nos coups et contrairement aux stipulations du +traité de Tanger, servait de base d'opérations à la révolte. Ce +n'était pas la première fois que, devant la mauvaise volonté ou +l'impuissance de l'empereur Abd er-Raman, le maréchal songeait à se +faire justice lui-même en passant la frontière. Mais toujours il +avait été contenu par le gouvernement, qui gardait un souvenir trop +présent des difficultés diplomatiques nées de la guerre du Maroc, +pour vouloir recommencer une pareille aventure[502]. Au point de +vue de la politique générale, rien de plus raisonnable que cette +prudence du gouvernement: n'eût-il pas été fort périlleux de nous +trouver aux prises avec une nouvelle question marocaine, au moment +de la querelle des mariages espagnols? Mais on conçoit que ceux +qui, comme le maréchal Bugeaud, regardaient surtout les choses au +point de vue de la pacification de l'Algérie, fussent tentés de se +montrer moins patients. La grande insurrection de 1845-1846, la vue +de l'émir se relevant chaque fois des coups qu'on lui portait, au +moyen des secours qu'il tirait de sa deïra, n'étaient pas faites pour +rendre cette patience plus facile. Aussi, à cette époque, le maréchal +Bugeaud était-il de plus en plus convaincu de la nécessité d'une +«opération sérieuse» sur le territoire marocain, et de plus en plus +pressé de l'entreprendre[503]. Il s'en ouvrit dans les dépêches qu'il +adressa à Paris: si l'on ne voulait pas l'autoriser formellement à +faire cette «guerre d'invasion défensive», il demandait au moins +qu'on la lui laissât faire, sauf à en rejeter plus tard sur lui +seul la responsabilité. Le gouvernement, effrayé de tels projets, +fit aussitôt connaître à Alger, par écrit et par envoyés spéciaux, +sa ferme volonté de ne rien permettre de pareil. De plus, M. Guizot +profita de l'habitude où il était de correspondre amicalement avec le +maréchal, pour lui expliquer les motifs de cette décision. Dans une +lettre en date du 23 avril 1846, il lui exposa l'avantage qu'avait +pour nous un accord même imparfait et peu efficace avec l'empereur du +Maroc, l'opposition qu'une nouvelle guerre soulèverait en France, les +complications qu'elle ferait naître en Europe, l'anarchie, fâcheuse +pour nos intérêts, qu'elle provoquerait au Maroc, l'impossibilité +où serait notre armée d'atteindre, dans ces régions lointaines +et inconnues, l'émir qu'elle ne parvenait pas à joindre sur le +territoire algérien. Il rappela, en terminant, que, «quand on est en +présence de populations semi-barbares et de gouvernements irréguliers +et impuissants», il faut savoir prendre son parti de certains maux +inévitables. «Il n'y a pas moyen, ajoutait-il, d'établir, avec de +tels gouvernements et avec de tels peuples, même après leur avoir +donné les plus rudes leçons, des relations sûres, des garanties +efficaces; il faut, ou pousser contre eux la guerre à fond, jusqu'à +la conquête et l'incorporation complète, ou se résigner aux embarras, +aux incidents, aux luttes que doit entraîner un tel voisinage, en se +mettant en mesure de les surmonter ou d'en repousser plus loin la +source qu'on ne peut tarir.» Vérité d'expérience fort utile à méditer +pour tous les gouvernements qui font de la politique coloniale. Déjà , +du reste, l'année précédente, lors du débat sur le traité de Tanger, +le duc de Broglie avait développé cette même idée avec sa précision +accoutumée. Devant des raisons si fortes et une volonté si ferme, le +maréchal Bugeaud céda, non sans regret, mais sans hésitation. «Ce que +vous me dites, répondit-il à M. Guizot, le 30 avril, de la conduite +que nous devons tenir envers le Maroc, me paraît d'une grande +justesse, me plaçant à votre point de vue, et c'est là qu'il faut se +placer[504].» + +[Note 502: Le Roi, notamment, avait manifesté sur ce point, dès +l'origine, une volonté très arrêtée. «Si on ne met pas un éteignoir +absolu de notre côté, écrivait-il, le 12 novembre 1844, au maréchal +Soult, on nous enfilera dans une nouvelle guerre avec le Maroc. Je +crois qu'il faut _des ordres péremptoires_ de ne laisser passer les +frontières du Maroc par nos troupes, _nulle part et sous quelque +prétexte que ce soit, pas même celui de la poursuite d'Abd el-Kader_. +Nous sommes hors du guêpier, et ne nous y laissons pas entraîner une +seconde fois.» (_Documents inédits._)] + +[Note 503: Voir notamment les lettres que le maréchal Bugeaud +écrivait, le 6 avril 1846, au duc d'Aumale et à M. Léon Roches. +(D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 97 à 99 et p. 103.)] + +[Note 504: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 212 à 223.] + +Au moment même où le gouvernement retenait ainsi le maréchal, le +territoire marocain était le théâtre d'un événement atroce qui eût +suffi, et au delà , si des raisons de politique générale ne nous +eussent arrêtés, à justifier notre intervention. Depuis plus de six +mois, la deïra d'Abd el-Kader renfermait deux cent quatre-vingts +prisonniers français; quatre-vingt-quinze, dont cinquante-sept +blessés, étaient les héroïques survivants de Sidi-Brahim; les +autres étaient ceux qui avaient capitulé sans combat sur la route +d'Aïn-Temouchent. Ces prisonniers avaient été d'abord bien traités. +Plusieurs fois Abd el-Kader avait fait, pour leur échange, des +ouvertures toujours repoussées. Le maréchal était convaincu,--et +son opinion était partagée par plusieurs généraux d'Afrique,--que +de telles propositions étaient surtout, dans l'intention de l'émir, +un moyen de faire croire aux Arabes qu'il négociait avec la France +en vue d'une paix prochaine, et de retenir sous son influence, à +l'aide de cet artifice, les tribus qui commençaient à lui échapper. +Bugeaud refusait donc de se laisser prendre à ce qu'il jugeait être +un piège. On n'était pas toutefois, de notre côté, sans travailler +à la libération des captifs; usant d'un procédé qui lui avait +déjà réussi dans une circonstance analogue, notre diplomatie +s'adressait à l'empereur du Maroc: «Vous êtes en paix avec nous, +lui disait-elle; nous ne pouvons donc admettre que des prisonniers +français soient retenus sur votre territoire par Abd el-Kader; +faites-vous-les livrer, et rendez-les-nous.» Mais, pendant que +ces pourparlers se continuaient avec plus ou moins de chance de +succès, la deïra subissait une crise: la mauvaise fortune de son +maître réagissait sur elle; les vivres et l'argent commençaient à +lui manquer; avec la détresse, étaient venus le mécontentement, +la discorde et les désertions; des tribus entières partaient pour +l'intérieur du Maroc; quant à celles qui demeuraient fidèles, il +leur fallait se préparer à un exode, car Abd el-Kader les appelait +dans le sud, auprès de lui. Dans ces conditions, la garde des +prisonniers devenait un embarras. Le 24 avril 1846, aussitôt après +l'arrivée d'un courrier de l'émir, douze des prisonniers, dont six +officiers, furent emmenés hors du camp, sous prétexte d'assister à +une fête; c'étaient ceux dont on espérait une rançon. Les deux cent +soixante-huit autres, à la tombée de la nuit, furent répartis, par +petits groupes, dans les huttes de leurs gardiens. À minuit, au +signal donné par un cri, le massacre commença. Ceux qui ne tombèrent +pas dès les premières fusillades furent brûlés dans les gourbis où +ils se réfugièrent. Un seul s'échappa, blessé, nu; les Marocains le +ramassèrent et le reconduisirent à nos avant-postes, où il arriva le +17 mai; ce fut par lui qu'on eut le récit de l'horrible scène. Cette +nouvelle causa, en France, une douloureuse émotion que les ennemis +du maréchal tâchèrent d'exploiter contre lui; ils l'accusèrent, +dans la presse et à la tribune, d'avoir négligé et même d'avoir +systématiquement écarté ce qui eût pu prévenir ce malheur. Abd +el-Kader était-il l'auteur du massacre? On en voudrait douter, ne +serait-ce qu'à cause de l'attitude chevaleresque qu'il avait prise +en d'autres circonstances[505]. Mais lui-même a avoué plus tard que +tout s'était fait par son ordre, et il n'a trouvé d'autre excuse à +invoquer que l'irritation où l'aurait jeté le refus d'échanger les +prisonniers[506]. + +[Note 505: En 1843, dans un combat de cavalerie, le trompette +Escoffier, voyant son capitaine démonté et sur le point d'être +capturé, mit pied à terre et lui amena son cheval: «Montez vite, +mon capitaine, lui dit-il, c'est vous et non pas moi qui rallierez +l'escadron.» Le brave trompette fut fait prisonnier. Le maréchal +Bugeaud fit connaître à l'armée, par un ordre du jour, cet acte +héroïque, et le Roi, sans attendre la libération d'Escoffier, le +décora de la Légion d'honneur. Informé de ces faits, Abd el-Kader +traita son prisonnier avec les plus grands égards et lui fit même +remettre solennellement la croix de la Légion d'honneur devant ses +troupes réunies. Escoffier fut échangé l'année suivante.] + +[Note 506: Dans une lettre écrite par Abd el-Kader au Roi, en +novembre 1846, nous lisons: «L'accroissement de notre colère a été +tel que nous nous sommes décidé à ordonner le massacre.» Et dans une +lettre au maréchal Soult, de la même date: «La colère a fini par +déborder de notre coeur, et nous avons ordonné que l'on tuât vos +prisonniers.»] + +Ce n'était pas par cet acte d'inutile cruauté qu'Abd el-Kader +pouvait relever sa fortune. La chasse qu'on lui donnait dans le +désert continuait toujours. Comme, pour échapper à Jusuf, il s'était +rejeté vers l'ouest, la poursuite était désormais menée par l'un des +lieutenants de La Moricière, le colonel Renault. Elle se prolongea +de la fin de mai au commencement de juillet 1846, avec les fatigues +et les péripéties accoutumées. L'émir, surpris le 1er juin, n'eut +que le temps de sauter sur un cheval pour s'enfuir. Le plus grave +pour lui était que les tribus nomades du désert l'abandonnaient +et venaient nous demander l'aman. Les gens d'Arbâ, auxquels il +réclamait le cheval de soumission, ne lui offrirent qu'un âne. Les +Ouled-Sidi-Cheikh, qu'il appelait aux armes, lui répondirent: «Tu +es comme la mouche qui excite le taureau; quand tu l'as irrité, tu +disparais, et nous recevons les coups.» La deïra, ruinée et réduite +des trois quarts, n'était plus en état de fournir des renforts. Si +fier que fût toujours son coeur, Abd el-Kader était à bout, et, dans +les premiers jours de juillet, abandonnant la partie, il rentra +dans le Maroc par Figuig. Il y avait sept mois que, seul, par son +prestige, son énergie, son audace, sa fécondité de ressources, cet +homme vraiment extraordinaire défiait toutes les poursuites et tenait +en alerte une armée de cent mille hommes, commandée par nos meilleurs +officiers. Pourquoi faut-il que le sang des prisonniers massacrés +ternisse une gloire qui aurait pu être si pure? + + +XI + +Pendant la longue lutte qu'il venait de soutenir, le maréchal +Bugeaud n'avait pas eu seulement affaire aux Arabes. En France, +une bonne partie de l'opinion, travaillée par certains journaux, +s'était montrée assez mal disposée à son égard. Elle s'en était +prise à lui de tout ce qui, dans cette insurrection, l'avait déçue, +alarmée, attristée, ennuyée: de la violence imprévue de l'explosion, +des malheurs du début, de la lenteur et des difficultés de la +répression. Cette guerre, sans faits d'armes, n'avait ni intéressé +son imagination, ni flatté son amour-propre. Tout était matière à +reproches: la dissémination des troupes, leurs fatigues excessives, +le retard et la médiocrité des résultats. Les beaux esprits se +croyaient le droit de plaisanter le maréchal qui courait, avec +cent mille soldats, contre un seul homme, sans pouvoir seulement +l'atteindre; les badauds de Rome ne raillaient-ils pas déjà Metellus +de ce qu'il tardait à s'emparer de Jugurtha? + +Tout ce bruit de critiques arrivait aux oreilles de Bugeaud, jusque +dans les régions lointaines où il faisait campagne, et il ne savait +pas le dédaigner. «Je ne m'étonne pas, mandait-il à un de ses amis, +le 22 mars 1846, que vous soyez indigné de toutes les ordures et +sottises qu'on me jette à la tête. Ferait-on pire si j'avais perdu +cent combats et toute l'Algérie? On n'a jamais rien vu, je crois, +de pareil à ce déchaînement sans base aucune, puisque je n'ai pas +éprouvé le plus léger échec, et que j'ai donné, tout au moins, +l'exemple de la plus grande activité et d'une opiniâtre persévérance +à vaincre l'hydre qui m'entourait de ses mille têtes. J'ai la +conscience de n'avoir jamais mieux mérité de la France[507].» Tels +furent même son irritation et son dégoût qu'il en revint à parler +de démission. Il écrivait, en avril, à M. Guizot: «Je sais que vous +voulez me défendre à la tribune, et que vous me défendrez bien; mais +votre éloquence effacera-t-elle le mal qui se fait et se fera tous +les jours? Croyez-vous qu'on puisse rester, à de telles conditions, +au poste pénible et inextricable où je suis? Mon temps est fini, cela +est évident. L'oeuvre étant devenue quelque chose, tout le monde +s'en empare; chacun veut y mettre sa pierre, bien ou mal. Je ne puis +m'opposer à ce torrent, et je ne veux pas le suivre; je m'éloigne +donc de la rive. J'ai déjà fait la lettre par laquelle je prie M. le +ministre de la guerre de soumettre au gouvernement du Roi la demande +que je fais d'un successeur. Je fonde ma demande sur ma santé et +mon âge qui ne me permettent plus de supporter un tel fardeau, et +sur mes affaires de famille; mais, entre nous, je vous le dis, ma +grande raison, c'est que je ne veux pas être l'artisan des idées +fausses qui règnent très généralement sur les grandes questions +d'Afrique. Je ne redoute ni les grands travaux de la guerre, ni ceux +de l'administration; mes soldats et les administrateurs de l'Algérie +le savent très bien; mais je redoute l'opinion publique égarée[508].» +Ce n'était certes pas que le maréchal Bugeaud manquât de foi dans son +oeuvre. Pour ce qui regardait, notamment, la dernière insurrection, +il estimait que l'événement répondait victorieusement à tous les +détracteurs de sa tactique, et, bien que sa campagne ne fût marquée +par aucune action militaire éclatante, il s'en honorait comme d'une +des plus remarquables qu'il eût faites. À un ami qui venait de se +marier, il écrivait, le 31 mai: «Vous êtes, à présent, enfoncé dans +la lune de miel... Cette lune ne reviendra plus pour moi, mais je +suis dans ma lune de gloire; j'ai vaincu les Bédouins de France, en +même temps que ceux d'Afrique. Je crois ceux de France plus près de +reprendre les hostilités que ceux d'Afrique. Ils disent, à présent, +que ce n'était rien, que cela ne valait pas la peine de s'en +occuper, et qu'avec des moyens aussi grands que ceux que j'avais, +j'aurais dû faire bien plus vite et mieux[509].» + +[Note 507: _Le maréchal Bugeaud_, par D'IDEVILLE, t. III, p. 100.] + +[Note 508: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 223 à 225.] + +[Note 509: D'IDEVILLE, t. III, p. 124, 125.] + +La discussion qui s'ouvrit à la Chambre des députés, en juin 1846, +sur les crédits relatifs à l'Algérie, fournit aux préventions qui +s'étaient formées, depuis quelque temps, contre le maréchal Bugeaud, +une occasion de se manifester. Sans doute, on ne pouvait plus lui +reprocher de ne pas savoir vaincre Abd el-Kader, puisqu'à cette +époque la révolte était considérée comme domptée; mais la critique +trouvait ailleurs à quoi se prendre. Le signal fut donné par le +rapporteur de la commission, M. Dufaure; tout en rendant hommage +à l'oeuvre militaire du gouverneur, il refusa d'approuver son +oeuvre administrative et colonisatrice, réclama un régime civil, +et exprima le voeu de voir établir un ministère de l'Algérie dont +le gouverneur ne serait plus que l'agent. Au cours du débat, de +nombreux orateurs reproduisirent ou même aggravèrent ces griefs: +entre tous, il faut citer M. de Tocqueville et M. de Lamartine. À +entendre M. de Tocqueville, ce qui manquait à l'Algérie, c'était +un bon gouvernement, ou même seulement un gouvernement; il appuya +sur les tiraillements, les conflits qui s'étaient produits entre +le cabinet et le gouverneur général; il montra le cabinet n'osant +pas rappeler le maréchal, mais le laissant malmener par ses amis, +tandis que, de son côté, le maréchal faisait attaquer le cabinet par +ses journaux; le résultat était que les deux pouvoirs se tenaient +en échec et aboutissaient à l'impuissance. Quant à M. de Lamartine, +dans un discours de proportions gigantesques, il s'attaqua à +tout le système appliqué en Algérie, y dénonçant je ne sais quoi +d'excessif, d'immodéré, et comme «un débordement de guerre, de sang +et de millions». Il se plaignit que le maréchal Bugeaud, au lieu de +remplir le mandat qui lui avait été donné de «fermer cette grande +plaie de l'Algérie», l'eût au contraire «envenimée et élargie». Ce +qu'il préconisait, c'était, en réalité, l'occupation limitée qui +était pourtant depuis longtemps jugée. Il s'éleva aussi contre la +«dictature militaire», à laquelle il imputait tous les maux de la +colonie, et termina par un réquisitoire indigné contre l'inhumanité +de notre guerre africaine, particulièrement contre les razzias. + +M. Guizot répondit à ces critiques par un discours considérable. +Après avoir écarté, en quelques mots émus, l'accusation de cruauté +portée contre nos généraux, il examina la conduite suivie en Afrique, +depuis 1840. Tout d'abord, il fit honneur au cabinet d'avoir +résolument engagé sa responsabilité en envoyant le général Bugeaud à +Alger et en lui fournissant tous les moyens d'action dont il avait +besoin. Ce lui fut une occasion de s'expliquer sur les désaccords +survenus entre le ministère et le gouverneur, désaccords auxquels +ce dernier avait parfois donné un éclat si compromettant et dont +l'opposition avait naturellement cherché à se faire une arme. Le +sujet était délicat; M. Guizot se tira de la difficulté avec adresse +et dignité. «C'est le devoir du gouvernement, dit-il, de subordonner +toujours ce qui est secondaire à ce qui est essentiel, et de savoir, +avec ses agents, passer par-dessus des erreurs et des dissidences, +quand il s'agit de conserver au pays de grands et utiles services. En +vérité, lorsque j'entends porter à cette tribune la petite histoire +de nos dissidences et des anecdotes auxquelles elles ont donné lieu, +quand je les entends grossir, quand on s'étonne que nous n'en ayons +pas fait une plus grosse affaire, je m'étonne fort à mon tour. On +oublie donc que cela est arrivé très souvent dans le monde et à des +gouvernements qui se respectaient et savaient se faire respecter? +Quand Louis XIV disait à un officier qui allait rejoindre l'armée +de Turenne: «Dites à M. le maréchal de Turenne que je serais bien +aise d'avoir quelquefois de ses nouvelles», car M. de Turenne ne +voulait pas écrire à M. de Louvois, c'était là , permettez-moi de +le dire, une irrévérence un peu plus grande que celle qu'on a +rappelée à cette tribune. Cependant Louis XIV ne rappelait pas M. +le maréchal de Turenne; il prenait seulement le petit moyen que je +vous indiquais, pour le rappeler à son devoir. Eh bien, nous avons eu +les mêmes raisons et nous avons tenu la même conduite. Nous savons +parfaitement qu'un gouvernement doit se faire respecter des hommes +qu'il emploie; mais quand nous considérons deux choses: l'une, +l'éminence des services; l'autre, la loyauté du caractère; quand +nous avons la certitude que ces deux choses-là existent, nous savons +aussi ne pas tenir compte des petits incidents.» Abordant ensuite +le fond de son sujet, M. Guizot insista principalement sur ce qui +avait été fait, depuis six ans, pour la soumission de l'Algérie: il +avait là beau jeu. Il passa plus rapidement sur l'administration et +la colonisation, sentant probablement le terrain moins favorable. +En ce qui touchait l'administration, il reconnut que le régime +civil était le but, affirma qu'on s'en rapprochait chaque jour +davantage, mais fit observer que, pendant quelque temps encore, le +maintien du gouvernement militaire importait à notre sécurité. Quant +à la colonisation, il déclara que «le gouvernement avait pris le +parti de n'épouser exclusivement aucun mode, mais de les favoriser +tous», et annonça, à ce titre, «certains essais» de colonisation +militaire. À son avis, d'ailleurs, parmi les questions soulevées, il +en était plusieurs qui devaient être examinées, mais qui n'étaient +pas encore mûres; c'était à l'avenir de les résoudre. «Il faut, +disait le ministre en terminant, être à la fois moins impatient et +plus confiant dans l'avenir; il ne faut pas croire que des fautes, +des erreurs, des misères empêchent le succès définitif. C'est la +condition des affaires humaines: elles sont mêlées de bien et de mal, +de fautes et de succès; il faut savoir supporter ces vicissitudes... +Et, au milieu de ce continuel mélange, il ne faut désespérer de rien; +il faut seulement se donner le temps de vaincre les difficultés et +de résoudre les questions; c'est tout ce que le gouvernement du Roi +demande quant à l'Algérie.» + +De loin, le maréchal Bugeaud avait suivi ces débats. Il n'avait pu +qu'être reconnaissant de la façon dont M. Guizot l'avait défendu; +mais cela ne suffisait pas à lui faire prendre en patience les +critiques, et il parlait toujours de s'en aller. «J'ai beaucoup à me +louer du cabinet, écrivait-il à M. de Corcelle... Ce n'est donc pas +par humeur et mécontentement que je désire me retirer... Mais je +redoute les faiseurs de systèmes et de projets... Je suis effrayé +de ce qu'exigent du gouverneur les hommes qui, n'ayant jamais fait +que gratter du papier, croient qu'on improvise la colonisation et les +grands travaux publics... On me dit que je n'ai rien fait. Jugeant +bien que je ne puis pas faire mieux que par le passé, je dois fuir +l'avenir... En colonisation, en administration, on ne peut pas +faire rapidement de ces choses éclatantes qui captivent le suffrage +public. C'est l'oeuvre du temps et de la persévérance. Or, l'opinion +ne me donnerait pas de temps, et d'ailleurs, à soixante-deux ans, +on n'en a pas devant soi... N'ayant que très peu d'années devant +moi, je suis bien convaincu qu'en quittant le gouvernement quand les +forces me manqueraient, je m'en irais conspué pour n'avoir pas fait, +de toute l'Algérie, des départements constitués comme ceux de la +France[510].» Quelques semaines plus tard, le 16 juillet 1846, dans +un banquet donné en l'honneur de M. de Salvandy, alors de passage à +Alger, le maréchal répondait assez mélancoliquement aux félicitations +et aux voeux qui lui étaient adressés au nom de la population civile: +«Messieurs, je suis profondément touché de ce que vous venez de me +dire. Après l'estime du gouvernement et de la métropole, la vôtre +m'est certainement la plus chère; mais, quel que soit le dévouement +qu'elle ravive en moi, il ne m'est pas donné, ainsi que vous m'y +invitez, de compléter mon oeuvre. Vous userez encore bien des +gouverneurs avant d'y parvenir...» Deux jours après, il partait en +congé pour la France. + +[Note 510: _Documents inédits._] + + +XII + +Si difficile à vivre que leur parût parfois le maréchal Bugeaud, +les ministres désiraient qu'il conservât encore la direction des +affaires algériennes. Ils lui déclarèrent donc, dès son arrivée à +Paris, qu'ils ne voulaient pas entendre parler de sa démission, et +ils ne négligèrent rien pour le calmer et l'amadouer. D'ailleurs, à +la fin de l'année précédente, la composition du cabinet avait subi +un changement qui facilitait l'entente: le maréchal Soult, fatigué +par l'âge, avait abandonné son portefeuille, pour ne conserver que la +présidence du conseil, présidence un peu nominale; il avait eu pour +successeur au ministère de la guerre le général Moline Saint-Yon, +avec lequel le gouverneur était en très bons termes[511]. Le Roi, +auquel Bugeaud était fort attaché, intervint personnellement pour +le presser de garder ses fonctions. «Sire, j'obéis, répondit le +maréchal, mais je supplie Votre Majesté de faire que j'aie quelque +chose de grand, de décisif à exécuter en colonisation.» On sait +ce qu'il entendait par là : c'était une allusion à cette fameuse +colonisation militaire dans laquelle, plus que jamais, il voyait +la solution nécessaire et unique. Sur les conseils de ses amis, il +avait renoncé à l'exécution immédiate et en grand, qui avait tant +effarouché les esprits; il réclamait seulement un essai sérieux. On +lui donna satisfaction: engagement formel fut pris de demander, dès +l'ouverture de la prochaine session, un crédit de trois millions pour +faire cet essai. + +[Note 511: «J'ai beaucoup à me louer du nouveau ministre de la +guerre», écrivait le maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, le 19 juin +1846. (_Documents inédits._)] + +Le maréchal Bugeaud rentra à Alger, en novembre 1846. Il y trouva +la colonie assez tranquille. Abd el-Kader s'était définitivement +retiré en terre marocaine, l'âme toujours indomptable, mais +impuissant[512]. Moins il se sentait en état de reprendre la lutte +armée, plus il tâchait de persuader aux indigènes que la France +traitait avec lui. La présence à son camp des onze prisonniers, +survivants de l'horrible massacre du 24 avril, lui fournit l'occasion +d'ouvrir une sorte de négociation. Il chargea le principal d'entre +ces prisonniers, le lieutenant-colonel Courby de Cognord, d'écrire +aux commandants français de la frontière pour proposer un échange. +Puis, sans attendre que ces premiers pourparlers eussent abouti, il +fit traiter sous main d'une libération moyennant rançon; toute une +comédie fut jouée pour faire croire que la rançon était exigée par +les subalternes à l'insu de l'émir, et que celui-ci relâchait ses +captifs par pure générosité. Le 25 novembre, Courby de Cognord et +ses compagnons furent remis, contre argent, au commandant espagnol +de Mélilla, qui avait servi d'intermédiaire, et de là conduits à +Oran, où leur fut fait un accueil ému. Ils amenaient avec eux un +Arabe, porteur de deux lettres d'Abd el-Kader à Louis-Philippe et au +maréchal Soult. Ces lettres, d'une fierté pompeuse, concluaient à des +propositions de paix: dans l'exposé des faits, l'émir se présentait +comme ayant été contraint à la guerre par nos généraux; un fait +toutefois le gênait visiblement, c'était le massacre des prisonniers: +il reconnaissait l'avoir ordonné, mais disait y avoir été acculé +par les mauvais procédés des commandants français, par leur refus +obstiné de vouloir entendre parler d'échange, par leur injurieuse +prétention de faire intervenir l'empereur du Maroc; il rejetait donc +sur eux seuls la responsabilité du fatal dénouement; il terminait en +se faisant honneur de la générosité avec laquelle il libérait les +survivants. Le maréchal Bugeaud ne permit pas au messager de passer +en France; il le renvoya au Maroc, avec cette réponse verbale: +«Dis à ton maître que, s'il nous avait renvoyé nos prisonniers sans +rançon, je lui en aurais remis trois pour un; mais, puisqu'il a fait +payer la liberté de ceux-ci et a fait égorger les autres, je ne lui +dois rien que de l'indignation pour sa barbarie.» Abd el-Kader, fort +mortifié de cette réponse, protesta contre l'injure qu'on lui faisait +en supposant qu'il «avait rendu les Français pour de l'argent». +«Tu oublies, écrivait-il au maréchal, que les choses du monde sont +changeantes. À cet égard, j'en sais plus que toi. Je suis convaincu +que rien ne peut être durable sur cette terre, depuis la création +d'Adam jusqu'à l'extinction de la race humaine. C'est pourquoi je ne +me réjouis point, je ne m'enorgueillis pas ni ne me fie aucunement +aux effets du destin, si la fortune me sourit, comme aussi je ne +m'afflige point ni ne me désespère, si je suis atteint par des +revers, et cela parce que j'ai la croyance que rien n'est stable sur +la terre... Au reste, les anciens sages ont comparé le destin à la +grossesse d'une femme: le sexe de l'enfant prêt à naître ne peut être +connu avant l'enfantement[513].» + +[Note 512: Si Abd el-Kader ne reprenait pas les hostilités, ce +n'était pas la faute de lord Palmerston, dont l'acharnement nous +poursuivait jusque sur cette terre lointaine. À cette époque, lord +Normanby avouait que «son gouvernement croyait de son devoir de +soutenir Abd el-Kader, comme il l'avait toujours fait.» (Dépêche de +M. de Brignole, ambassadeur de Charles-Albert à Paris, en date du 4 +novembre 1846. HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. +II, p. 692.)] + +[Note 513: C. ROUSSET, _La conquête de l'Algérie_, t. II, p. 106 à +121.] + +Quand Abd el-Kader se sentait impuissant, qui était de force à lutter +contre nous? Bou-Maza l'essaya cependant. Au commencement de 1847, il +quitte le Maroc, se jette dans le sud de nos possessions, erre d'une +oasis à l'autre, sans parvenir à y susciter un mouvement sérieux, +et finit par pénétrer presque seul dans l'Ouarensenis et le Dahra, +premier théâtre de ses combats; mais ses anciens partisans, bien que +le vénérant toujours, s'écartent de lui. Saint-Arnaud ne lui laisse +pas un moment de répit. «Je fais traquer Bou-Maza comme un chacal», +écrit-il à son frère, le 10 avril. Trois jours après, il ajoute, +avec un cri de triomphe: «Bou-Maza est entre mes mains... C'est un +beau et fier jeune homme. Nous nous sommes regardés dans le blanc +des yeux.» Le 17, «un peu sorti du tourbillon», le colonel raconte +ainsi comment les choses se sont passées: «Les dernières tentatives +faites par Bou-Maza l'ont dégoûté et désillusionné. Partout, il nous +a trouvés en garde... Enfin, il arrive chez un de ses affidés, le +caïd des Ouled-Djounés, qui, s'il eût été seul, se serait prosterné +devant lui; mais il y trouve quatre de mes mokrazani. Ç'a été le +dernier coup. Il a tout de suite pris sa détermination et a dit: +«Menez-moi à Orléansville, au colonel de Saint-Arnaud lui-même», +ajoutant que c'était à moi qu'il voulait se rendre, parce que c'était +contre moi qu'il s'était le plus battu. Les autres ont obéi; ils +tremblaient encore devant Bou-Maza, qui a gardé ses armes et ne +les a déposées que chez moi, sur mon ordre. En amenant Bou-Maza, +mes quatre mokrazani étaient effrayés de leur audace. D'un signe, +Bou-Maza les aurait fait fuir. L'influence de cet homme sur les +Arabes est inconcevable. Bou-Maza était las de la guerre et de la vie +aventureuse qu'il menait. Il a compris que son temps était passé, et +qu'il ne pouvait plus soulever des populations fatiguées de lui et +domptées par nous. C'est un événement remarquable[514].» Bou-Maza +fut traité avec égard. Interné à Paris, installé dans un riche +appartement des Champs-Élysées, avec une pension de 15,000 francs, +il fut un moment à la mode parmi les badauds de la capitale. Passé, +en 1854, au service de la Porte, il fut fait, en 1855, colonel dans +l'armée ottomane, et mourut peu après en Turquie. + +[Note 514: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._] + +Le découragement qui avait amené la reddition de Bou-Maza n'était +pas un fait isolé. Vers la même époque, au nord-est de la province +d'Alger, Ben-Salem, qui avait été l'un des plus importants khalifats +d'Abd el-Kader, venait, accompagné de plus de cent chefs des régions +voisines du Djurdjura, apporter solennellement sa soumission +au maréchal Bugeaud. En avril et en mai 1847, trois colonnes, +commandées par les généraux Jusuf, Cavaignac et Renault, pénétrèrent +simultanément dans l'extrême sud et y promenèrent le drapeau de la +France, sans avoir presque à tirer un seul coup de fusil. + + +XIII + +Rien donc, dans la situation militaire, qui pût préoccuper le +maréchal Bugeaud et qui l'empêchât de porter toute son attention +et tous ses efforts sur le problème de la colonisation. C'était +en résolvant ce problème qu'il prétendait signaler la fin de son +gouvernement. À vrai dire, en cette matière, il était urgent de faire +mieux qu'on n'avait fait jusqu'alors. L'état des villages créés dans +le Sahel et la Métidja ne s'était pas amélioré depuis un an, bien +au contraire. Les misères, déjà notées, à la fin de 1844, par les +voyageurs, notamment par l'abbé Landmann, étaient encore aggravées. +Beaucoup de colons avaient succombé ou s'étaient découragés. Les +demandes de concession, qui, de 1842 à 1845, étaient allées toujours +en augmentant, commençaient à diminuer. En 1846, les villages ne +recevaient que 689 colons nouveaux, tandis qu'ils en perdaient 715. +Il était manifeste que, sous le coup des déceptions survenues, le +premier élan se ralentissait et menaçait de s'arrêter complètement. +À ce mal, le gouverneur prétendait remédier par la colonisation +militaire. + +Sa confiance était plus inébranlable que jamais. «Ma conviction +pour le système à adopter en colonisation, écrivait-il à M. Léon +Roches, est aussi profonde que celle que j'avais sur le système de +guerre à faire aux Arabes. Vous m'avez vu lutter (sur ce dernier +point) contre tout le monde, même contre les ministres, sans jamais +me décourager; j'ai résisté avec acharnement et j'ai triomphé. Je +serais sûr également de triompher dans l'essai d'une colonisation +militaire[515].» Sachant l'opinion peu favorable à ses idées, le +maréchal n'hésita pas, pour tâcher de la convertir, à se faire +publiciste et même journaliste: c'était son habitude. Dans le +courant de la session de 1846, il avait envoyé une brochure aux +membres du Parlement. Il revint à la charge, par un _Mémoire aux +Chambres_, distribué le 1er janvier 1847: il y entrait dans tous les +détails d'application de son système, en exposait les avantages, +répondait aux critiques; c'était un appel pressant, qui respirait, de +la première ligne à la dernière, une forte conviction. En même temps, +il ne perdait pas un instant de vue le ministère: croyait-il deviner +chez lui quelque hésitation à tenir la promesse faite, quelque +velléité d'ajourner le dépôt du projet d'essai, il écrivait aussitôt +au Roi et menaçait de donner sa démission[516]. + +[Note 515: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 186.] + +[Note 516: Lettre à Louis-Philippe, en date du 30 décembre 1846. +(_Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 225 à 227.)] + +Néanmoins, les préventions contre la colonisation militaire +subsistaient toujours aussi vives dans la population civile. En +novembre 1846, quatre députés, MM. de Tocqueville, de Lavergne, +Plichon et Bechamel, débarquaient en Afrique, avec l'intention +d'étudier par eux-mêmes et sur place les questions soulevées. Le +maréchal, s'étant offert à les promener dans la province d'Alger, +leur fit traverser la Métidja, les conduisit jusqu'à Médéa et les +ramena ensuite par Miliana et Orléansville. Il se flattait de leur +faire ainsi saisir sur le vif les avantages pratiques du régime +militaire, et, en tout cas, de leur montrer la sécurité due au succès +de ses armes. Sur ce dernier point, la démonstration fut éclatante; +sur le premier, elle parut moins concluante. Sans doute le maréchal +eut beau jeu à montrer, à chaque pas, tout ce qu'avait fait l'armée; +mais il avait plus de peine à convaincre ses compagnons de route que +cette armée suffirait, dans l'avenir, à résoudre tous les problèmes +de la colonisation, et que la population civile était satisfaite de +vivre sous son autorité. Plus d'un incident vint, au cours du voyage, +contrarier son argumentation. Un jour, par exemple, une délégation +d'habitants de Miliana demandait au gouverneur, en présence des +députés, qu'un commissaire civil fût chargé de l'administration +municipale, et un juge de paix de l'administration de la justice; +le maréchal répondit aux réclamants par un exposé des avantages +d'une administration gratuite et expéditive, d'une justice également +gratuite et fondée sur le bon sens, sinon sur la science juridique; +il leur reprocha leur ingratitude envers les officiers qui se +dévouaient à une tâche pénible et étrangère à leur carrière, sans +avoir rien à y gagner; puis il les congédia avec assez d'humeur. +Cette démarche malencontreuse lui resta sur le coeur, et plus d'une +fois, les jours suivants, il y revint dans ses conversations avec les +députés. «Que veulent-ils? leur disait-il; sont-ils fous? Ils ont +besoin de nous à chaque instant, et les voilà qui veulent se séparer +de nous! Où trouveront-ils, dans l'autorité civile, les ressources et +l'assistance que leur fournit constamment l'autorité militaire?» Et +se tournant vers le colonel de Saint-Arnaud qui venait de rejoindre +la caravane,--car on approchait d'Orléansville, siège de son +commandement: «Voyons, colonel, puisque nous en sommes là , dites-nous +ce que vous avez fait ici pour la population civile.» Saint-Arnaud +se mit alors à vanter la superbe organisation qu'il avait donnée +à la milice, la discipline rigoureuse qu'il y maintenait. «Mais +aussi, ajouta-t-il, à la moindre négligence, je les mets dans le +silo, la tête la première; voilà ce que j'ai fait pour eux.» À cette +conclusion, ce fut un rire général. Le maréchal, toutefois, fit la +grimace, pensant que ce n'était pas le meilleur moyen de convaincre +les députés de l'excellence du régime militaire. Le commandant du +génie vint à son secours, en exposant tout ce qui avait été fait pour +aider les colons: fourniture de matériaux, constructions, transports, +prêts d'argent. «Eh bien! vous le voyez, s'écria alors le gouverneur, +que gagneront-ils à passer de la tutelle paternelle de l'autorité +militaire sous celle de l'autorité civile? Sera-ce l'autorité +civile qui leur prêtera ses bras pour bâtir leurs maisons, ou ses +équipages pour y faire voyager leurs marchandises? Où prendrait-elle +cette abondance et cette variété de ressources que l'organisation +de l'armée lui permet de mettre sans frais à la disposition des +colons? Que les faiseurs de théories qui les excitent à réclamer des +garanties, des institutions civiles, viennent donc ici leur garantir +d'abord la première de toutes les nécessités, celle de pouvoir +subsister et s'établir dans le pays!» Le soir, l'un des compagnons de +M. de Tocqueville, prenant l'air dans une des rues d'Orléansville, +y fut brutalement apostrophé par un sergent qui, sans prétexte, +menaça de «le mettre dedans» s'il ne s'en allait au plus vite. «Je +sais maintenant, disait plaisamment celui auquel était arrivée +cette mésaventure, ce que c'est qu'un territoire _mixte_, c'est un +territoire mêlé de sergents.» M. de Tocqueville quitta le maréchal +à Orléansville et revint étudier seul, de plus près, les villages +administratifs ou militaires créés autour d'Alger; il sortit de cet +examen mieux convaincu encore qu'il fallait chercher ailleurs la +solution du problème de la colonisation algérienne[517]. + +[Note 517: Voir, sur le voyage des députés, le récit qu'a fait un de +leurs compagnons, M. A. Bussière. (_Revue des Deux Mondes_ du 1er +novembre 1853.)--Le colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère, +le 29 novembre 1846: «Voilà cinq jours que mon esprit, mes jambes +et mes chevaux ne débrident pas. Le corps est moins fatigué que +l'esprit. Mais tenir tête à un maréchal qui aime à parler, à quatre +députés et deux journalistes qui interrogent sans cesse _ab hoc et +ab hac_, c'est trop; je suis rendu... M. de Tocqueville posait pour +l'observation méthodique, profonde, raisonnée...»] + +Mal vu par les «civils», le système du maréchal était loin d'être +soutenu par tous les militaires. Sur l'invitation du gouvernement, +le général Bedeau avait préparé un plan de colonisation pour la +province de Constantine. Il proposait «d'essayer tous les systèmes de +colonisation, à l'exception toutefois de celui des pauvres qui lui +paraissait très onéreux». Bornant le rôle de l'État à la fixation de +certaines limites et de certaines conditions protectrices, au don de +la terre, à l'exécution des grands travaux de sécurité, de salubrité +et de viabilité, il comptait principalement sur l'initiative des +individus et des capitaux, et se préoccupait de leur laisser le +plus de liberté possible. Il ne paraissait faire aucune part à la +colonisation militaire. + +C'est surtout du côté du général de La Moricière que venait +l'opposition au système du maréchal Bugeaud. La rivalité un peu +jalouse de ces deux hommes de guerre n'était pas un fait nouveau. +Sans doute, dans leurs bons moments, ils comprenaient, l'un et +l'autre, le tort de leurs divisions; alors le maréchal rendait +justice à son brillant lieutenant et le signalait lui-même au +gouvernement comme l'un des hommes les plus capables de le +remplacer[518]; alors aussi La Moricière écrivait à Bugeaud: +«Pour moi, je repousse la situation de rivalité, d'opposition, +dans laquelle on veut me placer par rapport à vous, Monsieur le +maréchal; je la repousse, parce qu'elle répugne à mon caractère; je +la repousse, au nom de la discipline de l'armée que tout homme qui +aime son pays doit respecter[519].» Malheureusement, par l'effet des +situations et aussi des caractères, les heurts étaient fréquents. +Il s'en était produit dès 1842[520]. À partir de 1845, les rapports +furent plus tendus encore. Quand il se voyait vilipendé dans le +journal _l'Algérie_, tandis que le commandant d'Oran y était porté +aux nues, le maréchal soupçonnait aussitôt ce dernier d'inspirer +cette polémique, soupçon qui, il est vrai, ne tenait pas longtemps +devant les protestations de La Moricière. En octobre 1845, lorsqu'il +revenait soudainement en Afrique pour faire face à l'insurrection, il +ne se retenait pas de blâmer tout haut la façon dont le commandant +intérimaire avait conduit les choses, d'attribuer les premiers +échecs à ses fausses mesures, d'insinuer même qu'il avait manqué de +sang-froid dans le péril. Par contre, quelques mois plus tard, La +Moricière ne se gênait pas pour se plaindre que le maréchal surmenât +ses troupes sans profit. Tous ces désaccords étaient connus de +l'armée, sur laquelle ils ne pouvaient avoir qu'un fâcheux effet. Le +colonel de Saint-Arnaud, qui était entièrement du bord du maréchal +et facilement injuste pour le commandant d'Oran, écrivait à son +frère: «Il n'y a pas deux camps dans l'armée d'Afrique, mais il y +a deux hommes: l'un, grand, plein de génie, qui, par sa franchise +et sa brusquerie, se fait quelquefois des ennemis, lui qui n'est +l'ennemi de personne; l'autre, capable, habile, ambitieux, qui +croit au pouvoir de la presse et la ménage, qui pense que le civil +tuera le militaire en Afrique et se met du côté du civil. L'armée +n'est pas divisée pour cela entre le maréchal Bugeaud et le général +La Moricière; seulement, il y a un certain nombre d'officiers qui +espèrent plus du jeune général qui a de l'avenir, que du vieillard +illustre dont la carrière ne peut plus être bien longue[521].» + +[Note 518: Dans une lettre du 28 septembre 1845, le maréchal Bugeaud, +qui voulait alors se retirer, annonçait à M. de Corcelle qu'il avait +jugé «de son devoir envers le Roi et le pays d'indiquer les deux +hommes qu'il croyait les plus capables, par leur savoir et leur +expérience, de le remplacer».--«Vous comprenez, ajoutait-il, que +je désignais les généraux Bedeau et de La Moricière.» (_Documents +inédits._)] + +[Note 519: _Le général de La Moricière_, par M. KELLER, t. Ier, p. +333.] + +[Note 520: Voir plus haut, t. V, p. 306 à 308.] + +[Note 521: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._] + +Aussitôt que la question de colonisation commença à occuper les +esprits, La Moricière y prit position à l'antipode de Bugeaud. Dès +1844 et 1845, dans des notes adressées au ministre ou publiées, +il montrait la solution du problème, non dans l'intervention de +l'État et de l'armée, mais dans l'action des capitaux qu'il fallait +attirer et intéresser; il s'en rapportait à la spéculation du soin +de faire venir les colons sur les terres dont elle se serait mise +en possession. Au commencement de 1846, ses idées se précisent. Sur +l'invitation que le gouvernement lui a adressée en même temps qu'au +général Bedeau, il rédige, pendant ses nuits de bivouac, tout un +plan de colonisation de la province d'Oran, qu'il a soin d'envoyer +directement au ministre, par crainte que le gouverneur général ne +l'intercepte. Partant de cette idée que «le bon sens du pays et de +la Chambre a fait justice du projet de colonisation militaire[522]», +il propose d'appeler les riches capitalistes au moyen de grandes +concessions de terres faites par adjudication; certaines clauses +seraient imposées aux adjudicataires en faveur des petits colons +qui viendraient s'établir sur leurs terres. Il ne met à la charge +de l'État qu'une dépense très limitée, celle de quelques travaux +d'intérêt général; ainsi évalue-t-il à 200,000 francs les déboursés +à faire pour 2,300 familles, et il oppose la modicité de ce chiffre +aux frais colossaux du système du maréchal Bugeaud. Il se préoccupe +aussi d'écarter les formalités compliquées qui trop souvent rebutent +les initiatives particulières. Si le général compte avant tout sur +les capitalistes, il n'exclut pas de plus modestes concessionnaires; +seulement, il insiste pour qu'on ne leur donne pas plus de terres +que leurs ressources ne leur permettent d'en mettre en valeur. En +tout cas, qu'il s'agisse d'attirer les capitaux gros ou petits, il +faut, à son avis, remplacer, dans les territoires ouverts aux colons, +l'arbitraire du régime militaire par les garanties du régime civil; +le but doit être d'assimiler ces territoires à la Corse, moins les +droits électoraux dans les premières années[523]. Quant au gouverneur +général, son rôle serait réduit à celui de commandant de l'armée et +de chef du pays arabe. Était-il alors aussi facile que le supposait +La Moricière, de faire venir les capitaux en Algérie? Quand, par +application de ses idées, on essaya de mettre en adjudication le +territoire de plusieurs nouvelles communes dans la province d'Oran, +à charge, pour les particuliers ou les compagnies qui se rendraient +adjudicataires, de les peupler de familles européennes, le résultat +fut à peu près nul. Il est vrai que les conditions compliquées +imposées aux adjudicataires étaient bien faites pour décourager toute +entreprise. Le général attribua l'insuccès à ces exigences de la +routine administrative et aussi à la mauvaise volonté du gouverneur. + +[Note 522: Ainsi s'exprime La Moricière, dans une lettre du 21 mai +1846, lettre destinée, dans sa pensée, à être publiée.] + +[Note 523: La Moricière a exposé cette partie de sa thèse dans +une lettre écrite, le 11 avril 1846, au directeur des affaires +algériennes au ministère de la guerre.] + +Le souci de faire prévaloir ses idées sur la colonisation et de mieux +contre-balancer la grande autorité du maréchal Bugeaud éveilla chez +La Moricière l'ambition de se faire, lui aussi, nommer député. Une +occasion lui était offerte par les élections générales d'août 1846. +Ses premières tentatives, à Paris et en Maine-et-Loire, ne furent pas +heureuses. Ce fut seulement en octobre que M. de Beaumont, qui avait +été élu par deux collèges, fit élire La Moricière à sa place dans +celui de Saint-Calais. Arrivé à la Chambre sous de tels auspices, +le général, qu'il le voulût ou non, se trouva plus ou moins lié à +la partie de la gauche qui se groupait autour de M. de Tocqueville. +L'opposition d'ailleurs se montra fort empressée à se parer d'une +si brillante renommée. L'une des conséquences fut naturellement +d'accentuer encore l'antagonisme existant entre le gouverneur +général et son lieutenant. Ils apparaissaient au public comme les +représentants de deux politiques contraires, aussi bien en France +qu'en Algérie. Le colonel de Martimprey, fort dévoué à La Moricière, +s'alarmait d'une telle situation: «Je redoute, écrivait-il d'Afrique, +le spectacle d'une lutte entre mon général et le maréchal Bugeaud; il +n'en sortirait rien de bon, ni pour l'un ni pour l'autre, et quelque +vautour ne tarderait pas à se percher sur leurs cadavres.» + +Plus le général de La Moricière prenait ainsi position, plus le +maréchal Bugeaud s'en irritait, et il n'était pas homme à garder +son mécontentement pour lui. Il ne se borna pas à malmener, dans +ses conversations, ce qu'il appelait la théorie des «colons en +gants jaunes». Au commencement de 1847, il publia et fit distribuer +aux membres des Chambres une réfutation sévère du système de La +Moricière. À l'entendre, ce système, loin de résoudre la question +coloniale et la question militaire, ne serait, sous ce double +rapport, qu'une cause de ruines. Il s'attacha surtout à montrer que +l'économie dont on faisait si grand bruit n'était qu'apparente. +D'ailleurs, ajoutait-il, la colonisation la plus rapide et la plus +fortement constituée serait, en définitive, quoi qu'elle coûtât, la +plus économique, parce qu'elle seule permettrait de diminuer l'armée. +Il déclarait donc repousser de tout son pouvoir les idées du général; +tout au plus consentirait-il à les essayer localement, afin d'en +démontrer pratiquement l'inefficacité. + + +XIV + +Cependant la session de 1847 s'était ouverte, et, le 27 février, le +ministre de la guerre, fidèle à l'engagement pris envers le maréchal +Bugeaud, déposait à la Chambre une demande de crédit de trois +millions, pour établir en Algérie des «camps agricoles où des terres +seraient concédées à des militaires». L'exposé des motifs commençait +par rappeler les divers modes de colonisation tentés jusqu'alors +en Afrique; tout en se félicitant de ce qui avait été et de ce qui +pourrait encore être obtenu, il indiquait l'utilité de «fonder, sur +les limites des territoires occupés, une colonisation plus forte, +plus défensive que la colonisation libre et civile, une colonisation +armée, véritable avant-garde destinée à se servir du fusil comme de +la bêche, sorte de bouclier pour les établissements placés derrière +elle». Il indiquait que l'armée seule pouvait fournir les éléments +de cette colonisation. Venaient ensuite des détails sur la manière +d'organiser ce corps de soldats appelé à devenir un peuple de colons. + +Il fut aussitôt visible que l'opinion faisait mauvais accueil à +l'idée des camps agricoles. À Alger, les colons se réunirent pour +protester et envoyèrent en France des délégués chargés de demander le +rejet de la loi. Le gouvernement, assez embarrassé et peu disposé à +porter seul la responsabilité d'un projet qu'il n'avait présenté que +par égard pour Bugeaud, insista fortement auprès de ce dernier pour +qu'il vînt à Paris et assumât le premier rôle dans la discussion. Le +maréchal ne parut pas pressé de se rendre à cet appel. Malade d'un +gros rhume, mécontent de ce que le ministère ne s'engageait pas plus +à fond, et probablement pressentant l'échec final, il répondit, sur +un ton assez grognon, le 9 mars 1847, à M. Guizot: «Je n'ai rien +vu de plus pâle, de plus timide, de plus incolore que l'exposé des +motifs du ministre de la guerre. On y a mêlé l'historique incomplet +de la colonisation, le système du général de La Moricière, celui +du général Bedeau; enfin le mien arrive comme accessoire... On +lui donne la plus petite portée possible; on l'excuse bien plus +qu'on ne le recommande... Je compte infiniment peu sur la parole +du ministre de la guerre, mais je compte infiniment sur la vôtre... +C'est maintenant l'oeuvre du ministère; vous ne voudrez pas +lui faire éprouver un échec. Pour mon compte, je n'y attache qu'un +intérêt patriotique; mon intérêt personnel s'accommoderait fort +bien de l'insuccès. Je suis déjà un peu vieux pour la rude besogne +d'Afrique.» Il écrivait de nouveau, le 15 mars: «C'est encore de mon +lit de douleur que je vous écris. Je commence à craindre sérieusement +de n'être pas en état de me rendre à Paris avant la fin du mois, et, +dès lors, qu'irais-je y faire? Les partis seront pris; la commission +aura fait son rapport.» Puis, dans un _post-scriptum_, au reçu de la +nouvelle que les députés nommés par les bureaux pour faire partie de +la commission, étaient «très peu favorables» au projet, il ajoutait: +«Le gouvernement, qui est si fort dans tous les bureaux, n'a donc pas +cherché à faire prévaloir les candidats de son choix? Tout ceci est +d'un bien mauvais augure.» + +La commission était, en effet, presque unanimement hostile. +Elle choisit pour président M. Dufaure et pour rapporteur M. de +Tocqueville, tous deux connus comme adversaires de la colonisation +militaire. Le gouvernement, qui se jugeait quitte pour avoir présenté +le projet, ne manifestait nullement l'intention d'en faire une +question de cabinet. Tout cela augmenta encore la répugnance du +maréchal à s'engager de sa personne dans un débat qui ne pouvait bien +tourner. Il fit savoir au ministère que, décidément, sa santé ne lui +permettait pas de se rendre à Paris. Bien plus, il ne cacha pas que +sa détermination était prise de se retirer. Toutefois, désireux de +ne partir que sur un succès militaire, il voulut, avant de résigner +effectivement ses fonctions, accomplir une expédition qu'il avait +fort à coeur. + +On sait comment, depuis longtemps, Bugeaud songeait à soumettre la +Grande Kabylie, comment aussi il avait toujours été retenu par les +Chambres et par le gouvernement[524]. En 1847, le calme qui régnait +dans nos possessions africaines et l'ascendant que donnait aux +armes françaises la défaite définitive d'Abd el-Kader lui parurent +favorables à une opération décisive. D'ailleurs, à ses yeux, l'appui +fourni à l'émir, l'année précédente, par les tribus du Djurdjura, +condamnait la politique qui laisserait plus longtemps, au coeur de +notre colonie, ce foyer d'indépendance. À la première révélation +de ses projets, les ministres, préoccupés du sentiment connu de la +Chambre, avaient fait des objections. Mais le maréchal insista, +donna des explications rassurantes, et le gouvernement finit par se +résigner à le laisser faire. «En vous voyant si certain du succès, +lui écrivait le ministre de la guerre, je suis porté à y croire comme +vous; j'en accepte donc l'espérance, et je reçois avec satisfaction +l'engagement par lequel vous terminez cette dépêche de ne rien +entreprendre dans ce pays sans être moralement assuré du succès, +de n'y faire stationner les troupes que le temps indispensablement +nécessaire, de n'y créer aucun poste permanent, enfin de ne pas +demander, pour cette expédition, un soldat de plus.» Aussitôt qu'on +eut vent, à la Chambre, de l'entreprise préparée contre la Kabylie, +l'émotion y fut grande. La commission des crédits, présidée par M. +Dufaure, la même qui, à ce moment, examinait et repoussait le projet +de colonisation militaire, prit, le 9 avril 1847, la délibération +suivante, dont ampliation fut signifiée au ministre de la guerre: «La +commission, après en avoir délibéré, convaincue, à la majorité, que +l'expédition militaire dans la Kabylie, annoncée par M. le gouverneur +général, est impolitique, dangereuse et de nature à rendre nécessaire +une augmentation dans l'effectif de l'armée, est d'avis de faire +connaître à M. le ministre de la guerre son sentiment à cet égard.» +De l'avis du conseil, le ministre de la guerre répondit que «le +gouvernement était toujours disposé à tenir grand compte des opinions +émises par les Chambres», mais qu'il devait «maintenir avec soin les +limites établies entre les grands pouvoirs de l'État». Rappelant +qu'en vertu de l'article 12 de la Charte, «les opérations militaires +étaient conduites par le gouvernement du Roi en toute liberté, sous +la garantie de la responsabilité des ministres», il s'étonnait de +voir la commission «prendre une délibération sur une question qui +rentrait exclusivement dans les attributions de la prérogative +royale et notifier cette délibération au gouvernement du Roi». Il +déclarait «ne pouvoir recevoir une communication contraire à notre +droit constitutionnel», et renvoyait à la commission la pièce qu'elle +lui avait adressée. En même temps qu'il défendait avec cette fermeté +ses droits contre les empiétements parlementaires, le gouvernement +fit connaître au maréchal ce qui venait de se passer, et, sans oser +absolument interdire l'expédition, ne cacha pas qu'il la voyait avec +inquiétude et déplaisir. Cette dépêche, datée du 30 avril, parvint à +Bugeaud le 7 mai, au moment où il sortait du palais pour entrer en +campagne. Sans prendre la peine de remonter à son cabinet, il écrivit +au ministre: «Il est bien évident que je dois prendre sur moi toute +la responsabilité de l'oeuvre dans la chaîne du Djurdjura. Il le faut +bien, d'ailleurs, puisqu'elle m'est laissée; mais cela ne m'effraye +pas. Je vous prierai seulement de remarquer qu'on serait bien mal +fondé de me répéter encore que je redoute la presse et l'opinion. Je +monte à cheval pour rejoindre mes troupes[525].» + +[Note 524: Voir plus haut, p. 346 à 348.] + +[Note 525: Cette réponse est rapportée par M. C. ROUSSET, _La +conquête de l'Algérie_, t. II, p. 136.] + +Deux colonnes, l'une de sept mille hommes, commandée par le +maréchal, l'autre de six mille, sous les ordres du général Bedeau, +concouraient à l'expédition. Il ne s'agissait plus, comme on l'avait +fait plusieurs fois, de mordre les bords du massif, mais bien de +le traverser de part en part. Parties, la première de la province +d'Alger, la seconde de la province de Constantine, les deux colonnes +devaient marcher l'une vers l'autre, pour se rencontrer devant +Bougie, ville de la côte que nous occupions depuis longtemps, mais +qui était constamment bloquée par les tribus hostiles des alentours. +La colonne du maréchal, partie de Bordj-Bouira, le 13 mai, livra, +le 16, un rude combat aux Beni-Abbès; rien ne put résister à l'élan +de nos soldats, qui escaladèrent les montagnes les plus abruptes. +Les Beni-Abbès, vaincus et fort maltraités, se soumirent, et leur +exemple fut suivi par les populations voisines. Le 21 mai, le +maréchal rejoignit, à une journée de Bougie, le général Bedeau, +qui, de son côté, n'avait rencontré qu'une faible résistance. Le +lendemain, les deux colonnes firent leur entrée dans Bougie. Le +gouverneur réunit les chefs des tribus soumises, pour leur donner +l'investiture, et leur expliqua quels seraient désormais leurs +devoirs envers nous: payement d'un impôt modéré; obligation de nous +assurer le libre parcours à travers leur territoire; responsabilité +de tous les méfaits commis. Il ajouta qu'il n'avait pas l'intention +d'occuper leur pays d'une façon permanente, mais qu'il reviendrait, +de temps à autre, les visiter en armes, et qu'alors, s'il avait à se +plaindre d'elles, il réglerait leurs comptes. Les chefs acclamèrent +le maréchal et firent toutes les promesses qu'on voulait. La colonne +du gouverneur rentra ensuite dans la province d'Alger. Une partie de +celle du général Bedeau demeura encore pendant quinze jours à Bougie: +aucun incident ne s'étant produit, elle retourna, elle aussi, dans +ses cantonnements. + +Le maréchal Bugeaud triomphait d'un succès si facile et qui +paraissait si complet. Il écrivait, le 29 mai 1847, à un de ses amis: +«Je suis rentré, depuis trois jours, de l'expédition de la Grande +Kabylie, qui a fait déclamer nos grands tacticiens de la Chambre +et de la presse... Je me borne à vous dire que les résultats, +qui ont dépassé mes espérances, donnent un éclatant démenti aux +opposants[526].» Ceux-ci, en effet, ne savaient plus trop que dire. +Est-ce donc que, du coup, notre domination était établie en Kabylie? +Non, ceux qui le disaient alors se faisaient illusion. La soumission +obtenue n'était que passagère et nominale. La vraie conquête de cette +région restait à faire, et elle ne devait être menée à fin que dix +ans plus tard, par le maréchal Randon. + +[Note 526: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 142.] + +En tout cas, sur le moment, le succès apparent faisait au maréchal +Bugeaud la belle fin qu'il cherchait. Rien ne retardait plus son +départ: «J'ai pris la ferme résolution de demander un successeur, +écrivait-il, le 29 mai 1847, dans la lettre dont j'ai déjà cité un +fragment. Sans attendre la décision définitive, je pars, le 5 juin, +pour le Périgord. J'ai exprimé ma détermination avec tant de force, +que l'on renoncera sans doute à la faire changer[527].» On lisait, le +lendemain, 30 mai, dans le _Moniteur algérien_: «En ce moment, depuis +la frontière du Maroc jusqu'à celle de Tunis, depuis la Méditerranée +jusqu'à la mer de sable, l'autorité française règne incontestée sur +toute l'Algérie. Le maréchal duc d'Isly rentre en France. Il a prié +le ministre de la guerre de vouloir bien pourvoir à son remplacement. +La durée de son gouvernement, rempli de faits qui appartiennent à +l'histoire, a duré six ans. Le départ du maréchal gouverneur aura +lieu le 5 juin.» Avant de quitter l'Algérie, le maréchal adressa +trois proclamations à la population civile, à l'armée et à la marine. +«Colons de l'Algérie, disait-il dans la première, jetez un coup +d'oeil sur la proclamation que je vous adressais en février 1841. +Vous verrez que j'ai dépassé de beaucoup le programme que je m'étais +tracé.» Il exposait alors ce qu'il avait fait pour la conquête et +pour la colonisation. Puis, après avoir déclaré que «sa santé et +la situation qui lui était faite par l'opposition qu'éprouvaient +ses idées, ne lui permettaient plus de se charger des destinées de +l'Algérie», il donnait de graves conseils aux colons, blâmant leur +impatience et leurs injustes préventions contre le gouvernement +militaire. «Ces conseils, ajoutait-il, n'ont rien qui doive vous +blesser; ils sont, au contraire, la preuve du vif intérêt que je vous +porte.» Dans la proclamation à l'armée, il rappelait, avec une mâle +fierté, tout ce qu'ils avaient fait ensemble. «Il est des armées, +disait-il, qui ont pu inscrire dans leurs annales des batailles plus +mémorables que les vôtres. Il n'en est aucune qui ait livré autant de +combats et qui ait exécuté autant de travaux!» À la marine, enfin, +il témoignait sa vive reconnaissance pour l'appui qu'elle lui avait +constamment donné. Ayant ainsi fait ses adieux à tous, il s'embarqua, +le 5 juin, sur le navire qui devait l'emmener en France. Une foule +émue et respectueuse assistait à son départ. + +[Note 527: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 142.] + +La démission du maréchal, devenue publique, enlevait tout intérêt +à la délibération de la Chambre sur le projet relatif à l'essai de +colonisation militaire. Le 2 juin, M. de Tocqueville avait déposé, +au nom de la commission des crédits, un rapport dans lequel, après +avoir discuté les divers plans de colonisation, il concluait au +rejet du crédit demandé pour les camps agricoles. Huit jours après, +le 11 juin, le ministre de la guerre annonça le retrait du projet. +Le gouvernement témoignait ainsi qu'il prenait son parti de la +retraite du maréchal, et qu'il renonçait à le retenir comme il avait +fait jusqu'alors. Plusieurs raisons le déterminaient. D'abord, +l'obstination avec laquelle le gouverneur exigeait la colonisation +militaire, et la prévention invincible de l'opinion et de la Chambre +contre cette colonisation, avaient fait naître une difficulté +vraiment inextricable. En second lieu, le ministère en était venu +probablement à cette conclusion plus ou moins formelle que Bugeaud +avait fait son temps; par l'effet même du succès obtenu, l'action +guerrière où le maréchal excellait et pour laquelle on l'avait pris +et gardé, passait désormais au second plan; au problème militaire +succédait un problème d'organisation coloniale sur lequel il ne +paraissait point avoir des vues aussi sûres. N'était-il pas dans +le rôle du pouvoir de varier ses instruments, suivant les tâches +qu'il convenait d'accomplir? Ajoutons que le Roi et ses ministres +n'étaient pas pris au dépourvu pour le choix du nouveau gouverneur. +Depuis longtemps, conformément au voeu exprimé plusieurs fois par +le maréchal lui-même[528], ils réservaient sa succession au duc +d'Aumale. Jusqu'alors, à cause de la jeunesse du prince et des +services qu'ils attendaient encore de Bugeaud, ils n'avaient rien +fait pour hâter la réalisation de ce projet; au contraire. Mais, en +1847, ils ne voyaient plus de raison de la retarder. + +[Note 528: Voir plus haut, p. 371.] + +Si le cabinet consentait à se séparer, pour l'avenir, du maréchal +Bugeaud, ce n'était pas qu'il méconnût ses services dans le passé. Le +9 juin 1847, à la tribune de la Chambre des députés, M. Guizot saisit +l'occasion du débat sur les crédits extraordinaires pour célébrer de +nouveau ces services. À considérer aujourd'hui les choses de loin et +de haut, on ne peut que confirmer l'hommage rendu par M. Guizot à +l'illustre maréchal. Quels qu'aient pu être alors les tâtonnements de +la colonisation et les lacunes de l'administration civile, l'oeuvre +accomplie par Bugeaud apparaît singulièrement grande et suffit à sa +gloire. C'est pendant les six années de son gouvernement que les +Arabes ont été vaincus et soumis. Il a fait ce qu'auparavant nul +n'avait pu faire, et si, après lui, plusieurs ont beaucoup fait, nul +n'a fait autant que lui. Son nom demeure le plus éclatant et le plus +considérable de notre histoire algérienne. + + +FIN DU TOME SIXIÈME. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + +LIVRE VI + +L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR. + +(De la fin de 1845 au commencement de 1847.) + + + Pages. + + CHAPITRE PREMIER.--LES ÉLECTIONS DE 1846 (fin de 1845-août 1846). 1 + + I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers + unit le centre gauche à la gauche. Le _National_ et la + _Réforme_. 1 + + II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur les + affaires du Texas et de la Plata. 4 + + III. L'opposition crie à la corruption. Défense du ministère. + Qu'y avait-il de fondé dans ce grief? 7 + + IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat sur ce + sujet entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle + au cabinet. 13 + + V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion de + Louis Bonaparte. 20 + + VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques électorales. + Attentat de Henri. Les résultats du scrutin. Ce qu'on en + pense dans le gouvernement. 23 + + + CHAPITRE II.--LES INTÉRÊTS MATÉRIELS. 31 + + I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La + spéculation et l'agiotage. 31 + + II. Timidité économique du gouvernement. Il fait ajourner + la réforme postale. Ses idées sur le libre échange. 37 + + III. Les finances en 1846. L'équilibre du budget ordinaire. + Le budget extraordinaire. 41 + + IV. L'administration locale. Le comte de Rambuteau. 46 + + V. Le matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la + tentation du veau d'or. Elle devient indifférente à la + politique. Dangers de cet état d'esprit. 48 + + VI. L'opposition accuse le gouvernement d'avoir favorisé ce + matérialisme. M. de Tocqueville. Son origine, ses visées + et ses déceptions. Amertume de ses critiques sur l'état + social et politique. 54 + + VII. Le mal s'étend à la littérature. La «littérature + industrielle». Cependant l'état des lettres est encore + fort honorable à la fin de la monarchie de Juillet. Le + roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme et de + spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. Romans + socialistes publiés dans les journaux conservateurs. Eugène + Süe. Les _Mystères de Paris_ dans le _Journal des Débats_. + Autres romans publiés par le _Constitutionnel_. Aveuglement + de la bourgeoisie, faisant fête à ces romans. 62 + + + CHAPITRE III.--LE SOCIALISME 80 + + I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés + du saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système + et son action. 80 + + II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention d'unir le + catholicisme et la révolution. L'_Atelier_. Dissolution + de l'école buchézienne. 86 + + III. Fourier. Le phalanstère et l'attraction passionnelle. + La liberté amoureuse. Fantaisies cosmogoniques. Fourier + à peu près inconnu avant 1830. Développement du fouriérisme + lors de la dissolution de la secte saint-simonienne. Ce + qu'il devient après la mort de Fourier. Son influence + mauvaise. 94 + + IV. Buonarotti. Par lui le «babouvisme» pénètre, après 1830, + dans les sociétés secrètes. Fermentation communiste à + partir de 1840. 106 + + V. Cabet. Le _Voyage en Icarie_. Propagande icarienne. 111 + + VI. Louis Blanc. Son enfance et sa jeunesse. Ses débuts dans + la presse républicaine. Sa brochure sur l'_Organisation + du travail_. Critique du système. Succès de Louis Blanc + auprès des ouvriers. 116 + + VII. Proudhon. Son origine. Son isolement farouche. Son état + d'esprit en écrivant son premier Mémoire contre la + propriété. «La propriété, c'est le vol!» Argumentation + du Mémoire. L'effet produit. Second et troisième Mémoire, + Proudhon et le gouvernement. Le _Système des contradictions + économiques_. Impuissance de Proudhon à faire autre chose + que démolir. Son action avant 1848. 125 + + VIII. Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des + radicaux et de la gauche en face du socialisme. Le + gouvernement et les conservateurs savent-ils se défendre + contre ce danger? Les économistes. Il eût fallu la religion + pour redresser et pacifier les esprits du peuple. La + bourgeoisie trop oublieuse de ses devoirs envers l'ouvrier. + La société, jusqu'en 1848, ne croit pas au péril. 141 + + + CHAPITRE IV.--M. GUIZOT ET LORD ABERDEEN 152 + + I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à + l'influence française. La candidature du comte de Trapani + à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. + La candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. + M. Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc + de Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations + faites à ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. + On continue à s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet + français instruit M. Bresson et avertit le cabinet de + Londres qu'il reprendrait sa liberté si le mariage Cobourg + devenait imminent. Intrigue nouée entre la reine Christine + et Bulwer, au printemps de 1846, pour conclure ce mariage + à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait échouer en + la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais fait + au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par + un sentiment différent. Impression que ces incidents + laissent au gouvernement français. 152 + + II. L'Orient après 1840. L'Égypte. La question du Liban. + Efforts peu efficaces de la diplomatie française. 175 + + III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M. Guizot + propose à l'Angleterre de substituer, en Grèce, l'accord + à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis + au pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise. + Succès de Colettis. La légation de France le soutient et + l'emporte sur la légation britannique. Inconvénients de + ce retour à l'ancien antagonisme. 180 + + IV. L'entente cordiale se maintient surtout par l'amitié + personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur + correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi + causé en France à la pensée que Palmerston va reprendre + la direction du _Foreign office_. M. Thiers, au contraire, + qui a partie liée avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig + ne peut se former, à cause des objections faites contre + Palmerston. Voyage de ce dernier en France. Chute définitive + du ministère Peel et rentrée de Palmerston. 192 + + + CHAPITRE V.--LES MARIAGES ESPAGNOLS (juillet-octobre 1846) 203 + + I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement + en Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M. + Bresson, de marier le duc de Cadix à la Reine et le duc + de Montpensier à l'Infante. M. Bresson croit pouvoir + promettre à la reine Christine la simultanéité des deux + mariages. Mécontentement de Louis-Philippe, qui veut + désavouer son ambassadeur. 203 + + II. Palmerston nous communique ses instructions du 19 + juillet, où il nomme Cobourg en première ligne parmi + les candidats à la main d'Isabelle. À Paris, on voit + dans ce langage l'abandon de la politique d'entente. + M. Guizot ne consent pas encore la simultanéité, mais + il détourne le Roi de désavouer M. Bresson. Ses + avertissements au gouvernement anglais. 210 + + III. Lettres confidentielles que Palmerston adresse à + Bulwer pour compléter ses instructions. Ce qu'il nous + cache et ce qu'il nous montre. Il est dès lors manifeste + que Palmerston a rompu l'entente et que la France est + libérée de ses engagements. 216 + + IV. La reine Christine, inquiète de l'appui donné par le + ministre anglais aux progressistes, nous revient; + seulement elle exige la simultanéité. Le Roi se résigne + à laisser faire M. Bresson. Répugnances de la reine + Isabelle pour le duc de Cadix. L'accord sur les deux + mariages est enfin conclu à Madrid. 222 + + V. Irritation du Palmerston. Il est appuyé par lord John + Russell. Lord Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine + Victoria est très blessée. Lettre justificative de + Louis-Philippe et réponse de la reine d'Angleterre. + L'opinion anglaise prend parti pour Palmerston. 228 + + VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers la décide + à attaquer les mariages. 240 + + VII. Palmerston veut empêcher l'accomplissement du mariage + du duc de Montpensier. Efforts de Bulwer et de son + ministre pour soulever une opposition en Espagne et + intimider le cabinet de Madrid. Tous ces efforts + échouent. 244 + + VIII. Palmerston cherche à effrayer et à faire reculer le + gouvernement français. Celui-ci ne se laisse pas + troubler et ne modifie rien à ses résolutions. 248 + + IX. Palmerston demande aux autres puissances de protester + avec l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer + cette démarche. M. de Metternich refuse de s'associer + aux protestations anglaises. La Prusse et la Russie + l'imitent. Célébration des deux mariages. 252 + + + CHAPITRE VI.--LES SUITES DES MARIAGES ESPAGNOLS + (octobre 1846-avril 1847) 259 + + I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord + Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre + le gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses + efforts pour attirer à lui les trois puissances + continentales. Il échoue auprès de l'Autriche et de la + Russie. Attitude plus incertaine de la Prusse. 259 + + II. Les trois cours de l'Est profitent de la division + de la France et de l'Angleterre pour incorporer Cracovie + à l'Autriche. Émotion très vive en France. Lord Palmerston + repousse notre proposition d'une action commune. + Protestations séparées des cabinets de Londres et de Paris. + Les trois cours peuvent ne pas s'en inquiéter. En quoi + l'Autriche n'avait pas compris son véritable intérêt. 269 + + III. M. Thiers se concerte avec lord Palmerston. Sa + correspondance avec Panizzi et ses rapports avec lord + Normanby. M. Greville vient à Paris pour préparer un + rapprochement entre l'Angleterre et la France. M. Thiers, + dans ses conversations avec M. Greville et ses lettres à + Panizzi, excite le cabinet britannique à pousser la lutte + à outrance. 279 + + IV. Ouverture de la session française. Discussion à la Chambre + des pairs. Le duc de Broglie et M. Guizot. 289 + + V. Langage conciliant du Parlement britannique. M. Thiers + s'en plaint. La publication des documents diplomatiques + anglais rallume la bataille. 294 + + VI. L'adresse à la Chambre des députés. Hésitation de M. + Thiers à engager le combat. Son discours. Réponse de + M. Guizot. Forte majorité pour le ministère. Impression + produite par ce vote, en France et en Angleterre. 299 + + VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot. Lord Normanby + est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal. Lord + Normanby, blâmé même en Angleterre, est obligé de faire + des avances pour une réconciliation. Cette réconciliation + a lieu par l'entremise du comte Apponyi. Dépit de + l'ambassadeur anglais. 308 + + VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir quelque + démarche des trois puissances continentales. Malgré les + efforts de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se + laisser entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais, + intimidée par notre ferme langage et retenue par l'Autriche, + elle ne se sépare pas de cette dernière. La Russie est en + coquetterie avec la France. 320 + + IX. Conclusion: comment convient-il de juger aujourd'hui la + politique des mariages espagnols? 331 + + + CHAPITRE VII.--LES DERNIÈRES ANNÉES DU GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL + BUGEAUD EN ALGÉRIE (1844-1847) 337 + + I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille + d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France. 337 + + II. L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait + enfumer des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le + Sud. Expédition en Kabylie. 341 + + III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil de la colonie. + Pour lui, «l'armée est tout». Ordonnance du 15 avril + 1845 sur l'administration de l'Algérie. 348 + + IV. Le problème de la colonisation. La crise de 1839. La + colonisation administrative. Villages créés autour + d'Alger. 353 + + V. La Trappe de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les + premiers évêques d'Alger. 358 + + VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système est + très critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à + entraîner le gouvernement. 366 + + VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa démission. Son + voyage en France et son entrevue avec le maréchal Soult. 371 + + VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre de + Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud + revient aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la + Dordogne. 378 + + IX. Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et + poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait + une incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le + bas Isser. La Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. + Abd el-Kader battu par le général Gentil et rejeté dans + le Sud. 385 + + X. Le maréchal fait poursuivre l'émir dans le désert. + Il eût désiré porter la guerre sur le territoire + marocain, mais le gouvernement l'en empêche. Massacre + des prisonniers français dans la Deïra. Abd el-Kader, à + bout de forces, est réduit, après sept mois de campagne, + à rentrer au Maroc. 394 + + XI. Bugeaud supporte impatiemment les critiques qui lui + viennent de France. Discussion à la Chambre, en juin 1845. + Le maréchal parle de nouveau de donner sa démission. 401 + + XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de proposer un essai + de colonisation militaire. Délivrance des prisonniers + français survivants. Soumission de Bou-Maza. 407 + + XIII. Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion + à la colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville + et de quelques députés en Algérie. La Moricière propose, + sur la colonisation, un système opposé à celui du + maréchal. 411 + + XIV. Projet déposé par le gouvernement pour un essai de + colonisation militaire. Il y est fait mauvais accueil. + Bugeaud, qui s'en aperçoit, conduit une dernière expédition + en Kabylie et donne sa démission. Son départ d'Alger. Le + gouvernement accepte la démission du maréchal et retire + le projet de colonisation militaire. 419 + + +FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES. + + +PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la Monarchie de Juillet +(Volume 6 / 7), by Paul Thureau-Dangin + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44689 *** diff --git a/44689-h/44689-h.htm b/44689-h/44689-h.htm new file mode 100644 index 0000000..29c4b57 --- /dev/null +++ b/44689-h/44689-h.htm @@ -0,0 +1,16567 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html lang="fr"> + +<head> +<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=UTF-8"> +<title>The Project Gutenberg e-Book of Histoire de la Monarchie de Juillet (6/7); Author: Paul Thureau-Dangin.</title> +<link rel="coverpage" href="images/cover-page.jpg"> + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {font-size: 1em; text-align: justify; margin-left: 5%; margin-right: 5%;} + +h1 {font-size: 115%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 4em;} +h2 {font-size: 110%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 2em; line-height: 1.6em;} +h3 {font-size: 105%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 2em; line-height: 1.4em;} +h4 {font-size: 102%; text-align: center; margin-top: 2em; margin-bottom: 1em;} + +a:focus, a:active {outline:#ffee66 solid 2px; background-color:#ffee66;} +a:focus img, a:active img {outline: #ffee66 solid 2px;} + +sup {line-height: 0em;} +p {text-indent: 1em;} +ul.none {list-style-type: none;} +ul.biblio {text-indent: -1em;} + +.smcap {font-variant: small-caps; font-size: 95%;} +.smaller {font-size: 90%;} +.small {font-size: 75%;} + +.p2 {margin-top: 2em; margin-bottom: 1em;} +.p4 {margin-top: 4em; margin-bottom: 1em;} + +.center {text-align: center; text-indent: 0em;} +.noindent {text-indent: 0em;} + +.resume {margin-left: 5%;; font-size: 90%; text-indent: -1em;} +.toc {margin-left: 10%; margin-right: 15%;} +.toc p {text-indent: -2em;} +.footnote p {text-indent: 0em;} + +.pagenum {visibility: hidden; + position: absolute; right:0; text-align: right; + font-size: 10px; + font-weight: normal; font-variant: normal; + font-style: normal; letter-spacing: normal; + color: #C0C0C0; background-color: inherit;} + +.figcenter {margin: auto; text-align: center; text-indent: 0em;} + +.ralign10 {position: absolute; right: 10%; top: auto; text-align: right;} +@media handheld +{ +.ralign10 {margin-left: 2em;} +} + +--> +</style> +</head> + +<body> +<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44689 ***</div> + +<p class="p4 center">HISTOIRE<br> +<span class="small">DE LA</span><br> + MONARCHIE DE JUILLET</p> + +<p class="p2 center"><span class="smaller">PAR</span><br> + PAUL THUREAU-DANGIN</p> + +<p class="p2 center"><span class="smaller">OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE</span><br> + GRAND PRIX GOBERT, 1885 <span class="smcap">ET</span> 1886</p> + +<p class="p4 center">DEUXIÈME ÉDITION</p> + +<p class="center">TOME SIXIÈME</p> + +<a id="img000" name="img000"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img000.jpg" width="100" height="116" alt="Logo de l'éditeur." title=""> +</div> + +<p class="p4 center">PARIS<br> + LIBRAIRIE PLON<br> + E. PLON, NOURRIT <span class="smcap">ET</span> C<sup>ie</sup>, IMPRIMEURS-ÉDITEURS<br> + RUE GARANCIÈRE, 10</p> + +<p class="center">1892<br> +<span class="smaller"><i>Tous droits réservés</i></span></p> + +<p class="p4 center">HISTOIRE<br> +<span class="small">DE LA</span><br> + MONARCHIE DE JUILLET</p> + +<div class="p4 smaller"> +<p>L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction +et de reproduction à l'étranger.</p> + +<p>Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la +librairie) en avril 1892.</p> +</div> + +<div class="p4 smaller"> +<p class="center">DU MÊME AUTEUR:</p> + +<ul class="none biblio"> +<li><b>Royalistes et Républicains</b>, Essais historiques sur des questions de politique contemporaine: + I. <i>La Question de Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire</i>; + II. <i>L'Extrême Droite et les Royalistes sous la Restauration</i>; III. <i>Paris capitale + sous la Révolution française</i>. <i>2<sup>e</sup> édition.</i> Un volume in-18.<br> Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li> + +<li><b>Le Parti libéral sous la Restauration</b>. <i>2<sup>e</sup> édition.</i> Un vol. in-18.<br> Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li> + +<li><b>L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet</b>. Un vol. in-18.<br> + Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li> + +<li><b>Histoire de la Monarchie de Juillet.</b> Tomes I, II, III, IV et V. <i>2<sup>e</sup> + édition.</i><br> Prix de chaque vol. in-8<sup>o</sup> +<span class="ralign10">8 fr. »</span></li> +</ul> + +<p>(<i>Couronné deux fois par l'Académie française, GRAND PRIX GOBERT, 1885 +et 1886.</i>)</p> +</div> + +<p class="p4 small center">PARIS.—TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, RUE GARANCIÈRE, 8.</p> + +<h1><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> HISTOIRE<br> +DE LA<br> +MONARCHIE DE JUILLET</h1> + +<h2>LIVRE VI<br> +<span class="smaller">L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR<br> +(<span class="smcap">DE LA FIN DE 1845 AU COMMENCEMENT DE 1847</span>)</span></h2> + +<h3>CHAPITRE PREMIER<br> +<span class="smcap">LES ÉLECTIONS DE 1846.</span><br> +<span class="smaller">(Fin de 1845-août 1846.)</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers + unit le centre gauche à la gauche. Le <cite>National</cite> et la + <cite>Réforme</cite>.—II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur + les affaires du Texas et de la Plata.—III. L'opposition crie à + la corruption. Défense du ministère. Qu'y avait-il de fondé dans + ce grief?—IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat + sur ce sujet entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle au + cabinet.—V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion + de Louis Bonaparte.—VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques + électorales. Attentat de Henri. Les résultats du scrutin. Ce + qu'on en pense dans le gouvernement.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>Le ministère durait depuis cinq ans. Plusieurs fois l'opposition +s'était crue sur le point d'en avoir raison: toujours elle avait +échoué. Sa dernière déception n'avait pas été la moins complète ni +la moins mortifiante. On sait comment M. Guizot, <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> un instant +ébranlé, au début de la session de 1845, par le débat sur l'indemnité +Pritchard, s'était bientôt après raffermi, et comment même, quelques +mois plus tard, grâce à l'heureuse issue des négociations engagées à +Londres sur le droit de visite et à Rome sur l'affaire des Jésuites, +il était sorti de cette session plus solide qu'il ne l'avait jamais +été. À la fin de 1845, on se trouvait encore sous l'impression de ce +double succès. Aucune grosse difficulté n'embarrassait la politique +du cabinet, soit en France, soit en Europe; l'horizon, naguère si +chargé, s'était partout éclairci. Tout au plus discernait-on un point +noir du côté de l'Algérie, où l'indomptable Abd-el-Kader venait de +reprendre les armes; mais cet accident local mettait surtout en +cause la responsabilité du maréchal Bugeaud. Le ministère paraissait +impossible à renverser, tant du moins que subsisterait la Chambre +actuelle. Cette conviction, universellement répandue, produisait son +effet sur les députés. La victoire attire, la défaite désagrège. +Les flottants se détachaient de l'opposition et rentraient dans la +majorité. Le gouvernement ne cachait pas, d'ailleurs, son intention +de dissoudre la Chambre après la session de 1846; pour tous ceux qui +ne se sentaient pas sûrs de leurs collèges, il n'était que temps +de se remettre bien avec les ministres qui feraient sûrement les +élections.</p> + +<p>Le changement qui s'opéra à ce moment dans la situation du centre +gauche ne contribua pas peu à raffermir la majorité. Jusqu'alors, +ce groupe avait gardé une position moyenne, intermédiaire, qui lui +permettait de tendre la main, suivant les circonstances, soit à la +gauche, soit au centre. Son chef, M. Thiers, avait paru, plus que +personne, soucieux des avantages de cette position. Mais, à la fin +de 1845, n'espérant plus rien du centre, il annonça l'intention de +réunir le centre gauche et la gauche, pour en faire une seule armée +dont il se flattait d'avoir le commandement. Après discussion entre +les plénipotentiaires des deux groupes, un traité fut rédigé et +signé en double, le 25 décembre 1845, par M. Thiers et M. Odilon +Barrot: les contractants se déclaraient résolus à entrer ensemble au +ministère et à se concerter pour le choix de leurs <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> collègues; +il était stipulé que le futur cabinet présenterait des lois sur la +réforme électorale et parlementaire, la répression de la corruption +électorale, les annonces judiciaires, la définition des attentats +déférés à la cour des pairs, et qu'il proposerait des modifications +aux lois sur le jury et sur la presse<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. Le centre gauche accepta +docilement ce qu'avait fait son chef. À gauche, cette alliance ne +laissa pas que d'éveiller certaines répugnances, non seulement chez +M. de Lamartine, comme toujours superbement isolé, mais aussi chez M. +de Tocqueville et ses amis, qui se plaignaient de voir la politique +de principes sacrifiée à la politique d'expédients et d'intrigues. +Toutefois, ces mécontents n'étaient que le petit nombre; la masse du +parti suivit M. Odilon Barrot, qui était complètement dominé par M. +Thiers.</p> + +<p>Les radicaux de la Chambre, sans être partie au traité d'alliance, +se montrèrent disposés à seconder la campagne qui devait en être +la suite. Croyant avoir à attendre longtemps encore le jour de +la république, désabusés des conspirations et des émeutes, ils +jugeaient utile de se mêler à l'action parlementaire. D'ailleurs, +en s'unissant à l'opposition dynastique, ils se flattaient, non +sans raison, de l'entraîner et de la compromettre. En dehors de la +Chambre, tous les républicains ne se prêtèrent pas à cette tactique. +Le <cite>National</cite>, sans doute, l'approuvait: mais il n'était plus seul +à parler au nom des républicains. En 1843, un ancien sténographe, +fort mêlé aux sociétés secrètes, dévot de 1793, M. Flocon, avait +fondé la <cite>Réforme</cite>. Le nouveau journal eut des débats pénibles; il +était loin d'avoir autant d'abonnés que le <cite>National</cite>, qui cependant +n'en comptait guère plus de trois mille; il ne vivait que grâce aux +subventions de M. Ledru-Rollin, dont M. Flocon avait trouvé moyen +d'exploiter l'ambitieuse vanité. À la <cite>Réforme</cite>, on était violemment +jacobin, bienveillant au socialisme; on regardait d'un œil jaloux +et soupçonneux les «messieurs» du <cite>National</cite>. Ceux-ci, de leur +côté, ne cachaient pas leur dédain <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> pour ces nouveaux venus +qui prétendaient leur disputer la direction du parti. Quand le +<cite>National</cite>, à la suite des radicaux parlementaires, parut disposé à +seconder M. Thiers, la <cite>Réforme</cite> dénonça aussitôt ce qu'elle appelait +une intrigue, un scandale, une trahison. Le <cite>National</cite> se défendit, +mais avec l'embarras que manifestent toujours les Girondins aux +prises avec les Montagnards. Ainsi commençait un antagonisme qui +devait subsister jusqu'en 1848, et se manifester, après la révolution +de Février, au sein du gouvernement provisoire. Pour le moment, +les meneurs de la gauche parlementaire pouvaient ne pas y attacher +grande importance: la coterie de la <cite>Réforme</cite> n'avait guère d'autre +représentant dans la Chambre que M. Ledru-Rollin, et dès lors sa +désapprobation n'était pas de nature à beaucoup gêner la manœuvre +de M. Thiers.</p> + +<h4>II</h4> + +<p>À peine la session fut-elle ouverte, le 27 décembre 1845, que les +premiers votes émis pour la constitution du bureau et pour la +nomination de la commission de l'adresse confirmèrent l'existence +d'une majorité ministérielle résolue à ne pas se laisser entamer. +L'opposition ne renonça pas à la lutte; seulement elle décida de +parler surtout pour le dehors, se donnant comme but, non d'obtenir +un vote de la Chambre, mais de préparer les élections dans le pays. +Sur quel point porter ses efforts? Les circonstances ne lui offraient +alors aucune des chances dont elle avait pu profiter les années +précédentes: rien de pareil à ces incidents du droit de visite, de +la flétrissure, de l'indemnité Pritchard, qui lui avaient fourni de +si favorables terrains d'attaque. Réduite à remplacer la qualité par +la quantité, elle entreprit de soulever pêle-mêle tous les griefs, +d'allonger et de multiplier les discussions, d'y revenir à chaque +propos, sans jamais considérer une question comme vidée. Ainsi se +flattait-elle d'agiter l'opinion et de fatiguer <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> le pouvoir. +Était-ce la meilleure tactique, en face d'un pays un peu las de la +politique et plus porté à l'apathie qu'à la colère? En tout cas, M. +Guizot ne s'en troublait pas: il était plein d'espoir. «Le début est +bon, écrivait-il le 5 janvier 1846. Le parti conservateur est plus +uni, plus décidé et plus en train que jamais, avec un sentiment de +confiance en lui-même et en nous que j'ai rarement vu... La fusion +de la gauche et du centre gauche a dissous le camp des incertains.» +Il ajoutait, quelques jours plus tard, le 26 janvier: «Au fond, la +majorité est très décidée, très compacte. L'opposition joue, avec +grand dépit, ses cartes, qu'elle croit les dernières avant les +élections. Elle fera du bruit, autant et aussi longtemps qu'elle le +pourra, pour relever et exciter son public extérieur. Je doute que +cela lui soit bon, et nous en souffrirons, je pense, plus d'ennui et +de fatigue que de mal<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>.» L'attaque, en effet, fut aussi acharnée +que le prévoyait le ministre. L'adresse à la Chambre des députés +occupa dix-sept séances, ce qui ne s'était pas encore vu, et aussitôt +après, comme si rien n'était fait, la bataille reprit à propos de +la réforme parlementaire et des crédits supplémentaires. Ce ne fut +pas tout: dans les derniers jours de la session, à l'époque où +d'ordinaire le sentiment dominant est l'impatience d'en finir, M. +Thiers, qui avait pris à cœur son rôle de chef de l'opposition +et qui s'était prodigué à la tribune<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>, rouvrit, à l'occasion du +budget, un débat de politique générale qui dura plusieurs jours.</p> + +<p>Dans ces diverses discussions, les affaires étrangères n'occupèrent +pas la place prépondérante que l'opposition était habituée, depuis +plusieurs années, à leur donner. C'est que toutes les questions de +ce genre, qui naguère passionnaient l'opinion, semblaient réglées +et finies. Vainement, lors de l'adresse, prétendit-on raviver +la querelle sur le droit de <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> visite, en soutenant que la +convention du 29 mai 1845 était une mystification; cette tentative +n'eut aucun succès, et les propositions faites dans ce sens furent +repoussées, ou durent être abandonnées. À défaut des questions +anciennes, force fut d'en imaginer de nouvelles qu'on alla chercher +bien loin, jusqu'au Texas et à la Plata.</p> + +<p>Pour échapper aux difficultés qu'il avait depuis quelque temps avec +le Mexique, le Texas, jusque-là indépendant, venait de s'annexer +aux États-Unis. Le cabinet français n'avait pas prétendu s'opposer +à cette annexion, mais, de concert avec le cabinet britannique, +il l'avait déconseillée au gouvernement texien. Il estimait que +l'existence de ce petit État importait à l'équilibre du nouveau +monde et prévenait les chocs entre les deux races espagnole et +anglo-saxonne. Si mesurée qu'elle eût été, notre intervention avait +causé à Washington une humeur dont la trace se retrouva dans le +message du président: celui-ci déclara «ne pouvoir permettre, en +silence, qu'aucune action européenne s'exerçât sur le continent du +nord de l'Amérique». L'opposition en France fit grand bruit de ce +mécontentement; elle reprocha à M. Guizot d'avoir, par docilité +envers ses alliés d'outre-Manche, compromis une amitié qui était dans +les traditions de notre politique; la France, ajoutait-on, n'a pas +les mêmes raisons que l'Angleterre de jalouser les agrandissements +des États-Unis.</p> + +<p>Ce fut à une critique analogue que donna lieu l'affaire de la Plata. +Déjà une première fois, en 1838, les mauvais traitements infligés +à nos nationaux par le dictateur de la Confédération argentine, le +farouche Rosas, nous avaient amenés à intervenir dans ses démêlés +avec l'État de Montevideo et à procéder au blocus des deux rives de +la Plata. Malgré la vigueur de nos marins, leur action avait été peu +efficace. Aussi, en 1840, le gouvernement français avait-il été fort +aise de se dégager tant bien que mal de cette entreprise lointaine, +coûteuse, difficile, en concluant avec Rosas une convention qui +semblait assurer à peu près la protection de nos nationaux et +l'indépendance de Montevideo. Dans les années suivantes, il avait +résisté à toute <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> tentation d'une intervention nouvelle, malgré +les griefs trop réels que continuait à lui fournir Rosas. Cependant, +en 1845, l'Angleterre, gênée dans son trafic par la continuation de +la guerre entre les riverains de la Plata, voulut y mettre fin en +imposant sa médiation armée, et demanda à la France de se joindre +à elle. M. Guizot y consentit, au fond fort à contre-cœur. +L'opposition l'attaqua à ce sujet; ses critiques, il est vrai, +étaient peu concordantes, les uns se plaignant que la France agît, +les autres, dont était M. Thiers, se plaignant qu'elle n'agît pas +seule et avec plus de vigueur; mais tous s'accordaient à montrer +dans la dépendance où le ministère du 29 octobre était à l'égard de +l'Angleterre, la cause de la faute commise.</p> + +<p>Sans doute, au Texas comme sur la Plata, le gouvernement français +eût mieux fait de s'abstenir. Son action ne s'expliquait guère que +par le désir d'être agréable au cabinet de Londres. Mais, si l'on +veut bien se rappeler qu'au même moment il obtenait de ce cabinet +l'abandon du droit de visite, on jugera peut-être qu'en payant de +ce léger prix une si importante concession, il ne faisait pas un +mauvais marché. D'ailleurs, dans l'une et l'autre affaire il veillait +à ne pas se laisser entraîner: en ce qui concernait le Texas, il +n'avait rien fait et entendait ne rien faire qui pût le mettre en +conflit avec les États-Unis; sur la Plata, la communauté d'action +avec l'Angleterre, si elle ne rendait pas l'entreprise plus agréable +et plus efficace, en diminuait du moins le risque. Rien donc n'était +sérieusement compromis. Le public en avait l'instinct. Aussi, malgré +les efforts de l'opposition et particulièrement de M. Thiers pour +grossir ces incidents, la Chambre refusa-t-elle de s'en émouvoir, et +repoussa-t-elle à de fortes majorités toutes les motions de blâme +présentées à ce sujet.</p> + +<h4>III</h4> + +<p>Sentant qu'elle n'avait rien à gagner aux discussions de politique +étrangère, l'opposition se rejeta sur les questions <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> +intérieures et y porta son principal effort. De ce côté, pourtant, +les circonstances ne lui fournissaient pas de plus sérieux sujets +d'attaques. Point de réformes à poursuivre dont le pays eût vraiment +souci; aucun acte arbitraire à dénoncer. À défaut de réalités, on +trouva un mot, mot méchant, meurtrier, que, jusqu'à la révolution de +Février, on devait répéter en grossissant de plus en plus la voix, le +mot de «corruption». Ne pouvant alléguer que les libertés publiques +fussent violées, on prétendit qu'elles étaient faussées; que le +pouvoir, en exploitant les appétits privés des électeurs d'abord, des +députés ensuite, détruisait l'indépendance et la sincérité de leurs +votes, de telle sorte que le gouvernement représentatif, intact en +apparence, n'était plus qu'un leurre. Sans doute cette accusation de +corruption n'était pas nouvelle; il était d'usage que les oppositions +y eussent recours, dès que les ministères duraient trop longtemps à +leur gré. Ainsi avait-il été fait, sous la Restauration, contre M. +de Villèle; après 1830, contre le ministère du 11 octobre et tout +particulièrement contre M. Thiers; enfin contre M. Molé, lors de la +coalition. Mais il semblait, en 1846, qu'on criât plus fort. Ce grief +fut le sujet principal de la plupart des débats, depuis l'adresse +jusqu'au budget.</p> + +<p>Parmi les opposants, tous ne traitaient pas la question de même. Les +enfants perdus se lançaient dans les personnalités, se plaisaient +aux anecdotes, dénonçaient des scandales le plus souvent controuvés +ou dénaturés. Puis survenait quelque généralisateur, M. Odilon +Barrot par exemple, qui, sans s'inquiéter des rectifications de +fait, croyant sincèrement à toute parole d'opposition, s'épanchait +en indignations généreuses. M. Thiers, qui avait été lui-même +au pouvoir, savait trop à quoi s'en tenir sur la valeur de ces +reproches, pour le prendre sur un ton aussi dramatique; mais il +n'en frappait pas moins fort. «Les gouvernements libres, disait-il, +ont aussi leurs misères. Il faut flatter en bas, il faut s'acquérir +les voix des membres des assemblées délibérantes, flatter leur +vanité, flatter leurs intérêts, les leurs, ceux de leurs familles; +et quand on a conquis <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> leurs voix, il faut souvent aussi +conquérir les voix de ceux qui les nomment; il faut descendre dans +ce travail de brigues déplorables, de façon que la liberté, qui a +pour but d'étendre la participation aux affaires publiques, n'étend +souvent que la corruption, comme ces poisons qui, communiqués à la +masse du sang, portent la mort partout où ce liquide bienfaisant +est destiné à porter la vie.» L'orateur se défendait de «dénigrer +son temps et son pays». «Je sais bien, continuait-il, que notre +temps manque d'élévation, mais il a plus d'honnêteté privée que ceux +qui l'ont précédé;... nos mains sont plus pures.» Toutefois, il +s'élevait contre ceux qui se résignaient trop facilement au mal, et +il s'écriait, en visant les ministres actuels: «Il y a des gens qui +croient qu'on ne peut gouverner que par la satisfaction des intérêts +privés, qui regardent cela comme nécessaire, qui disent que la +corruption est un mal inévitable, que dès lors ce n'est presque pas +un mal, que c'est même un bien, si l'on peut le faire servir à la +cause à laquelle on est attaché; que tout le monde en ferait autant, +et que ceux qui blâment voudraient être ou corrupteurs ou corrompus +eux-mêmes;... et ces hommes, je les vois, après avoir ainsi souri au +mal, se sourire à eux-mêmes, tant ils se trouvent profonds de penser +de la sorte.»</p> + +<p>C'était le plus souvent M. Duchâtel qui répondait au nom du +ministère. Précis, imperturbable, sans étalage d'indignation +oratoire, usant plutôt d'une sorte de bonhomie narquoise, il ne se +lassait pas de démentir ou de rectifier les faits et les chiffres, +et mettait parfois les rieurs de son côté, en montrant que les +députés de l'opposition n'étaient pas les moins âpres à solliciter +les faveurs administratives, ni les moins prompts à s'en faire valoir +auprès de leurs électeurs. Quant à M. Guizot, il évitait le plus +possible de discuter ces misères. Était-il contraint de le faire, il +usait surtout de dédain, et, délaissant les détails, tâchait d'élever +le débat à d'éloquentes généralités. «Comment supposer, s'écriait-il, +qu'avec les moyens dont le gouvernement dispose, avec ces moyens +si petits, si subalternes, il vienne à bout de dompter, d'annuler +de grandes institutions <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> libres? Et cela, en présence d'une +opposition qui, à l'en croire, possède seule l'intelligence des +intérêts généraux du pays, l'intelligence des idées élevées, des +sentiments généreux, qui a le monopole de tous les grands ressorts +moraux qui peuvent agir sur le pays!» Puis il ajoutait: «Croyez-moi; +relevez, tant que vous en trouverez l'occasion, les faits de +corruption qui vous paraîtront illégitimes, dangereux pour nos +libertés... Mais n'attribuez pas à quelques abus isolés ces grands +résultats dont vous cherchez la cause. Voici la vraie cause: après la +lutte qui dure depuis longtemps, entre vous et nous, sur la politique +qui convient à la France, lutté qui se passe sous le grand soleil du +pays, au milieu de toutes les libertés du pays, le pays a donné et +donne raison au gouvernement et tort à l'opposition. Voilà la vraie, +la grande cause de ce qui se passe. Toutes les autres sont misérables +et ne valent pas la peine qu'on en parle.»</p> + +<p>Entre le ministère et ses accusateurs, où était la vérité? Nul +doute tout d'abord sur la grossière exagération des griefs. C'est +un républicain, M. Lanfrey, qui a écrit, plusieurs années après la +chute de la monarchie de Juillet: «Il est impossible aujourd'hui, +à l'historien comme au moraliste, de se mettre en très grands +frais d'indignation au sujet des faits de corruption reprochés au +ministère de MM. Guizot et Duchâtel.» Et M. Lanfrey attribuait le +retentissement qu'avaient eu ces faits à la «candeur relative de +cette époque<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>». Notons en outre l'impropriété vraiment calomnieuse +du mot employé par l'opposition. Corruption implique une idée +de vénalité, de prévarication. Rien de pareil n'existait; M. de +Montalembert et M. de Tocqueville, qui étaient cependant alors au +nombre des censeurs les plus sévères, le proclamaient hautement. Mais +si, laissant de côté ce gros mot de «corruption», on parle seulement +de ce que M. Guizot lui-même appelait l'«abus des influences», +de l'envahissement et de la prédominance des préoccupations +électorales ou parlementaires <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> dans l'administration, dans la +distribution des faveurs dont le pouvoir dispose, force est alors de +reconnaître que, pour être exagérées, les accusations n'en avaient +pas moins une part de vérité. Parmi les histoires de députés qu'on +prétendait avoir été raffermis ou gagnés par une promesse de place, +toutes n'étaient pas de pure invention. Les amis du gouvernement, +dans leurs épanchements intimes, ne niaient pas le mal et en +gémissaient<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>. Placé, par les élections de 1842, en face d'une +majorité incertaine, vivant au milieu d'un monde politique où trop +souvent l'affaiblissement des croyances et l'absence de sentiments +chevaleresques, d'illusions généreuses, ne laissaient plus guère +subsister que le sens de l'intérêt personnel, le ministère n'avait +pas cru pouvoir se soutenir sans faire appel à cet intérêt. Comme +toujours en pareil cas, il tâchait de rassurer sa conscience par +l'utilité du but à atteindre. À vrai dire, ce mal était moins celui +d'un ministère que celui de la société elle-même. Pour le guérir, il +eût fallu changer non les gouvernants, mais les mœurs, rehausser +l'âme de la nation, et surtout en extirper le scepticisme politique, +moral, religieux, fruit de tant de révolutions. Or c'était une +œuvre à laquelle l'opposition ne paraissait certes pas plus propre +que le cabinet du 29 octobre.</p> + +<p>Toutefois, pour un homme tel que M. Guizot, cette excuse de n'avoir +pas fait pis que n'eussent fait ses adversaires à sa place ne paraît +pas suffisante. N'était-il pas de ceux dont on pouvait attendre +qu'ils fissent mieux que les autres? La répugnance, le mépris qu'il +éprouvait évidemment pour certains procédés ne devaient-ils pas +l'empêcher non seulement d'y recourir, mais d'y laisser recourir à +côté ou au-dessous de lui? Son austérité propre était incontestable. +Il y avait déjà longtemps qu'il «s'était promis, une fois pour +toutes, de ne jamais tenir compte, dans sa vie publique, d'aucune +considération d'intérêt privé<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a>». «Je ne fais cas et n'ai envie +que <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> de deux choses, écrivait-il à M. Bresson en 1846: de mon +vivant, ma force politique; après moi, l'honneur de mon nom<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>.» +Seulement, se contentant trop facilement d'être personnellement +intact, il s'était peu à peu habitué à considérer ce qui lui +paraissait être les défauts inévitables de son temps et de son pays +avec une sorte de résignation hautaine, au sujet de laquelle il se +plaisait à philosopher. «En toutes choses, écrivait-il un jour à +M. de Barante, c'est le grand effort de la vie que de se soumettre +à l'imperfection sans en prendre son parti, et de garder au fond +toute son ambition en acceptant toute sa misère. Si je m'estime un +peu, c'est par là . J'ai appris à me contenter de peu, sans cesser de +prétendre à tout<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>.»</p> + +<p>La mesure avec laquelle l'histoire s'efforce après coup de faire +le partage entre les torts du gouvernement et les injustices de +l'opposition, il ne fallait pas, sur le moment, l'attendre du public. +Celui-ci était, par le fait même du régime censitaire, plus disposé +à écouter l'accusation que la défense: la foule, facilement jalouse +du «pays légal» dont elle n'était pas, écoutait volontiers ceux qui +le lui présentaient comme une oligarchie bourgeoise n'usant de son +pouvoir que pour satisfaire ses appétits. «Ainsi, a écrit depuis M. +de Tocqueville, presque toute la nation fut amenée à croire que le +système représentatif n'était autre chose qu'une machine politique +propre à faire dominer certains intérêts particuliers et à faire +arriver toutes les places dans les mains d'un certain nombre de +familles; opinion très fausse, même alors, mais qui a plus favorisé +que tout le reste l'établissement d'un nouveau gouvernement<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.» +C'était là en effet un état d'esprit fort dangereux. Il tendait à +bien autre chose qu'à un changement de ministère, et devait être pour +beaucoup dans la chute de la monarchie, dans cette révolution de +février 1848 qu'on a prétendu qualifier de «révolution du mépris».</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> IV</h4> + +<p>On eût dit vraiment que, dans cette session de 1846, un mauvais +génie poussait l'opposition dynastique à choisir de préférence les +armes qui pouvaient faire le plus de mal à la royauté. Non contente +de dénoncer la politique du gouvernement comme corruptrice, elle +s'efforça d'en faire remonter la responsabilité au Roi lui-même, +en reprenant avec plus d'âpreté que jamais la campagne contre le +«pouvoir personnel». M. Thiers ne fut pas le moins animé à porter la +lutte sur ce terrain scabreux, qui lui était d'ailleurs familier: +il y avait déjà mis le pied, en 1839, lors de la coalition, avec +M. Guizot pour complice; en 1843, plus accidentellement, à propos +de l'algarade faite par Louis-Philippe à M. de Salvandy<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>. Cette +fois, l'attaque était bien froidement et mûrement préméditée. Lors +du traité d'alliance signé, le 25 décembre 1845, entre M. Thiers et +M. Odilon Barrot, il avait été expressément stipulé qu'un article +serait ajouté au projet de réforme parlementaire, en vue d'exclure +de la Chambre «toute personne recevant, à un titre quelconque, un +traitement de la liste civile». Était-ce pour le plaisir d'écarter +du Palais-Bourbon quelques officiers de service aux Tuileries? Non; +on visait plus haut, et l'on ne s'en cachait pas. «Cet amendement, +disait le <cite>Siècle</cite>, permettra d'apprécier, avec une liberté devenue +nécessaire, l'influence exercée par la couronne sur les délibérations +du pouvoir législatif.»</p> + +<p>M. Thiers avait promis de soutenir lui-même cette proposition. +Il tint parole, le 17 mars 1846. «Le gouvernement représentatif +dans toute sa vérité», ainsi formula-t-il sa revendication; et il +ajoutait malicieusement: «M. Guizot me comprend; c'est un langage +que nous avons parlé ensemble.» Il <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> continua en ces termes: +«Sous la Restauration, pourquoi me suis-je si hardiment décidé pour +le duc d'Orléans contre Charles X? C'était sous l'empire d'une +idée. J'avais écrit, en 1829, ce mot devenu célèbre: «Le Roi règne +et ne gouverne pas.» Est-ce que vous croyez que ce que j'ai écrit +en 1829, je ne le pense pas en 1846? Non, je le pense encore, je +le penserai toujours.» Puis, répondant à ceux qui, pour écarter +cette maxime, arguaient de l'état particulier de la France: «Si +cela était, messieurs, si le vrai gouvernement représentatif était +impossible en France, ah! il fallait nous le dire en juillet 1830; +il fallait nous dire, ce jour-là , que nous allions risquer, par une +protestation qui engageait nos têtes, nos vies pour une illusion... +Si le gouvernement représentatif dans toute sa réalité n'est +pas possible en France, oubliez-vous qu'il eût mieux valu alors ne +pas faire une révolution? Quoi! nous ne pourrions avoir que les +formes extérieures du gouvernement représentatif! Mais pour cette +fiction, pour ce mensonge, la Restauration valait bien mieux; elle +avait des avantages de situation incontestables au dedans, comme au +dehors.» De là l'importance que l'orateur attachait à la disposition +qui devait exclure de la Chambre les aides de camp du Roi: elle +lui paraissait «un pas dans cette carrière au bout de laquelle il +voyait en perspective la vérité du gouvernement représentatif». «On +nous dit souvent, ajouta-t-il en terminant, que cela viendra, mais +que cela viendra tard. Eh bien, soit! Je me rappelle, en ce moment, +le noble langage d'un écrivain allemand qui, faisant allusion aux +opinions destinées à triompher tard, a dit ces belles paroles que je +vous demande la permission de citer: <em>Je placerai mon vaisseau sur +le promontoire le plus élevé du rivage, et j'attendrai que la mer +soit assez haute pour le faire flotter</em>. Il est vrai qu'en soutenant +cette opinion, je place mon vaisseau bien haut; mais je ne crois pas +l'avoir placé dans une position inaccessible.»</p> + +<p>Écouté par tous avec une attention émue, applaudi avec passion par +la gauche, exalté par une grande partie de la presse, <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> répandu +dans le pays à cent mille exemplaires, ce discours eut un immense +retentissement. Ce fut pour l'opposition, particulièrement pour ses +journaux, comme un signal de soutenir la même thèse et de porter +partout l'attaque contre les prétendus empiétements de la couronne. +Les républicains, on le comprend, ne furent pas les derniers à se +joindre à une campagne qui servait si directement leur cause. M. +Thiers ne parut pas troublé de ce bruit, au contraire. Il écrivait +à un de ses correspondants d'Angleterre, dont j'aurai occasion de +reparler, M. Panizzi: «Je sais que vous avez approuvé mon dernier +discours <i lang="la">ad Philippum</i>. Celui-ci a été fort mécontent, ce dont +je me soucie peu, car je ne veux ni le flatter, ni le blesser. Je +vais à mon but, qui est la vérité, et ne regarde ni à droite ni à +gauche<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>.»</p> + +<p>Que fallait-il penser du danger dénoncé par M. Thiers? Sans doute +l'action du Roi était réelle, visible, tangible. Très laborieux +malgré son grand âge, suivant de près toutes les affaires, y donnant +même une partie de ses nuits<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>, ayant acquis pleine conscience de +son habileté et de son expérience, fier d'avoir fait prévaloir la +fixité de son système politique à travers tant d'accidents et en +présence d'un esprit public si incertain et si mobile, convaincu +que les choses iraient très mal s'il cessait d'y mettre la main, +ayant, depuis la mort du duc d'Orléans, le sentiment plus profond +encore que sur lui seul reposait l'avenir de la nouvelle monarchie, +Louis-Philippe était moins que jamais d'humeur à accepter la +maxime: Le Roi règne et ne gouverne pas. Mais n'avons-nous pas eu +déjà occasion de montrer que cette maxime, inventée pour jeter bas +Charles X, n'était pas conforme aux vraies traditions du gouvernement +représentatif, et qu'elle était encore plus contraire aux besoins +particuliers de la société française? Si le Roi cherchait <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> +à amener ses ministres et, par eux, la Chambre à ses idées, il ne +violentait pas leur liberté et n'avait pas la prétention de gouverner +contre la majorité. Nul prince n'était plus scrupuleusement résolu à +ne pas sortir des règles constitutionnelles. Son seul tort était de +manifester parfois son action avec quelque intempérance, de se donner +des airs d'ingérence un peu tatillonne, de prépotence effarouchante, +de ne pas comprendre qu'il est parfois plus habile à un roi de +paraître indifférent et de demeurer silencieux. Déjà plusieurs +fois, j'ai dû noter cette petite faiblesse, que l'âge et un peu +d'infatuation venant du succès rendaient maintenant plus sensible. +Elle ne justifiait pas l'accusation de «pouvoir personnel», mais elle +la facilitait.</p> + +<p>M. Guizot avait d'abord laissé à M. Duchâtel, qui s'en était +habilement acquitté, la tâche de répondre à M. Thiers. Le +retentissement prolongé de ce débat, et les polémiques qui en furent +la suite, l'obligèrent à intervenir à son tour et à apporter, sur +ces graves questions, ce qu'il croyait la doctrine vraie. Il le fit, +le 28 mai 1846, dans le débat de politique générale soulevé par M. +Thiers à l'occasion du budget. Il commença par relever sévèrement +certaines paroles du premier discours de son contradicteur. «Il +se trouve, dit-il, parmi les amis de la monarchie de 1830, parmi +les hommes qui ont contribué à la fonder et qui veulent réellement +la maintenir, il se trouve des hommes qui, lorsqu'une chose ne +leur convient pas, se croient le droit de lui dire: Que ne nous +disiez-vous cela en 1830? Il est grave de s'entendre dire ces +paroles. Ce n'est pas la première fois que je les ai entendues. Je +les ai entendu prononcer, en 1831, par l'honorable général de La +Fayette, à propos du programme de l'Hôtel de ville qu'on disait +violé. Il disait aussi: «Que ne nous disiez-vous cela en 1830?» +J'eus l'honneur de répondre alors qu'à coup sûr personne n'avait la +fatuité de croire qu'il eût disposé de la France et de la couronne +et l'eût donnée au prince qui la portait. Ça été la bonne fortune de +la France de trouver dans son sein, en 1830, le prince qui porte +la <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> couronne. C'est la France elle-même qui s'est donnée à +lui; personne n'en a disposé, personne n'a pu faire qu'il en fût +autrement. Je repousse pour mon compte, aujourd'hui comme en 1831, +ces bouffées d'un orgueil frivole.» Ceci dit, non sans avoir fait +crier l'opposition, M. Guizot aborda la question de fond, et n'hésita +pas à exposer des doctrines nettement monarchiques, qu'il eût sans +doute été plus gêné de professer publiquement au lendemain de 1830; +mais, depuis lors, bien des changements s'étaient opérés. «Je suis +décidé, déclara-t-il, à trouver bon que la couronne déploie pour le +pays tout ce qu'elle possède de sagesse, de fermeté et de dévouement... +Je me regarde, à titre de conseiller de la couronne, comme +chargé d'établir et de maintenir l'accord entre les grands pouvoirs +publics, mais non d'assurer la prépondérance de tel ou tel de ces +pouvoirs sur les autres... Pour cela, qu'y a-t-il à faire? Il faut +traiter avec tous ces grands pouvoirs; il faut les prendre pour ce +qu'ils sont en effet, pour des êtres libres, intelligents, qui ont +leur situation, leurs idées, leurs sentiments, leur volonté;... il +faut s'entendre avec la couronne comme avec les Chambres,... et +amener ces transactions desquelles naît l'unité du gouvernement. +Voilà , le gouvernement représentatif. On parle d'indépendance. Je +fais grand cas de l'indépendance; je suis convaincu qu'il en faut +porter beaucoup dans les conseils qu'on donne à la couronne et dans +les résolutions qu'on prend vis-à -vis d'elle; il faut l'avoir, +l'indépendance; mais l'afficher, jamais! Je suis assez vieux pour +avoir vécu sous bien des pouvoirs. J'ai vécu à côté de plusieurs +d'entre eux, sans contact avec eux; j'en ai servi d'autres; je +suis sûr qu'il n'y en a aucun qui m'ait jamais trouvé servile +ou complaisant... Mais, je l'avoue, j'ai soif de déférence ou +de respect envers les pouvoirs qui gouvernent mon pays. Et s'il +m'arrivait, ce qui m'est arrivé, de me trouver en dissidence avec +eux, bien loin de le laisser voir, je m'efforcerais de le cacher... +Voici encore, dans cette grave question, un point sur lequel je +crois que nous différons. C'est ma conviction que le devoir d'un +conseiller de la couronne est constamment <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> de faire remonter +le bien à la couronne elle-même; elle ne répond jamais du mal; la +responsabilité ministérielle la couvre... Il y a eu, de tous temps, +des ministres de la couronne qui se sont appliqués à l'effacer, à +s'interposer entre elle et le pays, pour se grandir eux-mêmes et eux +seuls. Ce n'est pas mon goût, ni mon devoir. Je crois, au contraire, +qu'il faut s'effacer au profit de la couronne et pour laisser aller à +elle la reconnaissance publique. C'est à cela que je mets ma dignité +et ma fierté, et je trouve les autres fiertés un peu vulgaires et +subalternes.»</p> + +<p>M. Thiers riposta avec une vivacité souvent amère. Sa doctrine +tendait toujours à cette conclusion qu'un roi annulé était le +corollaire nécessaire d'un roi inviolable. Plus les ministres avaient +la réalité du pouvoir, plus, à son avis, on possédait le vrai +gouvernement représentatif. «Ce qu'il faut, disait-il, ce sont des +ministres qui ne se contentent pas seulement du rôle d'intermédiaires +des pouvoirs... De tels ministres peuvent être des commis éloquents; +ce ne sont pas des ministres à grande responsabilité. Cette +transparence dont on se plaint, ce n'est pas avec du talent seulement +qu'on la fait cesser, c'est avec du caractère.» Puis, passant +par-dessus la tête de M. Guizot, pour faire la leçon et poser ses +conditions au Roi lui-même, il terminait ainsi: «Hier, M. le ministre +des affaires étrangères montrait une grande confiance dans la durée +du ministère. Si cependant, malgré cette confiance, le ministère +actuel n'était pas éternel, si ses successeurs ne l'étaient pas non +plus, et qu'enfin il n'y eût plus d'autre ressource que celle des +ministres impossibles, et qu'on me fît l'honneur de jeter les yeux +sur mon impossibilité, je le déclare, dans ce cas, avec le profond +dévouement que j'ai pour la royauté et avec le profond respect dont +je ne me suis jamais écarté envers elle, je lui dirais: «Je suis +prêt, si mes efforts peuvent vous être utiles, à vous servir, mais +en gouvernant d'après ma propre pensée; si ma pensée est d'accord +avec celle de Votre Majesté, j'en serai très heureux; mais, si elle +en diffère, je persisterai à gouverner suivant ma propre <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> +pensée.» C'est peut-être là , messieurs, un grand orgueil, un orgueil +frivole, si vous le voulez, mais c'est un orgueil désintéressé; et +j'avoue que j'aime mieux, pour ma part, cet orgueil désintéressé, +quoiqu'il puisse être accusé d'être frivole, qu'une ambition qui +s'abaisse pour avoir, non point le pouvoir, mais l'apparence du +pouvoir.»</p> + +<p>Une réplique de M. Guizot vint clore ce débat, le plus brillant et +le plus considérable qui eût jamais été engagé sur cette question. +«Le trône, dit-il en résumant ses idées, n'est pas seulement un +fauteuil fermé pour que personne ne puisse s'y asseoir. Une personne +intelligente et libre, qui a ses idées, ses sentiments, ses désirs, +ses volontés, comme tous les êtres réels et vivants, siège dans ce +fauteuil... Vous disiez qu'il faut qu'un ministre, pour être un +ministre constitutionnel, soit tout-puissant du côté de la couronne. +On n'exige pas la toute-puissance du côté des Chambres; on reconnaît +que là il y a indispensable nécessité de discuter, de transiger, de +se faire accepter. Mais on veut que, du côté de la couronne, la même +nécessité n'existe pas... Eh bien, tout cela est faux, complètement +faux. Et si cela était vrai, sachez bien qu'il n'y aurait jamais eu, +dans cette Angleterre dont vous parlez, un ministre qui eût couvert +la couronne; car il n'y en a pas eu un seul, même sous des rois très +faibles, très médiocres, qui n'ait souvent et grandement compté avec +eux.»</p> + +<p>La Chambre donna pleinement raison à M. Guizot, par 229 voix contre +147. Ainsi se confirmait un phénomène déjà noté: plus M. Thiers se +portait vers la gauche, faisant siens les griefs et les thèses de +l'opposition avancée, plus les conservateurs effarouchés se serraient +autour du cabinet. Pendant cette session de 1846, le ministère avait +constamment obtenu, sur les questions politiques, des majorités de +60 à 80 voix. Si l'on se rappelle que depuis 1842, à chaque session, +il avait failli être renversé, et que naguère encore, en 1845, il +ne l'avait emporté que de huit voix dans le débat sur l'affaire +Pritchard, on reconnaîtra que le progrès était considérable. M. +Guizot avait de tout temps attaché une importance capitale, <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> +peut-être même par trop exclusive, à la constitution d'une majorité. +Ne devait-il pas dès lors triompher d'un résultat qui, après de +si pénibles efforts, de si inquiétantes vicissitudes, pouvait +paraître un succès définitif et complet? Aussi n'est-on pas étonné +de l'entendre, dans son grand discours du 28 mai, «se féliciter que +la majorité ait enfin acquis une unité, une organisation qui lui +manquaient», proclamer que, «depuis cinq ans, il avait consacré tous +ses efforts à amener ce résultat», et montrer là «comme l'ancre +principale de salut dans les épreuves auxquelles le pays pouvait être +encore appelé». Peu auparavant, s'inspirant de la pensée du ministre, +le <cite>Journal des Débats</cite> disait: «Nous avons vu enfin arriver le +jour que nous appelions de tous nos vœux, celui où il n'y aurait +plus dans la Chambre que deux grands partis... Depuis trente ans, +c'est la première fois peut-être qu'il y a une vraie majorité dans +nos Chambres. Jamais, dans les années précédentes, nous n'avions vu +l'opposition renoncer à l'espoir d'entamer la majorité; pour le coup, +elle y renonce... De cette époque, datera la fin de la politique +d'intrigue.»</p> + +<h4>V</h4> + +<p>La fixité de la majorité donnait à la machine politique une +apparence de stabilité telle qu'on n'en avait pas encore connu +depuis 1830. L'ordre matériel régnait partout. Pas plus de menace +d'émeute dans la rue que de menace de crise dans le Parlement. +L'insurrection avait fait son dernier effort, le 12 mai 1839. Les +sociétés secrètes désorganisées, découragées, ne comptant qu'un +petit nombre d'adhérents infimes, végétaient sous l'œil de la +police, qui s'était adroitement introduite jusque dans leurs plus +secrets conseils. Depuis Darmès en 1840, près de six années s'étaient +écoulées sans qu'on eût attenté à la vie de Louis-Philippe; on +croyait en avoir fini <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> avec cette horrible manie du régicide +qui avait sévi pendant les dix premières années du règne.</p> + +<p>Le 16 août 1846, le Roi, alors en villégiature à Fontainebleau, +rentrait en char à bancs, avec la Reine et plusieurs de ses enfants, +d'une promenade dans la forêt, quand deux coups de feu furent tirés +sur lui, à quelques pas, du haut d'un mur qui longeait la route; la +bourre de l'un des coups tomba dans la voiture, mais personne ne +fut atteint. L'assassin, aussitôt arrêté, était un nommé Lecomte, +ancien garde des bois de la couronne, récemment congédié pour faute +grave dans son service. Il passait pour un très habile tireur. «Je me +suis trop pressé», dit-il seulement quand on s'empara de lui. «Rien +n'indique, écrivait quelques jours après M. Guizot à M. Rossi, aucune +ramification ni complot. Ce qui n'empêche que ce ne soit une sottise +de dire, comme le font les badauds pour se rassurer, qu'il n'y a là +rien de politique. Quoi de plus politique que cette contagion, cette +<em>mal'aria</em> qui fait que l'humeur d'un garde mécontent de sa pension +se tourne en régicide<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>!»</p> + +<p>Pendant qu'on instruisait le procès de ce vulgaire assassin, un +incident imprévu appela l'attention sur un condamné de nom plus +retentissant. On se rappelle que, le 6 octobre 1840, à la suite de la +piteuse échauffourée de Boulogne, la cour des pairs avait condamné +le prince Louis Bonaparte à l'emprisonnement perpétuel. Il subissait +sa peine au château de Ham, où avaient été enfermés naguère M. de +Polignac et ses collègues. Sa captivité n'était pas bien rigoureuse: +on le laissait recevoir ses amis, écrire dans les journaux, publier +des livres. Il en profitait pour lier des relations et entretenir +des correspondances avec les opposants de nuances diverses, +depuis M. Odilon Barrot jusqu'à M. Louis Blanc, pour collaborer à +plusieurs feuilles républicaines de province, notamment au <cite>Progrès +du Pas-de-Calais</cite>, pour souscrire à la fondation d'un journal +fouriériste, et pour publier, sur l'<em>Extinction du paupérisme</em>, +une brochure à tendance socialiste. À gauche, on paraissait assez +flatté d'une pareille <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> recrue. «Louis Bonaparte n'est plus un +prétendant, disait un journal radical; c'est un citoyen, un membre de +notre parti, un soldat de notre drapeau.» Malgré tout le mouvement +qu'il se donnait, le prisonnier de Ham ne parvenait pas à attirer +sur lui l'attention du pays; en dehors de quelques fidèles et des +démocrates qui se laissaient courtiser par lui, il était à peu près +complètement oublié. Au commencement de 1846, alléguant la maladie de +son père, l'ex-roi Louis, alors à Florence, il demanda à sortir de +sa prison, fût-ce temporairement. Cette requête fut vivement appuyée +auprès des ministres et du Roi par plusieurs députés, entre autres +par M. Odilon Barrot et M. Dupin. Le gouvernement était disposé à +y faire bon accueil et même à accorder une libération définitive, +si toutefois le prisonnier donnait, sous une forme à trouver, une +garantie de sa sagesse à venir. Le prince refusa de faire plus que +quelque déclaration vague de reconnaissance et préféra tenter la +chance d'une évasion. Le 25 mai 1846, il saisit l'occasion que lui +offraient des travaux de réparation accomplis dans le château pour +s'échapper, déguisé en ouvrier, avec une planche sur l'épaule. Trois +jours après, il était en Angleterre. Cette évasion, machinée comme un +épisode de roman, intéressa un instant la curiosité du public, mais +sans troubler sa sécurité, ni faire prendre davantage au sérieux un +personnage en qui l'on ne voyait alors que l'aventurier de Strasbourg +et de Boulogne. Dans une lettre adressée à M. de Sainte-Aulaire, +ambassadeur à Londres, le prince assura le gouvernement français de +«ses intentions pacifiques», se défendit de vouloir «renouveler des +tentatives qui avaient été si désastreuses», et affirma que «sa seule +idée avait été de revoir son vieux père». Deux mois plus tard, le 27 +juillet, le roi Louis mourut à Livourne: le prince Louis-Napoléon +n'était pas auprès de lui; il avait écrit à son père que le +gouvernement anglais lui refusait des passeports pour se rendre en +Italie.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> VI</h4> + +<p>La bonne situation parlementaire du cabinet, la tranquillité du pays, +l'absence de tout grave embarras au dedans et au dehors semblaient +des conditions favorables pour procéder aux élections générales. Le +6 juillet 1846 fut publiée l'ordonnance de dissolution, convoquant +les électeurs pour le 1<sup>er</sup> août. Aussitôt les comités réunis de la +gauche et du centre gauche confirmèrent la fusion des deux groupes +en publiant un manifeste unique. Dans ce manifeste, ils tendaient +ouvertement la main aux républicains et aux légitimistes, à tous +ceux qui voulaient renverser ce qu'on appelait alors «un système +corrupteur et antinational». «La question pour chaque électeur, +disaient-ils, n'est pas de choisir celui qu'il préfère, mais bien, +en nommant un homme indépendant, à quelque nuance de l'opposition +qu'il appartienne, d'empêcher le succès du candidat ministériel.» +Les républicains, qui ne pouvaient que gagner à cette coalition, +s'y prêtèrent volontiers: ils en profitèrent pour s'assurer une +part prépondérante dans le «comité central des électeurs de la +Seine», qui non seulement dirigeait les élections de Paris, mais, +par ses communications aux journaux, exerçait son influence dans +toute la France. Les légitimistes, au contraire, ne répondirent +qu'incomplètement à l'appel qui leur était adressé; beaucoup +d'entre eux préférèrent faire campagne avec le parti catholique: +celui-ci, par une tactique imitée de la ligue de M. Cobden, se tenait +absolument en dehors des questions débattues entre M. Thiers et M. +Guizot, et promettait appui au candidat quelconque qui serait «le +plus offrant et dernier enchérisseur en fait de liberté religieuse».</p> + +<p>M. Thiers apporta, dans cette campagne électorale, la même ardeur +impatiente avec laquelle il venait de conduire la bataille +parlementaire. Ses amis, étaient même obligés de le retenir. Il +<span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> avait préparé une lettre à ses électeurs où il parlait de +la couronne avec une extrême amertume. «On me trouve fort prononcé, +fort actif dans l'opposition, y disait-il. Serait-ce par hasard afin +d'avoir le pouvoir plus tôt?... Cette conduite éloigne du pouvoir, +si bien qu'on vous appelle ministre impossible. Peu m'importe. Je ne +tiens à être ni possible ni prochain... Certes je savais bien que +demander la réalité rigoureuse du gouvernement représentatif, qui +tend à diminuer l'influence de la royauté irresponsable au profit +des ministres responsables, je savais bien que c'était davantage +encore me ranger dans la classe des ministres impossibles. Je n'ai +pas hésité: non pas que j'eusse le goût puéril, que certaines gens +me prêtent, de me poser, moi simple citoyen, en face de la majesté +royale... Mais je suis convaincu que la monarchie ne sera admise +par les générations présentes et futures que lorsque des ministres +vraiment responsables exerceront véritablement le pouvoir, et, +profondément convaincu de cette vérité, j'ai eu l'orgueil de défendre +ma conviction, même à mes dépens. Cet orgueil, je l'ai eu, je l'aurai +toujours dans toute son étendue. Le pouvoir, je l'ai possédé, et, +dans cette transition inévitable de la monarchie représentative +fausse à la monarchie représentative vraie, transition toujours plus +ou moins longue, je sais ce que vaut le pouvoir. Être ministre entre +une royauté qui ne vous souhaite pas et une Chambre que cinquante +ans de révolutions et de guerres ont profondément troublée, que +beaucoup d'intérêts dominent, être ministre à ces conditions ne me +séduit guère.» Cette lettre fut imprimée, mais ne fut pas envoyée: +MM. Duvergier de Hauranne, de Rémusat, de Maleville, qui n'étaient +pourtant pas des timides, firent comprendre à M. Thiers le tort qu'il +se ferait par un tel langage.</p> + +<p>Le gouvernement, de son côté, arrivait bien préparé à la bataille +dont il avait lui-même choisi l'heure. La tâche principale incombait +au ministre de l'intérieur, M. Duchâtel, qui n'épargna pas sa peine +et déploya une rare habileté. Un de ses amis, témoin quotidien de ses +efforts, M. Vitet, a écrit à ce sujet: «Je puis dire que, pendant +trois mois, il ne cessa de <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> suivre du regard, d'aider, de +stimuler, de réveiller, parfois aussi de tempérer plus de quatre +cents candidats dont il savait par cœur, grâce aux ressources de +sa mémoire, toutes les situations personnelles, et que sans cesse, +avec un à -propos qui les frappait d'étonnement, il éclairait sur +leurs oublis, leurs négligences, leurs imprudences. Ce n'était pas +seulement le sentiment du devoir, c'était un certain plaisir de +déjouer les trames de tant d'habiles adversaires de toute provenance +et de toute couleur, qui lui donnait cette sorte de fièvre de +surveillance et d'exhortation.» Dans une circulaire à ses préfets, +M. Duchâtel avait publiquement revendiqué pour l'administration le +droit d'exercer une «franche et loyale influence», mais en même +temps il en avait fixé les limites. «L'indépendance des consciences, +disait-il, doit être scrupuleusement respectée; les intérêts +publics, les droits légitimes ne doivent jamais être sacrifiés à des +calculs électoraux... Fidélité sévère aux règles de justice dans +l'expédition des affaires, respect de la liberté et de la moralité +des votes, mais action ferme et persévérante sur les esprits, tels +sont les principes qui, en matière d'élections, doivent présider aux +rapports de l'administration avec les citoyens.» Ce langage était +sensé et correct. Lors de la vérification des pouvoirs, l'opposition +prétendit que la conduite du ministre n'avait pas été conforme à +sa circulaire, mais elle n'apporta rien de sérieux à l'appui de +ses allégations. Sur ce point d'ailleurs, on peut s'en fier à la +parole du témoin déjà cité: «J'ai vu de près les élections, a dit M. +Vitet; j'en puis parler en conscience. Je sais quelle scrupuleuse +observation de la loi, quel respect des droits de tous y présidèrent +du côté du pouvoir, et je tiens, pour ma part, qu'on n'en trouverait +guère d'aussi sincères, d'aussi vraiment exemptes de sérieux abus, +soit chez nous depuis 1814, soit même dans les pays les plus libres +du monde, l'Angleterre, par exemple, ou les États-Unis.»</p> + +<p>La polémique, menée grand train par les journaux des deux bords, ne +fit guère que ressasser les questions déjà traitées à la tribune. +Il apparut bientôt que la malheureuse affaire Pritchard, <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> +si vieille qu'elle fût, était encore la meilleure carte du jeu +de l'opposition. Les candidats ministériels étaient marqués dans +les feuilles adverses de cette simple lettre: P; cela voulait +dire <em>Pritchardiste</em>. Or, à voir l'embarras qu'en éprouvaient ces +candidats, il fallait bien croire que la sottise publique était +encore dupe des déclamations prodiguées par la gauche en cette +matière. La presse conservatrice avait, il est vrai, pour riposter, +une arme plus efficace encore, c'était l'évocation de 1840. Le +<cite>Journal des Débats</cite> ne manquait pas de rappeler que la victoire de +l'opposition serait la rentrée de M. Thiers au pouvoir, la reprise +de la «politique du 1<sup>er</sup> mars». «La France, demandait-il, est-elle +lasse de la prospérité dont elle jouit au dedans, de la paix dont +elle jouit au dehors? Six années ont été nécessaires pour réparer les +fautes de 1840. Deux jours d'élection peuvent anéantir le travail de +six ans... Avant six mois, cette prospérité corruptrice et cette +paix déshonorante auront fait place à une crise intérieure et à une +crise européenne... Les deux hommes sont connus; les deux politiques +aussi... Rappelez-vous dans quel état était la France au 29 octobre +1840; voyez dans quel état elle est aujourd'hui, et choisissez!»</p> + +<p>Toutefois, ce qui frappe le plus, ce n'est pas l'effet produit +par telle ou telle polémique; c'est au contraire le peu de +retentissement qu'avait en réalité ce bruit de presse. Le fond du +pays demeurait tranquille, inerte. Rarement on avait vu, pendant +une période électorale, si peu d'émotion, on pourrait presque +dire une pareille indifférence. Que cachait et présageait cette +indifférence? L'opposition affectait d'y voir le signe que l'opinion +se désintéressait du sort du cabinet: elle se croyait certaine +du succès et le disait très haut. «Je n'ai jamais vu si complète +assurance», a écrit M. Vitet. Du côté ministériel, la confiance était +moindre. On se souvenait de la déception de 1842. N'était-il pas à +craindre que l'affaire Pritchard ne fît, en 1846, le mal qu'avait +fait, quatre ans auparavant, le droit de visite? Le duc de Broglie +écrivait à son fils, le 16 juillet: «Jamais élections ne se seront +accomplies <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> au milieu d'une prospérité et d'un calme plus +complets. Ce que cela donnera, tout le monde l'ignore parfaitement. +Le gouvernement, à mesure que le jour fatal approche, semble plus +inquiet, quoique ses nouvelles soient excellentes<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.» M. Duchâtel +mandait à M. Guizot, le 18 juillet: «Plusieurs points de l'horizon se +rembrunissent depuis quelques jours. J'espère que cela s'éclaircira. +D'après les apparences actuelles, je m'attends à une bataille +d'Eylau, où il y aura beaucoup de morts de part et d'autre, où le +champ de bataille nous restera, mais en nous laissant encore une rude +campagne à soutenir. Si les nôtres, comme je l'espère, se battent +bien, je serai content; je désire d'abord la victoire, et puis, en +second lieu, le combat<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>.»</p> + +<p>Telle était la situation quand, le 29 juillet, trois jours avant +les élections, au moment où le Roi saluait la foule du balcon des +Tuileries, deux coups de pistolet furent tirés à une assez grande +distance par un homme caché derrière une statue. Cet homme, appelé +Henri, était un ancien fabricant d'objets en acier, exaspéré par +des malheurs de fortune et de famille. L'instruction révéla par la +suite, dans ce crime, plutôt le désespoir d'un naufragé de la vie +que la haine d'un révolutionnaire, moins un régicide qu'une sorte de +suicide: dans les conditions où il avait été tiré, le coup était à +peu près inoffensif. Au premier moment, toutefois, on ne se rendit +pas compte de ces circonstances, qui devaient faire écarter la peine +de mort par la cour des pairs: ce nouvel attentat, qui suivait de +si près celui de Lecomte, parut la preuve d'un sinistre parti pris +et causa partout un sentiment d'inquiétude et d'indignation, dont +la presse ministérielle se hâta de tirer parti pour raviver le zèle +des conservateurs et discréditer l'opposition. Quant aux journaux +de gauche, ils furent réduits à insinuer que les coups de pistolet +étaient une manœuvre de la police.</p> + +<p>Vint le jour du scrutin. Les élections de Paris donnèrent <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> +l'avantage à l'opposition: sur quatorze mille suffrages, elle en +réunissait plus de neuf mille; sur quatorze députés, elle en avait +onze; le deuxième arrondissement, le plus riche de la ville, était +enlevé aux conservateurs, qui le possédaient depuis 1830; M. Jacques +Lefebvre y était remplacé par M. Berger. Les journaux de gauche +triomphèrent, mais ce ne fut pas pour longtemps. Dès le lendemain, +les nouvelles de province firent savoir que les ministériels y +avaient remporté des succès dont l'étendue surprenait les vainqueurs +eux-mêmes. «Le résultat, écrivit aussitôt M. Duchâtel, dépasse les +espérances que nous étions en droit de concevoir.» L'opposition +perdait vingt-cinq à trente sièges, et le gouvernement pouvait +compter sur une majorité d'une centaine de voix. On en eut la +confirmation, dans la session qui s'ouvrit, dès le 19 août, pour la +constitution de la nouvelle Chambre; M. Sauzet fut élu président par +223 voix, contre 98 données à M. Odilon Barrot.</p> + +<p>Après les années laborieuses qu'il venait de passer, le ministère +ressentit comme une joie étonnée de se voir en possession d'une si +grande majorité. M. Guizot déclarait à ses amis «qu'aucun événement +politique ne lui avait causé une satisfaction égale à celle qu'il +éprouvait de ce triomphe de la bonne et saine politique sur les +mauvaises passions<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>». Le duc de Broglie écrivait à son fils: +«Jamais victoire ne fut plus complète... Depuis les <cite>trois cents</cite> +de M. de Villèle, aucun ministère ne s'était trouvé à pareille +fête<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>.» À la satisfaction du triomphe se mêlait cependant +quelque préoccupation. Ce dont on s'inquiétait, c'était moins de +l'irritation des vaincus que des exigences possibles des vainqueurs, +d'autant que, parmi ces derniers, il y avait un assez grand nombre +de députés nouveaux. «Il faut demander à Dieu, disait M. Doudan, +que les conservateurs, se sentant nombreux, ne soient pas pris de +la démangeaison de se mettre en petits paquets, ayant chacun ses +fantaisies <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> à satisfaire. Tout cela n'est que l'embarras +des richesses, qui est peut-être préférable aux embarras de la +pauvreté<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>.» Quant à M. Duchâtel, c'était d'un autre côté, du +côté de la couronne, qu'il pressentait des exigences gênantes. «La +situation est très bonne, écrivait-il à M. Guizot; mais elle impose +des devoirs nouveaux et des difficultés au moins aussi grandes que +les anciennes. Le Roi m'écrit une grande lettre de quatre pages +pour me recommander de montrer de la confiance dans l'avenir. Je +suis pour la confiance qui assure et prépare l'avenir, non pas +pour celle qui le gaspille et le compromet. En face des passions +hostiles que nous avons à combattre, il faudrait très peu de fautes +pour changer la situation, jeter le pays de l'autre côté. Il ne +faut pas laisser s'accréditer l'idée que tout est possible. Nous +avons résisté d'un côté; nous aurons probablement à résister de +l'autre. Je sais que vous pensez là -dessus comme moi; aussi je +ne vous en dis pas plus long. Après avoir assuré le triomphe du +parti conservateur, il y va de notre honneur de ne pas devenir les +instruments de sa défaite<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>.» Si heureux que fût M. Guizot de sa +victoire, si optimiste qu'il fût par nature, il ne se dissimulait +pas non plus le danger qui résultait du succès même. «L'avenir n'en +sera pas moins difficile ni moins laborieux, écrivait-il à M. Rossi. +On sera plus exigeant avec nous et plus complaisant pour soi-même. +On nous demandera plus et l'on nous aidera moins. Je me prédis bien +des embarras, et je m'y prépare. Après tout, ceux-là valent mieux +que d'autres<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>.» Et puis le ministre se rendait compte qu'avec une +telle majorité il ne lui suffirait plus de durer, qu'il lui faudrait +entreprendre quelque chose. Depuis longtemps, il cherchait, sans +avoir encore pu la trouver, l'occasion de quelque grande initiative. +Serait-il plus heureux désormais? En tout cas, il paraissait décidé à +s'y appliquer. «L'ordre et la paix une fois bien assurés, disait-il +dans son discours de remerciement aux <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> électeurs de Lisieux, +la politique conservatrice, en veillant toujours assidûment à leur +maintien, pourra, devra se livrer aussi à d'autres soins, à d'autres +œuvres. Un gouvernement bien assis a deux grands devoirs. Il doit, +avant tout, faire face aux affaires quotidiennes de la société, +aux incidents qui surviennent dans sa vie... Ce devoir rempli, le +gouvernement doit aussi s'appliquer à développer dans la société +tous les germes de prospérité, de perfectionnement, de grandeur... +C'est là , sans nul doute, pour la politique conservatrice, un +devoir impérieux, sacré, et c'est là aussi, soyez-en sûrs, un but +que cette politique seule peut atteindre. Toutes les politiques vous +promettront le progrès; la politique conservatrice seule vous le +donnera, comme seule elle a pu réussir à vous donner l'ordre et la +paix.» Cette parole, aussitôt mise en relief par les amis et par les +adversaires, eut un grand retentissement. Le public l'accepta comme +une solennelle promesse.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> CHAPITRE II<br> +<span class="smcap">LES INTÉRÊTS MATÉRIELS.</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La + spéculation et l'agiotage.—II. Timidité économique du + gouvernement. Il fait ajourner la réforme postale. Ses + idées sur le libre échange.—III. Les finances en 1846. + L'équilibre du budget ordinaire. Le budget extraordinaire.—IV. + L'administration locale. Le comte de Rambuteau.—V. Le + matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la tentation du + veau d'or. Elle devient indifférente à la politique. Dangers + de cet état d'esprit.—VI. L'opposition accuse le gouvernement + d'avoir favorisé ce matérialisme. M. de Tocqueville. Son + origine, ses visées et ses déceptions. Amertume de ses critiques + sur l'état social et politique.—VII. Le mal s'étend à la + littérature. La «littérature industrielle». Cependant l'état des + lettres est encore fort honorable à la fin de la monarchie de + Juillet. Le roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme + et de spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. Romans + socialistes publiés dans les journaux conservateurs. Eugène Süe. + Les <cite>Mystères de Paris</cite> dans le <cite>Journal des Débats</cite>. Autres + romans publiés par le <cite>Constitutionnel</cite>. Aveuglement de la + bourgeoisie, faisant fête à ces romans.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>La tranquillité dont le pays jouissait au dedans et la paix qui +régnait au dehors aidaient singulièrement à la prospérité matérielle. +On eût pu noter alors, d'après les statistiques officielles ou +privées, bien des signes de cette prospérité. Le mouvement du +commerce, tel qu'il ressortait des tableaux de douane, avait beaucoup +plus que doublé depuis 1830. Même progression dans les revenus des +canaux, les produits des voitures publiques, le nombre des lettres +distribuées par la poste. La consommation de la houille, criterium de +l'activité industrielle, avait triplé. Les économistes estimaient +que la fortune <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> immobilière était doublée. En 1845, le cours +de la rente 5 0/0 atteignait 122 fr. 85; celui du 4 1/2 0/0, 116 fr. +25; celui du 4 0/0, 110 fr. 50; celui du 3 0/0, 86 fr. 40. Le paysan +et l'ouvrier étaient mieux logés, mieux vêtus, mieux nourris; dans +les campagnes, on prenait l'habitude nouvelle des bas, des souliers, +du vin, de la viande, du pain blanc. Les salaires avaient à peu près +doublé en quinze ans.</p> + +<p>Le gouvernement avait secondé ce progrès, par l'impulsion donnée +aux travaux publics, routes, chemins vicinaux, ports, canaux, etc. +Il s'était surtout occupé des chemins de fer, la grande affaire du +moment. On sait comment, après de longs tâtonnements, la loi de 1842 +avait fixé le mode d'établissement des voies ferrées<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>. Depuis +lors, on avait beaucoup fait et entrepris plus encore. En mai 1843 +eut lieu l'inauguration solennelle des deux premières grandes lignes, +celle de Paris à Rouen et celle de Paris à Orléans. L'impression +fut considérable sur le public. Henri Heine écrivait, au moment +même, de Paris: «L'ouverture de ces lignes cause ici une commotion +que chacun partage, à moins de se trouver par hasard placé sur un +escabeau d'isolement social... Nous sentons que notre existence +est entraînée ou plutôt lancée dans de nouveaux orbites, que nous +allons au-devant d'une nouvelle vie... De pareils tressaillements +doivent avoir agité nos pères, alors que l'Amérique fut découverte, +que l'invention de la poudre à canon s'annonça par les premiers +coups de feu, que l'imprimerie répandit par le monde les premières +épreuves de la parole divine... Une nouvelle ère commence dans +l'histoire universelle<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>.» L'inauguration, qui frappait à ce +point les imaginations, n'eut pas moins d'action sur les capitaux. +Ceux-ci, en France, s'étaient montrés jusqu'alors, en matière de +chemins de fer, craintifs, embarrassés, défiants. Les quelques +compagnies qui s'étaient hasardées au début n'avaient généralement +pas été heureuses. C'était même leur impuissance constatée qui +avait conduit le <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> législateur de 1842 à mettre à la charge +de l'État les acquisitions de terrains, les terrassements, les +ouvrages d'art, les stations, et à ne demander aux compagnies que +la pose de la voie, la fourniture du matériel et l'exploitation. En +1843, à la vue des chemins de fer devenus une réalité, l'initiative +particulière se réveilla, s'enhardit; des sociétés surgirent, +s'offrant à entreprendre elles-mêmes non seulement l'exploitation, +mais la construction des lignes. La loi de 1842 avait prévu cette +éventualité; sur l'insistance de M. Duvergier de Hauranne, il y avait +été stipulé que les lignes non immédiatement exécutées «pourraient +être concédées à l'industrie privée en vertu de lois spéciales». En +1844, 1845 et 1846, cette clause fut appliquée à plusieurs lignes +importantes, à celles du Nord, de Paris à Lyon, de Lyon à Avignon, +d'Avignon à Marseille, de Bordeaux à Cette.</p> + +<p>Le mouvement était bon, mais il devint tout de suite excessif. À +trop de méfiance succédait trop d'illusion. Après avoir été timide, +on se montrait téméraire. Ce fut comme un débordement de compagnies +nouvelles qui se disputaient les concessions, rivalisaient de +promesses dans leurs prospectus, recherchaient, pour en décorer +leurs conseils, les ducs et les princes, les notabilités politiques +et administratives, ou même les généraux et les amiraux. Bouche +béante, le public était prêt à mordre à tous les hameçons. Excité +par le spectacle de quelques fortunes rapides, chacun croyait +voir là un trésor et se précipitait pour mettre la main dessus. À +quelles étranges sollicitations certains fondateurs de sociétés +n'étaient-ils pas en butte<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>! <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> À peine émises ou même avant +de l'être, les actions étaient l'objet d'une spéculation effrénée +qui tenait les convoitises en haleine. C'était la préoccupation +dominante, universelle. Non seulement à la Bourse, mais à la Chambre, +dans les journaux, dans les salons, on ne parlait presque pas d'autre +chose. La concurrence que se faisaient ces nombreuses sociétés dans +la poursuite des concessions les poussait à offrir des conditions +extrêmement onéreuses pour elles. Les pouvoirs publics croyaient +faire une bonne affaire en les acceptant; ils ne se rendaient pas +compte que les embarras des concessionnaires imprudents finiraient +toujours par retomber sur l'État. C'était notamment sur la durée +des concessions que portaient les rabais; quelques compagnies se +contentaient de vingt-quatre ans; on offrait ces rabais à peu près +à l'aveugle, sans étude préalable sérieuse. Parfois, du reste, on +s'inquiétait moins du chemin de fer à établir que de la prime à +réaliser par la plus-value des actions. Certaines sociétés sans base +réelle se fondaient, non pour vivre, mais pour vendre leur mort à des +concurrents plus solides. Ce n'était même plus de la spéculation, +c'était du pur agiotage, avec les désordres et les scandales qui +en sont la suite, brusques alternatives de hausse et de baisse, +engouements et paniques, fortunes faites et défaites en un instant. +Le marché public était livré à des coups de main dont les naïfs et +les faibles étaient généralement les victimes.</p> + +<p>Un moment le mal prit une telle étendue qu'on se demanda si +le législateur ne devait pas intervenir pour le réprimer. La +difficulté était de ne pas entraver les sociétés sérieuses, sous +prétexte d'empêcher les sociétés suspectes. En 1844, M. Crémieux +<span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> fit voter à l'improviste, par la Chambre des députés, un +amendement portant «qu'aucun membre des deux Chambres ne pourrait +être adjudicataire ni administrateur dans les compagnies auxquelles +des concessions seraient accordées». Mais la Chambre des pairs +estima qu'exclure ainsi des compagnies en formation les personnages +considérables et influents du pays n'était pas un moyen de fortifier +cet esprit d'association qu'on regrettait de voir si faible en +France: aussi n'admit-elle pas l'amendement<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>. L'année suivante, +au début de la session de 1845, une proposition plus réfléchie +fut faite, à la Chambre des pairs elle-même, par le comte Daru, +pour supprimer certains abus de l'agiotage: cette fois encore, la +haute assemblée craignit qu'on n'étouffât du même coup d'utiles +initiatives, et le projet, bien qu'appuyé par le ministère, fut +repoussé. La session ne se termina pas cependant sans que le +gouvernement fît voter quelques dispositions destinées à limiter +une liberté qui tournait en licence: elles furent insérées dans +la loi du 15 juillet 1845, relative à la concession du chemin de +fer du Nord. Dans l'exposé des motifs, le ministre avait ainsi +caractérisé le désordre qu'il entendait réprimer: «Une sorte de +vertige s'est emparé d'une partie de la société. Les chemins de +fer, qui ont été si longtemps l'objet du dédain des capitalistes, +semblent devenus aujourd'hui une mine inépuisable de richesses. De +l'excès du découragement on est passé à l'excès de l'engouement; on +se précipite, on se presse dans les bureaux ouverts pour recevoir les +listes de souscription, et l'on pourrait se croire revenu au temps +de ce système <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> fameux qui a tourné tant de têtes et ruiné tant +de familles.»</p> + +<p>Le législateur faisait son devoir en cherchant à remédier aux excès +de l'agiotage; mais son action n'était pas et ne pouvait pas être +bien efficace. D'ailleurs, quand on voit qu'au même moment la même +cause produisait en Angleterre les mêmes désordres, on se demande +si ce n'était pas la conséquence à peu près inévitable d'une +révolution économique dont la nouveauté et la grandeur étaient bien +faites pour troubler à la fois les intérêts et les cerveaux. En +décembre 1845, à l'une des phases les plus aiguës de cette crise, le +<cite>Journal des Débats</cite> rappelait, non sans quelque raison, à ceux qui +se lamentaient, que, du moment où l'on avait voulu l'exécution des +chemins de fer par l'industrie privée, il fallait s'attendre à la +spéculation; que, sans elle, les concessions n'eussent pas abouti; +que, d'autre part, la spéculation, en s'excitant elle-même, avait +grande chance de dégénérer en agiotage. «Il y a eu de l'agiotage, +ajoutait-il, parce qu'il y en aura toujours, quand il y aura de +grands profits en perspective, enveloppés dans un nuage de mystère.» +Le <cite>Journal des Débats</cite> voulait bien plaindre les victimes, mais +il se consolait en constatant que les chemins de fer se faisaient. +Et en effet, à considérer aujourd'hui les choses de loin, les +accidents passagers s'effacent, et ce qui domine, c'est l'effort, +parfois inexpérimenté, pas toujours bien pondéré, mais, en fin de +compte, efficace et puissant, qui donna alors à la grande œuvre +des chemins de fer français une impulsion décisive. En 1844 et +1845 furent concédées presque toutes les lignes principales de +notre réseau, tel qu'il est aujourd'hui constitué. En 1846 eut lieu +l'inauguration du premier de nos chemins internationaux, celui de +Paris à la frontière belge. Le nombre de kilomètres exploités, qui +était de 598 en 1842, s'élevait à 1,320 en 1846.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> II</h4> + +<p>En matière économique, le gouvernement, qui avait les vertus et +les défauts de la bourgeoisie, était plus prudent que novateur; +il évitait les aventures téméraires où d'autres ont compromis les +intérêts du pays, mais parfois il était un peu lent à entreprendre +certaines transformations fécondes. Cette timidité se manifesta, +par exemple, dans la question postale. En 1839, l'administration +anglaise, renversant hardiment toutes les idées reçues, avait +substitué, pour le transport des lettres, une taxe unique et fort +abaissée aux tarifs élevés et variables suivant les zones; elle avait +compté, non sans raison, sur le développement des correspondances, +pour retrouver les recettes qu'elle paraissait sacrifier. Une +proposition faite, au cours de la session de 1845, en vue +d'introduire cette réforme en France, parut trouver quelque faveur à +la Chambre des députés; mais le ministre des finances la combattit si +vivement qu'au vote d'ensemble elle réunit seulement 170 voix contre +170, et que, par suite, elle fut déclarée rejetée. Le tarif variable +devait subsister jusqu'en 1850.</p> + +<p>Était-ce également la timidité ou bien une sage prévoyance qui +retenait le ministère sur la pente du libre échange? La Restauration +avait été hautement protectionniste. Le gouvernement de Juillet, +qui, à l'origine, s'inspirait quelque peu des idées nouvelles émises +sur ce sujet par l'école du <cite>Globe</cite>, eût été disposé à suivre une +politique moins restrictive. Mais, chaque fois qu'il avait tenté +de faire un pas en avant, il s'était heurté aux intérêts des +manufacturiers qui, sous le régime du suffrage restreint, possédaient +une grande influence. Ce fait s'était produit plusieurs fois depuis +l'avènement du ministère du 29 octobre 1840. C'est ainsi que M. +Guizot avait dû renoncer à conclure avec l'Angleterre un traité de +commerce vers lequel il était porté par des raisons, il est vrai, +plus politiques qu'économiques. <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> C'est ainsi également qu'il +avait été contraint d'abandonner le projet d'une union douanière +avec la Belgique<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>. À défaut de cette union, il avait conclu, en +1842, une convention spéciale d'une durée de quatre années, assurant +à la Belgique un traitement de faveur pour ses fils et tissus de +chanvre: en compensation, nos tissus de soie, nos sels et nos vins +bénéficiaient de quelques abaissements de droits. Même ainsi limitée, +cette convention fut fort critiquée, d'autant que le cabinet de +Bruxelles s'était hâté d'accorder à l'Allemagne les mêmes tarifs. En +mars 1845, M. Guizot dut promettre à la Chambre de ne pas renouveler +la convention, si des concessions réelles ne nous étaient faites. +Il entama donc, peu après, des négociations qui aboutirent, le 13 +décembre 1845, à un nouveau traité; il y obtenait certains avantages, +ou du moins l'abandon de certaines mesures hostiles: c'était peu +de chose; mais il nous importait politiquement que la Belgique ne +fût pas tentée de rechercher le patronage d'une autre puissance. +Très attaqué à la Chambre, en avril 1846, habilement défendu par le +cabinet, le traité fut approuvé.</p> + +<p>Cette discussion fut pour M. Guizot l'occasion d'exposer, d'une +façon générale, la politique commerciale du gouvernement. +L'attention publique était alors fort éveillée sur ces questions. +Un livre de M. Frédéric Bastiat, <cite>Cobden et la Ligue</cite>, venait de +révéler aux Français, qui jusque-là ne s'en doutaient guère, la +révolution économique accomplie outre-Manche sous les auspices +de sir Robert Peel. Les libre-échangistes de France y avaient +trouvé un encouragement à s'organiser et à tenter, eux aussi, une +«agitation»; par contre-coup, les protectionnistes, se sentant +menacés, s'étaient mis sur la défensive. Les circonstances donnaient +donc une importance particulière à la parole du ministre. Celui-ci +rendit largement hommage à l'initiative de sir Robert Peel, mais il +montra en quoi l'état de l'Angleterre différait du nôtre, comment +elle avait dû remédier à un mal social qui n'existait pas <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> +chez nous, et comment elle avait pu, sans péril, exposer son +industrie déjà puissante à une concurrence qui eût été dangereuse +pour notre industrie plus jeune. Après avoir déclaré sa volonté de +«maintenir le système protecteur», le ministre ajoutait aussitôt: +«Nous entendons le modifier, l'élargir, l'assouplir, à mesure que +des besoins nouveaux et des possibilités nouvelles se manifestent. +Non seulement nous entendons le faire, mais nous l'avons toujours +fait. Combien de prohibitions ont été supprimées depuis 1830! +Combien de tarifs ont été abaissés!... Nous sommes dans la même voie +que l'Angleterre, nous y sommes plus lentement, et par de bonnes +raisons, mais nous y sommes.» Et quelques jours plus tard, toujours +à propos du même traité, le ministre disait à la Chambre des pairs: +«La science s'est aperçue que les intérêts de ceux qui consomment +n'étaient pas suffisamment consultés, que la part accordée à ceux +qui produisent était trop grande: alors elle n'a plus parlé que des +intérêts des consommateurs, et elle a demandé la liberté illimitée +du commerce. Les gouvernements ne peuvent suivre la science dans +cette voie; ils ne sont pas des écoles philosophiques; ils ne sont +pas chargés de poursuivre le triomphe d'une certaine idée, d'un +certain intérêt; ils ont tous les intérêts, tous les droits, tous les +faits entre les mains; ils sont obligés de les consulter tous;... +c'est leur condition, condition très difficile. Celle de la science +est infiniment plus commode... Il y a ici une question d'intérêt +public, une de ces questions d'État dont les gouvernements doivent +tenir grand compte. Je ne veux pas dire qu'il ne faut pas faire à la +liberté commerciale une plus large part que celle qu'elle a obtenue +jusque-là ... Le but, c'est l'extension des relations des peuples; +mais la première condition, c'est de ne pas porter une perturbation +brusque, soudaine, dans l'ordre des faits relatifs à la création et à +la distribution des richesses.»</p> + +<p>Au mois d'août de cette même année 1846, M. Cobden vint à Paris, en +missionnaire du <em lang="en">free trade</em>. Fêté par les économistes, il voulut +gagner à ses idées les autorités politiques. Louis-Philippe le +reçut très bien, lui parla abondamment de beaucoup <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> de sujets +divers, mais, sur la question du libre-échange, ne lui répondit que +par des généralités<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>. M. Cobden n'eut pas plus de succès auprès +des ministres, toujours résolus à ne s'avancer que lentement et +prudemment. Le plus «économiste» d'entre eux, M. Duchâtel, écrivait à +M. Guizot, le 1<sup>er</sup> octobre 1846: «Il ne faut pas trop nous lancer +dans les modifications du régime commercial. Notre rôle n'est pas +d'alarmer et de troubler les intérêts... Je suis d'avis de faire +quelque chose, mais avec une grande prudence et en annonçant très +haut que l'on maintient la protection<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>.» Le Roi s'exprimait de +même dans ses conversations: il se déclarait partisan en principe +de la liberté commerciale, admirait ses progrès en Angleterre, +mais estimait que la question était parvenue, de l'autre côté du +détroit, à un degré de maturité qu'elle n'avait pas encore atteint en +France; il reconnaissait qu'on devait marcher vers la réalisation du +principe, mais peu à peu, en ménageant les intérêts engagés, intérêts +des manufacturiers et des ouvriers. «Soyons donc, concluait-il, +pilotes prudents sur cette mer pleine d'écueils, et louvoyons le +long des côtes, sans perdre de vue l'entrée du port, empressés d'y +aborder chaque fois que nous pourrons le faire sans mettre en péril +ces intérêts qui sont aussi ceux de la France<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>.» Force était bien +d'ailleurs de compter avec les résistances des protectionnistes, +toujours fort influents dans les Chambres. Jusqu'à la dernière heure +de la monarchie, ils tâchèrent d'empêcher tout changement. En 1847, +le ministère, fidèle à son système de progrès graduel, proposa de +supprimer dix-sept prohibitions et de diminuer les droits sur un +grand nombre d'articles; la commission de la Chambre se montra +défavorable à cette réforme; renvoyé à la session suivante, le projet +ne put être discuté avant la révolution de Février.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> III</h4> + +<p>On n'a pas oublié les phases diverses par lesquelles avaient +passé les finances de la France depuis 1830; la crise menaçante, +conséquence de la révolution de Juillet: la prospérité laborieusement +et honorablement reconquise par dix années d'ordre, de paix et de +sagesse; les événements de 1840 venant de nouveau tout compromettre, +presque aussi funestes à ce point de vue que ceux de 1830; puis, +au moment même où, par suite de ces événements, le Trésor était +obéré par tant de dépenses militaires, l'obligation de faire face +immédiatement aux charges non moins énormes de la création du réseau +ferré<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>. De là les difficultés budgétaires en face desquelles le +cabinet du 29 octobre s'était trouvé. En 1846, après plus de cinq +années d'efforts, il se flattait d'en être sorti, et il proclamait, +dans le discours royal lu à l'ouverture de la session, «la situation +satisfaisante de nos finances». Était-il fondé à tenir ce langage?</p> + +<p>1840 avait inauguré le régime des déficits. Même en laissant de côté +le budget extraordinaire, les dépenses ordinaires dépassaient les +recettes ordinaires de 138 millions en 1840, de 165 millions en 1841, +de 65 millions en 1842, de 38 millions en 1843. La cause principale +des déficits était l'augmentation subite du budget du ministère de +la guerre: ce budget, qui n'était que de 214 millions en 1829 et +de 241 millions en 1839, s'était élevé en 1840 à 367 millions, en +1841 à 385, en 1842 à 325, en 1843 à 310, en 1844 à 297, en 1845 à +302, en 1846 à 331; ces chiffres s'expliquent parce que, d'une part, +l'effectif normal de l'armée avait été porté de 248,000 hommes à +339,000, et que, d'autre part, la vigoureuse impulsion donnée par le +maréchal Bugeaud à la guerre algérienne en avait à peu près doublé +les frais. Progression <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> analogue dans le budget de la marine, +qui était passé de 72 millions en 1829 et 79 millions en 1839, à 99 +millions en 1840, 124 en 1841, 130 en 1842, 116 en 1843, 117 en 1844, +114 en 1845, 130 en 1846. Ajoutons que la dotation des ministères +civils s'était aussi accrue, quoique dans une moindre proportion, +soit à cause des améliorations apportées dans les services, soit par +le seul effet de cette loi de la cherté croissante de toutes choses.</p> + +<p>Comment rétablir l'équilibre du budget ordinaire? Des impôts +nouveaux, le ministère n'en voulait pas proposer, fidèle en cela +à la tradition du gouvernement de Juillet. Des économies vraiment +considérables, il n'y fallait pas songer; l'état militaire, une fois +mis sur un certain pied, ne pouvait plus être réduit, et, quant à +l'Algérie, rien n'eût été plus fâcheux, même au point de vue des +finances, que de revenir aux demi-mesures. On eût pu, sans doute, +diminuer notablement les charges en convertissant successivement en +3 0/0 les divers types de rentes au-dessus du pair; le service de la +dette publique aurait été ainsi allégé d'une quarantaine de millions. +Souvent il avait été question de cette mesure; mais le Roi s'y était +obstinément opposé, ne jugeant ni équitable ni politique d'imposer ce +sacrifice aux rentiers. Il ne restait donc qu'un moyen de rétablir +l'équilibre, c'était une politique sage, pacifique, qui développât +la prospérité publique et par là accrût le revenu des contributions +indirectes. Ainsi fit le gouvernement. Ces contributions, qui avaient +donné 687 millions en 1840, en produisirent 719 en 1841, 754 en +1842, 768 en 1843, 791 en 1844, 808 en 1845, 827 en 1846, soit, en +sept ans, une augmentation de 140 millions. Grâce à ces recettes, le +budget ordinaire finit par retrouver son équilibre: celui de 1844 +n'avait plus qu'un déficit insignifiant de 181,000 francs; celui de +1845 se solda par un boni de 4,335,332 francs.</p> + +<p>Rétablir l'équilibre du budget ordinaire, c'était bien; ce n'était +pas assez. Le budget extraordinaire n'était pas le moindre embarras +de nos finances. Il avait commencé à prendre quelque importance en +1838, avec le développement <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> donné aux travaux publics et +avec les premiers efforts faits pour les chemins de fer. Il comprit +37 millions de dépenses en 1838; 55 en 1839, 65 en 1840, 62 en 1841. +À partir de 1842, ces chiffres se trouvèrent subitement grossis, +parce qu'aux dépenses des chemins de fer, on ajouta les crédits +plus considérables encore ouverts pour certains travaux militaires +ou maritimes, fortifications, ports de guerre, accroissement de la +flotte: ainsi arriva-t-on, en 1842, à un total de 118 millions; en +1843, de 135; en 1844, de 128; en 1845, de 162; en 1846, de 168. Dans +un budget régulier, à toute dépense autorisée il faut une ressource +correspondante. Le système adopté en 1837 avait été de faire face aux +dépenses extraordinaires avec les réserves de l'amortissement. On +sait en quoi consistaient ces réserves: en vertu des règles posées +pour l'amortissement, chaque année, une certaine quantité de rentes +3 0/0 était rachetée; mais on n'eût pu faire de même pour les rentes +5 0/0, 4 et demi 0/0, 4 0/0, qui étaient au-dessus du pair, sans +imposer au Trésor une perte considérable; la dotation et les rentes +rachetées appartenant à chacun de ces fonds n'étaient donc plus +employées en achats nouveaux et constituaient un fonds provisoirement +disponible auquel on donna le nom de «réserves de l'amortissement». +Ce furent ces réserves, environ 75 à 80 millions par an, que la loi +du 17 mai 1837 affecta aux travaux publics extraordinaires. Une telle +mesure se justifiait: du moment où l'on ne pouvait plus appliquer ces +fonds à l'extinction des dettes anciennes, n'était-il pas naturel de +les employer à prévenir des dettes nouvelles?</p> + +<p>Tout alla bien en 1838, en 1839, tant que les budgets ordinaires +furent en équilibre et que les dépenses extraordinaires ne +dépassèrent pas les réserves. Mais quand la crise de 1840 amena le +déficit et qu'au même moment le chiffre des dépenses extraordinaires +fut considérablement grossi, la combinaison se trouva entièrement +dérangée. Les réserves de l'amortissement durent être détournées +de l'affectation que leur avait donnée la loi de 1837 et furent +employées à couvrir les déficits. Pendant plusieurs années, elles +n'y suffirent même <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> pas et laissèrent un découvert qui +absorbait d'avance les réserves des années futures. À la fin de 1845, +ces réserves paraissaient ainsi engagées jusqu'au milieu de 1846: +encore, en faisant une telle prévision, mettait-on les choses au +mieux et supposait-on que l'équilibre qui venait d'être rétabli dans +le budget ordinaire ne serait plus détruit.</p> + +<p>À défaut des réserves de l'amortissement, force avait été de trouver +d'autres ressources pour faire face aux dépenses extraordinaires. Ce +fut alors qu'intervinrent la loi du 25 juin 1841, relative aux grands +travaux militaires et civils<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>, et la loi du 11 juin 1842, qui +établit le réseau des chemins de fer<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>. La première autorisait le +gouvernement à emprunter 450 millions applicables aux grands travaux: +par suite, deux emprunts furent effectués en rentes 3 0/0; l'un, en +octobre 1841, de 150 millions, au cours de 78 fr. 52 c. 1/2; l'autre, +en décembre 1844, de 200 millions, au cours de 84 fr. 75; ce dernier +cours, le plus élevé qu'on eût obtenu dans un emprunt depuis 1830, +témoignait du relèvement du crédit; pour les 100 millions restants, +on ne jugea pas nécessaire de s'adresser au public; on se contenta, +en 1845, de consolider jusqu'à concurrence de cette somme les fonds +de la caisse d'épargne. Quant à la seconde de ces lois, celle de +1842 sur les chemins de fer, on sait qu'elle n'assurait aucune +recette comme contre-partie de l'énorme dépense qu'elle autorisait; +tout devait être à la charge de la dette flottante jusqu'à ce que +l'extinction des découverts permît d'appliquer à cette dépense les +réserves de l'amortissement, ou, si cette ressource manquait, jusqu'à +ce qu'il fût fait un nouvel emprunt. Suivant l'expression de M. +Dumon, la dette flottante était comme «un prêteur intermédiaire entre +une dépense anticipée et une recette retardée». Le crédit ouvert +dans ces conditions n'avait été tout d'abord, en 1842, que de 126 +millions; mais, chaque année, de nouveaux crédits s'y ajoutaient, et +il fut bientôt visible que le <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> chiffre total de l'opération, +évalué dans le début à 475 millions, dépasserait 650 millions. Une +fois engagé dans cette voie, on ne s'y arrêta pas. Le procédé qui +consistait à imputer des dépenses sur la dette flottante était +dangereux, mais il était commode, et l'on fut amené à l'appliquer +à d'autres dépenses qui ne trouvaient pas place dans le budget +ordinaire et dont quelques-unes n'avaient pas l'excuse d'être, comme +celles des chemins de fer, des dépenses essentiellement productives. +Tel fut notamment le crédit de 93 millions voté en 1846 pour le +développement de la flotte: c'était la Chambre elle-même, émue par +certaines révélations sur l'état de notre marine, notamment par la +fameuse note du prince de Joinville, qui avait poussé le ministère à +proposer cette dépense. Au 1<sup>er</sup> janvier 1846, la dette flottante, +bien qu'allégée par les récents emprunts, s'élevait à 428 millions, +et l'on prévoyait qu'elle grossirait encore dans les années suivantes.</p> + +<p>Sans doute chacune de ces dépenses extraordinaires se justifiait par +d'excellentes raisons. Eût-il été possible de retarder les chemins de +fer, ou de ralentir la conquête algérienne? Eût-il été patriotique de +se refuser à renforcer notre état militaire? Le malheur était qu'on +dût faire tout à la fois. De cette concomitance tout accidentelle +venait l'embarras de nos finances. Le gouvernement se flattait du +moins que l'embarras ne serait que passager, et s'il chargeait si +lourdement la dette flottante, il n'était pas sans prévoir les +moyens de la dégager. Il comptait pour cela sur les remboursements +à effectuer par les compagnies de chemins de fer, remboursements +s'élevant à plus de deux cents millions, et sur les réserves de +l'amortissement qu'il espérait bientôt retrouver disponibles. +Toutefois ce n'était pas avant plusieurs années que la dette +flottante pourrait être ainsi complètement déchargée du poids qu'on +avait momentanément rejeté sur elle. La commission des finances, dans +le rapport fait en 1846 sur le budget de 1847, calculait que cette +libération totale ne serait accomplie qu'en 1857. Et encore était-ce +à la condition qu'il n'y aurait d'ici là aucune crise extérieure +ou intérieure, que les budgets ordinaires <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> ne présenteraient +plus de découverts et qu'on n'entreprendrait pas de nouveaux +travaux. Qui pouvait répondre que toutes ces conditions seraient +remplies? Le ministère se flattait cependant de n'avoir pas dépassé +les forces de la France, et quand c'était M. Thiers, le ministre +de 1840, qui lui reprochait d'avoir été téméraire, M. Guizot se +croyait fondé a répondre: «La paix aussi a ses grandes entreprises, +la paix a aussi ses témérités; mais les témérités de la paix ont +cet avantage qu'elles sont fécondes, qu'elles valent au pays des +biens immenses qui vont toujours se développant. Les témérités d'une +autre politique, d'un autre système, sont au contraire stériles et +vont s'aggravant tous les jours. Voilà la différence. Nous avons la +confiance qu'avec le maintien de la bonne politique, de la politique +pacifique et conservatrice, les témérités de la paix seront heureuses +et fructueuses, et que le pays surmontera, c'est-à -dire portera le +fardeau dont il s'est volontairement chargé, au-devant duquel il est +allé lui-même à cause des biens qu'il en espère<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>.»</p> + +<h4>IV</h4> + +<p>Les mesures législatives et les actes du pouvoir central ne sont +pas les seuls moyens par lesquels un gouvernement travaille à la +prospérité d'un pays. Il y contribue aussi par l'administration +locale. Après 1830, le personnel préfectoral, improvisé sous le +coup de la révolution, avait laissé parfois à désirer. Peu à peu il +s'était épuré, et l'on peut dire que dans les dernières années de +la monarchie il était devenu excellent<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>; il avait la capacité, +l'expérience et la considération; il avait surtout la stabilité, +conséquence naturelle de la durée du cabinet. <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> Presque tous +les préfets étaient anciens dans la carrière et restaient longtemps +au même poste. Quelques-uns paraissaient avoir formé avec leur +département une sorte de mariage indissoluble, témoin M. Lorois et M. +Lucien Arnauld, qui, nommés, l'un à Vannes en 1830, l'autre à Nancy +en 1832, devaient y demeurer jusqu'à la révolution de Février. De +cette sorte de permanence et d'inamovibilité préfectorale, il était +d'autres exemples: le plus considérable fut celui de M. de Rambuteau, +préfet de la Seine de 1833 à 1848. Déjà le comte de Chabrol avait +occupé l'Hôtel de ville pendant toute la Restauration.</p> + +<p>Le comte de Rambuteau est l'une des figures intéressantes du règne. +Dans sa jeunesse, il avait appris le monde auprès de son charmant +beau-père le comte Louis de Narbonne, et l'administration à l'école +de l'Empereur, qui l'avait distingué et nommé préfet du Simplon. +De cette double éducation il avait gardé des qualités rarement +unies, à la fois homme de bureau et de salon, laborieux et enjoué, +sachant les affaires et connaissant les hommes. Le premier, il se +trouva à Paris en face d'un conseil municipal élu, où l'opposition +avait une large place et dont le président fut bientôt l'un +des personnages importants du parti radical, M. Arago. Par son +adresse, par sa patience, par un esprit de conciliation qui parfois +effarouchait un peu les ministres, le préfet parvint à bien vivre +avec le conseil, le détournant de la politique vers les affaires, +et l'amenant à s'associer à toutes les cérémonies monarchiques, +réceptions de la famille royale à l'Hôtel de ville, baptême du comte +de Paris, funérailles du duc d'Orléans. De grands travaux furent +faits pour assainir et embellir la capitale. «Je dois procurer aux +Parisiens de l'eau, de l'air et de l'ombre», avait-il dit dans une +de ses premières harangues au Roi. Les gigantesques et coûteuses +transformations opérées depuis ne doivent pas faire oublier ces +années d'activité réglée et féconde, où l'administration municipale +renouvela entièrement la voirie par le pavage en chaussée et la +création des trottoirs, nivela les boulevards, élargit ou perça +un grand nombre de rues, refit les quais, établit l'éclairage au +gaz, agrandit l'Hôtel de ville, <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> termina la Bourse et la +Madeleine, construisit l'église Saint-Vincent de Paul, commença +Sainte-Clotilde, éleva le nombre des écoles de 58 à 209, améliora +les hôpitaux et les prisons, développa le service des eaux de façon +à porter la part de chaque habitant de 70 litres à 108; et tout +cela, sans embarrasser les finances, sans grever l'avenir, bien +plus, en laissant entrevoir, pour 1851, l'extinction complète de +la dette municipale. Sous ce régime, le commerce et l'industrie +parisienne progressèrent rapidement: les déclarations d'exportation +à la douane, qui étaient de 60 millions en 1832, montèrent à 171 en +1846. M. de Rambuteau payait de sa personne, non seulement par la +direction donnée aux grandes affaires, mais par les relations qu'il +avait avec ses administrés; son cabinet était ouvert à tous; chaque +matin, il parcourait les quartiers populaires, causant volontiers +avec les ouvriers, auprès desquels son activité, sa bonhomie, son +abord gracieux et facile lui valaient une sorte de popularité. Fort +bien vu du Roi et de Madame Adélaïde, on l'interrogeait souvent, +aux Tuileries, sur les sentiments de Paris. En 1848, lors de la +dévastation de l'Hôtel de ville, les vainqueurs respectèrent son +portrait, et le portant sur le lit du préfet: «Dors, papa Rambuteau, +dirent-ils; tu as mérité de te reposer.»</p> + +<h4>V</h4> + +<p>En somme, malgré les excès de la spéculation, malgré certaines +timidités de la politique commerciale et certaines témérités de la +politique financière, l'activité économique du pays était en plein +développement. Telle était même cette activité, qu'on en venait à +se demander si elle ne tenait pas une place trop grande dans les +préoccupations du public, et si l'idéal national n'en était pas un +peu abaissé. Beaucoup s'en plaignaient alors et y montraient le +vice propre de la classe moyenne, devenue omnipotente depuis 1830. +On prétendait <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> que le règne de cette classe aboutissait à +rétablir une nouvelle féodalité, la «féodalité financière», ou, +pour parler comme Proudhon, à remplacer l'aristocratie par la +«bancocratie». Il semblait, du reste, qu'on fût bienvenu, dans ce +temps, à mal parler de la bourgeoisie. C'était désormais contre elle +que s'exerçait la satire, que s'acharnait la caricature; c'était +d'elle que l'on se moquait sous les traits de Prudhomme ou de +Paturot. Sa prépondérance avait éveillé la jalousie. La noblesse, +qu'elle traitait en vaincue, et le peuple, qu'elle traitait en +suspect, étaient également empressés à la trouver en faute, et tous +deux s'accordaient à lui reprocher un matérialisme dont ils se +flattaient de n'être pas atteints au même degré.</p> + +<p>Que doit-on penser de ce reproche? Depuis qu'elle était maîtresse, +la bourgeoisie avait fait preuve de sérieuses qualités; elle s'était +montrée sensée, instruite, laborieuse, honnête. Mais elle avait deux +causes de faiblesse: l'une était sa rupture avec l'aristocratie +de naissance, que l'aristocratie d'argent ne suppléait pas; +l'autre était la part insuffisante faite, dans sa vie morale, au +christianisme, que ne pouvait pas non plus remplacer la philosophie +éclectique, alors officiellement investie du gouvernement des âmes, +mais incapable de répondre à toutes leurs questions, de satisfaire +à tous leurs besoins. Par cette double séparation, la bourgeoisie +s'était privée de certains éléments sympathiques, généreux, +chevaleresques, héroïques, qui eussent fait heureusement contrepoids +à ce qu'elle pouvait avoir, par ses origines, par ses habitudes, d'un +peu égoïste et terre à terre. C'étaient ces côtés faibles que M. +Guizot avait en vue quand, au lendemain de 1848, dans une lettre à +M. Lenormant, il définissait ainsi le parti conservateur avec lequel +il avait été obligé de gouverner: «Trop étroit de base, trop petit +de taille, trop froid ou trop faible de cœur; voulant sincèrement +l'ordre dans la liberté, et n'acceptant ni les principes de l'ordre, +ni les conséquences de la liberté; plein de petites jalousies et +de craintes; étranger aux grands désirs et aux grandes espérances, +les repoussant même comme un trouble ou un péril pour son repos.» +Et il ajoutait: «J'en <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> dirais trop, si je disais tout.» Un +homme avait senti plus vivement encore les défauts de la classe +portée au pouvoir par la révolution de 1830, c'était le prince sur +la tête duquel paraissait reposer l'avenir de cette révolution, +le duc d'Orléans. Ses lettres intimes, récemment publiées, nous +révèlent avec quelle sévérité il se laissait aller à parler de cette +bourgeoisie, de la façon dont elle avait été «amollie» par le succès, +de ce «mouvement politique qui ne parlait pas à l'imagination», +de ces «idées mesquines et étroites qui avaient seules accès +dans la tête des députés», de ces hommes «qui ne voyaient dans +la France qu'une ferme ou une maison de commerce»; parfois même, +l'expression de son «dégoût» avait une amertume et une véhémence dont +l'exagération surprend, et où il faut voir moins un jugement réfléchi +et mesuré que la généreuse impatience d'une âme jeune, ardente, +froissée dans ses plus nobles instincts<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>.</p> + +<p>On conçoit l'effet que dut produire, dans une société ainsi malade, +l'esprit de spéculation surexcité par la création des chemins de +fer. Placée en face de ce qu'on pouvait appeler la grande tentation +du veau d'or, la classe moyenne se trouva mal armée pour y résister: +elle y succomba. «Le vent est à la conquête des richesses, écrivait +M. Léon Faucher en 1845; nous faisons des chemins de fer; nous +sommes dans une veine miraculeuse de prospérité... On ne pense +plus qu'à s'enrichir, et l'on ne mesure plus les événements qu'au +thermomètre de la Bourse<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>.» Cette fièvre d'argent eut tout de +suite une conséquence digne de remarque dans un pays où, depuis +1815, la politique avait tenu tant de place: elle en fit perdre le +goût au public. «L'esprit politique est mort pour plusieurs années, +disait M. Faucher... Il n'y a plus d'opinion en laquelle on ait +foi<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>.» Mettra-t-on ce témoignage en doute, <span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> comme émanant +d'un opposant? Voici M. Rossi qui, dès le mois de décembre 1842, +s'exprimait en ces termes dans la <cite>Revue des Deux Mondes</cite>: «Le public +ne s'occupe que de ses spéculations, de ses affaires. Il n'a pas +de goût en ce moment pour la politique; il s'en défie; il craint +d'en être dérangé. Il a eu ainsi des engouements successifs: sous +l'Empire, les bulletins de la grande armée; sous la Restauration, +la Charte, la liberté; tout le reste lui paraissait secondaire. +Aujourd'hui, c'est la richesse. Les hommes aux passions généreuses +doivent s'y faire.» M. de Barante, d'un esprit si mesuré et si +sagace, écrivait, vers la même date, à l'un de ses parents: «La +politique est morte pour le moment. Je ne me souviens pas d'avoir +vu un pareil assoupissement des opinions. Les intérêts privés ont +aboli l'intérêt public, ou, pour parler plus exactement, personne ne +l'envisage que sous cet aspect<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>.» Il ajoutait, en 1843, dans une +lettre à M. Guizot: «L'oubli des opinions politiques est complet; il +se confond avec une insouciance croissante de tout intérêt public; +ni conviction, ni affection, ni même approbation explicite; on jouit +de ce bien-être; on y tient assurément beaucoup, mais sans songer à +lui assurer un lendemain<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a>.» Et encore, en 1845: «Rien qui diffère +des années précédentes... Un oubli plus complet encore des opinions; +point d'esprit public; aucune montre d'attachement aux institutions +ni aux personnes<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a>.» Ce phénomène ne frappait pas seulement les +hommes d'État; M. Sainte-Beuve notait, le 5 novembre 1844, que «la +politique était de plus en plus morte en France<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a>». De cette sorte +d'inertie, le gouvernement essayait parfois de donner une explication +rassurante: «C'est, disait M. Guizot, que le pays est tranquille sur +les principes, sur les intérêts moraux qui lui sont si chers. Il est +tranquille, parce qu'il sait que le gouvernement ne les menace pas; +et, tranquille sur sa grande existence morale, il fait paisiblement +<span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> ses affaires quotidiennes<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>.» Qu'il y eût une part de +vérité dans cette explication, je le veux bien. Toutefois, elle ne +suffisait pas, et il n'était pas besoin d'y regarder de bien près +pour se rendre compte que le pays n'était pas seulement tranquille; +il était indifférent et distrait.</p> + +<p>Un fait avait aidé à cette indifférence politique: c'est que le +régime parlementaire ne s'était pas relevé du discrédit dont l'avait +frappé la coalition de 1839. On n'avait plus sans doute à se plaindre +de crises pareilles à celles qui s'étaient succédé de 1836 à 1840; +le ministère avait acquis une stabilité jusqu'alors inconnue; la +majorité semblait constituée. Mais, en dépit du talent des orateurs, +le public ne pouvait pas s'intéresser beaucoup à des luttes où ne +lui paraissaient être en jeu que des ambitions personnelles; il +ne se sentait plus en communion avec les Chambres, comme sous la +Restauration et dans les premières années de la monarchie de Juillet, +alors que les grands problèmes portés à la tribune,—«royalisme» +ou «libéralisme», «résistance» ou «mouvement»,—étaient ceux mêmes +que le pays débattait avec ardeur ou angoisse. Aussi, vers 1846, +était-on assez bienvenu, dans certains milieux, à mal parler du +«parlementarisme», à le déclarer une «machine usée». Les démocrates +ne se montraient pas les moins vifs, témoin une brochure de M. Henri +Martin qui fit à ce moment quelque bruit. Il n'était pas jusqu'au +monde doctrinaire d'où l'on ne vît s'élever des doutes. M. Doudan, +dont on n'ignore pas, il est vrai, le scepticisme un peu fantasque, +se demandait si «la soupe constitutionnelle était une bonne soupe». +«Nous avons cru pendant vingt ans, disait-il, que le bouillon +était nourrissant, trop nourrissant, et, en regardant de près les +chiens qu'on engraissait de cette gélatine, on a pu voir qu'ils +maigrissaient à vue d'œil<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a>.» C'était à toutes les libertés +que risquait de s'étendre l'indifférence du public. «La réaction +contre les idées libérales est grande en ce <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> moment, notait un +observateur; on croit avoir suffisamment réfuté le système le plus +généreux, le plus sensé, le plus équitable, lorsqu'on l'a qualifié +dédaigneusement de théorie<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>.» Tel paraissait être notamment l'état +d'esprit des jeunes députés, qui venaient d'entrer en assez grand +nombre dans la Chambre, en 1846, et qui se piquaient d'y représenter +les générations nouvelles: il fallait entendre de quel ton ils +parlaient des «illusions libérales» de leurs devanciers<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>. Peu de +temps auparavant, M. Molé écrivait à M. de Barante: «Nous sommes à +une de ces époques où l'esprit humain, doutant de lui-même, ne sait +plus que penser de ce qu'il avait condamné et de ce dont il s'était +enorgueilli<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>.» M. de Rémusat, tout en se raidissant pour son +compte contre une telle désillusion, constatait qu'elle avait gagné +beaucoup d'esprits<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>.</p> + +<p>Cet affaiblissement de la vie politique, cette préoccupation +excessive de l'intérêt individuel étaient, pour la nation, une +diminution de sa dignité morale. Était-ce une sécurité pour le +gouvernement? Quelques-uns s'en flattaient. Une opinion ainsi +distraite leur paraissait moins gênante. Et puis ils croyaient +trouver dans les intérêts surexcités une force pour le pouvoir qui +travaillait à les satisfaire, fondement plus solide, disait-on, +que des sentiments, de leur nature, toujours un peu capricieux. +Les journées de février 1848 devaient cruellement détruire cette +illusion. «Le matérialisme en politique, a-t-on écrit très justement +à propos de la monarchie de Juillet<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>, produit les mêmes effets +qu'en morale; il ne saurait inspirer le sacrifice, ni par conséquent +la fidélité... On dira peut-être que ces intérêts bien entendus, en +faisant sentir au bourgeois le besoin de la stabilité, suppléeront +aux principes et l'attacheront solidement à son parti: il n'en est +rien. Loin de lui conseiller la fermeté, ses intérêts le porteront à +être toujours de l'avis du plus fort. De là ce type fatal, sorti de +nos révolutions, l'homme d'ordre, <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> comme on l'appelle, prêt à +tout subir, même ce qu'il déteste. L'intérêt ne saurait rien fonder, +car, ayant horreur des grandes choses et des dévouements héroïques, +il amène un état de faiblesse et de corruption où une minorité +décidée suffit à renverser le pouvoir établi.» Ces réflexions étaient +inspirées, après coup, à M. Renan par la leçon des faits. Dès 1840, +devançant les événements avec une sagacité prophétique, Henri Heine +annonçait qu'au jour des tempêtes «la bourgeoisie se tiendrait coi +et ferait défaut au Roi, en lui laissant à lui-même tout le soin de +se tirer d'affaire». Et il continuait ainsi: «La bourgeoisie fera +peut-être encore bien moins de résistance que n'en fit, dans un cas +pareil, l'ancienne aristocratie; même dans sa faiblesse la plus +pitoyable, dans son énervement par l'immoralité, dans sa dégénération +par la courtisanerie, l'ancienne noblesse resta encore animée d'un +certain point d'honneur inconnu à notre bourgeoisie, qui est devenue +florissante par l'industrie, mais qui périra également par elle. On +prophétise un autre Dix août à cette bourgeoisie, mais je doute que +les chevaliers industriels du trône de Juillet se montrent aussi +héroïques que les marquis poudrés de l'ancien régime qui, en habit +de soie et avec leurs minces épées de parade, s'opposèrent au peuple +envahissant les Tuileries<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>.»</p> + +<h4>VI</h4> + +<p>La prédominance des intérêts matériels était le mal de la société +elle-même. L'opposition, fidèle à sa tactique, tâcha d'y faire +voir la faute, le crime du ministère, qu'elle accusa d'avoir +machiavéliquement travaillé à la perversion de l'âme nationale. À +entendre les orateurs et les journaux de la gauche, le gouvernement +avait poussé le pays aux pieds du veau d'or, pour le détourner +de la politique; il avait sciemment provoqué et favorisé <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> +l'agiotage en matière de chemins de fer<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a>. Ce sont là de ces +calomnies de parti dont l'exagération même trahit l'injustice et que +l'histoire peut négliger. Mais des bancs de l'opposition s'élevaient +parfois des critiques qui méritent de n'être pas confondues avec ces +vulgaires déclamations. Tels étaient les discours, ou plutôt les +dissertations, où, presque chaque année, M. de Tocqueville, laissant +de côté les faits particuliers de la politique courante, dogmatisait +gravement et mélancoliquement sur l'altération des mœurs +publiques, et prophétisait les malheurs qui en résulteraient. Il +semblait s'être fait une spécialité de ce rôle de Cassandre auprès +de la bourgeoisie régnante. Son inspiration était élevée; toutefois +il s'y mêlait quelque chose d'un peu chagrin qui le portait à voir +souvent la situation trop en noir. Et puis, même chez ce haut et +droit esprit, l'opposant faisait tort au moraliste politique. Sa +critique, généralement fondée quand elle s'adressait à la société +et poursuivait la réforme des mœurs, se rapetissait quand elle +concluait à un changement de cabinet. Dans ses paroles il y avait +donc beaucoup à prendre, et aussi quelque chose à laisser; l'orateur +méritait grand crédit, et cependant était, par certains côtés, un +peu suspect: réunion de qualités et de défauts, d'autorité et de +faiblesse, dont on se rendra mieux compte si l'on considère de plus +près cette figure. On l'a déjà aperçue plusieurs fois au cours de ce +récit, mais sans avoir encore eu l'occasion de s'y <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> arrêter. +Le moment est venu d'en tenter l'esquisse, fallût-il suspendre +quelques instants nos observations sur les mœurs de l'époque. M. +de Tocqueville est de ceux dont les traits particuliers intéressent +l'histoire générale.</p> + +<p>Alexis de Tocqueville n'avait pas encore trente ans, quand il devint +tout d'un coup célèbre, en 1835, par son livre <cite>De la démocratie +en Amérique</cite>. Jamais publication de ce genre n'avait eu un succès +si considérable, si soudain, si peu préparé. La veille, personne +ne connaissait ce jeune homme qui, après avoir débuté, sous la +Restauration, dans la magistrature, était parti pour l'Amérique +au lendemain des journées de Juillet et, une fois de retour, +avait travaillé silencieusement sur ses notes de voyage, sans +occuper de lui le public. Le lendemain, son nom était dans toutes +les bouches; son libraire, naguère froid et défiant, lui disait, +joyeux et stupéfait: «Ah ça, mais il paraît que vous avez fait un +chef-d'œuvre<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>!» et chacun répétait l'oracle rendu par M. +Royer-Collard: «Depuis Montesquieu, il n'a rien été fait de pareil.» +L'auteur n'était pas le moins surpris du bruit que faisait son +œuvre<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>. S'intéressait-on tellement à l'Amérique? Non, c'est +qu'en réalité il s'agissait de la France<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>. Ce livre rappelait à +une nation, qui s'en était laissé distraire par les incidents de +chaque jour, le redoutable problème qui pesait sur elle, celui de la +démocratie; il lui donnait conscience du mouvement qui l'emportait +vers un nouvel ordre politique et social; il lui faisait comprendre +la nécessité de se préparer à cette évolution. L'auteur n'était +ni un <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> partisan ni un adversaire de la démocratie. C'était +un observateur indépendant, sans parti pris pour ou contre, frappé +également de la force et du péril de cette démocratie, jugeant +impossible de lui barrer le chemin et nécessaire de la guider, +saluant son avènement sans s'abaisser devant elle. Ajoutons que le +mystère de cet avenir l'attirait et l'effrayait à la fois; de là cet +accent d'angoisse qui perçait à travers la gravité d'ordinaire un peu +froide de son style.</p> + +<p>Dans les années qui suivirent, M. de Tocqueville recueillit les +profits de sa célébrité. En 1838, il fut nommé membre de l'Académie +des sciences morales; en 1841, après la publication de la seconde +partie de son livre, l'Académie française lui ouvrit ses portes. +Candidat à la députation dès 1837, il fut élu en 1839. Il arrivait à +la Chambre avec le désir évident d'y rester en dehors et au-dessus +des partis. «Tous les partis existants me répugnent», disait-il<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a>. +Bien que fils d'un préfet de la Restauration et ayant vu avec regret +la révolution de 1830, il ne frayait pas politiquement avec les +légitimistes; il s'était rallié tristement, mais sans hésiter, à +la monarchie nouvelle, plus préoccupé de certains principes et de +certaines libertés que de la forme du gouvernement. Très libéral, +l'esprit plus ouvert que la masse des conservateurs sur les besoins +et les droits de la démocratie, il se piquait cependant d'être +un «libéral d'une espèce nouvelle», se défendait de ressembler +«à la plupart des démocrates de nos jours» et déclarait que +«personne n'avait une haine plus profonde que lui pour l'esprit +révolutionnaire<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>». D'autre part, pour rien au monde il n'eût +voulu être qualifié de ministériel; lors de sa première candidature, +M. Molé, président du conseil à cette époque, ayant fait mine de +le recommander, il avait repoussé cet appui, comme si sa dignité +personnelle en eût dû être atteinte; le ministre, piqué, répondit +par une leçon à l'adresse de cette indépendance si chatouilleuse: +«Serez-vous plus libre d'engagements, <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> lui demanda-t-il, si +vous arrivez par les légitimistes, les républicains, ou une nuance +quelconque de la gauche, que par le juste milieu? Il faut choisir: +l'isolement n'est pas l'indépendance, et l'on dépend plus ou moins +de ceux qui vous ont élu<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a>.» L'événement devait justifier cet +avertissement: au bout de peu de temps, M. de Tocqueville n'était +plus guère qu'un membre de la gauche, un lieutenant de l'armée de M. +Odilon Barrot, s'y sentant mal à l'aise, valant mieux et ayant des +pensées plus hautes que les hommes auxquels il était mêlé, cherchant +parfois à s'en distinguer, mais ne croyant pas pouvoir s'en séparer. +Il se trouvait faire tout autre chose que ce qu'il avait rêvé.</p> + +<p>Ce ne fut pas sa seule déception. L'importance de son rôle +parlementaire était loin d'être en rapport avec l'éclat de ses débuts +de publiciste; à la Chambre, il demeurait au second rang, considéré, +mais sans grande action. Sa parole élégante, élevée, nourrie, avait +quelque chose d'un peu tendu, laborieux et terne. Il manquait de +mouvement et de chaleur. Ce n'est pourtant pas que, chez lui, l'âme +fût froide: personne n'avait la sensibilité plus affinée, la pensée +plus fervente; mais la flamme qui brûlait au fond de son être le +consumait sans jaillir au dehors, ou du moins n'était visible que de +près. Devant un auditoire nombreux et banal, une sorte de méfiance +de lui-même et des autres l'empêchait de se donner pleine carrière. +Les moyens physiques de l'orateur lui faisaient d'ailleurs défaut; +sa voix faible ne portait pas; toute sa personne était d'une grande +distinction, mais un peu grêle; une émotion l'épuisait. Il souffrit +d'autant plus de cet insuccès relatif, qu'il avait eu des visées +plus hautes. N'ayant encore que vingt-deux ans, il écrivait à l'un +de ses confidents, au sujet de certains déboires de sa carrière de +magistrat: «Il y a chez moi un besoin de primer qui tourmentera +cruellement ma vie.» Son âme était un mélange délicat et fort +compliqué d'ambition et de désintéressement, d'orgueil et de <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> +modestie, de fierté et de timidité, de hardiesse et d'anxiété<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a>. +Sa mauvaise santé ne contribuait pas peu à cet état d'âme. À +vingt-quatre ans, il écrivait déjà : «Je suis effrayé de la place que +mes maux physiques tiennent dans mon imagination, du dégoût qu'ils +me donnent souvent pour toute espèce d'avenir.» Dix ans plus tard, +en 1839, il gémissait encore sur «ce malaise perpétuel du corps et +de l'esprit». En 1842, il écrivait: «La santé est le boulet que je +traîne après moi.»</p> + +<p>Tout ce qui vient d'être dit de M. de Tocqueville, de ses origines +et de ses visées, de ses qualités et de ses faiblesses, explique +qu'il fût plus préparé qu'un autre à s'apercevoir, à souffrir, à +s'irriter des misères trop réelles de la politique à laquelle il se +mêlait, et particulièrement de ce qu'il pouvait y avoir d'un peu +court, étroit, abaissé, dans les idées et la conduite de la classe +alors dominante. D'ailleurs, sa sensibilité, si éveillée pour ce +qui le touchait personnellement, l'était peut-être plus encore +pour ce qui intéressait ses convictions et son patriotisme. Nul +ne témoigna un souci plus sincère et plus douloureux de la chose +publique. Les défauts de l'état politique et social l'attristaient +et le troublaient à l'égal d'un chagrin de famille. À la différence +de tant d'hommes d'État qui, dans la distraction des affaires et +des luttes quotidiennes, oublient les <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> dangers profonds et +lointains, on eût dit que ses regards étaient constamment fixés sur +ces dangers; il était assombri par cette contemplation et comme +obsédé par la pensée de la décadence. Ainsi, au quatrième et au +cinquième siècle, certains Romains avaient-ils, plus que d'autres de +leurs contemporains, l'impression poignante de la ruine du passé et +des menaces de l'avenir. À la fin de sa vie, M. de Tocqueville disait +de la «grande et profonde tristesse» qui était au fond de son âme: +«C'est la tristesse que me donne la vue de mon temps et de mon pays.»</p> + +<p>Aussi, parcourez la correspondance de M. de Tocqueville, depuis le +jour où il est entré à la Chambre. Ce n'est qu'un gémissement et +un cri d'angoisse. Il déplore «la mobile petitesse, le désordre +perpétuel et sans grandeur du monde politique», la «platitude +générale qui va partout croissant»; il se dit «las du petit +pot-au-feu démocratique et bourgeois»; il gémit de vivre au milieu +de «ce labyrinthe de misérables et vilaines passions», de «cette +fourmilière d'intérêts microscopiques qui s'agitent en tous sens, +qu'on ne peut classer et qui n'aboutissent pas à de grandes opinions +communes». Le «côté de l'humanité» que lui «découvre la politique» +lui paraît «triste»; il trouve «que rien n'y est ni parfaitement +pur, ni parfaitement désintéressé, que rien n'y est véritablement +généreux, que rien n'y sent l'élan libre du cœur,... que rien n'y +est jeune, en un mot, même les plus jeunes». Il regrette le temps où, +comme sous la Restauration, «les sentiments étaient plus hauts, les +idées, la société plus grandes»; où «il était possible de se proposer +un but, et surtout un but haut placé», tandis que désormais «la vie +publique manque d'objet». Il voudrait voir s'élever «le vent des +véritables passions politiques, des passions grandes, désintéressées, +fécondes, qui sont l'âme des seuls partis qu'il comprenne». Il ne +peut s'empêcher de «porter envie» à La Moricière qui se bat en +Afrique. «Les petites passions molles et improductives que je vois +fourmiller autour de moi, écrit-il, me pousseraient dans l'armée si +j'étais plus jeune, ou chez les Trappistes si j'étais <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> plus +dévot; mais, n'étant ni l'un ni l'autre, je me résigne et j'attends +pour voir s'il n'apparaîtra pas enfin, sur l'horizon politique, +quelque chose, en homme ou en événement, de plus grand que ce que +nous voyons<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a>.»</p> + +<p>C'est de ces sentiments que M. de Tocqueville s'inspirait dans les +dissertations de morale politique qu'il portait à la tribune. On +a dès lors le secret de ce qu'elles pouvaient avoir d'excessif. +Néanmoins, si la note en était trop continuellement inquiète et +attristée, si surtout le ministère y était peu justement rendu +responsable de ce qui était le vice et le malheur du temps, par +moments la clairvoyance de l'orateur avait quelque chose de vraiment +prophétique. Tel, entre plusieurs, ce discours du 18 janvier 1842, +où, après avoir dépeint le mal des esprits et avoir montré comment +chacun «ne considérait la vie politique que comme une chose qui lui +était étrangère, dont le soin ne le regardait point, concentré qu'il +était dans la contemplation de son intérêt individuel et personnel», +M. de Tocqueville s'écriait: «Savez-vous, messieurs, ce que cela +veut dire? Cela veut dire qu'il y a, en France, quelque chose en +péril, quelque chose,—que MM. les ministres me permettent de le +dire,—qui est plus grand que le ministère, qui est plus grand que la +Chambre elle-même, c'est le système représentatif. Oui, messieurs, +il faut que quelqu'un le dise enfin, et que le pays qui nous écoute +l'entende, oui, parmi nous, en ce moment, le système représentatif +est en péril. La nation, qui en voit les inconvénients, n'en sent +pas suffisamment les avantages... Ce qui est en péril encore, +messieurs, c'est la liberté! Sans doute, quand nous avons l'entier +usage, et quelquefois, je le confesse, l'abus de la liberté, il peut +paraître puéril de dire que la liberté est en péril. Il est vrai que +ces périls ne sont pas immédiats. Mais à moi, messieurs, qui suis le +serviteur dévoué de mon pays, mais qui ne serai jamais son valet, +qu'il me soit permis de lui dire que c'est en agissant de <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> +cette manière que, dans tous les siècles, les peuples ont perdu leur +liberté. Assurément je ne vois personne qui soit de taille à devenir +notre maître; mais c'est en marchant dans cette voie que les nations +se préparent un maître. Je ne sais où il est et de quel côté il doit +venir; mais il viendra tôt ou tard, si nous suivons longtemps la même +route.» L'événement ne devait malheureusement pas tarder à justifier +ces sombres pronostics.</p> + +<h4>VII</h4> + +<p>Ainsi, à l'époque où la partie semblait gagnée pour la monarchie +constitutionnelle, où les institutions parlementaires fonctionnaient +enfin sans crise, les observateurs croyaient discerner, dans les +mœurs publiques, et jusque dans l'âme de la nation, les symptômes +d'une maladie qui mettait en péril l'avenir même de la liberté. Ceux +qui, il y a vingt ou trente ans, s'étaient mis en route avec une si +joyeuse et si superbe confiance, apparaissaient, maintenant qu'on +pouvait les croire arrivés, tristes, inquiets de leur œuvre et +doutant de leurs idées. Cette sorte de désillusion ne se manifestait +pas seulement dans l'ordre politique. Même phénomène dans l'ordre +littéraire. Des critiques, d'origines et d'âges divers, s'accordaient +pour dénoncer, là aussi, ce qu'ils appelaient une «déroute» et +un «avortement<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>». Telles étaient la vivacité et l'amertume de +quelques-unes de ces plaintes, qu'on se demande si ceux qui les +laissaient échapper avaient gardé tout leur sang-froid, et s'ils ne +cédaient pas à l'irritation d'une déception d'autant plus difficile +à supporter que leur espérance avait été plus orgueilleuse. Ce +n'est pas à dire que tout fût sans fondement dans ces plaintes. Il +est dans la nature des choses que la littérature se ressente des +désordres sociaux et politiques du pays. Ainsi avons-nous déjà eu +occasion, au début de cette histoire, <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> d'étudier quel effet +avaient eu l'ébranlement et l'excitation de 1830 sur les idées et +sur le talent des écrivains, effet si profond et si prolongé que +nous avons dû en suivre les traces jusqu'à la veille de 1848<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>. +S'étonnera-t-on maintenant d'apercevoir, dans les lettres de la fin +du règne, le contre-coup de cet autre désordre, né, après plusieurs +années d'un gouvernement régulier, non plus de l'excès du mouvement, +mais plutôt de l'excès du repos et du bien-être, je veux parler de +cette fièvre de convoitise et de spéculation qui avait remplacé la +fièvre révolutionnaire, de cette prédominance croissante des intérêts +matériels qui tendait à abaisser l'idéal national? Un critique +entre tous s'était alors donné pour tâche de noter ce contre-coup: +c'était M. Sainte-Beuve. Il avait même donné un nom au mal qui +en était résulté; il l'appelait la «littérature industrielle» et +s'appliquait à en définir les caractères. À l'entendre, chez beaucoup +d'auteurs «une cupidité égoïste» avait remplacé les «idées morales +et politiques» qui étaient, sous la Restauration, le mobile des +écrivains et servaient comme «d'enseignes» à leurs livres; le «champ +des œuvres d'imagination» était «envahi, exploité, par une bande +nombreuse, presque organisée, avec cette seule devise inscrite au +drapeau: <em>Vivre en écrivant</em>»; et le critique ajoutait: «La moralité +littéraire de la presse en général a baissé d'un cran. Si l'on +peignait au complet le détail de ces mœurs, on ne le croirait pas. +M. de Balzac a rassemblé dernièrement beaucoup de ces vilenies dans +un roman qui a pour titre: <cite>Un grand homme de province</cite>, mais en les +enveloppant de son fantastique ordinaire: comme dernier trait qu'il a +omis, toutes ces révélations curieuses ne l'ont pas brouillé avec les +gens en question, dès que leurs intérêts sont redevenus communs<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>.»</p> + +<p>Quel désordre avait donc en vue M. Sainte-Beuve en rédigeant ce +réquisitoire si véhément? L'état de la littérature à la fin de +la monarchie de Juillet ne paraît pas, dans son aspect <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> +général, justifier une note si sombre. Sans entrer dans des détails +spéciaux qui ne seraient pas d'une histoire politique, ni rappeler +ce que j'ai déjà dit des principaux écrivains du temps, ne suffit-il +pas, pour avoir une impression fort différente de celle de M. +Sainte-Beuve, de jeter un coup d'œil sommaire et d'ensemble sur +ce que ces écrivains sont devenus de 1841 à 1848, ou même seulement +de donner l'énumération des œuvres qu'ils ont alors publiées? +Chateaubriand est toujours là comme un témoin, un souvenir vivant +de la glorieuse jeunesse du siècle, lui-même, il est vrai, vieilli, +chagrin, ne publiant qu'une <cite>Vie de Rancé</cite>, peu digne de lui, et +gâtant ses Mémoires à force de les corriger. Dans la poésie,—à +défaut de Lamartine absorbé par la politique, à défaut de Victor +Hugo qui, devenu pair de France par la grâce du roi des Français, +commence à jalouser le rôle parlementaire de Lamartine, et dont la +muse lyrique s'est tue depuis <cite>les Rayons et les Ombres</cite> (1840), à +défaut de Vigny qui s'enferme dans un silence ennuyé et dédaigneux, +à défaut de Musset qui, tout jeune, semble déjà épuisé et ne publie +plus guère que des proverbes en prose,—des poètes de second rang, +Brizeux, Théophile Gautier, sont en plein épanouissement; Laprade +commence à se faire connaître avec <cite>Psyché</cite> (1841) et ses <cite>Odes et +Poèmes</cite> (1844). Au théâtre, l'échec des <cite>Burgraves</cite> (1843) marque +la faillite définitive de ce drame romantique qui affichait naguère +de si fastueuses prétentions; mais, au même moment, l'étonnant +succès de la <cite>Lucrèce</cite> de Ponsard (1843) donne l'illusion que la +tragédie classique va renaître, rajeunie, adaptée au temps nouveau, +et, l'année suivante, le brillant début du tout jeune auteur de +la <cite>Ciguë</cite>, Émile Augier, est pour la comédie une promesse qui, +celle-là , ne sera pas trompée. Dans le roman, les délicats peuvent se +délecter avec <cite>Colomba</cite> et <cite>Carmen</cite> de Mérimée (1840-1845), <cite>la Mare +au Diable</cite> de George Sand (1846), <cite>Mlle de la Seiglière</cite> de Jules +Sandeau (1844). Dans l'ordre des travaux historiques,—si M. Guizot, +absorbé par les soins du gouvernement, n'a pu rien publier depuis +son <cite>Washington</cite> (1840), si M. Michelet est devenu la proie d'une +sorte de folie furieuse, <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> démagogique et antichrétienne,—M. +Thiers emploie les loisirs que lui laisse l'opposition à poursuivre +sa grande <cite>Histoire du Consulat et de l'Empire</cite>, M. Augustin Thierry +publie l'un de ses chefs-d'œuvre, les <cite>Récits mérovingiens</cite> +(1840-1842), M. Mignet écrit sa belle <cite>Introduction aux négociations +relatives à la succession d'Espagne</cite> (1842) et son livre sur <cite>Antonio +Perez et Philippe II</cite> (1845). Dans la critique littéraire, à la place +de M. Villemain, lui aussi pris par la politique, M. Sainte-Beuve +est en pleine activité de production, M. Saint-Marc-Girardin fait +paraître l'un de ses meilleurs ouvrages, le <cite>Cours de littérature +dramatique</cite> (1843), M. Nisard commence son <cite>Histoire de la +littérature française</cite> (1844). Dans la critique d'art, M. Vitet donne +ses exquises notices sur Lesueur (1843) et sur la cathédrale de Noyon +(1845). M. Cousin, toujours en mouvement, remanie ses anciennes +œuvres philosophiques, et en même temps, avec son livre sur +<cite>Jacqueline Pascal</cite> (1845), commence à exploiter une veine nouvelle +qu'il saura rendre singulièrement féconde. M. de Rémusat publie +sa savante étude sur <cite>Abélard</cite> (1845). L'éloquence politique n'a +jamais jeté un plus magnifique éclat: MM. Guizot, Thiers, Berryer, +de Lamartine sont à l'apogée de leur talent; M. de Montalembert +va y atteindre; et combien en passons-nous sous silence, qui +n'apparaissent alors qu'au second rang, et qui, à d'autres époques +moins riches, eussent été au premier? Dans la chaire chrétienne, on +entend tour à tour le Père Lacordaire et le Père de Ravignan. Pour +la musique, il y a comme un temps d'arrêt: le théâtre de l'Opéra, +par exemple, ne revoit plus les brillantes années du commencement +du règne, quand le <cite>Guillaume Tell</cite> de Rossini était encore dans sa +fraîcheur de nouveauté, que Meyerbeer faisait représenter <cite>Robert +le Diable</cite> (1831) et les <cite>Huguenots</cite> (1836), qu'Halévy donnait la +<cite>Juive</cite> (1835); mais les arts du dessin sont en plein épanouissement: +pour ne citer que les noms les plus en vue, c'est la belle époque +d'Ingres, d'Horace Vernet, de Paul Delaroche, d'Ary Scheffer, de +Delacroix, de Decamps, parmi les peintres; de David d'Angers, +de Pradier, parmi les sculpteurs; d'Henriquel Dupont parmi les +graveurs. En somme, lettres et <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> arts offrent un ensemble fort +honorable. S'il n'y a là rien d'égal à la magnifique efflorescence +littéraire et artistique de la Restauration, si l'on y cherche +vainement trace des espérances immenses, indéfinies, auxquelles, +avant 1830, s'abandonnaient tous les jeunes esprits, du moins on y +trouve encore de beaux restes qui nous semblent aujourd'hui mériter +plutôt notre envie que notre dédain. Et surtout on n'y rencontre +aucun des caractères de cette «littérature industrielle» si vivement +flétrie par le critique.</p> + +<p>M. Sainte-Beuve n'était pas cependant homme à parler sans raison. +Où donc était le mal dénoncé par lui? Qu'avait-il en vue? Il avait +en vue un genre de publications qui venait d'être imaginé et qui +fit alors tant de bruit, accapara tellement la curiosité générale +que, pendant quelques années, il sembla n'y avoir plus d'autre +littérature: c'était le roman-feuilleton. On se ferait aujourd'hui +difficilement une idée du succès qu'il obtint tout de suite et +conserva jusqu'en 1848. Ce succès extraordinaire, anormal, vraiment +monstrueux, était le signe du temps et l'une des manifestations +du mal social dont j'ai déjà noté d'autres symptômes. Il explique +l'émotion de M. Sainte-Beuve<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>. Il explique aussi pourquoi +l'écrivain politique doit s'arrêter à cet épisode passager de notre +histoire littéraire, plus longuement que ne l'eussent certes demandé +l'importance du genre et la valeur des œuvres.</p> + +<p>Pour trouver l'origine du roman-feuilleton, il faut remonter à +la révolution que M. Émile de Girardin accomplit dans la presse +périodique, le jour où il en agrandit le format, en abaissa le +prix, et où il transforma en spéculation financière ce qui avait +été jusqu'alors œuvre de doctrine<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a>. Le nouveau journal ne +pouvait vivre avec la clientèle restreinte attachée autrefois à +<span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> chaque feuille, en raison des idées politiques qu'elle +représentait: il lui fallait attirer la foule de toute opinion ou +même sans opinion, pénétrer là où l'on n'avait pas encore l'habitude +de lire les journaux. Dans ce dessein, on développa la rédaction +dite littéraire, qui devint bientôt plus importante, plus coûteuse, +plus décisive pour le succès que la rédaction politique, et l'on +imagina de donner en feuilleton d'abord de courtes nouvelles, puis, +peu à peu, des romans plus longs. Nul moyen ne parut meilleur pour +prendre en masse les abonnés, et certains <em lang="it">impresarii</em> firent ainsi, +paraît-il, d'étonnants coups de filet. Grisés même par les premiers +résultats de cette innovation, ils rêvèrent de publier sous cette +forme tous les ouvrages piquant la curiosité; le feuilleton devait +remplacer le livre, et les libraires effrayés se lamentaient déjà +d'être supplantés et ruinés. On se vantait de rendre ainsi un service +aux lettres, en augmentant le nombre des lecteurs: l'effet fut au +contraire d'abaisser, de pervertir toute une partie de la littérature +d'imagination qui dut s'adapter à ce genre nouveau. Pour piquer la +curiosité d'une foule banale, ne lisant que superficiellement, à la +hâte et par petites coupures, les qualités délicates et distinguées +n'étaient pas de mise; mieux valaient l'habileté vulgaire, les +couleurs voyantes, les grossières péripéties. L'art fit place au +procédé. On s'aperçut même bientôt que l'immoralité était l'appât le +plus efficace, et ce fut comme une enchère d'impudeur entre ceux qui +se disputaient le public<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>.</p> + +<p>En tout cela ce qui dominait, c'était la question d'argent. Pour les +entrepreneurs de cette presse nouvelle,—les Girardin, les Véron et +leurs imitateurs,—le talent, la renommée et au besoin le scandale +devenaient matière à spéculation. Ils se disputaient à prix d'or les +auteurs à succès, et, après les avoir achetés, les exploitaient à +grand fracas de réclames mercantiles d'où la dignité des lettres +ne sortait pas indemne. Les <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> plus audacieux tentaient même +des accaparements que le code pénal n'avait pas songé à prévoir; ils +prétendaient acheter d'un coup tout ce qu'il y avait d'écrivains sur +le marché. Ainsi, le 1<sup>er</sup> décembre 1844, la <cite>Presse</cite>, doublant +son format sans augmenter son prix, annonça avec une bruyante mise +en scène qu'elle avait acquis le droit de publier les <cite>Mémoires</cite> +de M. de Chateaubriand, les <cite>Girondins</cite> et les <cite>Confidences</cite> de +M. de Lamartine, tous les autres ouvrages que composeraient ces +deux écrivains, tout ce que feraient MM. Alexandre Dumas, Méry, +Saintine, sans compter beaucoup d'œuvres de Balzac, Gozlan, +Sandeau, Théophile Gautier. «Tout cela est triste et honteux pour les +lettres», écrivait alors M. Sainte-Beuve<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>. M. Thiers, indigné, +disait que «s'il n'était lié par des traités, il briserait sa plume +de dégoût et de honte de voir la littérature tombée si bas<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a>». +Ému du scandale produit, M. de Chateaubriand protesta contre un +marché qui avait été conclu à son insu par les cessionnaires de +ses Mémoires. D'autres difficultés surgirent dans l'exécution des +traités. En somme, ce coup d'accaparement échoua, comme il arrive +presque toujours aux spéculations de ce genre. Mais le seul fait +qu'il eût été tenté ne montrait-il pas quelles mœurs menaçaient de +s'introduire dans le monde littéraire?</p> + +<p>D'ailleurs, pour quelques écrivains qui répugnaient à ces mœurs, +d'autres s'y résignaient ou même s'y précipitaient avec une sorte +d'emportement. Ils étaient les premiers à traiter leurs œuvres +comme une marchandise, à battre monnaie avec leur renommée et leur +talent. C'est encore M. Sainte-Beuve qui nous les dépeint n'ayant +plus aucun souci de la postérité et de la gloire, ne songeant +qu'au lucre présent, les uns passant des «marchés à tant la ligne» +et usant alors de petites habiletés ou de pures supercheries +typographiques pour faire beaucoup de «lignes» avec peu d'idées; +d'autres s'engageant, à forfait et sous peine d'un énorme dédit, +à fournir telle quantité <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> de ces lignes dans un délai +déterminé, condamnés par suite à une improvisation hâtive que leur +cerveau épuisé ne pouvait toujours mener à terme. Et il rappelait +comment, à ce métier, beaucoup d'entre eux se trouvaient «user en +quatre ou cinq ans une réputation qui avait eu des airs de gloire, +et avec elle un talent qui finissait presque par se confondre avec +une certaine pétulance physique». Au récit des prix fabuleux qu'on +disait avoir été obtenus par tel auteur, les convoitises des autres +étaient surexcitées, et chacun rêvait de millions. Chez Balzac, ce +rêve tourna presque à la folie. Ce fut lui qui proposa un jour que +l'État achetât, afin de les faire tomber dans le domaine public, +les œuvres des «dix ou douze maréchaux de France littéraires», +c'est-à -dire, pour parler son langage, de ceux «qui offraient à +l'exploitation une certaine surface commerciale». Il se mettait +naturellement du nombre et paraissait s'évaluer pour sa part à deux +millions<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>.</p> + +<p>Avec Alexandre Dumas, le mal prit une forme moins triste. On +ne serait pas bien venu d'ailleurs à prendre, à l'égard de ce +merveilleux amuseur, des airs de moraliste grondeur ou de pédagogue +littéraire. Il fut vraiment le roi du roman-feuilleton. Les +journaux se disputaient ses œuvres. L'une d'elles procurait au +<cite>Siècle</cite> cinq mille abonnés, en moins de trois semaines. Pendant +la publication des <cite>Trois Mousquetaires</cite>, la France entière était +comme suspendue au récit des aventures de d'Artagnan et de ses +compagnons. Toutefois, force est bien de constater que si ce genre +fournissait emploi aux qualités étonnantes de verve, d'invention, +de belle humeur, de fécondité, qui mettaient Dumas hors de pair, +il développait aussi ses défauts naturels, le sans-façon de +l'improvisation et surtout un mercantilisme besogneux par trop +dépourvu de vergogne et de scrupules. Pour mettre la main sur un +argent qu'à la vérité il laissait aussitôt couler entre ses doigts +avec une insouciante générosité, il entreprenait des romans partout à +la fois, souvent était réduit à les bâcler, et néanmoins s'engageait +à en faire <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> plus encore, par des marchés fantastiques qu'il ne +s'inquiétait guère ensuite d'exécuter. En 1845, le <cite>Constitutionnel</cite> +et la <cite>Presse</cite>, c'est-à -dire M. Véron et M. de Girardin, signaient +avec lui un traité par lequel, moyennant un salaire annuel de +63,000 francs, le romancier leur réservait exclusivement, pendant +cinq ans, sa production calculée à dix-huit volumes par an, soit +quatre-vingt-dix volumes pour cinq ans; des annonces firent aussitôt +part au public de cet important événement. Mais, quand il s'agit de +donner ce qu'il avait promis, Dumas en usa avec ses cotraitants un +peu à la façon de don Juan bernant M. Dimanche. Les deux journaux +finirent par perdre patience et lui intentèrent un procès<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a>. Rien +ne caractérise mieux les nouvelles mœurs littéraires que la façon +dont l'écrivain se défendit devant le tribunal. Il n'a nullement le +sentiment qu'il se diminue, il croit au contraire étourdir les juges +et éblouir le public en faisant le total fantastique des «lignes» +qu'il est parvenu à écrire dans un court espace de temps, ou, pour +employer le mot dont il se sert avec une sorte d'inconscience, +de la «marchandise» qu'il a fournie. Il s'enorgueillit d'avoir +mené de front, au jour le jour, cinq romans dans cinq journaux +différents, raconte «qu'il avait toujours prêts trois chevaux et +trois domestiques pour porter la copie», et met au défi les quarante +académiciens de produire à eux tous, dans le même délai, un nombre +de volumes égal à celui qu'il se flatte de conduire à terme: «Ils +feraient banqueroute», s'écrie-t-il fièrement. Les juges, convaincus +sans doute par un tel langage qu'il s'agissait d'une «marchandise» +comme une autre, condamnèrent Alexandre Dumas à fournir aux deux +journaux un volume dans les six semaines, et ensuite un volume de +mois en mois, sous peine de cent francs de dommages et intérêts par +jour de retard.</p> + +<p>Vers la même époque, un autre procès d'un caractère tout différent et +qui eut un grand retentissement, le procès Beauvallon, fit entrevoir +sous un jour plus fâcheux encore certains dessous <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> du monde +où l'on fabriquait et exploitait le roman-feuilleton. Cette fois, +il ne s'agissait plus d'un incident de comédie, mais d'un drame; il +y avait eu mort d'homme. À la suite d'un souper de fort mauvais ton +où s'étaient trouvés réunis des journalistes, des gens de lettres et +des femmes de théâtre, M. de Beauvallon, rédacteur au <cite>Globe</cite>, avait +provoqué et tué en duel M. Dujarrier, associé de M. de Girardin et +directeur des feuilletons de la <cite>Presse</cite>. Plusieurs circonstances de +cette affaire avaient paru suspectes: l'insignifiance de la cause +apparente du duel, le parti pris du provocateur, sa supériorité +notoire aux armes; Beauvallon, disait-on, avait essayé à l'avance +les pistolets. Poursuivi pour assassinat devant la cour d'assises de +Rouen, il fut acquitté par le jury<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>. L'essai préalable des armes +n'en fut pas moins judiciairement établi plus tard<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>. Durant ce +procès, on vit défiler, à la barre des témoins, tout le personnel +de la bohème de presse, pêle-mêle de gens d'affaires et de gens +de lettres, d'aventuriers et de filles galantes<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>, uniquement +occupés à poser devant le public, affectant des airs régence, mais +laissant surtout l'impression de mœurs fort vilaines, rendues plus +vilaines encore par cette histoire de meurtre: répugnant mélange de +tripotages, de débauches et de guets-apens. Au milieu de ce monde, on +regrette de voir apparaître encore ce grand enfant d'Alexandre Dumas, +tout entier au plaisir d'ébaubir le badaud qui était venu l'entendre +déposer, donnant gravement des consultations sur les «affaires +<span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> d'honneur», et distribuant avec solennité des brevets de +«gentilshommes» à des comparses indignes de lui<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a>.</p> + +<p>Les feuilles de gauche firent grand bruit du procès Beauvallon, +et, arguant de ce que les deux journaux mêlés à cette affaire, le +<cite>Globe</cite> et la <cite>Presse</cite>, défendaient la politique ministérielle, +elles prétendirent y montrer la corruption du gouvernement et de la +classe sur laquelle il s'appuyait. La réponse eût été facile: bien +des journaux opposants n'étaient pas plus intacts, et par exemple +M. Véron, directeur du <cite>Constitutionnel</cite>, dévoué à M. Thiers, ne +passait pas pour être plus timoré que M. de Girardin, qui, en ce +moment, soutenait M. Guizot. En vérité, le mal n'était pas celui de +telle ou telle opinion; toutes en étaient atteintes. Cependant force +est bien de reconnaître que les journaux conservateurs n'étaient +pas ceux que la littérature industrielle avait le moins envahis. On +les voyait accepter tel feuilleton qui leur paraissait une bonne +amorce à clientèle, sans s'inquiéter si la thèse qui y était soutenue +n'allait pas à l'encontre de leurs principes. Mme Sand, qui faisait +alors des romans socialistes, a raconté elle-même plus tard comment +elle trouvait asile, pour les plus osés de ces romans, dans la presse +ministérielle, notamment dans l'<cite>Époque</cite>, qui se piquait de dépasser +tous les autres en ardeur réactionnaire, et comment on affichait sur +les murs, en gros caractères: «Lisez l'<cite>Époque</cite>; lisez le <cite>Péché de +M. Antoine</cite>.» Le grave <cite>Journal des Débats</cite>, l'organe de la cour, du +cabinet et de la partie sage, riche et cultivée de la bourgeoisie, +n'avait pas plus de scrupules. Dès 1837, il publiait plusieurs +parties des <cite>Mémoires du diable</cite>, par Frédéric Soulié, œuvre +immense, étrange, par certains côtés puissante, mais fort malsaine, +où l'auteur, violentant son propre talent qui naturellement eut été +plutôt délicat, s'appliquait, pour forcer l'attention d'un public +blasé, à renchérir sur tout ce que la littérature avait jusqu'alors +risqué de monstruosités <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> morales<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a>. Le scandale fut plus +grand encore quand, quelques années après, en 1842 et 1843, ce même +<cite>Journal des Débats</cite> publia les <cite>Mystères de Paris</cite>.</p> + +<p>L'écrivain qui, par ce roman, allait enlever à Alexandre Dumas la +royauté du feuilleton, Eugène Süe, était alors âgé de trente-huit +ans. Fils d'un riche médecin, son enfance et sa jeunesse avaient +été celles d'un mauvais sujet. Son père, qui ne savait que faire de +lui, finit par l'embarquer sur un navire de l'État, avec le titre, +obtenu on ne sait trop comment, de chirurgien de la marine. Rentré +en France après trois ans de navigation, il se mit à écrire. Chez +lui, ni forte culture, ni souci sérieux de l'art; une improvisation +à la diable; mais, pour exploiter le fonds de souvenirs recueilli +dans sa vie aventureuse, de l'imagination, de l'invention, le don +du récit, du coloris, du drame, beaucoup d'entrain, de gaieté, de +cette gaieté gouailleuse et insolente qui fleurit sur le pavé de +Paris. Il débuta, de 1831 à 1833, par des romans maritimes qui eurent +un certain succès et le firent appeler le «Cooper français». Cette +veine épuisée, il publia des romans mondains, aristocratiques, où +il flattait les préventions et les dédains des légitimistes, mais +qui étaient en même temps imprégnés de sensualisme et de pessimisme +byronien. À cette époque, il posait pour l'homme de qualité, faisait +peindre des armoiries sur ses voitures, fréquentait chez la duchesse +de Rauzan, poussait jusqu'au ridicule <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> la recherche et la +vanité du dandysme. Avide et prodigue d'argent, s'entourant d'un luxe +fou, assoiffé de plaisirs, vicieux jusqu'à la moelle, il exerçait par +cela même sur certaines natures féminines un étrange attrait, et ne +comptait plus, assurait-on, ses bonnes fortunes parmi ces mondaines +dont l'une pouvait lui écrire: «Le même instinct de dépravation +nous rassemble.» Quelques années de cette vie le conduisirent à la +ruine, ruine matérielle et intellectuelle; son esprit et sa bourse +paraissaient également vidés. «Je suis fini, disait-il à un de ses +amis, je suis fini. Je ne trouve plus rien; je ne trouverai plus +rien<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>.»</p> + +<p>Eugène Süe était, depuis quelque temps, dans cette détresse, quand un +éditeur, plaçant sous ses yeux une publication anglaise illustrée, +intitulée <cite>les Mystères de Londres</cite>, lui suggéra de chercher dans +les bas-fonds de notre capitale le sujet d'un travail analogue. +Heureux d'être mis sur la piste d'un filon nouveau, il commença, +un peu à l'aventure et sans trop savoir où il irait, à écrire les +<cite>Mystères de Paris</cite>. Les premiers chapitres, communiqués, aussitôt +que faits, à quelques amis, furent jugés de nature à piquer fortement +la curiosité du public, et il n'en fallut pas plus pour que le +<cite>Journal des Débats</cite> s'empressât d'acquérir ce roman et de lui +ouvrir son feuilleton. L'auteur ne crut pas devoir se gêner avec +ceux qui se montraient d'accueil si facile. Au contraire, on eût +dit qu'il prenait un plaisir de gamin à voir jusqu'où il pourrait +mener les honnêtes abonnés de la feuille ministérielle. Il se +mit à les promener par les ruelles infâmes, les arrêta dans les +bouges, les assit aux tapis francs, en société de prostituées et de +forçats, leur parla argot, ne leur procurant d'autre diversion à ces +vilaines odeurs que l'âcre parfum des scènes lubriques. Le scandale +menaçait-il d'être trop fort, il s'affublait du «petit manteau bleu» +et affectait de ne pénétrer dans les mauvais lieux que pour remplir +une mission humanitaire. Il n'avait pas pensé tout d'abord à ce +déguisement; l'idée ne lui en était <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> venue qu'au cours de +la publication; seulement elle lui parut bonne, et ce fut avec le +plus grand sérieux que le roué, naguère si infatué d'aristocratie, +se mit à courtiser la misère, à pontifier en démocrate philanthrope +et à faire, au nom du peuple souffrant, le procès des riches. Les +socialistes saluèrent avec une émotion reconnaissante l'arrivée de +cette recrue; Mme Sand et Béranger lui donnèrent l'accolade. Quant +aux lecteurs et surtout aux lectrices du <cite>Journal des Débats</cite>, +qu'en disaient-ils? Ailleurs, sans doute, la fréquentation d'une +si mauvaise compagnie les eût effarouchés; mais ils y étaient +introduits par leur journal, dont la vieille «respectabilité» faisait +taire leurs scrupules. Leur palais s'habitua et prit goût à cette +nourriture épicée et fermentée. Éprouvaient-ils, à certains moments, +quelques nausées, la curiosité malsaine l'emportait. Du reste, pour +être superficielle, grossière, peu fouillée et peu finie, l'œuvre +n'en était pas moins fortement et habilement charpentée, pleine de +mouvement et de vie, singulièrement empoignante.</p> + +<p>En somme, dans le monde même qui eût dû leur être le plus sévère, +le succès des <cite>Mystères de Paris</cite> fut immense. Et il se maintint +pendant toute la publication, qui dura plus d'une année. Dans les +salons et aussi dans les antichambres, c'était le sujet principal +des conversations. Combien de femmes pour qui la grosse affaire, à +leur réveil, était de savoir ce qu'allaient devenir la «Goualeuse» +ou le «Chourineur»! Le numéro se louait jusqu'à dix sous, pour le +temps de lire le feuilleton. Celui-ci manquait-il un jour, c'était +un émoi général, et l'auteur devait écrire une lettre pour rassurer +le public sur sa santé. Son masque de philanthrope faisait des dupes +jusque dans le monde judiciaire, où des avocats généraux le citaient +comme une autorité. On racontait qu'il avait reçu plus de onze cents +lettres, écrites par des correspondants de tous genres, depuis des +fonctionnaires qui lui soumettaient leurs idées jusqu'à des jeunes +filles qui lui offraient leur cœur. Étrange aveuglement de cette +bourgeoisie qui ne paraissait pas se douter que l'œuvre applaudie +par elle la battait en brèche! L'exemple, d'ailleurs, était donné +de haut. Un matin, M. Duchâtel entrait <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> précipitamment dans +le cabinet de ses attachés, avec un air qui semblait annoncer un +gros événement politique: «Eh bien, dit-il, vous savez! la Louve +est morte<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>!» La Louve était une des héroïnes des <cite>Mystères de +Paris</cite>. Un autre ministre, le maréchal Soult, se mettait en colère +quand le feuilleton manquait; Eugène Süe, ayant été mis en prison +pour négligence obstinée dans son service de garde national, menaçait +de ne pas donner de «copie» tant qu'il serait sous les verrous; le +maréchal se hâta de lui faire ouvrir les portes.</p> + +<p>Vainement quelques délicats protestaient-ils. M. Sainte-Beuve ne +trouvait pas d'écho, lorsqu'il signalait, dans la <cite>Revue suisse</cite>, la +honteuse sottise de cet engouement, et qu'il écrivait: «L'inspiration +essentielle des <cite>Mystères de Paris</cite>, c'est un fond de crapule: +l'odeur en circule partout, même quand l'auteur la masque dans de +prétendus parfums. Et, chose honteuse, ce qui a fait le principal +attrait, si étrange, de ce livre impur, ç'a été cette odeur même +de crapule déguisée en parfums<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a>.» Un député de l'opposition, M. +Chapuys-Montlaville, s'indignait-il à la tribune<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a> que «le journal, +défenseur habituel du ministère, promenât, depuis un an, ses lecteurs +dans les égouts de la vie parisienne», le <cite>Journal des Débats</cite> +pouvait se borner à répondre, le lendemain, que «de telles attaques +n'avaient rien de sérieux». Vers le même temps, une commission de +la Chambre des députés, visitant la prison de la Roquette avec le +procureur général, M. Hébert, appela fortement son attention sur un +chapitre récemment publié des <cite>Mystères de Paris</cite>, où l'honnêteté +publique lui paraissait manifestement outragée. M. Hébert promit +d'examiner la question; quelques jours après, il fit savoir qu'il +avait consulté les membres du parquet, et que ceux-ci étaient +d'avis de ne pas intenter de poursuites, parce que certainement on +n'obtiendrait du jury aucune condamnation<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> Tandis que les bourgeois s'amusaient de ce roman, les +prolétaires ne le lisaient pas moins avidement dans les éditions +à bon marché qui furent aussitôt répandues; ils y trouvaient une +jouissance singulièrement excitante et sortaient de cette lecture +plus impatients de leurs misères, plus envieux du bonheur des autres, +plus convaincus de la corruption égoïste des riches, plus irrités +contre la société, mais non certes plus éclairés sur les remèdes +à apporter à leurs maux. Ils croyaient naïvement avoir trouvé un +vengeur et un sauveur dans l'homme de lettres qui, à bout de sujets, +avait pris celui-là par hasard. Des ouvriers se réunissaient pour +écrire à Eugène Süe une lettre où ils lui attribuaient une mission +évangélique et le comparaient à Jésus-Christ. Parfois la popularité +du romancier se manifestait par des signes étranges, témoin le jour +où, rentrant chez lui, il trouva un pauvre diable pendu dans son +antichambre, avec ce billet dans la main: «Je me tue par désespoir; +il m'a semblé que la mort me serait moins dure, si je mourais sous le +toit de celui qui nous aime et nous défend<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a>.»</p> + +<p>Avec le succès, M. Eugène Süe avait retrouvé la fortune et repris sa +vie de luxe fastueux et sensuel. Il n'était pas homme à interrompre +l'exploitation d'une veine aussi fructueuse. À peine les <cite>Mystères de +Paris</cite> furent-ils terminés qu'il se mit à écrire le <cite>Juif errant</cite>, +œuvre conçue dans la même note, moins amusante, mais plus malsaine +encore, et où l'auteur courtisait les passions irréligieuses en +même temps que les convoitises antisociales. Entre les journaux, +ce fut à qui obtiendrait ce nouveau roman. Le <cite>Journal des Débats</cite> +fut battu, dans cette sorte d'enchères, par le <cite>Constitutionnel</cite>, +qui offrit cent mille francs. Eugène Süe se trouvait là toujours +en face d'un public bourgeois; seulement c'était la bourgeoisie de +M. Thiers, au lieu d'être celle de M. Guizot. Cette acquisition, +si audacieusement enlevée à prix d'or, fut le début du docteur +Véron <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> qui venait d'acheter le <cite>Constitutionnel</cite>, fort +déchu de son ancienne prospérité et réduit à 3,000 abonnés; de +ce coup, il le fit remonter à 13,000 et bientôt à 25,000. M. +Ballanche écrivait à M. Ampère, le 26 novembre 1844: «J'ai eu hier +l'occasion de voir M. Paulin, éditeur; il m'a raconté les détails +du succès scandaleusement européen du <cite>Juif errant</cite>. Toute la terre +le dévore: il voyage plus rapidement que le choléra. Les éditions +illustrées se multiplient sur tous les points du globe... Afin +de vous donner une idée de la férocité de la contagion, je vous +dirai que l'honnête Mme Tastu est aussi sous le charme de la reine +Bacchanale.» M. Véron n'avait cherché à faire qu'une spéculation; +elle réussissait; il ne voyait donc pas qu'on pût y trouver à redire. +Il a écrit à ce propos, dans ses Mémoires: «Le désir de redonner de +la popularité au <cite>Constitutionnel</cite> par l'éclat d'un grand nom ne me +rendit exigeant ni sur le sujet ni sur le but moral de l'ouvrage. +J'apportai certainement, dans cette affaire, autant d'imprévoyance +que de légèreté. Que ceux qui n'ont jamais commis de faute dans la +vie me jettent la pierre!» Le scrupule, on le voit, est bien léger; +en tout cas, il ne s'est présenté que tard à l'esprit du directeur +du <cite>Constitutionnel</cite>. Sur le moment, celui-ci ne songea qu'à faire +succéder au <cite>Juif errant</cite> un autre roman du même auteur, les <cite>Sept +Péchés capitaux</cite>. Enfin, en 1847, il accueillit dans son journal les +<cite>Parents pauvres</cite> de Balzac, œuvre bien autrement forte que les +volumineuses improvisations d'Eugène Süe, mais encore plus délétère; +on s'imaginait, dans ce temps-là , que la recherche de la laideur +et de la turpitude morale ne pouvait descendre plus bas. Ce fut le +dernier grand succès, j'allais dire le dernier grand scandale du +roman-feuilleton.</p> + +<p>En tout ceci, le plus difficile à comprendre est la complicité du +public. On a vu, au lendemain de la révolution de 1830, le trouble +de la nation avoir son contre-coup dans les œuvres des écrivains. +À la fin de la monarchie de Juillet, c'est au milieu d'une nation +rassise, rangée, calme, manquant peut-être des vertus héroïques, +mais pratiquant les vertus communes, que surgit une littérature +déréglée et, dans un certain <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> sens, vraiment révolutionnaire. +La société, en d'autres temps, par exemple aux siècles de chevalerie, +a aimé les romans qui l'embellissaient, l'idéalisaient; voici +maintenant qu'elle fait fête à des romans qui l'enlaidissent, et +qu'elle s'amuse à se contempler sous un odieux travestissement. +Si elle n'a pas tous les vices qu'on prétend lui imputer, on ne +saurait nier qu'un tel goût ne soit le signe d'une imagination +malade. Est-ce un des restes de la révolution de 1830? En tout +cas, c'est bien le prodrome de celle de 1848. Ne devine-t-on pas, +en effet, quelque analogie, quelque lien entre l'état d'esprit de +la bourgeoisie, prenant plaisir à voir couvrir de boue une société +qui au fond lui est chère et dont elle ne peut s'empêcher d'être +solidaire, et l'état d'esprit de la garde nationale du 24 février +1848, protégeant l'émeute dont elle doit redouter le succès et +aidant, sans le savoir, au renversement de la monarchie qu'au fond +elle a intérêt à maintenir? Dans les deux circonstances, même genre +d'aveuglement<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>. La lumière ne s'est faite qu'après coup sur les +dangers du roman-feuilleton. En 1850, l'Assemblée législative a voté +des mesures fiscales destinées à entraver ce genre de publications. +Représailles un peu puériles et en tout cas tardives. En même temps, +le 5 avril de cette année 1850, dans une élection particulièrement +retentissante, le parti démagogique et socialiste remportait à Paris +une victoire qui causait un effroi général, faisait baisser la Bourse +de deux francs et déterminait les pouvoirs publics à modifier le +suffrage universel: l'élu était l'auteur des <cite>Mystères de Paris</cite> et +du <cite>Juif errant</cite>; c'était à ces romans, naguère tant applaudis par +les lecteurs du <cite>Journal des Débats</cite> et du <cite>Constitutionnel</cite>, qu'il +devait la popularité dont la manifestation causait, quelques années +après, à ces mêmes lecteurs une telle épouvante.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> CHAPITRE III<br> +<span class="smcap">LE SOCIALISME.</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés du + saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système et son + action.—II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention + d'unir le catholicisme et la révolution. L'<cite>Atelier</cite>. + Dissolution de l'école buchézienne.—III. Fourier. Le + phalanstère et l'attraction passionnelle. La liberté amoureuse. + Fantaisies cosmogoniques. Fourier à peu près inconnu avant + 1830. Développement du fouriérisme lors de la dissolution de + la secte saint-simonienne. Ce qu'il devient après la mort de + Fourier. Son influence mauvaise.—IV. Buonarotti. Par lui le + «babouvisme» pénètre, après 1830, dans les sociétés secrètes. + Fermentation communiste à partir de 1840.—V. Cabet. Le <cite>Voyage + en Icarie</cite>. Propagande icarienne.—VI. Louis Blanc. Son enfance + et sa jeunesse. Ses débuts dans la presse républicaine. Sa + brochure sur l'<cite>Organisation du travail</cite>. Critique du système. + Succès de Louis Blanc auprès des ouvriers.—VII. Proudhon. Son + origine. Son isolement farouche. Son état d'esprit en écrivant + son premier Mémoire contre la propriété. «La propriété, c'est + le vol!» Argumentation du Mémoire. L'effet produit. Second et + troisième Mémoire. Proudhon et le gouvernement. Le <cite>Système + des contradictions économiques</cite>. Impuissance de Proudhon à + faire autre chose que démolir. Son action avant 1848.—VIII. + Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des radicaux + et de la gauche en face du socialisme. Le gouvernement et les + conservateurs savent-ils se défendre contre ce danger? Les + économistes. Il eût fallu la religion pour redresser et pacifier + les esprits du peuple. La bourgeoisie trop oublieuse de ses + devoirs envers l'ouvrier. La société, jusqu'en 1848, ne croit + pas au péril.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>Pour connaître les parties faibles, les côtés dangereux de cette +société en apparence si prospère et si régulière, suffit-il d'avoir +indiqué certains défauts de la classe alors régnante? Non. Au-dessous +de la bourgeoisie étaient des masses profondes qui, pour ne pas +jouer de rôle dans le drame parlementaire, pour être en dehors du +«pays légal», n'en avaient pas <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> moins, à raison de leur seul +nombre, une importance chaque jour accrue par le développement de +l'industrie, par les progrès de l'instruction, par la diffusion +de la presse. Les politiques étaient trop souvent tentés de ne +pas s'inquiéter de ce qui se passait dans l'esprit de ceux qui ne +votaient pas. Périlleuse négligence que l'historien, éclairé par les +événements postérieurs, serait encore plus inexcusable d'imiter. +Il lui faut donc quitter la scène brillante, mais restreinte, où +semblait alors se concentrer toute la vie de la nation, s'éloigner +du Parlement, des salons, de la Bourse, des cercles littéraires, +pour descendre dans les ateliers, les cabarets, les carrefours, +chercher ce qu'on y dit, ce qu'on y pense, ce qu'on y désire. Point +n'est besoin d'un long examen pour reconnaître qu'à l'époque où nous +sommes arrivés, cette foule populaire, au moins celle des grandes +villes, était travaillée par un mal mystérieux, redoutable, qui, à +l'insu des autres classes inattentives et distraites, la pénétrait de +plus en plus profondément. Sous une forme différente et appropriée +au milieu où il sévissait, ce mal n'était pas sans analogie avec +celui-là même que je viens de signaler dans la bourgeoisie: c'était +encore la même conception toute matérialiste de la vie substituée aux +croyances idéalistes, la convoitise égoïste remplaçant la tradition +chrétienne du sacrifice et de la résignation, la négation ou l'oubli +de l'autre monde rendant plus âpre et plus impatiente la recherche +de la jouissance ici-bas. Seulement cet état d'esprit, qui dans les +classes élevées avait déjà beaucoup de conséquences fâcheuses, en +avait de pires encore dans les parties souffrantes de la nation, +dans celles qui étaient moins à même de se procurer le bien-être +dont la soif s'allumait en elles. Ne se trouvaient-elles pas ainsi +conduites naturellement à vouloir, à préparer la transformation, le +bouleversement de l'état social? Tel était en effet le rêve fiévreux +qui possédait alors l'imagination de la classe ouvrière. Pour cette +nouvelle maladie, on venait d'imaginer un nom nouveau que, vers +1846, la bourgeoisie commençait à prononcer avec inquiétude, bien +qu'il n'eût pas encore le retentissement <span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> effrayant que les +événements de 1848 devaient lui donner,—le nom de <em>socialisme</em>.</p> + +<p>Dans les dernières années de la monarchie de Juillet, le socialisme +revêtait des formes variées, se partageait en écoles et en sectes +diverses. C'est seulement en considérant séparément chacune d'elles, +en esquissant l'une après l'autre les figures de leurs fondateurs, +en résumant leurs doctrines, que l'on pourra se faire une idée de ce +mouvement si complexe.</p> + +<p>À l'entrée de cette galerie parfois fort étrange, nous rencontrons +d'abord plusieurs inventeurs de systèmes qui relevaient plus ou moins +directement du saint-simonisme. On se rappelle, en effet, que le +saint-simonisme avait prétendu changer non seulement la religion, +mais la société<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a>. C'était lui qui, usant le premier d'une formule +trop répétée depuis, avait dénoncé le régime actuel du travail comme +«l'exploitation de l'homme par l'homme». Il imputait les inégalités +et les souffrances aux vices du mécanisme social, et attribuait au +gouvernement le pouvoir de les faire disparaître par un remaniement +de ce mécanisme. Dans ce dessein, il proposait de détruire ou de +mutiler la famille et la propriété; donnait à l'État le droit de +disposer des individus, de leurs idées, de leurs biens, de prononcer +sur leurs aptitudes et leurs vocations, de répartir entre eux les +instruments et les fruits du travail, ainsi que les revenus du +capital, pour aboutir, non, il est vrai, à une égalité absolue, +mais à une hiérarchie où chacun serait classé suivant sa capacité +et rétribué selon ses œuvres. Et surtout il se montrait vraiment +le devancier de toutes les écoles socialistes, en remplaçant le +renoncement chrétien et l'attente des compensations futures par la +recherche exclusive, impatiente, du bien-être immédiat. Non content +d'avoir prêché cette société nouvelle, il avait tenté de l'organiser. +Sans doute, la banqueroute ne s'était pas fait attendre, «banqueroute +d'hommes et d'argent», comme écrivait un disciple désabusé. <span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> +Mais, en se dissolvant et en se dispersant, la secte avait en quelque +sorte répandu partout les germes des idées fausses dont elle était +infestée; de là , dans les années qui suivirent, une éclosion de faux +prophètes dont beaucoup sortaient des rangs du saint-simonisme et +qui, presque tous, s'inspiraient plus ou moins de ses doctrines.</p> + +<p>Tel fut d'abord Pierre Leroux. Tout en lui,—son aspect robuste et +massif, je ne sais quoi d'un peu grossier dans sa structure, et +jusqu'à cette épaisse chevelure dont la caricature devait plus tard +s'amuser,—trahissait une origine populaire. Né en 1797, élevé, en +qualité de boursier, dans les collèges de l'État, il s'était fait +admettre à l'École polytechnique. Mais la mort de son père, survenue +à ce moment, et l'obligation où il fut de subvenir immédiatement +aux besoins de sa mère et de ses trois frères et sœurs, ne +lui permirent pas d'y entrer. Réduit à chercher un gagne-pain, +il finit, après plusieurs mécomptes qui ne le disposèrent pas à +l'indulgence pour l'organisation sociale, par se placer comme +correcteur dans une imprimerie. En même temps, il continuait à +étudier pour son compte, absorbant, avec une avidité un peu gloutonne +et sans beaucoup les digérer, une immense quantité de connaissances +historiques, scientifiques, philosophiques. En 1824, l'imprimerie où +il travaillait s'étant trouvée à vendre, il la fit acheter par un +de ses amis et s'en servit pour fonder, de concert avec son ancien +camarade Dubois, le <cite>Globe</cite>, dont on sait la brillante carrière. +Il écrivit dans ce recueil, tout en faisant le métier de prote. +Après 1830, resté presque seul au <cite>Globe</cite>, tandis que les autres +rédacteurs s'élevaient à des positions plus ou moins considérables +dans l'administration ou dans la politique, il ressentit quelque +amertume de cette sorte d'abandon et en fut encore plus porté à +condamner l'état social. Cette disposition d'esprit le jeta dans le +saint-simonisme, dont il fut l'un des dignitaires; le <cite>Globe</cite> devint +l'organe de la secte. Mais, par certains côtés naïfs, honnêtes et +un peu tristes de sa nature, il ne put s'accommoder de la direction +voluptueuse donnée par Enfantin à son Église, et s'en sépara l'un +des premiers. <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> Il se fit alors prophète à son tour et tenta de +fonder une doctrine nouvelle, celle des «humanitaires». Le <cite>Globe</cite> +étant mort entre ses mains, il continua, pendant toute la monarchie +de Juillet, à exposer sa doctrine dans divers livres<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a>, dans la +<cite>Revue encyclopédique</cite>, dans l'<cite>Encyclopédie nouvelle</cite>, à laquelle +collaborait un autre ancien saint-simonien, Jean Reynaud, dans la +<cite>Revue indépendante</cite> et dans la <cite>Revue sociale</cite>.</p> + +<p>Cette doctrine formait tout un système de philosophie mélangé de +panthéisme, de mysticisme et de sensualisme. On nous dispensera de +l'exposer. L'œuvre serait d'ailleurs malaisée. Si l'esprit de +Pierre Leroux ne manquait ni de puissance ni de profondeur, sa pensée +était obscure et la forme plus obscure encore. À force de creuser +les idées, il s'y enfouissait. Notons cependant sa théorie de la vie +future, où l'on retrouve la répugnance accoutumée des socialistes à +placer le paradis hors de la terre: il repousse le matérialisme, qui +ne voit rien au delà du tombeau; mais, s'il nous fait revivre après +notre mort, ce n'est pas dans un autre monde, c'est dans l'humanité, +par une suite indéfinie de métempsycoses; le bonheur existera pour +nous dans le perfectionnement constant de cette humanité.</p> + +<p>Pierre Leroux n'était pas un pur spéculatif; il ne philosophait +que pour trouver la formule d'une société nouvelle. Des trois +termes de la devise révolutionnaire, liberté, égalité, fraternité, +c'est l'égalité qui est, suivant lui, le but auquel doit aboutir +le mouvement social. «Nous sommes entre deux mondes, écrit-il, +entre un monde d'inégalité qui finit et un monde d'égalité qui +commence.» Il estime que, jusqu'à présent, l'égalité n'a existé que +d'une façon illusoire; le capital du bourgeois y fait obstacle, +autant qu'autrefois le privilège du seigneur féodal. Et c'est, +pour le philosophe subitement transformé en tribun, l'occasion de +déclamations véhémentes contre le capital, contre la rente, contre +l'exploitation des <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> prolétaires par les propriétaires. +Quant au remède, il croit le trouver dans une association toute +particulière qu'il appelle la triade. L'homme, dit-il, est sensation, +sentiment, connaissance. À cette division de l'être humain répond +la division de la société humaine, qui se compose des savants ou +hommes de la connaissance, des artistes ou hommes du sentiment, et +des industriels ou hommes de la sensation. Supposez qu'un savant, un +artiste et un industriel s'associent et opèrent de concert, leurs +opérations s'accompliront dans les meilleures conditions possibles, +parce qu'ils se compléteront les uns les autres. Telle est la triade +dont Pierre Leroux fait l'élément primitif de la société, à ce point +que, pour lui, l'individu isolé ne compte pas. On n'est quelqu'un ou +quelque chose qu'à la condition d'être trois. Une réunion de triades +forme un atelier; une réunion d'ateliers, une commune; une réunion de +communes, un État. À travers les tergiversations et les obscurités de +notre auteur, il apparaît bien que son État sera le seul possesseur +du capital et le seul directeur du travail: c'est ainsi qu'après une +grande dépense de philosophie il aboutit à la conclusion banale des +plus vulgaires théories socialistes.</p> + +<p>Pierre Leroux ne parvint pas à fonder une véritable secte ni à remuer +les foules; toutefois il ne laissa pas que d'exercer une certaine +influence sur le mouvement des idées, en groupant autour de lui des +adhérents parmi lesquels étaient des esprits de valeur; de ce nombre +fut Mme Sand<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>, qui sous cette inspiration écrivit, de 1840 à 1848, +plusieurs romans ouvertement socialistes<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a>. Ce théoricien abstrait +et confus avait, dans l'apostolat intime, quelque chose de convaincu, +de chaleureux, parfois même de candide et de tendre, qui n'était +pas <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> sans action sur les intelligences et sur les cœurs; +ajoutez-y la sympathie provoquée par son courage au travail, par +son désintéressement et par sa pauvreté stoïque. Il ne devait pas +cependant réussir dans les assemblées parlementaires, où le jeta +l'explosion socialiste de 1848; ses discours, aussi inintelligibles +qu'interminables, lui valurent une sorte de renom ridicule, en +même temps que le voisinage des Montagnards, au milieu desquels il +siégeait et avec lesquels il paraissait se confondre, lui faisait +perdre quelque chose de son caractère pacifique et philosophique. Il +eut cette dernière disgrâce de mourir en 1871, pendant la Commune, +et de recevoir de ceux qui s'étaient alors emparés de Paris le +compromettant hommage d'obsèques solennelles.</p> + +<h4>II</h4> + +<p>Buchez, comme Pierre Leroux, sortait du saint-simonisme. Né en +1796, d'une famille pauvre, il s'était élevé, par son travail et +son énergie, à une carrière libérale. D'opinions fort avancées, il +fut, dans les premières années de la Restauration, avec Flottard +et Bazard, l'un des fondateurs de la «Charbonnerie» française, se +mêla à toutes les conspirations, et fut poursuivi pour participation +au complot de Belfort. Sa nature droite se dégoûta bientôt de +ces sanglantes violences, et, en 1826, il devint l'un des chefs +de l'école saint-simonienne. N'y ayant pas trouvé satisfaction +pour ses idées morales, il s'en éloigna peu avant 1830. Au cours +des recherches philosophiques auxquelles il se livrait avec une +honnête sincérité, une évolution graduelle s'était accomplie dans +son âme: matérialiste quand il conspirait, théiste pendant sa +phase saint-simonienne, il avait fini par se prendre d'admiration +pour l'Évangile et le Christ, sans cesser cependant d'être +révolutionnaire, et s'était formé tout un système sous cette double +et contradictoire inspiration. Après les événements de Juillet, +à l'heure de la <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> grande propagande d'Enfantin et de ses +disciples, il voulut opposer chaire à chaire, et ouvrit chez lui, +rue de Chabannais, des conférences publiques qui lui attirèrent des +disciples fervents. Cette prédication orale ne lui suffit pas: en +1831, il fonda un recueil périodique, <cite>l'Européen</cite>, dont l'existence +fut assez précaire et intermittente, les abonnés peu nombreux, +mais dont les articles furent remarqués<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a>. Il entreprit en même +temps, avec un de ses disciples, M. Roux-Lavergne, une <cite>Histoire +parlementaire de la Révolution</cite>, dont les quarante volumes furent +terminés en 1839: compilation énorme où l'on trouve les débats des +Chambres, les délibérations du club des Jacobins et de nombreuses +reproductions de la presse révolutionnaire; en tête de presque tous +les volumes sont des préfaces dans lesquelles le chef d'école expose +ses doctrines religieuses, sociales et politiques. Enfin, en 1839, il +publia trois gros volumes sous ce titre: <cite>Essai d'un traité complet +de philosophie, au point de vue du catholicisme et du progrès</cite>. +Buchez n'a rien de l'écrivain: sa pensée, déjà par elle-même assez +obscure et confuse, est encore épaissie, embrouillée et alourdie par +la forme dont il la revêt. L'étrange mélange qu'il fait d'aspirations +mystiques et de réminiscences jacobines n'est pas de nature à rendre +l'impression plus nette. Toutefois, si indigestes que soient ses +écrits, ils contiennent des idées qui ont agi sur une partie de ses +contemporains.</p> + +<p>Venu de la révolution et attiré par le catholicisme, Buchez s'efforce +de les unir. L'une et l'autre lui paraissent se résumer dans les +mêmes principes: fraternité et égalité. Si l'égalité est le but +auquel doit aboutir la société, tout doit venir de la fraternité. +Cette fraternité n'est pas un instinct plus ou moins vague, c'est +un devoir précis, fondé sur la révélation divine. Les rapports des +hommes entre eux et l'organisation du pouvoir reposent sur cette +double parole du Christ: <em>Aimez votre prochain comme vous-même</em>, +et: <em>Que le premier parmi vous soit <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> votre serviteur</em>. Ce +n'est pas seulement dans la région des idées spéculatives, c'est +aussi dans celle des faits historiques que Buchez prétend unir la +révolution et le catholicisme. Depuis Clovis jusqu'à 1789, en passant +par les croisades et la Ligue, il croit retrouver partout un effort +de la France pour remplir sa mission divine, qui est de propager la +fraternité dans le monde entier. La révolution surtout lui paraît +avoir ce caractère; tout en reprochant aux révolutionnaires d'avoir, +par moments, sacrifié la fraternité populaire à l'individualisme +bourgeois et d'avoir méconnu la vérité religieuse, il pousse plus +loin que personne l'apologie des crimes de 1792 et de 1793. Il est +vrai que la justification appliquée par lui à la Terreur s'étend +à l'Inquisition, que la Saint-Barthélemy est louée par les mêmes +raisons que les massacres de Septembre, et que la faction des Seize, +sous la Ligue, est exaltée au même titre que le Comité de salut +public. Dans ces divers événements, l'auteur voit l'application +d'un principe qu'il affirme être commun au catholicisme et à la +révolution, la «souveraineté du peuple». C'est même par là que le +catholicisme se distingue, à ses yeux, du protestantisme, fondé sur +l'individualisme, sur la «souveraineté du moi». «Cette souveraineté +du peuple, dit-il, ne signifie autre chose que la souveraineté du but +d'activité commune qui fait une nation.» L'individu peut se tromper +sur son but d'activité; l'universalité du peuple ne se trompera +pas. Toutefois Buchez réserve au pouvoir le «principe initiateur», +de sorte que la souveraineté du peuple, déjà confondue avec la +souveraineté du but, finit par aboutir à la souveraineté de ceux qui +ont conscience de ce but: tels ont été, par exemple, les jacobins +pendant la Révolution. Quant à ceux qui se mettent en contradiction +avec ce but, ou qui se montrent seulement incrédules, ils peuvent +être traités en ennemis. «L'intérêt du but social justifie tout.» +Pour le moment, cependant, Buchez ne songe pas à user de la force: +c'est par la persuasion qu'il veut établir le règne de la fraternité. +Son moyen pratique est l'association, mais l'association libre et +volontaire. Il commence par s'adresser aux ouvriers et les engage +à mettre en <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> commun leurs outils, leur argent, leur travail, +et à se constituer un capital inaliénable auquel ils ajouteront, +chaque année, le sixième de leurs bénéfices; tous les salaires des +associés seront égaux, calculés uniquement sur la durée du travail; +le gérant, nommé par les ouvriers, ne doit être, suivant la parole +du Christ, que le serviteur de tous; la fortune sociale fera face +aux éventualités du chômage et de la maladie. Donc plus de misère, +plus d'inégalité, plus de conflits entre le travail et le capital. +Buchez se flatte que, par la contagion de l'exemple, ces associations +s'étendront à l'industrie entière, puis à l'agriculture. Quand tous +les individus accompliront ainsi le devoir de la fraternité, l'État +s'organisera sur ce modèle; César, lui aussi, deviendra le serviteur +de tous, et la France pourra enfin remplir sa mission dans le monde.</p> + +<p>Tout cela formait un ensemble étrange et singulièrement mêlé. Est-il +besoin d'en marquer les points faibles ou vicieux? Qui ne voit, +par exemple, quelle large part de chimère il y avait dans ce rêve +d'associations fraternelles et égalitaires, embrassant tous les +travaux industriels et agricoles? Est-il rien de plus outrageant pour +la conscience que cette apologie des crimes révolutionnaires? rien de +plus contraire à la liberté que cette «souveraineté du but social»? +Sur ces deux derniers points, Louis Blanc et les autres historiens ou +théoriciens du néo-jacobinisme ne feront guère que copier l'auteur +de l'<cite>Histoire parlementaire</cite>. Enfin, rien de plus faux que cette +prétendue communauté de principes entre la révolution et l'Évangile. +Pour l'établir, Buchez était obligé de se faire une religion +à lui<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>; il ne se contentait pas sans doute d'une sorte de +philosophie <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> chrétienne, et professait un catholicisme positif +fondé sur le dogme révélé; mais ce catholicisme était singulièrement +déformé et incomplet; il y était beaucoup question de l'amour des +hommes, peu de l'amour de Dieu, nullement de l'autorité de l'Église +ou de la participation aux sacrements; celui que l'on proposait à +l'adoration était moins l'Homme-Dieu qu'une sorte de Christ social, +personnel à la vérité, vivant, mais mal défini.</p> + +<p>Néanmoins, cette doctrine toute spiritualiste, imprégnée de moralité +et de charité chrétiennes, proclamant les devoirs du peuple avant +de revendiquer ses droits, lui parlant de dévouement au lieu +de jouissance, était bien supérieure à celle des autres écoles +socialistes. Plusieurs de ses adeptes étaient des âmes généreuses +et pures; tel catholique, qui se trouvait les approcher, revenait +surpris, touché, édifié même de leurs sentiments<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a>. Ils se +recrutèrent, au début, dans la jeunesse bourgeoise, notamment parmi +les artistes et les médecins. Mais cela ne suffisait pas à Buchez, +qui désirait surtout gagner des ouvriers. Il y réussit et provoqua la +fondation d'un certain nombre de petites associations coopératives. +Enfin, en septembre 1840, sous la même inspiration, parut le premier +numéro de l'<cite>Atelier, organe des intérêts moraux et matériels des +ouvriers</cite>; ce recueil devait durer jusqu'en 1850.</p> + +<p>L'<cite>Atelier</cite> se distinguait des autres publications démocratiques +en ce qu'il était fondé, soutenu et rédigé exclusivement par de +véritables ouvriers «vivant de leur travail personnel<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a>»; ce fut +le premier journal où ces ouvriers traitèrent <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> eux-mêmes les +questions qui les intéressaient. À ce point de vue, il mérite de +fixer un moment l'attention de l'histoire. L'<cite>Atelier</cite> se disait +socialiste, mais en protestant que son socialisme n'était hostile +ni à la religion, ni à la nationalité, ni à la famille, ni même à +la propriété, bien que sur ce dernier point il fût moins absolu; +il n'hésitait pas à combattre les fouriéristes, les communistes, +les icariens, les socialistes autoritaires, et substituait à leurs +orgueilleuses et périlleuses chimères la propagande plus modeste des +associations coopératives selon la formule de Buchez. Politiquement, +il faisait campagne avec l'extrême gauche, demandait le suffrage +universel, attaquait la bourgeoisie et tous ceux qu'il appelait +les privilégiés, faisait l'apologie de la Terreur, à commencer par +le meurtre de Louis XVI; toutefois, il avouait honnêtement les +faiblesses et les vices du parti radical, détournait les ouvriers +de tout désordre, de toute conspiration, de toute affiliation aux +sociétés secrètes. L'un des caractères les plus remarquables de ce +journal était le souci que les ouvriers rédacteurs avaient de la +moralisation de leurs frères, la gravité émue avec laquelle ils leur +prêchaient le devoir, la fraternité, le sacrifice; ils dénonçaient, +avec une pudeur indignée, tout ce qui, dans les journaux, dans les +livres, au théâtre, pouvait corrompre le peuple. Cette morale dont +ils étaient si préoccupés, ils ne lui reconnaissaient, comme leur +maître, d'autre fondement que le christianisme, et, sans respect +humain, malgré les étonnements, les sourires ou les réclamations +d'une partie de leurs lecteurs, ils proclamaient «la nécessité de +ranimer dans le peuple l'antique foi de ses pères». «Si les laïques, +et particulièrement les démocrates, disaient-ils encore, voulaient +se donner la peine d'examiner sans prévention, d'étudier, de suivre +le mouvement des idées, ils comprendraient bientôt la grandeur du +dogme chrétien; ils verraient la puissance qu'il peut donner même +à des intelligences aussi peu cultivées que <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> les nôtres; ils +verraient que là est la vérité invincible, et ils s'y attacheraient, +parce qu'ils comprendraient qu'il n'y a d'unité possible que par +un lien spirituel, que par la reconnaissance d'un principe commun, +obligatoire pour tous.» Le dogme ne leur suffisait pas; ils +professaient qu'on ne pouvait se passer d'une Église, d'un «pouvoir +spirituel indépendant», d'un «corps spécialement chargé de conserver +le principe moral et de l'enseigner d'une manière uniforme». Ce +n'était pas sans doute que les idées régnantes dans l'Église +catholique leur convinssent toutes. Ils reprochaient au clergé de ne +s'être pas fait révolutionnaire. «Jusqu'à présent, déclaraient-ils, +nous ne sommes ralliés qu'au principe de l'institution catholique; +mais aux personnes, nous ne nous y rallierons que lorsqu'elles nous +sembleront dignes de la haute mission d'enseigner le christianisme.» +En attendant, ils recommandaient aux démocrates d'éclairer le clergé, +de le rassurer, de l'attirer, au lieu de le traiter en ennemi ou +en suspect. La Révolution, disaient-ils, n'a qu'à «se proclamer +chrétienne, à ne vouloir que ce que le christianisme commande»; alors +le clergé sera bien obligé de s'unir à elle.</p> + +<p>Telles étaient les idées développées avec autant de sincérité que +de persévérance par les rédacteurs de l'<cite>Atelier</cite>. Les ouvriers de +ce petit groupe se distinguaient de la plupart de leurs camarades +par leur tenue morale, intellectuelle et même extérieure. Un jour, +celui d'entre eux qui représentait le journal eut à comparaître en +justice: les témoignages contemporains portent trace de l'étonnement +qu'on éprouva à entendre un ouvrier parler à ses juges avec tant de +modération, de décence, de bon goût, de respect pour tout ce qui +devait être respecté. L'<cite>Atelier</cite> ne fut pas sans action religieuse +sur les ouvriers de Paris: il ne les ramena pas à la foi complète, +qu'il ne possédait pas pour son compte; mais il inspira à une partie +d'entre eux une certaine sympathie pour le catholicisme, les habitua +à le regarder comme un allié possible, et non plus comme un ennemi +fatal. On put se rendre compte du changement produit, le jour où le +peuple redevint une fois de plus le <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> maître de Paris. Si ce +même peuple, qui avait brisé la croix en 1830, lui a porté les armes +en 1848; si les prêtres, outragés et menacés dans les rues après +les journées de Juillet, y ont trouvé, après celles de Février, une +pleine sécurité et même souvent des hommages, on le dut en partie à +l'influence de Buchez et de ses disciples.</p> + +<p>Toutefois, en dépit de ses côtés honorables et bienfaisants, l'école +buchézienne n'était pas viable. Elle avait pu jeter une flamme, +donner un élan, mais pour peu de temps. Elle portait en elle-même +des germes de contradiction et de décomposition qui ne devaient pas +tarder à se développer. La plupart des associations ouvrières fondées +sous son inspiration, après avoir prospéré pendant les premiers mois +ou les premières années de ferveur, succombèrent à des difficultés +nées dans leur propre sein: la variété des besoins et des capacités +y rendait intolérable l'égalité des salaires; on ne trouvait plus de +directeurs qui consentissent à être, par désintéressement fraternel, +les «serviteurs de tous»; enfin, l'impatience et l'imprévoyance des +associés refusaient de laisser le sixième des bénéfices dans la +caisse sociale. À cette faillite économique s'ajouta une faillite +doctrinale. Les adhérents reconnurent à l'épreuve, ceux-ci plus tôt, +ceux-là plus tard, l'impossibilité d'unir les principes opposés +de la révolution et du catholicisme. Force était de choisir. Ils +se divisèrent. Les uns, avec M. Corbon, s'enfoncèrent dans la +révolution, en répudiant comme une illusion toutes les aspirations +chrétiennes. Les autres, au contraire, se sentirent poussés a devenir +pleinement catholiques, quelques-uns à se faire prêtres ou même +moines: tel fut M. Roux-Lavergne, l'un des principaux collaborateurs +du maître, qui devint chanoine de Rennes; tels furent surtout +quatre jeunes hommes admirables, d'une âme singulièrement pure et +généreuse, Réquédat, Piel, Besson, Olivaint; les trois premiers +répondirent à l'appel de Lacordaire et moururent, à la fleur de +l'âge, sous l'habit de Saint-Dominique<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a>; le quatrième, <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> +attiré vers la Compagnie de Jésus, devait, après une sainte vie, +succomber martyr de sa foi pendant la Commune<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a>. Ce n'est certes +pas un médiocre honneur pour une école que d'avoir séduit un moment +de pareils hommes. Quant à l'honnête, mais inconséquent Buchez, ceux +de ses disciples qui étaient devenus catholiques furent longtemps +réduits à dire tristement de lui: «Il est pour nous le portier de +l'Église, lui seul n'entre pas.» Il devait cependant être récompensé +de sa droiture; sur son lit de mort, il vit un prêtre et finit en +chrétien<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>.</p> + +<h4>III</h4> + +<p>Les écoles fort différentes de Pierre Leroux et de Buchez ne sont +pas les seules qui soient nées du démembrement du saint-simonisme. +On peut rattacher à la même origine, au moins dans une certaine +mesure, une secte beaucoup plus importante, la secte fouriériste. +Non sans doute que Fourier, qui avait exposé complètement son +système dès 1808, ait emprunté ses doctrines à Saint-Simon, dont les +premiers plans de réorganisation, encore bien incertains et vaporeux, +datent de 1817; mais, comme on le verra tout à l'heure, ce que le +fouriérisme devait recevoir du saint-simonisme, c'était l'élan de +propagande et le personnel même de ses apôtres.</p> + +<p>Né en 1772, à Besançon, d'une famille de commerçants modestes, +Fourier paraît avoir eu la première impression du mal social à cinq +ans, un jour où il fut puni pour avoir dit la vérité à un client que +son père cherchait à abuser. Empêché, faute de naissance, d'entrer, +comme il l'eût désiré, à l'école des officiers du génie, il fut +réduit à embrasser la carrière commerciale, qui lui déplaisait. +Il venait de s'établir épicier à <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> Lyon, en 1793, quand, +dans la révolte de la ville contre la Convention, son magasin fut +pillé et lui-même obligé de faire le coup de feu contre les troupes +républicaines. Arrêté après la prise de la ville, il n'échappa +qu'avec peine à la mort et fut incorporé, comme simple soldat, +dans un régiment de cavalerie. Il fit ainsi quelques campagnes, +puis, rendu à son premier métier, il se trouva, en 1799, commis +d'un négociant marseillais qui l'employa à des spéculations peu +délicates. Toutes ces souffrances morales ou matérielles, venues +soit des habitudes frauduleuses du commerce, soit de l'inégalité des +classes, soit du désordre public, l'amenèrent à cette conclusion que +la civilisation avait fait fausse route: ce n'était pas la nature +humaine, c'était la société qu'il déclarait mauvaise. Peut-être, +en d'autres temps, se fût-il contenté de gémir sur ce mal, sans se +croire en état d'y remédier. Mais il avait été témoin de tant de +changements pendant la Révolution; tout était tellement déraciné, +bouleversé; il avait vu pousser à ce point la prétention de tout +refaire à nouveau, qu'aucune transformation ne l'intimidait ni ne +lui semblait impossible. Non cependant qu'il entendît avoir rien de +commun avec les révolutionnaires: il les détestait et les dédaignait, +il leur en voulait aussi bien pour les épreuves qu'il avait +personnellement subies sous leur règne qu'à cause de leur esprit +de négation et d'anarchie; jamais il ne s'indignait plus vivement +que quand on paraissait le confondre avec les agitateurs du parti +républicain. Ce fut en 1803, par un article publié dans un recueil +lyonnais, qu'il fit, pour la première fois, entrevoir quelques-unes +de ses idées. En 1808, il les exposa d'ensemble, dans son livre sur +la <cite>Théorie des quatre mouvements</cite>, et les compléta, en 1822 et 1829, +par deux autres ouvrages sur l'<cite>Association domestique et agricole</cite> +et sur le <cite>Nouveau monde industriel</cite>. Tout en édictant les lois et +en traçant le plan de la société future, il vivait médiocrement des +emplois subalternes qu'il tenait dans diverses maisons de commerce, à +Lyon d'abord, à Paris ensuite.</p> + +<p>Dans l'œuvre de Fourier, rien du vague de Saint-Simon. Jamais +la chimère n'a été traitée avec une précision si mathématique. +<span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> Comme le feront après lui presque tous les socialistes, il +croit trouver dans l'association le remède aux maux résultant de +la concurrence, du salariat et de la misère. Son association doit +unir non seulement les capitaux, mais les ménages, les familles, +et, pour cette raison, il l'appelle «association domestique». +Jusqu'à présent, le monde était sous le régime de l'«ordre morcelé», +chaque famille ayant son ménage, chaque commerçant sa boutique, +chaque industriel son atelier, chaque cultivateur son champ. À +l'«ordre morcelé», Fourier propose de substituer l'«ordre combiné». +Soient trois cents familles ayant actuellement trois cents ménages +différents; il s'agit de les réunir en un seul ménage, en un seul +atelier; au lieu de trois cents champs, on aura un seul domaine +exploité en commun. Le réformateur fait alors un tableau merveilleux +des économies qui seraient ainsi réalisées. «On est ébahi, écrit-il, +quand on évalue le bénéfice colossal qui résulterait de ces grandes +associations.» Fourier, à la différence des communistes, respecte +le capital et ne rêve pas l'égalité absolue; il divise le revenu +en trois parts: quatre douzièmes au capital, trois douzièmes au +talent, cinq douzièmes au travail. Chacune de ces associations, +composée de dix-huit cents membres, vivant sur un seul domaine +d'une lieue carrée, logée dans un édifice commun magnifiquement +installé, constitue un «phalanstère». Le phalanstère se subdivise en +«phalanges», puis en «séries», enfin en «groupes», chaque «groupe» +se composant de sept ou neuf individus. Tous les rapprochements se +font librement; tous les dignitaires sont élus; nulle coercition, nul +régime autoritaire.</p> + +<p>Mais comment faire que, dans une association si nombreuse, la vie +commune soit agréable ou même seulement tolérable? Comment maintenir +le bon ordre et l'harmonie dans cette caserne sans officiers et +sans discipline, dans ce couvent sans supérieurs et sans règle? +Comment obtenir que chaque associé accomplisse spontanément la part +de travail nécessaire au profit commun? Pour y parvenir, Fourier, +ne se contentant plus de refaire la société, entreprend de refaire +l'ordre moral, <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> de créer, pour ainsi dire, un homme nouveau. +Telle est, en effet, la portée de cette thèse de l'«attraction +passionnelle» par laquelle il prétend résoudre ou plutôt supprimer +le redoutable problème de l'existence du mal sur la terre. L'homme +doit avoir, dit-il, un moyen d'être heureux sur cette terre; +autrement, Dieu ne serait ni bon ni sage. Le tout est de découvrir +ce moyen: c'est ce que les «civilisés» n'ont pas encore su faire. +Se fondant sur cette unité du plan divin qu'il appelle l'«économie +de ressorts», le fondateur du phalanstère estime que la loi de +l'attraction, découverte par Newton dans le monde physique, doit +régir aussi le monde moral. Mais quelle attraction? Fourier, imbu +des idées sensualistes du siècle dernier, ne voit dans l'homme que +l'être sensible, entraîné à agir par les passions. L'attraction doit +donc être passionnelle. Jusqu'alors on nous enseignait à contenir +nos passions, et l'on nous avertissait que la raison nous était +donnée pour cet usage. Erreur, dit notre étrange moraliste; c'est +se faire une idée absurde de Dieu que de supposer qu'il a créé un +homme composé de deux ressorts contradictoires. D'ailleurs, en +fait, la raison est toujours la plus faible, même chez ceux qui ont +charge de prêcher la vertu. Les passions seules viennent de Dieu. Le +devoir et la morale, le mérite et le démérite sont une invention de +l'homme dont il faut se débarrasser au plus vite. Chaque individu +n'a qu'à suivre ses passions; il trouvera ainsi son plaisir, en +même temps qu'il concourra au plan divin. Ne craignez pas qu'il en +résulte quelque désordre; car il est posé en axiome fondamental que +«les attractions sont proportionnelles aux destinées». Si l'on a +pu avoir jusqu'ici mauvaise opinion des passions sans frein, c'est +qu'elles ne se mouvaient pas dans le milieu qui leur convenait. +Elles trouveront ce milieu avec le phalanstère. Dangereuses dans +une réunion restreinte, elles peuvent se développer sans heurt dans +une association nombreuse; leur variété et leur mobilité permettent +alors à chacune de se satisfaire, en même temps que la gradation +infinie des nuances intermédiaires facilite tous les rapprochements, +toutes les libres formations des «groupes» et des <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> «séries». +À ce propos, Fourier se livre à une analyse de ces passions, tantôt +subtilement ingénieuse, tantôt absurdement arbitraire, les classant, +les étiquetant, les numérotant et décrivant leur mécanisme<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a>.</p> + +<p>Par l'effet d'une autre loi que le novateur se vante d'avoir +également découverte, chacun, en cherchant à satisfaire sa passion, +se trouvera accomplir l'œuvre utile au bien commun. Le travail +ne sera plus imposé ni pénible; il se confondra avec la libre +recherche du plaisir, et sera si attrayant qu'on verra s'y livrer +ceux qui s'y dérobent aujourd'hui, les oisifs, les enfants, et +même les «scissionnaires», nom courtoisement donné aux voleurs, +aux vagabonds, aux mendiants de profession. Chaque passion devient +dès lors une source d'activité bienfaisante. Fourier prend, par +exemple, la gourmandise, qu'il regarde comme particulièrement féconde +et qu'il déclare être la mère de toute industrie: il prétend que, +pour satisfaire sa passion, le gourmand trouvera plaisir à faire la +cuisine, plus encore à cultiver le sol. Psychologie discutable, soit +dit en passant: on peut aimer à manger des fruits ou des légumes +délicats, sans être porté à se donner la peine de les apprêter et +surtout de les faire pousser. Y aura-t-il des goûts pour toutes +les occupations et dans la proportion convenable? Fourier répond +imperturbablement par son théorème des «attractions proportionnelles +aux destinées». L'homme doit trouver, dans sa nature même, quelque +chose qui l'attire vers tout ce qu'il est appelé à faire; autrement, +la logique divine serait en défaut. Cette loi s'appliquera même pour +les travaux immondes: se fondant sur le goût de malpropreté qu'il +a remarqué chez beaucoup d'enfants, l'organisateur du phalanstère +se flatte de leur <span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> faire accomplir par plaisir les besognes +les plus répugnantes, et il les fait opérer, vêtus de gaze aux +tendres couleurs et couronnés de roses; c'est la théorie des «petites +hordes», qui obtint, à son apparition, un certain succès de rire.</p> + +<p>Les «petites hordes» sont surtout absurdes. Voici qui devient +odieux. En lâchant la bride à toutes les passions, Fourier ne fait +pas d'exception pour l'amour, ou plutôt pour la volupté charnelle. +Il n'interdit pas, sans doute, le mariage permanent à ceux qui ont +le goût du «familisme», mais il ne l'approuve ni ne l'encourage. La +famille lui paraît être le plus imparfait des groupes, par cette +raison, entre autres, qu'on ne peut changer de père et d'enfants, +tandis qu'on peut changer d'amants, d'amis ou d'associés. Il préfère +donc de beaucoup la liberté amoureuse, la promiscuité des sexes, +qui sera le régime ordinaire du phalanstère. Il aime à s'étendre +sur ce sujet. Tout est prévu, classé, dénommé avec un sang-froid +d'impudeur, une sorte d'inconscience lubrique dont j'aurais quelque +embarras à apporter ici des spécimens. Ne vous inquiétez pas de ce +que deviendront les petits enfants: Fourier n'a jamais vu en eux +que des objets malpropres et incommodes, et il les laisse sous la +surveillance des bonnes, dans les «séristères». D'ailleurs, il compte +sur la stérilité, qui est la conséquence ordinaire de la débauche, +et voit même là un frein bienfaisant au développement excessif de la +population. Quant au bonheur des individus, le cynique réformateur +déclare, d'un ton pénétré, que les plaisirs d'une Laïs, d'une Ninon +ou d'un duc de Richelieu ne peuvent en donner l'idée, et il évoque +les souvenirs du Parc-aux-Cerfs, auquel il s'étonne qu'on ait trouvé +à redire.</p> + +<p>Fourier estime qu'il suffira d'une «épreuve locale» de son système +pour que l'attrait entraîne le reste des hommes et pour qu'au bout +de deux ou trois ans toutes les populations du globe se soient +organisées d'elles-mêmes en six cent mille phalanstères. Alors +plus de patrie; le novateur goûte aussi peu le patriotisme que +le familisme. Les phalanstères se rapprocheront librement pour +constituer des centres provinciaux, des <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> royaumes, des +empires, puis une métropole universelle qui sera construite sur +le Bosphore. Les titres de souveraineté s'échelonneront, depuis +l'<em>unarque</em>, qui commande à une phalange, jusqu'à l'<em>omniarque</em>, +qui est l'empereur du globe, en passant par le <em>duarque</em>, qui +commande à quatre phalanges, le <em>triarque</em> à douze, le <em>tétrarque</em> +à quarante-huit. Commander est du reste un mot impropre; tous +les dignitaires sont élus, et chaque membre du phalanstère n'est +tenu d'obéir qu'à ses propres passions. Quand cette organisation +fonctionnera partout, le monde sera arrivé à l'état d'<em>harmonie</em>. +Les cinq mille ans qui se sont écoulés depuis le commencement de la +terre et pendant lesquels l'humanité a passé successivement par les +phases édénique, sauvage, patriarcale, barbare et civilisée, ont été +une période de malheurs et d'épreuves; vient ensuite une période de +prospérité qui durera soixante-dix mille ans, et à laquelle succédera +une dernière période de calamités, longue de cinq mille ans.</p> + +<p>Fourier ne ressent pas plus d'embarras à disposer du monde physique +que du monde moral et social. Il nous annonce gravement qu'au +jour où l'harmonie régnera par la vertu du phalanstère et de +l'attraction passionnelle, la nature se mettra à l'unisson des +progrès de l'humanité. La terre, qui n'a produit jusqu'à présent que +deux créations, sur dix-huit qu'elle doit successivement opérer, +redeviendra féconde: cette planète est en effet un être qui a deux +âmes, deux sexes, et qui procrée par la conjonction de son fluide +boréal et austral. Alors la mer se dessalera et deviendra une boisson +agréable, pareille à la limonade. Les orangers fleuriront en Laponie, +et les tropiques jouiront d'un climat tempéré. Des «antibaleines» +traîneront nos vaisseaux, et des «antilions» nous transporteront avec +une telle rapidité que, partis de Calais le matin, nous déjeunerons +à Paris, dînerons à Lyon et souperons à Marseille. Mercure, ayant +appris l'alphabet et les conjugaisons, établira une espèce de +télégraphe pour nous transmettre, en vingt ou trente heures, +des nouvelles de nos antipodes. Six lunes jeunes et brillantes +remplaceront la lune, morte de fièvre putride, qui nous jette +aujourd'hui quelques rayons décolorés. <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> L'homme aura sept +pieds, vivra cent quarante-quatre ans, dont cent vingt ans d'exercice +actif en amour. Le genre humain sera porté au grand complet de trois +milliards, et il y aura habituellement sur le globe trente-sept +millions de poètes égaux à Homère, trente-sept millions de géomètres +égaux à Newton, et ainsi de tous les talents.</p> + +<p>Contraste étrange! À le regarder par certains côtés, Fourier paraît +un esprit d'une réelle puissance, bien supérieur, en tout cas, +aux autres faiseurs de systèmes sociaux<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>; cependant, à chaque +page de ses œuvres, on est choqué par quelque absurdité, par +quelque extravagance qui semble d'un fou. Il était personnellement +d'une probité délicate, désintéressé, simple, naïf, menait une +vie tranquille, sans désordre ou tout au moins sans scandale<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a>; +cependant nulle doctrine n'est plus immorale que la sienne; jamais +glorification et organisation plus éhontée de la débauche ne sont +sorties d'un cerveau humain. Qu'est-ce que ces nombreuses marques de +folie et cette large tache d'impureté, sinon le châtiment ordinaire +de l'orgueil humain quand il prétend refaire l'œuvre de Dieu?</p> + +<p>Lorsqu'ils parurent,—en 1808, 1822 et 1829,—les livres de Fourier +n'eurent aucun retentissement. Les journaux ne firent même pas au +novateur l'honneur de le réfuter. Ce fut à peine si, plusieurs années +après sa première publication, il put compter deux disciples, d'abord +M. Muiron, chef de division à la préfecture de Besançon, ensuite +M. Victor Considérant, élève distingué de l'École polytechnique. +Triste de cet insuccès, il était réduit à vivre humblement et même +pauvrement<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>. Il n'eût pu publier ses livres en 1822 et en 1829, +si <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> M. Muiron et quelques autres amis n'en avaient fait +les frais. Mais sa foi n'était pas ébranlée. Il suivait son idée, +insensible et comme étranger à tout le reste. Convaincu qu'un seul +essai suffirait à convertir le monde, il annonça qu'il attendrait, +tous les jours, à midi, l'homme riche qui voudrait lui confier un +million afin de faire les frais du premier phalanstère. Pendant dix +ans, il ne manqua pas un seul jour de rentrer chez lui, à l'heure +indiquée, pour recevoir ce visiteur attendu qui ne vint jamais.</p> + +<p>La révolution de Juillet ne changea d'abord rien à la situation de +Fourier. Le silence et l'ombre, dont il semblait ne pouvoir sortir, +contrastaient avec le bruit et l'éclat qui se faisaient autour +des saint-simoniens. Il assistait à la parade de ces derniers, en +spectateur ironique, dédaigneux et probablement aussi un peu jaloux. +«On ne conçoit pas, écrivait-il à M. Muiron, comment ces histrions +sacerdotaux peuvent se former une si nombreuse clientèle.» Et encore: +«Vous voulez que j'imite leur ton, leurs capucinades sentimentales. +C'est le ton des charlatans. Jamais je ne pourrai donner dans cette +jonglerie.» Ce fut cependant de ce côté que vint le coup de vent qui, +après plus de vingt ans d'attente, enfla pour la première fois ses +voiles. Lors du démembrement de l'école saint-simonienne, deux de +ses membres importants, M. J. Lechevalier et M. A. Transon, rebutés +par les doctrines d'Enfantin, mais non désabusés des chimères, +passèrent au fouriérisme et lui apportèrent une ardeur de propagande +que personne n'avait encore déployée à son service. M. Lechevalier +commença des leçons publiques, tandis que M. Transon publiait, dans +la <cite>Revue encyclopédique</cite> de Pierre Leroux et de Jean Reynaud, un +résumé de la thèse phalanstérienne. Encouragés par ces accessions, +les fouriéristes de la veille se mirent aussi en mouvement. Le +<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> maître lui-même fit des conférences à Paris; Considérant +ouvrit un cours à Metz; de nombreuses publications furent lancées +dans le public. Jamais tant de bruit ne s'était fait autour de cette +doctrine. Quelques mois après, en 1832, l'école se sentit assez +fortement constituée pour se donner un organe périodique qui s'appela +<cite>le Phalanstère</cite> ou <cite>la Réforme industrielle</cite>. Bientôt même, grâce +au concours de M. Baudet-Dulary, député, un essai de colonisation +phalanstérienne fut tenté à Condé-sur-Hesgres, près de Rambouillet; +il échoua complètement. Quoique les adeptes expliquassent cet échec +par l'insuffisance des moyens, l'effet en fut fâcheux, et le crédit +du fouriérisme s'en trouva singulièrement ébranlé. D'ailleurs, la +lumière projetée sur les livres du chef de la secte avait pour +résultat de mettre en relief les immoralités et les extravagances +qui y pullulaient: les premières soulevaient un cri de réprobation, +les secondes un éclat de rire, plus redoutable encore. Vainement les +phalanstériens s'emportaient-ils contre ceux qui se scandalisaient +ou s'égayaient, vainement accablaient-ils les journaux de leurs +explications justificatives: le mouvement des adhésions s'arrêta; +plusieurs fidèles même s'éloignèrent, entre autres MM. Lechevalier et +Transon; ce dernier, d'une âme ardente, généreuse, compatissante aux +malheureux, devait trouver bientôt après, dans le catholicisme, la +vérité qu'il avait longtemps cherchée avec droiture auprès des faux +prophètes. Force fut, en 1834, d'interrompre la publication de la +<cite>Réforme industrielle</cite>.</p> + +<p>Fourier, toutefois, tenait bon: ne fléchissant ni sous le sarcasme, +ni sous l'indignation, il anathématisait ce monde imbécile et +aveugle, exprimait son mépris pour ces «petits Français» incapables +de comprendre la vérité, flétrissait ses adversaires qu'il +classait sous vingt-huit catégories, et continuait à demander +imperturbablement le million dont il avait besoin pour fonder +son premier phalanstère. Traité toujours par ses disciples de +«révélateur», de «démiourgos du monde sociétaire», d'«architecte +du bonheur sur la terre», il morigénait ceux d'entre eux qui, par +peur du rire ou du scandale, <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> voulaient faire quelques +sacrifices au sens commun ou au sens moral. «Je ne ferai pas de +basses concessions», leur disait-il. Faut-il croire que la constance +du maître rendit du cœur aux disciples? Toujours est-il qu'en +1836 il se produisit comme une reprise de la propagande fouriériste. +La <cite>Réforme industrielle</cite> reparut sous le titre de la <cite>Phalange</cite>; +c'était Considérant qui la dirigeait. Fourier ne put lui donner +que quelques articles. Il mourut, le 9 octobre 1837, à l'âge de +soixante-cinq ans, entouré de ses adeptes qui firent graver sur sa +tombe ses deux maximes: <em>Les attractions sont proportionnelles aux +destinées</em>.—<em>La série distribue les harmonies</em>.</p> + +<p>Cette mort ne mit pas fin au fouriérisme, qui, débarrassé de +son bizarre fondateur, prit au contraire plus de développement +et s'organisa en une sorte de corporation sous la direction +de Considérant. Ce dernier, qui avait beaucoup plus de talent +d'exposition que Fourier, alla, de ville en ville, faire des +prédications de «phanérogamie» et d' «harmonie passionnelle». Des +hommes, dont quelques-uns ne manquaient pas de valeur, MM. Cantagrel, +Vidal, Toussenel, Laverdant, etc., concouraient à cet apostolat. +Grâce à la munificence d'un Anglais, la <cite>Phalange</cite> put paraître trois +fois par semaine; bientôt même, l'école eut son journal quotidien, +la <cite>Démocratie pacifique</cite>. Sans abandonner l'ensemble de la doctrine +du maître, ses disciples en laissaient prudemment dans l'ombre les +parties les plus choquantes, pour s'attacher surtout à la thèse +économique; ils ne parlaient plus, du reste, d'une transformation +rapide et universelle, mais seulement d'un travail d'amélioration +successive. Fidèles, en cela, à l'esprit du fondateur de l'école, ils +prirent, surtout au début, grand soin de ne pas se confondre avec le +parti révolutionnaire, et se piquèrent d'être des «pacifiques», comme +le disait le titre même de leur journal. Aussi étaient-ils mal vus +des démocrates militants, qui leur reprochaient de «louvoyer dans +les eaux du monde officiel». Sur beaucoup de questions courantes, +ils parlaient comme les conservateurs. La vérité est qu'ils ne se +rattachaient à aucun parti. Ils affichaient un grand dédain de la +<span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> «comédie parlementaire» et se vantaient «d'avoir tué la +politique». Pour eux, il n'y avait qu'une question, la question +sociale: «L'organisation du travail, disaient-ils, la grande idée +soulevée au commencement du siècle par Fourier, emporte dans son +tourbillon non seulement ceux qui l'acceptent, mais encore ceux qui +s'efforcent de lutter contre elle.» Avec le temps, toutefois, ils +tendirent à se rapprocher de l'extrême gauche, sans se confondre avec +elle, et, vers la fin de la monarchie de Juillet, on les retrouvait +presque toujours faisant campagne contre M. Guizot.</p> + +<p>En somme, après être resté pendant de longues années absolument +ignoré et impuissant, le fouriérisme finissait par prendre une place +relativement importante dans le mouvement intellectuel de ce temps. +Ses thèses étaient sans doute trop abstraites et trop compliquées +pour être comprises et goûtées des masses; la plupart de ses +adeptes étaient des bourgeois, des esprits d'une certaine culture; +quelques-uns, d'anciens élèves de l'École polytechnique. Mais si +ceux-là étaient peu nombreux qui acceptaient et professaient toute la +doctrine, on en retrouvait comme un reflet dans beaucoup d'esprits +dévoyés. Il n'était pas jusqu'à la littérature sur laquelle elle +ne fît sentir son action. Déjà l'on a eu occasion de signaler le +concours donné au socialisme par certains romanciers; concours très +efficace, car le roman pénétrait là où l'on se fût ennuyé d'un livre +abstrait; il arrivait à la raison par l'imagination, ce qui est, chez +beaucoup, le chemin le plus facile et le plus prompt; il donnait aux +chimères une apparence de vie. Parmi ces romanciers socialistes, +nul ne fut plus lu et n'exerça plus d'action qu'Eugène Süe. L'homme +et son œuvre nous sont déjà connus<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>. Pour le moment, je veux +seulement noter que l'un de ses grands romans-feuilletons de cette +époque, les <cite>Sept Péchés capitaux</cite>, publié dans le <cite>Constitutionnel</cite>, +était la détestable mise en scène des pires théories de Fourier sur +la légitimité des passions. Politiquement, le fouriérisme <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> +a exercé aussi une certaine influence, et cette influence a été +mauvaise. Bien que non populaire, il a contribué à développer dans le +peuple cette idée fausse et dangereuse que toute souffrance et tout +mal viennent de l'organisation défectueuse de la société, et qu'ils +disparaîtraient avec un simple changement de cette organisation. +En outre, si peu intelligibles que les subtilités de l'attraction +passionnelle fussent pour des natures grossières, celles-ci n'étaient +que trop disposées à en retenir ces assertions simples, que le devoir +n'existe pas, que toute passion est légitime et que la vie se résume +dans la recherche du plaisir. En tout cela, le fouriérisme faisait +œuvre de décomposition sociale et morale, frayait la voie aux +révolutionnaires, dont il prétendait se distinguer, et assumait sa +part de responsabilité dans leurs méfaits.</p> + +<h4>IV</h4> + +<p>En étudiant le fouriérisme, le saint-simonisme et les autres écoles +prétendues pacifiques qui en dérivaient, nous avons retrouvé l'une +des origines du socialisme révolutionnaire. Cette origine n'est pas +la seule. Il en est une autre qui, pour être moins apparente, peut +cependant être reconnue: pour cela, il faut remonter jusqu'à Gracchus +Babeuf, qui prêchait hautement, sous le Directoire, l'abolition +de la propriété et le partage de toutes les terres, de toutes les +richesses. Cette filiation a échappé à la plupart des contemporains; +mais aujourd'hui l'on a la preuve que, des «égaux» de 1796 aux +socialistes de la fin de la monarchie de Juillet, la tradition s'est +continuée sans interruption. Un homme s'est trouvé, en effet, pour +la recevoir des mains de Babeuf, la garder avec une sorte de piété +sauvage et la transmettre aux générations nouvelles: c'est Buonarotti.</p> + +<p>Né à Pise, en 1761, d'une famille qui prétendait descendre <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> +de Michel-Ange, Philippe Buonarotti s'était jeté avec passion dans +la révolution française. Il prit part à la conspiration des «Égaux», +fut condamné avec Babeuf et jeté en prison pendant que ce dernier +était exécuté. Sous la Restauration, on le retrouve à Bruxelles et +à Genève, fort engagé dans la Charbonnerie, servant de lien entre +les ventes françaises et les ventes italiennes. Il était resté +fidèle à la sinistre mémoire de son premier chef, et publia, en +1828, une <cite>Histoire de la conspiration de Babeuf</cite>, à laquelle il +joignit un exposé des doctrines communistes de ce personnage. Rentré +à Paris après 1830, il fit paraître une nouvelle édition de son +livre. Presque ignoré de la bourgeoisie régnante, pauvre, vivant de +quelques leçons de musique, recueilli, vers la fin de sa vie, par le +marquis Voyer d'Argenson, qui, avec Charles Teste, frère du futur +et trop fameux ministre, fut son plus dévoué partisan, il tenait, +dans le parti révolutionnaire, le rôle d'une sorte de patriarche du +fanatisme démagogique, souvent consulté et exerçant son action non +seulement en France, mais à l'étranger; la «jeune Italie» et Mazzini +relevaient de lui. À sa mort, survenue en 1837, M. Trélat publia +une notice enthousiaste: «La vie de Buonarotti, disait-il, s'est +prolongée soixante-dix-sept ans, sans qu'on y ait découvert aucune +tache<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a>.» Un peu plus tard, au cours de son <cite>Histoire de dix ans</cite>, +M. Louis Blanc faisait un éloge non moins ému de l'ancien complice de +Babeuf, le comparait «aux sages de l'ancienne Grèce» et proclamait +que ses opinions étaient «d'origine céleste»; puis il le montrait, +«du fond de son obscurité, gouvernant de généreux esprits, faisant +mouvoir des ressorts cachés, entretenant avec la démocratie du +dehors des relations assidues, et tenant les rênes de la propagande, +qu'il fallût soit accélérer le mouvement, soit le ralentir<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>». Les +honneurs rendus par les initiés à la mémoire du vieux conspirateur +communiste se sont prolongés jusqu'à nos jours; en 1869, M. Ranc +a donné une nouvelle édition de l'<cite>Histoire de la conspiration +de Babeuf</cite>; <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> dans sa préface, il insiste sur l'influence +considérable de Buonarotti: «C'est grâce aux babouvistes, dit-il, +que, pendant le premier Empire et la Restauration, la tradition +révolutionnaire n'a pas été un seul instant interrompue, et que, +dès les premiers jours de 1830, le parti républicain s'est trouvé +reconstitué<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>.»</p> + +<p>Buonarotti usa naturellement de son autorité sur le parti +démocratique, pour y propager ses idées communistes. Son livre, à +peu près le seul de ce genre qui existât dans les premières années +de la monarchie de Juillet, se lisait dans les ateliers, et les +ouvriers s'y infectaient de «babouvisme». C'est évidemment sous son +influence que, peu après 1830, les idées socialistes ont pénétré dans +les sociétés secrètes et y ont pris, d'année en année, une place +plus large. On les a vues apparaître, dès la fin de 1833, chez les +sectionnaires des <em>Droits de l'homme</em>, qui pourtant étaient surtout +des agitateurs politiques et des doctrinaires républicains<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>. Elles +furent plus visibles encore dans la société des <em>Familles</em> et dans +celle des <em>Saisons</em>, sous l'inspiration de Blanqui et de Barbès<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>; +le journal <cite>l'Homme libre</cite>, qui fut, en 1838, l'organe clandestin de +la seconde de ces associations, était absolument babouviste. En même +temps, des journaux révolutionnaires, comme le <cite>Bon Sens</cite>, rédigé +par MM. Cauchois-Lemaire, Rodde et Louis Blanc, ouvraient une porte +plus ou moins large aux élucubrations antisociales. Certaines petites +feuilles, l'<cite>Égalité</cite> et l'<cite>Intelligence</cite>, ne renfermaient pas autre +chose.</p> + +<p>Ce fut surtout après l'émeute avortée du 12 mai, vers la fin de 1839 +et en 1840, que se produisit, dans les bas-fonds révolutionnaires, +une sorte de fermentation communiste. Les sectes <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> se +multiplièrent: <em>égalitaires</em>, <em>communistes</em>, <em>révolutionnaires</em>, +<em>fraternitaires</em>, <em>communitaires</em>, <em>communautistes</em>, <em>unitaires</em>, +etc. Comme on redoutait que cette variété ne nuisît à la puissance +de l'action, un certain nombre de meneurs se réunirent à Londres, en +novembre 1839, pour arrêter un programme commun<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a>. On avait choisi +une ville étrangère, par crainte de la police parisienne. Un rapport +fut rédigé «sur les moyens à prendre pour mettre la France dans une +voie révolutionnaire, le lendemain d'une insurrection victorieuse». +Le premier acte devait être la constitution d'un triumvirat +dictatorial nommé, non par la majorité du peuple, «qui pourrait se +tromper», mais par les «auteurs de l'insurrection». Ce triumvirat +décrétera, entre autres mesures, la suspension de l'exportation +des grains, le maximum sur les denrées alimentaires et le droit de +tout homme à l'existence. Le gouvernement «se fera, au profit de +la nation, premier manufacturier, directeur suprême de toutes les +industries»; il aura des magasins pour vendre ses produits et créera +des ateliers nationaux. Les enfants, à partir de cinq ans, seront +enlevés à leurs parents et livrés au gouvernement, pour que celui-ci +«leur inculque les bons principes». Tout auteur d'un livre ou d'un +article de journal tendant à rétablir l'ancien ordre de choses sera +condamné comme contre-révolutionnaire. Quant aux dépenses publiques, +on y fera face par les moyens suivants: émission de papier-monnaie; +séquestration des biens appartenant aux familles des individus qui +ont participé aux actes gouvernementaux depuis 1793; capitalisation +de l'impôt dans certains cas; abolition de l'hérédité des fortunes en +ligne collatérale; attribution à l'État de la quotité disponible dans +les héritages en ligne directe. Ce rapport, dont je ne fais connaître +qu'incomplètement les odieuses extravagances, fut imprimé à Londres +et distribué aux délégués, qui s'ajournèrent au mois de septembre +1840 pour prendre une décision. Ils se retrouvèrent <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> en +effet réunis à cette date et, après délibération, adoptèrent à +l'unanimité les conclusions du rapport.</p> + +<p>Tout en s'organisant ainsi dans l'ombre, les communistes +s'enhardissaient à faire des manifestations publiques; tel fut, +le 1<sup>er</sup> juillet 1840, le banquet de Belleville, dont il a été +parlé<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a>. Des publications de toutes sortes<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>, de petits +journaux, peu connus du monde bourgeois, mais ayant accès dans les +ateliers, notamment la <cite>Fraternité</cite>, fondée en 1845, répandaient +leurs doctrines et surtout leurs haines dans les centres industriels. +De nombreux ouvriers s'improvisaient apôtres du communisme auprès +de leurs camarades. «Je connais personnellement à Lyon et dans la +banlieue, écrivait Proudhon en 1844, plus de deux cents de ces +apôtres qui tous font la mission en travaillant... Tout cela, +vous pouvez m'en croire, aboutira à quelque chose, et le mouvement +n'est pas près de se ralentir; il y a progrès, et progrès effrayant +au contraire.<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a>» Ces prédicateurs trouvaient facilement des +auditeurs. «La propagande du communisme, observait alors Henri +Heine, possède un langage que chaque peuple comprend: les éléments +de cette langue universelle sont aussi simples que la faim, l'envie, +la mort. Cela s'apprend facilement<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a>.» Par moments, les passions +ainsi surchauffées dans les bas-fonds sociaux faisaient explosion au +dehors. Tel avait été, à la fin de 1841, l'attentat de Quénisset, +œuvre de la secte des <em>Égalitaires</em><a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a>. Plusieurs années +après, un procès criminel révélait l'existence d'une autre secte, +fondée en juillet 1846, celle des <em>Communistes matérialistes</em>: +ceux-ci, ouvriers de leur état, avaient décidé de détruire le +gouvernement et la société, non par l'insurrection ouverte, mais +en se servant des moyens nouveaux fournis par la physique et la +chimie; pour se procurer l'argent nécessaire, <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> ils étaient +convenus de recourir au vol, estimant que le vol commis en vue de +l'affranchissement de l'humanité était licite. Ce fut à l'occasion +d'un de ces vols qu'ils furent poursuivis et condamnés<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a>. Quelques +rares observateurs jetaient les yeux, de temps à autre, sur ce +travail souterrain et en étaient épouvantés: de ce nombre était +Henri Heine, qui revenait souvent sur ce sujet, dans ses lettres +à la <cite>Gazette d'Augsbourg</cite>. Il ne se lassait pas de signaler «cet +antagoniste de l'ordre existant, qui garde son terrible incognito et +qui réside, comme un prétendant nécessiteux, dans les sous-sols de la +société officielle»; puis il ajoutait: «Communisme est le nom secret +de cet adversaire formidable qui oppose le règne des prolétaires, +dans toutes ses conséquences, au règne actuel de la bourgeoisie. Ce +sera un épouvantable duel. Comment se terminera-t-il? C'est ce que +savent les dieux et déesses dont la main pétrit l'avenir. Pour notre +part, nous savons seulement que le communisme, bien qu'il soit peu +discuté à présent et qu'il traîne son existence souffreteuse dans des +mansardes cachées, sur sa couche de paille misérable, est pourtant le +sombre héros à qui il est réservé un rôle énorme, quoique passager, +dans la tragédie moderne, et qui n'attend que la réplique pour entrer +en scène<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>.»</p> + +<h4>V</h4> + +<p>L'agitation communiste dont nous venons de parler était à peu près +anonyme. Les publications, assez nombreuses à partir de 1839, dans +lesquelles des écrivains déclassés ou même de simples ouvriers +traçaient le plan d'une société idéale où tout serait partagé sous +la surveillance de l'État, demeuraient ignorées en dehors d'un +petit cercle; elles témoignaient de la fermentation des esprits +plutôt qu'elles n'exerçaient elles-mêmes une action étendue. Il est +un livre cependant qui, sans <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> être plus éloquent ni plus +original que les autres, s'est trouvé avoir trop de retentissement, +et a contribué trop efficacement à populariser le communisme, pour +qu'on ne fasse pas à l'œuvre et à son auteur une place à part: +nous voulons parler du <cite>Voyage en Icarie</cite>, publié en 1840 par M. +Cabet.</p> + +<p>À cette date, Étienne Cabet était âgé de cinquante-deux ans; figure +ronde et béate, expression vulgaire avec affectation de sensibilité +philanthropique; faux bonhomme, rusé, égoïste, et qui, avant de +prendre, par calcul, ce masque paterne, avait été l'un des violents +du parti révolutionnaire. Fils d'un tonnelier de Dijon, il fit +ses études comme boursier, puis, devenu avocat, il joua, sous la +Restauration, un rôle actif dans les sociétés secrètes. Ce lui fut +un titre suffisant, en août 1830, pour que M. Dupont de l'Eure +l'envoyât d'emblée procureur général à Bastia; mais l'exagération +de ses opinions le fit révoquer par le ministère Périer; il en +garda une amère rancune au gouvernement de Juillet. Nommé député +par les électeurs de la Côte-d'Or, il siégea à l'extrême gauche, +fonda le journal <cite>le Populaire</cite> et publia divers pamphlets contre la +monarchie. Ses excès de plume lui attirèrent plusieurs poursuites et, +en 1834, une condamnation à deux ans de prison. Il se réfugia alors +en Angleterre, où il resta jusqu'en 1839. Ce fut là , en lisant Thomas +Morus et en causant avec Owen, qu'il résolut de se faire socialiste, +communiste même, et qu'il composa son <cite>Voyage en Icarie</cite>. Il en avait +terminé le manuscrit dès le commencement de 1838; mais, rendu prudent +par ses premières mésaventures judiciaires, il consulta ses amis, +entre autres Lamennais, pour savoir si un tel livre ne l'exposerait +pas à des poursuites. Il en retarda la publication jusqu'en janvier +1840, et encore, à cette époque, le fit-il paraître d'abord sans +bruit et sous le pseudonyme de Dufruit. Ce ne fut qu'aux éditions +suivantes qu'il osa le signer de son nom.</p> + +<p>Le <cite>Voyage en Icarie</cite> est une sorte de roman, ce qui permet à +l'auteur d'en prendre à son aise avec les réalités et lui rend +faciles les affirmations les plus arbitraires. Voici la fable: +Un <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> jeune Anglais, lord Carisdall, se rend, en décembre +1835, dans l'Icarie, où la société est organisée selon les idées +de Cabet, et où, par suite, tout le monde est aussi heureux que +vertueux. Les honneurs de ce pays sont faits au voyageur par un jeune +homme dont le grand-père, un ancien duc, avait été le compagnon du +charretier Icar, fondateur de l'Icarie; le père de ce même jeune +homme, autrefois magistrat éminent, est serrurier de son état, et +sa sœur, après avoir reçu la plus brillante éducation, exerce +la profession de couturière. N'est-ce pas un coup de maître, pour +gagner le cœur des ouvriers, que de débuter ainsi en ramenant +à leur niveau et en mêlant à leurs rangs les aristocrates de la +naissance et de l'éducation? En Icarie, les biens sont communs; +l'État possède tout le capital social et en répartit les revenus +entre les membres de la société, non plus même suivant la capacité, +comme le voulaient les saint-simoniens, mais suivant les besoins de +chacun; il loge, habille, nourrit tous les citoyens; la table est +même fort recherchée, ce qui ne devait pas être la moins efficace +des séductions à l'adresse des affamés<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a>. Chacun travaille, mais, +comme dans le phalanstère, le travail est attrayant et, grâce à des +machines merveilleuses, ne dure que cinq ou six heures par jour. +N'objectez pas que l'absence d'intérêt personnel produira, comme +toujours, la paresse. L'auteur affirme que nul ne se refusera à +travailler, du moment où l'oisiveté sera, en Icarie, aussi infâme +qu'ailleurs le vol. Tout est réglé par l'autorité, le lever, le +coucher, le travail, les repas, le silence, les conversations, les +chants, les récréations. Personne qui ne reçoive sa tâche, aussi +bien le savant et l'artiste que les manœuvres. On ne peut écrire +de livres nouveaux qu'avec la permission ou plutôt sur la commande +du gouvernement; quant à ceux des livres anciens que le pouvoir +juge dangereux, <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> ils sont brûlés. Ni juges, ni avocats, ni +gendarmes, dans cette société d'où, paraît-il, les mauvaises passions +de l'homme ont été extirpées en même temps que la propriété. Si, par +impossible, un crime était commis, l'auteur en serait enfermé dans +une maison de santé, car ce ne pourrait être qu'un fou. Il semblerait +que ce communisme dût aboutir à la promiscuité des sexes; Cabet +conserve cependant la famille, et nous affirme même qu'en Icarie +elle sera garantie contre toute impureté, contre toute faiblesse. +Cette sorte d'inconséquence venait-elle d'un scrupule de pudeur? +N'était-elle pas plutôt un calcul de prudence? En effet, à ceux de +ses disciples qui, plus logiques, concluaient à la communauté des +femmes, le maître se bornait à répondre qu'ils s'exposeraient ainsi à +être poursuivis comme les saint-simoniens, et que c'était déjà bien +assez de s'attaquer à la propriété, sans se mettre, au même moment, +sur les bras les défenseurs de la famille. Il semblait donc arrêté +surtout par une considération d'opportunité.</p> + +<p>Cabet se défend de vouloir imposer son régime par la violence. En +attendant que les peuples séduits aient fait du monde une vaste +Icarie, il veut bien indiquer les mesures transitoires par lesquelles +on peut s'acheminer vers cette transformation: suppression de +l'armée; prélèvement de cinq cents millions sur le budget pour +entretenir des ateliers nationaux et payer le logement des pauvres; +fixation par l'État du salaire des ouvriers et du prix des objets de +consommation, impôt progressif sur la richesse et le superflu.</p> + +<p>Le système icarien ne tient aucun compte des conditions de la nature +humaine ni des plus simples exigences du bon sens; il n'est du reste +pas plus agréable pour une imagination délicate que satisfaisant +pour une raison droite; mais la nullité, la platitude, l'absurdité, +le ridicule même ne sont pas des motifs d'insuccès auprès du +vulgaire. Dans l'œuvre de Cabet, tout était combiné, avec une +certaine adresse subalterne, pour caresser et séduire la convoitise, +l'amour-propre, la jalousie des pauvres gens. Cette vision de vie +facile et plantureuse, présentée comme une réalité vivante, touchait +ceux qui peinaient, <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> mieux que n'eussent pu le faire les +raisonnements les plus rigoureux ou les plus ingénieuses inventions. +Ajoutez un certain ton de sensibilité dont la naïveté populaire était +facilement dupe. Aussi le succès fut-il considérable. Le législateur +de l'Icarie devint, dans une partie du monde ouvrier, l'objet d'une +sorte de dévotion attendrie; traité de <em>père</em> par ses adeptes, il +recevait des députations d'hommes et de femmes venant lui apporter +d'immenses bouquets. Ce rôle d'idole plaisait à son égoïsme et à +son orgueil. Ignorant tout ce qui n'était pas lui, il souriait avec +une bienveillance dédaigneuse, quand quelqu'un lui parlait d'autre +chose que de ses ouvrages. On ne saurait d'ailleurs lui refuser une +certaine habileté d'organisation et de propagande. D'une fécondité +égale à sa médiocrité, il multipliait les brochures, toutes roulant +sur les doctrines icariennes, promettant le même bonheur et la même +égalité; c'était généralement un dialogue où son partisan, maître +Pierre, confondait maître Jacques, son adversaire, le tout avec +accompagnement de lettres dans lesquelles des correspondants inconnus +ou supposés témoignaient de leur admiration et de leur vénération +pour le réformateur. Il avait trouvé moyen de se créer une armée de +courtiers fanatiques qui s'en allaient placer ses brochures dans +les ateliers de Paris et de province, au profit de ses idées et +de sa bourse. Ainsi se formèrent des centres «icariens» à Lyon, à +Toulouse, à Marseille, à Limoges, à Mulhouse, à Saint-Quentin et +dans d'autres villes industrielles. Si bien qu'au lendemain de la +révolution de 1848, Cabet est apparu comme une des puissances avec +lesquelles le gouvernement provisoire était obligé de compter. Quelle +plus saisissante preuve de son crédit que la douloureuse odyssée de +ces centaines d'ouvriers et d'ouvrières qui sont partis alors, sur +la foi de sa parole, pour les solitudes du Texas, afin d'y chercher +cette Icarie dont le mirage avait séduit et allumé leurs grossières +imaginations! Qui peut même affirmer que ces malheureux seront +désabusés, quand, après le plus lamentable des avortements, ils +reviendront décimés, déguenillés et décharnés?</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> VI</h4> + +<p>Ce fut en 1840, quelques mois après la publication du <cite>Voyage en +Icarie</cite>, que Louis Blanc fit paraître sa brochure sur l'<cite>Organisation +du travail</cite>: il n'avait pas encore trente ans. Il était né en 1811, +à Madrid, où son père remplissait les fonctions d'inspecteur des +finances du roi Joseph; sa mère était une Pozzo di Borgo, d'une +distinction rare et d'une vive piété; son grand-père maternel, +royaliste ardent, avait été guillotiné pendant la Terreur. La chute +de Napoléon priva le père de Louis Blanc de sa place et laissa sa +famille dans la gêne. Toutefois, en souvenir de l'aïeul, Louis XVIII +accorda une pension à l'ancien fonctionnaire impérial et des bourses +de collège à ses deux fils. Ceux-ci, ayant terminé leurs études et +perdu leur mère, étaient en route pour chercher fortune à Paris, +quand éclata la révolution de 1830<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>. Cet événement les priva de +la pension faite à leur père: ce n'était plus seulement la gêne, +c'était la misère, d'autant que, sous ce coup, M. Blanc, déjà malade +et assombri, vit sa raison s'égarer. Voilà donc Louis, à dix-neuf +ans, cherchant péniblement un gagne-pain, en compagnie de son frère +cadet. Tour à tour copiste, clerc d'avoué, répétiteur, frappant à +des portes qui ne s'ouvraient pas toujours, non seulement il était +entravé dans son ambition, mais n'avait pas chaque soir de quoi +manger: dénuement que le contraste lui faisait ressentir plus encore, +quand, invité par un parent riche, et dissimulant sa pauvreté, il se +retrouvait, pour quelques heures, dans ce monde élégant où le sort +l'avait fait naître<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>. Que d'amertumes s'amassèrent alors dans +cette <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> âme, énergique sans doute, tenace, mais orgueilleuse, +haineuse, jalouse! Que de serments d'Annibal contre la société à +laquelle le jeune homme s'en prenait de ses privations et de ses +humiliations! Lui-même a dit plus tard, en 1848, dans une de ses +conférences du Luxembourg: «Si je n'ai pas été ouvrier comme Albert +et comme vous, j'ai subi de votre existence tout ce qu'elle peut +contenir de plus amer. Moi aussi, j'ai été pauvre, j'ai vécu à la +sueur de mon front; dès mes premiers pas dans le monde, j'ai porté le +fardeau d'un ordre social inique, et c'est alors que, devant Dieu, +devant ma conscience, j'ai pris l'engagement, si je cessais un jour +d'être malheureux, de ne jamais oublier ce qui a fait le malheur d'un +si grand nombre de mes frères.»</p> + +<p>Aux souffrances de la pauvreté s'ajoutait, pour le jeune Louis Blanc, +la mortification, peut-être plus douloureuse encore, de sa petite +taille; il avait un aspect si enfantin que, même plus tard, tous ceux +qui le voyaient pour la première fois lui donnaient douze ou treize +ans<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a> et le traitaient en conséquence, les hommes ne le prenant +pas au sérieux et les femmes riant de ses velléités galantes. En +quête d'une place, il fut conduit, un matin, par M. Flaugergues, chez +le duc Decazes, grand référendaire de la Chambre des pairs; celui-ci +<span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> était assis sur son lit, lisant un journal. M. Flaugergues, +après les formalités d'usage, recommanda son protégé au duc, qui, +se tournant vers Louis Blanc, le frappa légèrement sur la joue: +«Eh bien, dit-il, nous verrons ce qu'on peut faire pour ce petit +garçon.» «Je sortis et ne le revis plus», racontait, longtemps après, +Louis Blanc encore tout mortifié de cette scène; et il ajoutait, en +savourant sa vengeance: «Étrange moquerie du destin! Le 1<sup>er</sup> mars +1848, il était donné à ce petit garçon de coucher dans le lit où il +avait vu le duc assis, plusieurs années auparavant, et que le duc +venait de quitter<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a>.»</p> + +<p>Bientôt, cependant, l'horizon s'éclaircit devant Louis Blanc. Il +trouva une place de précepteur chez un fabricant d'Arras, et fit +ses débuts de journaliste dans la feuille radicale de cette ville. +Revenu à Paris en 1834, il collabora au <cite>Bon Sens</cite>, au <cite>National</cite>, +au <cite>Monde</cite>, se fit remarquer par Carrel, se lia avec Godefroy +Cavaignac, et acquit assez d'importance pour devenir, le 1<sup>er</sup> +janvier 1837,—il n'avait alors que vingt-cinq ans,—rédacteur en +chef du <cite>Bon Sens</cite>; puis, ce journal ayant disparu en 1838, il fonda +et diriga la <cite>Revue du progrès</cite>, dans laquelle écrivirent Félix Pyat, +Étienne Arago, E. Duclerc, Dupont l'avocat, Godefroy Cavaignac, +Dornès, Mazzini, etc... Aussi Henri Heine pouvait-il dire de lui, +en 1840, qu'il était «une des notabilités du parti républicain», et +il ajoutait: «Je lui crois un grand avenir, et il jouera un rôle, ne +fût-ce qu'un rôle éphémère; il est fait pour être le grand homme des +petits, qui sont à même d'en porter un pareil avec facilité sur leurs +épaules<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>.» Son talent était déjà ce qu'on l'a connu depuis, plus +d'un rhéteur que d'un homme politique. La phrase était bien faite, +soignée, d'allure noble et solennelle, non sans élégance, ni même +parfois sans une certaine éloquence sentimentale qui rappelait le +dernier siècle, mais un peu monotone, manquant de relief, d'imprévu +et de jeunesse. Il tenait beaucoup de Rousseau pour la forme et le +fond. Fort occupé et fort soigneux de son succès, attentif à flatter +le peuple et à se <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> faire en même temps, auprès des délicats, +le renom d'un lettré, habile surtout à se ménager des appuis dans +les journaux démocratiques de toute nuance, il savait, au besoin, se +faire modeste et doucereux, tout en demeurant au fond très dédaigneux +et très personnel<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>.</p> + +<p>En entrant dans la presse, Louis Blanc s'était engagé dans le parti +républicain extrême, se posant en radical, en jacobin, nullement +libéral et faisant ses dévotions à Robespierre. Mais, bien qu'il +parût alors principalement préoccupé de poursuivre une révolution +politique, il se distinguait de la plupart des hommes à côté desquels +il écrivait, par un accent et un tour d'idées socialistes. Avec le +temps, ce caractère devint de plus en plus marqué, et fut tout à fait +dominant dans les articles de la <cite>Revue du progrès</cite>. Il n'était pas +jusqu'à l'<cite>Histoire de dix ans</cite>, parue en 1840, où ne se trahît le +parti pris de changer la société: sans doute, ce pamphlet historique +était avant tout une machine de guerre contre la monarchie de +Juillet; mais derrière cette monarchie l'écrivain poursuivait, avec +une singulière âpreté de haine et de dénigrement, la bourgeoisie, +envisagée comme la personnification des idées économiques régnantes, +de la concurrence, du laisser-faire, du crédit individuel, de la +féodalité financière, de l'«individualisme», de toutes ces «doctrines +sans entrailles» qui ne songent qu'«à augmenter la masse des biens, +sans tenir compte de leur répartition», qui «éloignent l'intervention +de tout pouvoir tutélaire dans l'industrie», qui «protègent le fort +et laissent l'existence du faible à la merci du hasard<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a>».</p> + +<p>Ce fut surtout par sa brochure sur l'<cite>Organisation du travail</cite>, +publiée en septembre 1840<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a>, que Louis Blanc prit rang parmi +<span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> les théoriciens du socialisme. L'auteur débutait par poser +vivement cette question: «Le pauvre est-il un membre ou un ennemi +de la société? Qu'on réponde. Il trouve, tout autour de lui, le sol +occupé. Peut-il semer la terre pour son propre compte? Non, parce +que le droit de premier occupant est devenu droit de propriété. +Peut-il cueillir les fruits que la main de Dieu fait mûrir sur le +passage des hommes? Non, parce que, de même que le sol, les fruits +ont été appropriés.» Louis Blanc poursuivait ses interrogations; il +montrait le pauvre ne pouvant pas même tendre la main ou s'endormir +sur le pavé des rues, parce qu'il y a des lois contre la mendicité +ou le vagabondage; puis il ajoutait: «Que fera donc ce malheureux? +Il vous dira: «—J'ai des bras, j'ai une intelligence... Tenez, +prenez tout cela, et en échange, donnez-moi un peu de pain.» C'est +ce que font et disent aujourd'hui les prolétaires. Mais, ici même, +vous pouvez répondre au pauvre: «—Je n'ai pas de travail à vous +donner.» Que voulez-vous qu'il fasse alors? Vous voyez bien qu'il +ne lui reste plus que deux partis à prendre: se tuer ou vous +tuer.» L'auteur concluait que l'État devait «assurer du travail au +pauvre»; non que cette conclusion lui parût satisfaire pleinement +aux exigences de la «justice»; il faudrait davantage pour établir +véritablement «le règne de la fraternité»; mais du moins, ce travail +une fois assuré, «la révolte ne serait plus rendue nécessaire». Ce +résultat, si modeste qu'il fût, Louis Blanc constatait qu'il n'était +pas atteint. Pourquoi? À cause de la concurrence; là est, selon +lui, tout le mal, le vice capital de l'organisation sociale. La +liberté du travail n'est qu'un mensonge: elle aboutit à une guerre +sauvage, non seulement entre le capital et le travail, mais entre +le travail et le travail, entre le capital et le capital; elle +amène, par suite, la baisse continue des salaires, l'écrasement des +faibles, l'asservissement des pauvres et la constitution d'une +féodalité industrielle. Suivait <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> un tableau tragique des +misères du prolétariat ouvrier, des vices et des crimes qui en sont +la conséquence, de la famille dissoute, de l'enfance atrophiée et +pervertie, etc. Que tout fût imaginaire dans ce tableau, nul ne +pourrait l'affirmer; mais l'auteur exagérait violemment le désordre, +envenimait et exaspérait perfidement les souffrances; et puis, +n'était-il pas arbitraire d'imputer à la seule concurrence un mal qui +avait beaucoup d'autres causes économiques et surtout morales?</p> + +<p>Où Louis Blanc cherchait-il le remède? Tout d'abord, resté factieux +en devenant utopiste, il combattait ceux qui, comme les fouriéristes +et les saint-simoniens, se bornaient à rêver le changement de la +société sans vouloir bouleverser le gouvernement. Pour lui, si +la révolution sociale est le but final, la révolution politique +est le moyen nécessaire. L'émancipation du prolétariat lui paraît +d'ailleurs une œuvre trop compliquée pour s'accomplir par des +efforts individuels. Il y faut appliquer «la toute-puissance de +l'État». Donc les prolétaires doivent commencer par s'emparer du +pouvoir. «Prenez-le pour instrument, leur dit-il, sous peine de le +rencontrer comme obstacle.» Cet État, dont Louis Blanc ne craint +pas de développer sans mesure l'autorité et l'intervention, sera +«le régulateur suprême de la production»; à lui de prévenir les +crises qui naissent de la libre concurrence. Comment, d'après quels +principes, sur quelles données? L'auteur néglige de l'indiquer. +L'État doit être en outre le «banquier des pauvres» et leur «fournir +les instruments de travail». Sur ce point, Louis Blanc veut bien +préciser son système. Le gouvernement fera un grand emprunt dont le +produit servira à créer des «ateliers sociaux» affectés aux diverses +branches de l'industrie. Les statuts de ces ateliers, rédigés par +les pouvoirs publics, auront force de loi. Les salaires y seront +égaux, par cette raison qu'ils doivent être réglés non d'après la +capacité ou les œuvres, mais d'après les besoins. Il paraît que +le vieux mobile de l'intérêt personnel sera heureusement remplacé, +chez l'ouvrier émancipé, par le sentiment de l'honneur collectif, et +par une disposition, présumée permanente, à la <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> fraternité +et au dévouement. La hiérarchie des fonctions, dans l'intérieur de +chaque atelier, sera constituée par le gouvernement, la première +année; par l'élection, les années suivantes. Les hommes ainsi appelés +à remplir l'office des patrons, des ingénieurs, des chefs d'usines +et de comptoirs, ceux qui devront apporter la science, l'expérience, +la direction, l'esprit d'initiative ou de prévoyance, si essentiels +au succès de l'entreprise industrielle, n'auront pas un salaire plus +considérable que le moindre ouvrier; ils n'auront non plus aucune +responsabilité. Quant aux capitalistes, ils sont autorisés, invités +même à apporter leur argent; on leur servira un intérêt garanti +par l'État, qui prend ainsi à sa charge tous les risques de la +gestion; mais ils ne toucheront rien des bénéfices. Ces bénéfices +seront divisés en trois parts: l'une, répartie également entre +tous les membres de l'atelier; l'autre, destinée à l'entretien des +vieillards, des malades, et à l'allègement des crises industrielles; +la troisième, consacrée à fournir des instruments de travail à ceux +qui voudraient faire partie de l'association, de telle sorte que +celle-ci pourra s'étendre indéfiniment, même au delà des possibilités +de la consommation. Chaque membre aura le droit de disposer de son +salaire, mais l'auteur compte bien que l'association des travaux +conduira à «l'association des besoins et des plaisirs», c'est-à -dire +au communisme complet, qui est en effet le dernier mot du système. +Il compte aussi que les ateliers nationaux feront une concurrence +mortelle à l'industrie privée, ainsi réduite, avant peu, à capituler +aux mains de l'État; au besoin, on s'arrangerait pour qu'il en fût +ainsi: c'est ce que Louis Blanc appelle «se servir de la concurrence +pour tuer la concurrence». Révolution complète qu'il nous affirme +devoir s'accomplir facilement, rapidement et pacifiquement. Ce ne +sera du reste qu'une transition, et il nous laisse entrevoir, dans +les brumes de l'horizon, un règne plus complet de la «fraternité».</p> + +<p>Cette périlleuse et absurde chimère ne supporte pas un moment +l'examen. Un tel régime, en admettant qu'il y eût moyen de +l'établir, serait la ruine de notre industrie, qui ne <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> +pourrait soutenir la concurrence avec l'industrie étrangère, et ne +garderait même plus un seul entrepreneur capable, un seul ouvrier +laborieux; il serait la ruine de l'État, devenu le banquier de +toutes ces entreprises condamnées à la faillite; il serait la ruine +de la liberté, qui n'aurait plus aucune place en face de cet État +omnipotent, omnifaisant et omnipayant; il serait enfin la ruine +de la dignité humaine, disparaissant sous le niveau et dans la +confusion de ce communisme égalitaire. Rien d'original dans ces +erreurs économiques et morales; on pourrait indiquer celle qui est +empruntée au saint-simonisme, celle qui vient de Fourier, celle qui a +été ramassée dans les écrits de Cabet ou de Buonarotti. Encore Louis +Blanc a-t-il, par rapport à ses devanciers, notamment à Saint-Simon +et à Fourier, l'infériorité de ne pas nous offrir un système complet, +ayant une réponse telle quelle à toutes les questions de l'âme +humaine. Il ne voit dans la société que le travail industriel, dans +le travail industriel que le problème de la concurrence, et, pour +guérir les abus de cette concurrence, il n'a pas d'autre remède que +de la supprimer. Ce n'est donc plus l'œuvre complexe et longuement +méditée d'un esprit philosophique, mais l'improvisation d'un +journaliste qui, cherchant un moyen d'agitation et de popularité, a +rassemblé à la hâte quelques idées fausses, prises de-ci et de-là . Il +n'y a de nouveau et appartenant vraiment à Louis Blanc que la forme +éloquente donnée à ces idées, et le ferment redoutable de passion +révolutionnaire qui y est introduit.</p> + +<p>Le succès fut considérable, plus considérable que celui de toutes les +autres publications socialistes. Plusieurs éditions se succédèrent. +Ces mots: «organisation du travail», qui n'étaient pas d'ailleurs de +l'invention de Louis Blanc et que M. Arago avait déjà portés à la +tribune de la Chambre, le 16 mai 1840<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a>, devinrent la formule des +revendications du prolétariat. La faiblesse scientifique du système +facilitait sa diffusion; ce remède si sommaire, dont quelques pages +suffisaient <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> à donner la recette, cette vue si restreinte et +si superficielle de tant de graves problèmes étaient, beaucoup plus +que la complication touffue de Fourier ou la profondeur abstraite +de Pierre Leroux, à la portée des lecteurs populaires. Seule +l'imagination sensible de «papa Cabet» pouvait leur plaire autant; +encore Louis Blanc, parce qu'il tendait à la constitution d'une secte +moins étroite, moins délimitée que celle de l'Icarie, trouvait-il +un public plus étendu. Le beau langage du rhéteur, loin d'éveiller +la méfiance des ouvriers, semblait les flatter d'autant plus qu'il +était moins conforme à leur tour habituel d'esprit et à leur façon de +s'exprimer. Et surtout, avec quelle âpre jouissance les mécontents +et les malheureux se répétaient ces déclamations passionnées, où +ils trouvaient à la fois la vengeance et l'exaspération de leurs +souffrances! Nul écrivain ne contribua davantage à rendre la +démocratie laborieuse impatiente de son sort, à lui souffler la +haine de la société personnifiée dans la bourgeoisie; nul surtout +ne travailla plus efficacement à lui faire croire qu'un changement +de législation et de gouvernement pouvait faire disparaître tous +ses maux, et qu'il lui suffirait de mettre la main sur le pouvoir +pour effectuer ce changement, de rendre quelques décrets pour en +recueillir aussitôt l'immense bénéfice. Pendant un temps, Louis Blanc +n'a eu qu'à jouir de la popularité ainsi conquise, et c'est grâce à +celle-ci qu'il a pu s'imposer, le 24 février 1848, comme membre du +gouvernement provisoire. Mais, par un châtiment mérité, il s'est vu +aussitôt sommé d'apporter au prolétariat la réalisation de l'immense +et trompeuse espérance par laquelle il avait avivé ses convoitises. +On sait à quelle lamentable banqueroute le parlement ouvrier du +Luxembourg a promptement abouti, et comment, pour faire diversion +aux embarras et aux humiliations de cette banqueroute, l'auteur de +l'<cite>Organisation du travail</cite> s'est jeté et perdu dans les émeutes +démagogiques.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> VII</h4> + +<p>Il est un homme qu'on ne peut omettre dans la galerie des socialistes +de ce temps, et qu'il serait cependant malaisé de rattacher à +quelqu'une des écoles déjà étudiées; c'est Proudhon. Pour connaître +son œuvre, il faut, avant tout, le connaître lui-même: il s'agit +ici bien plus de l'analyse d'un tempérament que de celle d'un +système, de l'histoire d'une passion que de celle d'une doctrine. +Né à Besançon, en 1809, d'un ouvrier et d'une fille de campagne +servante pour les gros ouvrages, employé, dans son enfance, à garder +les vaches ou à faire le métier de garçon de cave, Pierre-Joseph +Proudhon avait obtenu, par l'entremise de quelques personnes +charitables, d'être admis au collège en qualité d'externe non payant. +Ce fut donc encore un boursier, comme Pierre Leroux, comme Cabet, +comme Louis Blanc. Écolier ardent et opiniâtre au travail, mais +sans cesse entravé et humilié par sa misère, venant au collège en +sabots et sans chapeau, puni maintes fois pour avoir «oublié» des +livres qu'il n'avait pas le moyen d'acheter, ne trouvant pas de quoi +dîner chez ses parents, au retour d'une distribution de prix où il +avait remporté les premières couronnes, il se montrait déjà sombre, +farouche, irritable<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a>. Un jour que, suivant son instinct d'âpre +curiosité, il avait, dans la bibliothèque de la ville, demandé à +la fois un grand nombre d'ouvrages, le bibliothécaire, savant fort +obligeant qui devait être un de ses protecteurs, s'approcha de lui +et lui demanda en souriant: «Mais, mon petit ami, qu'est-ce que +vous voulez faire de tous ces livres?» L'enfant leva la tête, +toisa l'interrogateur et, pour toute réponse, lui jeta brusquement +<span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> un: «Qu'est-ce que cela vous fait<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120" title="Go to footnote 120"><span class="smaller">[120]</span></a>?» L'obligation de +gagner sa vie ne lui permit pas de terminer complètement ses études. +Successivement correcteur, typographe, prote, il acquit, en 1836, +une petite imprimerie dans laquelle il fit de mauvaises affaires. +En 1838, il brigua et obtint de l'Académie de Besançon la <em>pension +Suard</em>; cette pension de 1,500 francs était accordée, pour trois ans, +au jeune homme sans fortune qui montrait d'heureuses dispositions +dans les lettres, les sciences, le droit ou la médecine.</p> + +<p>C'était, pour ce fils d'ouvrier, une occasion de s'ouvrir une +carrière bourgeoise, d'autant mieux que l'honnête Académie +paraissait prendre au sérieux et exercer avec sollicitude le +patronage qu'elle avait assumé à son égard. Elle lui avait désigné, +à Paris, pour correspondant et protecteur, un de ses membres qui +faisait aussi partie de l'Académie française, M. Droz. Proudhon, +bien que peu porté à la reconnaissance, a dû plusieurs fois rendre +témoignage des bontés qu'avait eues pour lui ce moraliste aimable et +bienveillant<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121" title="Go to footnote 121"><span class="smaller">[121]</span></a>. D'autres personnages considérables, M. Jouffroy, +M. Cuvier, lui faisaient également favorable accueil. Mais, chagrin, +défiant, misanthrope, il repoussait ces avances et restait dans son +coin<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Go to footnote 122"><span class="smaller">[122]</span></a>. Était-ce modestie? C'était plutôt orgueil du plébéien +qui a peur de ne pas faire assez bonne figure dans un salon<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Go to footnote 123"><span class="smaller">[123]</span></a>. +Le rôle de protégé lui paraissait humiliant. Et puis n'attendez pas +de lui la patience de suivre la filière, de prendre la queue des +candidats; mieux valait, à son avis, tenter, à un moment donné, de +sortir des rangs et de brusquer la renommée. <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> Enfin, sans +avoir encore toutes les opinions qu'il affichera bientôt, il se +proclamait déjà républicain, égalitaire, il avait répudié toutes +les croyances chrétiennes de son enfance et surtout possédait, au +moins en germe, toutes les haines, toutes les amertumes qui feront +plus tard explosion dans ses divers écrits. En recevant sa pension, +il s'était fait le serment de ne pas abandonner ses frères du +prolétariat, de ne pas se laisser attirer dans la hiérarchie sociale, +mais, bien au contraire, de demeurer hors de cette hiérarchie pour +la combattre<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Go to footnote 124"><span class="smaller">[124]</span></a>. «Je pourrais, écrivait-il le 17 décembre 1838, +choisir d'autres voies de me pousser et de me faufiler; je ne le veux +pas. Je refuse d'aller aux soirées de M. Droz, de voir M. Nodier, +M. Baguet, M. Jouffroy, etc., et je n'y mettrai pas le pied... Ma +nomination par l'Académie n'a pas effacé mes souvenirs, et ce que +j'ai haï, je le haïrai toujours. Je ne suis pas ici pour devenir +un savant, un littérateur homme du monde; j'ai des projets tout +différents. De la célébrité, j'en acquerrai, j'espère; mais ce sera +aux frais de ma tranquillité et de l'amour des gens.» Et, l'année +suivante, le 15 octobre 1839, il ajoutait: «Je n'attends rien de +personne; je rentrerai dans ma boutique, l'année prochaine, armé, +contre la civilisation, jusqu'aux dents, et je vais commencer, dès +maintenant, une guerre qui ne finira qu'avec ma vie<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Go to footnote 125"><span class="smaller">[125]</span></a>.» Le bon +M. Droz ne comprenait pas grand'chose à la manière d'être d'un si +incommode pupille, et ne savait comment l'apprivoiser.</p> + +<p>Si Proudhon se refuse à prendre rang dans la vieille société, ce +n'est pas pour s'enrôler dans quelqu'un des partis révolutionnaires. +Dès le premier jour, il se vante de «n'appartenir à aucune +opinion<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Go to footnote 126"><span class="smaller">[126]</span></a>», et il gardera cette attitude jusqu'au bout. Il se +dit républicain, mais proclame son mépris et son aversion pour +toutes les coteries qui prennent cette étiquette; leur conduite +lui paraît «stupide», leur programme absurde<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Go to footnote 127"><span class="smaller">[127]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> Il sera +bientôt en état de guerre continuelle, implacable, avec les hommes +du <cite>National</cite>, et ne se sentira jamais plus heureux que quand, par +quelque «attaque effroyable», il les aura fait «pleurer et grincer +des dents<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Go to footnote 128"><span class="smaller">[128]</span></a>»; il traite fort mal ceux qu'il appelle les «séides +de Robespierre» et les «dévots à Marat<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Go to footnote 129"><span class="smaller">[129]</span></a>». Il n'est pas davantage +disposé à s'affilier à l'une des sectes socialistes. «Je ne suis, +écrit-il le 29 mai 1840, ni saint-simonien, ni fouriériste, ni +babouviste, ni d'aucune entreprise ou congrégation réformiste.» Un +autre jour, après avoir parlé de tous les prédicateurs d'évangiles +nouveaux: «Je n'ai pas envie, ajoute-t-il, d'augmenter le nombre de +ces fous<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Go to footnote 130"><span class="smaller">[130]</span></a>.» Individualiste à outrance, il ne pardonne pas aux +communistes de détruire la personnalité et la dignité humaines<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Go to footnote 131"><span class="smaller">[131]</span></a>. +Et surtout, il se révolte contre les impuretés de la réhabilitation +de la chair, de l'amour libre et autres divagations érotiques<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Go to footnote 132"><span class="smaller">[132]</span></a>. +S'il est donc <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> révolutionnaire et socialiste, c'est à sa +manière, qui n'est celle de personne autre; il n'éprouve le besoin +de se ranger sous aucun drapeau, et la conspiration qu'il se dispose +à poursuivre est, comme il le dit lui-même, une «conspiration +solitaire<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133" title="Go to footnote 133"><span class="smaller">[133]</span></a>».</p> + +<p>Proudhon ne voulut pas se dévoiler tout d'un coup. En 1839, il publia +un <cite>Discours sur la célébration du dimanche</cite>, sujet mis au concours +par l'Académie de Besançon. Un peu d'attention suffit sans doute +pour y découvrir en germe presque toutes les idées du socialisme +égalitaire qui seront développées dans ses ouvrages ultérieurs; +mais il tâchait de les couvrir du nom de Moïse, et les entourait +d'amplifications inoffensives ou même presque édifiantes. La menace +existait, seulement elle était dissimulée; et s'adressant au lecteur +qu'il supposait intrigué par le mystère, l'auteur s'écriait: +«Infortuné, comment me comprendriez-vous si vous ne me devinez pas?» +Le public ne chercha ni à comprendre ni à deviner. Le <cite>Discours</cite> +passa inaperçu, et personne ne s'arrêta à déchiffrer l'énigme qu'il +pouvait contenir. L'Académie de Besançon seule s'en occupa; bien +qu'un peu effarouchée, elle accorda une médaille à son pensionnaire, +et se borna à faire quelques réserves par l'organe de son rapporteur, +l'abbé Doney, qui devait être plus tard évêque de Montauban.</p> + +<p>Proudhon fut étonné et quelque peu mortifié de n'avoir pas fait +scandale<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134" title="Go to footnote 134"><span class="smaller">[134]</span></a>; il en conclut à la nécessité de frapper plus fort, +et se mit à rédiger son <cite>Mémoire sur la propriété</cite>. Dans quel état +d'esprit? On en peut juger par sa correspondance: «Je suis épuisé, +découragé, consterné, écrivait-il le 12 février <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> 1840. J'ai +été pauvre l'année dernière, je suis, celle-ci, indigent<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135" title="Go to footnote 135"><span class="smaller">[135]</span></a>..... Je +suis comme un lion; si un homme avait le malheur de me nuire, je le +plaindrais de tomber sous ma main... Mon travail sur la propriété +est commencé... L'ironie et la colère s'y feront trop sentir. C'est +un mal irrémédiable. Quand le lion a faim, il rugit... Malheur à la +propriété! malédiction!... Il est vrai que, sur certains passages +de mes lettres, on doit trembler pour ma tête. Hé! Dieu de mon âme, +c'est que je m'apprête à faire trembler les autres... Il faut que +je tue, dans un duel à outrance, l'inégalité et la propriété. Ou je +m'aveugle, ou elle ne se relèvera jamais du coup qui lui sera bientôt +porté<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Go to footnote 136"><span class="smaller">[136]</span></a>.» Le dernier trait est naïf; il trahit cet orgueil qui +était le fond de l'âme de Proudhon et peut-être l'explication de +beaucoup de ses actes. L'auteur était persuadé, en effet, que son +livre serait «l'événement le plus remarquable de 1840». Un autre +jour, il écrivait: «Je fais un ouvrage diabolique qui m'effraye +moi-même»; et il terminait ainsi sa lettre: «Priez Dieu pour moi.» +Le plus souvent, ce qui dominait en lui, c'était une sorte de joie +sauvage, à la pensée de la consternation qu'il allait jeter dans les +esprits: «Mon ouvrage est fini, et j'avoue que j'en suis content. +Je ne puis y penser sans un frémissement de terreur. Quand je songe +à l'effet qu'il produirait infailliblement, publié par un Arago, +j'éprouve les mêmes palpitations qu'un Fieschi, à la veille de faire +partir une machine infernale<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Go to footnote 137"><span class="smaller">[137]</span></a>.»</p> + +<p>Le Mémoire parut en juin 1840: c'était un volume de deux cent +cinquante pages. Dès les premières lignes, à cette <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> +question: «Qu'est-ce que la propriété?» Proudhon répondait: «La +propriété, c'est le vol.» Le défi, la recherche du scandale étaient +manifestes: sorte de rubrique de charlatan, pour faire retourner +les passants auxquels l'auteur en voulait de n'avoir pas été émus +par les hardiesses plus enveloppées du <cite>Discours sur le dimanche</cite>. +«Il fallait, a-t-il dit plus tard pour expliquer sa conduite, +étonner l'ennemi par l'audace des propositions... Un parti ne se +fût point prêté à cette tactique; elle exigeait une individualité +résolue, excentrique même, une âme trempée pour la protestation +et la négation. Orgueil ou vertige, je crus que mon tour était +venu<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138" title="Go to footnote 138"><span class="smaller">[138]</span></a>.» Toute sa vie, il devait, comme un nouveau cynique, se +plaire à stupéfier le badaud, plus encore, à l'épouvanter. Lui +représentait-on que ce n'était pas le moyen de gagner les gens, et +que l'on prenait plus de mouches avec une cuillerée de miel qu'avec +cent tonneaux de vinaigre? «Il ne s'agit pas de prendre des mouches, +répondait-il: il s'agit de les tuer<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Go to footnote 139"><span class="smaller">[139]</span></a>.» Parfois, il semblait tirer +vanité de sa violence. «La propriété, c'est le vol! écrivait-il, +il ne se dit pas, en mille ans, un mot comme celui-là . Je n'ai +d'autre bien sur la terre que cette définition de la propriété, +mais je la tiens plus précieuse que les millions de Rothschild.» +Infatuation d'autant plus étrange qu'en réalité la formule n'était +pas de lui, et qu'il l'avait empruntée à Brissot de Warville<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Go to footnote 140"><span class="smaller">[140]</span></a>. À +d'autres moments, il s'excusait presque d'avoir crié si fort. «Cela +sert avec les sots, disait-il; les sages aperçoivent le motif et +pardonnent à l'auteur<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Go to footnote 141"><span class="smaller">[141]</span></a>.» Et il ajoutait plus tard, en 1849, dans +le <cite>Représentant du peuple</cite>, toujours à propos de la même phrase: +«Cela se dit une fois; cela ne se répète pas. Laissons cette machine +de guerre, bonne pour l'insurrection, mais qui ne peut plus servir +aujourd'hui qu'à contrister les pauvres gens.»</p> + +<p>Après cet exorde tapageur, l'auteur du Mémoire tâche de <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> +détruire les divers fondements sur lesquels les philosophes, les +économistes ou les jurisconsultes font reposer la propriété; il +la déclare une idée contradictoire, une institution malfaisante, +et surtout lui reproche d'être en opposition avec la «justice». +Pour lui, la «justice» est l'égalité, l'égalité absolue, l'égalité +des conditions, des fortunes, des salaires. C'est à tort que le +saint-simonisme et le fouriérisme ont dit: «À chacun selon sa +capacité.» Toute part réclamée au nom du talent n'est qu'une «rapine +exercée sur le produit du travail». L'auteur regarde d'ailleurs le +talent comme une difformité qui tendra à disparaître avec l'égalité +des conditions, et il nous offre la perspective terne et morne +d'une société où toutes les intelligences seront nivelées comme les +salaires. Il supprime la concurrence: la valeur de chaque objet ne +varie plus selon l'offre et la demande; elle est tarifée d'après un +criterium absolu et immuable, qui est la durée du travail nécessaire +pour le produire; aucun compte n'est tenu du talent dépensé, ni +de la difficulté vaincue; c'est l'Académie des sciences qui sera +chargée de faire cette tarification. Tout cela ressemble fort aux +rêveries des communistes; et cependant Proudhon se défend d'aboutir +à la communauté, qu'il répudie au nom de la liberté et de la dignité +humaines. Ajoutons qu'entre temps l'auteur conclut de la négation +de la propriété à celle de l'autorité et se proclame «an-archiste». +Quant à Dieu, l'heure de sa condamnation n'a pas encore sonné; bien +au contraire, le Mémoire se termine par une sorte de prière adressée +au «Dieu de liberté et d'égalité».</p> + +<p>«Démolir», Proudhon s'y entend, et le mot même lui est familier. +Mais, cela fait, il ne semble guère s'inquiéter de reconstruire. +À peine, dans les dernières pages de son Mémoire, esquisse-t-il +vaguement une théorie de la «possession» par laquelle il se +flatte de remplacer la propriété, sans tomber dans la communauté. +Cette possession paraît être la propriété individuelle, moins ce +que l'auteur appelle l'«usure», c'est-à -dire moins la rente, le +fermage; elle ne dure qu'à condition d'être effective; elle est +transmissible par succession, <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> sous cette réserve que nul +ne doit cumuler deux héritages. Avec cette possession individuelle, +aliénable, transmissible, que deviendra l'égalité absolue des +conditions présentée par l'auteur comme la conséquence et même comme +la raison de l'abolition de la propriété? S'il y a conflit entre les +deux principes, quel pouvoir prononcera dans une société où l'on +a proclamé l'«anarchie»? Nous pourrions multiplier à l'infini ces +questions. Proudhon n'a essayé de répondre à aucune. En réalité, +après avoir accumulé les plus audacieuses négations, il n'apporte +pas une seule affirmation sérieuse. Lui-même avait le sentiment +de son impuissance et cherchait à s'en excuser. Raillant fort +dédaigneusement la présomption des faiseurs de système, fouriéristes +ou autres, il disait, à la fin de son Mémoire: «Quant à la science +de la société, je déclare que je n'en connais rien de plus que le +principe (il entendait par là le principe d'égalité absolue), et +je ne sache pas que personne aujourd'hui puisse se flatter d'avoir +pénétré plus avant.» Mais il n'admettait pas qu'on l'engageât à +suspendre la démolition, jusqu'au jour où il serait en mesure de +tracer le plan du nouvel édifice: «J'ai prouvé le droit du pauvre, +disait-il; j'ai montré l'usurpation du riche; je demande justice; +l'exécution de l'arrêt ne me regarde pas. Si, pour prolonger de +quelques années une jouissance illégitime, on alléguait qu'il ne +suffit pas de démontrer l'égalité, qu'il faut encore l'organiser, +qu'il faut l'établir sans déchirements, je serais en droit de +répondre: «Le soin de l'opprimé passe avant les embarras des +ministres...; le mal connu doit être condamné et détruit...; on ne +temporise pas avec la restitution.»</p> + +<p>La rapide analyse qui vient d'être faite de cet écrit ne saurait +donner l'idée de sa forme: tout un appareil de métaphysique, +d'économie politique, de jurisprudence, d'algèbre même, et en même +temps toutes les brusqueries, les familiarités, les amertumes, les +invectives, les personnalités de la polémique la plus emportée. +L'auteur lui-même définissait ainsi ce qu'il appelait «le genre +<em>Mémoire</em>»: «Moitié science, moitié pamphlet, noble, gai, triste +ou sublime... La science <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> pure est trop sèche; les +journaux trop par fragments; les longs traités trop pédants. C'est +Beaumarchais, c'est Pascal qui sont mes maîtres<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Go to footnote 142"><span class="smaller">[142]</span></a>.» Dans le double +personnage que cherchait ainsi à jouer Proudhon, le pamphlétaire +était bien supérieur au savant. Celui-ci se montrait lourd, obscur, +ennuyeux, pénible à suivre; celui-là , bien que dépourvu de grâce, +de souplesse et de variété, bien que manquant souvent le but par +excès de tension et de véhémence, était cependant alerte, rapide, +vigoureux; il avait le tour vif et brusque, un entrain endiablé, une +langue ferme, saine, précise; il excellait surtout dans le corps à +corps, plus puissant à assommer un homme qu'à discuter une idée. +Et quand, par hasard, il avait la chance de n'être plus dans le +faux, quand il s'attaquait aux sottises ou aux vilenies de quelque +socialiste rival, il avait des saillies de bon sens, et même des +révoltes d'honnêteté, d'une saisissante vigueur. Malgré ces bons +côtés, l'ensemble était sans agrément, indigeste et peu lisible. +Aussi le public n'en connaissait-il réellement que quelques pages +ou, pour mieux dire, quelques phrases. Ce qui faisait le plus défaut +à Proudhon, c'était le cœur: pas d'autre émotion que celle de la +colère. Quand il voulait être pathétique, imiter Jean-Jacques ou +Lamennais, il tombait dans la mauvaise rhétorique. Il se piquait +pourtant de ne pas faire œuvre de littérature, de n'être pas +«gent de lettres<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Go to footnote 143"><span class="smaller">[143]</span></a>». Vaine prétention! Quoique fort différent de +Louis Blanc, il était aussi un rhéteur, ou, si l'on aime mieux, un +sophiste, ce qui n'est qu'une autre variété de la même espèce.</p> + +<p>Le <cite>Mémoire sur la propriété</cite> ne fit pas tout d'abord le bruit que +son auteur en attendait. Inconnu, vivant dans l'ombre et l'isolement, +Proudhon eût eu besoin, plus que tout autre, d'être signalé au +public par la presse; il n'avait rien fait pour <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> se ménager +son concours. Sauf la <cite>Revue du progrès</cite> de Louis Blanc, pas un +journal ne parla de son livre. Au bout de quelques mois, cependant, +les cinq cents exemplaires de la première édition se trouvaient +placés, et il était question d'en faire une nouvelle. À l'Académie +de Besançon, le Mémoire causa d'autant plus d'émotion qu'il avait +été dédié à cette compagnie, avec une lettre-préface quelque peu +ironique; certains académiciens ne demandaient pas moins que la +déchéance du pensionnaire; après de longues délibérations, pendant +lesquelles ce dernier se montra tour à tour humble et menaçant, +l'Académie, toujours bonne personne, écarta les mesures de rigueur. +Ce ne fut pas le seul corps savant dont Proudhon eut alors à se +louer. Il avait fait hommage de son livre à l'Académie des sciences +morales; M. Blanqui, l'économiste, se chargea du rapport: tout en +réfutant les doctrines émises, il traita l'auteur en homme de science +et, par là même, le couvrit aux yeux du ministre de la justice, qui +était, en ce moment, sollicité de déférer aux tribunaux l'ennemi de +la propriété.</p> + +<p>Cette indulgence, loin de désarmer Proudhon, l'enhardissait. «Je +n'ai pas commencé pour reculer», écrivait-il<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Go to footnote 144"><span class="smaller">[144]</span></a>. Aussi le voit-on +faire paraître, coup sur coup, en avril 1841 et en janvier 1842, +deux nouveaux Mémoires, le premier de forme relativement modérée, +le second plus violent que jamais<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Go to footnote 145"><span class="smaller">[145]</span></a>. Il y revient sur les mêmes +thèses, sans addition ni atténuation. Tout en visant surtout la +propriété, il maltraite avec rudesse, chemin faisant, Lamennais, +Considérant et le <cite>National</cite>. Le dernier de ces pamphlets lui valut +une poursuite devant la cour d'assises de Besançon, ce qui ne laissa +pas que de lui faire, un moment, assez peur; mais il s'en tira avec +la finesse d'un paysan franc-comtois: à l'audience, il débita, d'un +ton bonhomme et tranquille, une exposition si volontairement obscure +de sa doctrine, que les braves jurés, n'y comprenant <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> rien, +se persuadèrent avoir devant eux un savant, non un conspirateur, +et qu'ils l'acquittèrent. Le seul résultat du procès fut de mettre +l'auteur un peu mieux en vue, ce qui lui était d'autant plus utile +que les journaux, même ceux d'extrême gauche, continuaient à faire +le silence autour de ses œuvres. «Je vais mon chemin sans leur +secours, disait-il, ce qui prouve quelque chose.» Il ajoutait, un +autre jour: «Inconnu à la presse et aux confréries littéraires et +politiques, je perce peu à peu; mes brochures se vendent, et mon +libraire ne paraît point mécontent<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146" title="Go to footnote 146"><span class="smaller">[146]</span></a>.» Toutefois, le résultat +était encore peu brillant. Proudhon écrivait, en effet, toujours à +la même époque: «Je puis dire, en toute vérité, que je n'ai pas un +partisan, au moins déclaré; le peuple ne peut suivre de si longues +et si abstraites inductions.» «Du côté du peuple, lit-on dans une +autre lettre, je suis vu avec plus de défiance que de sympathie; les +petits journaux d'ateliers me montrent assez de mauvais vouloir; les +communistes me regardent comme une espèce d'aristocrate.» Et un peu +plus tard: «Je n'ai encore personne. Personne! Je suis délaissé. +J'espère que dans un an le public se décidera; mais combien les +écrivains sont lâches et égoïstes<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147" title="Go to footnote 147"><span class="smaller">[147]</span></a>!»</p> + +<p>Proudhon commençait-il à se fatiguer et à s'inquiéter de cet +isolement? En 1842 et 1843, nous le voyons solliciter un petit emploi +à la mairie de Besançon; en même temps, il envoyait ses écrits à +M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, et lui expliquait longuement +«comment on pourrait tourner, au profit du pouvoir, les théories +les plus radicales»; «peut-être, écrivait-il à un de ses amis, ne +seras-tu pas étonné si je te dis que, dans deux ans, je serai tout +entier, avec armes et bagages, dans le gouvernement<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148" title="Go to footnote 148"><span class="smaller">[148]</span></a>.» Quelques +personnes en ont conclu qu'il y avait eu alors, chez ce révolté, +une sorte de détente, <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> une velléité de désarmement: pure +illusion. Sans doute, il n'attachait que peu d'importance aux formes +politiques, et si la monarchie eût consenti à être l'instrument +de ses idées, il n'aurait eu aucun scrupule à s'allier avec elle; +mais il ne pouvait sérieusement espérer son concours. Ce qu'il +cherchait donc, en 1842 et 1843, c'était seulement une sorte d'abri +d'où il pût continuer, avec plus de sécurité et sans risque d'un +nouveau procès, sa guerre contre la société. Il rêvait, comme il +le disait lui-même, «l'avantage d'être à la fois le réformiste le +plus avancé de l'époque et le protégé du pouvoir<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149" title="Go to footnote 149"><span class="smaller">[149]</span></a>». C'est que, +malgré son tempérament batailleur et son audace de plume, il n'avait +nullement le goût du martyre: il en avait même le mépris<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150" title="Go to footnote 150"><span class="smaller">[150]</span></a>. +De plus, au bénéfice d'être ainsi le protégé du gouvernement, il +comptait joindre le plaisir de le tromper; or, rien ne l'amusait +tant que de duper ceux qui se fiaient à lui. Voyez avec quel rire +sournois il raconte, à cette même époque, le tour qu'il est en +train de jouer à un magistrat qui, voulant faire un livre de droit +criminel pour se pousser à la députation, l'a choisi comme secrétaire +et collaborateur! Il nous dépeint ce magistrat comme un «brave +homme», «honnête», de courte vue, «voltairien», «libéral», mais +«propriétaire comme un diable», «se piquant d'aristocratie», traitant +les radicaux et les socialistes de «charlatans» et d'«escrocs», et +«ne voulant rien dire qui pût compromettre sa toge et contrarier +ses opinions». Le perfide secrétaire profite de la confiance qu'on +lui témoigne pour glisser, dans le travail qui lui est commandé, +ses propres thèses plus ou moins dissimulées, se réservant, une +fois le livre paru, loué, récompensé <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> peut-être, de mettre +en lumière ces passages et de sommer l'auteur nominal d'en accepter +les conséquences. Comme il se gaudit par avance de ce scandale «d'un +juge de Paris convaincu d'être antipropriétaire et égalitaire»! +Comme il se promet de le pousser à bout sans pitié! «Ou mon homme +criera: Vive l'égalité! À bas la propriété! dit-il, ou je le change +en bourrique<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151" title="Go to footnote 151"><span class="smaller">[151]</span></a>.» Le livre n'ayant pas été publié, cet honnête +complot avorta; mais il révélait bien l'instinct de ruse subalterne +qu'avait gardé ce fils de paysan. C'était évidemment un tour du même +genre que Proudhon méditait de jouer au gouvernement, dans le cas +où celui-ci eût accepté ses avances<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152" title="Go to footnote 152"><span class="smaller">[152]</span></a>. Au fond, les sentiments +de l'ennemi de la propriété étaient toujours les mêmes; ils se +trahissent à chaque page de sa correspondance: «Je déguise ma colère +par prudence pure et nécessité, écrit-il le 3 avril 1842;... mais, +oh! millions de tonnerres de diable, je vous jure que tout ce qui +est différé n'est pas perdu.» Et peu après: «Je suis plus convaincu +que jamais qu'il n'y a pas place pour moi dans le monde, et je me +regarde comme en état d'insurrection perpétuelle contre l'ordre de +choses<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153" title="Go to footnote 153"><span class="smaller">[153]</span></a>.» Non qu'il rêve d'un coup de force, d'une émeute; il les +répudie même<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154" title="Go to footnote 154"><span class="smaller">[154]</span></a>; mais il poursuit sans relâche ce qu'il appelle +«l'inversion de la société<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155" title="Go to footnote 155"><span class="smaller">[155]</span></a>».</p> + +<p>Jusqu'à présent ce n'est toujours qu'une œuvre de démolisseur que +nous avons vu faire à Proudhon. S'y est-il donc renfermé jusqu'en +1848? Il sentait cependant qu'on avait le droit de lui demander +son plan de reconstruction. Le livre sur la <cite>Création de l'ordre +dans l'humanité</cite>, en 1843; fut un premier effort pour répondre à +cette attente, effort très ambitieux et très malheureux; ce livre, +présenté comme une révélation <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> prodigieuse, fut peu lu, +encore moins compris, et l'auteur lui-même dut avouer, après coup, +qu'il «était au-dessous du médiocre<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156" title="Go to footnote 156"><span class="smaller">[156]</span></a>». Il tenta un nouvel effort, +en 1846, en publiant le <cite>Système des contradictions économiques, +ou Philosophie de la misère</cite>. Cet ouvrage en deux volumes, avec +cette épigraphe orgueilleuse: <em lang="la">Destruam et ædificabo</em>, fit un peu +plus de bruit que le précédent, ne fût-ce qu'à cause des injures +qui y étaient dites à la Providence; c'est là qu'après une page +de blasphèmes sans précédents peut-être dans notre littérature, +Proudhon s'écriait: «Dieu, c'est sottise et lâcheté; Dieu, c'est +hypocrisie et mensonge; Dieu, c'est tyrannie et misère; Dieu, +c'est le mal!» Sous couleur d'appliquer la dialectique hégélienne +dont les mystères venaient de lui être révélés<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157" title="Go to footnote 157"><span class="smaller">[157]</span></a>, il ne faisait +qu'opposer, entre-choquer, ruiner toutes les idées, soutenant le +pour et le contre, tantôt montrant, dans l'économie politique, une +routine condamnée par les faits, la consécration de la misère et du +vol, tantôt faisant des chimères et des immoralités socialistes la +critique la plus vengeresse, semblant d'ailleurs éprouver une sorte +de joie maligne à démolir chacune des thèses par l'autre. Les rares +lecteurs qui avaient le courage de le suivre dans ces enchevêtrements +d'«antinomies» sortaient de là tout étourdis d'avoir été ainsi +balancés, tournés et retournés; ils ne savaient plus que penser +soit d'eux-mêmes, soit de l'auteur, et se demandaient si celui-ci +ne s'était pas livré à un pur jeu d'ergotage. Selon la phraséologie +allemande par laquelle il obscurcissait encore sa pensée, Proudhon +venait de poser la «thèse» et l'«antithèse». Restait à en déduire la +«synthèse», où se trouverait la vérité tant attendue. Mais on eût +cherché vainement cette synthèse dans le livre; elle était renvoyée +à un ouvrage ultérieur, que l'auteur se bornait à annoncer sous +ce titre: <cite>Solution du problème social</cite>. C'est <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> qu'il ne +possédait pas cette solution; comme il le disait lui-même, il la +«cherchait».</p> + +<p>Cette recherche durait encore, quand éclata la révolution de 1848; +Proudhon en fut tout d'abord «abasourdi»—c'est son propre mot—et +même quelque peu désappointé. Dans le rôle nouveau que cet événement +lui faisait, se montra-t-il plus apte à formuler un système qui +ne fût pas une pure négation? Non: il aboutit seulement à ces +théories du «crédit gratuit» et de la «banque du peuple», dont M. +Bastiat et M. Thiers firent une si prompte justice. Exaspéré de +son insuccès, Proudhon se jeta alors plus avant que jamais dans +les violences démagogiques, jouant, avec une sorte de vertige et +de frénésie, ce qu'il appelait «son infernale partie», jouissant +de l'influence malfaisante qu'il avait enfin acquise sur le peuple +révolutionnaire, et s'enorgueillissant peut-être plus encore d'être +devenu l'épouvantail de la bourgeoisie.</p> + +<p>Mais revenons au Proudhon d'avant 1848, le seul qui doive nous +occuper ici. Il est maintenant manifeste que le sophiste pamphlétaire +s'était lancé sans savoir où il allait; que, du premier jour au +dernier, il avait marché à l'aventure, brisant tout sur son passage, +sans autre inspiration, comme il l'avouait lui-même, que son «immense +colère», beaucoup plus excentrique que vraiment original, nullement +créateur. On comprend dès lors qu'il n'ait pas groupé de parti autour +de lui. À peine, vers la fin de la monarchie de Juillet, voyait-il +quelques amis nouveaux. MM. Darimon, Langlois, Chaudey, Mathey, +Massol, remplacer les anciens qui s'étaient éloignés. En réalité, +il demeurait toujours un isolé, en guerre avec toutes les factions, +avec toutes les sectes. Il écrivait, le 26 mars 1847: «La répulsion +que j'inspire est générale, depuis les communistes, républicains et +radicaux, jusqu'aux conservateurs et aux jésuites, les jésuites de +l'Université y compris.» Dans la masse ouvrière elle-même, bien qu'il +commençât à être plus connu, il était loin d'avoir alors le renom +et la popularité de Louis Blanc ou de Cabet. Un rapport de police +disait de lui, en 1846: «Ses doctrines sont très dangereuses; il +y a, au bout, des coups de <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> fusil; heureusement ce n'est +pas lu.» Très peu de gens, en effet, lisaient d'un bout à l'autre +les écrits de Proudhon. Seulement, de leurs profondeurs obscures +jaillissaient, comme éclairées d'une lueur sinistre, certaines +phrases qui frappaient tous les yeux. On eût compté les ateliers +où avaient pénétré les <cite>Mémoires sur la propriété</cite> et le <cite>Système +des contradictions économiques</cite>; mais il n'était pas un recoin des +faubourgs où n'eussent été entendus les cris: La propriété, c'est le +vol! et: Dieu, c'est le mal! Ainsi isolées de tout développement, ces +formules n'apportaient pas aux ouvriers une doctrine économique ou +philosophique; elles leur faisaient l'effet d'une sorte de tocsin, +d'appel à la révolte, au pillage des riches, au massacre des prêtres. +Ceux mêmes qui n'en concluaient pas à la violence immédiate y +désapprenaient ce qui pouvait leur rester encore des vieux respects. +«Je n'ai pas la bosse de la vénération, écrivait un jour Proudhon, et +si je forme un vœu, c'est de l'écraser sur le front de tous les +mortels<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158" title="Go to footnote 158"><span class="smaller">[158]</span></a>.» Il n'y réussit que trop bien. D'autres avaient déjà +enseigné au peuple à détester la société et à nier la Providence; +Proudhon lui apprit à leur montrer le poing et à leur cracher au +visage.</p> + +<h4>VIII</h4> + +<p>La revue de l'armée socialiste est enfin terminée. Nous connaissons +maintenant tous les sophistes qui, dans les dernières années de la +monarchie de Juillet, travaillaient à pervertir l'esprit du peuple +et à exciter ses passions; nous savons d'où ils venaient et où ils +allaient. Rarement un tel effort avait été fait pour renverser la +société. Sans doute, il y avait eu de tout temps des utopistes +rêvant je ne sais quel remède aux maux qui résultent de l'inégale +distribution des richesses. Mais ces rêveurs n'étaient pas des +perturbateurs; ces fantaisies n'avaient <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> rien d'agressif. +Le saint-simonisme lui-même, bien qu'il ait servi en quelque sorte +de transition entre la chimère inoffensive des Salente d'autrefois +et la réalité destructive du socialisme contemporain, bien qu'il +contînt en germe presque toutes les erreurs et les convoitises des +sectes plus récentes, était demeuré cependant un mouvement pacifique, +étranger aux partis politiques. Tel fut aussi le caractère des +fouriéristes à leurs débuts et de quelques autres des théoriciens +dont il vient d'être parlé. Mais à partir de 1840, notamment avec +Louis Blanc, avec Proudhon, avec la plupart des communistes, nous +sommes en présence d'un phénomène tout nouveau. On dirait que la +barrière qui avait séparé jusqu'alors le monde des réformes sociales +de celui des agitations politiques s'est abaissée. Le rêveur passe +tribun; la secte se transforme en faction; la thèse d'école tend à +devenir un mot d'ordre d'insurrection; l'utopie fait alliance avec +les passions démagogiques, poursuit, par la violence révolutionnaire, +la réalisation immédiate de ses plans, et trouve, dans l'immense +prolétariat industriel né, à cette époque même, de la transformation +économique, des souffrances pour entretenir, aviver les appétits et +les haines, des demi-instructions pour se prendre aux sophismes, +des forces pour mettre en œuvre les desseins de renversement. Il +y a là une menace d'une particulière gravité. Qu'on ne se rassure +pas en relevant les divergences de doctrine qui existent entre ces +diverses écoles; incapables de s'entendre pour une affirmation +commune, elles s'accordent dans une négation; elles s'attaquent aux +mêmes institutions, et surtout remuent les mêmes colères, exaspèrent +les mêmes douleurs, allument les mêmes convoitises. Leur action +destructive a plus d'unité que leurs théories.</p> + +<p>En même temps que les socialistes devenaient révolutionnaires, les +radicaux, par une évolution correspondante, se rapprochaient du +socialisme, dont le concours leur paraissait utile pour leur œuvre +d'opposition subversive. Dès 1840, l'exemple de ce rapprochement +avait été donné, non sans éclat, par M. Arago, réclamant à la +tribune une «nouvelle <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> organisation du travail». Plusieurs, +sans doute, dans le parti républicain, répugnaient à suivre cet +exemple. Au <cite>National</cite>, on soutenait volontiers qu'avant de parler +de révolution sociale il fallait d'abord faire la révolution +politique. Mais à côté et un peu au delà du <cite>National</cite>, la <cite>Réforme</cite>, +fondée en 1843, sous les auspices de M. Ledru-Rollin, était loin +d'avoir les mêmes répugnances. Parmi les membres de son comité +elle comptait M. Louis Blanc, acceptait de ses mains un programme +entièrement conforme aux idées de cet écrivain, et lançait, en +1845, dans les ateliers de Paris, une pétition rédigée sous la même +inspiration. Il est d'ailleurs à remarquer que certains radicaux +qui reculaient ou hésitaient devant les conclusions doctrinales du +socialisme s'associaient, par calcul de tactique ou par entraînement +déclamatoire, à ses excitations et à ses provocations. Tel était +le cas de Lamennais. Interrogé en 1838 par Cabet, il avait répondu +n'avoir pas encore d'idées arrêtées sur ce que devrait être +l'«organisation du travail<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159" title="Go to footnote 159"><span class="smaller">[159]</span></a>», et plus tard, en 1847, dans une +lettre adressée au <cite>National</cite>, tout en applaudissant aux «tentatives» +des écoles communistes, il déclarait «ne pas approuver les moyens +qu'elles proposaient», notamment la façon dont elles supprimaient la +propriété individuelle. Mais cela ne l'empêchait pas de maudire avec +elles la société actuelle et de la déclarer sataniquement organisée +par les riches contre les pauvres. Sa rhétorique, si étrangement +mélangée de colère et de pitié, se plaisait à peindre la misère et +la servitude du prolétaire; il avait déjà commencé dans les <cite>Paroles +d'un croyant</cite>; il continua dans une série de pamphlets de plus en +plus véhéments: «Peuple, peuple, s'écriait-il, réveille-toi enfin! +Esclaves, levez-vous, rompez vos fers... Voudriez-vous qu'un jour, +meurtris par les fers que vous leur aurez légués, vos enfants disent: +«Nos pères ont été plus lâches que les esclaves romains; parmi eux, +il ne s'est pas rencontré un Spartacus<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160" title="Go to footnote 160"><span class="smaller">[160]</span></a>!» Par une inconséquence +singulière, <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> l'auteur se défendait de vouloir la violence, +et s'interrompait par moments pour prêcher la justice à ceux dont il +venait d'irriter longuement les convoitises et les ressentiments. +Naturellement, ses excitations enflammées étaient mieux entendues que +ses conseils de sagesse. «J'ai vu des ouvriers, écrivait Proudhon, +qui, après la lecture du dernier ouvrage de Lamennais, demandaient +des fusils et voulaient marcher à l'instant<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161" title="Go to footnote 161"><span class="smaller">[161]</span></a>.»</p> + +<p>Si du radicalisme nous remontons aux régions plus tempérées de +l'opposition dynastique, nous n'y trouvons plus d'accointances +avec le socialisme. Quand la gauche était obligée de s'expliquer, +elle répudiait les faux prophètes; mais elle s'en occupait peu. +N'attendez pas de sa part une réprobation continue, une lutte active: +ses efforts sont tendus d'un autre côté, contre le gouvernement. +Les socialistes profitaient même parfois de sa tendance accoutumée +à prendre sous sa protection tous les révoltés, même ceux qui lui +étaient au fond les plus antipathiques. Et puis c'était aussi chez +elle un parti pris de nier le péril social, par crainte que les +intérêts effrayés ne se rejetassent du côté des conservateurs. +Ajoutons enfin que, par le tour donné dans les dernières années à ses +polémiques, par ses déclamations contre la corruption de la classe +régnante, par sa façon de présenter l'organisation politique comme +l'exploitation du pays par une sorte d'oligarchie bourgeoise, elle +fournissait inconsciemment des armes aux socialistes.</p> + +<p>Le gouvernement et les conservateurs voyaient-ils mieux le <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> +danger et savaient-ils le combattre? Il ne s'agissait pas uniquement +de réprimer les désordres matériels, d'intenter quelques procès de +presse, de dissoudre quelques associations, de prendre quelques +précautions de police. La politique qui eût borné là sa tâche eût été +singulièrement courte et étroite. Il fallait faire plus que punir la +manifestation extérieure du mal, il fallait guérir le mal lui-même.</p> + +<p>Il y avait tout d'abord, au fond du socialisme, des idées fausses: +s'occupait-on de les redresser? Il semblait que cette tâche incombât +particulièrement aux économistes, école nouvelle, d'origine plus ou +moins britannique, active, remuante, déjà importante et aspirant +à l'être plus encore. À elle de faire justice des chimères et des +sophismes, au nom du bon sens, des lois naturelles, des faits +nécessaires. Or si l'on ouvre le <cite>Dictionnaire d'économie politique</cite> +au mot «Socialisme», et si l'on consulte la bibliographie des +ouvrages publiés <em>pour</em> et <em>contre</em>, pendant la monarchie de Juillet, +on trouvera une longue liste d'ouvrages <em>pour</em>, et à peu près rien +<em>contre</em>; il a fallu l'explosion de 1848 pour que les économistes +s'aperçussent qu'il y avait une société à défendre. À peine doit-on +faire exception pour M. Louis Reybaud, qui publia, de 1840 à 1843, +deux volumes intitulés: <cite>Études sur les réformateurs modernes</cite><a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162" title="Go to footnote 162"><span class="smaller">[162]</span></a>; +encore l'auteur avait-il moins pour objet de redresser les idées +populaires que d'intéresser la curiosité bourgeoise, en la mettant +au courant d'un mouvement qu'elle ignorait. M. Reybaud était le +premier à reconnaître qu'on n'avait pas réfuté les socialistes. +«La société, disait-il, ne leur a répondu que par l'indifférence. +Pour les réduire au silence, il eût fallu peu d'efforts. La société +n'a pas daigné prendre cette peine; elle était trop haut, eux trop +bas... À quoi bon se charger d'une justice qui se faisait toute +seule?... Le socialisme avoué est fini ou bien près de finir<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163" title="Go to footnote 163"><span class="smaller">[163]</span></a>.» +Les économistes ne firent donc à peu près rien, à cette époque du +moins, pour <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> contre-balancer, dans l'esprit du peuple, tant +de détestables enseignements. D'ailleurs, si même ils s'en fussent +occupés, auraient-ils eu, avec leurs allures un peu froides et +sèches, avec leur thèse, parfois impitoyable, du laisser faire et du +laisser passer, ce qui convenait, sinon pour mettre en lumière des +erreurs de doctrine, du moins pour aller au cœur des misérables, +pour satisfaire des aspirations fondées sur le besoin, pour désarmer +des passions alimentées par la souffrance?</p> + +<p>À vrai dire, ce qu'il eût fallu, c'était moins de réfuter tel ou tel +sophisme, que de remédier à la déviation morale et intellectuelle qui +avait permis à ces sophismes de trouver crédit dans tant d'esprits. +Le gouvernement pensait probablement avoir commencé cette œuvre, +en s'attaquant à l'ignorance et en développant l'instruction +primaire. Il semble bien, en effet, qu'en pareille matière le +concours des maîtres d'école puisse être fort utile, à une condition +cependant, c'est que ces derniers ne deviennent pas, par une sorte +de trahison, les complices de l'ennemi. Il faut croire que, malgré +ses honnêtes efforts, le gouvernement de Juillet ne s'était pas +suffisamment prémuni contre cette trahison, car il devait suffire, au +lendemain de la révolution de Février, d'une criminelle incitation +du pouvoir, devenu momentanément révolutionnaire, pour transformer +une bonne partie des instituteurs publics en apôtres officiels +du socialisme. L'école ne suffisait donc pas, et elle pouvait +même devenir un danger de plus. Avec elle et au-dessus d'elle, il +fallait le concours de l'Église. Le socialisme était avant tout la +contradiction des idées chrétiennes qui avaient été, depuis tant de +siècles, le fondement de la vie morale et sociale. Un de ses docteurs +le définissait: un effort «pour matérialiser et immédiatiser le +paradis spirituel des chrétiens», et un autre résumait ainsi l'état +d'esprit de ses adeptes: «Ils ne croient pas et ils veulent jouir.» +Aussi, dans le peuple, les progrès du socialisme allaient de front +avec ceux de l'impiété, et d'une impiété si radicale que Proudhon +lui-même, malgré la joie sauvage qu'il en ressentait, <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> ne +laissait pas que d'en être épouvanté<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164" title="Go to footnote 164"><span class="smaller">[164]</span></a>. Le remède ne pouvait +être que dans le retour à la religion: seule, elle pouvait vraiment +redresser les esprits et pacifier les cœurs des prolétaires; +seule, elle pouvait donner à ces derniers les explications et les +espérances qui leur rendaient la vie intelligible et supportable. +Parmi les hommes du gouvernement, il en était plusieurs qui +paraissaient comprendre cette vérité, et nul, par exemple, ne +l'avait exprimée plus éloquemment que M. Guizot<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165" title="Go to footnote 165"><span class="smaller">[165]</span></a>. C'était +évidemment pour s'y conformer que le législateur avait maintenu +l'enseignement du catéchisme dans l'instruction primaire. Toutefois, +le christianisme, malgré le terrain regagné depuis 1830, occupait +encore une trop faible place dans les idées et dans la vie de la +classe dirigeante, pour qu'on pût attendre de celle-ci une sorte +d'apostolat religieux: son exemple agissait le plus souvent en sens +contraire. Et puis, par une malheureuse coïncidence, le gouvernement +se trouvait, depuis 1841, à propos de la liberté d'enseignement, en +lutte avec les influences catholiques; au lieu d'encourager leur +action bienfaisante, il était amené à prendre des précautions contre +leurs prétendus empiétements, aussi préoccupé de marchander au clergé +et aux congrégations leur part dans l'éducation de quelques enfants, +qu'il eût dû l'être de leur confier l'éducation de cet autre grand +enfant qu'on appelle le peuple. Aucune autre doctrine, aucune autre +force morale n'occupait ni ne pouvait occuper, dans la bourgeoisie, +la place que le christianisme y avait malheureusement perdue. Ce +n'était pas la moindre cause de faiblesse de cette bourgeoisie en +face du socialisme. Henri Heine lui-même, tout incrédule qu'il +était, en avait le sentiment plus ou moins net: il insistait sur +«l'avantage incalculable qui ressortait, pour le communisme, de la +circonstance que l'ennemi qu'il combattait ne possédait, malgré toute +sa puissance, aucun appui moral en lui-même». Et il ajoutait: «La +société <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> actuelle ne se défend que par une plate nécessité, +sans confiance en son droit, même sans estime pour elle-même, +absolument comme cette ancienne société dont l'échafaudage vermoulu +s'écroula lorsque vint le fils du charpentier<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166" title="Go to footnote 166"><span class="smaller">[166]</span></a>.»</p> + +<p>Au fond du socialisme, il n'y avait pas seulement une perversion +des esprits et des cœurs, il y avait aussi, ne l'oublions pas, +une souffrance, souffrance réelle et profonde. Vainement le progrès +économique avait-il augmenté d'une façon générale le bien-être du +peuple: vainement celui-ci était-il mieux logé, mieux vêtu, mieux +nourri, mieux soigné dans ses maladies; en même temps, par une de +ces lois mystérieuses qui déroutent et humilient la raison humaine, +le premier résultat de ce développement industriel dont notre siècle +s'enorgueillissait, semblait être l'apparition d'un mal nouveau, +d'une forme spéciale de paupérisme qu'on appelait précisément le +paupérisme industriel: misère matérielle et morale, parfois plus +hideuse que tout ce qu'on avait vu à des époques réputées moins +prospères, et surtout rendue plus insupportable par le voisinage +et le contraste de la richesse que ces misérables contribuaient à +créer. Pour avoir raison du socialisme, il n'eût donc pas suffi +de prouver qu'il avait tort; il fallait supprimer ou soulager les +souffrances qui étaient après tout sa principale raison d'être. +Il serait fort injuste de dire, comme on l'a fait parfois, que la +monarchie de Juillet ne s'est pas occupée des ouvriers. Sans mise +en scène tapageuse, elle a fait beaucoup pour eux: développement +des caisses d'épargne, des conseils de prud'hommes, de l'assistance +publique, des brevets d'invention, des écoles, projets sur les +caisses de retraite et sur les monts-de-piété, etc., etc.; et certes +mieux vaut un gouvernement qui s'applique à résoudre modestement la +question sociale sans la poser, que celui qui la pose bruyamment sans +la résoudre. Toutefois, si peu de cas qu'on fasse du charlatanisme, +n'est-on pas tenté de regretter que le gouvernement d'alors n'ait +pas fait un peu <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> plus montre de l'intérêt qu'il portait +aux travailleurs? Ceux-ci, en le voyant presque toujours absorbé, +au moins en apparence, par des questions qui ne les touchaient +aucunement, étaient plus disposés à écouter le sophiste qui affectait +au contraire d'être exclusivement occupé de leur cause. D'ailleurs, +il faut bien l'avouer, une partie de la bourgeoisie oubliait trop +ses devoirs envers l'ouvrier. Je l'ai déjà dit, cette bourgeoisie, +malgré ses qualités réelles, manquait un peu d'élévation d'esprit et +de chaleur de cœur; elle ne savait pas assez regarder en haut et +aimer en bas. Et puis, dans ses rangs, combien d'individus, étourdis +et comme grisés par l'étonnant progrès économique qui naissait de +leurs efforts et dont ils tiraient d'immenses bénéfices, en proie +à une sorte de fièvre de gain, de spéculation et de jouissance, +irritaient le prolétariat par leur égoïste indifférence, en même +temps que leurs exemples lui enseignaient toutes les convoitises +matérialistes! De là , le cri de révolte et d'envie qui semblait +parfois répondre, d'en bas, au culte du veau d'or qui régnait en +haut. Là encore, n'est-ce pas la religion qui eût pu apporter le vrai +remède au mal social, en rapprenant à cette société bourgeoise la +leçon trop oubliée du renoncement pour soi et de la charité envers +les autres? Dès 1837, Ozanam, considérant d'un côté le camp des +pauvres, de l'autre le camp des riches, «dans l'un l'égoïsme qui veut +tout retenir, dans l'autre l'égoïsme qui voudrait s'emparer de tout», +demandait «qu'au nom de la charité, les chrétiens s'interposassent +entre les deux camps, qu'ils allassent, transfuges bienfaisants, de +l'un à l'autre, obtenant des riches beaucoup d'aumônes, des pauvres +beaucoup de résignation»; qu'ils se fissent «médiateurs» entre «un +paupérisme furieux et désespéré» et «une aristocratie financière dont +les entrailles s'étaient endurcies»; et alors, dans le rêve généreux +de sa jeunesse, il voyait «cette charité paralysant, étouffant +l'égoïsme des deux partis, diminuant chaque jour les antipathies; +les deux camps se levant, jetant leurs armes de colère et marchant à +la rencontre l'un de l'autre, non pour se combattre, mais pour se +confondre, s'embrasser et ne plus faire qu'une bergerie <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> sous +un seul pasteur, <em lang="la">unum ovile, unus pastor</em><a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167" title="Go to footnote 167"><span class="smaller">[167]</span></a>». Mais, hélas! bien +petit était le nombre de ceux qui pensaient et surtout agissaient +comme Ozanam!</p> + +<p>En somme, force est de reconnaître que la société se défendait mal +contre ses adversaires. Heureux encore quand elle ne se faisait pas +leur alliée, en prêtant la publicité de ses journaux et l'autorité de +ses applaudissements à des écrits qui, comme les romans d'Eugène Süe, +étaient l'une des plus redoutables machines de guerre du socialisme. +À vrai dire, dans la bourgeoisie, on ne croyait pas au danger. Le +travail, parce qu'il se faisait sous terre, échappait aux regards +distraits. Le suffrage restreint avait cette conséquence qu'il ne +laissait de place à aucune manifestation électorale ou parlementaire +des idées qui fermentaient dans les masses ouvrières. «Tout le +monde, a écrit depuis un homme mêlé à la politique de ce temps, M. +Saint-Marc Girardin, se laissait prendre aux apparences décevantes +du gouvernement représentatif, apparences d'autant plus décevantes +que, comme elles ont leurs agitations de tribune et leurs troubles +d'assemblée, l'inquiétude que causent ces troubles et ces agitations +fait croire qu'il n'y a pas à craindre de dangers plus grands et +plus sérieux... Les fossés qu'il fallait chaque jour éviter sur la +route nous cachaient, chose étrange, le précipice qui nous attendait... +La vie animée du gouvernement représentatif nous distrayait +et nous trompait. Nous nous occupions de nos malaises, et nous +négligions notre maladie.» De temps à autre, cependant, le désordre, +d'ordinaire caché, se faisait jour au dehors; il se produisait comme +des crevasses qui laissaient entrevoir la flamme du volcan et par +lesquelles s'échappait même quelque jet de lave incandescente; ainsi +fut-il, par exemple, à la fin de 1841, lors des révélations qu'avait +amenées l'instruction de l'attentat de Quénisset contre le duc +d'Aumale. Le monde politique prêtait un moment l'oreille; il poussait +un cri de terreur; le <cite>Journal des Débats</cite> déclarait que la question +n'était plus de savoir comment serait <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> résolu tel problème +parlementaire, mais bien «s'il y aurait ou non un ordre social». +Seulement, l'alarme ne durait pas: au bout de quelques jours, on ne +songeait plus qu'il pût y avoir un autre danger que les manœuvres +de M. Thiers ou les déclamations de M. Odilon Barrot. Le préfet de +police, dont c'était la mission particulière de regarder à ce qui se +passait dans les bas-fonds sociaux, signalait parfois au ministre de +l'intérieur l'activité croissante de la propagande socialiste. «Là +est la véritable plaie de l'époque, disait-il en terminant l'un de +ses rapports, et l'on doit reconnaître que, chaque année, elle fait +de nouveaux progrès. Un pareil état de choses me paraît de nature +à éveiller la haute sollicitude du gouvernement<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168" title="Go to footnote 168"><span class="smaller">[168]</span></a>.» Le ministre +probablement n'eût pas demandé mieux que de prendre en considération +cet avertissement; mais, au même moment, il en était détourné par +quelque incident de presse ou de tribune, par quelque préoccupation +électorale. On devait arriver ainsi jusqu'à la chute de la monarchie, +sans avoir jamais sérieusement pensé au danger du socialisme. Rien, +du reste, ne donne mieux l'idée de cette étonnante sécurité, de +cette inattention obstinée, de ce prodigieux aveuglement, que la +stupeur épouvantée de la bourgeoisie, quand, le 24 février 1848, +le socialisme, surgissant tout armé des barricades, vint exiger sa +place, à l'Hôtel de ville, parmi les maîtres de la France.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> CHAPITRE IV<br> +<span class="smcap">M. GUIZOT ET LORD ABERDEEN.</span></h3> + +<p class="resume"> + I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à + l'influence française. La candidature du comte de Trapani + à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. La + candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. M. + Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc de + Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations faites à + ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. On continue à + s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet français instruit M. + Bresson et avertit le cabinet de Londres qu'il reprendrait sa + liberté si le mariage Cobourg devenait imminent. Intrigue nouée + entre la reine Christine et Bulwer, au printemps de 1846, pour + conclure ce mariage à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait + échouer en la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais + fait au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par + un sentiment différent. Impression que ces incidents laissent + au gouvernement français.—II. L'Orient après 1840. L'Égypte. + La question du Liban. Efforts peu efficaces de la diplomatie + française.—III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M. + Guizot propose à l'Angleterre de substituer, en Grèce, l'accord + à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis au + pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise. Succès + de Colettis. La légation de France le soutient et l'emporte sur + la légation britannique. Inconvénients de ce retour à l'ancien + antagonisme.—IV. L'entente cordiale se maintient surtout par + l'amitié personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur + correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi causé + en France à la pensée que Palmerston va reprendre la direction + du <i lang="en">Foreign office</i>. M. Thiers, au contraire, qui a partie liée + avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig ne peut se former à + cause des objections faites contre Palmerston. Voyage de ce + dernier en France. Chute définitive du ministère Peel et rentrée + de Palmerston.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>Les affaires étrangères n'avaient pas tenu, dans les grands +débats politiques de la session de 1846, la même place que les +années précédentes. Il n'en faut pas conclure que le gouvernement +français n'avait plus de problème extérieur à résoudre ou du moins +à surveiller. Au dehors comme au <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> dedans, les ministres +n'ont jamais de telles vacances. À défaut des accidents imprévus et +extraordinaires qui avaient naguère mis en question la paix du monde +et l'existence du cabinet, restaient les difficultés permanentes +que notre diplomatie ne pouvait perdre de vue, alors même qu'aucun +fait public n'attirait sur elles l'attention de la foule. En 1846, +les plus graves de ces difficultés avaient pour siège l'Espagne et +l'Orient, où, depuis si longtemps, se heurtaient les influences +rivales de la France et de l'Angleterre.</p> + +<p>Des affaires d'Espagne, qui depuis la mort de Ferdinand VII avaient +causé tant d'embarras à notre gouvernement, il a été déjà question +plusieurs fois<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169" title="Go to footnote 169"><span class="smaller">[169]</span></a>. Il convient d'en reprendre le récit au moment +où nous l'avions interrompu, c'est-à -dire dans la seconde moitié +de 1843, alors que le cabinet de Londres, éclairé par la chute +d'Espartero, consentait enfin à s'entendre avec celui de Paris +et à substituer, dans la Péninsule, l'action commune au vieil +antagonisme; c'était, on le sait, la première manifestation de +«l'entente cordiale». Cette nouvelle politique ne parut pas tout +d'abord avoir des effets défavorables à la France. Au contraire, +notre influence reprit peu à peu, à Madrid, le terrain qu'elle avait +perdu pendant la régence d'Espartero. À travers mille intrigues de +cour ou de parlement, dans lesquelles tous les partis mêlaient—comme +cela ne se voyait qu'en Espagne—les procédés de révolution et ceux +d'ancien régime, le pouvoir ministériel passa successivement des +radicaux avancés, clients de l'Angleterre, à des radicaux de plus +en plus modérés, et finit par arriver, en mai 1844, aux mains du +général Narvaez et des autres chefs de l'ancien parti français. Dès +le mois de février précédent, la reine mère Christine, qui, pendant +son exil, vivait à Paris, dans l'intimité des Tuileries, avait été +solennellement rappelée et avait repris, sous le nom de sa fille, +l'exercice du pouvoir royal. Les élections, faites à la fin de +1844, donnèrent une majorité conservatrice, et le premier acte de +<span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> la Chambre nouvelle fut de réformer la constitution dans un +sens monarchique. La réaction était donc complète. Le gouvernement +français ne pouvait la voir avec déplaisir, et il était disposé à +la seconder. Toutefois il était bien résolu à ne pas retomber dans +l'ornière de l'ancienne rivalité. M. Guizot avait proclamé cette +volonté à la tribune de la Chambre des députés, dès le 21 janvier +1844, et surtout il s'appliqua à en bien pénétrer l'ambassadeur de +France à Madrid, qui, depuis novembre 1843, se trouvait être le comte +Bresson, jusqu'alors accrédité près la cour de Berlin. Ce n'était +pas, en effet, entre les ministres dirigeants à Paris et à Londres +que l'entente cordiale avait le plus de peine à s'établir; c'était +au loin, entre les agents diplomatiques des deux puissances. Les +ministres, voyant par position les choses de haut et d'ensemble, +pouvaient prendre leur parti de tel sacrifice local qu'ils savaient +être compensé par les avantages généraux du système. Les agents, +placés au milieu d'un théâtre circonscrit, étaient portés à y borner +leur vue; autour d'eux, tout—hommes et choses, traditions du passé +et tentations de l'heure présente—les poussait à l'antagonisme. +Pour y échapper, il leur fallait remonter la pente naturelle de leur +fonction. M. Guizot connaissait notre nouvel ambassadeur à Madrid +pour un esprit ardent, prompt à la lutte, mais aussi fort capable +de comprendre une grande politique et de s'y dévouer; il le pressa +de «n'épouser aucune querelle, aucune coterie, aucun nom propre», +de prêcher à tous, particulièrement à nos amis, la concorde, la +modération, et le détourna d'opposer un parti français à un parti +anglais<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a><a href="#footnote170" title="Go to footnote 170"><span class="smaller">[170]</span></a>. Pour ce qui dépendait de lui, loin d'appuyer sur les +échecs infligés en Espagne à l'influence britannique, il cherchait à +les atténuer: ainsi retarda-t-il la rentrée de la reine Christine, +jusqu'à ce que le cabinet de Londres en eût reconnu la nécessité.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> En dépit de ces ménagements, le tour pris par les événements +au delà des Pyrénées était désagréable au gouvernement anglais, +d'autant que lord Palmerston ne manquait pas d'y montrer le fruit +de la politique suivie par ses successeurs. Lord Aberdeen en était +parfois un peu triste, mais il n'en persistait pas moins à répudier +«cette politique d'antagonisme qui, disait-il, avait beaucoup nui à +l'Espagne, sans beaucoup servir à l'Angleterre», et il proclamait +que «seule, la coopération des deux puissances occidentales +pouvait assurer la prospérité de la Péninsule». Tel fut le sens +des instructions que, lui aussi, il envoya à son représentant près +la cour de Madrid. Celui-ci avait été changé en même temps que +l'ambassadeur de France; malheureusement, en cette circonstance, on +n'avait fait qu'à demi les choses: si M. Aston avait été rappelé pour +avoir été trop engagé dans l'ancienne rivalité, il avait été remplacé +par sir Henri Bulwer, homme d'esprit, naguère premier secrétaire de +l'ambassade anglaise à Paris, mais, au fond, de la clientèle de lord +Palmerston et, comme tel, mal préparé à se faire l'instrument d'une +politique d'union. Aussi les rapports furent-ils tout de suite assez +tendus entre le nouveau ministre d'Angleterre et le comte Bresson, +qui, de son côté, n'était d'humeur à permettre ni qu'on lui manquât +dans les petites choses, ni qu'on l'entravât dans les grandes.</p> + +<p>Les mauvais procédés de l'agent anglais n'ébranlèrent pas la volonté +conciliante de M. Guizot; il n'en prêcha pas moins la patience à son +ambassadeur. «Soyez, lui écrivait-il, toujours bien avec Bulwer et +pour lui; rendez-lui de bons offices. Ne fermez point l'œil sur +ses petites menées, et tenez-moi toujours au courant; mais qu'il +n'en paraisse rien dans vos rapports avec lui, dans votre langage +sur lui. Vous avez vu le bon, le très beau langage de lord Aberdeen. +C'est là l'essentiel. Prenez cela pour le symptôme assuré et le vrai +diapason des intentions et des rapports des deux gouvernements. Que +Bulwer, comblé de vos bons procédés, de vos bons offices, ne puisse, +s'il fait des fautes et subit des échecs, s'en prendre qu'à lui-même. +L'entente cordiale n'est pas, je le sais, un fait de facile <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> +exécution sur tous les points et tous les jours. C'est pourtant le +fait essentiel à la situation générale, et je m'en rapporte à vous +pour le maintenir au-dessus des difficultés locales qui pèsent sur +vous<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a><a href="#footnote171" title="Go to footnote 171"><span class="smaller">[171]</span></a>.»</p> + +<p>Dès l'établissement de l'entente cordiale en Espagne, M. Guizot +avait déclaré que «la plus grave des questions auxquelles elle +devait s'appliquer était sans contredit celle du mariage futur de +la reine Isabelle<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a><a href="#footnote172" title="Go to footnote 172"><span class="smaller">[172]</span></a>». On se rappelle quelle était sur ce point +notre politique nettement proclamée: nous consentions à l'exclusion +des princes français, mais nous exigions un Bourbon, et, par +cette raison, nous avions absolument repoussé la candidature du +prince de Cobourg<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a><a href="#footnote173" title="Go to footnote 173"><span class="smaller">[173]</span></a>. On n'a pas oublié non plus comment, dans +l'entrevue d'Eu, le gouvernement anglais, sans adhérer formellement +et en principe à notre prétention, avait paru s'engager en fait à +la soutenir, ou tout au moins à ne pas la contrarier<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a><a href="#footnote174" title="Go to footnote 174"><span class="smaller">[174]</span></a>. Notre +candidat était alors le comte de Trapani, second frère du roi de +Naples, et également frère de la reine Christine. Ce n'était pas que +notre cabinet eût aucune préférence absolue pour ce prince. S'il +l'avait désigné, c'est qu'à ce moment, il lui paraissait le seul +Bourbon possible. Les neveux de Ferdinand VII,—le duc de Cadix et le +duc de Séville,—se trouvaient écartés à cause de la haine passionnée +que leur mère doña Carlotta témoignait à sa sœur la reine +Christine. La mort de Carlotta, en janvier 1844, ayant paru atténuer +cet obstacle, M. Guizot se hâta de déclarer que «la combinaison +napolitaine n'était pas pour nous une combinaison exclusive», et que, +par exemple, nous ne ferions pas d'objection au duc de Cadix. Cette +ouverture n'eut alors aucune suite; ce prince n'était pas <em lang="la">persona +grata</em> auprès d'Isabelle et de sa mère. Celle-ci disait à Narvaez, au +mois de mars 1844, en arrivant en Espagne: «Je suis décidée pour mon +frère Trapani.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> Il ne fallut pas longtemps, cependant, pour s'apercevoir +que cette dernière candidature se heurtait à de grosses difficultés. +La principale n'était pas l'opposition de M. de Metternich, qui +poursuivait «son idée» d'un mariage d'Isabelle avec le fils de don +Carlos<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a><a href="#footnote175" title="Go to footnote 175"><span class="smaller">[175]</span></a>, et qui redoutait, au point de vue de sa politique +italienne, de voir «Naples entrer dans l'orbite de la France<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a><a href="#footnote176" title="Go to footnote 176"><span class="smaller">[176]</span></a>»; +ce n'étaient pas non plus l'inertie maladroite et les hésitations +soupçonneuses du roi des Deux-Siciles, qui craignait d'être la dupe +de Louis-Philippe, et qui s'imaginait que ce prince n'avait pas +renoncé sincèrement à prendre la main d'Isabelle pour un de ses +fils. Le véritable obstacle était en Espagne. Au fond, personne +n'y voulait de Trapani: les radicaux, parce que c'était notre +candidat; les modérés, parce qu'ils désiraient un «grand mariage» qui +affermît leur monarchie constitutionnelle et lui assurât «un point +d'appui au dehors»; ce point d'appui, ils l'eussent trouvé dans le +mariage français, qu'en dépit de nos refus ils tentaient toujours +de remettre sur le tapis; ils ne le trouvaient pas dans un prince +d'un État secondaire, à peine âgé de seize ans, non encore sorti +du collège de Jésuites où il portait la soutane, et ayant d'autant +moins de prestige aux yeux des Espagnols que ceux-ci avaient gardé, +du temps où ils dominaient dans l'Italie méridionale, l'habitude de +mépriser les Napolitains. La reine Christine, tout en feignant, par +déférence pour le gouvernement français, de poursuivre le mariage +Trapani, le faisait sans désir sérieux de réussir, au contraire avec +l'arrière-pensée de retarder toute conclusion et avec l'espoir de +nous arracher, un jour ou l'autre, un prince français. M. Bresson +sentait son habileté et son énergie impuissantes à vaincre ces +résistances. Chaque fois qu'il croyait toucher au but, survenait un +incident qui l'en éloignait.</p> + +<p>Pendant ce temps, la candidature du prince de Cobourg, bien +que rentrée dans l'ombre, n'était pas abandonnée: elle <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> +paraissait même trouver faveur, en Espagne, chez certains membres du +parti modéré, offusqués du cercle étroit dans lequel nous prétendions +les renfermer. L'un d'eux, le duc de Sotomayor, ministre à Londres, +disait très haut: «Si le roi Louis-Philippe ne nous donne pas un de +ses fils, nous prendrons de la main des Anglais un Cobourg, parce +qu'il nous faut à tout prix l'appui d'une grande puissance<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a><a href="#footnote177" title="Go to footnote 177"><span class="smaller">[177]</span></a>.» +Bien plus, on pouvait se demander si ce sentiment n'était pas celui +de la reine Christine. Un jour, M. Bresson lui racontait plaisamment +qu'à une insinuation de l'envoyé anglais sur le mariage Cobourg il +avait répondu: «Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé +de pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j'ai fait +élire en quarante-huit heures le duc de Nemours; je puis assurer +qu'il ne m'en faut ici que vingt-quatre pour faire proclamer le duc +d'Aumale.» Loin d'être choquée de cette assurance, la Reine mère +répliqua sur le même ton: «Il ne vous faudrait pas tant de temps, +et si je savais que ce fût le moyen d'arriver à mon but, moi aussi +je pousserais le Cobourg<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a><a href="#footnote178" title="Go to footnote 178"><span class="smaller">[178]</span></a>.» Ce «mariage anglais» dont elle +nous menaçait en riant, elle y pensait à part elle beaucoup plus +sérieusement: c'était la ressource qu'elle se réservait au cas où le +mariage français deviendrait décidément impossible. Dès la fin de +1843, étant encore à Paris et recevant sir Henri Bulwer qui allait +prendre possession de son poste à Madrid, elle lui avait témoigné +tout le prix qu'elle attachait au bon vouloir de l'Angleterre, et lui +avait fait connaître son intention de soutenir le prince de Cobourg, +si, comme elle le craignait, elle ne pouvait obtenir un des fils +de Louis-Philippe<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a><a href="#footnote179" title="Go to footnote 179"><span class="smaller">[179]</span></a>. Une fois revenue en Espagne, l'astucieuse +princesse, en qui l'on croyait voir parfois une nouvelle Catherine +de Médicis, continua à tenir le même langage en causant avec +certains adversaires de l'influence française, et ses propos <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> +revinrent plus d'une fois aux oreilles de notre ambassadeur.</p> + +<p>Tout cela n'était pas fait pour donner à M. Bresson grand espoir +dans le succès du candidat napolitain; avec son esprit vif et un peu +impatient, il se voyait déjà acculé à cette alternative: ou consentir +au mariage français, ou laisser faire le mariage Cobourg. Il ne +craignait pas les difficultés, à la condition de connaître nettement +son but. Il se décida donc, en septembre 1844, à demander hardiment +à M. Guizot ce qu'il comptait faire au cas où la question serait +ainsi circonscrite. «Je vous en prie, lui écrivait-il, répondez-moi +aussi nettement que je vais vous dire ma façon de penser. Je regarde +un prince français comme une glorieuse, et déplorable extrémité, un +prince allemand comme le coup le plus pénétrant, le plus sensible +à l'honneur de la France et à l'orgueil, à l'existence peut-être +de notre dynastie. Entre un prince français et un prince allemand, +réduit, adossé à ces termes, je n'hésiterais pas un moment: je ferais +choisir un prince français. Ici, cher ministre, mes antécédents me +donnent le droit de soumettre respectueusement au Roi et à vous +quelques observations personnelles. En 1831, quand la question +s'est posée, en Belgique, entre le duc de Leuchtenberg et le duc +de Nemours, je me suis trouvé dans une position identique. Je ne +rappellerai pas à Sa Majesté cette conversation que je suis venu +chercher à toute bride de Bruxelles... J'ai pris sur moi une immense +responsabilité: j'ai fait élire M. le duc de Nemours, et je n'hésite +pas à reconnaître que je l'ai fait sans l'assentiment du Roi et de +son ministre<a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a><a href="#footnote180" title="Go to footnote 180"><span class="smaller">[180]</span></a>. C'était très grave pour ma carrière, pour ma +réputation même; j'ai touché à ma ruine... Mon cher ministre, je +ne pourrais repasser par ce chemin, ni courir de pareils risques; +je ne serais plus, aux yeux de tous, qu'un brûlot de duperie ou de +tromperie... Expliquons-nous donc secrètement entre nous, mais sans +détour. Sur quoi puis-je compter?... Si la combinaison napolitaine +échoue, si, après avoir tenté, je l'atteste sur l'honneur, tous les +efforts pour la faire triompher, <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> je me trouve forcément +amené, pour épargner à notre roi et à notre pays une blessure +profonde, à faire proclamer un prince français pour époux de la +Reine, accepterez-vous ce choix, et en assurerez-vous à tout prix +l'accomplissement?»</p> + +<p>Cette interrogation si précise ne blessa pas M. Guizot; bien au +contraire, elle lui plut, et il témoigna en termes généraux à son +ambassadeur une confiance qui était un encouragement. Toutefois il +évita de répondre directement à la question posée. Placé en face de +l'hypothèse imaginée par M. Bresson, il eût senti et agi comme lui, +et il était bien aise de le voir dans ces dispositions; mais, ne +croyant pas cette extrémité aussi fatale ni surtout aussi proche, il +ne voulait rien faire qui pût porter un agent résolu, prompt, ardent, +à précipiter les événements. Comme il l'a dit, «certaines choses sont +si difficiles à faire à propos et dans la juste mesure, qu'il ne faut +jamais les dire aux autres, et à peine à soi-même, tant qu'on n'est +pas absolument appelé à les faire». Pour le moment, quand les modérés +gouvernaient à Madrid et lord Aberdeen à Londres, notre ministre se +croyait garanti, sinon contre les embarras, les entraves, les délais, +du moins contre toute surprise déloyale; il voulait donc, de son +côté, épuiser toutes les chances de résoudre la question sans porter +atteinte à l'entente cordiale.</p> + +<p>La demande de M. Bresson ne fut pourtant pas entièrement sans +résultat. Le gouvernement français, préoccupé des répugnances +qu'on lui signalait en Espagne contre le mariage napolitain, donna +à entendre qu'il ne répugnerait pas à le fortifier par une union +du plus jeune fils du Roi, le duc de Montpensier, avec la sœur +cadette de la reine Isabelle, l'infante doña Luisa Fernanda. Ce fut +le 26 novembre 1844 que M. Guizot parla pour la première fois de ce +projet à M. Bresson; il l'avisa en même temps que ce second mariage +ne pourrait avoir lieu que «quand la Reine serait mariée et aurait +un enfant», c'est-à -dire quand l'Infante ne serait plus l'héritière +présomptive de la couronne. Par cette réserve faite spontanément, +avant toute communication du cabinet anglais, notre gouvernement +marquait que ce second mariage n'était <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> pas pour lui un moyen +détourné de revenir sur ses déclarations antérieures et de mettre un +fils de France sur le trône d'Espagne. Ne donnait-il pas du reste, à +cette même époque, une autre preuve de sa loyauté en mariant à une +princesse napolitaine le duc d'Aumale, dont, à Madrid, on avait tant +désiré faire l'époux d'Isabelle<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a><a href="#footnote181" title="Go to footnote 181"><span class="smaller">[181]</span></a>? L'ouverture relative au duc de +Montpensier fut reçue avec joie par la cour espagnole. Ce n'était +pas tout ce que cette cour eût voulu; mais elle se félicitait de ce +demi-résultat. Narvaez, qui était encore à la tête du ministère, +entra dans le nouveau projet avec son impétuosité accoutumée, +non sans essayer, il est vrai, d'obtenir plus encore: «Pourquoi, +disait-il à M. Bresson, ne pas nous donner le prince pour la Reine?» +Au moins aurait-il désiré conclure sur-le-champ un compromis secret +pour le mariage de l'Infante: M. Bresson eut quelque peine à se +dérober à ses instances et à ajourner tout engagement formel. +Quant à la reine Christine, aussitôt que son ministre lui parla de +la proposition du gouvernement français: «Pour l'amour de Dieu, +s'écria-t-elle, ne laisse pas échapper ce prince!»</p> + +<p>Le gouvernement britannique fut quelque temps sans connaître cette +éventualité d'un mariage du duc de Montpensier avec l'Infante. +Quand il en fut informé, dans l'été de 1845, il ne cacha pas +son déplaisir et son inquiétude<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a><a href="#footnote182" title="Go to footnote 182"><span class="smaller">[182]</span></a>. Aussi, lors de la seconde +visite de la reine Victoria à Eu, au mois de septembre de la même +année, Louis-Philippe et M. Guizot jugèrent-ils à propos d'aller +au-devant des soupçons qu'ils devinaient, et de prendre l'initiative +d'explications rassurantes. Ce qui fut dit, il importe d'autant plus +de le savoir avec précision, que les Anglais devaient reprocher plus +tard à notre gouvernement d'avoir manqué aux engagements pris en +cette circonstance. Le Roi commença par déclarer à la Reine et à son +ministre que le duc de Montpensier n'épouserait l'Infante que lorsque +Isabelle serait mariée et aurait un enfant; après ces assurances qui +ne lui coûtaient pas, car elles étaient la répétition des <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> +instructions spontanément données à M. Bresson dès novembre 1844, il +ajouta: «Mais il faut un peu de réciprocité dans cette affaire, et, +si je vous donne vos sécurités, il est juste qu'en retour vous me +donniez les miennes. Or les miennes sont que vous ferez ce que vous +pourrez pour tâcher que ce soit parmi les descendants de Philippe V +que la Reine choisisse son époux, et que la candidature du prince +Léopold de Saxe-Cobourg soit écartée.—Soit, répondit lord Aberdeen, +nous pensons comme vous que le mieux serait que la Reine prît son +époux parmi les descendants de Philippe V. Nous ne pouvons pas nous +mettre en avant sur cette question, mais nous vous laisserons faire; +nous nous bornerons à vous suivre et, dans tous les cas, à ne rien +faire contre vous. Quant à la candidature du prince Léopold de +Saxe-Cobourg, vous pouvez être tranquille sur ce point: je réponds +qu'elle ne sera ni avouée ni appuyée par l'Angleterre, et qu'elle +ne vous gênera pas<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a><a href="#footnote183" title="Go to footnote 183"><span class="smaller">[183]</span></a>.» Tout ceci fut dit non pas une fois, +mais plusieurs fois, pendant le court séjour de la reine Victoria +à Eu, et le langage tenu par M. Guizot fut absolument conforme à +celui du Roi. Ainsi rien de plus net: les assurances données par +le gouvernement français au sujet du mariage du duc de Montpensier +étaient formelles, mais conditionnelles; du jour où le cabinet +anglais manquerait à ce que nous attendions de lui et que son langage +nous faisait espérer, nous reprendrions notre liberté. De notre part, +une telle attitude n'était pas nouvelle; notre gouvernement avait +souvent insisté—notamment lors de la première entrevue d'Eu—sur le +caractère synallagmatique des engagements qu'il prenait<a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a><a href="#footnote184" title="Go to footnote 184"><span class="smaller">[184]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> L'Espagne à peu près satisfaite et l'Angleterre rassurée, +le cabinet français ne pouvait-il pas enfin se croire près du but? +Non; dans les derniers mois de 1845 et au commencement de 1846, il +lui revint que les Cobourg se donnaient plus de mouvement que jamais: +plusieurs d'entre eux, dont le prince Léopold, l'aspirant à la main +d'Isabelle, s'étaient réunis à la cour de Lisbonne qui leur servait +en quelque sorte de base d'opération; il était même question d'un +voyage de Léopold en Espagne; on ajoutait que le roi des Belges, et, +ce qui était plus grave encore, que le prince Albert et la reine +Victoria s'intéressaient au succès de ces démarches<a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a><a href="#footnote185" title="Go to footnote 185"><span class="smaller">[185]</span></a>: c'était du +moins ce qu'un diplomate portugais, revenant d'un voyage à Cobourg +et à Londres, assurait à sir Henri Bulwer<a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a><a href="#footnote186" title="Go to footnote 186"><span class="smaller">[186]</span></a>. Ce dernier n'avait +pas besoin d'être poussé dans ce sens. Dès l'origine, il avait jugé +«monstrueuse» notre prétention d'imposer un Bourbon comme mari de +la Reine, et avait regretté que son <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> gouvernement ne la +combattît pas ouvertement; aussi tâchait-il d'y faire obstacle sous +main, appuyait, dans ses conversations, sur l'impopularité du comte +de Trapani, aidait aux ajournements, s'appliquait, comme le disait +alors M. Guizot, «à jeter du trouble dans les esprits, à entr'ouvrir +pêle-mêle toutes les portes, à ménager toutes les chances», notamment +celle du mariage Cobourg; en réalité, il avait fait de ce mariage +son but secret; il se disait que s'il parvenait à l'accomplir, +on ne lui saurait pas mauvais gré à Windsor d'avoir méconnu les +instructions du <i lang="en">Foreign office</i><a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a><a href="#footnote187" title="Go to footnote 187"><span class="smaller">[187]</span></a>. N'y avait-il pas, d'ailleurs, +dans ces instructions, à côté des recommandations de marcher d'accord +avec la France, la réserve du droit que l'Espagne avait de choisir +librement l'époux de la Reine? Bulwer affectait de ne voir que cette +réserve, et son jeu était de susciter, à Madrid, une résistance, en +apparence spontanée, aux vues de la France, se flattant qu'en raison +de ses déclarations le gouvernement britannique se considérerait +comme tenu de respecter et de faire respecter cette manifestation +de l'indépendance espagnole. Lord Aberdeen, qui eût réprouvé sans +aucun doute une telle interprétation de ses instructions, était, +tout le premier, trompé par son agent, et il nous affirmait, de la +meilleure foi du monde, que celui-ci «ne faisait rien pour favoriser +le mariage Cobourg<a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a><a href="#footnote188" title="Go to footnote 188"><span class="smaller">[188]</span></a>». Lui-même, d'ailleurs, gêné par ce qu'il +savait des préférences secrètes de sa cour, n'était pas toujours +aussi net et aussi ferme qu'on l'eût désiré. À M. Guizot, qui lui +demandait de «ne laisser au prince de Cobourg aucune possibilité de +se présenter sous les couleurs de l'Angleterre», et qui insistait +pour qu'il «frappât ainsi d'impuissance tous les barbouillages +subalternes de Madrid<a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a><a href="#footnote189" title="Go to footnote 189"><span class="smaller">[189]</span></a>», il fit d'abord une réponse un peu +embarrassée; il protesta qu'il «voulait, comme nous, un prince de +Bourbon sur le trône d'Espagne», qu'il «le pensait et le disait», +mais qu'il n'avait «aucune action directe <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> sur les princes +de Cobourg», et que «la Reine restait libre d'en choisir un s'il lui +plaisait». Néanmoins, pressé par nous et aussi par sa conscience, +il se décida à parler nettement au prince Albert. Eut-il quelque +difficulté à le convaincre? En tout cas, au sortir de cet entretien, +il dit à notre représentant, M. de Jarnac: «Tout est maintenant +réglé comme vous le souhaitez; vous pouvez désormais tenir pour +certain qu'il n'y a, à Windsor, aucune prétention, aucune vue sur +la main de la reine d'Espagne pour le prince Léopold, et que notre +cour, comme notre cabinet, déconseillera toute pensée semblable... +Je puis vous répondre, sur ma parole de <i lang="en">gentleman</i>, que vous +n'avez rien à craindre de ce côté<a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a><a href="#footnote190" title="Go to footnote 190"><span class="smaller">[190]</span></a>.» Et il ajoutait, un peu plus +tard: «Après ce qui s'est passé entre le prince Albert et moi, il +est impossible qu'il entre dans une intrigue; il n'oserait plus me +regarder en face<a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a><a href="#footnote191" title="Go to footnote 191"><span class="smaller">[191]</span></a>.» La bonne foi de lord Aberdeen est hors de +toute contestation; on ne saurait douter non plus de celle du prince +Albert; cependant l'intrigue Cobourg allait toujours son train, et +M. Guizot se croyait fondé à écrire, le 10 décembre 1845, au comte +Bresson: «Plus j'y regarde, plus je demeure convaincu qu'il y a, en +Espagne et autour de l'Espagne, un travail actif et incessant pour +amener le mariage d'un prince de Cobourg soit avec la Reine, soit +avec l'Infante. Le gouvernement anglais ne travaille pas positivement +à ce mariage, mais il ne travaille pas non plus efficacement à +l'empêcher; il ne dit pas à toute combinaison qui ferait arriver un +prince de Cobourg au trône d'Espagne, un <em>non</em> péremptoire, comme +nous le disons, nous, pour un prince français.»</p> + +<p>Dans cette situation, notre gouvernement jugea nécessaires deux +démarches, l'une à Madrid, l'autre à Londres: la première pour bien +armer son représentant en Espagne, la seconde <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> pour bien +avertir le cabinet anglais. J'ai dit tout à l'heure qu'interrogé par +M. Bresson, en septembre 1844, sur certaines hypothèses extrêmes, +M. Guizot avait alors évité de répondre<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a><a href="#footnote192" title="Go to footnote 192"><span class="smaller">[192]</span></a>; à la fin de 1845, il +crut le moment venu de s'expliquer sans ambages: «Nous ne pouvons, +écrivit-il le 10 décembre à notre ambassadeur, jouer un rôle de +dupes. Nous continuerons à suivre loyalement notre politique, +c'est-à -dire à écarter toute combinaison qui pourrait rallumer le +conflit entre la France et l'Angleterre à propos de l'Espagne. Mais +si nous nous apercevions que, de l'autre côté, on n'est pas aussi +net et aussi décidé que nous; si, par exemple, soit par l'inertie +du gouvernement anglais, soit par le fait de ses amis en Espagne +et autour de l'Espagne, un mariage se préparait, pour la Reine ou +pour l'Infante, qui mît en péril notre principe,—les descendants de +Philippe V,—et si cette combinaison avait, auprès du gouvernement +espagnol, des chances de succès, aussitôt nous nous mettrions en +avant sans réserve, et nous demanderions simplement et hautement la +préférence pour M. le duc de Montpensier.» Toutefois, le ministre +recommandait à M. Bresson, dont il redoutait toujours un peu +l'ardeur, «de ne faire usage de cette arme qu'en cas de nécessité». +«Maintenez notre politique jusqu'au bout, lui disait-il, aussi +longtemps qu'on ne nous la rendra pas impossible.»</p> + +<p>Si le gouvernement français ne voulait pas «être dupe», il tenait +aussi à ne tromper personne; de là , sa seconde démarche. M. Guizot +rédigea, le 27 février 1846, un <em lang="la">memorandum</em> destiné à faire bien +connaître à Londres les résolutions qu'il pourrait être amené à +prendre. Il y rappelait d'abord les difficultés que rencontrait le +mariage Bourbon, la «neutralité froide» et l'«inertie» du cabinet +britannique, le travail fait pour le mariage Cobourg; puis il +déclarait que «si le mariage soit de la Reine, soit de l'Infante, +avec le prince Léopold ou avec tout autre prince étranger aux +descendants de Philippe V, devenait probable et imminent, nous +serions affranchis de tout engagement <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> et libres d'agir +immédiatement pour parer le coup, en demandant la main soit de +la Reine, soit de l'Infante pour M. le duc de Montpensier»; il +souhaitait de «ne pas en venir à cette extrémité», mais ne voyait +«qu'un moyen de la prévenir», c'était que «le cabinet anglais s'unît +à nous pour remettre à flot l'un des descendants de Philippe V». +«Nous nous faisons un devoir de loyauté, disait-il en terminant, +de prévenir le cabinet anglais que, sans cela, nous pourrions nous +trouver obligés d'agir comme je viens de l'indiquer.» Communiqué +aussitôt à lord Aberdeen, cet important document ne provoqua de sa +part aucune contradiction ni observation.</p> + +<p>Notre position était ainsi nettement prise, mais le danger n'était +pas supprimé. Bien au contraire, il allait devenir plus menaçant +que jamais. En avril 1846, trois personnages qui pouvaient, à des +degrés divers, parler au nom de la reine Christine,—d'abord son +secrétaire privé, M. Donoso Cortès, ensuite l'ancien garde du corps +devenu son mari sous le nom de duc de Rianzarès, enfin M. Isturiz +qui venait de remplacer le général Narvaez à la tête du ministère +espagnol,—s'abouchèrent mystérieusement, l'un après l'autre, avec +sir Henri Bulwer; ils lui annoncèrent que la Reine mère, lasse de la +prépotence française, était disposée à marier sa fille au prince de +Cobourg, seulement qu'elle désirait savoir si, en s'exposant ainsi +aux ressentiments de la France, elle pourrait compter sur l'appui +de l'Angleterre. Une telle démarche devrait étonner de la part +de Christine, naguère si étroitement liée, en apparence, à notre +politique. Mais ce n'était pas la première fois qu'on la voyait +pencher vers les Cobourg, soit par dépit de n'avoir pas obtenu un +prince français, soit dans l'espoir de nous l'arracher; avec cette +princesse, on ne savait jamais ce qui était réalité ou feinte. +D'après les aveux faits plus tard par M. Isturiz lui-même au comte +Bresson<a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a><a href="#footnote193" title="Go to footnote 193"><span class="smaller">[193]</span></a>, l'intrigue avait été mise en train par le banquier +Salamanca; ce manieur d'argent, riche, peu scrupuleux, fort engagé +dans le parti <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> radical et anglais, avait trouvé moyen de +gagner le duc de Rianzarès et, par lui, était arrivé jusqu'à la reine +Christine.</p> + +<p>Sir Henri Bulwer n'avait nulle envie de décourager les ouvertures qui +lui étaient faites et que, sous main, il avait probablement contribué +à provoquer. Mais, officiellement, que pouvait-il y répondre? +Lui-même nous a exposé en ces termes son embarras: «Le gouvernement +britannique ne reconnaissait pas la prétention de la France d'imposer +un mari à la Reine: cela impliquait qu'il soutiendrait l'Espagne +si elle faisait un choix indépendant; toutefois, cela ne le disait +pas clairement, et je savais que lord Aberdeen n'aurait pas aimé me +le voir dire. D'autre part, donner à entendre au gouvernement de +Madrid qu'il n'avait qu'à se soumettre, m'exposait également à un +blâme. L'affaire était encore compliquée par le fait que le choix +de la reine Christine se portait sur le prince de Cobourg: si un +tel choix était chose indifférente aux yeux du peuple et du cabinet +anglais, il ne l'était pas pour la famille royale d'Angleterre<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a><a href="#footnote194" title="Go to footnote 194"><span class="smaller">[194]</span></a>.» +Bulwer ne nous dit pas bien explicitement comment il se tira de ces +difficultés; mais l'un de ses interlocuteurs, M. Isturiz, a été moins +discret, et voici, d'après son témoignage, la réponse que lui fit +le ministre d'Angleterre<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a><a href="#footnote195" title="Go to footnote 195"><span class="smaller">[195]</span></a>: «Il faut que cette affaire ait l'air +d'être entièrement espagnole. La reine Victoria la verra avec la plus +grande joie; mais vous n'ignorez pas que, chez nous, les désirs de la +Reine ne font pas loi pour le cabinet. Lord Aberdeen ne voudra pas, +par l'adoption ostensible de ce candidat, compromettre ses rapports +avec la France, s'exposer peut-être à une rupture; nous devons donc +paraître le moins possible; mais aussitôt que vous vous serez mis +d'accord avec la maison de Cobourg, faites venir le prince Léopold le +plus secrètement et le plus promptement que vous pourrez; mariez-le +avec la Reine, et, le fait accompli, chacun se résignera<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a><a href="#footnote196" title="Go to footnote 196"><span class="smaller">[196]</span></a>.» On +ne saurait <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> d'ailleurs garder aucun doute sur le caractère +encourageant de la réponse du ministre d'Angleterre, quand on voit +que la Reine mère se décida aussitôt à écrire une lettre au duc +régnant de Saxe-Cobourg<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a><a href="#footnote197" title="Go to footnote 197"><span class="smaller">[197]</span></a>, alors en visite à la cour de Lisbonne, +et que Bulwer se chargea de faire parvenir cette lettre, en ayant +soin de se cacher de la diplomatie française et même des ministres +espagnols, autres que M. Isturiz. Comme l'écrivait, quelques semaines +plus tard, le prince Albert, jamais la reine Christine ne se fût +hasardée à faire une pareille démarche, si le représentant de +l'Angleterre ne s'y fût associé<a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a><a href="#footnote198" title="Go to footnote 198"><span class="smaller">[198]</span></a>.</p> + +<p>Dans sa lettre<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a><a href="#footnote199" title="Go to footnote 199"><span class="smaller">[199]</span></a>, la Reine mère ne cachait pas qu'elle s'adressait +en réalité à la reine Victoria, et que le duc de Saxe-Cobourg n'était +qu'un intermédiaire. Elle exposait d'abord comment les difficultés +d'un mariage Bourbon la ramenaient au prince Léopold, «auquel, +disait-elle, le roi des Belges sait que j'ai toujours pensé». Elle +ajoutait: «J'ai entendu dire que S. M. la reine d'Angleterre est +animée, comme moi-même, de sentiments d'amitié sincère envers la +France, et qu'ainsi Sa Majesté a été prête à approuver et même à +appuyer une combinaison qui, sans être fatale aux intérêts anglais, +était de préférence auprès (<i>sic</i>) de S. M. le roi des <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> +Français; mais j'ai toujours entendu dire aussi que S. M. la reine +d'Angleterre soutenait, comme moi-même, l'indépendance de l'Espagne +dans cette affaire espagnole avant tout, et je désirerais savoir, +avec une franchise égale à celle qu'on doit trouver dans cette +lettre, si, dans le cas où ma fille choisirait le prince Léopold de +Saxe-Cobourg, ce choix serait agréable à sa famille, et si la reine +d'Angleterre soutiendrait alors, comme on m'a assuré qu'elle l'a +soutenu jusqu'ici, le principe d'indépendance dont j'ai parlé, et +nous aiderait ensuite à mitiger d'injustes ressentiments, s'il y en +avait, ce que je ne puis croire. Dans la position actuelle de cette +affaire, je trouve que cette démarche est mieux faite comme demande +particulière entre les deux cours et les deux familles qu'entre +deux cabinets, ce qui livrerait peut-être prématurément cette +question au public.» Aussitôt la lettre parvenue à Lisbonne, dans +les premiers jours de mai 1846, le duc de Saxe-Cobourg s'empressa +d'en accuser réception: tout en assurant la reine Christine de «sa +profonde gratitude», il se borna à adhérer d'une façon générale à ses +vœux. Si désireux en effet qu'il fût de ce mariage, il n'osait +s'avancer davantage sans l'aveu des véritables chefs politiques +de sa maison,—son oncle le roi des Belges et son frère le prince +Albert,—auxquels il envoya aussitôt la lettre de la Reine<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a><a href="#footnote200" title="Go to footnote 200"><span class="smaller">[200]</span></a>.</p> + +<p>Sir Henri Bulwer, qui avait agi en se cachant de son ministre, +n'avait pu, une fois la chose faite, la lui laisser plus longtemps +ignorer. Il s'attendait bien que lord Aberdeen serait vivement +contrarié, mais il croyait—lui-même l'a raconté plus tard—que +cette contrariété se manifesterait seulement par une dépêche +confidentielle rétablissant aux yeux du cabinet de Madrid la +neutralité de la politique anglaise, vaine protestation qui +n'empêcherait pas l'affaire, une fois lancée, de suivre son cours +souterrain à l'insu du gouvernement français. C'était compter sans +la loyauté du secrétaire d'État. Celui-ci, d'autant plus embarrassé +et irrité qu'il <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> venait de se porter fort auprès de nous +de la correction d'attitude de Bulwer, résolut d'arrêter net cette +intrigue et d'en dégager sa responsabilité: dans ce dessein, il fit +part lui-même à notre ambassadeur à Londres de tout ce qu'il venait +d'apprendre, qualifia de «condamnable» la conduite de son agent, +déclara en être «très mécontent», et se dit «prêt à faire ce qu'à +Paris on jugerait convenable pour constater qu'il n'y était pour +rien<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a><a href="#footnote201" title="Go to footnote 201"><span class="smaller">[201]</span></a>».</p> + +<p>À cette communication, grands furent l'émoi et la surprise du +gouvernement français, qui, malgré ses méfiances, ne s'était jamais +douté du risque qu'il avait couru. Il se garda d'ébruiter l'incident, +qui demeura, sur le moment, absolument ignoré du public<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a><a href="#footnote202" title="Go to footnote 202"><span class="smaller">[202]</span></a>; mais, +dans le secret des conversations diplomatiques, il ne dissimula pas +la vivacité de ses impressions. Autant il savait gré à lord Aberdeen +de sa conduite, autant il se montra blessé de celle de la cour de +Madrid et de sir Henri Bulwer. Louis-Philippe ne ménagea pas la reine +Christine, en dépit de l'aplomb avec lequel elle «nia avoir fait +aucune ouverture à la maison de Cobourg<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a><a href="#footnote203" title="Go to footnote 203"><span class="smaller">[203]</span></a>». M. Bresson secoua +rudement les ministres espagnols et les effraya sur les conséquences +d'une rupture avec la France. Quant à Bulwer, ayant reçu de son +ministre une remontrance sévère, il offrit sa démission, qui du +reste ne fut pas acceptée. Tous ces conspirateurs, ainsi surpris, au +milieu de leurs machinations ténébreuses, par le rayon de lumière +qu'avait soudainement projeté de Londres l'honnête main de lord +Aberdeen, embarrassés et meurtris des débris de la mine éclatée sous +leurs pieds pendant qu'ils la creusaient, faisaient vraiment assez +piteuse figure. Le moins penaud n'était pas le chef de la légation +britannique, qui se trouvait avoir livré ses complices espagnols +aux ressentiments du cabinet de Paris, et qui avait fait ainsi, +disait-il, <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> «plutôt le métier d'un espion français que celui +d'un ministre d'Angleterre<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a><a href="#footnote204" title="Go to footnote 204"><span class="smaller">[204]</span></a>».</p> + +<p>La démarche de lord Aberdeen brouillait absolument le jeu des +Cobourg. Ce qu'eût été, sans cela, la réponse du prince Albert à +la communication que son frère lui avait faite de la lettre de +la reine Christine, on ne saurait le dire: mais écrite après que +tout était divulgué au gouvernement français, cette réponse fut +nécessairement défavorable. Le prince Albert, toutefois, ne put +cacher combien un refus lui coûtait. Dans une lettre datée du 26 +mai 1846, il exposait d'abord à son frère comment le gouvernement +anglais, tout en s'engageant à appuyer le mariage Bourbon, avait +réservé l'indépendance de l'Espagne, et comment il en résultait +que, si celle-ci voulait résolument un autre mariage, l'Angleterre +devrait y consentir. On était, à l'entendre, sur le point d'en venir +là , quand Bulwer avait tout dérangé. «Sa conduite, ajoutait-il, +nous donne l'apparence d'un manque de parole, d'une intrigue, d'une +perfidie, et fournit à la France une juste raison de plainte. Nous +nous sommes donc vus forcés de nous laver les mains de ce qui était +fait et de prouver que nous y étions tout à fait étrangers. Il est +naturel qu'on ne nous croie pas.» Ce n'était pas que le prince +Albert renonçât absolument à voir son parent sur le trône d'Espagne; +non, cette idée lui tenait toujours à cœur; seulement, convaincu +qu'elle n'était désormais réalisable qu'avec l'assentiment de la +France, il se bornait à laisser voir qu'il ne désespérait pas +d'obtenir cet assentiment, le jour où la résistance de l'Espagne +aurait rendu décidément impossibles tous les candidats de la maison +de Bourbon<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a><a href="#footnote205" title="Go to footnote 205"><span class="smaller">[205]</span></a>.</p> + +<p>Lord Aberdeen ne pouvait ignorer ces sentiments du prince Albert. +Eut-il l'intention, sinon de les servir, du moins de les ménager, +quand, au lendemain même du jour où il venait de nous donner une +preuve si manifeste de son loyal désir <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> d'accord, il adressa, +le 22 juin 1846, au duc de Sotomayor, ministre d'Espagne à Londres, +une dépêche qui semblait écrite sous une inspiration toute différente +et qui devait plus tard fournir un argument à lord Palmerston? +Voici à quel propos cette dépêche fut rédigée. Sous le coup de la +révélation qui lui avait été faite, le gouvernement français avait +traité assez rudement le cabinet de Madrid. Celui-ci, voyant ou +feignant de voir dans notre langage une menace à son indépendance, +saisit ce prétexte pour demander au cabinet de Londres, d'abord si +l'Espagne encourrait le déplaisir de l'Angleterre au cas où elle +jugerait nécessaire de choisir le mari de la Reine en dehors des +Bourbons, ensuite si, dans cette hypothèse, l'Angleterre verrait avec +indifférence la France attenter à la liberté de l'Espagne. À la façon +dont la question était posée, on devine la main de M. Bulwer. Il +fallait quelque complaisance pour se prêter à ce rôle de donneur de +consultation. Lord Aberdeen eut cette complaisance. Dans sa réponse, +adressée au duc de Sotomayor, il commença par rappeler, d'une part, +qu'il n'avait reconnu à aucune puissance le droit d'imposer à la +Reine comme mari «un membre de quelque famille que ce soit»; d'autre +part, que le choix d'un Bourbon lui avait paru raisonnable et +désirable. Il ajouta qu'au cas où l'Espagne se croirait obligée de +donner à la Reine un autre mari, l'Angleterre n'en éprouverait aucun +déplaisir; il se refusait à admettre qu'à raison de ce fait la France +portât atteinte à l'indépendance de l'Espagne; mais, si elle le +faisait, le gouvernement de Madrid pourrait compter sur la sympathie +de l'Angleterre et de l'Europe entière<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a><a href="#footnote206" title="Go to footnote 206"><span class="smaller">[206]</span></a>. Lord Aberdeen se +repentait-il donc d'avoir gêné les partisans du mariage Cobourg, et +voulait-il leur rendre le terrain qu'il leur avait fait perdre? Je ne +le pense pas. Dans les deux cas, il croyait conformer sa conduite à +ses déclarations antérieures. En effet, comme j'ai eu plusieurs fois +occasion de le noter, en même temps qu'il avait promis de seconder +en fait ou tout au moins <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> de ne pas contrarier le mariage +Bourbon, il avait réservé en droit l'indépendance de l'Espagne. +M. Guizot n'eût pas eu de peine à lui montrer dès lors comment, +en certains cas, pouvaient sortir de cette double déclaration des +démarches contradictoires. Mais il avait été si heureux d'obtenir +la promesse de fait, qu'il n'avait pas voulu regarder de trop +près à la réserve de droit; de part et d'autre, chaque fois qu'on +s'était entretenu de ce sujet délicat, on avait mieux aimé laisser +un peu d'équivoque que de risquer un désaccord en s'expliquant plus +nettement. C'était en exécution de la promesse de fait que lord +Aberdeen avait déjoué, en mai, l'intrigue de Bulwer; ce fut par +application de la réserve de droit qu'il écrivit, en juin, la dépêche +au duc de Sotomayor. Le premier acte était beaucoup plus important +que le second, celui-ci n'étant qu'une consultation purement +théorique, tandis que celui-là avait des conséquences effectives et +immédiates; il n'en résultait pas moins, dans la politique anglaise, +une sorte d'ambiguïté qui n'était pas faite pour nous rassurer.</p> + +<p>Si j'ai raconté avec quelque détail le coup tenté et manqué, au +printemps de 1846, pour enlever à notre insu le mariage de la Reine +avec le prince de Cobourg, c'est que cet incident devait avoir une +influence décisive sur le dénouement de l'affaire des «mariages +espagnols». L'état d'esprit où il laissa le gouvernement français a +été pour beaucoup dans la résolution que celui-ci a prise quelques +mois plus tard. Non seulement M. Bresson, mais aussi M. Guizot +sortirent de là plus disposés encore au soupçon, plus faciles à +s'alarmer, plus convaincus que, pour n'être pas joués par leurs +concurrents, ils devraient probablement les devancer par une prompte +initiative. Édifiés sur ce dont on était capable à Madrid, aussi bien +à la cour qu'à la légation anglaise, ils savaient bien que le dépit +de la manœuvre déjouée et la mortification des reproches subis +n'avaient corrigé personne; au contraire, plus les meneurs portaient +actuellement la tête basse, plus ils devaient être impatients de +prendre leur revanche. Et puis, bien <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> que notre cabinet ne +connût pas la lettre écrite par le prince Albert à son frère, divers +symptômes avaient pu lui faire soupçonner quelque arrière-pensée chez +la reine Victoria et chez son époux. Au milieu de tant de raisons de +s'inquiéter, une seule garantie lui restait, garantie dont, en dépit +de la réponse à M. de Sotomayor, il venait d'éprouver l'efficacité: +c'était la droiture personnelle de lord Aberdeen, son sincère désir +de maintenir l'entente cordiale.</p> + +<h4>II</h4> + +<p>En Orient, comme en Espagne, il existait une rivalité traditionnelle +entre la France et l'Angleterre. La guerre avait même failli en +sortir: on se rappelle la crise de 1840, à laquelle avait mis +fin la convention des détroits, signée le 13 juillet 1841<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a><a href="#footnote207" title="Go to footnote 207"><span class="smaller">[207]</span></a>. +Depuis lors, que s'était-il passé dans ces régions? Sur la question +d'Égypte, si bruyante de 1833 à 1841, le silence s'était fait. Sans +doute le cabinet britannique regardait toujours de ce côté avec une +attention ombrageuse; quand le Czar, pendant son voyage à Londres, +en 1844, causa des affaires d'Orient avec sir Robert Peel, celui-ci +ne sortit des généralités vagues que pour déclarer sa volonté de «ne +pas laisser s'établir, sur le Nil, un gouvernement trop fort, qui +pût fermer la route du commerce et refuser le passage à la malle +des Indes<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a><a href="#footnote208" title="Go to footnote 208"><span class="smaller">[208]</span></a>». Mais l'Angleterre croyait être garantie contre +tout péril de ce genre, depuis que Méhémet-Ali avait été forcé +d'abandonner ses conquêtes en Asie. Le cabinet de Paris n'avait pas +non plus de raison de remettre cette question sur le tapis. Il était +trop heureux de voir que l'autorité du pacha, réduite à l'Égypte, +gagnait en solidité ce qu'elle avait perdu en étendue<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a><a href="#footnote209" title="Go to footnote 209"><span class="smaller">[209]</span></a>, et +de constater, <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> contrairement à toutes les prédictions des +journaux, que la France gardait son crédit à Alexandrie, que ses +conseils y étaient réclamés et écoutés, que son commerce y était en +progrès, que ses religieux, chaque jour plus nombreux, y répandaient +sa langue et son influence. M. Guizot pouvait dire à la tribune, le +21 janvier 1843: «Nos rapports avec l'Égypte sont les meilleurs qui +aient jamais été.»</p> + +<p>La France n'était pas sortie partout en Orient aussi indemne de +la crise de 1840. Sur un autre point, en effet, cette crise avait +contribué à faire naître une question difficile, douloureuse, qui +devait longtemps embarrasser et attrister notre diplomatie: c'est +ce qu'on a appelé la question du Liban. Quelques explications +rétrospectives sont nécessaires pour la faire comprendre. On sait +que la partie de la Syrie nommée la Montagne est habitée par deux +races distinctes, rivales, ennemies: l'une, la plus nombreuse, +les Maronites, chrétiens aborigènes redevenus catholiques pendant +les croisades, depuis lors amis et clients de la France; l'autre, +les Druses, ni chrétiens ni musulmans, moins nombreux, mais plus +belliqueux et plus sauvages, que, depuis quelque temps, l'Angleterre +paraissait chercher à s'attacher. Par un privilège traditionnel +dont notre nation, protectrice séculaire des chrétiens d'Orient, +surveillait le maintien, la Montagne avait joui, jusqu'à la prise +de possession de la Syrie par Méhémet-Ali, d'une sorte d'autonomie; +petite république patriarcale et militaire, féodale et élective, elle +avait à sa tête un chef unique, sujet sans doute de la Porte, lui +payant tribut, mais chrétien et choisi, depuis plus de cent ans, dans +la puissante famille des Chéabs. La conquête égyptienne porta une +grave atteinte à cette organisation. Sans révoquer l'émir Beschir, +chef chrétien de la Montagne, le pacha supprima les libertés de +cette région et y établit, avec une extrême rigueur, son autorité +directe. De là des mécontentements <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> que les agents anglais +s'empressèrent d'exploiter. Le gouvernement français, au contraire, +en appuyant Méhémet-Ali, semblait lui avoir sacrifié ses anciens +protégés. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, notre engouement +pour le pacha nous faisait perdre de vue nos traditions et nos +intérêts. Lors des mesures d'exécution prises contre Méhémet-Ali, +après le traité du 15 juillet 1840, l'émir Beschir passa aux Anglais, +aussitôt qu'il pressentit leur victoire, sans cependant se sauver +ainsi lui-même. En effet, la Porte, à peine rentrée en possession +de la Syrie, profita des circonstances pour abolir les privilèges +de la Montagne et substituer un pacha ottoman au chef chrétien. +L'arbitraire et l'anarchie, telles furent aussitôt les conséquences +de l'administration turque. Dès 1841, les Maronites, indignement +maltraités, poussèrent un cri de détresse et implorèrent le secours +de l'Europe.</p> + +<p>La France ne pouvait refuser de prêter l'oreille à cette plainte, +sans déserter son vieux rôle, sans répudier un patronage dont le +maintien importait grandement à son honneur et à son influence. +Toutefois, dès qu'elle voulut agir, elle se sentit gênée et affaiblie +par l'attitude même qu'elle venait de prendre dans le conflit du +sultan et du pacha. Après avoir laissé son client, Méhémet-Ali, +supprimer les privilèges des Maronites, avait-elle le même titre +qu'autrefois pour réclamer en leur nom? Pouvait-elle se flatter de +retrouver son ancien crédit auprès du divan, qui lui gardait rancune +de sa politique égyptienne et qui se flattait de pouvoir au besoin +lui opposer les puissances signataires du traité du 15 juillet 1840? +Et puis, du moment où les Turcs mettaient en discussion notre droit +de protection sur les chrétiens d'Orient, n'étaient-ils pas quelque +peu fondés à faire observer que la situation respective de la France, +de l'Europe et de l'Empire ottoman avait bien changé depuis l'époque +où ce droit s'était établi? Sous l'ancien régime, nous étions les +alliés du sultan, ne lui suscitant aucun embarras, ne lui inspirant +aucune inquiétude; depuis un demi-siècle, au contraire, la Porte, +non sans en garder ressentiment, nous avait vus successivement +faire l'expédition <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> d'Égypte, délivrer la Grèce, conquérir +l'Algérie, émanciper à demi Tunis et soutenir Méhémet-Ali. Autrefois, +nous étions le seul État chrétien en rapports intimes avec la cour +de Constantinople; maintenant, les autres puissances, notamment +l'Angleterre et la Russie, y avaient des intérêts considérables et +y exerçaient une influence généralement rivale de la nôtre. Comme +l'a écrit M. Guizot, nous avions cessé d'être aussi nécessaires à la +Porte et nous lui étions devenus suspects.</p> + +<p>Vers la fin de 1841, comprenant que, dans une telle situation, ses +représentations isolées n'auraient pas grande chance d'être écoutées +par la Turquie, le cabinet de Paris proposa aux grandes puissances +d'agir de concert. L'Autriche se montra bien disposée, quoique un +peu molle. L'Angleterre, où l'on ne faisait pas encore profession de +l'entente cordiale, fut plus hésitante, partagée entre son habitude +de protéger les Druses et l'indignation que les traitements infligés +aux Maronites ne pouvaient manquer d'inspirer à l'esprit droit de +lord Aberdeen. Quant à la Russie, nous ne pouvions compter sur son +concours que si, en nous le refusant, elle s'exposait à se trouver +isolée. Notre gouvernement s'aperçut vite qu'avec une Europe aussi +peu unie, on ne parviendrait pas à imposer à la Porte la restauration +intégrale des anciens privilèges du Liban et le rétablissement du +chef chrétien unique. Faute de mieux et tout en déclarant ne pas +voir là une satisfaction définitive, il se rallia à un expédient +transactionnel imaginé par M. de Metternich et appuyé par le cabinet +britannique. Il s'agissait d'obtenir de la Porte qu'elle dédoublât +l'administration du Liban; les Druses devaient avoir à leur tête un +magistrat de leur race; de même pour les Maronites. Le gouvernement +ottoman, après avoir essayé d'éluder cette demande, finit par +déclarer, d'assez mauvaise grâce, le 7 décembre 1842, qu'il se +conformerait au vœu des puissances.</p> + +<p>La mesure, qui n'eût jamais pu être bien efficace, ne fut même pas +sérieusement et sincèrement exécutée. Les pachas turcs conservèrent +la réalité du pouvoir et s'appliquèrent à prolonger un état +d'anarchie qui leur paraissait servir la <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> prépotence +ottomane, en affaiblissant les deux races rivales. Les choses en +vinrent à ce point que, dans les premiers mois de 1845, une véritable +guerre civile éclata entre les Maronites et les Druses; ces derniers, +appuyés plus ou moins ouvertement par les Turcs, eurent généralement +le dessus et se livrèrent aux plus atroces excès.</p> + +<p>Le gouvernement français n'avait pas attendu ces lamentables +événements, pour se convaincre que la réforme nominale obtenue +en 1842 n'avait remédié à rien. Éclairé par l'expérience, pressé +par les orateurs qui, dans les deux Chambres, se faisaient les +avocats des Maronites, notamment par M. de Montalembert, M. +Guizot s'était bientôt décidé à modifier sa première attitude et +à réclamer le retour à l'ancien état de choses, le rétablissement +d'une administration unique et chrétienne. S'en étant ouvert aux +autres puissances, il trouva assez bon accueil auprès de M. de +Metternich. Mais, même après l'établissement de l'entente cordiale, +il ne parvint pas à amener à cette idée le cabinet de Londres. +Lord Aberdeen se disait très sincèrement désolé de l'anarchie du +Liban, prêt à s'associer à nous pour y mettre un terme; seulement, +il contestait l'efficacité du moyen que nous proposions. Incapable +personnellement d'encourager ou d'excuser les Druses, il était trop +souvent mal éclairé sur leur conduite, par ses agents en Syrie; +ceux-ci, obstinés dans les vieilles rivalités, ne voyaient, dans ces +féroces montagnards, que des protégés de l'Angleterre à soutenir +quand même contre les protégés de la France; le consul britannique à +Beyrouth put même être accusé d'avoir été l'instigateur ou tout au +moins le complice de ceux qui, en 1845, prirent les armes contre les +Maronites. Dans ces conditions, notre demande d'une administration +unique n'avait pas chance de réussir à Constantinople. Aussi, tout en +la maintenant, notre gouvernement ne négligea-t-il pas de présenter +des réclamations moins radicales, pour lesquelles il fut appuyé par +l'Autriche et même, dans une certaine mesure, par l'Angleterre. +Ces efforts ne furent pas absolument infructueux. En 1845 et dans +les années qui suivirent, diverses réformes, plus sérieusement +<span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> accomplies que celle de 1842, apportèrent des améliorations +réelles, bien qu'encore incomplètes, à la situation des Maronites. La +diplomatie du gouvernement de Juillet ne put obtenir davantage.</p> + +<h4>III</h4> + +<p>Les difficultés qui entravaient notre diplomatie dans la question du +Liban devaient lui faire chercher, sur cette vaste scène de l'Orient, +un autre point où elle pût agir plus efficacement. Y avait-il chance +de le trouver dans le jeune royaume de Grèce? On sait comment, à la +fin de la Restauration, la France, l'Angleterre et la Russie étaient +intervenues dans la création de cet État; elles avaient ainsi acquis +le droit et contracté l'obligation de surveiller et de seconder ses +débuts. Ceux-ci n'avaient pas été heureux. Plusieurs siècles de +servitude, suivis de plusieurs années d'insurrection, ne sont pas une +bonne école pour les mœurs publiques. Aussitôt les Turcs chassés, +le pays avait été en proie à une anarchie sanglante et ruineuse. Pour +y remédier, les trois puissances protectrices cherchèrent un roi; +elles eurent de la peine à le trouver; Léopold, le futur souverain +de la Belgique, un moment choisi en 1830, se déroba. Force fut de se +rabattre, en 1832, sur un prince encore mineur, Othon, second fils du +roi de Bavière. La France, l'Angleterre et la Russie lui accordèrent, +comme dot, la garantie collective d'un emprunt de soixante millions. +Les Bavarois qui, dans les premières années, administrèrent sous +le nom du jeune roi, le firent avec une main d'une lourdeur toute +germanique, irritant l'amour-propre national, sans satisfaire les +intérêts ni même maintenir l'ordre matériel et la paix intérieure. +En 1837, quand Othon commença à gouverner lui-même avec le concours +de ministres indigènes, les choses n'en marchèrent pas mieux; esprit +honnête, mais court, obstiné et hésitant, tenant à son pouvoir +absolu sans en rien faire, le Roi n'était ni aimé de ses sujets, +ni considéré par les diplomates <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> étrangers. Le désordre +financier était extrême, au grand déplaisir des États garants de +l'emprunt. Pour comble de malheur, les dissensions intestines—la +plus dangereuse peut-être des maladies dont souffrait la +Grèce—étaient encore aggravées par la rivalité des trois puissances +tutrices. Si celles-ci, à l'origine, avaient agi en commun pour faire +reconnaître l'indépendance hellénique, ce n'était pas qu'il y eût +entre elles, sur cette question, un réel accord de vues; c'était au +contraire par méfiance réciproque, pour se surveiller et se contenir +mutuellement; chacune avait craint que l'autre ne voulût exploiter ce +mouvement à son profit exclusif. Le nouvel État créé, cette méfiance +persista. Les factions grecques l'exploitèrent, et bientôt elles se +distinguèrent en parti français, parti russe, parti anglais; chaque +chef de légation, devenu patron d'un parti, épousait ses prétentions, +s'associait à ses cabales et mettait son amour-propre à le faire +triompher sur les autres.</p> + +<p>Jusqu'en 1841, la prépondérance à Athènes avait été surtout +disputée entre la Russie et l'Angleterre. La France avait été trop +occupée chez elle, ou, quand elle avait eu le loisir de songer à +un rôle en Orient, sa pensée s'était dirigée de préférence vers +l'Égypte. Ce fut seulement après le déboire éprouvé de ce côté +que M. Guizot manifesta, par une dépêche adressée le 11 mars 1841 +aux autres cabinets, le dessein de «reporter sur la Grèce une +attention» qui, ajoutait-il, avait été jusque-là «distraite par +des questions plus urgentes<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a><a href="#footnote210" title="Go to footnote 210"><span class="smaller">[210]</span></a>». Et pour commencer, il envoya en +mission extraordinaire et temporaire à Athènes M. Piscatory, homme +de ressources et de résolution, esprit élevé et ardent, ayant une +situation politique importante en France et jouissant en Grèce d'une +grande popularité personnelle pour avoir jadis, dans la guerre +de <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> l'Indépendance, fait le coup de feu à côté des plus +vaillants palikares. Son arrivée amena naturellement les Grecs à +reporter leurs regards vers la France. Aussi bien savaient-ils que +là étaient leurs amis les plus sincères; à Londres, on ne s'était +résigné que d'assez mauvaise grâce à la création d'un État qui +démembrait l'Empire ottoman; à Saint-Pétersbourg, si l'on voulait +bien d'une Grèce vassale du Czar, on jalousait une Grèce trop forte +et trop indépendante; à Paris seulement, on avait applaudi sans +arrière-pensée à la résurrection d'un peuple ayant un passé si +glorieux, et on lui souhaitait sincèrement de grandes destinées. +Le dessein de M. Guizot n'était pas de rentrer, à Athènes, dans la +vieille politique d'antagonisme, dont au même moment il essayait de +sortir à Madrid. Partant de cette double idée que notre premier, +notre unique intérêt en Grèce était la durée et la prospérité du +nouvel État, ensuite que l'un des principaux obstacles à cette +durée et à cette prospérité était le conflit d'influence entre les +puissances protectrices, il désirait y substituer le concert. Dès +la fin de 1841, il s'en expliqua très nettement avec lord Aberdeen. +«Il est bien nécessaire, écrivait-il, que nous fassions cesser, sur +les lieux mêmes, ces jalousies aveugles, ces rivalités puériles, ces +luttes sur les petites choses, tout ce tracas d'en bas qui dénature +et paralyse la bonne politique d'en haut<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a><a href="#footnote211" title="Go to footnote 211"><span class="smaller">[211]</span></a>.» Le secrétaire d'État +britannique accueillit bien ces ouvertures et envoya des instructions +dans le même sens à sir Edmond Lyons. Celui-ci, qui, depuis 1832, +représentait l'Angleterre à Athènes, était un ancien capitaine de +vaisseau, homme du monde aimable, gai, naturel, mais diplomate +impérieux, soupçonneux, cassant, grossissant sans mesure tous les +incidents secondaires, prêt à partir en guerre pour les moindres +difficultés, tout imbu de l'esprit de lord Palmerston qui le tenait +en grande faveur; nul n'avait été plus passionnément engagé dans +toutes les querelles d'influence en Grèce. Un tel agent pouvait-il +devenir l'instrument d'une politique d'entente? En <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> tout +cas, pour l'y contraindre, il eût fallu porter à ces affaires une +attention plus soutenue et plus énergique que ne le faisait à cette +époque lord Aberdeen. M. Guizot lui-même, absorbé par d'autres +questions, ne donna pas, pour le moment, grande suite à l'initiative +qu'il avait prise en 1841. L'année 1842 et le commencement de +1843 s'écoulèrent donc sans que l'état des choses à Athènes fût +sérieusement modifié.</p> + +<p>Ce fut vers le milieu de 1843, à l'époque où l'entente cordiale +tendait à devenir la règle générale des rapports entre l'Angleterre +et la France, que la question grecque fut remise sur le tapis et +prit assez d'importance pour que M. Guizot l'appelât, quelques +mois plus tard, à la tribune, «la grande affaire de l'Orient». Dès +juin 1843, M. Piscatory fut renvoyé à Athènes, non plus en mission +temporaire, mais avec la qualité de ministre de France. Il lui était +recommandé «de beaucoup faire et même sacrifier, pour maintenir le +concert avec ses collègues», spécialement avec sir Edmond Lyons. +«C'est, ajoutait M. Guizot, le seul moyen d'action efficace..... +Je ne sais pas jusqu'où nous mènerons ce concert; mais il faut le +mener aussi loin que nous le pourrons; par le concert et pendant sa +durée, nous nous fortifierons pour le moment où il nous manquera.» +En même temps, notre ministre saisissait l'occasion d'un débat à la +Chambre des pairs, le 21 juillet 1843, pour proclamer solennellement +la politique d'entente qu'il prétendait inaugurer en Grèce. À peine +arrivé à Athènes, M. Piscatory s'appliqua loyalement à exécuter ses +instructions. «Je me fais petit, écrivait-il à M. Guizot; j'ai même +un peu brusqué mes amis. Je fais ici un métier bien contraire à ma +nature; je me contrarie sur tout, et je fais d'énormes sacrifices à +mes collègues, qui n'en font aucun..... Ne croyez pas que je sois las +du mauvais quart d'heure qu'en toutes choses il faut savoir passer; +j'enrage souvent, mais je sais vouloir, et je voudrai jusqu'au bout.»</p> + +<p>Des événements allaient s'accomplir qui rendaient le concert des +puissances plus nécessaire encore à la Grèce. Le 15 septembre 1843, +un soulèvement populaire arracha au roi Othon la promesse d'une +constitution libérale et la convocation d'une <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> assemblée +nationale chargée de la rédiger. À la différence du cabinet de +Londres, celui de Paris n'avait pas désiré cette révolution: le +système parlementaire lui paraissait d'une application bien difficile +avec une nation si divisée et si inexpérimentée, une royauté si +neuve et si impopulaire; à son avis, il eût mieux valu s'en tenir à +des réformes administratives. Mais, le fait accompli, il se montra +tout disposé à s'unir à l'Angleterre pour seconder la mise en train +du nouveau régime. De Londres et de Paris, on envoya donc les +mêmes instructions. Tandis que M. Guizot écrivait à M. Piscatory: +«Persistez à subordonner les intérêts de rivalité à l'intérêt +d'entente, la petite politique à la grande», lord Aberdeen mandait à +sir Edmond Lyons: «Je vois avec regret que vous avez une tendance à +maintenir l'ancienne distinction des partis... Gardez-vous bien de +mettre en avant Maurocordato, ou tout autre, comme le représentant +de la politique et des vues anglaises. Je suis sûr que le ministre +de France recevra les mêmes instructions quant à Colettis et à ceux +qui se prétendraient les soutiens des intérêts français... Ce serait +une grande pitié, quand les gouvernements sont entièrement d'accord, +que quelque jalousie locale ou les prétentions personnelles de nos +amis vinssent aggraver nos difficultés.» Ces recommandations ne +furent pas sans effet. M. Piscatory marcha résolument dans la voie +qui lui était prescrite, étonnant parfois nos amis du parti français, +mais finissant par obtenir du plus grand nombre qu'ils suivissent +nos conseils d'union. Sir Edmond Lyons lui-même, frappé d'un tel +exemple et pressé par son chef, avait meilleure attitude que dans le +passé. L'union si patente de la France et de l'Angleterre, jointe +à l'abstention de la Russie, qui boudait la constitution, amena à +Athènes, sinon la paix, du moins une sorte de suspension d'armes +entre les partis; elle permit de passer sans accident le périlleux +défilé de la réunion de l'assemblée nationale et de la confection +de la constitution. Heureux résultat que M. Guizot célébrait à la +tribune de la Chambre des députés, le 21 janvier 1844, et dont, avec +raison, il faisait honneur à l'entente cordiale.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> Le gouvernement français eut bientôt occasion de prouver la +loyauté avec laquelle il était résolu à pratiquer cette entente. Le +premier cabinet formé à Athènes, en avril 1844, après le vote de la +constitution, eut à sa tête le chef du parti anglais, Maurocordato; +M. Piscatory le soutint ouvertement. Pour le coup, sir Edmond Lyons +parut comprendre la vertu de l'entente cordiale; il n'avait pas +assez d'éloges pour M. Piscatory. Quant à lord Aberdeen, il était +tout heureux; à ceux qui, autour de lui et jusque dans le sein du +cabinet, doutaient des avantages de sa politique et objectaient que +son premier effet avait été, en Espagne, le triomphe de l'influence +française, il montrait, en Grèce, le parti anglais au pouvoir. +«Voilà , leur disait-il, à quoi sert l'entente<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a><a href="#footnote212" title="Go to footnote 212"><span class="smaller">[212]</span></a>!»</p> + +<p>Cette lune de miel ne devait malheureusement pas durer. Maurocordato +s'appuyait sur une base trop étroite. Le parti anglais, composé +d'hommes relativement éclairés et ouverts aux idées européennes, +n'était guère qu'un état-major sans soldats. La masse de la nation +allait bien plus volontiers soit au parti religieux patronné par la +Russie, soit surtout au parti populaire, guerrier et patriote, qui se +recommandait de la France. Si le cabinet avait avec lui les habits, +il avait contre lui les fustanelles, de beaucoup les plus nombreuses. +On s'en aperçut aux élections générales auxquelles il fallut procéder +en juillet 1844. Elles furent un désastre pour Maurocordato, qui +dut céder la place à un ministère réunissant Colettis, le chef du +parti français, et Metaxa, le chef du parti russe. Cette association +n'impliquait pas un partage égal d'influence; la prépondérance +appartenait à Colettis.</p> + +<p>Notre diplomatie n'avait rien fait, ni pour renverser Maurocordato, +à qui elle avait toujours prêté appui, ni pour pousser en avant +Colettis, qu'elle avait au contraire tâché de contenir; tout était +arrivé par le mouvement naturel de l'opinion en Grèce. L'événement +accompli, M. Guizot n'eut qu'une préoccupation, atténuer le +déplaisir et la mortification qu'en <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> devait ressentir +l'Angleterre. Il faisait écrire à notre chargé d'affaires à Londres: +«Ne laissez pas croire que nous acceptions le moins du monde comme un +succès nôtre, c'est-à -dire français, la chute de Maurocordato<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a><a href="#footnote213" title="Go to footnote 213"><span class="smaller">[213]</span></a>.» +Tout en reconnaissant la nécessité d'aider Colettis, il voulait +qu'on ménageât le plus possible les hommes du parti anglais et +qu'on ne fournît aucun grief au cabinet de Londres. «Je crains, +écrivait-il à M. Piscatory, que nous ne retombions dans ce qui a, +si longtemps et sous tant de formes diverses, perdu les affaires +grecques, la division et la lutte des partis intérieurs et des +influences extérieures. Donnez, Colettis et vous, un démenti à ce +passé. Je vous y aiderai de tout mon pouvoir.» Et encore: «Dites-vous +souvent que, quelque intérêt que nous ayons à Athènes, ce n'est +pas là que sont les plus grandes affaires de la France.» En même +temps, il s'adressait directement à lord Aberdeen, et tâchait par de +loyales explications, par des assurances répétées, de dissiper ses +préventions et de calmer ses inquiétudes.</p> + +<p>C'était au tour de l'Angleterre de se conduire comme nous l'avions +fait pendant que ses clients étaient au pouvoir, de sacrifier ses +préférences de personne et de parti à la nécessité supérieure de +l'entente. Sir Edmond Lyons prit aussitôt une attitude absolument +contraire: tout entier à son dépit, il ne se donna même pas la peine +de le voiler, se brouilla ouvertement avec M. Piscatory, et commença +une guerre acharnée contre Colettis. Chez lord Aberdeen lui-même, il +semblait que la droiture habituelle d'esprit fût un peu altérée par +le désappointement que lui avait causé la chute de Maurocordato. M. +Guizot s'en rendait compte, et, dès le premier jour, il écrivait à M. +Piscatory: «Quand on attaquait lord Aberdeen sur l'entente cordiale, +quand on lui demandait quelle part de succès il y avait, la Grèce +était sa réponse, sa réponse non seulement à ses adversaires, mais +aussi à ceux de ses collègues qui hésitaient quelquefois dans sa +politique... Il a perdu cette réponse. <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> Il est aujourd'hui, +en Grèce, dans la même situation qu'en Espagne; à Athènes, comme à +Madrid, il expie les fautes, il paye les dettes de lord Palmerston et +de ses agents. C'est un lourd fardeau; il en a de l'inquiétude et de +l'humeur.» Nos protestations, bien que non absolument inefficaces, +ne suffirent pas à dissiper cette humeur. Lord Aberdeen ne pouvait +se défaire de cette idée que la présence de Colettis au ministère +était un danger, et que M. Piscatory n'avait pas été étranger au +renversement de Maurocordato. C'était, du reste, la conviction +générale en Angleterre. Un député whig, M. Cochrane, ayant dit, en +pleine Chambre des communes, que la conduite de M. Piscatory avait +été «honteuse et dégradante», sir Robert Peel se bornait à répondre: +«Quant à la conduite de M. Piscatory, la Chambre m'excusera si je +n'en dis rien; je ne pense pas qu'il soit dans les convenances que +j'exprime publiquement mon opinion sur un agent étranger.» Tout ce +que M. Guizot put obtenir de lord Aberdeen fut la recommandation +faite à sir Edmond Lyons, qui n'en tint pas compte, de se montrer +poli avec M. Piscatory, «de ne prendre part à aucune menée contre +M. Colettis, et de ne tenter aucun effort pour faire prévaloir +l'influence anglaise<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a><a href="#footnote214" title="Go to footnote 214"><span class="smaller">[214]</span></a>».</p> + +<p>L'espoir de lord Aberdeen était que Colettis échouerait comme +Maurocordato. Le problème ne paraissait-il pas insoluble? Dans un +pays où n'existait même pas la notion d'un état social régulier<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a><a href="#footnote215" title="Go to footnote 215"><span class="smaller">[215]</span></a>, +il fallait fonder un gouvernement, créer une administration, et même +faire fonctionner le régime parlementaire. Un événement, survenu +au milieu de 1845, rendit la situation plus difficile encore: +Metaxa s'étant brouillé avec Colettis, celui-ci resta seul maître +du pouvoir, ayant contre lui la coalition des deux partis russe et +anglais, sans autre point d'appui que son propre parti, nombreux +à la vérité, mais ignorant et <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> turbulent. Et lui-même, +qu'était-il? Un ancien conspirateur, un ancien chef de palikares. +Oui, mais depuis la guerre de l'Indépendance il avait séjourné, +pendant plus de sept années, à Paris, comme ministre de Grèce; là , +au spectacle des choses d'Occident, dans le commerce intime d'hommes +tels que M. Guizot et le duc de Broglie, cet esprit naturellement +sagace et supérieur s'était initié à la civilisation, jusque-là +tout à fait ignorée de lui; sans dépouiller entièrement son premier +tempérament, ni faire disparaître toute sa barbarie d'origine, en en +conservant ce qui le maintenait en communion avec ses compatriotes, +il avait peu à peu acquis plusieurs des qualités de l'homme d'État. +Aussi, une fois au pouvoir, étonna-t-il tout le monde par son sens +du gouvernement, son esprit de mesure, son sang-froid, son aplomb, +son adresse, sa fécondité de ressources. Il domina ses adversaires +et, ce qui était peut-être plus malaisé, contint ses partisans. Non +sans doute qu'il eût du premier coup transformé en sujets soumis, +en citoyens corrects, des hommes dont plusieurs semblaient plutôt +préparés au métier de brigands; trop souvent il ne pouvait les +satisfaire qu'aux dépens de l'impartialité et de la régularité +administratives. Finances, justice, armée, police, rien n'était +encore bien organisé; certaines notions de moralité demeuraient fort +obscurcies. C'était le legs du passé, la conséquence d'habitudes +anciennes qu'on ne pouvait corriger en quelques mois. «On n'a jamais +fait du pain blanc avec de la farine noire», disait philosophiquement +Colettis. Et cependant, malgré tout, il y avait un réel progrès: +le jeune royaume jouissait d'une tranquillité relative, d'un +commencement de prospérité qu'il n'avait pas connus jusqu'alors et +qui, pour le moment, paraissaient lui suffire. Le premier ministre se +montrait l'homme d'une transition nécessaire entre l'anarchie barbare +où la Grèce n'eût pu demeurer plus longtemps sans périr, et le +gouvernement régulier, moderne, occidental, pour lequel elle n'était +pas mûre.</p> + +<p>Ce succès réel gagna à Colettis la sympathie de tous les témoins +impartiaux, même des envoyés des cours allemandes <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> qui +avaient d'abord partagé les méfiances de la légation anglaise<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a><a href="#footnote216" title="Go to footnote 216"><span class="smaller">[216]</span></a>. +Mais il exaspéra sir Edmond Lyons, qui n'en devint que plus obstiné +et plus acharné dans son hostilité. «C'est un fou furieux», +écrivait-on d'Athènes, le 20 décembre 1845<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a><a href="#footnote217" title="Go to footnote 217"><span class="smaller">[217]</span></a>. Notre légation ne +pouvait laisser sans défense Colettis ainsi attaqué; force était +de venir à son secours. M. Piscatory n'était pas homme à déserter +une telle tâche. À son tempérament ardent, vaillant, énergique, la +lutte coûtait moins qu'une attitude de réserve et d'observation. +Nul n'était plus homme d'action et de commandement. Il prit donc +sans hésitation, et même probablement avec quelque plaisir, le +rôle auquel l'obligeaient les provocations de sir Edmond Lyons. Il +se fit ouvertement le patron du ministre que la légation anglaise +prétendait renverser, le chef du parti qui se disait «français», ne +s'effarouchant pas de ce que ce parti avait encore d'un peu sauvage, +tâchant seulement de le discipliner. «Nous nous sommes placés au +milieu des palikares, écrivait l'un des jeunes membres de la légation +française, M. Thouvenel; nos amis ne nous font pas toujours honneur, +mais ils sont les plus forts<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a><a href="#footnote218" title="Go to footnote 218"><span class="smaller">[218]</span></a>.» Il fut en effet bientôt visible, +comme le disait encore M. Thouvenel, que «M. Lyons était battu à +plate couture par M. Piscatory<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a><a href="#footnote219" title="Go to footnote 219"><span class="smaller">[219]</span></a>». Le parti anglais ne comptait +plus que douze voix à la Chambre. Jamais notre influence n'avait été +aussi prépondérante à Athènes: c'était manifestement le ministre de +France qui gouvernait la Grèce.</p> + +<p>Y avait-il lieu de se féliciter sans réserve d'un pareil résultat? +Ne fallait-il pas reconnaître, au contraire, qu'une telle situation +était anormale, et qu'elle pouvait avoir de fâcheuses conséquences +pour la Grèce comme pour la France? La Grèce n'avait <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> chance +de s'affermir et de se développer, de surmonter ses difficultés +intérieures et extérieures, qu'avec l'appui de toutes les puissances +protectrices, et elle était certainement trop faible pour supporter, +sans en beaucoup souffrir, la rivalité diplomatique dont elle était +l'objet et le théâtre. D'ailleurs, si la maladresse de sir Edmond +Lyons et l'habileté de M. Piscatory donnaient momentanément le +dessous au parti anglais, l'Angleterre avait en Orient une situation +trop forte pour qu'il fût indifférent à un petit État d'encourir +son hostilité ou seulement sa bouderie. Quant à la France, hors la +satisfaction d'amour-propre de primer sur une scène bien étroite +et d'infliger un échec mérité à qui lui cherchait une méchante +querelle, de quel grand intérêt politique était pour elle cette +lointaine victoire? Quel profit trouvait-elle à dominer la Grèce, +quel honneur à paraître solidaire et responsable d'un gouvernement +après tout fort imparfait? Pouvait-elle se flatter de jouer un grand +rôle dans le Levant, au moyen de cet État encore mal assis auquel +on devait souhaiter, avant tout, une prudente immobilité, et dont +les ambitions n'eussent pu d'ailleurs se satisfaire qu'au préjudice +de notre politique traditionnelle sur le Bosphore? Tout cela, sans +doute, n'était pas une raison de se désintéresser absolument de ce +qui se passait en Grèce; mais c'était une raison de ne s'y engager +qu'avec mesure. Sur place, dans la chaleur de la lutte, cette mesure +était difficile à garder, surtout pour M. Piscatory. Il ne savait +pas faire petitement et n'était pas l'homme des rôles effacés ou +médiocres. C'était affaire à ceux qui l'employaient de lui choisir +des postes à sa taille. M. Thouvenel écrivait finement, d'Athènes, le +20 décembre 1845: «Ici, comme à Madrid, il est à désirer qu'on tienne +le jeu, mais sans y trop mettre; le gain ne vaut pas les émotions +de la partie.» Puis il ajoutait tout bas, en parlant de son chef de +légation: «Je crois qu'il a trop mis au jeu<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a><a href="#footnote220" title="Go to footnote 220"><span class="smaller">[220]</span></a>.»</p> + +<p>À Paris, on savait gré sans doute à M. Piscatory et à Colettis +<span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> de leur habileté et de leur succès: on ne songeait ni à +les désavouer, ni à leur conseiller une capitulation. Mais on ne se +voyait pas sans chagrin entraîné dans une politique si différente +de celle qu'on avait rêvée et qu'un moment on avait cru tenir. M. +Désages écrivait à M. Thouvenel, le 20 mai 1846: «Oui, c'est un +grand mal que nous ayons à prendre si complètement, si ouvertement à +notre compte la défense et la protection du cabinet d'Athènes. C'est +mauvais pour la Grèce et pour nous, car la pression contre ce cabinet +s'accroît indubitablement de l'influence déclarée, patente, que nous +donne sur lui le besoin qu'il a de notre appui. À cela, je ne vois, +pour le présent du moins, aucun remède. Le seul palliatif est dans la +continuation de notre bonne entente avec les légations et les cours +allemandes<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a><a href="#footnote221" title="Go to footnote 221"><span class="smaller">[221]</span></a>.» Quant à M. Guizot, il avait trop vivement désiré +l'accord, il était trop pénétré de ses avantages supérieurs, pour ne +pas regretter le conflit, même quand il y avait l'avantage. Il ne se +lassait pas de faire appel à lord Aberdeen pour rétablir cet accord. +Il profitait de la seconde entrevue d'Eu, en septembre 1845, pour +dire au ministre anglais «tout ce qu'il pensait» de la conduite de +sir Edmond Lyons. Peu auparavant, M. de Metternich, pressé par nous, +avait aussi «fait une charge à fond» sur le secrétaire d'État. Tout +cela à peu près sans aucun résultat. «Je crois, écrivait M. Guizot +en novembre 1845, lord Aberdeen bien près d'être convaincu que Lyons +juge mal les affaires de Grèce et conduit mal celles de l'Angleterre +en Grèce; mais, mais, mais... je m'attends à la prolongation de +cette grosse difficulté.» Si désireux qu'il fût de mettre fin au +désaccord, notre ministre en prenait virilement son parti, du moment +où la politique britannique le rendait inévitable. «Il faut vivre +avec ce mal-là , écrivait-il à M. Piscatory; nous ne sommes pas en +train d'en mourir. Je regrette le fait, mais je m'y résigne.» C'est +qu'au fond, là comme en Espagne, il se sentait garanti contre de +trop fâcheuses conséquences, par la présence de lord Aberdeen +<span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> au <i lang="en">Foreign office</i>. S'il désespérait d'obtenir qu'il +réprimât son agent, il savait n'avoir à craindre de sa part aucune +démarche offensive qui pût faire dégénérer la querelle des deux +légations en un conflit des deux gouvernements. L'entente cordiale, +pour n'avoir pas produit dans les affaires de Grèce ce qu'on en +attendait, n'y était donc pas absolument inefficace: elle localisait +le dissentiment et l'empêchait d'avoir un contre-coup sur un plus +vaste théâtre.</p> + +<h4>IV</h4> + +<p>On le voit, sur quelques-uns des points où l'on tâchait de +l'appliquer, l'entente cordiale n'allait pas sans difficultés. +Nouvelle preuve de cette vérité souvent constatée que, pour être +quelquefois raisonnable et utile, l'alliance anglaise est rarement +commode et agréable, surtout quand elle se trouve être, comme sous +la monarchie de Juillet, l'alliance nécessaire. Toutefois, là même +où cette entente était d'une exécution pénible et imparfaite, il +ne semblait pas que, du côté de la France, on pût se plaindre des +résultats obtenus. En Grèce comme en Espagne, si le cabinet de +Londres ne nous donnait pas le concours que nous eussions désiré, +du moins il nous laissait à peu près le champ libre, et, dans ces +deux pays où naguère l'influence anglaise dominait, l'influence +française avait maintenant le dessus. N'était-ce pas à croire que +M. de Metternich devinait juste quand, tout au début de l'entente +cordiale, le 12 octobre 1843, il avait fait cette sorte de prophétie: +«Dans une rencontre avec Louis-Philippe et M. Guizot, lord Aberdeen +tirera toujours la courte paille<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a><a href="#footnote222" title="Go to footnote 222"><span class="smaller">[222]</span></a>.» Cette impression persista +à Vienne, et, au commencement de 1846, l'ambassadeur d'Autriche +à Londres mandait à son gouvernement que «lord Aberdeen était +complètement dominé par <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> l'ascendant de M. Guizot<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a><a href="#footnote223" title="Go to footnote 223"><span class="smaller">[223]</span></a>». +C'était naturellement sous ce jour qu'en Angleterre l'opposition +whig s'appliquait à présenter les choses. Le journal de lord +Palmerston, le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, disait en janvier 1845: «M. +Guizot a tellement fasciné lord Aberdeen qu'il n'est rien que +celui-ci puisse lui refuser. M. Guizot a abaissé notre influence en +Espagne, en Grèce, en Belgique; il s'est moqué de nous au Maroc, +nous a insultés à Taïti, abandonnés au Texas, a usurpé nos droits +au Brésil... Tout serait préférable au compérage entre M. Guizot +et lord Aberdeen, compérage dans lequel ce dernier joue son rôle +sempiternel d'aimable dupe et sacrifie à la paix à tout prix les +plus chers intérêts et la véritable dignité de son pays.» Plus tard, +après la chute du ministère tory, un homme d'État whig, plus modéré +que lord Palmerston, lord Clarendon, s'expliquant dans l'intimité +sur le reproche fait ainsi à lord Aberdeen, le déclarait fondé; +il attribuait à son «laisser faire» le «succès des intrigues de +Louis-Philippe». «Les agents anglais, ajoutait-il, n'importe où ils +étaient, avaient été rendus dépendants des agents français, au point +qu'ils n'osaient se plaindre d'aucun mauvais procédé de ces derniers, +sachant que ce serait s'exposer à une réprimande et courir le risque +d'être humiliés dans l'exercice public de leur fonction<a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a><a href="#footnote224" title="Go to footnote 224"><span class="smaller">[224]</span></a>.»</p> + +<p>Ce qui est en tout cas certain, c'est que l'entente cordiale se +maintenait principalement par les rapports personnels d'amitié, +d'estime, de confiance, établis depuis la première entrevue d'Eu, en +1843, entre M. Guizot et lord Aberdeen. Ils avaient pris peu à peu +l'habitude de s'écrire directement dans les circonstances délicates, +cherchant ainsi à donner à leurs communications le caractère d'un +tête-à -tête. Il suffit de se rappeler quelles étaient les qualités +de M. Guizot, l'autorité et la hauteur de son esprit, pour être +assuré qu'un pareil tête-à -tête ne devait pas tourner à son <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> +désavantage. Jusqu'où allait cette loyale et confiante intimité, on +en peut juger par ce que nous connaissons de la correspondance des +deux ministres. Un jour, par exemple, M. Guizot, apprenant que lord +Aberdeen était un peu troublé par les rapports de quelqu'un de ses +diplomates, d'un Bulwer ou d'un Lyons, lui écrivait: «Ce que nous +avons, je crois, de mieux à faire l'un et l'autre, c'est de mettre en +quarantaine sévère tous les rapports, bruits, plaintes, commérages, +qui peuvent nous revenir sur les menées secrètes ou les querelles +de ménage de nos agents; pour deux raisons: la première, c'est que +la plupart de ces commérages sont faux; la seconde, c'est que, même +quand ils ont quelque chose de vrai, ils méritent rarement qu'on y +fasse attention. L'expérience m'a convaincu, à mon grand regret, +mais enfin elle m'a convaincu que nous ne pouvions encore prétendre +à trouver ou à faire soudainement passer dans nos agents la même +harmonie, la même sérénité de sentiments et de conduite qui existe +entre vous et moi. Il y a, chez nos agents dispersés dans le monde, +de grands restes de cette vieille rivalité inintelligente, de cette +jalousie aveugle et tracassière qui a longtemps dominé la politique +de nos deux pays. Les petites passions personnelles viennent s'y +joindre et aggravent le mal. Il faut lutter, lutter sans cesse et +partout contre ce mal, mais en sachant bien qu'il y a là quelque +chose d'inévitable et à quoi, dans une certaine mesure, nous devons +nous résigner. Nous nous troublerions tristement l'esprit, nous +nous consumerions en vains efforts, si nous prétendions prévenir ou +réparer toutes les atteintes, tous les mécomptes que peut recevoir +çà et là notre bonne entente. Si ces atteintes sont graves, si +elles compromettent réellement notre politique et notre situation +réciproque, portons-y sur-le-champ remède, d'abord en nous disant +tout, absolument tout, pour parvenir à nous mettre d'accord, vous +et moi, ensuite en imposant nettement à nos agents notre commune +volonté. Mais, sauf de telles occasions, laissons passer, sans nous +en inquiéter, bien des difficultés, des tracasseries, des humeurs, +des mésintelligences locales qui deviendraient importantes si nous +leur permettions <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> de monter jusqu'à nous, et qui mourront +dans les lieux mêmes où elles sont nées, si nous les condamnons à +n'en pas sortir<a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a><a href="#footnote225" title="Go to footnote 225"><span class="smaller">[225]</span></a>.»</p> + +<p>Pour pratiquer cette amitié avec M. Guizot, lord Aberdeen ne devait +pas seulement fermer l'oreille à ses subordonnés, il devait aussi +faire entendre raison à ses collègues, et non aux moindres d'entre +eux. Déjà plus d'une fois j'ai eu l'occasion de noter la tendance +de l'illustre chef du cabinet britannique, sir Robert Peel, à +prendre ombrage de ce qui se faisait ou se disait chez nous. Dans +l'automne de 1845, sous l'empire de ces méfiances, heureusement +passagères, il parut se produire un désaccord entre lui et le chef +du <i lang="en">Foreign office</i>; celui-ci tint bon et offrit sa démission; Peel +n'insista pas; seulement, comme il demeurait persuadé qu'en dépit des +intentions pacifiques de Louis-Philippe et de son ministre, la guerre +ne pourrait être longtemps évitée, il commença à s'occuper de la +défense des côtes méridionales, signalées, depuis plusieurs années, +par le duc de Wellington, comme le point faible de l'Angleterre<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a><a href="#footnote226" title="Go to footnote 226"><span class="smaller">[226]</span></a>. +Vers le même temps, M. Guizot, toujours attentif à ne laisser naître +aucun soupçon chez lord Aberdeen, s'expliqua à cœur ouvert avec +lui, au sujet des projets belliqueux qu'on prêtait à la France. «Je +n'ai nul droit, lui écrivait-il le 2 octobre 1845, de m'étonner des +suppositions et des appréhensions qu'excitent chez vous ce qu'on +appelle nos préparatifs et nos armements maritimes, car j'en suis +également assailli. Il n'est bruit, en France, que des armements et +des préparatifs de l'Angleterre.» Puis, après avoir montré, avec +force faits et chiffres, que, «considérés dans leur ensemble», les +travaux effectués en France «ne pouvaient avoir qu'une influence et +des résultats pacifiques», il ajoutait: «Je suis convaincu qu'il +en est de même chez vous, et je le dirai dans l'occasion. Dites-le +également pour nous. Repoussons, démentons nettement, de part et +d'autre, les mensonges <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> intéressés de l'esprit de parti +et les erreurs puériles de la badauderie. La politique que nous +pratiquons n'a rien qui ne puisse être dit tout haut. Plus nous la +montrerons à découvert, plus elle sera, dans nos deux pays, forte et +rassurante, et plus aussi nous nous sentirons à l'aise et sûrs de +notre fait en la pratiquant<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a><a href="#footnote227" title="Go to footnote 227"><span class="smaller">[227]</span></a>.»</p> + +<p>Curieux et noble spectacle, bien rare dans l'histoire politique, +que celui de l'amitié de ces deux hommes d'État, devenue, entre des +peuples que divisaient tant de préventions anciennes ou récentes, en +face de questions difficiles, au milieu même de crises périlleuses, +la garantie de la paix du monde. Seulement on voit tout de suite en +quoi cette garantie était fragile et précaire. Qu'en resterait-il, +si l'un des deux amis venait à quitter le pouvoir? Or, vers le +milieu de 1845, le cabinet tory, qui gouvernait depuis 1841 et +qui avait accompli à l'intérieur de grandes choses, donnait des +signes d'affaiblissement. Quelques-uns de ses membres hésitaient +à suivre plus loin leur chef dans ses réformes économiques. Ces +difficultés devinrent telles que, le 6 décembre de cette même année +1845, sir Robert Peel dut porter à la Reine sa démission et celle +de ses collègues. Lord John Russell fut chargé de former une autre +administration. «Je suis bien triste! écrivit aussitôt M. Guizot à +lord Aberdeen. Nous faisions de la si honnête et si grande politique! +Et nous la faisions si amicalement! Qu'y a-t-il de plus rare, dans +la vie publique, qu'un peu de sincérité et de vraie amitié? C'était +très bon pour nos deux pays, et très doux pour nous-mêmes. Je ne +puis, je ne veux pas croire que ce soit réellement fini<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a><a href="#footnote228" title="Go to footnote 228"><span class="smaller">[228]</span></a>.» La +nouvelle causa d'autant plus d'émoi en France, qu'on annonçait la +rentrée de lord Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>. D'après le témoignage +d'un Anglais, alors de passage à Paris et fort mêlé à la haute +société politique des deux côtés du détroit, M. Reeve<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a><a href="#footnote229" title="Go to footnote 229"><span class="smaller">[229]</span></a>, le roi +Louis-Philippe manifestait <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> contre Palmerston une «répugnance +invincible», et parlait de lui comme de «l'ennemi de sa maison»; +M. Guizot, plus réservé, déclarait «qu'il serait exactement pour +Palmerston ce qu'il avait été pour Aberdeen», mais il ajoutait: «Vous +ne vous faites pas l'idée de l'effet produit par ce nom-là sur ce +pays et sur mon parti. Je sors d'un dîner avec la grosse banque: +tous étaient dans la consternation; on est venu vers moi, me prendre +la main en me disant: «Mais, monsieur le ministre, que ferez-vous +de cet homme-là ? Dans six mois, nous serons en lutte ouverte avec +l'Angleterre. Il vous fera des difficultés partout, en Espagne, en +Orient, à Taïti. C'est terrible.» M. de Rothschild disait au même M. +Reeve: «Lord Palmerston est un ami de notre maison; il dîne chez nous +à Francfort; mais il a l'inconvénient de faire baisser les fonds de +toute l'Europe, sans nous avertir.»</p> + +<p>Il était cependant, en France, un homme qui, loin de s'effrayer de +la rentrée de lord Palmerston, s'en réjouissait: chose étonnante, +c'était celui qu'on eût pu croire le moins disposé à oublier le +traité du 15 juillet 1840, celui qui, ministre, avait paru vouloir +la guerre pour se venger de ce traité, celui qui, dans les années +suivantes, avait reproché à son successeur d'avoir, à l'égard des +offenses du gouvernement britannique, la mémoire trop courte et le +pardon trop facile: on a nommé M. Thiers. Depuis quelques années, +à la vue de l'intimité établie entre M. Guizot et lord Aberdeen, +l'idée lui était venue que son intérêt serait de lier partie avec +lord Palmerston. Il s'était persuadé que le meilleur moyen de +revenir lui-même au pouvoir était que l'opposition anglaise y revînt +d'abord; dans ce cas, se disait-il, Louis-Philippe, par crainte de +compromettre la bonne intelligence avec l'Angleterre, se déciderait +à abandonner les amis des tories et à les remplacer par les amis +des whigs. Dès la fin de 1844, au lendemain de l'affaire Pritchard, +au moment où Palmerston poussait le plus ouvertement à l'hostilité +contre la France, M. Thiers lui faisait des avances que l'adversaire +de lord Aberdeen accueillait bien, ne trouvant, à son point de vue, +qu'avantage à aider l'ennemi <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> de M. Guizot<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a><a href="#footnote230" title="Go to footnote 230"><span class="smaller">[230]</span></a>. On vit alors +le <cite>Constitutionnel</cite> et le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, jusque-là si ardents +à invectiver leurs patrons respectifs, échanger des coquetteries +dont le <em>Journal des Débats</em> faisait ressortir l'étrange et suspecte +nouveauté. Peu après, le 28 janvier 1845, M. Greville notait sur +son journal: «Le plus curieux incident de la politique française +est la <i lang="en">flirtation</i> commencée entre Thiers et Palmerston. Le fait +est de notoriété à Paris, et l'on s'en amuse... Quelques lettres +courtoises ont été échangées entre ces hommes d'État, autrefois +rivaux<a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a><a href="#footnote231" title="Go to footnote 231"><span class="smaller">[231]</span></a>.» Sous l'empire de ces sentiments, l'ancien ministre du +1<sup>er</sup> mars entreprit, au mois d'octobre 1845, une courte excursion +en Angleterre. Il y fut reçu avec un empressement curieux; on goûta +fort son esprit et sa belle humeur, bien qu'il parût parfois un peu +superficiel<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a><a href="#footnote232" title="Go to footnote 232"><span class="smaller">[232]</span></a>. Soucieux de corriger les impressions produites +outre-Manche par sa conduite en 1840 et par le langage qu'il avait +tenu depuis cette époque, il protesta que son retour au pouvoir, loin +d'altérer les relations des deux pays, les améliorerait; il ajouta +que si, naguère, ces relations avaient failli plusieurs fois être +compromises, la faute en était aux maladresses de M. Guizot<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a><a href="#footnote233" title="Go to footnote 233"><span class="smaller">[233]</span></a>: +occasion, pour lui, de s'exprimer sur son rival avec une amertume qui +ne parut pas toujours de bon goût à ses interlocuteurs<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a><a href="#footnote234" title="Go to footnote 234"><span class="smaller">[234]</span></a>. Il eut +soin de voir les hommes de <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> tous les partis; néanmoins ce fut +particulièrement avec les whigs qu'il s'attacha à nouer des liens +étroits, d'autant que plus d'un indice lui faisait alors pressentir +leur prochaine rentrée au ministère. Quelques jours après, M. de +Barante écrivait: «M. Thiers revient de Londres avec toute l'amitié +de lord Palmerston; il a aussi son entente cordiale<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a><a href="#footnote235" title="Go to footnote 235"><span class="smaller">[235]</span></a>.»</p> + +<p>On comprend dès lors pourquoi, deux mois plus tard, M. Thiers +accueillit avec tant de satisfaction la nouvelle de la dissolution +du cabinet Peel. Sa seule crainte était que «ses amis» de Londres ne +fussent trop timides. De Paris, il les excitait. «Enfin, écrivait-il +le 16 décembre 1845 à l'un de leurs confidents, vous voilà prêts +à manger les tories; je fais des vœux pour qu'il en soit ainsi... +Cependant j'ai peur que vos amis manquent de résolution. +S'ils laissent passer cette occasion de prendre le pouvoir, je ne +sais quand ils pourront le reprendre... Dussent-ils échouer au +parlement, à leur place, je le tenterais, sauf à porter la question +devant les électeurs... M. Guizot est au désespoir de la chute +des tories<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a><a href="#footnote236" title="Go to footnote 236"><span class="smaller">[236]</span></a>.» En même temps, sur son propre terrain, M. Thiers +s'apprêtait, sans perdre un instant, à profiter de ce qui lui +paraissait un coup de fortune: il expliquait aux meneurs de la gauche +et du centre gauche comment l'avènement des whigs devait avoir son +contre-coup en France et forcer le Roi à se séparer de M. Guizot; la +disgrâce de ce dernier lui paraissait même assez proche pour qu'il +réglât d'avance avec M. O. Barrot, par une sorte de traité signé, +la façon dont ils partageraient le pouvoir et l'usage qu'ils en +feraient<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a><a href="#footnote237" title="Go to footnote 237"><span class="smaller">[237]</span></a>.</p> + +<p>Tandis que M. Thiers s'agitait ainsi à Paris, les événements, à +Londres, trompaient ses espérances. Dans ses efforts pour former +un ministère, lord John Russell rencontrait beaucoup <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> de +difficultés, et, fait curieux, la principale venait de l'inquiétude +causée, en Angleterre même, par la rentrée de lord Palmerston au +<i lang="en">Foreign office</i>; on craignait que les bons rapports avec le cabinet +de Paris n'en fussent gravement altérés. Cette objection, indiquée +avec réserve par la Reine, fut formulée d'une façon plus absolue par +lord Grey, qui refusa d'entrer dans le nouveau cabinet si l'on ne +mettait pas le ministre suspect d'hostilité contre la France à un +autre poste, par exemple au département des colonies. Palmerston, +blessé, répondit ne pouvoir accepter que les affaires étrangères. +Lord John Russell eût été disposé à lui donner raison<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a><a href="#footnote238" title="Go to footnote 238"><span class="smaller">[238]</span></a>, mais +il ne crut pas pouvoir se passer de lord Grey. Force lui fut donc, +le 20 décembre 1845, de résigner le mandat que lui avait confié +la Reine. Celle-ci se retourna alors vers sir Robert Peel, qui +consentit à retirer sa démission<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a><a href="#footnote239" title="Go to footnote 239"><span class="smaller">[239]</span></a>. À ce revirement imprévu, le +désappointement de M. Thiers fut grand<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a><a href="#footnote240" title="Go to footnote 240"><span class="smaller">[240]</span></a>. M. Guizot, au contraire, +se hâta d'écrire à lord Aberdeen: «Je suis aussi joyeux que j'étais +triste. Je ne veux pas me refuser le plaisir de vous le dire..... +Nous continuerons ce que nous faisons avec un degré de plus de +satisfaction et d'amitié, si je ne me trompe. Votre lettre m'a été +au cœur, où vous n'avez nul besoin d'aller, car vous y êtes bien +établi<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a><a href="#footnote241" title="Go to footnote 241"><span class="smaller">[241]</span></a>.»</p> + +<p>Mais pour combien de temps le ministère tory reprenait-il le +pouvoir? Rien n'indiquait que la maladie dont il souffrait, <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> +fût guérie. Une nouvelle crise paraissait même si inévitable et si +proche, que lord Palmerston, qui la pressentait, voulut se prémunir +contre le risque d'être, dans ce cas, de nouveau jugé un ministre +impossible. Le meilleur moyen lui parut être de se faire donner, par +la France elle-même, une sorte d'<em>exequatur</em>. En avril 1846, on le +vit arriver à Paris, l'air aimable, le sourire aux lèvres, la main +tendue, déclarant très haut «qu'il était autant que personne ami de +la paix, de la France, partisan de l'entente cordiale et bien décidé +à la continuer s'il revenait au pouvoir». C'était le pendant du +voyage fait, quelques mois auparavant, par M. Thiers, à Londres. On +fut agréablement surpris de trouver ce «terrible homme» si adouci, +et l'amour-propre national fut flatté d'une démarche qui avait une +apparence d'amende honorable. Invité et festoyé dans plusieurs +salons politiques, présenté aux Tuileries, Palmerston fut bien reçu +en tous lieux, avec une politesse réservée par le Roi et M. Guizot, +avec beaucoup d'empressement par l'opposition, notamment par M. +Thiers, qui, huit heures durant, lui fit parcourir et lui démontra +les fortifications de Paris. Cet empressement des adversaires du +cabinet, joint à la curiosité des badauds, parut faire au visiteur +un succès dont la dignité nationale ne laissait pas que de souffrir +un peu. Le public finit par sentir ce défaut de mesure et par se +demander pourquoi l'on faisait fête à un tel homme. Mais avant que +cette réaction eût eu le temps de se dessiner, Palmerston était déjà +rembarqué, emportant sans doute l'idée, comme l'écrivait alors M. +Guizot à lord Aberdeen<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a><a href="#footnote242" title="Go to footnote 242"><span class="smaller">[242]</span></a>, «que les Français étaient bien légers, +bien prompts à passer d'une impression à l'autre, et qu'il n'y avait +pas grand inconvénient à leur donner des moments d'humeur, puisqu'il +était si aisé de les en faire revenir». Vainement notre ministre +affirmait-il que, «sous ces impressions mobiles et superficielles, +le fond des choses subsistait», et ajoutait-il «que si ce voyage +changeait, en Angleterre, la situation du voyageur, ce serait un +effet très <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> exagéré et fondé sur l'apparence plutôt que sur +la réalité des choses»; on conclut, outre-Manche, de tout ce qui +venait de se passer, que nous ne tenions plus rigueur à l'auteur du +traité du 15 juillet 1840, et que désormais on pouvait sans scrupule +lui laisser prendre place dans un ministère.</p> + +<p>Deux mois à peine s'étaient écoulés depuis ce voyage que, le 25 juin +1846, le ministère tory, mis en minorité à la Chambre des communes, +donnait de nouveau une démission, cette fois définitive. Lord John +Russell ne rencontra plus aucune objection à la rentrée de lord +Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>, et son cabinet fut promptement +constitué. En France, les journaux de M. Thiers saluèrent avec une +joie triomphante une révolution ministérielle dont ils faisaient +prévoir le contre-coup de ce côté-ci de la Manche. M. Guizot fut +réduit à écrire tristement ses regrets au <i lang="en">dear</i> lord Aberdeen et +à sir Robert Peel. Ce dernier avait pu, sous le coup de certains +accidents, témoigner parfois de quelque impatience ombrageuse à +l'égard du gouvernement français; mais, au fond, son grand et droit +esprit avait compris et accepté la politique de bon accord pratiquée +à côté de lui par lord Aberdeen. On le vit bien dans la lettre par +laquelle il répondit aux condoléances du ministre français. «Grâce à +une confiance réciproque, lui écrivait-il, grâce à une égale foi dans +l'accord de nos vues et la pureté de nos intentions, grâce aussi (je +puis le dire sans arrogance depuis que j'ai reçu votre affectueuse +lettre) à une estime mutuelle et à des égards personnels, nous avons +réussi à élever l'esprit et le ton de nos deux nations; nous les +avons accoutumées à porter leurs regards au-dessus de misérables +jalousies et de rivalités obstinées... Sans cette confiance et cette +estime mutuelles, combien de pitoyables difficultés auraient grossi, +au point de devenir de redoutables querelles nationales!» Hélas! +de tout autres sentiments allaient inspirer désormais la politique +anglaise. L'entente cordiale était finie.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> CHAPITRE V<br> +<span class="smcap">LES MARIAGES ESPAGNOLS.</span><br> +<span class="smaller">(Juillet-octobre 1846.)</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement en + Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M. Bresson de + marier le duc de Cadix à la Reine et le duc de Montpensier + a l'Infante. M. Bresson croit pouvoir promettre à la reine + Christine la simultanéité des deux mariages. Mécontentement + de Louis-Philippe qui veut désavouer son ambassadeur.—II. + Palmerston nous communique ses instructions du 19 juillet, où + il nomme Cobourg en première ligne parmi les candidats à la + main d'Isabelle. À Paris, on voit dans ce langage l'abandon + de la politique d'entente. M. Guizot ne consent pas encore la + simultanéité, mais il détourne le Roi de désavouer M. Bresson. + Ses avertissements au gouvernement anglais.—III. Lettres + confidentielles que Palmerston adresse à Bulwer pour compléter + ses instructions. Ce qu'il nous cache et ce qu'il nous montre. + Il est dès lors manifeste que Palmerston a rompu l'entente et + que la France est libérée de ses engagements.—IV. La reine + Christine, inquiète de l'appui donné par le ministre anglais + aux progressistes, nous revient; seulement elle exige la + simultanéité. Le Roi se résigne à laisser faire M. Bresson. + Répugnances de la reine Isabelle pour le duc de Cadix. L'accord + sur les deux mariages est enfin conclu à Madrid.—V. Irritation + de Palmerston. Il est appuyé par lord John Russell. Lord + Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine Victoria est très + blessée. Lettre justificative de Louis-Philippe et réponse de + la reine d'Angleterre. L'opinion anglaise prend parti pour + Palmerston.—VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers + la décide à attaquer les mariages.—VII. Palmerston veut + empêcher l'accomplissement du mariage du duc de Montpensier. + Efforts de Bulwer et de son ministre pour soulever une + opposition en Espagne et intimider le cabinet de Madrid. Tous + ces efforts échouent.—VIII. Palmerston cherche à effrayer + et à faire reculer le gouvernement français. Celui-ci ne se + laisse pas troubler et ne modifie rien à ses résolutions.—IX. + Palmerston demande aux autres puissances de protester avec + l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer cette démarche. + M. de Metternich refuse de rien faire. La Prusse et la Russie + l'imitent. Célébration des deux mariages.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>La rentrée de lord Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>, en juillet 1846, +était un fait gros de conséquences<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a><a href="#footnote243" title="Go to footnote 243"><span class="smaller">[243]</span></a>. Il y arrivait avec des +<span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> desseins et un état d'esprit qui ne ressemblaient en rien à +ceux de son prédécesseur. Dans ses propos des premiers jours, alors +même que, pour dissiper les méfiances dont il se sentait l'objet, il +déclarait vouloir continuer l'entente cordiale, il ne pouvait cacher +son peu de foi dans cette entente. «Ces gens-là , disait-il à lord +Aberdeen en parlant des Français, sont essentiellement envahisseurs, +agressifs, provocants; en toute affaire, ils veulent se faire une +bonne part aux dépens des autres; comment bien vivre avec eux à +de telles conditions<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a><a href="#footnote244" title="Go to footnote 244"><span class="smaller">[244]</span></a>?» Ayant reproché, depuis cinq ans, au +ministère tory d'avoir été «dupe» de Louis-Philippe et de M. Guizot, +d'avoir laissé partout «subordonner» la politique britannique à la +politique française, il entendait que son avènement renversât les +rôles. Sur chaque théâtre, il lui semblait que l'Angleterre avait une +revanche à prendre. Dans sa pensée, le souci permanent, dominant de +la diplomatie britannique devait être de faire partout échec à notre +ambition, de déjouer partout nos perfidies. C'était particulièrement +dans ce qui regardait l'Espagne que le nouveau secrétaire d'État +apportait ces dispositions méfiantes, jalouses et batailleuses. Lord +Aberdeen s'en était aperçu, pendant les entretiens qu'il avait eus +avec lui pour le mettre au courant de l'état des affaires, et, bien +qu'avec discrétion, il avait laissé voir à notre ambassadeur quelque +chose de son impression<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a><a href="#footnote245" title="Go to footnote 245"><span class="smaller">[245]</span></a>. Certes, il y avait là , étant donné +l'état de la Péninsule, de quoi inquiéter le Roi et M. Guizot. On +était au lendemain de l'intrigue manquée de Christine et de Bulwer +pour enlever secrètement le mariage de la Reine avec le prince de +Cobourg<a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a><a href="#footnote246" title="Go to footnote 246"><span class="smaller">[246]</span></a>: <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> si le chef de la légation britannique avait +tant osé sous l'administration de lord Aberdeen, que ne pouvait-on +pas attendre de lui avec un ministre dont le seul avènement devait +lui paraître une invitation à ne plus rien ménager? Le gouvernement +français n'était-il pas fondé à craindre quelque méchante surprise, +comme eût été un mariage Cobourg machiné à la façon du traité du 15 +juillet 1840?</p> + +<p>Sans perdre un jour, dès le 5 juillet 1846, M. Guizot avertit son +ambassadeur à Madrid de l'hostilité probable du nouveau secrétaire +d'État. «Je m'y attends, lui écrivait-il, et je me conduirai en +conséquence. Ce ne sera pas moi qui livrerai l'Espagne à lord +Palmerston.» Il fallait avant tout détourner d'une nouvelle collusion +avec les Anglais la reine Christine, dont un passé très récent ne +nous donnait que trop raison de nous méfier. M. Guizot vit tout de +suite l'argument que lui fournissait la présence au <i lang="en">Foreign office</i> +de l'ancien protecteur d'Espartero. «Vous en tirerez à coup sûr grand +parti, mandait-il à M. Bresson, pour agir sur la reine Christine et +sur son mari. Ils auront beau faire, ils n'auront jamais dans lord +Palmerston qu'un ennemi, car il ne sera jamais que le patron du +parti progressiste, c'est-à -dire de leurs ennemis.» De plus, pour +s'alléger en vue de la campagne à faire, notre gouvernement n'hésita +pas à jeter par-dessus bord la candidature Trapani, décidément trop +impopulaire en Espagne, et il se rabattit sur l'un des deux fils +de l'infant François de Paule, le duc de Cadix, auquel, depuis +quelque temps, la reine Christine paraissait avoir, de plus ou +moins bonne grâce, «entr'ouvert la porte». Le frère de ce prince, +Enrique, duc de Séville, se trouvait hors de cause; il s'était fait +ouvertement l'homme des radicaux, et le scandale de certaines de ses +démarches l'avait fait exiler d'Espagne. «Le duc de Cadix pour la +Reine et le duc de Montpensier pour l'Infante», c'est ainsi que M. +Guizot résumait son programme. «Poussez décidément au duc de Cadix, +écrivait-il encore à son ambassadeur, et placez le duc de Montpensier +à côté de lui.»</p> + +<p>À Madrid, la situation du comte Bresson était difficile. La <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> +reine Christine paraissait plus mobile, plus insaisissable, plus +mystérieuse, plus inquiétante que jamais. Le lendemain du jour où +l'on pouvait croire qu'elle ne voyait pas de trop mauvais œil le +duc de Cadix, elle semblait revenir à Trapani; puis, au même moment, +avec les amis de l'Angleterre, elle affectait de regretter Cobourg. +Ses confidents, Rianzarès et Isturiz, faisaient même des ouvertures +plus ou moins expresses au sujet de ce dernier prince, comme si, +encouragés par le changement du ministère britannique, ils voulaient +renouer l'intrigue que lord Aberdeen avait fait échouer trois mois +auparavant<a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a><a href="#footnote247" title="Go to footnote 247"><span class="smaller">[247]</span></a>. Quant à notre nouveau candidat, le duc de Cadix, +il n'avait, ni par son origine, ni par sa personne, un prestige qui +pût nous aider. La jeune reine Isabelle ne cachait pas le peu de +goût qu'il lui inspirait. Nos adversaires tenaient sur ce prince des +propos fort méprisants, ne reculant même pas, pour le déclarer un +candidat inadmissible, devant les assertions physiologiques les plus +étranges<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a><a href="#footnote248" title="Go to footnote 248"><span class="smaller">[248]</span></a>. Ajoutez, dans la presse anglaise et chez ceux qui lui +faisaient écho à Madrid, une recrudescence d'invectives injurieuses +contre Louis-Philippe, qui, disait-on, prétendait dicter ses +volontés à l'Espagne<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a><a href="#footnote249" title="Go to footnote 249"><span class="smaller">[249]</span></a>. La seule bonne carte de notre jeu était +que le nom du duc de Montpensier se trouvât accolé à celui du duc +de Cadix. Le premier rehaussait le second. M. Guizot le comprenait +bien, quand, tout en recommandant à son ambassadeur de «pousser au +duc de Cadix», il ajoutait: «Placez le duc de Montpensier à côté de +lui.» Toutefois le sens de ces mots ne devait pas être forcé: si le +ministre entendait par là que, dans les pourparlers, on réunît les +deux projets de mariage et que l'un aidât à faire passer l'autre, il +ne revenait pas sur l'engagement pris envers l'Angleterre <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> +d'attendre, pour célébrer le mariage de l'Infante, que la Reine ait +eu un enfant.</p> + +<p>M. Bresson vit ou feignit de voir dans la lettre du ministre plus +que celui-ci n'avait voulu y mettre. Préoccupé surtout des obstacles +qu'il rencontrait à Madrid et de la lutte qu'il devait soutenir +contre sir Henri Bulwer, estimant que les intrigues récemment +dévoilées de ce dernier et les menaces résultant de l'avènement de +lord Palmerston suffisaient à nous délier vis-à -vis de l'Angleterre, +convaincu d'autre part qu'on n'obtiendrait jamais de la reine +Christine l'abandon réel de Cobourg et l'acceptation sincère de Cadix +si l'on ne lui faisait quelque concession sur le mariage Montpensier, +il crut pouvoir lui annoncer cette concession. Il lui dit donc, le +11 juillet, en lui demandant le «secret», que «le Roi, tenant compte +des embarras de la Reine et voulant lui donner un nouveau témoignage +de sa sollicitude et de son amitié, était disposé à consentir que, +dans toute combinaison Bourbon, M. le duc de Montpensier prît place à +côté du mariage de la Reine, c'est-à -dire que les deux mariages, si +l'un devait faciliter l'autre, se célébrassent ou fussent du moins +déclarés simultanément». La reine Christine accueillit «avec joie» +cette communication. En en rendant compte aussitôt à son ministre, M. +Bresson reconnaissait que «cette grande, importante, indispensable +concession n'était pas aussi formellement exprimée» dans la lettre de +M. Guizot, en date du 5 juillet; mais il invoquait les «commentaires +et développements» que lui avaient envoyés en même temps M. Désages, +directeur au ministère des affaires étrangères, et le jeune duc de +Glucksberg, premier secrétaire à l'ambassade de Madrid, alors à +Paris<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a><a href="#footnote250" title="Go to footnote 250"><span class="smaller">[250]</span></a>. De plus, pour prémunir le ministre contre la tentation +d'un désaveu, l'ambassadeur le félicitait chaleureusement de la +décision qu'il lui attribuait: <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> «Grâces vous soient rendues, +lui écrivait-il. J'en suis certain, en sondant votre cœur, vous +y trouvez le contentement d'avoir pris cette résolution!... Dégagé, +affranchi, vous l'êtes mille fois par les procédés des agents +anglais. Je ne prétends pas diminuer vos regrets de la retraite de +lord Aberdeen; mais permettez-moi de vous faire remarquer qu'il n'a +jamais empêché le mal, qu'il s'est borné à vous en avertir quand il +était fait<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a><a href="#footnote251" title="Go to footnote 251"><span class="smaller">[251]</span></a>.»</p> + +<p>Tel était bien le comte Bresson, homme de décision et d'initiative, +ne craignant pas les responsabilités, mais d'une hardiesse prompte +qui risquait parfois d'être un peu compromettante. Sa démarche déplut +au gouvernement français; celui-ci croyait sans doute aux mauvais +desseins de lord Palmerston, mais, jusqu'à ce que ces desseins se +fussent manifestés, il voulait demeurer fidèle à l'accord. Le Roi +surtout protesta avec une vivacité et une émotion dont nous avons +une preuve absolument irrécusable: ce sont les lettres mêmes qu'il +écrivit alors à M. Guizot, retenu au Val Richer par les soins de +son élection; rien ne montre mieux avec quelle loyauté scrupuleuse +et presque timide Louis-Philippe voulait tenir la parole donnée à +l'Angleterre. Ces lettres tout intimes n'eussent peut-être jamais vu +le jour, si les émeutiers de février 1848 ne s'en étaient emparés +en saccageant les Tuileries et l'hôtel du ministère des affaires +étrangères, et si elles n'avaient été, par suite, publiées dans +la <cite>Revue rétrospective</cite>. Ce n'est pas la seule fois où cette +publication s'est trouvée servir la réputation du prince dont on +s'imaginait dévoiler les ténébreuses et perfides machinations<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a><a href="#footnote252" title="Go to footnote 252"><span class="smaller">[252]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> La première de ces lettres est du 20 juillet: le Roi venait +d'apprendre que son ambassadeur avait consenti en son nom «la +simultanéité des deux mariages»: il ne pouvait comprendre comment +avait pu être faite une démarche aussi «diamétralement contraire à +sa volonté», et il ajoutait: «Un désaveu formel est indispensable. +Comment le faire est la seule question à examiner; mais je n'ai +jamais trompé personne, et je ne commencerai pas aujourd'hui à +laisser tromper qui que ce soit sous mon nom.» La chose lui tenait +tellement à cœur qu'il y revint dans une nouvelle lettre, le +soir du même jour: «Le duc de Montpensier concourt <em>très vivement</em> +à tout ce que je vous ai écrit ce matin. Il faut effacer, annuler +formellement tout ce que Bresson a dit en sus de ce que j'avais +autorisé. Il faut que les reines sachent qu'il était interdit +à Bresson de dire ce qu'il a dit, et que la simultanéité est +inadmissible. Il nous a fait là une rude campagne; il est nécessaire +qu'elle soit <em>biffée</em>, et le plus tôt possible. Je ne resterai pas +sous le coup d'avoir fait contracter en mon nom un engagement que je +ne peux ni ne veux tenir, et que j'avais formellement interdit. Voyez +comment vous pouvez arranger ce désaveu. J'attends votre réponse avec +impatience.»</p> + +<p>Entre un ambassadeur qui s'était avancé trop vite et un souverain +qui voulait reculer avec une sorte d'emportement, M. Guizot était +dans un grand embarras. Il n'approuvait pas entièrement ce qui avait +été fait, mais il craignait qu'un brusque désaveu ne ruinât notre +cause à Madrid<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a><a href="#footnote253" title="Go to footnote 253"><span class="smaller">[253]</span></a>. Il s'efforça donc, tout en contenant M. Bresson, +d'apaiser Louis-Philippe. «J'avais déjà écrit à Bresson, mandait-il +au Roi le 22 juillet; je lui ai récrit. Je lui ai envoyé les propres +paroles du Roi. Il fera la retraite nécessaire. Certainement il est +allé trop loin et fort au delà de <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> mes instructions; mais +je ne crois pas qu'il soit allé aussi loin que le Roi le suppose. +Il n'a jamais pu entendre ni dire que le mariage de Mgr le duc de +Montpensier serait conclu, célébré, ou même définitivement arrêté, en +même temps que celui de la Reine.» Ces explications ne satisfirent +pas le Roi. Dans une lettre en date du 24 juillet, il insista plus +que jamais pour un désaveu immédiat, formel, qui «fût remis par +écrit» à la reine Christine, et il pressa son ministère de le rédiger.</p> + +<p>Les choses en étaient là , quand une démarche de lord Palmerston +lui-même vint donner raison aux soupçons de M. Bresson et fournir de +quoi lever les scrupules de Louis-Philippe.</p> + +<h4>II</h4> + +<p>Dès le premier jour, M. Guizot avait pressé lord Palmerston de dire +s'il voulait ou non continuer, dans la Péninsule, la politique de +concert pratiquée par son prédécesseur. N'ayant pu obtenir de lui que +des réponses vagues, dilatoires, équivoques, et voulant le mettre +au pied du mur, il adressa à Londres, le 20 juillet, une dépêche +qui proposait nettement une action commune en faveur des deux fils +de François de Paule. Il n'indiquait entre eux aucune préférence +et laissait aux Espagnols le soin de choisir. À la vérité, il +comptait que, réduite à prendre l'un ou l'autre, la reine Christine +prendrait le duc de Cadix; car, si elle avait peu de goût pour lui, +elle détestait bien plus son frère, le duc de Séville, à cause de +ses liens avec le parti radical; mais, pour cette même raison, lord +Palmerston voyait de bon œil ce dernier prince, et le ministre +français avait pensé que sa proposition serait mieux accueillie au +<i lang="en">Foreign office</i>, si les deux frères y étaient mis sur le même pied.</p> + +<p>Le jour où la dépêche de M. Guizot partait de Paris, lord Palmerston +communiquait à notre chargé d'affaires à Londres <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> les +instructions qu'il venait d'adresser à sir Henri Bulwer. Elles +avaient été expédiées la veille, c'est-à -dire le 19 juillet. Cette +communication n'avait donc pas pour but de demander notre avis, ni +de chercher avec nous un terrain d'accord. Tout, d'ailleurs, forme +et fond, semblait y marquer l'intention de mettre fin à l'entente +et d'inaugurer une politique séparée. Loin de rappeler le concert +jusque-là établi entre les deux gouvernements, on n'y prononçait +même pas le nom de la France. Deux questions y étaient traitées: le +mariage de la Reine et l'état intérieur de l'Espagne. Sur le premier +point, lord Palmerston paraissait ignorer absolument notre désir de +voir choisir un Bourbon et l'engagement pris par lord Aberdeen de +seconder ou tout au moins de ne pas contrarier ce désir; par contre, +il insistait sur ce que «le choix d'un mari pour la Reine était une +question dans laquelle les gouvernements des autres pays n'avaient +aucun titre à intervenir»; puis, énumérant les candidats qui +avaient chance d'être agréés, il nommait en première ligne Léopold +de Saxe-Cobourg, et ensuite les deux fils de François de Paule; il +ajoutait qu'il les trouvait tous les trois également convenables +et ne faisait d'objection à aucun d'eux. Sur le second point, les +instructions n'étaient qu'un long et passionné réquisitoire contre +le gouvernement des <em>moderados</em>; s'appropriant tous les griefs des +progressistes, Palmerston accusait ce gouvernement d'être «violent», +«arbitraire», «tyrannique», et il recommandait à son agent de ne pas +laisser ignorer cette façon de voir du cabinet britannique.</p> + +<p>L'effet de cette communication fut grand à Paris. M. Guizot y vit +tout de suite,—et personne ne s'en étonnera,—la confirmation des +soupçons que lui avait fait concevoir l'avènement de lord Palmerston: +il fut particulièrement frappé de la façon dont ce dernier parlait +du prince de Cobourg; il en conclut que le <em>veto</em> opposé par lord +Aberdeen aux menées de Bulwer était levé, et que la tentative +interrompue deux mois auparavant allait être reprise. «J'en suis +plus fâché que surpris,—écrivit M. Guizot au Roi, le 24 juillet, +en lui faisant part de cette nouvelle;—j'ai toujours cru que lord +Palmerston rentrerait bientôt <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> dans sa vieille ornière.» +Et Louis-Philippe lui répondait aussitôt: «La lecture des pièces +que j'ai reçues de vous me laisse sous l'empire des plus pénibles +impressions, non pas que je m'attendisse à mieux de lord Palmerston, +mais parce que j'espérais qu'il ne se serait pas mis si promptement +à découvert.» Il ajoutait le lendemain: «Lord Cowley est venu hier +au soir, et j'ai eu avec lui une conversation très longue et très +vive sur les instructions communiquées par lord Palmerston. Il a +généreusement essayé de les défendre, en disant que tout cela n'était +que pour maintenir ses dires précédents, <i lang="en">that these instructions +would not be acted upon!... certainly not... que Bulwer s'en +garderait bien!...</i> Je lui ai demandé la permission de n'en rien +croire, et lui ai dit que les conséquences de ceci m'alarmaient au +plus haut degré.»</p> + +<p>Du moment où le gouvernement français voyait, dans les instructions +de lord Palmerston, une dénonciation du pacte d'entente, il était +fondé à se considérer comme libéré de ses engagements: dès lors plus +aucune raison de désavouer M. Bresson ni de refuser les concessions +exigées par la reine Christine. M. Guizot, cependant, ne parut pas +tout de suite résolu à aller jusqu'au bout de son droit; on eût dit +que, par esprit de paix, par fidélité quand même à l'entente brisée, +il hésitât à rendre coup pour coup. Bien que moins opposé à la +«simultanéité» des deux mariages, il ne l'accorda pas expressément. +Le 24 juillet, aussitôt après avoir reçu la communication de lord +Palmerston, il écrivit à M. Bresson: «Le Cobourg n'est pas si +abandonné qu'on veut le dire.... La reine Christine et M. Isturiz +poursuivent-ils l'intrigue Cobourg sous le voile de leur retour +apparent au duc de Cadix? Si cela est, raison de plus pour nous de +poursuivre Cadix et Montpensier. Vous pouvez, je pense, lier toujours +ces deux noms, sans engagement formel de simultanéité dans la +conclusion définitive.» Le Roi n'alla même pas jusque-là et se refusa +d'abord à user, dans une mesure quelconque, de la liberté que lord +Palmerston lui rendait: «Tout ceci, mandait-il, le 25 juillet, à son +ministre, doit nous presser <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> encore plus de faire parvenir +à la reine Christine le désaveu de la simultanéité. Plus nous avons +de mauvaise foi à craindre, plus il importe que les cartes que nous +avons en main soient nettes, et qu'on ne puisse pas nous accuser +d'avoir deux langages.» Et il ajoutait en <i>post-scriptum</i>: «Je vous +conjure de ne pas accoler, dans vos lettres à Bresson, <em>Cadix et +Montpensier</em>; cette accolade sent trop la simultanéité.»</p> + +<p>Cette fois, M. Guizot trouva que son souverain, par un scrupule +exagéré envers l'Angleterre, risquait de perdre la partie en Espagne. +«Je suis tout à fait d'avis, lui écrivit-il le 25 juillet, que le +Roi ne doit point s'engager à la simultanéité des deux mariages... +Mais je prie en même temps le Roi de réfléchir combien la +situation est, en ce moment, délicate, tendue, critique. Il va se +faire évidemment un grand effort pour le Cobourg; notre parade +contre ce coup, c'est <em>Cadix et Montpensier</em>. N'affaiblissons pas +trop cette parade, au moment même où nous avons besoin de nous en +servir.» Le même jour, M. Guizot revint sur ce sujet et le traita +plus fortement encore: «Voilà , écrivait-il au Roi, le Cobourg avoué, +accepté par l'Angleterre. Il ne viendra plus de Londres, contre +sa candidature, aucune objection, aucune réserve. Si l'Espagne +en veut, l'Angleterre est prête. La reine Christine est-elle du +complot? Pas tout à fait peut-être; probablement un peu. En tout +cas, il nous importe infiniment de ne lui fournir aucun prétexte +pour y entrer. Nous désirons le duc de Cadix pour la Reine, et nous +offrons Mgr le duc de Montpensier pour l'Infante. Cadix ne sera, +à coup sûr, accepté qu'avec Montpensier pour pendant. Dans cette +corrélation inévitable des deux mariages, que doit, que peut vouloir +le Roi? Deux choses, ce me semble: l'une, que le mariage de la reine +Isabelle avec un Bourbon, avec le duc de Cadix, soit bien assuré, +bien conclu; l'autre, que toute liberté reste au Roi d'examiner à +fond la situation de l'Infante, de bien discuter les conditions et +articles de son mariage avec Mgr le duc de Montpensier, avant de +le conclure... Pour cela, que faut-il? Que Bresson, dès que la +question se posera clairement, dès qu'il se verra pressé par le +Cobourg, <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> aille droit à la reine Christine et au cabinet +espagnol, déclare notre opposition au Cobourg, en fasse entrevoir +les conséquences possibles, et demande que la main de la reine +Isabelle soit donnée au duc de Cadix, en déclarant en même temps que +le désir du Roi est d'obtenir la main de l'Infante pour Mgr le duc +de Montpensier, et que, dès que le premier mariage sera conclu, il +est prêt à discuter et arrêter, selon les instructions qu'il aura +reçues du Roi, les articles du second.» Après avoir fait observer +que la reine Christine aurait ainsi, en ce qui concernait le second +mariage, «une certitude morale suffisante pour qu'elle pût se décider +immédiatement au premier», M. Guizot continua en ces termes: «Si, +au contraire, Bresson allait aujourd'hui, avant le moment de la +crise, sans être pressé par la nécessité, uniquement pour retirer +des paroles qu'il a dites sans qu'il en reste cependant aucune trace +textuelle bien précise, s'il allait, dis-je, déclarer à la reine +Christine qu'elle doit faire le mariage Cadix sans compter sur le +mariage Montpensier, je craindrais infiniment que la reine Christine +ne se saisît de cet incident pour se rejeter dans le mariage +Cobourg... Je n'ai pas besoin d'appeler l'attention du Roi sur les +conséquences d'une telle solution... Nous nous trouverions aussitôt +placés, et vis-à -vis de l'Espagne, et vis-à -vis de l'Angleterre, dans +une situation qui altérerait profondément nos relations; altération +sur laquelle je me sentirais peut-être obligé moi-même d'insister +plus qu'il ne conviendrait au Roi.» M. Guizot terminait en disant +que si le Roi ne partageait pas son avis, il se rendrait aussitôt à +Paris et convoquerait le conseil des ministres. Ces fortes raisons +et les graves avertissements de la fin ne pouvaient pas ne pas faire +impression sur Louis-Philippe. Il en fut ébranlé, et, sans consentir +encore à rien qui s'écartât des accords conclus à Eu, il n'insista +plus autant pour un désaveu formel de son ambassadeur.</p> + +<p>En même temps que M. Guizot s'occupait ainsi, entre le Roi et M. +Bresson, à régler la conduite nouvelle que nous imposait, à Madrid, +l'attitude de lord Palmerston, il avait soin de faire connaître, +à Londres, l'interprétation que le gouvernement <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> français +donnait aux instructions anglaises du 19 juillet et les graves +conséquences qu'il pourrait être amené à en tirer. Ce fut l'objet +d'une dépêche adressée à M. de Jarnac, le 30 juillet. Il y exposait +d'abord comment, dans la question du mariage, l'accord avait été +conclu avec lord Aberdeen, sinon sur tous les principes, du moins en +fait sur la conduite à suivre. «Il a été dit et entendu, ajoutait-il, +que les deux gouvernements s'emploieraient à Madrid pour que le +choix de la Reine se portât sur l'un des descendants de Philippe V. +Lorsque quelque autre candidat, en particulier le prince de Cobourg, +a été mis en avant, lord Aberdeen a travaillé, loyalement travaillé à +l'écarter.» Dès lors «l'approbation égale, donnée par lord Palmerston +à trois candidats parmi lesquels le prince de Cobourg était placé +le premier, était une profonde altération, un abandon complet du +langage et de l'attitude de son prédécesseur... Quand le Roi a +exclu lui-même ses fils de toute prétention à la main de la reine +d'Espagne, il a dû compter, il a compté en effet, et il a eu le droit +de compter sur une certaine mesure de réciprocité. S'il en était +autrement, je ne dis pas que le Roi changerait sa politique; mais, à +coup sûr, il recouvrerait toute sa liberté. Il n'aurait plus à tenir +compte que des intérêts de la France et de l'honneur de sa couronne.» +Plus loin, après avoir rappelé qu'il avait témoigné naguère de son +désir de continuer l'entente en proposant l'action commune en faveur +des fils de François de Paule, notre ministre terminait ainsi: «Mais +il peut y avoir pour la France, en Espagne, une politique isolée; +et si l'initiative de la politique isolée était prise à Londres, il +faudrait bien qu'à Paris j'en adoptasse aussi la pratique.» Lord +Palmerston était donc prévenu: s'il ne revenait pas franchement et +immédiatement à la politique de concert, il devait s'attendre à nous +voir user de la liberté d'action qui nous serait ainsi rendue.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> III</h4> + +<p>On a beaucoup dit, en Angleterre, que le gouvernement français avait +pris trop facilement l'alarme, que lord Palmerston, en nommant +le prince de Cobourg dans les instructions du 19 juillet, avait +seulement constaté un fait, et qu'il ne songeait pas à modifier la +politique de lord Aberdeen. Quand même cela serait vrai, il n'en +resterait pas moins que notre gouvernement croyait sincèrement le +contraire, et que tout l'autorisait à le croire; il faudrait donc +tout au moins reconnaître que sa bonne foi,—cette bonne foi qui a +été plus tard si injurieusement contestée outre-Manche,—sortait de +là intacte. Mais il y a mieux: Palmerston ne s'était pas contenté +d'envoyer à Bulwer ses instructions officielles; il lui avait +adressé plusieurs lettres confidentielles pour les commenter et les +compléter: là , s'adressant, avec une sorte d'abandon familier, à un +agent qui était pour lui un ami et que, de plus, il savait être aussi +animé que lui contre la France, il ne craignait pas de lui dévoiler +ce qu'il voulait tenir caché au cabinet de Paris, parfois même à ses +propres collègues et à sa cour. Ces lettres, longtemps secrètes, +nous les connaissons maintenant; et, détail piquant, c'est Bulwer +lui-même qui les a publiées<a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a><a href="#footnote254" title="Go to footnote 254"><span class="smaller">[254]</span></a>. Or il en résulte que les soupçons +de Louis-Philippe et de son ministre, loin d'être mal fondés, étaient +plutôt au-dessous de la réalité.</p> + +<p>La première lettre est datée du 19 juillet, c'est-à -dire du même +jour que les instructions: lord Palmerston y déclare qu'il a indiqué +seulement pour la forme et par égard pour la France le duc de Cadix +parmi les candidats en ligne pour la main de la Reine; il le regarde +comme <i lang="en">disqualified</i> pour cause de nullité morale et même physique. +En réalité, il n'admet que <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> deux candidats, Léopold de +Cobourg et Enrique, duc de Séville. Entre les deux, il ne se prononce +pas pour le moment; mais il estime que celui des deux qui n'épousera +pas la Reine devra épouser l'Infante. D'un mariage de cette dernière +avec le duc de Montpensier, il déclare ne vouloir à aucun prix. Bien +entendu, il ne s'imagine pas continuer ainsi l'entente cordiale; il +est le premier à reconnaître que sa politique est la contradiction de +celle de M. Guizot.</p> + +<p>Les lettres suivantes, qui sont des 3, 16, 22 et 25 août, révèlent +une légère modification dans les idées de lord Palmerston: il n'y +tient plus la balance aussi égale entre les deux candidats; la +meilleure combinaison lui paraît être de marier la Reine à Enrique et +l'Infante à Cobourg. Pour mettre ainsi Enrique en première ligne, il +avait diverses raisons qui se dégagent de sa correspondance. C'était +d'abord son peu de sympathie pour les Cobourg. Il ne pouvait ignorer +que les chefs politiques de cette maison, le roi des Belges et même +le prince Albert, le voyaient avec inquiétude au pouvoir<a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a><a href="#footnote255" title="Go to footnote 255"><span class="smaller">[255]</span></a>. Et +surtout il ne trouvait pas les Cobourg assez nettement antifrançais; +il craignait qu'ils ne lâchassent pied aussitôt qu'ils verraient +le conflit s'aggraver. Ces gens-là , disait-il dédaigneusement, +«n'ont pas les nerfs assez solides pour braver Louis-Philippe». À ce +moment même, un incident se produisit dont il dut avoir connaissance +et qui était fait pour le confirmer dans sa manière de voir: au +commencement d'août, le roi des Belges et le prince Albert se +réunirent avec la reine Victoria, dans une <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> sorte de conseil +de famille, pour délibérer sur la réponse que le duc de Saxe-Cobourg +devait depuis trois mois à la reine Christine<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a><a href="#footnote256" title="Go to footnote 256"><span class="smaller">[256]</span></a>; sans renoncer à +tout espoir de marier leur jeune parent avec Isabelle, ils furent +d'avis que ce mariage était impossible, tant que la France s'y +opposerait, et qu'il n'y aurait moyen d'y revenir que le jour où +Louis-Philippe, convaincu, par la résistance de l'Espagne elle-même, +de l'impossibilité de faire accepter un Bourbon, se résignerait à +lever son <em>veto</em><a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a><a href="#footnote257" title="Go to footnote 257"><span class="smaller">[257]</span></a>; un projet de lettre dans ce sens fut rédigé et +envoyé au duc de Saxe-Cobourg, avec invitation de l'adopter «mot pour +mot», ce qui fut fait<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a><a href="#footnote258" title="Go to footnote 258"><span class="smaller">[258]</span></a>. D'Enrique, à en juger du moins par ses +récentes frasques révolutionnaires, Palmerston ne croyait pas avoir à +redouter ces timidités et ces ménagements envers la France. Et puis +ce prince était le candidat favori d'Olozaga et des autres réfugiés, +qui se flattaient de gouverner sous son nom; or le ministre anglais +s'obstinait à ne voir les choses de la Péninsule que par les yeux de +ces réfugiés.</p> + +<p>Toutefois, ne l'oublions pas, si à Londres on avait fini par +préférer, pour Isabelle, don Enrique, qui en sa qualité de Bourbon +n'était pas contraire à notre principe, on n'y abandonnait pas pour +cela le candidat dont l'exclusion était à nos yeux la première +condition de l'entente. Dans ce dernier état de la pensée de lord +Palmerston, le prince de Cobourg demeurait encore partie essentielle +de la combinaison. L'Infante lui était réservée, et Bulwer avait +ordre de travailler à la lui faire obtenir. Or, nous avions toujours +déclaré qu'un prince étranger a la maison de Bourbon n'était pas +plus admissible pour l'Infante que pour la Reine, et c'était l'une +des hypothèses pour lesquelles nous avions expressément réservé +la reprise <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> de notre liberté<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a><a href="#footnote259" title="Go to footnote 259"><span class="smaller">[259]</span></a>. Le secrétaire d'État ne +renonçait même pas à toute idée de marier Cobourg à la Reine; il +le présentait en seconde ligne, pour le cas où Enrique ne serait +pas admis: c'était, à ses yeux, la combinaison subsidiaire, celle +qu'il indiquait à son agent comme étant <i lang="en">the next best arrangement</i>. +Ne croyez pas qu'il éprouvât le moindre scrupule à mettre ainsi +l'influence anglaise au service de la candidature Cobourg. Non, il +s'appliquait,—ce qui était du reste superflu,—à rassurer sur ce +sujet la conscience de Bulwer; il lui affirmait n'avoir rien trouvé +dans les actes de lord Aberdeen qui impliquât engagement de ne pas +pousser à un tel mariage, qu'il s'agît de la Reine ou de l'Infante. +«Nous nous regardons, disait-il, comme libres de recommander au +gouvernement espagnol le candidat que nous jugeons le meilleur, que +ce soit un Cobourg ou un autre.»</p> + +<p>Enfin, ce que lord Palmerston voulait dans tous les cas, quel que +fût le mari de la Reine, ce qui lui tenait le plus à cœur, ce +qu'il recommandait, dans chacune de ses lettres à Bulwer, avec +une insistance passionnée, comme l'objet «le plus important» de +la politique britannique, c'était d'empêcher l'union du duc de +Montpensier avec l'infante. Il exposait longuement à son agent +que cette union serait la mainmise de la France sur la Péninsule, +mainmise que l'Angleterre avait jugée déjà dangereuse au siècle +dernier, et qui le serait bien plus depuis la conquête de l'Algérie. +C'est en Espagne même qu'il prétendait faire naître des obstacles +au mariage. Et, dans ce dessein, il n'hésitait pas à recourir aux +menaces: «Je vous prie, mandait-il à Bulwer, d'avertir Christine, +Rianzarès <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> et Isturiz que nous considérerions un tel mariage +comme une mesure d'hostilité contingente contre l'Angleterre de la +part de l'Espagne et de la part de la France, et que nous serions +obligés de modifier en conséquence nos rapports avec ces deux pays.» +Lord Palmerston mettait ainsi lui-même à néant l'arrangement conclu +entre M. Guizot et lord Aberdeen, dans la seconde entrevue d'Eu: +quand Louis-Philippe avait consenti à reculer le mariage de son fils +avec l'Infante jusqu'à ce que la Reine ait eu des enfants, il avait +cru évidemment obtenir à ce prix que le gouvernement britannique +adhérât à ce mariage, ou au moins qu'il n'y fît pas opposition<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a><a href="#footnote260" title="Go to footnote 260"><span class="smaller">[260]</span></a>.</p> + +<p>Toutes ces menées, qui nous sont ainsi révélées par le témoignage +irrécusable de lord Palmerston lui-même, M. Guizot les soupçonnait, +mais sans en avoir, sur le moment même, une connaissance aussi +précise et aussi complète. C'était en effet l'un des signes, et non +le moins caractéristique, des mauvais desseins du ministre anglais, +que le soin avec lequel il cherchait à empêcher notre diplomatie d'y +voir clair. Tout était calculé pour cela, aussi bien ce qu'il lui +cachait que ce qu'il lui laissait voir. Ce qu'il lui cachait, c'était +le travail fait en faveur du prince de Cobourg et contre le duc de +Montpensier. Ce qu'il lui laissait voir, c'était la candidature de +don Enrique. Non seulement, aussitôt qu'il fut décidé à appuyer cette +candidature, lord Palmerston en parla à notre chargé d'affaires à +Londres; mais, le 27 août, répondant, très tardivement, il est vrai, +à la proposition d'action commune que M. Guizot lui avait adressée le +20 juillet, il fit demander officiellement au gouvernement français +de s'unir à lui pour soutenir Enrique, «le seul prince espagnol, +disait-il, qui fût propre par ses qualités personnelles à être le +mari de la Reine»; à quoi notre ministre se borna à répliquer, le 30 +août, qu'il ne se croyait pas le droit de <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> pousser si loin la +<em>dictation</em>, et qu'il laissait à l'Espagne le soin de choisir entre +les descendants de Philippe V. Si lord Palmerston faisait ainsi la +lumière sur cette partie de son plan, n'était-ce pas dans l'espoir +de faire, par là même, l'ombre plus épaisse sur l'autre partie? +Il se flattait probablement, en se montrant occupé d'Enrique, de +nous faire croire qu'il était revenu à notre principe du mariage +Bourbon, et qu'il n'y avait plus de Cobourg dans l'affaire. C'était +un effort pour rendormir notre vigilance, qu'il se repentait d'avoir +maladroitement inquiétée par la communication des instructions du 19 +juillet. Mais la clairvoyance trop justement ombrageuse du cabinet +de Paris ne fut pas mise en défaut par ces habiletés. Le 8 août, +transmettant au Roi les rapports qui lui arrivaient de Londres et +qui lui annonçaient l'abandon de la candidature Cobourg, M. Guizot +ajoutait: «Cela ne me rassure qu'à moitié. On renonce peut-être à +la Reine pour le Cobourg, mais dans la pensée de vouloir pour lui +l'Infante<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a><a href="#footnote261" title="Go to footnote 261"><span class="smaller">[261]</span></a>.» Notre ministre, on le voit, devinait juste.</p> + +<p>D'ailleurs, quelle que soit l'idée plus ou moins précise que le +gouvernement français ait pu se faire alors des manœuvres +du gouvernement anglais, il n'y a plus pour l'histoire aucune +obscurité. Il est manifeste et incontestable que lord Palmerston +n'avait qu'un but en Espagne: faire échec à notre politique, et +qu'à l'entente cordiale existant sous lord Aberdeen il substituait +la lutte à outrance. Dès lors, la conclusion s'imposait: quand même +Louis-Philippe et M. Guizot n'eussent pas stipulé d'avance pour +ce cas, comme ils l'avaient fait tant de fois, la reprise de leur +liberté, la justice et le simple bon sens suffisaient à la leur +rendre; avec qui leur faisait la guerre, ils ne pouvaient être tenus +aux engagements consentis en vue et sous la condition d'avoir la +paix<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a><a href="#footnote262" title="Go to footnote 262"><span class="smaller">[262]</span></a>.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> IV</h4> + +<p>Dans sa campagne espagnole, lord Palmerston montrait plus de passion +que d'habileté. En se portant champion des radicaux et en prétendant +imposer don Enrique comme mari de la Reine, il inquiétait et irritait +tous ceux qui dirigeaient alors les affaires de la Péninsule. Rien +ne pouvait contribuer davantage à nous ramener la reine Christine +et le cabinet de Madrid. M. Guizot le comprit. Aussitôt qu'il eut +reçu communication des instructions anglaises du 19 juillet et +du réquisitoire qui y était formulé contre le gouvernement des +«moderados», il en fit part à M. Bresson et eut soin d'ajouter: «Le +parti modéré, la reine Christine ne peuvent se méprendre sur le sens +et la portée politique de la dépêche de lord Palmerston..... C'est +bien le langage du patron des progressistes, d'Espartero, Olozaga, +Mendizabal, etc. Faites en sorte que cette situation soit bien +comprise.»</p> + +<p>Sir Henri Bulwer, qui, sur place, se rendait compte de l'énorme +maladresse commise par son ministre<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a><a href="#footnote263" title="Go to footnote 263"><span class="smaller">[263]</span></a>, le pressa de laisser là +Enrique et de pousser à sa place le prince de Cobourg; il se portait +fort de faire agréer ce dernier comme époux de la Reine, avec la +condition que l'Infante ne serait pas mariée à un prince français. +Lord Palmerston ne voulut rien entendre; une sorte de routine +aveugle ne lui permettait pas de concevoir la politique britannique +en Espagne autrement que liée étroitement <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> à la cause +progressiste. Bulwer, mis en demeure d'obéir à ses instructions, dut +s'exécuter. L'effet fut ce qu'il craignait. «Vos ministres sont-ils +fous? lui dit M. Isturiz, chef du cabinet de Madrid. Ils désirent +l'indépendance de l'Espagne; nous aussi, et nous sommes au pouvoir. +Or, au lieu de s'unir à nous, ils disent en réalité que la première +condition d'une alliance avec eux est que nous capitulions devant +ceux qui nous font opposition. En supposant que je fusse disposé à ce +sacrifice, en serait-il ainsi de la cour, de mes amis politiques, des +chefs actuels de l'armée?» Aussi Bulwer écrivit-il à lord Palmerston, +le 14 août: «Je regrette d'être obligé de dire que toutes les peines +que j'ai prises pour disposer la cour et le président du conseil en +faveur d'un mariage de don Enrique avec la Reine, ont été absolument +sans effet<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a><a href="#footnote264" title="Go to footnote 264"><span class="smaller">[264]</span></a>.»</p> + +<p>Cet état d'esprit de la cour d'Espagne n'échappait pas à M. Bresson, +qui manda, le 8 août, à M. Guizot: «M. Mon (l'un des ministres) m'a +raconté qu'hier soir la Reine mère lui avait dit avec une anxiété +remarquable: «Engage donc Bresson à s'entendre avec moi, pour faire +les deux mariages le plus tôt possible. Les Anglais et la révolution +nous menacent.» Et notre ambassadeur ajoutait le lendemain: «Ou il +ne faut plus croire à rien sur cette terre, ou la reine Christine, +par peur, par calcul ou par affection, nous est entièrement revenue. +Je la quitte à l'instant... Elle se rallie franchement à la pensée +du mariage de la jeune reine avec le duc de Cadix. Elle y prépare, +elle y dispose, elle y rend favorable l'esprit de sa fille..... +Je vous laisse à penser si je l'ai encouragée dans cette voie.» +Seulement Christine mettait à son concours une condition, c'était +la simultanéité des deux mariages, de la Reine avec Cadix et de +l'Infante avec Montpensier. Cela lui paraissait nécessaire pour +«fortifier, relever l'un des mariages par l'autre», pour «contenir +les opposants par l'éclat du rang <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> de notre prince et par la +crainte de la France qui venait derrière lui».</p> + +<p>En face de cette exigence, M. Bresson ne laissa pas que d'être +embarrassé. D'une part, il venait d'être réprimandé et menacé de +désaveu pour avoir offert la simultanéité; d'autre part, il était +convaincu que cette concession était légitime et nécessaire. +Dans cette difficulté, il n'osa pas dire tout de suite oui; mais +il se garda de dire non<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a><a href="#footnote265" title="Go to footnote 265"><span class="smaller">[265]</span></a>, et, se retournant du côté de son +gouvernement, il insista fortement sur la nécessité de céder, et de +céder sans retard, avant que les partis eussent eu l'éveil et se +fussent jetés au travers des négociations pour faire tout échouer. +«Pour moi, écrivait-il à M. Guizot, pour moi qui viens de relire +attentivement vos lettres des 10 décembre 1845, 28 février et 17 mars +1846, qui en ai pesé chaque mot, non seulement je vous considère +comme dégagé, par les premières démarches du cabinet anglais actuel, +des ménagements et obligations auxquels vous pouviez vous croire +tenu envers celui de sir Robert Peel, mais je me considère moi-même +comme placé dans les conditions prévues par ces lettres, et comme +appelé, d'un moment à l'autre, à faire usage des pouvoirs qu'elles me +confèrent, pouvoirs délicats, pouvoirs d'une grande importance dont +je sens toute la gravité et auxquels je ne dois avoir recours qu'en +homme prudent à la fois et ne craignant pas la responsabilité. C'est +ainsi que j'agirai: comptez-y<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a><a href="#footnote266" title="Go to footnote 266"><span class="smaller">[266]</span></a>.»</p> + +<p>Si désireux que le gouvernement français se fût montré jusqu'alors +d'éviter la simultanéité des deux mariages, il ne pouvait pas ne pas +être frappé de ce que lui disait M. Bresson. Pour échapper au péril +que lui faisaient courir les intrigues anglaises, il avait besoin du +concours de la reine Christine; s'il refusait à cette dernière tout +ce qu'elle exigeait, ne s'exposait-il pas à ce qu'elle liât partie +avec nos adversaires, comme elle en <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> avait déjà eu plusieurs +fois la velléité? Il recevait d'ailleurs avis que Bulwer poursuivait +ses menées plus activement que jamais, et que M. Isturiz avait avec +lui des entretiens assez suspects. On ajoutait que le parti radical +espagnol, encouragé par le patronage de lord Palmerston, s'agitait +d'une façon menaçante, et qu'il n'était pas prudent de lui laisser +le loisir d'organiser quelque mauvais coup. Dans ces conditions, M. +Guizot jugea qu'on ne pouvait pas refuser plus longtemps à M. Bresson +ce qu'il déclarait être si nécessaire. Le Roi fut plus difficile +à convaincre: malgré tout, il eût désiré s'en tenir toujours aux +déclarations d'Eu. La reine Amélie l'encourageait dans sa résistance. +Ce fut à contre-cœur et après de longues délibérations avec M. +Guizot que Louis-Philippe finit par se rendre à ses instances et +se résigna à laisser faire M. Bresson. Celui-ci fut alors informé +que son gouvernement s'en rapportait à lui pour l'usage à faire, +dans la circonstance particulière, des pouvoirs généraux qui lui +avaient été antérieurement conférés<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a><a href="#footnote267" title="Go to footnote 267"><span class="smaller">[267]</span></a>; M. Guizot lui donnait +l'assurance «qu'en tout cas il serait fermement soutenu». Toutefois, +recommandation lui fut faite de stipuler expressément que la +discussion des accords préliminaires précéderait la déclaration et la +célébration du mariage du duc de Montpensier: c'était, dans la pensée +du cabinet de Paris, un dernier moyen qu'il se réservait d'empêcher +une simultanéité tout à fait complète. En dépit de cette restriction, +notre ambassadeur avait enfin la liberté qu'il sollicitait depuis si +longtemps. Il n'était pas homme à hésiter devant l'initiative dont on +lui laissait la responsabilité. Il promit donc à la reine Christine +d'associer les deux mariages.</p> + +<p>Contenter cette princesse, c'était beaucoup; ce n'était pas tout. +Restait une dernière difficulté assez embarrassante, qui était +la répugnance manifestée par la jeune reine pour le mari que la +politique lui destinait; elle enviait la part de sa sœur cadette +et «son beau Montpensier» qu'elle eût voulu prendre pour elle-même; +par comparaison, le duc de Cadix lui paraissait <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> faire +médiocre figure, et elle ne se privait pas de parler de lui en termes +peu flatteurs<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a><a href="#footnote268" title="Go to footnote 268"><span class="smaller">[268]</span></a>. Dans les lettres qu'il écrivait à M. Guizot, M. +Bresson faisait connaître cet état d'esprit de la Reine; il montrait +aussi le fiancé gauche, timide, se défiant de lui-même et des autres, +et par moments éprouvant plus d'éloignement que d'attrait pour sa +fiancée; la Reine mère et Rianzarès trop souvent insaisissables; +le président du conseil toujours sur le point de nous trahir; la +légation anglaise multipliant les intrigues. «Pesez ces difficultés, +ajoutait-il, et demandez-vous si aucune habileté humaine peut en +triompher. À Dieu, à la Vierge, au hasard, faites honneur du succès +à qui vous voudrez, si nous l'obtenons; car, pour moi, tout en ayant +l'œil partout attentif et n'épargnant ni soins, ni peines, ni +démarches, je reconnais que cette combinaison d'individualités et de +circonstances est au-dessus des forces et de l'entendement de notre +pauvre organisme<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a><a href="#footnote269" title="Go to footnote 269"><span class="smaller">[269]</span></a>.»</p> + +<p>En traçant ce tableau un peu assombri, M. Bresson, oubliait qu'il +avait en main, dans ce jeu si embrouillé, une carte qui devait lui +faire gagner la partie: c'était le concours qu'en dépit de son +humeur mobile et fantasque, la reine Christine était décidée à nous +donner, depuis qu'elle avait reçu satisfaction en ce qui touchait +la simultanéité. Elle agit sur sa fille et fit agir par l'Infante. +Cette pression de famille ne fut pas sans effet. Dans la soirée du +27 août, après une scène de larmes avec le duc de Rianzarès, la +jeune reine entra chez sa mère, se jeta dans ses bras et dit <em>oui</em>. +Les ministres, aussitôt avisés de cette décision, y acquiescèrent +unanimement. La Reine leur annonça en même temps qu'elle donnait sa +sœur en mariage au duc de Montpensier. L'un des ministres vint +aussitôt réveiller M. Bresson,—il était deux heures du matin,—pour +lui annoncer la grande nouvelle.</p> + +<p>Le lendemain, quand il fallut rédiger l'accord relatif au mariage +du duc de Montpensier, la reine Christine demanda <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> que la +simultanéité y fût établie d'une façon absolue. M. Bresson, lié par +ses instructions, s'y refusa, déclarant qu'il annulerait plutôt tout +ce qui venait d'être fait. Devant cette menace, la Reine céda, et +l'on inséra dans l'accord les stipulations suivantes: «La discussion +des capitulations matrimoniales, des articles du contrat et des +questions d'intérêt qui s'y rattachent est réservée; lorsque les +actes définitifs auront été dûment réglés et approuvés par les hautes +parties contractantes, la forme et l'époque de la déclaration de +ce mariage et sa célébration seront déterminées de manière à les +associer, <em>autant que faire se pourra</em>, à la déclaration et à la +célébration du mariage de Sa Majesté Catholique avec S. A. R. le +duc de Cadix.» Toujours sous l'empire de la même préoccupation, M. +Bresson obtint, non sans livrer une autre bataille, que le décret +de convocation des Cortès n'annonçât au public que le mariage de la +Reine, sans parler de celui de l'Infante. Pendant ce temps, à Paris, +M. Guizot, faisant part à lord Normanby de ce qui venait d'être +décidé à Madrid, et interrogé par lui sur le point de savoir si les +deux mariages se feraient au même moment, répondait très sincèrement: +«Non, pas au même moment.» Ainsi, jusqu'à la fin, notre gouvernement +espérait éviter une simultanéité tout à fait complète des deux +mariages.</p> + +<p>Il fut aussitôt visible que cette dernière résistance de la +diplomatie française produisait un très fâcheux effet à Madrid: elle +blessait nos amis, fournissait une arme à ceux qui rêvaient de crise +ministérielle ou même d'insurrection, et risquait de remettre tout en +question. «C'est seulement par la vertu du fait accompli, disaient +les ministres espagnols, qu'on en imposera à l'esprit de faction», et +ils demandaient avec instance que les deux mariages fussent célébrés +ensemble, le 10 octobre. Ces raisons, transmises aussitôt et appuyées +avec force par M. Bresson, triomphèrent de ce qui restait encore de +répugnance dans l'esprit de Louis-Philippe. Le consentement, qu'il +avait fallu lui arracher, en quelque sorte, morceau par morceau, +était enfin complet, et, le 4 septembre, M. Guizot écrivit par le +télégraphe à son ambassadeur: «Le Roi approuve que le mariage +<span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> de Mgr le duc de Montpensier avec l'Infante soit célébré +le même jour que celui de la Reine avec Mgr le duc de Cadix. Vous +pouvez rendre public le fait que vous avez signé, avec M. Isturiz, un +engagement pour le mariage de l'Infante avec le duc de Montpensier.» +Le même jour, le <cite>Journal des Débats</cite> annonçait le double mariage.</p> + +<h4>V</h4> + +<p>À la nouvelle de la décision prise à Madrid, grande fut la colère de +lord Palmerston. Quelle mortification de débuter dans son nouveau +ministère par un pareil échec! Il la sentait d'autant plus que, tout +occupé des menées souterraines par lesquelles il espérait nous ruiner +en Espagne, il ne s'était pas rendu compte du travail qui s'y faisait +contre lui. Oubliant volontairement qu'il avait lui-même rompu +l'accord et commencé la guerre, il prit l'attitude d'un homme surpris +par un acte d'hostilité au moment où il ne songeait qu'à vivre en +paix. «Je ne vous parlerai plus d'entente cordiale, répondit-il à la +première communication de notre chargé d'affaires, parce que ce qu'on +nous annonce nous prouve trop clairement qu'on ne veut plus, à Paris, +ni de cordialité ni d'entente<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a><a href="#footnote270" title="Go to footnote 270"><span class="smaller">[270]</span></a>.» Dans le trouble de son dépit, il +donnait à ce simple incident matrimonial des proportions étranges, +y dénonçant «l'acte le plus patent d'ambition et d'agrandissement +politique que l'Europe eût vu depuis l'Empire<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a><a href="#footnote271" title="Go to footnote 271"><span class="smaller">[271]</span></a>». Il ajoutait: «Si +le gouvernement français persiste à adopter le système d'ambition +sans scrupule qui guida la politique étrangère sous Louis XIV et +Napoléon, il n'y a pas de bon vouloir et de sentiments d'amitié +de la part de l'Angleterre qui puissent être assez forts pour +empêcher les relations entre l'Angleterre et la France de redevenir +ce qu'elles étaient pendant les règnes de Napoléon et de Louis +XIV<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a><a href="#footnote272" title="Go to footnote 272"><span class="smaller">[272]</span></a>.» <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> Il ne se borna pas à ces exagérations. Avec ce +goût des récriminations blessantes qui était dans sa nature, il se +montra tout de suite résolu à porter la discussion sur un terrain +particulièrement dangereux dans les controverses internationales, +celui de la bonne foi; et, pour comble, ce n'était pas seulement le +cabinet français qu'il s'apprêtait à accuser de déloyauté, c'était +Louis-Philippe lui-même. Se rencontrant avec l'un des collègues de +M. Guizot, M. Dumon, alors en Angleterre, il lui disait: «Voilà la +première fois qu'un roi de France n'a pas tenu sa parole<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a><a href="#footnote273" title="Go to footnote 273"><span class="smaller">[273]</span></a>.» +Puis, tout fier de cette inconvenance, il s'empressait de la +raconter à lord Normanby et à sir Henri Bulwer, et ne leur exprimait +qu'un regret, celui «d'avoir été ainsi trop complimenteur pour +les prédécesseurs de Louis-Philippe<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a><a href="#footnote274" title="Go to footnote 274"><span class="smaller">[274]</span></a>». «Nous sommes indignés, +écrivait-il encore à Bulwer, de la mauvaise foi, de l'ambition sans +scrupule, des basses intrigues du gouvernement français<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a><a href="#footnote275" title="Go to footnote 275"><span class="smaller">[275]</span></a>.»</p> + +<p>Il fallait s'attendre à cette irritation de lord Palmerston: nul +moyen de l'éviter ni de l'apaiser. Mais y avait-il chance de +la limiter, d'empêcher que cette irritation ne trouvât d'écho +outre-Manche, que l'Angleterre n'épousât les griefs et les +ressentiments de son ministre? À l'avance, M. Guizot avait caressé +quelque espérance de ce genre. Dès le 5 juillet 1846, au moment où +se formait le ministère whig, il écrivait à M. Bresson: «J'ai, avec +lord Palmerston, cet avantage que, s'il survenait entre nous et +Londres quelque refroidissement, quelque embarras, ce serait à lui, +non à moi, qu'en France, en Angleterre, partout, on en imputerait +la faute.» Aussi à peine se vit-il, par suite de l'annonce des deux +mariages, aux prises avec le secrétaire d'État, qu'il fit effort +pour l'isoler dans son propre pays et jusque dans son cabinet. Il +risqua même, pour obtenir ce dernier résultat, une démarche qu'on +ne peut s'empêcher de trouver un peu inconsidérée: ce fut une +lettre adressée, le 15 septembre, à M. de Jarnac, pour <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> être +communiquée au premier ministre, lord John Russell, et où l'éloge de +celui-ci se mêlait à une plainte très vive sur la conduite suivie +par lord Palmerston<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a><a href="#footnote276" title="Go to footnote 276"><span class="smaller">[276]</span></a>. Telle était la confiance de M. Guizot +que, quelques jours après, il écrivait à M. de Flahault: «J'ai +de très bonnes nouvelles de lord John Russell; n'en parlez pas, +mais tenez pour certain que le bruit suscité par lord Palmerston +n'ira pas loin<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a><a href="#footnote277" title="Go to footnote 277"><span class="smaller">[277]</span></a>.» Cette illusion dura peu. Le premier soin de +lord Russell fut de mettre la lettre de M. Guizot sous les yeux de +celui-là même dont elle contenait la critique; puis il écrivit à M. +de Jarnac, sur un ton assez raide, que le chef du <i lang="en">Foreign office</i> +avait toute sa confiance, qu'il avait agi avec modération, et que +c'était au contraire le gouvernement français qui avait prouvé, +par sa conduite, le peu de prix qu'il attachait à l'amitié de +l'Angleterre<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a><a href="#footnote278" title="Go to footnote 278"><span class="smaller">[278]</span></a>. Lord John dépassait ainsi son vrai sentiment; il +n'était pas aussi assuré que son collègue fût sans tort. Lui-même n'a +point caché plus tard combien il regrettait de ne s'être pas opposé +à l'envoi de ces instructions du 19 juillet 1846, où il avait été si +malencontreusement parlé du prince de Cobourg, et il a raconté par +suite de quel incident il n'était pas intervenu: ces instructions lui +avaient été communiquées un dimanche, au moment où il partait pour +le service divin, et, dans sa hâte, il ne les avait parcourues que +superficiellement. «Si je n'étais pas allé à l'église, ajoutait-il, +j'y aurais fait plus d'attention<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a><a href="#footnote279" title="Go to footnote 279"><span class="smaller">[279]</span></a>!» Mais, tout en blâmant au +fond son collègue, lord Russell se faisait un point d'honneur de le +couvrir, dès qu'il le voyait accusé par un gouvernement étranger. +Et puis lord Palmerston, qui s'était gardé de faire connaître +aux autres ministres ses instructions secrètes à Bulwer, leur +avait présenté notre consentement au double mariage comme un acte +d'hostilité gratuite, mieux encore, comme le dénouement d'une +intrigue ourdie de vieille <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> date par Louis-Philippe, comme +une fourberie longuement préméditée<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a><a href="#footnote280" title="Go to footnote 280"><span class="smaller">[280]</span></a>. Ces accusations semblaient +avoir trouvé créance chez ses collègues; lord Clarendon disait à +M. Dumon «qu'il n'y avait qu'un sentiment dans le cabinet anglais» +sur la conduite de la France<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a><a href="#footnote281" title="Go to footnote 281"><span class="smaller">[281]</span></a>, et l'un des personnages les plus +considérables du parti whig, lord Lansdowne, déclarait que «tout +le monde reconnaissait la nécessité de changer de conduite envers +Louis-Philippe<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a><a href="#footnote282" title="Go to footnote 282"><span class="smaller">[282]</span></a>».</p> + +<p>Si M. Guizot ne parvenait pas à détacher de lord Palmerston ceux qui +lui étaient liés par la communauté de parti et de responsabilité, +il pouvait sans doute espérer une appréciation plus favorable de la +part des adversaires du ministère whig, et particulièrement de son +ami lord Aberdeen, dont il avait tant de fois éprouvé l'esprit droit +et conciliant. Il lui avait écrit, dès le 7 septembre, toutes les +raisons qu'il avait eues de considérer comme annulés les engagements +pris à Eu. Lord Aberdeen lui répondit amicalement et tristement, le +14 septembre, qu'il ne trouvait pas ces raisons suffisantes. Ignorant +les secrètes menées de son successeur, il se refusait à croire que +celui-ci eût voulu s'écarter de la politique d'entente suivie avant +lui. «Je suis satisfait, ajoutait-il, de savoir que vous ne voudriez +jamais avoir fait un acte pour lequel vous ne vous sentiriez pas +pleinement justifié; mais, je l'avoue, mon cher monsieur Guizot, il +m'est impossible de découvrir des motifs plausibles pour le choix +qui a eu lieu<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a><a href="#footnote283" title="Go to footnote 283"><span class="smaller">[283]</span></a>.» Quelques jours après, lord Aberdeen écrivait au +prince Albert: «Je me soucie fort peu du mariage en lui-même, mais je +sens vivement la violation de l'engagement pris, et je suis encore à +me demander si Guizot a pu se sentir tranquille envers sa conscience, +à la suite de la conduite qu'il a tenue<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a><a href="#footnote284" title="Go to footnote 284"><span class="smaller">[284]</span></a>.» Avec le temps, il +est vrai, la <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> sévérité de ce jugement s'adoucit un peu; lord +Aberdeen finit par se déclarer convaincu de la bonne foi du ministre +français, de la sincérité des soupçons qui avaient déterminé sa +conduite, et il affirma que si lui, Aberdeen, était resté au pouvoir, +rien de pareil ne fût arrivé<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a><a href="#footnote285" title="Go to footnote 285"><span class="smaller">[285]</span></a>. Sur ce dernier point, il était +absolument dans le vrai.</p> + +<p>L'une des principales préoccupations de Louis-Philippe devait être +de savoir comment l'événement serait pris par la reine Victoria. On +sait sur quel pied d'intimité familière les relations des deux cours +s'étaient établies depuis la première entrevue d'Eu, en 1843: visites +annuelles qui, des deux parts, étaient toujours trouvées trop rares +et trop courtes; correspondance fréquente, affectueuse, on peut même +dire tendre<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a><a href="#footnote286" title="Go to footnote 286"><span class="smaller">[286]</span></a>, et que la Reine avait continuée après la rentrée de +Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>, sans paraître supposer que ce fait +pût altérer une telle intimité<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a><a href="#footnote287" title="Go to footnote 287"><span class="smaller">[287]</span></a>. Mais on sait aussi quel intérêt +l'épouse du prince Albert portait à ce qui touchait les Cobourg; on +n'a pas oublié non plus qu'elle avait été personnellement partie dans +les arrangements relatifs aux mariages espagnols, et qu'elle-même +avait reçu à Eu, en 1845, de la bouche de Louis-Philippe, +l'engagement de ne pas célébrer le mariage du duc de Montpensier +avant que la Reine eût eu des enfants. Depuis lors, elle en était +restée à cet engagement, et rien ne l'avait préparée à le voir +rompre. Elle se piquait, pour son compte, d'être demeurée fidèle à +l'entente, et de cette fidélité elle venait même de donner une preuve +qui ne lui avait pas peu coûté: je veux parler de ce conseil de +famille tenu entre elle, le prince Albert et le roi des Belges, où +il avait été décidé de détourner Léopold de Cobourg <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> de ses +visées matrimoniales, tant que le roi des Français y ferait une aussi +formelle opposition<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a><a href="#footnote288" title="Go to footnote 288"><span class="smaller">[288]</span></a>. Quant aux menées hostiles par lesquelles, +pendant ce temps, lord Palmerston avait obligé le gouvernement +français à reprendre sa liberté, la Reine paraissait n'en rien +savoir. D'une part, le coupable s'était gardé de l'en informer; de +l'autre, elle n'avait reçu directement de Louis-Philippe, au sujet de +ces menées et des conséquences que notre gouvernement pourrait être +conduit à en tirer, aucun avertissement préalable, analogue à ceux +que M. Guizot faisait alors parvenir à Palmerston lui-même. Si le Roi +n'avait ainsi rien dit, ce n'était pas par un calcul machiavélique +et pour entretenir la Reine dans une trompeuse sécurité; c'était +que, jusqu'à la veille de la décision finale, il s'était refusé à +se servir de la liberté qui lui était rendue et avait compté se +renfermer quand même dans les termes des engagements d'Eu. Mais, pour +être ainsi explicable, ce silence n'en eut pas moins, sur le moment, +un effet fâcheux. La Reine en fut plus portée, quand lui arriva, tout +à fait à l'improviste, la nouvelle des deux mariages, à se croire +la victime d'une surprise déloyale. Il n'y eut pas alors jusqu'à +l'intimité de ses rapports avec Louis-Philippe qui ne contribuât à +lui faire sentir davantage l'offense, en y mêlant cette impression, +particulièrement douloureuse pour une femme jeune en face d'un +vieillard, de l'amitié trahie, de la confiance trompée. Ajoutez-y, +sans aucun doute, quoiqu'on en parlât moins haut, le dépit de voir +écarter définitivement ce mariage Cobourg que la Reine n'osait faire +contre nous, mais auquel elle avait toujours espéré nous voir acculés +par les circonstances. Ce dépit était particulièrement vif chez le +prince Albert<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a><a href="#footnote289" title="Go to footnote 289"><span class="smaller">[289]</span></a>. Livrée à elle seule, Victoria, qui, <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> +malgré ses griefs, gardait un fond d'affection pour notre famille +royale<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a><a href="#footnote290" title="Go to footnote 290"><span class="smaller">[290]</span></a>, n'eût probablement pas refusé d'écouter les explications +de Louis-Philippe et eût saisi volontiers quelque occasion de le +traiter en ami. Ce fut son mari qui l'en détourna, avec le concours +de leur conseiller, l'Allemand Stockmar, toujours fort ardent à nous +desservir<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a><a href="#footnote291" title="Go to footnote 291"><span class="smaller">[291]</span></a>. Sous ces influences, la Reine répudia promptement +toutes les velléités de réconciliation qui avaient pu lui traverser +l'esprit et ne fut plus qu'à son ressentiment. «Rien n'égale +l'indignation de la Reine contre la conduite du Roi, notait bientôt +après M. Greville sur son journal; elle en a parlé à Clarendon dans +les termes les moins mesurés<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a><a href="#footnote292" title="Go to footnote 292"><span class="smaller">[292]</span></a>.» Le duc de Broglie écrivait à son +fils: «C'est la Reine qui échauffe son ministère<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a><a href="#footnote293" title="Go to footnote 293"><span class="smaller">[293]</span></a>.»</p> + +<p>Louis-Philippe ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'il ne pouvait +pas compter sur l'amitié de la reine d'Angleterre, pour contenir +ses ministres. Il avait cru moins provoquer les controverses en lui +faisant annoncer le mariage du duc de Montpensier, par la reine +Marie-Amélie, comme <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> un simple «événement de famille», +intéressant uniquement «le bonheur de son fils chéri»; la lettre, +datée du 8 septembre, était écrite sur le ton d'amicale familiarité +en usage entre Eu et Windsor, et l'on s'y informait, au nom du Roi, +si «les pêches», récemment envoyées, étaient «arrivées à bon port». +Dans ce tour plus ou moins heureux, mais pris évidemment à bonne +intention, l'entourage de Victoria s'appliqua à lui faire voir une +aggravation d'offense. Elle répondit, le 10 septembre, d'une façon +fort sèche, rappelant à sa correspondante tous les faits que celle-ci +avait volontairement laissés de côté, «ce qui s'était passé à Eu» +entre les deux souverains, le refus fait par la famille royale +d'Angleterre «d'arranger» le mariage Cobourg, refus qui n'avait pas +eu d'autre cause que le désir d'être agréable au Roi; puis elle +ajoutait: «Vous pourrez donc aisément comprendre que l'annonce +soudaine de ce double mariage ne peut nous causer que de la surprise +et un bien vif regret. Je vous demande pardon, Madame, de vous parler +politique dans ce moment, mais j'aime à pouvoir me dire que j'ai +toujours été sincère avec vous<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a><a href="#footnote294" title="Go to footnote 294"><span class="smaller">[294]</span></a>.»</p> + +<p>«Je doute que ma réponse leur plaise beaucoup», disait Victoria à +lord Clarendon, après avoir écrit cette lettre<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a><a href="#footnote295" title="Go to footnote 295"><span class="smaller">[295]</span></a>. Louis-Philippe, +en effet, en ressentit un vrai chagrin. Il voulut tenter un effort +pour obtenir une appréciation plus juste. Dans ce dessein, il +écrivit, le 14 septembre, à sa fille, la reine des Belges, une +très longue lettre justificative, en réalité destinée à la reine +d'Angleterre. «J'y ai consacré, mandait-il à sa fille, d'arrache-pied +et sans regret, trois nuits jusqu'à quatre heures du matin, malgré +les cris de la Reine, de ma sœur et de toute la famille, qui +prétendaient que je me tuais... Je me serais soumis volontiers à +encore plus de fatigue, s'il l'avait fallu, pour achever ce travail, +tant a été profonde la peine que j'ai ressentie de la lettre de la +reine Victoria, et de l'injuste préjugé dont je l'ai vue animée +dans cette affaire.» La lettre débutait <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> ainsi: «La Reine +vient de recevoir une réponse de la reine Victoria à la lettre que +tu sais qu'elle lui avait écrite, et cette réponse m'a fait une vive +peine. Je suis porté à croire que notre bonne petite reine a eu +presque autant de chagrin à écrire cette lettre que moi à la lire. +Mais enfin elle ne voit maintenant les choses que par la lunette +de lord Palmerston, et cette lunette les fausse et les dénature +trop souvent. C'est tout simple; la grande différence entre la +lunette de lord Aberdeen et celle de lord Palmerston provient de la +différence de leur nature: lord Aberdeen aimait à être bien avec +ses amis; lord Palmerston, je le crains, aime à se quereller avec +eux.» Louis-Philippe reprenait ensuite, dès l'origine, l'histoire +des mariages; il montrait comment il avait été amené bien malgré +lui, par la politique de lord Palmerston, à «dévier des conventions +premières», et exprimait son regret qu'on n'eût pu éviter ce qui +avait été, pour les uns, «un grand et inutile désappointement», +pour lui, «un des plus pénibles chagrins qu'il eût éprouvés, et +Dieu savait qu'il n'en avait pas manqué pendant sa longue vie». +Il terminait ainsi: «Actuellement, c'est à la reine Victoria et à +ses ministres qu'il appartient de peser les conséquences du parti +qu'ils vont prendre et de la marche qu'ils suivront. De notre côté, +ce double mariage n'opérera dans la nôtre d'autres changements que +ceux auxquels nous serions contraints par la nouvelle ligne que le +gouvernement anglais jugerait à propos d'adopter... Nous ne voyons +aucun intérêt, aucun motif, ni pour l'Angleterre, ni pour nous, à ce +que notre entente cordiale soit brisée, et nous en voyons d'immenses +à la bien garder et à la maintenir. C'est là mon vœu, c'est celui +de mon gouvernement. Celui que je te prie d'exprimer de ma part à la +reine Victoria et au prince Albert, c'est qu'ils me conservent dans +leur cœur cette amitié et confiance auxquelles il m'a toujours été +si doux de répondre par la plus sincère réciprocité et que j'ai la +conscience de n'avoir jamais cessé de mériter de leur part<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a><a href="#footnote296" title="Go to footnote 296"><span class="smaller">[296]</span></a>.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> La reine Victoria répondit, le 27 septembre, en s'adressant +également à la reine des Belges. Dans sa lettre, qui était évidemment +l'œuvre du prince Albert<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a><a href="#footnote297" title="Go to footnote 297"><span class="smaller">[297]</span></a>, elle réfutait longuement et +durement toute l'argumentation du Roi, sans se montrer touchée de +ses protestations. Une seule citation donnera l'idée du point de vue +où elle se plaçait: elle déclarait que «ses sentiments de justice +ne se prêteraient jamais à reconnaître que lord Palmerston se fût +écarté de l'entente cordiale établie entre le gouvernement français +et lord Aberdeen». Elle concluait en ces termes: «J'ai donc tout bien +considéré par moi-même et en voyant de mes propres yeux, et il m'est +impossible de reconnaître que le Roi fût dégagé de sa parole. Rien +au monde de plus pénible n'eût pu m'arriver que ce triste désaccord, +et parce qu'il a un caractère si personnel, et parce qu'il m'impose +le devoir de m'opposer au mariage d'un prince auquel je porte, ainsi +qu'à toute sa famille, une amitié aussi vive<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a><a href="#footnote298" title="Go to footnote 298"><span class="smaller">[298]</span></a>.» Lord Palmerston, +qui eut aussitôt connaissance de cette lettre, en fut naturellement +ravi. «J'en approuve tous les mots», écrivait-il à Bulwer<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a><a href="#footnote299" title="Go to footnote 299"><span class="smaller">[299]</span></a>. +Il eût voulu crier sur les toits une si heureuse nouvelle: aussi +son journal annonça-t-il bien haut que la souveraine partageait +l'indignation générale contre la conduite du gouvernement français; +«elle comprend, ajoutait-il, que la confiance, si naturellement +produite par le fréquent échange de courtoisies royales, a été +grandement abusée». Louis-Philippe ne crut pas que sa dignité lui +permît d'insister davantage. Il cessa donc toute correspondance, même +indirecte, avec la reine Victoria, attendant du temps la justice à +laquelle il croyait avoir droit.</p> + +<p>Quand les choses étaient aussi mal prises à la cour et dans les +hautes régions politiques, il ne fallait pas s'attendre qu'elles le +fussent bien dans la nation anglaise elle-même. Au premier <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> +moment, cependant, on avait pu croire que celle-ci se montrerait +assez indifférente. Lord Clarendon lui-même le constatait et s'en +plaignait<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a><a href="#footnote300" title="Go to footnote 300"><span class="smaller">[300]</span></a>. Dans un article que nos feuilles ministérielles +s'empressèrent de reproduire, le <cite lang="en">Times</cite> déclara tranquillement, le 3 +septembre, que «les intérêts britanniques n'étaient pas sérieusement +engagés dans cette affaire». Mais sous l'effet des remontrances et +des excitations du <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, organe personnel de lord +Palmerston, le ton des journaux anglais changea bientôt. Tous, +le <cite lang="en">Times</cite> en tête, se mirent à déclarer que l'Angleterre serait +«amoindrie» par ce mariage; ils accusèrent le gouvernement français +de déloyauté et le dénoncèrent comme ayant «commis, avec une +intention résolue et méditée, un grand outrage international». La +polémique descendit plus bas encore: pas d'ignominie que ces journaux +n'imaginèrent. Ils affirmèrent que Louis-Philippe, de connivence +avec Christine, avait fait constater médicalement la stérilité de la +reine Isabelle, et que le mariage du duc de Montpensier était une +spéculation faite sur cette stérilité. Le <cite lang="en">Times</cite> raconta aussi, +sans sourciller, que le consentement de la jeune reine avait été +extorqué par M. Bresson, au milieu d'une orgie nocturne<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a><a href="#footnote301" title="Go to footnote 301"><span class="smaller">[301]</span></a>, et, +partant de là , il s'écriait: «Quel intrus se glisse hors du palais +à sept heures du matin, si tôt s'il s'agit d'affaires, si tard s'il +s'agit de fêtes? Quelles orgies ont eu lieu dans le palais des +deux vierges royales que l'honneur chevaleresque de l'Espagne doit +protéger? À Paris, il y a des hommes qui tirent le nom distinctif +de leur industrie spéciale, de l'air dégagé avec lequel on les +voit sortir de grand matin d'une maison où ils ont passé la nuit à +cueillir les fleurs qui l'embellissent. Cet homme est un Français. +Appartient-il à cette catégorie? Le chevalier d'industrie qui en +impose à la simplicité des Espagnols n'est rien moins que l'agent +<span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> accrédité et investi de toute la confiance d'un grand roi. +Il emporte une Infante dans son sac...» Et le <cite lang="en">Times</cite> ajoutait, en +prenant personnellement Louis-Philippe à partie: «Quiconque choisit +pour son heure l'heure de minuit, entre par la porte dérobée et +marche armé d'une lanterne sourde et d'un levier, doit à coup sûr +avoir conscience de l'improbité de sa conduite. Louis-Philippe est +l'homme qui a le moins su sauver les apparences, s'il n'a pas commis +un crime contre l'Europe.» La polémique continua sur ce ton. Mis à +un tel régime d'excitation, le public anglais finit par s'échauffer: +lui aussi se persuada que son pays venait d'être la victime de la +perfidie et de l'ambition de la France.</p> + +<p>Il fut donc promptement manifeste que l'Angleterre tout entière, de +la souveraine au peuple, prenait à son compte la querelle de lord +Palmerston. C'était, pour notre gouvernement, une grosse déception +et un accident malheureux. Avait-il fait tout ce qu'il fallait +pour le prévenir? Préoccupé de réussir dans la contre-mine qu'il +opposait à la mine creusée par la diplomatie anglaise, n'avait-il +pas trop perdu de vue l'effet que devait produire une explosion à +laquelle nul n'était préparé? Si le mystère et la surprise avaient +leurs avantages, ils avaient aussi leurs dangers. Des précautions +étaient à prendre pour qu'outre-Manche, dans le public, chez les +hommes politiques, à la cour surtout, personne ne pût, au moment +décisif, se tromper sur les responsabilités, ni mettre en doute notre +loyauté. Ces précautions étaient sans doute malaisées à concilier +avec les exigences d'une lutte que lord Palmerston nous obligeait à +faire souterraine: je ne nie pas la délicatesse du problème, mais je +constate que notre gouvernement ne l'avait pas résolu, et qu'il ne +paraissait même pas avoir tenté de le résoudre. C'est peut-être la +principale, l'unique faute commise par le gouvernement français: elle +devait avoir de fâcheuses conséquences.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> VI</h4> + +<p>Dans cette affaire des mariages, notre gouvernement avait donc contre +lui toute l'Angleterre: avait-il du moins avec lui toute la France? +De ce côté-ci de la Manche, comme de l'autre, les divers partis +s'unissaient-ils pour faire front contre l'étranger? À première vue, +il n'était pas de question où M. Guizot pût se croire plus à l'abri +des critiques de la gauche. En effet, depuis plusieurs années, le +grand grief des opposants, celui qui récemment encore, lors des +élections générales de 1846, fournissait matière à toutes leurs +déclamations, était la prétendue pusillanimité qui empêchait le +gouvernement français de tenir tête à l'Angleterre. Cette défaillance +si souvent dénoncée à l'occasion du droit de visite, de l'indemnité +Pritchard et du traité avec le Maroc, les journaux de gauche avaient +toujours paru s'attendre qu'elle se reproduirait en Espagne, dans +les négociations relatives au mariage de la Reine et de sa sœur. +Tout récemment encore, au mois d'août, un article du <cite lang="en">Times</cite> leur +avait fourni occasion de manifester leur dédaigneuse défiance. Cet +article, contenant une sortie virulente et comminatoire contre notre +prétention d'imposer un mari à la reine Isabelle, semblait conclure à +remettre sur les rangs le prince de Cobourg. Presque toute la presse +de Londres y fit écho, ce qui ne laissa pas que de causer quelque +émoi à Paris. Le <cite>Journal des Débats</cite> se borna à relever l'attaque, +sans y répondre à fond; son souci évident était de ne pas faire +descendre sur la place publique une discussion qui lui paraissait +être du domaine des chancelleries. Aussitôt tous les journaux de +gauche et de centre gauche, interprétant cette réserve de la feuille +ministérielle comme un manque de courage, dénoncèrent la «reculade», +la «nouvelle génuflexion» que M. Guizot s'apprêtait à faire «devant +les exigences de lord Palmerston». «Voilà , s'écriaient-ils, l'ère +des humiliations rouverte <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> du côté de l'Espagne<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a><a href="#footnote302" title="Go to footnote 302"><span class="smaller">[302]</span></a>!» Telle +était la vivacité de leur émotion, qu'elle durait encore, alors qu'à +leur insu tout était déjà décidé, à Madrid, dans un sens absolument +opposé. C'est le 28 août que les deux mariages furent convenus entre +la cour d'Espagne et M. Bresson: le 31, le <cite>National</cite> continuait à +s'indigner à la pensée que M. Guizot n'oserait pas «persister dans +la politique formulée si nettement par lui, quatre ans auparavant», +et qu'il «sacrifierait les intérêts séculaires de notre pays». Le 3 +septembre, en même temps que le <cite>Journal des Débats</cite> annonçait les +mariages, le <cite>Constitutionnel</cite>, qui les ignorait encore, faisait +une peinture méprisante de cette diplomatie française, maladroite, +peureuse, en train d'abandonner à Madrid tout ce qu'elle avait +exigé, et il ajoutait ironiquement que le duc de Montpensier, exclu +d'Espagne par lord Palmerston, allait être réduit à chercher femme en +Allemagne.</p> + +<p>En voyant leurs injurieuses prévisions si complètement démenties +par l'événement, quelle pouvait être l'attitude de ces journaux? +Qu'ils reconnussent leur tort et fissent amende honorable, c'eût +été leur demander une vertu peu en usage dans les luttes de partis. +Mais ne devait-on pas s'attendre qu'au moins ils ne blâmassent pas +le gouvernement pour avoir fait le contraire de ce qu'à l'avance +ils venaient de flétrir comme une lâcheté? Au premier moment, sous +le coup de la surprise, ils parurent surtout fort embarrassés. +Reconnaissant que le choix du duc de Cadix était bon, ils insinuèrent +qu'il avait été fait malgré M. Guizot et contre lui; ne pouvant pas +nier que le mariage du duc de Montpensier serait un succès pour la +politique française, ils affectèrent d'en mettre en doute la réalité. +Mais de telles contre-vérités ne pouvaient longtemps se soutenir, +et ces journaux se voyaient acculés à confesser que le ministère +venait de montrer précisément la hardiesse dont on l'avait proclamé +incapable. Plusieurs faisaient déjà , de plus ou moins bonne grâce, +cet aveu qu'ils sentaient d'ailleurs <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> répondre au sentiment +général, même à celui de leurs partisans, quand M. Thiers intervint +pour empêcher ce qu'il regardait comme une grosse faute de tactique. +À ceux de ses amis ou de ses alliés qui se laissaient aller à se +réjouir du succès remporté par la politique française et de l'échec +infligé à la politique anglaise, le chef du centre gauche représenta +vivement qu'ils faisaient fausse route, que le ministre leur donnait +barre sur lui, et qu'ils seraient des niais de ne pas en profiter. +Il leur montra, dans les difficultés créées par l'irritation de lord +Palmerston, une occasion à saisir pour jeter bas M. Guizot. Le jeu de +l'opposition lui paraissait devoir être d'alarmer les intérêts et les +imaginations sur les dangers du conflit, de telle sorte que le Roi +et l'opinion, effrayés, se décidassent à changer de ministère pour +retrouver leur sécurité. Sans doute, c'était le contre-pied de ce que +l'opposition avait dit jusqu'alors; mais il n'y avait pas là de quoi +embarrasser un esprit aussi souple et aussi leste. Sans doute encore, +le patriotisme eût dû lui faire un scrupule de seconder un ministre +étranger qui cherchait à diminuer, à humilier la France; mais nous +avons vu que, depuis assez longtemps déjà , l'ancien président du +conseil du 1<sup>er</sup> mars avait jugé de son intérêt parlementaire de +lier partie avec l'ancien auteur du traité du 15 juillet 1840<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a><a href="#footnote303" title="Go to footnote 303"><span class="smaller">[303]</span></a>.</p> + +<p>Non content d'agir par ses conversations particulières, M. Thiers +se servit du <cite>Constitutionnel</cite> pour donner publiquement le signal +et développer le thème de cette nouvelle opposition. Dès le milieu +de septembre, ce journal se mit à exalter l'alliance anglaise et à +déplorer de la voir rompue par le «coup de tête», par la «dangereuse +étourderie» des mariages espagnols. Cette rupture, il l'imputait +au gouvernement français, l'accusant, sur la foi des feuilles +étrangères, d'intrigue, de déloyauté, de brutalité dictatoriale, +vantant par contre la «modération» de lord Palmerston. Il s'efforçait +de grossir ce conflit, et recueillait avec une telle complaisance +toutes les <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> menaces venues du dehors, qu'il paraissait +en désirer la réalisation. Et pour quel avantage, demandait-il, +s'était-on ainsi exposé? Il n'en découvrait pas d'autre que la +riche dot de l'Infante; et il montrait ce gouvernement, naguère si +pusillanime quand les grands intérêts du pays étaient en jeu, devenu +téméraire dès qu'il s'agissait de satisfaire une cupidité dynastique. +À cette situation il ne voyait que deux issues possibles: ou une +lutte aboutissant tôt ou tard à la guerre, ou, ce qui lui paraissait +plus probable, étant donné le tempérament des hommes au pouvoir, +quelque nouveau sacrifice de l'honneur national en vue de racheter +les bonnes grâces de l'Angleterre.</p> + +<p>On put se demander un moment si la thèse du <cite>Constitutionnel</cite> +prévaudrait dans la presse d'opposition. Le <cite>Siècle</cite>, qui passait +pour l'organe de M. Odilon Barrot, se montrait réfractaire: non qu'il +fût disposé à louer le cabinet; il s'appliquait à réduire autant +que possible la portée du succès obtenu; mais enfin, il se refusait +à y voir un sujet de blâme et à faire le jeu de lord Palmerston. +Très contrarié de cette note discordante, M. Thiers échangea, à ce +sujet, avec quelques-uns de ses amis qui avaient d'abord encouragé +le <cite>Siècle</cite>, une correspondance assez aigre qui faillit amener +une rupture. Mais le <cite>Siècle</cite> n'eut pas d'imitateurs. Au bout de +quelques jours, presque toutes les feuilles de gauche et de centre +gauche avaient emboîté le pas derrière le <cite>Constitutionnel</cite>, et +méritaient que le <cite>Journal des Débats</cite> les qualifiât d'«organes +français du cabinet britannique». M. Thiers était arrivé à ses +fins. De Londres, lord Palmerston, agréablement surpris d'un tel +concours, envoyait à ces journaux ses remerciements; le <cite lang="en">Morning +Chronicle</cite> vantait la haute moralité d'une telle alliance, et le +<cite lang="en">Times</cite> louait, probablement non sans un peu d'ironie méprisante, le +«désintéressement inattendu» de l'opposition française.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> VII</h4> + +<p>Bien que le choix du duc de Cadix comme époux de la Reine déplût fort +à lord Palmerston, celui-ci s'y résignait faute de trouver aucun +prétexte plausible pour s'y opposer. C'était contre le mariage du duc +de Montpensier avec l'Infante qu'il était résolu à concentrer tous +ses efforts. Sans doute ce mariage était convenu entre les parties, +annoncé pour une date très prochaine; mais, tant qu'il n'était pas +accompli, on pouvait encore chercher à l'empêcher, ou tout au moins +à le retarder. Le ministre anglais décida d'y employer les quelques +semaines qui devaient s'écouler avant qu'on pût procéder à la +célébration. Il se flattait de suppléer à la brièveté du délai par +l'activité et l'énergie de son action.</p> + +<p>Ce fut d'abord en Espagne que les obstacles lui parurent les plus +faciles à faire naître. Son ressentiment avait là , dans sir Henri +Bulwer, un instrument dont il pouvait tout attendre. À la première +nouvelle de l'arrangement conclu pour les mariages, Bulwer n'avait +pas caché son intention de ne garder aucun ménagement. «Je vous +déclare solennellement, disait-il à M. Donozo Cortès, que nous +regardons le mariage de l'Infante comme un acte d'hostilité, et +que mon gouvernement n'épargnera rien pour amener en Espagne un +bouleversement complet<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a><a href="#footnote304" title="Go to footnote 304"><span class="smaller">[304]</span></a>.» Coup sur coup, le 31 août, le 5 et +le 8 septembre, il adressa à M. Isturiz des notes où il dénonçait, +dans ce mariage, «l'un des plus graves événements qui pussent +survenir en Europe», déclarait que son accomplissement altérerait +les relations de l'Angleterre avec l'Espagne, et reprochait au +gouvernement de Madrid de faire «de son droit d'indépendance un usage +contraire à l'indépendance réelle du pays». Loin d'envelopper ses +démarches du secret diplomatique, il avait soin que les journaux +en parlassent, et dans des termes faits <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> pour inquiéter le +public sur les résolutions ultérieures du cabinet de Londres. Aux +vaisseaux anglais en station devant Cadix ou Gibraltar, il envoyait +ouvertement des courriers qui paraissaient leur porter des ordres +de blocus ou d'hostilité. En même temps, comme pour réaliser sa +menace de «bouleversement», il excitait, en Espagne, les partis +hostiles, apportant dans ce rôle d'agitateur une passion qui faisait +dire de lui au comte Bresson: «Ce n'est plus le ministre d'une +grande cour, c'est un artisan d'émeutes et de conspirations<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a><a href="#footnote305" title="Go to footnote 305"><span class="smaller">[305]</span></a>.» +Sous cette impulsion, les progressistes se mirent aussitôt à +publier des protestations ou à faire signer des pétitions contre +le mariage du duc de Montpensier. La violence de leurs journaux +semblait un préliminaire de guerre civile. Parmi les arguments de +cette polémique il en est un qui mérite d'être noté, à cause de +l'importance diplomatique qu'on devait chercher plus tard à lui +donner: c'est celui que, dès le 3 septembre, la presse radicale de +Madrid prétendit tirer du traité d'Utrecht, qui avait mis fin à la +guerre de la succession d'Espagne, et des renonciations réciproques +faites alors, d'une part, par Philippe V et ses descendants au trône +de France, de l'autre, par les princes français et leurs descendants +au trône d'Espagne. On soutenait qu'en vertu de ces actes, l'héritier +possible de l'un des trônes ne pouvait épouser l'héritière possible +de l'autre, et qu'en tout cas les enfants issus d'une telle union +seraient déchus, des deux côtés, de leurs droits successoraux.</p> + +<p>On croit toujours facilement ce que l'on désire. L'agitation +factice provoquée en Espagne par les menées de Bulwer parut à +Londres un puissant mouvement national contre lequel ne pourraient +prévaloir des intrigues de cour. Vers le 8 septembre, les journaux +anglais annonçaient déjà que «le mariage de l'Infante avec le duc +de Montpensier n'aurait jamais lieu, et cela pour des raisons +espagnoles»; ils prédisaient, au cas où l'on voudrait l'imposer, +une «guerre civile longue et sanglante». «La brusque tentative de +M. Bresson, ajoutaient-ils, <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> vient d'allumer en Espagne un +incendie qui ravagera tout le pays, depuis Saint-Sébastien jusqu'à +Gibraltar, et du Portugal à la Méditerranée.» C'était le sentiment, +et l'on peut dire l'espoir de lord Palmerston. Il adressait à Bulwer +ses encouragements: «J'approuve tout ce que vous avez fait, lui +mandait-il le 16 septembre, et je vous dis, comme lord Anglesea aux +Irlandais: <em>Agitez, agitez, agitez</em>.» S'il lui recommandait de ne +pas se compromettre ouvertement dans quelque projet d'insurrection, +il l'invitait à «ne pas dissuader» ceux qui voudraient en tenter +une à leurs risques et périls. C'était même de toutes mains qu'il +se montrait prêt à accepter la révolution qui l'eût vengé; il +recommandait à Bulwer de ne pas perdre de vue le concours qu'on +pouvait tirer des carlistes, ou bien il caressait l'espoir de quelque +<em>pronunciamento</em> fait par ce général Narvaez qu'il avait tant de +fois dénoncé comme un oppresseur, mais qu'il supposait être en ce +moment un mécontent<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a><a href="#footnote306" title="Go to footnote 306"><span class="smaller">[306]</span></a>. Ce qu'il écrivait secrètement à son agent, +ses journaux le proclamaient tout haut, multipliant sans vergogne +les appels à ces alliés si nouveaux pour eux<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a><a href="#footnote307" title="Go to footnote 307"><span class="smaller">[307]</span></a>. «Si Narvaez, +disait le <cite lang="en">Times</cite>, veut fournir aux sentiments de l'Espagne les +moyens de se formuler, il pourra conquérir un plus noble titre que +ceux de Blücher ou de Bolivar.» Lord Palmerston ne se contentait +pas d'aider ainsi Bulwer à «bouleverser» la Péninsule; il l'aidait +également à intimider le cabinet de Madrid. Pour confirmer et +fortifier les démarches comminatoires que, de son chef et sans +attendre d'instructions, le ministre d'Angleterre avait déjà faites, +il lui envoyait, le 14 septembre, une note qui devait être remise au +cabinet de Madrid et qui le fut, en effet, le 22. Dans ce document +il était fait, au nom du gouvernement britannique, de «très fortes +remontrances» et une «protestation formelle» contre un mariage +qui «mettait en péril l'indépendance de l'Espagne» et, par suite, +«affectait sérieusement l'équilibre européen». On y exprimait, en +terminant, l'espoir <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> de voir abandonner un projet dont la +réalisation exercerait «la plus fâcheuse influence sur les relations +des deux couronnes anglaise et espagnole». Ajoutons que, dès le +19 septembre, les journaux de Madrid, en rapport avec la légation +britannique, révélaient au public la démarche que Bulwer avait reçu +l'ordre de faire, s'efforçaient d'y montrer un événement gros de +conséquences, et affirmaient que Louis-Philippe n'oserait pas passer +outre.</p> + +<p>Mais pendant qu'à Londres, sur la foi des premières nouvelles, on +s'attendait à voir l'Espagne elle-même empêcher le mariage, les +événements prenaient dans la Péninsule une direction toute contraire. +Le bruit que les progressistes étaient parvenus un moment à soulever +tombait au bout de peu de temps, sans avoir trouvé d'écho dans le +pays. Les pétitions ne recueillaient qu'un nombre insignifiant +de signatures. La nation demeurait calme, ou, si elle paraissait +disposée à s'émouvoir, c'était de l'injure faite à son indépendance +par l'impérieuse invasion de la diplomatie anglaise dans ses affaires +intérieures. Nulle tentative de guerre civile, nulle démonstration +populaire, et même, dans les Cortès réunies le 14 septembre, nul +symptôme d'une opposition parlementaire sérieuse: le 18 et le 19, le +Sénat et le Congrès adoptèrent, l'un à l'unanimité, l'autre à 159 +voix contre une, des adresses de félicitation à la Reine sur les +deux mariages. Le désappointement fut grand à Londres. Les journaux +de lord Palmerston se mirent à invectiver l'«apathie» de l'Espagne. +«Nous devions compter sur les Espagnols eux-mêmes, écrivait le +<cite lang="en">Times</cite>, mais l'Espagne a oublié sa force, quoiqu'elle n'ait pas +désappris sa jalousie.» De tels emportements n'aboutissaient qu'à +blesser davantage la fierté castillane, et le gouvernement de Madrid +en était fortifié dans sa résistance. Le 29 septembre, M. Isturiz +répondit, sur un ton très digne et très ferme, à la note anglaise. +«Le gouvernement britannique, dit-il, qui se montre si jaloux de +l'indépendance de l'Espagne, ne trouvera pas mauvais que l'Espagne +agisse dans la limite des lois internationales, c'est-à -dire sans +nuire aux intérêts des autres gouvernements, comme <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> c'est +le cas relativement à l'affaire en question, à propos de laquelle +l'Angleterre ne peut mettre en avant aucune violation des traités; il +ne trouvera pas mauvais, dis-je, que l'Espagne repousse énergiquement +une protestation qui tend à restreindre son indépendance, et qu'elle +proteste à son tour contre la protestation que révèle cet acte.» +Bulwer en était réduit à constater, dans une nouvelle communication +faite le 3 octobre à M. Isturiz, le complet insuccès de ses +démarches. «Je sais, disait-il avec un dépit non dissimulé, que +les faits ne tarderont pas à mettre fin à la discussion; mais, en +terminant, je ne puis m'empêcher d'exprimer la conviction qu'en dépit +de la grande habileté avec laquelle cette affaire a été conduite par +Votre Excellence, et du peu de talent que j'y ai apporté, les juges +impartiaux remarqueront que ç'a été le lot du ministre anglais de +défendre les vrais intérêts et l'indépendance de l'Espagne contre +Votre Excellence, à qui, en qualité de ministre de Sa Majesté +Catholique, leur défense aurait été plus convenablement confiée.»</p> + +<h4>VIII</h4> + +<p>À mesure que s'affaiblissait l'espoir, un moment caressé, de voir le +mariage empêché par la seule résistance de l'Espagne, lord Palmerston +jugeait nécessaire de se découvrir davantage et de chercher à peser +directement sur le gouvernement français. Ainsi fut-il amené à +adresser, le 22 septembre, à lord Normanby, qui venait de remplacer +lord Cowley à l'ambassade de Paris, non une «note» formelle, comme +il avait fait avec le gouvernement de Madrid, mais une dépêche dont +lecture devait être donnée et copie laissée à M. Guizot. Ce document +fort étendu commençait par une longue récrimination sur le passé. Les +faits y étaient présentés de telle sorte que le gouvernement français +paraissait avoir profité de la loyauté confiante du gouvernement +britannique pour le tromper par toute une suite de machinations. +Lord Palmerston n'admettait pas <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> que la mention faite du +prince de Cobourg dans ses instructions du 19 juillet nous eût +libérés de nos engagements; il déclarait n'avoir jamais patronné +qu'un candidat, don Enrique, et se défendait d'avoir fait pour le +prince de Cobourg rien qui justifiât les soupçons du cabinet de +Paris, soupçons dont il mettait en doute jusqu'à la sincérité. +Cette intrépidité d'affirmations nous paraît étrange, à nous qui +connaissons aujourd'hui les instructions confidentielles envoyées +à Bulwer. Lord Palmerston ne se faisait pas scrupule de nier ce +qu'il savait être encore secret. Seulement, comme s'il prévoyait +que, d'un moment à l'autre, la fausseté de ses négations pouvait +éclater, il soutenait, en abusant manifestement de ce qu'il y avait +eu d'un peu vague et équivoque dans certaines déclarations de lord +Aberdeen, que le gouvernement anglais s'était toujours considéré +comme parfaitement libre d'appuyer la candidature du prince de +Cobourg. Ainsi aboutissait-il à cette conclusion qu'il aurait eu +le droit de travailler contre nous, tout en étant garanti par nos +promesses contre les moindres représailles de notre part. Après cette +querelle rétrospective, il en venait aux conclusions présentes, qui +consistaient en «des représentations et une protestation formelles» +contre le mariage du duc de Montpensier. Partant de l'idée qu'une +telle «combinaison tendait à lier la politique de l'Espagne et de la +France d'une manière qui serait dangereuse pour d'autres États», il +la dénonçait comme «incompatible avec le respect dû au maintien de +l'équilibre européen», comme «altérant nécessairement les rapports +entre la France et l'Angleterre», et comme «pouvant compromettre +gravement la paix européenne». Il ne s'en tint pas là : il n'hésita +pas à emprunter à la presse progressiste de Madrid l'argument tiré +du traité d'Utrecht et des renonciations faites à cette époque, +déclarant, par cette raison, le mariage de l'Infante avec un prince +français «contraire à la constitution espagnole» et, en tout cas, +les enfants à naître de cette union exclus de la succession à la +couronne d'Espagne<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a><a href="#footnote308" title="Go to footnote 308"><span class="smaller">[308]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> Sans doute il eût suffi d'un peu +de réflexion et d'un simple coup d'œil sur les précédents, pour +se rendre compte qu'on donnait ainsi au traité une portée à laquelle +personne n'avait jamais songé. Pourvu qu'on assurât la séparation +des deux couronnes, principe dominant du traité d'Utrecht, rien +n'autorisait à étendre indéfiniment les exclusions et les déchéances. +En fait, depuis 1713, de nombreux mariages avaient été contractés +entre les Bourbons de France et ceux d'Espagne. L'Angleterre ni aucun +autre signataire du traité n'avait protesté contre ces mariages, +et les enfants qui en étaient nés n'avaient pas été privés de +leurs droits;—fort heureusement, car, autrement, on n'aurait plus +trouvé, dans les deux pays, un seul prince qui ne fût pas exclu du +trône, chacun d'eux ayant dans ses veines, par suite des mariages +antérieurs, un peu du sang de l'autre branche. Mais c'était le propre +de lord Palmerston, quand il se trouvait engagé dans une polémique, +de faire arme de tout, et de ne pas beaucoup regarder à la valeur des +arguments qu'il employait. Après avoir appuyé de ces raisons diverses +ses «représentations» et sa «protestation» contre le mariage du duc +de Montpensier, le secrétaire d'État terminait en «exprimant l'espoir +fervent que ce projet ne serait pas mis à exécution». Quelques jours +plus tard, le 27 septembre, la reine Victoria finissait par un +vœu semblable la lettre qu'elle écrivait à la reine des Belges, +en réponse à celle de Louis-Philippe<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a><a href="#footnote309" title="Go to footnote 309"><span class="smaller">[309]</span></a>. «Ma seule consolation, +disait-elle, est que ce projet, ne pouvant se réaliser sans produire +de graves complications et sans exposer cette famille chérie (il +s'agissait de la famille royale de France) à beaucoup de dangers, +elle reculera encore devant l'exécution.» Enfin, lord Palmerston +ayant envoyé, le 28, à Bulwer l'ordre de remettre au cabinet de +Madrid une seconde protestation entièrement fondée sur le traité +d'Utrecht, il la communiquait aussitôt à M. Guizot, comme pour +renouveler et fortifier la mise en <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> demeure déjà contenue +dans la dépêche du 22 septembre.</p> + +<p>À Londres, on se flattait que ces démarches répétées et pressantes, +appuyées par le langage menaçant de la presse anglaise et par +le langage à dessein alarmiste d'une grande partie de la presse +française, feraient impression sur le cabinet de Paris et +particulièrement sur Louis-Philippe, dont on connaissait l'amour +pour la paix. Le <cite lang="en">Times</cite> et le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> croyaient pouvoir +annoncer la reculade de notre gouvernement. Quant à lord Palmerston, +convaincu que le roi des Français allait lui offrir de retarder le +mariage de son fils jusqu'à ce que la Reine eût des enfants, il +examinait, dans ses lettres à Bulwer, l'accueil qu'il convenait de +faire à une telle proposition; il se montrait disposé à repousser +toute combinaison qui ferait une part quelconque, même conditionnelle +et lointaine, au duc de Montpensier, et prétendait nous imposer +l'exclusion absolue de ce prince<a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a><a href="#footnote310" title="Go to footnote 310"><span class="smaller">[310]</span></a>.</p> + +<p>L'attente de lord Palmerston fut complètement trompée. Le +gouvernement français ne parut pas intimidé. Le <cite>Journal des Débats</cite>, +tout en se gardant de riposter sur le même ton aux violences de la +presse britannique, les signalait avec une tristesse dédaigneuse et +affectait de les prendre pour une boutade sans grande conséquence. +Quand vint la protestation du 22 septembre, la feuille ministérielle +ne s'en montra pas plus troublée. «Nous croyons devoir répéter, +disait-elle le 28 septembre, malgré tous les bruits contraires +qu'on pourrait répandre, que les deux mariages se feront à l'époque +désignée, et nous persistons à penser et à dire que les dissentiments +auxquels cette résolution a pu donner lieu, quelque regrettables +qu'ils soient, ne sont point de nature à compromettre les relations +pacifiques des trois gouvernements.» Elle ajoutait, le 3 octobre: «La +France, tout en appréciant à sa juste valeur un dissentiment qu'elle +voit avec un très grand regret, n'en continuera pas moins à exercer +un droit légitime.» Ces déclarations étaient confirmées avec éclat +par le départ du duc de Montpensier, qui se mettait en route pour +l'Espagne, <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> le 28 septembre, avant même que M. Guizot eût +répondu à la communication anglaise du 22. On en fut fort dépité à +Londres. «L'Angleterre, disait le <cite lang="en">Times</cite> du 2 octobre, a protesté +avec fermeté et modération, et l'unique réponse a été le départ de +Montpensier. Si nous avions voulu imposer à Louis-Philippe son chef +de cuisine, nous n'eussions pas été traités avec un silence plus +dédaigneux.» Le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> n'était pas moins amer. Ce fut +seulement le 5 octobre que M. Guizot adressa à Londres une dépêche en +réponse à celle de lord Palmerston: après y avoir longuement réfuté +tous les arguments employés par le ministre anglais, il concluait en +ces termes: «Le gouvernement du Roi ne trouve aux représentations +qui lui sont adressées aucun fondement grave et légitime; il ne +saurait donc les admettre, ni les prendre pour règle de sa conduite.» +Louis-Philippe lui-même, qui ne s'était exposé qu'à contre-cœur +au conflit et à qui lord Palmerston s'était flatté de faire peur, +n'eut aucune tentation de reculer; il ne prenait pas très au sérieux +les menaces anglaises: «Je crois pouvoir affirmer, écrivait-il le 7 +octobre au maréchal Soult, qu'il n'y a pas de canon dans tout ceci, +et je dirai même qu'il ne peut pas y en avoir<a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a><a href="#footnote311" title="Go to footnote 311"><span class="smaller">[311]</span></a>.» Il ajoutait, +quelques jours plus tard: «La France n'a qu'à faire le hérisson et à +se recroqueviller: personne n'osera l'attaquer, et le danger passera +tout seul<a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a><a href="#footnote312" title="Go to footnote 312"><span class="smaller">[312]</span></a>.»</p> + +<h4>IX</h4> + +<p>Lord Palmerston n'avait donc pas mieux réussi en France qu'en +Espagne. Mais là ne s'était pas borné son effort. C'était dans +l'Europe entière qu'il voulait susciter des obstacles au mariage +du duc de Montpensier. Sa prétention était de mettre <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> +les puissances continentales dans son jeu, de refaire la vieille +coalition, de recommencer 1840. Dès le premier jour, dans ses +conversations avec les ambassadeurs accrédités à Londres, comme dans +les dépêches adressés à ses propres ambassadeurs à Vienne, à Berlin +et à Saint-Pétersbourg, il tâcha de faire partager aux trois cours +de l'Est son «indignation» contre la conduite déloyale du cabinet de +Paris, leur représenta que le mariage du duc de Montpensier avait, +par ses conséquences possibles, une «importance européenne», et leur +demanda formellement de «protester» avec lui contre ce mariage<a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a><a href="#footnote313" title="Go to footnote 313"><span class="smaller">[313]</span></a>. +Ce fut surtout quand il se décida à invoquer le traité d'Utrecht +qu'il crut avoir chance d'obtenir le concours des puissances. +N'était-ce pas leur offrir un terrain où elles devaient se plaire, +que celui des vieux traités sur lesquels était fondé l'équilibre +européen? Il apporta donc plus d'ardeur encore à les presser de +s'unir à l'Angleterre pour proclamer qu'en vertu de ces traités, +les enfants à naître du mariage éventuel du duc de Montpensier avec +l'Infante seraient exclus de la succession au trône d'Espagne<a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a><a href="#footnote314" title="Go to footnote 314"><span class="smaller">[314]</span></a>. +Vers la fin de septembre, les feuilles progressistes de Madrid et les +journaux de gauche de Paris, tous plus ou moins dans la confidence +du ministre anglais, annonçaient qu'il était assuré du concours de +l'Europe.</p> + +<p>M. Guizot n'était pas, à ce sujet, sans quelque préoccupation. +Il n'ignorait point que M. de Metternich lui en voulait beaucoup +de n'être pas entré dans son «idée» d'un mariage entre le fils +de don Carlos et Isabelle. Il savait aussi qu'à Berlin et à +Saint-Pétersbourg on était, d'une façon générale, fort mal disposé +pour la France de Juillet. Il s'occupa donc aussitôt à contrecarrer +les démarches de la diplomatie britannique. En même temps que par des +entretiens fréquents il agissait sur les ambassadeurs accrédités à +Paris, il munissait ses propres <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> agents au dehors de tout ce +qui pouvait leur servir à réfuter les accusations anglaises<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a><a href="#footnote315" title="Go to footnote 315"><span class="smaller">[315]</span></a>. +N'hésitant pas à élargir la question, il rappelait que «ses principes +et ses actes aboutissaient tous au maintien du <em>statu quo</em> et du +système conservatif»; il déclarait «qu'il n'abandonnerait jamais +cette ligne, et que les puissances pouvaient compter sur lui en +Italie, en Suisse, et au besoin en Allemagne»; il présentait, au +contraire, la politique de lord Palmerston comme menaçante pour les +intérêts conservateurs en Europe, et il pressait les puissances +de «se joindre à la France pour faire face à ce danger<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a><a href="#footnote316" title="Go to footnote 316"><span class="smaller">[316]</span></a>». De +tels arguments étaient de nature à faire impression, d'autant que, +sur divers théâtres, se produisaient alors des événements fort +inquiétants pour les hommes d'État de la vieille Europe: en Italie, +l'avènement de Pie IX venait de donner le signal d'un mouvement +réformateur et national dont on ne pouvait calculer la portée; en +Suisse, la guerre civile paraissait imminente entre les radicaux, +qui rêvaient de faire de ce petit pays la forteresse centrale de la +révolution en Europe, et les cantons conservateurs, menacés dans leur +indépendance<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a><a href="#footnote317" title="Go to footnote 317"><span class="smaller">[317]</span></a>.</p> + +<p>Étant donnés l'éloignement de la Russie et l'état alors un peu +subalterne de la politique prussienne, la clef de la situation se +trouvait à Vienne. Le premier sentiment de M. de Metternich fut une +certaine satisfaction d'amour-propre de se voir ainsi sollicité +et courtisé par les deux puissances occidentales. La ruine de +l'«entente cordiale» convenait à sa diplomatie et le flattait dans +sa vanité de prophète: n'avait-il pas prédit que cette entente ne +durerait pas, et qu'elle se briserait à l'occasion de l'Espagne? +Toutefois, entre la France et l'Angleterre un refroidissement lui +suffisait; il ne voulait pas d'un conflit violent qui eût dérangé +sa politique, principalement fondée sur le maintien du <em>statu +quo</em>. Les protestations impérieuses <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> auxquelles on lui +demandait de s'associer contre un événement déjà annoncé et sur le +point de s'accomplir, lui paraissaient vaines, si elles n'étaient +périlleuses et ne servaient de préface à la guerre<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a><a href="#footnote318" title="Go to footnote 318"><span class="smaller">[318]</span></a>; en tout +cela il reconnaissait une politique légère, brouillonne, agitée, +téméraire, qui répugnait à ses habitudes d'esprit. D'ailleurs, +le souvenir qu'il avait gardé de 1840 le laissait en défiance à +l'endroit de lord Palmerston et lui ôtait toute envie de se mettre +de nouveau à sa remorque. Au contraire, en dépit de ses préventions +d'origine contre la monarchie de Juillet, il ne pouvait nier la +sagesse dont le cabinet de Paris faisait preuve depuis plusieurs +années; il désirait vivement le maintien de M. Guizot, et avait de +l'habileté du roi Louis-Philippe une idée que les récents événements +d'Espagne contribuaient encore à fortifier<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a><a href="#footnote319" title="Go to footnote 319"><span class="smaller">[319]</span></a>. Il n'en conclut +pas à se mettre tout de suite avec nous, à nous donner ouvertement +raison. Trouvant là une occasion de prendre, à l'égard des deux +puissances qui se disputaient son approbation, l'attitude prêcheuse, +pontifiante, dogmatisante qui était dans ses goûts, il leur tint +un langage qui peut se résumer ainsi: «La cause de votre querelle, +c'est que, malgré nos remontrances et nos avertissements, vous vous +êtes écartés en Espagne des règles de la légitimité. Si vous n'aviez +pas admis la succession féminine, la difficulté du mariage ne se +serait pas produite. Nous ne pouvons quitter le terrain supérieur +et solide où nous avons pris position dès le premier jour, pour +descendre sur celui où vous vous débattez si péniblement et pour +prendre parti entre vous. C'est comme si un luthérien avait un +différend religieux avec un calviniste et venait demander à un +catholique de prononcer entre eux; le catholique n'aurait pas autre +chose <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> à leur dire, si ce n'est: Vous avez tort tous les +deux. Si, un jour, nous jugions à propos de protester, ce serait non +contre les droits des enfants à naître de l'Infante, mais contre +ceux de l'Infante elle-même et, avant tout, contre ceux de la Reine. +Pour le moment, nous ne voyons pas de raison de sortir de notre +réserve. Nous demeurons spectateurs de la confusion où vous avez +amené les affaires de la Péninsule, attendant le moment où vous serez +obligés, pour en sortir, de revenir aux principes dont nous avons la +garde<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a><a href="#footnote320" title="Go to footnote 320"><span class="smaller">[320]</span></a>.» Cette conclusion était tout ce que voulait M. Guizot, +et la satisfaction qu'il en éprouvait le faisait passer facilement +par-dessus la leçon dont on prétendait l'accompagner. C'était, au +contraire, un échec complet pour lord Palmerston. Entre les deux +ministres, il y avait en effet cette différence que l'anglais +demandait aux puissances d'agir, tandis que le français se bornait +à leur demander de ne rien faire, ce qu'on avait toujours plus de +chance d'obtenir d'elles.</p> + +<p>M. de Metternich ne se borna pas à prendre cette attitude; il +travailla à ce qu'elle fût aussi celle de la Prusse et de la Russie. +Il attachait, en effet, une importance capitale à ce que les trois +cours continuassent à marcher du même pas dans cette affaire. Le +cabinet de Berlin était malveillant pour la France; mais il n'avait +ni le goût ni l'habitude des initiatives promptes et personnelles. +Un peu ahuri des premières communications du gouvernement anglais, +effarouché d'être tant pressé, il déclara ne pouvoir répondre tout +de suite et se tourna vers l'Autriche. «Que pensez-vous des mariages +espagnols? demanda à M. de Metternich le comte d'Arnim, ambassadeur +de Prusse à Vienne.—Je n'en pense rien, absolument rien, répondit +le chancelier; et, de chez vous, vous en écrit-on?—On ne m'exprime +aucune opinion; mais on tient beaucoup à connaître la vôtre.—Eh +bien, vous <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> pouvez dire que nous n'en avons qu'une, c'est +que nous ne nous en mêlerons pas<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a><a href="#footnote321" title="Go to footnote 321"><span class="smaller">[321]</span></a>.» Et quelques jours plus tard, +le prince de Metternich précisait et développait sa pensée dans de +longues dépêches à ses agents à Berlin. «Ma conviction, concluait-il, +est que les trois cours ne sauraient mieux faire que de demeurer +fermes dans une attitude d'attente raisonnée... Échanger le rôle +de spectateur contre celui d'acteur est un procédé qui mérite +toujours une mûre réflexion, et la prétention de connaître à fond une +pièce, avant de se charger d'un rôle, me semble une prétention très +modérée<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a><a href="#footnote322" title="Go to footnote 322"><span class="smaller">[322]</span></a>.» Ce conseil fut goûté, et, pour l'instant du moins, le +cabinet prussien parut plus disposé à imiter l'inertie expectante +de l'Autriche qu'à s'associer aux demandes précipitées de lord +Palmerston. Il en fut de même à Saint-Pétersbourg<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a><a href="#footnote323" title="Go to footnote 323"><span class="smaller">[323]</span></a>.</p> + +<p>Vainement donc le chef du <i lang="en">Foreign office</i> portait-il ses efforts, +avec une activité infatigable, sur tous les points à la fois, +vainement s'absorbait-il dans cette œuvre au point de négliger +ses plaisirs les plus chers<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a><a href="#footnote324" title="Go to footnote 324"><span class="smaller">[324]</span></a>; nulle part il ne parvenait à +susciter d'obstacles sérieux au mariage de l'Infante. Cependant, les +jours s'écoulaient, et le moment était venu où ce mariage allait +passer au rang des faits accomplis. Le duc de Montpensier, entré +en Espagne, avec le duc d'Aumale, le 2 octobre 1846, fit, le 6, +son entrée solennelle à Madrid. On avait répandu à l'avance toutes +sortes de bruits inquiétants; on avait annoncé des manifestations +hostiles et même des attentats. Rien de pareil ne se produisit. Sur +tout le trajet, pas un cri ennemi; au contraire, un empressement +respectueux, sympathique, de toute la population, qui voyait dans le +jeune prince une solution et une espérance. Le 10 octobre au soir, +le <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> mariage de la Reine d'abord, puis celui de l'Infante, +furent célébrés dans l'intérieur du palais, et le lendemain, suivant +l'usage espagnol, la cérémonie se répéta en grande pompe dans +l'église Notre-Dame d'Atocha, devant une foule immense qui témoignait +s'associer à cette fête.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> CHAPITRE VI<br> +<span class="smcap">LES SUITES DES MARIAGES ESPAGNOLS.</span><br> +<span class="smaller">(Octobre 1846-avril 1847.)</span></h3> + +<p class="resume"> + I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord + Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre le + gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses efforts pour + attirer à lui les trois puissances continentales. Il échoue + auprès de l'Autriche et de la Russie. Attitude plus incertaine + de la Prusse.—II. Les trois cours de l'Est profitent de la + division de la France et de l'Angleterre pour incorporer + Cracovie à l'Autriche. Émotion très vive en France. Lord + Palmerston repousse notre proposition d'une action commune. + Protestations séparées des cabinets de Londres et de Paris. Les + trois cours peuvent ne pas s'en inquiéter. En quoi l'Autriche + n'avait pas compris son véritable intérêt.—III. M. Thiers se + concerte avec lord Palmerston. Sa correspondance avec Panizzi + et ses rapports avec lord Normanby. M. Greville vient à Paris + pour préparer un rapprochement entre l'Angleterre et la France. + M. Thiers, dans ses conversations avec M. Greville et ses + lettres à Panizzi, excite le cabinet britannique à pousser + la lutte à outrance.—IV. Ouverture de la session française. + Discussion à la Chambre des pairs. Le duc de Broglie et M. + Guizot.—V. Langage conciliant au parlement britannique. M. + Thiers s'en plaint. La publication des documents diplomatiques + anglais rallume la bataille.—VI. L'adresse à la Chambre + des députés. Hésitation de M. Thiers à engager le combat. + Son discours. Réponse de M. Guizot. Forte majorité pour le + ministère. Impression produite par ce vote en France et en + Angleterre.—VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot. + Lord Normanby est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal. + Lord Normanby, blâmé même en Angleterre, est obligé de faire + des avances pour une réconciliation. Cette réconciliation a + lieu par l'entremise du comte Apponyi. Dépit de l'ambassadeur + anglais.—VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir + quelque démarche des trois puissances continentales. Malgré les + efforts de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se laisser + entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais, intimidée par + notre ferme langage et retenue par l'Autriche, elle ne se + sépare pas de cette dernière. La Russie est en coquetterie + avec la France.—IX. Conclusion: comment convient-il de juger + aujourd'hui la politique des mariages espagnols?</p> + +<h4>I</h4> + +<p>La célébration du mariage de la reine Isabelle avec le duc de Cadix +et de celui de l'Infante avec le duc de Montpensier <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> avait +consommé la victoire de la politique française à Madrid. M. Guizot +en était à la fois fier et un peu ému. «Soyez sûre que j'ai fait +une grande et belle chose, écrivait-il à une de ses amies. J'aurais +autant aimé n'avoir pas à la faire, car elle ne sera point gratuite. +Mais il n'y avait pas moyen; il fallait choisir entre un grand succès +ou un grand échec, entre la défaite et le prix de la victoire. Je +n'ai pas hésité. L'événement s'est accompli admirablement, comme +un programme de fête, sans que tout le bruit, toutes les attaques, +toutes les menaces, toutes les menées du dehors aient réussi à le +déranger dans un détail ou à le retarder d'un jour... Je reste avec +un lourd fardeau sur les épaules, mais en bonne position pour le +porter... Nous continuerons de grandir en Europe, de grandir sans +nous remuer, et personne ne touchera à nous. Je n'ai jamais eu plus +de confiance... Lord Palmerston a compté sur quatre choses: 1<sup>o</sup> +que nous reculerions; 2<sup>o</sup> qu'il y aurait une forte opposition dans +les Cortès; 3<sup>o</sup> qu'il y aurait des insurrections; 4<sup>o</sup> qu'il aurait +l'adhésion des cours du continent. Quatre mécomptes. Le dernier +lui est très amer. En 1840, pour la misérable question d'Égypte, +l'Angleterre a eu la victoire en Europe. En 1846, sur la grande +question d'Espagne, elle est battue et elle est seule. Ce n'est pas +seulement parce que nous avons bien joué cette partie-ci; c'est le +fruit de six ans de bonne politique: elle nous fait pardonner notre +succès, même par les cours qui ne nous aiment pas<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a><a href="#footnote325" title="Go to footnote 325"><span class="smaller">[325]</span></a>.»</p> + +<p>La bataille gagnée, M. Guizot ne demandait qu'à déposer les armes. +Il était prêt à faire tout le possible pour dissiper les ombrages +de l'Angleterre et atténuer son dépit. Ce fut ainsi que, dès les +premiers jours de novembre, le duc de Montpensier et sa jeune +femme étaient de retour en France, où ils devaient avoir leur +établissement; on voulait montrer par là que, conformément aux +assurances données par notre diplomatie, «c'était la France qui +gagnait une princesse, et non l'Espagne qui gagnait un prince<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a><a href="#footnote326" title="Go to footnote 326"><span class="smaller">[326]</span></a>». +Le gouvernement français <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> se fût prêté avec empressement à +toute autre démarche pouvant consoler l'amour-propre britannique +sans compromettre notre dignité. Le Roi laissait même voir sous ce +rapport des dispositions si conciliantes qu'on eût été plutôt obligé +de le retenir<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a><a href="#footnote327" title="Go to footnote 327"><span class="smaller">[327]</span></a>. Mais tant que lord Palmerston était le maître +à Londres, il ne pouvait être question de rapprochement. Toute +l'activité que cet homme d'État avait dépensée naguère, sans succès, +pour empêcher le mariage, il l'employait désormais à chercher une +vengeance.</p> + +<p>C'est à cet esprit de vengeance qu'il obéissait en poursuivant sur +un ton de plus en plus âpre, dans les dépêches destinées à être +communiquées à M. Guizot, ses récriminations rétrospectives sur la +conduite du gouvernement français. Plus l'argument était blessant, +plus il semblait lui plaire. Vainement, à Paris, désirait-on mettre +fin à cette dispute<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a><a href="#footnote328" title="Go to footnote 328"><span class="smaller">[328]</span></a>, Palmerston revenait sans cesse à la +charge, forçant ainsi le ministre français à lui répondre<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a><a href="#footnote329" title="Go to footnote 329"><span class="smaller">[329]</span></a>. +Il ne se contentait pas de prendre M. Guizot à partie; il mettait +personnellement en cause Louis-Philippe<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a><a href="#footnote330" title="Go to footnote 330"><span class="smaller">[330]</span></a>. Celui-ci en était fort +blessé. Peu importait à lord Palmerston. «Je n'ai pas l'ambition, +écrivait-il à lord Normanby, d'être le bien-aimé d'aucun souverain +français, et je ne crains pas une désaffection fondée sur la +conviction que je suis un bon Anglais, que je pénètre et ferai mon +possible pour traverser tous les projets des pouvoirs hostiles aux +intérêts de mon pays<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a><a href="#footnote331" title="Go to footnote 331"><span class="smaller">[331]</span></a>.» Une <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> révolution ne lui paraissait +pas un châtiment trop sévère pour l'échec fait à sa politique. +«Louis-Philippe, disait-il, devrait bien voir que le mariage espagnol +peut lui coûter son trône<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a><a href="#footnote332" title="Go to footnote 332"><span class="smaller">[332]</span></a>.» Ces violences et ces menaces +n'étaient pas seulement l'effet d'un ressentiment qui ne pouvait se +contenir: elles avaient aussi leur part de calcul. Par ce moyen, +Palmerston se flattait d'effrayer le Roi et de l'amener à sacrifier +son ministère. Il savait d'ailleurs pouvoir compter sur le concours +de notre presse opposante qui, toujours fidèle à le servir, affectait +de s'alarmer grandement de l'irritation de l'Angleterre et répétait +chaque jour que tout apaisement serait impossible tant que M. Guizot +resterait au pouvoir.</p> + +<p>C'était encore le désir de se venger de la France qui dictait +la conduite de lord Palmerston en Espagne. Tandis que notre +gouvernement, préoccupé de ne fournir aucun prétexte aux accusations +de prépotence et d'ingérence, évitait toute immixtion dans les +affaires intérieures de la Péninsule et, pour mieux marquer sa +réserve, faisait prendre un congé à son ambassadeur, lord Palmerston +travaillait plus ardemment et plus ouvertement que jamais à rétablir +à Madrid l'influence anglaise et à évincer l'influence française; +seulement il avait quelque peu modifié sa tactique; convaincu par +ses premiers échecs de l'impossibilité d'enlever la place d'assaut, +il s'était décidé à entreprendre pour ainsi dire un siège régulier. +«Je suis, comme vous, écrivait-il à Bulwer le 15 octobre, tout à +fait d'avis que notre politique doit maintenant tendre à former +un parti anglais en Espagne. Cela aurait dû être toujours notre +politique, et si le dernier cabinet avait seulement maintenu le parti +anglais que nous lui avions légué, toutes ces intrigues françaises +n'auraient jamais réussi. C'est maintenant à nous de réparer cette +faute; et si Isabelle a des enfants, nous pouvons encore venir à bout +d'arracher l'Espagne à l'étreinte du <em>constrictor</em> français.» On +verra plus tard à quel triste et honteux état ces menées devaient +conduire la Péninsule. <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> Pour le moment, Palmerston en était +à tâtonner, prêt à mettre la main dans les intrigues de tous les +partis<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a><a href="#footnote333" title="Go to footnote 333"><span class="smaller">[333]</span></a>, se remuant pour faire rentrer à Madrid Espartero et +Olozaga, témoignant le désir de mettre dans son jeu le mari de la +Reine, ce François d'Assise que naguère il traitait avec tant de +mépris, et essayant de lier partie avec le fils de don Carlos, le +comte de Montemolin, auquel il découvrait toutes sortes de qualités +et qu'il voulait marier à une sœur du Roi. Ce dernier projet se +rattachait à tout un plan conçu en vue de rétablir la loi salique +en Espagne. La première conséquence de ce rétablissement aurait dû +être de déposséder Isabelle au profit de don Carlos: mais Palmerston +croyait pouvoir prendre du principe ce qui servait ses rancunes, et +laisser le reste de côté. D'après son système, la succession à la +couronne devait être réglée dans l'ordre suivant: d'abord les enfants +mâles d'Isabelle; à leur défaut, ceux que François d'Assise aurait +d'un autre mariage; puis ceux d'Enrique son frère; enfin ceux de +Montemolin<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a><a href="#footnote334" title="Go to footnote 334"><span class="smaller">[334]</span></a>. Cette façon de créer un ordre d'hérédité absolument +arbitraire, sans autre raison d'être que d'exclure les descendants +de l'Infante, ne pouvait pas supporter un moment la discussion, +et, outre-Manche, les esprits sensés se refusaient à le prendre au +sérieux<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a><a href="#footnote335" title="Go to footnote 335"><span class="smaller">[335]</span></a>; mais, sous l'empire de sa passion, le secrétaire d'État +avait perdu le sens de ce qui était possible et de ce qui ne l'était +pas.</p> + +<p>En même temps qu'il continuait ses disputes avec le cabinet de Paris +et ses intrigues en Espagne, lord Palmerston s'efforçait toujours +de renouer en Europe une sorte de coalition contre la France. Ce +qu'il demandait maintenant aux puissances, ce n'était plus de +protester contre le mariage du duc de Montpensier et de l'Infante, +puisque le fait était accompli; c'était de déclarer, toujours par +application du traité d'Utrecht, les enfants à naître de ce mariage +inhabiles à succéder au <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> trône d'Espagne. Pourquoi une +telle déclaration coûterait-elle beaucoup à des cours qui, n'ayant +jamais admis l'hérédité féminine, ne reconnaissaient aucun droit à +l'Infante? Ne jugeraient-elles pas de leur intérêt de faire ainsi +une première brèche à l'ordre de succession établi par le testament +de Ferdinand VII, et ne verraient-elles pas là un acheminement vers +le rétablissement de l'hérédité masculine? Lord Palmerston se remit +donc en campagne, avec plus d'ardeur que jamais, à Vienne, à Berlin, +à Saint-Pétersbourg.</p> + +<p>À Vienne, pour être assuré d'être servi tout à fait selon ses goûts, +le ministre anglais remplaça l'ambassadeur en fonction, sir Robert +Gordon, qui, en sa qualité de frère de lord Aberdeen, était suspect +de modération, par lord Ponsonby, qui en 1840, à Constantinople, +avait fait ses preuves contre la France. À peine arrivé à son poste, +vers le milieu d'octobre 1846, le nouvel ambassadeur n'épargna ni +caresses ni promesses pour gagner M. de Metternich, prêt à tout +lui livrer comme prix du concours qu'il sollicitait. Le chancelier +fut-il sérieusement ébranlé, ou bien jugea-t-il habile de nous faire +croire qu'il l'était? Toujours est-il qu'à cette époque, dans ses +conversations avec M. de Flahault, il se mit à parler de la nouvelle +demande de l'Angleterre comme étant moins déraisonnable que la +première, et fit la remarque que cette puissance, sans être encore +revenue aux vrais principes, tendait par là à s'en rapprocher. Notre +ambassadeur se hâta de signaler à Paris un langage qui lui paraissait +un peu inquiétant. M. Guizot lui répondit, le 14 novembre: «Je vous +invite à user de tous vos moyens pour déjouer le travail anglais... +Je ne demande au prince de Metternich que de rester neutre dans le +différend, de persévérer dans l'attitude qu'il a déjà prise... Je +ne lui demande rien, tandis que l'Angleterre veut l'entraîner à sa +suite. Il saura distinguer, je l'espère, le ministre conservateur et +le ministre brouillon. Il se rappellera que le concours de la France, +son bon vouloir, sa bonne conduite sont nécessaires en Suisse, en +Italie, partout où les vrais intérêts de l'Autriche, de l'Europe, +où les vrais intérêts de la paix du <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> monde sont ou peuvent +être en question. Il me retrouvera partout, toujours, sur cette ligne +de conservation, de politique ferme et tranquille, qui me donne, je +crois, quelques droits à la confiance des cabinets... Vous êtes +appelé à agir sur un terrain qui devient aujourd'hui très important... +Ne perdez pas un moment. Faites-vous redire, faites écrire ici ce +que le prince de Metternich vous a déjà dit formellement, qu'il n'a +pas à se mêler de l'affaire d'Espagne: neutre et inerte, c'est tout +ce qu'il me faut.» Un tel langage était de nature à faire impression +sur le cabinet de Vienne. D'ailleurs, si parfois il ne déplaisait pas +à M. de Metternich de nous inquiéter quelque peu pour nous obliger à +le solliciter, il n'avait au fond nulle envie de faire le jeu de lord +Palmerston, dont il se méfiait, contre M. Guizot, qu'il prisait très +haut. Aussi, en fin de compte, lord Ponsonby ne parvint pas à faire +sortir le gouvernement autrichien du terrain où il s'était placé dès +le début. Le chancelier déclara, une fois de plus, qu'il n'avait pas +à prendre parti entre deux puissances qui se trouvaient en conflit +précisément parce que l'une et l'autre s'étaient écartées des vrais +principes<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a><a href="#footnote336" title="Go to footnote 336"><span class="smaller">[336]</span></a>.</p> + +<p>Lord Palmerston n'eut pas plus de succès à Saint-Pétersbourg. +Vainement y fit-il parvenir des protestations d'amitié, opposa-t-il +la confiance que lui inspirait la loyauté moscovite à la défiance +qu'il ressentait pour la perfidie française<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a><a href="#footnote337" title="Go to footnote 337"><span class="smaller">[337]</span></a>, le gouvernement du +Czar ne se départit pas de sa neutralité expectante. Le langage que +le chancelier russe, M. de Nesselrode, tenait sur ce sujet à notre +chargé d'affaires, parut à M. Guizot «très bon, plein de sens, de +mesure, et, bien que réservé, plutôt approbatif pour le gouvernement +français<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a><a href="#footnote338" title="Go to footnote 338"><span class="smaller">[338]</span></a>». À toutes les propositions successivement +apportées <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> par lord Bloomsfield, ministre d'Angleterre à +Saint-Pétersbourg, M. de Nesselrode se borna à répondre «qu'une +protestation contre la succession de M. le duc de Montpensier et de +ses descendants à la couronne d'Espagne ne ferait qu'affaiblir la +position prise par les trois cours dans la question espagnole; que +le gouvernement russe était décidé à marcher d'accord avec ceux de +Vienne et de Berlin; que ce parti était même tellement arrêté, qu'il +ne répondrait plus désormais aux propositions qui lui seraient faites +qu'après s'en être entendu avec ces gouvernements<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a><a href="#footnote339" title="Go to footnote 339"><span class="smaller">[339]</span></a>».</p> + +<p>C'était de la Prusse que lord Palmerston espérait le plus. L'opinion +anglaise regardait volontiers cette nation comme l'alliée naturelle +de la Grande-Bretagne. La reine Victoria avait, depuis son mariage, +une partie de son cœur au delà du Rhin. «Pour Palmerston, écrivait +un peu plus tard le duc de Broglie, la Prusse est la seule puissance +vraiment amie; il déteste l'Autriche et la France, se méfie de la +Russie et méprise tout le reste<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a><a href="#footnote340" title="Go to footnote 340"><span class="smaller">[340]</span></a>.» Sir Robert Peel lui-même +disait au baron de Bunsen: «Au fond, la politique de l'Angleterre +sera toujours allemande et non française<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a><a href="#footnote341" title="Go to footnote 341"><span class="smaller">[341]</span></a>.» Il semblait qu'on +dût compter sur des sentiments réciproques à Berlin. Vers le milieu +d'octobre, en effet, la diplomatie britannique put croire qu'elle +allait obtenir de ce côté ce qu'on lui refusait à Vienne et à +Saint-Pétersbourg. Le ministre des affaires étrangères de Prusse, M. +de Canitz, consentit à exprimer, d'une façon plus ou moins explicite, +l'avis que les descendants de l'Infante ne pourraient pas succéder +au trône d'Espagne. Seulement, il eut bien soin de marquer que +son gouvernement, non signataire du traité d'Utrecht, n'entendait +s'engager à rien par cette réponse; il ne croyait pas pouvoir refuser +au cabinet de Londres la consultation théorique que celui-ci lui +avait <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> demandée, mais il ne voulait pas s'associer à sa +protestation et faire une déclaration à l'encontre du cabinet de +Paris. Attitude ambiguë dont M. Guizot put dire: «Ce n'est pas assez +pour l'Angleterre, et c'est trop pour nous.» Du reste, cette réponse +donnée, M. de Canitz parut beaucoup plus occupé de l'atténuer que +de l'accentuer, et il en revint bientôt à se modeler sur M. de +Metternich, à déclarer comme lui que, n'ayant pas reconnu Isabelle, +il n'avait pas à discuter les droits de sa sœur<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a><a href="#footnote342" title="Go to footnote 342"><span class="smaller">[342]</span></a>.</p> + +<p>D'où venait ce que cette conduite avait d'incertain et d'un peu +contradictoire? C'est qu'il y avait alors, dans les sphères +dirigeantes de la Prusse, comme un double courant. L'un, qui +datait de 1815, était l'esprit de la Sainte-Alliance: haine de la +révolution, goût de l'immobilité, union étroite avec l'Autriche +et habitude de prendre le mot d'ordre auprès de M. de Metternich. +L'autre, qui venait de Frédéric II et devait aboutir à M. de +Bismarck, tendait à l'unité germanique sous l'hégémonie prussienne. +Si la première de ces politiques était celle des ministres et +des bureaux de la chancellerie, la seconde avait pour elle des +personnages considérables, en faveur auprès du Roi, notamment son +ami de jeunesse, le baron de Bunsen, ministre de Prusse à Londres, +tout à fait entré dans le jeu de lord Palmerston, et le comte Henri +d'Arnim, ministre à Paris, dont M. de Metternich nous signalait +souvent l'hostilité contre la France. Ces diplomates voyaient dans +la rupture de l'«entente cordiale» et dans les avances du cabinet de +Londres l'occasion pour la Prusse de former avec l'Angleterre, contre +la France et l'Autriche, l'alliance protestante et libérale. Admis +à écrire directement à leur souverain, ils le conjuraient, avec une +ardeur mêlée d'angoisse, de ne pas faillir à une telle tâche.</p> + +<p>Ces deux courants de la politique prussienne se rencontraient, +se mêlaient, se heurtaient dans l'esprit singulièrement <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> +complexe et embrouillé de Frédéric-Guillaume IV. On connaît ce +prince<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a><a href="#footnote343" title="Go to footnote 343"><span class="smaller">[343]</span></a> tout ensemble chimérique et pusillanime; imagination +ambitieuse et conscience timide; plein de projets et toujours +hésitant; unissant le goût du changement et le culte de la tradition; +rêvant de réformes et maudissant le libéralisme; détestant dans la +France un peuple révolutionnaire et impie, aimant dans l'Angleterre +«la grande puissance évangélique», mais se méfiant de l'œuvre +perturbatrice que lord Palmerston voulait entreprendre en Suisse, en +Italie, et sentant le prix du concours que M. Guizot pouvait donner +sur ces divers théâtres à la cause de l'ordre; gardant vivante au +fond de son cœur la passion allemande de 1813, ayant toutes les +convoitises de sa race, et cependant ne se décidant pas, en fait, à +rompre avec ses habitudes de déférence envers l'Autriche. Tel il se +montra, en 1846, dans la situation nouvelle créée par le différend +des deux cours occidentales. Par moments, il paraissait acquis aux +grands projets de Bunsen et d'Arnim, et sur le point de se mettre en +mouvement. Mais, l'instant d'après, à l'idée de se trouver séparé +de l'Autriche et de la Russie, il prenait peur et se hâtait de +revenir sur le terrain où s'étaient établies ces puissances<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a><a href="#footnote344" title="Go to footnote 344"><span class="smaller">[344]</span></a>. +Notre diplomatie était quelquefois un peu déroutée par ces démarches +contradictoires. «Je ne comprends rien à la Prusse, écrivait peu +après M. Désages. Ce que je vois de plus clair, c'est que Berlin ne +sait pas bien ce qu'il veut, est tiraillé dans tous les sens, et +va comme un navire sans gouvernail<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a><a href="#footnote345" title="Go to footnote 345"><span class="smaller">[345]</span></a>.» Après tout, ce n'était +pas à la France de s'en plaindre: cette incertitude de direction +empêchait qu'il ne vînt de ce côté rien de bien dangereux pour elle. +Notre gouvernement avait, du reste, discerné l'influence que M. de +Metternich continuait à exercer sur <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> Frédéric-Guillaume, et, +tant que le premier ne passait pas à l'ennemi, il se sentait rassuré +sur le second. Le marquis de Dalmatie, ministre de France près la +cour de Prusse, pouvait écrire à M. Guizot: «La grande garantie de la +sagesse de Berlin, c'est Vienne<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a><a href="#footnote346" title="Go to footnote 346"><span class="smaller">[346]</span></a>.»</p> + +<h4>II</h4> + +<p>En faisant avec une précipitation si passionnée les puissances +absolutistes juges de la querelle qu'il cherchait à la France, lord +Palmerston leur avait fourni l'occasion d'un rôle tout nouveau pour +elles. Il eût été bien extraordinaire qu'elles se contentassent +d'être des arbitres absolument désintéressés. Après avoir été si +souvent entravées dans leurs desseins réactionnaires par l'union des +deux États constitutionnels, ne devaient-elles pas être tentées de +profiter des divisions de ces États et du besoin que chacun d'eux +avait de les ménager? Ce résultat était à prévoir et ne se fit pas +attendre. Vers le milieu de novembre 1846, au moment même où les +cabinets de Londres et de Paris étaient le plus occupés à se disputer +les bonnes grâces des trois cours de l'Est, la nouvelle éclata tout +à coup que ces cours, supprimant le dernier reste d'une Pologne +indépendante, venaient d'incorporer la république de Cracovie à +l'empire d'Autriche.</p> + +<p>Pour comprendre les faits, il convient de les reprendre d'un peu +plus haut. Au commencement de 1846, une tentative d'insurrection, +très imprudemment suscitée par la fraction démocratique de +l'émigration, s'était produite dans les provinces polonaises de la +Prusse et de l'Autriche. Les gouvernements en eurent facilement +raison. En Galicie, la répression se fit dans des conditions toutes +particulières. Les nobles, propriétaires du sol, étaient à la tête +des insurgés. Contre eux se levèrent les paysans, véritables serfs +qui, sous couleur de fidélité à «l'Empereur», <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> poursuivirent +une sorte de vengeance sociale, promenant par toute la province +le pillage et le massacre. Dans quelle mesure le gouvernement +autrichien avait-il excité ou toléré ces atrocités? De terribles +accusations furent portées contre lui à la tribune française, +notamment par M. de Montalembert, qui ne craignit pas de parler de +«2 septembre monarchique» et de «jacquerie officielle». Peut-être +le polonisme du noble comte le disposait-il à trop de sévérité. +Cependant, à considérer les choses de sang-froid, la complicité +de l'administration locale paraît impossible à nier. Quant au +gouvernement central, s'il n'avait pas sciemment provoqué, il avait +vu du moins avec indulgence et même avec complaisance ce que M. de +Metternich affectait d'appeler, dans ses dépêches, la «justice du +peuple<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a><a href="#footnote347" title="Go to footnote 347"><span class="smaller">[347]</span></a>».</p> + +<p>La république de Cracovie s'étant trouvée compromise dans le +mouvement insurrectionnel, les cours d'Autriche, de Prusse et de +Russie s'empressèrent de faire occuper militairement ce petit +territoire dont l'indépendance et la souveraineté étaient stipulées +dans les traités de 1815. Une occupation de ce genre avait déjà +eu lieu en 1836<a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a><a href="#footnote348" title="Go to footnote 348"><span class="smaller">[348]</span></a>, et, malgré nos protestations, elle s'était +prolongée jusqu'en 1841. En la recommençant à la fin de février +1846, les trois cours repétèrent à notre gouvernement, qui en prit +acte, les assurances déjà données en 1836 et 1838; elles affirmèrent +qu'il s'agissait, non d'une mesure politique, mais d'une opération +purement militaire, commandée par la nécessité et devant cesser avec +elle<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a><a href="#footnote349" title="Go to footnote 349"><span class="smaller">[349]</span></a>. En dépit de ces déclarations, des bruits inquiétants pour +l'indépendance de Cracovie persistaient à circuler. On disait—et +malheureusement on ne se trompait pas—que la suppression de +cette république était chose décidée dans les conseils des trois +puissances. Interrogé à ce sujet, le 2 juillet 1846, <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> dans +la Chambre des pairs, M. Guizot établit que «l'existence neutre et +indépendante de la république de Cracovie était consacrée par l'acte +du Congrès de Vienne», et que «les puissances signataires avaient +le droit de regarder et d'intervenir dans tous les changements qui +pourraient être apportés à cette république». Il rappela que ce droit +avait été maintenu en 1836 et en 1838 par ses prédécesseurs, et qu'il +venait de l'être encore par lui-même en 1846. «Il m'a été fait, +ajouta-t-il, les mêmes réponses qui furent faites alors: la nécessité +d'une occupation temporaire, le respect des principes posés dans les +traités. Je ne puis penser, en effet, personne ne peut penser que le +maintien fidèle des traités et de tous les droits qu'ils consacrent +ne soit pas partout, à l'orient comme à l'occident de l'Europe, à +Vienne comme à Paris, le fondement de toute politique régulière et +conservatrice.» Quelques semaines après, le 17 août, dans la Chambre +des communes, lord Palmerston rappela plus rudement encore aux trois +puissances de l'Est que «si le traité de Vienne cessait d'être +respecté sur la Vistule, il pourrait être également invalidé sur +le Rhin et sur le Pô». Un langage si ferme, tenu en même temps aux +deux tribunes, était de nature à faire hésiter les trois cours, qui +ajournèrent l'exécution de leur dessein et attendirent une occasion +favorable.</p> + +<p>Cette occasion, il leur parut que la dispute provoquée par les +mariages espagnols la faisait naître. Les représentants de +l'Autriche, de la Russie et de la Prusse, réunis en conférence à +Vienne, eurent promptement pris leur décision. Un mémoire de M. de +Metternich, en date du 6 novembre 1846, fut aussitôt communiqué aux +gouvernements de France et d'Angleterre; il exposait comment les +trois cours, se fondant sur ce que la république de Cracovie était +depuis longtemps en «état de conspiration permanente» contre ses +voisins, avaient résolu d'«annuler» les dispositions des traités +de 1815 relatives à cette république, et de «rétablir l'ordre de +possession antérieur à 1809», c'est-à -dire de réincorporer Cracovie +à l'Autriche, moyennant quelques cessions de <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> territoires +peu importantes faites à la Prusse et à la Russie. Pour se justifier +d'avoir pris seules cette décision sans le concours des autres +États signataires du traité de Vienne, les trois cours prétendaient +que la création de la république de Cracovie en 1815 était leur +œuvre, et que la convention passée entre elles à ce sujet avait +été seulement «présentée pour enregistrement au Congrès de Vienne». +De cet enregistrement, elles voulaient bien faire découler, pour +elles-mêmes, un devoir de convenance d'avertir les autres États +de la décision prise, mais non, pour ces États, un droit d'y +intervenir. Aussi avaient-elles soin de leur notifier que c'était «la +communication d'un fait irrévocablement fixé par des nécessités de la +nature la plus absolue».</p> + +<p>En éclatant subitement à Paris, le 19 novembre, la nouvelle de +l'incorporation de Cracovie y causa une très vive émotion. Sans doute +la disparition de cette minuscule république était peu de chose dans +l'ordre des faits positifs; l'équilibre de l'Europe et la situation +de notre pays ne s'en trouvaient pas sérieusement affectés. Mais +c'était beaucoup dans l'ordre des sentiments. La France, alors en +sécurité pour elle-même, pouvait se permettre le luxe des sympathies +lointaines, et, parmi ces sympathies, nulle n'était plus ardente, +plus générale que celle pour la Pologne. Ce dernier coup frappé +sur une malheureuse nation, cette sorte d'épilogue des scandaleux +et désastreux partages de la fin du siècle précédent éveillèrent +donc, dans tous les cœurs, une douleur et une irritation très +sincères. On put s'en rendre compte au langage des journaux de tous +les partis. Si réservé qu'il fût par tempérament et par situation, +le <cite>Journal des Débats</cite> s'exprima avec une véhémence inaccoutumée et +invoqua les déclarations faites à la tribune, le 2 juillet 1846, par +M. Guizot, pour y trouver une garantie que «le droit ne serait pas +abandonné». Les radicaux de la <cite>Réforme</cite> et du <cite>National</cite> adressèrent +«à la démocratie européenne» un manifeste où ils maudissaient en +style lamennaisien les rois bourreaux. Le <cite>Siècle</cite>, organe de la +gauche dynastique, reprenant les déclamations de 1831, proclama +<span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> que les traités de 1815 n'existaient plus; «la France ne +peut que s'en réjouir», disait-il, et il mettait en demeure le +gouvernement d'agir en conséquence. Quant au <cite>Constitutionnel</cite>, +sous la direction de M. Thiers, il vit surtout, dans cet événement, +le parti qu'on en pouvait tirer pour battre en brèche le ministère +et ranimer contre les mariages espagnols une opposition qui, +précisément à cette époque, vers la fin d'octobre et au commencement +de novembre, menaçait de s'éteindre. «Nous avions cessé, disait-il le +20 novembre, de prendre part à la triste polémique qui se poursuit +au sujet de la rupture de l'entente cordiale. Nous espérions que +les événements ne justifieraient pas aussitôt, aussi cruellement, +nos prévisions... Jamais notre gouvernement n'a été plus rudement +châtié d'avoir rompu sans motif ses alliances véritables et +aspiré, sous le nom de conservateur, à prendre rang parmi les +cabinets ennemis de la révolution.» Il montrait, dans ce qui venait +d'arriver, «l'humiliation la plus sanglante qui nous eût encore été +infligée». Ce même journal ajoutait, le lendemain: «Nos ministres +sont placés, en Europe, entre deux hostilités (celle des trois cours +et celle de l'Angleterre), sans savoir au juste laquelle des deux +ils parviendront à fléchir et à quel prix ils feront cesser leur +isolement... À droite, à gauche, la défiance ou l'éloignement... +Voilà où la grande habileté de nos hommes d'État a mené les affaires +de la France!» De plus, toutes nos feuilles de gauche, sur la foi +des journaux de lord Palmerston, insinuaient que Louis-Philippe +était au fond le complice des trois cours, qu'il avait été averti +d'avance de leur dessein, et qu'il leur avait promis secrètement son +acquiescement.</p> + +<p>La perspicacité des ennemis du cabinet français n'était pas en +défaut, quand ils croyaient ce dernier fort embarrassé de l'incident +de Cracovie. Étant donnée la direction imprimée à sa politique +par suite des mariages espagnols, il ne pouvait lui arriver un +contretemps plus déplaisant. «Cracovie est une détestable affaire», +disait M. Guizot<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a><a href="#footnote350" title="Go to footnote 350"><span class="smaller">[350]</span></a>. Il se tourna tout de <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> suite vers +Londres, et fit demander à lord Palmerston «quelle conduite il se +proposait de tenir dans cette circonstance, et s'il était disposé +à s'entendre avec nous<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a><a href="#footnote351" title="Go to footnote 351"><span class="smaller">[351]</span></a>». Notre ministre avait-il beaucoup +d'espoir d'une réponse favorable? En tout cas, il lui plaisait de +prendre cette initiative. «Bonne occasion de rapprochement, si on +veut, écrivait-il; témoignage éclatant de notre bonne disposition, à +nous, si, à Londres, l'humeur prévaut<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a><a href="#footnote352" title="Go to footnote 352"><span class="smaller">[352]</span></a>.» Le <cite>Journal des Débats</cite> +appuya la démarche de notre diplomatie par un appel chaleureux à +l'opinion anglaise. «Il n'y a, disait-il, que deux causes en ce +monde: celle de la force, dont les trois cours du Nord viennent de +se déclarer les organes, et celle du droit, qui n'a de représentants +capables de se faire craindre que l'Angleterre et la France réunies!» +Lord Palmerston fut heureux de nous voir nous adresser à lui, non +parce qu'il trouvait là un moyen de rétablir l'entente au moins sur +un point, mais au contraire parce que c'était une occasion pour +lui de nous faire sentir son mauvais vouloir<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a><a href="#footnote353" title="Go to footnote 353"><span class="smaller">[353]</span></a>. Il répondit +que ses représentations aux trois cours étaient déjà préparées +et approuvées, qu'elles allaient partir, et que lord Normanby +serait chargé ultérieurement d'en remettre une copie au cabinet +français. Comme l'observait M. Guizot, «on communiquait au lieu de +se concerter, et l'on communiquait après au lieu d'avant<a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a><a href="#footnote354" title="Go to footnote 354"><span class="smaller">[354]</span></a>». +Lord Palmerston s'empressa en effet d'envoyer, le 23 novembre, aux +trois cours, une protestation séparée. À vrai dire, ce n'était +même pas une protestation: pour ménager davantage les puissances, +il feignait d'ignorer que l'annexion de Cracovie fût déjà un fait +accompli; il supposait que ce n'était encore qu'un projet, et, +alors, montrant en quoi l'exécution de cette mesure serait contraire +aux traités de Vienne, il exprimait l'espoir qu'on y renoncerait. +Le ministre anglais fit en même temps connaître au public, par le +<cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, qu'il avait dû repousser l'idée d'une <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> +protestation commune avec la France, parce que celle-ci, ayant violé +le traité d'Utrecht, ne pouvait être admise à se plaindre de la +violation du traité de Vienne. Naturellement nos journaux opposants +soulignèrent ce refus; ils prirent plaisir à montrer M. Guizot +faisant à l'Angleterre des avances que celle-ci repoussait avec +mépris, et attirant ainsi à notre pays «le plus grand affront, disait +le <cite>National</cite>, qui lui eût jamais été infligé».</p> + +<p>Y aurait-il eu chance de faire reculer les trois cours, si +l'Angleterre et la France avaient agi de concert? C'était fort +douteux, car, ni à Londres, ni à Paris, on n'eût voulu risquer une +guerre pour un pareil sujet<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a><a href="#footnote355" title="Go to footnote 355"><span class="smaller">[355]</span></a>. Mais, en tout cas, avec l'attitude +prise par Palmerston, M. Guizot n'avait plus aucun espoir de rien +faire d'efficace pour la Pologne. Il devait dès lors n'avoir qu'un +souci: calculer son langage de façon à donner quelque satisfaction +à l'opinion française, sans cependant s'aliéner les trois cours et +les rejeter du côté de l'Angleterre. La dépêche qu'il adressa, le +3 décembre, à ses ambassadeurs près les cours de Vienne, de Berlin +et de Saint-Pétersbourg, fut rédigée sous l'empire de cette double +préoccupation. Après avoir réfuté les arguments invoqués à l'appui de +l'annexion, notre ministre concluait en ces termes: «Le gouvernement +du Roi ne fait donc qu'user d'un droit évident, et en même temps il +accomplit un devoir impérieux, en protestant solennellement contre la +suppression de la république de Cracovie, acte positivement contraire +à la lettre comme au sens du traité de Vienne du 9 juin 1815. Après +les longues et redoutables agitations qui ont si profondément ébranlé +l'Europe, c'est par le respect des traités et de tous les droits +qu'ils consacrent, que l'ordre européen s'est fondé et se maintient. +Aucune puissance ne peut s'en affranchir, sans en affranchir en +même temps les autres. La France <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> n'a point oublié quels +douloureux sacrifices lui ont imposés les traités de 1815; elle +pourrait se réjouir d'un acte qui l'autoriserait, par une juste +réciprocité, à ne consulter désormais que le calcul prévoyant de ses +intérêts, et c'est elle qui rappelle à l'observation fidèle de ces +traités les puissances qui en ont recueilli les principaux avantages!»</p> + +<p>Beau langage sans doute, plus digne et plus ferme que celui de la +dépêche de lord Palmerston: mais chacun sentait que derrière ces mots +il n'y avait aucune intention d'agir. «C'est tout ce qu'on pouvait +dire, écrivait de Rome un de nos jeunes diplomates, du moment où l'on +ne voulait rien dire; il y a même des hardiesses au conditionnel; +le conditionnel est une bien belle invention<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a><a href="#footnote356" title="Go to footnote 356"><span class="smaller">[356]</span></a>.» Le gouvernement +français s'appliqua d'ailleurs à faire bien comprendre à Vienne +qu'il parlait surtout pour l'opinion de Paris. D'avance, afin de +préparer le gouvernement autrichien, M. Guizot avait écrit à M. de +Flahault: «Notre public est très animé; faites en sorte qu'on nous +sache gré de notre modération, en ne s'étonnant pas de notre franche +et ferme protestation quand elle vous arrivera<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a><a href="#footnote357" title="Go to footnote 357"><span class="smaller">[357]</span></a>.» La dépêche +une fois envoyée, notre ministre donnait cette assurance au comte +Apponyi: «Si le prince de Metternich persiste dans l'attitude qu'il +a prise dans la question espagnole, je l'appuierai dans l'affaire de +Cracovie, autant que ma position me le permet<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a><a href="#footnote358" title="Go to footnote 358"><span class="smaller">[358]</span></a>.» Le Roi ne tenait +pas un autre langage: «Le chancelier doit bien sentir, disait-il à +l'ambassadeur d'Autriche, qu'on ne pouvait faire moins. Après tout, +ce ne sont que des paroles qui ne font de mal à personne. Informez +le prince que j'ai parlé aux orateurs de la Chambre qui pourraient +être tentés de traiter des affaires de Cracovie. Je m'engage à les +styler<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a><a href="#footnote359" title="Go to footnote 359"><span class="smaller">[359]</span></a>.» De son côté, à Vienne, lord Ponsonby, loin d'appuyer +les représentations <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> de son ministre, n'hésitait pas, pour se +rendre agréable à M. de Metternich, à «donner la Pologne à tous les +diables<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a><a href="#footnote360" title="Go to footnote 360"><span class="smaller">[360]</span></a>». Quant à lord Palmerston, il se faisait honneur auprès +des cabinets allemands du refus qu'il avait opposé à notre offre +d'action commune<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a><a href="#footnote361" title="Go to footnote 361"><span class="smaller">[361]</span></a>.</p> + +<p>De protestations ainsi faites et ainsi commentées, les cabinets de +Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg n'avaient pas à s'émouvoir. +Après avoir écouté la lecture de la dépêche de M. Guizot, M. de +Metternich voulut bien déclarer à M. de Flahault «qu'il sentait tous +les embarras que cette affaire devait causer au ministre français, +et que c'était le seul regret qu'elle lui inspirât<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a><a href="#footnote362" title="Go to footnote 362"><span class="smaller">[362]</span></a>». Il ajouta +qu'il était «très content» de cette dépêche et loua fort «le talent +remarquable» avec lequel elle était rédigée<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a><a href="#footnote363" title="Go to footnote 363"><span class="smaller">[363]</span></a>. Il se borna à une +réplique de forme, dans laquelle il constata le désaccord sans en +paraître surpris ni choqué, et maintint le droit des puissances sans +pousser plus loin la controverse<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a><a href="#footnote364" title="Go to footnote 364"><span class="smaller">[364]</span></a>.</p> + +<p>Les trois cours avaient donc habilement choisi leur moment, et +elles se félicitaient du succès de leur entreprise. Elles avaient +supprimé, à côté de leurs frontières, un foyer d'agitation gênant, +sinon dangereux, et surtout, par la prompte vigueur de leur action, +par la visible impuissance des États libéraux, elles croyaient avoir +rendu à la politique réactionnaire, en Europe, un prestige que +cette politique n'avait plus depuis quelque temps. «La suppression +de l'État de Cracovie, disait M. de Metternich dans une sorte de +mémoire rédigé à la fin de 1846, a fourni au parti ennemi de l'ordre +la preuve palpable que les trois monarques ne s'étaient pas encore +résignés à mettre bas les armes devant la révolution victorieuse. +Celle-ci a dû se sentir compromise par ce fait. Dans <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> plus +d'un pays, ses adeptes ont jugé convenable d'ajourner à de meilleurs +temps l'exécution de leurs projets subversifs.» Le chancelier se +persuadait qu'il en était ainsi en Suisse et en Italie: il montrait +les agitateurs de ces pays désabusés de l'espoir qu'ils avaient +fondé sur la France, et convaincus désormais que Louis-Philippe, +désireux de «se ménager le bon vouloir des puissances du Nord», ne +contrarierait pas l'action de ces puissances<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a><a href="#footnote365" title="Go to footnote 365"><span class="smaller">[365]</span></a>. Les événements +devaient prouver qu'il y avait là beaucoup d'illusion. La révolution +n'était pas aussi intimidée qu'on l'imaginait à Vienne. En réalité, +le chancelier avait plus satisfait son amour-propre du moment qu'il +n'avait servi d'une façon durable sa politique. Par un certain côté +même, n'avait-il pas nui à cette politique? Pour résister à la +poussée révolutionnaire qui le menaçait sur tant de points, il avait +grand besoin du concours de la France. M. Guizot était précisément en +train de se rapprocher de lui. Seulement, il y éprouvait une grande +difficulté venant des préventions, peu raisonnables, mais très vives, +du public français contre une alliance d'apparence illibérale. Tout +dans l'affaire de Cracovie,—le sans-gêne provocant avec lequel +avaient agi les trois cours, comme l'embarras trop manifeste que la +France avait éprouvé à les contredire,—était fait pour accroître, +exaspérer ces préventions, leur fournir des arguments plausibles, et +par suite entraver, retarder l'évolution tentée par notre diplomatie. +Le <cite>Journal des Débats</cite> lui-même n'était-il pas amené à protester, +le 7 décembre, que «la France ne serait jamais réduite à chercher +ses alliés parmi les ennemis de la liberté et les oppresseurs de +la Pologne»? M. Guizot signalait aux cabinets allemands, sans les +convaincre, il est vrai, cette conséquence de leur conduite. «Que +veut-on surtout à Vienne? avait-il écrit dès le premier moment à M. +de Flahault; réprimer les passions révolutionnaires. Par ce qu'on +vient de faire à Cracovie, on les excite violemment et on énerve +entre nos mains les moyens de les combattre... Je ne puis apprécier +d'ici les avantages locaux, autrichiens, qu'on se <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> promet +de cette mesure. Mais, à coup sûr, les inconvénients généraux, +européens, sont immenses.» Il disait encore, un peu plus tard, dans +une lettre au ministre de France à Berlin: «On a fait ainsi, chez +nous et partout, beaucoup de mal à la bonne politique, à la politique +d'ordre, de conservation... Je la maintiendrai toujours; mais on +nous condamne, pour la maintenir, à de rudes combats, et l'on donne +ici aux passions révolutionnaires des armes plus fortes, si je ne me +trompe, que celles qu'on leur enlève à Cracovie<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a><a href="#footnote366" title="Go to footnote 366"><span class="smaller">[366]</span></a>.»</p> + +<h4>III</h4> + +<p>En dépit de ce que les journaux avaient pu découvrir ou deviner, +le public n'était jusqu'alors que fort imparfaitement informé des +difficultés élevées entre le cabinet de Paris et celui de Londres. +L'heure approchait où, par la rentrée des Chambres françaises et +anglaises, cette querelle diplomatique allait passer du demi-secret +des chancelleries au plein jour de la tribune, et où les deux +gouvernements, pour se justifier auprès de leurs Parlements +respectifs, seraient amenés à vider leurs portefeuilles et à publier +leurs dépêches. Il y avait là de quoi piquer la curiosité et aussi +éveiller quelque préoccupation. «Ce sera un moment solennel, disait +le <cite>Journal des Débats</cite>, le 29 décembre 1846, que celui où les +deux Parlements s'ouvriront presque à la fois... Deux tribunes +vont se trouver en présence. C'est entre deux gouvernements, entre +deux peuples, entre deux tribunes étrangères l'une à l'autre, que +la discussion va se trouver établie. Sera-t-elle compatible, cette +discussion, avec le maintien de la paix extérieure?»</p> + +<p>Ces préoccupations étaient d'autant plus fondées que l'opposition +française, tout entière à son animosité contre le ministère, ne +paraissait voir dans les débats qui allaient s'ouvrir <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> +qu'une occasion d'augmenter encore les difficultés de la situation; +elle se flattait de rendre ces difficultés telles que M. Guizot +y succomberait. M. Thiers, entre autres, n'avait pas d'autre +pensée. Sa passion le conduisit même à des démarches dont on +aurait peine à admettre la réalité, si l'on n'en avait la preuve +malheureusement incontestable. Nous avons vu déjà cet homme d'État, +à la première nouvelle des mariages, chercher à lier partie avec +lord Palmerston<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a><a href="#footnote367" title="Go to footnote 367"><span class="smaller">[367]</span></a>. Depuis lors, loin de trouver dans la guerre de +plus en plus ouverte que ce dernier faisait, non pas seulement à M. +Guizot, mais à la France, une raison de chasser, comme une tentation +de trahison, l'idée d'une telle alliance, il s'y arrêtait, il s'y +enfonçait davantage. Tous ses efforts tendaient, sans qu'il parût en +éprouver le moindre scrupule, à rendre plus intime et plus complet le +concert entre lui et le ministre britannique. C'est ce qui ressort +de lettres et de conversations qui étaient destinées à demeurer +secrètes, mais qui ont été récemment mises au jour.</p> + +<p>Parmi les Italiens réfugiés alors en Angleterre, était un certain +Panizzi, dont nous avons déjà rencontré le nom, ancien <em>carbonaro</em> +de Modène, devenu professeur à l'Université de Londres, en commerce +épistolaire avec toutes sortes de personnages en Europe, et entré +fort avant dans l'intimité des chefs du parti whig<a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a><a href="#footnote368" title="Go to footnote 368"><span class="smaller">[368]</span></a>. M. Thiers +l'avait beaucoup vu, lors de son excursion outre-Manche, en octobre +1845; c'est par lui qu'il avait été conduit chez lord Palmerston; +depuis, il était resté en correspondance avec lui, le trouvant un +intermédiaire commode pour des communications que la prudence ou la +pudeur ne permettaient pas d'avouer trop ouvertement. Aussi fut-ce +à M. Panizzi qu'il s'adressa, dès le 26 octobre 1846, quand il +voulut se concerter avec le ministre anglais pour réfuter la version +française sur les mariages. «Voyez lord Palmerston, puisque vous +êtes lié avec lui, lui écrivait-il; dites-lui de vous communiquer +à vous et pour moi la vérité pure... Je désire <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> avoir un +historique complet et vrai de toute l'affaire... Comment les tories +prennent-ils la question? En font-ils une affaire de parti contre +les whigs, ou bien une affaire de pays commune à tous? Enfin, quel +est l'avenir de votre politique intérieure?... Pour moi, je fais des +vœux en faveur des whigs; je suis révolutionnaire (dans le bon +sens du mot) et je souhaite en tout pays le succès de mes analogues. +Adieu et mille amitiés. Je vous prie de m'écrire pas moins que +vingt pages sur tout cela.» Lord Palmerston, trop heureux de voir +un Français tendre les mains pour recevoir de lui les armes avec +lesquelles il frapperait son propre gouvernement, mit aussitôt M. +Panizzi à même d'écrire à M. Thiers une très longue lettre, où toute +l'histoire des mariages était racontée au point de vue anglais, et où +la conduite de la France était naturellement présentée comme perfide +et déloyale<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a><a href="#footnote369" title="Go to footnote 369"><span class="smaller">[369]</span></a>. Ce fut avec ces renseignements que M. Thiers put, +avant toute publication de documents officiels, diriger la polémique +de ses journaux.</p> + +<p>Les relations du ministre britannique et du chef de l'opposition +française devinrent de plus en plus fréquentes et étroites à mesure +qu'on approchait de l'ouverture de la session. M. Panizzi n'était pas +le seul intermédiaire. Lord Palmerston, en même temps qu'il enlevait +l'ambassade de Vienne à sir Robert Gordon pour la confier à lord +Ponsonby, avait remplacé, à Paris, lord Cowley par lord Normanby. +Celui-ci n'était guère préparé à occuper un tel poste: n'ayant joué +jusqu'alors qu'un rôle parlementaire, il y avait acquis l'habitude +d'argumenter plus que l'art de négocier, et ne possédait à aucun +degré le sens de la mesure diplomatique. À peine les événements +d'Espagne eurent-ils mis quelque froid entre les deux cabinets, que +le nouvel ambassadeur, ne voyant là qu'une querelle à soutenir, s'y +jeta à corps perdu et se trouva bientôt avec M. Guizot dans des +termes tels que leurs rapports en furent singulièrement entravés. Il +en était venu à se considérer comme accrédité auprès de l'opposition +plutôt qu'auprès du gouvernement. <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> Dominé par M. Thiers +qu'il voyait souvent, il crut, sur sa parole, à la possibilité de +faire tomber le cabinet et mit tout son enjeu sur cette carte. Il +ne se gênait pas pour dire dans son salon que la bonne entente +entre l'Angleterre et la France ne serait pas rétablie tant que M. +Guizot demeurerait au pouvoir. Son hôtel était comme l'arsenal où +les adversaires du cabinet allaient chercher leurs munitions<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a><a href="#footnote370" title="Go to footnote 370"><span class="smaller">[370]</span></a>. +En dépit des scrupules qu'éveillait à Londres une conduite aussi +insolite, lord Palmerston n'hésitait pas à l'encourager, et lui-même +indiquait les communications qu'il convenait de faire au chef de +l'opposition française<a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a><a href="#footnote371" title="Go to footnote 371"><span class="smaller">[371]</span></a>.</p> + +<p>M. Thiers était tout en train de cette alliance et s'apprêtait à +aborder ainsi les débats de la session, quand, dans les derniers +jours de 1846 et les premiers de 1847, divers indices lui firent +craindre que la politique à laquelle il s'associait n'eût perdu +de son crédit en Angleterre. Là , sans doute, tout le monde, au +moment des mariages, avait donné tort au gouvernement français; +mais, depuis lors, tout le monde n'avait pas donné raison à lord +Palmerston; plusieurs trouvaient qu'il poussait la querelle avec trop +de passion, et que cette passion, toujours compromettante, était +souvent maladroite et inefficace; on ne pouvait s'empêcher de noter +qu'il avait prétendu soulever l'Espagne, entraîner l'Europe, faire +reculer Louis-Philippe, et que, sur tous les points, il avait échoué. +Ces sentiments ne se faisaient pas seulement jour dans les propos +plus ou moins contenus des adversaires du cabinet, par exemple de +lord Aberdeen, du duc de Wellington, de lord Cowley<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a><a href="#footnote372" title="Go to footnote 372"><span class="smaller">[372]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> Au +sein même du ministère, lord Lansdowne, lord Grey, M. Wood désiraient +une attitude plus conciliante; ils se plaignaient du sans-gêne avec +lequel le chef du <i lang="en">Foreign office</i> entreprenait les démarches les +plus graves à l'insu ou même contre le sentiment des autres membres +du gouvernement, et ils sommaient le chef du cabinet, lord John +Russell, qui n'avait pas été traité avec plus d'égard, de le tenir +davantage en bride<a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a><a href="#footnote373" title="Go to footnote 373"><span class="smaller">[373]</span></a>. D'ailleurs, si les autres ministres ne +parvenaient pas toujours à empêcher les frasques de leur collègue, du +moins ils lui opposaient, pour ce qui dépendait d'eux, une certaine +résistance d'inertie; ainsi faisaient-ils obstinément la sourde +oreille, quand lord Palmerston, appuyé sur ce point par lord John +Russell, les pressait d'organiser la défense des côtes anglaises en +vue d'une guerre avec la France<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a><a href="#footnote374" title="Go to footnote 374"><span class="smaller">[374]</span></a>. La reine Victoria, elle aussi, +éprouvait sur cette direction donnée à la diplomatie britannique des +inquiétudes qu'entretenait le roi des Belges; celui-ci, sans doute, +était trop Cobourg pour n'avoir pas été, au premier moment, fort +dépité de la conclusion des mariages<a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a><a href="#footnote375" title="Go to footnote 375"><span class="smaller">[375]</span></a>; mais, depuis lors, il +avait bien compris que la rupture de l'entente était le fait de lord +Palmerston, et surtout il s'alarmait du trouble que l'acharnement +querelleur de ce dernier menaçait de jeter dans la politique +européenne<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a><a href="#footnote376" title="Go to footnote 376"><span class="smaller">[376]</span></a>. Enfin, dans le public anglais, il y avait également, +par l'effet de la lassitude, une sorte d'apaisement; le <cite lang="en">Times</cite>, +naguère si violent, s'en faisait l'interprète dans des articles +remarqués où il critiquait les procédés du <i lang="en">Foreign office</i>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> De France, on n'était pas sans apercevoir plus ou moins +nettement la détente qui se produisait dans une partie de l'opinion +anglaise. Madame de Lieven, qui avait conservé beaucoup de relations +à Londres et qui, plusieurs fois depuis les mariages, avait essayé, +sans succès, de s'en servir pour amener une réconciliation<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a><a href="#footnote377" title="Go to footnote 377"><span class="smaller">[377]</span></a>, +crut le moment venu, en décembre 1846, de tenter un nouvel effort: +elle décida un de ses amis d'outre-Manche, M. Charles Greville, à +faire un voyage à Paris. Bien que n'occupant aucun poste actif,—il +avait seulement le titre de secrétaire du conseil privé,—M. Greville +était fort répandu dans la haute société anglaise et se trouvait +par suite bien placé pour remplir certains rôles d'intermédiaire +officieux. Sans mission précise de qui que ce fût, son dessein, en +venant en France, était de voir s'il pouvait, par ses démarches +personnelles, préparer les voies à quelque rapprochement. Avant de +s'embarquer, il s'était mis en rapport avec plusieurs des collègues +de lord Palmerston; les uns, comme lord John Russell, n'avaient voulu +lui donner aucun encouragement; d'autres avaient laissé voir des +vues plus conciliantes: lord Clarendon, entre autres, l'avait chargé +de dire à M. Guizot que s'il se montrait modéré dans les Chambres +françaises, on ferait de même à Londres. Arrivé à Paris, le 5 janvier +1847, M. Greville vit tout de suite plusieurs hommes politiques. Il +trouva M. Guizot assez blessé des procédés de lord Palmerston et de +lord Normanby, convaincu de son bon droit, décidé à l'établir devant +le Parlement, mais très disposé à user de beaucoup de ménagements +et ne demandant pas mieux que de revenir à l'entente cordiale. M. +Duchâtel témoigna de sentiments analogues<a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a><a href="#footnote378" title="Go to footnote 378"><span class="smaller">[378]</span></a>.</p> + +<p>M. Thiers considérait avec grand déplaisir les démarches de M. +Greville. Dans la longue conversation qu'il eut avec lui, le 10 +janvier, il mit une singulière passion à développer tous les +arguments qui devaient détourner l'Angleterre d'un rapprochement +<span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> et l'exciter, au contraire, à pousser vivement la +querelle<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a><a href="#footnote379" title="Go to footnote 379"><span class="smaller">[379]</span></a>. À l'entendre, sur le terrain où se rencontraient les +deux gouvernements, il ne pouvait y avoir qu'une lutte à outrance, +car il s'agissait de savoir lequel des deux avait trompé l'autre. Il +assurait que M. Guizot, une fois vaincu dans cette lutte, tomberait, +sinon par la Chambre, du moins par le Roi. «Vous ne devez pas +croire, ajoutait M. Thiers, ce que vous entendez dire de la force +du gouvernement. Ne vous fiez pas à tout ce que vous raconte Mme de +Lieven; c'est une bavarde, une menteuse et une sotte. Le Roi s'est +fait l'illusion que le gouvernement whig ne tiendrait pas; mais quand +il verra que c'est une erreur, il aura peur, et, si vous continuez +de refuser la réconciliation, il se débarrassera de Guizot... +Savez-vous ce que c'est que le Roi? le mot est grossier, mais vous +le comprendrez: eh bien! c'est un poltron!» Et comme M. Greville +se récriait, disant qu'en Angleterre on tenait Louis-Philippe pour +un homme de cœur, qu'il avait donné souvent des preuves de son +courage, M. Thiers reprit: «Non, non, je vous dis qu'il est poltron, +et, quand il se trouvera définitivement mal avec vous, il aura peur; +alors il suscitera des embarras à M. Guizot; il y a quarante ou +cinquante députés—je les connais—qui tourneront contre lui, et +de cette manière il tombera... Vous pouvez être sûr que ce que je +vous dis est la vérité, d'autant plus que ce n'est pas moi qui lui +succéderai, c'est Molé. Cependant, je vous parle franchement et je +vous avoue que je serais enchanté de la chute de Guizot, d'abord +parce que je le déteste, et ensuite parce que l'alliance anglaise est +impossible avec lui; c'est un traître et un menteur qui s'est conduit +indignement envers moi... Le Roi ne m'enverra chercher que quand il +sera en danger. Il ne peut endurer quiconque ne consent pas à être +son jouet. Quant à moi, je ne prendrai le ministère qu'à condition +d'y être le maître, et j'en viendrai à bout.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> M. Thiers ne se contenta pas de tenir ce langage à M. +Greville. Se méfiant des sentiments modérés de son interlocuteur, +il voulut faire arriver, par une voie plus sûre, au gouvernement +anglais et particulièrement à lord Palmerston ses incitations à +pousser la lutte à outrance. Le 12 janvier, c'est-à -dire deux jours +après la conversation qui vient d'être rapportée, il écrivit à M. +Panizzi<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a><a href="#footnote380" title="Go to footnote 380"><span class="smaller">[380]</span></a>: «Je trouve la conduite de M. Guizot fort claire: il a +manqué de bonne foi, il a menti... Mais ce qui est clair pour moi ne +peut le devenir pour le public qu'à grands renforts de preuves. Il +faut qu'on connaisse les dépêches de lord Normanby, dans lesquelles +les mensonges de M. Guizot sont, à ce qu'on dit, mis au jour de la +manière la plus frappante... Les agents de M. Guizot disent, ici et +à Londres, que ni le pays ni le Roi n'abandonneront jamais M. Guizot. +C'est une absurdité débitée par des gens à gages... Le pays éclairé +a le sentiment que la politique actuelle est sans cœur et sans +lumière. Quant au Roi, il abandonnera M. Guizot plus difficilement +qu'un autre, car M. Guizot s'est complètement donné à lui et soutient +son <em>gouvernement personnel</em> avec le dévouement d'un homme qui n'a +plus d'autre rôle possible. Mais quand le Roi croira la question +aussi grave qu'elle l'est, il abandonnera M. Guizot. Le Roi est un +empirique en politique... Il ne croit pas à la solidité des whigs; +il croit que, l'un de ces jours, naîtra une question qui emportera +celle des mariages, et qu'il aura acquis une infante sans perdre M. +Guizot. Le jour où il croira les choses plus stables qu'on ne les lui +peint de Londres, et où il craindra sérieusement pour ses rapports +avec l'Angleterre, il abandonnera M. Guizot. Il ne tient à personne. +Il a eu plus de goût pour moi que pour personne... Mais, dès que +j'ai contrarié ses penchants de prince illégitime voulant se faire +légitime par des platitudes, il m'a quitté sans un regret. M. Guizot, +au fond, ne lui inspire confiance que sous un rapport: c'est une +effronterie à mentir devant les Chambres qui <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> n'a pas été +égalée dans le gouvernement représentatif, effronterie appuyée d'un +langage monotone, mais très beau. Comme intelligence et discernement, +le Roi pense de M. Guizot ce qu'il faut en penser. Quand il croira +les whigs solides et la résistance sérieuse, il se décidera à un +changement de personnes, soyez-en certain. Mais il faut bien mettre +en évidence les faits et la mauvaise foi de M. Guizot.»</p> + +<p>Lord Palmerston, de son côté, n'était pas moins préoccupé des +démarches de M. Greville, et, avant même d'avoir reçu la lettre qui +vient d'être citée, il faisait écrire, le 14 janvier, par M. Panizzi +à M. Thiers: «Avez-vous vu M. Greville?... J'apprends, par le <cite lang="en">Times</cite> +du 12, qu'on le suppose chargé d'une négociation non officielle +pour renouveler l'entente cordiale... Écrivez-moi ce que vous +pensez de cela... Tout ceci m'intéresse beaucoup... Rappelez-vous +de n'envoyer votre réponse que sous couverte directement à lord +Normanby.» Dans cette même lettre, on communiquait à M. Thiers de +nouvelles dépêches, et on le pressait, par contre, de faire tout de +suite connaître, afin d'en informer «ses amis» de Londres, «la marche +qu'il comptait suivre» dans les débats qui allaient s'ouvrir.</p> + +<p>Le 17 janvier, nouvelle lettre de M. Thiers à M. Panizzi. Résumant +tous les faits, il déclarait donner entièrement raison à lord +Palmerston, envoyait à celui-ci des conseils sur la manière la +plus habile de présenter les événements, et revenait toujours sur +cette idée que «si le Roi croyait les choses stables en Angleterre +et la question sérieuse, il abandonnerait M. Guizot». Ce dernier +n'était pas le seul contre lequel M. Thiers se donnait, dans cette +lettre, le plaisir d'épancher son ressentiment. Irrité de ce qu'à +ce moment même un certain nombre de députés de la gauche et du +centre gauche, guidés par M. Billault et M. Dufaure, manifestaient +l'intention de se séparer de lui dans la question des mariages +espagnols, il s'exprimait ainsi sur cette dissidence: «Il y a, dans +tous les partis, mais surtout en France, des seconds qui veulent +être les premiers. Je suis fort, moi, avec Odilon Barrot; à nous +deux, nous décidons la conduite de l'opposition. MM. Billault +<span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> et Dufaure, deux avocats fort médiocres, le premier fort +intrigant, le second morose et insociable, fort mécontents de ne pas +être les chefs, ayant le désir de se rendre prochainement possibles +au ministère, ont profité de l'occasion pour faire une scission. +L'alliance avec l'Angleterre n'est malheureusement pas populaire... +Notez que ces deux messieurs, vulgaires et ignorants comme des +avocats de province, n'ayant jamais regardé une carte, sachant à +peine où coulent le Rhin et le Danube, seraient fort embarrassés de +dire en quoi l'alliance anglaise est bonne ou mauvaise. Mais ils font +de la politique comme au barreau on fait de l'argumentation; ils +prennent une thèse ou une autre, suivant le besoin de la plaidoirie +qu'on leur paye, et puis ils partent de là , et parlent, parlent... +Ils ont, de plus, trouvé un avantage dans la thèse actuellement +adoptée par eux, c'est de faire leur cour aux Tuileries, et de se +rendre agréables à celui qui fait et défait les ministres.» M. +Thiers terminait sa lettre par cette phrase, qui n'était pas la +moins étrange: «Vous n'imaginez pas ce que débitent ici tous les +ministériels. Ils prétendent que je suis en correspondance avec lord +Palmerston, à qui je n'ai jamais écrit de ma vie et qui ne m'a jamais +écrit non plus.» Est-il besoin de rappeler que ce même homme d'État +inaugurait, trois mois auparavant, sa correspondance avec M. Panizzi +en lui écrivant: «Voyez lord Palmerston, puisque vous êtes lié avec +lui, dites-lui de vous communiquer à vous et pour moi la vérité +pure.» Du reste, les alliés anglais de M. Thiers ne se croyaient pas +tenus à plus de sincérité. Un peu plus tard, lord Normanby adressait +à son ministre une dépêche pour nier qu'il eût des communications +avec l'opposition française, et lord Palmerston, qui savait à quoi +s'en tenir sur cette dénégation, se disait bien aise de l'avoir en +main pour la mettre sous les yeux de la Reine, au cas où celle-ci +aurait reçu des Tuileries quelque rapport sur la conduite de son +ambassadeur<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a><a href="#footnote381" title="Go to footnote 381"><span class="smaller">[381]</span></a>.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> IV</h4> + +<p>Pendant que M. Thiers excitait ainsi le gouvernement anglais à +mener vivement l'attaque contre le gouvernement français, la +session s'ouvrait à Paris, le 11 janvier 1847. Le discours du trône +s'exprima avec une réserve évidemment destinée à ménager l'opinion +d'outre-Manche. «Mes relations avec toutes les puissances étrangères, +disait le Roi, me donnent la ferme confiance que la paix du monde +est assurée.» Il annonçait le mariage du duc de Montpensier comme un +heureux événement de famille, se bornait à y montrer «un gage des +bonnes et intimes relations qui subsistaient depuis si longtemps +entre la France et l'Espagne», et ne faisait aucune allusion aux +difficultés soulevées par la diplomatie britannique. Aussitôt après, +le ministre déposa sur le bureau des Chambres les dépêches relatives +aux affaires espagnoles: ces dépêches remontaient jusqu'en 1842.</p> + +<p>La discussion de l'adresse à la Chambre des pairs, qui précéda, +suivant l'usage, celle de la Chambre des députés, commença +le 18 janvier. Non seulement le ministère n'y rencontra pas +de contradicteur sérieux, mais il y fut secondé par un allié +considérable, le duc de Broglie. Le noble pair semblait avoir pris +l'habitude, depuis quelque temps, de se porter publiquement caution +de la politique étrangère du cabinet: il l'avait fait, en 1845, +dans l'affaire du Maroc; en 1846, dans celle du droit de visite; il +recommençait, en 1847, pour les mariages espagnols. Sa discussion +fut nerveuse, serrée; il ne se perdit pas dans les détails, et +s'attacha, avec une sorte de netteté hautaine, aux idées principales +et aux faits décisifs. Tout d'abord, rappelant les souvenirs du passé +et les événements du jour, il mit en lumière l'intérêt supérieur +engagé dans cette question de mariage, et insista sur le danger que +la France avait couru de voir l'Espagne passer, comme le Portugal, +sous l'influence de l'Angleterre. Or, disait-il, «point de milieu: +telle est géographiquement <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> la position de l'Espagne, que, +pour être comptée au dehors comme elle doit l'être,... il faut +de toute nécessité, ou qu'elle soit l'amie naturelle, l'alliée +habituelle de la France, comme elle l'a été sous les princes de la +maison de Bourbon, ou qu'elle soit l'ennemie naturelle et la rivale +de la France, comme elle l'était sous Charles-Quint et sous Philippe +II, ou bien enfin qu'elle soit l'amie naturelle et l'alliée de +tous les ennemis, de tous les rivaux de la France, comme sous les +trois derniers rois de la maison d'Autriche. Cela est écrit dans +l'histoire; cela est écrit sur la carte.» Après avoir signalé le +danger, le duc de Broglie montra que la conduite du gouvernement +était justifiée par la nécessité d'y parer. Il réfuta, en passant, +les principaux arguments de lord Palmerston, notamment celui qui +était tiré du traité d'Utrecht, puis termina par une leçon donnée +à l'esprit public français. «Il n'y a rien de si rare au monde, +dit-il, que d'être de son avis; il n'y a rien de si difficile que +de vouloir ce que l'on veut. J'appelle vouloir ce que l'on veut, +vouloir la chose que l'on veut avec toutes ses conséquences, avec +toutes ses conditions bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses... +Tout le monde convient que l'intimité, l'entente cordiale, la bonne +intelligence avec l'Angleterre est une chose excellente;... tout +le monde convient que, pour maintenir une chose aussi bonne, aussi +excellente, il faut faire tous les sacrifices qui ne compromettent +aucun de nos intérêts essentiels. Voilà ce que tout le monde dit et +pense sincèrement. On le veut en théorie; mais vient l'occasion, +comme elle est venue il y a deux ans, de faire pour le maintien de la +bonne intelligence avec l'Angleterre, je ne dirai pas un sacrifice, +mais seulement un acte de justice, à l'instant combien de gens +s'écrient que nous sommes à la remorque de l'Angleterre, que nous +sommes les satellites de l'Angleterre, que nous sommes les esclaves +de l'Angleterre! On crie: À bas les ministres de l'étranger! On crie: +À bas les députés Pritchard! (<i>Rires d'approbation.</i>) Puis vient +le revers de la médaille; vient une occasion où le gouvernement +français se trouve appelé à défendre un de nos intérêts essentiels, +un intérêt vital, la sécurité de nos frontières, notre indépendance +<span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> en Europe. Il prend des mesures pour protéger cet intérêt; +il ne le peut sans mécontenter un peu le gouvernement anglais. Eh +bien! ces mêmes gens lèvent les mains et les yeux au ciel: on a +sacrifié l'alliance anglaise à des intérêts de famille; l'alliance +est rompue, nous sommes isolés, tout est perdu; il n'y a plus qu'à +s'envelopper la tête dans son manteau. (<i>Même mouvement.</i>) C'est là +ce qui s'appelle n'être pas de son avis, ne vouloir pas ce qu'on +veut... Sachons envisager de sang-froid une situation qui n'a rien +d'extraordinaire ni d'imprévu. Nous sommes isolés, dit-on. Mais +l'isolement, c'est la situation naturelle de toutes les puissances +en temps de paix générale... On dit que l'isolement peut entraîner +certains dangers. Je ne dis pas non; mais qu'y faire? Les choses +sont ce qu'elles sont. Ne faisons rien pour aggraver une pareille +situation, ne faisons rien pour la prolonger. Nous n'avons aucun +tort dans le passé; n'en ayons aucun dans l'avenir. Ne donnons au +gouvernement anglais aucun sujet de mécontentement légitime... Mais +en même temps ne lui donnons pas lieu de croire que nous regrettons +d'avoir exercé nos droits, d'avoir défendu notre cause et soutenu +nos intérêts. Il y va de notre honneur, il y va de notre avenir. +(<i>Très vives marques d'assentiment.</i>) Tous tant que nous sommes, +gouvernement ou public, législateurs, écrivains, publicistes, au nom +du ciel, s'il est possible, faisons trêve, sur un point seulement +et pendant quelque temps, à nos querelles de personnes et à nos +discussions intérieures. (<i>Très bien! très bien!</i>) Ne donnons pas le +droit de dire de nous que nous sommes un peuple de grands enfants, +passant à chaque instant d'un extrême à l'autre, incapables de +vouloir aujourd'hui ce que nous voulions hier; un peuple d'enfants +hargneux, n'ayant d'autre souci que de dire blanc quand on leur +dit noir, et oui quand on leur dit non.» (<i>Marques prolongées +d'approbation.</i>)</p> + +<p>Malgré le succès de ce discours, M. Guizot ne se crut pas dispensé de +prendre la parole, non à l'adresse de la haute assemblée, d'ores et +déjà convaincue, mais à l'adresse du public. La tranquillité même +de ce débat, l'absence d'opposition lui <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> paraissaient une +occasion de faire avec plus de liberté et de sérénité d'esprit un +exposé complet de l'affaire, de présenter, d'expliquer les documents +qui venaient d'être déposés sur le bureau des Chambres. Il n'était +pas indifférent, pour un tel exposé, de prendre les devants sur ceux +qui, à Londres ou à Paris, auraient intérêt à montrer les choses sous +un autre jour. Dès le début de son discours, M. Guizot marqua que +son dessein était, non de réfuter des critiques qui ne s'étaient pas +produites au Luxembourg, mais de faire un «récit simple et complet +des faits», estimant que de ce récit il ressortirait, pour «la +Chambre, pour le pays, pour l'Angleterre et pour l'Europe», que «le +gouvernement français n'avait manqué ni de loyauté ni de prudence». +Reprenant alors les faits depuis 1842, il apporta à la tribune comme +un long chapitre d'histoire diplomatique, admirablement ordonné, avec +nombreuses pièces à l'appui. Tout en se donnant pour but principal de +prouver à la France qu'elle devait être satisfaite, il se préoccupa +aussi de ménager l'amour-propre de l'Angleterre; il voulait en cela +corriger l'effet produit par la parole un peu incisive du duc de +Broglie<a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a><a href="#footnote382" title="Go to footnote 382"><span class="smaller">[382]</span></a>. Parvenu au terme de son exposé, M. Guizot se demanda +quel était, par suite de ces événements, l'état de nos rapports avec +l'Espagne, l'Europe et l'Angleterre. Il rappela qu'en Espagne, malgré +toutes les provocations, les mariages, «librement discutés», avaient +été «accomplis avec une parfaite tranquillité». Il montra qu'en +Europe «aucune des puissances n'avait voulu adhérer aux protestations +du gouvernement anglais». En Angleterre, il reconnut «qu'il y avait +un mécontentement réel, et que nos relations en étaient, dans une +certaine mesure, affectées»; mais il ajouta: «Messieurs, <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> si +nous faisons deux choses, que pour son compte le gouvernement du Roi +est parfaitement décidé à faire, si, d'une part, nous ne changeons +point notre politique générale, politique loyale et amicale envers +l'Angleterre, si nous continuons à vivre, à vouloir vivre en bonne +intelligence avec le gouvernement anglais, et si, d'autre part, nous +nous montrons bien décidés à soutenir convenablement ce que nous +avons fait, à nous abstenir de toute avance, de toute concession +(<i>approbation</i>), si nous tenons à la fois cette double conduite +d'une amitié générale envers l'Angleterre et son gouvernement, et +d'une fermeté bien tranquille dans la position que nous avons prise, +tenez pour certain que le mécontentement anglais s'éteindra. Il +s'éteindra devant la gravité des intérêts supérieurs qui viendront +et qui viennent déjà peser sur les deux pays, et qui sont aussi +bien comptés, compris et sentis à Londres qu'à Paris. (<i>Nouvelle +approbation.</i>) La nation anglaise et son gouvernement ont, l'un +et l'autre, deux grandes qualités: la justice les frappe, et la +nécessité aussi! (<i>On rit.</i>) C'est un pays moral et qui respecte les +droits; c'est un pays sensé et qui accepte les faits irrévocables. +Présentez-vous sous ce double aspect: fermes dans votre droit, fermes +dans le fait accompli, et tenez pour certain que les bonnes relations +se rétabliront entre les deux gouvernements.» (<i>Marques très vives +d'approbation.</i>)</p> + +<p>L'effet fut considérable. Pour sa première apparition à la tribune, +la politique des mariages espagnols y faisait bonne figure. «On +s'accorde à dire, notait sur le moment un observateur exact et +clairvoyant, que la discussion qui vient de se terminer à la Chambre +des pairs est une des plus belles qui aient eu lieu dans cette +Chambre... Dès ce moment, la position de M. Guizot est très forte +et très brillante<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a><a href="#footnote383" title="Go to footnote 383"><span class="smaller">[383]</span></a>.» Le gouvernement ne pouvait cependant se +faire l'illusion que tout fût ainsi fini. Il savait bien qu'au +Palais-Bourbon les choses n'iraient pas aussi facilement. C'est là +que l'attendaient ses adversaires.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> V</h4> + +<p>Avant même que la Chambre des pairs eût fini de discuter son adresse, +la session s'ouvrait, à Londres, le 19 janvier 1847. La reine +d'Angleterre garda, dans son discours, la même réserve que le roi des +Français; elle se borna à dire que «le mariage de l'Infante avait +donné lieu à une correspondance entre son gouvernement et ceux de +France et d'Espagne». Il avait été d'abord question de mentionner le +«dissentiment» survenu; on y avait renoncé. L'intention conciliante +était évidente. Elle se manifesta plus nettement encore dans la +discussion de l'adresse, qui, suivant l'usage, eut lieu le soir +même dans les deux Chambres. Presque tous ceux qui prirent part au +débat,—lords ou <i lang="en">commoners</i>, whigs ou tories, et même des membres +du cabinet, comme le marquis de Lansdowne,—s'appliquèrent à parler +de la France en très bons termes, et exprimèrent le désir de voir +rétablir l'entente cordiale. Lord Palmerston, bien que attaqué par +certains orateurs comme l'auteur du refroidissement survenu, répondit +à peine; on eût dit qu'il ne se sentait pas dans un milieu favorable. +Lord John Russell fut à peu près seul à le défendre, par point +d'honneur plus encore que par conviction. Il semblait que la réaction +pacifique se fît sentir aussi dans le langage des journaux: le +<cite lang="en">Times</cite> conseillait aux Chambres d'éviter toute discussion publique +sur l'affaire des mariages, recommandait au cabinet de ne pas pousser +plus loin ses controverses diplomatiques, et donnait à entendre +que l'opinion ne s'associait pas aux rancunes querelleuses de lord +Palmerston.</p> + +<p>En France, le gouvernement fut charmé et surpris d'une modération +qui dépassait son attente, et qui contrastait singulièrement avec +le ton des précédentes polémiques. Tout en étant fort disposé à +répondre à ces avances, il ne pouvait dissimuler un sourire de +triomphe. «Avez-vous lu les journaux anglais? demandait M. Guizot à +M. Molé. Eh bien! vous <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> voyez qu'on recule<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a><a href="#footnote384" title="Go to footnote 384"><span class="smaller">[384]</span></a>.» M. Désages +écrivait, le 21 janvier, à M. de Jarnac: «Le <em lang="en">royal speech</em> est tout +ce que nous pouvions souhaiter de mieux.» Et, quelques jours après, +voulant rendre compte à notre ambassadeur à Vienne de ce qui s'était +passé à Londres, il lui mandait: «Vous avez pu juger jusqu'à quel +point lord Palmerston est surveillé, contenu, et combien peu le +sentiment public est en définitive porté à lui laisser la bride sur +le col. Je ne prétends pas dire que tous ceux qui le surveillent, le +contiennent et se mettent en travers de ses passions vindicatives, +sont nécessairement de notre avis en tous points sur la question +des mariages; mais j'affirme que tous veulent mettre un signet à +cette affaire et n'entendent pas que, pour une éventualité presque +chimérique, encore moins pour gratifier l'orgueil d'un homme, on +prolonge cet état équivoque des relations des deux pays<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a><a href="#footnote385" title="Go to footnote 385"><span class="smaller">[385]</span></a>.»</p> + +<p>Par contre, grands furent le désappointement et le désarroi des +députés de l'opposition qui avaient cru trouver dans l'irritation +et les menaces de l'Angleterre un moyen de renverser M. Guizot. M. +Greville, qui, étant encore à Paris, avait occasion d'observer de +près ces députés, les comparait à des gens qui «sentent la terre +leur manquer sous les pieds». Il était assailli de leurs plaintes +et de leurs récriminations. «Nous ne pouvons rien dire pour vous +dans la Chambre, lui déclarait M. Cousin, quand vous ne paraissez +pas disposés à rien dire pour vous-mêmes.» M. Duvergier de Hauranne +ne lui tenait pas un autre langage. M. de Beaumont lui demandait +ironiquement s'il était vrai que les Anglais «eussent mis bas les +armes». Tout porté qu'il fût personnellement vers la conciliation, +M. Greville était embarrassé de la situation fausse où se mettait le +gouvernement britannique, en faisant ainsi faux bond à ses alliés de +France et en opérant cette retraite silencieuse après une si bruyante +entrée en campagne. Naturellement M. Thiers n'était pas celui qui +se plaignait le moins <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> haut. «Il est maussade comme un ours, +notait encore M. Greville; il sait que son alliance avec l'ambassade +anglaise ne lui a fait aucun bien, et il se rend compte maintenant +qu'il ne pourra probablement pas s'en servir pour faire du mal à +quelque autre<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a><a href="#footnote386" title="Go to footnote 386"><span class="smaller">[386]</span></a>.» Toutefois, le chef de l'opposition française ne +voulut pas abandonner la partie sans faire un nouvel appel à lord +Palmerston. Prenant donc un ton dégagé qui voilait mal l'amertume de +son dépit, et qui d'ailleurs était habilement calculé pour piquer au +jeu le ministre anglais, il écrivit à M. Panizzi, le 24 janvier<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a><a href="#footnote387" title="Go to footnote 387"><span class="smaller">[387]</span></a>: +«Les discours de votre tribune ont produit ici un effet singulier. +Le sentiment de tout le monde, c'est que tout est fini: on va +jusqu'à dire que vous n'aurez pas de discussion, à votre tribune, +sur l'affaire des mariages. Je vous prie de me dire ce qu'il en est, +et de me le dire par le retour du courrier. Nous passerions pour des +boutefeux, et, ce qui est pire, nous le serions, si, la querelle +s'apaisant, nous venions la ranimer... Je reprochais surtout à nos +ministres d'avoir rompu l'alliance avec les whigs, pour la misérable +affaire des mariages. Si cette sotte affaire ne nous a pas brouillés, +ce dont je m'applaudis fort, notre grief est sans valeur, et il +serait ridicule d'attaquer M. Guizot pour une telle chose... Pour +moi qui trouvais la situation difficile, vu la tournure des choses, +je serai charmé d'être dispensé de me mêler à cette discussion.»</p> + +<p>M. Thiers pouvait se rassurer; lord Palmerston n'avait aucune envie +de désarmer. Si la pression de l'opinion et les exigences de ses +collègues l'avaient contraint de laisser passer, sans y contredire, +les manifestations conciliantes de l'ouverture de la session, il +comptait bien prendre avant peu sa revanche sur les pacifiques. Ce ne +fut pas long. Pour rallumer la bataille, il suffit de la publication +des documents diplomatiques déposés par lui, quelques jours après, +sur le bureau des deux Chambres. Les <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> dépêches ainsi livrées +à la polémique des journaux contenaient toutes les récriminations +dont on avait jugé sage de s'abstenir à la tribune du Parlement. Dans +le choix de ces dépêches, lord Palmerston avait eu soin de ne pas +omettre les plus irritantes, celles qui mettaient le plus directement +en cause la loyauté du gouvernement français; de ce nombre étaient +deux dépêches de lord Normanby, datées du 1<sup>er</sup> et du 25 septembre, +autour desquelles il se fit aussitôt grand bruit. Dans la première, +l'ambassadeur racontait que M. Guizot venait de lui annoncer que les +deux mariages «ne se feraient pas en même temps»; j'ai déjà mentionné +cette réponse, faite de bonne foi, à un moment où notre gouvernement +croyait encore pouvoir échapper à la complète simultanéité<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a><a href="#footnote388" title="Go to footnote 388"><span class="smaller">[388]</span></a>. +La seconde dépêche rendait compte d'un entretien postérieur dans +lequel M. Guizot parlait des deux mariages comme devant être célébrés +ensemble; elle ajoutait que le ministre, interpellé par l'ambassadeur +sur la contradiction existant entre ses deux déclarations, avait eu +une attitude assez piteuse, essayant d'abord de nier sa première +réponse, ensuite de l'expliquer par ce fait que, dans la cérémonie, +la Reine devait être en effet mariée la première. On verra plus tard +le démenti donné par M. Guizot à cette dépêche qui, contrairement +à tous les usages, n'avait pas été préalablement communiquée au +ministre dont elle prétendait rapporter les paroles.</p> + +<p>La publication du <cite lang="en">Blue book</cite>, et tout particulièrement des deux +dépêches de lord Normanby, fut, pour les journaux de lord Palmerston, +et immédiatement après pour ceux de M. Thiers, une occasion de +reprendre avec une passion ravivée l'accusation de déloyauté déjà +portée contre le gouvernement français. Notre opposition, naguère +déconcertée et sur le point de battre en retraite, retrouva ardeur +et confiance. Il fallait voir avec quel geste de confusion indignée +le <cite>Constitutionnel</cite> affectait de se voiler la face à la vue d'un +ministre français pris en flagrant délit de fourberie; nos feuilles +de gauche proclamaient que, du <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> commencement à la fin de +cette affaire, M. Guizot avait toujours «rusé», «menti», et on le +traitait couramment de Scapin et de Bilboquet; la conclusion était +que, pour dégager l'honneur de la France et rétablir les bons +rapports avec l'Angleterre, il fallait, sans une minute de retard, +changer de ministère. Comme toujours, c'était M. Thiers qui menait +l'attaque; chez lui, plus aucune trace du découragement qui avait +inspiré sa dernière lettre à M. Panizzi. Rencontrant M. Greville +à l'ambassade anglaise, qui devenait de plus en plus le quartier +général de l'opposition, il lui parla sur un ton singulièrement +animé. «Il me reprocha, raconte M. Greville, d'ajouter foi à tout +ce que me disait Mme de Lieven, déclarant que j'étais <em>une éponge +trempée dans le liquide de Mme de Lieven</em><a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a><a href="#footnote389" title="Go to footnote 389"><span class="smaller">[389]</span></a>, et essaya, de son +mieux, de me persuader que Guizot était faible, que sa majorité ne +valait pas un fétu, et que le Roi pouvait et devait se débarrasser +de lui aussitôt qu'il se trouverait lui-même dans une sorte de +danger.—Conseillez à Palmerston, ajouta-t-il, de dire beaucoup de +bien de la France et beaucoup de mal de M. Guizot.—Je répondis que +je lui donnerais la moitié de l'avis, et pas l'autre.» M. Greville +sortit de cet entretien, complètement édifié sur les sentiments de +son interlocuteur. «Il ne pense, disait-il, qu'à faire du mal, à +satisfaire sa propre passion et ses ressentiments<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a><a href="#footnote390" title="Go to footnote 390"><span class="smaller">[390]</span></a>.» M. Thiers +écrivait de son côté à M. Panizzi: «Je ne sais ce que M. Greville +est venu faire ici, mais il a fini par m'être très suspect. Je l'ai +un peu raillé le jour de son départ, et il en est très piqué. Il a +passé sa vie chez Mme de Lieven, chez M. Guizot, et il tenait ici le +langage d'un pur <em>Guizotin</em>... Je crois franchement qu'il n'est pas +bien sûr et qu'il avait quelque commission particulière, je ne sais +pour qui, mais qui n'irait pas dans le sens de vieux révolutionnaires +comme vous et moi<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a><a href="#footnote391" title="Go to footnote 391"><span class="smaller">[391]</span></a>.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> Naturellement M. Guizot ne pouvait voir avec indifférence +la reprise d'attaques et d'injures dont la distribution du <cite lang="en">Blue +book</cite> avait donné le signal. Il fut particulièrement blessé de la +publication des deux dépêches de lord Normanby. Ainsi était effacée +dans son esprit l'impression favorable qu'avaient produite les +premiers débats du Parlement anglais. S'étant, lui aussi, rencontré +avec M. Greville, il ne lui dissimula pas que toute conciliation +était rendue impossible par les procédés de lord Normanby et par +les sentiments de lord Palmerston; il ne contestait pas les bonnes +dispositions de quelques autres membres du cabinet whig, mais elles +lui paraissaient de peu d'importance tant que ne changeraient +pas celles du ministre qui dirigeait en maître la diplomatie +britannique<a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a><a href="#footnote392" title="Go to footnote 392"><span class="smaller">[392]</span></a>. M. Greville n'avait pas grand'chose à répondre. +Force lui était de s'avouer que la pacification rêvée par lui +était plus éloignée que jamais. Il quitta Paris, dans les derniers +jours de janvier, triste et découragé. «Ainsi finit ma <em>mission</em>, +notait-il sur son journal au moment de se rembarquer, et il me +reste seulement à faire le rapport le plus véridique de l'état des +affaires en France, à ceux à qui il importe le plus de le connaître; +mais alors il leur sera très difficile d'adopter un parti décisif et +satisfaisant<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a><a href="#footnote393" title="Go to footnote 393"><span class="smaller">[393]</span></a>.»</p> + +<h4>VI</h4> + +<p>La discussion de l'adresse à la Chambre des députés s'ouvrit le +1<sup>er</sup> février 1847 et dura jusqu'au 12. Une escarmouche sur +l'affaire de Cracovie, une bataille sur les mariages espagnols, +telles furent les parties saillantes de cette discussion. Au sujet de +Cracovie, le discours du trône s'était borné à dire avec une sobriété +voulue: «Un événement inattendu a altéré l'état de choses fondé en +Europe par le dernier traité de Vienne. La <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> république de +Cracovie, État indépendant et neutre, a été incorporée à l'empire +d'Autriche. J'ai protesté contre cette infraction aux traités.» Le +projet d'adresse, un peu moins bref, ajoutait, en s'inspirant d'une +idée indiquée dans la note que M. Guizot avait naguère adressée +aux trois cours<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a><a href="#footnote394" title="Go to footnote 394"><span class="smaller">[394]</span></a>: «La France veut sincèrement le respect de +l'indépendance des États et le maintien des engagements dont aucune +puissance ne peut s'affranchir sans en affranchir les autres»; il +félicitait en outre le gouvernement d'avoir «répondu à la juste +émotion de la conscience publique, en protestant contre cette +violation des traités, nouvelle atteinte à l'antique nationalité +polonaise». Ce fut M. Odilon Barrot qui parla au nom de l'opposition. +Que voulait-il au juste? Il serait malaisé de préciser à quoi +concluaient ses phrases contre les traités de 1815 et en faveur des +nationalités. M. Guizot, dans sa réponse, fut au contraire très +net. «Le gouvernement du Roi, dit-il, a vu dans la destruction de +la république de Cracovie un fait contraire au droit européen; il a +protesté contre le fait, qu'il a qualifié selon sa pensée. Il en a +pris acte afin que, dans l'avenir, s'il y avait lieu, la France pût +en tenir le compte que lui conseilleraient ses intérêts légitimes +et bien entendus... Mais, en même temps qu'il protestait, le +gouvernement du Roi n'a pas considéré l'événement de Cracovie comme +un cas de guerre. Et là où le gouvernement du Roi ne voit pas un cas +de guerre, il ne tient pas le langage, il ne fait pas le bruit, il +ne prend pas l'attitude de la guerre; il trouve qu'il n'y aurait à +cela ni dignité, ni sûreté. Savez-vous quel est le vrai secret de la +politique? C'est la mesure; c'est de faire à chaque chose sa juste +part, à chaque événement sa vraie place, de ne pas grossir les faits +outre mesure, pour grossir d'abord sa voix et ensuite ses actes au +delà du juste et du vrai... Voici encore pourquoi, indépendamment +de cette décisive raison que je viens d'indiquer, voici pourquoi +nous avons agi comme nous l'avons fait. Nous n'avons pas cru que le +moment où nous protestions <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> contre une infraction aux traités +fût le moment de proclamer le mépris des traités; nous n'avons pus +cru qu'il nous convînt, qu'il convînt à la moralité de la France, à +la moralité de son gouvernement, de dire, à l'instant où il s'élevait +contre une infraction aux traités: Nous ne reconnaissons plus de +traités.» Le ministre montrait à la Chambre que toute autre conduite +eût amené «de nouveau, en Europe, l'union de quatre puissances contre +une». «Le jour, ajoutait-il, où nous croirions que la dignité et +l'intérêt du pays le commandent, nous ne reculerions pas plus que +d'autres devant une telle situation; mais nous sommes convaincus que +l'événement de Cracovie n'était pas un motif suffisant pour laisser +une telle situation se former en Europe.» La Chambre applaudit à ce +langage aussi ferme que sensé, et la gauche n'osa même pas proposer +d'amendement.</p> + +<p>Sur les mariages espagnols, l'opposition, naguère si passionnée +dans la presse, se montra tout d'abord assez hésitante; on eût +dit qu'elle éprouvait quelque embarras à répéter à la tribune ce +qu'elle avait écrit dans les journaux. Quand, dans la séance du 2 +février, la discussion s'ouvrit sur le paragraphe relatif à cette +affaire, M. Crémieux se trouva à peu près seul à attaquer les +mariages. Les hommes considérables, M. Thiers notamment, se turent. +Il n'appartenait pas à M. Guizot d'engager lui-même un combat auquel +l'opposition se dérobait, d'autant qu'il avait dit le nécessaire +dans la discussion de la Chambre des pairs<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a><a href="#footnote395" title="Go to footnote 395"><span class="smaller">[395]</span></a>. Il se borna donc à +quelques mots dans lesquels, rappelant la modération, la réserve, +la bienveillance pour la France qui venaient de se manifester au +Parlement anglais, il se montrait désireux de s'associer à cet esprit +de conciliation; sans doute, ajoutait-il, s'il y avait été obligé, il +se serait défendu; mais, sa politique n'ayant pas été sérieusement +<span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> attaquée, il croyait répondre aux sentiments exprimés à +Londres, en s'abstenant pour le moment de toute discussion. Sur cette +déclaration, le paragraphe fut voté sans difficulté. La Chambre se +trouva ensuite en présence d'un paragraphe additionnel, proposé par +MM. Billault et Dufaure: c'était la manifestation du nouveau tiers +parti qui prétendait faire la leçon à la fois à M. Thiers et à M. +Guizot, se séparait du premier en approuvant les mariages, mais ne +témoignait pas confiance dans la fermeté du second. Cet amendement, +soutenu par ses deux auteurs et par M. de Tocqueville, repoussé avec +un laconisme dédaigneux, d'un côté par M. Guizot, de l'autre par M. +Odilon Barrot, ne réunit au vote que 28 voix sur 270. Un échec si +complet fit sourire la galerie. «Ils ont voulu faire de l'équilibre, +disait le <cite>Journal des Débats</cite>, être de l'opposition et de la +majorité, garder un pied sur la rive droite et un pied sur la rive +gauche, ce qui est une attitude très difficile quand on n'est pas le +colosse de Rhodes.»</p> + +<p>Le gouvernement s'était-il donc débarrassé à si peu de frais de +l'opposition contre les mariages espagnols? C'eût été trop beau. En +sortant de cette séance du 2 février, M. Thiers avait conscience +de n'y avoir pas fait brillante figure. Vainement ses journaux +prétendaient-ils, le lendemain matin, que M. Guizot avait «demandé +grâce» et «imploré le silence»; le public ne s'y laissait pas +prendre: il voyait bien qui avait reculé devant le débat, et un +observateur pouvait noter sur son journal intime: «L'opposition est +en pleine déroute; en gardant le silence, elle avoue implicitement +l'imprudence et l'impopularité de la politique qu'elle a suivie par +rapport aux mariages espagnols; jamais, depuis 1830, elle n'avait +paru à ce point déconcertée et anéantie<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a><a href="#footnote396" title="Go to footnote 396"><span class="smaller">[396]</span></a>.» M. Thiers crut donc +nécessaire de tenter quelque chose, dans la séance du 3 février, +afin d'atténuer cette impression. Il prit la parole pour déclarer +que, s'il s'était abstenu jusqu'alors, c'était que le ministre des +affaires étrangères lui avait paru désirer le silence dans l'intérêt +du pays; mais ne voulant, <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> disait-il, laisser aucune +équivoque sur la question de savoir à qui incombait la responsabilité +de ce silence, il demandait au gouvernement de dire nettement s'il +acceptait ou refusait la discussion. M. Guizot répondit aussitôt que +le ministère ne refusait pas la discussion; tant qu'il ne s'était +pas vu attaqué sérieusement, il avait cru qu'il y aurait avantage à +imiter la réserve du Parlement anglais; si aujourd'hui l'on voulait +recommencer le débat, il l'accepterait; mais ce n'était pas à lui à +prendre l'initiative; il ne pouvait avoir qu'à se défendre. Sur ce, +M, Thiers annonça qu'il parlerait, et rendez-vous fut pris pour le +lendemain.</p> + +<p>M. Thiers n'apporta pas, à la tribune, la contradiction absolue, +l'attaque à fond, la réprobation véhémente et indignée qu'eussent pu +faire prévoir la polémique de ses journaux et ce que nous savons de +ses sentiments intimes. Évidemment, il était contenu par l'état de +l'esprit public. Quand il en vint à préciser les points où il eût +voulu une politique différente de celle qui avait été suivie, on +fut surpris de voir que ces points n'étaient, en somme, ni les plus +nombreux ni les plus considérables, et que souvent la dissidence se +réduisait à peu de chose. Il commença par reconnaître qu'il avait +été bon de marier la Reine avec don François d'Assise et d'écarter +le prince de Cobourg. Sa critique porta uniquement sur le mariage +du duc de Montpensier; il ne contestait pas que ce mariage fût +«désirable» sous plusieurs rapports, mais, selon lui, on s'était, +sans nécessité, trop pressé de l'accomplir, et cette précipitation +avait fait manquer à ce qui était dû à l'Angleterre. Pour établir +cette thèse, il exposa les faits à sa façon, niant que le ministère +whig eût été moins fidèle que le ministère tory aux engagements pris +à Eu, affirmant même que le premier avait fait plus encore que le +second pour empêcher le mariage Cobourg. Il appuya aussi sur les +révélations faites par les deux dépêches de lord Normanby du 1<sup>er</sup> +et du 25 septembre 1840, et sur les déclarations contradictoires que +M. Guizot aurait faites à ces deux dates. Et pourquoi, demandait-il, +tous ces mauvais procédés dont la conséquence <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> avait été la +rupture de l'alliance anglaise? Pour faire un mariage qui ne valait +certes pas d'être payé si cher. L'orateur estimait qu'en attachant +tant d'importance à cette question matrimoniale, le gouvernement +avait commis une sorte d'anachronisme: aujourd'hui, ce n'était plus +par un lien de parenté royale que la politique française pouvait +agir efficacement en Espagne, c'était par le lien d'une révolution +commune. Parlant à ce propos du rôle de la France en Europe, M. +Thiers revendiquait pour son pays l'honneur de protéger partout la +liberté en péril, les nationalités menacées. Pour une telle œuvre, +l'alliance anglaise lui était utile. En rompant cette alliance au +moment où le pouvoir passait aux mains des whigs, dont l'esprit +libéral déplaisait aux puissances absolutistes, notre gouvernement +avait révélé ses penchants réactionnaires. Ce qu'il nous en coûtait, +on l'avait vu tout de suite dans l'affaire de Cracovie. Mais Cracovie +n'était qu'un point dans l'espace. M. Thiers montrait alors, dans +un brillant tableau, l'Italie qui se réveillait à la parole de Pie +IX, la Suisse en état de guerre civile, l'Allemagne en fermentation +constitutionnelle; il indiquait de quel appui serait, sur tous ces +théâtres, pour la cause de la liberté, l'union de la France et de +l'Angleterre. «Méconnaissez, s'écriait-il, l'événement de Cracovie; +Cracovie était bien petite, quoiqu'elle ait la grandeur du droit; +méconnaissez l'événement de Cracovie; mais avez-vous donc méconnu +l'état du monde?»</p> + +<p>M. Guizot prit la parole, le lendemain, 5 février: «Y a-t-il eu +nécessité de faire ce qu'on a fait et au moment où on l'a fait? +Y a-t-il eu loyauté dans la manière dont on l'a fait?» Telle +était la double question qui lui paraissait posée par le débat. +Il y répondait oui sans hésiter, et il entreprit de justifier +sa réponse en recommençant, avec nombreuses pièces à l'appui, +l'histoire des négociations auxquelles avait donné lieu l'affaire +des mariages. Cela fait,—et ce fut de beaucoup la partie la plus +étendue de son discours,—il aborda ce qu'il appelait «la question +des conséquences de l'acte, la question de la situation politique +que l'acte nous avait faite». Il ne contestait <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> pas «la +gravité de cette situation», mais ne voulait pas qu'on l'exagérât. +En tout cas, il estimait que le moyen le plus sûr d'écarter tous +les dangers était que la politique française restât «conservatrice, +pacifique, dévouée à l'ordre européen». Ainsi obtiendrait-on que les +puissances persistassent à refuser leur adhésion aux protestations +de l'Angleterre. Arrivé au terme de sa longue démonstration, M. +Guizot concluait, la tête haute et sur un ton de fierté victorieuse: +«L'affaire des mariages espagnols est la première grande chose que +nous ayons faite seuls, complètement seuls, en Europe, depuis 1830. +L'Europe spectatrice, l'Europe impartiale en a porté ce jugement. +Soyez sûrs que cet événement nous a affermis en Espagne et grandis +en Europe.» Et, dominant les murmures de l'opposition, il faisait +honneur de ce succès à la politique d'ordre et de conservation. «Nous +maintenons, s'écriait-il, que cette politique a grandi, fortifié, +honoré la France en Europe, qu'elle lui a donné plus de poids, plus +de crédit; et nous maintenons que si cette politique n'avait pas +été suivie, vous n'auriez pas été en état de résoudre vous-mêmes, +en Espagne, la question qui s'est présentée, et qu'elle aurait été +résolue contre vous au lieu de l'être pour vous.»</p> + +<p>M. Guizot descendit de la tribune au milieu des acclamations de +la majorité. Celle-ci ne lui savait pas seulement gré d'avoir +vigoureusement réfuté les opposants; c'était aussi pour elle une +satisfaction nouvelle, en face de ceux qui l'avaient si souvent +accusée de platitude envers le cabinet de Londres, de voir la fermeté +avec laquelle son chef faisait tête à lord Palmerston<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a><a href="#footnote397" title="Go to footnote 397"><span class="smaller">[397]</span></a>. M. Guizot, +en effet, sans oublier que sa voix portait jusqu'en Angleterre, avait +dit hardiment, sur les procédés de la diplomatie britannique, tout ce +qui lui avait paru nécessaire à sa propre justification. Quelques-uns +même de ses auditeurs, peu braves de leur naturel, n'avaient pas été +parfois sans <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> trembler, en le voyant se mouvoir avec cette +allure résolue, sur un terrain si périlleux; mais on pouvait se fier +à l'habileté de l'orateur: admirablement maître de sa pensée et de +sa parole, il avait mesuré d'avance jusqu'où il pouvait aller, et +n'avait pas dépassé la limite qu'il s'était fixée. Le vote à mains +levées donna une grande majorité au ministère. L'opposition, se +sentant battue, n'avait pas osé demander le scrutin. Quelques jours +après, l'ensemble de l'adresse fut voté par 248 voix contre 84. Le +ministère ne s'était pas encore vu à la tête d'une majorité aussi +nombreuse et aussi décidée.</p> + +<p>L'opposition, qui sentait toute l'étendue de son échec, maugréait +plus ou moins contre M. Thiers, auquel elle reprochait d'avoir voulu +engager le combat sur un terrain aussi défavorable que celui des +mariages espagnols. Le désappointement ne devait pas être moins vif +à l'ambassade anglaise et au <i lang="en">Foreign office</i>. On y avait cru que la +discussion entraînerait la chute du ministère; or, il se trouvait au +contraire qu'elle avait tout à fait tourné à son avantage. M. Guizot +se plaisait à mettre en lumière la déception de ses adversaires. +«Voici, écrivait-il à ses agents près les cours de Vienne et de +Berlin, l'erreur du cabinet anglais depuis six mois. Il a compté sur +l'intimidation du Roi, des Chambres, du public. Il a espéré d'abord +que le mariage Montpensier ne se ferait pas; puis, le mariage fait, +qu'on ferait des concessions sur les choses, que la duchesse de +Montpensier renoncerait à ses droits; puis qu'à défaut de concessions +sur les choses, on en ferait sur les personnes, que M. Guizot serait +sacrifié. De Paris, on a successivement écrit et promis tout cela à +Londres. Cabinet anglais et opposition française ont l'un et l'autre +mis tout leur jeu sur cette carte de l'intimidation à tous les degrés +et sous toutes les formes. Ils se sont trompés<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a><a href="#footnote398" title="Go to footnote 398"><span class="smaller">[398]</span></a>.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> M. Thiers, craignant évidemment que lord Palmerston ne +fût ainsi découragé de l'alliance contractée avec lui, s'empressa +d'écrire à M. Panizzi; il lui affirma, en dépit des votes émis; que +«l'immense majorité de la Chambre des députés déplorait la conduite +de M. Guizot», qu'elle lui «reprochait son imprudente morgue et +l'aveuglement avec lequel il s'était jeté dans le débat», et surtout +il tâcha toujours de faire croire au gouvernement anglais qu'en +poussant vigoureusement son attaque, il déterminerait Louis-Philippe +à abandonner son ministre. «Le Roi, écrivait-il, est devenu fort +douteux pour M. Guizot... Je suis certain de ce que je vous dis +ici. Des confidences très sûrement informées ne m'ont laissé aucun +doute à cet égard. Avant-hier, j'ai pu me convaincre d'un changement +notable, par mes propres yeux. J'étais invité au spectacle de la +cour avec sept ou huit cents personnes, par conséquent sans faveur +aucune; mais j'ai reçu un accueil qu'on ne m'avait pas fait depuis +bien des années, et c'est toujours ainsi quand on commence à +s'ébranler<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a><a href="#footnote399" title="Go to footnote 399"><span class="smaller">[399]</span></a>.» Toutefois, lord Palmerston se lassait de prendre +au sérieux ces assurances toujours démenties par l'événement. Il se +rendait compte que le ministère était beaucoup plus solide que M. +Thiers ne le disait. «Je crois M. Guizot aussi fort que jamais», +écrivait-il peu après à lord Normanby<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a><a href="#footnote400" title="Go to footnote 400"><span class="smaller">[400]</span></a>. À partir de cette époque, +sans aucunement désarmer à l'égard du gouvernement français, il se +montra beaucoup moins occupé de lier partie avec notre opposition. +D'ailleurs, s'il eût trouvé un certain plaisir de vengeance à jeter +par terre un ministre qui l'avait mortifié, et si, par ce motif, il +avait associé volontiers ses ressentiments à ceux de M. Thiers, il +ne consentait nullement à regarder l'avènement de ce dernier comme +une satisfaction qui dût effacer ses griefs, dissiper ses méfiances +et mettre fin au conflit: en réalité ce n'était pas à tel ministre, +mais à la France qu'il en voulait. «Je ne vois <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> vraiment +pas, écrivait-il encore à lord Normanby, ce que nous gagnerions à +un changement de cabinet en France. Nous pourrions avoir quelqu'un +avec qui il serait plus agréable de traiter, à la parole duquel nous +croirions davantage; mais le successeur, quel qu'il fût, serait dans +son cœur aussi hostile à l'Angleterre; peut-être même jugerait-il +plus nécessaire d'être raide, pour qu'on ne le crût pas moins disposé +que M. Guizot à nous braver,—nous devrions plutôt dire à nous +tromper,—dans ce qui regarde le mariage espagnol<a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a><a href="#footnote401" title="Go to footnote 401"><span class="smaller">[401]</span></a>.»</p> + +<h4>VII</h4> + +<p>J'ai déjà eu plusieurs fois occasion de noter les relations +compromettantes de lord Normanby avec l'opposition française. Pendant +son voyage à Paris, au mois de janvier 1847, M. Greville avait +essayé, sans succès, de lui faire comprendre l'incorrection et le +danger de sa conduite<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a><a href="#footnote402" title="Go to footnote 402"><span class="smaller">[402]</span></a>. «Je laisse l'ambassade dans une situation +pénible et fâcheuse, écrivait-il tristement en se remettant en route +pour l'Angleterre. Normanby semble ne pas se soucier si l'on voit son +intimité avec Thiers, et il n'en a d'aucune sorte avec Guizot... +Thiers, ayant saisi Normanby dans ses griffes, ne le laissera pas +aller aisément, et le ressentiment de Guizot ne sera guère apaisé; +aussi ne vois-je aucune chance que de bons rapports puissent jamais +être rétablis entre eux<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a><a href="#footnote403" title="Go to footnote 403"><span class="smaller">[403]</span></a>.» Il n'y avait pas là seulement, comme +s'en plaignait M. Greville, un obstacle aux conversations cordiales +qui eussent amené une détente; mais, dans une telle situation, +le moindre incident pouvait dégénérer en un conflit aigu entre +l'ambassadeur et le ministre. Cet incident naquit de la discussion de +l'adresse.</p> + +<p>On se rappelle comment lord Palmerston avait publié dans <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> +son <cite lang="en">Blue book</cite> deux dépêches de lord Normanby, rapportant deux +conversations de M. Guizot, du 1<sup>er</sup> et du 25 septembre: dans l'une +de ces dépêches, le ministre présentait le mariage de la Reine et +celui de l'Infante comme ne devant pas se faire «en même temps»; +dans l'autre, il avouait leur simultanéité, et, interpellé sur la +déclaration contraire faite par lui précédemment, il s'en montrait +fort embarrassé, essayait d'abord de la nier, puis prétendait +l'expliquer en disant qu'en effet, dans la cérémonie, la Reine serait +mariée la première. On n'a pas oublié non plus les accusations +portées à ce propos, à Londres comme à Paris, contre M. Guizot. +Celui-ci crut devoir y répondre dans son grand discours du 5 février. +Il ne contesta aucunement avoir annoncé, le 1<sup>er</sup> septembre, à +lord Normanby, que les mariages ne se feraient pas en même temps. +«J'étais bien en droit de le dire, ajoutait-il;... car non seulement +il n'était pas du tout décidé que les deux mariages se feraient +simultanément; mais nous nous opposions encore, à ce moment, à la +simultanéité.» Le ministre raconta ensuite comment, quelques jours +plus tard, le 4 septembre, le gouvernement français avait été amené, +par les exigences de l'Espagne, à consentir cette simultanéité. +«Je n'en ai pas averti l'ambassadeur d'Angleterre, continua M. +Guizot, c'est vrai; je n'ai pas cru devoir l'avertir. J'aurais +manqué aux plus simples conseils de la prudence, si, en présence +d'une opposition qu'il m'avait déjà déclarée, j'avais été l'avertir +moi-même du moment où il fallait qu'il agît contre nous.» Quant +à la conversation que lui attribuait la dépêche du 25 septembre, +M. Guizot fit d'abord observer qu'en recevant un ambassadeur et +en répondant à ses questions, il n'entendait pas subir une sorte +d'interrogatoire; qu'il ne devait lui dire que la vérité, mais qu'il +s'expliquait seulement dans la mesure qui convenait à l'intérêt de +son pays et de sa politique. Il rappela ensuite que tout compte rendu +fait par un agent étranger d'une semblable conversation n'avait un +caractère d'authenticité et d'irréfragabilité que s'il était soumis +préalablement à celui dont on rapportait les paroles; que lord +Normanby en <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> avait usé ainsi pour l'entretien du 1<sup>er</sup> +septembre; que, pour celui du 25 septembre, au contraire, cette +communication n'avait pas été faite. Le ministre se croyait donc le +droit de contester que son langage eût été exactement reproduit. +«J'ose dire, déclarait-il, que si M. l'ambassadeur d'Angleterre +m'avait fait l'honneur de me communiquer sa dépêche du 25 septembre, +comme il m'avait communiqué celle du 1<sup>er</sup>, j'aurais parlé autrement +et peut-être mieux qu'il ne m'a fait parler.» Fallait-il s'attendre +qu'après avoir démenti un compte rendu inexact, M. Guizot en +apportât un exact? Non, il ne s'y croyait pas tenu, et il préférait +laisser une certaine obscurité sur une conversation dans laquelle, +dès l'origine, il n'avait évidemment pas voulu ou pu être net. «Un +seul mot, dit-il, sur le fond même de la dépêche. Le 25 septembre, +Messieurs, toute la situation était changée: M. l'ambassadeur +d'Angleterre m'apportait la protestation de son gouvernement contre +le mariage de M. le duc de Montpensier. Cette protestation annonçait +que le gouvernement anglais ferait tout ce qui dépendrait de lui +pour empêcher ce mariage. Je recevais en même temps de Madrid des +nouvelles tout à fait dans le même sens. Un grand effort intérieur +et extérieur était fait contre le mariage, pour l'empêcher. Je me +suis senti, le mot n'a rien de blessant pour personne, je me suis +senti, après avoir reçu cette protestation, en face d'un adversaire, +et je me suis conduit en conséquence, ne disant rien qui ne fût +rigoureusement vrai, mais ne me croyant pas obligé à rien dire qui +nuisît à ma cause ni à mon pays.»</p> + +<p>Lord Normanby n'était pas d'humeur à prendre en patience la leçon qui +venait de lui être donnée. Il y vit une offense publique à relever +immédiatement, et, dès le lendemain, 6 février, il adressa à lord +Palmerston une dépêche rédigée <i>ab irato</i>, dans laquelle il disait: +«Je répète, une fois pour toutes, et dans les termes les plus forts +dont le langage soit susceptible, que le récit donné par moi est +la traduction fidèle et littérale de chaque phrase et de chaque +explication dont M. Guizot s'est servi dans la conversation que nous +<span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> avons eue ensemble.» Lord Palmerston était trop au courant +des usages diplomatiques pour ne pas savoir que lord Normanby s'était +mis dans son tort en ne communiquant pas préalablement sa dépêche à +M. Guizot, et que celui-ci était dans son droit en contestant, non +la sincérité, mais l'exactitude du compte rendu<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a><a href="#footnote404" title="Go to footnote 404"><span class="smaller">[404]</span></a>; il aurait donc +dû calmer son agent. Mais empêcher une mauvaise querelle de naître, +ce n'était ni dans les habitudes, ni surtout dans la disposition +actuelle de lord Palmerston; il aima bien mieux s'y jeter lui-même, +sans se demander ni ce qu'elle valait, ni où elle le conduirait, ni +comment il pourrait en sortir. Il répondit à lord Normanby, le 11 +février: «Milord, votre dépêche du 6 courant m'est parvenue, et, +en réponse à cette communication, j'ai à assurer Votre Excellence +que le gouvernement de Sa Majesté a la plus parfaite confiance dans +l'exactitude de vos rapports, et que rien de ce qui a été dit à la +Chambre des députés, le 5 courant, ne peut en aucune façon ébranler +la conviction du gouvernement de Sa Majesté que le récit, renfermé +dans votre dépêche du 25 septembre dernier, de ce qui s'est passé +dans la conversation entre vous et M. Guizot, est entièrement, +rigoureusement conforme à la vérité.» Le jour même, avant que l'encre +en fût séchée, il déposait cette réponse avec un extrait de la +dépêche de lord Normanby, sur le bureau du Parlement<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a><a href="#footnote405" title="Go to footnote 405"><span class="smaller">[405]</span></a>.</p> + +<p>Quelques heures après, tous les journaux publiaient les deux pièces. +C'était précisément ce qu'avait voulu lord Palmerston. Il trouvait +plaisir à dire tout haut qu'il tenait M. Guizot pour un menteur. +«Le résultat, disait le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, organe du <i lang="en">Foreign +office</i>, est qu'à la face des deux nations, M. Guizot est <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> +regardé dans l'opinion publique comme un imposteur convaincu +d'imposture. C'est une position qui n'est pas nouvelle pour lui +et qu'il peut supporter avec une philosophique indifférence; mais +certes il n'est personne en Angleterre, ayant la prétention d'être +un <i lang="en">gentleman</i>, qui se décidât à la subir, et, s'il le faisait, +il serait certainement frappé d'une déconsidération universelle.» +Suivant leur habitude, les journaux de M. Thiers firent écho à ceux +de lord Palmerston. Le <cite>Constitutionnel</cite> ne fut pas moins ardent +que le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> à accuser M. Guizot «d'avoir abusé, par +de misérables équivoques, la loyauté de l'ambassadeur anglais»; il +proclama que l'honneur de la France était intéressé à désavouer un +ministre «menteur», et surtout il s'appliqua à grossir, à envenimer +l'incident, toujours dans l'espoir d'en faire sortir une crise +ministérielle; soulignant ce qui pouvait irriter de part et d'autre +les amours-propres, il disait à lord Normanby: «Voyez comme M. Guizot +s'est moqué de vous», et à M. Guizot: «Ne vous apercevez-vous pas que +lord Normanby et lord Palmerston vous donnent un injurieux démenti?»</p> + +<p>La prétention de lord Normanby était que satisfaction publique lui +fût donnée par M. Guizot, du haut de la tribune<a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a><a href="#footnote406" title="Go to footnote 406"><span class="smaller">[406]</span></a>. Le <cite lang="en">Morning +Chronicle</cite> invitait ironiquement le ministre français «à rassembler +tout son courage moral» pour faire cette sorte d'amende honorable. +Par cette exigence, on se flattait, ou d'imposer à M. Guizot la +plus mortifiante des humiliations, ou d'obliger Louis-Philippe à se +séparer de lui. Notre ministre, fort ennuyé de cette querelle qui +venait compliquer inutilement une situation déjà si difficile, eût +saisi volontiers toute occasion d'y mettre fin honorablement, et, +si on le lui eût demandé avec politesse, il n'eût certainement pas +refusé de déclarer qu'en contestant l'exactitude du compte rendu, +il n'avait nullement entendu mettre en doute la bonne foi de +l'ambassadeur<a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a><a href="#footnote407" title="Go to footnote 407"><span class="smaller">[407]</span></a>. Mais à une <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> mise en demeure offensante +et tapageuse, il estimait que sa dignité ne lui permettait pas +de répondre. Il garda donc un silence froid. Même attitude dans +la presse ministérielle. Le <cite>Journal des Débats</cite>, sans discuter +avec les feuilles palmerstoniennes, se borna à signaler leurs +emportements et à dénoncer le concours scandaleux que leur donnaient +le <cite>Constitutionnel</cite> et ses pareils.</p> + +<p>Le chef du <i lang="en">Foreign office</i> ne tarda pas à s'apercevoir qu'il n'y +aurait pas moyen de triompher de cette résistance passive de M. +Guizot; il commençait d'ailleurs,—nous l'avons déjà vu,—à se rendre +compte que le ministère français était plus solide que M. Thiers +ne le faisait croire à lord Normanby. Il invita donc ce dernier à +changer de tactique. «Vous avez dit officiellement, lui écrivit-il +le 17 février, que l'insinuation de Guizot n'était pas vraie; nous +avons fait savoir à toute l'Europe que nous vous croyions et que nous +ne le croyions pas. Que nous faut-il de plus?... Cela, nous avions +le pouvoir de le faire. Mais nous n'avons pas le pouvoir de forcer +M. Guizot à des excuses. C'est pourquoi il vaut mieux ne pas nous +exposer, en les demandant, à être obligés de nous retirer avec un +refus. Il n'y a pas de raison pour que vous et lui ne continuiez pas +à faire les affaires ensemble comme par le passé, et la meilleure +ligne à suivre pour vous, c'est de déclarer que la publication des +dernières dépêches et les sentiments unanimes du Parlement sur ce +sujet vous laissent en bonne situation, et que ni votre gouvernement +ni le Parlement ne demandent que leur opinion soit confirmée par +aucun aveu de Guizot<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a><a href="#footnote408" title="Go to footnote 408"><span class="smaller">[408]</span></a>.» En même temps, lord Palmerston informait, +à plusieurs reprises, M. de Sainte-Aulaire, notre ambassadeur à +Londres, qu'il donnait pleinement raison à lord Normanby; que +celui-ci serait maintenu à son poste; que si on lui rendait +impossible de <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> traiter les affaires et si on l'obligeait +ainsi à quitter Paris, il ne serait pas remplacé; que l'ambassade +serait alors gérée par un chargé d'affaires, et que les rapports +diplomatiques seraient mis sur le même pied que ceux de la France et +de la Russie. Il faisait en sorte que cette dernière éventualité ne +fût pas ignorée de Louis-Philippe<a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a><a href="#footnote409" title="Go to footnote 409"><span class="smaller">[409]</span></a>.</p> + +<p>Une telle situation ne pouvait se prolonger sans péril. À Londres +même, les esprits les plus posés estimaient qu'en cet état, «la +moindre difficulté pouvait produire une explosion et amener la +guerre<a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a><a href="#footnote410" title="Go to footnote 410"><span class="smaller">[410]</span></a>». Comment sortir de là ? Il n'y avait pas à compter sur +la sagesse de lord Normanby; mais restaient les chances que devait +nous donner sa maladresse passionnée. Elles ne nous firent pas +défaut. Lady Normanby avait annoncé l'intention de donner un bal le +19 février; dans les bureaux de l'ambassade, on copia, sans y faire +attention, les listes des précédentes réceptions, et l'on adressa par +suite une invitation à M. Guizot. Quand lord Normanby s'en aperçut, +il craignit que cette démarche ne fût regardée comme une sorte +d'avance conciliante à laquelle il n'eût pas voulu se prêter, et il +fit informer M. Guizot que l'invitation lui avait été envoyée par +méprise, ou, comme il disait, «par le <em>mépris</em> de son secrétaire». Ce +ne fut pas tout: sous prétexte de rectifier les récits de certains +journaux, l'ambassadeur fit insérer dans le <cite>Galignani's Messenger</cite> +une note ainsi conçue: «La vérité semble être qu'une invitation +avait été envoyée par erreur à M. Guizot, et que celui-ci en a été +informé; mais il est également vrai, croyons-nous, que M. Guizot en +a été instruit d'une manière indirecte et sans aucune circonstance +pouvant lui donner sujet de s'offenser.» Le scandale fut grand. Le +jour du bal, aucun membre de la cour, du ministère ou de la majorité +des Chambres ne parut à l'ambassade. Par contre, les députés de +l'opposition se donnèrent le mot d'ordre d'y aller, pour témoigner +en faveur de leur allié; on y vit aussi un certain <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> nombre de +légitimistes auxquels lord Normanby, effrayé du vide qui menaçait de +se faire dans ses salons, avait envoyé des invitations à la dernière +heure. Le même soir, il y eut réception au ministère des affaires +étrangères: l'affluence y fut énorme.</p> + +<p>Aux yeux de tous les juges désintéressés, l'ambassadeur d'Angleterre, +par ce dernier incident, avait mis décidément les torts de son côté. +«Sa position est insoutenable en France», écrivait de loin M. de +Metternich<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a><a href="#footnote411" title="Go to footnote 411"><span class="smaller">[411]</span></a>. M. Désages, naguère un peu inquiet du conflit où +se trouvait engagé son ministre, mandait, plus rassuré, à M. de +Jarnac: «En définitive, lord Normanby est aujourd'hui, je crois, +plus embarrassé qu'embarrassant<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a><a href="#footnote412" title="Go to footnote 412"><span class="smaller">[412]</span></a>.» Les Anglais n'étaient pas +les derniers à se rendre compte de la situation mauvaise où s'était +mis leur ambassadeur. Dès l'origine, beaucoup d'entre eux avaient +vu avec déplaisir cette querelle personnelle venant compliquer un +différend politique dont on commençait à être las<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a><a href="#footnote413" title="Go to footnote 413"><span class="smaller">[413]</span></a>. Ce sentiment +devint plus vif encore après la sotte histoire du bal. M. Greville +constatait, le 23 février, que l'impression de dégoût et d'inquiétude +était générale, sauf peut-être chez lord Palmerston. «Rien n'est plus +déplorable que l'état de l'affaire, ajoutait-il, et Normanby semble +entièrement inconscient de la pauvre figure qu'il fait<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a><a href="#footnote414" title="Go to footnote 414"><span class="smaller">[414]</span></a>.» Le +<cite lang="en">Times</cite> exprimait le mécontentement du public.</p> + +<p>Émus de ce mouvement d'opinion, plusieurs des membres du cabinet +britannique commencèrent à sortir un peu de l'inertie qui d'ordinaire +leur faisait laisser le champ libre à lord Palmerston; ils se +préoccupèrent de contenir leur collègue et de mettre au plus vite +fin à la querelle. Mais, pendant qu'ils s'agitaient et tâtonnaient +dans ce dessein, le chef du <i lang="en">Foreign office</i>, sans les consulter, +sans même avertir son premier <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> ministre, lord John Russell, +qui pourtant dînait chez lui le jour même, fit auprès de M. de +Sainte-Aulaire une démarche violente qui aggravait singulièrement +le conflit et qui dépassait ce que lui-même, quelques jours +auparavant, regardait comme possible; il déclara à l'ambassadeur +de France que «si lord Normanby ne recevait pas une réparation +immédiate et satisfaisante, les relations diplomatiques entre +les deux pays seraient interrompues». Lord Clarendon, informé de +ce fait par quelqu'un qui venait de voir M. de Sainte-Aulaire, +alla aussitôt trouver lord John Russell: «Que diriez-vous, lui +demanda-t-il, si Palmerston avisait Sainte-Aulaire qu'à moins d'une +réparation offerte à Normanby, toute relation entre la France et +l'Angleterre cesserait?—Oh! non, dit lord John, il ne ferait pas +cela. Je ne pense pas qu'une telle affaire soit à craindre.—Mais +il l'a fait, dit Clarendon, la communication a eu lieu, et la seule +question est de savoir si Sainte-Aulaire en a ou n'en a pas averti +son gouvernement.» Cette fois, lord John Russell, en dépit de la +confiance qu'il affectait de témoigner à Palmerston, s'alarma. Sans +prendre le temps d'avertir ce dernier, il écrivit instantanément à +M. de Sainte Aulaire, et lui demanda de ne pas transmettre à son +gouvernement la communication qui lui avait été faite. Cet avis +arriva à temps; la dépêche n'était pas encore partie. Lord John +Russell vit ensuite lord Palmerston; lui parla-t-il avec plus de +fermeté qu'à l'ordinaire? ou bien le trouva-t-il plus docile et +plus humble, par conscience de ses torts? toujours est-il que le +chef du <i lang="en">Foreign office</i>, sans paraître se formaliser d'avoir vu sa +communication contremandée en dehors de lui, se soumit, au moins +pour le moment, sauf à reprendre sa politique querelleuse plus tard, +lorsqu'il serait moins surveillé et contenu<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a><a href="#footnote415" title="Go to footnote 415"><span class="smaller">[415]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> Cette nouvelle manière d'être de lord Palmerston se +manifesta dans une lettre qu'il écrivit, le 23 février, à lord +Normanby. «Nous sommes très anxieux, lui mandait-il, d'apprendre +que les différends entre vous et Guizot ont été arrangés d'une +façon ou d'une autre... Le public ici commence à s'inquiéter de +ces affaires. Il ne comprend pas bien l'importance qu'ont à Paris +des choses qui n'en auraient pas autant ici; et il craint que +des différends personnels n'aient une influence fâcheuse sur les +différends nationaux qui les ont produits. Vous savez combien ici le +public est sensitif sur tout sujet qu'il suppose conduire à la guerre... +Un arrangement est donc très souhaitable, et plus que vous ne +pouvez vous en apercevoir à Paris.» Le ministre rappelait à son agent +que, dans un conflit entre un premier ministre et un ambassadeur, ce +dernier est toujours le plus faible. Il ne lui cachait pas d'ailleurs +que tout le monde lui donnait tort dans l'affaire du bal, et que +du moment où l'invitation avait été envoyée, même par erreur, elle +n'aurait pas dû être retirée. «Le seul point, disait-il en terminant, +sur lequel quelque chose comme une réparation soit nécessaire, est +ce que Guizot a dit à la Chambre. À vous parler vrai, cela n'a pas +été regardé ici comme aussi offensant qu'on semble l'avoir considéré +à Paris. Sainte-Aulaire dit que Guizot lui assure n'avoir eu aucune +intention de contester votre véracité. Le meilleur arrangement eût +été qu'il donnât cette assurance à la tribune, en réponse à une +question posée par quelque député. Mais probablement le temps est +passé où cela aurait pu se faire. Ne pourrait-il pas vous le dire +en présence du Roi intervenant comme pacificateur? Il ne déplairait +peut-être pas au Roi de jouer ce rôle. Ou bien Guizot pourrait-il +dire cela au Roi, qui vous le répéterait? Ou bien pourrait-il faire +cette déclaration à Apponyi, avec mission de vous la rapporter? +<span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> Tous ces moyens seraient, je pense, possibles. Mais il est +très désirable que l'affaire soit arrangée<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a><a href="#footnote416" title="Go to footnote 416"><span class="smaller">[416]</span></a>.»</p> + +<p>Une telle lettre, si peu en harmonie avec ce qui lui avait été écrit +jusqu'alors du <i lang="en">Foreign office</i>, était faite pour surprendre et +désappointer lord Normanby. En tout cas, il dut se dire que du moment +où lord Palmerston lui-même voyait ainsi les choses, il n'avait plus +qu'à s'exécuter. Il se résigna donc, fort tristement et la tête +basse, à aller trouver le comte Apponyi, l'informa qu'il était prêt +à prendre envers le ministre français l'initiative d'une démarche de +conciliation et le pria de s'interposer. M. Guizot, de son côté, ne +demandait qu'à mettre fin à cette querelle personnelle; il accueillit +bien ces ouvertures, insistant seulement pour qu'il fût bien établi +que lord Normanby faisait les premiers pas. Suivant un programme +convenu à l'avance, l'ambassadeur d'Angleterre chargea le comte +Apponyi d'exprimer à M. Guizot ses regrets, au sujet de l'invitation +retirée; en réponse, M. Guizot déclara au même intermédiaire n'avoir +point eu l'intention, dans son discours à la Chambre, d'inculper la +bonne foi et la véracité de l'ambassadeur; puis, le 27 février, tous +deux se rencontrèrent chez le comte Apponyi et se serrèrent la main. +«Messieurs, leur dit l'ambassadeur d'Autriche, je suis charmé de vous +voir réunis chez moi, et je vous remercie de la confiance dont vous +m'avez honoré l'un et l'autre.» M. Guizot, se tournant vers lord +Normanby, lui tint ce langage: «Mylord, après ce que M. l'ambassadeur +d'Autriche m'a fait l'honneur de me dire de votre part et ce que je +lui ai répondu, ce qui conviendra le mieux, je pense, à vous comme +à moi, c'est que nous n'en parlions plus.—Certainement», répondit +l'ambassadeur. Ils s'assirent, causèrent du froid, du vent d'est, +des travaux des Chambres, de l'Irlande, des emprunts, du maïs, des +pommes de terre. Au bout de dix minutes, M. Guizot se retira<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a><a href="#footnote417" title="Go to footnote 417"><span class="smaller">[417]</span></a>. +Une note sommaire <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> fit connaître au public les conditions du +rapprochement. Peu de jours après, lord Normanby vint entretenir M. +Guizot de l'affaire de la Plata, et le ministre dîna à l'ambassade. +Les relations étaient rétablies, du moins en apparence.</p> + +<p>À Paris, les amis de M. Guizot trouvèrent, non sans raison, que +l'affaire s'était terminée à son avantage<a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a><a href="#footnote418" title="Go to footnote 418"><span class="smaller">[418]</span></a>. À Londres, on ne +put s'empêcher de remarquer combien la conclusion était différente +des prétentions premières de lord Normanby. «Celui-ci, écrivait +lord Howden, a été comme le mois de mars, arrivant comme un lion et +s'en allant comme un agneau.» M. Greville déclarait que «la fin de +cette triste querelle avait répondu au commencement, et que rien +n'était plus misérable que la réconciliation<a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a><a href="#footnote419" title="Go to footnote 419"><span class="smaller">[419]</span></a>». Lord Normanby +avait conscience de la figure un peu piteuse qu'il faisait; aussi +les lettres qu'il écrivait à Londres étaient-elles pleines de +récriminations contre son gouvernement qui ne l'avait pas soutenu, +contre ses amis «plus que candides», qui s'étaient effarouchés de sa +conduite<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a><a href="#footnote420" title="Go to footnote 420"><span class="smaller">[420]</span></a>. Lord Palmerston tâcha de le consoler. «Je ne suis pas +surpris, lui mandait-il, que vous soyez ennuyé de la <em>candeur</em> de +nos amis communs; mais c'est un mal inséparable de la vie publique... +La tendance des meilleurs amis est toujours de penser qu'on a +trop fait quand il s'élève des difficultés par suite de ce qui a +été fait, ou, au contraire, qu'on a trop peu tenté quand il s'élève +des difficultés par suite de ce qui a été omis... C'est toutefois +le devoir de ceux qui ont charge de diriger un service, de soutenir +leurs collaborateurs au milieu des difficultés auxquelles ils peuvent +être exposés. Et soyez assuré que je ferai toujours ainsi. C'est pour +moi la condition <i lang="la">sine qua non</i> de la coopération qu'on peut attendre +d'hommes d'honneur<a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a><a href="#footnote421" title="Go to footnote 421"><span class="smaller">[421]</span></a>.» Lord Normanby pardonna-t-il à ceux de ses +amis <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> qui l'avaient abandonné? En tout cas, il ne devait +jamais pardonner à M. Guizot l'avantage que celui-ci avait eu sur lui +en cette affaire. Jusqu'à la révolution de Février, il restera, plus +que jamais, en connivence active avec notre opposition, et telle sera +sa conduite que les Anglais pourront l'accuser d'avoir contribué au +renversement de la monarchie de Juillet<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a><a href="#footnote422" title="Go to footnote 422"><span class="smaller">[422]</span></a>.</p> + +<h4>VIII</h4> + +<p>Si occupé que fût lord Palmerston de ce qui se passait en France, et +de la campagne qu'il y menait avec le concours de notre opposition, +il ne perdait pas de vue le reste de l'Europe et ne cessait pas +d'agir auprès des autres puissances. On sait quels efforts il avait +faits, dès le début du conflit, pour mettre dans son jeu l'Autriche, +la Prusse et la Russie. Il les avait d'abord invitées, en septembre +1846, à protester avec lui contre le mariage annoncé et non encore +célébré de l'Infante; le fait accompli, il les avait pressées, +en octobre et novembre, de déclarer, dans un protocole signé à +quatre, que les enfants à naître de cette union seraient déchus de +leurs droits successoraux, à la couronne d'Espagne; chaque fois il +avait échoué. Non découragé par ce double insuccès, il revint à la +charge en janvier 1847. Sa prétention, toujours la même au fond, se +faisait plus modeste dans la forme. Il demandait que chacune des +trois cours lui donnât séparément son avis sur les droits éventuels +des descendants de l'Infante. Cet avis, il l'avait déjà obtenu, +à peu près tel qu'il le désirait, du gouvernement de Berlin, en +octobre 1846. Ne pouvait-on décider les cabinets de Vienne et de +Saint-Pétersbourg à en faire autant? Sans doute, cette demande était +assez anormale; il n'est guère dans l'usage des chancelleries de se +prononcer ainsi, par voie de consultation <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> doctrinale, sur +des hypothèses qui ne se réaliseront peut-être pas. Mais, à entendre +le ministre anglais, cette mesure préventive n'avait pas pour but +de commencer la bataille avant l'heure; elle devait, au contraire, +assurer le maintien de la paix; le gouvernement français, averti +à l'avance des dangers auxquels l'exposerait telle éventualité, +s'arrangerait pour qu'elle ne se réalisât pas. Lord Palmerston +donnait, en outre, à entendre, pour amadouer les trois cours, +qu'elles serviraient par là les intérêts du comte de Montemolin, et +il se répandait en éloges de ce prince, déclarant que, «s'il l'avait +connu plus tôt, il se serait conduit autrement<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a><a href="#footnote423" title="Go to footnote 423"><span class="smaller">[423]</span></a>».</p> + +<p>Comme j'ai déjà eu l'occasion de le faire remarquer, la clef de la +situation était à Vienne. Lord Ponsonby s'y démenait avec un zèle +passionné. En toutes circonstances, il trahissait son animosité +contre la France et ne prenait même pas la peine de la cacher à +notre ambassadeur, le comte de Flahault, bien qu'il fût avec lui en +bons rapports personnels. Ce dernier écrivait à M. Guizot, le 22 +janvier 1847: «Ponsonby me disait l'autre jour que le discours de +la Reine contiendrait un paragraphe fort sévère sur les mariages +espagnols<a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a><a href="#footnote424" title="Go to footnote 424"><span class="smaller">[424]</span></a>, que la guerre était très probable; que, du reste, +lors même que cette difficulté ne se fût pas élevée, il s'en serait +présenté d'autres qui auraient eu les mêmes conséquences; que la +France et l'Angleterre étaient comme deux belles dames qui se +rencontrent dans un salon; elles se font la révérence, se disent +des politesses, mais sont toujours prêtes, à la première occasion, +à se prendre aux cheveux (<i lang="en">pull on another's cap</i>)<a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a><a href="#footnote425" title="Go to footnote 425"><span class="smaller">[425]</span></a>.» En même +temps, pour gagner les bonnes grâces de M. de Metternich, lord +Ponsonby affectait d'entrer dans toutes ses idées, même les plus +rétrogrades<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a><a href="#footnote426" title="Go to footnote 426"><span class="smaller">[426]</span></a>. Le chancelier, visiblement flatté d'être <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> +ainsi courtisé, trouvait toutes sortes de qualités à l'ambassadeur +d'Angleterre<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a><a href="#footnote427" title="Go to footnote 427"><span class="smaller">[427]</span></a>.</p> + +<p>Le gouvernement français, informé du mouvement que se donnait +la diplomatie anglaise à Vienne, ne laissait pas que d'en être +préoccupé<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a><a href="#footnote428" title="Go to footnote 428"><span class="smaller">[428]</span></a>. De son côté, il n'était pas inactif. Il chargeait +M. Giraud, légiste et historien distingué, de faire, sur le <em>Traité +d'Utrecht</em>, un livre qui était la réfutation savante de la thèse +anglaise: ce livre, traduit aussitôt en allemand, fut envoyé aux +diverses chancelleries. Et surtout il ne se lassait pas, dans ses +lettres à M. de Flahault, de développer les idées qu'il lui avait +indiquées dès le début et qu'il savait être de nature à faire le plus +d'impression sur M. de Metternich. «La France, lui écrivait-il, a +besoin que l'Espagne soit pacifiée, monarchique et conservatrice. La +France veut être tranquille de ce côté. À cette condition seulement, +elle peut employer sur d'autres points son influence pour le maintien +des mêmes principes. L'Autriche, surtout, a besoin que la France +continue à soutenir la politique de conservation. Elle a besoin du +concours, de l'action morale de la France, en Italie, en Suisse. +Ressusciter à notre porte, en Espagne, l'état révolutionnaire, +c'est ôter à la France non seulement tout moyen, mais peut-être +toute envie de persévérer ailleurs dans cette politique. Si le +désordre renaît en Espagne, il peut naître <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> en Italie. Est-ce +l'Angleterre qui y portera remède? N'est-ce pas la France, la France +seule, qui le peut et le veut aujourd'hui? Le prince de Metternich +mettra-t-il en jeu le repos de l'Europe, pour servir la rancune de +lord Palmerston?» M. Guizot ajoutait, dans une autre lettre, quelques +semaines plus tard: «Lord Palmerston est voué à la politique remuante +et révolutionnaire. C'est son caractère: c'est aussi sa situation. +Partout ou à peu près partout, il prend l'esprit d'opposition et +de révolution pour point d'appui et pour levier. M. de Metternich +sait, à coup sûr, aussi bien que moi, à quel point, en Portugal, en +Espagne, en Grèce, lord Palmerston est déjà engagé dans ce sens-là . +Nous, au contraire, nous sommes de plus en plus conduits, par nos +intérêts intérieurs et extérieurs bien entendus, à nous appuyer sur +l'esprit d'ordre, de gouvernement régulier et de conservation<a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a><a href="#footnote429" title="Go to footnote 429"><span class="smaller">[429]</span></a>.»</p> + +<p>En présence des événements chaque jour plus graves de Suisse et +d'Italie, de semblables considérations paraissaient décisives à M. +de Metternich. Aussi, tout en témoignant beaucoup d'amitié à lord +Ponsonby, le chancelier ne se laissait-il pas ébranler par ses +instances, ni attirer hors du terrain où il avait pris possession +dès le début. Le 19 janvier 1847, lord Palmerston lui avait demandé, +dans une note officielle, «de vouloir bien s'expliquer sur la valeur +qu'il reconnaissait aux traités de 1713, 1715 et 1725 et à leurs +annexes, et de vouloir bien déclarer si, en vertu de ces différents +actes et en conséquence de son mariage avec le duc de Montpensier, +l'Infante et ses descendants n'avaient pas perdu leurs droits à la +succession de la couronne d'Espagne». M. de Metternich répondit, le +23 janvier, également par une note. Il commençait par y établir «que +l'attitude prise par la Cour impériale prouvait qu'elle reconnaissait +la validité de tous les actes cités dans la note anglaise et +particulièrement de celui qui en est le complément et le moyen +d'exécution, la Pragmatique de Philippe V, établissant, en Espagne, +la succession masculine; que, <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> sans l'abolition de cette +Pragmatique, le mariage de l'Infante avec M. le duc de Montpensier +eût été un événement sans importance; que, quant aux enfants nés de +ce mariage, ils ne pourraient élever de prétentions à la couronne +qu'en vertu du droit paternel ou maternel; que le droit paternel ne +saurait exister, le chef de la branche d'Orléans y ayant renoncé pour +lui et ses descendants; que le droit maternel ne saurait exister +aux yeux des puissances qui n'avaient pas reconnu le testament +de Ferdinand VII, maintenaient la validité de la Pragmatique de +Philippe V et ne reconnaissaient pas par conséquent les droits de +l'Infante<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a><a href="#footnote430" title="Go to footnote 430"><span class="smaller">[430]</span></a>». Cette réponse n'était pas pour satisfaire lord +Palmerston; il ne pouvait s'armer contre nous d'un avis qui tendait à +contester le droit de la reine Isabelle elle-même. Ce qu'il lui eût +fallu, ce n'était pas une déclaration d'incapacité générale fondée +sur l'exclusion de toute succession féminine, mais une déclaration +d'incapacité spéciale fondée, sur le mariage de l'Infante avec le +duc de Montpensier. Sur le moment, le gouvernement français ne +connut ni la note de lord Palmerston, ni la réponse du cabinet de +Vienne. Mais, dans la seconde moitié de février, M. de Metternich, +voulant nous donner «une marque de sa confiance» et un gage de ses +bonnes dispositions, se décida à nous communiquer, «sous le sceau du +secret», les notes échangées; il eut soin de faire ressortir que, par +sa réponse, il avait refusé de se placer sur le terrain où l'appelait +lord Palmerston, qu'il avait «pris position <em>à côté</em> de la question +irritante», et il se dit résolu à «maintenir cette attitude<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a><a href="#footnote431" title="Go to footnote 431"><span class="smaller">[431]</span></a>». +Notre gouvernement n'en demandait pas davantage.</p> + +<p>Lord Ponsonby, cependant, n'abandonnait pas la partie. Sa fiévreuse +activité tenait sans cesse en éveil la diplomatie française, <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> +et celle-ci se demandait parfois s'il ne parviendrait pas à faire +tomber M. de Metternich dans quelque piège. Un jour, par exemple, +vers la fin de février, il vint dire au chancelier: «Auriez-vous +objection à répondre par oui ou par non à la question suivante?» +Et alors, tirant de sa poche un petit papier, il commença à lire: +«Voulez-vous concourir à la déclaration...» Ici, le prince l'arrêta +et lui demanda: «Qu'entendez-vous par <em>déclaration</em>? Est-ce une +déclaration faite en commun ou que chacun fera de son côté?»—«Vous +avez raison, répliqua Ponsonby; effaçons <em>déclaration</em> et mettons +<em>opinion</em>. Partagez-vous l'opinion que les descendants du duc de +Montpensier et de l'Infante n'ont pas de droits à hériter de la +couronne d'Espagne?»—«Oui», répondit le chancelier<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a><a href="#footnote432" title="Go to footnote 432"><span class="smaller">[432]</span></a>. On voit +tout de suite quelle avait été la manœuvre de l'ambassadeur, +en demandant qu'il fût répondu par oui ou par non. Si M. de +Metternich eût motivé son <em>oui</em>, on eût vu qu'il était fondé non +sur la prétendue incapacité que la diplomatie britannique faisait +résulter du mariage avec le duc de Montpensier, mais sur l'exclusion +générale de toute succession féminine; c'est ce qui avait été dit +expressément dans la note du 23 janvier. Le <em>oui</em> non motivé prêtait +à l'équivoque. Quand M. de Metternich raconta cette conversation à +M. de Flahault, celui-ci signala, non sans émotion, le parti que la +diplomatie anglaise pouvait en tirer. Le chancelier le rassura; il +protesta, à plusieurs reprises, qu'il ne se laisserait pas jouer, +que son <em>oui</em> ne changeait rien à l'attitude prise par lui dans la +note du 23 janvier, que, si le cabinet de Londres voulait en abuser, +il lui opposerait un démenti et renouvellerait ses déclarations +antérieures<a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a><a href="#footnote433" title="Go to footnote 433"><span class="smaller">[433]</span></a>. Ces assurances finirent par dissiper entièrement +les inquiétudes, un moment assez vives, de M. de Flahault. «Je +crois, écrivit-il, le 5 mars, à M. Guizot, le prince de Metternich +aujourd'hui décidé à ne pas sortir de l'attitude qu'il a prise +<span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> dans la question espagnole; mais j'ai eu quelques moments +d'anxiété.» Et dans une autre lettre, en date du 9 mars, après avoir +rappelé les rédactions plus «astucieuses» les unes que les autres, +présentées par lord Ponsonby, pour écarter la duchesse de Montpensier +et ses enfants, il ajoutait: «Il faut en convenir, il m'a fait passer +par de rudes moments<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a><a href="#footnote434" title="Go to footnote 434"><span class="smaller">[434]</span></a>.»</p> + +<p>Lord Palmerston fut-il averti des dispositions de M. de Metternich? +Toujours est-il qu'il ne chercha pas à exploiter le <em>oui</em> obtenu par +son ambassadeur. Bien au contraire, il envoya à ce dernier une lettre +où il constatait que décidément le cabinet de Vienne ne voulait +pas se réunir au gouvernement anglais dans l'affaire du mariage; +«s'il en est ainsi, ajoutait-il, non sans dépit, il faudra bien +s'en passer<a id="footnotetag435" name="footnotetag435"></a><a href="#footnote435" title="Go to footnote 435"><span class="smaller">[435]</span></a>». Quelques jours auparavant, il écrivait à lord +Normanby: «Nous devons, je suppose, regarder Metternich comme étant +passé maintenant tout à fait du côté de la France<a id="footnotetag436" name="footnotetag436"></a><a href="#footnote436" title="Go to footnote 436"><span class="smaller">[436]</span></a>.» De son côté, +M. de Metternich était décidé à ne plus accepter de conversations +sur ce sujet. Il écrivait à ce propos, le 19 avril 1847, au comte +Apponyi: «Je sais tirer une ligne entre les questions qui, pour +nous, sont tranchées et celles qui ne le sont pas. Lord Palmerston +voudrait nous engager dans une discussion dont nous ne voulons pas. +Nous avons clairement défini et énoncé notre attitude, et nous +entendons n'y rien changer. Lord Palmerston a dit à lord Ponsonby +<em>qu'avec le cabinet autrichien il n'y a rien à faire; qu'il fallait +donc s'en passer</em>. La question ainsi posée, ce n'est pas à nous qu'il +appartiendrait d'y revenir<a id="footnotetag437" name="footnotetag437"></a><a href="#footnote437" title="Go to footnote 437"><span class="smaller">[437]</span></a>.»</p> + +<p>La diplomatie britannique était-elle plus heureuse à Berlin? Là , +sans doute, on continuait à être mal disposé pour la monarchie de +Juillet; le ministre des affaires étrangères, M. de Canitz, dans ses +conversations, tenait, sur la question espagnole, un langage qui, +trop souvent, était de nature à ne pas nous satisfaire; de Londres +et de Paris, MM. de Bunsen et d'Arnim pressaient <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> plus +vivement que jamais leur gouvernement de s'unir à l'Angleterre<a id="footnotetag438" name="footnotetag438"></a><a href="#footnote438" title="Go to footnote 438"><span class="smaller">[438]</span></a>; +les journaux prussiens étaient fort aigres sur la France; mais, +pas plus qu'en octobre et en novembre, Frédéric-Guillaume IV ne se +décidait à prendre nettement parti. Il eût évidemment moins hésité +à marcher avec l'Angleterre, si l'Autriche se fût déterminée à le +suivre dans cette voie: il essaya de l'entraîner. Le 6 mars 1847, +le baron de Canitz adressa à Vienne une longue communication où il +exprimait, au nom de son maître, le désir non seulement qu'il y +eût une entente parfaite entre les deux cours allemandes, mais que +cette entente fût rendue plus manifeste aux yeux de toute l'Europe; +puis, examinant, à ce point de vue, la conduite à suivre par ces +deux cours envers les autres puissances, il se montrait partial pour +l'Angleterre et peu favorable à la France. M. de Metternich, dans +sa réponse, se proclama non moins désireux de maintenir l'accord de +l'Autriche et de la Prusse: seulement, jetant à son tour un regard +sur les positions prises par les deux puissances occidentales, il +marqua sa préférence pour la France qui lui paraissait actuellement +moins engagée dans la politique révolutionnaire: «Elle soutient, +dit-il en résumé, les principes conservateurs en Suisse, en Italie, +en Espagne, et, sur ces points, c'est avec elle que les trois +puissances de l'Est peuvent s'entendre; l'Angleterre, au contraire, +cherche à y faire prévaloir le radicalisme le plus avancé<a id="footnotetag439" name="footnotetag439"></a><a href="#footnote439" title="Go to footnote 439"><span class="smaller">[439]</span></a>.»</p> + +<p>Avant même d'être informé par M. de Metternich de cette tentative +du cabinet prussien, M. Guizot, impatienté de l'hostilité sourde +qui se perpétuait à Berlin, s'était décidé à y parler plus haut et +plus ferme qu'il n'avait fait jusqu'alors. Il adressa, le 8 mars +1847, au marquis de Dalmatie, une lettre <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> où il appréciait +sévèrement la conduite de la Prusse et expliquait comment cette +conduite obligeait la France à se montrer «réservée et même un +peu froide». «Grâce à Dieu, disait-il, nous avons, dans notre +politique extérieure, les mains assez fortes et assez libres pour +ne nous montrer bienveillants que là où nous rencontrons de la +bienveillance.» Il engageait notre représentant à faire lire cette +lettre à M. de Canitz et même au roi Frédéric-Guillaume<a id="footnotetag440" name="footnotetag440"></a><a href="#footnote440" title="Go to footnote 440"><span class="smaller">[440]</span></a>. +Le ministre prussien, intimidé par ce langage, répondit par une +apologie, en forme d'excuse, de sa conduite passée, et par des +protestations empressées de bon vouloir pour l'avenir: il affirmait +n'avoir pris aucun engagement envers lord Palmerston et être +absolument libre de reconnaître demain la duchesse de Montpensier +si elle était appelée au trône. «Non, ajouta-t-il, nous ne faisons +pas de la politique anglaise. Nous avons donné à Londres notre +avis pur et simple, parce qu'on nous le demandait; mais, quand on +nous a demandé une protestation, nous avons refusé... Loin d'être +malveillants pour la France, notre politique est d'être avec elle en +termes de bonne harmonie et d'amitié.» Et il faisait valoir qu'en ce +moment même, dans les affaires de Grèce, il refusait de marcher avec +l'Angleterre<a id="footnotetag441" name="footnotetag441"></a><a href="#footnote441" title="Go to footnote 441"><span class="smaller">[441]</span></a>. Cette humble réponse n'était pas pour disposer +notre gouvernement à tenir grand compte du cabinet prussien. «Preuve +de plus, écrivait M. Guizot, qu'il convient de parler ferme à Berlin +et même un peu haut, et que cette attitude y fait plus d'effet +que la douceur<a id="footnotetag442" name="footnotetag442"></a><a href="#footnote442" title="Go to footnote 442"><span class="smaller">[442]</span></a>.» En tout cas, il était désormais certain que +Frédéric-Guillaume, retenu par l'Autriche et intimidé par la France, +n'oserait pas prendre ouvertement parti pour l'Angleterre. Aussi, +M. de Metternich, dans cette dépêche déjà citée, du 19 avril, où +il déclarait, pour son compte, ne plus vouloir entendre parler +des propositions de lord Palmerston sur les affaires espagnoles, +ajoutait: «J'ai <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> la conviction que ce sentiment prédomine +aujourd'hui également, à Berlin, sur un moment d'entraînement dont il +faut regarder M. de Bunsen comme ayant été le point de départ et la +cheville ouvrière<a id="footnotetag443" name="footnotetag443"></a><a href="#footnote443" title="Go to footnote 443"><span class="smaller">[443]</span></a>.»</p> + +<p>Quant à la Russie, le cabinet français pouvait être plus tranquille +encore: elle persistait, en dépit des instances de lord Palmerston, +dans son attitude de réserve, attentive à régler sa conduite d'après +celle de l'Autriche. Bien plus, on eût dit qu'elle cherchait +alors à nous être agréable. Au commencement de 1847, par suite de +circonstances qui seront exposées ailleurs, une crise financière et +monétaire assez aiguë sévissait à Paris, et la Banque de France avait +vu sa réserve métallique baisser dans des proportions alarmantes. On +cherchait, sans les trouver toujours, les moyens de remédier à cette +baisse, quand, le 17 mars, l'empereur de Russie fit spontanément +offrir à la Banque, par l'intermédiaire du ministre des affaires +étrangères, d'acheter, au cours moyen de la Bourse du 11 mars, soit à +115 fr. 75, des inscriptions de rente 5 pour 100 pour un capital de +50 millions payables en numéraire. La proposition fut acceptée avec +empressement. Tenue secrète jusqu'au dernier moment, la convention +fit grand bruit quand elle fut connue. L'effet matériel et moral +fut considérable et contribua beaucoup à améliorer la situation +financière de la place de Paris. Sans doute, en agissant ainsi, le +Czar faisait une bonne affaire; il devait bénéficier de la hausse +qu'il contribuait à produire, et de plus la Russie était assurée de +retrouver prochainement, par ses exportations de grains, le numéraire +qu'elle versait à notre Banque. Mais cette opération n'en rendait +pas moins un service signalé à la France, et témoignait d'une grande +confiance dans son crédit. Or, quelque temps auparavant, l'empereur +Nicolas se fût systématiquement refusé à lui rendre ce service +et à lui montrer cette confiance. Il semblait qu'il y eût là une +disposition nouvelle. Les autres cours en furent très surprises. +M. de Metternich ne voulut pas tout d'abord y croire<a id="footnotetag444" name="footnotetag444"></a><a href="#footnote444" title="Go to footnote 444"><span class="smaller">[444]</span></a>. C'était +<span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> surtout pour les cabinets anglais et prussien que cet +incident renfermait une leçon. Notre gouvernement ne manqua pas de +la mettre en lumière. M. Guizot écrivait à ce propos, le 20 mars, au +marquis de Dalmatie: «Il y a de la coquetterie dans l'air, en Europe, +et nous avons quelque droit de dire qu'on en fait envers nous plus +que nous n'en faisons nous-mêmes... Il est bon qu'on voie, à Berlin +et à Londres spécialement, que nous n'avons pas besoin de nous remuer +ni de parler beaucoup, pour qu'on ait envie, ailleurs, d'être bien +avec nous et pour qu'on nous le montre<a id="footnotetag445" name="footnotetag445"></a><a href="#footnote445" title="Go to footnote 445"><span class="smaller">[445]</span></a>.» Quelques jours après, +M. Désages, dans une lettre à M. de Jarnac, notre chargé d'affaires +à Londres, donnait à entendre que si lord Palmerston continuait à +creuser l'abîme entre la France et l'Angleterre, cela pourrait bien +nous amener à nous rapprocher de la Russie; il indiquait que celle-ci +nous faisait, depuis quelque temps, certaines avances. «On compte +trop autour de nous, ajoutait-il, sur la puissance et la durée des +antipathies dans les régions supérieures. Ce qui était absolument +vrai, sous ce rapport, il y a quinze, ou dix, ou même encore cinq +ans, est déjà moins vrai, moins pratiquement vrai aujourd'hui, si +je puis ainsi parler. Le temps marche et modifie plus ou moins +toutes choses en marchant. Dites-moi si l'Europe est aujourd'hui +ce qu'elle était hier. Bien habile, à coup sûr, serait celui qui +pourrait dire ce qu'elle serait demain<a id="footnotetag446" name="footnotetag446"></a><a href="#footnote446" title="Go to footnote 446"><span class="smaller">[446]</span></a>.» Quoi qu'il en fût des +perspectives que faisait entrevoir M. Désages, il était du moins +tout à fait acquis qu'à Saint-Pétersbourg, comme à Vienne et même à +Berlin, on refusait à lord Palmerston le concours qu'il demandait. +La campagne diplomatique que celui-ci venait de poursuivre, avec +tant d'obstination, pour réunir de nouveau l'Europe contre la France +isolée, cette campagne avait définitivement échoué: il n'en devait +plus être question.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> IX</h4> + +<p>L'affaire des mariages espagnols n'a été pour lord Palmerston qu'une +suite de déceptions et de mortifications. Au début, en prenant le +pouvoir, il veut réagir contre les prétendues défaillances de lord +Aberdeen et cherche, par des menées souterraines, à faire prévaloir +à Madrid une solution contraire à la nôtre; au bout de quelques +semaines, il est surpris par la nouvelle de l'accord conclu entre +la France et la cour d'Espagne. Ce premier échec subi, il se flatte +de provoquer assez de troubles, de produire assez d'intimidation, +de susciter assez de difficultés pour empêcher ou tout au moins +retarder le mariage de l'Infante; mais les deux mariages sont +célébrés tranquillement au jour fixé. Dès lors, il aspire à se +venger, d'une part, en obligeant Louis-Philippe et le parlement +français à sacrifier M. Guizot; d'autre part, en décidant les autres +puissances à s'unir à lui contre la France; toujours même insuccès. +Ni Louis-Philippe ni le parlement français ne se laissent effrayer ou +égarer; des débats qui s'engagent, M. Guizot sort plus fort qu'il n'a +jamais été; sa majorité est nombreuse, compacte, pleine d'entrain, +fière de la figure que fait son chef. Quant aux autres puissances, +elles refusent avec persistance de s'associer à la politique +britannique, et témoignent de la confiance que leur inspire le +cabinet de Paris, du désir qu'elles ont de s'entendre avec lui; c'est +le ministre anglais qui leur devient suspect et l'Angleterre qui +est menacée de se trouver isolée. L'impression générale du moment, +au dedans et au dehors, aussi bien chez ceux qui s'en félicitent +que chez ceux qui s'en attristent, est donc que, dans cette grande +partie, lord Palmerston a tout le temps mal joué et qu'il a perdu; +que M. Guizot, au contraire, a bien joué et qu'il a gagné. La France +paraissait avoir pris, contre l'Angleterre, sa revanche de 1840. À +considérer les choses du point de vue de l'histoire, cette <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> +impression se confirme-t-elle? Quel jugement convient-il de porter +aujourd'hui sur la politique suivie par Louis-Philippe et M. Guizot, +dans l'affaire des mariages espagnols?</p> + +<p>D'abord, il est une première question qui peut être considérée comme +résolue, celle de la loyauté. L'accusation de tromperie préméditée et +ambitieuse, portée contre le gouvernement du Roi, ne tient pas debout +devant les faits tels qu'ils sont maintenant connus. Il ne peut plus +être nié que les promesses faites à Eu, relativement à l'époque du +mariage de l'Infante, nous obligeaient seulement dans la mesure où +le cabinet de Londres resterait lui-même fidèle aux engagements qui +étaient la contre-partie des nôtres; que cet accord synallagmatique, +maintenu pendant le ministère de lord Aberdeen, a été rompu par lord +Palmerston aussitôt son avènement, et que notre liberté nous a été +ainsi rendue; il est manifeste également que, loin d'avoir désiré +reprendre cette liberté, nous nous en sommes servis à contre-cœur, +à la dernière extrémité, quand l'Espagne nous y a contraints et quand +nous n'avons plus vu d'autre moyen d'empêcher le succès des menées +britanniques. Notre droit était donc incontestable. Il est seulement +à regretter qu'en en faisant usage, le gouvernement français n'ait +pas mieux prévenu la méprise qui a fait douter sincèrement de sa +bonne foi, à beaucoup d'esprits en Angleterre, particulièrement à la +reine Victoria. Cela ne met plus en cause sa loyauté, mais cela peut, +dans une certaine mesure, mettre en doute son habileté.</p> + +<p>Cette habileté, du reste, a été contestée d'une façon beaucoup plus +générale. À entendre les critiques, toute notre politique, en cette +affaire, aurait reposé sur une grosse erreur; en attachant autant +d'importance à la question de savoir qui épouserait la reine Isabelle +et sa sœur, le gouvernement français aurait méconnu deux grands +changements survenus depuis le dix-huitième siècle: il aurait oublié, +d'abord, que l'Espagne affaiblie était désormais incapable de jouer +un rôle en Europe et d'être pour nous une alliée vraiment secourable; +ensuite, qu'avec le développement et la prépondérance du sentiment +national dans les États modernes, les parentés royales ne pouvaient +<span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> plus avoir la même influence qu'autrefois sur la direction +de la politique. Ne semble-t-il pas, en effet, que les événements +aient donné presque aussitôt une leçon,—leçon d'une ironie +tragique,—à ceux qui croyaient d'un intérêt si capital d'unir par un +nouveau mariage les Bourbons d'Espagne et ceux de France? Dix-huit +mois après la célébration de ce mariage, les Bourbons n'étaient plus +sur le trône de France, et ils n'y sont pas encore remontés. Au bout +de quelques années, ils étaient aussi chassés de Madrid; ils y sont +revenus depuis, mais, par un étrange hasard, leur restauration s'est +trouvée aboutir à la régence d'une archiduchesse d'Autriche. On ne +reproche pas seulement aux mariages espagnols d'avoir été sans profit +pour la France, on leur reproche d'avoir eu des suites fâcheuses; on +soutient qu'ils ont faussé, bouleversé notre politique extérieure, +en brisant l'entente cordiale avec l'Angleterre, en nous exposant +à l'animosité implacable de lord Palmerston, en nous mettant à la +discrétion des cours continentales, et cela à un moment où l'Europe +allait se trouver aux prises avec les problèmes les plus difficiles +et les plus dangereux. Bien plus, en voyant la catastrophe de Février +suivre de si près les mariages, on prétend établir entre les deux +faits quelque chose comme une relation d'effet à cause; il a été, +pendant quelque temps, de langage courant outre-Manche, de montrer +dans la chute de Louis-Philippe la conséquence fatale et le châtiment +mérité de sa conduite en Espagne<a id="footnotetag447" name="footnotetag447"></a><a href="#footnote447" title="Go to footnote 447"><span class="smaller">[447]</span></a>.</p> + +<p>Que faut-il penser de ces critiques? Il est possible que, par +fidélité à certaines traditions et sous l'empire de certains +souvenirs, le gouvernement français se soit un peu exagéré l'avantage +qu'il y avait pour lui à ce que le mari de la Reine et celui de +sa sœur fussent choisis dans telle famille. M. Guizot lui-même +a avoué plus tard, à ce sujet, «qu'il s'était surpris parfois en +flagrant délit d'anachronisme, et mettant à certaines choses, soit +pour les désirer, soit pour les craindre, une importance <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> +qu'elles n'avaient plus<a id="footnotetag448" name="footnotetag448"></a><a href="#footnote448" title="Go to footnote 448"><span class="smaller">[448]</span></a>». Toutefois, ce serait une grosse +erreur de ne voir dans la conduite suivie alors par le gouvernement +français que cette préoccupation matrimoniale. Au fond de sa +politique, il y avait une idée beaucoup plus large, qui, celle-là , +était conforme aux intérêts permanents du pays et que n'avaient +nullement affaiblie les transformations survenues depuis la guerre +de la succession d'Autriche et le Pacte de famille: c'était l'idée +que l'Espagne devait, pour notre sécurité européenne, être notre +alliée et un peu notre cliente, que surtout elle ne pouvait, +sans péril pour nous, être soumise à l'influence de nos ennemis +ou de nos rivaux. Or, n'était-il pas évident que lord Palmerston +prétendait éloigner l'Espagne de la France et la faire passer dans +l'orbite de l'Angleterre? Par l'effet des circonstances, la question +matrimoniale se trouvait être celle où devait se décider ce conflit +d'influences. La France n'eût pu y avoir le dessous, sans que sa +situation dans la Péninsule et même en Europe ne fût atteinte. Ainsi +arrive-t-il souvent, dans la politique extérieure, que certaines +affaires prennent une importance en quelque sorte symbolique, +supérieure à leur importance intrinsèque et réelle. Ajoutons que +l'attention des chancelleries et du public avait été trop appelée +sur les négociations préalables pour que l'amour-propre national ne +fût pas vivement intéressé à leur issue. Qu'on se demande quel cri +se fût élevé en France, si notre gouvernement, moins vigilant et +moins hardi, eût laissé les desseins de lord Palmerston s'accomplir +à Madrid. Sans doute, habitués que nous sommes maintenant à des +luttes où l'existence même de la nation est en jeu, nous comprenons +difficilement l'intérêt qu'on a pu attacher autrefois à des questions +où il ne s'agissait que d'une mesure d'influence. Mais après tout, la +comparaison, si on voulait l'établir, ne serait pas à l'avantage de +l'époque actuelle; nous n'avons sujet ni de nous féliciter ni de nous +enorgueillir du changement qui s'est fait. Tout ce qui vient d'être +dit ne répond-il pas aussi à ceux qui arguent de ce que <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> +la révolution de Février aurait diminué ou annulé après coup les +avantages attendus des mariages espagnols? Bien que Louis-Philippe +ne fût plus sur le trône, il n'importait pas moins à la France de ne +pas rencontrer à Madrid une influence hostile. D'ailleurs, fût-il +prouvé que, sur ce point, comme sur tant d'autres, la catastrophe +de 1848 avait stérilisé la politique suivie jusqu'alors par la +monarchie, le mérite de cette politique n'en saurait être diminué, et +ses entreprises n'en devraient pas moins être jugées en elles-mêmes, +indépendamment de l'accident brutal et inopiné qui est venu les +interrompre.</p> + +<p>Le gouvernement n'avait donc pas eu tort de croire qu'il était de +l'intérêt de la France de ne pas se laisser battre à Madrid par +lord Palmerston. Est-il vrai maintenant que la victoire de notre +diplomatie ait eu pour le pays des conséquences plus fâcheuses encore +que n'aurait eu sa défaite? Parmi ces prétendues conséquences, il en +est une qui peut tout d'abord être écartée sans grande discussion. +Que veulent dire les Anglais, quand ils affirment que Louis-Philippe +est tombé pour avoir fait les mariages espagnols? Veulent-ils dire +que, pour se venger d'un mécompte diplomatique, ils ont eux-mêmes +poussé et aidé les partis révolutionnaires à jeter bas la monarchie +de Juillet? S'il en était ainsi, on ne comprendrait pas qu'ils s'en +vantassent. Quant à un autre lien entre les deux événements, on ne +voit pas quel il pourrait être, à moins que le seul fait de s'être +mis en travers des desseins de l'Angleterre ne soit un de ces crimes +que la Providence se charge de châtier sans retard et qui attirent +la foudre sur la tête des rois. En somme, les écrivains anglais +ont abusé d'un simple rapprochement chronologique. Par contre, je +ne conteste pas que les mariages espagnols aient gravement changé +les conditions de notre politique extérieure. Ils ont amené une +rupture avec l'Angleterre, et une rupture plus profonde que notre +gouvernement ne s'y attendait. Cela sans doute est fâcheux. Mais +ajoutons tout de suite que si la diplomatie britannique fût arrivée +à ses fins, la France, humiliée, irritée, aurait elle-même provoqué +cette rupture; la situation eût été semblable, <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> sauf que +nous aurions eu en plus la mortification d'un échec. En réalité, du +jour où lord Palmerston était revenu au pouvoir, l'entente cordiale +était condamnée à mort. À défaut de ce conflit, il s'en fût élevé +un autre. Si regrettable donc que l'on juge le refroidissement +survenu entre les deux puissances occidentales, il faut y voir un +accident que notre gouvernement n'eût probablement pas pu éviter et +dont les mariages espagnols ont été l'occasion plutôt que la cause. +D'ailleurs, sans méconnaître les inconvénients de ce refroidissement, +il convient de ne pas les exagérer. La France n'était plus réduite +à cette alternative qui avait été si longtemps pour elle la +conséquence de 1830, ou maintenir à tout prix l'alliance anglaise, +ou se trouver seule contre quatre. Les puissances continentales, +l'Autriche surtout, avaient pris confiance en nous et sentaient le +besoin de notre concours. Nous avions retrouvé le libre choix de nos +alliances. Séparés de l'Angleterre, nous ne manquions pas d'amis qui +s'offraient à nous, prêts à nous payer le prix de notre concours, +peut-être même à nous le payer plus cher que ne l'auraient fait nos +voisins d'outre-Manche. C'était pour nous le point de départ d'une +politique nouvelle. Que cette politique dût avoir ses difficultés et +ses dangers, je ne le nie pas; quelle politique en eût été exempte, +en face des questions soulevées en 1847? En tout cas, elle avait sa +grandeur et pouvait avoir ses profits. On la verra se développer, +incomplètement, il est vrai, car elle devait être brusquement et +malheureusement interrompue par la révolution de Février. Mais, dès +aujourd'hui, on peut affirmer, ce me semble, que si les mariages +espagnols ont changé le rôle de la France en Europe, ils ne l'ont pas +diminué.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> CHAPITRE VII<br> +<span class="smcap">LES DERNIÈRES ANNÉES DU GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL BUGEAUD EN ALGÉRIE.</span><br> +<span class="smaller">(1844-1847.)</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille + d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France.—II. + L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait enfumer + des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le Sud. Expédition + en Kabylie.—III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil + de la colonie. Pour lui, «l'armée est tout». Ordonnance du + 15 avril 1845 sur l'administration de l'Algérie.—IV. Le + problème de la colonisation. La crise de 1839. La colonisation + administrative. Villages créés autour d'Alger.—V. La Trappe + de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les premiers évêques + d'Alger.—VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système + est très critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à entraîner + le gouvernement.—VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa + démission. Son voyage en France et son entrevue avec le maréchal + Soult.—VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre + de Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud revient + aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la Dordogne.—IX. + Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et + poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait une + incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le bas Isser. La + Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. Abd el-Kader battu + par le général Gentil et rejeté dans le Sud.—X. Le maréchal + fait poursuivre l'émir dans le désert. Il eût désiré porter la + guerre sur le territoire marocain, mais le gouvernement l'en + empêche. Massacre des prisonniers français dans la deïra. Abd + el-Kader, à bout de forces, est réduit, après sept mois de + campagne, à rentrer au Maroc.—XI. Bugeaud supporte impatiemment + les critiques qui lui viennent de France. Discussion à la + Chambre, en juin 1845. Le maréchal parle de nouveau de donner + sa démission.—XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de + proposer un essai de colonisation militaire. Délivrance des + prisonniers français survivants. Soumission de Bou-Maza.—XIII. + Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion à la + colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville et de + quelques députés en Algérie. La Moricière propose, sur la + colonisation, un système opposé à celui du maréchal.—XIV. + Projet déposé par le gouvernement pour un essai de colonisation + militaire. Il y est fait mauvais accueil. Bugeaud, qui s'en + aperçoit, conduit une dernière expédition en Kabylie et donne + sa démission. Son départ d'Alger. Le gouvernement accepte la + démission du maréchal et retire le projet de colonisation + militaire.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>La victoire d'Isly (14 août 1844) avait encore grandi la <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> +situation du maréchal Bugeaud<a id="footnotetag449" name="footnotetag449"></a><a href="#footnote449" title="Go to footnote 449"><span class="smaller">[449]</span></a>. Tandis que le Roi lui conférait +le titre de duc, les témoignages spontanés de la gratitude et de +l'admiration nationales lui venaient de toutes parts. «Jamais, +écrivait-il à un de ses amis, ivresse de la victoire n'a été plus +prolongée que la mienne: il y a bien quarante jours que j'emploie +le tiers de mon temps à répondre ou à faire répondre aux lettres de +félicitations qui m'arrivent<a id="footnotetag450" name="footnotetag450"></a><a href="#footnote450" title="Go to footnote 450"><span class="smaller">[450]</span></a>.» Le 21 septembre 1844, quelques +jours après la rentrée du gouverneur à Alger, les chefs des tribus +arabes du voisinage vinrent, en grand appareil et accompagnés d'une +brillante escorte, rendre solennellement hommage au vainqueur des +Marocains. Le maréchal leur adressa la parole d'un ton d'autorité +paternelle et ordonna qu'on leur racontât les détails du combat. À la +fantasia d'usage succéda un banquet; il prenait fin quand un des agas +se leva: «Arrêtez, s'écria-t-il, messeigneurs et frères. Nous sommes +tous ici membres d'une seule famille. Les Français sont chrétiens, +les Arabes de l'Algérie sont musulmans, mais Dieu est pour tous. Il +nous a donné pour sultan le roi des Français. Notre religion nous +ordonne de lui obéir, puisque le Seigneur a voulu que son bras fût +plus fort que le nôtre. Nous avons juré de le servir fidèlement et +de l'honorer comme notre sultan; je vous propose donc une prière +au Très-Haut, que vous répéterez tous avec moi.» On eut alors ce +spectacle vraiment extraordinaire des chefs arabes prenant l'attitude +de la prière pour demander à Dieu de «donner toujours la victoire au +sultan des Français et de punir ses ennemis».</p> + +<p>Tout paraissant être ainsi à la paix, le maréchal Bugeaud jugea +qu'il pouvait s'absenter pendant quelques mois. Il s'embarqua le 16 +novembre 1844, laissant le commandement par intérim au général de +La Moricière. D'autres ovations l'attendaient en France. À peine +descendu de la frégate qui l'avait amené, il fut invité par les +commerçants de Marseille à un grand <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> banquet dans la salle du +théâtre; suivant son habitude, il ne se fit pas prier pour prendre la +parole. «La conquête de l'Algérie par les armes est achevée, dit-il; +la paix est partout; depuis les frontières de Tunis jusqu'à celles +du Maroc, tout est soumis, à part quelques tribus kabyles. Partout +règne la sécurité la plus entière. Un progrès immense se fait sentir. +Les revenus de la colonie, qui n'étaient, en 1840, que de 4 millions, +s'élèvent aujourd'hui à 20 millions... La population européenne, qui +n'était, en 1840, que de 25,000 âmes, est maintenant de 75,000... +En vous parlant ainsi, je ne suis pas suspect, car, vous le savez, +dans l'origine, je n'étais pas partisan de la colonie.» L'exemple +de Marseille fut suivi par plusieurs autres villes. Le dernier +banquet, et non le moins retentissant, fut celui que le commerce de +Paris donna, le 18 mars 1845, dans le palais de la Bourse, et auquel +prirent part quatre cent cinquante convives, dont les quatre fils du +Roi. Le maréchal jouissait de sa gloire et, en même temps, tâchait de +la faire servir au triomphe de ses idées. Ainsi prononçait-il, dans +la discussion de l'adresse, le 24 janvier 1845, un grand discours où +il disait hautement, avec une sorte de brusquerie humoristique, sans +s'inquiéter de heurter les préventions régnantes, tout ce qui lui +tenait le plus à cœur sur les choses algériennes,—glorification +des services rendus par l'armée et nécessité de ne pas la réduire, +réfutation des scrupules philanthropiques qui s'effarouchaient des +razzias, justification des expéditions partielles qu'il fallait +entreprendre de temps à autre, défense du régime militaire contre les +partisans du régime civil, exposé des avantages de la colonisation +par les vieux soldats. Écouté avec une curiosité attentive, le +maréchal ne fut pas contredit: le prestige de sa victoire en +imposait; mais il n'eût pas fallu en conclure que l'auditoire était +convaincu.</p> + +<p>Pendant ce temps, l'Algérie, sous l'habile administration du général +de La Moricière, demeurait tranquille. Les quelques explosions +de fanatisme musulman, qui se produisaient de temps à autre, ne +paraissaient être que des accidents isolés. Le Maroc, encore sous +le coup de sa défaite, subissait le traité <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> de délimitation +que lui imposait le général de La Rue, envoyé spécialement de Paris +pour suivre cette négociation. À peine arrivé en Afrique, cet +officier constatait l'effet considérable produit par les derniers +succès de nos armes; il écrivait à M. Guizot, le 22 février 1845: +«Notre situation vis-à -vis de nos tribus et des Marocains est bonne. +Ils reconnaissent notre supériorité et la puissance de nos forces +militaires. L'expulsion d'Abd el-Kader de l'Algérie, l'invincible +sultan du Maroc battu, son armée dispersée, ont frappé l'imagination +des Arabes; ils disent que Dieu est décidément pour nous, puisque +nous sommes les plus forts. Cette impression est déjà répandue +même dans les tribus les plus éloignées, à ce point qu'un marabout +vénéré du désert disait hier: «Je ne veux ni pouvoirs ni richesses; +j'ai assez de tout cela. Ce que je voudrais, ce qui ajouterait à +l'illustration de ma famille, ce serait de recevoir une lettre du +grand sultan de France, à qui Dieu donne la victoire<a id="footnotetag451" name="footnotetag451"></a><a href="#footnote451" title="Go to footnote 451"><span class="smaller">[451]</span></a>.»</p> + +<p>Le gouverneur général rentra à Alger, dans les derniers jours de +mars 1845. L'état dans lequel il trouva la colonie ne pouvait que +confirmer l'impression agréable que lui laissaient les ovations dont +il avait été l'objet, pendant son séjour en France. Aussi l'ordre du +jour qu'il adressa, en débarquant, «aux citoyens et aux soldats de +l'Algérie», respirait-il le plus complet optimisme. «J'ai vu, dit-il, +avec une vive satisfaction, qu'en mon absence, aucune affaire n'avait +périclité. Les progrès en tout genre ont continué... Aucun fait +militaire de quelque importance n'a signalé cette période de quatre +mois... Vous apprendrez avec bonheur que notre noble entreprise n'a +pas moins de succès en France qu'en Afrique. La presque universalité +des citoyens et des hommes politiques y ont foi... Notre cause est +gagnée dans l'opinion.»</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> II</h4> + +<p>Le maréchal Bugeaud, cependant, ne pouvait se flatter que la période +des luttes armées fût définitivement close. À peine était-il de +retour en Afrique que, vers le milieu d'avril 1845, une insurrection +éclatait dans le Dahra, massif montagneux s'étendant du Chélif à la +mer, à l'ouest d'Alger. L'instigateur en était un jeune homme de +vingt ans, inconnu jusqu'alors, venu du Maroc avec une réputation +de saint et que les Arabes surnommaient Bou-Maza, l'homme à la +chèvre. Il se donnait comme le chérif envoyé de Dieu pour chasser +les chrétiens, le «maître de l'heure» annoncé par les prophéties. Le +meurtre de deux caïds dévoués aux Français et des surprises tentées +contre quelques troupes isolées marquèrent son entrée en campagne. +Vainement le colonel de Saint-Arnaud, qui commandait en cette région, +lui infligea-t-il des échecs, la révolte ne fut pas étouffée. Bien +au contraire, à la fin d'avril, elle avait gagné l'Ouarensenis, au +sud du Chélif. Les Arabes, enhardis, venaient même insulter les murs +d'Orléansville. Le gouverneur général se décida alors à intervenir, +et, dans les premiers jours de mai, il se porta, avec une forte +colonne, dans l'Ouarensenis; le duc de Montpensier l'accompagnait. +Son expédition se borna à des marches pénibles, contrariées par le +mauvais temps; l'ennemi se dérobait. Bou-Maza avait préféré porter +tous ses efforts contre le colonel de Saint-Arnaud, qui continuait +à agir dans le Dahra, avec une colonne moins nombreuse. Le chérif +n'y gagna rien: il fut battu à plusieurs reprises, vit détruire ses +meilleurs soldats et perdit ses drapeaux. Il finit par disparaître, +sans qu'on eût pu mettre la main sur lui. «Nous venons, écrivait +Saint-Arnaud, de chasser Bou-Maza du pays,—jusqu'à ce qu'il +revienne.»</p> + +<p>En présence d'ennemis si difficiles à atteindre, le gouverneur +général estima qu'il ne lui restait qu'un moyen d'action efficace: +<span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> c'était de frapper très durement les tribus qui avaient pris +part à la révolte, de détruire leurs récoltes, de couper leurs arbres +fruitiers, d'enlever leur bétail et leurs chevaux, et surtout de les +contraindre ainsi à livrer leurs fusils. Ce désarmement était chose +nouvelle; jusqu'à présent, on n'avait pas cru possible de l'imposer +à des populations aussi guerrières. Le colonel de Saint-Arnaud fut +le premier à l'exécuter. «Je ruine si bien le pays des Beni-Hidja, +écrivait-il dès le 4 mai, que je les force à demander grâce, et, +ce qui ne s'est jamais vu, je les oblige à rendre leurs fusils... +Les vieux officiers d'Afrique ont peine à croire à la remise des +fusils, même en les voyant couchés devant ma tente.» Encouragé par ce +succès, le maréchal voulut, une fois Bou-Maza en fuite, généraliser +le désarmement; il chargea les colonels de Saint-Arnaud, Pélissier +et Ladmirault de l'opérer sur les deux rives du Chélif. Plus de +sept mille fusils propres au service furent ainsi recueillis. Ordre +fut donné de les employer, en les dénaturant le moins possible, aux +constructions de l'arsenal d'Alger et des divers établissements +militaires: on devait en faire des rampes d'escalier, des grilles, +des balcons. «Ils serviront ainsi, écrivait le maréchal, de monument +pour constater le désarmement. Les commandants militaires qui +succéderont à ceux d'aujourd'hui y trouveront la preuve permanente +de la possibilité de cette mesure qui, selon nous, doit être +rigoureusement appliquée à toute tribu qui se révoltera<a id="footnotetag452" name="footnotetag452"></a><a href="#footnote452" title="Go to footnote 452"><span class="smaller">[452]</span></a>.»</p> + +<p>Ce désarmement fut marqué, le 19 juin, par un incident tragique. Une +partie des Ouled-Rhia, contre lesquels agissait le colonel Pélissier, +s'étaient réfugiés dans des grottes profondes. Mis en demeure de se +soumettre et de livrer leurs armes, avec promesse qu'à ce prix leurs +personnes et leurs propriétés seraient respectées, ils répondirent +par des coups de fusil. Impossible de les prendre de force ni de les +réduire par la famine; ils avaient des vivres et de l'eau. Le colonel +menaça alors de les «chauffer», c'est-à -dire d'allumer de grands +feux à l'entrée des cavernes; ce moyen avait été déjà employé, +<span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> l'année précédente, dans une circonstance analogue, par le +colonel Cavaignac, et il avait contraint les Arabes à capituler. La +menace, renouvelée à plusieurs reprises, fut sans effet: les Arabes +continuaient à tirer sur tous ceux qui se montraient. De délai en +délai, la nuit arriva. Des fascines furent amoncelées et allumées. +Vers une heure du matin, le colonel, estimant en avoir fait assez +pour vaincre la résistance, fit éteindre le feu et envoya reconnaître +l'ouverture des grottes. La fumée en sortait si épaisse et si âcre +qu'il fut d'abord impossible d'y pénétrer. Bientôt, on vit sortir +de là quelques malheureux à demi brûlés et asphyxiés. Quand on put +enfin pénétrer, on reconnut avec stupeur que la flamme, attirée par +un fort courant d'air, avait produit un ravage dépassant toutes +les prévisions: plus de cinq cents cadavres d'hommes, de femmes, +d'enfants, gisaient au fond des cavernes; cent cinquante Arabes +environ purent seuls être sauvés. «Ce sont là , écrivait le colonel +Pélissier à la fin de son rapport, ce sont là de ces opérations que +l'on entreprend quand on y est forcé, mais que l'on prie Dieu de +n'avoir à recommencer jamais.»</p> + +<p>Aussitôt connu en France, cet événement y souleva une douloureuse +émotion que les journaux opposants exploitèrent violemment. Le prince +de la Moskowa porta la question à la tribune de la Chambre des pairs, +dans la séance du 11 juillet. Le maréchal Soult, intimidé par le +tapage de la presse, ne sut pas parler en homme de gouvernement et +en chef d'armée: il fit une réponse embarrassée, blâmant le colonel +Pélissier, sans cependant satisfaire ceux qui l'attaquaient. Le +maréchal Bugeaud n'eut pas de ces timidités; couvrant hardiment +son subordonné, il fit publier, le 15 juillet, dans le <cite>Moniteur +algérien</cite>, un article qui le justifiait, et adressa, le 18, la +lettre suivante au ministre de la guerre: «Je regrette, Monsieur le +maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif aucun, +la conduite de M. le colonel Pélissier. Je prends sur moi la +responsabilité de son acte. Si le gouvernement juge qu'il y a justice +à faire, c'est sur moi qu'elle doit être faite. J'avais ordonné au +colonel Pélissier, avant de nous séparer à <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> Orléansville, +d'employer ce moyen à la dernière extrémité. Et, en effet, il ne +s'en est servi qu'après avoir épuisé toutes les ressources de la +conciliation. C'est à bon droit que je puis appeler déplorables, +bien que le principe en soit louable, les interpellations de la +séance du 11; elles produiront sur l'armée un bien pénible effet, +qui ne peut que s'aggraver par les déclamations furibondes de la +presse. Avant d'administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que +les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé +qu'elles ne l'acceptent que par la force, et celle-ci même est +impuissante si elle n'atteint pas les personnes et les intérêts. Par +une rigoureuse philanthropie, on éterniserait la guerre d'Afrique en +même temps que l'esprit de révolte, et alors on n'atteindrait même +pas le but de philanthropie.»</p> + +<p>La révolte suscitée par Bou-Maza était la plus importante, non la +seule. D'autres furent tentées sur divers points, notamment sur les +confins des provinces d'Alger et de Constantine; mais nos troupes les +réprimèrent promptement.</p> + +<p>Cette agitation n'échappait pas à Abd el-Kader, qui était toujours +établi, avec sa deïra, sur le territoire marocain, à peu de distance +de la frontière française. On se rappelle que, par le traité de +Tanger, l'empereur du Maroc s'était obligé à mettre notre ennemi +hors la loi. Avait-il jamais eu la volonté sérieuse de le faire? En +tout cas, on ne fut pas long à s'apercevoir qu'il n'en aurait pas +le pouvoir. Aux premières injonctions qu'il avait fait adresser à +l'émir, celui-ci ne s'était montré nullement disposé à obéir. «Les +tribus de la frontière, écrivait alors le général de La Moricière, +celles au milieu desquelles est établie la deïra d'Abd el-Kader, +ont été si bien prêchées et fanatisées par lui, qu'elles sont +aujourd'hui plutôt à lui qu'à Mouley-Abd-er-Raman; et comme ces +tribus sont nombreuses et puissantes, qu'elles occupent un pays fort +difficile et en général fort mal soumis, je crois que l'Empereur, +alors même qu'il en aurait la ferme intention, serait fort embarrassé +pour employer des mesures coercitives contre la base d'opérations +<span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> que l'émir s'est créée dans ses États<a id="footnotetag453" name="footnotetag453"></a><a href="#footnote453" title="Go to footnote 453"><span class="smaller">[453]</span></a>.» C'était bien, +en effet, une base d'opérations: argent, vivres, soldats, tout était +fourni à Abd el-Kader par les populations au milieu desquelles il +vivait. Pendant tout l'hiver, sous son influence, une fermentation +sourde avait régné sur la frontière. Au printemps, quand il apprit +l'insurrection de Bou-Maza, il crut possible d'oser davantage. À +la tête d'une troupe de cavaliers, il pénétra sur le territoire +algérien, dans cette région du Sud oranais, sorte de désert de +sable parsemé d'oasis, où nos colonnes avaient pénétré, mais où +nous n'avions pas d'établissements fixes. Passant subitement d'un +point à un autre, il rattacha à sa cause une partie des tribus, très +imparfaitement soumises, et maltraita celles qui nous demeuraient +fidèles. La prodigieuse rapidité de ses déplacements défiait toutes +les poursuites. Nos commandants se bornaient à veiller sur les +confins des grands plateaux, là où avait été créée une ligne de +postes; tous leurs efforts tendaient à empêcher l'émir de franchir +cette ligne et de pénétrer dans le Tell. Ils n'étaient rien moins +que sûrs d'y parvenir. «Je m'attends, d'un jour à l'autre, écrivait +alors le maréchal Bugeaud au général de La Moricière, à apprendre +qu'Abd el-Kader s'est montré sur l'un ou sur l'autre point du Tell, +ce que ni vous, ni moi, ni personne ne pouvons empêcher, quoique nous +soyons vingt fois plus forts qu'il ne faut pour le battre<a id="footnotetag454" name="footnotetag454"></a><a href="#footnote454" title="Go to footnote 454"><span class="smaller">[454]</span></a>.» Les +mois de mai et de juin se passèrent ainsi sur le qui-vive. Enfin, +dans les derniers jours de juin, on apprit que l'émir était rentré +sur le territoire marocain, sans avoir pu ou voulu pénétrer plus au +nord. Bien que n'ayant pas eu de grands résultats apparents, cette +incursion lui rendit un peu de son prestige et de son influence. Sa +deïra devenait chaque jour plus nombreuse et plus prospère; elle ne +comptait pas moins de deux mille tentes. On évaluait à trente ou +quarante mille les émigrés algériens qu'il attirait au Maroc<a id="footnotetag455" name="footnotetag455"></a><a href="#footnote455" title="Go to footnote 455"><span class="smaller">[455]</span></a>. +Il y avait là , pour <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> l'avenir, une menace qui n'échappait pas +au maréchal Bugeaud. «Abd el-Kader prépare un retour, c'est évident, +écrivait-il, et le Maroc le laisse faire. Il y a là un danger +permanent<a id="footnotetag456" name="footnotetag456"></a><a href="#footnote456" title="Go to footnote 456"><span class="smaller">[456]</span></a>.»</p> + +<p>Tout en regardant, avec cette attention anxieuse, le nuage qui +grossissait sur la frontière de l'Ouest, le maréchal Bugeaud ne +perdait pas de vue les autres parties de l'Algérie. Ainsi fut-il +conduit, en juillet, à clore ses opérations militaires par une +expédition contre la Kabylie, où les émissaires d'Abd el-Kader +étaient parvenus à fomenter quelque agitation. Il songeait depuis +longtemps à agir de ce côté, et avait même projeté une expédition +beaucoup plus considérable que celle à laquelle il dut se borner. +Le massif montagneux de la grande Kabylie, d'accès difficile, +habité par une population nombreuse, énergique, très jalouse de son +indépendance, était la seule partie de l'ancienne régence qui ne nous +fût pas soumise; il formait, au milieu de nos possessions, entre la +province d'Alger et celle de Constantine, une sorte d'enclave longue +de quatre-vingts lieues et large de trente. Il est vrai que les +habitants de ces montagnes, si redoutables à qui venait les chercher, +n'étaient pas, de leur nature, agressifs; ils ne sortaient pas +volontiers de chez eux, et ne menaçaient pas notre domination dans +le reste de l'Algérie. Aussi, dans les cercles où notre entreprise +africaine était déjà jugée bien lourde, disait-on couramment: «Ces +gens-là ne nous attaquent pas; laissons-les tranquilles; nous avons +assez à faire ailleurs.» Telle était l'opinion qui prévalait dans +le monde parlementaire, et dont, chaque année, les commissions des +crédits se faisaient l'écho dans leurs rapports. Le maréchal Bugeaud +n'acceptait nullement cette façon de voir; elle lui paraissait un +vieux reste du détestable système de l'occupation restreinte, et +il comptait bien, un jour ou l'autre, éteindre ce dernier foyer de +l'indépendance algérienne. Dans les premières années, toutefois, +il s'était borné à quelques expéditions passagères, pour châtier +telles ou telles tribus, <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> mordant plus ou moins avant dans +les bords du massif, mais ne pénétrant pas au cœur du pays, et +surtout ne s'y établissant pas. À la fin de 1844, Abd el-Kader chassé +et le Maroc vaincu, le moment lui parut venu de tenter davantage. +Dans sa pensée, la soumission de la Kabylie devait être la grande +entreprise de l'année suivante. Ce fut, sans doute, afin d'y habituer +les esprits qu'il toucha ce sujet dans son discours du 24 janvier +1845, à la Chambre des députés; après y avoir rappelé l'impossibilité +de faire une «conquête à demi», et comment la «force des choses» +nous avait peu à peu amenés à «prendre tout le pays», il ajoutait: +«Nous serons donc contraints de prendre la Kabylie, non pas que +les populations soient inquiétantes, envahisseuses, hostiles; non, +elles défendent vigoureusement leur indépendance, quand on va chez +elles; elles n'attaquent pas. Mais ce territoire insoumis, au milieu +de l'Algérie obéissante, est d'un mauvais exemple pour les tribus +qui payent l'impôt et voient auprès d'elles des voisins qui ne le +payent pas. C'est un témoin vivant de notre impuissance, de notre +respect pour les gens forts, et cela diminue notre force morale. +C'est un refuge pour les mécontents de nos possessions; c'est là +qu'un lieutenant d'Abd el-Kader, Ben-Salem, s'est retiré et maintient +encore le drapeau de son maître; il pourrait sortir de là , quelque +jour, un gros embarras.» Et il concluait en répétant: «Nous serons +obligés de prendre la Kabylie un jour ou l'autre.» Sans contredire +sur le moment l'orateur, la Chambre ne se laissa pas convaincre; elle +demeurait manifestement opposée à toute opération importante contre +la Kabylie. Le ministère ne crut pas dès lors possible d'entrer dans +les vues du maréchal, et celui-ci quitta la France, en mars 1845, +sans avoir obtenu les renforts qui lui eussent été nécessaires pour +une telle entreprise. «J'ai renoncé à la grande expédition contre +les montagnes de Bougie, écrivait-il d'Alger, le 10 avril, à un de +ses amis. Le gouvernement s'en souciait peu, et ne voulait pas en +prendre la responsabilité; le public et les Chambres blâmaient. Pour +agir avec une entière prudence, il eût fallu des renforts qu'on +ne voulait pas me donner<a id="footnotetag457" name="footnotetag457"></a><a href="#footnote457" title="Go to footnote 457"><span class="smaller">[457]</span></a>.» <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> Et il ajoutait, non sans +amertume, le lendemain, dans une autre lettre: «Rassurez tous les +grands généraux et tous les grands politiques, je ne mordrai, cette +année, que dans un petit morceau du grand pâté du Djurdjura<a id="footnotetag458" name="footnotetag458"></a><a href="#footnote458" title="Go to footnote 458"><span class="smaller">[458]</span></a>.» On +le voit, si le gouverneur était empêché de diriger contre la Kabylie +une attaque décisive, il ne renonçait pas entièrement à s'y montrer +en armes. Ce fut cette expédition limitée qui, retardée quelque temps +par les troubles du Duhra et du Sud oranais, s'accomplit enfin au +mois de juillet 1845. La chaleur ne permit pas de pousser loin les +opérations. Quelques tribus furent obligées de demander l'aman; mais, +au fond, rien ne fut changé à l'état de la Kabylie; elle demeurait +toujours indépendante. La grande conquête, rêvée par le maréchal, +restait toujours à faire.</p> + +<h4>III</h4> + +<p>À la fin de juillet 1845, les opérations militaires étaient +terminées, et la tranquillité semblait partout rétablie. L'alerte +avait été trop courte et trop localisée pour inquiéter beaucoup +l'opinion et y effacer l'impression de confiance produite par nos +succès de 1844. Mais plus on était disposé à croire l'Algérie +soumise, plus on se préoccupait d'y voir résoudre tous les problèmes +que soulevaient l'administration et la colonisation du territoire. +On était impatient d'«utiliser» la conquête, de trouver quelque +compensation aux lourds sacrifices faits jusqu'alors, par plusieurs à +contre-cœur, sacrifices qui, depuis 1840, ne montaient pas à moins +de cent millions par an. Le maréchal Bugeaud était souvent accusé de +négliger cette partie de sa tâche et de se donner trop exclusivement +à l'œuvre guerrière. Sensible à ce reproche, il entreprit +plusieurs fois d'y répondre publiquement. «Quelques personnes, +disait-il, le 4 septembre 1845, aux notables d'Alger, auraient voulu +que je restasse <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> habituellement au siège du gouvernement; on +a été jusqu'à compter les jours que j'ai été en expédition, et l'on +m'a fait un reproche de ce qu'ils dépassaient le temps de mon séjour +à Alger. Eh bien, moi, Messieurs, je m'en fais un titre d'honneur. +Je persiste à croire de toutes mes forces que je servais mieux les +intérêts civils que si je m'étais laissé absorber par les détails +minutieux de l'administration... Il fallait, avant tout, vous donner +la sécurité. C'était le premier de tous les besoins, la source de +tous les progrès, et nous ne pouvions la conserver qu'en portant la +guerre jusqu'aux limites du pays.»</p> + +<p>Le gouverneur prétendait d'ailleurs que, tout en dirigeant +cette guerre, il avait beaucoup fait pour l'organisation de la +colonie. Sur cette organisation, aussi bien que sur les choses +militaires, il paraissait avoir des idées personnelles arrêtées; +suivant son habitude, il les professait très haut, d'autant plus +haut qu'elles étaient plus contredites, et il travaillait avec +ardeur à les appliquer. Déjà nous avons vu ce qu'il avait fait +pour le gouvernement des indigènes, en développant et en réglant +l'institution fort utile des bureaux arabes<a id="footnotetag459" name="footnotetag459"></a><a href="#footnote459" title="Go to footnote 459"><span class="smaller">[459]</span></a>. Il avait +certainement moins fait pour la population civile. La goûtant peu, +ce qui se comprend quand on sait ce qu'elle valait alors, il n'était +pas pressé de la voir grossir. Toutefois, les Européens débarquaient, +chaque jour plus nombreux, en Algérie, et dès lors se posait cette +question: À quel régime les soumettre? Le maréchal avait une réponse +très simple. «L'armée est tout en Afrique, disait-il; comme elle +est tout, il n'y a de possible que le pouvoir militaire<a id="footnotetag460" name="footnotetag460"></a><a href="#footnote460" title="Go to footnote 460"><span class="smaller">[460]</span></a>.» +Aucune tâche, selon lui, à laquelle l'armée ne pût suffire: les +soldats exécuteraient les travaux publics et prêteraient la main, +en cas de nécessité, aux travaux privés; les officiers serviraient +d'administrateurs et de magistrats; le commandant en chef exercerait +une sorte de dictature paternelle, usant, pour le bien de tous, +du personnel et du matériel dont il disposait en maître, trouvant +dans son omnipotence les moyens de résoudre promptement <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> et +facilement tous les problèmes. À l'appui de sa thèse, le maréchal +rappelait tout ce que l'armée avait fait jusqu'alors pour les +colons; comment elle avait ouvert les routes, desséché les marais, +irrigué les plaines, exploité les carrières, donné l'impulsion à +toutes les exploitations, aidé le colon pauvre à transporter ses +matériaux, à bâtir sa maison, à défricher son terrain. Il opposait +la simplicité et l'économie de ce régime aux lentes et coûteuses +complications d'une administration civile. Ne pouvait-il pas aussi +arguer, en faveur du personnel militaire, d'une certaine supériorité +morale? Tandis que l'élite de l'armée demandait à servir en Afrique, +l'administration civile n'y envoyait alors le plus souvent que +son rebut<a id="footnotetag461" name="footnotetag461"></a><a href="#footnote461" title="Go to footnote 461"><span class="smaller">[461]</span></a>. Que les immigrants eussent des répugnances contre +ce qu'ils appelaient le «régime du sabre», le maréchal Bugeaud ne +parvenait pas à le comprendre. Il était convaincu que tout ce qui +n'était pas hargneux ou brouillon devait être satisfait de vivre sous +une autorité si protectrice et si bienfaisante. «Les populations, +disait-il à la Chambre, dans son grand discours du 24 janvier 1845, +ne craignent pas autant qu'on veut bien le dire le régime du sabre, +et les choses qui les préoccupent le plus, ce ne sont pas les +garanties civiles, les libertés municipales, mais bien la sécurité. +La certitude de conserver sa tête, celles de sa femme et de ses +enfants, les récoltes qu'on a semées, passe avant les théories +libérales<a id="footnotetag462" name="footnotetag462"></a><a href="#footnote462" title="Go to footnote 462"><span class="smaller">[462]</span></a>. Je pourrais comparer les habitants qui vivent sous +le régime civil de la côte à des enfants mal élevés, et ceux qui +sont dans l'intérieur, sous le régime militaire, à des enfants bien +élevés. Les premiers <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> crient, pleurent, se fâchent pour +la moindre contrariété. Les seconds obéissent sans mot dire.» En +cet endroit du discours, le <cite>Moniteur</cite> constate l'«hilarité» de la +Chambre. Cette verve humoristique amusait en effet les auditeurs, +mais ne les convertissait pas. Bien au contraire, en heurtant ainsi +de front les préventions, l'orateur les fortifiait plus tôt. C'était +souvent l'effet des boutades un peu intempérantes auxquelles Bugeaud +se laissait aller dans la chaleur de la contradiction. Il était +tellement plein de ses idées qu'il ne se rendait pas compte du tort +que leur faisait une exposition trop franche et trop crue.</p> + +<p>Si peu de goût qu'il eût pour les fonctionnaires n'appartenant +pas à l'armée, le maréchal était cependant obligé de leur faire +une certaine part. Dès l'origine de l'occupation algérienne, le +gouvernement central avait institué, dans ces conditions et sous +des noms qui changèrent souvent, une administration civile, à côté +du commandement supérieur des forces militaires; c'était, dans sa +pensée, à la fois une garantie pour les colons et un moyen d'empêcher +le gouverneur général de devenir trop puissant. On avait même +tenté, un moment, d'établir à Alger une sorte de dualisme, d'après +lequel le chef de l'administration civile, à peu près indépendant +du gouverneur, eût relevé directement des ministres. Mais une telle +organisation n'était pas viable: des conflits se produisirent, à la +suite desquels l'administration civile fut de nouveau subordonnée au +commandement militaire, qui se trouva plus omnipotent que jamais. Le +rôle du gouvernement central était ainsi singulièrement effacé. Le +maréchal Valée, notamment, s'était soustrait presque complètement +à sa suprématie et à son contrôle. Le maréchal Soult, rentré au +ministère de la guerre, le 29 octobre 1840, voulut profiter du +remplacement du maréchal Valée par le général Bugeaud, pour rétablir +son autorité; mais le caractère du nouveau gouverneur ne se prêtait +guère à un rôle de subordonné: de là des heurts continuels. Par +l'effet de cette rivalité, le ministre se trouvait intéressé au +développement de l'administration civile. Tant que la guerre avait +été flagrante en Algérie, il n'avait pu être <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> sérieusement +question de diminuer les pouvoirs du commandement militaire; mais, +à la fin de 1844 et au commencement de 1845, la conquête paraissant +finie, on jugea le moment venu de tenter quelque réforme dans ce +sens. Pendant son séjour en France, le gouverneur général apprit, +non sans une vive irritation, que, dans les bureaux du ministère +de la guerre, on avait préparé une ordonnance réorganisant toute +l'administration algérienne; elle créait notamment un directeur +général des affaires civiles, personnage considérable qui devait +centraliser tous les services et avoir la présidence du conseil +d'administration avec la signature quand le gouverneur serait en +expédition. Le maréchal Bugeaud se démena pour faire écarter ce +projet et crut, un moment, y avoir réussi: «Il paraît, écrivait-il, +le 2 janvier 1845, à un de ses amis, qu'on voulait, au ministère de +la guerre, enlever l'ordonnance sur l'Algérie sans consulter ni le +cabinet ni moi... On était convaincu, en vraies <em>mouches du coche</em>, +que l'Algérie ne pouvait vivre sans l'application de cette œuvre +si longuement élaborée par lesdites <em>mouches</em>. À force de s'en +occuper, on s'était persuadé qu'il y avait urgence extrême, lorsqu'il +n'y a pas même utilité... Mais l'éveil a été donné à temps. Je +sais que plusieurs ministres doivent demander que ce travail de +Pénélope soit revu au conseil d'État. C'est un moyen dilatoire qui +pourra bien devenir une fin de non-recevoir<a id="footnotetag463" name="footnotetag463"></a><a href="#footnote463" title="Go to footnote 463"><span class="smaller">[463]</span></a>.» Le projet ne fut +pas abandonné, comme s'en flattait le maréchal; il fut seulement +atténué. Publiée le 15 avril 1845, la nouvelle ordonnance, «portant +réorganisation de l'administration générale et des provinces en +Algérie», était une transaction assez boiteuse entre les résistances +du gouverneur et le désir du ministre de développer les attributions +du pouvoir civil. Elle distinguait trois sortes de territoires: +<em>civils</em>, <em>mixtes</em> et <em>arabes</em>. Les <em>territoires civils</em> sont «ceux +sur lesquels il existe une population civile européenne assez +nombreuse pour que tous les services publics y soient ou puissent y +être complètement organisés»; l'administration <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> y est civile. +Les <em>territoires mixtes</em> sont «ceux sur lesquels la population civile +européenne, encore peu nombreuse, ne comporte pas une complète +organisation des services publics»; les autorités militaires y +remplissent les fonctions administratives, civiles et judiciaires. +Quant aux territoires arabes, ils sont administrés militairement, et +les Européens n'y sont admis qu'en vertu d'autorisations spéciales +et personnelles. Tout en laissant au gouverneur général des pouvoirs +considérables et prépondérants, l'ordonnance les précisait et les +réglementait, avec l'intention évidente de les limiter. À côté +de lui, elle instituait un conseil supérieur et un conseil du +contentieux. Elle créait aussi un directeur général des affaires +civiles, comme le premier projet; seulement, elle le subordonnait +au gouverneur et ne lui donnait pas le pouvoir de le remplacer en +cas d'absence. En somme, le pur régime militaire était maintenu dans +les territoires mixtes et arabes, de beaucoup les plus étendus. +Quant à l'administration organisée dans les territoires civils, elle +était assez mal conçue, et le déplaisir avec lequel le gouverneur +général l'avait vu établir n'était pas fait pour en faciliter le +fonctionnement. Aussi les résultats devaient-ils en être fort +médiocres. Complication, tiraillement et impuissance, tel était le +triple caractère de cette organisation.</p> + +<h4>IV</h4> + +<p>Quand on reprochait au maréchal Bugeaud de ne pas faire assez +pour la colonisation, il montrait quelle avait été, sous son +gouvernement, la progression rapide de l'immigration européenne. +La population civile de l'Algérie, qui n'était que de 25,000 âmes +en 1840, s'élevait à 96,000 en 1845. Ces chiffres semblaient une +réponse décisive. Cependant, quand on les analysait, ils n'étaient +pas aussi concluants qu'ils en avaient l'air. Presque toute cette +population s'était fixée dans les villes: la plus grande partie à +Alger, devenu un centre important <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> d'affaires et même de +spéculations assez suspectes; une autre partie dans les villes de la +côte ou de l'intérieur. C'était chose curieuse de voir, partout où +s'installaient nos troupes, arriver aussitôt à leur suite une bande +de <em>mercanti</em>, des cabaretiers surtout, quelques ouvriers d'état, des +manœuvres, des maraîchers, en un mot, tous ceux qui espéraient +vivre de l'armée; parmi eux, un assez grand nombre d'étrangers, +notamment des Maltais ou des Espagnols. Des villes absolument +nouvelles, comme Orléansville ou Ténès, se trouvèrent ainsi peuplées, +en quelques mois, d'habitants, à la vérité, fort mélangés: première +alluvion, souvent un peu boueuse, qui forme comme le sous-sol de +toutes les colonies à leur début. De ce côté, il n'y avait qu'à +laisser faire: nul besoin d'activer artificiellement l'immigration. +Mais était-ce tout ce qu'il fallait à l'Algérie? L'instinct public +s'était promptement rendu compte que ce dont la colonie avait le plus +besoin, ce n'était pas de trafiquants, ni même d'ouvriers d'état; +nous ne pouvions utiliser notre conquête qu'en y implantant des +agriculteurs.</p> + +<p>D'ordinaire, quand une nation entreprend une colonie de peuplement +agricole, elle le fait dans un pays où, ne rencontrant devant elle +qu'une population clairsemée, inférieure, aisément refoulable, +elle est assurée de trouver beaucoup de terres, sinon vacantes, du +moins d'une appropriation facile; tels, par exemple, le Canada et +l'Australie. Rien de pareil en Algérie. Les Arabes détenaient le sol, +et ils étaient trop nombreux, trop énergiques, pour qu'on songeât à +les supprimer ou à les déposséder; trop fiers, trop orgueilleux, trop +dressés au mépris des autres races, pour que les Européens pussent +leur en imposer par le prestige d'une civilisation supérieure. À +défaut de terres à occuper, en trouvait-on à acheter? Pour la plus +grande partie du sol, la propriété collective des tribus empêchait +les achats individuels; quant aux domaines assez rares appartenant +à des particuliers, l'incertitude des titres de propriété était +faite pour décourager tout acquéreur tant soit peu soucieux d'avoir +une possession stable et sûre. Au cas où l'on parviendrait à +surmonter ces obstacles, les terres du moins <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> seraient-elles +d'une exploitation facile et rapidement avantageuse? L'Algérie, +autrefois l'un des greniers de Rome, avait été, depuis, stérilisée +par l'occupation arabe. Nous ne pouvions lui rendre quelque chose +de son ancienne fécondité qu'au prix d'un défrichement pénible dont +il ne fallait pas espérer recueillir les bénéfices avant plusieurs +années. Si l'on ajoute que le paysan français, par l'effet de notre +organisation sociale et économique, était moins que tout autre +disposé à émigrer, on se rendra compte que jamais colonisation +ne s'était présentée dans des conditions aussi difficiles. On ne +comprendrait même pas qu'elle eût été entreprise, si l'on ne se +rappelait ce qu'il y avait eu d'accidentel, d'imprévu dans l'origine +de cette conquête. Seul le point d'honneur, et non l'espérance d'un +profit agricole ou commercial, avait déterminé la France d'abord +à aller en Afrique, ensuite à y rester. Tout avait été peu à peu +imposé par les circonstances; rien n'avait été le résultat d'un plan +prémédité. C'était, la conquête faite, et faite, en quelque sorte, +malgré soi, qu'il avait fallu chercher les moyens de l'utiliser. +Est-il surprenant qu'on ait tâtonné et qu'on ait commencé par faire +plus d'une école?</p> + +<p>Dans les premières années de l'occupation, le gouvernement, qui ne +savait même pas bien alors s'il garderait l'Algérie, ou du moins +ce qu'il en garderait, ne s'était pas sérieusement préoccupé d'y +installer des colons. Malgré tout, il s'était produit un certain +courant d'immigration auquel la pacification apparente, suite du +traité de la Tafna, avait imprimé quelque activité. Des colons, venus +la plupart spontanément, s'étaient établis à peu de distance d'Alger, +dans la Métidja, sur des terres qu'ils avaient acquises de Maures +qui, malheureusement, n'en étaient pas toujours bien régulièrement +propriétaires. Ce sont ces exploitations, dont quelques-unes étaient +devenues promptement assez florissantes, qu'Abd el-Kader dévasta +en 1839, quand il rouvrit soudainement les hostilités et pénétra +jusqu'aux portes d'Alger, sans que le maréchal Valée pût l'arrêter. +Dans cette année néfaste, les colons, mal protégés, ne virent pas +seulement détruire leurs fermes; leur confiance <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> aussi fut +détruite. Les fermes auraient pu être facilement reconstruites, et +quelques-unes le furent en effet; la confiance était beaucoup plus +difficile à rétablir.</p> + +<p>Au début du gouvernement du général Bugeaud, il n'y eut place +que pour la guerre. Mais à peine nos troupes eurent-elles un peu +refoulé Abd el-Kader et élargi le cercle des territoires soumis, +que la question de colonisation se trouva de nouveau posée. Il ne +semblait plus désormais qu'on pût attendre quelque chose d'efficace +de l'initiative privée, découragée par l'échec de sa précédente +tentative. C'était d'ailleurs l'idée alors régnante dans tous +les pouvoirs publics,—civils ou militaires, métropolitains ou +coloniaux,—qu'étant données les conditions de l'Algérie et les +mœurs du cultivateur français, l'immigration agricole serait +nulle et impuissante, si l'État ne lui tendait la main et ne se +chargeait de lever lui-même une bonne partie des difficultés. De +là le système de colonisation exclusivement administrative qui +prévalut. L'État déterminait les zones où les Européens pouvaient +s'installer sans embarras pour lui, sans péril pour eux, et les +points où il convenait de créer des villages. Il se procurait aussi +les terres qui pouvaient être livrées aux particuliers et qu'il +leur garantissait être à l'abri de toute revendication; il en +avait d'ailleurs une certaine quantité immédiatement disponible; +c'étaient celles de l'ancien domaine beylical dont il était devenu +propriétaire par l'effet de la conquête. Au lieu d'appeler pour +ces terres des acheteurs qu'il croyait introuvables ou dont il se +défiait, il les offrait en concessions gratuites, et souvent même +promettait en outre une certaine aide pour l'installation et la mise +en train de l'exploitation. Par contre, il se réservait de choisir +ceux qu'il admettrait, et leur imposait, pour assurer la mise en +valeur des terrains, des conditions fort compliquées. Jusqu'à ce que +ces conditions fussent accomplies, les concessionnaires n'étaient +que des détenteurs à titre provisoire et précaire, placés sous la +surveillance incessante et en quelque sorte sous la tutelle de +l'administration, tutelle aussi gênante à subir que lourde à exercer.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> Ainsi furent créés, de 1842 à 1845, principalement aux +environs d'Alger, dans le massif du Sahel et dans la plaine de la +Métidja, une trentaine de villages. À la fin de 1844, on comptait +1,765 familles concessionnaires, dont 133 avaient rempli les +conditions imposées et reçu leurs titres définitifs; les dépenses +effectuées par ces 133 familles étaient évaluées à 1,020,940 francs. +Environ 100,000 hectares avaient été distribués; la plupart, il +est vrai, étaient encore en friche. Chaque année, le nombre des +demandes de concessions augmentait: il dépassait 2,000 en 1845. +Jamais on n'avait fait autant, ni procédé si méthodiquement pour +la colonisation rurale. Mais, s'il y avait un progrès notable par +rapport à ce qui avait précédé, le résultat, en soi, était encore +bien maigre. Qu'était-ce que cette poignée de cultivateurs ou +prétendus tels, comparés aux 90,000 Européens déjà établis, à cette +même époque, dans Alger et dans les autres villes de la colonie? +Qu'était-ce, surtout, que les quelques milliers d'hectares cultivés, +par rapport à l'immense territoire qu'il s'agissait de mettre en +valeur? Au moins, le peu qu'on avait fait était-il bien fait? Arrivés +plein d'espoir, d'illusion, les colons s'étaient aussitôt trouvés aux +prises avec les difficultés d'un défrichement singulièrement pénible, +coûteux et malsain. Le Sahel, notamment, où avaient été installés la +plupart des concessionnaires, était alors une lande sauvage, aride, +désolée, couverte de ces terribles palmiers nains dont l'extraction +était faite pour user tous les outils et lasser tous les courages; +il avait été laissé tout à fait inculte par les Arabes, peu soucieux +du voisinage des Turcs d'Alger. L'emplacement des nouveaux villages, +fixé par des considérations purement stratégiques, n'assurait trop +souvent au colon ni eau potable pour sauvegarder sa santé, ni routes +pour aller vendre les produits de son exploitation. Le sol de la +Métidja, plus facile et plus fertile que celui du Sahel, n'était pas +moins meurtrier quand on le remuait pour la première fois. Combien de +villages où périrent, en peu d'années, plusieurs couches de colons! +Boufarik, par exemple, aujourd'hui l'un des points les plus sains +et les plus charmants de cette plaine, était alors un <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> foyer +de miasmes si pestilentiels qu'une sorte d'épouvante avait fini +par s'attacher à son nom. Pour surmonter tant d'obstacles, il eût +fallu chez les immigrants beaucoup d'énergie morale et de ressources +matérielles. Or, c'est précisément ce qui manquait au personnel +qu'attirait la gratuité des concessions et que ne rebutait pas la +tutelle administrative. Ce personnel était généralement pauvre, +maladroit, de nature un peu mendiante et geignante, attendant tout +de l'administration dont il se savait le pupille, s'en prenant à +elle de chacune de ses déceptions, prompt à se dégoûter d'une terre +qu'il n'avait pas payée de ses deniers, sur laquelle il n'exerçait +pas les droits et pour laquelle il n'éprouvait pas les sentiments du +propriétaire. En somme, la plupart des villages, sauf quelques-uns +par hasard mieux placés que les autres, avaient peu réussi, certains +d'entre eux offraient même un spectacle lamentable. L'abbé Landmann +écrivait, après les avoir visités, à la fin de 1844: «Je n'ai +trouvé presque partout que découragement et misère profonde<a id="footnotetag464" name="footnotetag464"></a><a href="#footnote464" title="Go to footnote 464"><span class="smaller">[464]</span></a>.» +Les commissions des crédits à la Chambre des députés, volontiers +maussades pour tout ce qui regardait l'Algérie, constataient ces +échecs et s'en faisaient un grief.</p> + +<h4>V</h4> + +<p>Au milieu de tant d'entreprises de colonisation avortées ou tout au +moins incertaines, un fait se détache, qui est, au contraire, un +succès: c'est la fondation de la Trappe de Staouëli, renouvelant, +en plein dix-neuvième siècle, les merveilles des grands couvents +défricheurs du commencement du moyen âge<a id="footnotetag465" name="footnotetag465"></a><a href="#footnote465" title="Go to footnote 465"><span class="smaller">[465]</span></a>. L'idée première en +était venue à M. de Corcelle, en 1841, au retour d'un voyage en +Afrique, dont j'ai déjà eu occasion de parler, et qui avait été +l'origine de sa liaison avec le général <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> Bugeaud<a id="footnotetag466" name="footnotetag466"></a><a href="#footnote466" title="Go to footnote 466"><span class="smaller">[466]</span></a>. +Il avait rapporté de ce voyage la conviction que la colonie ne +pouvait réussir qu'en devenant chrétienne et agricole. N'était-ce +pas répondre directement à ce double besoin que d'y établir des +moines qui se trouvaient être en même temps des cultivateurs? Voisin +des Trappistes, dans le département de l'Orne, M. de Corcelle les +avait vus à l'œuvre et savait ce dont ils étaient capables. Il +exposa son projet dans un mémoire adressé au gouvernement; après y +avoir montré combien il importait de rendre l'Algérie catholique, +pour qu'elle demeurât française, il ajoutait: «Sous ce rapport, +l'introduction d'une congrégation religieuse dans les cultures de +l'Algérie serait assurément très salutaire. Les Trappistes, par +exemple, apporteraient là une expérience agricole fort précieuse +et surtout des exemples de sainteté de nature à émouvoir vivement +l'imagination des indigènes...» Si nouvelle qu'une pareille idée fût +pour le maréchal Soult, il la prit tout de suite à cœur. À tel de +ses collègues qui s'effarouchait de voir le gouvernement protéger des +congréganistes: «Ce ne sont pas des congréganistes, répondait-il, +que j'envoie à Alger, ce sont des colons de la meilleure espèce, des +colons qui ne parlent pas, mais qui agissent.» L'adhésion du ministre +de la guerre ne suffisait pas; il fallait aussi celle du gouverneur +général de l'Algérie. M. de Corcelle lui écrivit à ce sujet. «Essayez +mes Trappistes, lui disait-il; je vous supplie d'introduire cette +goutte de sainteté dans la caverne africaine.» Le général Bugeaud, +alors très engoué d'un projet de colonisation au moyen de soldats +mariés, projet sur lequel j'aurai à revenir, ne fut pas d'abord sans +prévention contre les «célibataires» qu'on lui proposait; toutefois, +il se rendit vite et promit son concours.</p> + +<p>Ainsi approuvée par les deux chefs supérieurs, à Paris et à Alger, +il semblait que la fondation ne dût plus rencontrer d'obstacles +administratifs. Mais il fallut compter avec l'indifférence +nonchalante ou même avec la malveillance tracassière <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> des +bureaux et des sous-ordres; il fallut compter aussi avec la timidité +d'un gouvernement qui hésitait à braver les préjugés alors ravivés +contre les congrégations par les controverses sur la liberté de +l'enseignement. Le maréchal Soult lui-même, tout en persistant à +protester de sa bonne volonté personnelle, expliquait aux Trappistes +qu'il craignait, en se montrant trop favorable, «d'ameuter contre eux +les aboyeurs de la Chambre». De là des difficultés qui retardèrent +pendant longtemps la solution et firent même parfois douter qu'on pût +jamais aboutir. Cependant, le zèle de M. de Corcelle et de quelques +autres personnes qui s'intéressaient à son projet finit par obtenir +du ministre de la guerre l'ordre exprès de «terminer cette affaire, +tout obstacle cessant», et l'acte de concession fut signé le 18 +juillet 1843.</p> + +<p>Les religieux se mirent aussitôt à l'œuvre. Les débuts furent +très durs. Staouëli était situé dans le Sahel, et l'on sait combien +le défrichement y était pénible et meurtrier. Tous les moines furent +frappés par la fièvre, sur ce champ de bataille qu'aucun d'eux ne +songea à déserter. Avant l'expiration de la première année, dix +étaient morts, dont sept en trois mois. En même temps, l'argent +manquait: pour une cause ou pour une autre, des subventions promises +soit par le gouvernement, soit par des couvents de France, firent +défaut. Plusieurs fois, on put croire qu'il faudrait interrompre les +travaux.</p> + +<p>La jeune Trappe avait heureusement à sa tête l'homme le mieux fait +pour triompher de ces obstacles. C'était dom François Régis, nature +vaillante entre toutes, l'un de ces capitaines qui savent obtenir +de leurs soldats des prodiges d'héroïsme. Aux plus rudes moments, +quand tous les religieux et lui-même étaient brisés par la maladie, +il donnait l'exemple d'une énergie invincible: «Allons, mon frère, +disait-il à chacun de ses compagnons, un peu de cœur! C'est pour +le bon Dieu!» Si mal que les choses parussent aller, si anxieux qu'il +fût lui-même au fond, il n'admettait pas qu'on se laissât gagner +par la tristesse; il voulait qu'on «mangeât joyeusement le pain de +chaque jour». Ce n'était pas un de ces moines dont la <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> vue +se borne aux murs de leur couvent. Bien que très vertueux et très +avancé dans la vie intérieure, il savait regarder au dehors et s'y +créer des appuis. Au premier besoin, botté et éperonné, il montait à +cheval et galopait jusqu'à Alger, ou même, dans les grands périls, il +n'hésitait pas à traverser la mer et à parcourir la France. Caractère +indépendant et fier, très franc et parfois presque brusque d'allure, +il était cependant un solliciteur incomparable; il avait le don +d'aplanir les difficultés, de gagner les bonnes grâces, de vaincre +les résistances. Tous ceux auxquels il avait ainsi affaire, depuis +les employés de bureau et les simples soldats jusqu'aux généraux et +aux ministres, étaient surpris et charmés de trouver dans ce moine +austère une parole vive, prompte aux saillies d'un accent toujours +généreux, une droiture ouverte, une belle humeur affable, une sorte +de familiarité cordiale qui laissait cependant intacts le caractère +et la dignité du religieux. Les militaires surtout étaient absolument +conquis.</p> + +<p>Au premier rang des amis que s'était ainsi faits l'abbé de Staouëli, +il convient de nommer le maréchal Bugeaud. Rien ne subsistait +plus de ses préventions premières. «Quand vous aurez de grosses +difficultés, avait-il dit à dom François Régis, venez me trouver.» +L'abbé ne manquait pas de le faire. Qu'il fallût écarter quelque +obstacle administratif ou triompher des hésitations d'un évêque, il +trouvait toujours le gouverneur général prêt à lui venir en aide. +Mêmes sentiments chez les autres chefs militaires, par exemple chez +le général de La Moricière, plusieurs fois gouverneur par intérim. +Le duc d'Aumale témoigna aussi sa sympathie au religieux et eut +même occasion de lui donner un conseil dont la précoce maturité +le frappa vivement: c'était en novembre 1843, à un moment où tout +semblait se réunir pour faire échouer l'entreprise. Dom François +Régis avait laissé voir au duc quelque velléité de transporter au +moins partiellement ses efforts sur un terrain plus favorable. +«Sera-ce au religieux de la Trappe, répondit le jeune prince, alors +seulement âgé de vingt-deux ans, qu'il faudra prêcher la patience +et la persévérance? Vous datez <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> d'hier, et vous voulez déjà +avoir réussi. C'est trop tôt vous décourager... Soyez ici constants, +comme vous l'êtes ailleurs; soyez-le plus qu'ailleurs, et vous +réussirez.» Ces amis de haut rang n'étaient pas les seuls que se fût +acquis le vaillant et aimable abbé; il en compta beaucoup d'autres, +plus humbles, mais non moins dévoués ni moins efficaces, parmi les +officiers de divers grades qui se trouvaient, par leurs fonctions, en +rapport avec la Trappe<a id="footnotetag467" name="footnotetag467"></a><a href="#footnote467" title="Go to footnote 467"><span class="smaller">[467]</span></a>.</p> + +<p>Ainsi secondée, la courageuse persévérance des Trappistes finit +par surmonter les obstacles devant lesquels succombaient, autour +d'eux, tant d'immigrants européens. En 1845, deux ans après leur +installation, la meurtrière bataille qu'ils livraient au sol, bien +que non complètement terminée<a id="footnotetag468" name="footnotetag468"></a><a href="#footnote468" title="Go to footnote 468"><span class="smaller">[468]</span></a>, pouvait être considérée comme +d'ores et déjà gagnée. Les résultats acquis étaient considérables: +les bâtiments essentiels étaient construits, l'exploitation en +train, et une grande étendue de terrain mise en culture. Cette +transformation faisait l'étonnement des visiteurs, chaque jour +plus nombreux. Staouëli devenait l'une des principales curiosités +de l'Algérie. Le maréchal Bugeaud voulut en juger par lui-même. +Le 14 août 1845, il arriva à l'improviste au monastère, visita +tout en détail, mêla quelques conseils à beaucoup d'éloges et s'en +retourna le soir, plein d'admiration pour un travail si fécond et +pour une si héroïque austérité. Peu de jours après, le <cite>Moniteur +algérien</cite> racontait la visite du maréchal et faisait connaître sa +satisfaction. Dans le succès des Trappistes, il y avait plus que le +résultat matériel; il y avait, pour les autres colons, un exemple +instructif et consolant, un voisinage bienfaisant, et surtout la +prédication chrétienne qui agit le plus, celle de la <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> vertu +en action. Les Arabes n'étaient pas les derniers à en être frappés et +à témoigner de leur respect pour les nouveaux «marabouts». La «goutte +de sainteté», demandée par M. de Corcelle, commençait à faire sentir +son effet.</p> + +<p>Le maréchal Bugeaud n'était pas homme à s'en effaroucher: bien au +contraire. Il comprenait de quel secours pouvait être pour son +œuvre l'action catholique. D'autres religieux que les Trappistes +eurent aussi à se louer de lui. Les Jésuites avaient été des +premiers à suivre notre armée à Alger. L'un d'eux, le P. Brumauld, +fonda, aux portes de la ville, un orphelinat dont le gouvernement +prisait très haut les services et qu'il subventionnait. Le maréchal, +cependant, n'avait pas été, à l'origine, sans partager un peu les +préjugés alors régnant contre la Compagnie de Jésus. Un jour qu'il la +traitait assez mal en paroles, devant ses aides de camp, l'un d'eux +l'interrompit: «Nous vous avons pourtant entendu dire beaucoup de +bien du P. Brumauld.—Ah! mais, oui.—Eh bien! le P. Brumauld est +un Jésuite.—Un Jésuite, le P. Brumauld?—Assurément.» Déconcerté, +le maréchal garda un moment le silence, puis s'écria: «Fût-il le +diable, il fait le bien.» C'était un des traits de son caractère, +de ne pas fermer les yeux à la vérité. Aussi, peu après, irrité +de voir le <cite>Journal des Débats</cite> s'associer à la violente campagne +alors ouverte contre les Jésuites, il lui adressa d'Alger, le 24 +juin 1843, la lettre suivante: «J'ai été peiné de l'article sur les +Jésuites que j'ai lu dans votre numéro du 13 juin. Vous savez bien +que je ne suis ni Jésuite ni bigot; mais je suis humain et j'aime à +faire jouir tous mes concitoyens, quels qu'ils soient, de la somme de +liberté dont je veux jouir moi-même. Je ne puis vraiment m'expliquer +la terreur qu'inspirent les Jésuites à certains membres de nos +assemblées... Quant à moi, qui cherche, par tous les moyens, à mener +à bonne fin la mission difficile que mon pays m'a confiée, comment +prendrais-je ombrage des Jésuites, qui, jusqu'ici, ont donné de si +grandes preuves de charité et de dévouement aux pauvres émigrants qui +viennent en Algérie, croyant y trouver une terre promise, et qui +n'y rencontrent, tout d'abord, que déceptions, maladies <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> et +souvent la mort? Eh bien! oui, ce sont les Sœurs de Saint-Joseph +et les Jésuites qui m'ont puissamment aidé à secourir ces affreuses +misères que l'administration, avec toutes les ressources dont elle +dispose, est complètement insuffisante à soulager. Les Sœurs de +Charité ont soigné les malades qui ne trouvaient plus de place dans +les hôpitaux et se sont chargées des orphelines. Les Jésuites ont +adopté les orphelins. Le P. Brumauld, leur supérieur, a acquis, +moyennant 120,000 francs, une vaste maison de campagne entourée +de 150 hectares de terre cultivable, et là , il a recueilli plus +de 130 orphelins européens qui, sous la direction de différents +professeurs, apprennent les métiers de laboureur, jardinier, +charpentier, menuisier, maçon. Il sortira de là des hommes utiles à +la colonisation, au lieu de vagabonds dangereux qu'ils eussent été. +Sans doute, les Jésuites apprendront à leurs orphelins à aimer Dieu. +Est-ce un si grand mal? Tous mes soldats, à de rares exceptions près, +croient en Dieu, et je vous affirme qu'ils ne s'en battent pas avec +moins de courage... Pour moi, gouverneur de l'Algérie, je demande +à conserver <em>mes</em> Jésuites, parce que, je vous le répète, ils ne me +portent nullement ombrage et qu'ils concourent efficacement au succès +de ma mission. Que ceux qui veulent les chasser nous offrent donc les +moyens de remplacer les soins gratuits et la charité de ces terribles +fils de Loyola. Mais je les connais; ils déclameront et ne feront +rien que grever le budget colonial, sur lequel ils commenceront par +prélever leurs bons traitements, tandis que les Jésuites ne nous ont +rien demandé que la tolérance<a id="footnotetag469" name="footnotetag469"></a><a href="#footnote469" title="Go to footnote 469"><span class="smaller">[469]</span></a>.» Six ans plus tard, au moment +de la mort du maréchal Bugeaud, le P. Brumauld l'appellera «son +plus grand bienfaiteur, son père, le grand-père bien-aimé de ses +orphelins<a id="footnotetag470" name="footnotetag470"></a><a href="#footnote470" title="Go to footnote 470"><span class="smaller">[470]</span></a>».</p> + +<p>Cette attitude du maréchal contrastait heureusement avec +l'indifférence que, dans les premières années de l'occupation, les +autorités algériennes avaient témoignée pour les choses religieuses. +C'est qu'en effet, sous ce rapport, la situation s'était <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> +améliorée. La part du culte catholique, dans le budget de la colonie, +originairement de 9,000 francs, atteignait maintenant 150,000 francs. +Grâce à la création de l'évêché d'Alger en 1838, la vie chrétienne, +nulle jusqu'alors, s'était développée. Au lieu des rares prêtres et +des trois ou quatre chapelles misérables que Mgr Dupuch avait trouvés +en Algérie, quand il avait pris possession de son siège épiscopal, on +comptait, en 1845, dans le nouveau diocèse, 91 prêtres, 60 églises +ou chapelles, un séminaire, plusieurs établissements hospitaliers +ou scolaires fondés par des congrégations, des associations de +piété et de charité. Toutefois, celui qui mesurait l'étendue des +besoins était plus frappé encore de ce qui manquait. Cent cinquante +mille francs pour le culte catholique, sur un budget total de cent +trente millions, n'était-ce pas une proportion misérable, dans un +pays où tout était à créer? Que de lieux où les immigrants et les +soldats étaient absolument sans secours religieux! Dans la plupart +des villages qu'elle avait établis, l'administration ne s'était pas +inquiétée de bâtir une église. Les visiteurs recueillaient, à ce +propos, de la bouche des colons, plus d'une plainte. «Point d'église, +point d'école! disait l'un d'eux; nous sommes comme des animaux. Si +nous avions une chapelle, une clochette, on pourrait se rappeler +comment on a été élevé<a id="footnotetag471" name="footnotetag471"></a><a href="#footnote471" title="Go to footnote 471"><span class="smaller">[471]</span></a>.» L'administration ne se bornait pas à +ne pas faire; par routine tracassière et ombrageuse, elle gênait +la libre initiative du clergé. Malheureusement, le premier évêque, +Mgr Dupuch, n'avait pas autant d'esprit de conduite que de zèle, de +prudence que de générosité. Sa charité téméraire et imprévoyante le +fit tomber dans des embarras pénibles et compromettants. Aux prises +avec quatre cent mille francs de dettes qu'il ne pouvait payer, il +se vit réduit à donner sa démission, vers la fin de 1845. Il ne +le fit pas sans élever la voix <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> contre le gouvernement, +auquel il reprochait de ne l'avoir pas soutenu et même de l'avoir +entravé. Son successeur, Mgr Pavy, eut son zèle avec plus de sagesse. +Le maréchal Bugeaud le prit tout de suite fort en gré. «Tenez, +monseigneur, lui dit-il un jour brusquement, si vous n'étiez évêque, +je vous voudrais soldat! Près de moi, sur un champ de bataille, +quel bon général vous feriez!» L'évêque allait-il visiter, dans une +de ses tournées pastorales, quelques-uns des villages créés par +l'administration, le gouverneur se hâtait de l'en remercier. «C'est +ainsi, lui écrivait-il, que l'on console et que l'on encourage les +exilés de la patrie, en leur montrant des sentiments paternels, en +même temps qu'on leur offre les secours de la religion<a id="footnotetag472" name="footnotetag472"></a><a href="#footnote472" title="Go to footnote 472"><span class="smaller">[472]</span></a>.» À +Paris également, il était, dans le gouvernement, des esprits assez +clairvoyants et élevés pour comprendre combien la religion était +nécessaire en Algérie, et pour se rendre compte que, sous ce rapport, +il y avait beaucoup à réparer. «Cette année, pour la première fois, +écrivait M. Guizot à M. Rossi, le 8 mars 1846, je vais prendre à mon +compte cette question de l'Algérie, si grande et si lourde. J'attache +à l'établissement religieux beaucoup d'importance; je crois qu'il en +acquerra beaucoup, et cela me plaît personnellement de ressusciter le +christianisme en Afrique<a id="footnotetag473" name="footnotetag473"></a><a href="#footnote473" title="Go to footnote 473"><span class="smaller">[473]</span></a>.»</p> + +<h4>VI</h4> + +<p>Staouëli montrait ce qu'avec beaucoup d'énergie et de persévérance on +pouvait faire du sol algérien. L'enseignement venait fort à propos, +en présence du découragement que tant d'autres insuccès devaient +produire. Toutefois, les conditions de cette entreprise monacale +étaient trop exceptionnelles pour qu'on y trouvât la solution, +jusqu'alors vainement cherchée, du problème de la colonisation +algérienne. Où était donc cette <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> solution? Le maréchal +Bugeaud croyait le savoir. Il avait un système à lui qu'il jugeait +le seul capable de lever toutes les difficultés et dont il attendait +des merveilles. Convaincu que les échecs subis venaient de ce qu'on +avait eu affaire à des colons civils, «cohue désordonnée, sans +force d'ensemble, parce qu'elle était sans discipline», il voulait +faire appel à la «colonisation militaire»: application nouvelle +du principe posé par lui que «l'armée était tout en Algérie». À +l'entendre, on pouvait trouver facilement, chaque année, parmi les +soldats devant encore trois ans de service, un grand nombre d'hommes +disposés à s'établir en Afrique. Un congé leur serait accordé pour +aller chercher femme en France. L'État leur fournirait le sol, les +matériaux, les instruments, le bétail. Dans chaque village, tout +devait être possédé en commun jusqu'à l'expiration des trois ans. +Embrigadés, commandés, soumis à la discipline militaire, les hommes +continuaient, pendant ces trois ans, à faire partie de l'armée: il +n'y avait de changé que leur mode de service. Dans les saisons où +la culture ne les occuperait pas, ils seraient employés aux travaux +publics. En cas de guerre, ils se trouveraient tout organisés et +encadrés pour faire face au péril. À l'expiration des trois ans, +on procéderait à la liquidation de la communauté: l'État se ferait +rembourser de ses avances; le surplus serait divisé en autant de +lots que de copartageants, et les lots tirés au sort. Le maréchal +estimait qu'en quelques années on établirait ainsi un grand nombre +de familles, composées d'éléments énergiques et disciplinés, dont +la présence assurerait la soumission de la colonie en même temps +que la culture du sol, et permettrait de réduire de moitié l'armée +d'occupation. Par là donc, il prétendait résoudre, à la fois, le +problème agricole et le problème militaire.</p> + +<p>Il y avait longtemps que le maréchal Bugeaud rêvait de ce mode de +colonisation. Avant de commander à Alger, en 1838, il avait fait +paraître une brochure intitulée: <cite>De l'établissement de légions +de colons militaires dans les possessions françaises du nord de +l'Afrique, suivi d'un projet d'ordonnance adressé au gouvernement et +aux Chambres</cite>. Une fois gouverneur général, il ne <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> manqua +pas une occasion de revenir sur sa thèse favorite. Discours à la +Chambre, mémoires au ministre, toasts dans les banquets, brochures, +articles de journaux, correspondance avec les personnages influents, +tout était employé par lui pour tâcher de gagner à ses idées le +gouvernement et l'opinion. Dans l'ardeur de sa conviction, il ne +craignait pas de proposer tout de suite une opération gigantesque, +l'établissement, chaque année, de dix mille soldats colons, soit, +en dix ans, de cent mille familles. Il n'évaluait pas la dépense +à moins de 350 millions et reconnaissait même bientôt qu'elle +pourrait s'élever au double. Il faisait entrevoir, à la vérité, +comme compensation à cette charge, une réduction prochaine de +l'armée d'Afrique, soit une économie annuelle de 40 millions. Quant +à la colonisation civile, il se défendait de vouloir la supprimer +entièrement, et lui laissait, sur la côte, une bande de terrain large +de douze à quinze lieues: c'était au delà , dans l'intérieur des +terres, qu'il entendait placer ses villages de soldats.</p> + +<p>En attendant une mesure générale que seuls les pouvoirs publics +avaient qualité pour décréter, le maréchal, de sa propre autorité, +avait fait un très petit essai de son système. En 1842 et 1843, +il avait fondé trois villages militaires, deux dans le Sahel, un +dans la Métidja. Sur sa demande, le maire de Toulon s'était occupé +de trouver des femmes pour les soldats colons, et ceux-ci étaient +allés en France se marier, comme ils eussent accompli toute autre +corvée commandée: la chose prêta à rire, et il ne paraît pas qu'une +fois la dot mangée, les époux aient fait bien bon ménage. Ce ne +fut pas le seul déboire du maréchal. Au bout de peu de temps, les +colons, absolument dégoûtés du travail en commun et de la propriété +collective, le supplièrent de les «désassocier<a id="footnotetag474" name="footnotetag474"></a><a href="#footnote474" title="Go to footnote 474"><span class="smaller">[474]</span></a>». En 1845, sur +les trois villages, deux étaient aussi misérables que les villages +civils voisins: c'étaient ceux du Sahel; seul, celui qui était dans +la Métidja devait à l'avantage de sa situation d'être assez prospère.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> Rien donc, dans ces premiers résultats, qui pût détruire +les préventions existant contre le système du maréchal Bugeaud. On +faisait remarquer que des mariages accomplis comme une manœuvre +de champ de Mars n'étaient pas une façon bien sérieuse de constituer +les familles, condition première de toute bonne colonisation. On +demandait ce que deviendrait la sujétion disciplinaire sur laquelle +le maréchal fondait tout son système, lorsque, au bout de trois ans, +les soldats seraient libérés et redeviendraient des citoyens comme +les autres. Enfin, on insistait sur l'énormité des frais, et la +franchise peu adroite avec laquelle le maréchal avait tout de suite +parlé d'une dépense de plus de 300 millions, donnait beau jeu à ses +adversaires. Ce n'était pas la Chambre qui se montrait le moins +hostile. Les commissions des crédits se prononcèrent à plusieurs +reprises dans leurs rapports contre toute opération de ce genre<a id="footnotetag475" name="footnotetag475"></a><a href="#footnote475" title="Go to footnote 475"><span class="smaller">[475]</span></a>. +Quant au cabinet, il répugnait visiblement à s'engager dans cette +voie. Le maréchal Soult ne cachait pas qu'il y était opposé. M. +Guizot, d'ordinaire le principal soutien du maréchal Bugeaud dans +les conseils du gouvernement, ne croyait pas pouvoir proposer à ses +collègues plus qu'un essai limité et peu coûteux; encore n'était-il +pas sûr de l'obtenir et le demandait-il moins par goût pour la +colonisation militaire que par égard pour son promoteur.</p> + +<p>Le gouverneur général n'était pas homme à reculer devant des +oppositions, si nombreuses qu'elles fussent. Il se montrait, au +contraire, chaque jour plus confiant dans son idée. Le ministère +se refusant ou hésitant à se mettre en mouvement, il tenta de +l'entraîner, en prenant audacieusement les devants. Le 9 août 1845, +il adressa cette circulaire à tous les généraux sous ses ordres: +«Général, j'ai lieu de regarder comme très prochain le moment où +nous serons autorisés à entreprendre un peu en grand les essais de +colonisation militaire. Les conditions sont détaillées ci-après. +Invitez MM. les chefs de corps à les faire connaître à leurs +subordonnés et à vous adresser, <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> aussitôt qu'il se pourra, +l'état des officiers, sous-officiers et soldats qui désirent faire +partie des colonies militaires.» Suivait une série d'articles +organisant d'une façon complète ces colonies, absolument comme +si le principe en avait été adopté et qu'il s'agît seulement de +l'appliquer. Aussitôt cette circulaire connue à Paris, l'émotion +fut grande dans le cabinet, dans les Chambres, dans le public. +«Pacha révolté», s'écria la <cite>Presse</cite>. M. Guizot, bien qu'habitué +aux incartades du maréchal, ne put s'empêcher de trouver celle-ci +un peu forte. Il fit insérer dans le <cite>Journal des Débats</cite> une note +officieuse qui, avec des précautions de langage, remettait à son rang +le gouverneur trop indépendant et lui rappelait «qu'il y avait à +Paris un gouvernement et des Chambres». En même temps, il lui écrivit +une lettre de reproches affectueux. «Peut-être avez-vous cru, lui +disait-il, lier d'avance et compromettre sans retour le gouvernement +dans cette entreprise ainsi étalée tout entière dès les premiers +pas. C'est une erreur, mon cher maréchal.» Et il lui montrait que +le seul résultat de son initiative était «d'embarrasser grandement +ses plus favorables amis», ceux qui, à ce moment, travaillaient et +avaient si grand'peine à faire accepter l'idée d'un essai partiel. +Le maréchal sentit qu'il était allé trop loin; il fit publier par +le <cite>Moniteur algérien</cite> un article destiné à atténuer la circulaire. +Dans sa réponse à M. Guizot, il s'excusa tant bien que mal. «Cette +circulaire, lui écrivait-il, ne devait avoir aucune publicité... Je +dois dire aussi que les termes en étaient trop positifs; j'aurais +dû mettre partout les verbes au conditionnel; au lieu de dire: <em>Les +colons recevront, etc.</em>, j'aurais du dire: <em>Si le gouvernement +adoptait mes vues, les colons recevraient, etc.</em> Changez le temps du +verbe, et vous ne verrez plus qu'une chose simple, une investigation +statistique qui est dans les usages du commandement et destinée à +éclairer le gouvernement lui-même<a id="footnotetag476" name="footnotetag476"></a><a href="#footnote476" title="Go to footnote 476"><span class="smaller">[476]</span></a>.»</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> VII</h4> + +<p>Si les oppositions que rencontrait le maréchal Bugeaud ne +l'ébranlaient pas dans sa conviction, elles le fatiguaient, +l'irritaient. Il y voyait volontiers une sorte d'ingratitude. Plus +que jamais, d'ailleurs, il se croyait en butte à une malveillance +systématique de la part du maréchal Soult et des bureaux du ministère +de la guerre. Il accusait notamment ces bureaux d'inspirer et de +subventionner le journal <cite>l'Algérie</cite>, qui, de Paris, lui faisait +une guerre acharnée, et dont les attaques trouvaient souvent écho +dans les autres feuilles de la capitale<a id="footnotetag477" name="footnotetag477"></a><a href="#footnote477" title="Go to footnote 477"><span class="smaller">[477]</span></a>. Ces piqûres de presse +mettaient parfois hors de lui le peu patient gouverneur. Ainsi en +était-il, par exemple, quand <cite>l'Algérie</cite>, par un calcul plein de +malice, exaltait ses lieutenants, La Moricière, Bedeau et surtout le +duc d'Aumale.</p> + +<p>Non sans doute que le maréchal ne fût le premier à proclamer les +hautes qualités du vainqueur de la Smala. En 1843, il lui aurait +fait confier, malgré sa jeunesse, l'intérim du gouvernement général, +si le Roi, sur la demande même de son fils, ne se fût opposé à +une élévation trop rapide<a id="footnotetag478" name="footnotetag478"></a><a href="#footnote478" title="Go to footnote 478"><span class="smaller">[478]</span></a>. Bien souvent depuis, dans ses +conversations comme dans ses lettres, il s'était plu à saluer dans +le duc d'Aumale son futur successeur<a id="footnotetag479" name="footnotetag479"></a><a href="#footnote479" title="Go to footnote 479"><span class="smaller">[479]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> Mais n'est-ce +pas quelquefois à l'endroit de leurs héritiers que les vieillards se +montrent le plus ombrageux? Ce fut principalement à l'occasion du +commandement que le prince venait d'exercer, pendant quelque temps, +dans la province de Constantine, que l'<cite>Algérie</cite> essaya de l'opposer +au gouverneur. Il ne faut pas oublier que cette province se trouvait +dans une situation à part. Ayant échappé à l'action d'Abd el-Kader, +elle était passée, sans interruption, de la domination des Turcs à +celle de la France, et les Arabes, habitués à obéir, nous avaient +acceptés sans trop de peine. Il en était résulté, presque dès le +lendemain de la prise de Constantine, une pacification relative qui +contrastait avec la guerre acharnée dont les deux autres provinces +étaient le théâtre. L'armée n'y avait guère que des courses de police +à faire: aussi, sur cent mille hommes de troupes qui, depuis 1840, +étaient en Algérie, quatorze à dix-huit mille suffisaient pour la +province de Constantine. Il est vrai que, sur plus d'un point de +cette région, nous n'exercions qu'une sorte de souveraineté, parfois +même un peu nominale. Absorbé par sa lutte contre Abd el-Kader, le +maréchal Bugeaud ne regardait guère à ce qui se passait dans l'est +de la colonie, et les généraux qui y commandaient étaient à peu près +livrés à eux-mêmes. Par une heureuse fortune, deux d'entre eux, le +duc d'Aumale et son successeur, le général Bedeau, se révélèrent des +administrateurs éminents. L'<cite>Algérie</cite> n'avait pas tort quand elle +faisait d'eux un très grand éloge. Mais où elle devenait injuste, +c'est quand elle donnait à entendre que le maréchal Bugeaud aurait pu +obtenir la même pacification dans les provinces d'Alger et d'Oran, +s'il avait su gouverner et administrer, au lieu de ne savoir que +batailler. Si peu fondée qu'elle fût, cette insinuation n'était pas +sans rencontrer quelque crédit dans l'opinion, qui connaissait mal +les <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> faits, et dans la Chambre, toujours impatiente de mettre +un terme aux sacrifices d'hommes et d'argent qu'on lui demandait pour +l'Algérie.</p> + +<p>Le maréchal ne pouvait soupçonner le duc d'Aumale ni le général +Bedeau d'être pour quelque chose dans ces comparaisons; mais elles +ne lui en étaient pas moins fort déplaisantes. Il en était même +venu, sur ce sujet, à un état de susceptibilité qui lui faisait +voir des adversaires jusque chez ses plus sûrs amis. Vers la fin de +la session de 1845, M. de Corcelle ayant, dans un de ses discours, +loué l'administration du duc d'Aumale et mis en relief le bon état +de la province de Constantine, Bugeaud se crut visé et lui envoya +aussitôt ce que l'honorable député appelait plaisamment, dans sa +réponse, un «bouquet de mitraille». Le maréchal laissait voir, avec +une sorte de naïveté, où il se sentait blessé. «Je ne suis pas +jaloux, je vous le jure, écrivait-il, des éloges qu'on donne à mes +lieutenants; je suis heureux de voir louer un prince que j'aime;... +mais je ne puis admettre que ce qu'ils ont fait de louable se +soit opéré sans ma participation... S. A. R. le duc d'Aumale n'a +pas pris une seule mesure administrative sans m'avoir préalablement +consulté... Il n'a rien changé au fond des choses... Il n'a fait +qu'adopter des mesures d'ordre, de surveillance, de régularité; il +me les a soumises, et je les ai approuvées.» Le maréchal déclarait +que «tout cela le décourageait», qu'il ne «se sentait plus la force +de se donner tant de peine, tant de soucis, pour être ainsi jugé». +«Je ne suis pas du tout éloigné, ajoutait-il, de remettre aux mains +des <em>hommes nouveaux</em> que vante l'<cite>Algérie</cite> et que moi-même j'estime +certainement à leur valeur qui est très réelle, le soin des destinées +de notre conquête.» Et dans une autre lettre: «Vous me dites que je +ne sais pas souffrir la contrariété, parce que je suis entouré d'amis +qui m'approuvent toujours... Il n'y a pas d'homme en France qui +soit plus contrarié que moi.» Puis, revenant sur le «parallèle fort +blessant» dont il se plaignait: «Comment, demandait-il, pouviez-vous +croire que je m'entendrais dire de sang-froid que je ne suis pas +le gouverneur de l'Algérie, que <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> j'administre très mal la +portion du pays qui est sous ma main, pendant que mes lieutenants +font très bien sans ma participation<a id="footnotetag480" name="footnotetag480"></a><a href="#footnote480" title="Go to footnote 480"><span class="smaller">[480]</span></a>?»</p> + +<p>M. de Corcelle n'eut pas de peine à se justifier, et il ne le fit pas +sans dire quelques utiles vérités à son illustre, mais trop ombrageux +ami. «Vous avez, lui écrivait-il, à vous méfier beaucoup de vos +premiers mouvements, lorsque vous rencontrez certaines oppositions +à vos vues, quoique ensuite vous soyez on ne peut plus accessible, +modéré et tolérant. Cette promptitude dans l'attaque ou la défense +n'est tout à fait bonne que devant l'ennemi. C'est dans ce sens que +je vous reprochais les rapides entraînements qui sont la conséquence +d'une humeur très vive, et peut-être d'un grand pouvoir justifié par +de si beaux succès. Si vous revenez vite d'une prévention, comme +vous sabrez tout d'abord les malencontreux opposants, avant de vous +rendre compte de leur pensée! Tenez, mon cher maréchal, je maintiens +que si par esprit d'opposition on entend une certaine vivacité de +prévention, l'ardeur du combat, un peu de raideur au service d'une +théorie ou d'une opinion toute faite, vous êtes, dans ces premiers +transports dont vous savez heureusement revenir, bien plus de +l'opposition que je n'en suis. Vous avez de si glorieuses qualités +que je ne crains pas de vous être moins attaché en vous découvrant +des défauts, et notamment celui d'être prompt à l'exagération et +à l'offense dans le feu des discussions. Je suis convaincu que, +dans vos relations avec l'administration de la guerre, ce sont des +diableries de ce genre qui vous ont causé des embarras. Les mauvais +tours dont vous avez à vous plaindre vous viennent en grande partie +de votre humeur d'opposition et aussi de votre goût pour la polémique +écrite; car, bien que vous soyez un grand homme d'action, je vous +considère comme un très superbe opposant et très habile journaliste. +Vous n'aimez pourtant ni l'opposition ni les journaux. Toute votre +vie, vous serez journaliste contre les journaux; <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> mais, +comme vous serez mieux que cela, il n'y aura pas grand mal<a id="footnotetag481" name="footnotetag481"></a><a href="#footnote481" title="Go to footnote 481"><span class="smaller">[481]</span></a>.» Le +maréchal avait l'âme assez haute et assez droite pour goûter cette +franchise affectueuse. Il mit donc de côté tout ressentiment contre +son ami, mais il n'en demeura pas moins convaincu qu'il était entouré +d'ennemis, et, comme il le disait, qu'une «grosse intrigue d'envieux +et d'ambitieux» se servait du journal <cite>l'Algérie</cite> et des bureaux +de la guerre pour le «démolir<a id="footnotetag482" name="footnotetag482"></a><a href="#footnote482" title="Go to footnote 482"><span class="smaller">[482]</span></a>». «J'ai été déclaré incapable +de continuer l'œuvre, écrivait-il à M. de Corcelle. Mon temps +est fini. On convient que je suis assez bon soldat; mais on dit que +je n'entends rien en administration...; que, d'ailleurs, comme il +n'est plus nécessaire de faire la guerre, on n'a plus besoin de mon +unique talent. On va fermer le temple de Janus. Mais les Arabes se +chargeront de l'ouvrir, et mes grands hommes apprendront bientôt +qu'on ne reste pas en paix à volonté<a id="footnotetag483" name="footnotetag483"></a><a href="#footnote483" title="Go to footnote 483"><span class="smaller">[483]</span></a>.»</p> + +<p>Sous le coup de ce découragement et de cette amertume, le maréchal +avait songé, un moment, à donner sa démission. Vers la fin de juin +1845, il avait adressé au gouvernement une lettre dans laquelle il +demandait formellement à être rappelé<a id="footnotetag484" name="footnotetag484"></a><a href="#footnote484" title="Go to footnote 484"><span class="smaller">[484]</span></a>. Quant aux motifs de sa +détermination, il les exposait ainsi à M. Guizot: «J'ai la conviction +que M. le maréchal Soult a l'intention de me dégoûter de ma situation +pour me la faire abandonner. Cette pensée résulte d'une foule de +petits faits et d'un ensemble qui prouve qu'il n'a aucun égard pour +mes idées, pour mes propositions. Vous avez vu le cas qu'il a fait de +l'engagement, pris devant le conseil, de demander 500,000 francs pour +un essai de colonisation militaire; c'est la même chose de tout, ou +à peu près. Il suffit que je propose une chose pour qu'on fasse le +contraire, et le plus mince sujet de ses bureaux a plus d'influence +que moi sur l'administration et la colonisation de l'Algérie. Dans +tous les temps, les succès des généraux ont augmenté leur crédit; le +mien a <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> baissé dans la proportion du progrès des affaires de +l'Algérie. Je ne puis être l'artisan de la démolition de ce que je +puis, sans vanité, appeler mon ouvrage. Je ne puis assister au triste +spectacle de la marche dans laquelle on s'engage au pas accéléré. +Extension intempestive, ridicule, insensée, de toutes les choses +civiles; amputation successive de l'armée et des travaux publics, +pour couvrir les folles dépenses d'un personnel qui suffirait à une +population dix fois plus forte, voilà le système. Je suis fatigué +de lutter sans succès contre tant d'idées fausses, contre des +bureaux inspirés par le journal <cite>l'Algérie</cite>. Je veux reprendre mon +indépendance, pour exposer mes propres idées au gouvernement et au +pays. Le patriotisme me le commande, puisque j'ai la conviction qu'on +mène mal la plus grosse affaire de la France<a id="footnotetag485" name="footnotetag485"></a><a href="#footnote485" title="Go to footnote 485"><span class="smaller">[485]</span></a>.»</p> + +<p>Le gouvernement s'apercevait, une fois de plus, que le maréchal +Bugeaud était un agent peu commode. Mais il n'oubliait pas que, +quand, on a la fortune d'être servi par de tels hommes, il faut bien +leur passer quelques bizarreries de caractère. C'est le propre de ces +natures faites pour agir, de savoir mal obéir. M. Guizot rappelait +justement à ce propos que Napoléon disait un jour: «Croit-on que +ce soit une chose toute simple de gouverner un Soult ou un Ney?» +Loin donc de profiter de l'occasion qui lui était offerte de se +débarrasser de Bugeaud, le conseil des ministres décida de le +retenir. Le maréchal Soult lui-même l'informa, en termes excellents +et fort amicaux, du désir qu'avaient le Roi et le cabinet tout entier +de le voir conserver ses fonctions<a id="footnotetag486" name="footnotetag486"></a><a href="#footnote486" title="Go to footnote 486"><span class="smaller">[486]</span></a>. Touché de cette démarche, +le gouverneur n'insista pas sur sa démission. À ce même moment, +d'ailleurs, il se faisait prendre en faute avec sa circulaire du 9 +août 1845 sur la colonisation militaire, et la conscience de son +tort le rendait plus conciliant. Il sollicita seulement un congé, +pour venir conférer avec le ministre de la guerre et se <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> +rendre compte s'il pouvait se mettre d'accord avec lui. «J'irai droit +mon chemin, écrivait-il à M. Guizot, le 18 août 1845, tant que je +serai soutenu par le gouvernement du Roi. Je serai dédommagé des +déclamations des méchants par l'assentiment général de l'armée et +de la population de l'Algérie. Le 6 ou 7 septembre, je serai près +de M. le maréchal Soult. Je traiterai avec lui de quelques-unes des +principales questions. Si nous pouvons nous entendre, comme j'en +ai l'espoir d'après les bonnes dispositions qu'il me montre depuis +quelque temps, je me remettrai de nouveau à la plus rude galère à +laquelle ait jamais été condamné un simple mortel<a id="footnotetag487" name="footnotetag487"></a><a href="#footnote487" title="Go to footnote 487"><span class="smaller">[487]</span></a>.» À la même +époque, il disait au colonel de Saint-Arnaud: «Si l'on ne me comprend +pas, si l'on ne veut pas me comprendre, je ne reviendrai pas. Si tout +s'arrange, comme je le crois, je serai de retour à Alger dans les +premiers jours de novembre<a id="footnotetag488" name="footnotetag488"></a><a href="#footnote488" title="Go to footnote 488"><span class="smaller">[488]</span></a>.»</p> + +<p>Le gouverneur s'embarqua pour la France le 4 septembre 1845, et se +rendit tout droit à Soultberg, résidence du ministre de la guerre +dans le Tarn. L'entrevue se passa beaucoup mieux qu'on ne pouvait s'y +attendre. Le maréchal Bugeaud s'était appliqué, comme il l'écrivait +lui-même à M. Guizot, «à y mettre du moelleux et de la déférence». De +son côté, le maréchal Soult, trop fatigué pour ne pas désirer éviter +un conflit avec un contradicteur si considérable et d'ordinaire si +véhément, chercha à être aimable. Bugeaud se bornait, pour le moment, +à demander une chose qu'il n'y avait aucune raison de lui refuser: +c'était la constitution d'une commission de pairs, de députés et +d'autres personnages compétents, qui serait envoyée en Afrique et +y rechercherait, de concert avec le gouverneur, la solution des +problèmes intéressant l'avenir de l'Algérie, notamment du problème de +la colonisation. Le maréchal Bugeaud sortit de cette conférence «très +satisfait<a id="footnotetag489" name="footnotetag489"></a><a href="#footnote489" title="Go to footnote 489"><span class="smaller">[489]</span></a>». «Pendant les deux jours que nous avons discuté sur +les affaires <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> d'Afrique, mandait-il peu après à M. Guizot, +je n'ai trouvé, chez le ministre de la guerre, que d'excellents +sentiments pour moi et de très bonnes dispositions pour les affaires +en général<a id="footnotetag490" name="footnotetag490"></a><a href="#footnote490" title="Go to footnote 490"><span class="smaller">[490]</span></a>.»</p> + +<p>Le gouverneur se faisait illusion: après avoir vu longtemps les +choses trop en laid, il les voyait maintenant trop en beau. Elles +n'étaient pas à ce point éclaircies et pacifiées entre le ministre +de la guerre et lui. Au fond, ils étaient toujours en désaccord sur +la question principale, celle de la colonisation militaire, et l'on +devait s'attendre qu'à l'heure de préciser davantage les résolutions +à prendre, ce désaccord se manifestât de nouveau. Mais avant que rien +de ce genre eût pu se produire, survinrent d'Afrique de tragiques +nouvelles qui reléguèrent aussitôt au second plan tous les problèmes +sur lesquels on discutait depuis quelque temps. Il s'agissait bien de +se quereller sur un mode de colonisation! C'était la soumission même +de l'Algérie qui paraissait remise en question.</p> + +<h4>VIII</h4> + +<p>Quand le maréchal Bugeaud s'était embarqué pour la France, le 4 +septembre 1845, tout semblait tranquille en Algérie. Il n'était +pas parti depuis quelques jours, que divers symptômes d'agitation +se manifestaient avec une simultanéité inquiétante. Bou-Maza +reparaissait dans le Dahra, et telle était la vigueur de ses premiers +coups, que nos troupes se trouvaient tout d'abord réduites à la +défensive. Ailleurs surgissaient d'autres fauteurs de révoltes, qui, +eux aussi, se paraient du surnom, devenu populaire, de Bou-Maza. Sur +notre frontière de l'Ouest, des troubles, visiblement suscités par +Abd el-Kader, obligeaient le général Cavaignac, qui commandait dans +Tlemcen, à se mettre en campagne, et, dès ses premiers pas, il était +<span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> étonné de la résistance qu'il rencontrait. On ne savait pas +encore quelle importance il fallait attacher à tous ces incidents, +quand se répandit une nouvelle bien autrement grave et douloureuse: +une colonne française venait d'être surprise et détruite par Abd +el-Kader.</p> + +<p>Voici en quelles circonstances. Le poste de Djemâa-Ghazouat, situé +sur la côte, près du Maroc, était commandé par le lieutenant-colonel +de Montagnac, officier admirable de bravoure et d'énergie, mais +péchant quelquefois par excès de fougue et d'audace. En dépit des +recommandations expresses qui lui avaient été faites de «ne pas +aller livrer des combats au dehors», Montagnac, au premier bruit +des mouvements d'Abd el-Kader, crut devoir se porter au secours +d'une tribu fidèle, menacée par l'émir. Le 21 septembre 1845, il +se mit en route avec 346 fantassins du 8<sup>e</sup> bataillon des chasseurs +d'Orléans et 62 hussards. Dès le lendemain, il était rejoint par +un messager du général Cavaignac qui rappelait à Tlemcen le 8<sup>e</sup> +bataillon de chasseurs. Montagnac ne pensa pas être tenu d'obéir +avant d'avoir infligé un échec à l'ennemi, avec lequel il avait +commencé à échanger des coups de fusil. Il poussa donc plus avant. +Le 23, près du marabout de Sidi-Brahim, à un moment où sa troupe +se trouve imprudemment morcelée en trois petits corps, celui qui +marchait en tête tombe dans une sorte d'embuscade, et est enveloppé +par une cavalerie très nombreuse qu'Abd el-Kader dirige lui-même. +Aux premiers coups de feu, Montagnac est mortellement blessé. Nos +soldats se réunissent sur un mamelon, sans autre espoir que de vendre +chèrement leur vie; bientôt les munitions sont épuisées; personne, +néanmoins, ne songe à se rendre. Alors, rapporte l'un des rares +survivants de ce combat, «les Arabes, resserrant le cercle autour +de ce groupe immobile et silencieux, le font tomber sous leur feu, +comme un vieux mur». Au bout de peu de temps, il n'y a plus, du côté +des Français, que des cadavres ou des blessés ne donnant presque +plus signe de vie. À ce moment, le second détachement, mandé dès +le début par Montagnac, accourt sur le lieu du combat; aussitôt +accablé par les vainqueurs, <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> il subit le même sort. Reste +l'arrière-garde, demeurée auprès des bagages et composée de 80 +carabiniers sous les ordres du capitaine Géreaux. Les Arabes fondent +sur elle. Géreaux ne se trouble pas; le marabout de Sidi-Brahim est +à sa portée: il se jette dedans, s'y barricade et résiste aux plus +furieuses attaques. Abd el-Kader lui fait porter une sommation de +se rendre, avec promesse de vie sauve. Le capitaine lit la lettre à +ses hommes, qui n'y répondent que par les cris de: «Vive le Roi!» +et hissent sur le marabout un drapeau fait avec des lambeaux de +vêtement. Après de nouvelles attaques, l'émir fait faire une seconde +sommation; il ordonne, cette fois, qu'elle soit transmise par un +des officiers prisonniers et blessés, l'adjudant-major Dutertre. +Celui-ci s'avance vers le marabout: «Chasseurs, s'écrie-t-il, on va +me décapiter si vous ne posez les armes, et moi, je viens vous dire +de mourir jusqu'au dernier plutôt que de vous rendre.» Sa tête tombe +aussitôt. Le combat reprend plus acharné, interrompu deux fois encore +par des sommations sans résultat. L'émir, lassé de cette résistance +qui lui coûte très cher, prend le parti de s'éloigner avec le gros de +son armée, en laissant seulement les forces nécessaires pour bloquer +étroitement le marabout. Les assiégés n'ont ni vivres ni eau. Ils +passent ainsi trois longs jours, attendant un secours qui aurait +dû venir et qui ne vient pas. Enfin, le 26, aimant mieux tomber en +combattant que de mourir de faim et de soif, ils s'élancent hors +de leur réduit, en emportant leurs blessés. Ce coup de désespoir +semble d'abord leur réussir; ils font une trouée à travers les Arabes +stupéfaits et se dirigent en bon ordre vers Djemâa. Déjà l'on peut +distinguer les murs de la ville, quand, à la vue d'un filet d'eau qui +coule au fond d'un ravin, les hommes, en dépit de leurs officiers, +quittent leurs rangs, se précipitent dans le ravin et se jettent à +plat ventre pour étancher la terrible soif qui les dévore depuis +trois jours. Ce désordre n'échappe pas aux Arabes qui accourent +et, de la hauteur, font pleuvoir les balles sur les malheureux +buveurs: tous succombent. Géreaux cependant a essayé de continuer +la retraite avec les quelques hommes qui ne se sont pas débandés; +<span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> mais ils ne sont plus assez nombreux et finissent par être +écrasés; le capitaine tombe, mortellement atteint. Douze soldats +seuls parviennent à rejoindre les cavaliers sortis de Djemâa à leur +rencontre: c'est tout ce qui revient des 425 hommes partis de cette +ville, cinq jours auparavant, avec le colonel de Montagnac<a id="footnotetag491" name="footnotetag491"></a><a href="#footnote491" title="Go to footnote 491"><span class="smaller">[491]</span></a>.</p> + +<p>Quand on sut à Alger le désastre de Sidi-Brahim, l'émotion y +fut extrême; dans l'imagination du public, l'événement prit les +proportions d'une catastrophe. L'effet en fut encore aggravé par la +série de mauvaises nouvelles qui survinrent coup sur coup, dans les +jours suivants. La plus douloureuse fut celle de la capitulation +d'Aïn-Temouchent: le lieutenant Marin conduisait 200 hommes, la +plupart sortant de l'hôpital, de Tlemcen à Aïn-Temouchent; apercevant +sur sa route des cavaliers qu'il reconnaît pour ceux d'Abd el-Kader, +il perd la tête; sans avoir été même attaqué, il court à l'émir et se +rend à lui avec toute sa troupe<a id="footnotetag492" name="footnotetag492"></a><a href="#footnote492" title="Go to footnote 492"><span class="smaller">[492]</span></a>. Il n'était pas à craindre sans +doute qu'une défaillance aussi inexplicable trouvât des imitateurs; +mais, succédant, à quarante-huit heures d'intervalle, au désastre de +Sidi-Brahim, elle était bien de nature à exalter les Arabes. Tout +d'ailleurs révélait un soulèvement prémédité et concerté: à Sebdou, +le commandant Billot était attiré dans une embuscade et massacré avec +toute son escorte; le chef du bureau arabe de Tiaret était enlevé +par trahison; des caïds, amis de la France, tombaient assassinés; +plusieurs postes étaient attaqués, des ponts et des magasins brûlés, +des communications interrompues; la majeure partie des tribus de la +subdivision de Tlemcen prenait les armes et rejoignait Abd el-Kader. +«Qui sait ce qui arrivera? écrivait le colonel de Saint-Arnaud, à +la date du 3 octobre. Abd el-Kader peut aussi bien être dans la +Métidja, dans un mois, que fuyant dans le Maroc, <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> sans suite, +avant dix jours... Une seule chose est certaine, c'est que la guerre +sainte a éclaté et a débuté par une catastrophe qui a atterré les +colons et jusqu'aux négociants d'Alger.»</p> + +<p>Dès le 28 septembre 1845, le général de La Moricière, gouverneur +par intérim, avertit le maréchal Soult que «la situation était fort +grave». «Vous jugerez sans doute indispensable, ajoutait-il, que +M. le maréchal Bugeaud rentre immédiatement en Algérie.» Le même +jour, il dépêchait directement au maréchal le commandant Rivet, +pour presser son retour. En attendant, il ne demeurait pas inactif. +Jugeant avec raison que le plus grand péril n'était pas à l'intérieur +avec Bou-Maza et ses imitateurs, mais sur la frontière de l'Ouest, où +il fallait tâcher de barrer le chemin à Abd el-Kader, il s'y porta +immédiatement de sa personne. Le 8 octobre, il rejoignait le général +Cavaignac au delà de Tlemcen, attaquait vigoureusement avec lui les +tribus révoltées, les battait, mais sans atteindre l'émir lui-même, +qui, suivant son habitude, s'était dérobé.</p> + +<p>Ce fut le 6 octobre que le commandant Rivet arriva à la Durantie, en +Périgord, où était le maréchal Bugeaud, et lui fit part de ce qui +se passait en Algérie. En présence de tels événements, le maréchal +ne songea plus à se retirer ni à marchander les conditions de son +retour. Le péril l'appelait, et aussi l'espérance d'acquérir une +nouvelle gloire dont il se servirait pour faire prévaloir ses idées. +«Je pars dans la nuit du 7 au 8, écrivit-il, le 6, au ministre de la +guerre. J'ai pensé qu'étant encore gouverneur nominal de l'Algérie, +je ne pouvais me dispenser de répondre à l'appel que me font l'armée +et la population, que ce serait manquer à mes devoirs envers le +gouvernement et mon pays.» Il ajoutait, après avoir énuméré avec +précision les renforts dont il avait besoin: «Nous allons, Monsieur +le maréchal, jouer une grande partie qui peut être décisive pour +notre domination, si nous la jouons bien, ou nous préparer de +grandes tribulations et de grands sacrifices, si nous la jouons mal. +L'économie serait ici déplorable.» Il écrivait en même temps à M. +Guizot: «Les circonstances <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> sont très graves; elles demandent +de promptes décisions. Ce n'est pas le cas de vous entretenir de mes +griefs et des demandes sans l'obtention desquelles je ne comptais +pas rentrer en Algérie. Je cours à l'incendie; si j'ai le bonheur de +l'apaiser encore, je renouvellerai mes instances pour faire adopter +des mesures de consolidation de l'avenir. Si je n'y réussis pas, rien +au monde ne pourra m'attacher plus longtemps à ce rocher de Sisyphe. +C'est bien le cas de vous dire aujourd'hui ce que le maréchal de +Villars disait à Louis XIV: Je vais combattre vos ennemis et je vous +laisse au milieu des miens<a id="footnotetag493" name="footnotetag493"></a><a href="#footnote493" title="Go to footnote 493"><span class="smaller">[493]</span></a>.»</p> + +<p>Seulement, comme si le maréchal ne pouvait s'empêcher de mêler à +ses plus généreuses résolutions quelqu'une de ces «diableries» dont +parlait M. de Corcelle, il adressait, à cette même date du 6 octobre, +la lettre suivante au préfet de la Dordogne: «M. le chef d'escadron +Rivet m'apporte d'Alger les nouvelles les plus fâcheuses; l'armée +et la population réclament à grands cris mon retour. J'avais trop à +me plaindre de l'abandon du gouvernement vis-à -vis de mes ennemis +de la presse et d'ailleurs, pour que je ne fusse pas parfaitement +décidé à ne rentrer en Algérie qu'avec la commission que j'ai +demandée et après la promesse de satisfaire à quelques-unes de mes +idées fondamentales; mais les événements sont trop graves pour que +je marchande mon retour au lieu du danger.» Puis, après avoir donné +au préfet quelques détails sur l'insurrection, il finissait ainsi: +«Il est à craindre que ceci ne soit une forte guerre à recommencer. +Hélas! les événements ne donnent que trop raison à l'opposition que +je faisais au système qui étendait sans nécessité l'administration +civile et diminuait l'armée pour couvrir les dépenses de cette +extension. J'ai le cœur navré de douleur de tant de malheurs et +de tant d'aveuglement de la part des gouvernants et de la presse +qui nous gouverne plus qu'on n'ose l'avouer.» Ce ne pouvait être +sérieusement que le maréchal attribuait l'agression d'Abd <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> +el-Kader à la prétendue extension de l'administration civile. Quant +au reproche d'abandon adressé au gouvernement, il venait d'autant +plus mal à propos qu'en ce moment le ministère expédiait d'urgence +les renforts demandés; ces renforts, qui ne comprenaient pas moins +de six régiments d'infanterie et deux de cavalerie, devaient porter +à 107,000 hommes l'armée d'Algérie. Encore n'y aurait-il eu que +demi-mal, si cette injuste récrimination se fût produite à huis clos. +Mais la lettre du maréchal, communiquée étourdiment par le préfet +au rédacteur du <cite>Conservateur de la Dordogne</cite>, fut publiée par ce +journal et, de là , fit le tour de la presse, avec les commentaires +qu'on peut supposer. Fort penaud de cette publication et du bruit +qu'elle faisait, le gouverneur se hâta de déclarer qu'il n'y était +pour rien. «Ma lettre, écrivit-il à M. Guizot, était la communication +confidentielle d'un ami à un ami; elle ne devait avoir aucune +publicité. C'est encore une tuile qui me tombe sur la tête. Je le +déplore surtout parce que la presse opposante ne manquera pas d'en +tirer parti contre le gouvernement.» M. Guizot ne se contenta pas de +cette sorte d'excuse et jugea nécessaire de faire sentir au maréchal +le tort de sa conduite: «Je ne puis accepter, lui répondit-il, votre +reproche que vous n'avez pas été soutenu par le gouvernement. Il +appartient et il sied aux esprits comme le vôtre, mon cher maréchal, +de distinguer les grandes choses des petites, et de ne s'attacher +qu'aux premières. Il n'y a, pour vous, en Afrique, que deux grandes +choses: l'une d'y avoir été envoyé, l'autre d'y avoir été pourvu, +dans l'ensemble et à tout prendre, de tous les moyens d'action +nécessaires. Le cabinet a fait pour vous ces deux choses-là , et il +les a faites contre beaucoup de préventions et à travers beaucoup +de difficultés... Après cela, qu'à tel ou tel moment, sur telle ou +telle question, le gouvernement n'ait pas partagé toutes vos idées, +ni approuvé tous vos actes, rien de plus simple: c'est son droit. Que +vous ayez même rencontré, dans telle ou telle commission, dans tel +ou tel bureau, des erreurs, des injustices, des idées fausses, de +mauvais procédés, des obstacles, cela se peut; cela n'a rien que de +<span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> naturel et presque d'inévitable; ce sont là des incidents +secondaires qu'un homme comme vous doit s'appliquer à surmonter, sans +s'en étonner ni s'en irriter, car il s'affaiblit et s'embarrasse +lui-même en leur accordant, dans son âme et dans sa vie, plus de +place qu'il ne leur en appartient réellement.» M. Guizot engageait +le maréchal à faire comme lui, «à laisser dire les journaux» et à +compter sur la tribune pour mettre sa conduite en lumière; «c'est là , +ajoutait-il, que vous devez être défendu, mais grandement et dans les +grandes occasions, non pas en tenant les oreilles toujours ouvertes +à ce petit bruit qui nous assiège, et en essayant, à tout propos et +bien vainement, de le faire taire». Le ministre terminait par des +plaintes sur la publication de la lettre au préfet de la Dordogne. +«Cette lettre, disait-il, m'a affligé pour vous et m'a blessé pour +moi... C'est là un désordre. Vous ne le souffririez pas autour de +vous. Et, croyez-moi, cela ne vaut pas mieux pour vous que pour le +pouvoir auquel vous êtes dévoué<a id="footnotetag494" name="footnotetag494"></a><a href="#footnote494" title="Go to footnote 494"><span class="smaller">[494]</span></a>.»</p> + +<p>Le maréchal n'avait à peu près rien à répondre à ces amicales +réprimandes, ou, du moins, il n'avait qu'une réponse à faire, +c'était de montrer, une fois de plus, que, s'il parlait quelquefois +de travers, cela ne l'empêchait pas de bien agir. Pendant ce temps, +d'ailleurs, il poursuivait rapidement sa route vers l'Afrique, +s'embarquait à Marseille, et arrivait à Alger le 15 octobre 1845. La +population s'était portée en foule au-devant de lui, témoignant par +son attitude, et de l'alarme que lui causaient les événements, et de +la confiance que lui rendait le retour du gouverneur général.</p> + +<h4>IX</h4> + +<p>C'était l'une des qualités maîtresses du maréchal Bugeaud—véritable +don de général en chef—de voir, dans une crise, tout de suite et +très nettement ce qu'il y avait à faire. <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> À peine a-t-il pris +terre en Algérie, que son plan est arrêté. Toujours persuadé que le +moyen de dompter Abd el-Kader, c'est de lui enlever l'impôt et le +recrutement<a id="footnotetag495" name="footnotetag495"></a><a href="#footnote495" title="Go to footnote 495"><span class="smaller">[495]</span></a>, il se donne pour tâche principale de lui fermer +l'entrée du Tell, seule partie du territoire où l'émir peut trouver, +avec quelque abondance, de l'argent, des vivres et des soldats. Les +mesures déjà prises par le général de La Moricière ont barré le +passage, à l'ouest, sur la frontière du Maroc. Le gouverneur devine +que, devant cet obstacle, l'ennemi fera un détour par le désert, +et cherchera, au sud, quelque fissure. Dans cette prévision, dont +l'événement devait démontrer la justesse, il décide de former, sur +toute la lisière des hauts plateaux, comme une chaîne continue de +petites colonnes mobiles. Ces colonnes auront charge de guetter +Abd el-Kader, de le repousser, de le poursuivre, de l'atteindre +s'il est possible, de ne pas lui laisser un moment de repos en n'en +prenant pas elles-mêmes, de ne lui permettre de rien organiser nulle +part, et enfin de frapper impitoyablement les tribus qui seraient +tentées de le soutenir. Le gouverneur ne néglige pas non plus les +révoltes intérieures suscitées par les divers Bou-Maza: le soin de +les réprimer sera confié à plusieurs autres colonnes. Cette extrême +dispersion des troupes pouvait paraître, à un certain point de vue, +une cause de faiblesse. La première loi de la guerre n'est-elle pas +de concentrer ses forces, au lieu de les morceler? Bugeaud a expliqué +lui-même, plus tard, à ses soldats, les raisons qui lui faisaient, +en cette circonstance, déroger à la règle ordinaire. «Évacuer une +partie du pays pour se concentrer, leur a-t-il dit, c'eût été laisser +à notre adversaire les ressources de l'impôt et du recrutement, +ainsi que toutes les forces locales. Il aurait bientôt formé une +armée régulière pour appuyer les goums des tribus. C'eût été aussi +renverser le gouvernement des Arabes, si péniblement institué par +nous, et livrer à la vengeance implacable d'un chef irrité tous +les hommes compromis <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> pour notre cause. Comment, plus +tard, aurions-nous pu reconstituer ce gouvernement, si nous avions +lâchement abandonné les chefs qui, presque tous, nous sont restés +fidèles? Il fallait tout conserver<a id="footnotetag496" name="footnotetag496"></a><a href="#footnote496" title="Go to footnote 496"><span class="smaller">[496]</span></a>.»</p> + +<p>Le maréchal n'est pas moins prompt à exécuter son plan qu'à le +concevoir. Débarqué le 15 octobre 1845 à Alger, il entre en campagne +dès le 18, et, le 24, il arrive près de Teniet el-Had, sur la limite +du désert. À la fin de novembre, douze colonnes sont en mouvement; +peu après, on en compte dix-huit. Les plus nombreuses, celle par +exemple que commande le gouverneur général, ont moins de trois +mille hommes. À leur tête sont, outre le maréchal, des officiers +vigoureux, ayant l'expérience de la guerre d'Afrique: La Moricière, +Cavaignac, Géry, Korte, Bourjolly, Arbouville, Marey, Saint-Arnaud, +Jusuf, Canrobert, Pélissier, Comman, Camou, Gentil, Bosquet; il faut +y ajouter Bedeau, qui commandait depuis quelque temps à Constantine, +mais que la tranquillité de cette partie de l'Algérie a permis d'en +éloigner momentanément pour l'employer au sud de la province d'Alger. +Quelques-unes de ces colonnes opèrent, dans l'intérieur du cercle, +contre Bou-Maza qu'elles ne parviennent pas du reste à saisir, et +contre ses nombreux homonymes, dont plusieurs sont pris et passés +par les armes<a id="footnotetag497" name="footnotetag497"></a><a href="#footnote497" title="Go to footnote 497"><span class="smaller">[497]</span></a>. La plupart agissent ou tâchent d'agir contre +Abd el-Kader. Savoir où se trouve l'ennemi est déjà fort difficile; +le joindre, à peu près impossible. L'émir glisse entre les mains de +ceux qui croient l'avoir cerné. D'une mobilité prodigieuse, faisant +cinquante lieues en deux jours, il trouve partout des sympathies, +des renseignements sûrs, des provisions, des chevaux frais. Depuis +les confins de la province de <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> Constantine jusqu'au Maroc, +toutes nos troupes sont ainsi dans une alerte continuelle: ce ne +sont que marches et contremarches à la recherche d'un adversaire +invisible, bien qu'on devine partout sa présence. Il n'était pas +dans les habitudes et dans le tempérament du maréchal de s'en tenir +à la défensive: dès le commencement de décembre, il lance dans le +désert des colonnes légères et rapides. Jusuf, qui commande l'une +d'elles et la mène avec une vitesse endiablée, approche plusieurs +fois d'Abd el-Kader, mais sans l'atteindre. Celui-ci, pendant +qu'on court vainement après lui dans le sud, pointe audacieusement +vers le nord, passe entre les trois ou quatre colonnes qui le +guettent, franchit la lisière du Tell et pénètre dans l'Ouarensenis. +Le maréchal se retourne et tâche de serrer le cercle autour de +l'envahisseur. Le 23 décembre, à Temda, Jusuf se heurte enfin aux +réguliers d'Abd el-Kader; mais ceux-ci se dispersent trop vite +pour que le combat soit décisif; l'émir n'en reste pas moins dans +l'Ouarensenis, où il trouve de quoi se refaire. Jusuf, d'ailleurs, +est dérouté. Heureusement, La Moricière, toujours ingénieux à deviner +les mouvements des Arabes, se lance sur la bonne piste, avec des +troupes relativement fraîches. Pas plus que les autres, il ne met +la main sur l'insaisissable adversaire; mais, par l'habileté et la +rapidité de ses manœuvres, il l'oblige, dans les premiers jours +de janvier 1846, à sortir du Tell et à rentrer dans le désert. +Guerre singulière, où l'on peinait beaucoup, sans avoir presque +jamais l'occasion de se battre. «Il n'y avait pas de bataille à +livrer, écrivait le colonel de Saint-Arnaud, le 24 janvier, puisque +l'ennemi fuyait toujours. Il n'y avait qu'une chose à faire, empêcher +l'émir de descendre dans les plaines, l'user en le réduisant à +l'impuissance. Pour cela, il fallait se montrer partout, lutter +d'activité, de persévérance, d'énergie, courir toujours et souvent +frapper dans le vide... Le maréchal manœuvre et organise. Le +pays est mauvais, on manque de tout, et on a l'air de ne rien faire. +Pour accepter un pareil rôle, il faut être grand et sûr de soi! Ce +rôle aurait compromis des réputations moins solides. La chose la +plus facile à <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> la guerre, c'est la bataille, pour l'homme de +guerre, s'entend. Mais manœuvrer contre un ennemi aux abois, qui +se rattache à tout, mobile comme un oiseau, c'est plus difficile, et +personne, en ce genre, n'aurait fait autant que le maréchal<a id="footnotetag498" name="footnotetag498"></a><a href="#footnote498" title="Go to footnote 498"><span class="smaller">[498]</span></a>.</p> + +<p>Après avoir forcé Abd el-Kader à sortir de l'Ouarensenis, La +Moricière mandait à un de ses amis: «Voilà désormais l'émir dans +un pays où il n'y a pas grand'chose à boire ni à manger, où le +bois manque, où le froid est excessif. Je doute qu'il y refasse sa +cavalerie. Je ne l'y suivrai pas... Il ne faut pas lui laisser +toucher terre dans le Tell; mais il n'y a pas grand inconvénient +à le laisser se morfondre dans le désert<a id="footnotetag499" name="footnotetag499"></a><a href="#footnote499" title="Go to footnote 499"><span class="smaller">[499]</span></a>.» La Moricière se +faisait illusion: Abd el-Kader n'était pas homme à se «morfondre» +ainsi. Dès la fin de janvier 1846, on apprenait qu'il avait rassemblé +environ quinze cents cavaliers appartenant aux tribus des hauts +plateaux, et qu'à leur tête il se dirigeait vers l'est. Ne devait-on +pas craindre qu'il ne cherchât de ce côté quelque moyen de rentrer +dans le Tell? Le maréchal Bugeaud, suivant de loin le mouvement de +son adversaire, se transporta rapidement d'Aïn-Toukria à Boghar, +et chargea les colonnes des généraux Bedeau, d'Arbouville et Marey +de garder toutes les entrées du Tell, entre Boghar et la province +de Constantine. Cependant la nouvelle qu'Abd el-Kader se trouvait +maintenant au sud de la province d'Alger, produisait, dans le nord +de cette province, une agitation qui gagnait jusqu'aux tribus de la +Métidja; l'émir avait du reste soin de faire répandre parmi elles le +bruit de sa prochaine arrivée. Il devenait urgent de leur en imposer +par quelque démonstration. Mais comment la faire? Le général de Bar, +qui commandait à Alger, n'avait à peu près aucune force armée sous +la main; toutes les garnisons des villes de la côte avaient été +employées à grossir les colonnes mobiles. Dans ces circonstances, +le maréchal n'hésita pas à télégraphier de Boghar, le 2 février, au +général de Bar, d'armer les condamnés militaires et d'organiser deux +bataillons de la milice, sorte de garde <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> nationale de la +ville d'Alger. La seule annonce de cette mesure effraya la population +civile autant que l'eût fait le mal même contre lequel on se mettait +en garde. Le général de Bar, embarrassé de cette émotion, en référa +au gouverneur, qui lui répondit, le 5 février, en confirmant son +ordre: «La mesure, disait-il, est de nature à prévenir, non à +susciter des alarmes. Il n'y a réellement pas de dangers sérieux, +quant à présent, et nous comptons bien les éloigner pour l'est, comme +nous l'avons fait pour l'ouest; mais une sage prévision a dicté +mon ordre.» Le maréchal prit en outre le parti de se rapprocher +un peu d'Alger, sans cependant perdre de vue les régions du sud; +quelques jours après, il campait devant Médéa. L'un des motifs de +ce mouvement paraît avoir été le désir de ramener ses troupes à la +côte, pour les refaire. Les soldats ne pouvaient supporter longtemps +la vie à laquelle les soumettait l'infatigable gouverneur. Déjà , à +la fin de décembre, celui-ci avait dû, une première fois, laisser +à Orléansville son infanterie exténuée, et avait emmené à la place +celle du colonel de Saint-Arnaud. Le second relais se trouvait +maintenant fourbu comme le premier; les uniformes étaient en loques, +les souliers usés, beaucoup d'hommes malades ou éclopés. La cavalerie +de la colonne commandée par Jusuf paraissait plus misérable encore: +«Les chevaux, raconte un témoin, étaient de vraies lanternes: on +voyait au travers»; à peine en comptait-on deux cents en état, non +certes de charger, mais de marcher.</p> + +<p>Pendant ce temps, que devenait Abd el-Kader? Se jouant, une fois de +plus, de toutes les colonnes qui le poursuivaient ou le guettaient, +il les tournait par l'est, descendait comme une trombe la vallée du +haut Isser, tendait la main à Ben-Salem, son ancien khalifa dans +ces régions, razziait les tribus fidèles à la France et arrivait +jusque sur le bas Isser, près de la mer, à quelques lieues d'Alger, +sur la lisière de la Métidja vide de troupes et pleine de colons. +Allait-il se jeter sur cette plaine? Sans doute ce ne pourrait jamais +être qu'une incursion aussi passagère qu'audacieuse; il suffirait +que les colonnes <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> agissant dans le sud revinssent vers la +côte, pour contraindre l'envahisseur à une retraite précipitée; mais +elles étaient loin; il leur fallait plusieurs jours pour arriver; +en attendant, l'émir n'aurait-il pas le temps de tout dévaster et +massacrer dans les fermes et les villages européens de la Métidja? +De quel effet ne serait pas, sur l'opinion, en Algérie et en France, +cette répétition des désastres de 1839, venant en quelque sorte +démontrer l'inanité des résultats que le maréchal Bugeaud se vantait +d'avoir obtenus par six années d'efforts et de sacrifices! Quel +découragement pour ceux qui avaient cru en lui! Quel triomphe pour +ses adversaires! Certainement sa gloire ne résisterait pas à un +pareil coup.</p> + +<p>La dépêche annonçant cette stupéfiante irruption parvint au +gouverneur pendant qu'il campait sous Médéa. C'était le soir, +et, suivant son habitude, il faisait une partie de whist, sous +sa tente, avec ses deux aides de camp, le commandant Rivet et le +capitaine Trochu. Ceux-ci ont aussitôt l'impression tellement vive +du péril, que, raconte l'un d'eux, leur langue desséchée s'attache +à leur palais et les empêche de parler<a id="footnotetag500" name="footnotetag500"></a><a href="#footnote500" title="Go to footnote 500"><span class="smaller">[500]</span></a>. Mais le maréchal, +admirablement tranquille et posant un moment ses cartes: «En voilà +une bonne! dit-il; faisons sans tarder tout ce que nous pourrons.» Il +télégraphie d'abord à Alger de réunir les condamnés, les miliciens, +tous les gendarmes de la région, et de les mettre en évidence +sur les hauteurs de la Métidja, pour simuler une préparation de +défense. Il appelle ensuite Jusuf: «Combien avez-vous de chevaux +sur pied? lui demande-t-il.—Deux cents.—Pouvez-vous être demain +dans la Métidja?—Oui, en allant au pas.—Partez tout de suite, et +montrez-vous sur les points les plus en vue.» Le gouverneur complète +ses mesures en annonçant qu'avec le reste de la colonne, il se +<span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> mettra en route au point du jour. Se retournant alors vers +ses aides de camp, toujours imperturbable: «Messieurs, reprenons +notre whist.»—«Je recevais là , plus encore qu'à Isly, a écrit plus +tard le général Trochu, une inoubliable leçon d'équilibre dans le +commandement, à l'heure des grands périls.» Le lendemain, la colonne +du maréchal Bugeaud marchait rapidement dans la direction du bas +Isser, en tenant les hauteurs qui bordent la Métidja, quand le +capitaine Trochu, qui cheminait en tête, absorbé par d'assez sombres +prévisions, voit accourir à fond de train un cavalier arabe, agitant +un pli au-dessus de sa tête. «Quelle nouvelle?» s'écrie-t-il tout +anxieux. Le messager lui apprend que l'émir vient d'être surpris dans +une attaque de nuit, et qu'il est en pleine déroute.</p> + +<p>Que s'était-il passé? Peu auparavant, quelques compagnies +d'infanterie légère étaient arrivées de France à Alger; c'étaient +les seules troupes régulières dont disposait le général de Bar. +Suivant les indications données par le maréchal, lors des premiers +symptômes d'agitation, il les avait envoyées, sous les ordres du +général Gentil, occuper le col des Beni-Aïcha qui commandait à l'est +l'entrée de la Métidja. À la nouvelle des razzias opérées sur le bas +Isser, le général Gentil crut devoir marcher sur les rassemblements +qu'on lui signalait. Sa troupe était peu nombreuse et n'avait pas +encore vu le feu; mais c'était une de ces heures où il faut payer +d'audace; d'ailleurs, il ne croyait pas avoir affaire à Abd el-Kader +en personne. En route, il rallie heureusement un bataillon venant +de Dellys. Dans la nuit du 6 au 7 février 1846, il heurte un peu à +l'aveugle le camp ennemi. Ses jeunes soldats, fort inexpérimentés, +tirent au hasard; dès les premiers coups de feu, les Arabes prennent +la fuite: c'étaient des gens du désert, grands pillards, fort +mal à l'aise d'être si loin de leurs tentes, et n'ayant qu'une +préoccupation, celle d'y rapporter le butin dont ils étaient +gorgés. En quelques instants et sans avoir eu un seul blessé, notre +petite troupe est maîtresse du terrain et y ramasse trois drapeaux, +six cents fusils, les tentes toutes tendues, les chevaux et les +troupeaux enlevés dans les razzias <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> des jours précédents. Le +général Gentil n'était pas le moins étonné d'une si facile victoire; +il fut plus étonné encore quand il sut par les prisonniers qu'Abd +el-Kader était dans le camp et qu'il avait failli y être pris.</p> + +<p>L'émir en fuite se jeta dans le Djurdjura et, avec son indomptable +énergie, tâcha de se créer, parmi les Kabyles, un nouveau centre de +résistance. Mais le maréchal Bugeaud, accouru de Médéa et renforcé +des troupes que lui amenait Bedeau, frappa rudement les tribus qui +faisaient mine de soutenir la révolte, et, par un habile mélange de +rigueur et de diplomatie, les détermina à se séparer d'Abd el-Kader. +Celui-ci fut réduit, dans les premiers jours de mars, à reprendre le +chemin du désert.</p> + +<p>Ainsi se terminait heureusement pour le gouverneur général ce qu'on +a appelé «la plus grande crise de sa carrière algérienne». Le 24 +février 1846, se trouvant près de sa capitale, dont il était sorti +depuis cinq mois, il eut l'idée d'y ramener, pour les reposer un +peu, les soldats avec lesquels il venait de faire une si pénible +campagne. Bien que non annoncé d'avance, ce retour prit un caractère +de triomphe. «Quand le maréchal, raconte le général Trochu, rentra +dans Alger, avec une capote militaire usée jusqu'à la corde, entouré +d'un état-major dont les habits étaient en lambeaux, marchant, +à la tête d'une colonne de soldats bronzés, amaigris, à figures +résolues, et portant fièrement leurs guenilles, l'enthousiasme de +la population fut au comble. Le vieux maréchal en jouit pleinement. +C'est qu'il venait d'apercevoir, de très près, le cheveu auquel la +Providence tient suspendues les grandes renommées et les grandes +carrières, à un âge (soixante-deux ans) où, quand ce cheveu est +rompu, il est difficile de le renouer.» Quelques jours plus tard, +le 2 mars, le gouverneur adressait à l'armée d'Afrique un ordre du +jour où, rappelant à grands traits ce qu'elle avait fait depuis cinq +mois, il la félicitait de ses efforts et de ses succès. «Vous pouvez +aujourd'hui garantir à la France, leur dit-il, que son empire en +Afrique ne sera pas ébranlé par cette grande révolte.» Non <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> +sans doute que le maréchal ne vît plus rien à faire: il montrait +au contraire à ses soldats la nécessité «d'extirper les derniers +vestiges de l'insurrection» et de prendre l'offensive, «en étendant +leurs bras sur tous les points du désert où se formaient les orages +qui étaient venus et viendraient fondre sur eux, s'ils n'allaient +les dissiper». «Votre ardeur, ajoutait-il, ne se ralentira pas au +moment où, de toutes parts, elle est couronnée par le succès... Vous +resterez semblables à vous-mêmes, et la France reconnaissante vous +honorera.»</p> + +<h4>X</h4> + +<p>L'insurrection a fait son suprême effort en essayant d'atteindre la +Métidja. Repoussée sur ce point, elle ne fera désormais que décliner. +Les agitateurs secondaires, découragés par l'échec d'Abd el-Kader, ne +sont plus en état de nous opposer une sérieuse résistance. Par leurs +mouvements combinés, Saint-Arnaud, Canrobert et Pélissier expulsent +définitivement Bou-Maza du Dahra et le forcent à s'enfuir dans le +désert. Il suffit au maréchal de se montrer dans l'Ouarensenis pour +le pacifier, et le duc d'Aumale, revenu depuis peu en Algérie pour +prendre sa part de la lutte et du danger, soumet, avec le concours +des généraux Marey et d'Arbouville, la région montagneuse située au +sud-est de la province d'Alger. Le maréchal Bugeaud ne se contente +pas de rétablir ainsi notre autorité dans l'intérieur du Tell; il +ne perd pas de vue Abd el-Kader dans le désert où celui-ci a été +obligé de se retirer. Il le fait pourchasser sans répit par plusieurs +colonnes qui l'atteignent et le maltraitent fort, l'une le 7 mars +1846, l'autre le 13. Dans cette dernière affaire, l'émir ne s'échappe +qu'à grand'peine avec quatorze fidèles. Grâce cependant aux renforts +qui lui viennent de sa deïra, il persiste à tenir la campagne. +Pendant tout le mois d'avril, c'est Jusuf, devenu général, qui +court après lui à bride abattue, tantôt perdant sa <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> piste, +tantôt tombant sur lui à l'improviste, lui tuant quelques hommes et +lui arrachant quelque butin; s'il ne réussit pas à s'emparer de sa +personne, du moins il le réduit à l'existence d'un fugitif, sans +cesse traqué, chaque jour plus dénué, plus affaibli, plus isolé.</p> + +<p>Mais dans quel état revenaient, après ces poursuites, nos fantassins +déguenillés et fourbus, nos cavaliers à pied, traînant par la bride +des chevaux hors de service! La Moricière, qui avait assisté à +l'un de ces retours, en était tout ému; il déclarait «n'avoir rien +vu de semblable, ni après la retraite de Constantine, ni après la +désastreuse campagne d'Alger en 1840», et s'inquiétait de l'effet +produit sur les indigènes par un tel spectacle. Ce fut même le +sujet d'un de ces désaccords qui éclataient trop fréquemment entre +le gouverneur général et le commandant de la province d'Oran. +Ce dernier, persuadé qu'en fermant le Tell à Abd el-Kader et en +le privant ainsi de tout moyen de se ravitailler, on finirait +par avoir raison de lui, ne cachait pas son peu de goût pour ces +courses perpétuelles dans le désert qui, selon lui, éreintaient +les soldats sans profit suffisant; ou du moins il n'eût voulu les +voir entreprendre que «sur des renseignements certains, avec des +probabilités d'un succès important». Le maréchal releva vivement ces +critiques. «Les opérations dans le désert, écrivit-il à La Moricière, +nous ont rendu les plus grands services; ce sont elles qui ont ruiné +l'émir, en ne lui laissant qu'une poignée de cavaliers exténués; +elles ont amené la soumission de tout le désert au sud de la province +d'Alger; elles nous ont ramené plusieurs tribus du Tell qui avaient +émigré.» Le maréchal «reconnaissait que le général Jusuf, avec des +qualités militaires très distinguées, n'avait pas tout l'ordre +d'administration et d'organisation qu'on aurait pu désirer», mais +il estimait qu'en somme son action avait été utile. «On ne fait les +choses extraordinaires, à la guerre, ajoutait-il, qu'avec des moyens +extraordinaires, et Napoléon a commis une faute en n'engageant pas +la garde impériale à la fin de la bataille de la Moskova. C'était, +disait-on, afin d'assurer la retraite. Mauvaise <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> raison. Il +faut tout faire pour gagner la bataille d'une manière décisive, quand +on a fait tant que de la livrer. Si on la gagne, on n'a pas besoin +de faire retraite. Si nous chassons et ruinons Abd el-Kader, notre +infanterie et notre cavalerie auront le temps de se remettre. Je ne +regrette donc nullement les travaux qui ont amené le délabrement qui +vous afflige. Jusuf jouait un coup de partie pour la tranquillité +de toute l'Algérie; il voulait avant tout réussir, et je pense +sincèrement que le résultat lui donne raison<a id="footnotetag501" name="footnotetag501"></a><a href="#footnote501" title="Go to footnote 501"><span class="smaller">[501]</span></a>.»</p> + +<p>Quelque confiance que le gouverneur général eût dans les chevauchées +de Jusuf, il sentait qu'il y aurait eu un moyen bien plus sûr et +plus prompt d'avoir raison d'Abd el-Kader; c'eût été de porter la +guerre sur le territoire marocain et d'y poursuivre cette deïra +qui, à l'abri de nos coups et contrairement aux stipulations du +traité de Tanger, servait de base d'opérations à la révolte. Ce +n'était pas la première fois que, devant la mauvaise volonté ou +l'impuissance de l'empereur Abd er-Raman, le maréchal songeait à se +faire justice lui-même en passant la frontière. Mais toujours il +avait été contenu par le gouvernement, qui gardait un souvenir trop +présent des difficultés diplomatiques nées de la guerre du Maroc, +pour vouloir recommencer une pareille aventure<a id="footnotetag502" name="footnotetag502"></a><a href="#footnote502" title="Go to footnote 502"><span class="smaller">[502]</span></a>. Au point de +vue de la politique générale, rien de plus raisonnable que cette +prudence du gouvernement: n'eût-il pas été fort périlleux de nous +trouver aux prises avec une nouvelle question marocaine, au moment +de la querelle des mariages espagnols? Mais on conçoit que ceux qui, +comme le maréchal Bugeaud, regardaient surtout les choses au point +de vue de la pacification <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> de l'Algérie, fussent tentés de +se montrer moins patients. La grande insurrection de 1845-1846, la +vue de l'émir se relevant chaque fois des coups qu'on lui portait, au +moyen des secours qu'il tirait de sa deïra, n'étaient pas faites pour +rendre cette patience plus facile. Aussi, à cette époque, le maréchal +Bugeaud était-il de plus en plus convaincu de la nécessité d'une +«opération sérieuse» sur le territoire marocain, et de plus en plus +pressé de l'entreprendre<a id="footnotetag503" name="footnotetag503"></a><a href="#footnote503" title="Go to footnote 503"><span class="smaller">[503]</span></a>. Il s'en ouvrit dans les dépêches qu'il +adressa à Paris: si l'on ne voulait pas l'autoriser formellement à +faire cette «guerre d'invasion défensive», il demandait au moins +qu'on la lui laissât faire, sauf à en rejeter plus tard sur lui +seul la responsabilité. Le gouvernement, effrayé de tels projets, +fit aussitôt connaître à Alger, par écrit et par envoyés spéciaux, +sa ferme volonté de ne rien permettre de pareil. De plus, M. Guizot +profita de l'habitude où il était de correspondre amicalement avec le +maréchal, pour lui expliquer les motifs de cette décision. Dans une +lettre en date du 23 avril 1846, il lui exposa l'avantage qu'avait +pour nous un accord même imparfait et peu efficace avec l'empereur du +Maroc, l'opposition qu'une nouvelle guerre soulèverait en France, les +complications qu'elle ferait naître en Europe, l'anarchie, fâcheuse +pour nos intérêts, qu'elle provoquerait au Maroc, l'impossibilité +où serait notre armée d'atteindre, dans ces régions lointaines +et inconnues, l'émir qu'elle ne parvenait pas à joindre sur le +territoire algérien. Il rappela, en terminant, que, «quand on est en +présence de populations semi-barbares et de gouvernements irréguliers +et impuissants», il faut savoir prendre son parti de certains maux +inévitables. «Il n'y a pas moyen, ajoutait-il, d'établir, avec de +tels gouvernements et avec de tels peuples, même après leur avoir +donné les plus rudes leçons, des relations sûres, des garanties +efficaces; il faut, ou pousser contre eux la guerre à fond, jusqu'à +la conquête et l'incorporation complète, ou se <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> résigner +aux embarras, aux incidents, aux luttes que doit entraîner un tel +voisinage, en se mettant en mesure de les surmonter ou d'en repousser +plus loin la source qu'on ne peut tarir.» Vérité d'expérience fort +utile à méditer pour tous les gouvernements qui font de la politique +coloniale. Déjà , du reste, l'année précédente, lors du débat sur le +traité de Tanger, le duc de Broglie avait développé cette même idée +avec sa précision accoutumée. Devant des raisons si fortes et une +volonté si ferme, le maréchal Bugeaud céda, non sans regret, mais +sans hésitation. «Ce que vous me dites, répondit-il à M. Guizot, le +30 avril, de la conduite que nous devons tenir envers le Maroc, me +paraît d'une grande justesse, me plaçant à votre point de vue, et +c'est là qu'il faut se placer<a id="footnotetag504" name="footnotetag504"></a><a href="#footnote504" title="Go to footnote 504"><span class="smaller">[504]</span></a>.»</p> + +<p>Au moment même où le gouvernement retenait ainsi le maréchal, le +territoire marocain était le théâtre d'un événement atroce qui eût +suffi, et au delà , si des raisons de politique générale ne nous +eussent arrêtés, à justifier notre intervention. Depuis plus de six +mois, la deïra d'Abd el-Kader renfermait deux cent quatre-vingts +prisonniers français; quatre-vingt-quinze, dont cinquante-sept +blessés, étaient les héroïques survivants de Sidi-Brahim; les +autres étaient ceux qui avaient capitulé sans combat sur la route +d'Aïn-Temouchent. Ces prisonniers avaient été d'abord bien traités. +Plusieurs fois Abd el-Kader avait fait, pour leur échange, des +ouvertures toujours repoussées. Le maréchal était convaincu,—et +son opinion était partagée par plusieurs généraux d'Afrique,—que +de telles propositions étaient surtout, dans l'intention de l'émir, +un moyen de faire croire aux Arabes qu'il négociait avec la France +en vue d'une paix prochaine, et de retenir sous son influence, à +l'aide de cet artifice, les tribus qui commençaient à lui échapper. +Bugeaud refusait donc de se laisser prendre à ce qu'il jugeait être +un piège. On n'était pas toutefois, de notre côté, sans travailler +à la libération des captifs; usant d'un procédé qui lui avait déjà +réussi dans une circonstance <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> analogue, notre diplomatie +s'adressait à l'empereur du Maroc: «Vous êtes en paix avec nous, +lui disait-elle; nous ne pouvons donc admettre que des prisonniers +français soient retenus sur votre territoire par Abd el-Kader; +faites-vous-les livrer, et rendez-les-nous.» Mais, pendant que +ces pourparlers se continuaient avec plus ou moins de chance de +succès, la deïra subissait une crise: la mauvaise fortune de son +maître réagissait sur elle; les vivres et l'argent commençaient à +lui manquer; avec la détresse, étaient venus le mécontentement, +la discorde et les désertions; des tribus entières partaient pour +l'intérieur du Maroc; quant à celles qui demeuraient fidèles, il leur +fallait se préparer à un exode, car Abd el-Kader les appelait dans +le sud, auprès de lui. Dans ces conditions, la garde des prisonniers +devenait un embarras. Le 24 avril 1846, aussitôt après l'arrivée d'un +courrier de l'émir, douze des prisonniers, dont six officiers, furent +emmenés hors du camp, sous prétexte d'assister à une fête; c'étaient +ceux dont on espérait une rançon. Les deux cent soixante-huit autres, +à la tombée de la nuit, furent répartis, par petits groupes, dans +les huttes de leurs gardiens. À minuit, au signal donné par un cri, +le massacre commença. Ceux qui ne tombèrent pas dès les premières +fusillades furent brûlés dans les gourbis où ils se réfugièrent. +Un seul s'échappa, blessé, nu; les Marocains le ramassèrent et le +reconduisirent à nos avant-postes, où il arriva le 17 mai; ce fut par +lui qu'on eut le récit de l'horrible scène. Cette nouvelle causa, +en France, une douloureuse émotion que les ennemis du maréchal +tâchèrent d'exploiter contre lui; ils l'accusèrent, dans la presse +et à la tribune, d'avoir négligé et même d'avoir systématiquement +écarté ce qui eût pu prévenir ce malheur. Abd el-Kader était-il +l'auteur du massacre? On en voudrait douter, ne serait-ce qu'à +cause de l'attitude chevaleresque qu'il avait prise en d'autres +circonstances<a id="footnotetag505" name="footnotetag505"></a><a href="#footnote505" title="Go to footnote 505"><span class="smaller">[505]</span></a>. Mais lui-même a avoué plus tard que tout s'était +<span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> fait par son ordre, et il n'a trouvé d'autre excuse à +invoquer que l'irritation où l'aurait jeté le refus d'échanger les +prisonniers<a id="footnotetag506" name="footnotetag506"></a><a href="#footnote506" title="Go to footnote 506"><span class="smaller">[506]</span></a>.</p> + +<p>Ce n'était pas par cet acte d'inutile cruauté qu'Abd el-Kader +pouvait relever sa fortune. La chasse qu'on lui donnait dans le +désert continuait toujours. Comme, pour échapper à Jusuf, il s'était +rejeté vers l'ouest, la poursuite était désormais menée par l'un des +lieutenants de La Moricière, le colonel Renault. Elle se prolongea +de la fin de mai au commencement de juillet 1846, avec les fatigues +et les péripéties accoutumées. L'émir, surpris le 1<sup>er</sup> juin, n'eut +que le temps de sauter sur un cheval pour s'enfuir. Le plus grave +pour lui était que les tribus nomades du désert l'abandonnaient +et venaient nous demander l'aman. Les gens d'Arbâ, auxquels il +réclamait le cheval de soumission, ne lui offrirent qu'un âne. Les +Ouled-Sidi-Cheikh, qu'il appelait aux armes, lui répondirent: «Tu +es comme la mouche qui excite le taureau; quand tu l'as irrité, tu +disparais, et nous recevons les coups.» La deïra, ruinée et réduite +des trois quarts, n'était plus en état de fournir des renforts. Si +fier que fût toujours son cœur, Abd el-Kader était à bout, et, +dans les premiers jours de juillet, abandonnant la partie, il rentra +dans le Maroc par Figuig. Il y avait sept mois que, seul, par son +prestige, son énergie, son audace, sa fécondité de ressources, cet +homme vraiment extraordinaire défiait toutes les poursuites et tenait +en alerte une armée de cent mille hommes, commandée par nos meilleurs +officiers. Pourquoi faut-il que le sang des prisonniers massacrés +ternisse une gloire qui aurait pu être si pure?</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> XI</h4> + +<p>Pendant la longue lutte qu'il venait de soutenir, le maréchal +Bugeaud n'avait pas eu seulement affaire aux Arabes. En France, +une bonne partie de l'opinion, travaillée par certains journaux, +s'était montrée assez mal disposée à son égard. Elle s'en était +prise à lui de tout ce qui, dans cette insurrection, l'avait déçue, +alarmée, attristée, ennuyée: de la violence imprévue de l'explosion, +des malheurs du début, de la lenteur et des difficultés de la +répression. Cette guerre, sans faits d'armes, n'avait ni intéressé +son imagination, ni flatté son amour-propre. Tout était matière à +reproches: la dissémination des troupes, leurs fatigues excessives, +le retard et la médiocrité des résultats. Les beaux esprits se +croyaient le droit de plaisanter le maréchal qui courait, avec +cent mille soldats, contre un seul homme, sans pouvoir seulement +l'atteindre; les badauds de Rome ne raillaient-ils pas déjà Metellus +de ce qu'il tardait à s'emparer de Jugurtha?</p> + +<p>Tout ce bruit de critiques arrivait aux oreilles de Bugeaud, jusque +dans les régions lointaines où il faisait campagne, et il ne savait +pas le dédaigner. «Je ne m'étonne pas, mandait-il à un de ses amis, +le 22 mars 1846, que vous soyez indigné de toutes les ordures et +sottises qu'on me jette à la tête. Ferait-on pire si j'avais perdu +cent combats et toute l'Algérie? On n'a jamais rien vu, je crois, +de pareil à ce déchaînement sans base aucune, puisque je n'ai pas +éprouvé le plus léger échec, et que j'ai donné, tout au moins, +l'exemple de la plus grande activité et d'une opiniâtre persévérance +à vaincre l'hydre qui m'entourait de ses mille têtes. J'ai la +conscience de n'avoir jamais mieux mérité de la France<a id="footnotetag507" name="footnotetag507"></a><a href="#footnote507" title="Go to footnote 507"><span class="smaller">[507]</span></a>.» Tels +furent même son irritation <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> et son dégoût qu'il en revint à +parler de démission. Il écrivait, en avril, à M. Guizot: «Je sais +que vous voulez me défendre à la tribune, et que vous me défendrez +bien; mais votre éloquence effacera-t-elle le mal qui se fait et se +fera tous les jours? Croyez-vous qu'on puisse rester, à de telles +conditions, au poste pénible et inextricable où je suis? Mon temps +est fini, cela est évident. L'œuvre étant devenue quelque chose, +tout le monde s'en empare; chacun veut y mettre sa pierre, bien ou +mal. Je ne puis m'opposer à ce torrent, et je ne veux pas le suivre; +je m'éloigne donc de la rive. J'ai déjà fait la lettre par laquelle +je prie M. le ministre de la guerre de soumettre au gouvernement du +Roi la demande que je fais d'un successeur. Je fonde ma demande sur +ma santé et mon âge qui ne me permettent plus de supporter un tel +fardeau, et sur mes affaires de famille; mais, entre nous, je vous le +dis, ma grande raison, c'est que je ne veux pas être l'artisan des +idées fausses qui règnent très généralement sur les grandes questions +d'Afrique. Je ne redoute ni les grands travaux de la guerre, ni ceux +de l'administration; mes soldats et les administrateurs de l'Algérie +le savent très bien; mais je redoute l'opinion publique égarée<a id="footnotetag508" name="footnotetag508"></a><a href="#footnote508" title="Go to footnote 508"><span class="smaller">[508]</span></a>.» +Ce n'était certes pas que le maréchal Bugeaud manquât de foi dans son +œuvre. Pour ce qui regardait, notamment, la dernière insurrection, +il estimait que l'événement répondait victorieusement à tous les +détracteurs de sa tactique, et, bien que sa campagne ne fût marquée +par aucune action militaire éclatante, il s'en honorait comme d'une +des plus remarquables qu'il eût faites. À un ami qui venait de se +marier, il écrivait, le 31 mai: «Vous êtes, à présent, enfoncé dans +la lune de miel... Cette lune ne reviendra plus pour moi, mais je +suis dans ma lune de gloire; j'ai vaincu les Bédouins de France, en +même temps que ceux d'Afrique. Je crois ceux de France plus près de +reprendre les hostilités que ceux d'Afrique. Ils disent, à présent, +que ce n'était rien, que cela ne valait pas la peine de s'en +occuper, et qu'avec des moyens aussi grands <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> que ceux que +j'avais, j'aurais dû faire bien plus vite et mieux<a id="footnotetag509" name="footnotetag509"></a><a href="#footnote509" title="Go to footnote 509"><span class="smaller">[509]</span></a>.»</p> + +<p>La discussion qui s'ouvrit à la Chambre des députés, en juin 1846, +sur les crédits relatifs à l'Algérie, fournit aux préventions qui +s'étaient formées, depuis quelque temps, contre le maréchal Bugeaud, +une occasion de se manifester. Sans doute, on ne pouvait plus lui +reprocher de ne pas savoir vaincre Abd el-Kader, puisqu'à cette +époque la révolte était considérée comme domptée; mais la critique +trouvait ailleurs à quoi se prendre. Le signal fut donné par le +rapporteur de la commission, M. Dufaure; tout en rendant hommage +à l'œuvre militaire du gouverneur, il refusa d'approuver son +œuvre administrative et colonisatrice, réclama un régime civil, +et exprima le vœu de voir établir un ministère de l'Algérie dont +le gouverneur ne serait plus que l'agent. Au cours du débat, de +nombreux orateurs reproduisirent ou même aggravèrent ces griefs: +entre tous, il faut citer M. de Tocqueville et M. de Lamartine. À +entendre M. de Tocqueville, ce qui manquait à l'Algérie, c'était +un bon gouvernement, ou même seulement un gouvernement; il appuya +sur les tiraillements, les conflits qui s'étaient produits entre +le cabinet et le gouverneur général; il montra le cabinet n'osant +pas rappeler le maréchal, mais le laissant malmener par ses amis, +tandis que, de son côté, le maréchal faisait attaquer le cabinet par +ses journaux; le résultat était que les deux pouvoirs se tenaient +en échec et aboutissaient à l'impuissance. Quant à M. de Lamartine, +dans un discours de proportions gigantesques, il s'attaqua à tout le +système appliqué en Algérie, y dénonçant je ne sais quoi d'excessif, +d'immodéré, et comme «un débordement de guerre, de sang et de +millions». Il se plaignit que le maréchal Bugeaud, au lieu de remplir +le mandat qui lui avait été donné de «fermer cette grande plaie de +l'Algérie», l'eût au contraire «envenimée et élargie». Ce qu'il +préconisait, c'était, en réalité, l'occupation limitée qui <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> +était pourtant depuis longtemps jugée. Il s'éleva aussi contre la +«dictature militaire», à laquelle il imputait tous les maux de la +colonie, et termina par un réquisitoire indigné contre l'inhumanité +de notre guerre africaine, particulièrement contre les razzias.</p> + +<p>M. Guizot répondit à ces critiques par un discours considérable. +Après avoir écarté, en quelques mots émus, l'accusation de cruauté +portée contre nos généraux, il examina la conduite suivie en Afrique, +depuis 1840. Tout d'abord, il fit honneur au cabinet d'avoir +résolument engagé sa responsabilité en envoyant le général Bugeaud à +Alger et en lui fournissant tous les moyens d'action dont il avait +besoin. Ce lui fut une occasion de s'expliquer sur les désaccords +survenus entre le ministère et le gouverneur, désaccords auxquels +ce dernier avait parfois donné un éclat si compromettant et dont +l'opposition avait naturellement cherché à se faire une arme. Le +sujet était délicat; M. Guizot se tira de la difficulté avec adresse +et dignité. «C'est le devoir du gouvernement, dit-il, de subordonner +toujours ce qui est secondaire à ce qui est essentiel, et de savoir, +avec ses agents, passer par-dessus des erreurs et des dissidences, +quand il s'agit de conserver au pays de grands et utiles services. En +vérité, lorsque j'entends porter à cette tribune la petite histoire +de nos dissidences et des anecdotes auxquelles elles ont donné lieu, +quand je les entends grossir, quand on s'étonne que nous n'en ayons +pas fait une plus grosse affaire, je m'étonne fort à mon tour. On +oublie donc que cela est arrivé très souvent dans le monde et à des +gouvernements qui se respectaient et savaient se faire respecter? +Quand Louis XIV disait à un officier qui allait rejoindre l'armée de +Turenne: «Dites à M. le maréchal de Turenne que je serais bien aise +d'avoir quelquefois de ses nouvelles», car M. de Turenne ne voulait +pas écrire à M. de Louvois, c'était là , permettez-moi de le dire, une +irrévérence un peu plus grande que celle qu'on a rappelée à cette +tribune. Cependant Louis XIV ne rappelait pas M. le maréchal de +Turenne; il prenait seulement le petit moyen que je vous <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> +indiquais, pour le rappeler à son devoir. Eh bien, nous avons eu +les mêmes raisons et nous avons tenu la même conduite. Nous savons +parfaitement qu'un gouvernement doit se faire respecter des hommes +qu'il emploie; mais quand nous considérons deux choses: l'une, +l'éminence des services; l'autre, la loyauté du caractère; quand +nous avons la certitude que ces deux choses-là existent, nous savons +aussi ne pas tenir compte des petits incidents.» Abordant ensuite +le fond de son sujet, M. Guizot insista principalement sur ce qui +avait été fait, depuis six ans, pour la soumission de l'Algérie: il +avait là beau jeu. Il passa plus rapidement sur l'administration et +la colonisation, sentant probablement le terrain moins favorable. +En ce qui touchait l'administration, il reconnut que le régime +civil était le but, affirma qu'on s'en rapprochait chaque jour +davantage, mais fit observer que, pendant quelque temps encore, le +maintien du gouvernement militaire importait à notre sécurité. Quant +à la colonisation, il déclara que «le gouvernement avait pris le +parti de n'épouser exclusivement aucun mode, mais de les favoriser +tous», et annonça, à ce titre, «certains essais» de colonisation +militaire. À son avis, d'ailleurs, parmi les questions soulevées, il +en était plusieurs qui devaient être examinées, mais qui n'étaient +pas encore mûres; c'était à l'avenir de les résoudre. «Il faut, +disait le ministre en terminant, être à la fois moins impatient et +plus confiant dans l'avenir; il ne faut pas croire que des fautes, +des erreurs, des misères empêchent le succès définitif. C'est la +condition des affaires humaines: elles sont mêlées de bien et de mal, +de fautes et de succès; il faut savoir supporter ces vicissitudes... +Et, au milieu de ce continuel mélange, il ne faut désespérer de rien; +il faut seulement se donner le temps de vaincre les difficultés et +de résoudre les questions; c'est tout ce que le gouvernement du Roi +demande quant à l'Algérie.»</p> + +<p>De loin, le maréchal Bugeaud avait suivi ces débats. Il n'avait pu +qu'être reconnaissant de la façon dont M. Guizot l'avait défendu; +mais cela ne suffisait pas à lui faire prendre <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> en patience +les critiques, et il parlait toujours de s'en aller. «J'ai beaucoup à +me louer du cabinet, écrivait-il à M. de Corcelle... Ce n'est donc +pas par humeur et mécontentement que je désire me retirer... Mais je +redoute les faiseurs de systèmes et de projets... Je suis effrayé +de ce qu'exigent du gouverneur les hommes qui, n'ayant jamais fait +que gratter du papier, croient qu'on improvise la colonisation et les +grands travaux publics... On me dit que je n'ai rien fait. Jugeant +bien que je ne puis pas faire mieux que par le passé, je dois fuir +l'avenir... En colonisation, en administration, on ne peut pas faire +rapidement de ces choses éclatantes qui captivent le suffrage public. +C'est l'œuvre du temps et de la persévérance. Or, l'opinion ne me +donnerait pas de temps, et d'ailleurs, à soixante-deux ans, on n'en a +pas devant soi... N'ayant que très peu d'années devant moi, je suis +bien convaincu qu'en quittant le gouvernement quand les forces me +manqueraient, je m'en irais conspué pour n'avoir pas fait, de toute +l'Algérie, des départements constitués comme ceux de la France<a id="footnotetag510" name="footnotetag510"></a><a href="#footnote510" title="Go to footnote 510"><span class="smaller">[510]</span></a>.» +Quelques semaines plus tard, le 16 juillet 1846, dans un banquet +donné en l'honneur de M. de Salvandy, alors de passage à Alger, le +maréchal répondait assez mélancoliquement aux félicitations et aux +vœux qui lui étaient adressés au nom de la population civile: +«Messieurs, je suis profondément touché de ce que vous venez de me +dire. Après l'estime du gouvernement et de la métropole, la vôtre +m'est certainement la plus chère; mais, quel que soit le dévouement +qu'elle ravive en moi, il ne m'est pas donné, ainsi que vous m'y +invitez, de compléter mon œuvre. Vous userez encore bien des +gouverneurs avant d'y parvenir...» Deux jours après, il partait en +congé pour la France.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> XII</h4> + +<p>Si difficile à vivre que leur parût parfois le maréchal Bugeaud, +les ministres désiraient qu'il conservât encore la direction des +affaires algériennes. Ils lui déclarèrent donc, dès son arrivée à +Paris, qu'ils ne voulaient pas entendre parler de sa démission, et +ils ne négligèrent rien pour le calmer et l'amadouer. D'ailleurs, à +la fin de l'année précédente, la composition du cabinet avait subi +un changement qui facilitait l'entente: le maréchal Soult, fatigué +par l'âge, avait abandonné son portefeuille, pour ne conserver que la +présidence du conseil, présidence un peu nominale; il avait eu pour +successeur au ministère de la guerre le général Moline Saint-Yon, +avec lequel le gouverneur était en très bons termes<a id="footnotetag511" name="footnotetag511"></a><a href="#footnote511" title="Go to footnote 511"><span class="smaller">[511]</span></a>. Le Roi, +auquel Bugeaud était fort attaché, intervint personnellement pour +le presser de garder ses fonctions. «Sire, j'obéis, répondit le +maréchal, mais je supplie Votre Majesté de faire que j'aie quelque +chose de grand, de décisif à exécuter en colonisation.» On sait +ce qu'il entendait par là : c'était une allusion à cette fameuse +colonisation militaire dans laquelle, plus que jamais, il voyait +la solution nécessaire et unique. Sur les conseils de ses amis, il +avait renoncé à l'exécution immédiate et en grand, qui avait tant +effarouché les esprits; il réclamait seulement un essai sérieux. On +lui donna satisfaction: engagement formel fut pris de demander, dès +l'ouverture de la prochaine session, un crédit de trois millions pour +faire cet essai.</p> + +<p>Le maréchal Bugeaud rentra à Alger, en novembre 1846. Il y trouva +la colonie assez tranquille. Abd el-Kader s'était définitivement +retiré en terre marocaine, l'âme toujours indomptable, mais +impuissant<a id="footnotetag512" name="footnotetag512"></a><a href="#footnote512" title="Go to footnote 512"><span class="smaller">[512]</span></a>. Moins il se sentait en état <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> de reprendre la +lutte armée, plus il tâchait de persuader aux indigènes que la France +traitait avec lui. La présence à son camp des onze prisonniers, +survivants de l'horrible massacre du 24 avril, lui fournit l'occasion +d'ouvrir une sorte de négociation. Il chargea le principal d'entre +ces prisonniers, le lieutenant-colonel Courby de Cognord, d'écrire +aux commandants français de la frontière pour proposer un échange. +Puis, sans attendre que ces premiers pourparlers eussent abouti, il +fit traiter sous main d'une libération moyennant rançon; toute une +comédie fut jouée pour faire croire que la rançon était exigée par +les subalternes à l'insu de l'émir, et que celui-ci relâchait ses +captifs par pure générosité. Le 25 novembre, Courby de Cognord et +ses compagnons furent remis, contre argent, au commandant espagnol +de Mélilla, qui avait servi d'intermédiaire, et de là conduits à +Oran, où leur fut fait un accueil ému. Ils amenaient avec eux un +Arabe, porteur de deux lettres d'Abd el-Kader à Louis-Philippe et au +maréchal Soult. Ces lettres, d'une fierté pompeuse, concluaient à des +propositions de paix: dans l'exposé des faits, l'émir se présentait +comme ayant été contraint à la guerre par nos généraux; un fait +toutefois le gênait visiblement, c'était le massacre des prisonniers: +il reconnaissait l'avoir ordonné, mais disait y avoir été acculé +par les mauvais procédés des commandants français, par leur refus +obstiné de vouloir entendre parler d'échange, par leur injurieuse +prétention de faire intervenir l'empereur du Maroc; il rejetait donc +sur eux seuls la responsabilité du fatal dénouement; il terminait en +se faisant honneur de la générosité avec laquelle il libérait les +survivants. Le maréchal Bugeaud ne permit pas au messager de passer +en France; il le renvoya au Maroc, avec cette réponse verbale: «Dis +à ton maître que, s'il nous avait renvoyé nos <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> prisonniers +sans rançon, je lui en aurais remis trois pour un; mais, puisqu'il +a fait payer la liberté de ceux-ci et a fait égorger les autres, +je ne lui dois rien que de l'indignation pour sa barbarie.» Abd +el-Kader, fort mortifié de cette réponse, protesta contre l'injure +qu'on lui faisait en supposant qu'il «avait rendu les Français pour +de l'argent». «Tu oublies, écrivait-il au maréchal, que les choses +du monde sont changeantes. À cet égard, j'en sais plus que toi. Je +suis convaincu que rien ne peut être durable sur cette terre, depuis +la création d'Adam jusqu'à l'extinction de la race humaine. C'est +pourquoi je ne me réjouis point, je ne m'enorgueillis pas ni ne me +fie aucunement aux effets du destin, si la fortune me sourit, comme +aussi je ne m'afflige point ni ne me désespère, si je suis atteint +par des revers, et cela parce que j'ai la croyance que rien n'est +stable sur la terre... Au reste, les anciens sages ont comparé le +destin à la grossesse d'une femme: le sexe de l'enfant prêt à naître +ne peut être connu avant l'enfantement<a id="footnotetag513" name="footnotetag513"></a><a href="#footnote513" title="Go to footnote 513"><span class="smaller">[513]</span></a>.»</p> + +<p>Quand Abd el-Kader se sentait impuissant, qui était de force à lutter +contre nous? Bou-Maza l'essaya cependant. Au commencement de 1847, il +quitte le Maroc, se jette dans le sud de nos possessions, erre d'une +oasis à l'autre, sans parvenir à y susciter un mouvement sérieux, +et finit par pénétrer presque seul dans l'Ouarensenis et le Dahra, +premier théâtre de ses combats; mais ses anciens partisans, bien que +le vénérant toujours, s'écartent de lui. Saint-Arnaud ne lui laisse +pas un moment de répit. «Je fais traquer Bou-Maza comme un chacal», +écrit-il à son frère, le 10 avril. Trois jours après, il ajoute, +avec un cri de triomphe: «Bou-Maza est entre mes mains... C'est un +beau et fier jeune homme. Nous nous sommes regardés dans le blanc +des yeux.» Le 17, «un peu sorti du tourbillon», le colonel raconte +ainsi comment les choses se sont passées: «Les dernières tentatives +faites par Bou-Maza l'ont dégoûté et désillusionné. Partout, il nous +a trouvés en garde... Enfin, il arrive chez un de ses affidés, le +caïd des <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> Ouled-Djounés, qui, s'il eût été seul, se serait +prosterné devant lui; mais il y trouve quatre de mes mokrazani. Ç'a +été le dernier coup. Il a tout de suite pris sa détermination et a +dit: «Menez-moi à Orléansville, au colonel de Saint-Arnaud lui-même», +ajoutant que c'était à moi qu'il voulait se rendre, parce que c'était +contre moi qu'il s'était le plus battu. Les autres ont obéi; ils +tremblaient encore devant Bou-Maza, qui a gardé ses armes et ne +les a déposées que chez moi, sur mon ordre. En amenant Bou-Maza, +mes quatre mokrazani étaient effrayés de leur audace. D'un signe, +Bou-Maza les aurait fait fuir. L'influence de cet homme sur les +Arabes est inconcevable. Bou-Maza était las de la guerre et de la vie +aventureuse qu'il menait. Il a compris que son temps était passé, et +qu'il ne pouvait plus soulever des populations fatiguées de lui et +domptées par nous. C'est un événement remarquable<a id="footnotetag514" name="footnotetag514"></a><a href="#footnote514" title="Go to footnote 514"><span class="smaller">[514]</span></a>.» Bou-Maza +fut traité avec égard. Interné à Paris, installé dans un riche +appartement des Champs-Élysées, avec une pension de 15,000 francs, +il fut un moment à la mode parmi les badauds de la capitale. Passé, +en 1854, au service de la Porte, il fut fait, en 1855, colonel dans +l'armée ottomane, et mourut peu après en Turquie.</p> + +<p>Le découragement qui avait amené la reddition de Bou-Maza n'était +pas un fait isolé. Vers la même époque, au nord-est de la province +d'Alger, Ben-Salem, qui avait été l'un des plus importants khalifats +d'Abd el-Kader, venait, accompagné de plus de cent chefs des régions +voisines du Djurdjura, apporter solennellement sa soumission +au maréchal Bugeaud. En avril et en mai 1847, trois colonnes, +commandées par les généraux Jusuf, Cavaignac et Renault, pénétrèrent +simultanément dans l'extrême sud et y promenèrent le drapeau de la +France, sans avoir presque à tirer un seul coup de fusil.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> XIII</h4> + +<p>Rien donc, dans la situation militaire, qui pût préoccuper le +maréchal Bugeaud et qui l'empêchât de porter toute son attention +et tous ses efforts sur le problème de la colonisation. C'était +en résolvant ce problème qu'il prétendait signaler la fin de son +gouvernement. À vrai dire, en cette matière, il était urgent de faire +mieux qu'on n'avait fait jusqu'alors. L'état des villages créés dans +le Sahel et la Métidja ne s'était pas amélioré depuis un an, bien +au contraire. Les misères, déjà notées, à la fin de 1844, par les +voyageurs, notamment par l'abbé Landmann, étaient encore aggravées. +Beaucoup de colons avaient succombé ou s'étaient découragés. Les +demandes de concession, qui, de 1842 à 1845, étaient allées toujours +en augmentant, commençaient à diminuer. En 1846, les villages ne +recevaient que 689 colons nouveaux, tandis qu'ils en perdaient 715. +Il était manifeste que, sous le coup des déceptions survenues, le +premier élan se ralentissait et menaçait de s'arrêter complètement. +À ce mal, le gouverneur prétendait remédier par la colonisation +militaire.</p> + +<p>Sa confiance était plus inébranlable que jamais. «Ma conviction +pour le système à adopter en colonisation, écrivait-il à M. Léon +Roches, est aussi profonde que celle que j'avais sur le système de +guerre à faire aux Arabes. Vous m'avez vu lutter (sur ce dernier +point) contre tout le monde, même contre les ministres, sans jamais +me décourager; j'ai résisté avec acharnement et j'ai triomphé. Je +serais sûr également de triompher dans l'essai d'une colonisation +militaire<a id="footnotetag515" name="footnotetag515"></a><a href="#footnote515" title="Go to footnote 515"><span class="smaller">[515]</span></a>.» Sachant l'opinion peu favorable à ses idées, le +maréchal n'hésita pas, pour tâcher de la convertir, à se faire +publiciste et même journaliste: c'était son habitude. Dans le +courant de la session de 1846, il <span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> avait envoyé une brochure +aux membres du Parlement. Il revint à la charge, par un <cite>Mémoire aux +Chambres</cite>, distribué le 1<sup>er</sup> janvier 1847: il y entrait dans tous +les détails d'application de son système, en exposait les avantages, +répondait aux critiques; c'était un appel pressant, qui respirait, de +la première ligne à la dernière, une forte conviction. En même temps, +il ne perdait pas un instant de vue le ministère: croyait-il deviner +chez lui quelque hésitation à tenir la promesse faite, quelque +velléité d'ajourner le dépôt du projet d'essai, il écrivait aussitôt +au Roi et menaçait de donner sa démission<a id="footnotetag516" name="footnotetag516"></a><a href="#footnote516" title="Go to footnote 516"><span class="smaller">[516]</span></a>.</p> + +<p>Néanmoins, les préventions contre la colonisation militaire +subsistaient toujours aussi vives dans la population civile. En +novembre 1846, quatre députés, MM. de Tocqueville, de Lavergne, +Plichon et Bechamel, débarquaient en Afrique, avec l'intention +d'étudier par eux-mêmes et sur place les questions soulevées. Le +maréchal, s'étant offert à les promener dans la province d'Alger, +leur fit traverser la Métidja, les conduisit jusqu'à Médéa et les +ramena ensuite par Miliana et Orléansville. Il se flattait de leur +faire ainsi saisir sur le vif les avantages pratiques du régime +militaire, et, en tout cas, de leur montrer la sécurité due au succès +de ses armes. Sur ce dernier point, la démonstration fut éclatante; +sur le premier, elle parut moins concluante. Sans doute le maréchal +eut beau jeu à montrer, à chaque pas, tout ce qu'avait fait l'armée; +mais il avait plus de peine à convaincre ses compagnons de route que +cette armée suffirait, dans l'avenir, à résoudre tous les problèmes +de la colonisation, et que la population civile était satisfaite de +vivre sous son autorité. Plus d'un incident vint, au cours du voyage, +contrarier son argumentation. Un jour, par exemple, une délégation +d'habitants de Miliana demandait au gouverneur, en présence des +députés, qu'un commissaire civil fût chargé de l'administration +municipale, et un juge de paix de l'administration de la justice; +le maréchal <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> répondit aux réclamants par un exposé des +avantages d'une administration gratuite et expéditive, d'une justice +également gratuite et fondée sur le bon sens, sinon sur la science +juridique; il leur reprocha leur ingratitude envers les officiers +qui se dévouaient à une tâche pénible et étrangère à leur carrière, +sans avoir rien à y gagner; puis il les congédia avec assez d'humeur. +Cette démarche malencontreuse lui resta sur le cœur, et plus d'une +fois, les jours suivants, il y revint dans ses conversations avec les +députés. «Que veulent-ils? leur disait-il; sont-ils fous? Ils ont +besoin de nous à chaque instant, et les voilà qui veulent se séparer +de nous! Où trouveront-ils, dans l'autorité civile, les ressources et +l'assistance que leur fournit constamment l'autorité militaire?» Et +se tournant vers le colonel de Saint-Arnaud qui venait de rejoindre +la caravane,—car on approchait d'Orléansville, siège de son +commandement: «Voyons, colonel, puisque nous en sommes là , dites-nous +ce que vous avez fait ici pour la population civile.» Saint-Arnaud +se mit alors à vanter la superbe organisation qu'il avait donnée +à la milice, la discipline rigoureuse qu'il y maintenait. «Mais +aussi, ajouta-t-il, à la moindre négligence, je les mets dans le +silo, la tête la première; voilà ce que j'ai fait pour eux.» À cette +conclusion, ce fut un rire général. Le maréchal, toutefois, fit la +grimace, pensant que ce n'était pas le meilleur moyen de convaincre +les députés de l'excellence du régime militaire. Le commandant du +génie vint à son secours, en exposant tout ce qui avait été fait pour +aider les colons: fourniture de matériaux, constructions, transports, +prêts d'argent. «Eh bien! vous le voyez, s'écria alors le gouverneur, +que gagneront-ils à passer de la tutelle paternelle de l'autorité +militaire sous celle de l'autorité civile? Sera-ce l'autorité +civile qui leur prêtera ses bras pour bâtir leurs maisons, ou ses +équipages pour y faire voyager leurs marchandises? Où prendrait-elle +cette abondance et cette variété de ressources que l'organisation +de l'armée lui permet de mettre sans frais à la disposition des +colons? Que les faiseurs de théories qui les excitent à réclamer +des garanties, des institutions civiles, <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> viennent donc ici +leur garantir d'abord la première de toutes les nécessités, celle +de pouvoir subsister et s'établir dans le pays!» Le soir, l'un des +compagnons de M. de Tocqueville, prenant l'air dans une des rues +d'Orléansville, y fut brutalement apostrophé par un sergent qui, sans +prétexte, menaça de «le mettre dedans» s'il ne s'en allait au plus +vite. «Je sais maintenant, disait plaisamment celui auquel était +arrivée cette mésaventure, ce que c'est qu'un territoire <em>mixte</em>, +c'est un territoire mêlé de sergents.» M. de Tocqueville quitta le +maréchal à Orléansville et revint étudier seul, de plus près, les +villages administratifs ou militaires créés autour d'Alger; il sortit +de cet examen mieux convaincu encore qu'il fallait chercher ailleurs +la solution du problème de la colonisation algérienne<a id="footnotetag517" name="footnotetag517"></a><a href="#footnote517" title="Go to footnote 517"><span class="smaller">[517]</span></a>.</p> + +<p>Mal vu par les «civils», le système du maréchal était loin d'être +soutenu par tous les militaires. Sur l'invitation du gouvernement, +le général Bedeau avait préparé un plan de colonisation pour la +province de Constantine. Il proposait «d'essayer tous les systèmes de +colonisation, à l'exception toutefois de celui des pauvres qui lui +paraissait très onéreux». Bornant le rôle de l'État à la fixation de +certaines limites et de certaines conditions protectrices, au don de +la terre, à l'exécution des grands travaux de sécurité, de salubrité +et de viabilité, il comptait principalement sur l'initiative des +individus et des capitaux, et se préoccupait de leur laisser le +plus de liberté possible. Il ne paraissait faire aucune part à la +colonisation militaire.</p> + +<p>C'est surtout du côté du général de La Moricière que venait +l'opposition au système du maréchal Bugeaud. La rivalité un peu +jalouse de ces deux hommes de guerre n'était pas un fait nouveau. +Sans doute, dans leurs bons moments, ils comprenaient, <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> +l'un et l'autre, le tort de leurs divisions; alors le maréchal +rendait justice à son brillant lieutenant et le signalait lui-même +au gouvernement comme l'un des hommes les plus capables de le +remplacer<a id="footnotetag518" name="footnotetag518"></a><a href="#footnote518" title="Go to footnote 518"><span class="smaller">[518]</span></a>; alors aussi La Moricière écrivait à Bugeaud: +«Pour moi, je repousse la situation de rivalité, d'opposition, +dans laquelle on veut me placer par rapport à vous, Monsieur le +maréchal; je la repousse, parce qu'elle répugne à mon caractère; je +la repousse, au nom de la discipline de l'armée que tout homme qui +aime son pays doit respecter<a id="footnotetag519" name="footnotetag519"></a><a href="#footnote519" title="Go to footnote 519"><span class="smaller">[519]</span></a>.» Malheureusement, par l'effet des +situations et aussi des caractères, les heurts étaient fréquents. +Il s'en était produit dès 1842<a id="footnotetag520" name="footnotetag520"></a><a href="#footnote520" title="Go to footnote 520"><span class="smaller">[520]</span></a>. À partir de 1845, les rapports +furent plus tendus encore. Quand il se voyait vilipendé dans le +journal <cite>l'Algérie</cite>, tandis que le commandant d'Oran y était porté +aux nues, le maréchal soupçonnait aussitôt ce dernier d'inspirer +cette polémique, soupçon qui, il est vrai, ne tenait pas longtemps +devant les protestations de La Moricière. En octobre 1845, lorsqu'il +revenait soudainement en Afrique pour faire face à l'insurrection, il +ne se retenait pas de blâmer tout haut la façon dont le commandant +intérimaire avait conduit les choses, d'attribuer les premiers +échecs à ses fausses mesures, d'insinuer même qu'il avait manqué de +sang-froid dans le péril. Par contre, quelques mois plus tard, La +Moricière ne se gênait pas pour se plaindre que le maréchal surmenât +ses troupes sans profit. Tous ces désaccords étaient connus de +l'armée, sur laquelle ils ne pouvaient avoir qu'un fâcheux effet. Le +colonel de Saint-Arnaud, qui était entièrement du bord du maréchal +et facilement injuste pour le commandant d'Oran, écrivait à son +frère: «Il n'y a pas deux camps dans l'armée d'Afrique, mais il y +a deux hommes: <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> l'un, grand, plein de génie, qui, par sa +franchise et sa brusquerie, se fait quelquefois des ennemis, lui qui +n'est l'ennemi de personne; l'autre, capable, habile, ambitieux, qui +croit au pouvoir de la presse et la ménage, qui pense que le civil +tuera le militaire en Afrique et se met du côté du civil. L'armée +n'est pas divisée pour cela entre le maréchal Bugeaud et le général +La Moricière; seulement, il y a un certain nombre d'officiers qui +espèrent plus du jeune général qui a de l'avenir, que du vieillard +illustre dont la carrière ne peut plus être bien longue<a id="footnotetag521" name="footnotetag521"></a><a href="#footnote521" title="Go to footnote 521"><span class="smaller">[521]</span></a>.»</p> + +<p>Aussitôt que la question de colonisation commença à occuper les +esprits, La Moricière y prit position à l'antipode de Bugeaud. Dès +1844 et 1845, dans des notes adressées au ministre ou publiées, +il montrait la solution du problème, non dans l'intervention de +l'État et de l'armée, mais dans l'action des capitaux qu'il fallait +attirer et intéresser; il s'en rapportait à la spéculation du soin +de faire venir les colons sur les terres dont elle se serait mise +en possession. Au commencement de 1846, ses idées se précisent. Sur +l'invitation que le gouvernement lui a adressée en même temps qu'au +général Bedeau, il rédige, pendant ses nuits de bivouac, tout un +plan de colonisation de la province d'Oran, qu'il a soin d'envoyer +directement au ministre, par crainte que le gouverneur général ne +l'intercepte. Partant de cette idée que «le bon sens du pays et de +la Chambre a fait justice du projet de colonisation militaire<a id="footnotetag522" name="footnotetag522"></a><a href="#footnote522" title="Go to footnote 522"><span class="smaller">[522]</span></a>», +il propose d'appeler les riches capitalistes au moyen de grandes +concessions de terres faites par adjudication; certaines clauses +seraient imposées aux adjudicataires en faveur des petits colons +qui viendraient s'établir sur leurs terres. Il ne met à la charge +de l'État qu'une dépense très limitée, celle de quelques travaux +d'intérêt général; ainsi évalue-t-il à 200,000 francs les déboursés +à faire pour 2,300 familles, et il oppose la modicité de ce chiffre +aux frais colossaux du système <span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> du maréchal Bugeaud. Il +se préoccupe aussi d'écarter les formalités compliquées qui trop +souvent rebutent les initiatives particulières. Si le général compte +avant tout sur les capitalistes, il n'exclut pas de plus modestes +concessionnaires; seulement, il insiste pour qu'on ne leur donne pas +plus de terres que leurs ressources ne leur permettent d'en mettre en +valeur. En tout cas, qu'il s'agisse d'attirer les capitaux gros ou +petits, il faut, à son avis, remplacer, dans les territoires ouverts +aux colons, l'arbitraire du régime militaire par les garanties du +régime civil; le but doit être d'assimiler ces territoires à la +Corse, moins les droits électoraux dans les premières années<a id="footnotetag523" name="footnotetag523"></a><a href="#footnote523" title="Go to footnote 523"><span class="smaller">[523]</span></a>. +Quant au gouverneur général, son rôle serait réduit à celui de +commandant de l'armée et de chef du pays arabe. Était-il alors +aussi facile que le supposait La Moricière, de faire venir les +capitaux en Algérie? Quand, par application de ses idées, on essaya +de mettre en adjudication le territoire de plusieurs nouvelles +communes dans la province d'Oran, à charge, pour les particuliers ou +les compagnies qui se rendraient adjudicataires, de les peupler de +familles européennes, le résultat fut à peu près nul. Il est vrai +que les conditions compliquées imposées aux adjudicataires étaient +bien faites pour décourager toute entreprise. Le général attribua +l'insuccès à ces exigences de la routine administrative et aussi à la +mauvaise volonté du gouverneur.</p> + +<p>Le souci de faire prévaloir ses idées sur la colonisation et de mieux +contre-balancer la grande autorité du maréchal Bugeaud éveilla chez +La Moricière l'ambition de se faire, lui aussi, nommer député. Une +occasion lui était offerte par les élections générales d'août 1846. +Ses premières tentatives, à Paris et en Maine-et-Loire, ne furent +pas heureuses. Ce fut seulement en octobre que M. de Beaumont, +qui avait été élu par deux collèges, fit élire La Moricière à sa +place dans celui de Saint-Calais. Arrivé à la Chambre sous de tels +auspices, <span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> le général, qu'il le voulût ou non, se trouva +plus ou moins lié à la partie de la gauche qui se groupait autour de +M. de Tocqueville. L'opposition d'ailleurs se montra fort empressée +à se parer d'une si brillante renommée. L'une des conséquences fut +naturellement d'accentuer encore l'antagonisme existant entre le +gouverneur général et son lieutenant. Ils apparaissaient au public +comme les représentants de deux politiques contraires, aussi bien +en France qu'en Algérie. Le colonel de Martimprey, fort dévoué à La +Moricière, s'alarmait d'une telle situation: «Je redoute, écrivait-il +d'Afrique, le spectacle d'une lutte entre mon général et le maréchal +Bugeaud; il n'en sortirait rien de bon, ni pour l'un ni pour l'autre, +et quelque vautour ne tarderait pas à se percher sur leurs cadavres.»</p> + +<p>Plus le général de La Moricière prenait ainsi position, plus le +maréchal Bugeaud s'en irritait, et il n'était pas homme à garder +son mécontentement pour lui. Il ne se borna pas à malmener, dans +ses conversations, ce qu'il appelait la théorie des «colons en +gants jaunes». Au commencement de 1847, il publia et fit distribuer +aux membres des Chambres une réfutation sévère du système de La +Moricière. À l'entendre, ce système, loin de résoudre la question +coloniale et la question militaire, ne serait, sous ce double +rapport, qu'une cause de ruines. Il s'attacha surtout à montrer que +l'économie dont on faisait si grand bruit n'était qu'apparente. +D'ailleurs, ajoutait-il, la colonisation la plus rapide et la plus +fortement constituée serait, en définitive, quoi qu'elle coûtât, la +plus économique, parce qu'elle seule permettrait de diminuer l'armée. +Il déclarait donc repousser de tout son pouvoir les idées du général; +tout au plus consentirait-il à les essayer localement, afin d'en +démontrer pratiquement l'inefficacité.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> XIV</h4> + +<p>Cependant la session de 1847 s'était ouverte, et, le 27 février, le +ministre de la guerre, fidèle à l'engagement pris envers le maréchal +Bugeaud, déposait à la Chambre une demande de crédit de trois +millions, pour établir en Algérie des «camps agricoles où des terres +seraient concédées à des militaires». L'exposé des motifs commençait +par rappeler les divers modes de colonisation tentés jusqu'alors +en Afrique; tout en se félicitant de ce qui avait été et de ce qui +pourrait encore être obtenu, il indiquait l'utilité de «fonder, sur +les limites des territoires occupés, une colonisation plus forte, +plus défensive que la colonisation libre et civile, une colonisation +armée, véritable avant-garde destinée à se servir du fusil comme de +la bêche, sorte de bouclier pour les établissements placés derrière +elle». Il indiquait que l'armée seule pouvait fournir les éléments +de cette colonisation. Venaient ensuite des détails sur la manière +d'organiser ce corps de soldats appelé à devenir un peuple de colons.</p> + +<p>Il fut aussitôt visible que l'opinion faisait mauvais accueil à +l'idée des camps agricoles. À Alger, les colons se réunirent pour +protester et envoyèrent en France des délégués chargés de demander le +rejet de la loi. Le gouvernement, assez embarrassé et peu disposé à +porter seul la responsabilité d'un projet qu'il n'avait présenté que +par égard pour Bugeaud, insista fortement auprès de ce dernier pour +qu'il vînt à Paris et assumât le premier rôle dans la discussion. Le +maréchal ne parut pas pressé de se rendre à cet appel. Malade d'un +gros rhume, mécontent de ce que le ministère ne s'engageait pas plus +à fond, et probablement pressentant l'échec final, il répondit, sur +un ton assez grognon, le 9 mars 1847, à M. Guizot: «Je n'ai rien vu +de plus pâle, de plus timide, de <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> plus incolore que l'exposé +des motifs du ministre de la guerre. On y a mêlé l'historique +incomplet de la colonisation, le système du général de La Moricière, +celui du général Bedeau; enfin le mien arrive comme accessoire... +On lui donne la plus petite portée possible; on l'excuse bien plus +qu'on ne le recommande... Je compte infiniment peu sur la parole +du ministre de la guerre, mais je compte infiniment sur la vôtre... +C'est maintenant l'œuvre du ministère; vous ne voudrez pas +lui faire éprouver un échec. Pour mon compte, je n'y attache qu'un +intérêt patriotique; mon intérêt personnel s'accommoderait fort +bien de l'insuccès. Je suis déjà un peu vieux pour la rude besogne +d'Afrique.» Il écrivait de nouveau, le 15 mars: «C'est encore de mon +lit de douleur que je vous écris. Je commence à craindre sérieusement +de n'être pas en état de me rendre à Paris avant la fin du mois, et, +dès lors, qu'irais-je y faire? Les partis seront pris; la commission +aura fait son rapport.» Puis, dans un <i>post-scriptum</i>, au reçu de la +nouvelle que les députés nommés par les bureaux pour faire partie de +la commission, étaient «très peu favorables» au projet, il ajoutait: +«Le gouvernement, qui est si fort dans tous les bureaux, n'a donc pas +cherché à faire prévaloir les candidats de son choix? Tout ceci est +d'un bien mauvais augure.»</p> + +<p>La commission était, en effet, presque unanimement hostile. +Elle choisit pour président M. Dufaure et pour rapporteur M. de +Tocqueville, tous deux connus comme adversaires de la colonisation +militaire. Le gouvernement, qui se jugeait quitte pour avoir présenté +le projet, ne manifestait nullement l'intention d'en faire une +question de cabinet. Tout cela augmenta encore la répugnance du +maréchal à s'engager de sa personne dans un débat qui ne pouvait bien +tourner. Il fit savoir au ministère que, décidément, sa santé ne lui +permettait pas de se rendre à Paris. Bien plus, il ne cacha pas que +sa détermination était prise de se retirer. Toutefois, désireux de +ne partir que sur un succès militaire, il voulut, avant de résigner +effectivement ses fonctions, accomplir une expédition qu'il avait +fort à cœur.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> On sait comment, depuis longtemps, Bugeaud songeait à +soumettre la Grande Kabylie, comment aussi il avait toujours été +retenu par les Chambres et par le gouvernement<a id="footnotetag524" name="footnotetag524"></a><a href="#footnote524" title="Go to footnote 524"><span class="smaller">[524]</span></a>. En 1847, le +calme qui régnait dans nos possessions africaines et l'ascendant que +donnait aux armes françaises la défaite définitive d'Abd el-Kader +lui parurent favorables à une opération décisive. D'ailleurs, à ses +yeux, l'appui fourni à l'émir, l'année précédente, par les tribus du +Djurdjura, condamnait la politique qui laisserait plus longtemps, +au cœur de notre colonie, ce foyer d'indépendance. À la première +révélation de ses projets, les ministres, préoccupés du sentiment +connu de la Chambre, avaient fait des objections. Mais le maréchal +insista, donna des explications rassurantes, et le gouvernement +finit par se résigner à le laisser faire. «En vous voyant si certain +du succès, lui écrivait le ministre de la guerre, je suis porté à +y croire comme vous; j'en accepte donc l'espérance, et je reçois +avec satisfaction l'engagement par lequel vous terminez cette +dépêche de ne rien entreprendre dans ce pays sans être moralement +assuré du succès, de n'y faire stationner les troupes que le temps +indispensablement nécessaire, de n'y créer aucun poste permanent, +enfin de ne pas demander, pour cette expédition, un soldat de plus.» +Aussitôt qu'on eut vent, à la Chambre, de l'entreprise préparée +contre la Kabylie, l'émotion y fut grande. La commission des crédits, +présidée par M. Dufaure, la même qui, à ce moment, examinait et +repoussait le projet de colonisation militaire, prit, le 9 avril +1847, la délibération suivante, dont ampliation fut signifiée au +ministre de la guerre: «La commission, après en avoir délibéré, +convaincue, à la majorité, que l'expédition militaire dans la +Kabylie, annoncée par M. le gouverneur général, est impolitique, +dangereuse et de nature à rendre nécessaire une augmentation dans +l'effectif de l'armée, est d'avis de faire connaître à M. le ministre +de la guerre son sentiment à cet égard.» De l'avis du conseil, +le ministre de la guerre répondit que «le <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> gouvernement +était toujours disposé à tenir grand compte des opinions émises par +les Chambres», mais qu'il devait «maintenir avec soin les limites +établies entre les grands pouvoirs de l'État». Rappelant qu'en vertu +de l'article 12 de la Charte, «les opérations militaires étaient +conduites par le gouvernement du Roi en toute liberté, sous la +garantie de la responsabilité des ministres», il s'étonnait de voir +la commission «prendre une délibération sur une question qui rentrait +exclusivement dans les attributions de la prérogative royale et +notifier cette délibération au gouvernement du Roi». Il déclarait +«ne pouvoir recevoir une communication contraire à notre droit +constitutionnel», et renvoyait à la commission la pièce qu'elle lui +avait adressée. En même temps qu'il défendait avec cette fermeté +ses droits contre les empiétements parlementaires, le gouvernement +fit connaître au maréchal ce qui venait de se passer, et, sans oser +absolument interdire l'expédition, ne cacha pas qu'il la voyait avec +inquiétude et déplaisir. Cette dépêche, datée du 30 avril, parvint +à Bugeaud le 7 mai, au moment où il sortait du palais pour entrer +en campagne. Sans prendre la peine de remonter à son cabinet, il +écrivit au ministre: «Il est bien évident que je dois prendre sur moi +toute la responsabilité de l'œuvre dans la chaîne du Djurdjura. +Il le faut bien, d'ailleurs, puisqu'elle m'est laissée; mais cela ne +m'effraye pas. Je vous prierai seulement de remarquer qu'on serait +bien mal fondé de me répéter encore que je redoute la presse et +l'opinion. Je monte à cheval pour rejoindre mes troupes<a id="footnotetag525" name="footnotetag525"></a><a href="#footnote525" title="Go to footnote 525"><span class="smaller">[525]</span></a>.»</p> + +<p>Deux colonnes, l'une de sept mille hommes, commandée par le +maréchal, l'autre de six mille, sous les ordres du général Bedeau, +concouraient à l'expédition. Il ne s'agissait plus, comme on l'avait +fait plusieurs fois, de mordre les bords du massif, mais bien de +le traverser de part en part. Parties, la première de la province +d'Alger, la seconde de la province de <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> Constantine, les deux +colonnes devaient marcher l'une vers l'autre, pour se rencontrer +devant Bougie, ville de la côte que nous occupions depuis longtemps, +mais qui était constamment bloquée par les tribus hostiles des +alentours. La colonne du maréchal, partie de Bordj-Bouira, le 13 mai, +livra, le 16, un rude combat aux Beni-Abbès; rien ne put résister +à l'élan de nos soldats, qui escaladèrent les montagnes les plus +abruptes. Les Beni-Abbès, vaincus et fort maltraités, se soumirent, +et leur exemple fut suivi par les populations voisines. Le 21 mai, +le maréchal rejoignit, à une journée de Bougie, le général Bedeau, +qui, de son côté, n'avait rencontré qu'une faible résistance. Le +lendemain, les deux colonnes firent leur entrée dans Bougie. Le +gouverneur réunit les chefs des tribus soumises, pour leur donner +l'investiture, et leur expliqua quels seraient désormais leurs +devoirs envers nous: payement d'un impôt modéré; obligation de nous +assurer le libre parcours à travers leur territoire; responsabilité +de tous les méfaits commis. Il ajouta qu'il n'avait pas l'intention +d'occuper leur pays d'une façon permanente, mais qu'il reviendrait, +de temps à autre, les visiter en armes, et qu'alors, s'il avait à se +plaindre d'elles, il réglerait leurs comptes. Les chefs acclamèrent +le maréchal et firent toutes les promesses qu'on voulait. La colonne +du gouverneur rentra ensuite dans la province d'Alger. Une partie de +celle du général Bedeau demeura encore pendant quinze jours à Bougie: +aucun incident ne s'étant produit, elle retourna, elle aussi, dans +ses cantonnements.</p> + +<p>Le maréchal Bugeaud triomphait d'un succès si facile et qui +paraissait si complet. Il écrivait, le 29 mai 1847, à un de ses amis: +«Je suis rentré, depuis trois jours, de l'expédition de la Grande +Kabylie, qui a fait déclamer nos grands tacticiens de la Chambre +et de la presse... Je me borne à vous dire que les résultats, +qui ont dépassé mes espérances, donnent un éclatant démenti aux +opposants<a id="footnotetag526" name="footnotetag526"></a><a href="#footnote526" title="Go to footnote 526"><span class="smaller">[526]</span></a>.» Ceux-ci, en effet, ne savaient plus <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> trop +que dire. Est-ce donc que, du coup, notre domination était établie +en Kabylie? Non, ceux qui le disaient alors se faisaient illusion. +La soumission obtenue n'était que passagère et nominale. La vraie +conquête de cette région restait à faire, et elle ne devait être +menée à fin que dix ans plus tard, par le maréchal Randon.</p> + +<p>En tout cas, sur le moment, le succès apparent faisait au maréchal +Bugeaud la belle fin qu'il cherchait. Rien ne retardait plus son +départ: «J'ai pris la ferme résolution de demander un successeur, +écrivait-il, le 29 mai 1847, dans la lettre dont j'ai déjà cité un +fragment. Sans attendre la décision définitive, je pars, le 5 juin, +pour le Périgord. J'ai exprimé ma détermination avec tant de force, +que l'on renoncera sans doute à la faire changer<a id="footnotetag527" name="footnotetag527"></a><a href="#footnote527" title="Go to footnote 527"><span class="smaller">[527]</span></a>.» On lisait, le +lendemain, 30 mai, dans le <cite>Moniteur algérien</cite>: «En ce moment, depuis +la frontière du Maroc jusqu'à celle de Tunis, depuis la Méditerranée +jusqu'à la mer de sable, l'autorité française règne incontestée sur +toute l'Algérie. Le maréchal duc d'Isly rentre en France. Il a prié +le ministre de la guerre de vouloir bien pourvoir à son remplacement. +La durée de son gouvernement, rempli de faits qui appartiennent à +l'histoire, a duré six ans. Le départ du maréchal gouverneur aura +lieu le 5 juin.» Avant de quitter l'Algérie, le maréchal adressa +trois proclamations à la population civile, à l'armée et à la marine. +«Colons de l'Algérie, disait-il dans la première, jetez un coup +d'œil sur la proclamation que je vous adressais en février 1841. +Vous verrez que j'ai dépassé de beaucoup le programme que je m'étais +tracé.» Il exposait alors ce qu'il avait fait pour la conquête et +pour la colonisation. Puis, après avoir déclaré que «sa santé et +la situation qui lui était faite par l'opposition qu'éprouvaient +ses idées, ne lui permettaient plus de se charger des destinées de +l'Algérie», il donnait de graves conseils aux colons, blâmant leur +impatience et leurs injustes préventions contre le gouvernement +militaire. «Ces conseils, ajoutait-il, n'ont rien qui doive vous +blesser; ils sont, <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> au contraire, la preuve du vif intérêt +que je vous porte.» Dans la proclamation à l'armée, il rappelait, +avec une mâle fierté, tout ce qu'ils avaient fait ensemble. «Il est +des armées, disait-il, qui ont pu inscrire dans leurs annales des +batailles plus mémorables que les vôtres. Il n'en est aucune qui ait +livré autant de combats et qui ait exécuté autant de travaux!» À la +marine, enfin, il témoignait sa vive reconnaissance pour l'appui +qu'elle lui avait constamment donné. Ayant ainsi fait ses adieux à +tous, il s'embarqua, le 5 juin, sur le navire qui devait l'emmener en +France. Une foule émue et respectueuse assistait à son départ.</p> + +<p>La démission du maréchal, devenue publique, enlevait tout intérêt +à la délibération de la Chambre sur le projet relatif à l'essai de +colonisation militaire. Le 2 juin, M. de Tocqueville avait déposé, +au nom de la commission des crédits, un rapport dans lequel, après +avoir discuté les divers plans de colonisation, il concluait au +rejet du crédit demandé pour les camps agricoles. Huit jours après, +le 11 juin, le ministre de la guerre annonça le retrait du projet. +Le gouvernement témoignait ainsi qu'il prenait son parti de la +retraite du maréchal, et qu'il renonçait à le retenir comme il avait +fait jusqu'alors. Plusieurs raisons le déterminaient. D'abord, +l'obstination avec laquelle le gouverneur exigeait la colonisation +militaire, et la prévention invincible de l'opinion et de la Chambre +contre cette colonisation, avaient fait naître une difficulté +vraiment inextricable. En second lieu, le ministère en était venu +probablement à cette conclusion plus ou moins formelle que Bugeaud +avait fait son temps; par l'effet même du succès obtenu, l'action +guerrière où le maréchal excellait et pour laquelle on l'avait pris +et gardé, passait désormais au second plan; au problème militaire +succédait un problème d'organisation coloniale sur lequel il ne +paraissait point avoir des vues aussi sûres. N'était-il pas dans +le rôle du pouvoir de varier ses instruments, suivant les tâches +qu'il convenait d'accomplir? Ajoutons que le Roi et ses ministres +n'étaient pas pris au dépourvu pour le choix du nouveau gouverneur. +Depuis longtemps, conformément au <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> vœu exprimé plusieurs +fois par le maréchal lui-même<a id="footnotetag528" name="footnotetag528"></a><a href="#footnote528" title="Go to footnote 528"><span class="smaller">[528]</span></a>, ils réservaient sa succession au +duc d'Aumale. Jusqu'alors, à cause de la jeunesse du prince et des +services qu'ils attendaient encore de Bugeaud, ils n'avaient rien +fait pour hâter la réalisation de ce projet; au contraire. Mais, en +1847, ils ne voyaient plus de raison de la retarder.</p> + +<p>Si le cabinet consentait à se séparer, pour l'avenir, du maréchal +Bugeaud, ce n'était pas qu'il méconnût ses services dans le passé. Le +9 juin 1847, à la tribune de la Chambre des députés, M. Guizot saisit +l'occasion du débat sur les crédits extraordinaires pour célébrer de +nouveau ces services. À considérer aujourd'hui les choses de loin et +de haut, on ne peut que confirmer l'hommage rendu par M. Guizot à +l'illustre maréchal. Quels qu'aient pu être alors les tâtonnements de +la colonisation et les lacunes de l'administration civile, l'œuvre +accomplie par Bugeaud apparaît singulièrement grande et suffit à sa +gloire. C'est pendant les six années de son gouvernement que les +Arabes ont été vaincus et soumis. Il a fait ce qu'auparavant nul +n'avait pu faire, et si, après lui, plusieurs ont beaucoup fait, nul +n'a fait autant que lui. Son nom demeure le plus éclatant et le plus +considérable de notre histoire algérienne.</p> + +<p class="p2 smaller center">FIN DU TOME SIXIÈME.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> TABLE DES MATIÈRES</h3> + +<div class="toc"> +<p class="center">LIVRE VI<br> +<span class="smaller">L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR.</span><br> +<span class="small">(De la fin de 1845 au commencement de 1847.)</span></p> + +<p> <span class="ralign10">Pages.</span></p> + +<p><span class="smcap">Chapitre premier.—les élections de 1846</span> (fin de 1845-août 1846) +<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></p> + +<p>I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers unit + le centre gauche à la gauche. Le <cite>National</cite> et la <cite>Réforme</cite>. +<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></p> + +<p>II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur les + affaires du Texas et de la Plata. +<span class="ralign10"><a href="#page4">4</a></span></p> + +<p>III. L'opposition crie à la corruption. Défense du ministère. + Qu'y avait-il de fondé dans ce grief? +<span class="ralign10"><a href="#page7">7</a></span></p> + +<p>IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat sur ce sujet + entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle au cabinet. +<span class="ralign10"><a href="#page13">13</a></span></p> + +<p>V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion de Louis + Bonaparte. +<span class="ralign10"><a href="#page20">20</a></span></p> + +<p>VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques électorales. Attentat + de Henri. Les résultats du scrutin. Ce qu'on en pense dans le + gouvernement. +<span class="ralign10"><a href="#page23">23</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre II.—les intérêts matériels.</span> +<span class="ralign10"><a href="#page31">31</a></span></p> + +<p>I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La + spéculation et l'agiotage. +<span class="ralign10"><a href="#page31">31</a></span></p> + +<p>II. Timidité économique du gouvernement. Il fait ajourner la + réforme postale. Ses idées sur le libre échange. +<span class="ralign10"><a href="#page37">37</a></span></p> + +<p>III. Les finances en 1846. L'équilibre du budget ordinaire. Le + budget extraordinaire. +<span class="ralign10"><a href="#page41">41</a></span></p> + +<p>IV. L'administration locale. Le comte de Rambuteau. +<span class="ralign10"><a href="#page46">46</a></span></p> + +<p>V. Le matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la + tentation du veau d'or. Elle devient indifférente à la + politique. Dangers de cet état d'esprit. +<span class="ralign10"><a href="#page48">48</a></span></p> + +<p>VI. L'opposition accuse le gouvernement d'avoir favorisé ce + matérialisme. M. de Tocqueville. Son origine, ses visées et + ses déceptions. Amertume de ses critiques sur l'état social et + politique. +<span class="ralign10"><a href="#page54">54</a></span></p> + +<p>VII. Le mal s'étend à la littérature. La «littérature + industrielle». Cependant l'état des lettres est encore + fort honorable à la fin de la monarchie de Juillet. Le + roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme et de + spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> + Romans socialistes publiés dans les journaux conservateurs. + Eugène Süe. Les <cite>Mystères de Paris</cite> dans le <cite>Journal des + Débats</cite>. Autres romans publiés par le <cite>Constitutionnel</cite>. + Aveuglement de la bourgeoisie, faisant fête à ces romans. +<span class="ralign10"><a href="#page62">62</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre III.—le socialisme</span> +<span class="ralign10"><a href="#page80">80</a></span></p> + +<p>I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés du + saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système et son + action. +<span class="ralign10"><a href="#page80">80</a></span></p> + +<p>II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention d'unir le + catholicisme et la révolution. L'<cite>Atelier</cite>. Dissolution de + l'école buchézienne. +<span class="ralign10"><a href="#page86">86</a></span></p> + +<p>III. Fourier. Le phalanstère et l'attraction passionnelle. La + liberté amoureuse. Fantaisies cosmogoniques. Fourier à peu près + inconnu avant 1830. Développement du fouriérisme lors de la + dissolution de la secte saint-simonienne. Ce qu'il devient après + la mort de Fourier. Son influence mauvaise. +<span class="ralign10"><a href="#page94">94</a></span></p> + +<p>IV. Buonarotti. Par lui le «babouvisme» pénètre, après 1830, + dans les sociétés secrètes. Fermentation communiste à partir de + 1840. +<span class="ralign10"><a href="#page106">106</a></span></p> + +<p>V. Cabet. Le <cite>Voyage en Icarie</cite>. Propagande icarienne. +<span class="ralign10"><a href="#page111">111</a></span></p> + +<p>VI. Louis Blanc. Son enfance et sa jeunesse. Ses débuts dans + la presse républicaine. Sa brochure sur l'<cite>Organisation du + travail</cite>. Critique du système. Succès de Louis Blanc auprès des + ouvriers. +<span class="ralign10"><a href="#page116">116</a></span></p> + +<p>VII. Proudhon. Son origine. Son isolement farouche. Son état + d'esprit en écrivant son premier Mémoire contre la propriété. + «La propriété, c'est le vol!» Argumentation du Mémoire. + L'effet produit. Second et troisième Mémoire, Proudhon et le + gouvernement. Le <cite>Système des contradictions économiques</cite>. + Impuissance de Proudhon à faire autre chose que démolir. Son + action avant 1848. +<span class="ralign10"><a href="#page125">125</a></span></p> + +<p>VIII. Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des + radicaux et de la gauche en face du socialisme. Le gouvernement + et les conservateurs savent-ils se défendre contre ce danger? + Les économistes. Il eût fallu la religion pour redresser et + pacifier les esprits du peuple. La bourgeoisie trop oublieuse + de ses devoirs envers l'ouvrier. La société, jusqu'en 1848, ne + croit pas au péril. +<span class="ralign10"><a href="#page141">141</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre IV.—m. guizot et lord aberdeen</span> +<span class="ralign10"><a href="#page152">152</a></span></p> + +<p>I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à + l'influence française. La candidature du comte de Trapani + à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. La + candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. M. + Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc de + Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations faites à + ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. On continue à + s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet français instruit M. + Bresson et avertit le cabinet de Londres qu'il reprendrait sa + liberté si le mariage Cobourg devenait imminent. Intrigue nouée + entre la reine Christine et Bulwer, au printemps de 1846, pour + conclure ce mariage à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait + échouer en la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais + fait au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par un + sentiment différent. Impression que ces incidents laissent au + gouvernement français. +<span class="ralign10"><a href="#page152">152</a></span></p> + +<p>II. L'Orient après 1840. L'Égypte. La question du Liban. Efforts + peu efficaces de la diplomatie française. +<span class="ralign10"><a href="#page175">175</a></span></p> + +<p>III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M. Guizot + propose <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> à l'Angleterre de substituer, en Grèce, + l'accord à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis + au pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise. + Succès de Colettis. La légation de France le soutient et + l'emporte sur la légation britannique. Inconvénients de ce + retour à l'ancien antagonisme. +<span class="ralign10"><a href="#page180">180</a></span></p> + +<p>IV. L'entente cordiale se maintient surtout par l'amitié + personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur + correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi causé + en France à la pensée que Palmerston va reprendre la direction + du <i lang="en">Foreign office</i>. M. Thiers, au contraire, qui a partie liée + avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig ne peut se former, + à cause des objections faites contre Palmerston. Voyage de ce + dernier en France. Chute définitive du ministère Peel et rentrée + de Palmerston. +<span class="ralign10"><a href="#page192">192</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre V.—les mariages espagnols</span> (juillet-octobre + 1846) +<span class="ralign10"><a href="#page203">203</a></span></p> + +<p>I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement en + Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M. Bresson, de + marier le duc de Cadix à la Reine et le duc de Montpensier + à l'Infante. M. Bresson croit pouvoir promettre à la reine + Christine la simultanéité des deux mariages. Mécontentement de + Louis-Philippe, qui veut désavouer son ambassadeur. +<span class="ralign10"><a href="#page203">203</a></span></p> + +<p>II. Palmerston nous communique ses instructions du 19 juillet, + où il nomme Cobourg en première ligne parmi les candidats à la + main d'Isabelle. À Paris, on voit dans ce langage l'abandon + de la politique d'entente. M. Guizot ne consent pas encore la + simultanéité, mais il détourne le Roi de désavouer M. Bresson. + Ses avertissements au gouvernement anglais. +<span class="ralign10"><a href="#page210">210</a></span></p> + +<p>III. Lettres confidentielles que Palmerston adresse à Bulwer + pour compléter ses instructions. Ce qu'il nous cache et ce qu'il + nous montre. Il est dès lors manifeste que Palmerston a rompu + l'entente et que la France est libérée de ses engagements. +<span class="ralign10"><a href="#page216">216</a></span></p> + +<p>IV. La reine Christine, inquiète de l'appui donné par le + ministre anglais aux progressistes, nous revient; seulement elle + exige la simultanéité. Le Roi se résigne à laisser faire M. + Bresson. Répugnances de la reine Isabelle pour le duc de Cadix. + L'accord sur les deux mariages est enfin conclu à Madrid. +<span class="ralign10"><a href="#page222">222</a></span></p> + +<p>V. Irritation du Palmerston. Il est appuyé par lord John + Russell. Lord Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine Victoria + est très blessée. Lettre justificative de Louis-Philippe et + réponse de la reine d'Angleterre. L'opinion anglaise prend parti + pour Palmerston. +<span class="ralign10"><a href="#page228">228</a></span></p> + +<p>VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers la décide à + attaquer les mariages. +<span class="ralign10"><a href="#page240">240</a></span></p> + +<p>VII. Palmerston veut empêcher l'accomplissement du mariage du + duc de Montpensier. Efforts de Bulwer et de son ministre pour + soulever une opposition en Espagne et intimider le cabinet de + Madrid. Tous ces efforts échouent. +<span class="ralign10"><a href="#page244">244</a></span></p> + +<p>VIII. Palmerston cherche à effrayer et à faire reculer le + gouvernement français. Celui-ci ne se laisse pas troubler et ne + modifie rien à ses résolutions. +<span class="ralign10"><a href="#page248">248</a></span></p> + +<p>IX. Palmerston demande aux autres puissances de protester + avec l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer cette + démarche. M. de <span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> Metternich refuse de s'associer aux + protestations anglaises. La Prusse et la Russie l'imitent. + Célébration des deux mariages. +<span class="ralign10"><a href="#page252">252</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre VI.—les suites des mariages espagnols</span> + (octobre 1846-avril 1847) +<span class="ralign10"><a href="#page259">259</a></span></p> + +<p>I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord + Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre le + gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses efforts pour + attirer à lui les trois puissances continentales. Il échoue + auprès de l'Autriche et de la Russie. Attitude plus incertaine + de la Prusse. +<span class="ralign10"><a href="#page259">259</a></span></p> + +<p>II. Les trois cours de l'Est profitent de la division de la + France et de l'Angleterre pour incorporer Cracovie à l'Autriche. + Émotion très vive en France. Lord Palmerston repousse notre + proposition d'une action commune. Protestations séparées des + cabinets de Londres et de Paris. Les trois cours peuvent ne + pas s'en inquiéter. En quoi l'Autriche n'avait pas compris son + véritable intérêt. +<span class="ralign10"><a href="#page269">269</a></span></p> + +<p>III. M. Thiers se concerte avec lord Palmerston. Sa + correspondance avec Panizzi et ses rapports avec lord Normanby. + M. Greville vient à Paris pour préparer un rapprochement entre + l'Angleterre et la France. M. Thiers, dans ses conversations + avec M. Greville et ses lettres à Panizzi, excite le cabinet + britannique à pousser la lutte à outrance. +<span class="ralign10"><a href="#page279">279</a></span></p> + +<p>IV. Ouverture de la session française. Discussion à la Chambre + des pairs. Le duc de Broglie et M. Guizot. +<span class="ralign10"><a href="#page289">289</a></span></p> + +<p>V. Langage conciliant du Parlement britannique. M. Thiers s'en + plaint. La publication des documents diplomatiques anglais + rallume la bataille. +<span class="ralign10"><a href="#page294">294</a></span></p> + +<p>VI. L'adresse à la Chambre des députés. Hésitation de M. Thiers + à engager le combat. Son discours. Réponse de M. Guizot. Forte + majorité pour le ministère. Impression produite par ce vote, en + France et en Angleterre. +<span class="ralign10"><a href="#page299">299</a></span></p> + +<p>VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot. Lord Normanby + est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal. Lord Normanby, + blâmé même en Angleterre, est obligé de faire des avances pour + une réconciliation. Cette réconciliation a lieu par l'entremise + du comte Apponyi. Dépit de l'ambassadeur anglais. +<span class="ralign10"><a href="#page308">308</a></span></p> + +<p>VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir quelque + démarche des trois puissances continentales. Malgré les efforts + de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se laisser + entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais, intimidée par + notre ferme langage et retenue par l'Autriche, elle ne se sépare + pas de cette dernière. La Russie est en coquetterie avec la + France. +<span class="ralign10"><a href="#page320">320</a></span></p> + +<p>IX. Conclusion: comment convient-il de juger aujourd'hui la + politique des mariages espagnols? +<span class="ralign10"><a href="#page331">331</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre VII.—les dernières années du gouvernement du + maréchal bugeaud en algérie</span> (1844-1847) +<span class="ralign10"><a href="#page337">337</a></span></p> + +<p>I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille + d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France. +<span class="ralign10"><a href="#page337">337</a></span></p> + +<p>II. L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait + enfumer des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le Sud. + Expédition en Kabylie. +<span class="ralign10"><a href="#page341">341</a></span></p> + +<p>III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil de la colonie. + Pour lui, <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> «l'armée est tout». Ordonnance du 15 avril + 1845 sur l'administration de l'Algérie. +<span class="ralign10"><a href="#page348">348</a></span></p> + +<p>IV. Le problème de la colonisation. La crise de 1839. La + colonisation administrative. Villages créés autour d'Alger. +<span class="ralign10"><a href="#page353">353</a></span></p> + +<p>V. La Trappe de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les premiers + évêques d'Alger. +<span class="ralign10"><a href="#page358">358</a></span></p> + +<p>VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système est très + critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à entraîner le + gouvernement. +<span class="ralign10"><a href="#page366">366</a></span></p> + +<p>VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa démission. Son + voyage en France et son entrevue avec le maréchal Soult. +<span class="ralign10"><a href="#page371">371</a></span></p> + +<p>VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre de + Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud revient + aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la Dordogne. +<span class="ralign10"><a href="#page378">378</a></span></p> + +<p>IX. Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et + poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait une + incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le bas Isser. La + Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. Abd el-Kader battu + par le général Gentil et rejeté dans le Sud. +<span class="ralign10"><a href="#page385">385</a></span></p> + +<p>X. Le maréchal fait poursuivre l'émir dans le désert. Il eût + désiré porter la guerre sur le territoire marocain, mais le + gouvernement l'en empêche. Massacre des prisonniers français + dans la Deïra. Abd el-Kader, à bout de forces, est réduit, après + sept mois de campagne, à rentrer au Maroc. +<span class="ralign10"><a href="#page394">394</a></span></p> + +<p>XI. Bugeaud supporte impatiemment les critiques qui lui viennent + de France. Discussion à la Chambre, en juin 1845. Le maréchal + parle de nouveau de donner sa démission. +<span class="ralign10"><a href="#page401">401</a></span></p> + +<p>XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de proposer un essai de + colonisation militaire. Délivrance des prisonniers français + survivants. Soumission de Bou-Maza. +<span class="ralign10"><a href="#page407">407</a></span></p> + +<p>XIII. Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion + à la colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville et + de quelques députés en Algérie. La Moricière propose, sur la + colonisation, un système opposé à celui du maréchal. +<span class="ralign10"><a href="#page411">411</a></span></p> + +<p>XIV. Projet déposé par le gouvernement pour un essai de + colonisation militaire. Il y est fait mauvais accueil. Bugeaud, + qui s'en aperçoit, conduit une dernière expédition en Kabylie et + donne sa démission. Son départ d'Alger. Le gouvernement accepte + la démission du maréchal et retire le projet de colonisation + militaire. +<span class="ralign10"><a href="#page419">419</a></span></p> +</div> + +<p class="p2 smaller center">FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.</p> + +<p class="p2 smaller center">PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, RUE GARANCIÈRE, 8.</p> + +<h2>Notes</h2> +<div class="footnote"> + +<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a> +<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite></p> + +<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a> +<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Lettres particulières au comte de Flahault, ambassadeur +à Vienne. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a> +<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: M. Thiers ne prononça pas moins de neuf discours pendant +la session de 1846. En 1845, il n'en avait prononcé que trois; en +1844, six; en 1842, sept. En 1843, il n'avait pas paru à la tribune. +En 1847, il ne devait parler qu'une fois.</p> + +<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a> +<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: <cite>Revue nationale</cite>, t. XV, p. 31.</p> + +<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a> +<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Voir, par exemple, le <cite>Journal inédit de M. de +Viel-Castel</cite>.</p> + +<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a> +<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: Lettre du 19 juillet 1835. (<cite>Lettres de M. Guizot à sa +famille et à ses amis</cite>, p. 145.)</p> + +<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a> +<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VI, p. 78.</p> + +<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a> +<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a> +<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: Lettre du 27 juillet 1853.</p> + +<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a> +<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Cf. plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">IV</span>, § <span class="smcap">V</span>.</p> + +<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a> +<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: Lettre du 26 mars 1846. (<cite>The Life of sir Anthony +Panizzi</cite>, par Louis <span class="smcap">Fagan</span>.)</p> + +<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a> +<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Louis-Philippe écrivait au maréchal Soult, le 7 octobre +1846: «Le temps ne suffit plus aux exigences de ma position, et +surtout au travail des papiers, qui prend sur mes nuits d'une manière +qui m'extermine.» Plusieurs de ses lettres sont datées de minuit ou +une heure du matin. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a> +<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a> +<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a> +<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 30.</p> + +<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a> +<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a> +<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a> +<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: <span class="smcap">X. Doudan</span>, <cite>Mélanges et Lettres</cite>, t. II, p. 87.</p> + +<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a> +<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 32.</p> + +<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a> +<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a> +<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">X</span>.</p> + +<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a> +<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Lettre du 5 mai 1843. (<cite>Lutèce</cite>, p. 326.)</p> + +<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a> +<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Dans la lettre dont nous avons déjà cité un passage, +Henri Heine disait: «La maison Rothschild, qui a soumissionné la +concession du chemin de fer du Nord et qui l'obtiendra selon toute +probabilité, ne constitue pas une véritable société, et chaque +participation à son entreprise, que cette maison accorde à un +individu quelconque, est une faveur, ou plutôt, pour m'exprimer +en termes tout à fait précis, c'est un cadeau d'argent dont M. de +Rothschild gratifie ses amis. Les actions éventuelles ou, comme +elles sont nommées, les promesses de la maison Rothschild se cotent +déjà à plusieurs cents francs au-dessus du pair, en sorte que celui +qui demande au baron James de Rothschild de pareilles actions au +pair mendie, dans la véritable acception du mot. Mais tout le monde +mendie à présent chez lui; il y pleut des lettres où l'on demande la +charité, et, comme les mieux huppés se mettent en avant avec leur +digne exemple, ce n'est plus une honte de mendier. M. de Rothschild +est donc le héros du jour...» (<cite>Lutèce</cite>, p. 330.) M. Duvergier de +Hauranne écrivait peu après: «Si M. de Rothschild a gardé toutes les +lettres qui lui furent adressées lors de l'adjudication du chemin +de fer du Nord, non seulement par des députés et des fonctionnaires +publics, mais par des femmes haut placées dans le monde, il doit +avoir un recueil d'autographes tout à fait précieux. Jamais ministre +du Roi ne fut sollicité, courtisé à ce point. On eût dit les beaux +jours de la rue Quincampoix revenus.» (<i>Notes inédites.</i>)</p> + +<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a> +<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: M. Molé, alors président du conseil d'administration de +la société formée pour le chemin de fer de l'Est, se crut visé par +le vote de la Chambre des députés et en fut fort blessé. «Je leur +jetterai au nez tous les chemins de fer passés, présents et futurs», +mandait-il à M. de Barante. Et celui-ci écrivait, de son côté, à +l'un de ses parents: «Mathieu (M. Molé) m'écrit qu'il traitera +l'amendement Crémieux selon son mérite et dira quels sentiments +l'ont inspiré, mais qu'en conclusion il laissera là tous les chemins +de fer. C'est précisément ce que veulent ces démocrates, qui vont +poursuivant les capitaux, la propriété, le bénéfice commercial +et industriel, comme ils ont poursuivi toutes les supériorités +sociales.» Et il ajoutait, dans une autre lettre: «Voir gagner de +l'argent à autrui est un sensible chagrin pour tout bon député.» +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a> +<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Voir t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">II</span>.</p> + +<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a> +<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: <span class="smcap">John Morley</span>, <cite>The Life of Richard Cobden</cite>, t. +I, p. 420 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a> +<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 30.</p> + +<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a> +<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: <cite>Rien! Dix-huit années de gouvernement parlementaire</cite>, +par le comte de <span class="smcap">Montalivet</span>.</p> + +<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a> +<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Voir t. III, ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">V</span>; t. IV, ch. +<span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XII</span>; t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">X</span>.</p> + +<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a> +<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Voir t. IV, ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XII</span>.</p> + +<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a> +<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Voir t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">X</span>.</p> + +<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a> +<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Discours du 28 mai 1846.</p> + +<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a> +<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: Citons, parmi les préfets de cette époque: MM. de la +Coste, Bocher, de Champlouis, Tourangin, Darcy, de Saint-Marsault, +Sers, Roulleaux-Dugage, Pellenc, Chaper, de Villeneuve, Brun, Bonnet, +Mallac, Desmousseaux de Givré, Meinadier, Azevedo, Vaïsse, Jayr, +Monicault, Morisot, Saladin, Lorois, etc., etc.</p> + +<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a> +<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: <cite>Lettres du duc d'Orléans</cite>, publiées par ses fils, p. +148, 149, 171, 222, 265, 297.</p> + +<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a> +<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: Lettres du 18 août et du 9 décembre 1845. (Léon +<span class="smcap">Faucher</span>, <cite>Biographie et Correspondance</cite>, t. I, p. 163 et +168.)</p> + +<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a> +<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: Lettres du 9 décembre 1845 et du 4 février 1846. +(<i>Ibid.</i>, p. 168 et 171.)</p> + +<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a> +<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: Lettre du 17 octobre 1842. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a> +<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: Lettre du 28 août 1843. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a> +<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Lettre du 5 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a> +<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: <cite>Chroniques parisiennes</cite>, p. 277.</p> + +<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a> +<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: Discours du 28 mai 1846.</p> + +<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a> +<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Lettre du 27 septembre 1844. (<span class="smcap">X. Doudan</span>, +<cite>Mélanges et Lettres</cite>, t. II, p. 39.)</p> + +<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a> +<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a> +<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a> +<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: Lettre du 18 août 1844. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a> +<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: Article sur M. Jouffroy, <cite>Revue des Deux Mondes</cite> du 3 +août 1844.</p> + +<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a> +<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: M. <span class="smcap">Renan</span>, dans la <cite>Revue des Deux Mondes</cite> du +1<sup>er</sup> juillet 1859, p. 201.</p> + +<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a> +<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 150.</p> + +<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a> +<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: Le <cite>Siècle</cite> du 11 novembre 1845 montrait, dans cet +agiotage, «le symptôme de la contagion morale que le pouvoir +s'efforçait d'inoculer à la France, avec une persévérance +systématique». M. Thiers, dans la circulaire qu'il avait rédigée pour +les élections de 1846 et que ses amis le détournèrent de publier, +s'exprimait ainsi: «Est-il vrai qu'on a livré aux compagnies plutôt +qu'à l'État l'exploitation des grands travaux publics pour engager le +pays entier dans une masse de spéculations telles que tout le monde +fût intéressé à la politique existante, et que chacun vît dans chaque +affaire politique, non pas l'intérêt de la France, mais l'intérêt +de sa fortune privée qu'une variation dans les cours pouvait +compromettre? Quelqu'un oserait-il le nier?... C'est le cœur du +pays qu'on tend à abaisser.» Et, après avoir donné des preuves de cet +abaissement, M. Thiers flétrissait de nouveau le gouvernement, «qui, +sous prétexte que tout est fini au dedans et au dehors, veut faire +tout oublier au pays, le dehors comme le dedans, en le jetant dans +des spéculations qui l'absorbent, l'enchaînent et le paralysent».</p> + +<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a> +<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: <cite>Œuvres et correspondance inédites de M. de +Tocqueville</cite>, t. II. p. 27 et 28.</p> + +<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a> +<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: «Je suis fort étonné de ce qui m'arrive, mandait-il à +un de ses amis le 15 février 1835, et tout étourdi des louanges qui +bourdonnent à mes oreilles. Il y a une femme de la cour de Napoléon +que l'Empereur s'imagina un jour de faire duchesse. Le soir, entrant +dans un grand salon et s'entendant annoncer par son nouveau titre, +elle oublia qu'il s'agissait d'elle, et se mit de côté pour laisser +passer la dame dont on venait de prononcer le nom. Je t'assure qu'il +m'arrive quelque chose d'analogue. Je me demande si c'est bien de moi +qu'on parle.»</p> + +<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a> +<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: M. de Tocqueville écrivait à M. de Kergorlay: «Quoique +j'aie très rarement parlé de la France dans ce livre, je n'en ai pas +écrit une page sans penser à elle et sans l'avoir, pour ainsi dire, +sous les yeux... À mon avis, ce continuel retour que je faisais, +sans le dire, vers la France, a été une des premières causes du +succès du livre.»</p> + +<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a> +<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: Lettre du 1<sup>er</sup> novembre 1841.</p> + +<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a> +<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Lettres du 24 juillet et du 5 octobre 1836.</p> + +<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a> +<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: Lettre de M. de Tocqueville à M. Molé, du 12 septembre +1837, et réponse de M. Molé, du 14 septembre.</p> + +<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a> +<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: «Je suis habituellement sombre et troublé, écrivait M. +de Tocqueville à l'un de ses intimes, le 25 octobre 1842. J'attribue +ce fatigant et stérile état de l'âme tantôt à une cause, tantôt à une +autre. Mais je crois qu'au fond il ne tient qu'à une seule, qui est +profonde et permanente, le mécontentement de moi-même. Tu sais qu'il +y a deux espèces d'orgueils très distincts, ou plutôt le même orgueil +a deux physionomies, une triste et une gaie. Il y a un orgueil qui +se repaît avec délices des avantages dont il jouit ou croit jouir. +Cela s'appelle, je pense, de la présomption. Puisque Dieu voulait +m'envoyer le vice de l'orgueil à forte dose, il aurait bien dû +au moins m'envoyer celui qui appartient à cette première espèce. +Mais l'orgueil que je possède est d'une nature toute contraire. Il +est toujours inquiet et mécontent, non pas envieux pourtant, mais +mélancolique et noir. Il me montre à chaque instant les facultés +qui me manquent et me désespère à l'idée de leur absence. Le fait +est que si j'ai quelques qualités, elles ne sont pas du nombre de +celles qui peuvent satisfaire pleinement dans la carrière que je suis...» +Deux ans plus tard, le 3 avril 1844, il écrivait encore: «J'ai +toujours trop de cette irritabilité maladive qui me porte à souffrir +impatiemment les obstacles qui embarrassent toujours le chemin de +chaque homme dans ce monde.» Tout jeune, dans une lettre du 22 avril +1832, il avouait déjà un fond de spleen.</p> + +<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a> +<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: Lettres d'octobre 1839, des 14 juillet et 9 août 1840, +du 24 août et d'octobre 1842, du 5 septembre 1843.</p> + +<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a> +<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: J'ai déjà cité ces plaintes. (Voir plus haut, livre I, +ch. <span class="smcap">X</span>, § <span class="smcap">IX</span>.)</p> + +<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a> +<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: Voir le chapitre <span class="smcap">X</span> du livre I<sup>er</sup>, sur <cite>la +Révolution de 1830 et la littérature</cite>.</p> + +<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a> +<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: <cite>De la littérature industrielle</cite> (<cite>Revue des Deux +Mondes</cite> du 1<sup>er</sup> septembre 1839).</p> + +<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a> +<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: À en croire certaines gens, le secret de cette émotion +de M. Sainte-Beuve n'était qu'une rivalité de boutique. Il aurait +été, en cette circonstance, l'organe de la <cite>Revue des Deux Mondes</cite>, +dépitée de la concurrence que lui faisaient les journaux depuis +qu'ils publiaient des romans et prétendaient accaparer les auteurs +en vogue. (<span class="smcap">A. Karr</span>, <cite>les Guêpes</cite>, novembre 1844.) C'est +possible. Mais pour n'être pas entièrement désintéressée, la plainte +du critique doit-elle être jugée mal fondée?</p> + +<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a> +<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: Voir plus haut, livre II, ch. <span class="smcap">XII</span>, § +<span class="smcap">V</span>.</p> + +<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a> +<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: M. Sainte-Beuve voyait là le fait caractéristique du +roman-feuilleton, et il montrait avec dégoût cette «plaie ignoble +et livide qui chaque matin s'étendait». (<cite>Revue des Deux Mondes</cite> du +1<sup>er</sup> juillet 1843.)</p> + +<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a> +<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: <cite>Chroniques parisiennes</cite>, p. 290.</p> + +<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a> +<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a> +<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: Lettre de M. de Balzac, publiée dans la <cite>Presse</cite> du 18 +août 1839.</p> + +<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a> +<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: Janvier-février 1847.</p> + +<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a> +<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: Mars 1846. L'affaire se trouva portée devant la cour +d'assises de Rouen, parce que la chambre des mises en accusation de +la cour de Paris avait d'abord rendu un arrêt de non-lieu qui fut +réformé par la cour de cassation.</p> + +<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a> +<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: En effet, de nouvelles preuves ayant été découvertes, +l'un des témoins de Beauvallon, le pseudo-vicomte d'Ecquevilley, +qui, devant la cour d'assises, avait affirmé sous serment que +les pistolets n'avaient pas été essayés, fut poursuivi pour faux +témoignage et condamné à dix ans de réclusion (août 1847). Au cours +de ce dernier procès, Beauvallon demanda à être entendu comme témoin +et confirma la dénégation d'Ecquevilley; arrêté à l'audience, +poursuivi également pour faux témoignage, il fut condamné à huit ans +de réclusion (octobre 1847).</p> + +<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a> +<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: Parmi ces dernières était la maîtresse de Dujarrier, +Lola Montès, danseuse sifflée, mais déjà fameuse pour avoir cravaché +un gendarme à Berlin. On la retrouvera peu après à Munich, jouant +les Pompadour auprès du roi Louis, exaltée par la presse libérale +pour avoir fait la guerre aux Jésuites, mais à la fin obligée de fuir +devant les émeutes provoquées par son outrecuidance.</p> + +<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a> +<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: Ce fut en cette circonstance qu'interrogé par le +président sur ses noms, âge et profession, il répondit: «Alexandre +Dumas, marquis Davy de la Pailleterie, quarante-deux ans, je dirais +auteur dramatique, si je n'étais dans la patrie de Corneille.» À quoi +le président répliqua: «Il y a des degrés.»</p> + +<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a> +<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: M. Soulié a lui-même indiqué le caractère de son +œuvre et les raisons qui la lui avaient fait écrire, dans une +préface où nous lisons: «Ô jeunes gens, ne venez pas à Paris, +si l'ambition d'une sainte gloire vous dévore. Quand vous aurez +demandé au peuple une oreille attentive pour celui qui parle bien +et honnêtement, vous le verrez suspendu aux récits grossiers d'un +trivial écrivain, aux récits effrayants d'une gazette criminelle; +vous verrez le public crier à votre muse: «Va-t'en ou amuse-moi. Il +me faut des astringents et des moxas pour ranimer mes sensations +éteintes. As-tu des incestes furibonds ou des adultères monstrueux, +d'effrayantes bacchanales de crimes ou des passions impossibles +à me raconter? Alors parle, je t'écouterai une heure, le temps +durant lequel je sentirai ta plume âcre et envenimée courir sur ma +sensibilité calleuse et gangrenée; sinon tais-toi; va mourir dans la +misère et l'obscurité.» La misère et l'obscurité, vous n'en voudriez +pas! Et alors, que ferez-vous, jeunes gens? Vous prendrez une plume, +une feuille de papier, vous écrirez en tête: <em>Mémoires du diable</em>, et +vous direz au siècle: «Ah! vous voulez de cruelles choses pour vous +en réjouir; soit, monseigneur, voici un coin de votre histoire.»</p> + +<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a> +<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: Sur ces débuts, voir la première partie des <cite>Souvenirs</cite> +de M. <span class="smcap">Legouvé</span>, p. 338 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a> +<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: <span class="smcap">E. Legouvé</span>, <cite>Soixante ans de souvenirs</cite>, +1<sup>re</sup> partie, p. 337.</p> + +<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a> +<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: <cite>Chroniques parisiennes</cite>, p. 169.</p> + +<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a> +<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: Séance du 14 juin 1843.</p> + +<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a> +<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: Ce fait fut rapporté à la tribune par M. +Chapuys-Montlaville, quand, le 6 avril 1847, il développa une +proposition tendant à exempter du timbre les journaux qui ne +publiaient ni romans-feuilletons ni annonces. Cette proposition fut +prise en considération, mais n'aboutit pas.</p> + +<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a> +<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: <span class="smcap">E. Legouvé</span>, <cite>Soixante ans de souvenirs</cite>, +1<sup>re</sup> partie, p. 378.</p> + +<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a> +<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: M. Saint-Marc-Girardin a écrit à ce propos: «Si la +France a laissé faire le mal en 1848, cela a pu venir en partie de la +démoralisation du goût public. Comme on avait approuvé l'orgie dans +les romans, on s'est trouvé faible, pendant quelque temps, contre +ceux qui voulaient faire une orgie dans la société.» (<cite>Cours de +littérature dramatique</cite>, t. I, p. 374.)</p> + +<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a> +<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Voir, au tome I, le chapitre sur le +<span class="smcap">Saint-Simonisme</span>.</p> + +<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a> +<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: <cite>De l'égalité</cite> (1838). <cite>Réfutation de l'éclectisme</cite> +(1839). <cite>Malthus et les économistes.</cite> <cite>De l'humanité</cite> (1840).</p> + +<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a> +<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: Béranger, qui aimait Pierre Leroux, écrivait de lui, le +20 janvier 1840: «Il faut que vous sachiez que notre métaphysicien +s'est fait un entourage de femmes à la tête desquelles sont mesdames +Sand et Marliani, et que c'est dans des salons dorés, à la clarté +des lustres, qu'il expose ses principes religieux et ses bottes +crottées. Tout cet entourage lui porte à la tête, et je trouve que sa +philosophie s'en ressent beaucoup.»</p> + +<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a> +<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: À cette époque, Proudhon écrivait: «George Sand est +tout à fait entré dans nos idées.» (<cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t. +II, p. 160.)</p> + +<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a> +<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: <cite>L'Européen</cite>, interrompu à la fin de 1832, fut repris +en 1835 et continué, sans grande régularité, jusqu'en 1838. Il +se distribuait à 500 exemplaires, mais ne comptait guère que 100 +abonnés.</p> + +<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a> +<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Buchez avait inspiré à un jeune artiste de ses +élèves un dessin du <em>Christ prêchant la fraternité au monde</em>, dans +lequel il prétendait résumer sa doctrine. Le Christ est porté +sur un globe où est écrit le mot <span class="smcap">France</span>; il foule aux +pieds le serpent de l'égoïsme et tient à la main une banderole +où on lit <span class="smcap">Fraternité</span>. Deux anges, coiffés du bonnet +phrygien, l'accompagnent, et sur leurs auréoles brillent les noms +de <span class="smcap">Liberté</span>, <span class="smcap">Égalité</span>. La Liberté tire un glaive; +l'Égalité porte un livre ouvert, avec ce texte: <em>Aimez votre prochain +comme vous-même et Dieu par-dessus tout. Que le premier parmi vous +soit votre serviteur.</em> Détail significatif: sur la gravure, œuvre +d'un autre buchézien, on a effacé ces mots: <em>et Dieu par-dessus +tout</em>. (<cite>Vie du Révérend Père Besson</cite>, par <span class="smcap">E. Cartier</span>, t. I, +ch. <span class="smcap">II</span>.)</p> + +<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a> +<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: M. Ozanam raconte, dans une lettre écrite de Lyon, le +26 août 1839, au Père Lacordaire, qu'un catholique influent de cette +ville, jusqu'alors légitimiste, avait été mis en rapport, durant un +voyage à Paris, avec les amis de Buchez. «Il admira la pureté de leur +religion, ajoute Ozanam, conçut un véritable enthousiasme pour leurs +personnes, et, de retour ici, il propagea ses nouveaux sentiments, et +voici qu'une douzaine de nos plus dévoués absolutistes sont abonnés +au <cite>National</cite>.» (<cite>Lettres d'Ozanam</cite>, t. I, p. 303.)</p> + +<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a> +<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: Le premier numéro de l'<cite>Atelier</cite> contenait la note +suivante: «L'<cite>Atelier</cite> est fondé par des ouvriers, en nombre +illimité, qui en font les frais. Pour être reçu fondateur, il faut +vivre de son travail personnel, être présenté par deux des premiers +fondateurs, qui se portent garants de la moralité de l'ouvrier convié +à notre œuvre. Les hommes de lettres ne sont admis que comme +correspondants. Les fondateurs choisissent, chaque trimestre, ceux +qui doivent faire partie du comité de rédaction.»</p> + +<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a> +<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: <cite>Vie du Révérend Père Besson</cite>, par M. <span class="smcap">Cartier</span>, +et <cite>Vie du Père Lacordaire</cite>, par M. <span class="smcap">Foisset</span>.</p> + +<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a> +<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: <cite>Pierre Olivaint</cite>, par le Père Charles <span class="smcap">Clair</span>.</p> + +<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a> +<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: Buchez mourut à Rodez, en 1865, dans une chambre +d'hôtel. Ce fut un de ses anciens collègues de l'Assemblée +constituante qui, l'ayant su malade, vint le voir et l'amena à +recevoir un prêtre.</p> + +<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a> +<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: Fourier attache une importance capitale aux passions +qu'il appelle <em>mécanisantes</em>: la <em>cabaliste</em>, ou esprit de rivalité +et d'intrigue; la <em>papillonne</em>, ou besoin de changement, et la +<em>composite</em>, ou désir d'unir les passions des sens à celles de l'âme. +Ces trois passions ont mission de régler le mécanisme des neuf autres +passions <em>sensuelles</em> ou <em>affectueuses</em> et d'établir entre elles ce +rythme et cet équilibre qu'on nomme la sagesse. Pour les esprits qui +s'intéressent aux choses philosophiques, cette partie du système de +Fourier est assez curieuse; mais nous ne pourrions y pénétrer plus +avant sans sortir du cadre de cette histoire politique.</p> + +<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a> +<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: Certains de ses contemporains, même en dehors de ses +disciples, exagéraient même singulièrement cette puissance; Béranger +écrivait, le 25 mars 1837: «Fourier est bien certainement un génie +prodigieux, quoique incomplet.»</p> + +<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a> +<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: Fourier n'avait rien cependant d'un ascète. D'après +certains renseignements, il aurait même eu un certain goût du vin +et des habitudes peu chastes; peut-être est-ce pour cela qu'il +faisait, dans le phalanstère, la part si large à la gourmandise +et à la liberté amoureuse. (Cf. un article publié par M. Auguste +<span class="smcap">Ducoin</span>, dans le <cite>Correspondant</cite> du 25 janvier 1851, sous +ce titre: <cite>Particularités inconnues sur quelques personnages des +dix-huitième et dix-neuvième siècles</cite>.)</p> + +<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a> +<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: «Que de fois, écrivait plus tard Heine, j'ai vu +Fourier, dans sa redingote grise et râpée, marcher rapidement le long +des piliers du Palais-Royal, les deux poches de son habit pesamment +chargées, de façon que de l'une s'avançait le goulot d'une bouteille +et de l'autre un long pain! Un de mes amis, qui me le montra la +première fois, me fit remarquer l'indigence de cet homme, réduit à +chercher lui-même sa boisson chez le marchand de vin et son pain chez +le boulanger.» (<cite>Lutèce</cite>, p. 377.)</p> + +<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a> +<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page73">73</a> et suiv.</p> + +<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a> +<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: Cette brochure, imprimée à Épinal, parut en juin 1838.</p> + +<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a> +<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: <cite>Histoire de dix ans</cite>, t. IV, p. 183, 184.</p> + +<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a> +<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: <cite>Gracchus Babeuf et la conjuration des Égaux</cite>, par +<span class="smcap">Buonarotti</span>, préface par <span class="smcap">Ranc</span>, 1869.—Dans cette +préface, M. Ranc présente la conjuration de Babeuf comme le dernier +effort tenté par les républicains pour enrayer la contre-révolution; +il admire le plan du comité insurrectionnel de 1796 et les mesures +qu'il avait préparées pour «désarmer la bourgeoisie».</p> + +<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a> +<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Voy. notamment, en octobre 1833, la «Déclaration» de la +Société des droits de l'homme. (Cf. plus haut, t. II, ch. <span class="smcap">X</span>, +§ <span class="smcap">I</span>.)</p> + +<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a> +<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: Cf. plus haut, t. III, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">V</span>, +et ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">V</span>.</p> + +<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a> +<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: Les renseignements qui suivent sont empruntés au +curieux livre de M. Maxime <span class="smcap">du Camp</span> sur l'<cite>Attentat Fieschi</cite>, +p. 276 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a> +<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: Voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">IX</span>.</p> + +<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a> +<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: Tels furent par exemple le <cite>Code de la communauté</cite>, +par M. <span class="smcap">Desamy</span>, les écrits divers de M. J.-J. May, rédacteur +de l'<cite>Humanitaire</cite>, de M. Pillot, ancien collaborateur de l'abbé +Châtel, de M. Constant, prêtre apostat, etc.</p> + +<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a> +<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: <cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t. II, p. 136.</p> + +<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a> +<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 211.</p> + +<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a> +<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">II</span> et +<span class="smcap">III</span>.</p> + +<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a> +<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: Juillet 1847.</p> + +<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a> +<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 258. Cf. aussi p. 209, 211, 366, 367.</p> + +<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a> +<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: «Tu vois donc, mon pauvre ami, écrit un Icarien, que +le gouvernement fait ici bien autre chose que notre monarchie; tandis +que la royauté fait tant de bruit pour un bon roi qui voulait que +chaque paysan pût mettre la <em>poule au pot le dimanche</em>, la république +donne ici, sans rien dire, à tous et tous les jours, tout ce qui ne +se voit ailleurs que sur la table des aristocrates et des rois.»</p> + +<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a> +<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: Voir, sur ces premières années de M. Louis Blanc, le +brillant discours prononcé par M. Pailleron, lors de sa réception à +l'Académie française. Le spirituel académicien remplaçait M. Charles +Blanc.</p> + +<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a> +<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: On a raconté comment, à bout de ressources, Louis +Blanc s'était décidé à réclamer l'appui du général Pozzo di Borgo, +parent de sa mère. L'accueil fut plein de politesse. Le général +interrogea le jeune homme sur son avenir, promit son appui, puis, +quand il estima que l'entretien s'était suffisamment prolongé, il +sonna et donna à demi-voix un ordre à son valet de chambre. Celui-ci, +au bout de peu d'instants, rentra, tenant à la main une bourse +convenablement garnie. Louis Blanc, déjà assez mal à l'aise de sa +démarche, fut fort irrité du procédé, repoussa la bourse avec colère +et quitta brusquement le général. Cette version est du moins celle +qui circulait dans le monde démocratique. (<span class="smcap">Stern</span>, <cite>Histoire +de la révolution de 1848</cite>, t. II, p. 42, 43.)</p> + +<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a> +<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Henri Heine écrivait, le 6 novembre 1840: «M. Louis +Blanc est un homme encore jeune, de trente ans tout au plus, quoique, +d'après son extérieur, il semble un petit garçon de treize ans. En +effet, sa taille on ne peut plus minime, sa petite figure fraîche et +imberbe, ainsi que sa voix claire et fluette qui paraît n'être pas +encore formée, lui donnent l'air d'un gentil petit garçon échappé +à peine de la troisième classe d'un collège, et portant encore +l'habit de sa première communion.» (<cite>Lutèce</cite>, p. 138.) À la même +époque, M. Nettement, se trouvant chez M. Laffitte, à une réunion +de journalistes de l'opposition, et voyant un jeune garçon à côté +du maître de la maison, s'étonnait que celui-ci eût gardé auprès de +lui son petit-fils, pour lui faire prendre une leçon de politique. +Ce jeune garçon était M. Louis Blanc, déjà important dans la presse +républicaine. (<cite>Histoire de la littérature pendant la monarchie de +Juillet</cite>, t. II, p. 475.)</p> + +<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a> +<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: <cite>Histoire de la révolution de 1848</cite>, par M. Louis +<span class="smcap">Blanc</span>, t. I, ch. <span class="smcap">VIII</span>.</p> + +<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a> +<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 140.</p> + +<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a> +<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: C'est encore Henri Heine qui écrivait, en 1840: «Ce +tribun imberbe donne cependant à sa réputation de grand patriote, à +sa popularité, les mêmes petits soins que ses rivaux donnent à leurs +moustaches; il la soigne on ne peut plus, il la frotte, la tond, la +frise, la dresse et la redresse, et il courtise le moindre bambin de +journaliste qui peut faire insérer dans une feuille quelques lignes +de réclame en sa faveur.» (<cite>Lutèce</cite>, p. 141.)</p> + +<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a> +<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: <i>Passim</i> dans l'introduction de l'<cite>Histoire de dix +ans</cite>.</p> + +<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a> +<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: On a souvent imprimé que cette brochure avait été +publiée en 1839. C'est une erreur. La première ébauche du travail +parut sous forme d'article, dans la livraison d'août 1840 de la +<cite>Revue du progrès</cite>. Ce furent les grèves survenues au commencement +de septembre qui donnèrent à Louis Blanc l'idée de transformer cet +article de revue en une brochure de propagande.</p> + +<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a> +<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: Voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">II</span>, § +<span class="smcap">IX</span>.</p> + +<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a> +<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: Il écrivait lui-même, peu après, à l'Académie de +Besançon: «Je poursuivis mes humanités, à travers les misères de ma +famille et tous les dégoûts dont peut être abreuvé un jeune homme +sensible et <em>du plus irritable amour-propre</em>.» (<cite>Correspondance de +P.-J. Proudhon</cite>, t. I, p. 26.)</p> + +<p><a id="footnote120" name="footnote120"></a> +<b><a href="#footnotetag120">120</a></b>: <cite>P.-J. Proudhon</cite>, par M. <span class="smcap">Sainte-Beuve</span>.</p> + +<p><a id="footnote121" name="footnote121"></a> +<b><a href="#footnotetag121">121</a></b>: <cite>Correspondance de P.-J. Proudhon</cite>, t. I, p. 73, 218.</p> + +<p><a id="footnote122" name="footnote122"></a> +<b><a href="#footnotetag122">122</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 84, 188, 256.</p> + +<p><a id="footnote123" name="footnote123"></a> +<b><a href="#footnotetag123">123</a></b>: Il écrivait, quelques années auparavant: «J'éprouve +encore cette sotte honte d'un berger que l'on veut faire entrer dans +un salon. Je crains, comme des bêtes effrayantes, les visages que je +n'ai jamais vus; je recule toujours à voir les gens même qui peuvent +m'être utiles et me vouloir du bien; je n'ai de présence d'esprit et +d'aplomb que lorsque je me vois seul et que c'est ma plume qui parle. +Mérite fort commun, mais que voulez-vous? je sais que je ne brille ni +par les dehors, ni par l'élocution; j'aime mieux n'être vu ni connu +de personne.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p. 10.)</p> + +<p><a id="footnote124" name="footnote124"></a> +<b><a href="#footnotetag124">124</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 59, 60.</p> + +<p><a id="footnote125" name="footnote125"></a> +<b><a href="#footnotetag125">125</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 76 et 154.</p> + +<p><a id="footnote126" name="footnote126"></a> +<b><a href="#footnotetag126">126</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 142.</p> + +<p><a id="footnote127" name="footnote127"></a> +<b><a href="#footnotetag127">127</a></b>: «La conduite du parti républicain, écrit Proudhon, +le 15 novembre 1840, a été, comme toujours, stupide depuis deux ou +trois mois.» Ou bien encore: «Les radicaux sont annihilés par leur +ineptie et leur incapacité.» (<cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 254, 313.) +Il n'a pas assez du sarcasmes pour le «dada réformiste» ou pour les +velléités belliqueuses de la gauche.</p> + +<p><a id="footnote128" name="footnote128"></a> +<b><a href="#footnotetag128">128</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. I, p. 333; t. II, p. 6.</p> + +<p><a id="footnote129" name="footnote129"></a> +<b><a href="#footnotetag129">129</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 13, et <cite>Confessions d'un révolutionnaire</cite>, +§ <span class="smcap">I</span>.—Pas un homme important de l'extrême gauche qu'il +ne déteste. «Je souscrirais volontiers pour une couronne civique, +écrivait-il, à celui qui nous délivrerait de Lamennais, de Cormenin +et d'A. Marrast.» (<cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 255.) Lamennais surtout +lui est antipathique. «Quoi qu'un dise de cet homme, écrit-il, je +répondrai toujours que je n'aime pas les apostats. Il pouvait changer +d'opinion, mais il ne devait jamais faire la guerre à ses confrères +dans le sacerdoce ni au christianisme.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p. 333.) Et +plus tard: «Le plus grand bonheur qui pourrait arriver au peuple +français, ce serait que cent députés de l'opposition fussent jetés +à la Seine, avec une meule au cou; ils valent cent fois moins que +les conservateurs, car ils ont, de plus que ceux-ci, l'hypocrisie.» +(<i>Ibid.</i>, t. II, p. 277.) Des journalistes de gauche, il ne pense pas +plus de bien: «Ils ne comprendront jamais de moi autre chose, dit-il, +sinon que je les hais et les méprise.»</p> + +<p><a id="footnote130" name="footnote130"></a> +<b><a href="#footnotetag130">130</a></b>: Proudhon écrira, un jour, de Fourier, que son système +est «le dernier rêve de la crapule en délire»; de Pierre Leroux, dont +cependant il avait paru un moment se rapprocher, que «la sottise le +dispute à la méchanceté dans ses élucubrations»; de Louis Blanc, +qu'il est «le plus ignorant, le plus vain, le plus vide, le plus +impudent, le plus nauséabond des rhéteurs». Cabet ne sera pas mieux +traité.</p> + +<p><a id="footnote131" name="footnote131"></a> +<b><a href="#footnotetag131">131</a></b>: Dans la théorie communiste, les hommes lui paraissent +«attachés comme des huîtres, côte à côte, sans activité ni sentiment, +sur le rocher de la fraternité».</p> + +<p><a id="footnote132" name="footnote132"></a> +<b><a href="#footnotetag132">132</a></b>: Quand il lui faudra discuter cette partie de la +doctrine socialiste, il se plaindra d'être «obligé de remuer ce +fumier», et il s'écriera: «Loin de moi, communistes! Votre présence +m'est une puanteur, et votre vue me dégoûte.»</p> + +<p><a id="footnote133" name="footnote133"></a> +<b><a href="#footnotetag133">133</a></b>: Plus il va, plus il semble trouver une sorte d'âpre +jouissance à se voir seul en guerre contre tous: «J'aurai raison +contre tout le monde, écrit-il, ou je succomberai à la peine... Le +nombre des adversaires vous épouvante; il m'anime, au contraire. Car +je crois que, dans la carrière antireligieuse, antipropriétaire, +antimonarchique, où je suis entré, s'il y avait une seule opinion +avec laquelle je ne fusse pas en désaccord, je ne serais plus +d'accord avec moi-même.» (<cite>Correspondance</cite>, t. II, p. 241.)</p> + +<p><a id="footnote134" name="footnote134"></a> +<b><a href="#footnotetag134">134</a></b>: Il s'était attendu, en effet, à produire une vive +émotion: «Quand on saura dans le public, écrivait-il le 1<sup>er</sup> juin +1839, que je suis l'auteur de ce Discours, ce sera un beau tapage. +Je puis dire que je viens de passer le Rubicon.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p. +129.)</p> + +<p><a id="footnote135" name="footnote135"></a> +<b><a href="#footnotetag135">135</a></b>: Ces embarras pécuniaires venaient surtout de +l'imprimerie dont Proudhon ne pouvait ni se débarrasser ni tirer +profit. Tel était son dénuement que, voulant aller voir un de ses +amis à Besançon, il fit à pied la route de Paris à cette ville. Il +priait ses correspondants de ne lui écrire que par occasion, parce +qu'il n'avait pas le moyen de payer les ports de lettre.</p> + +<p><a id="footnote136" name="footnote136"></a> +<b><a href="#footnotetag136">136</a></b>: Cette idée revenait sous toutes les formes, dans sa +correspondance: «Je ne connais rien dans la science, écrivait-il +encore, dont la découverte ait jamais produit un effet pareil à celui +que la lecture de mon ouvrage est capable de produire. Je ne dis pas: +qu'il soit compris; je dis seulement: qu'il soit lu, et c'en est fait +de la vieille société.»</p> + +<p><a id="footnote137" name="footnote137"></a> +<b><a href="#footnotetag137">137</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 166, 182, 183, 189, 191, +212, 213, 216.</p> + +<p><a id="footnote138" name="footnote138"></a> +<b><a href="#footnotetag138">138</a></b>: <cite>Confession d'un révolutionnaire.</cite></p> + +<p><a id="footnote139" name="footnote139"></a> +<b><a href="#footnotetag139">139</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 251.</p> + +<p><a id="footnote140" name="footnote140"></a> +<b><a href="#footnotetag140">140</a></b>: Brissot avait écrit, en effet, dans ses <cite>Recherches +philosophiques sur le droit de propriété et le vol</cite>: «La propriété +exclusive est un vol dans la nature. Le voleur, dans l'état naturel, +c'est le riche.»</p> + +<p><a id="footnote141" name="footnote141"></a> +<b><a href="#footnotetag141">141</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 308.</p> + +<p><a id="footnote142" name="footnote142"></a> +<b><a href="#footnotetag142">142</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 333, 334.</p> + +<p><a id="footnote143" name="footnote143"></a> +<b><a href="#footnotetag143">143</a></b>: «Je n'ai pas le loisir de travailler mon style, je +suis trop pauvre et trop mal dans mes affaires, pour m'amuser à être +gent de lettres.»—«Je me soucie de style et de littérature comme de +cela. Quand je parle au public, je tâche que mon expression soit bien +nette, bien carrée, bien mordante: je n'ai pas d'autre poétique.» +(<i>Ibid.</i>, t. I, p. 182; t. II, p. 242.)</p> + +<p><a id="footnote144" name="footnote144"></a> +<b><a href="#footnotetag144">144</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 324.</p> + +<p><a id="footnote145" name="footnote145"></a> +<b><a href="#footnotetag145">145</a></b>: Le premier était intitulé: <cite>Lettre à M. Blanqui</cite>; le +second: <cite>Avertissement aux propriétaires, ou Lettre à M. Considérant, +rédacteur de la</cite> Phalange, <cite>sur une défense de la propriété</cite>.</p> + +<p><a id="footnote146" name="footnote146"></a> +<b><a href="#footnotetag146">146</a></b>: Il écrivait encore: «J'ai la chance de réunir tout le +monde contre mes publications, ce qui produit une conspiration de +silence à mon égard. Mes publications ont l'air d'être clandestines, +et cependant elles s'insinuent partout et déjà portent leur fruit.»</p> + +<p><a id="footnote147" name="footnote147"></a> +<b><a href="#footnotetag147">147</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 332, 338, 339, 350, et t. +II, p. 18.</p> + +<p><a id="footnote148" name="footnote148"></a> +<b><a href="#footnotetag148">148</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. II, p. 6, 10.</p> + +<p><a id="footnote149" name="footnote149"></a> +<b><a href="#footnotetag149">149</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. II, p. 70.—Peu auparavant, il +expliquait ainsi sa démarche auprès de M. Duchâtel: «Le pouvoir +est encore plus bête que méchant, et j'ai résolu d'avoir désormais +quelque homme puissant parmi mes défenseurs.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p. +314.)</p> + +<p><a id="footnote150" name="footnote150"></a> +<b><a href="#footnotetag150">150</a></b>: «Il y a un homme que je déteste à l'égal du bourreau, +disait-il, c'est le martyr.» Il blâmait Lamennais aimant mieux +aller en prison que demander sa grâce. «Galilée, à genoux devant +le tribunal de l'Inquisition, écrivait-il, et reniant l'hérésie du +mouvement de la terre pour recouvrer sa liberté, me paraît cent fois +plus grand que Lamennais... Je respecte les mannequins, je salue les +épouvantails. Je suis en monarchie, je crierai: Vive le Roi! plutôt +que de me faire tuer.»</p> + +<p><a id="footnote151" name="footnote151"></a> +<b><a href="#footnotetag151">151</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 297, 305, 311, 312, 313, +319, 320, 330, 331.</p> + +<p><a id="footnote152" name="footnote152"></a> +<b><a href="#footnotetag152">152</a></b>: Quelqu'un, en tout cas, l'avait deviné: c'était le +maire de Besançon, qui expliquait ainsi pourquoi il ne voulait pas +donner à Proudhon la place qu'il demandait dans les bureaux de la +mairie: «Je crains qu'il ne fasse de nous, comme des académiciens, +des <em>niais</em> ou des <em>instruments</em>.» (<i>Ibid.</i>, t. II, p. 80.)</p> + +<p><a id="footnote153" name="footnote153"></a> +<b><a href="#footnotetag153">153</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. II, p. 28 et 93.</p> + +<p><a id="footnote154" name="footnote154"></a> +<b><a href="#footnotetag154">154</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 199, 200.</p> + +<p><a id="footnote155" name="footnote155"></a> +<b><a href="#footnotetag155">155</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 259.</p> + +<p><a id="footnote156" name="footnote156"></a> +<b><a href="#footnotetag156">156</a></b>: <cite>Confession d'un révolutionnaire</cite>, § <span class="smcap">XI</span>.</p> + +<p><a id="footnote157" name="footnote157"></a> +<b><a href="#footnotetag157">157</a></b>: Il avait été initié par M. Grün, sorte de missionnaire +hégélien venu à Paris, en 1844, pour se mettre en rapport avec les +socialistes. Dans le récit qu'il a écrit de son voyage, M. Grün parle +avec un grand dédain de Cabet, de Considérant, de Louis Blanc; il +réserve toute son admiration pour Proudhon.</p> + +<p><a id="footnote158" name="footnote158"></a> +<b><a href="#footnotetag158">158</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. II, p. 239.</p> + +<p><a id="footnote159" name="footnote159"></a> +<b><a href="#footnotetag159">159</a></b>: «Questions immenses, disait-il, et qui pour moi sont +loin d'être résolues.»</p> + +<p><a id="footnote160" name="footnote160"></a> +<b><a href="#footnotetag160">160</a></b>: C'est à chaque page qu'on trouve, dans les écrits de +Lamennais, ces exclamations incendiaires. Voyez, par exemple, ce +fragment d'une brochure intitulée <cite>le Pays et le gouvernement</cite>: «Ô +peuple, dis-moi, qu'es-tu? Ce que tu es! si j'ouvre la Charte, j'y +lis une solennelle déclaration de ta souveraineté: cela fut écrit +après ta victoire. Si je regarde les faits, je vois qu'il n'est +point, qu'il ne fut jamais de servitude égale à la tienne... Paria +dans l'ordre politique, tu n'es, en dehors de cet ordre, qu'une +machine à travail. Aux champs, tes maîtres te disent: «Laboure, +moissonne pour nous.» Tu sais ce qu'on te dit ailleurs, tu sais +ce qui te revient de tes fatigues, de tes veilles, de tes sueurs. +Refoulé de toutes parts dans l'indigence et l'ignorance, décimé par +les maladies qu'engendrent le froid, la faim, l'air infect des bouges +où tu te retires après le labeur des jours et d'une partie de la +nuit, réclames-tu quelque soulagement, on te sabre, on te fusille, +ou, comme le bœuf à l'abattoir, tu tombes sous le gourdin des +assommeurs payés et patentés.»</p> + +<p><a id="footnote161" name="footnote161"></a> +<b><a href="#footnotetag161">161</a></b>: <cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t. I, p. 169.</p> + +<p><a id="footnote162" name="footnote162"></a> +<b><a href="#footnotetag162">162</a></b>: Quelques-unes de ces études avaient paru dans la +<cite>Revue des Deux Mondes</cite>, de 1835 à 1840.</p> + +<p><a id="footnote163" name="footnote163"></a> +<b><a href="#footnotetag163">163</a></b>: <cite>Revue des Deux Mondes</cite>, 1<sup>er</sup> mars 1843.</p> + +<p><a id="footnote164" name="footnote164"></a> +<b><a href="#footnotetag164">164</a></b>: <cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t, II, p. 134 à 137, et +p. 169.</p> + +<p><a id="footnote165" name="footnote165"></a> +<b><a href="#footnotetag165">165</a></b>: V. notamment les articles publiés par M. Guizot, dans +la <cite>Revue française</cite> de février, juillet et octobre 1838.</p> + +<p><a id="footnote166" name="footnote166"></a> +<b><a href="#footnotetag166">166</a></b>: Lettre du 25 juin 1843 (<cite>Lutèce</cite>, p. 380).</p> + +<p><a id="footnote167" name="footnote167"></a> +<b><a href="#footnotetag167">167</a></b>: Lettres du 9 mars 1837 et du 12 juillet 1840.</p> + +<p><a id="footnote168" name="footnote168"></a> +<b><a href="#footnotetag168">168</a></b>: Rapport du 19 janvier 1847, publié par la <cite>Revue +rétrospective</cite>.</p> + +<p><a id="footnote169" name="footnote169"></a> +<b><a href="#footnotetag169">169</a></b>: Voir plus haut, livre II, ch. <span class="smcap">XIV</span>, +§ <span class="smcap">V</span>; livre III, ch. <span class="smcap">II</span>, §§ <span class="smcap">IV</span> et +<span class="smcap">VI</span>; ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">III</span>, et ch. <span class="smcap">VI</span>, § +<span class="smcap">I</span>; livre V, §§ <span class="smcap">VII</span>, <span class="smcap">VIII</span> et <span class="smcap">IX</span>.</p> + +<p><a id="footnote170" name="footnote170"></a> +<b><a href="#footnotetag170">170</a></b>: J'ai eu sous les yeux la correspondance officielle et +confidentielle du ministre et de l'ambassadeur, correspondance fort +importante, dont j'aurai souvent occasion de me servir. M. Guizot, +d'ailleurs, en a cité de nombreux extraits dans ses <cite>Mémoires</cite>.</p> + +<p><a id="footnote171" name="footnote171"></a> +<b><a href="#footnotetag171">171</a></b>: Lettre du 17 février 1844.</p> + +<p><a id="footnote172" name="footnote172"></a> +<b><a href="#footnotetag172">172</a></b>: Dépêche déjà citée du 10 août 1843.</p> + +<p><a id="footnote173" name="footnote173"></a> +<b><a href="#footnotetag173">173</a></b>: Plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">VIII</span>.</p> + +<p><a id="footnote174" name="footnote174"></a> +<b><a href="#footnotetag174">174</a></b>: <i>Ibid.</i>, § <span class="smcap">IX</span>.</p> + +<p><a id="footnote175" name="footnote175"></a> +<b><a href="#footnotetag175">175</a></b>: Plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">VIII</span>.</p> + +<p><a id="footnote176" name="footnote176"></a> +<b><a href="#footnotetag176">176</a></b>: Lettre du prince de Metternich au comte Apponyi, 15 +juin 1845. (<cite>Mémoires de Metternich</cite>, t. VII, p. 95.)</p> + +<p><a id="footnote177" name="footnote177"></a> +<b><a href="#footnotetag177">177</a></b>: Lettre du comte Bresson à M. Guizot, du 28 septembre +1844.</p> + +<p><a id="footnote178" name="footnote178"></a> +<b><a href="#footnotetag178">178</a></b>: Lettres de M. Bresson à M. Guizot, 8 janvier et 31 +mars 1844.</p> + +<p><a id="footnote179" name="footnote179"></a> +<b><a href="#footnotetag179">179</a></b>: M. Guizot dit avoir su depuis ce fait avec certitude. +(<cite>Mémoires</cite>, t. VIII, p. 220.)</p> + +<p><a id="footnote180" name="footnote180"></a> +<b><a href="#footnotetag180">180</a></b>: Sur les faits auxquels fait allusion M. Bresson, +voir la seconde édition de mon tome I, livre I, ch. <span class="smcap">V</span>, § +<span class="smcap">I</span>.</p> + +<p><a id="footnote181" name="footnote181"></a> +<b><a href="#footnotetag181">181</a></b>: Ce mariage fut célébré le 25 novembre 1844.</p> + +<p><a id="footnote182" name="footnote182"></a> +<b><a href="#footnotetag182">182</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +183.</p> + +<p><a id="footnote183" name="footnote183"></a> +<b><a href="#footnotetag183">183</a></b>: Rapprochez ce langage de celui qu'avait tenu lord +Aberdeen lors de la première visite à Eu. (Voir plus haut, t. V, p. +197 à 199.)</p> + +<p><a id="footnote184" name="footnote184"></a> +<b><a href="#footnotetag184">184</a></b>: J'ai suivi principalement le récit que Louis-Philippe +a donné lui-même de ces conversations, un an plus tard, dans une +lettre adressée le 14 septembre 1846 à la reine des Belges et publiée +après la révolution de Février dans la <cite>Revue rétrospective</cite>. Les +circonstances dans lesquelles a été écrit ce récit permettent de le +considérer comme exact. C'était au moment où, accusé de déloyauté +par les Anglais, le Roi cherchait à se justifier. La lettre était en +réalité destinée à la reine Victoria. Il est évident que, surtout +pour ce qui regardait cette entrevue d'Eu, où la Reine avait été +présente, la première préoccupation du Roi dut être d'éviter des +inexactitudes de fait dont le seul résultat eût été d'ôter tout +crédit à son apologie.—Le témoignage de M. Guizot (<cite>Mémoires</cite>, t. +VIII, p. 226, 227) est absolument conforme à celui du Roi.—Rien, +dans les documents de source anglaise, qui puisse sérieusement +infirmer ce double témoignage. On y trouve seulement l'indice que +lord Aberdeen, tout en nous donnant les assurances rapportées plus +haut, renouvela la réserve, faite par lui, dès le début, du droit +appartenant à l'Espagne de choisir en toute indépendance l'époux +de sa reine. Encore le ministre anglais paraît-il, d'après son +propre témoignage, avoir été surtout préoccupé de ne rien dire qui +pût troubler un accord dont il était fort heureux.—Les <cite>Mémoires</cite> +récemment publiés d'Ernest II, duc de Saxe-Cobourg-Gotha, renferment, +sur le sujet qui nous occupe, quelques renseignements utiles. On y +voit que ce prince, chef de la maison de Cobourg, cousin germain du +candidat à la main d'Isabelle et frère du mari de la reine Victoria, +ayant ainsi toutes les raisons et tous les moyens de s'informer, +se plaignait avec amertume que, dans leur désir d'être agréables à +Louis-Philippe, le royal ménage anglais et lord Aberdeen se fussent +trop engagés, à Eu, en faveur du mariage Bourbon, et eussent sacrifié +le mariage Cobourg; il ajoutait que le gouvernement britannique était +ainsi «beaucoup plus lié qu'il ne voulait se l'avouer», et qu'il +avait perdu toute liberté de mouvement. On trouve aussi, dans ces +<cite>Mémoires</cite>, une lettre que le prince Albert écrivit, le 26 mai 1846, +au duc Ernest, et dans laquelle il reconnaissait que le gouvernement +anglais «s'était engagé envers la France, dans le cas où le Roi +tiendrait sa parole de ne mettre en avant aucun de ses fils, à +employer toute son influence pour amener un mariage Bourbon». (<cite>Aus +meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von +Sachsen-Coburg-Gotha. Berlin, 1887, 1<sup>er</sup> vol., p. 160 et 167.)</p> + +<p><a id="footnote185" name="footnote185"></a> +<b><a href="#footnotetag185">185</a></b>: Déjà , à l'origine de la candidature du prince de +Cobourg, nous avions entrevu l'action du prince Albert. (V. plus +haut, t. V, p. 181 et 182.)</p> + +<p><a id="footnote186" name="footnote186"></a> +<b><a href="#footnotetag186">186</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +189.</p> + +<p><a id="footnote187" name="footnote187"></a> +<b><a href="#footnotetag187">187</a></b>: Voy. ce que sir Henri Bulwer dit lui-même de ses +sentiments et de ses desseins, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +188 à 190.</p> + +<p><a id="footnote188" name="footnote188"></a> +<b><a href="#footnotetag188">188</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai +1846.</p> + +<p><a id="footnote189" name="footnote189"></a> +<b><a href="#footnotetag189">189</a></b>: Lettre de M. Guizot à M. de Jarnac, du 7 novembre +1845.</p> + +<p><a id="footnote190" name="footnote190"></a> +<b><a href="#footnotetag190">190</a></b>: Lettres diverses de M. de Jarnac à M. Guizot, au +commencement de novembre 1845.</p> + +<p><a id="footnote191" name="footnote191"></a> +<b><a href="#footnotetag191">191</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 5 +mars 1846.—Ce propos a été d'ailleurs rappelé, en termes presque +identiques, par lord Aberdeen lui-même, dans la lettre qu'il a écrite +à M. Guizot le 14 septembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote192" name="footnote192"></a> +<b><a href="#footnotetag192">192</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page160">160</a>.</p> + +<p><a id="footnote193" name="footnote193"></a> +<b><a href="#footnotetag193">193</a></b>: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 21 +novembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote194" name="footnote194"></a> +<b><a href="#footnotetag194">194</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +188.</p> + +<p><a id="footnote195" name="footnote195"></a> +<b><a href="#footnotetag195">195</a></b>: Lettre inédite, déjà citée, de M. Bresson à M. Guizot, +du 21 novembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote196" name="footnote196"></a> +<b><a href="#footnotetag196">196</a></b>: Un tel langage concorde parfaitement avec ce qu'on +sait des sentiments de Bulwer. Lui-même, d'ailleurs, reconnaît +avoir dit que le roi des Français ne pourrait s'opposer d'une façon +persistante à un mariage aussi raisonnable si les Cobourg et la Reine +s'y décidaient avec l'approbation des Cortès. «L'obstination d'une +partie, ajoutait-il, ferait céder l'obstination de l'autre.» (<cite lang="en">The +life of Palmerston</cite>, t. III, p. 190.)</p> + +<p><a id="footnote197" name="footnote197"></a> +<b><a href="#footnotetag197">197</a></b>: Ce prince était Ernest II, qui avait succédé, en 1844, +à son père Ernest I<sup>er</sup>. Voir, sur la famille de Cobourg, plus haut, +t. V, p. 181, note 1.</p> + +<p><a id="footnote198" name="footnote198"></a> +<b><a href="#footnotetag198">198</a></b>: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en +date du 26 mai 1846. (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von +<span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, 1<sup>er</sup> vol., +p. 167.)—On voit maintenant ce qu'il faut penser des historiens +anglais qui, comme sir Théodore Martin, le biographe officiel du +prince Albert, nous montrent, en cette circonstance, sir Henri +Bulwer ne sortant pas de la réserve ordonnée par ses instructions, +et se bornant à faire la commission qui lui était demandée, «sans +se mêler de la lettre de la reine Christine, autrement que pour la +transmettre».</p> + +<p><a id="footnote199" name="footnote199"></a> +<b><a href="#footnotetag199">199</a></b>: Longtemps les historiens ont connu l'existence et le +sens général de la lettre de la reine Christine, sans en avoir le +texte. Ce texte vient d'être publié en français dans les Mémoires du +duc de Saxe-Cobourg. (<cite lang="de">Aus meinem Leben</cite>, etc., t. I, p. 163.)</p> + +<p><a id="footnote200" name="footnote200"></a> +<b><a href="#footnotetag200">200</a></b>: <cite lang="de">Aus meinem Leben</cite>, etc., t. I, p. 164 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote201" name="footnote201"></a> +<b><a href="#footnotetag201">201</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai +1846.</p> + +<p><a id="footnote202" name="footnote202"></a> +<b><a href="#footnotetag202">202</a></b>: L'opposition française se doutait si peu de ce qui +s'était passé, que M. Thiers, traitant à la tribune, le 28 mai 1846, +des affaires de la Péninsule, reprochait à la reine Christine de +chercher à imposer le comte de Trapani à l'Espagne, qui n'en voulait +pas.</p> + +<p><a id="footnote203" name="footnote203"></a> +<b><a href="#footnotetag203">203</a></b>: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 25 mai 1846.</p> + +<p><a id="footnote204" name="footnote204"></a> +<b><a href="#footnotetag204">204</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +192.</p> + +<p><a id="footnote205" name="footnote205"></a> +<b><a href="#footnotetag205">205</a></b>: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en +date du 26 mai 1846. (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von +<span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, vol. I, p. 167.)</p> + +<p><a id="footnote206" name="footnote206"></a> +<b><a href="#footnotetag206">206</a></b>: <cite lang="en">Parliamentary Papers.</cite></p> + +<p><a id="footnote207" name="footnote207"></a> +<b><a href="#footnotetag207">207</a></b>: Voir au tome IV.</p> + +<p><a id="footnote208" name="footnote208"></a> +<b><a href="#footnotetag208">208</a></b>: Ce propos a été rapporté par le baron de Stockmar, qui +le tenait de sir Robert Peel lui-même.</p> + +<p><a id="footnote209" name="footnote209"></a> +<b><a href="#footnotetag209">209</a></b>: Méhémet-Ali disait lui-même, en 1846, à M. de +Bourqueney, ambassadeur de France à Constantinople: «Les Anglais se +disent aujourd'hui mes amis; le fait est qu'en me débarrassant de ces +sales affaires de Syrie, ils m'ont rendu service.» (<cite>La Grèce du roi +Othon. Correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis</cite>; +p. 72.)</p> + +<p><a id="footnote210" name="footnote210"></a> +<b><a href="#footnotetag210">210</a></b>: Cette dépêche est citée intégralement dans les +Pièces justificatives des <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>. C'est à ces +Mémoires, et aussi à l'ouvrage de M. d'Haussonville sur l'<cite>Histoire +de la politique extérieure de 1830 à 1848</cite>, que sont empruntés +les documents qui seront cités dans la suite de cet exposé, sans +indication de source spéciale.</p> + +<p><a id="footnote211" name="footnote211"></a> +<b><a href="#footnotetag211">211</a></b>: Lettre à M. de Sainte-Aulaire, en date du 8 octobre +1841.</p> + +<p><a id="footnote212" name="footnote212"></a> +<b><a href="#footnotetag212">212</a></b>: Lettres de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 2 et +du 3 mai 1844.</p> + +<p><a id="footnote213" name="footnote213"></a> +<b><a href="#footnotetag213">213</a></b>: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, en date du 27 +septembre 1844. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote214" name="footnote214"></a> +<b><a href="#footnotetag214">214</a></b>: Instructions du 11 novembre 1844.</p> + +<p><a id="footnote215" name="footnote215"></a> +<b><a href="#footnotetag215">215</a></b>: M. Thouvenel, alors secrétaire d'ambassade à Athènes, +écrivait le 20 décembre 1845: «Rien ici n'est solide, si ce n'est +un instinct de désordre, de rapine, historiquement très explicable, +mais fort embarrassant pour former un État.» (<cite>La Grèce du roi Othon, +correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis</cite>, p. 8.)</p> + +<p><a id="footnote216" name="footnote216"></a> +<b><a href="#footnotetag216">216</a></b>: Voir notamment un Mémoire rédigé en avril 1846 par +l'envoyé d'Autriche, le comte Prokesh. (<span class="smcap">Haussonville</span>, +<cite>Histoire de la politique extérieure du gouvernement français</cite>, +1830-1848, p. 107.)</p> + +<p><a id="footnote217" name="footnote217"></a> +<b><a href="#footnotetag217">217</a></b>: <cite>La Grèce du roi Othon, correspondance de M. +Thouvenel</cite>, p. 11.</p> + +<p><a id="footnote218" name="footnote218"></a> +<b><a href="#footnotetag218">218</a></b>: <i>Ibid.</i>—M. Thouvenel ajoutait, quelques jours plus +tard: «Nous sommes ici, il ne faut pas nous le dissimuler, les amis +de la canaille; mais cette canaille, après tout, est la masse du +pays, et c'est là que, pour être forts, nous avons dû poser notre +camp.» (<i>Ibid.</i>, p. 13.)</p> + +<p><a id="footnote219" name="footnote219"></a> +<b><a href="#footnotetag219">219</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 113.</p> + +<p><a id="footnote220" name="footnote220"></a> +<b><a href="#footnotetag220">220</a></b>: <cite>La Grèce du roi Othon, correspondance de M. +Thouvenel</cite>, p. 9 et 11.</p> + +<p><a id="footnote221" name="footnote221"></a> +<b><a href="#footnotetag221">221</a></b>: <cite>La Grèce du roi Othon, correspondance de M. +Thouvenel</cite>, p. 73.</p> + +<p><a id="footnote222" name="footnote222"></a> +<b><a href="#footnotetag222">222</a></b>: J'ai déjà eu occasion de citer ce propos. (<cite>Mémoires +de Metternich</cite>, t. VI, p. 690.)</p> + +<p><a id="footnote223" name="footnote223"></a> +<b><a href="#footnotetag223">223</a></b>: Lettre du comte de Flahault à M. Guizot, du 6 février +1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote224" name="footnote224"></a> +<b><a href="#footnotetag224">224</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, vol. III, p. 16.</p> + +<p><a id="footnote225" name="footnote225"></a> +<b><a href="#footnotetag225">225</a></b>: Lettre du 3 décembre 1844, citée par M. Guizot dans +son étude sur Robert Peel.</p> + +<p><a id="footnote226" name="footnote226"></a> +<b><a href="#footnotetag226">226</a></b>: <cite lang="en">The life of lord John Russell</cite>, par Spencer +<span class="smcap">Walpole</span>, vol. II, p. 13.</p> + +<p><a id="footnote227" name="footnote227"></a> +<b><a href="#footnotetag227">227</a></b>: <cite>Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis</cite>, p. +230 à 236.</p> + +<p><a id="footnote228" name="footnote228"></a> +<b><a href="#footnotetag228">228</a></b>: 13 décembre 1845. (<i>Ibid.</i>, p. 237.)</p> + +<p><a id="footnote229" name="footnote229"></a> +<b><a href="#footnotetag229">229</a></b>: M. Reeve rendit compte de ses impressions à M. +Greville, dans deux lettres en date des 20 et 22 décembre 1845. (<cite lang="en">The +Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 345 à 347.)</p> + +<p><a id="footnote230" name="footnote230"></a> +<b><a href="#footnotetag230">230</a></b>: M. Léon Faucher écrivait à M. Duvergier de Hauranne, +le 30 novembre 1844: «Vous savez que les nuages se dissipent entre +M. Thiers et les whigs. J'y ai, pour ma part, un peu travaillé, et +je crois qu'il faut se féliciter, mais tout bas, de voir arriver le +succès.» (<span class="smcap">L. Faucher</span>, <cite>Biographie et Correspondance</cite>, t. I, +p. 159.)</p> + +<p><a id="footnote231" name="footnote231"></a> +<b><a href="#footnotetag231">231</a></b>: L'éditeur du <cite>Journal de M. Greville</cite>, M. Reeve, +confirme ce rapprochement avec ses renseignements personnels, et il +ajoute: «C'était le résultat de leur commune haine contre M. Guizot.» +(<cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, vol. II, p. 267.)</p> + +<p><a id="footnote232" name="footnote232"></a> +<b><a href="#footnotetag232">232</a></b>: Lord Clarendon écrivait à Panizzi, le 12 octobre +1845: «Thiers passe littéralement comme un éclair; s'il veut +apprendre quelque chose sur ce pays-ci, il ne doit pas venir ici +pour une seule semaine, bien que cette façon d'agir soit en harmonie +avec son système habituel. Vous rappelez-vous son fameux billet à +Ellice, alors secrétaire de la trésorerie: «Mon cher Ellice, je +veux connaître à fond le système financier de l'Angleterre: quand +pourrez-vous me donner cinq minutes?» (<cite lang="en">The Life of sir Anthony +Panizzi</cite>, par Louis <span class="smcap">Fagan</span>.)</p> + +<p><a id="footnote233" name="footnote233"></a> +<b><a href="#footnotetag233">233</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote234" name="footnote234"></a> +<b><a href="#footnotetag234">234</a></b>: On lit dans le Journal de Greville: «Aberdeen trouva +M. Thiers très agréable, mais pas si bien (<i lang="en">fair</i>) pour Guizot que +Guizot pour lui. Guizot parlait toujours en bons termes de lui, +tandis que Thiers parlait très mal de Guizot. En effet, Thiers +s'exprime sur Guizot avec le plus grand mépris, dit qu'il est grand +à la tribune, mais qu'il n'est ni un homme d'État, ni un homme +d'affaires.» (<cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, vol. II, p. 298.)</p> + +<p><a id="footnote235" name="footnote235"></a> +<b><a href="#footnotetag235">235</a></b>: Lettre du 29 octobre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote236" name="footnote236"></a> +<b><a href="#footnotetag236">236</a></b>: Lettre à M. Panizzi. (<cite lang="en">The Life of sir Anthony +Panizzi</cite>, par <span class="smcap">L. Fagan</span>.)</p> + +<p><a id="footnote237" name="footnote237"></a> +<b><a href="#footnotetag237">237</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite>—J'ai +déjà eu occasion de mentionner ce traité. (Cf. plus haut, ch. +<span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">I</span>.)</p> + +<p><a id="footnote238" name="footnote238"></a> +<b><a href="#footnotetag238">238</a></b>: Lord John Russell écrivait en effet à lord Minto: «Je +défendrai Palmerston, qui est si injustement accusé de désirer la +guerre, et qui s'est conduit toujours si galamment et si bien.» Ne +se rappelait-il donc pas combien il avait été mécontent, après la +signature du traité du 15 juillet 1840, des procédés de Palmerston +envers la France? Ce que j'ai indiqué (V. plus haut, t. IV, p. 292 +à 296) de l'opposition, du reste fort impuissante, faite alors par +Russell à Palmerston, se trouve confirmé et complété dans la Vie, +récemment publiée, du premier de ces hommes d'État. (<cite lang="en">The Life of +lord J. Russell</cite>, par Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, t. I, p. 347 à 363.)</p> + +<p><a id="footnote239" name="footnote239"></a> +<b><a href="#footnotetag239">239</a></b>: Sur cette crise, voyez <cite lang="en">The Greville Memoirs, second +part</cite>, vol. II, p. 322, 330, 331; et <cite lang="en">The Life of lord J. Russell</cite>, +t. I, p. 416.</p> + +<p><a id="footnote240" name="footnote240"></a> +<b><a href="#footnotetag240">240</a></b>: Un ami de M. Thiers, M. Léon Faucher, écrivait à une +de ses amies d'Angleterre: «Le retour de sir Robert Peel a raffermi +M. Guizot. Il ne peut plus être renversé que par les élections.» +(Léon <span class="smcap">Faucher</span>, <cite>Biographie et Correspondance</cite>, t. I, p. +171.)</p> + +<p><a id="footnote241" name="footnote241"></a> +<b><a href="#footnotetag241">241</a></b>: <cite>Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis</cite>, p. +239.</p> + +<p><a id="footnote242" name="footnote242"></a> +<b><a href="#footnotetag242">242</a></b>: Lettre du 28 avril 1846.</p> + +<p><a id="footnote243" name="footnote243"></a> +<b><a href="#footnotetag243">243</a></b>: Les documents diplomatiques qui seront cités dans +le cours de ce chapitre et du chapitre suivant, sans indication de +source spéciale, sont tirés des recueils de pièces distribués par +les gouvernements français, anglais et espagnol, à leurs parlements +respectifs, des <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, de la <cite>Revue rétrospective</cite>, +enfin de nombreux <i>Documents inédits</i> dont de bienveillantes +communications m'ont permis de prendre connaissance, notamment des +correspondances du comte Bresson, ambassadeur à Madrid, du comte de +Flahault, ambassadeur à Vienne, et du marquis de Dalmatie, ministre à +Berlin.</p> + +<p><a id="footnote244" name="footnote244"></a> +<b><a href="#footnotetag244">244</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 7 juin +1846.</p> + +<p><a id="footnote245" name="footnote245"></a> +<b><a href="#footnotetag245">245</a></b>: Lettre du même au même, du 2 juillet 1846.</p> + +<p><a id="footnote246" name="footnote246"></a> +<b><a href="#footnotetag246">246</a></b>: Sur la situation de l'Espagne avant l'avènement +de lord Palmerston, voir plus haut le § <span class="smcap">I</span> du chapitre +précédent.</p> + +<p><a id="footnote247" name="footnote247"></a> +<b><a href="#footnotetag247">247</a></b>: Ce fait ressort des dépêches et des lettres de Bulwer +à lord Palmerston. (<cite lang="en">Parliamentary Papers</cite>, et <cite lang="en">The Life of lord +John Russell</cite>, par Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, t. II, p. 3.) Il est +aussi affirmé dans une lettre écrite, en novembre 1846, par M. +Panizzi à M. Thiers, sous l'inspiration et d'après les renseignements +de lord Palmerston. (<cite lang="en">The Life of sir Anthony Panizzi</cite>, par Louis +<span class="smcap">Fagan</span>.)</p> + +<p><a id="footnote248" name="footnote248"></a> +<b><a href="#footnotetag248">248</a></b>: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 12 +juillet 1846.</p> + +<p><a id="footnote249" name="footnote249"></a> +<b><a href="#footnotetag249">249</a></b>: Louis-Philippe écrivait à ce propos au roi des +Belges: «Je suis tellement froissé de ce débordement d'injustice et +d'absurdité, que je préfère ne plus rien dire et n'opposer que le +dédain à ces crédulités volontaires.»</p> + +<p><a id="footnote250" name="footnote250"></a> +<b><a href="#footnotetag250">250</a></b>: Le duc de Glucksberg, qui devait être plus tard duc +Decazes, avait écrit à M. Bresson, le 5 juillet: «Pour sa part, M. +Guizot ne faiblira pas sur le Cobourg. Il n'est pas sans inquiétude +sur le mécontentement qu'on pourra éprouver en Angleterre, en +nous voyant faire immédiatement le mariage Montpensier; mais, se +considérant comme dégagé vis-à -vis d'elle, il est résolu à le +braver.»</p> + +<p><a id="footnote251" name="footnote251"></a> +<b><a href="#footnotetag251">251</a></b>: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 12 juillet 1846.</p> + +<p><a id="footnote252" name="footnote252"></a> +<b><a href="#footnotetag252">252</a></b>: Louis-Philippe, parlant, à la fin de 1849, du mal +que lui avait fait le «mensonge imprimé», disait «qu'il y avait +en revanche un livre auquel il devait un beau cierge, c'était la +<cite>Revue rétrospective</cite>». (<cite>Abdication du roi Louis-Philippe racontée +par lui-même et recueillie par M. Édouard Lemoine</cite>, p. 69.)—Lord +Clarendon, qui avait été collègue de lord Palmerston et l'un des plus +animés contre notre politique espagnole, vint voir Louis-Philippe +à Claremont après la publication de la <cite>Revue rétrospective</cite>, et +lui tint ce langage: «Sire, vous voyez devant vous un de ceux qui +éprouvent le besoin de vous faire amende honorable. Je n'ai jamais +cessé d'admirer votre politique, mais, hier encore, vous n'étiez +à mes yeux que le plus habile des rois; aujourd'hui, je reconnais +sincèrement que vous n'avez jamais cessé d'être en même temps le +plus habile et le plus loyal.» Cet incident est rapporté par M. +Croker, dans un article écrit pour une revue anglaise, d'après les +renseignements mêmes du Roi. Cet article fut traduit et reproduit +dans la <cite>Revue britannique</cite> d'octobre 1850.</p> + +<p><a id="footnote253" name="footnote253"></a> +<b><a href="#footnotetag253">253</a></b>: M. Guizot se rendait bien compte de l'effet qu'un +désaveu produirait sur M. Bresson. Celui-ci, en effet, à la première +nouvelle qui lui en arriva, écrivit à M. Guizot, le 26 juillet: +«Ce serait tout renverser, tout livrer à nos adversaires, et je ne +me chargerais pas de suivre une négociation aussi délicate dans de +pareilles conditions.»</p> + +<p><a id="footnote254" name="footnote254"></a> +<b><a href="#footnotetag254">254</a></b>: Voir <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 218 à 238.</p> + +<p><a id="footnote255" name="footnote255"></a> +<b><a href="#footnotetag255">255</a></b>: Louis-Philippe écrivait à M. Guizot, le 25 juillet +1846: «Le roi Léopold est en excellente disposition et désire +vivement la chute de lord Palmerston, dont il craint que nous ne +soyons dupes. <em lang="en">No fear of that!</em> Je le mettrai au fait, et, avec les +excellentes dispositions de la reine Victoria, je crois qu'il fera +bonne besogne.» (<cite>Revue rétrospective.</cite>)—Voir aussi, dans la <cite>Vie du +Prince consort</cite>, par sir Théodore <span class="smcap">Martin</span>, un <i>memorandum</i> du +18 juillet 1846, dans lequel le prince Albert, examinant l'état des +affaires d'Espagne, montrait les avantages de la politique de lord +Aberdeen et les dangers résultant de l'avènement de lord Palmerston, +particulièrement de ses liens avec les progressistes. (<cite>Le Prince +Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th. <span class="smcap">Martin</span>, par +<span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 195.)—L'auteur de la <cite>Vie de lord John +Russell</cite>, M. Spencer <span class="smcap">Walpole</span> (t. II, p. 8), constate la +méfiance du prince Albert et de la reine Victoria à l'égard de lord +Palmerston.</p> + +<p><a id="footnote256" name="footnote256"></a> +<b><a href="#footnotetag256">256</a></b>: V. plus haut, p. <a href="#page167">167</a> et suiv., ce qui a été dit de la +démarche de la reine Christine.</p> + +<p><a id="footnote257" name="footnote257"></a> +<b><a href="#footnotetag257">257</a></b>: C'était à peu près l'avis qu'exprimait déjà le +prince Albert, le 26 mai 1846, dans une lettre adressée au duc de +Saxe-Cobourg. (V. plus haut.)</p> + +<p><a id="footnote258" name="footnote258"></a> +<b><a href="#footnotetag258">258</a></b>: <cite>Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst +II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 169 à 171.</p> + +<p><a id="footnote259" name="footnote259"></a> +<b><a href="#footnotetag259">259</a></b>: En rendant compte des conversations d'Eu, en septembre +1845, M. Guizot dit «qu'il avait été entendu et reconnu par lord +Aberdeen qu'aucun prince étranger à la maison de Bourbon ne serait +soutenu par le gouvernement anglais comme prétendant à la main de +la Reine <em>ou de l'Infante</em>». Et il ajoute: «Notre sécurité à cet +égard était évidemment la condition de notre renonciation à toute +prétention pour les fils du Roi.» De même, dans le <em>memorandum</em> du 27 +février 1846, notre gouvernement avait indiqué qu'il se regarderait +comme libre de tout engagement, si le gouvernement anglais poussait +au mariage du prince de Cobourg soit avec la Reine, <em>soit avec +l'Infante</em>.</p> + +<p><a id="footnote260" name="footnote260"></a> +<b><a href="#footnotetag260">260</a></b>: Le roi Louis-Philippe écrivait à la reine des Belges, +le 14 septembre 1846: «En adhérant à la garantie que lord Aberdeen +prenait contre la stérilité de la Reine, je devais considérer comme +entendu qu'il n'y aurait plus d'objections de la part de l'Angleterre +à ce que mon fils épousât l'Infante.»</p> + +<p><a id="footnote261" name="footnote261"></a> +<b><a href="#footnotetag261">261</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p> + +<p><a id="footnote262" name="footnote262"></a> +<b><a href="#footnotetag262">262</a></b>: Les historiens anglais eux-mêmes, si longtemps +acharnés à contester la bonne foi du gouvernement français, +commencent à changer de ton. Ainsi l'auteur de la Vie récemment +publiée de lord John Russell, M. Spencer Walpole, reconnaît que +Louis-Philippe, en voyant le nom de Cobourg dans les instructions du +19 juillet, était fondé à croire que les Anglais manquaient à leurs +engagements, et qu'il était par suite libéré des siens. Il ajoute: +«L'excuse habituelle, invoquée par lord Palmerston, est qu'en nommant +le prince Léopold, il constatait un fait, sans énoncer une politique. +L'excuse est inadmissible pour qui a comparé la correspondance privée +de Palmerston avec ses dépêches publiques.»—Il dit encore plus loin: +«Lord Palmerston et Bulwer travaillaient à faire le mariage dont +Louis-Philippe ne voulait pas, et complotaient contre le mariage +qu'il désirait.» (<cite>The Life of lord John Russell</cite>, t. II, p. 2 et +3.)</p> + +<p><a id="footnote263" name="footnote263"></a> +<b><a href="#footnotetag263">263</a></b>: Sur les sentiments et les démarches de Bulwer, +voir <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, par <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. +193 et suiv., et <cite lang="en">The Life of lord John Russell</cite>, par Spencer +<span class="smcap">Walpole</span>, t. II, p. 3.</p> + +<p><a id="footnote264" name="footnote264"></a> +<b><a href="#footnotetag264">264</a></b>: Plus tard, après son échec, lord Palmerston regrettera +de n'avoir pas suivi les conseils de Bulwer. «C'est vous qui aviez +raison, lui écrira-t-il le 12 septembre 1846; nous aurions dû tout de +suite et hardiment adopter Cobourg et le faire triompher en bravant +la France.» (<cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, par <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, +p. 246.)</p> + +<p><a id="footnote265" name="footnote265"></a> +<b><a href="#footnotetag265">265</a></b>: «Je n'ai point élevé d'objections, écrivait M. Bresson +le 9 août 1846; j'ai seulement fait observer qu'il y avait des +conditions préliminaires indispensables à régler.»</p> + +<p><a id="footnote266" name="footnote266"></a> +<b><a href="#footnotetag266">266</a></b>: Lettres du 9 et du 16 août 1846.</p> + +<p><a id="footnote267" name="footnote267"></a> +<b><a href="#footnotetag267">267</a></b>: Sur ce qu'étaient ces pouvoirs, se rappeler notamment +la lettre de M. Guizot, en date du 10 décembre 1845. (V. plus haut, +p. <a href="#page166">166</a>.)</p> + +<p><a id="footnote268" name="footnote268"></a> +<b><a href="#footnotetag268">268</a></b>: Correspondance de l'envoyé sarde à Madrid. +(<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1843, t. II, p. +631.)</p> + +<p><a id="footnote269" name="footnote269"></a> +<b><a href="#footnotetag269">269</a></b>: Lettre inédite du 22 août 1846.</p> + +<p><a id="footnote270" name="footnote270"></a> +<b><a href="#footnotetag270">270</a></b>: Lettre de lord Palmerston à M. de Jarnac, du 6 +septembre 1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, +p. 239.)</p> + +<p><a id="footnote271" name="footnote271"></a> +<b><a href="#footnotetag271">271</a></b>: Lettres de M. de Jarnac à M. Guizot, des 9, 11 et 12 +septembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote272" name="footnote272"></a> +<b><a href="#footnotetag272">272</a></b>: Lettre de lord Palmerston à Bulwer, du 16 septembre +1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 247.)</p> + +<p><a id="footnote273" name="footnote273"></a> +<b><a href="#footnotetag273">273</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 423.</p> + +<p><a id="footnote274" name="footnote274"></a> +<b><a href="#footnotetag274">274</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 248 et 252.</p> + +<p><a id="footnote275" name="footnote275"></a> +<b><a href="#footnotetag275">275</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 248.</p> + +<p><a id="footnote276" name="footnote276"></a> +<b><a href="#footnotetag276">276</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 10.</p> + +<p><a id="footnote277" name="footnote277"></a> +<b><a href="#footnotetag277">277</a></b>: Lettre inédite du 20 septembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote278" name="footnote278"></a> +<b><a href="#footnotetag278">278</a></b>: Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, <cite>The life of lord John +Russell</cite>, t. II, p. 2.</p> + +<p><a id="footnote279" name="footnote279"></a> +<b><a href="#footnotetag279">279</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 5.</p> + +<p><a id="footnote280" name="footnote280"></a> +<b><a href="#footnotetag280">280</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 418 à +421.</p> + +<p><a id="footnote281" name="footnote281"></a> +<b><a href="#footnotetag281">281</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +241.</p> + +<p><a id="footnote282" name="footnote282"></a> +<b><a href="#footnotetag282">282</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th. +<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 208.</p> + +<p><a id="footnote283" name="footnote283"></a> +<b><a href="#footnotetag283">283</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p> + +<p><a id="footnote284" name="footnote284"></a> +<b><a href="#footnotetag284">284</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th. +<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 208.</p> + +<p><a id="footnote285" name="footnote285"></a> +<b><a href="#footnotetag285">285</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 430; t. +III, p. 53.</p> + +<p><a id="footnote286" name="footnote286"></a> +<b><a href="#footnotetag286">286</a></b>: Voir plusieurs lettres publiées dans la <cite>Revue +rétrospective</cite>.</p> + +<p><a id="footnote287" name="footnote287"></a> +<b><a href="#footnotetag287">287</a></b>: Louis-Philippe écrivait au roi des Belges, le 25 +juillet 1846: «J'ai reçu de Victoria les lettres les plus aimables, +les plus rassurantes, sur le maintien de notre précieuse entente +cordiale. Sa jeunesse et sa droiture le croient; elle ne peut douter +des assertions qu'on lui donne. Ma vieillesse, sans être moins +droite, n'a pas la même confiance, et de là l'incertitude que j'ai +dû lui faire entrevoir sur ma visite du mois d'octobre, qu'elle veut +bien désirer avec un affectueux empressement.»</p> + +<p><a id="footnote288" name="footnote288"></a> +<b><a href="#footnotetag288">288</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page217">217</a>, <a href="#page218">218</a>.</p> + +<p><a id="footnote289" name="footnote289"></a> +<b><a href="#footnotetag289">289</a></b>: Le langage de ce prince était des plus amers; il +écrivait à un de ses parents d'Allemagne, le 17 septembre 1846: «Rien +de plus perfide que la politique suivie par la cour française. On +nous a dupés, et maintenant on triomphe. Mesquin triomphe d'avoir +dupé un ami, et le seul qu'on a, et au moment même où il fait un +sacrifice à l'amitié. Car les pauvres reines ont, jusqu'à la dernière +heure, été attachées à Léopold, et cet attachement, elles ne l'ont +abandonné que quand Bulwer leur a déclaré que nous ne pouvions pas y +consentir...» (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst +II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 174.)</p> + +<p><a id="footnote290" name="footnote290"></a> +<b><a href="#footnotetag290">290</a></b>: Ce fond d'affection reparaîtra en 1848, après la +révolution de Février. La Reine écrira au baron Stockmar, le 6 mars +1848: «Vous connaissez ma tendresse pour la famille royale; vous +savez comme je désirais de nouveau être dans de meilleures relations +avec eux..., et vous disiez que le temps seul pourrait amener ce +résultat... Que j'étais loin de prévoir comment il se ferait que +nous nous reverrions en effet tous de la façon la plus amicale, que +la duchesse de Montpensier, au sujet de laquelle nous nous disputions +depuis plus d'un an, arriverait ici en fugitive!...» Et le 22 avril: +«Ces pauvres exilés à Claremont! Leur vie, leur avenir vous brisent +le cœur.» (<cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir +Théodore <span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 256 et +257.)</p> + +<p><a id="footnote291" name="footnote291"></a> +<b><a href="#footnotetag291">291</a></b>: Le baron Stockmar a écrit, quelques semaines plus +tard, le 10 novembre 1846: «Au commencement, la Reine était tout +entière aux idées de pardon et de réconciliation; le prince, au +contraire, ressentait le coup comme il convient à un homme; il voyait +une chose injuste au fond, une offense nationale dans la forme +et pour lui un procédé blessant, car il pouvait se dire qu'ayant +sacrifié à de hauts intérêts politiques sa bienveillance pour son +cousin, il n'avait reçu en échange qu'une marque d'ingratitude sous +la forme la plus dédaigneuse.» (<cite>Mémoires de Stockmar.</cite>)—Écrivant +à la Reine, Stockmar lui dénonçait la conduite de Louis-Philippe +«comme un trait de politique égoïste et inique, du scandale duquel +la réputation du Roi ne se remettrait jamais». (<cite>Le Prince Albert</cite>, +extraits de l'ouvrage de sir Théodore <span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. +Craven</span>, t. I, p. 208.)</p> + +<p><a id="footnote292" name="footnote292"></a> +<b><a href="#footnotetag292">292</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 424.</p> + +<p><a id="footnote293" name="footnote293"></a> +<b><a href="#footnotetag293">293</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote294" name="footnote294"></a> +<b><a href="#footnotetag294">294</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th. +<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 201 à 203.</p> + +<p><a id="footnote295" name="footnote295"></a> +<b><a href="#footnotetag295">295</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 424.</p> + +<p><a id="footnote296" name="footnote296"></a> +<b><a href="#footnotetag296">296</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p> + +<p><a id="footnote297" name="footnote297"></a> +<b><a href="#footnotetag297">297</a></b>: C'est ce qu'insinue lord Palmerston dans une lettre à +Bulwer. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p. 252.)</p> + +<p><a id="footnote298" name="footnote298"></a> +<b><a href="#footnotetag298">298</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th. +<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 203 à 206.</p> + +<p><a id="footnote299" name="footnote299"></a> +<b><a href="#footnotetag299">299</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +252.</p> + +<p><a id="footnote300" name="footnote300"></a> +<b><a href="#footnotetag300">300</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +241.</p> + +<p><a id="footnote301" name="footnote301"></a> +<b><a href="#footnotetag301">301</a></b>: Il n'est pas besoin de démentir cette infamie. On se +rappelle que M. Bresson n'était même pas au palais royal le soir où +le consentement de la Reine fut obtenu. (V. plus haut, p. <a href="#page226">226</a>.) Dans +sa correspondance confidentielle avec M. Guizot, M. Bresson se montre +fort ému et fort indigné de ces «abominables calomnies». (Lettre +inédite du 29 septembre 1846.)</p> + +<p><a id="footnote302" name="footnote302"></a> +<b><a href="#footnotetag302">302</a></b>: Voir notamment le <cite>Siècle</cite> des 9, 10, 13, 18 août, le +<cite>Constitutionnel</cite> du 13 août, le <cite>National</cite> des 14 et 16 août, etc.</p> + +<p><a id="footnote303" name="footnote303"></a> +<b><a href="#footnotetag303">303</a></b>: Sur les premiers symptômes de cette alliance de M. +Thiers et de lord Palmerston, voir plus haut, p. 197 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote304" name="footnote304"></a> +<b><a href="#footnotetag304">304</a></b>: Ce propos est rapporté par M. Bresson, qui le tenait +de M. Donozo Cortès.</p> + +<p><a id="footnote305" name="footnote305"></a> +<b><a href="#footnotetag305">305</a></b>: Lettre inédite de M. Bresson à M. Guizot, du 29 +septembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote306" name="footnote306"></a> +<b><a href="#footnotetag306">306</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +247 à 257.</p> + +<p><a id="footnote307" name="footnote307"></a> +<b><a href="#footnotetag307">307</a></b>: Voir entre autres le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> du 19 +septembre 1846, et le <cite lang="en">Times</cite> du 24.</p> + +<p><a id="footnote308" name="footnote308"></a> +<b><a href="#footnotetag308">308</a></b>: Le ministre avait été, du reste, devancé dans cette +voie par Bulwer, qui, de son chef, avait invoqué le traité d'Utrecht +dans une note à M. Isturiz, en date du 8 septembre.</p> + +<p><a id="footnote309" name="footnote309"></a> +<b><a href="#footnotetag309">309</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page237">237</a>.</p> + +<p><a id="footnote310" name="footnote310"></a> +<b><a href="#footnotetag310">310</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. +248 à 252. Voir aussi <cite>le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de +sir Théodore <span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 207.</p> + +<p><a id="footnote311" name="footnote311"></a> +<b><a href="#footnotetag311">311</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote312" name="footnote312"></a> +<b><a href="#footnotetag312">312</a></b>: Cité dans une dépêche de M. d'Arnim, ministre de +Prusse à Paris. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>, +1830-1848, t. II, p. 647.)</p> + +<p><a id="footnote313" name="footnote313"></a> +<b><a href="#footnotetag313">313</a></b>: Voir, entre autres, une lettre du 23 septembre 1846, +dans laquelle M. de Flahault rend compte à M. Guizot d'une dépêche de +l'ambassadeur d'Autriche à Londres, du 12 septembre. Voir aussi les +<cite>Mémoires du prince de Metternich</cite>, t. VII, p. 272.</p> + +<p><a id="footnote314" name="footnote314"></a> +<b><a href="#footnotetag314">314</a></b>: <cite>Mémoires du prince de Metternich</cite>, t. VII, p. 277.</p> + +<p><a id="footnote315" name="footnote315"></a> +<b><a href="#footnotetag315">315</a></b>: Correspondance inédite de M. Guizot et de M. de +Flahault, ambassadeur de France à Vienne.</p> + +<p><a id="footnote316" name="footnote316"></a> +<b><a href="#footnotetag316">316</a></b>: Dépêches d'Arnim, ministre de Prusse à Paris, en +date des 13 et 14 octobre 1846. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte +Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p. 645.)</p> + +<p><a id="footnote317" name="footnote317"></a> +<b><a href="#footnotetag317">317</a></b>: J'aurai l'occasion plus tard de revenir avec détail +sur les événements de Suisse et d'Italie.</p> + +<p><a id="footnote318" name="footnote318"></a> +<b><a href="#footnotetag318">318</a></b>: «Il n'y a rien de plus grave pour un gouvernement, +déclarait M. de Metternich, que de dire: Je proteste. Derrière une +protestation, il faut toujours avoir un canon chargé.» (Lettre de M. +de Flahault à M. Guizot, du 5 octobre 1846, <i>Documents inédits</i>.)</p> + +<p><a id="footnote319" name="footnote319"></a> +<b><a href="#footnotetag319">319</a></b>: M. de Metternich écrivait, après avoir lu les pièces +communiquées par le gouvernement français: «Ce qui ressort avec +évidence de ces pièces, c'est une grande habileté dans la manière de +procéder du roi des Français.» (<cite>Mémoires de Metternich</cite>, t. VII, p. +279.)</p> + +<p><a id="footnote320" name="footnote320"></a> +<b><a href="#footnotetag320">320</a></b>: Lettres de M. de Flahault rendant compte à M. Guizot +de ses conversations avec M. de Metternich, en date des 23 septembre, +5, 10 et 16 octobre 1846. (<i>Documents inédits.</i>) Voir aussi les +dépêches de M. de Metternich à ses agents à Berlin, en date des 6 et +10 octobre 1846. (<cite>Mémoires de Metternich</cite>, t. VII, p. 272 à 281.)</p> + +<p><a id="footnote321" name="footnote321"></a> +<b><a href="#footnotetag321">321</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 26 septembre +1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote322" name="footnote322"></a> +<b><a href="#footnotetag322">322</a></b>: Dépêches des 6 et 10 octobre 1846. (<cite>Mémoires de +Metternich</cite>, t. VII, p. 272 à 281.)</p> + +<p><a id="footnote323" name="footnote323"></a> +<b><a href="#footnotetag323">323</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 21 octobre +1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote324" name="footnote324"></a> +<b><a href="#footnotetag324">324</a></b>: «J'ai été complètement submergé par la besogne, +écrivait-il à lord Normanby le 27 septembre, et bien que ce soit +septembre, je n'ai pu aller qu'une fois à la chasse aux perdrix.» +(<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 251.)</p> + +<p><a id="footnote325" name="footnote325"></a> +<b><a href="#footnotetag325">325</a></b>: <cite>Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis</cite>, p. 244.</p> + +<p><a id="footnote326" name="footnote326"></a> +<b><a href="#footnotetag326">326</a></b>: Dépêche de lord Normanby à lord Palmerston, du 1<sup>er</sup> +septembre 1846.—Voir aussi lettre de Palmerston à Bulwer, du 16 +septembre. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. +249.)</p> + +<p><a id="footnote327" name="footnote327"></a> +<b><a href="#footnotetag327">327</a></b>: Voir notamment certaines ouvertures faites par des +personnages qu'on pouvait supposer être plus ou moins autorisés par +Louis-Philippe. (<cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 425, +430, 431, et t. III, p. 5.)</p> + +<p><a id="footnote328" name="footnote328"></a> +<b><a href="#footnotetag328">328</a></b>: «Je demande à Dieu, écrivait M. Désages à M. de +Jarnac, de mettre le signet à cette polémique où nous reconnaissons +tous qu'il y a inconvénient même à avoir trop raison et à trop le +démontrer.» (Lettre inédite du 5 novembre 1846.)</p> + +<p><a id="footnote329" name="footnote329"></a> +<b><a href="#footnotetag329">329</a></b>: Dépêches de lord Palmerston, en date du 31 octobre +1846; de M. Guizot, en date du 29 novembre 1846; de Palmerston, en +date du 8 janvier 1847; de M. Guizot, en date du 22 janvier.</p> + +<p><a id="footnote330" name="footnote330"></a> +<b><a href="#footnotetag330">330</a></b>: Que ne pouvait-on pas attendre de l'homme d'État +qui écrivait à Bulwer, le 15 octobre 1846, que Louis-Philippe +était un «<em>pick-pocket</em> découvert»? (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of +Palmerston</cite>, t. III, p. 260.)—Le <cite>Times</cite>, vers la même époque, +accusait le roi des Français d'avoir «filouté à l'Espagne l'Infante +et son héritage».</p> + +<p><a id="footnote331" name="footnote331"></a> +<b><a href="#footnotetag331">331</a></b>: Lettre du 7 décembre 1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, +p. 276.)</p> + +<p><a id="footnote332" name="footnote332"></a> +<b><a href="#footnotetag332">332</a></b>: <cite>Leaves from the diary of Henry Greville</cite>, p. 174.</p> + +<p><a id="footnote333" name="footnote333"></a> +<b><a href="#footnotetag333">333</a></b>: Voir les lettres que Palmerston écrivait à Bulwer, les +15 octobre, 15, 19 et 26 novembre 1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life +of Palmerston</cite>, t. III, p. 259 à 263.)</p> + +<p><a id="footnote334" name="footnote334"></a> +<b><a href="#footnotetag334">334</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 263.</p> + +<p><a id="footnote335" name="footnote335"></a> +<b><a href="#footnotetag335">335</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 14.</p> + +<p><a id="footnote336" name="footnote336"></a> +<b><a href="#footnotetag336">336</a></b>: Lettre inédite de M. Guizot au comte de Flahault, du 9 +novembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote337" name="footnote337"></a> +<b><a href="#footnotetag337">337</a></b>: Correspondance inédite entre M. Guizot et le comte de +Flahault, pendant les mois d'octobre et de novembre 1846.—Voir aussi +<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 278 à 280.</p> + +<p><a id="footnote338" name="footnote338"></a> +<b><a href="#footnotetag338">338</a></b>: Voir, comme spécimen de ces caresses, la lettre +que lord Palmerston adressera, quelques semaines plus tard, à son +représentant à Saint-Pétersbourg. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of +Palmerston</cite>, t. III, p. 278.)</p> + +<p><a id="footnote339" name="footnote339"></a> +<b><a href="#footnotetag339">339</a></b>: Cette réponse, communiquée par M. de Metternich à +M. de Flahault, fut aussitôt transmise par ce dernier à M. Guizot. +(Lettre inédite du 22 novembre 1846.)</p> + +<p><a id="footnote340" name="footnote340"></a> +<b><a href="#footnotetag340">340</a></b>: Lettre inédite du 2 août 1847.</p> + +<p><a id="footnote341" name="footnote341"></a> +<b><a href="#footnotetag341">341</a></b>: <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, +1830-1848, t. II, p. 584.</p> + +<p><a id="footnote342" name="footnote342"></a> +<b><a href="#footnotetag342">342</a></b>: Correspondance inédite du marquis de Dalmatie, +ministre de France à Berlin, et de M. Guizot.—Voir aussi +<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p. +645 à 651.</p> + +<p><a id="footnote343" name="footnote343"></a> +<b><a href="#footnotetag343">343</a></b>: Voir plus haut, t. IV, p. 311, et t. V, p. 47.</p> + +<p><a id="footnote344" name="footnote344"></a> +<b><a href="#footnotetag344">344</a></b>: Sur ce double courant et sur cette incertitude de +la politique prussienne, cf. <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte +Frankreichs</cite>, t. II, p. 645 à 651. Il faut voir avec quelle amertume +cet historien reproche à Frédéric-Guillaume IV d'avoir manqué en +cette circonstance à la mission des Hohenzollern et d'avoir ainsi +fait la partie trop facile au gouvernement français.</p> + +<p><a id="footnote345" name="footnote345"></a> +<b><a href="#footnotetag345">345</a></b>: Lettre inédite à M. de Jarnac, en date du 11 février +1847.</p> + +<p><a id="footnote346" name="footnote346"></a> +<b><a href="#footnotetag346">346</a></b>: Lettre inédite du 26 octobre 1846.</p> + +<p><a id="footnote347" name="footnote347"></a> +<b><a href="#footnotetag347">347</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 169, 170, +198.</p> + +<p><a id="footnote348" name="footnote348"></a> +<b><a href="#footnotetag348">348</a></b>: Voir plus haut, t. III, ch. <span class="smcap">II</span>, § II.</p> + +<p><a id="footnote349" name="footnote349"></a> +<b><a href="#footnotetag349">349</a></b>: Dépêches de M. de Metternich à M. d'Apponyi, du 20 +février 1846; de M. Guizot à M. de Flahault, du 23 mars 1846; de M. +de Flahault à M. Guizot, du 1<sup>er</sup> avril 1846, et de M. Humann à M. +Guizot, du 3 avril 1846.</p> + +<p><a id="footnote350" name="footnote350"></a> +<b><a href="#footnotetag350">350</a></b>: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25 +novembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote351" name="footnote351"></a> +<b><a href="#footnotetag351">351</a></b>: Dépêche à M. de Jarnac, du 19 novembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote352" name="footnote352"></a> +<b><a href="#footnotetag352">352</a></b>: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25 +novembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote353" name="footnote353"></a> +<b><a href="#footnotetag353">353</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 430.</p> + +<p><a id="footnote354" name="footnote354"></a> +<b><a href="#footnotetag354">354</a></b>: Lettre précitée à M. de Flahault.</p> + +<p><a id="footnote355" name="footnote355"></a> +<b><a href="#footnotetag355">355</a></b>: Lord Palmerston écrivait, à l'un de ses confidents, le +19 novembre 1846: «La vérité est que, même en bons termes, la France +et l'Angleterre n'auraient eu aucun moyen d'action sur ce point; +elles n'auraient pu prévenir la chose que par une menace de guerre, +et les trois puissances savaient bien que nous n'y aurions pas +recouru pour Cracovie.» (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, +t. III, p. 270.)</p> + +<p><a id="footnote356" name="footnote356"></a> +<b><a href="#footnotetag356">356</a></b>: Lettre inédite du prince Albert de Broglie, alors +premier secrétaire à l'ambassade de Rome.</p> + +<p><a id="footnote357" name="footnote357"></a> +<b><a href="#footnotetag357">357</a></b>: Lettre inédite du 25 novembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote358" name="footnote358"></a> +<b><a href="#footnotetag358">358</a></b>: Dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse, en date du +22 décembre 1846. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, +1830-1848, t. II, p. 644.)</p> + +<p><a id="footnote359" name="footnote359"></a> +<b><a href="#footnotetag359">359</a></b>: Dépêche de M. de Brignole, ministre de Sardaigne, en +date des 5 et 26 décembre 1846. (<i>Ibid.</i>)</p> + +<p><a id="footnote360" name="footnote360"></a> +<b><a href="#footnotetag360">360</a></b>: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 22 +janvier 1847.</p> + +<p><a id="footnote361" name="footnote361"></a> +<b><a href="#footnotetag361">361</a></b>: Lettre inédite du marquis de Dalmatie à M. Guizot, du +23 décembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote362" name="footnote362"></a> +<b><a href="#footnotetag362">362</a></b>: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 13 +décembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote363" name="footnote363"></a> +<b><a href="#footnotetag363">363</a></b>: Dépêche de M. de Brignole, du 12 décembre 1846. +(<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p. +644.)</p> + +<p><a id="footnote364" name="footnote364"></a> +<b><a href="#footnotetag364">364</a></b>: Dépêche du 4 janvier 1847, et lettre confidentielle du +même jour. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 359 à 363.)</p> + +<p><a id="footnote365" name="footnote365"></a> +<b><a href="#footnotetag365">365</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 298 à 303.</p> + +<p><a id="footnote366" name="footnote366"></a> +<b><a href="#footnotetag366">366</a></b>: Lettres inédites du 25 novembre et du 5 décembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote367" name="footnote367"></a> +<b><a href="#footnotetag367">367</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page242">242</a>. Cf. aussi p. <a href="#page197">197</a>.</p> + +<p><a id="footnote368" name="footnote368"></a> +<b><a href="#footnotetag368">368</a></b>: M. Panizzi devait mourir sénateur du royaume d'Italie.</p> + +<p><a id="footnote369" name="footnote369"></a> +<b><a href="#footnotetag369">369</a></b>: Louis <span class="smcap">Fagan</span>, <cite>The Life of sir Anthony +Panizzi</cite>.</p> + +<p><a id="footnote370" name="footnote370"></a> +<b><a href="#footnotetag370">370</a></b>: Sur cette conduite de lord Normanby, voir <i>passim</i>, +<cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III. Cf. notamment p. 10, 19 +et 34.</p> + +<p><a id="footnote371" name="footnote371"></a> +<b><a href="#footnotetag371">371</a></b>: M. Greville raconte, à la date du 30 décembre 1846, +que lord Clarendon lui avait fait part, comme d'une chose toute +naturelle, de «l'intention où était Palmerston de fournir des +informations à Thiers pour en user contre Guizot». M. Greville +lui fit de fortes représentations sur ce qu'un tel procédé avait +d'impolitique et d'immoral. Clarendon lui répondit en tachant de +le tranquilliser et en lui promettant qu'on userait de beaucoup de +précautions. «Cela ne me tranquillisa pas, ajoute Greville, et mon +sentiment était prophétique. Que de torts on se fit ainsi!» (<cite>The +Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 13.)</p> + +<p><a id="footnote372" name="footnote372"></a> +<b><a href="#footnotetag372">372</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, <i>passim</i>. Voir +notamment t. II, p. 426, et t. III, p. 19, 52, 55.</p> + +<p><a id="footnote373" name="footnote373"></a> +<b><a href="#footnotetag373">373</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel</cite>; <cite>Correspondance +inédite de M. Désages avec M. de Jarnac</cite>; <cite>The Greville Memoirs, +second part</cite>, <i>passim</i>, notamment t. II, p. 424; Spencer +<span class="smcap">Walpole</span>, <cite>The Life of lord John Russell</cite>, t. II, p. 4 et 5.</p> + +<p><a id="footnote374" name="footnote374"></a> +<b><a href="#footnotetag374">374</a></b>: Cf. <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of lord Palmerston</cite>, t. +III, p. 325 et suiv., et Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, <cite>The Life of lord +John Russell</cite>, t. II, p. 14 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote375" name="footnote375"></a> +<b><a href="#footnotetag375">375</a></b>: On écrivait de Paris à M. Thouvenel: «Le roi des +Belges était si mécontent des mariages espagnols qu'il a quitté +Saint-Cloud la veille de l'arrivée du duc de Montpensier et de sa +femme.» (<cite>La Grèce du roi Othon: Correspondance de M. Thouvenel avec +sa famille et ses amis</cite>, p. 94.)</p> + +<p><a id="footnote376" name="footnote376"></a> +<b><a href="#footnotetag376">376</a></b>: Voir la lettre écrite, le 13 novembre 1846, au duc de +Saxe-Cobourg par le roi Léopold. (<cite>Aus meinem Leben und aus meiner +Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, +p. 175.)</p> + +<p><a id="footnote377" name="footnote377"></a> +<b><a href="#footnotetag377">377</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p, 425.</p> + +<p><a id="footnote378" name="footnote378"></a> +<b><a href="#footnotetag378">378</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. III, p. 12, 13, 14, 26, 34.</p> + +<p><a id="footnote379" name="footnote379"></a> +<b><a href="#footnotetag379">379</a></b>: C'est M. Greville qui a noté, au moment même, sur +son journal, tout ce que lui avait dit M. Thiers. (<cite>The Greville +Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 28 et suiv.)</p> + +<p><a id="footnote380" name="footnote380"></a> +<b><a href="#footnotetag380">380</a></b>: Cette lettre et celles qui seront citées à la suite +sont toujours tirées de l'ouvrage de M. <span class="smcap">Fagan</span>, <cite>The Life of +sir Anthony Panizzi</cite>.</p> + +<p><a id="footnote381" name="footnote381"></a> +<b><a href="#footnotetag381">381</a></b>: Lettre de Palmerston à lord Normanby, du 17 février +1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 286.)</p> + +<p><a id="footnote382" name="footnote382"></a> +<b><a href="#footnotetag382">382</a></b>: On fut en effet assez froissé, à Londres, du langage +du duc de Broglie. M. Greville, alors à Paris, et qui désirait un +rapprochement, écrivait sur son journal, le 21 janvier: «Ce discours +n'est ni juste, ni vrai, ni sage. Si l'orateur avait eu le désir +d'envenimer l'affaire, ce que je ne crois pas, il n'aurait pas pu +parler autrement.» (<cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, +p. 36.) M. Désages, informé de l'impression produite outre-Manche, +répondait, le 1<sup>er</sup> février, à M. de Jarnac: «Ce discours est +incisif, hautain peut-être, mais le raisonnement est puissant, serré, +sans bonne réplique possible.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote383" name="footnote383"></a> +<b><a href="#footnotetag383">383</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel</cite>, à la date +du 23 janvier 1847.</p> + +<p><a id="footnote384" name="footnote384"></a> +<b><a href="#footnotetag384">384</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 39.</p> + +<p><a id="footnote385" name="footnote385"></a> +<b><a href="#footnotetag385">385</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote386" name="footnote386"></a> +<b><a href="#footnotetag386">386</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 39, +40.</p> + +<p><a id="footnote387" name="footnote387"></a> +<b><a href="#footnotetag387">387</a></b>: Dans le livre de M. Fagan (<cite>The Life of sir Anthony +Panizzi</cite>), la lettre est datée seulement de <em>Dimanche</em> 1847. La date +que nous indiquons ne peut faire aucun doute.</p> + +<p><a id="footnote388" name="footnote388"></a> +<b><a href="#footnotetag388">388</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page227">227</a>.</p> + +<p><a id="footnote389" name="footnote389"></a> +<b><a href="#footnotetag389">389</a></b>: M. Thiers, dans une lettre à M. Panizzi, rapportait +ainsi lui-même son propos: «Mon cher monsieur Greville, vous êtes une +éponge trempée dans le liquide Lieven, et, quand on vous presse, il +n'en sort que ce liquide. Prenez garde, ce n'est que du liquide de +vieille femme.»</p> + +<p><a id="footnote390" name="footnote390"></a> +<b><a href="#footnotetag390">390</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 48, +49.</p> + +<p><a id="footnote391" name="footnote391"></a> +<b><a href="#footnotetag391">391</a></b>: Lettre du 7 février 1847. (<cite>The Life of sir Anthony +Panizzi</cite>, par Louis <span class="smcap">Fagan</span>.)</p> + +<p><a id="footnote392" name="footnote392"></a> +<b><a href="#footnotetag392">392</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 46.</p> + +<p><a id="footnote393" name="footnote393"></a> +<b><a href="#footnotetag393">393</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 49.</p> + +<p><a id="footnote394" name="footnote394"></a> +<b><a href="#footnotetag394">394</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page275">275</a>.</p> + +<p><a id="footnote395" name="footnote395"></a> +<b><a href="#footnotetag395">395</a></b>: Le jour même où s'ouvraient les débats de l'adresse, +le 1<sup>er</sup> février, M. Dégages écrivait à M. de Jarnac: «M. Guizot +parlera le moins possible; il ne parlera que pour se défendre s'il +est attaqué. Chacun se demande ce que fera M. Thiers. Je crois +volontiers qu'il ne le sait pas bien encore lui-même.» (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote396" name="footnote396"></a> +<b><a href="#footnotetag396">396</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote397" name="footnote397"></a> +<b><a href="#footnotetag397">397</a></b>: «La majorité, écrivait le duc de Broglie à son fils, +est contente de manger un peu de l'Anglais, pourvu qu'on n'en mange +que ce qu'on en peut digérer.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote398" name="footnote398"></a> +<b><a href="#footnotetag398">398</a></b>: Lettres à M. de Flahault, en date du 24 février 1847, +et au marquis de Dalmatie, en date du 4 mars. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote399" name="footnote399"></a> +<b><a href="#footnotetag399">399</a></b>: <cite lang="en">The Life of sir Anthony Panizzi</cite>, par Louis +<span class="smcap">Fagan</span>.</p> + +<p><a id="footnote400" name="footnote400"></a> +<b><a href="#footnotetag400">400</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. +299.</p> + +<p><a id="footnote401" name="footnote401"></a> +<b><a href="#footnotetag401">401</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. +299.</p> + +<p><a id="footnote402" name="footnote402"></a> +<b><a href="#footnotetag402">402</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 45 et +47.</p> + +<p><a id="footnote403" name="footnote403"></a> +<b><a href="#footnotetag403">403</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 49.</p> + +<p><a id="footnote404" name="footnote404"></a> +<b><a href="#footnotetag404">404</a></b>: C'est ce que reconnaît formellement Bulwer, tout +hostile qu'il soit à la France, dans cette affaire des mariages; il +ne doute pas que ce ne soit au fond le sentiment de lord Palmerston. +(<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 283.)</p> + +<p><a id="footnote405" name="footnote405"></a> +<b><a href="#footnotetag405">405</a></b>: Lord Palmerston écrivit à lord Normanby qu'il avait +déposé seulement un extrait de sa dépêche (c'est l'extrait que +nous citons plus haut), parce que certains passages étaient d'un +ton trop batailleur (<em>too pugnacious</em>) pour l'état de l'opinion +anglaise. (<span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 283.) On peut juger, par ce +que Palmerston a conservé, de ce que devaient être les passages qu'il +s'est cru obligé de retrancher.</p> + +<p><a id="footnote406" name="footnote406"></a> +<b><a href="#footnotetag406">406</a></b>: M. Désages écrivait à M. de Jarnac, le 15 février +1847: «Normanby, appuyé par lord Palmerston, prétend exiger une +satisfaction à la tribune française, M. Guizot se faisant interpeller +par un compère.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote407" name="footnote407"></a> +<b><a href="#footnotetag407">407</a></b>: C'est encore M. Désages qui mandait à M. de Jarnac, le +11 février 1847: «Tout cela est regrettable, car il y a bien assez de +la difficulté au fond, sans qu'il soit besoin qu'elle se complique de +questions personnelles... Un autre que lord Normanby, après avoir +lu son <cite>Moniteur</cite>, aurait écrit quelques mots au ministre, qui lui +aurait répondu par un certificat de loyauté, tout en maintenant qu'il +y avait inexactitude dans la dépêche non communiquée, et tout eût été +dit.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote408" name="footnote408"></a> +<b><a href="#footnotetag408">408</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. +287, 288.</p> + +<p><a id="footnote409" name="footnote409"></a> +<b><a href="#footnotetag409">409</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 292, 293, 294.</p> + +<p><a id="footnote410" name="footnote410"></a> +<b><a href="#footnotetag410">410</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 60.</p> + +<p><a id="footnote411" name="footnote411"></a> +<b><a href="#footnotetag411">411</a></b>: Lettre à Apponyi, du 25 février 1847. (<cite>Mémoires de M. +de Metternich</cite>, t. VII, p. 328.)</p> + +<p><a id="footnote412" name="footnote412"></a> +<b><a href="#footnotetag412">412</a></b>: Lettre du 18 février 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote413" name="footnote413"></a> +<b><a href="#footnotetag413">413</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 55, +56, 57.</p> + +<p><a id="footnote414" name="footnote414"></a> +<b><a href="#footnotetag414">414</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 60, 61.</p> + +<p><a id="footnote415" name="footnote415"></a> +<b><a href="#footnotetag415">415</a></b>: Ce curieux incident est raconté en détail par M. +Greville, qui y fut mêlé d'assez près. «<cite lang="en">The Greville Memoirs, second +part</cite>, t. III, p. 61 à 64.»—Voir aussi Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, +<cite lang="en">The Life of lord John Russell</cite>, t. II, p. 7 et 8.—M. Greville note +ce qu'il y eut d'assez peu fier dans cette évolution de Palmerston. +«Celui-ci, dit-il, est surpris, déjoué au moment où, de sa propre +autorité, à l'insu de ses collègues, il faisait cette démarche grave +et violente: il devrait être mortifié, et jusqu'à un certain point +il pourrait se croire déshonoré. Voir sa communication contremandée +à son insu par le premier ministre est une sorte d'affront que tout +homme d'honneur ressentirait. Mais il est trop dans son tort pour +le ressentir, et il se soumet.» M. Greville n'est pas moins sévère +pour la faiblesse du premier ministre, intervenant dans ce cas +particulier, mais ne sachant pas établir son autorité d'une façon +permanente.</p> + +<p><a id="footnote416" name="footnote416"></a> +<b><a href="#footnotetag416">416</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. +294 à 296.</p> + +<p><a id="footnote417" name="footnote417"></a> +<b><a href="#footnotetag417">417</a></b>: Tous ces détails sont rapportés par M. Guizot dans une +lettre particulière du 4 mars 1847, adressée au marquis de Dalmatie, +ministre à Berlin. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote418" name="footnote418"></a> +<b><a href="#footnotetag418">418</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote419" name="footnote419"></a> +<b><a href="#footnotetag419">419</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 66.</p> + +<p><a id="footnote420" name="footnote420"></a> +<b><a href="#footnotetag420">420</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 66 à 68.—M. Greville note avec +stupéfaction que Normanby, dans ses lettres, se défendait d'avoir +été en communication avec l'opposition française, et notamment avec +M. Thiers. «C'est réellement incroyable, ajoutait M. Greville, qu'il +puisse s'abuser jusqu'à ce point et qu'il s'imagine tromper les +autres.»</p> + +<p><a id="footnote421" name="footnote421"></a> +<b><a href="#footnotetag421">421</a></b>: Lettre du 5 mars 1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of +Palmerston</cite>, t. III, p. 297, 298.)</p> + +<p><a id="footnote422" name="footnote422"></a> +<b><a href="#footnotetag422">422</a></b>: C'est ce que dit l'éditeur des Mémoires de Greville, +M. Reeve (<cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 72, note de +l'éditeur).</p> + +<p><a id="footnote423" name="footnote423"></a> +<b><a href="#footnotetag423">423</a></b>: Lettres diverses, adressées à M. Guizot, en janvier +1847, par le comte de Flahault, ambassadeur à Vienne, et par le +marquis de Dalmatie, ministre à Berlin. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote424" name="footnote424"></a> +<b><a href="#footnotetag424">424</a></b>: On sait que le discours de la Reine fut tout différent +de ce qu'annonçait lord Ponsonby.</p> + +<p><a id="footnote425" name="footnote425"></a> +<b><a href="#footnotetag425">425</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote426" name="footnote426"></a> +<b><a href="#footnotetag426">426</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 22 janvier +1847.—M. Greville notait sur son journal: «Ponsonby fait tout ce +qu'il peut à Vienne et y tient le langage le plus despotique.» (<cite lang="en">The +Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 64.)</p> + +<p><a id="footnote427" name="footnote427"></a> +<b><a href="#footnotetag427">427</a></b>: M. de Metternich décernait à lord Ponsonby l'éloge +qu'il réservait à ses meilleurs amis; il l'appelait un «brave homme». +(Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 21 janvier 1847. +<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote428" name="footnote428"></a> +<b><a href="#footnotetag428">428</a></b>: M. de Flahault rapportait à M. Guizot des +conversations de M. de Metternich, qui ne semblaient pas toujours +rassurantes. (Lettre du 21 janvier 1847. <i>Documents inédits.</i>) +Notre diplomatie se rendait compte d'ailleurs des raisons qui +pouvaient porter le chancelier à prêter l'oreille aux ouvertures de +l'Angleterre. Un peu plus tard, M. de Flahault résumait ainsi ces +raisons: «Il ne faut pas oublier que l'Angleterre est une ancienne +amie que la politique autrichienne est disposée à suivre, et que la +négation des droits de Mme la duchesse de Montpensier se trouve dans +le principe qui règle la conduite de la cour de Vienne, et qu'elle +pourrait tendre au rétablissement de la Pragmatique de Philippe V +et à celui de la branche masculine dans la personne du comte de +Montemolin, si la reine Isabelle vient à décéder sans enfants. +Tout cela est fort tentant.» (Lettre à M. Guizot, du 9 mars 1847. +<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote429" name="footnote429"></a> +<b><a href="#footnotetag429">429</a></b>: Lettres du 1<sup>er</sup> et du 24 février 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote430" name="footnote430"></a> +<b><a href="#footnotetag430">430</a></b>: J'ai trouvé ce résumé de la note anglaise et de la +note autrichienne dans une lettre particulière de M. de Flahault à +M. Guizot, en date du 19 février 1847. M. de Flahault tenait ces +renseignements de M. de Metternich. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote431" name="footnote431"></a> +<b><a href="#footnotetag431">431</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 19 février +1847. (<i>Documents inédits.</i>) Voir aussi deux dépêches de M. de +Metternich au comte Apponyi, du 25 février 1847. (<cite>Mémoires de M. de +Metternich</cite>, t. VII, p. 383 à 388.)</p> + +<p><a id="footnote432" name="footnote432"></a> +<b><a href="#footnotetag432">432</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 24 février +1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote433" name="footnote433"></a> +<b><a href="#footnotetag433">433</a></b>: Lettres de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 24 +février et du 18 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote434" name="footnote434"></a> +<b><a href="#footnotetag434">434</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote435" name="footnote435"></a> +<b><a href="#footnotetag435">435</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 4 avril 1847. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote436" name="footnote436"></a> +<b><a href="#footnotetag436">436</a></b>: Lettre du 26 mars 1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of +Palmerston</cite>, t. III, p. 302.)</p> + +<p><a id="footnote437" name="footnote437"></a> +<b><a href="#footnotetag437">437</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 394, 395.</p> + +<p><a id="footnote438" name="footnote438"></a> +<b><a href="#footnotetag438">438</a></b>: M. de Metternich écrivait au comte Apponyi, le 25 +février 1847: «Le mouvement que se donne le baron d'Arnim pour +aider à envenimer la situation est digne de son esprit et de son +caractère.» (<cite>Mémoires</cite>, t. VII, p. 327.) Causant avec M. de +Flahault, M. de Metternich traitait Bunsen d'«âme damnée de lord +Palmerston». (Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 18 mars 1847. +<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote439" name="footnote439"></a> +<b><a href="#footnotetag439">439</a></b>: M. de Flahault avait été informé par M. de Metternich +de l'existence de ces deux dépêches. (Lettre de M. de Flahault à M. +Guizot, du 18 mars 1847. <i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote440" name="footnote440"></a> +<b><a href="#footnotetag440">440</a></b>: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du +8 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote441" name="footnote441"></a> +<b><a href="#footnotetag441">441</a></b>: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date du +19 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote442" name="footnote442"></a> +<b><a href="#footnotetag442">442</a></b>: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du +31 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote443" name="footnote443"></a> +<b><a href="#footnotetag443">443</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 395.</p> + +<p><a id="footnote444" name="footnote444"></a> +<b><a href="#footnotetag444">444</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, avril 1847. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote445" name="footnote445"></a> +<b><a href="#footnotetag445">445</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote446" name="footnote446"></a> +<b><a href="#footnotetag446">446</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote447" name="footnote447"></a> +<b><a href="#footnotetag447">447</a></b>: Le baron de Stockmar, le conseiller de la reine +Victoria et du prince Albert, a développé cette thèse dans ses +<cite>Mémoires</cite>.</p> + +<p><a id="footnote448" name="footnote448"></a> +<b><a href="#footnotetag448">448</a></b>: M. <span class="smcap">Guizot</span>, <cite>Robert Peel</cite>, p. 308.</p> + +<p><a id="footnote449" name="footnote449"></a> +<b><a href="#footnotetag449">449</a></b>: Sur la première partie du gouvernement du maréchal +Bugeaud, voir les chapitres <span class="smcap">V</span> et <span class="smcap">VI</span> du livre V.</p> + +<p><a id="footnote450" name="footnote450"></a> +<b><a href="#footnotetag450">450</a></b>: Lettre à M. Gardère, du 17 octobre 1844. (<cite>Le Maréchal +Bugeaud</cite>, par le comte <span class="smcap">d'Ideville</span>, t. II, p. 550.)</p> + +<p><a id="footnote451" name="footnote451"></a> +<b><a href="#footnotetag451">451</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 180 à 182.</p> + +<p><a id="footnote452" name="footnote452"></a> +<b><a href="#footnotetag452">452</a></b>: <cite>Moniteur algérien</cite> du 25 juillet 1845.</p> + +<p><a id="footnote453" name="footnote453"></a> +<b><a href="#footnotetag453">453</a></b>: Lettre au général Bourjolly, citée par M. C. Rousset. +(<cite>La Conquête de l'Algérie</cite>, t. II, p. 29.)</p> + +<p><a id="footnote454" name="footnote454"></a> +<b><a href="#footnotetag454">454</a></b>: Lettre du 22 mai 1845. (<i>Ibid.</i>, p. 27.)</p> + +<p><a id="footnote455" name="footnote455"></a> +<b><a href="#footnotetag455">455</a></b>: C'est le chiffre donné par le maréchal Bugeaud, +dans une lettre à la duchesse d'Isly, en date du 8 août 1845. +(<span class="smcap">D'Ideville</span>, t. III, p. 32.)</p> + +<p><a id="footnote456" name="footnote456"></a> +<b><a href="#footnotetag456">456</a></b>: Même lettre.</p> + +<p><a id="footnote457" name="footnote457"></a> +<b><a href="#footnotetag457">457</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le Maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. 4.</p> + +<p><a id="footnote458" name="footnote458"></a> +<b><a href="#footnotetag458">458</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote459" name="footnote459"></a> +<b><a href="#footnotetag459">459</a></b>: Voir plus haut, t. V, chap. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XV</span>.</p> + +<p><a id="footnote460" name="footnote460"></a> +<b><a href="#footnotetag460">460</a></b>: <cite>L'Algérie: Du moyen de conserver et d'utiliser cette +conquête</cite> (1842).</p> + +<p><a id="footnote461" name="footnote461"></a> +<b><a href="#footnotetag461">461</a></b>: Le ministre de la guerre était obligé de reconnaître, +à la tribune, le 8 juin 1846, que trente et un employés de +l'administration civile en Algérie venaient d'être traduits devant +des conseils d'enquête comme suspects de malversations, que seize +avaient été révoqués et neuf traduits devant les tribunaux.</p> + +<p><a id="footnote462" name="footnote462"></a> +<b><a href="#footnotetag462">462</a></b>: Le maréchal revenait souvent sur cette idée. Peu +après, il disait dans une de ses nombreuses brochures: «La première +de toutes les libertés, en Afrique, c'est la sécurité, c'est +l'assurance de conserver sa tête... On peut bien sacrifier à de +tels avantages quelques-unes de ses autres libertés; et, disons-le +franchement, les masses feront sans difficulté ce sacrifice, dont +elles comprendront l'importance parce que leur esprit droit et simple +n'est pas troublé par des théories contraires. Les théoriciens +demanderont pour elles, à grands cris, des libertés dont elles ne se +préoccupent pas.»</p> + +<p><a id="footnote463" name="footnote463"></a> +<b><a href="#footnotetag463">463</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, t. II, p. 568.</p> + +<p><a id="footnote464" name="footnote464"></a> +<b><a href="#footnotetag464">464</a></b>: <cite>Mémoire sur la colonisation de l'Algérie</cite> (1845).</p> + +<p><a id="footnote465" name="footnote465"></a> +<b><a href="#footnotetag465">465</a></b>: Pour tout ce qui a trait à cette fondation, je me suis +servi principalement de la <cite>Vie de dom François Régis</cite>, par l'abbé +<span class="smcap">Bersange</span>.</p> + +<p><a id="footnote466" name="footnote466"></a> +<b><a href="#footnotetag466">466</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 350.</p> + +<p><a id="footnote467" name="footnote467"></a> +<b><a href="#footnotetag467">467</a></b>: Citons entre autres le colonel Marengo, fort mêlé +alors aux entreprises de colonisation. On racontait ainsi l'origine +de son nom; le Premier consul, l'ayant remarqué à Marengo, où +il était simple soldat, l'avait fait sortir des rangs: «Comment +t'appelles-tu?—Mon général, c'est à peine si j'ose vous le dire, je +m'appelle Capon.—Tu te nommeras désormais Marengo», avait répondu +Bonaparte. Le colonel Marengo demanda aux Trappistes, auxquels il +avait montré tant de dévouement, d'être enterré dans leur cimetière.</p> + +<p><a id="footnote468" name="footnote468"></a> +<b><a href="#footnotetag468">468</a></b>: Par exemple, dans l'hiver 1846-1847, onze religieux +succombèrent en quelques mois.</p> + +<p><a id="footnote469" name="footnote469"></a> +<b><a href="#footnotetag469">469</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. +310.</p> + +<p><a id="footnote470" name="footnote470"></a> +<b><a href="#footnotetag470">470</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 311.</p> + +<p><a id="footnote471" name="footnote471"></a> +<b><a href="#footnotetag471">471</a></b>: Récit de M. de Bussière. (<cite>Revue des Deux Mondes</cite> du +1<sup>er</sup> novembre 1853, p. 497.)—Le général de La Moricière demandait +aux colons du Sig pourquoi leur village ne grandissait pas: «Ce +qui nous manque, lui répondit une bonne femme, c'est de ne pas +entendre le son des cloches.» (<cite>Le général de La Moricière</cite>, par M. +<span class="smcap">Keller</span>, t. II, p. 30.)</p> + +<p><a id="footnote472" name="footnote472"></a> +<b><a href="#footnotetag472">472</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, t. III, p. 308 et 309.</p> + +<p><a id="footnote473" name="footnote473"></a> +<b><a href="#footnotetag473">473</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote474" name="footnote474"></a> +<b><a href="#footnotetag474">474</a></b>: Plus tard, en 1849, le maréchal Bugeaud a raconté +lui-même plaisamment l'essai malheureux qu'il avait fait de la +propriété collective, et il s'en est servi comme d'un argument +contre les socialistes et les communistes.</p> + +<p><a id="footnote475" name="footnote475"></a> +<b><a href="#footnotetag475">475</a></b>: Voir notamment le rapport de M. Vatout, du 13 mai +1843, et celui de M. Magne, du 16 mai 1845.</p> + +<p><a id="footnote476" name="footnote476"></a> +<b><a href="#footnotetag476">476</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 194 à 198.</p> + +<p><a id="footnote477" name="footnote477"></a> +<b><a href="#footnotetag477">477</a></b>: L'<cite>Algérie</cite>, fondée à Paris, en 1843, pour être hors +de la portée du gouverneur général, paraissait six fois par mois, les +jours qui correspondaient aux départs des courriers d'Algérie.</p> + +<p><a id="footnote478" name="footnote478"></a> +<b><a href="#footnotetag478">478</a></b>: Voir entre autres une lettre du Roi au duc d'Aumale, +en date du 2 juin 1843, publiée par la <cite>Revue rétrospective</cite>.</p> + +<p><a id="footnote479" name="footnote479"></a> +<b><a href="#footnotetag479">479</a></b>: Le maréchal écrivait, le 23 octobre 1843, à M. +Blanqui: «Je désire qu'un prince me remplace ici... Le duc d'Aumale +est et sera chaque jour davantage un homme capable.» (<cite>Mémoires de M. +Guizot</cite>, t. VII, p. 236.) Vers ce même temps, il s'exprimait ainsi +dans une conversation de bivouac: «Je place très haut les talents +militaires et administratifs de mes trois lieutenants: Changarnier, +La Moricière et Bedeau. Eh bien, si j'avais à faire le choix de +mon successeur au gouvernement de l'Algérie, je n'hésiterais pas à +désigner Mgr le duc d'Aumale, dans lequel se trouvent réunies les +qualités qui constituent le chef d'armée et l'administrateur. Il a +la décision prompte, le courage entraînant, le corps infatigable et +l'amour du travail, le tout dirigé par une haute intelligence et +un ferme bon sens. Joignez à cela le prestige dont l'entoure, aux +yeux de tous et des Arabes surtout, son titre de fils du sultan de +France, et vous aurez en lui le gouverneur qui fera de l'Algérie +un royaume prospère.» (<cite>Trente-deux ans à travers l'Islam</cite>, par +Léon <span class="smcap">Roches</span>, t. II, p. 438.) L'année suivante, le maréchal +exprimait de nouveau la même idée, dans une lettre à M. Guizot. +(<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 237.)</p> + +<p><a id="footnote480" name="footnote480"></a> +<b><a href="#footnotetag480">480</a></b>: Lettres du maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, en date +du 12 juin et du 8 juillet 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote481" name="footnote481"></a> +<b><a href="#footnotetag481">481</a></b>: Lettre du 17 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote482" name="footnote482"></a> +<b><a href="#footnotetag482">482</a></b>: Expressions dont le maréchal se servait dans une +lettre écrite à M. Guizot, le 18 août 1845. (<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, +t. VII, p. 124.)</p> + +<p><a id="footnote483" name="footnote483"></a> +<b><a href="#footnotetag483">483</a></b>: Lettre du 28 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote484" name="footnote484"></a> +<b><a href="#footnotetag484">484</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote485" name="footnote485"></a> +<b><a href="#footnotetag485">485</a></b>: Lettre du 30 juin 1845. (<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. +VII, p. 122, 183 et 184.)</p> + +<p><a id="footnote486" name="footnote486"></a> +<b><a href="#footnotetag486">486</a></b>: Tous ces faits sont rapportés par le maréchal +lui-même, dans une lettre qu'il écrivit ultérieurement à M. de +Corcelle, le 28 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote487" name="footnote487"></a> +<b><a href="#footnotetag487">487</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 124.</p> + +<p><a id="footnote488" name="footnote488"></a> +<b><a href="#footnotetag488">488</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p> + +<p><a id="footnote489" name="footnote489"></a> +<b><a href="#footnotetag489">489</a></b>: Ce sont les expressions dont le maréchal Bugeaud se +servait dans la lettre écrite à M. de Corcelle, le 28 septembre 1845. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote490" name="footnote490"></a> +<b><a href="#footnotetag490">490</a></b>: Lettre du 28 septembre 1845. (<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, +t. VII, p. 198.)</p> + +<p><a id="footnote491" name="footnote491"></a> +<b><a href="#footnotetag491">491</a></b>: J'ai suivi principalement le beau récit donné de +cet incident par M. le duc d'Aumale, dans son livre: <cite>Zouaves et +chasseurs à pied</cite>.</p> + +<p><a id="footnote492" name="footnote492"></a> +<b><a href="#footnotetag492">492</a></b>: Ce malheureux officier, qui avait donné antérieurement +des preuves de bravoure, fut remis plus tard en liberté par Abd +el-Kader. Traduit devant un conseil de guerre, il fut condamné à +mort; mais cette sentence fut annulée.</p> + +<p><a id="footnote493" name="footnote493"></a> +<b><a href="#footnotetag493">493</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 200 et 201.</p> + +<p><a id="footnote494" name="footnote494"></a> +<b><a href="#footnotetag494">494</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 203 à 207.</p> + +<p><a id="footnote495" name="footnote495"></a> +<b><a href="#footnotetag495">495</a></b>: Voir la conversation que Bugeaud, avant sa nomination +au poste de gouverneur général, avait eue avec le Roi (plus haut, t. +V, p. 267).</p> + +<p><a id="footnote496" name="footnote496"></a> +<b><a href="#footnotetag496">496</a></b>: Ordre du jour adressé aux troupes, le 2 mars 1846.</p> + +<p><a id="footnote497" name="footnote497"></a> +<b><a href="#footnotetag497">497</a></b>: Saint-Arnaud, chef de l'une de ces colonnes, écrivait, +le 3 novembre 1845: «Tous ces chérifs paraissent et disparaissent.» +Il ajoutait, le 6 décembre: «Je poursuis à mort les chérifs qui +poussent comme des champignons. C'est un dédale; on ne s'y reconnaît +plus. Depuis l'aîné, Bou-Maza, nous avons Mohammed-bel-Cassem, +Bou-Ali, Ali-Chergui, Si-Larbi, Bel-Bej; enfin je m'y perds. J'ai +déjà tué Ali-Chergui chez les Medjaja; je viens de tuer Bou-Ali chez +les Beni-Derjin.» (<cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite>)</p> + +<p><a id="footnote498" name="footnote498"></a> +<b><a href="#footnotetag498">498</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p> + +<p><a id="footnote499" name="footnote499"></a> +<b><a href="#footnotetag499">499</a></b>: <cite>Le général de La Moricière</cite>, par <span class="smcap">Keller</span>, t. +I, p. 418.</p> + +<p><a id="footnote500" name="footnote500"></a> +<b><a href="#footnotetag500">500</a></b>: C'est à l'obligeante communication de M. le général +Trochu que je dois ces détails, ainsi que ceux qui vont suivre. Ils +donnent parfois aux événements une physionomie un peu différente de +celle que leur ont prêtée d'autres historiens. Mais le témoignage +d'un homme aussi bien placé pour tout voir et aussi bien préparé à +tout comprendre, m'a paru avoir une valeur décisive.</p> + +<p><a id="footnote501" name="footnote501"></a> +<b><a href="#footnotetag501">501</a></b>: <span class="smcap">Keller</span>, <cite>Le général de La Moricière</cite>, t. +I<sup>er</sup>, p. 421 à 423.—V. aussi <span class="smcap">C. Rousset</span>, <cite>La conquête de +l'Algérie</cite>, t. II, p. 91 à 93.</p> + +<p><a id="footnote502" name="footnote502"></a> +<b><a href="#footnotetag502">502</a></b>: Le Roi, notamment, avait manifesté sur ce point, dès +l'origine, une volonté très arrêtée. «Si on ne met pas un éteignoir +absolu de notre côté, écrivait-il, le 12 novembre 1844, au maréchal +Soult, on nous enfilera dans une nouvelle guerre avec le Maroc. Je +crois qu'il faut <em>des ordres péremptoires</em> de ne laisser passer les +frontières du Maroc par nos troupes, <em>nulle part et sous quelque +prétexte que ce soit, pas même celui de la poursuite d'Abd el-Kader</em>. +Nous sommes hors du guêpier, et ne nous y laissons pas entraîner une +seconde fois.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote503" name="footnote503"></a> +<b><a href="#footnotetag503">503</a></b>: Voir notamment les lettres que le maréchal Bugeaud +écrivait, le 6 avril 1846, au duc d'Aumale et à M. Léon Roches. +(<span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. 97 à 99 et p. +103.)</p> + +<p><a id="footnote504" name="footnote504"></a> +<b><a href="#footnotetag504">504</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 212 à 223.</p> + +<p><a id="footnote505" name="footnote505"></a> +<b><a href="#footnotetag505">505</a></b>: En 1843, dans un combat de cavalerie, le trompette +Escoffier, voyant son capitaine démonté et sur le point d'être +capturé, mit pied à terre et lui amena son cheval: «Montez vite, +mon capitaine, lui dit-il, c'est vous et non pas moi qui rallierez +l'escadron.» Le brave trompette fut fait prisonnier. Le maréchal +Bugeaud fit connaître à l'armée, par un ordre du jour, cet acte +héroïque, et le Roi, sans attendre la libération d'Escoffier, le +décora de la Légion d'honneur. Informé de ces faits, Abd el-Kader +traita son prisonnier avec les plus grands égards et lui fit même +remettre solennellement la croix de la Légion d'honneur devant ses +troupes réunies. Escoffier fut échangé l'année suivante.</p> + +<p><a id="footnote506" name="footnote506"></a> +<b><a href="#footnotetag506">506</a></b>: Dans une lettre écrite par Abd el-Kader au Roi, en +novembre 1846, nous lisons: «L'accroissement de notre colère a été +tel que nous nous sommes décidé à ordonner le massacre.» Et dans une +lettre au maréchal Soult, de la même date: «La colère a fini par +déborder de notre cœur, et nous avons ordonné que l'on tuât vos +prisonniers.»</p> + +<p><a id="footnote507" name="footnote507"></a> +<b><a href="#footnotetag507">507</a></b>: <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, par <span class="smcap">d'Ideville</span>, t. +III, p. 100.</p> + +<p><a id="footnote508" name="footnote508"></a> +<b><a href="#footnotetag508">508</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 223 à 225.</p> + +<p><a id="footnote509" name="footnote509"></a> +<b><a href="#footnotetag509">509</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, t. III, p. 124, 125.</p> + +<p><a id="footnote510" name="footnote510"></a> +<b><a href="#footnotetag510">510</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote511" name="footnote511"></a> +<b><a href="#footnotetag511">511</a></b>: «J'ai beaucoup à me louer du nouveau ministre de la +guerre», écrivait le maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, le 19 juin +1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote512" name="footnote512"></a> +<b><a href="#footnotetag512">512</a></b>: Si Abd el-Kader ne reprenait pas les hostilités, ce +n'était pas la faute de lord Palmerston, dont l'acharnement nous +poursuivait jusque sur cette terre lointaine. À cette époque, lord +Normanby avouait que «son gouvernement croyait de son devoir de +soutenir Abd el-Kader, comme il l'avait toujours fait.» (Dépêche +de M. de Brignole, ambassadeur de Charles-Albert à Paris, en date +du 4 novembre 1846. <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>, +1830-1848, t. II, p. 692.)</p> + +<p><a id="footnote513" name="footnote513"></a> +<b><a href="#footnotetag513">513</a></b>: <span class="smcap">C. Rousset</span>, <cite>La conquête de l'Algérie</cite>, t. +II, p. 106 à 121.</p> + +<p><a id="footnote514" name="footnote514"></a> +<b><a href="#footnotetag514">514</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p> + +<p><a id="footnote515" name="footnote515"></a> +<b><a href="#footnotetag515">515</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. +186.</p> + +<p><a id="footnote516" name="footnote516"></a> +<b><a href="#footnotetag516">516</a></b>: Lettre à Louis-Philippe, en date du 30 décembre 1846. +(<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 225 à 227.)</p> + +<p><a id="footnote517" name="footnote517"></a> +<b><a href="#footnotetag517">517</a></b>: Voir, sur le voyage des députés, le récit qu'a fait +un de leurs compagnons, M. A. Bussière. (<cite>Revue des Deux Mondes</cite> du +1<sup>er</sup> novembre 1853.)—Le colonel de Saint-Arnaud écrivait à son +frère, le 29 novembre 1846: «Voilà cinq jours que mon esprit, mes +jambes et mes chevaux ne débrident pas. Le corps est moins fatigué +que l'esprit. Mais tenir tête à un maréchal qui aime à parler, à +quatre députés et deux journalistes qui interrogent sans cesse <i>ab +hoc et ab hac</i>, c'est trop; je suis rendu... M. de Tocqueville +posait pour l'observation méthodique, profonde, raisonnée...»</p> + +<p><a id="footnote518" name="footnote518"></a> +<b><a href="#footnotetag518">518</a></b>: Dans une lettre du 28 septembre 1845, le maréchal +Bugeaud, qui voulait alors se retirer, annonçait à M. de Corcelle +qu'il avait jugé «de son devoir envers le Roi et le pays d'indiquer +les deux hommes qu'il croyait les plus capables, par leur savoir et +leur expérience, de le remplacer».—«Vous comprenez, ajoutait-il, que +je désignais les généraux Bedeau et de La Moricière.» (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote519" name="footnote519"></a> +<b><a href="#footnotetag519">519</a></b>: <cite>Le général de La Moricière</cite>, par M. <span class="smcap">Keller</span>, +t. I<sup>er</sup>, p. 333.</p> + +<p><a id="footnote520" name="footnote520"></a> +<b><a href="#footnotetag520">520</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 306 à 308.</p> + +<p><a id="footnote521" name="footnote521"></a> +<b><a href="#footnotetag521">521</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p> + +<p><a id="footnote522" name="footnote522"></a> +<b><a href="#footnotetag522">522</a></b>: Ainsi s'exprime La Moricière, dans une lettre du 21 +mai 1846, lettre destinée, dans sa pensée, à être publiée.</p> + +<p><a id="footnote523" name="footnote523"></a> +<b><a href="#footnotetag523">523</a></b>: La Moricière a exposé cette partie de sa thèse dans +une lettre écrite, le 11 avril 1846, au directeur des affaires +algériennes au ministère de la guerre.</p> + +<p><a id="footnote524" name="footnote524"></a> +<b><a href="#footnotetag524">524</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page346">346</a> à <a href="#page348">348</a>.</p> + +<p><a id="footnote525" name="footnote525"></a> +<b><a href="#footnotetag525">525</a></b>: Cette réponse est rapportée par M. C. +<span class="smcap">Rousset</span>, <cite>La conquête de l'Algérie</cite>, t. II, p. 136.</p> + +<p><a id="footnote526" name="footnote526"></a> +<b><a href="#footnotetag526">526</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. +142.</p> + +<p><a id="footnote527" name="footnote527"></a> +<b><a href="#footnotetag527">527</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. +142.</p> + +<p><a id="footnote528" name="footnote528"></a> +<b><a href="#footnotetag528">528</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page371">371</a>.</p> +</div> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44689 ***</div> +</body> +</html> diff --git a/44689-h/images/cover-page.jpg b/44689-h/images/cover-page.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6fdff59 --- /dev/null +++ b/44689-h/images/cover-page.jpg diff --git a/44689-h/images/img000.jpg b/44689-h/images/img000.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8422a9b --- /dev/null +++ b/44689-h/images/img000.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 6 / 7) + +Author: Paul Thureau-Dangin + +Release Date: January 17, 2014 [EBook #44689] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + + HISTOIRE + DE LA + MONARCHIE DE JUILLET + + + PAR + PAUL THUREAU-DANGIN + + + OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE + + GRAND PRIX GOBERT, 1885 ET 1886 + + + DEUXIÈME ÉDITION + + TOME SIXIÈME + + + + + PARIS + + LIBRAIRIE PLON + E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS + RUE GARANCIÈRE, 10 + + 1892 + + _Tous droits réservés_ + + + + + HISTOIRE + DE LA + MONARCHIE DE JUILLET + + + + +L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de +traduction et de reproduction à l'étranger. + +Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la +librairie) en avril 1892. + + + + +DU MÊME AUTEUR: + + =Royalistes et Républicains=, Essais historiques sur des + questions de politique contemporaine: I. _La Question de + Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire_; II. + _L'Extrême Droite et les Royalistes sous la Restauration_; III. + _Paris capitale sous la Révolution française_. _2e édition._ Un + volume in-18. + + Prix 4 fr. » + + + =Le Parti libéral sous la Restauration=. _2e édition._ Un vol. + in-18. + + Prix 4 fr. » + + + =L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet=. Un vol. + in-18. + + Prix 4 fr. » + + + =Histoire de la Monarchie de Juillet.= Tomes I, II, III, IV et + V, _2e édition_. + + Prix de chaque vol. in-8º 8 fr. » + + +(_Couronné deux fois par l'Académie française, GRAND PRIX GOBERT, +1885 et 1886._) + + +PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. + + + + +HISTOIRE + +DE LA + +MONARCHIE DE JUILLET + + + + +LIVRE VI + +L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR + +(DE LA FIN DE 1845 AU COMMENCEMENT DE 1847) + + + + +CHAPITRE PREMIER + +LES ÉLECTIONS DE 1846. + +(Fin de 1845-août 1846.) + + I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers + unit le centre gauche à la gauche. Le _National_ et la + _Réforme_.--II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur + les affaires du Texas et de la Plata.--III. L'opposition crie à + la corruption. Défense du ministère. Qu'y avait-il de fondé dans + ce grief?--IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat + sur ce sujet entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle au + cabinet.--V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion + de Louis Bonaparte.--VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques + électorales. Attentat de Henri. Les résultats du scrutin. Ce + qu'on en pense dans le gouvernement. + + +I + +Le ministère durait depuis cinq ans. Plusieurs fois l'opposition +s'était crue sur le point d'en avoir raison: toujours elle avait +échoué. Sa dernière déception n'avait pas été la moins complète +ni la moins mortifiante. On sait comment M. Guizot, un instant +ébranlé, au début de la session de 1845, par le débat sur l'indemnité +Pritchard, s'était bientôt après raffermi, et comment même, quelques +mois plus tard, grâce à l'heureuse issue des négociations engagées à +Londres sur le droit de visite et à Rome sur l'affaire des Jésuites, +il était sorti de cette session plus solide qu'il ne l'avait jamais +été. À la fin de 1845, on se trouvait encore sous l'impression de ce +double succès. Aucune grosse difficulté n'embarrassait la politique +du cabinet, soit en France, soit en Europe; l'horizon, naguère si +chargé, s'était partout éclairci. Tout au plus discernait-on un point +noir du côté de l'Algérie, où l'indomptable Abd-el-Kader venait de +reprendre les armes; mais cet accident local mettait surtout en +cause la responsabilité du maréchal Bugeaud. Le ministère paraissait +impossible à renverser, tant du moins que subsisterait la Chambre +actuelle. Cette conviction, universellement répandue, produisait son +effet sur les députés. La victoire attire, la défaite désagrège. +Les flottants se détachaient de l'opposition et rentraient dans la +majorité. Le gouvernement ne cachait pas, d'ailleurs, son intention +de dissoudre la Chambre après la session de 1846; pour tous ceux qui +ne se sentaient pas sûrs de leurs collèges, il n'était que temps +de se remettre bien avec les ministres qui feraient sûrement les +élections. + +Le changement qui s'opéra à ce moment dans la situation du centre +gauche ne contribua pas peu à raffermir la majorité. Jusqu'alors, +ce groupe avait gardé une position moyenne, intermédiaire, qui lui +permettait de tendre la main, suivant les circonstances, soit à la +gauche, soit au centre. Son chef, M. Thiers, avait paru, plus que +personne, soucieux des avantages de cette position. Mais, à la fin +de 1845, n'espérant plus rien du centre, il annonça l'intention de +réunir le centre gauche et la gauche, pour en faire une seule armée +dont il se flattait d'avoir le commandement. Après discussion entre +les plénipotentiaires des deux groupes, un traité fut rédigé et +signé en double, le 25 décembre 1845, par M. Thiers et M. Odilon +Barrot: les contractants se déclaraient résolus à entrer ensemble +au ministère et à se concerter pour le choix de leurs collègues; +il était stipulé que le futur cabinet présenterait des lois sur la +réforme électorale et parlementaire, la répression de la corruption +électorale, les annonces judiciaires, la définition des attentats +déférés à la cour des pairs, et qu'il proposerait des modifications +aux lois sur le jury et sur la presse[1]. Le centre gauche accepta +docilement ce qu'avait fait son chef. À gauche, cette alliance ne +laissa pas que d'éveiller certaines répugnances, non seulement chez +M. de Lamartine, comme toujours superbement isolé, mais aussi chez M. +de Tocqueville et ses amis, qui se plaignaient de voir la politique +de principes sacrifiée à la politique d'expédients et d'intrigues. +Toutefois, ces mécontents n'étaient que le petit nombre; la masse du +parti suivit M. Odilon Barrot, qui était complètement dominé par M. +Thiers. + +[Note 1: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._] + +Les radicaux de la Chambre, sans être partie au traité d'alliance, +se montrèrent disposés à seconder la campagne qui devait en être +la suite. Croyant avoir à attendre longtemps encore le jour de +la république, désabusés des conspirations et des émeutes, ils +jugeaient utile de se mêler à l'action parlementaire. D'ailleurs, +en s'unissant à l'opposition dynastique, ils se flattaient, non +sans raison, de l'entraîner et de la compromettre. En dehors de la +Chambre, tous les républicains ne se prêtèrent pas à cette tactique. +Le _National_, sans doute, l'approuvait: mais il n'était plus seul +à parler au nom des républicains. En 1843, un ancien sténographe, +fort mêlé aux sociétés secrètes, dévot de 1793, M. Flocon, avait +fondé la _Réforme_. Le nouveau journal eut des débats pénibles; il +était loin d'avoir autant d'abonnés que le _National_, qui cependant +n'en comptait guère plus de trois mille; il ne vivait que grâce aux +subventions de M. Ledru-Rollin, dont M. Flocon avait trouvé moyen +d'exploiter l'ambitieuse vanité. À la _Réforme_, on était violemment +jacobin, bienveillant au socialisme; on regardait d'un oeil jaloux et +soupçonneux les «messieurs» du _National_. Ceux-ci, de leur côté, ne +cachaient pas leur dédain pour ces nouveaux venus qui prétendaient +leur disputer la direction du parti. Quand le _National_, à la suite +des radicaux parlementaires, parut disposé à seconder M. Thiers, +la _Réforme_ dénonça aussitôt ce qu'elle appelait une intrigue, +un scandale, une trahison. Le _National_ se défendit, mais avec +l'embarras que manifestent toujours les Girondins aux prises avec les +Montagnards. Ainsi commençait un antagonisme qui devait subsister +jusqu'en 1848, et se manifester, après la révolution de Février, au +sein du gouvernement provisoire. Pour le moment, les meneurs de la +gauche parlementaire pouvaient ne pas y attacher grande importance: +la coterie de la _Réforme_ n'avait guère d'autre représentant dans la +Chambre que M. Ledru-Rollin, et dès lors sa désapprobation n'était +pas de nature à beaucoup gêner la manoeuvre de M. Thiers. + + +II + +À peine la session fut-elle ouverte, le 27 décembre 1845, que les +premiers votes émis pour la constitution du bureau et pour la +nomination de la commission de l'adresse confirmèrent l'existence +d'une majorité ministérielle résolue à ne pas se laisser entamer. +L'opposition ne renonça pas à la lutte; seulement elle décida de +parler surtout pour le dehors, se donnant comme but, non d'obtenir +un vote de la Chambre, mais de préparer les élections dans le pays. +Sur quel point porter ses efforts? Les circonstances ne lui offraient +alors aucune des chances dont elle avait pu profiter les années +précédentes: rien de pareil à ces incidents du droit de visite, de +la flétrissure, de l'indemnité Pritchard, qui lui avaient fourni de +si favorables terrains d'attaque. Réduite à remplacer la qualité +par la quantité, elle entreprit de soulever pêle-mêle tous les +griefs, d'allonger et de multiplier les discussions, d'y revenir à +chaque propos, sans jamais considérer une question comme vidée. +Ainsi se flattait-elle d'agiter l'opinion et de fatiguer le pouvoir. +Était-ce la meilleure tactique, en face d'un pays un peu las de la +politique et plus porté à l'apathie qu'à la colère? En tout cas, M. +Guizot ne s'en troublait pas: il était plein d'espoir. «Le début est +bon, écrivait-il le 5 janvier 1846. Le parti conservateur est plus +uni, plus décidé et plus en train que jamais, avec un sentiment de +confiance en lui-même et en nous que j'ai rarement vu... La fusion +de la gauche et du centre gauche a dissous le camp des incertains.» +Il ajoutait, quelques jours plus tard, le 26 janvier: «Au fond, la +majorité est très décidée, très compacte. L'opposition joue, avec +grand dépit, ses cartes, qu'elle croit les dernières avant les +élections. Elle fera du bruit, autant et aussi longtemps qu'elle le +pourra, pour relever et exciter son public extérieur. Je doute que +cela lui soit bon, et nous en souffrirons, je pense, plus d'ennui et +de fatigue que de mal[2].» L'attaque, en effet, fut aussi acharnée +que le prévoyait le ministre. L'adresse à la Chambre des députés +occupa dix-sept séances, ce qui ne s'était pas encore vu, et aussitôt +après, comme si rien n'était fait, la bataille reprit à propos de +la réforme parlementaire et des crédits supplémentaires. Ce ne fut +pas tout: dans les derniers jours de la session, à l'époque où +d'ordinaire le sentiment dominant est l'impatience d'en finir, M. +Thiers, qui avait pris à coeur son rôle de chef de l'opposition +et qui s'était prodigué à la tribune[3], rouvrit, à l'occasion du +budget, un débat de politique générale qui dura plusieurs jours. + +[Note 2: Lettres particulières au comte de Flahault, ambassadeur à +Vienne. (_Documents inédits._)] + +[Note 3: M. Thiers ne prononça pas moins de neuf discours pendant la +session de 1846. En 1845, il n'en avait prononcé que trois; en 1844, +six; en 1842, sept. En 1843, il n'avait pas paru à la tribune. En +1847, il ne devait parler qu'une fois.] + +Dans ces diverses discussions, les affaires étrangères n'occupèrent +pas la place prépondérante que l'opposition était habituée, depuis +plusieurs années, à leur donner. C'est que toutes les questions de +ce genre, qui naguère passionnaient l'opinion, semblaient réglées +et finies. Vainement, lors de l'adresse, prétendit-on raviver la +querelle sur le droit de visite, en soutenant que la convention du 29 +mai 1845 était une mystification; cette tentative n'eut aucun succès, +et les propositions faites dans ce sens furent repoussées, ou durent +être abandonnées. À défaut des questions anciennes, force fut d'en +imaginer de nouvelles qu'on alla chercher bien loin, jusqu'au Texas +et à la Plata. + +Pour échapper aux difficultés qu'il avait depuis quelque temps avec +le Mexique, le Texas, jusque-là indépendant, venait de s'annexer +aux États-Unis. Le cabinet français n'avait pas prétendu s'opposer +à cette annexion, mais, de concert avec le cabinet britannique, +il l'avait déconseillée au gouvernement texien. Il estimait que +l'existence de ce petit État importait à l'équilibre du nouveau +monde et prévenait les chocs entre les deux races espagnole et +anglo-saxonne. Si mesurée qu'elle eût été, notre intervention avait +causé à Washington une humeur dont la trace se retrouva dans le +message du président: celui-ci déclara «ne pouvoir permettre, en +silence, qu'aucune action européenne s'exerçât sur le continent du +nord de l'Amérique». L'opposition en France fit grand bruit de ce +mécontentement; elle reprocha à M. Guizot d'avoir, par docilité +envers ses alliés d'outre-Manche, compromis une amitié qui était dans +les traditions de notre politique; la France, ajoutait-on, n'a pas +les mêmes raisons que l'Angleterre de jalouser les agrandissements +des États-Unis. + +Ce fut à une critique analogue que donna lieu l'affaire de la Plata. +Déjà une première fois, en 1838, les mauvais traitements infligés +à nos nationaux par le dictateur de la Confédération argentine, le +farouche Rosas, nous avaient amenés à intervenir dans ses démêlés +avec l'État de Montevideo et à procéder au blocus des deux rives de +la Plata. Malgré la vigueur de nos marins, leur action avait été peu +efficace. Aussi, en 1840, le gouvernement français avait-il été fort +aise de se dégager tant bien que mal de cette entreprise lointaine, +coûteuse, difficile, en concluant avec Rosas une convention qui +semblait assurer à peu près la protection de nos nationaux et +l'indépendance de Montevideo. Dans les années suivantes, il avait +résisté à toute tentation d'une intervention nouvelle, malgré les +griefs trop réels que continuait à lui fournir Rosas. Cependant, +en 1845, l'Angleterre, gênée dans son trafic par la continuation +de la guerre entre les riverains de la Plata, voulut y mettre +fin en imposant sa médiation armée, et demanda à la France de se +joindre à elle. M. Guizot y consentit, au fond fort à contre-coeur. +L'opposition l'attaqua à ce sujet; ses critiques, il est vrai, +étaient peu concordantes, les uns se plaignant que la France agît, +les autres, dont était M. Thiers, se plaignant qu'elle n'agît pas +seule et avec plus de vigueur; mais tous s'accordaient à montrer +dans la dépendance où le ministère du 29 octobre était à l'égard de +l'Angleterre, la cause de la faute commise. + +Sans doute, au Texas comme sur la Plata, le gouvernement français +eût mieux fait de s'abstenir. Son action ne s'expliquait guère que +par le désir d'être agréable au cabinet de Londres. Mais, si l'on +veut bien se rappeler qu'au même moment il obtenait de ce cabinet +l'abandon du droit de visite, on jugera peut-être qu'en payant de +ce léger prix une si importante concession, il ne faisait pas un +mauvais marché. D'ailleurs, dans l'une et l'autre affaire il veillait +à ne pas se laisser entraîner: en ce qui concernait le Texas, il +n'avait rien fait et entendait ne rien faire qui pût le mettre en +conflit avec les États-Unis; sur la Plata, la communauté d'action +avec l'Angleterre, si elle ne rendait pas l'entreprise plus agréable +et plus efficace, en diminuait du moins le risque. Rien donc n'était +sérieusement compromis. Le public en avait l'instinct. Aussi, malgré +les efforts de l'opposition et particulièrement de M. Thiers pour +grossir ces incidents, la Chambre refusa-t-elle de s'en émouvoir, et +repoussa-t-elle à de fortes majorités toutes les motions de blâme +présentées à ce sujet. + + +III + +Sentant qu'elle n'avait rien à gagner aux discussions de politique +étrangère, l'opposition se rejeta sur les questions intérieures et y +porta son principal effort. De ce côté, pourtant, les circonstances +ne lui fournissaient pas de plus sérieux sujets d'attaques. Point +de réformes à poursuivre dont le pays eût vraiment souci; aucun +acte arbitraire à dénoncer. À défaut de réalités, on trouva un mot, +mot méchant, meurtrier, que, jusqu'à la révolution de Février, on +devait répéter en grossissant de plus en plus la voix, le mot de +«corruption». Ne pouvant alléguer que les libertés publiques fussent +violées, on prétendit qu'elles étaient faussées; que le pouvoir, en +exploitant les appétits privés des électeurs d'abord, des députés +ensuite, détruisait l'indépendance et la sincérité de leurs votes, de +telle sorte que le gouvernement représentatif, intact en apparence, +n'était plus qu'un leurre. Sans doute cette accusation de corruption +n'était pas nouvelle; il était d'usage que les oppositions y +eussent recours, dès que les ministères duraient trop longtemps à +leur gré. Ainsi avait-il été fait, sous la Restauration, contre M. +de Villèle; après 1830, contre le ministère du 11 octobre et tout +particulièrement contre M. Thiers; enfin contre M. Molé, lors de la +coalition. Mais il semblait, en 1846, qu'on criât plus fort. Ce grief +fut le sujet principal de la plupart des débats, depuis l'adresse +jusqu'au budget. + +Parmi les opposants, tous ne traitaient pas la question de même. Les +enfants perdus se lançaient dans les personnalités, se plaisaient +aux anecdotes, dénonçaient des scandales le plus souvent controuvés +ou dénaturés. Puis survenait quelque généralisateur, M. Odilon +Barrot par exemple, qui, sans s'inquiéter des rectifications de +fait, croyant sincèrement à toute parole d'opposition, s'épanchait +en indignations généreuses. M. Thiers, qui avait été lui-même +au pouvoir, savait trop à quoi s'en tenir sur la valeur de ces +reproches, pour le prendre sur un ton aussi dramatique; mais il n'en +frappait pas moins fort. «Les gouvernements libres, disait-il, ont +aussi leurs misères. Il faut flatter en bas, il faut s'acquérir les +voix des membres des assemblées délibérantes, flatter leur vanité, +flatter leurs intérêts, les leurs, ceux de leurs familles; et +quand on a conquis leurs voix, il faut souvent aussi conquérir les +voix de ceux qui les nomment; il faut descendre dans ce travail +de brigues déplorables, de façon que la liberté, qui a pour but +d'étendre la participation aux affaires publiques, n'étend souvent +que la corruption, comme ces poisons qui, communiqués à la masse +du sang, portent la mort partout où ce liquide bienfaisant est +destiné à porter la vie.» L'orateur se défendait de «dénigrer son +temps et son pays». «Je sais bien, continuait-il, que notre temps +manque d'élévation, mais il a plus d'honnêteté privée que ceux +qui l'ont précédé;... nos mains sont plus pures.» Toutefois, il +s'élevait contre ceux qui se résignaient trop facilement au mal, et +il s'écriait, en visant les ministres actuels: «Il y a des gens qui +croient qu'on ne peut gouverner que par la satisfaction des intérêts +privés, qui regardent cela comme nécessaire, qui disent que la +corruption est un mal inévitable, que dès lors ce n'est presque pas +un mal, que c'est même un bien, si l'on peut le faire servir à la +cause à laquelle on est attaché; que tout le monde en ferait autant, +et que ceux qui blâment voudraient être ou corrupteurs ou corrompus +eux-mêmes;... et ces hommes, je les vois, après avoir ainsi souri au +mal, se sourire à eux-mêmes, tant ils se trouvent profonds de penser +de la sorte.» + +C'était le plus souvent M. Duchâtel qui répondait au nom du +ministère. Précis, imperturbable, sans étalage d'indignation +oratoire, usant plutôt d'une sorte de bonhomie narquoise, il ne se +lassait pas de démentir ou de rectifier les faits et les chiffres, +et mettait parfois les rieurs de son côté, en montrant que les +députés de l'opposition n'étaient pas les moins âpres à solliciter +les faveurs administratives, ni les moins prompts à s'en faire valoir +auprès de leurs électeurs. Quant à M. Guizot, il évitait le plus +possible de discuter ces misères. Était-il contraint de le faire, il +usait surtout de dédain, et, délaissant les détails, tâchait d'élever +le débat à d'éloquentes généralités. «Comment supposer, s'écriait-il, +qu'avec les moyens dont le gouvernement dispose, avec ces moyens si +petits, si subalternes, il vienne à bout de dompter, d'annuler de +grandes institutions libres? Et cela, en présence d'une opposition +qui, à l'en croire, possède seule l'intelligence des intérêts +généraux du pays, l'intelligence des idées élevées, des sentiments +généreux, qui a le monopole de tous les grands ressorts moraux qui +peuvent agir sur le pays!» Puis il ajoutait: «Croyez-moi; relevez, +tant que vous en trouverez l'occasion, les faits de corruption qui +vous paraîtront illégitimes, dangereux pour nos libertés... Mais +n'attribuez pas à quelques abus isolés ces grands résultats dont vous +cherchez la cause. Voici la vraie cause: après la lutte qui dure +depuis longtemps, entre vous et nous, sur la politique qui convient à +la France, lutté qui se passe sous le grand soleil du pays, au milieu +de toutes les libertés du pays, le pays a donné et donne raison au +gouvernement et tort à l'opposition. Voilà la vraie, la grande cause +de ce qui se passe. Toutes les autres sont misérables et ne valent +pas la peine qu'on en parle.» + +Entre le ministère et ses accusateurs, où était la vérité? Nul +doute tout d'abord sur la grossière exagération des griefs. C'est +un républicain, M. Lanfrey, qui a écrit, plusieurs années après la +chute de la monarchie de Juillet: «Il est impossible aujourd'hui, +à l'historien comme au moraliste, de se mettre en très grands +frais d'indignation au sujet des faits de corruption reprochés au +ministère de MM. Guizot et Duchâtel.» Et M. Lanfrey attribuait le +retentissement qu'avaient eu ces faits à la «candeur relative de +cette époque[4]». Notons en outre l'impropriété vraiment calomnieuse +du mot employé par l'opposition. Corruption implique une idée +de vénalité, de prévarication. Rien de pareil n'existait; M. de +Montalembert et M. de Tocqueville, qui étaient cependant alors au +nombre des censeurs les plus sévères, le proclamaient hautement. Mais +si, laissant de côté ce gros mot de «corruption», on parle seulement +de ce que M. Guizot lui-même appelait l'«abus des influences», de +l'envahissement et de la prédominance des préoccupations électorales +ou parlementaires dans l'administration, dans la distribution des +faveurs dont le pouvoir dispose, force est alors de reconnaître que, +pour être exagérées, les accusations n'en avaient pas moins une part +de vérité. Parmi les histoires de députés qu'on prétendait avoir été +raffermis ou gagnés par une promesse de place, toutes n'étaient pas +de pure invention. Les amis du gouvernement, dans leurs épanchements +intimes, ne niaient pas le mal et en gémissaient[5]. Placé, par les +élections de 1842, en face d'une majorité incertaine, vivant au +milieu d'un monde politique où trop souvent l'affaiblissement des +croyances et l'absence de sentiments chevaleresques, d'illusions +généreuses, ne laissaient plus guère subsister que le sens de +l'intérêt personnel, le ministère n'avait pas cru pouvoir se soutenir +sans faire appel à cet intérêt. Comme toujours en pareil cas, il +tâchait de rassurer sa conscience par l'utilité du but à atteindre. +À vrai dire, ce mal était moins celui d'un ministère que celui de +la société elle-même. Pour le guérir, il eût fallu changer non les +gouvernants, mais les moeurs, rehausser l'âme de la nation, et +surtout en extirper le scepticisme politique, moral, religieux, fruit +de tant de révolutions. Or c'était une oeuvre à laquelle l'opposition +ne paraissait certes pas plus propre que le cabinet du 29 octobre. + +[Note 4: _Revue nationale_, t. XV, p. 31.] + +[Note 5: Voir, par exemple, le _Journal inédit de M. de Viel-Castel_.] + +Toutefois, pour un homme tel que M. Guizot, cette excuse de n'avoir +pas fait pis que n'eussent fait ses adversaires à sa place ne paraît +pas suffisante. N'était-il pas de ceux dont on pouvait attendre +qu'ils fissent mieux que les autres? La répugnance, le mépris qu'il +éprouvait évidemment pour certains procédés ne devaient-ils pas +l'empêcher non seulement d'y recourir, mais d'y laisser recourir à +côté ou au-dessous de lui? Son austérité propre était incontestable. +Il y avait déjà longtemps qu'il «s'était promis, une fois pour +toutes, de ne jamais tenir compte, dans sa vie publique, d'aucune +considération d'intérêt privé[6]». «Je ne fais cas et n'ai envie que +de deux choses, écrivait-il à M. Bresson en 1846: de mon vivant, ma +force politique; après moi, l'honneur de mon nom[7].» Seulement, se +contentant trop facilement d'être personnellement intact, il s'était +peu à peu habitué à considérer ce qui lui paraissait être les défauts +inévitables de son temps et de son pays avec une sorte de résignation +hautaine, au sujet de laquelle il se plaisait à philosopher. «En +toutes choses, écrivait-il un jour à M. de Barante, c'est le grand +effort de la vie que de se soumettre à l'imperfection sans en prendre +son parti, et de garder au fond toute son ambition en acceptant toute +sa misère. Si je m'estime un peu, c'est par là. J'ai appris à me +contenter de peu, sans cesser de prétendre à tout[8].» + +[Note 6: Lettre du 19 juillet 1835. (_Lettres de M. Guizot à sa +famille et à ses amis_, p. 145.)] + +[Note 7: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 78.] + +[Note 8: _Documents inédits._] + +La mesure avec laquelle l'histoire s'efforce après coup de faire +le partage entre les torts du gouvernement et les injustices de +l'opposition, il ne fallait pas, sur le moment, l'attendre du public. +Celui-ci était, par le fait même du régime censitaire, plus disposé +à écouter l'accusation que la défense: la foule, facilement jalouse +du «pays légal» dont elle n'était pas, écoutait volontiers ceux qui +le lui présentaient comme une oligarchie bourgeoise n'usant de son +pouvoir que pour satisfaire ses appétits. «Ainsi, a écrit depuis M. +de Tocqueville, presque toute la nation fut amenée à croire que le +système représentatif n'était autre chose qu'une machine politique +propre à faire dominer certains intérêts particuliers et à faire +arriver toutes les places dans les mains d'un certain nombre de +familles; opinion très fausse, même alors, mais qui a plus favorisé +que tout le reste l'établissement d'un nouveau gouvernement[9].» +C'était là en effet un état d'esprit fort dangereux. Il tendait à +bien autre chose qu'à un changement de ministère, et devait être pour +beaucoup dans la chute de la monarchie, dans cette révolution de +février 1848 qu'on a prétendu qualifier de «révolution du mépris». + +[Note 9: Lettre du 27 juillet 1853.] + + +IV + +On eût dit vraiment que, dans cette session de 1846, un mauvais +génie poussait l'opposition dynastique à choisir de préférence les +armes qui pouvaient faire le plus de mal à la royauté. Non contente +de dénoncer la politique du gouvernement comme corruptrice, elle +s'efforça d'en faire remonter la responsabilité au Roi lui-même, +en reprenant avec plus d'âpreté que jamais la campagne contre le +«pouvoir personnel». M. Thiers ne fut pas le moins animé à porter la +lutte sur ce terrain scabreux, qui lui était d'ailleurs familier: +il y avait déjà mis le pied, en 1839, lors de la coalition, avec +M. Guizot pour complice; en 1843, plus accidentellement, à propos +de l'algarade faite par Louis-Philippe à M. de Salvandy[10]. Cette +fois, l'attaque était bien froidement et mûrement préméditée. Lors +du traité d'alliance signé, le 25 décembre 1845, entre M. Thiers et +M. Odilon Barrot, il avait été expressément stipulé qu'un article +serait ajouté au projet de réforme parlementaire, en vue d'exclure +de la Chambre «toute personne recevant, à un titre quelconque, un +traitement de la liste civile». Était-ce pour le plaisir d'écarter +du Palais-Bourbon quelques officiers de service aux Tuileries? Non; +on visait plus haut, et l'on ne s'en cachait pas. «Cet amendement, +disait le _Siècle_, permettra d'apprécier, avec une liberté devenue +nécessaire, l'influence exercée par la couronne sur les délibérations +du pouvoir législatif.» + +[Note 10: Cf. plus haut, t. V, ch. IV, § V.] + +M. Thiers avait promis de soutenir lui-même cette proposition. +Il tint parole, le 17 mars 1846. «Le gouvernement représentatif +dans toute sa vérité», ainsi formula-t-il sa revendication; et il +ajoutait malicieusement: «M. Guizot me comprend; c'est un langage +que nous avons parlé ensemble.» Il continua en ces termes: «Sous +la Restauration, pourquoi me suis-je si hardiment décidé pour le +duc d'Orléans contre Charles X? C'était sous l'empire d'une idée. +J'avais écrit, en 1829, ce mot devenu célèbre: «Le Roi règne et +ne gouverne pas.» Est-ce que vous croyez que ce que j'ai écrit +en 1829, je ne le pense pas en 1846? Non, je le pense encore, je +le penserai toujours.» Puis, répondant à ceux qui, pour écarter +cette maxime, arguaient de l'état particulier de la France: «Si +cela était, messieurs, si le vrai gouvernement représentatif était +impossible en France, ah! il fallait nous le dire en juillet 1830; +il fallait nous dire, ce jour-là, que nous allions risquer, par une +protestation qui engageait nos têtes, nos vies pour une illusion... +Si le gouvernement représentatif dans toute sa réalité n'est +pas possible en France, oubliez-vous qu'il eût mieux valu alors ne +pas faire une révolution? Quoi! nous ne pourrions avoir que les +formes extérieures du gouvernement représentatif! Mais pour cette +fiction, pour ce mensonge, la Restauration valait bien mieux; elle +avait des avantages de situation incontestables au dedans, comme au +dehors.» De là l'importance que l'orateur attachait à la disposition +qui devait exclure de la Chambre les aides de camp du Roi: elle +lui paraissait «un pas dans cette carrière au bout de laquelle il +voyait en perspective la vérité du gouvernement représentatif». «On +nous dit souvent, ajouta-t-il en terminant, que cela viendra, mais +que cela viendra tard. Eh bien, soit! Je me rappelle, en ce moment, +le noble langage d'un écrivain allemand qui, faisant allusion aux +opinions destinées à triompher tard, a dit ces belles paroles que je +vous demande la permission de citer: _Je placerai mon vaisseau sur +le promontoire le plus élevé du rivage, et j'attendrai que la mer +soit assez haute pour le faire flotter_. Il est vrai qu'en soutenant +cette opinion, je place mon vaisseau bien haut; mais je ne crois pas +l'avoir placé dans une position inaccessible.» + +Écouté par tous avec une attention émue, applaudi avec passion +par la gauche, exalté par une grande partie de la presse, répandu +dans le pays à cent mille exemplaires, ce discours eut un immense +retentissement. Ce fut pour l'opposition, particulièrement pour ses +journaux, comme un signal de soutenir la même thèse et de porter +partout l'attaque contre les prétendus empiétements de la couronne. +Les républicains, on le comprend, ne furent pas les derniers à se +joindre à une campagne qui servait si directement leur cause. M. +Thiers ne parut pas troublé de ce bruit, au contraire. Il écrivait +à un de ses correspondants d'Angleterre, dont j'aurai occasion de +reparler, M. Panizzi: «Je sais que vous avez approuvé mon dernier +discours _ad Philippum_. Celui-ci a été fort mécontent, ce dont +je me soucie peu, car je ne veux ni le flatter, ni le blesser. Je +vais à mon but, qui est la vérité, et ne regarde ni à droite ni à +gauche[11].» + +[Note 11: Lettre du 26 mars 1846. (_The Life of sir Anthony Panizzi_, +par Louis FAGAN.)] + +Que fallait-il penser du danger dénoncé par M. Thiers? Sans doute +l'action du Roi était réelle, visible, tangible. Très laborieux +malgré son grand âge, suivant de près toutes les affaires, y donnant +même une partie de ses nuits[12], ayant acquis pleine conscience de +son habileté et de son expérience, fier d'avoir fait prévaloir la +fixité de son système politique à travers tant d'accidents et en +présence d'un esprit public si incertain et si mobile, convaincu +que les choses iraient très mal s'il cessait d'y mettre la main, +ayant, depuis la mort du duc d'Orléans, le sentiment plus profond +encore que sur lui seul reposait l'avenir de la nouvelle monarchie, +Louis-Philippe était moins que jamais d'humeur à accepter la +maxime: Le Roi règne et ne gouverne pas. Mais n'avons-nous pas eu +déjà occasion de montrer que cette maxime, inventée pour jeter bas +Charles X, n'était pas conforme aux vraies traditions du gouvernement +représentatif, et qu'elle était encore plus contraire aux besoins +particuliers de la société française? Si le Roi cherchait à amener +ses ministres et, par eux, la Chambre à ses idées, il ne violentait +pas leur liberté et n'avait pas la prétention de gouverner contre +la majorité. Nul prince n'était plus scrupuleusement résolu à ne +pas sortir des règles constitutionnelles. Son seul tort était de +manifester parfois son action avec quelque intempérance, de se donner +des airs d'ingérence un peu tatillonne, de prépotence effarouchante, +de ne pas comprendre qu'il est parfois plus habile à un roi de +paraître indifférent et de demeurer silencieux. Déjà plusieurs +fois, j'ai dû noter cette petite faiblesse, que l'âge et un peu +d'infatuation venant du succès rendaient maintenant plus sensible. +Elle ne justifiait pas l'accusation de «pouvoir personnel», mais elle +la facilitait. + +[Note 12: Louis-Philippe écrivait au maréchal Soult, le 7 octobre +1846: «Le temps ne suffit plus aux exigences de ma position, et +surtout au travail des papiers, qui prend sur mes nuits d'une manière +qui m'extermine.» Plusieurs de ses lettres sont datées de minuit ou +une heure du matin. (_Documents inédits._)] + +M. Guizot avait d'abord laissé à M. Duchâtel, qui s'en était +habilement acquitté, la tâche de répondre à M. Thiers. Le +retentissement prolongé de ce débat, et les polémiques qui en furent +la suite, l'obligèrent à intervenir à son tour et à apporter, sur +ces graves questions, ce qu'il croyait la doctrine vraie. Il le fit, +le 28 mai 1846, dans le débat de politique générale soulevé par M. +Thiers à l'occasion du budget. Il commença par relever sévèrement +certaines paroles du premier discours de son contradicteur. «Il +se trouve, dit-il, parmi les amis de la monarchie de 1830, parmi +les hommes qui ont contribué à la fonder et qui veulent réellement +la maintenir, il se trouve des hommes qui, lorsqu'une chose ne +leur convient pas, se croient le droit de lui dire: Que ne nous +disiez-vous cela en 1830? Il est grave de s'entendre dire ces +paroles. Ce n'est pas la première fois que je les ai entendues. Je +les ai entendu prononcer, en 1831, par l'honorable général de La +Fayette, à propos du programme de l'Hôtel de ville qu'on disait +violé. Il disait aussi: «Que ne nous disiez-vous cela en 1830?» +J'eus l'honneur de répondre alors qu'à coup sûr personne n'avait la +fatuité de croire qu'il eût disposé de la France et de la couronne +et l'eût donnée au prince qui la portait. Ça été la bonne fortune +de la France de trouver dans son sein, en 1830, le prince qui +porte la couronne. C'est la France elle-même qui s'est donnée à +lui; personne n'en a disposé, personne n'a pu faire qu'il en fût +autrement. Je repousse pour mon compte, aujourd'hui comme en 1831, +ces bouffées d'un orgueil frivole.» Ceci dit, non sans avoir fait +crier l'opposition, M. Guizot aborda la question de fond, et n'hésita +pas à exposer des doctrines nettement monarchiques, qu'il eût sans +doute été plus gêné de professer publiquement au lendemain de 1830; +mais, depuis lors, bien des changements s'étaient opérés. «Je suis +décidé, déclara-t-il, à trouver bon que la couronne déploie pour le +pays tout ce qu'elle possède de sagesse, de fermeté et de dévouement... +Je me regarde, à titre de conseiller de la couronne, comme +chargé d'établir et de maintenir l'accord entre les grands pouvoirs +publics, mais non d'assurer la prépondérance de tel ou tel de ces +pouvoirs sur les autres... Pour cela, qu'y a-t-il à faire? Il faut +traiter avec tous ces grands pouvoirs; il faut les prendre pour ce +qu'ils sont en effet, pour des êtres libres, intelligents, qui ont +leur situation, leurs idées, leurs sentiments, leur volonté;... il +faut s'entendre avec la couronne comme avec les Chambres,... et +amener ces transactions desquelles naît l'unité du gouvernement. +Voilà, le gouvernement représentatif. On parle d'indépendance. Je +fais grand cas de l'indépendance; je suis convaincu qu'il en faut +porter beaucoup dans les conseils qu'on donne à la couronne et dans +les résolutions qu'on prend vis-à-vis d'elle; il faut l'avoir, +l'indépendance; mais l'afficher, jamais! Je suis assez vieux pour +avoir vécu sous bien des pouvoirs. J'ai vécu à côté de plusieurs +d'entre eux, sans contact avec eux; j'en ai servi d'autres; je +suis sûr qu'il n'y en a aucun qui m'ait jamais trouvé servile +ou complaisant... Mais, je l'avoue, j'ai soif de déférence ou +de respect envers les pouvoirs qui gouvernent mon pays. Et s'il +m'arrivait, ce qui m'est arrivé, de me trouver en dissidence avec +eux, bien loin de le laisser voir, je m'efforcerais de le cacher... +Voici encore, dans cette grave question, un point sur lequel +je crois que nous différons. C'est ma conviction que le devoir +d'un conseiller de la couronne est constamment de faire remonter +le bien à la couronne elle-même; elle ne répond jamais du mal; la +responsabilité ministérielle la couvre... Il y a eu, de tous temps, +des ministres de la couronne qui se sont appliqués à l'effacer, à +s'interposer entre elle et le pays, pour se grandir eux-mêmes et eux +seuls. Ce n'est pas mon goût, ni mon devoir. Je crois, au contraire, +qu'il faut s'effacer au profit de la couronne et pour laisser aller à +elle la reconnaissance publique. C'est à cela que je mets ma dignité +et ma fierté, et je trouve les autres fiertés un peu vulgaires et +subalternes.» + +M. Thiers riposta avec une vivacité souvent amère. Sa doctrine +tendait toujours à cette conclusion qu'un roi annulé était le +corollaire nécessaire d'un roi inviolable. Plus les ministres avaient +la réalité du pouvoir, plus, à son avis, on possédait le vrai +gouvernement représentatif. «Ce qu'il faut, disait-il, ce sont des +ministres qui ne se contentent pas seulement du rôle d'intermédiaires +des pouvoirs... De tels ministres peuvent être des commis éloquents; +ce ne sont pas des ministres à grande responsabilité. Cette +transparence dont on se plaint, ce n'est pas avec du talent seulement +qu'on la fait cesser, c'est avec du caractère.» Puis, passant +par-dessus la tête de M. Guizot, pour faire la leçon et poser ses +conditions au Roi lui-même, il terminait ainsi: «Hier, M. le ministre +des affaires étrangères montrait une grande confiance dans la durée +du ministère. Si cependant, malgré cette confiance, le ministère +actuel n'était pas éternel, si ses successeurs ne l'étaient pas non +plus, et qu'enfin il n'y eût plus d'autre ressource que celle des +ministres impossibles, et qu'on me fît l'honneur de jeter les yeux +sur mon impossibilité, je le déclare, dans ce cas, avec le profond +dévouement que j'ai pour la royauté et avec le profond respect dont +je ne me suis jamais écarté envers elle, je lui dirais: «Je suis +prêt, si mes efforts peuvent vous être utiles, à vous servir, mais +en gouvernant d'après ma propre pensée; si ma pensée est d'accord +avec celle de Votre Majesté, j'en serai très heureux; mais, si elle +en diffère, je persisterai à gouverner suivant ma propre pensée.» +C'est peut-être là, messieurs, un grand orgueil, un orgueil frivole, +si vous le voulez, mais c'est un orgueil désintéressé; et j'avoue +que j'aime mieux, pour ma part, cet orgueil désintéressé, quoiqu'il +puisse être accusé d'être frivole, qu'une ambition qui s'abaisse pour +avoir, non point le pouvoir, mais l'apparence du pouvoir.» + +Une réplique de M. Guizot vint clore ce débat, le plus brillant et +le plus considérable qui eût jamais été engagé sur cette question. +«Le trône, dit-il en résumant ses idées, n'est pas seulement un +fauteuil fermé pour que personne ne puisse s'y asseoir. Une personne +intelligente et libre, qui a ses idées, ses sentiments, ses désirs, +ses volontés, comme tous les êtres réels et vivants, siège dans ce +fauteuil... Vous disiez qu'il faut qu'un ministre, pour être un +ministre constitutionnel, soit tout-puissant du côté de la couronne. +On n'exige pas la toute-puissance du côté des Chambres; on reconnaît +que là il y a indispensable nécessité de discuter, de transiger, de +se faire accepter. Mais on veut que, du côté de la couronne, la même +nécessité n'existe pas... Eh bien, tout cela est faux, complètement +faux. Et si cela était vrai, sachez bien qu'il n'y aurait jamais eu, +dans cette Angleterre dont vous parlez, un ministre qui eût couvert +la couronne; car il n'y en a pas eu un seul, même sous des rois très +faibles, très médiocres, qui n'ait souvent et grandement compté avec +eux.» + +La Chambre donna pleinement raison à M. Guizot, par 229 voix contre +147. Ainsi se confirmait un phénomène déjà noté: plus M. Thiers se +portait vers la gauche, faisant siens les griefs et les thèses de +l'opposition avancée, plus les conservateurs effarouchés se serraient +autour du cabinet. Pendant cette session de 1846, le ministère avait +constamment obtenu, sur les questions politiques, des majorités de +60 à 80 voix. Si l'on se rappelle que depuis 1842, à chaque session, +il avait failli être renversé, et que naguère encore, en 1845, il +ne l'avait emporté que de huit voix dans le débat sur l'affaire +Pritchard, on reconnaîtra que le progrès était considérable. +M. Guizot avait de tout temps attaché une importance capitale, +peut-être même par trop exclusive, à la constitution d'une majorité. +Ne devait-il pas dès lors triompher d'un résultat qui, après de +si pénibles efforts, de si inquiétantes vicissitudes, pouvait +paraître un succès définitif et complet? Aussi n'est-on pas étonné +de l'entendre, dans son grand discours du 28 mai, «se féliciter que +la majorité ait enfin acquis une unité, une organisation qui lui +manquaient», proclamer que, «depuis cinq ans, il avait consacré tous +ses efforts à amener ce résultat», et montrer là «comme l'ancre +principale de salut dans les épreuves auxquelles le pays pouvait être +encore appelé». Peu auparavant, s'inspirant de la pensée du ministre, +le _Journal des Débats_ disait: «Nous avons vu enfin arriver le +jour que nous appelions de tous nos voeux, celui où il n'y aurait +plus dans la Chambre que deux grands partis... Depuis trente ans, +c'est la première fois peut-être qu'il y a une vraie majorité dans +nos Chambres. Jamais, dans les années précédentes, nous n'avions vu +l'opposition renoncer à l'espoir d'entamer la majorité; pour le coup, +elle y renonce... De cette époque, datera la fin de la politique +d'intrigue.» + + +V + +La fixité de la majorité donnait à la machine politique une apparence +de stabilité telle qu'on n'en avait pas encore connu depuis 1830. +L'ordre matériel régnait partout. Pas plus de menace d'émeute dans +la rue que de menace de crise dans le Parlement. L'insurrection +avait fait son dernier effort, le 12 mai 1839. Les sociétés +secrètes désorganisées, découragées, ne comptant qu'un petit nombre +d'adhérents infimes, végétaient sous l'oeil de la police, qui s'était +adroitement introduite jusque dans leurs plus secrets conseils. +Depuis Darmès en 1840, près de six années s'étaient écoulées sans +qu'on eût attenté à la vie de Louis-Philippe; on croyait en avoir +fini avec cette horrible manie du régicide qui avait sévi pendant les +dix premières années du règne. + +Le 16 août 1846, le Roi, alors en villégiature à Fontainebleau, +rentrait en char à bancs, avec la Reine et plusieurs de ses enfants, +d'une promenade dans la forêt, quand deux coups de feu furent tirés +sur lui, à quelques pas, du haut d'un mur qui longeait la route; la +bourre de l'un des coups tomba dans la voiture, mais personne ne +fut atteint. L'assassin, aussitôt arrêté, était un nommé Lecomte, +ancien garde des bois de la couronne, récemment congédié pour faute +grave dans son service. Il passait pour un très habile tireur. «Je me +suis trop pressé», dit-il seulement quand on s'empara de lui. «Rien +n'indique, écrivait quelques jours après M. Guizot à M. Rossi, aucune +ramification ni complot. Ce qui n'empêche que ce ne soit une sottise +de dire, comme le font les badauds pour se rassurer, qu'il n'y a là +rien de politique. Quoi de plus politique que cette contagion, cette +_mal'aria_ qui fait que l'humeur d'un garde mécontent de sa pension +se tourne en régicide[13]!» + +[Note 13: _Documents inédits._] + +Pendant qu'on instruisait le procès de ce vulgaire assassin, un +incident imprévu appela l'attention sur un condamné de nom plus +retentissant. On se rappelle que, le 6 octobre 1840, à la suite de la +piteuse échauffourée de Boulogne, la cour des pairs avait condamné +le prince Louis Bonaparte à l'emprisonnement perpétuel. Il subissait +sa peine au château de Ham, où avaient été enfermés naguère M. de +Polignac et ses collègues. Sa captivité n'était pas bien rigoureuse: +on le laissait recevoir ses amis, écrire dans les journaux, publier +des livres. Il en profitait pour lier des relations et entretenir +des correspondances avec les opposants de nuances diverses, +depuis M. Odilon Barrot jusqu'à M. Louis Blanc, pour collaborer à +plusieurs feuilles républicaines de province, notamment au _Progrès +du Pas-de-Calais_, pour souscrire à la fondation d'un journal +fouriériste, et pour publier, sur l'_Extinction du paupérisme_, une +brochure à tendance socialiste. À gauche, on paraissait assez flatté +d'une pareille recrue. «Louis Bonaparte n'est plus un prétendant, +disait un journal radical; c'est un citoyen, un membre de notre +parti, un soldat de notre drapeau.» Malgré tout le mouvement qu'il +se donnait, le prisonnier de Ham ne parvenait pas à attirer sur lui +l'attention du pays; en dehors de quelques fidèles et des démocrates +qui se laissaient courtiser par lui, il était à peu près complètement +oublié. Au commencement de 1846, alléguant la maladie de son père, +l'ex-roi Louis, alors à Florence, il demanda à sortir de sa prison, +fût-ce temporairement. Cette requête fut vivement appuyée auprès +des ministres et du Roi par plusieurs députés, entre autres par +M. Odilon Barrot et M. Dupin. Le gouvernement était disposé à y +faire bon accueil et même à accorder une libération définitive, +si toutefois le prisonnier donnait, sous une forme à trouver, une +garantie de sa sagesse à venir. Le prince refusa de faire plus que +quelque déclaration vague de reconnaissance et préféra tenter la +chance d'une évasion. Le 25 mai 1846, il saisit l'occasion que lui +offraient des travaux de réparation accomplis dans le château pour +s'échapper, déguisé en ouvrier, avec une planche sur l'épaule. Trois +jours après, il était en Angleterre. Cette évasion, machinée comme un +épisode de roman, intéressa un instant la curiosité du public, mais +sans troubler sa sécurité, ni faire prendre davantage au sérieux un +personnage en qui l'on ne voyait alors que l'aventurier de Strasbourg +et de Boulogne. Dans une lettre adressée à M. de Sainte-Aulaire, +ambassadeur à Londres, le prince assura le gouvernement français de +«ses intentions pacifiques», se défendit de vouloir «renouveler des +tentatives qui avaient été si désastreuses», et affirma que «sa seule +idée avait été de revoir son vieux père». Deux mois plus tard, le 27 +juillet, le roi Louis mourut à Livourne: le prince Louis-Napoléon +n'était pas auprès de lui; il avait écrit à son père que le +gouvernement anglais lui refusait des passeports pour se rendre en +Italie. + + +VI + +La bonne situation parlementaire du cabinet, la tranquillité du pays, +l'absence de tout grave embarras au dedans et au dehors semblaient +des conditions favorables pour procéder aux élections générales. Le +6 juillet 1846 fut publiée l'ordonnance de dissolution, convoquant +les électeurs pour le 1er août. Aussitôt les comités réunis de la +gauche et du centre gauche confirmèrent la fusion des deux groupes +en publiant un manifeste unique. Dans ce manifeste, ils tendaient +ouvertement la main aux républicains et aux légitimistes, à tous +ceux qui voulaient renverser ce qu'on appelait alors «un système +corrupteur et antinational». «La question pour chaque électeur, +disaient-ils, n'est pas de choisir celui qu'il préfère, mais bien, +en nommant un homme indépendant, à quelque nuance de l'opposition +qu'il appartienne, d'empêcher le succès du candidat ministériel.» +Les républicains, qui ne pouvaient que gagner à cette coalition, +s'y prêtèrent volontiers: ils en profitèrent pour s'assurer une +part prépondérante dans le «comité central des électeurs de la +Seine», qui non seulement dirigeait les élections de Paris, mais, +par ses communications aux journaux, exerçait son influence dans +toute la France. Les légitimistes, au contraire, ne répondirent +qu'incomplètement à l'appel qui leur était adressé; beaucoup +d'entre eux préférèrent faire campagne avec le parti catholique: +celui-ci, par une tactique imitée de la ligue de M. Cobden, se tenait +absolument en dehors des questions débattues entre M. Thiers et M. +Guizot, et promettait appui au candidat quelconque qui serait «le +plus offrant et dernier enchérisseur en fait de liberté religieuse». + +M. Thiers apporta, dans cette campagne électorale, la même ardeur +impatiente avec laquelle il venait de conduire la bataille +parlementaire. Ses amis, étaient même obligés de le retenir. Il +avait préparé une lettre à ses électeurs où il parlait de la couronne +avec une extrême amertume. «On me trouve fort prononcé, fort actif +dans l'opposition, y disait-il. Serait-ce par hasard afin d'avoir le +pouvoir plus tôt?... Cette conduite éloigne du pouvoir, si bien qu'on +vous appelle ministre impossible. Peu m'importe. Je ne tiens à être +ni possible ni prochain... Certes je savais bien que demander la +réalité rigoureuse du gouvernement représentatif, qui tend à diminuer +l'influence de la royauté irresponsable au profit des ministres +responsables, je savais bien que c'était davantage encore me ranger +dans la classe des ministres impossibles. Je n'ai pas hésité: non +pas que j'eusse le goût puéril, que certaines gens me prêtent, de me +poser, moi simple citoyen, en face de la majesté royale... Mais je +suis convaincu que la monarchie ne sera admise par les générations +présentes et futures que lorsque des ministres vraiment responsables +exerceront véritablement le pouvoir, et, profondément convaincu de +cette vérité, j'ai eu l'orgueil de défendre ma conviction, même à +mes dépens. Cet orgueil, je l'ai eu, je l'aurai toujours dans toute +son étendue. Le pouvoir, je l'ai possédé, et, dans cette transition +inévitable de la monarchie représentative fausse à la monarchie +représentative vraie, transition toujours plus ou moins longue, je +sais ce que vaut le pouvoir. Être ministre entre une royauté qui ne +vous souhaite pas et une Chambre que cinquante ans de révolutions +et de guerres ont profondément troublée, que beaucoup d'intérêts +dominent, être ministre à ces conditions ne me séduit guère.» Cette +lettre fut imprimée, mais ne fut pas envoyée: MM. Duvergier de +Hauranne, de Rémusat, de Maleville, qui n'étaient pourtant pas des +timides, firent comprendre à M. Thiers le tort qu'il se ferait par un +tel langage. + +Le gouvernement, de son côté, arrivait bien préparé à la bataille +dont il avait lui-même choisi l'heure. La tâche principale incombait +au ministre de l'intérieur, M. Duchâtel, qui n'épargna pas sa peine +et déploya une rare habileté. Un de ses amis, témoin quotidien de ses +efforts, M. Vitet, a écrit à ce sujet: «Je puis dire que, pendant +trois mois, il ne cessa de suivre du regard, d'aider, de stimuler, de +réveiller, parfois aussi de tempérer plus de quatre cents candidats +dont il savait par coeur, grâce aux ressources de sa mémoire, toutes +les situations personnelles, et que sans cesse, avec un à-propos +qui les frappait d'étonnement, il éclairait sur leurs oublis, leurs +négligences, leurs imprudences. Ce n'était pas seulement le sentiment +du devoir, c'était un certain plaisir de déjouer les trames de tant +d'habiles adversaires de toute provenance et de toute couleur, qui +lui donnait cette sorte de fièvre de surveillance et d'exhortation.» +Dans une circulaire à ses préfets, M. Duchâtel avait publiquement +revendiqué pour l'administration le droit d'exercer une «franche et +loyale influence», mais en même temps il en avait fixé les limites. +«L'indépendance des consciences, disait-il, doit être scrupuleusement +respectée; les intérêts publics, les droits légitimes ne doivent +jamais être sacrifiés à des calculs électoraux... Fidélité sévère +aux règles de justice dans l'expédition des affaires, respect +de la liberté et de la moralité des votes, mais action ferme et +persévérante sur les esprits, tels sont les principes qui, en matière +d'élections, doivent présider aux rapports de l'administration +avec les citoyens.» Ce langage était sensé et correct. Lors de la +vérification des pouvoirs, l'opposition prétendit que la conduite +du ministre n'avait pas été conforme à sa circulaire, mais elle +n'apporta rien de sérieux à l'appui de ses allégations. Sur ce point +d'ailleurs, on peut s'en fier à la parole du témoin déjà cité: +«J'ai vu de près les élections, a dit M. Vitet; j'en puis parler en +conscience. Je sais quelle scrupuleuse observation de la loi, quel +respect des droits de tous y présidèrent du côté du pouvoir, et je +tiens, pour ma part, qu'on n'en trouverait guère d'aussi sincères, +d'aussi vraiment exemptes de sérieux abus, soit chez nous depuis +1814, soit même dans les pays les plus libres du monde, l'Angleterre, +par exemple, ou les États-Unis.» + +La polémique, menée grand train par les journaux des deux bords, ne +fit guère que ressasser les questions déjà traitées à la tribune. +Il apparut bientôt que la malheureuse affaire Pritchard, si vieille +qu'elle fût, était encore la meilleure carte du jeu de l'opposition. +Les candidats ministériels étaient marqués dans les feuilles adverses +de cette simple lettre: P; cela voulait dire _Pritchardiste_. Or, +à voir l'embarras qu'en éprouvaient ces candidats, il fallait bien +croire que la sottise publique était encore dupe des déclamations +prodiguées par la gauche en cette matière. La presse conservatrice +avait, il est vrai, pour riposter, une arme plus efficace encore, +c'était l'évocation de 1840. Le _Journal des Débats_ ne manquait pas +de rappeler que la victoire de l'opposition serait la rentrée de M. +Thiers au pouvoir, la reprise de la «politique du 1er mars». «La +France, demandait-il, est-elle lasse de la prospérité dont elle jouit +au dedans, de la paix dont elle jouit au dehors? Six années ont été +nécessaires pour réparer les fautes de 1840. Deux jours d'élection +peuvent anéantir le travail de six ans... Avant six mois, cette +prospérité corruptrice et cette paix déshonorante auront fait place +à une crise intérieure et à une crise européenne... Les deux hommes +sont connus; les deux politiques aussi... Rappelez-vous dans quel +état était la France au 29 octobre 1840; voyez dans quel état elle +est aujourd'hui, et choisissez!» + +Toutefois, ce qui frappe le plus, ce n'est pas l'effet produit par +telle ou telle polémique; c'est au contraire le peu de retentissement +qu'avait en réalité ce bruit de presse. Le fond du pays demeurait +tranquille, inerte. Rarement on avait vu, pendant une période +électorale, si peu d'émotion, on pourrait presque dire une pareille +indifférence. Que cachait et présageait cette indifférence? +L'opposition affectait d'y voir le signe que l'opinion se +désintéressait du sort du cabinet: elle se croyait certaine du succès +et le disait très haut. «Je n'ai jamais vu si complète assurance», a +écrit M. Vitet. Du côté ministériel, la confiance était moindre. On +se souvenait de la déception de 1842. N'était-il pas à craindre que +l'affaire Pritchard ne fît, en 1846, le mal qu'avait fait, quatre +ans auparavant, le droit de visite? Le duc de Broglie écrivait à +son fils, le 16 juillet: «Jamais élections ne se seront accomplies +au milieu d'une prospérité et d'un calme plus complets. Ce que cela +donnera, tout le monde l'ignore parfaitement. Le gouvernement, à +mesure que le jour fatal approche, semble plus inquiet, quoique ses +nouvelles soient excellentes[14].» M. Duchâtel mandait à M. Guizot, +le 18 juillet: «Plusieurs points de l'horizon se rembrunissent +depuis quelques jours. J'espère que cela s'éclaircira. D'après les +apparences actuelles, je m'attends à une bataille d'Eylau, où il y +aura beaucoup de morts de part et d'autre, où le champ de bataille +nous restera, mais en nous laissant encore une rude campagne à +soutenir. Si les nôtres, comme je l'espère, se battent bien, je serai +content; je désire d'abord la victoire, et puis, en second lieu, le +combat[15].» + +[Note 14: _Documents inédits._] + +[Note 15: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 30.] + +Telle était la situation quand, le 29 juillet, trois jours avant +les élections, au moment où le Roi saluait la foule du balcon des +Tuileries, deux coups de pistolet furent tirés à une assez grande +distance par un homme caché derrière une statue. Cet homme, appelé +Henri, était un ancien fabricant d'objets en acier, exaspéré par +des malheurs de fortune et de famille. L'instruction révéla par la +suite, dans ce crime, plutôt le désespoir d'un naufragé de la vie +que la haine d'un révolutionnaire, moins un régicide qu'une sorte de +suicide: dans les conditions où il avait été tiré, le coup était à +peu près inoffensif. Au premier moment, toutefois, on ne se rendit +pas compte de ces circonstances, qui devaient faire écarter la peine +de mort par la cour des pairs: ce nouvel attentat, qui suivait de +si près celui de Lecomte, parut la preuve d'un sinistre parti pris +et causa partout un sentiment d'inquiétude et d'indignation, dont +la presse ministérielle se hâta de tirer parti pour raviver le zèle +des conservateurs et discréditer l'opposition. Quant aux journaux +de gauche, ils furent réduits à insinuer que les coups de pistolet +étaient une manoeuvre de la police. + +Vint le jour du scrutin. Les élections de Paris donnèrent l'avantage +à l'opposition: sur quatorze mille suffrages, elle en réunissait +plus de neuf mille; sur quatorze députés, elle en avait onze; le +deuxième arrondissement, le plus riche de la ville, était enlevé aux +conservateurs, qui le possédaient depuis 1830; M. Jacques Lefebvre y +était remplacé par M. Berger. Les journaux de gauche triomphèrent, +mais ce ne fut pas pour longtemps. Dès le lendemain, les nouvelles +de province firent savoir que les ministériels y avaient remporté +des succès dont l'étendue surprenait les vainqueurs eux-mêmes. «Le +résultat, écrivit aussitôt M. Duchâtel, dépasse les espérances que +nous étions en droit de concevoir.» L'opposition perdait vingt-cinq +à trente sièges, et le gouvernement pouvait compter sur une majorité +d'une centaine de voix. On en eut la confirmation, dans la session +qui s'ouvrit, dès le 19 août, pour la constitution de la nouvelle +Chambre; M. Sauzet fut élu président par 223 voix, contre 98 données +à M. Odilon Barrot. + +Après les années laborieuses qu'il venait de passer, le ministère +ressentit comme une joie étonnée de se voir en possession d'une +si grande majorité. M. Guizot déclarait à ses amis «qu'aucun +événement politique ne lui avait causé une satisfaction égale à +celle qu'il éprouvait de ce triomphe de la bonne et saine politique +sur les mauvaises passions[16]». Le duc de Broglie écrivait à +son fils: «Jamais victoire ne fut plus complète... Depuis les +_trois cents_ de M. de Villèle, aucun ministère ne s'était trouvé +à pareille fête[17].» À la satisfaction du triomphe se mêlait +cependant quelque préoccupation. Ce dont on s'inquiétait, c'était +moins de l'irritation des vaincus que des exigences possibles des +vainqueurs, d'autant que, parmi ces derniers, il y avait un assez +grand nombre de députés nouveaux. «Il faut demander à Dieu, disait +M. Doudan, que les conservateurs, se sentant nombreux, ne soient +pas pris de la démangeaison de se mettre en petits paquets, ayant +chacun ses fantaisies à satisfaire. Tout cela n'est que l'embarras +des richesses, qui est peut-être préférable aux embarras de la +pauvreté[18].» Quant à M. Duchâtel, c'était d'un autre côté, du +côté de la couronne, qu'il pressentait des exigences gênantes. «La +situation est très bonne, écrivait-il à M. Guizot; mais elle impose +des devoirs nouveaux et des difficultés au moins aussi grandes que +les anciennes. Le Roi m'écrit une grande lettre de quatre pages +pour me recommander de montrer de la confiance dans l'avenir. Je +suis pour la confiance qui assure et prépare l'avenir, non pas +pour celle qui le gaspille et le compromet. En face des passions +hostiles que nous avons à combattre, il faudrait très peu de fautes +pour changer la situation, jeter le pays de l'autre côté. Il ne +faut pas laisser s'accréditer l'idée que tout est possible. Nous +avons résisté d'un côté; nous aurons probablement à résister de +l'autre. Je sais que vous pensez là-dessus comme moi; aussi je +ne vous en dis pas plus long. Après avoir assuré le triomphe du +parti conservateur, il y va de notre honneur de ne pas devenir les +instruments de sa défaite[19].» Si heureux que fût M. Guizot de sa +victoire, si optimiste qu'il fût par nature, il ne se dissimulait +pas non plus le danger qui résultait du succès même. «L'avenir n'en +sera pas moins difficile ni moins laborieux, écrivait-il à M. Rossi. +On sera plus exigeant avec nous et plus complaisant pour soi-même. +On nous demandera plus et l'on nous aidera moins. Je me prédis bien +des embarras, et je m'y prépare. Après tout, ceux-là valent mieux +que d'autres[20].» Et puis le ministre se rendait compte qu'avec une +telle majorité il ne lui suffirait plus de durer, qu'il lui faudrait +entreprendre quelque chose. Depuis longtemps, il cherchait, sans +avoir encore pu la trouver, l'occasion de quelque grande initiative. +Serait-il plus heureux désormais? En tout cas, il paraissait décidé à +s'y appliquer. «L'ordre et la paix une fois bien assurés, disait-il +dans son discours de remerciement aux électeurs de Lisieux, la +politique conservatrice, en veillant toujours assidûment à leur +maintien, pourra, devra se livrer aussi à d'autres soins, à d'autres +oeuvres. Un gouvernement bien assis a deux grands devoirs. Il doit, +avant tout, faire face aux affaires quotidiennes de la société, +aux incidents qui surviennent dans sa vie... Ce devoir rempli, le +gouvernement doit aussi s'appliquer à développer dans la société +tous les germes de prospérité, de perfectionnement, de grandeur... +C'est là, sans nul doute, pour la politique conservatrice, un +devoir impérieux, sacré, et c'est là aussi, soyez-en sûrs, un but +que cette politique seule peut atteindre. Toutes les politiques vous +promettront le progrès; la politique conservatrice seule vous le +donnera, comme seule elle a pu réussir à vous donner l'ordre et la +paix.» Cette parole, aussitôt mise en relief par les amis et par les +adversaires, eut un grand retentissement. Le public l'accepta comme +une solennelle promesse. + +[Note 16: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._] + +[Note 17: _Documents inédits._] + +[Note 18: X. DOUDAN, _Mélanges et Lettres_, t. II, p. 87.] + +[Note 19: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 32.] + +[Note 20: _Documents inédits._] + + + + +CHAPITRE II + +LES INTÉRÊTS MATÉRIELS. + + I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La + spéculation et l'agiotage.--II. Timidité économique du + gouvernement. Il fait ajourner la réforme postale. Ses + idées sur le libre échange.--III. Les finances en 1846. + L'équilibre du budget ordinaire. Le budget extraordinaire.--IV. + L'administration locale. Le comte de Rambuteau.--V. Le + matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la tentation du + veau d'or. Elle devient indifférente à la politique. Dangers + de cet état d'esprit.--VI. L'opposition accuse le gouvernement + d'avoir favorisé ce matérialisme. M. de Tocqueville. Son + origine, ses visées et ses déceptions. Amertume de ses critiques + sur l'état social et politique.--VII. Le mal s'étend à la + littérature. La «littérature industrielle». Cependant l'état des + lettres est encore fort honorable à la fin de la monarchie de + Juillet. Le roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme + et de spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. Romans + socialistes publiés dans les journaux conservateurs. Eugène Süe. + Les _Mystères de Paris_ dans le _Journal des Débats_. Autres + romans publiés par le _Constitutionnel_. Aveuglement de la + bourgeoisie, faisant fête à ces romans. + + +I + +La tranquillité dont le pays jouissait au dedans et la paix qui +régnait au dehors aidaient singulièrement à la prospérité matérielle. +On eût pu noter alors, d'après les statistiques officielles ou +privées, bien des signes de cette prospérité. Le mouvement du +commerce, tel qu'il ressortait des tableaux de douane, avait beaucoup +plus que doublé depuis 1830. Même progression dans les revenus des +canaux, les produits des voitures publiques, le nombre des lettres +distribuées par la poste. La consommation de la houille, criterium de +l'activité industrielle, avait triplé. Les économistes estimaient +que la fortune immobilière était doublée. En 1845, le cours de la +rente 5 0/0 atteignait 122 fr. 85; celui du 4 1/2 0/0, 116 fr. 25; +celui du 4 0/0, 110 fr. 50; celui du 3 0/0, 86 fr. 40. Le paysan et +l'ouvrier étaient mieux logés, mieux vêtus, mieux nourris; dans les +campagnes, on prenait l'habitude nouvelle des bas, des souliers, du +vin, de la viande, du pain blanc. Les salaires avaient à peu près +doublé en quinze ans. + +Le gouvernement avait secondé ce progrès, par l'impulsion donnée +aux travaux publics, routes, chemins vicinaux, ports, canaux, etc. +Il s'était surtout occupé des chemins de fer, la grande affaire du +moment. On sait comment, après de longs tâtonnements, la loi de 1842 +avait fixé le mode d'établissement des voies ferrées[21]. Depuis +lors, on avait beaucoup fait et entrepris plus encore. En mai 1843 +eut lieu l'inauguration solennelle des deux premières grandes lignes, +celle de Paris à Rouen et celle de Paris à Orléans. L'impression +fut considérable sur le public. Henri Heine écrivait, au moment +même, de Paris: «L'ouverture de ces lignes cause ici une commotion +que chacun partage, à moins de se trouver par hasard placé sur un +escabeau d'isolement social... Nous sentons que notre existence +est entraînée ou plutôt lancée dans de nouveaux orbites, que nous +allons au-devant d'une nouvelle vie... De pareils tressaillements +doivent avoir agité nos pères, alors que l'Amérique fut découverte, +que l'invention de la poudre à canon s'annonça par les premiers +coups de feu, que l'imprimerie répandit par le monde les premières +épreuves de la parole divine... Une nouvelle ère commence dans +l'histoire universelle[22].» L'inauguration, qui frappait à ce +point les imaginations, n'eut pas moins d'action sur les capitaux. +Ceux-ci, en France, s'étaient montrés jusqu'alors, en matière de +chemins de fer, craintifs, embarrassés, défiants. Les quelques +compagnies qui s'étaient hasardées au début n'avaient généralement +pas été heureuses. C'était même leur impuissance constatée qui +avait conduit le législateur de 1842 à mettre à la charge de l'État +les acquisitions de terrains, les terrassements, les ouvrages +d'art, les stations, et à ne demander aux compagnies que la pose +de la voie, la fourniture du matériel et l'exploitation. En 1843, +à la vue des chemins de fer devenus une réalité, l'initiative +particulière se réveilla, s'enhardit; des sociétés surgirent, +s'offrant à entreprendre elles-mêmes non seulement l'exploitation, +mais la construction des lignes. La loi de 1842 avait prévu cette +éventualité; sur l'insistance de M. Duvergier de Hauranne, il y avait +été stipulé que les lignes non immédiatement exécutées «pourraient +être concédées à l'industrie privée en vertu de lois spéciales». En +1844, 1845 et 1846, cette clause fut appliquée à plusieurs lignes +importantes, à celles du Nord, de Paris à Lyon, de Lyon à Avignon, +d'Avignon à Marseille, de Bordeaux à Cette. + +[Note 21: Voir plus haut, t. V, ch. I, § X.] + +[Note 22: Lettre du 5 mai 1843. (_Lutèce_, p. 326.)] + +Le mouvement était bon, mais il devint tout de suite excessif. À +trop de méfiance succédait trop d'illusion. Après avoir été timide, +on se montrait téméraire. Ce fut comme un débordement de compagnies +nouvelles qui se disputaient les concessions, rivalisaient de +promesses dans leurs prospectus, recherchaient, pour en décorer +leurs conseils, les ducs et les princes, les notabilités politiques +et administratives, ou même les généraux et les amiraux. Bouche +béante, le public était prêt à mordre à tous les hameçons. Excité +par le spectacle de quelques fortunes rapides, chacun croyait +voir là un trésor et se précipitait pour mettre la main dessus. À +quelles étranges sollicitations certains fondateurs de sociétés +n'étaient-ils pas en butte[23]! À peine émises ou même avant de +l'être, les actions étaient l'objet d'une spéculation effrénée +qui tenait les convoitises en haleine. C'était la préoccupation +dominante, universelle. Non seulement à la Bourse, mais à la Chambre, +dans les journaux, dans les salons, on ne parlait presque pas d'autre +chose. La concurrence que se faisaient ces nombreuses sociétés dans +la poursuite des concessions les poussait à offrir des conditions +extrêmement onéreuses pour elles. Les pouvoirs publics croyaient +faire une bonne affaire en les acceptant; ils ne se rendaient pas +compte que les embarras des concessionnaires imprudents finiraient +toujours par retomber sur l'État. C'était notamment sur la durée +des concessions que portaient les rabais; quelques compagnies se +contentaient de vingt-quatre ans; on offrait ces rabais à peu près +à l'aveugle, sans étude préalable sérieuse. Parfois, du reste, on +s'inquiétait moins du chemin de fer à établir que de la prime à +réaliser par la plus-value des actions. Certaines sociétés sans base +réelle se fondaient, non pour vivre, mais pour vendre leur mort à des +concurrents plus solides. Ce n'était même plus de la spéculation, +c'était du pur agiotage, avec les désordres et les scandales qui +en sont la suite, brusques alternatives de hausse et de baisse, +engouements et paniques, fortunes faites et défaites en un instant. +Le marché public était livré à des coups de main dont les naïfs et +les faibles étaient généralement les victimes. + +[Note 23: Dans la lettre dont nous avons déjà cité un passage, Henri +Heine disait: «La maison Rothschild, qui a soumissionné la concession +du chemin de fer du Nord et qui l'obtiendra selon toute probabilité, +ne constitue pas une véritable société, et chaque participation à son +entreprise, que cette maison accorde à un individu quelconque, est +une faveur, ou plutôt, pour m'exprimer en termes tout à fait précis, +c'est un cadeau d'argent dont M. de Rothschild gratifie ses amis. +Les actions éventuelles ou, comme elles sont nommées, les promesses +de la maison Rothschild se cotent déjà à plusieurs cents francs +au-dessus du pair, en sorte que celui qui demande au baron James de +Rothschild de pareilles actions au pair mendie, dans la véritable +acception du mot. Mais tout le monde mendie à présent chez lui; il +y pleut des lettres où l'on demande la charité, et, comme les mieux +huppés se mettent en avant avec leur digne exemple, ce n'est plus une +honte de mendier. M. de Rothschild est donc le héros du jour...» +(_Lutèce_, p. 330.) M. Duvergier de Hauranne écrivait peu après: «Si +M. de Rothschild a gardé toutes les lettres qui lui furent adressées +lors de l'adjudication du chemin de fer du Nord, non seulement par +des députés et des fonctionnaires publics, mais par des femmes haut +placées dans le monde, il doit avoir un recueil d'autographes tout à +fait précieux. Jamais ministre du Roi ne fut sollicité, courtisé à +ce point. On eût dit les beaux jours de la rue Quincampoix revenus.» +(_Notes inédites._)] + +Un moment le mal prit une telle étendue qu'on se demanda si le +législateur ne devait pas intervenir pour le réprimer. La difficulté +était de ne pas entraver les sociétés sérieuses, sous prétexte +d'empêcher les sociétés suspectes. En 1844, M. Crémieux fit voter +à l'improviste, par la Chambre des députés, un amendement portant +«qu'aucun membre des deux Chambres ne pourrait être adjudicataire +ni administrateur dans les compagnies auxquelles des concessions +seraient accordées». Mais la Chambre des pairs estima qu'exclure +ainsi des compagnies en formation les personnages considérables +et influents du pays n'était pas un moyen de fortifier cet esprit +d'association qu'on regrettait de voir si faible en France: aussi +n'admit-elle pas l'amendement[24]. L'année suivante, au début de +la session de 1845, une proposition plus réfléchie fut faite, à +la Chambre des pairs elle-même, par le comte Daru, pour supprimer +certains abus de l'agiotage: cette fois encore, la haute assemblée +craignit qu'on n'étouffât du même coup d'utiles initiatives, et le +projet, bien qu'appuyé par le ministère, fut repoussé. La session +ne se termina pas cependant sans que le gouvernement fît voter +quelques dispositions destinées à limiter une liberté qui tournait +en licence: elles furent insérées dans la loi du 15 juillet 1845, +relative à la concession du chemin de fer du Nord. Dans l'exposé +des motifs, le ministre avait ainsi caractérisé le désordre qu'il +entendait réprimer: «Une sorte de vertige s'est emparé d'une partie +de la société. Les chemins de fer, qui ont été si longtemps l'objet +du dédain des capitalistes, semblent devenus aujourd'hui une mine +inépuisable de richesses. De l'excès du découragement on est passé +à l'excès de l'engouement; on se précipite, on se presse dans les +bureaux ouverts pour recevoir les listes de souscription, et l'on +pourrait se croire revenu au temps de ce système fameux qui a tourné +tant de têtes et ruiné tant de familles.» + +[Note 24: M. Molé, alors président du conseil d'administration de +la société formée pour le chemin de fer de l'Est, se crut visé par +le vote de la Chambre des députés et en fut fort blessé. «Je leur +jetterai au nez tous les chemins de fer passés, présents et futurs», +mandait-il à M. de Barante. Et celui-ci écrivait, de son côté, à +l'un de ses parents: «Mathieu (M. Molé) m'écrit qu'il traitera +l'amendement Crémieux selon son mérite et dira quels sentiments +l'ont inspiré, mais qu'en conclusion il laissera là tous les chemins +de fer. C'est précisément ce que veulent ces démocrates, qui vont +poursuivant les capitaux, la propriété, le bénéfice commercial +et industriel, comme ils ont poursuivi toutes les supériorités +sociales.» Et il ajoutait, dans une autre lettre: «Voir gagner de +l'argent à autrui est un sensible chagrin pour tout bon député.» +(_Documents inédits._)] + +Le législateur faisait son devoir en cherchant à remédier aux excès +de l'agiotage; mais son action n'était pas et ne pouvait pas être +bien efficace. D'ailleurs, quand on voit qu'au même moment la même +cause produisait en Angleterre les mêmes désordres, on se demande +si ce n'était pas la conséquence à peu près inévitable d'une +révolution économique dont la nouveauté et la grandeur étaient bien +faites pour troubler à la fois les intérêts et les cerveaux. En +décembre 1845, à l'une des phases les plus aiguës de cette crise, le +_Journal des Débats_ rappelait, non sans quelque raison, à ceux qui +se lamentaient, que, du moment où l'on avait voulu l'exécution des +chemins de fer par l'industrie privée, il fallait s'attendre à la +spéculation; que, sans elle, les concessions n'eussent pas abouti; +que, d'autre part, la spéculation, en s'excitant elle-même, avait +grande chance de dégénérer en agiotage. «Il y a eu de l'agiotage, +ajoutait-il, parce qu'il y en aura toujours, quand il y aura de +grands profits en perspective, enveloppés dans un nuage de mystère.» +Le _Journal des Débats_ voulait bien plaindre les victimes, mais il +se consolait en constatant que les chemins de fer se faisaient. Et +en effet, à considérer aujourd'hui les choses de loin, les accidents +passagers s'effacent, et ce qui domine, c'est l'effort, parfois +inexpérimenté, pas toujours bien pondéré, mais, en fin de compte, +efficace et puissant, qui donna alors à la grande oeuvre des chemins +de fer français une impulsion décisive. En 1844 et 1845 furent +concédées presque toutes les lignes principales de notre réseau, tel +qu'il est aujourd'hui constitué. En 1846 eut lieu l'inauguration du +premier de nos chemins internationaux, celui de Paris à la frontière +belge. Le nombre de kilomètres exploités, qui était de 598 en 1842, +s'élevait à 1,320 en 1846. + + +II + +En matière économique, le gouvernement, qui avait les vertus et +les défauts de la bourgeoisie, était plus prudent que novateur; +il évitait les aventures téméraires où d'autres ont compromis les +intérêts du pays, mais parfois il était un peu lent à entreprendre +certaines transformations fécondes. Cette timidité se manifesta, +par exemple, dans la question postale. En 1839, l'administration +anglaise, renversant hardiment toutes les idées reçues, avait +substitué, pour le transport des lettres, une taxe unique et fort +abaissée aux tarifs élevés et variables suivant les zones; elle avait +compté, non sans raison, sur le développement des correspondances, +pour retrouver les recettes qu'elle paraissait sacrifier. Une +proposition faite, au cours de la session de 1845, en vue +d'introduire cette réforme en France, parut trouver quelque faveur à +la Chambre des députés; mais le ministre des finances la combattit si +vivement qu'au vote d'ensemble elle réunit seulement 170 voix contre +170, et que, par suite, elle fut déclarée rejetée. Le tarif variable +devait subsister jusqu'en 1850. + +Était-ce également la timidité ou bien une sage prévoyance qui +retenait le ministère sur la pente du libre échange? La Restauration +avait été hautement protectionniste. Le gouvernement de Juillet, +qui, à l'origine, s'inspirait quelque peu des idées nouvelles émises +sur ce sujet par l'école du _Globe_, eût été disposé à suivre une +politique moins restrictive. Mais, chaque fois qu'il avait tenté +de faire un pas en avant, il s'était heurté aux intérêts des +manufacturiers qui, sous le régime du suffrage restreint, possédaient +une grande influence. Ce fait s'était produit plusieurs fois depuis +l'avènement du ministère du 29 octobre 1840. C'est ainsi que M. +Guizot avait dû renoncer à conclure avec l'Angleterre un traité de +commerce vers lequel il était porté par des raisons, il est vrai, +plus politiques qu'économiques. C'est ainsi également qu'il avait +été contraint d'abandonner le projet d'une union douanière avec la +Belgique[25]. À défaut de cette union, il avait conclu, en 1842, +une convention spéciale d'une durée de quatre années, assurant à +la Belgique un traitement de faveur pour ses fils et tissus de +chanvre: en compensation, nos tissus de soie, nos sels et nos vins +bénéficiaient de quelques abaissements de droits. Même ainsi limitée, +cette convention fut fort critiquée, d'autant que le cabinet de +Bruxelles s'était hâté d'accorder à l'Allemagne les mêmes tarifs. En +mars 1845, M. Guizot dut promettre à la Chambre de ne pas renouveler +la convention, si des concessions réelles ne nous étaient faites. +Il entama donc, peu après, des négociations qui aboutirent, le 13 +décembre 1845, à un nouveau traité; il y obtenait certains avantages, +ou du moins l'abandon de certaines mesures hostiles: c'était peu +de chose; mais il nous importait politiquement que la Belgique ne +fût pas tentée de rechercher le patronage d'une autre puissance. +Très attaqué à la Chambre, en avril 1846, habilement défendu par le +cabinet, le traité fut approuvé. + +[Note 25: Voir t. V, ch. III, § II.] + +Cette discussion fut pour M. Guizot l'occasion d'exposer, d'une façon +générale, la politique commerciale du gouvernement. L'attention +publique était alors fort éveillée sur ces questions. Un livre de +M. Frédéric Bastiat, _Cobden et la Ligue_, venait de révéler aux +Français, qui jusque-là ne s'en doutaient guère, la révolution +économique accomplie outre-Manche sous les auspices de sir +Robert Peel. Les libre-échangistes de France y avaient trouvé un +encouragement à s'organiser et à tenter, eux aussi, une «agitation»; +par contre-coup, les protectionnistes, se sentant menacés, s'étaient +mis sur la défensive. Les circonstances donnaient donc une importance +particulière à la parole du ministre. Celui-ci rendit largement +hommage à l'initiative de sir Robert Peel, mais il montra en quoi +l'état de l'Angleterre différait du nôtre, comment elle avait dû +remédier à un mal social qui n'existait pas chez nous, et comment +elle avait pu, sans péril, exposer son industrie déjà puissante à une +concurrence qui eût été dangereuse pour notre industrie plus jeune. +Après avoir déclaré sa volonté de «maintenir le système protecteur», +le ministre ajoutait aussitôt: «Nous entendons le modifier, +l'élargir, l'assouplir, à mesure que des besoins nouveaux et des +possibilités nouvelles se manifestent. Non seulement nous entendons +le faire, mais nous l'avons toujours fait. Combien de prohibitions +ont été supprimées depuis 1830! Combien de tarifs ont été +abaissés!... Nous sommes dans la même voie que l'Angleterre, nous y +sommes plus lentement, et par de bonnes raisons, mais nous y sommes.» +Et quelques jours plus tard, toujours à propos du même traité, le +ministre disait à la Chambre des pairs: «La science s'est aperçue +que les intérêts de ceux qui consomment n'étaient pas suffisamment +consultés, que la part accordée à ceux qui produisent était trop +grande: alors elle n'a plus parlé que des intérêts des consommateurs, +et elle a demandé la liberté illimitée du commerce. Les gouvernements +ne peuvent suivre la science dans cette voie; ils ne sont pas des +écoles philosophiques; ils ne sont pas chargés de poursuivre le +triomphe d'une certaine idée, d'un certain intérêt; ils ont tous les +intérêts, tous les droits, tous les faits entre les mains; ils sont +obligés de les consulter tous;... c'est leur condition, condition +très difficile. Celle de la science est infiniment plus commode... +Il y a ici une question d'intérêt public, une de ces questions +d'État dont les gouvernements doivent tenir grand compte. Je ne veux +pas dire qu'il ne faut pas faire à la liberté commerciale une plus +large part que celle qu'elle a obtenue jusque-là... Le but, c'est +l'extension des relations des peuples; mais la première condition, +c'est de ne pas porter une perturbation brusque, soudaine, dans +l'ordre des faits relatifs à la création et à la distribution des +richesses.» + +Au mois d'août de cette même année 1846, M. Cobden vint à Paris, +en missionnaire du _free trade_. Fêté par les économistes, il +voulut gagner à ses idées les autorités politiques. Louis-Philippe +le reçut très bien, lui parla abondamment de beaucoup de sujets +divers, mais, sur la question du libre-échange, ne lui répondit que +par des généralités[26]. M. Cobden n'eut pas plus de succès auprès +des ministres, toujours résolus à ne s'avancer que lentement et +prudemment. Le plus «économiste» d'entre eux, M. Duchâtel, écrivait +à M. Guizot, le 1er octobre 1846: «Il ne faut pas trop nous lancer +dans les modifications du régime commercial. Notre rôle n'est pas +d'alarmer et de troubler les intérêts... Je suis d'avis de faire +quelque chose, mais avec une grande prudence et en annonçant très +haut que l'on maintient la protection[27].» Le Roi s'exprimait de +même dans ses conversations: il se déclarait partisan en principe +de la liberté commerciale, admirait ses progrès en Angleterre, +mais estimait que la question était parvenue, de l'autre côté du +détroit, à un degré de maturité qu'elle n'avait pas encore atteint en +France; il reconnaissait qu'on devait marcher vers la réalisation du +principe, mais peu à peu, en ménageant les intérêts engagés, intérêts +des manufacturiers et des ouvriers. «Soyons donc, concluait-il, +pilotes prudents sur cette mer pleine d'écueils, et louvoyons le +long des côtes, sans perdre de vue l'entrée du port, empressés d'y +aborder chaque fois que nous pourrons le faire sans mettre en péril +ces intérêts qui sont aussi ceux de la France[28].» Force était bien +d'ailleurs de compter avec les résistances des protectionnistes, +toujours fort influents dans les Chambres. Jusqu'à la dernière heure +de la monarchie, ils tâchèrent d'empêcher tout changement. En 1847, +le ministère, fidèle à son système de progrès graduel, proposa de +supprimer dix-sept prohibitions et de diminuer les droits sur un +grand nombre d'articles; la commission de la Chambre se montra +défavorable à cette réforme; renvoyé à la session suivante, le projet +ne put être discuté avant la révolution de Février. + +[Note 26: JOHN MORLEY, _The Life of Richard Cobden_, t. I, p. 420 et +suiv.] + +[Note 27: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 30.] + +[Note 28: _Rien! Dix-huit années de gouvernement parlementaire_, par +le comte de MONTALIVET.] + + +III + +On n'a pas oublié les phases diverses par lesquelles avaient +passé les finances de la France depuis 1830; la crise menaçante, +conséquence de la révolution de Juillet: la prospérité laborieusement +et honorablement reconquise par dix années d'ordre, de paix et de +sagesse; les événements de 1840 venant de nouveau tout compromettre, +presque aussi funestes à ce point de vue que ceux de 1830; puis, +au moment même où, par suite de ces événements, le Trésor était +obéré par tant de dépenses militaires, l'obligation de faire face +immédiatement aux charges non moins énormes de la création du réseau +ferré[29]. De là les difficultés budgétaires en face desquelles le +cabinet du 29 octobre s'était trouvé. En 1846, après plus de cinq +années d'efforts, il se flattait d'en être sorti, et il proclamait, +dans le discours royal lu à l'ouverture de la session, «la situation +satisfaisante de nos finances». Était-il fondé à tenir ce langage? + +[Note 29: Voir t. III, ch. V, § V; t. IV, ch. V, § XII; t. V, ch. I, +§ X.] + +1840 avait inauguré le régime des déficits. Même en laissant de côté +le budget extraordinaire, les dépenses ordinaires dépassaient les +recettes ordinaires de 138 millions en 1840, de 165 millions en 1841, +de 65 millions en 1842, de 38 millions en 1843. La cause principale +des déficits était l'augmentation subite du budget du ministère de +la guerre: ce budget, qui n'était que de 214 millions en 1829 et +de 241 millions en 1839, s'était élevé en 1840 à 367 millions, en +1841 à 385, en 1842 à 325, en 1843 à 310, en 1844 à 297, en 1845 à +302, en 1846 à 331; ces chiffres s'expliquent parce que, d'une part, +l'effectif normal de l'armée avait été porté de 248,000 hommes à +339,000, et que, d'autre part, la vigoureuse impulsion donnée par +le maréchal Bugeaud à la guerre algérienne en avait à peu près +doublé les frais. Progression analogue dans le budget de la marine, +qui était passé de 72 millions en 1829 et 79 millions en 1839, à 99 +millions en 1840, 124 en 1841, 130 en 1842, 116 en 1843, 117 en 1844, +114 en 1845, 130 en 1846. Ajoutons que la dotation des ministères +civils s'était aussi accrue, quoique dans une moindre proportion, +soit à cause des améliorations apportées dans les services, soit par +le seul effet de cette loi de la cherté croissante de toutes choses. + +Comment rétablir l'équilibre du budget ordinaire? Des impôts +nouveaux, le ministère n'en voulait pas proposer, fidèle en cela +à la tradition du gouvernement de Juillet. Des économies vraiment +considérables, il n'y fallait pas songer; l'état militaire, une fois +mis sur un certain pied, ne pouvait plus être réduit, et, quant à +l'Algérie, rien n'eût été plus fâcheux, même au point de vue des +finances, que de revenir aux demi-mesures. On eût pu, sans doute, +diminuer notablement les charges en convertissant successivement en +3 0/0 les divers types de rentes au-dessus du pair; le service de la +dette publique aurait été ainsi allégé d'une quarantaine de millions. +Souvent il avait été question de cette mesure; mais le Roi s'y était +obstinément opposé, ne jugeant ni équitable ni politique d'imposer ce +sacrifice aux rentiers. Il ne restait donc qu'un moyen de rétablir +l'équilibre, c'était une politique sage, pacifique, qui développât +la prospérité publique et par là accrût le revenu des contributions +indirectes. Ainsi fit le gouvernement. Ces contributions, qui avaient +donné 687 millions en 1840, en produisirent 719 en 1841, 754 en +1842, 768 en 1843, 791 en 1844, 808 en 1845, 827 en 1846, soit, en +sept ans, une augmentation de 140 millions. Grâce à ces recettes, le +budget ordinaire finit par retrouver son équilibre: celui de 1844 +n'avait plus qu'un déficit insignifiant de 181,000 francs; celui de +1845 se solda par un boni de 4,335,332 francs. + +Rétablir l'équilibre du budget ordinaire, c'était bien; ce n'était +pas assez. Le budget extraordinaire n'était pas le moindre embarras +de nos finances. Il avait commencé à prendre quelque importance +en 1838, avec le développement donné aux travaux publics et avec +les premiers efforts faits pour les chemins de fer. Il comprit 37 +millions de dépenses en 1838; 55 en 1839, 65 en 1840, 62 en 1841. +À partir de 1842, ces chiffres se trouvèrent subitement grossis, +parce qu'aux dépenses des chemins de fer, on ajouta les crédits +plus considérables encore ouverts pour certains travaux militaires +ou maritimes, fortifications, ports de guerre, accroissement de la +flotte: ainsi arriva-t-on, en 1842, à un total de 118 millions; en +1843, de 135; en 1844, de 128; en 1845, de 162; en 1846, de 168. Dans +un budget régulier, à toute dépense autorisée il faut une ressource +correspondante. Le système adopté en 1837 avait été de faire face aux +dépenses extraordinaires avec les réserves de l'amortissement. On +sait en quoi consistaient ces réserves: en vertu des règles posées +pour l'amortissement, chaque année, une certaine quantité de rentes +3 0/0 était rachetée; mais on n'eût pu faire de même pour les rentes +5 0/0, 4 et demi 0/0, 4 0/0, qui étaient au-dessus du pair, sans +imposer au Trésor une perte considérable; la dotation et les rentes +rachetées appartenant à chacun de ces fonds n'étaient donc plus +employées en achats nouveaux et constituaient un fonds provisoirement +disponible auquel on donna le nom de «réserves de l'amortissement». +Ce furent ces réserves, environ 75 à 80 millions par an, que la loi +du 17 mai 1837 affecta aux travaux publics extraordinaires. Une telle +mesure se justifiait: du moment où l'on ne pouvait plus appliquer ces +fonds à l'extinction des dettes anciennes, n'était-il pas naturel de +les employer à prévenir des dettes nouvelles? + +Tout alla bien en 1838, en 1839, tant que les budgets ordinaires +furent en équilibre et que les dépenses extraordinaires ne +dépassèrent pas les réserves. Mais quand la crise de 1840 amena le +déficit et qu'au même moment le chiffre des dépenses extraordinaires +fut considérablement grossi, la combinaison se trouva entièrement +dérangée. Les réserves de l'amortissement durent être détournées +de l'affectation que leur avait donnée la loi de 1837 et furent +employées à couvrir les déficits. Pendant plusieurs années, elles +n'y suffirent même pas et laissèrent un découvert qui absorbait +d'avance les réserves des années futures. À la fin de 1845, ces +réserves paraissaient ainsi engagées jusqu'au milieu de 1846: encore, +en faisant une telle prévision, mettait-on les choses au mieux et +supposait-on que l'équilibre qui venait d'être rétabli dans le budget +ordinaire ne serait plus détruit. + +À défaut des réserves de l'amortissement, force avait été de trouver +d'autres ressources pour faire face aux dépenses extraordinaires. Ce +fut alors qu'intervinrent la loi du 25 juin 1841, relative aux grands +travaux militaires et civils[30], et la loi du 11 juin 1842, qui +établit le réseau des chemins de fer[31]. La première autorisait le +gouvernement à emprunter 450 millions applicables aux grands travaux: +par suite, deux emprunts furent effectués en rentes 3 0/0; l'un, en +octobre 1841, de 150 millions, au cours de 78 fr. 52 c. 1/2; l'autre, +en décembre 1844, de 200 millions, au cours de 84 fr. 75; ce dernier +cours, le plus élevé qu'on eût obtenu dans un emprunt depuis 1830, +témoignait du relèvement du crédit; pour les 100 millions restants, +on ne jugea pas nécessaire de s'adresser au public; on se contenta, +en 1845, de consolider jusqu'à concurrence de cette somme les fonds +de la caisse d'épargne. Quant à la seconde de ces lois, celle de +1842 sur les chemins de fer, on sait qu'elle n'assurait aucune +recette comme contre-partie de l'énorme dépense qu'elle autorisait; +tout devait être à la charge de la dette flottante jusqu'à ce que +l'extinction des découverts permît d'appliquer à cette dépense les +réserves de l'amortissement, ou, si cette ressource manquait, jusqu'à +ce qu'il fût fait un nouvel emprunt. Suivant l'expression de M. +Dumon, la dette flottante était comme «un prêteur intermédiaire entre +une dépense anticipée et une recette retardée». Le crédit ouvert +dans ces conditions n'avait été tout d'abord, en 1842, que de 126 +millions; mais, chaque année, de nouveaux crédits s'y ajoutaient, +et il fut bientôt visible que le chiffre total de l'opération, +évalué dans le début à 475 millions, dépasserait 650 millions. Une +fois engagé dans cette voie, on ne s'y arrêta pas. Le procédé qui +consistait à imputer des dépenses sur la dette flottante était +dangereux, mais il était commode, et l'on fut amené à l'appliquer +à d'autres dépenses qui ne trouvaient pas place dans le budget +ordinaire et dont quelques-unes n'avaient pas l'excuse d'être, comme +celles des chemins de fer, des dépenses essentiellement productives. +Tel fut notamment le crédit de 93 millions voté en 1846 pour le +développement de la flotte: c'était la Chambre elle-même, émue par +certaines révélations sur l'état de notre marine, notamment par la +fameuse note du prince de Joinville, qui avait poussé le ministère à +proposer cette dépense. Au 1er janvier 1846, la dette flottante, bien +qu'allégée par les récents emprunts, s'élevait à 428 millions, et +l'on prévoyait qu'elle grossirait encore dans les années suivantes. + +[Note 30: Voir t. IV, ch. V, § XII.] + +[Note 31: Voir t. V, ch. I, § X.] + +Sans doute chacune de ces dépenses extraordinaires se justifiait par +d'excellentes raisons. Eût-il été possible de retarder les chemins de +fer, ou de ralentir la conquête algérienne? Eût-il été patriotique de +se refuser à renforcer notre état militaire? Le malheur était qu'on +dût faire tout à la fois. De cette concomitance tout accidentelle +venait l'embarras de nos finances. Le gouvernement se flattait du +moins que l'embarras ne serait que passager, et s'il chargeait si +lourdement la dette flottante, il n'était pas sans prévoir les +moyens de la dégager. Il comptait pour cela sur les remboursements +à effectuer par les compagnies de chemins de fer, remboursements +s'élevant à plus de deux cents millions, et sur les réserves de +l'amortissement qu'il espérait bientôt retrouver disponibles. +Toutefois ce n'était pas avant plusieurs années que la dette +flottante pourrait être ainsi complètement déchargée du poids qu'on +avait momentanément rejeté sur elle. La commission des finances, dans +le rapport fait en 1846 sur le budget de 1847, calculait que cette +libération totale ne serait accomplie qu'en 1857. Et encore était-ce +à la condition qu'il n'y aurait d'ici là aucune crise extérieure +ou intérieure, que les budgets ordinaires ne présenteraient plus de +découverts et qu'on n'entreprendrait pas de nouveaux travaux. Qui +pouvait répondre que toutes ces conditions seraient remplies? Le +ministère se flattait cependant de n'avoir pas dépassé les forces +de la France, et quand c'était M. Thiers, le ministre de 1840, +qui lui reprochait d'avoir été téméraire, M. Guizot se croyait +fondé a répondre: «La paix aussi a ses grandes entreprises, la +paix a aussi ses témérités; mais les témérités de la paix ont cet +avantage qu'elles sont fécondes, qu'elles valent au pays des biens +immenses qui vont toujours se développant. Les témérités d'une +autre politique, d'un autre système, sont au contraire stériles et +vont s'aggravant tous les jours. Voilà la différence. Nous avons la +confiance qu'avec le maintien de la bonne politique, de la politique +pacifique et conservatrice, les témérités de la paix seront heureuses +et fructueuses, et que le pays surmontera, c'est-à-dire portera le +fardeau dont il s'est volontairement chargé, au-devant duquel il est +allé lui-même à cause des biens qu'il en espère[32].» + +[Note 32: Discours du 28 mai 1846.] + + +IV + +Les mesures législatives et les actes du pouvoir central ne sont +pas les seuls moyens par lesquels un gouvernement travaille à la +prospérité d'un pays. Il y contribue aussi par l'administration +locale. Après 1830, le personnel préfectoral, improvisé sous le +coup de la révolution, avait laissé parfois à désirer. Peu à peu il +s'était épuré, et l'on peut dire que dans les dernières années de +la monarchie il était devenu excellent[33]; il avait la capacité, +l'expérience et la considération; il avait surtout la stabilité, +conséquence naturelle de la durée du cabinet. Presque tous les +préfets étaient anciens dans la carrière et restaient longtemps +au même poste. Quelques-uns paraissaient avoir formé avec leur +département une sorte de mariage indissoluble, témoin M. Lorois et M. +Lucien Arnauld, qui, nommés, l'un à Vannes en 1830, l'autre à Nancy +en 1832, devaient y demeurer jusqu'à la révolution de Février. De +cette sorte de permanence et d'inamovibilité préfectorale, il était +d'autres exemples: le plus considérable fut celui de M. de Rambuteau, +préfet de la Seine de 1833 à 1848. Déjà le comte de Chabrol avait +occupé l'Hôtel de ville pendant toute la Restauration. + +[Note 33: Citons, parmi les préfets de cette époque: MM. de la Coste, +Bocher, de Champlouis, Tourangin, Darcy, de Saint-Marsault, Sers, +Roulleaux-Dugage, Pellenc, Chaper, de Villeneuve, Brun, Bonnet, +Mallac, Desmousseaux de Givré, Meinadier, Azevedo, Vaïsse, Jayr, +Monicault, Morisot, Saladin, Lorois, etc., etc.] + +Le comte de Rambuteau est l'une des figures intéressantes du règne. +Dans sa jeunesse, il avait appris le monde auprès de son charmant +beau-père le comte Louis de Narbonne, et l'administration à l'école +de l'Empereur, qui l'avait distingué et nommé préfet du Simplon. +De cette double éducation il avait gardé des qualités rarement +unies, à la fois homme de bureau et de salon, laborieux et enjoué, +sachant les affaires et connaissant les hommes. Le premier, il se +trouva à Paris en face d'un conseil municipal élu, où l'opposition +avait une large place et dont le président fut bientôt l'un +des personnages importants du parti radical, M. Arago. Par son +adresse, par sa patience, par un esprit de conciliation qui parfois +effarouchait un peu les ministres, le préfet parvint à bien vivre +avec le conseil, le détournant de la politique vers les affaires, +et l'amenant à s'associer à toutes les cérémonies monarchiques, +réceptions de la famille royale à l'Hôtel de ville, baptême du comte +de Paris, funérailles du duc d'Orléans. De grands travaux furent +faits pour assainir et embellir la capitale. «Je dois procurer aux +Parisiens de l'eau, de l'air et de l'ombre», avait-il dit dans une +de ses premières harangues au Roi. Les gigantesques et coûteuses +transformations opérées depuis ne doivent pas faire oublier ces +années d'activité réglée et féconde, où l'administration municipale +renouvela entièrement la voirie par le pavage en chaussée et la +création des trottoirs, nivela les boulevards, élargit ou perça +un grand nombre de rues, refit les quais, établit l'éclairage au +gaz, agrandit l'Hôtel de ville, termina la Bourse et la Madeleine, +construisit l'église Saint-Vincent de Paul, commença Sainte-Clotilde, +éleva le nombre des écoles de 58 à 209, améliora les hôpitaux et +les prisons, développa le service des eaux de façon à porter la +part de chaque habitant de 70 litres à 108; et tout cela, sans +embarrasser les finances, sans grever l'avenir, bien plus, en +laissant entrevoir, pour 1851, l'extinction complète de la dette +municipale. Sous ce régime, le commerce et l'industrie parisienne +progressèrent rapidement: les déclarations d'exportation à la +douane, qui étaient de 60 millions en 1832, montèrent à 171 en +1846. M. de Rambuteau payait de sa personne, non seulement par la +direction donnée aux grandes affaires, mais par les relations qu'il +avait avec ses administrés; son cabinet était ouvert à tous; chaque +matin, il parcourait les quartiers populaires, causant volontiers +avec les ouvriers, auprès desquels son activité, sa bonhomie, son +abord gracieux et facile lui valaient une sorte de popularité. Fort +bien vu du Roi et de Madame Adélaïde, on l'interrogeait souvent, +aux Tuileries, sur les sentiments de Paris. En 1848, lors de la +dévastation de l'Hôtel de ville, les vainqueurs respectèrent son +portrait, et le portant sur le lit du préfet: «Dors, papa Rambuteau, +dirent-ils; tu as mérité de te reposer.» + + +V + +En somme, malgré les excès de la spéculation, malgré certaines +timidités de la politique commerciale et certaines témérités de la +politique financière, l'activité économique du pays était en plein +développement. Telle était même cette activité, qu'on en venait à +se demander si elle ne tenait pas une place trop grande dans les +préoccupations du public, et si l'idéal national n'en était pas un +peu abaissé. Beaucoup s'en plaignaient alors et y montraient le +vice propre de la classe moyenne, devenue omnipotente depuis 1830. +On prétendait que le règne de cette classe aboutissait à rétablir +une nouvelle féodalité, la «féodalité financière», ou, pour parler +comme Proudhon, à remplacer l'aristocratie par la «bancocratie». Il +semblait, du reste, qu'on fût bienvenu, dans ce temps, à mal parler +de la bourgeoisie. C'était désormais contre elle que s'exerçait la +satire, que s'acharnait la caricature; c'était d'elle que l'on se +moquait sous les traits de Prudhomme ou de Paturot. Sa prépondérance +avait éveillé la jalousie. La noblesse, qu'elle traitait en vaincue, +et le peuple, qu'elle traitait en suspect, étaient également +empressés à la trouver en faute, et tous deux s'accordaient à lui +reprocher un matérialisme dont ils se flattaient de n'être pas +atteints au même degré. + +Que doit-on penser de ce reproche? Depuis qu'elle était maîtresse, +la bourgeoisie avait fait preuve de sérieuses qualités; elle s'était +montrée sensée, instruite, laborieuse, honnête. Mais elle avait deux +causes de faiblesse: l'une était sa rupture avec l'aristocratie +de naissance, que l'aristocratie d'argent ne suppléait pas; +l'autre était la part insuffisante faite, dans sa vie morale, au +christianisme, que ne pouvait pas non plus remplacer la philosophie +éclectique, alors officiellement investie du gouvernement des âmes, +mais incapable de répondre à toutes leurs questions, de satisfaire +à tous leurs besoins. Par cette double séparation, la bourgeoisie +s'était privée de certains éléments sympathiques, généreux, +chevaleresques, héroïques, qui eussent fait heureusement contrepoids +à ce qu'elle pouvait avoir, par ses origines, par ses habitudes, d'un +peu égoïste et terre à terre. C'étaient ces côtés faibles que M. +Guizot avait en vue quand, au lendemain de 1848, dans une lettre à +M. Lenormant, il définissait ainsi le parti conservateur avec lequel +il avait été obligé de gouverner: «Trop étroit de base, trop petit +de taille, trop froid ou trop faible de coeur; voulant sincèrement +l'ordre dans la liberté, et n'acceptant ni les principes de l'ordre, +ni les conséquences de la liberté; plein de petites jalousies et de +craintes; étranger aux grands désirs et aux grandes espérances, les +repoussant même comme un trouble ou un péril pour son repos.» Et +il ajoutait: «J'en dirais trop, si je disais tout.» Un homme avait +senti plus vivement encore les défauts de la classe portée au pouvoir +par la révolution de 1830, c'était le prince sur la tête duquel +paraissait reposer l'avenir de cette révolution, le duc d'Orléans. +Ses lettres intimes, récemment publiées, nous révèlent avec quelle +sévérité il se laissait aller à parler de cette bourgeoisie, +de la façon dont elle avait été «amollie» par le succès, de ce +«mouvement politique qui ne parlait pas à l'imagination», de ces +«idées mesquines et étroites qui avaient seules accès dans la tête +des députés», de ces hommes «qui ne voyaient dans la France qu'une +ferme ou une maison de commerce»; parfois même, l'expression de son +«dégoût» avait une amertume et une véhémence dont l'exagération +surprend, et où il faut voir moins un jugement réfléchi et mesuré que +la généreuse impatience d'une âme jeune, ardente, froissée dans ses +plus nobles instincts[34]. + +[Note 34: _Lettres du duc d'Orléans_, publiées par ses fils, p. 148, +149, 171, 222, 265, 297.] + +On conçoit l'effet que dut produire, dans une société ainsi malade, +l'esprit de spéculation surexcité par la création des chemins de +fer. Placée en face de ce qu'on pouvait appeler la grande tentation +du veau d'or, la classe moyenne se trouva mal armée pour y résister: +elle y succomba. «Le vent est à la conquête des richesses, écrivait +M. Léon Faucher en 1845; nous faisons des chemins de fer; nous sommes +dans une veine miraculeuse de prospérité... On ne pense plus qu'à +s'enrichir, et l'on ne mesure plus les événements qu'au thermomètre +de la Bourse[35].» Cette fièvre d'argent eut tout de suite une +conséquence digne de remarque dans un pays où, depuis 1815, la +politique avait tenu tant de place: elle en fit perdre le goût au +public. «L'esprit politique est mort pour plusieurs années, disait +M. Faucher... Il n'y a plus d'opinion en laquelle on ait foi[36].» +Mettra-t-on ce témoignage en doute, comme émanant d'un opposant? +Voici M. Rossi qui, dès le mois de décembre 1842, s'exprimait en ces +termes dans la _Revue des Deux Mondes_: «Le public ne s'occupe que de +ses spéculations, de ses affaires. Il n'a pas de goût en ce moment +pour la politique; il s'en défie; il craint d'en être dérangé. Il a +eu ainsi des engouements successifs: sous l'Empire, les bulletins +de la grande armée; sous la Restauration, la Charte, la liberté; +tout le reste lui paraissait secondaire. Aujourd'hui, c'est la +richesse. Les hommes aux passions généreuses doivent s'y faire.» M. +de Barante, d'un esprit si mesuré et si sagace, écrivait, vers la +même date, à l'un de ses parents: «La politique est morte pour le +moment. Je ne me souviens pas d'avoir vu un pareil assoupissement +des opinions. Les intérêts privés ont aboli l'intérêt public, ou, +pour parler plus exactement, personne ne l'envisage que sous cet +aspect[37].» Il ajoutait, en 1843, dans une lettre à M. Guizot: +«L'oubli des opinions politiques est complet; il se confond avec une +insouciance croissante de tout intérêt public; ni conviction, ni +affection, ni même approbation explicite; on jouit de ce bien-être; +on y tient assurément beaucoup, mais sans songer à lui assurer un +lendemain[38].» Et encore, en 1845: «Rien qui diffère des années +précédentes... Un oubli plus complet encore des opinions; point +d'esprit public; aucune montre d'attachement aux institutions ni +aux personnes[39].» Ce phénomène ne frappait pas seulement les +hommes d'État; M. Sainte-Beuve notait, le 5 novembre 1844, que «la +politique était de plus en plus morte en France[40]». De cette sorte +d'inertie, le gouvernement essayait parfois de donner une explication +rassurante: «C'est, disait M. Guizot, que le pays est tranquille sur +les principes, sur les intérêts moraux qui lui sont si chers. Il est +tranquille, parce qu'il sait que le gouvernement ne les menace pas; +et, tranquille sur sa grande existence morale, il fait paisiblement +ses affaires quotidiennes[41].» Qu'il y eût une part de vérité dans +cette explication, je le veux bien. Toutefois, elle ne suffisait +pas, et il n'était pas besoin d'y regarder de bien près pour se +rendre compte que le pays n'était pas seulement tranquille; il était +indifférent et distrait. + +[Note 35: Lettres du 18 août et du 9 décembre 1845. (Léon FAUCHER, +_Biographie et Correspondance_, t. I, p. 163 et 168.)] + +[Note 36: Lettres du 9 décembre 1845 et du 4 février 1846. (_Ibid._, +p. 168 et 171.)] + +[Note 37: Lettre du 17 octobre 1842. (_Documents inédits._)] + +[Note 38: Lettre du 28 août 1843. (_Documents inédits._)] + +[Note 39: Lettre du 5 septembre 1845. (_Documents inédits._)] + +[Note 40: _Chroniques parisiennes_, p. 277.] + +[Note 41: Discours du 28 mai 1846.] + +Un fait avait aidé à cette indifférence politique: c'est que le +régime parlementaire ne s'était pas relevé du discrédit dont l'avait +frappé la coalition de 1839. On n'avait plus sans doute à se plaindre +de crises pareilles à celles qui s'étaient succédé de 1836 à 1840; +le ministère avait acquis une stabilité jusqu'alors inconnue; la +majorité semblait constituée. Mais, en dépit du talent des orateurs, +le public ne pouvait pas s'intéresser beaucoup à des luttes où ne +lui paraissaient être en jeu que des ambitions personnelles; il +ne se sentait plus en communion avec les Chambres, comme sous la +Restauration et dans les premières années de la monarchie de Juillet, +alors que les grands problèmes portés à la tribune,--«royalisme» +ou «libéralisme», «résistance» ou «mouvement»,--étaient ceux mêmes +que le pays débattait avec ardeur ou angoisse. Aussi, vers 1846, +était-on assez bienvenu, dans certains milieux, à mal parler du +«parlementarisme», à le déclarer une «machine usée». Les démocrates +ne se montraient pas les moins vifs, témoin une brochure de M. +Henri Martin qui fit à ce moment quelque bruit. Il n'était pas +jusqu'au monde doctrinaire d'où l'on ne vît s'élever des doutes. M. +Doudan, dont on n'ignore pas, il est vrai, le scepticisme un peu +fantasque, se demandait si «la soupe constitutionnelle était une +bonne soupe». «Nous avons cru pendant vingt ans, disait-il, que +le bouillon était nourrissant, trop nourrissant, et, en regardant +de près les chiens qu'on engraissait de cette gélatine, on a pu +voir qu'ils maigrissaient à vue d'oeil[42].» C'était à toutes les +libertés que risquait de s'étendre l'indifférence du public. «La +réaction contre les idées libérales est grande en ce moment, notait +un observateur; on croit avoir suffisamment réfuté le système le plus +généreux, le plus sensé, le plus équitable, lorsqu'on l'a qualifié +dédaigneusement de théorie[43].» Tel paraissait être notamment l'état +d'esprit des jeunes députés, qui venaient d'entrer en assez grand +nombre dans la Chambre, en 1846, et qui se piquaient d'y représenter +les générations nouvelles: il fallait entendre de quel ton ils +parlaient des «illusions libérales» de leurs devanciers[44]. Peu de +temps auparavant, M. Molé écrivait à M. de Barante: «Nous sommes à +une de ces époques où l'esprit humain, doutant de lui-même, ne sait +plus que penser de ce qu'il avait condamné et de ce dont il s'était +enorgueilli[45].» M. de Rémusat, tout en se raidissant pour son +compte contre une telle désillusion, constatait qu'elle avait gagné +beaucoup d'esprits[46]. + +[Note 42: Lettre du 27 septembre 1844. (X. DOUDAN, _Mélanges et +Lettres_, t. II, p. 39.)] + +[Note 43: _Journal inédit de M. de Viel-Castel._] + +[Note 44: _Ibid._] + +[Note 45: Lettre du 18 août 1844. (_Documents inédits._)] + +[Note 46: Article sur M. Jouffroy, _Revue des Deux Mondes_ du 3 août +1844.] + +Cet affaiblissement de la vie politique, cette préoccupation +excessive de l'intérêt individuel étaient, pour la nation, une +diminution de sa dignité morale. Était-ce une sécurité pour le +gouvernement? Quelques-uns s'en flattaient. Une opinion ainsi +distraite leur paraissait moins gênante. Et puis ils croyaient +trouver dans les intérêts surexcités une force pour le pouvoir qui +travaillait à les satisfaire, fondement plus solide, disait-on, +que des sentiments, de leur nature, toujours un peu capricieux. +Les journées de février 1848 devaient cruellement détruire cette +illusion. «Le matérialisme en politique, a-t-on écrit très justement +à propos de la monarchie de Juillet[47], produit les mêmes effets +qu'en morale; il ne saurait inspirer le sacrifice, ni par conséquent +la fidélité... On dira peut-être que ces intérêts bien entendus, en +faisant sentir au bourgeois le besoin de la stabilité, suppléeront +aux principes et l'attacheront solidement à son parti: il n'en est +rien. Loin de lui conseiller la fermeté, ses intérêts le porteront +à être toujours de l'avis du plus fort. De là ce type fatal, sorti +de nos révolutions, l'homme d'ordre, comme on l'appelle, prêt à tout +subir, même ce qu'il déteste. L'intérêt ne saurait rien fonder, car, +ayant horreur des grandes choses et des dévouements héroïques, il +amène un état de faiblesse et de corruption où une minorité décidée +suffit à renverser le pouvoir établi.» Ces réflexions étaient +inspirées, après coup, à M. Renan par la leçon des faits. Dès 1840, +devançant les événements avec une sagacité prophétique, Henri Heine +annonçait qu'au jour des tempêtes «la bourgeoisie se tiendrait coi +et ferait défaut au Roi, en lui laissant à lui-même tout le soin de +se tirer d'affaire». Et il continuait ainsi: «La bourgeoisie fera +peut-être encore bien moins de résistance que n'en fit, dans un cas +pareil, l'ancienne aristocratie; même dans sa faiblesse la plus +pitoyable, dans son énervement par l'immoralité, dans sa dégénération +par la courtisanerie, l'ancienne noblesse resta encore animée d'un +certain point d'honneur inconnu à notre bourgeoisie, qui est devenue +florissante par l'industrie, mais qui périra également par elle. On +prophétise un autre Dix août à cette bourgeoisie, mais je doute que +les chevaliers industriels du trône de Juillet se montrent aussi +héroïques que les marquis poudrés de l'ancien régime qui, en habit +de soie et avec leurs minces épées de parade, s'opposèrent au peuple +envahissant les Tuileries[48].» + +[Note 47: M. RENAN, dans la _Revue des Deux Mondes_ du 1er juillet +1859, p. 201.] + +[Note 48: _Lutèce_, p. 150.] + + +VI + +La prédominance des intérêts matériels était le mal de la société +elle-même. L'opposition, fidèle à sa tactique, tâcha d'y faire +voir la faute, le crime du ministère, qu'elle accusa d'avoir +machiavéliquement travaillé à la perversion de l'âme nationale. À +entendre les orateurs et les journaux de la gauche, le gouvernement +avait poussé le pays aux pieds du veau d'or, pour le détourner de +la politique; il avait sciemment provoqué et favorisé l'agiotage +en matière de chemins de fer[49]. Ce sont là de ces calomnies de +parti dont l'exagération même trahit l'injustice et que l'histoire +peut négliger. Mais des bancs de l'opposition s'élevaient parfois +des critiques qui méritent de n'être pas confondues avec ces +vulgaires déclamations. Tels étaient les discours, ou plutôt les +dissertations, où, presque chaque année, M. de Tocqueville, laissant +de côté les faits particuliers de la politique courante, dogmatisait +gravement et mélancoliquement sur l'altération des moeurs publiques, +et prophétisait les malheurs qui en résulteraient. Il semblait +s'être fait une spécialité de ce rôle de Cassandre auprès de la +bourgeoisie régnante. Son inspiration était élevée; toutefois il +s'y mêlait quelque chose d'un peu chagrin qui le portait à voir +souvent la situation trop en noir. Et puis, même chez ce haut et +droit esprit, l'opposant faisait tort au moraliste politique. Sa +critique, généralement fondée quand elle s'adressait à la société +et poursuivait la réforme des moeurs, se rapetissait quand elle +concluait à un changement de cabinet. Dans ses paroles il y avait +donc beaucoup à prendre, et aussi quelque chose à laisser; l'orateur +méritait grand crédit, et cependant était, par certains côtés, un +peu suspect: réunion de qualités et de défauts, d'autorité et de +faiblesse, dont on se rendra mieux compte si l'on considère de plus +près cette figure. On l'a déjà aperçue plusieurs fois au cours de +ce récit, mais sans avoir encore eu l'occasion de s'y arrêter. +Le moment est venu d'en tenter l'esquisse, fallût-il suspendre +quelques instants nos observations sur les moeurs de l'époque. M. +de Tocqueville est de ceux dont les traits particuliers intéressent +l'histoire générale. + +[Note 49: Le _Siècle_ du 11 novembre 1845 montrait, dans cet +agiotage, «le symptôme de la contagion morale que le pouvoir +s'efforçait d'inoculer à la France, avec une persévérance +systématique». M. Thiers, dans la circulaire qu'il avait rédigée pour +les élections de 1846 et que ses amis le détournèrent de publier, +s'exprimait ainsi: «Est-il vrai qu'on a livré aux compagnies plutôt +qu'à l'État l'exploitation des grands travaux publics pour engager le +pays entier dans une masse de spéculations telles que tout le monde +fût intéressé à la politique existante, et que chacun vît dans chaque +affaire politique, non pas l'intérêt de la France, mais l'intérêt +de sa fortune privée qu'une variation dans les cours pouvait +compromettre? Quelqu'un oserait-il le nier?... C'est le coeur du pays +qu'on tend à abaisser.» Et, après avoir donné des preuves de cet +abaissement, M. Thiers flétrissait de nouveau le gouvernement, «qui, +sous prétexte que tout est fini au dedans et au dehors, veut faire +tout oublier au pays, le dehors comme le dedans, en le jetant dans +des spéculations qui l'absorbent, l'enchaînent et le paralysent».] + +Alexis de Tocqueville n'avait pas encore trente ans, quand il devint +tout d'un coup célèbre, en 1835, par son livre _De la démocratie +en Amérique_. Jamais publication de ce genre n'avait eu un succès +si considérable, si soudain, si peu préparé. La veille, personne +ne connaissait ce jeune homme qui, après avoir débuté, sous la +Restauration, dans la magistrature, était parti pour l'Amérique +au lendemain des journées de Juillet et, une fois de retour, +avait travaillé silencieusement sur ses notes de voyage, sans +occuper de lui le public. Le lendemain, son nom était dans toutes +les bouches; son libraire, naguère froid et défiant, lui disait, +joyeux et stupéfait: «Ah ça, mais il paraît que vous avez fait +un chef-d'oeuvre[50]!» et chacun répétait l'oracle rendu par M. +Royer-Collard: «Depuis Montesquieu, il n'a rien été fait de pareil.» +L'auteur n'était pas le moins surpris du bruit que faisait son +oeuvre[51]. S'intéressait-on tellement à l'Amérique? Non, c'est +qu'en réalité il s'agissait de la France[52]. Ce livre rappelait à +une nation, qui s'en était laissé distraire par les incidents de +chaque jour, le redoutable problème qui pesait sur elle, celui de la +démocratie; il lui donnait conscience du mouvement qui l'emportait +vers un nouvel ordre politique et social; il lui faisait comprendre +la nécessité de se préparer à cette évolution. L'auteur n'était ni +un partisan ni un adversaire de la démocratie. C'était un observateur +indépendant, sans parti pris pour ou contre, frappé également de la +force et du péril de cette démocratie, jugeant impossible de lui +barrer le chemin et nécessaire de la guider, saluant son avènement +sans s'abaisser devant elle. Ajoutons que le mystère de cet avenir +l'attirait et l'effrayait à la fois; de là cet accent d'angoisse qui +perçait à travers la gravité d'ordinaire un peu froide de son style. + +[Note 50: _Oeuvres et correspondance inédites de M. de Tocqueville_, +t. II. p. 27 et 28.] + +[Note 51: «Je suis fort étonné de ce qui m'arrive, mandait-il à un +de ses amis le 15 février 1835, et tout étourdi des louanges qui +bourdonnent à mes oreilles. Il y a une femme de la cour de Napoléon +que l'Empereur s'imagina un jour de faire duchesse. Le soir, entrant +dans un grand salon et s'entendant annoncer par son nouveau titre, +elle oublia qu'il s'agissait d'elle, et se mit de côté pour laisser +passer la dame dont on venait de prononcer le nom. Je t'assure qu'il +m'arrive quelque chose d'analogue. Je me demande si c'est bien de moi +qu'on parle.»] + +[Note 52: M. de Tocqueville écrivait à M. de Kergorlay: «Quoique +j'aie très rarement parlé de la France dans ce livre, je n'en ai pas +écrit une page sans penser à elle et sans l'avoir, pour ainsi dire, +sous les yeux... À mon avis, ce continuel retour que je faisais, +sans le dire, vers la France, a été une des premières causes du +succès du livre.»] + +Dans les années qui suivirent, M. de Tocqueville recueillit les +profits de sa célébrité. En 1838, il fut nommé membre de l'Académie +des sciences morales; en 1841, après la publication de la seconde +partie de son livre, l'Académie française lui ouvrit ses portes. +Candidat à la députation dès 1837, il fut élu en 1839. Il arrivait à +la Chambre avec le désir évident d'y rester en dehors et au-dessus +des partis. «Tous les partis existants me répugnent», disait-il[53]. +Bien que fils d'un préfet de la Restauration et ayant vu avec regret +la révolution de 1830, il ne frayait pas politiquement avec les +légitimistes; il s'était rallié tristement, mais sans hésiter, à +la monarchie nouvelle, plus préoccupé de certains principes et de +certaines libertés que de la forme du gouvernement. Très libéral, +l'esprit plus ouvert que la masse des conservateurs sur les besoins +et les droits de la démocratie, il se piquait cependant d'être +un «libéral d'une espèce nouvelle», se défendait de ressembler +«à la plupart des démocrates de nos jours» et déclarait que +«personne n'avait une haine plus profonde que lui pour l'esprit +révolutionnaire[54]». D'autre part, pour rien au monde il n'eût +voulu être qualifié de ministériel; lors de sa première candidature, +M. Molé, président du conseil à cette époque, ayant fait mine de +le recommander, il avait repoussé cet appui, comme si sa dignité +personnelle en eût dû être atteinte; le ministre, piqué, répondit +par une leçon à l'adresse de cette indépendance si chatouilleuse: +«Serez-vous plus libre d'engagements, lui demanda-t-il, si vous +arrivez par les légitimistes, les républicains, ou une nuance +quelconque de la gauche, que par le juste milieu? Il faut choisir: +l'isolement n'est pas l'indépendance, et l'on dépend plus ou moins +de ceux qui vous ont élu[55].» L'événement devait justifier cet +avertissement: au bout de peu de temps, M. de Tocqueville n'était +plus guère qu'un membre de la gauche, un lieutenant de l'armée de M. +Odilon Barrot, s'y sentant mal à l'aise, valant mieux et ayant des +pensées plus hautes que les hommes auxquels il était mêlé, cherchant +parfois à s'en distinguer, mais ne croyant pas pouvoir s'en séparer. +Il se trouvait faire tout autre chose que ce qu'il avait rêvé. + +[Note 53: Lettre du 1er novembre 1841.] + +[Note 54: Lettres du 24 juillet et du 5 octobre 1836.] + +[Note 55: Lettre de M. de Tocqueville à M. Molé, du 12 septembre +1837, et réponse de M. Molé, du 14 septembre.] + +Ce ne fut pas sa seule déception. L'importance de son rôle +parlementaire était loin d'être en rapport avec l'éclat de ses débuts +de publiciste; à la Chambre, il demeurait au second rang, considéré, +mais sans grande action. Sa parole élégante, élevée, nourrie, avait +quelque chose d'un peu tendu, laborieux et terne. Il manquait de +mouvement et de chaleur. Ce n'est pourtant pas que, chez lui, l'âme +fût froide: personne n'avait la sensibilité plus affinée, la pensée +plus fervente; mais la flamme qui brûlait au fond de son être le +consumait sans jaillir au dehors, ou du moins n'était visible que de +près. Devant un auditoire nombreux et banal, une sorte de méfiance +de lui-même et des autres l'empêchait de se donner pleine carrière. +Les moyens physiques de l'orateur lui faisaient d'ailleurs défaut; +sa voix faible ne portait pas; toute sa personne était d'une grande +distinction, mais un peu grêle; une émotion l'épuisait. Il souffrit +d'autant plus de cet insuccès relatif, qu'il avait eu des visées +plus hautes. N'ayant encore que vingt-deux ans, il écrivait à l'un +de ses confidents, au sujet de certains déboires de sa carrière de +magistrat: «Il y a chez moi un besoin de primer qui tourmentera +cruellement ma vie.» Son âme était un mélange délicat et fort +compliqué d'ambition et de désintéressement, d'orgueil et de +modestie, de fierté et de timidité, de hardiesse et d'anxiété[56]. +Sa mauvaise santé ne contribuait pas peu à cet état d'âme. À +vingt-quatre ans, il écrivait déjà: «Je suis effrayé de la place que +mes maux physiques tiennent dans mon imagination, du dégoût qu'ils +me donnent souvent pour toute espèce d'avenir.» Dix ans plus tard, +en 1839, il gémissait encore sur «ce malaise perpétuel du corps et +de l'esprit». En 1842, il écrivait: «La santé est le boulet que je +traîne après moi.» + +[Note 56: «Je suis habituellement sombre et troublé, écrivait M. de +Tocqueville à l'un de ses intimes, le 25 octobre 1842. J'attribue ce +fatigant et stérile état de l'âme tantôt à une cause, tantôt à une +autre. Mais je crois qu'au fond il ne tient qu'à une seule, qui est +profonde et permanente, le mécontentement de moi-même. Tu sais qu'il +y a deux espèces d'orgueils très distincts, ou plutôt le même orgueil +a deux physionomies, une triste et une gaie. Il y a un orgueil qui +se repaît avec délices des avantages dont il jouit ou croit jouir. +Cela s'appelle, je pense, de la présomption. Puisque Dieu voulait +m'envoyer le vice de l'orgueil à forte dose, il aurait bien dû +au moins m'envoyer celui qui appartient à cette première espèce. +Mais l'orgueil que je possède est d'une nature toute contraire. Il +est toujours inquiet et mécontent, non pas envieux pourtant, mais +mélancolique et noir. Il me montre à chaque instant les facultés +qui me manquent et me désespère à l'idée de leur absence. Le fait +est que si j'ai quelques qualités, elles ne sont pas du nombre de +celles qui peuvent satisfaire pleinement dans la carrière que je suis...» +Deux ans plus tard, le 3 avril 1844, il écrivait encore: «J'ai +toujours trop de cette irritabilité maladive qui me porte à souffrir +impatiemment les obstacles qui embarrassent toujours le chemin de +chaque homme dans ce monde.» Tout jeune, dans une lettre du 22 avril +1832, il avouait déjà un fond de spleen.] + +Tout ce qui vient d'être dit de M. de Tocqueville, de ses origines +et de ses visées, de ses qualités et de ses faiblesses, explique +qu'il fût plus préparé qu'un autre à s'apercevoir, à souffrir, à +s'irriter des misères trop réelles de la politique à laquelle il se +mêlait, et particulièrement de ce qu'il pouvait y avoir d'un peu +court, étroit, abaissé, dans les idées et la conduite de la classe +alors dominante. D'ailleurs, sa sensibilité, si éveillée pour ce qui +le touchait personnellement, l'était peut-être plus encore pour ce +qui intéressait ses convictions et son patriotisme. Nul ne témoigna +un souci plus sincère et plus douloureux de la chose publique. +Les défauts de l'état politique et social l'attristaient et le +troublaient à l'égal d'un chagrin de famille. À la différence de tant +d'hommes d'État qui, dans la distraction des affaires et des luttes +quotidiennes, oublient les dangers profonds et lointains, on eût dit +que ses regards étaient constamment fixés sur ces dangers; il était +assombri par cette contemplation et comme obsédé par la pensée de +la décadence. Ainsi, au quatrième et au cinquième siècle, certains +Romains avaient-ils, plus que d'autres de leurs contemporains, +l'impression poignante de la ruine du passé et des menaces de +l'avenir. À la fin de sa vie, M. de Tocqueville disait de la «grande +et profonde tristesse» qui était au fond de son âme: «C'est la +tristesse que me donne la vue de mon temps et de mon pays.» + +Aussi, parcourez la correspondance de M. de Tocqueville, depuis le +jour où il est entré à la Chambre. Ce n'est qu'un gémissement et +un cri d'angoisse. Il déplore «la mobile petitesse, le désordre +perpétuel et sans grandeur du monde politique», la «platitude +générale qui va partout croissant»; il se dit «las du petit +pot-au-feu démocratique et bourgeois»; il gémit de vivre au milieu +de «ce labyrinthe de misérables et vilaines passions», de «cette +fourmilière d'intérêts microscopiques qui s'agitent en tous sens, +qu'on ne peut classer et qui n'aboutissent pas à de grandes opinions +communes». Le «côté de l'humanité» que lui «découvre la politique» +lui paraît «triste»; il trouve «que rien n'y est ni parfaitement +pur, ni parfaitement désintéressé, que rien n'y est véritablement +généreux, que rien n'y sent l'élan libre du coeur,... que rien n'y +est jeune, en un mot, même les plus jeunes». Il regrette le temps où, +comme sous la Restauration, «les sentiments étaient plus hauts, les +idées, la société plus grandes»; où «il était possible de se proposer +un but, et surtout un but haut placé», tandis que désormais «la vie +publique manque d'objet». Il voudrait voir s'élever «le vent des +véritables passions politiques, des passions grandes, désintéressées, +fécondes, qui sont l'âme des seuls partis qu'il comprenne». Il ne +peut s'empêcher de «porter envie» à La Moricière qui se bat en +Afrique. «Les petites passions molles et improductives que je vois +fourmiller autour de moi, écrit-il, me pousseraient dans l'armée si +j'étais plus jeune, ou chez les Trappistes si j'étais plus dévot; +mais, n'étant ni l'un ni l'autre, je me résigne et j'attends pour +voir s'il n'apparaîtra pas enfin, sur l'horizon politique, quelque +chose, en homme ou en événement, de plus grand que ce que nous +voyons[57].» + +[Note 57: Lettres d'octobre 1839, des 14 juillet et 9 août 1840, du +24 août et d'octobre 1842, du 5 septembre 1843.] + +C'est de ces sentiments que M. de Tocqueville s'inspirait dans les +dissertations de morale politique qu'il portait à la tribune. On +a dès lors le secret de ce qu'elles pouvaient avoir d'excessif. +Néanmoins, si la note en était trop continuellement inquiète et +attristée, si surtout le ministère y était peu justement rendu +responsable de ce qui était le vice et le malheur du temps, par +moments la clairvoyance de l'orateur avait quelque chose de vraiment +prophétique. Tel, entre plusieurs, ce discours du 18 janvier 1842, +où, après avoir dépeint le mal des esprits et avoir montré comment +chacun «ne considérait la vie politique que comme une chose qui lui +était étrangère, dont le soin ne le regardait point, concentré qu'il +était dans la contemplation de son intérêt individuel et personnel», +M. de Tocqueville s'écriait: «Savez-vous, messieurs, ce que cela +veut dire? Cela veut dire qu'il y a, en France, quelque chose en +péril, quelque chose,--que MM. les ministres me permettent de le +dire,--qui est plus grand que le ministère, qui est plus grand que la +Chambre elle-même, c'est le système représentatif. Oui, messieurs, +il faut que quelqu'un le dise enfin, et que le pays qui nous écoute +l'entende, oui, parmi nous, en ce moment, le système représentatif +est en péril. La nation, qui en voit les inconvénients, n'en sent +pas suffisamment les avantages... Ce qui est en péril encore, +messieurs, c'est la liberté! Sans doute, quand nous avons l'entier +usage, et quelquefois, je le confesse, l'abus de la liberté, il peut +paraître puéril de dire que la liberté est en péril. Il est vrai +que ces périls ne sont pas immédiats. Mais à moi, messieurs, qui +suis le serviteur dévoué de mon pays, mais qui ne serai jamais son +valet, qu'il me soit permis de lui dire que c'est en agissant de +cette manière que, dans tous les siècles, les peuples ont perdu leur +liberté. Assurément je ne vois personne qui soit de taille à devenir +notre maître; mais c'est en marchant dans cette voie que les nations +se préparent un maître. Je ne sais où il est et de quel côté il doit +venir; mais il viendra tôt ou tard, si nous suivons longtemps la même +route.» L'événement ne devait malheureusement pas tarder à justifier +ces sombres pronostics. + + +VII + +Ainsi, à l'époque où la partie semblait gagnée pour la monarchie +constitutionnelle, où les institutions parlementaires fonctionnaient +enfin sans crise, les observateurs croyaient discerner, dans les +moeurs publiques, et jusque dans l'âme de la nation, les symptômes +d'une maladie qui mettait en péril l'avenir même de la liberté. Ceux +qui, il y a vingt ou trente ans, s'étaient mis en route avec une si +joyeuse et si superbe confiance, apparaissaient, maintenant qu'on +pouvait les croire arrivés, tristes, inquiets de leur oeuvre et +doutant de leurs idées. Cette sorte de désillusion ne se manifestait +pas seulement dans l'ordre politique. Même phénomène dans l'ordre +littéraire. Des critiques, d'origines et d'âges divers, s'accordaient +pour dénoncer, là aussi, ce qu'ils appelaient une «déroute» et +un «avortement[58]». Telles étaient la vivacité et l'amertume de +quelques-unes de ces plaintes, qu'on se demande si ceux qui les +laissaient échapper avaient gardé tout leur sang-froid, et s'ils ne +cédaient pas à l'irritation d'une déception d'autant plus difficile +à supporter que leur espérance avait été plus orgueilleuse. Ce +n'est pas à dire que tout fût sans fondement dans ces plaintes. +Il est dans la nature des choses que la littérature se ressente +des désordres sociaux et politiques du pays. Ainsi avons-nous +déjà eu occasion, au début de cette histoire, d'étudier quel effet +avaient eu l'ébranlement et l'excitation de 1830 sur les idées et +sur le talent des écrivains, effet si profond et si prolongé que +nous avons dû en suivre les traces jusqu'à la veille de 1848[59]. +S'étonnera-t-on maintenant d'apercevoir, dans les lettres de la fin +du règne, le contre-coup de cet autre désordre, né, après plusieurs +années d'un gouvernement régulier, non plus de l'excès du mouvement, +mais plutôt de l'excès du repos et du bien-être, je veux parler de +cette fièvre de convoitise et de spéculation qui avait remplacé la +fièvre révolutionnaire, de cette prédominance croissante des intérêts +matériels qui tendait à abaisser l'idéal national? Un critique +entre tous s'était alors donné pour tâche de noter ce contre-coup: +c'était M. Sainte-Beuve. Il avait même donné un nom au mal qui +en était résulté; il l'appelait la «littérature industrielle» et +s'appliquait à en définir les caractères. À l'entendre, chez beaucoup +d'auteurs «une cupidité égoïste» avait remplacé les «idées morales +et politiques» qui étaient, sous la Restauration, le mobile des +écrivains et servaient comme «d'enseignes» à leurs livres; le «champ +des oeuvres d'imagination» était «envahi, exploité, par une bande +nombreuse, presque organisée, avec cette seule devise inscrite au +drapeau: _Vivre en écrivant_»; et le critique ajoutait: «La moralité +littéraire de la presse en général a baissé d'un cran. Si l'on +peignait au complet le détail de ces moeurs, on ne le croirait pas. +M. de Balzac a rassemblé dernièrement beaucoup de ces vilenies dans +un roman qui a pour titre: _Un grand homme de province_, mais en les +enveloppant de son fantastique ordinaire: comme dernier trait qu'il a +omis, toutes ces révélations curieuses ne l'ont pas brouillé avec les +gens en question, dès que leurs intérêts sont redevenus communs[60].» + +[Note 58: J'ai déjà cité ces plaintes. (Voir plus haut, livre I, ch. +X, § IX.)] + +[Note 59: Voir le chapitre X du livre Ier, sur _la Révolution de 1830 +et la littérature_.] + +[Note 60: _De la littérature industrielle_ (_Revue des Deux Mondes_ +du 1er septembre 1839).] + +Quel désordre avait donc en vue M. Sainte-Beuve en rédigeant ce +réquisitoire si véhément? L'état de la littérature à la fin de +la monarchie de Juillet ne paraît pas, dans son aspect général, +justifier une note si sombre. Sans entrer dans des détails spéciaux +qui ne seraient pas d'une histoire politique, ni rappeler ce que +j'ai déjà dit des principaux écrivains du temps, ne suffit-il +pas, pour avoir une impression fort différente de celle de M. +Sainte-Beuve, de jeter un coup d'oeil sommaire et d'ensemble sur ce +que ces écrivains sont devenus de 1841 à 1848, ou même seulement +de donner l'énumération des oeuvres qu'ils ont alors publiées? +Chateaubriand est toujours là comme un témoin, un souvenir vivant +de la glorieuse jeunesse du siècle, lui-même, il est vrai, vieilli, +chagrin, ne publiant qu'une _Vie de Rancé_, peu digne de lui, et +gâtant ses Mémoires à force de les corriger. Dans la poésie,--à +défaut de Lamartine absorbé par la politique, à défaut de Victor +Hugo qui, devenu pair de France par la grâce du roi des Français, +commence à jalouser le rôle parlementaire de Lamartine, et dont la +muse lyrique s'est tue depuis _les Rayons et les Ombres_ (1840), à +défaut de Vigny qui s'enferme dans un silence ennuyé et dédaigneux, +à défaut de Musset qui, tout jeune, semble déjà épuisé et ne publie +plus guère que des proverbes en prose,--des poètes de second rang, +Brizeux, Théophile Gautier, sont en plein épanouissement; Laprade +commence à se faire connaître avec _Psyché_ (1841) et ses _Odes et +Poèmes_ (1844). Au théâtre, l'échec des _Burgraves_ (1843) marque +la faillite définitive de ce drame romantique qui affichait naguère +de si fastueuses prétentions; mais, au même moment, l'étonnant +succès de la _Lucrèce_ de Ponsard (1843) donne l'illusion que la +tragédie classique va renaître, rajeunie, adaptée au temps nouveau, +et, l'année suivante, le brillant début du tout jeune auteur de +la _Ciguë_, Émile Augier, est pour la comédie une promesse qui, +celle-là, ne sera pas trompée. Dans le roman, les délicats peuvent se +délecter avec _Colomba_ et _Carmen_ de Mérimée (1840-1845), _la Mare +au Diable_ de George Sand (1846), _Mlle de la Seiglière_ de Jules +Sandeau (1844). Dans l'ordre des travaux historiques,--si M. Guizot, +absorbé par les soins du gouvernement, n'a pu rien publier depuis son +_Washington_ (1840), si M. Michelet est devenu la proie d'une sorte +de folie furieuse, démagogique et antichrétienne,--M. Thiers emploie +les loisirs que lui laisse l'opposition à poursuivre sa grande +_Histoire du Consulat et de l'Empire_, M. Augustin Thierry publie +l'un de ses chefs-d'oeuvre, les _Récits mérovingiens_ (1840-1842), +M. Mignet écrit sa belle _Introduction aux négociations relatives à +la succession d'Espagne_ (1842) et son livre sur _Antonio Perez et +Philippe II_ (1845). Dans la critique littéraire, à la place de M. +Villemain, lui aussi pris par la politique, M. Sainte-Beuve est en +pleine activité de production, M. Saint-Marc-Girardin fait paraître +l'un de ses meilleurs ouvrages, le _Cours de littérature dramatique_ +(1843), M. Nisard commence son _Histoire de la littérature française_ +(1844). Dans la critique d'art, M. Vitet donne ses exquises +notices sur Lesueur (1843) et sur la cathédrale de Noyon (1845). +M. Cousin, toujours en mouvement, remanie ses anciennes oeuvres +philosophiques, et en même temps, avec son livre sur _Jacqueline +Pascal_ (1845), commence à exploiter une veine nouvelle qu'il saura +rendre singulièrement féconde. M. de Rémusat publie sa savante +étude sur _Abélard_ (1845). L'éloquence politique n'a jamais jeté +un plus magnifique éclat: MM. Guizot, Thiers, Berryer, de Lamartine +sont à l'apogée de leur talent; M. de Montalembert va y atteindre; +et combien en passons-nous sous silence, qui n'apparaissent alors +qu'au second rang, et qui, à d'autres époques moins riches, eussent +été au premier? Dans la chaire chrétienne, on entend tour à tour +le Père Lacordaire et le Père de Ravignan. Pour la musique, il y +a comme un temps d'arrêt: le théâtre de l'Opéra, par exemple, ne +revoit plus les brillantes années du commencement du règne, quand +le _Guillaume Tell_ de Rossini était encore dans sa fraîcheur de +nouveauté, que Meyerbeer faisait représenter _Robert le Diable_ +(1831) et les _Huguenots_ (1836), qu'Halévy donnait la _Juive_ +(1835); mais les arts du dessin sont en plein épanouissement: pour ne +citer que les noms les plus en vue, c'est la belle époque d'Ingres, +d'Horace Vernet, de Paul Delaroche, d'Ary Scheffer, de Delacroix, de +Decamps, parmi les peintres; de David d'Angers, de Pradier, parmi +les sculpteurs; d'Henriquel Dupont parmi les graveurs. En somme, +lettres et arts offrent un ensemble fort honorable. S'il n'y a là +rien d'égal à la magnifique efflorescence littéraire et artistique +de la Restauration, si l'on y cherche vainement trace des espérances +immenses, indéfinies, auxquelles, avant 1830, s'abandonnaient tous +les jeunes esprits, du moins on y trouve encore de beaux restes +qui nous semblent aujourd'hui mériter plutôt notre envie que notre +dédain. Et surtout on n'y rencontre aucun des caractères de cette +«littérature industrielle» si vivement flétrie par le critique. + +M. Sainte-Beuve n'était pas cependant homme à parler sans raison. +Où donc était le mal dénoncé par lui? Qu'avait-il en vue? Il avait +en vue un genre de publications qui venait d'être imaginé et qui +fit alors tant de bruit, accapara tellement la curiosité générale +que, pendant quelques années, il sembla n'y avoir plus d'autre +littérature: c'était le roman-feuilleton. On se ferait aujourd'hui +difficilement une idée du succès qu'il obtint tout de suite et +conserva jusqu'en 1848. Ce succès extraordinaire, anormal, vraiment +monstrueux, était le signe du temps et l'une des manifestations +du mal social dont j'ai déjà noté d'autres symptômes. Il explique +l'émotion de M. Sainte-Beuve[61]. Il explique aussi pourquoi +l'écrivain politique doit s'arrêter à cet épisode passager de notre +histoire littéraire, plus longuement que ne l'eussent certes demandé +l'importance du genre et la valeur des oeuvres. + +[Note 61: À en croire certaines gens, le secret de cette émotion +de M. Sainte-Beuve n'était qu'une rivalité de boutique. Il aurait +été, en cette circonstance, l'organe de la _Revue des Deux Mondes_, +dépitée de la concurrence que lui faisaient les journaux depuis +qu'ils publiaient des romans et prétendaient accaparer les auteurs en +vogue. (A. KARR, _les Guêpes_, novembre 1844.) C'est possible. Mais +pour n'être pas entièrement désintéressée, la plainte du critique +doit-elle être jugée mal fondée?] + +Pour trouver l'origine du roman-feuilleton, il faut remonter à +la révolution que M. Émile de Girardin accomplit dans la presse +périodique, le jour où il en agrandit le format, en abaissa le prix, +et où il transforma en spéculation financière ce qui avait été +jusqu'alors oeuvre de doctrine[62]. Le nouveau journal ne pouvait +vivre avec la clientèle restreinte attachée autrefois à chaque +feuille, en raison des idées politiques qu'elle représentait: il +lui fallait attirer la foule de toute opinion ou même sans opinion, +pénétrer là où l'on n'avait pas encore l'habitude de lire les +journaux. Dans ce dessein, on développa la rédaction dite littéraire, +qui devint bientôt plus importante, plus coûteuse, plus décisive +pour le succès que la rédaction politique, et l'on imagina de donner +en feuilleton d'abord de courtes nouvelles, puis, peu à peu, des +romans plus longs. Nul moyen ne parut meilleur pour prendre en masse +les abonnés, et certains _impresarii_ firent ainsi, paraît-il, +d'étonnants coups de filet. Grisés même par les premiers résultats +de cette innovation, ils rêvèrent de publier sous cette forme tous +les ouvrages piquant la curiosité; le feuilleton devait remplacer +le livre, et les libraires effrayés se lamentaient déjà d'être +supplantés et ruinés. On se vantait de rendre ainsi un service +aux lettres, en augmentant le nombre des lecteurs: l'effet fut au +contraire d'abaisser, de pervertir toute une partie de la littérature +d'imagination qui dut s'adapter à ce genre nouveau. Pour piquer la +curiosité d'une foule banale, ne lisant que superficiellement, à la +hâte et par petites coupures, les qualités délicates et distinguées +n'étaient pas de mise; mieux valaient l'habileté vulgaire, les +couleurs voyantes, les grossières péripéties. L'art fit place au +procédé. On s'aperçut même bientôt que l'immoralité était l'appât le +plus efficace, et ce fut comme une enchère d'impudeur entre ceux qui +se disputaient le public[63]. + +[Note 62: Voir plus haut, livre II, ch. XII, § V.] + +[Note 63: M. Sainte-Beuve voyait là le fait caractéristique du +roman-feuilleton, et il montrait avec dégoût cette «plaie ignoble et +livide qui chaque matin s'étendait». (_Revue des Deux Mondes_ du 1er +juillet 1843.)] + +En tout cela ce qui dominait, c'était la question d'argent. Pour les +entrepreneurs de cette presse nouvelle,--les Girardin, les Véron et +leurs imitateurs,--le talent, la renommée et au besoin le scandale +devenaient matière à spéculation. Ils se disputaient à prix d'or les +auteurs à succès, et, après les avoir achetés, les exploitaient à +grand fracas de réclames mercantiles d'où la dignité des lettres +ne sortait pas indemne. Les plus audacieux tentaient même des +accaparements que le code pénal n'avait pas songé à prévoir; ils +prétendaient acheter d'un coup tout ce qu'il y avait d'écrivains +sur le marché. Ainsi, le 1er décembre 1844, la _Presse_, doublant +son format sans augmenter son prix, annonça avec une bruyante mise +en scène qu'elle avait acquis le droit de publier les _Mémoires_ +de M. de Chateaubriand, les _Girondins_ et les _Confidences_ de M. +de Lamartine, tous les autres ouvrages que composeraient ces deux +écrivains, tout ce que feraient MM. Alexandre Dumas, Méry, Saintine, +sans compter beaucoup d'oeuvres de Balzac, Gozlan, Sandeau, Théophile +Gautier. «Tout cela est triste et honteux pour les lettres», écrivait +alors M. Sainte-Beuve[64]. M. Thiers, indigné, disait que «s'il +n'était lié par des traités, il briserait sa plume de dégoût et de +honte de voir la littérature tombée si bas[65]». Ému du scandale +produit, M. de Chateaubriand protesta contre un marché qui avait été +conclu à son insu par les cessionnaires de ses Mémoires. D'autres +difficultés surgirent dans l'exécution des traités. En somme, ce +coup d'accaparement échoua, comme il arrive presque toujours aux +spéculations de ce genre. Mais le seul fait qu'il eût été tenté ne +montrait-il pas quelles moeurs menaçaient de s'introduire dans le +monde littéraire? + +[Note 64: _Chroniques parisiennes_, p. 290.] + +[Note 65: _Ibid._] + +D'ailleurs, pour quelques écrivains qui répugnaient à ces moeurs, +d'autres s'y résignaient ou même s'y précipitaient avec une sorte +d'emportement. Ils étaient les premiers à traiter leurs oeuvres comme +une marchandise, à battre monnaie avec leur renommée et leur talent. +C'est encore M. Sainte-Beuve qui nous les dépeint n'ayant plus aucun +souci de la postérité et de la gloire, ne songeant qu'au lucre +présent, les uns passant des «marchés à tant la ligne» et usant alors +de petites habiletés ou de pures supercheries typographiques pour +faire beaucoup de «lignes» avec peu d'idées; d'autres s'engageant, à +forfait et sous peine d'un énorme dédit, à fournir telle quantité +de ces lignes dans un délai déterminé, condamnés par suite à une +improvisation hâtive que leur cerveau épuisé ne pouvait toujours +mener à terme. Et il rappelait comment, à ce métier, beaucoup d'entre +eux se trouvaient «user en quatre ou cinq ans une réputation qui +avait eu des airs de gloire, et avec elle un talent qui finissait +presque par se confondre avec une certaine pétulance physique». +Au récit des prix fabuleux qu'on disait avoir été obtenus par tel +auteur, les convoitises des autres étaient surexcitées, et chacun +rêvait de millions. Chez Balzac, ce rêve tourna presque à la folie. +Ce fut lui qui proposa un jour que l'État achetât, afin de les +faire tomber dans le domaine public, les oeuvres des «dix ou douze +maréchaux de France littéraires», c'est-à-dire, pour parler son +langage, de ceux «qui offraient à l'exploitation une certaine surface +commerciale». Il se mettait naturellement du nombre et paraissait +s'évaluer pour sa part à deux millions[66]. + +[Note 66: Lettre de M. de Balzac, publiée dans la _Presse_ du 18 août +1839.] + +Avec Alexandre Dumas, le mal prit une forme moins triste. On +ne serait pas bien venu d'ailleurs à prendre, à l'égard de ce +merveilleux amuseur, des airs de moraliste grondeur ou de pédagogue +littéraire. Il fut vraiment le roi du roman-feuilleton. Les journaux +se disputaient ses oeuvres. L'une d'elles procurait au _Siècle_ cinq +mille abonnés, en moins de trois semaines. Pendant la publication des +_Trois Mousquetaires_, la France entière était comme suspendue au +récit des aventures de d'Artagnan et de ses compagnons. Toutefois, +force est bien de constater que si ce genre fournissait emploi +aux qualités étonnantes de verve, d'invention, de belle humeur, +de fécondité, qui mettaient Dumas hors de pair, il développait +aussi ses défauts naturels, le sans-façon de l'improvisation et +surtout un mercantilisme besogneux par trop dépourvu de vergogne +et de scrupules. Pour mettre la main sur un argent qu'à la vérité +il laissait aussitôt couler entre ses doigts avec une insouciante +générosité, il entreprenait des romans partout à la fois, souvent +était réduit à les bâcler, et néanmoins s'engageait à en faire plus +encore, par des marchés fantastiques qu'il ne s'inquiétait guère +ensuite d'exécuter. En 1845, le _Constitutionnel_ et la _Presse_, +c'est-à-dire M. Véron et M. de Girardin, signaient avec lui un +traité par lequel, moyennant un salaire annuel de 63,000 francs, +le romancier leur réservait exclusivement, pendant cinq ans, sa +production calculée à dix-huit volumes par an, soit quatre-vingt-dix +volumes pour cinq ans; des annonces firent aussitôt part au public +de cet important événement. Mais, quand il s'agit de donner ce qu'il +avait promis, Dumas en usa avec ses cotraitants un peu à la façon de +don Juan bernant M. Dimanche. Les deux journaux finirent par perdre +patience et lui intentèrent un procès[67]. Rien ne caractérise mieux +les nouvelles moeurs littéraires que la façon dont l'écrivain se +défendit devant le tribunal. Il n'a nullement le sentiment qu'il +se diminue, il croit au contraire étourdir les juges et éblouir le +public en faisant le total fantastique des «lignes» qu'il est parvenu +à écrire dans un court espace de temps, ou, pour employer le mot +dont il se sert avec une sorte d'inconscience, de la «marchandise» +qu'il a fournie. Il s'enorgueillit d'avoir mené de front, au jour +le jour, cinq romans dans cinq journaux différents, raconte «qu'il +avait toujours prêts trois chevaux et trois domestiques pour porter +la copie», et met au défi les quarante académiciens de produire à eux +tous, dans le même délai, un nombre de volumes égal à celui qu'il se +flatte de conduire à terme: «Ils feraient banqueroute», s'écrie-t-il +fièrement. Les juges, convaincus sans doute par un tel langage +qu'il s'agissait d'une «marchandise» comme une autre, condamnèrent +Alexandre Dumas à fournir aux deux journaux un volume dans les six +semaines, et ensuite un volume de mois en mois, sous peine de cent +francs de dommages et intérêts par jour de retard. + +[Note 67: Janvier-février 1847.] + +Vers la même époque, un autre procès d'un caractère tout différent +et qui eut un grand retentissement, le procès Beauvallon, fit +entrevoir sous un jour plus fâcheux encore certains dessous du monde +où l'on fabriquait et exploitait le roman-feuilleton. Cette fois, +il ne s'agissait plus d'un incident de comédie, mais d'un drame; il +y avait eu mort d'homme. À la suite d'un souper de fort mauvais ton +où s'étaient trouvés réunis des journalistes, des gens de lettres et +des femmes de théâtre, M. de Beauvallon, rédacteur au _Globe_, avait +provoqué et tué en duel M. Dujarrier, associé de M. de Girardin et +directeur des feuilletons de la _Presse_. Plusieurs circonstances de +cette affaire avaient paru suspectes: l'insignifiance de la cause +apparente du duel, le parti pris du provocateur, sa supériorité +notoire aux armes; Beauvallon, disait-on, avait essayé à l'avance +les pistolets. Poursuivi pour assassinat devant la cour d'assises de +Rouen, il fut acquitté par le jury[68]. L'essai préalable des armes +n'en fut pas moins judiciairement établi plus tard[69]. Durant ce +procès, on vit défiler, à la barre des témoins, tout le personnel +de la bohème de presse, pêle-mêle de gens d'affaires et de gens +de lettres, d'aventuriers et de filles galantes[70], uniquement +occupés à poser devant le public, affectant des airs régence, mais +laissant surtout l'impression de moeurs fort vilaines, rendues plus +vilaines encore par cette histoire de meurtre: répugnant mélange de +tripotages, de débauches et de guets-apens. Au milieu de ce monde, +on regrette de voir apparaître encore ce grand enfant d'Alexandre +Dumas, tout entier au plaisir d'ébaubir le badaud qui était venu +l'entendre déposer, donnant gravement des consultations sur les +«affaires d'honneur», et distribuant avec solennité des brevets de +«gentilshommes» à des comparses indignes de lui[71]. + +[Note 68: Mars 1846. L'affaire se trouva portée devant la cour +d'assises de Rouen, parce que la chambre des mises en accusation de +la cour de Paris avait d'abord rendu un arrêt de non-lieu qui fut +réformé par la cour de cassation.] + +[Note 69: En effet, de nouvelles preuves ayant été découvertes, +l'un des témoins de Beauvallon, le pseudo-vicomte d'Ecquevilley, +qui, devant la cour d'assises, avait affirmé sous serment que +les pistolets n'avaient pas été essayés, fut poursuivi pour faux +témoignage et condamné à dix ans de réclusion (août 1847). Au cours +de ce dernier procès, Beauvallon demanda à être entendu comme témoin +et confirma la dénégation d'Ecquevilley; arrêté à l'audience, +poursuivi également pour faux témoignage, il fut condamné à huit ans +de réclusion (octobre 1847).] + +[Note 70: Parmi ces dernières était la maîtresse de Dujarrier, Lola +Montès, danseuse sifflée, mais déjà fameuse pour avoir cravaché un +gendarme à Berlin. On la retrouvera peu après à Munich, jouant les +Pompadour auprès du roi Louis, exaltée par la presse libérale pour +avoir fait la guerre aux Jésuites, mais à la fin obligée de fuir +devant les émeutes provoquées par son outrecuidance.] + +[Note 71: Ce fut en cette circonstance qu'interrogé par le président +sur ses noms, âge et profession, il répondit: «Alexandre Dumas, +marquis Davy de la Pailleterie, quarante-deux ans, je dirais auteur +dramatique, si je n'étais dans la patrie de Corneille.» À quoi le +président répliqua: «Il y a des degrés.»] + +Les feuilles de gauche firent grand bruit du procès Beauvallon, +et, arguant de ce que les deux journaux mêlés à cette affaire, le +_Globe_ et la _Presse_, défendaient la politique ministérielle, +elles prétendirent y montrer la corruption du gouvernement et de la +classe sur laquelle il s'appuyait. La réponse eût été facile: bien +des journaux opposants n'étaient pas plus intacts, et par exemple +M. Véron, directeur du _Constitutionnel_, dévoué à M. Thiers, ne +passait pas pour être plus timoré que M. de Girardin, qui, en ce +moment, soutenait M. Guizot. En vérité, le mal n'était pas celui de +telle ou telle opinion; toutes en étaient atteintes. Cependant force +est bien de reconnaître que les journaux conservateurs n'étaient +pas ceux que la littérature industrielle avait le moins envahis. +On les voyait accepter tel feuilleton qui leur paraissait une +bonne amorce à clientèle, sans s'inquiéter si la thèse qui y était +soutenue n'allait pas à l'encontre de leurs principes. Mme Sand, qui +faisait alors des romans socialistes, a raconté elle-même plus tard +comment elle trouvait asile, pour les plus osés de ces romans, dans +la presse ministérielle, notamment dans l'_Époque_, qui se piquait +de dépasser tous les autres en ardeur réactionnaire, et comment on +affichait sur les murs, en gros caractères: «Lisez l'_Époque_; lisez +le _Péché de M. Antoine_.» Le grave _Journal des Débats_, l'organe +de la cour, du cabinet et de la partie sage, riche et cultivée de la +bourgeoisie, n'avait pas plus de scrupules. Dès 1837, il publiait +plusieurs parties des _Mémoires du diable_, par Frédéric Soulié, +oeuvre immense, étrange, par certains côtés puissante, mais fort +malsaine, où l'auteur, violentant son propre talent qui naturellement +eut été plutôt délicat, s'appliquait, pour forcer l'attention d'un +public blasé, à renchérir sur tout ce que la littérature avait +jusqu'alors risqué de monstruosités morales[72]. Le scandale fut plus +grand encore quand, quelques années après, en 1842 et 1843, ce même +_Journal des Débats_ publia les _Mystères de Paris_. + +[Note 72: M. Soulié a lui-même indiqué le caractère de son oeuvre +et les raisons qui la lui avaient fait écrire, dans une préface où +nous lisons: «Ô jeunes gens, ne venez pas à Paris, si l'ambition +d'une sainte gloire vous dévore. Quand vous aurez demandé au peuple +une oreille attentive pour celui qui parle bien et honnêtement, vous +le verrez suspendu aux récits grossiers d'un trivial écrivain, aux +récits effrayants d'une gazette criminelle; vous verrez le public +crier à votre muse: «Va-t'en ou amuse-moi. Il me faut des astringents +et des moxas pour ranimer mes sensations éteintes. As-tu des incestes +furibonds ou des adultères monstrueux, d'effrayantes bacchanales de +crimes ou des passions impossibles à me raconter? Alors parle, je +t'écouterai une heure, le temps durant lequel je sentirai ta plume +âcre et envenimée courir sur ma sensibilité calleuse et gangrenée; +sinon tais-toi; va mourir dans la misère et l'obscurité.» La misère +et l'obscurité, vous n'en voudriez pas! Et alors, que ferez-vous, +jeunes gens? Vous prendrez une plume, une feuille de papier, vous +écrirez en tête: _Mémoires du diable_, et vous direz au siècle: +«Ah! vous voulez de cruelles choses pour vous en réjouir; soit, +monseigneur, voici un coin de votre histoire.»] + +L'écrivain qui, par ce roman, allait enlever à Alexandre Dumas la +royauté du feuilleton, Eugène Süe, était alors âgé de trente-huit +ans. Fils d'un riche médecin, son enfance et sa jeunesse avaient +été celles d'un mauvais sujet. Son père, qui ne savait que faire de +lui, finit par l'embarquer sur un navire de l'État, avec le titre, +obtenu on ne sait trop comment, de chirurgien de la marine. Rentré en +France après trois ans de navigation, il se mit à écrire. Chez lui, +ni forte culture, ni souci sérieux de l'art; une improvisation à la +diable; mais, pour exploiter le fonds de souvenirs recueilli dans sa +vie aventureuse, de l'imagination, de l'invention, le don du récit, +du coloris, du drame, beaucoup d'entrain, de gaieté, de cette gaieté +gouailleuse et insolente qui fleurit sur le pavé de Paris. Il débuta, +de 1831 à 1833, par des romans maritimes qui eurent un certain succès +et le firent appeler le «Cooper français». Cette veine épuisée, il +publia des romans mondains, aristocratiques, où il flattait les +préventions et les dédains des légitimistes, mais qui étaient en +même temps imprégnés de sensualisme et de pessimisme byronien. À +cette époque, il posait pour l'homme de qualité, faisait peindre des +armoiries sur ses voitures, fréquentait chez la duchesse de Rauzan, +poussait jusqu'au ridicule la recherche et la vanité du dandysme. +Avide et prodigue d'argent, s'entourant d'un luxe fou, assoiffé de +plaisirs, vicieux jusqu'à la moelle, il exerçait par cela même sur +certaines natures féminines un étrange attrait, et ne comptait plus, +assurait-on, ses bonnes fortunes parmi ces mondaines dont l'une +pouvait lui écrire: «Le même instinct de dépravation nous rassemble.» +Quelques années de cette vie le conduisirent à la ruine, ruine +matérielle et intellectuelle; son esprit et sa bourse paraissaient +également vidés. «Je suis fini, disait-il à un de ses amis, je suis +fini. Je ne trouve plus rien; je ne trouverai plus rien[73].» + +[Note 73: Sur ces débuts, voir la première partie des _Souvenirs_ de +M. LEGOUVÉ, p. 338 et suiv.] + +Eugène Süe était, depuis quelque temps, dans cette détresse, quand un +éditeur, plaçant sous ses yeux une publication anglaise illustrée, +intitulée _les Mystères de Londres_, lui suggéra de chercher dans +les bas-fonds de notre capitale le sujet d'un travail analogue. +Heureux d'être mis sur la piste d'un filon nouveau, il commença, +un peu à l'aventure et sans trop savoir où il irait, à écrire les +_Mystères de Paris_. Les premiers chapitres, communiqués, aussitôt +que faits, à quelques amis, furent jugés de nature à piquer fortement +la curiosité du public, et il n'en fallut pas plus pour que le +_Journal des Débats_ s'empressât d'acquérir ce roman et de lui +ouvrir son feuilleton. L'auteur ne crut pas devoir se gêner avec +ceux qui se montraient d'accueil si facile. Au contraire, on eût +dit qu'il prenait un plaisir de gamin à voir jusqu'où il pourrait +mener les honnêtes abonnés de la feuille ministérielle. Il se +mit à les promener par les ruelles infâmes, les arrêta dans les +bouges, les assit aux tapis francs, en société de prostituées et +de forçats, leur parla argot, ne leur procurant d'autre diversion +à ces vilaines odeurs que l'âcre parfum des scènes lubriques. Le +scandale menaçait-il d'être trop fort, il s'affublait du «petit +manteau bleu» et affectait de ne pénétrer dans les mauvais lieux que +pour remplir une mission humanitaire. Il n'avait pas pensé tout +d'abord à ce déguisement; l'idée ne lui en était venue qu'au cours +de la publication; seulement elle lui parut bonne, et ce fut avec le +plus grand sérieux que le roué, naguère si infatué d'aristocratie, +se mit à courtiser la misère, à pontifier en démocrate philanthrope +et à faire, au nom du peuple souffrant, le procès des riches. Les +socialistes saluèrent avec une émotion reconnaissante l'arrivée de +cette recrue; Mme Sand et Béranger lui donnèrent l'accolade. Quant +aux lecteurs et surtout aux lectrices du _Journal des Débats_, +qu'en disaient-ils? Ailleurs, sans doute, la fréquentation d'une +si mauvaise compagnie les eût effarouchés; mais ils y étaient +introduits par leur journal, dont la vieille «respectabilité» faisait +taire leurs scrupules. Leur palais s'habitua et prit goût à cette +nourriture épicée et fermentée. Éprouvaient-ils, à certains moments, +quelques nausées, la curiosité malsaine l'emportait. Du reste, pour +être superficielle, grossière, peu fouillée et peu finie, l'oeuvre +n'en était pas moins fortement et habilement charpentée, pleine de +mouvement et de vie, singulièrement empoignante. + +En somme, dans le monde même qui eût dû leur être le plus sévère, +le succès des _Mystères de Paris_ fut immense. Et il se maintint +pendant toute la publication, qui dura plus d'une année. Dans les +salons et aussi dans les antichambres, c'était le sujet principal +des conversations. Combien de femmes pour qui la grosse affaire, à +leur réveil, était de savoir ce qu'allaient devenir la «Goualeuse» +ou le «Chourineur»! Le numéro se louait jusqu'à dix sous, pour le +temps de lire le feuilleton. Celui-ci manquait-il un jour, c'était +un émoi général, et l'auteur devait écrire une lettre pour rassurer +le public sur sa santé. Son masque de philanthrope faisait des dupes +jusque dans le monde judiciaire, où des avocats généraux le citaient +comme une autorité. On racontait qu'il avait reçu plus de onze cents +lettres, écrites par des correspondants de tous genres, depuis des +fonctionnaires qui lui soumettaient leurs idées jusqu'à des jeunes +filles qui lui offraient leur coeur. Étrange aveuglement de cette +bourgeoisie qui ne paraissait pas se douter que l'oeuvre applaudie +par elle la battait en brèche! L'exemple, d'ailleurs, était donné de +haut. Un matin, M. Duchâtel entrait précipitamment dans le cabinet +de ses attachés, avec un air qui semblait annoncer un gros événement +politique: «Eh bien, dit-il, vous savez! la Louve est morte[74]!» +La Louve était une des héroïnes des _Mystères de Paris_. Un autre +ministre, le maréchal Soult, se mettait en colère quand le feuilleton +manquait; Eugène Süe, ayant été mis en prison pour négligence +obstinée dans son service de garde national, menaçait de ne pas +donner de «copie» tant qu'il serait sous les verrous; le maréchal se +hâta de lui faire ouvrir les portes. + +[Note 74: E. LEGOUVÉ, _Soixante ans de souvenirs_, 1re partie, p. +337.] + +Vainement quelques délicats protestaient-ils. M. Sainte-Beuve ne +trouvait pas d'écho, lorsqu'il signalait, dans la _Revue suisse_, la +honteuse sottise de cet engouement, et qu'il écrivait: «L'inspiration +essentielle des _Mystères de Paris_, c'est un fond de crapule: +l'odeur en circule partout, même quand l'auteur la masque dans de +prétendus parfums. Et, chose honteuse, ce qui a fait le principal +attrait, si étrange, de ce livre impur, ç'a été cette odeur même +de crapule déguisée en parfums[75].» Un député de l'opposition, M. +Chapuys-Montlaville, s'indignait-il à la tribune[76] que «le journal, +défenseur habituel du ministère, promenât, depuis un an, ses lecteurs +dans les égouts de la vie parisienne», le _Journal des Débats_ +pouvait se borner à répondre, le lendemain, que «de telles attaques +n'avaient rien de sérieux». Vers le même temps, une commission de +la Chambre des députés, visitant la prison de la Roquette avec le +procureur général, M. Hébert, appela fortement son attention sur un +chapitre récemment publié des _Mystères de Paris_, où l'honnêteté +publique lui paraissait manifestement outragée. M. Hébert promit +d'examiner la question; quelques jours après, il fit savoir qu'il +avait consulté les membres du parquet, et que ceux-ci étaient +d'avis de ne pas intenter de poursuites, parce que certainement on +n'obtiendrait du jury aucune condamnation[77]. + +[Note 75: _Chroniques parisiennes_, p. 169.] + +[Note 76: Séance du 14 juin 1843.] + +[Note 77: Ce fait fut rapporté à la tribune par M. +Chapuys-Montlaville, quand, le 6 avril 1847, il développa une +proposition tendant à exempter du timbre les journaux qui ne +publiaient ni romans-feuilletons ni annonces. Cette proposition fut +prise en considération, mais n'aboutit pas.] + +Tandis que les bourgeois s'amusaient de ce roman, les prolétaires +ne le lisaient pas moins avidement dans les éditions à bon marché +qui furent aussitôt répandues; ils y trouvaient une jouissance +singulièrement excitante et sortaient de cette lecture plus +impatients de leurs misères, plus envieux du bonheur des autres, plus +convaincus de la corruption égoïste des riches, plus irrités contre +la société, mais non certes plus éclairés sur les remèdes à apporter +à leurs maux. Ils croyaient naïvement avoir trouvé un vengeur et un +sauveur dans l'homme de lettres qui, à bout de sujets, avait pris +celui-là par hasard. Des ouvriers se réunissaient pour écrire à +Eugène Süe une lettre où ils lui attribuaient une mission évangélique +et le comparaient à Jésus-Christ. Parfois la popularité du romancier +se manifestait par des signes étranges, témoin le jour où, rentrant +chez lui, il trouva un pauvre diable pendu dans son antichambre, avec +ce billet dans la main: «Je me tue par désespoir; il m'a semblé que +la mort me serait moins dure, si je mourais sous le toit de celui qui +nous aime et nous défend[78].» + +[Note 78: E. LEGOUVÉ, _Soixante ans de souvenirs_, 1re partie, p. +378.] + +Avec le succès, M. Eugène Süe avait retrouvé la fortune et repris sa +vie de luxe fastueux et sensuel. Il n'était pas homme à interrompre +l'exploitation d'une veine aussi fructueuse. À peine les _Mystères de +Paris_ furent-ils terminés qu'il se mit à écrire le _Juif errant_, +oeuvre conçue dans la même note, moins amusante, mais plus malsaine +encore, et où l'auteur courtisait les passions irréligieuses en même +temps que les convoitises antisociales. Entre les journaux, ce fut à +qui obtiendrait ce nouveau roman. Le _Journal des Débats_ fut battu, +dans cette sorte d'enchères, par le _Constitutionnel_, qui offrit +cent mille francs. Eugène Süe se trouvait là toujours en face d'un +public bourgeois; seulement c'était la bourgeoisie de M. Thiers, au +lieu d'être celle de M. Guizot. Cette acquisition, si audacieusement +enlevée à prix d'or, fut le début du docteur Véron qui venait +d'acheter le _Constitutionnel_, fort déchu de son ancienne prospérité +et réduit à 3,000 abonnés; de ce coup, il le fit remonter à 13,000 +et bientôt à 25,000. M. Ballanche écrivait à M. Ampère, le 26 +novembre 1844: «J'ai eu hier l'occasion de voir M. Paulin, éditeur; +il m'a raconté les détails du succès scandaleusement européen du +_Juif errant_. Toute la terre le dévore: il voyage plus rapidement +que le choléra. Les éditions illustrées se multiplient sur tous les +points du globe... Afin de vous donner une idée de la férocité de +la contagion, je vous dirai que l'honnête Mme Tastu est aussi sous +le charme de la reine Bacchanale.» M. Véron n'avait cherché à faire +qu'une spéculation; elle réussissait; il ne voyait donc pas qu'on pût +y trouver à redire. Il a écrit à ce propos, dans ses Mémoires: «Le +désir de redonner de la popularité au _Constitutionnel_ par l'éclat +d'un grand nom ne me rendit exigeant ni sur le sujet ni sur le but +moral de l'ouvrage. J'apportai certainement, dans cette affaire, +autant d'imprévoyance que de légèreté. Que ceux qui n'ont jamais +commis de faute dans la vie me jettent la pierre!» Le scrupule, +on le voit, est bien léger; en tout cas, il ne s'est présenté que +tard à l'esprit du directeur du _Constitutionnel_. Sur le moment, +celui-ci ne songea qu'à faire succéder au _Juif errant_ un autre +roman du même auteur, les _Sept Péchés capitaux_. Enfin, en 1847, il +accueillit dans son journal les _Parents pauvres_ de Balzac, oeuvre +bien autrement forte que les volumineuses improvisations d'Eugène +Süe, mais encore plus délétère; on s'imaginait, dans ce temps-là, +que la recherche de la laideur et de la turpitude morale ne pouvait +descendre plus bas. Ce fut le dernier grand succès, j'allais dire le +dernier grand scandale du roman-feuilleton. + +En tout ceci, le plus difficile à comprendre est la complicité du +public. On a vu, au lendemain de la révolution de 1830, le trouble +de la nation avoir son contre-coup dans les oeuvres des écrivains. +À la fin de la monarchie de Juillet, c'est au milieu d'une nation +rassise, rangée, calme, manquant peut-être des vertus héroïques, mais +pratiquant les vertus communes, que surgit une littérature déréglée +et, dans un certain sens, vraiment révolutionnaire. La société, en +d'autres temps, par exemple aux siècles de chevalerie, a aimé les +romans qui l'embellissaient, l'idéalisaient; voici maintenant qu'elle +fait fête à des romans qui l'enlaidissent, et qu'elle s'amuse à se +contempler sous un odieux travestissement. Si elle n'a pas tous les +vices qu'on prétend lui imputer, on ne saurait nier qu'un tel goût +ne soit le signe d'une imagination malade. Est-ce un des restes de +la révolution de 1830? En tout cas, c'est bien le prodrome de celle +de 1848. Ne devine-t-on pas, en effet, quelque analogie, quelque +lien entre l'état d'esprit de la bourgeoisie, prenant plaisir à +voir couvrir de boue une société qui au fond lui est chère et dont +elle ne peut s'empêcher d'être solidaire, et l'état d'esprit de la +garde nationale du 24 février 1848, protégeant l'émeute dont elle +doit redouter le succès et aidant, sans le savoir, au renversement +de la monarchie qu'au fond elle a intérêt à maintenir? Dans les +deux circonstances, même genre d'aveuglement[79]. La lumière ne +s'est faite qu'après coup sur les dangers du roman-feuilleton. En +1850, l'Assemblée législative a voté des mesures fiscales destinées +à entraver ce genre de publications. Représailles un peu puériles +et en tout cas tardives. En même temps, le 5 avril de cette année +1850, dans une élection particulièrement retentissante, le parti +démagogique et socialiste remportait à Paris une victoire qui causait +un effroi général, faisait baisser la Bourse de deux francs et +déterminait les pouvoirs publics à modifier le suffrage universel: +l'élu était l'auteur des _Mystères de Paris_ et du _Juif errant_; +c'était à ces romans, naguère tant applaudis par les lecteurs du +_Journal des Débats_ et du _Constitutionnel_, qu'il devait la +popularité dont la manifestation causait, quelques années après, à +ces mêmes lecteurs une telle épouvante. + +[Note 79: M. Saint-Marc-Girardin a écrit à ce propos: «Si la France +a laissé faire le mal en 1848, cela a pu venir en partie de la +démoralisation du goût public. Comme on avait approuvé l'orgie dans +les romans, on s'est trouvé faible, pendant quelque temps, contre +ceux qui voulaient faire une orgie dans la société.» (_Cours de +littérature dramatique_, t. I, p. 374.)] + + + + +CHAPITRE III + +LE SOCIALISME. + + I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés du + saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système et son + action.--II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention + d'unir le catholicisme et la révolution. L'_Atelier_. + Dissolution de l'école buchézienne.--III. Fourier. Le + phalanstère et l'attraction passionnelle. La liberté amoureuse. + Fantaisies cosmogoniques. Fourier à peu près inconnu avant + 1830. Développement du fouriérisme lors de la dissolution de + la secte saint-simonienne. Ce qu'il devient après la mort de + Fourier. Son influence mauvaise.--IV. Buonarotti. Par lui le + «babouvisme» pénètre, après 1830, dans les sociétés secrètes. + Fermentation communiste à partir de 1840.--V. Cabet. Le _Voyage + en Icarie_. Propagande icarienne.--VI. Louis Blanc. Son enfance + et sa jeunesse. Ses débuts dans la presse républicaine. Sa + brochure sur l'_Organisation du travail_. Critique du système. + Succès de Louis Blanc auprès des ouvriers.--VII. Proudhon. Son + origine. Son isolement farouche. Son état d'esprit en écrivant + son premier Mémoire contre la propriété. «La propriété, c'est + le vol!» Argumentation du Mémoire. L'effet produit. Second et + troisième Mémoire. Proudhon et le gouvernement. Le _Système + des contradictions économiques_. Impuissance de Proudhon à + faire autre chose que démolir. Son action avant 1848.--VIII. + Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des radicaux + et de la gauche en face du socialisme. Le gouvernement et les + conservateurs savent-ils se défendre contre ce danger? Les + économistes. Il eût fallu la religion pour redresser et pacifier + les esprits du peuple. La bourgeoisie trop oublieuse de ses + devoirs envers l'ouvrier. La société, jusqu'en 1848, ne croit + pas au péril. + + +I + +Pour connaître les parties faibles, les côtés dangereux de cette +société en apparence si prospère et si régulière, suffit-il d'avoir +indiqué certains défauts de la classe alors régnante? Non. Au-dessous +de la bourgeoisie étaient des masses profondes qui, pour ne pas jouer +de rôle dans le drame parlementaire, pour être en dehors du «pays +légal», n'en avaient pas moins, à raison de leur seul nombre, une +importance chaque jour accrue par le développement de l'industrie, +par les progrès de l'instruction, par la diffusion de la presse. +Les politiques étaient trop souvent tentés de ne pas s'inquiéter +de ce qui se passait dans l'esprit de ceux qui ne votaient pas. +Périlleuse négligence que l'historien, éclairé par les événements +postérieurs, serait encore plus inexcusable d'imiter. Il lui faut +donc quitter la scène brillante, mais restreinte, où semblait alors +se concentrer toute la vie de la nation, s'éloigner du Parlement, +des salons, de la Bourse, des cercles littéraires, pour descendre +dans les ateliers, les cabarets, les carrefours, chercher ce qu'on +y dit, ce qu'on y pense, ce qu'on y désire. Point n'est besoin d'un +long examen pour reconnaître qu'à l'époque où nous sommes arrivés, +cette foule populaire, au moins celle des grandes villes, était +travaillée par un mal mystérieux, redoutable, qui, à l'insu des +autres classes inattentives et distraites, la pénétrait de plus en +plus profondément. Sous une forme différente et appropriée au milieu +où il sévissait, ce mal n'était pas sans analogie avec celui-là +même que je viens de signaler dans la bourgeoisie: c'était encore +la même conception toute matérialiste de la vie substituée aux +croyances idéalistes, la convoitise égoïste remplaçant la tradition +chrétienne du sacrifice et de la résignation, la négation ou l'oubli +de l'autre monde rendant plus âpre et plus impatiente la recherche +de la jouissance ici-bas. Seulement cet état d'esprit, qui dans les +classes élevées avait déjà beaucoup de conséquences fâcheuses, en +avait de pires encore dans les parties souffrantes de la nation, +dans celles qui étaient moins à même de se procurer le bien-être +dont la soif s'allumait en elles. Ne se trouvaient-elles pas ainsi +conduites naturellement à vouloir, à préparer la transformation, le +bouleversement de l'état social? Tel était en effet le rêve fiévreux +qui possédait alors l'imagination de la classe ouvrière. Pour cette +nouvelle maladie, on venait d'imaginer un nom nouveau que, vers 1846, +la bourgeoisie commençait à prononcer avec inquiétude, bien qu'il +n'eût pas encore le retentissement effrayant que les événements de +1848 devaient lui donner,--le nom de _socialisme_. + +Dans les dernières années de la monarchie de Juillet, le socialisme +revêtait des formes variées, se partageait en écoles et en sectes +diverses. C'est seulement en considérant séparément chacune d'elles, +en esquissant l'une après l'autre les figures de leurs fondateurs, +en résumant leurs doctrines, que l'on pourra se faire une idée de ce +mouvement si complexe. + +À l'entrée de cette galerie parfois fort étrange, nous rencontrons +d'abord plusieurs inventeurs de systèmes qui relevaient plus ou moins +directement du saint-simonisme. On se rappelle, en effet, que le +saint-simonisme avait prétendu changer non seulement la religion, +mais la société[80]. C'était lui qui, usant le premier d'une formule +trop répétée depuis, avait dénoncé le régime actuel du travail comme +«l'exploitation de l'homme par l'homme». Il imputait les inégalités +et les souffrances aux vices du mécanisme social, et attribuait au +gouvernement le pouvoir de les faire disparaître par un remaniement +de ce mécanisme. Dans ce dessein, il proposait de détruire ou de +mutiler la famille et la propriété; donnait à l'État le droit de +disposer des individus, de leurs idées, de leurs biens, de prononcer +sur leurs aptitudes et leurs vocations, de répartir entre eux les +instruments et les fruits du travail, ainsi que les revenus du +capital, pour aboutir, non, il est vrai, à une égalité absolue, +mais à une hiérarchie où chacun serait classé suivant sa capacité +et rétribué selon ses oeuvres. Et surtout il se montrait vraiment +le devancier de toutes les écoles socialistes, en remplaçant le +renoncement chrétien et l'attente des compensations futures par la +recherche exclusive, impatiente, du bien-être immédiat. Non content +d'avoir prêché cette société nouvelle, il avait tenté de l'organiser. +Sans doute, la banqueroute ne s'était pas fait attendre, «banqueroute +d'hommes et d'argent», comme écrivait un disciple désabusé. Mais, +en se dissolvant et en se dispersant, la secte avait en quelque +sorte répandu partout les germes des idées fausses dont elle était +infestée; de là, dans les années qui suivirent, une éclosion de faux +prophètes dont beaucoup sortaient des rangs du saint-simonisme et +qui, presque tous, s'inspiraient plus ou moins de ses doctrines. + +[Note 80: Voir, au tome I, le chapitre sur le SAINT-SIMONISME.] + +Tel fut d'abord Pierre Leroux. Tout en lui,--son aspect robuste et +massif, je ne sais quoi d'un peu grossier dans sa structure, et +jusqu'à cette épaisse chevelure dont la caricature devait plus tard +s'amuser,--trahissait une origine populaire. Né en 1797, élevé, en +qualité de boursier, dans les collèges de l'État, il s'était fait +admettre à l'École polytechnique. Mais la mort de son père, survenue +à ce moment, et l'obligation où il fut de subvenir immédiatement +aux besoins de sa mère et de ses trois frères et soeurs, ne lui +permirent pas d'y entrer. Réduit à chercher un gagne-pain, il finit, +après plusieurs mécomptes qui ne le disposèrent pas à l'indulgence +pour l'organisation sociale, par se placer comme correcteur dans +une imprimerie. En même temps, il continuait à étudier pour son +compte, absorbant, avec une avidité un peu gloutonne et sans +beaucoup les digérer, une immense quantité de connaissances +historiques, scientifiques, philosophiques. En 1824, l'imprimerie où +il travaillait s'étant trouvée à vendre, il la fit acheter par un +de ses amis et s'en servit pour fonder, de concert avec son ancien +camarade Dubois, le _Globe_, dont on sait la brillante carrière. +Il écrivit dans ce recueil, tout en faisant le métier de prote. +Après 1830, resté presque seul au _Globe_, tandis que les autres +rédacteurs s'élevaient à des positions plus ou moins considérables +dans l'administration ou dans la politique, il ressentit quelque +amertume de cette sorte d'abandon et en fut encore plus porté à +condamner l'état social. Cette disposition d'esprit le jeta dans le +saint-simonisme, dont il fut l'un des dignitaires; le _Globe_ devint +l'organe de la secte. Mais, par certains côtés naïfs, honnêtes et +un peu tristes de sa nature, il ne put s'accommoder de la direction +voluptueuse donnée par Enfantin à son Église, et s'en sépara l'un +des premiers. Il se fit alors prophète à son tour et tenta de fonder +une doctrine nouvelle, celle des «humanitaires». Le _Globe_ étant +mort entre ses mains, il continua, pendant toute la monarchie de +Juillet, à exposer sa doctrine dans divers livres[81], dans la +_Revue encyclopédique_, dans l'_Encyclopédie nouvelle_, à laquelle +collaborait un autre ancien saint-simonien, Jean Reynaud, dans la +_Revue indépendante_ et dans la _Revue sociale_. + +[Note 81: _De l'égalité_ (1838). _Réfutation de l'éclectisme_ (1839). +_Malthus et les économistes._ _De l'humanité_ (1840).] + +Cette doctrine formait tout un système de philosophie mélangé de +panthéisme, de mysticisme et de sensualisme. On nous dispensera +de l'exposer. L'oeuvre serait d'ailleurs malaisée. Si l'esprit de +Pierre Leroux ne manquait ni de puissance ni de profondeur, sa pensée +était obscure et la forme plus obscure encore. À force de creuser +les idées, il s'y enfouissait. Notons cependant sa théorie de la vie +future, où l'on retrouve la répugnance accoutumée des socialistes à +placer le paradis hors de la terre: il repousse le matérialisme, qui +ne voit rien au delà du tombeau; mais, s'il nous fait revivre après +notre mort, ce n'est pas dans un autre monde, c'est dans l'humanité, +par une suite indéfinie de métempsycoses; le bonheur existera pour +nous dans le perfectionnement constant de cette humanité. + +Pierre Leroux n'était pas un pur spéculatif; il ne philosophait +que pour trouver la formule d'une société nouvelle. Des trois +termes de la devise révolutionnaire, liberté, égalité, fraternité, +c'est l'égalité qui est, suivant lui, le but auquel doit aboutir +le mouvement social. «Nous sommes entre deux mondes, écrit-il, +entre un monde d'inégalité qui finit et un monde d'égalité qui +commence.» Il estime que, jusqu'à présent, l'égalité n'a existé que +d'une façon illusoire; le capital du bourgeois y fait obstacle, +autant qu'autrefois le privilège du seigneur féodal. Et c'est, +pour le philosophe subitement transformé en tribun, l'occasion de +déclamations véhémentes contre le capital, contre la rente, contre +l'exploitation des prolétaires par les propriétaires. Quant au +remède, il croit le trouver dans une association toute particulière +qu'il appelle la triade. L'homme, dit-il, est sensation, sentiment, +connaissance. À cette division de l'être humain répond la division +de la société humaine, qui se compose des savants ou hommes de la +connaissance, des artistes ou hommes du sentiment, et des industriels +ou hommes de la sensation. Supposez qu'un savant, un artiste et +un industriel s'associent et opèrent de concert, leurs opérations +s'accompliront dans les meilleures conditions possibles, parce qu'ils +se compléteront les uns les autres. Telle est la triade dont Pierre +Leroux fait l'élément primitif de la société, à ce point que, pour +lui, l'individu isolé ne compte pas. On n'est quelqu'un ou quelque +chose qu'à la condition d'être trois. Une réunion de triades forme +un atelier; une réunion d'ateliers, une commune; une réunion de +communes, un État. À travers les tergiversations et les obscurités de +notre auteur, il apparaît bien que son État sera le seul possesseur +du capital et le seul directeur du travail: c'est ainsi qu'après une +grande dépense de philosophie il aboutit à la conclusion banale des +plus vulgaires théories socialistes. + +Pierre Leroux ne parvint pas à fonder une véritable secte ni à remuer +les foules; toutefois il ne laissa pas que d'exercer une certaine +influence sur le mouvement des idées, en groupant autour de lui des +adhérents parmi lesquels étaient des esprits de valeur; de ce nombre +fut Mme Sand[82], qui sous cette inspiration écrivit, de 1840 à +1848, plusieurs romans ouvertement socialistes[83]. Ce théoricien +abstrait et confus avait, dans l'apostolat intime, quelque chose de +convaincu, de chaleureux, parfois même de candide et de tendre, qui +n'était pas sans action sur les intelligences et sur les coeurs; +ajoutez-y la sympathie provoquée par son courage au travail, par +son désintéressement et par sa pauvreté stoïque. Il ne devait pas +cependant réussir dans les assemblées parlementaires, où le jeta +l'explosion socialiste de 1848; ses discours, aussi inintelligibles +qu'interminables, lui valurent une sorte de renom ridicule, en +même temps que le voisinage des Montagnards, au milieu desquels il +siégeait et avec lesquels il paraissait se confondre, lui faisait +perdre quelque chose de son caractère pacifique et philosophique. Il +eut cette dernière disgrâce de mourir en 1871, pendant la Commune, +et de recevoir de ceux qui s'étaient alors emparés de Paris le +compromettant hommage d'obsèques solennelles. + +[Note 82: Béranger, qui aimait Pierre Leroux, écrivait de lui, le +20 janvier 1840: «Il faut que vous sachiez que notre métaphysicien +s'est fait un entourage de femmes à la tête desquelles sont mesdames +Sand et Marliani, et que c'est dans des salons dorés, à la clarté +des lustres, qu'il expose ses principes religieux et ses bottes +crottées. Tout cet entourage lui porte à la tête, et je trouve que sa +philosophie s'en ressent beaucoup.»] + +[Note 83: À cette époque, Proudhon écrivait: «George Sand est tout à +fait entré dans nos idées.» (_Correspondance de Proudhon_, t. II, p. +160.)] + + +II + +Buchez, comme Pierre Leroux, sortait du saint-simonisme. Né en +1796, d'une famille pauvre, il s'était élevé, par son travail et +son énergie, à une carrière libérale. D'opinions fort avancées, il +fut, dans les premières années de la Restauration, avec Flottard +et Bazard, l'un des fondateurs de la «Charbonnerie» française, se +mêla à toutes les conspirations, et fut poursuivi pour participation +au complot de Belfort. Sa nature droite se dégoûta bientôt de +ces sanglantes violences, et, en 1826, il devint l'un des chefs +de l'école saint-simonienne. N'y ayant pas trouvé satisfaction +pour ses idées morales, il s'en éloigna peu avant 1830. Au cours +des recherches philosophiques auxquelles il se livrait avec une +honnête sincérité, une évolution graduelle s'était accomplie dans +son âme: matérialiste quand il conspirait, théiste pendant sa +phase saint-simonienne, il avait fini par se prendre d'admiration +pour l'Évangile et le Christ, sans cesser cependant d'être +révolutionnaire, et s'était formé tout un système sous cette +double et contradictoire inspiration. Après les événements de +Juillet, à l'heure de la grande propagande d'Enfantin et de ses +disciples, il voulut opposer chaire à chaire, et ouvrit chez lui, +rue de Chabannais, des conférences publiques qui lui attirèrent des +disciples fervents. Cette prédication orale ne lui suffit pas: en +1831, il fonda un recueil périodique, _l'Européen_, dont l'existence +fut assez précaire et intermittente, les abonnés peu nombreux, +mais dont les articles furent remarqués[84]. Il entreprit en même +temps, avec un de ses disciples, M. Roux-Lavergne, une _Histoire +parlementaire de la Révolution_, dont les quarante volumes furent +terminés en 1839: compilation énorme où l'on trouve les débats des +Chambres, les délibérations du club des Jacobins et de nombreuses +reproductions de la presse révolutionnaire; en tête de presque tous +les volumes sont des préfaces dans lesquelles le chef d'école expose +ses doctrines religieuses, sociales et politiques. Enfin, en 1839, il +publia trois gros volumes sous ce titre: _Essai d'un traité complet +de philosophie, au point de vue du catholicisme et du progrès_. +Buchez n'a rien de l'écrivain: sa pensée, déjà par elle-même assez +obscure et confuse, est encore épaissie, embrouillée et alourdie par +la forme dont il la revêt. L'étrange mélange qu'il fait d'aspirations +mystiques et de réminiscences jacobines n'est pas de nature à rendre +l'impression plus nette. Toutefois, si indigestes que soient ses +écrits, ils contiennent des idées qui ont agi sur une partie de ses +contemporains. + +[Note 84: _L'Européen_, interrompu à la fin de 1832, fut repris +en 1835 et continué, sans grande régularité, jusqu'en 1838. Il +se distribuait à 500 exemplaires, mais ne comptait guère que 100 +abonnés.] + +Venu de la révolution et attiré par le catholicisme, Buchez s'efforce +de les unir. L'une et l'autre lui paraissent se résumer dans les +mêmes principes: fraternité et égalité. Si l'égalité est le but +auquel doit aboutir la société, tout doit venir de la fraternité. +Cette fraternité n'est pas un instinct plus ou moins vague, c'est +un devoir précis, fondé sur la révélation divine. Les rapports des +hommes entre eux et l'organisation du pouvoir reposent sur cette +double parole du Christ: _Aimez votre prochain comme vous-même_, +et: _Que le premier parmi vous soit votre serviteur_. Ce n'est pas +seulement dans la région des idées spéculatives, c'est aussi dans +celle des faits historiques que Buchez prétend unir la révolution +et le catholicisme. Depuis Clovis jusqu'à 1789, en passant par les +croisades et la Ligue, il croit retrouver partout un effort de +la France pour remplir sa mission divine, qui est de propager la +fraternité dans le monde entier. La révolution surtout lui paraît +avoir ce caractère; tout en reprochant aux révolutionnaires d'avoir, +par moments, sacrifié la fraternité populaire à l'individualisme +bourgeois et d'avoir méconnu la vérité religieuse, il pousse plus +loin que personne l'apologie des crimes de 1792 et de 1793. Il est +vrai que la justification appliquée par lui à la Terreur s'étend +à l'Inquisition, que la Saint-Barthélemy est louée par les mêmes +raisons que les massacres de Septembre, et que la faction des Seize, +sous la Ligue, est exaltée au même titre que le Comité de salut +public. Dans ces divers événements, l'auteur voit l'application +d'un principe qu'il affirme être commun au catholicisme et à la +révolution, la «souveraineté du peuple». C'est même par là que le +catholicisme se distingue, à ses yeux, du protestantisme, fondé sur +l'individualisme, sur la «souveraineté du moi». «Cette souveraineté +du peuple, dit-il, ne signifie autre chose que la souveraineté du but +d'activité commune qui fait une nation.» L'individu peut se tromper +sur son but d'activité; l'universalité du peuple ne se trompera +pas. Toutefois Buchez réserve au pouvoir le «principe initiateur», +de sorte que la souveraineté du peuple, déjà confondue avec la +souveraineté du but, finit par aboutir à la souveraineté de ceux qui +ont conscience de ce but: tels ont été, par exemple, les jacobins +pendant la Révolution. Quant à ceux qui se mettent en contradiction +avec ce but, ou qui se montrent seulement incrédules, ils peuvent +être traités en ennemis. «L'intérêt du but social justifie tout.» +Pour le moment, cependant, Buchez ne songe pas à user de la force: +c'est par la persuasion qu'il veut établir le règne de la fraternité. +Son moyen pratique est l'association, mais l'association libre +et volontaire. Il commence par s'adresser aux ouvriers et les +engage à mettre en commun leurs outils, leur argent, leur travail, +et à se constituer un capital inaliénable auquel ils ajouteront, +chaque année, le sixième de leurs bénéfices; tous les salaires des +associés seront égaux, calculés uniquement sur la durée du travail; +le gérant, nommé par les ouvriers, ne doit être, suivant la parole +du Christ, que le serviteur de tous; la fortune sociale fera face +aux éventualités du chômage et de la maladie. Donc plus de misère, +plus d'inégalité, plus de conflits entre le travail et le capital. +Buchez se flatte que, par la contagion de l'exemple, ces associations +s'étendront à l'industrie entière, puis à l'agriculture. Quand tous +les individus accompliront ainsi le devoir de la fraternité, l'État +s'organisera sur ce modèle; César, lui aussi, deviendra le serviteur +de tous, et la France pourra enfin remplir sa mission dans le monde. + +Tout cela formait un ensemble étrange et singulièrement mêlé. Est-il +besoin d'en marquer les points faibles ou vicieux? Qui ne voit, +par exemple, quelle large part de chimère il y avait dans ce rêve +d'associations fraternelles et égalitaires, embrassant tous les +travaux industriels et agricoles? Est-il rien de plus outrageant +pour la conscience que cette apologie des crimes révolutionnaires? +rien de plus contraire à la liberté que cette «souveraineté du but +social»? Sur ces deux derniers points, Louis Blanc et les autres +historiens ou théoriciens du néo-jacobinisme ne feront guère que +copier l'auteur de l'_Histoire parlementaire_. Enfin, rien de plus +faux que cette prétendue communauté de principes entre la révolution +et l'Évangile. Pour l'établir, Buchez était obligé de se faire une +religion à lui[85]; il ne se contentait pas sans doute d'une sorte +de philosophie chrétienne, et professait un catholicisme positif +fondé sur le dogme révélé; mais ce catholicisme était singulièrement +déformé et incomplet; il y était beaucoup question de l'amour des +hommes, peu de l'amour de Dieu, nullement de l'autorité de l'Église +ou de la participation aux sacrements; celui que l'on proposait à +l'adoration était moins l'Homme-Dieu qu'une sorte de Christ social, +personnel à la vérité, vivant, mais mal défini. + +[Note 85: Buchez avait inspiré à un jeune artiste de ses élèves un +dessin du _Christ prêchant la fraternité au monde_, dans lequel il +prétendait résumer sa doctrine. Le Christ est porté sur un globe où +est écrit le mot FRANCE; il foule aux pieds le serpent de l'égoïsme +et tient à la main une banderole où on lit FRATERNITÉ. Deux anges, +coiffés du bonnet phrygien, l'accompagnent, et sur leurs auréoles +brillent les noms de LIBERTÉ, ÉGALITÉ. La Liberté tire un glaive; +l'Égalité porte un livre ouvert, avec ce texte: _Aimez votre prochain +comme vous-même et Dieu par-dessus tout. Que le premier parmi vous +soit votre serviteur._ Détail significatif: sur la gravure, oeuvre +d'un autre buchézien, on a effacé ces mots: _et Dieu par-dessus +tout_. (_Vie du Révérend Père Besson_, par E. CARTIER, t. I, ch. II.)] + +Néanmoins, cette doctrine toute spiritualiste, imprégnée de moralité +et de charité chrétiennes, proclamant les devoirs du peuple avant +de revendiquer ses droits, lui parlant de dévouement au lieu +de jouissance, était bien supérieure à celle des autres écoles +socialistes. Plusieurs de ses adeptes étaient des âmes généreuses +et pures; tel catholique, qui se trouvait les approcher, revenait +surpris, touché, édifié même de leurs sentiments[86]. Ils se +recrutèrent, au début, dans la jeunesse bourgeoise, notamment parmi +les artistes et les médecins. Mais cela ne suffisait pas à Buchez, +qui désirait surtout gagner des ouvriers. Il y réussit et provoqua la +fondation d'un certain nombre de petites associations coopératives. +Enfin, en septembre 1840, sous la même inspiration, parut le premier +numéro de l'_Atelier, organe des intérêts moraux et matériels des +ouvriers_; ce recueil devait durer jusqu'en 1850. + +[Note 86: M. Ozanam raconte, dans une lettre écrite de Lyon, le 26 +août 1839, au Père Lacordaire, qu'un catholique influent de cette +ville, jusqu'alors légitimiste, avait été mis en rapport, durant un +voyage à Paris, avec les amis de Buchez. «Il admira la pureté de leur +religion, ajoute Ozanam, conçut un véritable enthousiasme pour leurs +personnes, et, de retour ici, il propagea ses nouveaux sentiments, et +voici qu'une douzaine de nos plus dévoués absolutistes sont abonnés +au _National_.» (_Lettres d'Ozanam_, t. I, p. 303.)] + +L'_Atelier_ se distinguait des autres publications démocratiques +en ce qu'il était fondé, soutenu et rédigé exclusivement par de +véritables ouvriers «vivant de leur travail personnel[87]»; ce +fut le premier journal où ces ouvriers traitèrent eux-mêmes les +questions qui les intéressaient. À ce point de vue, il mérite de +fixer un moment l'attention de l'histoire. L'_Atelier_ se disait +socialiste, mais en protestant que son socialisme n'était hostile +ni à la religion, ni à la nationalité, ni à la famille, ni même à +la propriété, bien que sur ce dernier point il fût moins absolu; +il n'hésitait pas à combattre les fouriéristes, les communistes, +les icariens, les socialistes autoritaires, et substituait à leurs +orgueilleuses et périlleuses chimères la propagande plus modeste des +associations coopératives selon la formule de Buchez. Politiquement, +il faisait campagne avec l'extrême gauche, demandait le suffrage +universel, attaquait la bourgeoisie et tous ceux qu'il appelait +les privilégiés, faisait l'apologie de la Terreur, à commencer par +le meurtre de Louis XVI; toutefois, il avouait honnêtement les +faiblesses et les vices du parti radical, détournait les ouvriers +de tout désordre, de toute conspiration, de toute affiliation aux +sociétés secrètes. L'un des caractères les plus remarquables de ce +journal était le souci que les ouvriers rédacteurs avaient de la +moralisation de leurs frères, la gravité émue avec laquelle ils leur +prêchaient le devoir, la fraternité, le sacrifice; ils dénonçaient, +avec une pudeur indignée, tout ce qui, dans les journaux, dans les +livres, au théâtre, pouvait corrompre le peuple. Cette morale dont +ils étaient si préoccupés, ils ne lui reconnaissaient, comme leur +maître, d'autre fondement que le christianisme, et, sans respect +humain, malgré les étonnements, les sourires ou les réclamations +d'une partie de leurs lecteurs, ils proclamaient «la nécessité de +ranimer dans le peuple l'antique foi de ses pères». «Si les laïques, +et particulièrement les démocrates, disaient-ils encore, voulaient +se donner la peine d'examiner sans prévention, d'étudier, de suivre +le mouvement des idées, ils comprendraient bientôt la grandeur +du dogme chrétien; ils verraient la puissance qu'il peut donner +même à des intelligences aussi peu cultivées que les nôtres; ils +verraient que là est la vérité invincible, et ils s'y attacheraient, +parce qu'ils comprendraient qu'il n'y a d'unité possible que par +un lien spirituel, que par la reconnaissance d'un principe commun, +obligatoire pour tous.» Le dogme ne leur suffisait pas; ils +professaient qu'on ne pouvait se passer d'une Église, d'un «pouvoir +spirituel indépendant», d'un «corps spécialement chargé de conserver +le principe moral et de l'enseigner d'une manière uniforme». Ce +n'était pas sans doute que les idées régnantes dans l'Église +catholique leur convinssent toutes. Ils reprochaient au clergé de ne +s'être pas fait révolutionnaire. «Jusqu'à présent, déclaraient-ils, +nous ne sommes ralliés qu'au principe de l'institution catholique; +mais aux personnes, nous ne nous y rallierons que lorsqu'elles nous +sembleront dignes de la haute mission d'enseigner le christianisme.» +En attendant, ils recommandaient aux démocrates d'éclairer le clergé, +de le rassurer, de l'attirer, au lieu de le traiter en ennemi ou +en suspect. La Révolution, disaient-ils, n'a qu'à «se proclamer +chrétienne, à ne vouloir que ce que le christianisme commande»; alors +le clergé sera bien obligé de s'unir à elle. + +[Note 87: Le premier numéro de l'_Atelier_ contenait la note +suivante: «L'_Atelier_ est fondé par des ouvriers, en nombre +illimité, qui en font les frais. Pour être reçu fondateur, il faut +vivre de son travail personnel, être présenté par deux des premiers +fondateurs, qui se portent garants de la moralité de l'ouvrier +convié à notre oeuvre. Les hommes de lettres ne sont admis que comme +correspondants. Les fondateurs choisissent, chaque trimestre, ceux +qui doivent faire partie du comité de rédaction.»] + +Telles étaient les idées développées avec autant de sincérité que +de persévérance par les rédacteurs de l'_Atelier_. Les ouvriers de +ce petit groupe se distinguaient de la plupart de leurs camarades +par leur tenue morale, intellectuelle et même extérieure. Un jour, +celui d'entre eux qui représentait le journal eut à comparaître en +justice: les témoignages contemporains portent trace de l'étonnement +qu'on éprouva à entendre un ouvrier parler à ses juges avec tant de +modération, de décence, de bon goût, de respect pour tout ce qui +devait être respecté. L'_Atelier_ ne fut pas sans action religieuse +sur les ouvriers de Paris: il ne les ramena pas à la foi complète, +qu'il ne possédait pas pour son compte; mais il inspira à une partie +d'entre eux une certaine sympathie pour le catholicisme, les habitua +à le regarder comme un allié possible, et non plus comme un ennemi +fatal. On put se rendre compte du changement produit, le jour où +le peuple redevint une fois de plus le maître de Paris. Si ce même +peuple, qui avait brisé la croix en 1830, lui a porté les armes en +1848; si les prêtres, outragés et menacés dans les rues après les +journées de Juillet, y ont trouvé, après celles de Février, une +pleine sécurité et même souvent des hommages, on le dut en partie à +l'influence de Buchez et de ses disciples. + +Toutefois, en dépit de ses côtés honorables et bienfaisants, l'école +buchézienne n'était pas viable. Elle avait pu jeter une flamme, +donner un élan, mais pour peu de temps. Elle portait en elle-même +des germes de contradiction et de décomposition qui ne devaient pas +tarder à se développer. La plupart des associations ouvrières fondées +sous son inspiration, après avoir prospéré pendant les premiers mois +ou les premières années de ferveur, succombèrent à des difficultés +nées dans leur propre sein: la variété des besoins et des capacités +y rendait intolérable l'égalité des salaires; on ne trouvait plus de +directeurs qui consentissent à être, par désintéressement fraternel, +les «serviteurs de tous»; enfin, l'impatience et l'imprévoyance des +associés refusaient de laisser le sixième des bénéfices dans la +caisse sociale. À cette faillite économique s'ajouta une faillite +doctrinale. Les adhérents reconnurent à l'épreuve, ceux-ci plus tôt, +ceux-là plus tard, l'impossibilité d'unir les principes opposés +de la révolution et du catholicisme. Force était de choisir. Ils +se divisèrent. Les uns, avec M. Corbon, s'enfoncèrent dans la +révolution, en répudiant comme une illusion toutes les aspirations +chrétiennes. Les autres, au contraire, se sentirent poussés a devenir +pleinement catholiques, quelques-uns à se faire prêtres ou même +moines: tel fut M. Roux-Lavergne, l'un des principaux collaborateurs +du maître, qui devint chanoine de Rennes; tels furent surtout +quatre jeunes hommes admirables, d'une âme singulièrement pure et +généreuse, Réquédat, Piel, Besson, Olivaint; les trois premiers +répondirent à l'appel de Lacordaire et moururent, à la fleur de +l'âge, sous l'habit de Saint-Dominique[88]; le quatrième, attiré +vers la Compagnie de Jésus, devait, après une sainte vie, succomber +martyr de sa foi pendant la Commune[89]. Ce n'est certes pas un +médiocre honneur pour une école que d'avoir séduit un moment de +pareils hommes. Quant à l'honnête, mais inconséquent Buchez, ceux +de ses disciples qui étaient devenus catholiques furent longtemps +réduits à dire tristement de lui: «Il est pour nous le portier de +l'Église, lui seul n'entre pas.» Il devait cependant être récompensé +de sa droiture; sur son lit de mort, il vit un prêtre et finit en +chrétien[90]. + +[Note 88: _Vie du Révérend Père Besson_, par M. CARTIER, et _Vie du +Père Lacordaire_, par M. FOISSET.] + +[Note 89: _Pierre Olivaint_, par le Père Charles CLAIR.] + +[Note 90: Buchez mourut à Rodez, en 1865, dans une chambre d'hôtel. +Ce fut un de ses anciens collègues de l'Assemblée constituante qui, +l'ayant su malade, vint le voir et l'amena à recevoir un prêtre.] + + +III + +Les écoles fort différentes de Pierre Leroux et de Buchez ne sont +pas les seules qui soient nées du démembrement du saint-simonisme. +On peut rattacher à la même origine, au moins dans une certaine +mesure, une secte beaucoup plus importante, la secte fouriériste. +Non sans doute que Fourier, qui avait exposé complètement son +système dès 1808, ait emprunté ses doctrines à Saint-Simon, dont les +premiers plans de réorganisation, encore bien incertains et vaporeux, +datent de 1817; mais, comme on le verra tout à l'heure, ce que le +fouriérisme devait recevoir du saint-simonisme, c'était l'élan de +propagande et le personnel même de ses apôtres. + +Né en 1772, à Besançon, d'une famille de commerçants modestes, +Fourier paraît avoir eu la première impression du mal social à cinq +ans, un jour où il fut puni pour avoir dit la vérité à un client que +son père cherchait à abuser. Empêché, faute de naissance, d'entrer, +comme il l'eût désiré, à l'école des officiers du génie, il fut +réduit à embrasser la carrière commerciale, qui lui déplaisait. Il +venait de s'établir épicier à Lyon, en 1793, quand, dans la révolte +de la ville contre la Convention, son magasin fut pillé et lui-même +obligé de faire le coup de feu contre les troupes républicaines. +Arrêté après la prise de la ville, il n'échappa qu'avec peine à la +mort et fut incorporé, comme simple soldat, dans un régiment de +cavalerie. Il fit ainsi quelques campagnes, puis, rendu à son premier +métier, il se trouva, en 1799, commis d'un négociant marseillais qui +l'employa à des spéculations peu délicates. Toutes ces souffrances +morales ou matérielles, venues soit des habitudes frauduleuses du +commerce, soit de l'inégalité des classes, soit du désordre public, +l'amenèrent à cette conclusion que la civilisation avait fait fausse +route: ce n'était pas la nature humaine, c'était la société qu'il +déclarait mauvaise. Peut-être, en d'autres temps, se fût-il contenté +de gémir sur ce mal, sans se croire en état d'y remédier. Mais il +avait été témoin de tant de changements pendant la Révolution; tout +était tellement déraciné, bouleversé; il avait vu pousser à ce point +la prétention de tout refaire à nouveau, qu'aucune transformation +ne l'intimidait ni ne lui semblait impossible. Non cependant qu'il +entendît avoir rien de commun avec les révolutionnaires: il les +détestait et les dédaignait, il leur en voulait aussi bien pour +les épreuves qu'il avait personnellement subies sous leur règne +qu'à cause de leur esprit de négation et d'anarchie; jamais il ne +s'indignait plus vivement que quand on paraissait le confondre +avec les agitateurs du parti républicain. Ce fut en 1803, par un +article publié dans un recueil lyonnais, qu'il fit, pour la première +fois, entrevoir quelques-unes de ses idées. En 1808, il les exposa +d'ensemble, dans son livre sur la _Théorie des quatre mouvements_, +et les compléta, en 1822 et 1829, par deux autres ouvrages sur +l'_Association domestique et agricole_ et sur le _Nouveau monde +industriel_. Tout en édictant les lois et en traçant le plan de la +société future, il vivait médiocrement des emplois subalternes qu'il +tenait dans diverses maisons de commerce, à Lyon d'abord, à Paris +ensuite. + +Dans l'oeuvre de Fourier, rien du vague de Saint-Simon. Jamais la +chimère n'a été traitée avec une précision si mathématique. Comme +le feront après lui presque tous les socialistes, il croit trouver +dans l'association le remède aux maux résultant de la concurrence, +du salariat et de la misère. Son association doit unir non seulement +les capitaux, mais les ménages, les familles, et, pour cette raison, +il l'appelle «association domestique». Jusqu'à présent, le monde +était sous le régime de l'«ordre morcelé», chaque famille ayant +son ménage, chaque commerçant sa boutique, chaque industriel son +atelier, chaque cultivateur son champ. À l'«ordre morcelé», Fourier +propose de substituer l'«ordre combiné». Soient trois cents familles +ayant actuellement trois cents ménages différents; il s'agit de les +réunir en un seul ménage, en un seul atelier; au lieu de trois cents +champs, on aura un seul domaine exploité en commun. Le réformateur +fait alors un tableau merveilleux des économies qui seraient ainsi +réalisées. «On est ébahi, écrit-il, quand on évalue le bénéfice +colossal qui résulterait de ces grandes associations.» Fourier, +à la différence des communistes, respecte le capital et ne rêve +pas l'égalité absolue; il divise le revenu en trois parts: quatre +douzièmes au capital, trois douzièmes au talent, cinq douzièmes au +travail. Chacune de ces associations, composée de dix-huit cents +membres, vivant sur un seul domaine d'une lieue carrée, logée dans un +édifice commun magnifiquement installé, constitue un «phalanstère». +Le phalanstère se subdivise en «phalanges», puis en «séries», enfin +en «groupes», chaque «groupe» se composant de sept ou neuf individus. +Tous les rapprochements se font librement; tous les dignitaires sont +élus; nulle coercition, nul régime autoritaire. + +Mais comment faire que, dans une association si nombreuse, la vie +commune soit agréable ou même seulement tolérable? Comment maintenir +le bon ordre et l'harmonie dans cette caserne sans officiers et sans +discipline, dans ce couvent sans supérieurs et sans règle? Comment +obtenir que chaque associé accomplisse spontanément la part de +travail nécessaire au profit commun? Pour y parvenir, Fourier, ne se +contentant plus de refaire la société, entreprend de refaire l'ordre +moral, de créer, pour ainsi dire, un homme nouveau. Telle est, en +effet, la portée de cette thèse de l'«attraction passionnelle» par +laquelle il prétend résoudre ou plutôt supprimer le redoutable +problème de l'existence du mal sur la terre. L'homme doit avoir, +dit-il, un moyen d'être heureux sur cette terre; autrement, Dieu +ne serait ni bon ni sage. Le tout est de découvrir ce moyen: c'est +ce que les «civilisés» n'ont pas encore su faire. Se fondant sur +cette unité du plan divin qu'il appelle l'«économie de ressorts», +le fondateur du phalanstère estime que la loi de l'attraction, +découverte par Newton dans le monde physique, doit régir aussi +le monde moral. Mais quelle attraction? Fourier, imbu des idées +sensualistes du siècle dernier, ne voit dans l'homme que l'être +sensible, entraîné à agir par les passions. L'attraction doit donc +être passionnelle. Jusqu'alors on nous enseignait à contenir nos +passions, et l'on nous avertissait que la raison nous était donnée +pour cet usage. Erreur, dit notre étrange moraliste; c'est se faire +une idée absurde de Dieu que de supposer qu'il a créé un homme +composé de deux ressorts contradictoires. D'ailleurs, en fait, la +raison est toujours la plus faible, même chez ceux qui ont charge +de prêcher la vertu. Les passions seules viennent de Dieu. Le +devoir et la morale, le mérite et le démérite sont une invention de +l'homme dont il faut se débarrasser au plus vite. Chaque individu +n'a qu'à suivre ses passions; il trouvera ainsi son plaisir, en +même temps qu'il concourra au plan divin. Ne craignez pas qu'il en +résulte quelque désordre; car il est posé en axiome fondamental que +«les attractions sont proportionnelles aux destinées». Si l'on a +pu avoir jusqu'ici mauvaise opinion des passions sans frein, c'est +qu'elles ne se mouvaient pas dans le milieu qui leur convenait. +Elles trouveront ce milieu avec le phalanstère. Dangereuses dans une +réunion restreinte, elles peuvent se développer sans heurt dans une +association nombreuse; leur variété et leur mobilité permettent alors +à chacune de se satisfaire, en même temps que la gradation infinie +des nuances intermédiaires facilite tous les rapprochements, toutes +les libres formations des «groupes» et des «séries». À ce propos, +Fourier se livre à une analyse de ces passions, tantôt subtilement +ingénieuse, tantôt absurdement arbitraire, les classant, les +étiquetant, les numérotant et décrivant leur mécanisme[91]. + +[Note 91: Fourier attache une importance capitale aux passions +qu'il appelle _mécanisantes_: la _cabaliste_, ou esprit de rivalité +et d'intrigue; la _papillonne_, ou besoin de changement, et la +_composite_, ou désir d'unir les passions des sens à celles de l'âme. +Ces trois passions ont mission de régler le mécanisme des neuf autres +passions _sensuelles_ ou _affectueuses_ et d'établir entre elles ce +rythme et cet équilibre qu'on nomme la sagesse. Pour les esprits qui +s'intéressent aux choses philosophiques, cette partie du système de +Fourier est assez curieuse; mais nous ne pourrions y pénétrer plus +avant sans sortir du cadre de cette histoire politique.] + +Par l'effet d'une autre loi que le novateur se vante d'avoir +également découverte, chacun, en cherchant à satisfaire sa passion, +se trouvera accomplir l'oeuvre utile au bien commun. Le travail +ne sera plus imposé ni pénible; il se confondra avec la libre +recherche du plaisir, et sera si attrayant qu'on verra s'y livrer +ceux qui s'y dérobent aujourd'hui, les oisifs, les enfants, et +même les «scissionnaires», nom courtoisement donné aux voleurs, +aux vagabonds, aux mendiants de profession. Chaque passion devient +dès lors une source d'activité bienfaisante. Fourier prend, par +exemple, la gourmandise, qu'il regarde comme particulièrement féconde +et qu'il déclare être la mère de toute industrie: il prétend que, +pour satisfaire sa passion, le gourmand trouvera plaisir à faire la +cuisine, plus encore à cultiver le sol. Psychologie discutable, soit +dit en passant: on peut aimer à manger des fruits ou des légumes +délicats, sans être porté à se donner la peine de les apprêter et +surtout de les faire pousser. Y aura-t-il des goûts pour toutes +les occupations et dans la proportion convenable? Fourier répond +imperturbablement par son théorème des «attractions proportionnelles +aux destinées». L'homme doit trouver, dans sa nature même, quelque +chose qui l'attire vers tout ce qu'il est appelé à faire; autrement, +la logique divine serait en défaut. Cette loi s'appliquera même pour +les travaux immondes: se fondant sur le goût de malpropreté qu'il +a remarqué chez beaucoup d'enfants, l'organisateur du phalanstère +se flatte de leur faire accomplir par plaisir les besognes les +plus répugnantes, et il les fait opérer, vêtus de gaze aux tendres +couleurs et couronnés de roses; c'est la théorie des «petites +hordes», qui obtint, à son apparition, un certain succès de rire. + +Les «petites hordes» sont surtout absurdes. Voici qui devient +odieux. En lâchant la bride à toutes les passions, Fourier ne fait +pas d'exception pour l'amour, ou plutôt pour la volupté charnelle. +Il n'interdit pas, sans doute, le mariage permanent à ceux qui ont +le goût du «familisme», mais il ne l'approuve ni ne l'encourage. La +famille lui paraît être le plus imparfait des groupes, par cette +raison, entre autres, qu'on ne peut changer de père et d'enfants, +tandis qu'on peut changer d'amants, d'amis ou d'associés. Il préfère +donc de beaucoup la liberté amoureuse, la promiscuité des sexes, +qui sera le régime ordinaire du phalanstère. Il aime à s'étendre +sur ce sujet. Tout est prévu, classé, dénommé avec un sang-froid +d'impudeur, une sorte d'inconscience lubrique dont j'aurais quelque +embarras à apporter ici des spécimens. Ne vous inquiétez pas de ce +que deviendront les petits enfants: Fourier n'a jamais vu en eux +que des objets malpropres et incommodes, et il les laisse sous la +surveillance des bonnes, dans les «séristères». D'ailleurs, il compte +sur la stérilité, qui est la conséquence ordinaire de la débauche, +et voit même là un frein bienfaisant au développement excessif de la +population. Quant au bonheur des individus, le cynique réformateur +déclare, d'un ton pénétré, que les plaisirs d'une Laïs, d'une Ninon +ou d'un duc de Richelieu ne peuvent en donner l'idée, et il évoque +les souvenirs du Parc-aux-Cerfs, auquel il s'étonne qu'on ait trouvé +à redire. + +Fourier estime qu'il suffira d'une «épreuve locale» de son système +pour que l'attrait entraîne le reste des hommes et pour qu'au bout +de deux ou trois ans toutes les populations du globe se soient +organisées d'elles-mêmes en six cent mille phalanstères. Alors +plus de patrie; le novateur goûte aussi peu le patriotisme que +le familisme. Les phalanstères se rapprocheront librement pour +constituer des centres provinciaux, des royaumes, des empires, puis +une métropole universelle qui sera construite sur le Bosphore. Les +titres de souveraineté s'échelonneront, depuis l'_unarque_, qui +commande à une phalange, jusqu'à l'_omniarque_, qui est l'empereur du +globe, en passant par le _duarque_, qui commande à quatre phalanges, +le _triarque_ à douze, le _tétrarque_ à quarante-huit. Commander est +du reste un mot impropre; tous les dignitaires sont élus, et chaque +membre du phalanstère n'est tenu d'obéir qu'à ses propres passions. +Quand cette organisation fonctionnera partout, le monde sera arrivé +à l'état d'_harmonie_. Les cinq mille ans qui se sont écoulés depuis +le commencement de la terre et pendant lesquels l'humanité a passé +successivement par les phases édénique, sauvage, patriarcale, barbare +et civilisée, ont été une période de malheurs et d'épreuves; vient +ensuite une période de prospérité qui durera soixante-dix mille ans, +et à laquelle succédera une dernière période de calamités, longue de +cinq mille ans. + +Fourier ne ressent pas plus d'embarras à disposer du monde physique +que du monde moral et social. Il nous annonce gravement qu'au +jour où l'harmonie régnera par la vertu du phalanstère et de +l'attraction passionnelle, la nature se mettra à l'unisson des +progrès de l'humanité. La terre, qui n'a produit jusqu'à présent que +deux créations, sur dix-huit qu'elle doit successivement opérer, +redeviendra féconde: cette planète est en effet un être qui a deux +âmes, deux sexes, et qui procrée par la conjonction de son fluide +boréal et austral. Alors la mer se dessalera et deviendra une +boisson agréable, pareille à la limonade. Les orangers fleuriront +en Laponie, et les tropiques jouiront d'un climat tempéré. Des +«antibaleines» traîneront nos vaisseaux, et des «antilions» nous +transporteront avec une telle rapidité que, partis de Calais le +matin, nous déjeunerons à Paris, dînerons à Lyon et souperons à +Marseille. Mercure, ayant appris l'alphabet et les conjugaisons, +établira une espèce de télégraphe pour nous transmettre, en vingt +ou trente heures, des nouvelles de nos antipodes. Six lunes jeunes +et brillantes remplaceront la lune, morte de fièvre putride, qui +nous jette aujourd'hui quelques rayons décolorés. L'homme aura sept +pieds, vivra cent quarante-quatre ans, dont cent vingt ans d'exercice +actif en amour. Le genre humain sera porté au grand complet de trois +milliards, et il y aura habituellement sur le globe trente-sept +millions de poètes égaux à Homère, trente-sept millions de géomètres +égaux à Newton, et ainsi de tous les talents. + +Contraste étrange! À le regarder par certains côtés, Fourier paraît +un esprit d'une réelle puissance, bien supérieur, en tout cas, +aux autres faiseurs de systèmes sociaux[92]; cependant, à chaque +page de ses oeuvres, on est choqué par quelque absurdité, par +quelque extravagance qui semble d'un fou. Il était personnellement +d'une probité délicate, désintéressé, simple, naïf, menait une +vie tranquille, sans désordre ou tout au moins sans scandale[93]; +cependant nulle doctrine n'est plus immorale que la sienne; jamais +glorification et organisation plus éhontée de la débauche ne sont +sorties d'un cerveau humain. Qu'est-ce que ces nombreuses marques de +folie et cette large tache d'impureté, sinon le châtiment ordinaire +de l'orgueil humain quand il prétend refaire l'oeuvre de Dieu? + +[Note 92: Certains de ses contemporains, même en dehors de ses +disciples, exagéraient même singulièrement cette puissance; Béranger +écrivait, le 25 mars 1837: «Fourier est bien certainement un génie +prodigieux, quoique incomplet.»] + +[Note 93: Fourier n'avait rien cependant d'un ascète. D'après +certains renseignements, il aurait même eu un certain goût du vin et +des habitudes peu chastes; peut-être est-ce pour cela qu'il faisait, +dans le phalanstère, la part si large à la gourmandise et à la +liberté amoureuse. (Cf. un article publié par M. Auguste DUCOIN, dans +le _Correspondant_ du 25 janvier 1851, sous ce titre: _Particularités +inconnues sur quelques personnages des dix-huitième et dix-neuvième +siècles_.)] + +Lorsqu'ils parurent,--en 1808, 1822 et 1829,--les livres de Fourier +n'eurent aucun retentissement. Les journaux ne firent même pas au +novateur l'honneur de le réfuter. Ce fut à peine si, plusieurs années +après sa première publication, il put compter deux disciples, d'abord +M. Muiron, chef de division à la préfecture de Besançon, ensuite +M. Victor Considérant, élève distingué de l'École polytechnique. +Triste de cet insuccès, il était réduit à vivre humblement et même +pauvrement[94]. Il n'eût pu publier ses livres en 1822 et en 1829, +si M. Muiron et quelques autres amis n'en avaient fait les frais. +Mais sa foi n'était pas ébranlée. Il suivait son idée, insensible et +comme étranger à tout le reste. Convaincu qu'un seul essai suffirait +à convertir le monde, il annonça qu'il attendrait, tous les jours, à +midi, l'homme riche qui voudrait lui confier un million afin de faire +les frais du premier phalanstère. Pendant dix ans, il ne manqua pas +un seul jour de rentrer chez lui, à l'heure indiquée, pour recevoir +ce visiteur attendu qui ne vint jamais. + +[Note 94: «Que de fois, écrivait plus tard Heine, j'ai vu Fourier, +dans sa redingote grise et râpée, marcher rapidement le long des +piliers du Palais-Royal, les deux poches de son habit pesamment +chargées, de façon que de l'une s'avançait le goulot d'une bouteille +et de l'autre un long pain! Un de mes amis, qui me le montra la +première fois, me fit remarquer l'indigence de cet homme, réduit à +chercher lui-même sa boisson chez le marchand de vin et son pain chez +le boulanger.» (_Lutèce_, p. 377.)] + +La révolution de Juillet ne changea d'abord rien à la situation de +Fourier. Le silence et l'ombre, dont il semblait ne pouvoir sortir, +contrastaient avec le bruit et l'éclat qui se faisaient autour +des saint-simoniens. Il assistait à la parade de ces derniers, en +spectateur ironique, dédaigneux et probablement aussi un peu jaloux. +«On ne conçoit pas, écrivait-il à M. Muiron, comment ces histrions +sacerdotaux peuvent se former une si nombreuse clientèle.» Et encore: +«Vous voulez que j'imite leur ton, leurs capucinades sentimentales. +C'est le ton des charlatans. Jamais je ne pourrai donner dans cette +jonglerie.» Ce fut cependant de ce côté que vint le coup de vent qui, +après plus de vingt ans d'attente, enfla pour la première fois ses +voiles. Lors du démembrement de l'école saint-simonienne, deux de +ses membres importants, M. J. Lechevalier et M. A. Transon, rebutés +par les doctrines d'Enfantin, mais non désabusés des chimères, +passèrent au fouriérisme et lui apportèrent une ardeur de propagande +que personne n'avait encore déployée à son service. M. Lechevalier +commença des leçons publiques, tandis que M. Transon publiait, dans +la _Revue encyclopédique_ de Pierre Leroux et de Jean Reynaud, un +résumé de la thèse phalanstérienne. Encouragés par ces accessions, +les fouriéristes de la veille se mirent aussi en mouvement. Le +maître lui-même fit des conférences à Paris; Considérant ouvrit +un cours à Metz; de nombreuses publications furent lancées dans +le public. Jamais tant de bruit ne s'était fait autour de cette +doctrine. Quelques mois après, en 1832, l'école se sentit assez +fortement constituée pour se donner un organe périodique qui s'appela +_le Phalanstère_ ou _la Réforme industrielle_. Bientôt même, grâce +au concours de M. Baudet-Dulary, député, un essai de colonisation +phalanstérienne fut tenté à Condé-sur-Hesgres, près de Rambouillet; +il échoua complètement. Quoique les adeptes expliquassent cet échec +par l'insuffisance des moyens, l'effet en fut fâcheux, et le crédit +du fouriérisme s'en trouva singulièrement ébranlé. D'ailleurs, la +lumière projetée sur les livres du chef de la secte avait pour +résultat de mettre en relief les immoralités et les extravagances +qui y pullulaient: les premières soulevaient un cri de réprobation, +les secondes un éclat de rire, plus redoutable encore. Vainement les +phalanstériens s'emportaient-ils contre ceux qui se scandalisaient +ou s'égayaient, vainement accablaient-ils les journaux de leurs +explications justificatives: le mouvement des adhésions s'arrêta; +plusieurs fidèles même s'éloignèrent, entre autres MM. Lechevalier et +Transon; ce dernier, d'une âme ardente, généreuse, compatissante aux +malheureux, devait trouver bientôt après, dans le catholicisme, la +vérité qu'il avait longtemps cherchée avec droiture auprès des faux +prophètes. Force fut, en 1834, d'interrompre la publication de la +_Réforme industrielle_. + +Fourier, toutefois, tenait bon: ne fléchissant ni sous le sarcasme, +ni sous l'indignation, il anathématisait ce monde imbécile et +aveugle, exprimait son mépris pour ces «petits Français» incapables +de comprendre la vérité, flétrissait ses adversaires qu'il +classait sous vingt-huit catégories, et continuait à demander +imperturbablement le million dont il avait besoin pour fonder +son premier phalanstère. Traité toujours par ses disciples de +«révélateur», de «démiourgos du monde sociétaire», d'«architecte du +bonheur sur la terre», il morigénait ceux d'entre eux qui, par peur +du rire ou du scandale, voulaient faire quelques sacrifices au sens +commun ou au sens moral. «Je ne ferai pas de basses concessions», +leur disait-il. Faut-il croire que la constance du maître rendit du +coeur aux disciples? Toujours est-il qu'en 1836 il se produisit comme +une reprise de la propagande fouriériste. La _Réforme industrielle_ +reparut sous le titre de la _Phalange_; c'était Considérant qui +la dirigeait. Fourier ne put lui donner que quelques articles. Il +mourut, le 9 octobre 1837, à l'âge de soixante-cinq ans, entouré +de ses adeptes qui firent graver sur sa tombe ses deux maximes: +_Les attractions sont proportionnelles aux destinées_.--_La série +distribue les harmonies_. + +Cette mort ne mit pas fin au fouriérisme, qui, débarrassé de +son bizarre fondateur, prit au contraire plus de développement +et s'organisa en une sorte de corporation sous la direction +de Considérant. Ce dernier, qui avait beaucoup plus de talent +d'exposition que Fourier, alla, de ville en ville, faire des +prédications de «phanérogamie» et d' «harmonie passionnelle». Des +hommes, dont quelques-uns ne manquaient pas de valeur, MM. Cantagrel, +Vidal, Toussenel, Laverdant, etc., concouraient à cet apostolat. +Grâce à la munificence d'un Anglais, la _Phalange_ put paraître trois +fois par semaine; bientôt même, l'école eut son journal quotidien, +la _Démocratie pacifique_. Sans abandonner l'ensemble de la doctrine +du maître, ses disciples en laissaient prudemment dans l'ombre les +parties les plus choquantes, pour s'attacher surtout à la thèse +économique; ils ne parlaient plus, du reste, d'une transformation +rapide et universelle, mais seulement d'un travail d'amélioration +successive. Fidèles, en cela, à l'esprit du fondateur de l'école, ils +prirent, surtout au début, grand soin de ne pas se confondre avec le +parti révolutionnaire, et se piquèrent d'être des «pacifiques», comme +le disait le titre même de leur journal. Aussi étaient-ils mal vus +des démocrates militants, qui leur reprochaient de «louvoyer dans +les eaux du monde officiel». Sur beaucoup de questions courantes, +ils parlaient comme les conservateurs. La vérité est qu'ils ne se +rattachaient à aucun parti. Ils affichaient un grand dédain de la +«comédie parlementaire» et se vantaient «d'avoir tué la politique». +Pour eux, il n'y avait qu'une question, la question sociale: +«L'organisation du travail, disaient-ils, la grande idée soulevée au +commencement du siècle par Fourier, emporte dans son tourbillon non +seulement ceux qui l'acceptent, mais encore ceux qui s'efforcent de +lutter contre elle.» Avec le temps, toutefois, ils tendirent à se +rapprocher de l'extrême gauche, sans se confondre avec elle, et, vers +la fin de la monarchie de Juillet, on les retrouvait presque toujours +faisant campagne contre M. Guizot. + +En somme, après être resté pendant de longues années absolument +ignoré et impuissant, le fouriérisme finissait par prendre une place +relativement importante dans le mouvement intellectuel de ce temps. +Ses thèses étaient sans doute trop abstraites et trop compliquées +pour être comprises et goûtées des masses; la plupart de ses +adeptes étaient des bourgeois, des esprits d'une certaine culture; +quelques-uns, d'anciens élèves de l'École polytechnique. Mais si +ceux-là étaient peu nombreux qui acceptaient et professaient toute la +doctrine, on en retrouvait comme un reflet dans beaucoup d'esprits +dévoyés. Il n'était pas jusqu'à la littérature sur laquelle elle +ne fît sentir son action. Déjà l'on a eu occasion de signaler le +concours donné au socialisme par certains romanciers; concours très +efficace, car le roman pénétrait là où l'on se fût ennuyé d'un livre +abstrait; il arrivait à la raison par l'imagination, ce qui est, chez +beaucoup, le chemin le plus facile et le plus prompt; il donnait aux +chimères une apparence de vie. Parmi ces romanciers socialistes, +nul ne fut plus lu et n'exerça plus d'action qu'Eugène Süe. L'homme +et son oeuvre nous sont déjà connus[95]. Pour le moment, je veux +seulement noter que l'un de ses grands romans-feuilletons de cette +époque, les _Sept Péchés capitaux_, publié dans le _Constitutionnel_, +était la détestable mise en scène des pires théories de Fourier sur +la légitimité des passions. Politiquement, le fouriérisme a exercé +aussi une certaine influence, et cette influence a été mauvaise. +Bien que non populaire, il a contribué à développer dans le peuple +cette idée fausse et dangereuse que toute souffrance et tout mal +viennent de l'organisation défectueuse de la société, et qu'ils +disparaîtraient avec un simple changement de cette organisation. +En outre, si peu intelligibles que les subtilités de l'attraction +passionnelle fussent pour des natures grossières, celles-ci n'étaient +que trop disposées à en retenir ces assertions simples, que le devoir +n'existe pas, que toute passion est légitime et que la vie se résume +dans la recherche du plaisir. En tout cela, le fouriérisme faisait +oeuvre de décomposition sociale et morale, frayait la voie aux +révolutionnaires, dont il prétendait se distinguer, et assumait sa +part de responsabilité dans leurs méfaits. + +[Note 95: Voir plus haut, p. 73 et suiv.] + + +IV + +En étudiant le fouriérisme, le saint-simonisme et les autres écoles +prétendues pacifiques qui en dérivaient, nous avons retrouvé l'une +des origines du socialisme révolutionnaire. Cette origine n'est pas +la seule. Il en est une autre qui, pour être moins apparente, peut +cependant être reconnue: pour cela, il faut remonter jusqu'à Gracchus +Babeuf, qui prêchait hautement, sous le Directoire, l'abolition +de la propriété et le partage de toutes les terres, de toutes les +richesses. Cette filiation a échappé à la plupart des contemporains; +mais aujourd'hui l'on a la preuve que, des «égaux» de 1796 aux +socialistes de la fin de la monarchie de Juillet, la tradition s'est +continuée sans interruption. Un homme s'est trouvé, en effet, pour +la recevoir des mains de Babeuf, la garder avec une sorte de piété +sauvage et la transmettre aux générations nouvelles: c'est Buonarotti. + +Né à Pise, en 1761, d'une famille qui prétendait descendre de +Michel-Ange, Philippe Buonarotti s'était jeté avec passion dans la +révolution française. Il prit part à la conspiration des «Égaux», +fut condamné avec Babeuf et jeté en prison pendant que ce dernier +était exécuté. Sous la Restauration, on le retrouve à Bruxelles et +à Genève, fort engagé dans la Charbonnerie, servant de lien entre +les ventes françaises et les ventes italiennes. Il était resté +fidèle à la sinistre mémoire de son premier chef, et publia, en +1828, une _Histoire de la conspiration de Babeuf_, à laquelle il +joignit un exposé des doctrines communistes de ce personnage. Rentré +à Paris après 1830, il fit paraître une nouvelle édition de son +livre. Presque ignoré de la bourgeoisie régnante, pauvre, vivant de +quelques leçons de musique, recueilli, vers la fin de sa vie, par le +marquis Voyer d'Argenson, qui, avec Charles Teste, frère du futur +et trop fameux ministre, fut son plus dévoué partisan, il tenait, +dans le parti révolutionnaire, le rôle d'une sorte de patriarche du +fanatisme démagogique, souvent consulté et exerçant son action non +seulement en France, mais à l'étranger; la «jeune Italie» et Mazzini +relevaient de lui. À sa mort, survenue en 1837, M. Trélat publia +une notice enthousiaste: «La vie de Buonarotti, disait-il, s'est +prolongée soixante-dix-sept ans, sans qu'on y ait découvert aucune +tache[96].» Un peu plus tard, au cours de son _Histoire de dix ans_, +M. Louis Blanc faisait un éloge non moins ému de l'ancien complice de +Babeuf, le comparait «aux sages de l'ancienne Grèce» et proclamait +que ses opinions étaient «d'origine céleste»; puis il le montrait, +«du fond de son obscurité, gouvernant de généreux esprits, faisant +mouvoir des ressorts cachés, entretenant avec la démocratie du +dehors des relations assidues, et tenant les rênes de la propagande, +qu'il fallût soit accélérer le mouvement, soit le ralentir[97]». Les +honneurs rendus par les initiés à la mémoire du vieux conspirateur +communiste se sont prolongés jusqu'à nos jours; en 1869, M. Ranc a +donné une nouvelle édition de l'_Histoire de la conspiration de +Babeuf_; dans sa préface, il insiste sur l'influence considérable de +Buonarotti: «C'est grâce aux babouvistes, dit-il, que, pendant le +premier Empire et la Restauration, la tradition révolutionnaire n'a +pas été un seul instant interrompue, et que, dès les premiers jours +de 1830, le parti républicain s'est trouvé reconstitué[98].» + +[Note 96: Cette brochure, imprimée à Épinal, parut en juin 1838.] + +[Note 97: _Histoire de dix ans_, t. IV, p. 183, 184.] + +[Note 98: _Gracchus Babeuf et la conjuration des Égaux_, par +BUONAROTTI, préface par RANC, 1869.--Dans cette préface, M. Ranc +présente la conjuration de Babeuf comme le dernier effort tenté par +les républicains pour enrayer la contre-révolution; il admire le +plan du comité insurrectionnel de 1796 et les mesures qu'il avait +préparées pour «désarmer la bourgeoisie».] + +Buonarotti usa naturellement de son autorité sur le parti +démocratique, pour y propager ses idées communistes. Son livre, à +peu près le seul de ce genre qui existât dans les premières années +de la monarchie de Juillet, se lisait dans les ateliers, et les +ouvriers s'y infectaient de «babouvisme». C'est évidemment sous son +influence que, peu après 1830, les idées socialistes ont pénétré dans +les sociétés secrètes et y ont pris, d'année en année, une place +plus large. On les a vues apparaître, dès la fin de 1833, chez les +sectionnaires des _Droits de l'homme_, qui pourtant étaient surtout +des agitateurs politiques et des doctrinaires républicains[99]. Elles +furent plus visibles encore dans la société des _Familles_ et dans +celle des _Saisons_, sous l'inspiration de Blanqui et de Barbès[100]; +le journal _l'Homme libre_, qui fut, en 1838, l'organe clandestin de +la seconde de ces associations, était absolument babouviste. En même +temps, des journaux révolutionnaires, comme le _Bon Sens_, rédigé +par MM. Cauchois-Lemaire, Rodde et Louis Blanc, ouvraient une porte +plus ou moins large aux élucubrations antisociales. Certaines petites +feuilles, l'_Égalité_ et l'_Intelligence_, ne renfermaient pas autre +chose. + +[Note 99: Voy. notamment, en octobre 1833, la «Déclaration» de la +Société des droits de l'homme. (Cf. plus haut, t. II, ch. X, § I.)] + +[Note 100: Cf. plus haut, t. III, ch. I, § V, et ch. V, § V.] + +Ce fut surtout après l'émeute avortée du 12 mai, vers la fin de 1839 +et en 1840, que se produisit, dans les bas-fonds révolutionnaires, +une sorte de fermentation communiste. Les sectes se multiplièrent: +_égalitaires_, _communistes_, _révolutionnaires_, _fraternitaires_, +_communitaires_, _communautistes_, _unitaires_, etc. Comme on +redoutait que cette variété ne nuisît à la puissance de l'action, +un certain nombre de meneurs se réunirent à Londres, en novembre +1839, pour arrêter un programme commun[101]. On avait choisi une +ville étrangère, par crainte de la police parisienne. Un rapport fut +rédigé «sur les moyens à prendre pour mettre la France dans une voie +révolutionnaire, le lendemain d'une insurrection victorieuse». Le +premier acte devait être la constitution d'un triumvirat dictatorial +nommé, non par la majorité du peuple, «qui pourrait se tromper», +mais par les «auteurs de l'insurrection». Ce triumvirat décrétera, +entre autres mesures, la suspension de l'exportation des grains, +le maximum sur les denrées alimentaires et le droit de tout homme +à l'existence. Le gouvernement «se fera, au profit de la nation, +premier manufacturier, directeur suprême de toutes les industries»; +il aura des magasins pour vendre ses produits et créera des ateliers +nationaux. Les enfants, à partir de cinq ans, seront enlevés à leurs +parents et livrés au gouvernement, pour que celui-ci «leur inculque +les bons principes». Tout auteur d'un livre ou d'un article de +journal tendant à rétablir l'ancien ordre de choses sera condamné +comme contre-révolutionnaire. Quant aux dépenses publiques, on y +fera face par les moyens suivants: émission de papier-monnaie; +séquestration des biens appartenant aux familles des individus qui +ont participé aux actes gouvernementaux depuis 1793; capitalisation +de l'impôt dans certains cas; abolition de l'hérédité des fortunes en +ligne collatérale; attribution à l'État de la quotité disponible dans +les héritages en ligne directe. Ce rapport, dont je ne fais connaître +qu'incomplètement les odieuses extravagances, fut imprimé à Londres +et distribué aux délégués, qui s'ajournèrent au mois de septembre +1840 pour prendre une décision. Ils se retrouvèrent en effet réunis +à cette date et, après délibération, adoptèrent à l'unanimité les +conclusions du rapport. + +[Note 101: Les renseignements qui suivent sont empruntés au curieux +livre de M. Maxime DU CAMP sur l'_Attentat Fieschi_, p. 276 et suiv.] + +Tout en s'organisant ainsi dans l'ombre, les communistes +s'enhardissaient à faire des manifestations publiques; tel fut, le +1er juillet 1840, le banquet de Belleville, dont il a été parlé[102]. +Des publications de toutes sortes[103], de petits journaux, peu +connus du monde bourgeois, mais ayant accès dans les ateliers, +notamment la _Fraternité_, fondée en 1845, répandaient leurs +doctrines et surtout leurs haines dans les centres industriels. +De nombreux ouvriers s'improvisaient apôtres du communisme auprès +de leurs camarades. «Je connais personnellement à Lyon et dans la +banlieue, écrivait Proudhon en 1844, plus de deux cents de ces +apôtres qui tous font la mission en travaillant... Tout cela, +vous pouvez m'en croire, aboutira à quelque chose, et le mouvement +n'est pas près de se ralentir; il y a progrès, et progrès effrayant +au contraire.[104]» Ces prédicateurs trouvaient facilement des +auditeurs. «La propagande du communisme, observait alors Henri +Heine, possède un langage que chaque peuple comprend: les éléments +de cette langue universelle sont aussi simples que la faim, l'envie, +la mort. Cela s'apprend facilement[105].» Par moments, les passions +ainsi surchauffées dans les bas-fonds sociaux faisaient explosion au +dehors. Tel avait été, à la fin de 1841, l'attentat de Quénisset, +oeuvre de la secte des _Égalitaires_[106]. Plusieurs années après, +un procès criminel révélait l'existence d'une autre secte, fondée +en juillet 1846, celle des _Communistes matérialistes_: ceux-ci, +ouvriers de leur état, avaient décidé de détruire le gouvernement +et la société, non par l'insurrection ouverte, mais en se servant +des moyens nouveaux fournis par la physique et la chimie; pour se +procurer l'argent nécessaire, ils étaient convenus de recourir au +vol, estimant que le vol commis en vue de l'affranchissement de +l'humanité était licite. Ce fut à l'occasion d'un de ces vols qu'ils +furent poursuivis et condamnés[107]. Quelques rares observateurs +jetaient les yeux, de temps à autre, sur ce travail souterrain et +en étaient épouvantés: de ce nombre était Henri Heine, qui revenait +souvent sur ce sujet, dans ses lettres à la _Gazette d'Augsbourg_. Il +ne se lassait pas de signaler «cet antagoniste de l'ordre existant, +qui garde son terrible incognito et qui réside, comme un prétendant +nécessiteux, dans les sous-sols de la société officielle»; puis il +ajoutait: «Communisme est le nom secret de cet adversaire formidable +qui oppose le règne des prolétaires, dans toutes ses conséquences, au +règne actuel de la bourgeoisie. Ce sera un épouvantable duel. Comment +se terminera-t-il? C'est ce que savent les dieux et déesses dont la +main pétrit l'avenir. Pour notre part, nous savons seulement que le +communisme, bien qu'il soit peu discuté à présent et qu'il traîne son +existence souffreteuse dans des mansardes cachées, sur sa couche de +paille misérable, est pourtant le sombre héros à qui il est réservé +un rôle énorme, quoique passager, dans la tragédie moderne, et qui +n'attend que la réplique pour entrer en scène[108].» + +[Note 102: Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.] + +[Note 103: Tels furent par exemple le _Code de la communauté_, +par M. DESAMY, les écrits divers de M. J.-J. May, rédacteur de +l'_Humanitaire_, de M. Pillot, ancien collaborateur de l'abbé Châtel, +de M. Constant, prêtre apostat, etc.] + +[Note 104: _Correspondance de Proudhon_, t. II, p. 136.] + +[Note 105: _Lutèce_, p. 211.] + +[Note 106: Voir plus haut, t. V, ch. I, § II et III.] + +[Note 107: Juillet 1847.] + +[Note 108: _Lutèce_, p. 258. Cf. aussi p. 209, 211, 366, 367.] + + +V + +L'agitation communiste dont nous venons de parler était à peu près +anonyme. Les publications, assez nombreuses à partir de 1839, dans +lesquelles des écrivains déclassés ou même de simples ouvriers +traçaient le plan d'une société idéale où tout serait partagé sous +la surveillance de l'État, demeuraient ignorées en dehors d'un petit +cercle; elles témoignaient de la fermentation des esprits plutôt +qu'elles n'exerçaient elles-mêmes une action étendue. Il est un +livre cependant qui, sans être plus éloquent ni plus original que les +autres, s'est trouvé avoir trop de retentissement, et a contribué +trop efficacement à populariser le communisme, pour qu'on ne fasse +pas à l'oeuvre et à son auteur une place à part: nous voulons parler +du _Voyage en Icarie_, publié en 1840 par M. Cabet. + +À cette date, Étienne Cabet était âgé de cinquante-deux ans; figure +ronde et béate, expression vulgaire avec affectation de sensibilité +philanthropique; faux bonhomme, rusé, égoïste, et qui, avant de +prendre, par calcul, ce masque paterne, avait été l'un des violents +du parti révolutionnaire. Fils d'un tonnelier de Dijon, il fit +ses études comme boursier, puis, devenu avocat, il joua, sous la +Restauration, un rôle actif dans les sociétés secrètes. Ce lui fut +un titre suffisant, en août 1830, pour que M. Dupont de l'Eure +l'envoyât d'emblée procureur général à Bastia; mais l'exagération +de ses opinions le fit révoquer par le ministère Périer; il en +garda une amère rancune au gouvernement de Juillet. Nommé député +par les électeurs de la Côte-d'Or, il siégea à l'extrême gauche, +fonda le journal _le Populaire_ et publia divers pamphlets contre la +monarchie. Ses excès de plume lui attirèrent plusieurs poursuites et, +en 1834, une condamnation à deux ans de prison. Il se réfugia alors +en Angleterre, où il resta jusqu'en 1839. Ce fut là, en lisant Thomas +Morus et en causant avec Owen, qu'il résolut de se faire socialiste, +communiste même, et qu'il composa son _Voyage en Icarie_. Il en avait +terminé le manuscrit dès le commencement de 1838; mais, rendu prudent +par ses premières mésaventures judiciaires, il consulta ses amis, +entre autres Lamennais, pour savoir si un tel livre ne l'exposerait +pas à des poursuites. Il en retarda la publication jusqu'en janvier +1840, et encore, à cette époque, le fit-il paraître d'abord sans +bruit et sous le pseudonyme de Dufruit. Ce ne fut qu'aux éditions +suivantes qu'il osa le signer de son nom. + +Le _Voyage en Icarie_ est une sorte de roman, ce qui permet à +l'auteur d'en prendre à son aise avec les réalités et lui rend +faciles les affirmations les plus arbitraires. Voici la fable: +Un jeune Anglais, lord Carisdall, se rend, en décembre 1835, dans +l'Icarie, où la société est organisée selon les idées de Cabet, et +où, par suite, tout le monde est aussi heureux que vertueux. Les +honneurs de ce pays sont faits au voyageur par un jeune homme dont le +grand-père, un ancien duc, avait été le compagnon du charretier Icar, +fondateur de l'Icarie; le père de ce même jeune homme, autrefois +magistrat éminent, est serrurier de son état, et sa soeur, après +avoir reçu la plus brillante éducation, exerce la profession de +couturière. N'est-ce pas un coup de maître, pour gagner le coeur des +ouvriers, que de débuter ainsi en ramenant à leur niveau et en mêlant +à leurs rangs les aristocrates de la naissance et de l'éducation? En +Icarie, les biens sont communs; l'État possède tout le capital social +et en répartit les revenus entre les membres de la société, non plus +même suivant la capacité, comme le voulaient les saint-simoniens, +mais suivant les besoins de chacun; il loge, habille, nourrit tous +les citoyens; la table est même fort recherchée, ce qui ne devait pas +être la moins efficace des séductions à l'adresse des affamés[109]. +Chacun travaille, mais, comme dans le phalanstère, le travail est +attrayant et, grâce à des machines merveilleuses, ne dure que cinq ou +six heures par jour. N'objectez pas que l'absence d'intérêt personnel +produira, comme toujours, la paresse. L'auteur affirme que nul ne se +refusera à travailler, du moment où l'oisiveté sera, en Icarie, aussi +infâme qu'ailleurs le vol. Tout est réglé par l'autorité, le lever, +le coucher, le travail, les repas, le silence, les conversations, +les chants, les récréations. Personne qui ne reçoive sa tâche, aussi +bien le savant et l'artiste que les manoeuvres. On ne peut écrire de +livres nouveaux qu'avec la permission ou plutôt sur la commande du +gouvernement; quant à ceux des livres anciens que le pouvoir juge +dangereux, ils sont brûlés. Ni juges, ni avocats, ni gendarmes, dans +cette société d'où, paraît-il, les mauvaises passions de l'homme ont +été extirpées en même temps que la propriété. Si, par impossible, +un crime était commis, l'auteur en serait enfermé dans une maison +de santé, car ce ne pourrait être qu'un fou. Il semblerait que ce +communisme dût aboutir à la promiscuité des sexes; Cabet conserve +cependant la famille, et nous affirme même qu'en Icarie elle sera +garantie contre toute impureté, contre toute faiblesse. Cette sorte +d'inconséquence venait-elle d'un scrupule de pudeur? N'était-elle +pas plutôt un calcul de prudence? En effet, à ceux de ses disciples +qui, plus logiques, concluaient à la communauté des femmes, le +maître se bornait à répondre qu'ils s'exposeraient ainsi à être +poursuivis comme les saint-simoniens, et que c'était déjà bien assez +de s'attaquer à la propriété, sans se mettre, au même moment, sur les +bras les défenseurs de la famille. Il semblait donc arrêté surtout +par une considération d'opportunité. + +[Note 109: «Tu vois donc, mon pauvre ami, écrit un Icarien, que le +gouvernement fait ici bien autre chose que notre monarchie; tandis +que la royauté fait tant de bruit pour un bon roi qui voulait que +chaque paysan pût mettre la _poule au pot le dimanche_, la république +donne ici, sans rien dire, à tous et tous les jours, tout ce qui ne +se voit ailleurs que sur la table des aristocrates et des rois.»] + +Cabet se défend de vouloir imposer son régime par la violence. En +attendant que les peuples séduits aient fait du monde une vaste +Icarie, il veut bien indiquer les mesures transitoires par lesquelles +on peut s'acheminer vers cette transformation: suppression de +l'armée; prélèvement de cinq cents millions sur le budget pour +entretenir des ateliers nationaux et payer le logement des pauvres; +fixation par l'État du salaire des ouvriers et du prix des objets de +consommation, impôt progressif sur la richesse et le superflu. + +Le système icarien ne tient aucun compte des conditions de la nature +humaine ni des plus simples exigences du bon sens; il n'est du reste +pas plus agréable pour une imagination délicate que satisfaisant +pour une raison droite; mais la nullité, la platitude, l'absurdité, +le ridicule même ne sont pas des motifs d'insuccès auprès du +vulgaire. Dans l'oeuvre de Cabet, tout était combiné, avec une +certaine adresse subalterne, pour caresser et séduire la convoitise, +l'amour-propre, la jalousie des pauvres gens. Cette vision de +vie facile et plantureuse, présentée comme une réalité vivante, +touchait ceux qui peinaient, mieux que n'eussent pu le faire les +raisonnements les plus rigoureux ou les plus ingénieuses inventions. +Ajoutez un certain ton de sensibilité dont la naïveté populaire était +facilement dupe. Aussi le succès fut-il considérable. Le législateur +de l'Icarie devint, dans une partie du monde ouvrier, l'objet d'une +sorte de dévotion attendrie; traité de _père_ par ses adeptes, il +recevait des députations d'hommes et de femmes venant lui apporter +d'immenses bouquets. Ce rôle d'idole plaisait à son égoïsme et à +son orgueil. Ignorant tout ce qui n'était pas lui, il souriait avec +une bienveillance dédaigneuse, quand quelqu'un lui parlait d'autre +chose que de ses ouvrages. On ne saurait d'ailleurs lui refuser une +certaine habileté d'organisation et de propagande. D'une fécondité +égale à sa médiocrité, il multipliait les brochures, toutes roulant +sur les doctrines icariennes, promettant le même bonheur et la même +égalité; c'était généralement un dialogue où son partisan, maître +Pierre, confondait maître Jacques, son adversaire, le tout avec +accompagnement de lettres dans lesquelles des correspondants inconnus +ou supposés témoignaient de leur admiration et de leur vénération +pour le réformateur. Il avait trouvé moyen de se créer une armée de +courtiers fanatiques qui s'en allaient placer ses brochures dans +les ateliers de Paris et de province, au profit de ses idées et +de sa bourse. Ainsi se formèrent des centres «icariens» à Lyon, à +Toulouse, à Marseille, à Limoges, à Mulhouse, à Saint-Quentin et +dans d'autres villes industrielles. Si bien qu'au lendemain de la +révolution de 1848, Cabet est apparu comme une des puissances avec +lesquelles le gouvernement provisoire était obligé de compter. Quelle +plus saisissante preuve de son crédit que la douloureuse odyssée de +ces centaines d'ouvriers et d'ouvrières qui sont partis alors, sur +la foi de sa parole, pour les solitudes du Texas, afin d'y chercher +cette Icarie dont le mirage avait séduit et allumé leurs grossières +imaginations! Qui peut même affirmer que ces malheureux seront +désabusés, quand, après le plus lamentable des avortements, ils +reviendront décimés, déguenillés et décharnés? + + +VI + +Ce fut en 1840, quelques mois après la publication du _Voyage en +Icarie_, que Louis Blanc fit paraître sa brochure sur l'_Organisation +du travail_: il n'avait pas encore trente ans. Il était né en 1811, +à Madrid, où son père remplissait les fonctions d'inspecteur des +finances du roi Joseph; sa mère était une Pozzo di Borgo, d'une +distinction rare et d'une vive piété; son grand-père maternel, +royaliste ardent, avait été guillotiné pendant la Terreur. La chute +de Napoléon priva le père de Louis Blanc de sa place et laissa sa +famille dans la gêne. Toutefois, en souvenir de l'aïeul, Louis XVIII +accorda une pension à l'ancien fonctionnaire impérial et des bourses +de collège à ses deux fils. Ceux-ci, ayant terminé leurs études et +perdu leur mère, étaient en route pour chercher fortune à Paris, +quand éclata la révolution de 1830[110]. Cet événement les priva de +la pension faite à leur père: ce n'était plus seulement la gêne, +c'était la misère, d'autant que, sous ce coup, M. Blanc, déjà malade +et assombri, vit sa raison s'égarer. Voilà donc Louis, à dix-neuf +ans, cherchant péniblement un gagne-pain, en compagnie de son frère +cadet. Tour à tour copiste, clerc d'avoué, répétiteur, frappant à +des portes qui ne s'ouvraient pas toujours, non seulement il était +entravé dans son ambition, mais n'avait pas chaque soir de quoi +manger: dénuement que le contraste lui faisait ressentir plus encore, +quand, invité par un parent riche, et dissimulant sa pauvreté, il se +retrouvait, pour quelques heures, dans ce monde élégant où le sort +l'avait fait naître[111]. Que d'amertumes s'amassèrent alors dans +cette âme, énergique sans doute, tenace, mais orgueilleuse, haineuse, +jalouse! Que de serments d'Annibal contre la société à laquelle le +jeune homme s'en prenait de ses privations et de ses humiliations! +Lui-même a dit plus tard, en 1848, dans une de ses conférences du +Luxembourg: «Si je n'ai pas été ouvrier comme Albert et comme vous, +j'ai subi de votre existence tout ce qu'elle peut contenir de plus +amer. Moi aussi, j'ai été pauvre, j'ai vécu à la sueur de mon front; +dès mes premiers pas dans le monde, j'ai porté le fardeau d'un ordre +social inique, et c'est alors que, devant Dieu, devant ma conscience, +j'ai pris l'engagement, si je cessais un jour d'être malheureux, de +ne jamais oublier ce qui a fait le malheur d'un si grand nombre de +mes frères.» + +[Note 110: Voir, sur ces premières années de M. Louis Blanc, le +brillant discours prononcé par M. Pailleron, lors de sa réception à +l'Académie française. Le spirituel académicien remplaçait M. Charles +Blanc.] + +[Note 111: On a raconté comment, à bout de ressources, Louis Blanc +s'était décidé à réclamer l'appui du général Pozzo di Borgo, parent +de sa mère. L'accueil fut plein de politesse. Le général interrogea +le jeune homme sur son avenir, promit son appui, puis, quand il +estima que l'entretien s'était suffisamment prolongé, il sonna +et donna à demi-voix un ordre à son valet de chambre. Celui-ci, +au bout de peu d'instants, rentra, tenant à la main une bourse +convenablement garnie. Louis Blanc, déjà assez mal à l'aise de sa +démarche, fut fort irrité du procédé, repoussa la bourse avec colère +et quitta brusquement le général. Cette version est du moins celle +qui circulait dans le monde démocratique. (STERN, _Histoire de la +révolution de 1848_, t. II, p. 42, 43.)] + +Aux souffrances de la pauvreté s'ajoutait, pour le jeune Louis Blanc, +la mortification, peut-être plus douloureuse encore, de sa petite +taille; il avait un aspect si enfantin que, même plus tard, tous ceux +qui le voyaient pour la première fois lui donnaient douze ou treize +ans[112] et le traitaient en conséquence, les hommes ne le prenant +pas au sérieux et les femmes riant de ses velléités galantes. En +quête d'une place, il fut conduit, un matin, par M. Flaugergues, chez +le duc Decazes, grand référendaire de la Chambre des pairs; celui-ci +était assis sur son lit, lisant un journal. M. Flaugergues, après les +formalités d'usage, recommanda son protégé au duc, qui, se tournant +vers Louis Blanc, le frappa légèrement sur la joue: «Eh bien, +dit-il, nous verrons ce qu'on peut faire pour ce petit garçon.» «Je +sortis et ne le revis plus», racontait, longtemps après, Louis Blanc +encore tout mortifié de cette scène; et il ajoutait, en savourant +sa vengeance: «Étrange moquerie du destin! Le 1er mars 1848, il +était donné à ce petit garçon de coucher dans le lit où il avait vu +le duc assis, plusieurs années auparavant, et que le duc venait de +quitter[113].» + +[Note 112: Henri Heine écrivait, le 6 novembre 1840: «M. Louis Blanc +est un homme encore jeune, de trente ans tout au plus, quoique, +d'après son extérieur, il semble un petit garçon de treize ans. En +effet, sa taille on ne peut plus minime, sa petite figure fraîche et +imberbe, ainsi que sa voix claire et fluette qui paraît n'être pas +encore formée, lui donnent l'air d'un gentil petit garçon échappé +à peine de la troisième classe d'un collège, et portant encore +l'habit de sa première communion.» (_Lutèce_, p. 138.) À la même +époque, M. Nettement, se trouvant chez M. Laffitte, à une réunion +de journalistes de l'opposition, et voyant un jeune garçon à côté +du maître de la maison, s'étonnait que celui-ci eût gardé auprès de +lui son petit-fils, pour lui faire prendre une leçon de politique. +Ce jeune garçon était M. Louis Blanc, déjà important dans la presse +républicaine. (_Histoire de la littérature pendant la monarchie de +Juillet_, t. II, p. 475.)] + +[Note 113: _Histoire de la révolution de 1848_, par M. Louis BLANC, +t. I, ch. VIII.] + +Bientôt, cependant, l'horizon s'éclaircit devant Louis Blanc. Il +trouva une place de précepteur chez un fabricant d'Arras, et fit +ses débuts de journaliste dans la feuille radicale de cette ville. +Revenu à Paris en 1834, il collabora au _Bon Sens_, au _National_, au +_Monde_, se fit remarquer par Carrel, se lia avec Godefroy Cavaignac, +et acquit assez d'importance pour devenir, le 1er janvier 1837,--il +n'avait alors que vingt-cinq ans,--rédacteur en chef du _Bon Sens_; +puis, ce journal ayant disparu en 1838, il fonda et diriga la _Revue +du progrès_, dans laquelle écrivirent Félix Pyat, Étienne Arago, E. +Duclerc, Dupont l'avocat, Godefroy Cavaignac, Dornès, Mazzini, etc... +Aussi Henri Heine pouvait-il dire de lui, en 1840, qu'il était +«une des notabilités du parti républicain», et il ajoutait: «Je lui +crois un grand avenir, et il jouera un rôle, ne fût-ce qu'un rôle +éphémère; il est fait pour être le grand homme des petits, qui sont +à même d'en porter un pareil avec facilité sur leurs épaules[114].» +Son talent était déjà ce qu'on l'a connu depuis, plus d'un rhéteur +que d'un homme politique. La phrase était bien faite, soignée, +d'allure noble et solennelle, non sans élégance, ni même parfois +sans une certaine éloquence sentimentale qui rappelait le dernier +siècle, mais un peu monotone, manquant de relief, d'imprévu et de +jeunesse. Il tenait beaucoup de Rousseau pour la forme et le fond. +Fort occupé et fort soigneux de son succès, attentif à flatter le +peuple et à se faire en même temps, auprès des délicats, le renom +d'un lettré, habile surtout à se ménager des appuis dans les journaux +démocratiques de toute nuance, il savait, au besoin, se faire modeste +et doucereux, tout en demeurant au fond très dédaigneux et très +personnel[115]. + +[Note 114: _Lutèce_, p. 140.] + +[Note 115: C'est encore Henri Heine qui écrivait, en 1840: «Ce tribun +imberbe donne cependant à sa réputation de grand patriote, à sa +popularité, les mêmes petits soins que ses rivaux donnent à leurs +moustaches; il la soigne on ne peut plus, il la frotte, la tond, la +frise, la dresse et la redresse, et il courtise le moindre bambin de +journaliste qui peut faire insérer dans une feuille quelques lignes +de réclame en sa faveur.» (_Lutèce_, p. 141.)] + +En entrant dans la presse, Louis Blanc s'était engagé dans le parti +républicain extrême, se posant en radical, en jacobin, nullement +libéral et faisant ses dévotions à Robespierre. Mais, bien qu'il +parût alors principalement préoccupé de poursuivre une révolution +politique, il se distinguait de la plupart des hommes à côté desquels +il écrivait, par un accent et un tour d'idées socialistes. Avec le +temps, ce caractère devint de plus en plus marqué, et fut tout à fait +dominant dans les articles de la _Revue du progrès_. Il n'était pas +jusqu'à l'_Histoire de dix ans_, parue en 1840, où ne se trahît le +parti pris de changer la société: sans doute, ce pamphlet historique +était avant tout une machine de guerre contre la monarchie de +Juillet; mais derrière cette monarchie l'écrivain poursuivait, avec +une singulière âpreté de haine et de dénigrement, la bourgeoisie, +envisagée comme la personnification des idées économiques régnantes, +de la concurrence, du laisser-faire, du crédit individuel, de la +féodalité financière, de l'«individualisme», de toutes ces «doctrines +sans entrailles» qui ne songent qu'«à augmenter la masse des biens, +sans tenir compte de leur répartition», qui «éloignent l'intervention +de tout pouvoir tutélaire dans l'industrie», qui «protègent le fort +et laissent l'existence du faible à la merci du hasard[116]». + +[Note 116: _Passim_ dans l'introduction de l'_Histoire de dix ans_.] + +Ce fut surtout par sa brochure sur l'_Organisation du travail_, +publiée en septembre 1840[117], que Louis Blanc prit rang parmi +les théoriciens du socialisme. L'auteur débutait par poser vivement +cette question: «Le pauvre est-il un membre ou un ennemi de la +société? Qu'on réponde. Il trouve, tout autour de lui, le sol occupé. +Peut-il semer la terre pour son propre compte? Non, parce que le +droit de premier occupant est devenu droit de propriété. Peut-il +cueillir les fruits que la main de Dieu fait mûrir sur le passage +des hommes? Non, parce que, de même que le sol, les fruits ont été +appropriés.» Louis Blanc poursuivait ses interrogations; il montrait +le pauvre ne pouvant pas même tendre la main ou s'endormir sur le +pavé des rues, parce qu'il y a des lois contre la mendicité ou le +vagabondage; puis il ajoutait: «Que fera donc ce malheureux? Il vous +dira: «--J'ai des bras, j'ai une intelligence... Tenez, prenez tout +cela, et en échange, donnez-moi un peu de pain.» C'est ce que font +et disent aujourd'hui les prolétaires. Mais, ici même, vous pouvez +répondre au pauvre: «--Je n'ai pas de travail à vous donner.» Que +voulez-vous qu'il fasse alors? Vous voyez bien qu'il ne lui reste +plus que deux partis à prendre: se tuer ou vous tuer.» L'auteur +concluait que l'État devait «assurer du travail au pauvre»; non +que cette conclusion lui parût satisfaire pleinement aux exigences +de la «justice»; il faudrait davantage pour établir véritablement +«le règne de la fraternité»; mais du moins, ce travail une fois +assuré, «la révolte ne serait plus rendue nécessaire». Ce résultat, +si modeste qu'il fût, Louis Blanc constatait qu'il n'était pas +atteint. Pourquoi? À cause de la concurrence; là est, selon lui, +tout le mal, le vice capital de l'organisation sociale. La liberté +du travail n'est qu'un mensonge: elle aboutit à une guerre sauvage, +non seulement entre le capital et le travail, mais entre le travail +et le travail, entre le capital et le capital; elle amène, par +suite, la baisse continue des salaires, l'écrasement des faibles, +l'asservissement des pauvres et la constitution d'une féodalité +industrielle. Suivait un tableau tragique des misères du prolétariat +ouvrier, des vices et des crimes qui en sont la conséquence, de la +famille dissoute, de l'enfance atrophiée et pervertie, etc. Que tout +fût imaginaire dans ce tableau, nul ne pourrait l'affirmer; mais +l'auteur exagérait violemment le désordre, envenimait et exaspérait +perfidement les souffrances; et puis, n'était-il pas arbitraire +d'imputer à la seule concurrence un mal qui avait beaucoup d'autres +causes économiques et surtout morales? + +[Note 117: On a souvent imprimé que cette brochure avait été publiée +en 1839. C'est une erreur. La première ébauche du travail parut +sous forme d'article, dans la livraison d'août 1840 de la _Revue du +progrès_. Ce furent les grèves survenues au commencement de septembre +qui donnèrent à Louis Blanc l'idée de transformer cet article de +revue en une brochure de propagande.] + +Où Louis Blanc cherchait-il le remède? Tout d'abord, resté factieux +en devenant utopiste, il combattait ceux qui, comme les fouriéristes +et les saint-simoniens, se bornaient à rêver le changement de la +société sans vouloir bouleverser le gouvernement. Pour lui, si +la révolution sociale est le but final, la révolution politique +est le moyen nécessaire. L'émancipation du prolétariat lui paraît +d'ailleurs une oeuvre trop compliquée pour s'accomplir par des +efforts individuels. Il y faut appliquer «la toute-puissance de +l'État». Donc les prolétaires doivent commencer par s'emparer du +pouvoir. «Prenez-le pour instrument, leur dit-il, sous peine de le +rencontrer comme obstacle.» Cet État, dont Louis Blanc ne craint +pas de développer sans mesure l'autorité et l'intervention, sera +«le régulateur suprême de la production»; à lui de prévenir les +crises qui naissent de la libre concurrence. Comment, d'après quels +principes, sur quelles données? L'auteur néglige de l'indiquer. +L'État doit être en outre le «banquier des pauvres» et leur «fournir +les instruments de travail». Sur ce point, Louis Blanc veut bien +préciser son système. Le gouvernement fera un grand emprunt dont le +produit servira à créer des «ateliers sociaux» affectés aux diverses +branches de l'industrie. Les statuts de ces ateliers, rédigés par +les pouvoirs publics, auront force de loi. Les salaires y seront +égaux, par cette raison qu'ils doivent être réglés non d'après la +capacité ou les oeuvres, mais d'après les besoins. Il paraît que +le vieux mobile de l'intérêt personnel sera heureusement remplacé, +chez l'ouvrier émancipé, par le sentiment de l'honneur collectif, +et par une disposition, présumée permanente, à la fraternité et au +dévouement. La hiérarchie des fonctions, dans l'intérieur de chaque +atelier, sera constituée par le gouvernement, la première année; +par l'élection, les années suivantes. Les hommes ainsi appelés à +remplir l'office des patrons, des ingénieurs, des chefs d'usines et +de comptoirs, ceux qui devront apporter la science, l'expérience, la +direction, l'esprit d'initiative ou de prévoyance, si essentiels au +succès de l'entreprise industrielle, n'auront pas un salaire plus +considérable que le moindre ouvrier; ils n'auront non plus aucune +responsabilité. Quant aux capitalistes, ils sont autorisés, invités +même à apporter leur argent; on leur servira un intérêt garanti +par l'État, qui prend ainsi à sa charge tous les risques de la +gestion; mais ils ne toucheront rien des bénéfices. Ces bénéfices +seront divisés en trois parts: l'une, répartie également entre +tous les membres de l'atelier; l'autre, destinée à l'entretien des +vieillards, des malades, et à l'allègement des crises industrielles; +la troisième, consacrée à fournir des instruments de travail à ceux +qui voudraient faire partie de l'association, de telle sorte que +celle-ci pourra s'étendre indéfiniment, même au delà des possibilités +de la consommation. Chaque membre aura le droit de disposer de son +salaire, mais l'auteur compte bien que l'association des travaux +conduira à «l'association des besoins et des plaisirs», c'est-à-dire +au communisme complet, qui est en effet le dernier mot du système. +Il compte aussi que les ateliers nationaux feront une concurrence +mortelle à l'industrie privée, ainsi réduite, avant peu, à capituler +aux mains de l'État; au besoin, on s'arrangerait pour qu'il en fût +ainsi: c'est ce que Louis Blanc appelle «se servir de la concurrence +pour tuer la concurrence». Révolution complète qu'il nous affirme +devoir s'accomplir facilement, rapidement et pacifiquement. Ce ne +sera du reste qu'une transition, et il nous laisse entrevoir, dans +les brumes de l'horizon, un règne plus complet de la «fraternité». + +Cette périlleuse et absurde chimère ne supporte pas un moment +l'examen. Un tel régime, en admettant qu'il y eût moyen de +l'établir, serait la ruine de notre industrie, qui ne pourrait +soutenir la concurrence avec l'industrie étrangère, et ne garderait +même plus un seul entrepreneur capable, un seul ouvrier laborieux; +il serait la ruine de l'État, devenu le banquier de toutes ces +entreprises condamnées à la faillite; il serait la ruine de la +liberté, qui n'aurait plus aucune place en face de cet État +omnipotent, omnifaisant et omnipayant; il serait enfin la ruine +de la dignité humaine, disparaissant sous le niveau et dans la +confusion de ce communisme égalitaire. Rien d'original dans ces +erreurs économiques et morales; on pourrait indiquer celle qui est +empruntée au saint-simonisme, celle qui vient de Fourier, celle qui a +été ramassée dans les écrits de Cabet ou de Buonarotti. Encore Louis +Blanc a-t-il, par rapport à ses devanciers, notamment à Saint-Simon +et à Fourier, l'infériorité de ne pas nous offrir un système complet, +ayant une réponse telle quelle à toutes les questions de l'âme +humaine. Il ne voit dans la société que le travail industriel, dans +le travail industriel que le problème de la concurrence, et, pour +guérir les abus de cette concurrence, il n'a pas d'autre remède que +de la supprimer. Ce n'est donc plus l'oeuvre complexe et longuement +méditée d'un esprit philosophique, mais l'improvisation d'un +journaliste qui, cherchant un moyen d'agitation et de popularité, a +rassemblé à la hâte quelques idées fausses, prises de-ci et de-là. Il +n'y a de nouveau et appartenant vraiment à Louis Blanc que la forme +éloquente donnée à ces idées, et le ferment redoutable de passion +révolutionnaire qui y est introduit. + +Le succès fut considérable, plus considérable que celui de toutes les +autres publications socialistes. Plusieurs éditions se succédèrent. +Ces mots: «organisation du travail», qui n'étaient pas d'ailleurs de +l'invention de Louis Blanc et que M. Arago avait déjà portés à la +tribune de la Chambre, le 16 mai 1840[118], devinrent la formule des +revendications du prolétariat. La faiblesse scientifique du système +facilitait sa diffusion; ce remède si sommaire, dont quelques +pages suffisaient à donner la recette, cette vue si restreinte et +si superficielle de tant de graves problèmes étaient, beaucoup plus +que la complication touffue de Fourier ou la profondeur abstraite +de Pierre Leroux, à la portée des lecteurs populaires. Seule +l'imagination sensible de «papa Cabet» pouvait leur plaire autant; +encore Louis Blanc, parce qu'il tendait à la constitution d'une secte +moins étroite, moins délimitée que celle de l'Icarie, trouvait-il +un public plus étendu. Le beau langage du rhéteur, loin d'éveiller +la méfiance des ouvriers, semblait les flatter d'autant plus qu'il +était moins conforme à leur tour habituel d'esprit et à leur façon de +s'exprimer. Et surtout, avec quelle âpre jouissance les mécontents +et les malheureux se répétaient ces déclamations passionnées, où +ils trouvaient à la fois la vengeance et l'exaspération de leurs +souffrances! Nul écrivain ne contribua davantage à rendre la +démocratie laborieuse impatiente de son sort, à lui souffler la +haine de la société personnifiée dans la bourgeoisie; nul surtout +ne travailla plus efficacement à lui faire croire qu'un changement +de législation et de gouvernement pouvait faire disparaître tous +ses maux, et qu'il lui suffirait de mettre la main sur le pouvoir +pour effectuer ce changement, de rendre quelques décrets pour en +recueillir aussitôt l'immense bénéfice. Pendant un temps, Louis Blanc +n'a eu qu'à jouir de la popularité ainsi conquise, et c'est grâce à +celle-ci qu'il a pu s'imposer, le 24 février 1848, comme membre du +gouvernement provisoire. Mais, par un châtiment mérité, il s'est vu +aussitôt sommé d'apporter au prolétariat la réalisation de l'immense +et trompeuse espérance par laquelle il avait avivé ses convoitises. +On sait à quelle lamentable banqueroute le parlement ouvrier du +Luxembourg a promptement abouti, et comment, pour faire diversion +aux embarras et aux humiliations de cette banqueroute, l'auteur de +l'_Organisation du travail_ s'est jeté et perdu dans les émeutes +démagogiques. + +[Note 118: Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.] + + +VII + +Il est un homme qu'on ne peut omettre dans la galerie des socialistes +de ce temps, et qu'il serait cependant malaisé de rattacher à +quelqu'une des écoles déjà étudiées; c'est Proudhon. Pour connaître +son oeuvre, il faut, avant tout, le connaître lui-même: il s'agit ici +bien plus de l'analyse d'un tempérament que de celle d'un système, de +l'histoire d'une passion que de celle d'une doctrine. Né à Besançon, +en 1809, d'un ouvrier et d'une fille de campagne servante pour les +gros ouvrages, employé, dans son enfance, à garder les vaches ou +à faire le métier de garçon de cave, Pierre-Joseph Proudhon avait +obtenu, par l'entremise de quelques personnes charitables, d'être +admis au collège en qualité d'externe non payant. Ce fut donc encore +un boursier, comme Pierre Leroux, comme Cabet, comme Louis Blanc. +Écolier ardent et opiniâtre au travail, mais sans cesse entravé et +humilié par sa misère, venant au collège en sabots et sans chapeau, +puni maintes fois pour avoir «oublié» des livres qu'il n'avait pas le +moyen d'acheter, ne trouvant pas de quoi dîner chez ses parents, au +retour d'une distribution de prix où il avait remporté les premières +couronnes, il se montrait déjà sombre, farouche, irritable[119]. +Un jour que, suivant son instinct d'âpre curiosité, il avait, dans +la bibliothèque de la ville, demandé à la fois un grand nombre +d'ouvrages, le bibliothécaire, savant fort obligeant qui devait +être un de ses protecteurs, s'approcha de lui et lui demanda en +souriant: «Mais, mon petit ami, qu'est-ce que vous voulez faire de +tous ces livres?» L'enfant leva la tête, toisa l'interrogateur et, +pour toute réponse, lui jeta brusquement un: «Qu'est-ce que cela +vous fait[120]?» L'obligation de gagner sa vie ne lui permit pas +de terminer complètement ses études. Successivement correcteur, +typographe, prote, il acquit, en 1836, une petite imprimerie dans +laquelle il fit de mauvaises affaires. En 1838, il brigua et obtint +de l'Académie de Besançon la _pension Suard_; cette pension de 1,500 +francs était accordée, pour trois ans, au jeune homme sans fortune +qui montrait d'heureuses dispositions dans les lettres, les sciences, +le droit ou la médecine. + +[Note 119: Il écrivait lui-même, peu après, à l'Académie de Besançon: +«Je poursuivis mes humanités, à travers les misères de ma famille +et tous les dégoûts dont peut être abreuvé un jeune homme sensible +et _du plus irritable amour-propre_.» (_Correspondance de P.-J. +Proudhon_, t. I, p. 26.)] + +[Note 120: _P.-J. Proudhon_, par M. SAINTE-BEUVE.] + +C'était, pour ce fils d'ouvrier, une occasion de s'ouvrir une +carrière bourgeoise, d'autant mieux que l'honnête Académie paraissait +prendre au sérieux et exercer avec sollicitude le patronage qu'elle +avait assumé à son égard. Elle lui avait désigné, à Paris, pour +correspondant et protecteur, un de ses membres qui faisait aussi +partie de l'Académie française, M. Droz. Proudhon, bien que peu porté +à la reconnaissance, a dû plusieurs fois rendre témoignage des bontés +qu'avait eues pour lui ce moraliste aimable et bienveillant[121]. +D'autres personnages considérables, M. Jouffroy, M. Cuvier, lui +faisaient également favorable accueil. Mais, chagrin, défiant, +misanthrope, il repoussait ces avances et restait dans son coin[122]. +Était-ce modestie? C'était plutôt orgueil du plébéien qui a peur +de ne pas faire assez bonne figure dans un salon[123]. Le rôle de +protégé lui paraissait humiliant. Et puis n'attendez pas de lui la +patience de suivre la filière, de prendre la queue des candidats; +mieux valait, à son avis, tenter, à un moment donné, de sortir des +rangs et de brusquer la renommée. Enfin, sans avoir encore toutes les +opinions qu'il affichera bientôt, il se proclamait déjà républicain, +égalitaire, il avait répudié toutes les croyances chrétiennes de son +enfance et surtout possédait, au moins en germe, toutes les haines, +toutes les amertumes qui feront plus tard explosion dans ses divers +écrits. En recevant sa pension, il s'était fait le serment de ne pas +abandonner ses frères du prolétariat, de ne pas se laisser attirer +dans la hiérarchie sociale, mais, bien au contraire, de demeurer hors +de cette hiérarchie pour la combattre[124]. «Je pourrais, écrivait-il +le 17 décembre 1838, choisir d'autres voies de me pousser et de me +faufiler; je ne le veux pas. Je refuse d'aller aux soirées de M. +Droz, de voir M. Nodier, M. Baguet, M. Jouffroy, etc., et je n'y +mettrai pas le pied... Ma nomination par l'Académie n'a pas effacé +mes souvenirs, et ce que j'ai haï, je le haïrai toujours. Je ne +suis pas ici pour devenir un savant, un littérateur homme du monde; +j'ai des projets tout différents. De la célébrité, j'en acquerrai, +j'espère; mais ce sera aux frais de ma tranquillité et de l'amour des +gens.» Et, l'année suivante, le 15 octobre 1839, il ajoutait: «Je +n'attends rien de personne; je rentrerai dans ma boutique, l'année +prochaine, armé, contre la civilisation, jusqu'aux dents, et je +vais commencer, dès maintenant, une guerre qui ne finira qu'avec ma +vie[125].» Le bon M. Droz ne comprenait pas grand'chose à la manière +d'être d'un si incommode pupille, et ne savait comment l'apprivoiser. + +[Note 121: _Correspondance de P.-J. Proudhon_, t. I, p. 73, 218.] + +[Note 122: _Ibid._, p. 84, 188, 256.] + +[Note 123: Il écrivait, quelques années auparavant: «J'éprouve encore +cette sotte honte d'un berger que l'on veut faire entrer dans un +salon. Je crains, comme des bêtes effrayantes, les visages que je +n'ai jamais vus; je recule toujours à voir les gens même qui peuvent +m'être utiles et me vouloir du bien; je n'ai de présence d'esprit et +d'aplomb que lorsque je me vois seul et que c'est ma plume qui parle. +Mérite fort commun, mais que voulez-vous? je sais que je ne brille ni +par les dehors, ni par l'élocution; j'aime mieux n'être vu ni connu +de personne.» (_Ibid._, t. I, p. 10.)] + +[Note 124: _Correspondance_, t. I, p. 59, 60.] + +[Note 125: _Ibid._, p. 76 et 154.] + +Si Proudhon se refuse à prendre rang dans la vieille société, ce +n'est pas pour s'enrôler dans quelqu'un des partis révolutionnaires. +Dès le premier jour, il se vante de «n'appartenir à aucune +opinion[126]», et il gardera cette attitude jusqu'au bout. Il se dit +républicain, mais proclame son mépris et son aversion pour toutes +les coteries qui prennent cette étiquette; leur conduite lui paraît +«stupide», leur programme absurde[127]. Il sera bientôt en état de +guerre continuelle, implacable, avec les hommes du _National_, et +ne se sentira jamais plus heureux que quand, par quelque «attaque +effroyable», il les aura fait «pleurer et grincer des dents[128]»; +il traite fort mal ceux qu'il appelle les «séides de Robespierre» +et les «dévots à Marat[129]». Il n'est pas davantage disposé à +s'affilier à l'une des sectes socialistes. «Je ne suis, écrit-il le +29 mai 1840, ni saint-simonien, ni fouriériste, ni babouviste, ni +d'aucune entreprise ou congrégation réformiste.» Un autre jour, après +avoir parlé de tous les prédicateurs d'évangiles nouveaux: «Je n'ai +pas envie, ajoute-t-il, d'augmenter le nombre de ces fous[130].» +Individualiste à outrance, il ne pardonne pas aux communistes de +détruire la personnalité et la dignité humaines[131]. Et surtout, il +se révolte contre les impuretés de la réhabilitation de la chair, de +l'amour libre et autres divagations érotiques[132]. S'il est donc +révolutionnaire et socialiste, c'est à sa manière, qui n'est celle +de personne autre; il n'éprouve le besoin de se ranger sous aucun +drapeau, et la conspiration qu'il se dispose à poursuivre est, comme +il le dit lui-même, une «conspiration solitaire[133]». + +[Note 126: _Ibid._, p. 142.] + +[Note 127: «La conduite du parti républicain, écrit Proudhon, le +15 novembre 1840, a été, comme toujours, stupide depuis deux ou +trois mois.» Ou bien encore: «Les radicaux sont annihilés par leur +ineptie et leur incapacité.» (_Correspondance_, t. I, p. 254, 313.) +Il n'a pas assez du sarcasmes pour le «dada réformiste» ou pour les +velléités belliqueuses de la gauche.] + +[Note 128: _Ibid._, t. I, p. 333; t. II, p. 6.] + +[Note 129: _Ibid._, p. 13, et _Confessions d'un révolutionnaire_, +§ I.--Pas un homme important de l'extrême gauche qu'il ne déteste. +«Je souscrirais volontiers pour une couronne civique, écrivait-il, +à celui qui nous délivrerait de Lamennais, de Cormenin et d'A. +Marrast.» (_Correspondance_, t. I, p. 255.) Lamennais surtout lui +est antipathique. «Quoi qu'un dise de cet homme, écrit-il, je +répondrai toujours que je n'aime pas les apostats. Il pouvait changer +d'opinion, mais il ne devait jamais faire la guerre à ses confrères +dans le sacerdoce ni au christianisme.» (_Ibid._, t. I, p. 333.) Et +plus tard: «Le plus grand bonheur qui pourrait arriver au peuple +français, ce serait que cent députés de l'opposition fussent jetés +à la Seine, avec une meule au cou; ils valent cent fois moins que +les conservateurs, car ils ont, de plus que ceux-ci, l'hypocrisie.» +(_Ibid._, t. II, p. 277.) Des journalistes de gauche, il ne pense pas +plus de bien: «Ils ne comprendront jamais de moi autre chose, dit-il, +sinon que je les hais et les méprise.»] + +[Note 130: Proudhon écrira, un jour, de Fourier, que son système est +«le dernier rêve de la crapule en délire»; de Pierre Leroux, dont +cependant il avait paru un moment se rapprocher, que «la sottise le +dispute à la méchanceté dans ses élucubrations»; de Louis Blanc, +qu'il est «le plus ignorant, le plus vain, le plus vide, le plus +impudent, le plus nauséabond des rhéteurs». Cabet ne sera pas mieux +traité.] + +[Note 131: Dans la théorie communiste, les hommes lui paraissent +«attachés comme des huîtres, côte à côte, sans activité ni sentiment, +sur le rocher de la fraternité».] + +[Note 132: Quand il lui faudra discuter cette partie de la doctrine +socialiste, il se plaindra d'être «obligé de remuer ce fumier», et +il s'écriera: «Loin de moi, communistes! Votre présence m'est une +puanteur, et votre vue me dégoûte.»] + +[Note 133: Plus il va, plus il semble trouver une sorte d'âpre +jouissance à se voir seul en guerre contre tous: «J'aurai raison +contre tout le monde, écrit-il, ou je succomberai à la peine... Le +nombre des adversaires vous épouvante; il m'anime, au contraire. Car +je crois que, dans la carrière antireligieuse, antipropriétaire, +antimonarchique, où je suis entré, s'il y avait une seule opinion +avec laquelle je ne fusse pas en désaccord, je ne serais plus +d'accord avec moi-même.» (_Correspondance_, t. II, p. 241.)] + +Proudhon ne voulut pas se dévoiler tout d'un coup. En 1839, il publia +un _Discours sur la célébration du dimanche_, sujet mis au concours +par l'Académie de Besançon. Un peu d'attention suffit sans doute +pour y découvrir en germe presque toutes les idées du socialisme +égalitaire qui seront développées dans ses ouvrages ultérieurs; +mais il tâchait de les couvrir du nom de Moïse, et les entourait +d'amplifications inoffensives ou même presque édifiantes. La menace +existait, seulement elle était dissimulée; et s'adressant au lecteur +qu'il supposait intrigué par le mystère, l'auteur s'écriait: +«Infortuné, comment me comprendriez-vous si vous ne me devinez pas?» +Le public ne chercha ni à comprendre ni à deviner. Le _Discours_ +passa inaperçu, et personne ne s'arrêta à déchiffrer l'énigme qu'il +pouvait contenir. L'Académie de Besançon seule s'en occupa; bien +qu'un peu effarouchée, elle accorda une médaille à son pensionnaire, +et se borna à faire quelques réserves par l'organe de son rapporteur, +l'abbé Doney, qui devait être plus tard évêque de Montauban. + +Proudhon fut étonné et quelque peu mortifié de n'avoir pas fait +scandale[134]; il en conclut à la nécessité de frapper plus fort, +et se mit à rédiger son _Mémoire sur la propriété_. Dans quel état +d'esprit? On en peut juger par sa correspondance: «Je suis épuisé, +découragé, consterné, écrivait-il le 12 février 1840. J'ai été +pauvre l'année dernière, je suis, celle-ci, indigent[135]..... Je +suis comme un lion; si un homme avait le malheur de me nuire, je le +plaindrais de tomber sous ma main... Mon travail sur la propriété +est commencé... L'ironie et la colère s'y feront trop sentir. C'est +un mal irrémédiable. Quand le lion a faim, il rugit... Malheur à la +propriété! malédiction!... Il est vrai que, sur certains passages +de mes lettres, on doit trembler pour ma tête. Hé! Dieu de mon âme, +c'est que je m'apprête à faire trembler les autres... Il faut que +je tue, dans un duel à outrance, l'inégalité et la propriété. Ou je +m'aveugle, ou elle ne se relèvera jamais du coup qui lui sera bientôt +porté[136].» Le dernier trait est naïf; il trahit cet orgueil qui +était le fond de l'âme de Proudhon et peut-être l'explication de +beaucoup de ses actes. L'auteur était persuadé, en effet, que son +livre serait «l'événement le plus remarquable de 1840». Un autre +jour, il écrivait: «Je fais un ouvrage diabolique qui m'effraye +moi-même»; et il terminait ainsi sa lettre: «Priez Dieu pour moi.» +Le plus souvent, ce qui dominait en lui, c'était une sorte de joie +sauvage, à la pensée de la consternation qu'il allait jeter dans les +esprits: «Mon ouvrage est fini, et j'avoue que j'en suis content. +Je ne puis y penser sans un frémissement de terreur. Quand je songe +à l'effet qu'il produirait infailliblement, publié par un Arago, +j'éprouve les mêmes palpitations qu'un Fieschi, à la veille de faire +partir une machine infernale[137].» + +[Note 134: Il s'était attendu, en effet, à produire une vive émotion: +«Quand on saura dans le public, écrivait-il le 1er juin 1839, que je +suis l'auteur de ce Discours, ce sera un beau tapage. Je puis dire +que je viens de passer le Rubicon.» (_Ibid._, t. I, p. 129.)] + +[Note 135: Ces embarras pécuniaires venaient surtout de l'imprimerie +dont Proudhon ne pouvait ni se débarrasser ni tirer profit. Tel était +son dénuement que, voulant aller voir un de ses amis à Besançon, +il fit à pied la route de Paris à cette ville. Il priait ses +correspondants de ne lui écrire que par occasion, parce qu'il n'avait +pas le moyen de payer les ports de lettre.] + +[Note 136: Cette idée revenait sous toutes les formes, dans sa +correspondance: «Je ne connais rien dans la science, écrivait-il +encore, dont la découverte ait jamais produit un effet pareil à celui +que la lecture de mon ouvrage est capable de produire. Je ne dis pas: +qu'il soit compris; je dis seulement: qu'il soit lu, et c'en est fait +de la vieille société.»] + +[Note 137: _Correspondance_, t. I, p. 166, 182, 183, 189, 191, 212, +213, 216.] + +Le Mémoire parut en juin 1840: c'était un volume de deux cent +cinquante pages. Dès les premières lignes, à cette question: +«Qu'est-ce que la propriété?» Proudhon répondait: «La propriété, +c'est le vol.» Le défi, la recherche du scandale étaient manifestes: +sorte de rubrique de charlatan, pour faire retourner les passants +auxquels l'auteur en voulait de n'avoir pas été émus par les +hardiesses plus enveloppées du _Discours sur le dimanche_. «Il +fallait, a-t-il dit plus tard pour expliquer sa conduite, étonner +l'ennemi par l'audace des propositions... Un parti ne se fût +point prêté à cette tactique; elle exigeait une individualité +résolue, excentrique même, une âme trempée pour la protestation +et la négation. Orgueil ou vertige, je crus que mon tour était +venu[138].» Toute sa vie, il devait, comme un nouveau cynique, se +plaire à stupéfier le badaud, plus encore, à l'épouvanter. Lui +représentait-on que ce n'était pas le moyen de gagner les gens, et +que l'on prenait plus de mouches avec une cuillerée de miel qu'avec +cent tonneaux de vinaigre? «Il ne s'agit pas de prendre des mouches, +répondait-il: il s'agit de les tuer[139].» Parfois, il semblait tirer +vanité de sa violence. «La propriété, c'est le vol! écrivait-il, +il ne se dit pas, en mille ans, un mot comme celui-là. Je n'ai +d'autre bien sur la terre que cette définition de la propriété, +mais je la tiens plus précieuse que les millions de Rothschild.» +Infatuation d'autant plus étrange qu'en réalité la formule n'était +pas de lui, et qu'il l'avait empruntée à Brissot de Warville[140]. À +d'autres moments, il s'excusait presque d'avoir crié si fort. «Cela +sert avec les sots, disait-il; les sages aperçoivent le motif et +pardonnent à l'auteur[141].» Et il ajoutait plus tard, en 1849, dans +le _Représentant du peuple_, toujours à propos de la même phrase: +«Cela se dit une fois; cela ne se répète pas. Laissons cette machine +de guerre, bonne pour l'insurrection, mais qui ne peut plus servir +aujourd'hui qu'à contrister les pauvres gens.» + +[Note 138: _Confession d'un révolutionnaire._] + +[Note 139: _Correspondance_, t. I, p. 251.] + +[Note 140: Brissot avait écrit, en effet, dans ses _Recherches +philosophiques sur le droit de propriété et le vol_: «La propriété +exclusive est un vol dans la nature. Le voleur, dans l'état naturel, +c'est le riche.»] + +[Note 141: _Correspondance_, t. I, p. 308.] + +Après cet exorde tapageur, l'auteur du Mémoire tâche de détruire les +divers fondements sur lesquels les philosophes, les économistes ou +les jurisconsultes font reposer la propriété; il la déclare une idée +contradictoire, une institution malfaisante, et surtout lui reproche +d'être en opposition avec la «justice». Pour lui, la «justice» est +l'égalité, l'égalité absolue, l'égalité des conditions, des fortunes, +des salaires. C'est à tort que le saint-simonisme et le fouriérisme +ont dit: «À chacun selon sa capacité.» Toute part réclamée au nom +du talent n'est qu'une «rapine exercée sur le produit du travail». +L'auteur regarde d'ailleurs le talent comme une difformité qui tendra +à disparaître avec l'égalité des conditions, et il nous offre la +perspective terne et morne d'une société où toutes les intelligences +seront nivelées comme les salaires. Il supprime la concurrence: la +valeur de chaque objet ne varie plus selon l'offre et la demande; +elle est tarifée d'après un criterium absolu et immuable, qui est +la durée du travail nécessaire pour le produire; aucun compte n'est +tenu du talent dépensé, ni de la difficulté vaincue; c'est l'Académie +des sciences qui sera chargée de faire cette tarification. Tout cela +ressemble fort aux rêveries des communistes; et cependant Proudhon se +défend d'aboutir à la communauté, qu'il répudie au nom de la liberté +et de la dignité humaines. Ajoutons qu'entre temps l'auteur conclut +de la négation de la propriété à celle de l'autorité et se proclame +«an-archiste». Quant à Dieu, l'heure de sa condamnation n'a pas +encore sonné; bien au contraire, le Mémoire se termine par une sorte +de prière adressée au «Dieu de liberté et d'égalité». + +«Démolir», Proudhon s'y entend, et le mot même lui est familier. +Mais, cela fait, il ne semble guère s'inquiéter de reconstruire. +À peine, dans les dernières pages de son Mémoire, esquisse-t-il +vaguement une théorie de la «possession» par laquelle il se +flatte de remplacer la propriété, sans tomber dans la communauté. +Cette possession paraît être la propriété individuelle, moins +ce que l'auteur appelle l'«usure», c'est-à-dire moins la rente, +le fermage; elle ne dure qu'à condition d'être effective; elle +est transmissible par succession, sous cette réserve que nul ne +doit cumuler deux héritages. Avec cette possession individuelle, +aliénable, transmissible, que deviendra l'égalité absolue des +conditions présentée par l'auteur comme la conséquence et même comme +la raison de l'abolition de la propriété? S'il y a conflit entre les +deux principes, quel pouvoir prononcera dans une société où l'on +a proclamé l'«anarchie»? Nous pourrions multiplier à l'infini ces +questions. Proudhon n'a essayé de répondre à aucune. En réalité, +après avoir accumulé les plus audacieuses négations, il n'apporte +pas une seule affirmation sérieuse. Lui-même avait le sentiment +de son impuissance et cherchait à s'en excuser. Raillant fort +dédaigneusement la présomption des faiseurs de système, fouriéristes +ou autres, il disait, à la fin de son Mémoire: «Quant à la science +de la société, je déclare que je n'en connais rien de plus que le +principe (il entendait par là le principe d'égalité absolue), et +je ne sache pas que personne aujourd'hui puisse se flatter d'avoir +pénétré plus avant.» Mais il n'admettait pas qu'on l'engageât à +suspendre la démolition, jusqu'au jour où il serait en mesure de +tracer le plan du nouvel édifice: «J'ai prouvé le droit du pauvre, +disait-il; j'ai montré l'usurpation du riche; je demande justice; +l'exécution de l'arrêt ne me regarde pas. Si, pour prolonger de +quelques années une jouissance illégitime, on alléguait qu'il ne +suffit pas de démontrer l'égalité, qu'il faut encore l'organiser, +qu'il faut l'établir sans déchirements, je serais en droit de +répondre: «Le soin de l'opprimé passe avant les embarras des +ministres...; le mal connu doit être condamné et détruit...; on ne +temporise pas avec la restitution.» + +La rapide analyse qui vient d'être faite de cet écrit ne saurait +donner l'idée de sa forme: tout un appareil de métaphysique, +d'économie politique, de jurisprudence, d'algèbre même, et en même +temps toutes les brusqueries, les familiarités, les amertumes, les +invectives, les personnalités de la polémique la plus emportée. +L'auteur lui-même définissait ainsi ce qu'il appelait «le genre +_Mémoire_»: «Moitié science, moitié pamphlet, noble, gai, triste +ou sublime... La science pure est trop sèche; les journaux trop +par fragments; les longs traités trop pédants. C'est Beaumarchais, +c'est Pascal qui sont mes maîtres[142].» Dans le double personnage +que cherchait ainsi à jouer Proudhon, le pamphlétaire était bien +supérieur au savant. Celui-ci se montrait lourd, obscur, ennuyeux, +pénible à suivre; celui-là, bien que dépourvu de grâce, de souplesse +et de variété, bien que manquant souvent le but par excès de tension +et de véhémence, était cependant alerte, rapide, vigoureux; il avait +le tour vif et brusque, un entrain endiablé, une langue ferme, +saine, précise; il excellait surtout dans le corps à corps, plus +puissant à assommer un homme qu'à discuter une idée. Et quand, par +hasard, il avait la chance de n'être plus dans le faux, quand il +s'attaquait aux sottises ou aux vilenies de quelque socialiste rival, +il avait des saillies de bon sens, et même des révoltes d'honnêteté, +d'une saisissante vigueur. Malgré ces bons côtés, l'ensemble était +sans agrément, indigeste et peu lisible. Aussi le public n'en +connaissait-il réellement que quelques pages ou, pour mieux dire, +quelques phrases. Ce qui faisait le plus défaut à Proudhon, c'était +le coeur: pas d'autre émotion que celle de la colère. Quand il +voulait être pathétique, imiter Jean-Jacques ou Lamennais, il tombait +dans la mauvaise rhétorique. Il se piquait pourtant de ne pas faire +oeuvre de littérature, de n'être pas «gent de lettres[143]». Vaine +prétention! Quoique fort différent de Louis Blanc, il était aussi un +rhéteur, ou, si l'on aime mieux, un sophiste, ce qui n'est qu'une +autre variété de la même espèce. + +[Note 142: _Correspondance_, t. I, p. 333, 334.] + +[Note 143: «Je n'ai pas le loisir de travailler mon style, je suis +trop pauvre et trop mal dans mes affaires, pour m'amuser à être gent +de lettres.»--«Je me soucie de style et de littérature comme de cela. +Quand je parle au public, je tâche que mon expression soit bien +nette, bien carrée, bien mordante: je n'ai pas d'autre poétique.» +(_Ibid._, t. I, p. 182; t. II, p. 242.)] + +Le _Mémoire sur la propriété_ ne fit pas tout d'abord le bruit que +son auteur en attendait. Inconnu, vivant dans l'ombre et l'isolement, +Proudhon eût eu besoin, plus que tout autre, d'être signalé au +public par la presse; il n'avait rien fait pour se ménager son +concours. Sauf la _Revue du progrès_ de Louis Blanc, pas un journal +ne parla de son livre. Au bout de quelques mois, cependant, les cinq +cents exemplaires de la première édition se trouvaient placés, et il +était question d'en faire une nouvelle. À l'Académie de Besançon, +le Mémoire causa d'autant plus d'émotion qu'il avait été dédié à +cette compagnie, avec une lettre-préface quelque peu ironique; +certains académiciens ne demandaient pas moins que la déchéance du +pensionnaire; après de longues délibérations, pendant lesquelles +ce dernier se montra tour à tour humble et menaçant, l'Académie, +toujours bonne personne, écarta les mesures de rigueur. Ce ne fut pas +le seul corps savant dont Proudhon eut alors à se louer. Il avait +fait hommage de son livre à l'Académie des sciences morales; M. +Blanqui, l'économiste, se chargea du rapport: tout en réfutant les +doctrines émises, il traita l'auteur en homme de science et, par là +même, le couvrit aux yeux du ministre de la justice, qui était, en ce +moment, sollicité de déférer aux tribunaux l'ennemi de la propriété. + +Cette indulgence, loin de désarmer Proudhon, l'enhardissait. «Je +n'ai pas commencé pour reculer», écrivait-il[144]. Aussi le voit-on +faire paraître, coup sur coup, en avril 1841 et en janvier 1842, +deux nouveaux Mémoires, le premier de forme relativement modérée, +le second plus violent que jamais[145]. Il y revient sur les mêmes +thèses, sans addition ni atténuation. Tout en visant surtout la +propriété, il maltraite avec rudesse, chemin faisant, Lamennais, +Considérant et le _National_. Le dernier de ces pamphlets lui valut +une poursuite devant la cour d'assises de Besançon, ce qui ne laissa +pas que de lui faire, un moment, assez peur; mais il s'en tira avec +la finesse d'un paysan franc-comtois: à l'audience, il débita, +d'un ton bonhomme et tranquille, une exposition si volontairement +obscure de sa doctrine, que les braves jurés, n'y comprenant rien, +se persuadèrent avoir devant eux un savant, non un conspirateur, +et qu'ils l'acquittèrent. Le seul résultat du procès fut de mettre +l'auteur un peu mieux en vue, ce qui lui était d'autant plus utile +que les journaux, même ceux d'extrême gauche, continuaient à faire le +silence autour de ses oeuvres. «Je vais mon chemin sans leur secours, +disait-il, ce qui prouve quelque chose.» Il ajoutait, un autre jour: +«Inconnu à la presse et aux confréries littéraires et politiques, +je perce peu à peu; mes brochures se vendent, et mon libraire ne +paraît point mécontent[146].» Toutefois, le résultat était encore peu +brillant. Proudhon écrivait, en effet, toujours à la même époque: «Je +puis dire, en toute vérité, que je n'ai pas un partisan, au moins +déclaré; le peuple ne peut suivre de si longues et si abstraites +inductions.» «Du côté du peuple, lit-on dans une autre lettre, je +suis vu avec plus de défiance que de sympathie; les petits journaux +d'ateliers me montrent assez de mauvais vouloir; les communistes me +regardent comme une espèce d'aristocrate.» Et un peu plus tard: «Je +n'ai encore personne. Personne! Je suis délaissé. J'espère que dans +un an le public se décidera; mais combien les écrivains sont lâches +et égoïstes[147]!» + +[Note 144: _Correspondance_, t. I, p. 324.] + +[Note 145: Le premier était intitulé: _Lettre à M. Blanqui_; le +second: _Avertissement aux propriétaires, ou Lettre à M. Considérant, +rédacteur de la_ Phalange, _sur une défense de la propriété_.] + +[Note 146: Il écrivait encore: «J'ai la chance de réunir tout le +monde contre mes publications, ce qui produit une conspiration de +silence à mon égard. Mes publications ont l'air d'être clandestines, +et cependant elles s'insinuent partout et déjà portent leur fruit.»] + +[Note 147: _Correspondance_, t. I, p. 332, 338, 339, 350, et t. II, +p. 18.] + +Proudhon commençait-il à se fatiguer et à s'inquiéter de cet +isolement? En 1842 et 1843, nous le voyons solliciter un petit emploi +à la mairie de Besançon; en même temps, il envoyait ses écrits à +M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, et lui expliquait longuement +«comment on pourrait tourner, au profit du pouvoir, les théories +les plus radicales»; «peut-être, écrivait-il à un de ses amis, ne +seras-tu pas étonné si je te dis que, dans deux ans, je serai tout +entier, avec armes et bagages, dans le gouvernement[148].» Quelques +personnes en ont conclu qu'il y avait eu alors, chez ce révolté, une +sorte de détente, une velléité de désarmement: pure illusion. Sans +doute, il n'attachait que peu d'importance aux formes politiques, +et si la monarchie eût consenti à être l'instrument de ses idées, +il n'aurait eu aucun scrupule à s'allier avec elle; mais il ne +pouvait sérieusement espérer son concours. Ce qu'il cherchait donc, +en 1842 et 1843, c'était seulement une sorte d'abri d'où il pût +continuer, avec plus de sécurité et sans risque d'un nouveau procès, +sa guerre contre la société. Il rêvait, comme il le disait lui-même, +«l'avantage d'être à la fois le réformiste le plus avancé de l'époque +et le protégé du pouvoir[149]». C'est que, malgré son tempérament +batailleur et son audace de plume, il n'avait nullement le goût du +martyre: il en avait même le mépris[150]. De plus, au bénéfice d'être +ainsi le protégé du gouvernement, il comptait joindre le plaisir +de le tromper; or, rien ne l'amusait tant que de duper ceux qui se +fiaient à lui. Voyez avec quel rire sournois il raconte, à cette +même époque, le tour qu'il est en train de jouer à un magistrat +qui, voulant faire un livre de droit criminel pour se pousser à +la députation, l'a choisi comme secrétaire et collaborateur! Il +nous dépeint ce magistrat comme un «brave homme», «honnête», de +courte vue, «voltairien», «libéral», mais «propriétaire comme un +diable», «se piquant d'aristocratie», traitant les radicaux et les +socialistes de «charlatans» et d'«escrocs», et «ne voulant rien +dire qui pût compromettre sa toge et contrarier ses opinions». Le +perfide secrétaire profite de la confiance qu'on lui témoigne pour +glisser, dans le travail qui lui est commandé, ses propres thèses +plus ou moins dissimulées, se réservant, une fois le livre paru, +loué, récompensé peut-être, de mettre en lumière ces passages et de +sommer l'auteur nominal d'en accepter les conséquences. Comme il se +gaudit par avance de ce scandale «d'un juge de Paris convaincu d'être +antipropriétaire et égalitaire»! Comme il se promet de le pousser +à bout sans pitié! «Ou mon homme criera: Vive l'égalité! À bas la +propriété! dit-il, ou je le change en bourrique[151].» Le livre +n'ayant pas été publié, cet honnête complot avorta; mais il révélait +bien l'instinct de ruse subalterne qu'avait gardé ce fils de paysan. +C'était évidemment un tour du même genre que Proudhon méditait de +jouer au gouvernement, dans le cas où celui-ci eût accepté ses +avances[152]. Au fond, les sentiments de l'ennemi de la propriété +étaient toujours les mêmes; ils se trahissent à chaque page de sa +correspondance: «Je déguise ma colère par prudence pure et nécessité, +écrit-il le 3 avril 1842;... mais, oh! millions de tonnerres de +diable, je vous jure que tout ce qui est différé n'est pas perdu.» Et +peu après: «Je suis plus convaincu que jamais qu'il n'y a pas place +pour moi dans le monde, et je me regarde comme en état d'insurrection +perpétuelle contre l'ordre de choses[153].» Non qu'il rêve d'un coup +de force, d'une émeute; il les répudie même[154]; mais il poursuit +sans relâche ce qu'il appelle «l'inversion de la société[155]». + +[Note 148: _Ibid._, t. II, p. 6, 10.] + +[Note 149: _Correspondance_, t. II, p. 70.--Peu auparavant, il +expliquait ainsi sa démarche auprès de M. Duchâtel: «Le pouvoir +est encore plus bête que méchant, et j'ai résolu d'avoir désormais +quelque homme puissant parmi mes défenseurs.» (_Ibid._, t. I, p. +314.)] + +[Note 150: «Il y a un homme que je déteste à l'égal du bourreau, +disait-il, c'est le martyr.» Il blâmait Lamennais aimant mieux +aller en prison que demander sa grâce. «Galilée, à genoux devant +le tribunal de l'Inquisition, écrivait-il, et reniant l'hérésie du +mouvement de la terre pour recouvrer sa liberté, me paraît cent fois +plus grand que Lamennais... Je respecte les mannequins, je salue les +épouvantails. Je suis en monarchie, je crierai: Vive le Roi! plutôt +que de me faire tuer.»] + +[Note 151: _Correspondance_, t. I, p. 297, 305, 311, 312, 313, 319, +320, 330, 331.] + +[Note 152: Quelqu'un, en tout cas, l'avait deviné: c'était le maire +de Besançon, qui expliquait ainsi pourquoi il ne voulait pas donner à +Proudhon la place qu'il demandait dans les bureaux de la mairie: «Je +crains qu'il ne fasse de nous, comme des académiciens, des _niais_ ou +des _instruments_.» (_Ibid._, t. II, p. 80.)] + +[Note 153: _Ibid._, t. II, p. 28 et 93.] + +[Note 154: _Ibid._, p. 199, 200.] + +[Note 155: _Ibid._, p. 259.] + +Jusqu'à présent ce n'est toujours qu'une oeuvre de démolisseur que +nous avons vu faire à Proudhon. S'y est-il donc renfermé jusqu'en +1848? Il sentait cependant qu'on avait le droit de lui demander +son plan de reconstruction. Le livre sur la _Création de l'ordre +dans l'humanité_, en 1843; fut un premier effort pour répondre à +cette attente, effort très ambitieux et très malheureux; ce livre, +présenté comme une révélation prodigieuse, fut peu lu, encore +moins compris, et l'auteur lui-même dut avouer, après coup, qu'il +«était au-dessous du médiocre[156]». Il tenta un nouvel effort, +en 1846, en publiant le _Système des contradictions économiques, +ou Philosophie de la misère_. Cet ouvrage en deux volumes, avec +cette épigraphe orgueilleuse: _Destruam et ædificabo_, fit un peu +plus de bruit que le précédent, ne fût-ce qu'à cause des injures +qui y étaient dites à la Providence; c'est là qu'après une page +de blasphèmes sans précédents peut-être dans notre littérature, +Proudhon s'écriait: «Dieu, c'est sottise et lâcheté; Dieu, c'est +hypocrisie et mensonge; Dieu, c'est tyrannie et misère; Dieu, +c'est le mal!» Sous couleur d'appliquer la dialectique hégélienne +dont les mystères venaient de lui être révélés[157], il ne faisait +qu'opposer, entre-choquer, ruiner toutes les idées, soutenant le +pour et le contre, tantôt montrant, dans l'économie politique, une +routine condamnée par les faits, la consécration de la misère et du +vol, tantôt faisant des chimères et des immoralités socialistes la +critique la plus vengeresse, semblant d'ailleurs éprouver une sorte +de joie maligne à démolir chacune des thèses par l'autre. Les rares +lecteurs qui avaient le courage de le suivre dans ces enchevêtrements +d'«antinomies» sortaient de là tout étourdis d'avoir été ainsi +balancés, tournés et retournés; ils ne savaient plus que penser +soit d'eux-mêmes, soit de l'auteur, et se demandaient si celui-ci +ne s'était pas livré à un pur jeu d'ergotage. Selon la phraséologie +allemande par laquelle il obscurcissait encore sa pensée, Proudhon +venait de poser la «thèse» et l'«antithèse». Restait à en déduire la +«synthèse», où se trouverait la vérité tant attendue. Mais on eût +cherché vainement cette synthèse dans le livre; elle était renvoyée +à un ouvrage ultérieur, que l'auteur se bornait à annoncer sous ce +titre: _Solution du problème social_. C'est qu'il ne possédait pas +cette solution; comme il le disait lui-même, il la «cherchait». + +[Note 156: _Confession d'un révolutionnaire_, § XI.] + +[Note 157: Il avait été initié par M. Grün, sorte de missionnaire +hégélien venu à Paris, en 1844, pour se mettre en rapport avec les +socialistes. Dans le récit qu'il a écrit de son voyage, M. Grün parle +avec un grand dédain de Cabet, de Considérant, de Louis Blanc; il +réserve toute son admiration pour Proudhon.] + +Cette recherche durait encore, quand éclata la révolution de 1848; +Proudhon en fut tout d'abord «abasourdi»--c'est son propre mot--et +même quelque peu désappointé. Dans le rôle nouveau que cet événement +lui faisait, se montra-t-il plus apte à formuler un système qui +ne fût pas une pure négation? Non: il aboutit seulement à ces +théories du «crédit gratuit» et de la «banque du peuple», dont M. +Bastiat et M. Thiers firent une si prompte justice. Exaspéré de +son insuccès, Proudhon se jeta alors plus avant que jamais dans +les violences démagogiques, jouant, avec une sorte de vertige et +de frénésie, ce qu'il appelait «son infernale partie», jouissant +de l'influence malfaisante qu'il avait enfin acquise sur le peuple +révolutionnaire, et s'enorgueillissant peut-être plus encore d'être +devenu l'épouvantail de la bourgeoisie. + +Mais revenons au Proudhon d'avant 1848, le seul qui doive nous +occuper ici. Il est maintenant manifeste que le sophiste pamphlétaire +s'était lancé sans savoir où il allait; que, du premier jour au +dernier, il avait marché à l'aventure, brisant tout sur son passage, +sans autre inspiration, comme il l'avouait lui-même, que son «immense +colère», beaucoup plus excentrique que vraiment original, nullement +créateur. On comprend dès lors qu'il n'ait pas groupé de parti autour +de lui. À peine, vers la fin de la monarchie de Juillet, voyait-il +quelques amis nouveaux. MM. Darimon, Langlois, Chaudey, Mathey, +Massol, remplacer les anciens qui s'étaient éloignés. En réalité, +il demeurait toujours un isolé, en guerre avec toutes les factions, +avec toutes les sectes. Il écrivait, le 26 mars 1847: «La répulsion +que j'inspire est générale, depuis les communistes, républicains et +radicaux, jusqu'aux conservateurs et aux jésuites, les jésuites de +l'Université y compris.» Dans la masse ouvrière elle-même, bien qu'il +commençât à être plus connu, il était loin d'avoir alors le renom et +la popularité de Louis Blanc ou de Cabet. Un rapport de police disait +de lui, en 1846: «Ses doctrines sont très dangereuses; il y a, au +bout, des coups de fusil; heureusement ce n'est pas lu.» Très peu de +gens, en effet, lisaient d'un bout à l'autre les écrits de Proudhon. +Seulement, de leurs profondeurs obscures jaillissaient, comme +éclairées d'une lueur sinistre, certaines phrases qui frappaient tous +les yeux. On eût compté les ateliers où avaient pénétré les _Mémoires +sur la propriété_ et le _Système des contradictions économiques_; +mais il n'était pas un recoin des faubourgs où n'eussent été entendus +les cris: La propriété, c'est le vol! et: Dieu, c'est le mal! Ainsi +isolées de tout développement, ces formules n'apportaient pas aux +ouvriers une doctrine économique ou philosophique; elles leur +faisaient l'effet d'une sorte de tocsin, d'appel à la révolte, au +pillage des riches, au massacre des prêtres. Ceux mêmes qui n'en +concluaient pas à la violence immédiate y désapprenaient ce qui +pouvait leur rester encore des vieux respects. «Je n'ai pas la bosse +de la vénération, écrivait un jour Proudhon, et si je forme un voeu, +c'est de l'écraser sur le front de tous les mortels[158].» Il n'y +réussit que trop bien. D'autres avaient déjà enseigné au peuple à +détester la société et à nier la Providence; Proudhon lui apprit à +leur montrer le poing et à leur cracher au visage. + +[Note 158: _Correspondance_, t. II, p. 239.] + + +VIII + +La revue de l'armée socialiste est enfin terminée. Nous connaissons +maintenant tous les sophistes qui, dans les dernières années de +la monarchie de Juillet, travaillaient à pervertir l'esprit du +peuple et à exciter ses passions; nous savons d'où ils venaient +et où ils allaient. Rarement un tel effort avait été fait pour +renverser la société. Sans doute, il y avait eu de tout temps des +utopistes rêvant je ne sais quel remède aux maux qui résultent de +l'inégale distribution des richesses. Mais ces rêveurs n'étaient +pas des perturbateurs; ces fantaisies n'avaient rien d'agressif. +Le saint-simonisme lui-même, bien qu'il ait servi en quelque sorte +de transition entre la chimère inoffensive des Salente d'autrefois +et la réalité destructive du socialisme contemporain, bien qu'il +contînt en germe presque toutes les erreurs et les convoitises des +sectes plus récentes, était demeuré cependant un mouvement pacifique, +étranger aux partis politiques. Tel fut aussi le caractère des +fouriéristes à leurs débuts et de quelques autres des théoriciens +dont il vient d'être parlé. Mais à partir de 1840, notamment avec +Louis Blanc, avec Proudhon, avec la plupart des communistes, nous +sommes en présence d'un phénomène tout nouveau. On dirait que la +barrière qui avait séparé jusqu'alors le monde des réformes sociales +de celui des agitations politiques s'est abaissée. Le rêveur passe +tribun; la secte se transforme en faction; la thèse d'école tend à +devenir un mot d'ordre d'insurrection; l'utopie fait alliance avec +les passions démagogiques, poursuit, par la violence révolutionnaire, +la réalisation immédiate de ses plans, et trouve, dans l'immense +prolétariat industriel né, à cette époque même, de la transformation +économique, des souffrances pour entretenir, aviver les appétits et +les haines, des demi-instructions pour se prendre aux sophismes, +des forces pour mettre en oeuvre les desseins de renversement. Il +y a là une menace d'une particulière gravité. Qu'on ne se rassure +pas en relevant les divergences de doctrine qui existent entre ces +diverses écoles; incapables de s'entendre pour une affirmation +commune, elles s'accordent dans une négation; elles s'attaquent aux +mêmes institutions, et surtout remuent les mêmes colères, exaspèrent +les mêmes douleurs, allument les mêmes convoitises. Leur action +destructive a plus d'unité que leurs théories. + +En même temps que les socialistes devenaient révolutionnaires, les +radicaux, par une évolution correspondante, se rapprochaient du +socialisme, dont le concours leur paraissait utile pour leur oeuvre +d'opposition subversive. Dès 1840, l'exemple de ce rapprochement +avait été donné, non sans éclat, par M. Arago, réclamant à +la tribune une «nouvelle organisation du travail». Plusieurs, +sans doute, dans le parti républicain, répugnaient à suivre cet +exemple. Au _National_, on soutenait volontiers qu'avant de parler +de révolution sociale il fallait d'abord faire la révolution +politique. Mais à côté et un peu au delà du _National_, la _Réforme_, +fondée en 1843, sous les auspices de M. Ledru-Rollin, était loin +d'avoir les mêmes répugnances. Parmi les membres de son comité +elle comptait M. Louis Blanc, acceptait de ses mains un programme +entièrement conforme aux idées de cet écrivain, et lançait, en +1845, dans les ateliers de Paris, une pétition rédigée sous la même +inspiration. Il est d'ailleurs à remarquer que certains radicaux +qui reculaient ou hésitaient devant les conclusions doctrinales du +socialisme s'associaient, par calcul de tactique ou par entraînement +déclamatoire, à ses excitations et à ses provocations. Tel était +le cas de Lamennais. Interrogé en 1838 par Cabet, il avait répondu +n'avoir pas encore d'idées arrêtées sur ce que devrait être +l'«organisation du travail[159]», et plus tard, en 1847, dans une +lettre adressée au _National_, tout en applaudissant aux «tentatives» +des écoles communistes, il déclarait «ne pas approuver les moyens +qu'elles proposaient», notamment la façon dont elles supprimaient la +propriété individuelle. Mais cela ne l'empêchait pas de maudire avec +elles la société actuelle et de la déclarer sataniquement organisée +par les riches contre les pauvres. Sa rhétorique, si étrangement +mélangée de colère et de pitié, se plaisait à peindre la misère et +la servitude du prolétaire; il avait déjà commencé dans les _Paroles +d'un croyant_; il continua dans une série de pamphlets de plus en +plus véhéments: «Peuple, peuple, s'écriait-il, réveille-toi enfin! +Esclaves, levez-vous, rompez vos fers... Voudriez-vous qu'un jour, +meurtris par les fers que vous leur aurez légués, vos enfants disent: +«Nos pères ont été plus lâches que les esclaves romains; parmi eux, +il ne s'est pas rencontré un Spartacus[160]!» Par une inconséquence +singulière, l'auteur se défendait de vouloir la violence, et +s'interrompait par moments pour prêcher la justice à ceux dont il +venait d'irriter longuement les convoitises et les ressentiments. +Naturellement, ses excitations enflammées étaient mieux entendues que +ses conseils de sagesse. «J'ai vu des ouvriers, écrivait Proudhon, +qui, après la lecture du dernier ouvrage de Lamennais, demandaient +des fusils et voulaient marcher à l'instant[161].» + +[Note 159: «Questions immenses, disait-il, et qui pour moi sont loin +d'être résolues.»] + +[Note 160: C'est à chaque page qu'on trouve, dans les écrits de +Lamennais, ces exclamations incendiaires. Voyez, par exemple, ce +fragment d'une brochure intitulée _le Pays et le gouvernement_: «Ô +peuple, dis-moi, qu'es-tu? Ce que tu es! si j'ouvre la Charte, j'y +lis une solennelle déclaration de ta souveraineté: cela fut écrit +après ta victoire. Si je regarde les faits, je vois qu'il n'est +point, qu'il ne fut jamais de servitude égale à la tienne... Paria +dans l'ordre politique, tu n'es, en dehors de cet ordre, qu'une +machine à travail. Aux champs, tes maîtres te disent: «Laboure, +moissonne pour nous.» Tu sais ce qu'on te dit ailleurs, tu sais +ce qui te revient de tes fatigues, de tes veilles, de tes sueurs. +Refoulé de toutes parts dans l'indigence et l'ignorance, décimé par +les maladies qu'engendrent le froid, la faim, l'air infect des bouges +où tu te retires après le labeur des jours et d'une partie de la +nuit, réclames-tu quelque soulagement, on te sabre, on te fusille, +ou, comme le boeuf à l'abattoir, tu tombes sous le gourdin des +assommeurs payés et patentés.»] + +[Note 161: _Correspondance de Proudhon_, t. I, p. 169.] + +Si du radicalisme nous remontons aux régions plus tempérées de +l'opposition dynastique, nous n'y trouvons plus d'accointances +avec le socialisme. Quand la gauche était obligée de s'expliquer, +elle répudiait les faux prophètes; mais elle s'en occupait peu. +N'attendez pas de sa part une réprobation continue, une lutte active: +ses efforts sont tendus d'un autre côté, contre le gouvernement. +Les socialistes profitaient même parfois de sa tendance accoutumée +à prendre sous sa protection tous les révoltés, même ceux qui lui +étaient au fond les plus antipathiques. Et puis c'était aussi chez +elle un parti pris de nier le péril social, par crainte que les +intérêts effrayés ne se rejetassent du côté des conservateurs. +Ajoutons enfin que, par le tour donné dans les dernières années à ses +polémiques, par ses déclamations contre la corruption de la classe +régnante, par sa façon de présenter l'organisation politique comme +l'exploitation du pays par une sorte d'oligarchie bourgeoise, elle +fournissait inconsciemment des armes aux socialistes. + +Le gouvernement et les conservateurs voyaient-ils mieux le danger +et savaient-ils le combattre? Il ne s'agissait pas uniquement de +réprimer les désordres matériels, d'intenter quelques procès de +presse, de dissoudre quelques associations, de prendre quelques +précautions de police. La politique qui eût borné là sa tâche eût été +singulièrement courte et étroite. Il fallait faire plus que punir la +manifestation extérieure du mal, il fallait guérir le mal lui-même. + +Il y avait tout d'abord, au fond du socialisme, des idées fausses: +s'occupait-on de les redresser? Il semblait que cette tâche incombât +particulièrement aux économistes, école nouvelle, d'origine plus ou +moins britannique, active, remuante, déjà importante et aspirant +à l'être plus encore. À elle de faire justice des chimères et des +sophismes, au nom du bon sens, des lois naturelles, des faits +nécessaires. Or si l'on ouvre le _Dictionnaire d'économie politique_ +au mot «Socialisme», et si l'on consulte la bibliographie des +ouvrages publiés _pour_ et _contre_, pendant la monarchie de Juillet, +on trouvera une longue liste d'ouvrages _pour_, et à peu près rien +_contre_; il a fallu l'explosion de 1848 pour que les économistes +s'aperçussent qu'il y avait une société à défendre. À peine doit-on +faire exception pour M. Louis Reybaud, qui publia, de 1840 à 1843, +deux volumes intitulés: _Études sur les réformateurs modernes_[162]; +encore l'auteur avait-il moins pour objet de redresser les idées +populaires que d'intéresser la curiosité bourgeoise, en la mettant +au courant d'un mouvement qu'elle ignorait. M. Reybaud était le +premier à reconnaître qu'on n'avait pas réfuté les socialistes. +«La société, disait-il, ne leur a répondu que par l'indifférence. +Pour les réduire au silence, il eût fallu peu d'efforts. La société +n'a pas daigné prendre cette peine; elle était trop haut, eux trop +bas... À quoi bon se charger d'une justice qui se faisait toute +seule?... Le socialisme avoué est fini ou bien près de finir[163].» +Les économistes ne firent donc à peu près rien, à cette époque +du moins, pour contre-balancer, dans l'esprit du peuple, tant de +détestables enseignements. D'ailleurs, si même ils s'en fussent +occupés, auraient-ils eu, avec leurs allures un peu froides et +sèches, avec leur thèse, parfois impitoyable, du laisser faire et du +laisser passer, ce qui convenait, sinon pour mettre en lumière des +erreurs de doctrine, du moins pour aller au coeur des misérables, +pour satisfaire des aspirations fondées sur le besoin, pour désarmer +des passions alimentées par la souffrance? + +[Note 162: Quelques-unes de ces études avaient paru dans la _Revue +des Deux Mondes_, de 1835 à 1840.] + +[Note 163: _Revue des Deux Mondes_, 1er mars 1843.] + +À vrai dire, ce qu'il eût fallu, c'était moins de réfuter tel ou tel +sophisme, que de remédier à la déviation morale et intellectuelle qui +avait permis à ces sophismes de trouver crédit dans tant d'esprits. +Le gouvernement pensait probablement avoir commencé cette oeuvre, en +s'attaquant à l'ignorance et en développant l'instruction primaire. +Il semble bien, en effet, qu'en pareille matière le concours des +maîtres d'école puisse être fort utile, à une condition cependant, +c'est que ces derniers ne deviennent pas, par une sorte de trahison, +les complices de l'ennemi. Il faut croire que, malgré ses honnêtes +efforts, le gouvernement de Juillet ne s'était pas suffisamment +prémuni contre cette trahison, car il devait suffire, au lendemain +de la révolution de Février, d'une criminelle incitation du pouvoir, +devenu momentanément révolutionnaire, pour transformer une bonne +partie des instituteurs publics en apôtres officiels du socialisme. +L'école ne suffisait donc pas, et elle pouvait même devenir un danger +de plus. Avec elle et au-dessus d'elle, il fallait le concours de +l'Église. Le socialisme était avant tout la contradiction des idées +chrétiennes qui avaient été, depuis tant de siècles, le fondement +de la vie morale et sociale. Un de ses docteurs le définissait: +un effort «pour matérialiser et immédiatiser le paradis spirituel +des chrétiens», et un autre résumait ainsi l'état d'esprit de ses +adeptes: «Ils ne croient pas et ils veulent jouir.» Aussi, dans le +peuple, les progrès du socialisme allaient de front avec ceux de +l'impiété, et d'une impiété si radicale que Proudhon lui-même, +malgré la joie sauvage qu'il en ressentait, ne laissait pas que d'en +être épouvanté[164]. Le remède ne pouvait être que dans le retour à +la religion: seule, elle pouvait vraiment redresser les esprits et +pacifier les coeurs des prolétaires; seule, elle pouvait donner à ces +derniers les explications et les espérances qui leur rendaient la +vie intelligible et supportable. Parmi les hommes du gouvernement, +il en était plusieurs qui paraissaient comprendre cette vérité, +et nul, par exemple, ne l'avait exprimée plus éloquemment que M. +Guizot[165]. C'était évidemment pour s'y conformer que le législateur +avait maintenu l'enseignement du catéchisme dans l'instruction +primaire. Toutefois, le christianisme, malgré le terrain regagné +depuis 1830, occupait encore une trop faible place dans les idées +et dans la vie de la classe dirigeante, pour qu'on pût attendre +de celle-ci une sorte d'apostolat religieux: son exemple agissait +le plus souvent en sens contraire. Et puis, par une malheureuse +coïncidence, le gouvernement se trouvait, depuis 1841, à propos de +la liberté d'enseignement, en lutte avec les influences catholiques; +au lieu d'encourager leur action bienfaisante, il était amené à +prendre des précautions contre leurs prétendus empiétements, aussi +préoccupé de marchander au clergé et aux congrégations leur part dans +l'éducation de quelques enfants, qu'il eût dû l'être de leur confier +l'éducation de cet autre grand enfant qu'on appelle le peuple. +Aucune autre doctrine, aucune autre force morale n'occupait ni ne +pouvait occuper, dans la bourgeoisie, la place que le christianisme +y avait malheureusement perdue. Ce n'était pas la moindre cause +de faiblesse de cette bourgeoisie en face du socialisme. Henri +Heine lui-même, tout incrédule qu'il était, en avait le sentiment +plus ou moins net: il insistait sur «l'avantage incalculable qui +ressortait, pour le communisme, de la circonstance que l'ennemi +qu'il combattait ne possédait, malgré toute sa puissance, aucun +appui moral en lui-même». Et il ajoutait: «La société actuelle ne +se défend que par une plate nécessité, sans confiance en son droit, +même sans estime pour elle-même, absolument comme cette ancienne +société dont l'échafaudage vermoulu s'écroula lorsque vint le fils du +charpentier[166].» + +[Note 164: _Correspondance de Proudhon_, t, II, p. 134 à 137, et p. +169.] + +[Note 165: V. notamment les articles publiés par M. Guizot, dans la +_Revue française_ de février, juillet et octobre 1838.] + +[Note 166: Lettre du 25 juin 1843 (_Lutèce_, p. 380).] + +Au fond du socialisme, il n'y avait pas seulement une perversion +des esprits et des coeurs, il y avait aussi, ne l'oublions pas, une +souffrance, souffrance réelle et profonde. Vainement le progrès +économique avait-il augmenté d'une façon générale le bien-être du +peuple: vainement celui-ci était-il mieux logé, mieux vêtu, mieux +nourri, mieux soigné dans ses maladies; en même temps, par une de +ces lois mystérieuses qui déroutent et humilient la raison humaine, +le premier résultat de ce développement industriel dont notre siècle +s'enorgueillissait, semblait être l'apparition d'un mal nouveau, +d'une forme spéciale de paupérisme qu'on appelait précisément le +paupérisme industriel: misère matérielle et morale, parfois plus +hideuse que tout ce qu'on avait vu à des époques réputées moins +prospères, et surtout rendue plus insupportable par le voisinage +et le contraste de la richesse que ces misérables contribuaient à +créer. Pour avoir raison du socialisme, il n'eût donc pas suffi +de prouver qu'il avait tort; il fallait supprimer ou soulager les +souffrances qui étaient après tout sa principale raison d'être. +Il serait fort injuste de dire, comme on l'a fait parfois, que la +monarchie de Juillet ne s'est pas occupée des ouvriers. Sans mise +en scène tapageuse, elle a fait beaucoup pour eux: développement +des caisses d'épargne, des conseils de prud'hommes, de l'assistance +publique, des brevets d'invention, des écoles, projets sur les +caisses de retraite et sur les monts-de-piété, etc., etc.; et certes +mieux vaut un gouvernement qui s'applique à résoudre modestement la +question sociale sans la poser, que celui qui la pose bruyamment sans +la résoudre. Toutefois, si peu de cas qu'on fasse du charlatanisme, +n'est-on pas tenté de regretter que le gouvernement d'alors +n'ait pas fait un peu plus montre de l'intérêt qu'il portait aux +travailleurs? Ceux-ci, en le voyant presque toujours absorbé, +au moins en apparence, par des questions qui ne les touchaient +aucunement, étaient plus disposés à écouter le sophiste qui affectait +au contraire d'être exclusivement occupé de leur cause. D'ailleurs, +il faut bien l'avouer, une partie de la bourgeoisie oubliait trop ses +devoirs envers l'ouvrier. Je l'ai déjà dit, cette bourgeoisie, malgré +ses qualités réelles, manquait un peu d'élévation d'esprit et de +chaleur de coeur; elle ne savait pas assez regarder en haut et aimer +en bas. Et puis, dans ses rangs, combien d'individus, étourdis et +comme grisés par l'étonnant progrès économique qui naissait de leurs +efforts et dont ils tiraient d'immenses bénéfices, en proie à une +sorte de fièvre de gain, de spéculation et de jouissance, irritaient +le prolétariat par leur égoïste indifférence, en même temps que leurs +exemples lui enseignaient toutes les convoitises matérialistes! De +là, le cri de révolte et d'envie qui semblait parfois répondre, d'en +bas, au culte du veau d'or qui régnait en haut. Là encore, n'est-ce +pas la religion qui eût pu apporter le vrai remède au mal social, +en rapprenant à cette société bourgeoise la leçon trop oubliée du +renoncement pour soi et de la charité envers les autres? Dès 1837, +Ozanam, considérant d'un côté le camp des pauvres, de l'autre le camp +des riches, «dans l'un l'égoïsme qui veut tout retenir, dans l'autre +l'égoïsme qui voudrait s'emparer de tout», demandait «qu'au nom de la +charité, les chrétiens s'interposassent entre les deux camps, qu'ils +allassent, transfuges bienfaisants, de l'un à l'autre, obtenant des +riches beaucoup d'aumônes, des pauvres beaucoup de résignation»; +qu'ils se fissent «médiateurs» entre «un paupérisme furieux et +désespéré» et «une aristocratie financière dont les entrailles +s'étaient endurcies»; et alors, dans le rêve généreux de sa jeunesse, +il voyait «cette charité paralysant, étouffant l'égoïsme des deux +partis, diminuant chaque jour les antipathies; les deux camps se +levant, jetant leurs armes de colère et marchant à la rencontre +l'un de l'autre, non pour se combattre, mais pour se confondre, +s'embrasser et ne plus faire qu'une bergerie sous un seul pasteur, +_unum ovile, unus pastor_[167]». Mais, hélas! bien petit était le +nombre de ceux qui pensaient et surtout agissaient comme Ozanam! + +En somme, force est de reconnaître que la société se défendait mal +contre ses adversaires. Heureux encore quand elle ne se faisait pas +leur alliée, en prêtant la publicité de ses journaux et l'autorité de +ses applaudissements à des écrits qui, comme les romans d'Eugène Süe, +étaient l'une des plus redoutables machines de guerre du socialisme. +À vrai dire, dans la bourgeoisie, on ne croyait pas au danger. Le +travail, parce qu'il se faisait sous terre, échappait aux regards +distraits. Le suffrage restreint avait cette conséquence qu'il ne +laissait de place à aucune manifestation électorale ou parlementaire +des idées qui fermentaient dans les masses ouvrières. «Tout le +monde, a écrit depuis un homme mêlé à la politique de ce temps, M. +Saint-Marc Girardin, se laissait prendre aux apparences décevantes +du gouvernement représentatif, apparences d'autant plus décevantes +que, comme elles ont leurs agitations de tribune et leurs troubles +d'assemblée, l'inquiétude que causent ces troubles et ces agitations +fait croire qu'il n'y a pas à craindre de dangers plus grands et +plus sérieux... Les fossés qu'il fallait chaque jour éviter sur la +route nous cachaient, chose étrange, le précipice qui nous attendait... +La vie animée du gouvernement représentatif nous distrayait +et nous trompait. Nous nous occupions de nos malaises, et nous +négligions notre maladie.» De temps à autre, cependant, le désordre, +d'ordinaire caché, se faisait jour au dehors; il se produisait +comme des crevasses qui laissaient entrevoir la flamme du volcan et +par lesquelles s'échappait même quelque jet de lave incandescente; +ainsi fut-il, par exemple, à la fin de 1841, lors des révélations +qu'avait amenées l'instruction de l'attentat de Quénisset contre le +duc d'Aumale. Le monde politique prêtait un moment l'oreille; il +poussait un cri de terreur; le _Journal des Débats_ déclarait que la +question n'était plus de savoir comment serait résolu tel problème +parlementaire, mais bien «s'il y aurait ou non un ordre social». +Seulement, l'alarme ne durait pas: au bout de quelques jours, on ne +songeait plus qu'il pût y avoir un autre danger que les manoeuvres +de M. Thiers ou les déclamations de M. Odilon Barrot. Le préfet de +police, dont c'était la mission particulière de regarder à ce qui se +passait dans les bas-fonds sociaux, signalait parfois au ministre de +l'intérieur l'activité croissante de la propagande socialiste. «Là +est la véritable plaie de l'époque, disait-il en terminant l'un de +ses rapports, et l'on doit reconnaître que, chaque année, elle fait +de nouveaux progrès. Un pareil état de choses me paraît de nature +à éveiller la haute sollicitude du gouvernement[168].» Le ministre +probablement n'eût pas demandé mieux que de prendre en considération +cet avertissement; mais, au même moment, il en était détourné par +quelque incident de presse ou de tribune, par quelque préoccupation +électorale. On devait arriver ainsi jusqu'à la chute de la monarchie, +sans avoir jamais sérieusement pensé au danger du socialisme. Rien, +du reste, ne donne mieux l'idée de cette étonnante sécurité, de +cette inattention obstinée, de ce prodigieux aveuglement, que la +stupeur épouvantée de la bourgeoisie, quand, le 24 février 1848, +le socialisme, surgissant tout armé des barricades, vint exiger sa +place, à l'Hôtel de ville, parmi les maîtres de la France. + +[Note 167: Lettres du 9 mars 1837 et du 12 juillet 1840.] + +[Note 168: Rapport du 19 janvier 1847, publié par la _Revue +rétrospective_.] + + + + +CHAPITRE IV + +M. GUIZOT ET LORD ABERDEEN. + + I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à + l'influence française. La candidature du comte de Trapani + à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. La + candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. M. + Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc de + Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations faites à + ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. On continue à + s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet français instruit M. + Bresson et avertit le cabinet de Londres qu'il reprendrait sa + liberté si le mariage Cobourg devenait imminent. Intrigue nouée + entre la reine Christine et Bulwer, au printemps de 1846, pour + conclure ce mariage à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait + échouer en la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais + fait au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par + un sentiment différent. Impression que ces incidents laissent + au gouvernement français.--II. L'Orient après 1840. L'Égypte. + La question du Liban. Efforts peu efficaces de la diplomatie + française.--III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M. + Guizot propose à l'Angleterre de substituer, en Grèce, l'accord + à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis au + pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise. Succès + de Colettis. La légation de France le soutient et l'emporte sur + la légation britannique. Inconvénients de ce retour à l'ancien + antagonisme.--IV. L'entente cordiale se maintient surtout par + l'amitié personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur + correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi causé + en France à la pensée que Palmerston va reprendre la direction + du _Foreign office_. M. Thiers, au contraire, qui a partie liée + avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig ne peut se former à + cause des objections faites contre Palmerston. Voyage de ce + dernier en France. Chute définitive du ministère Peel et rentrée + de Palmerston. + + +I + +Les affaires étrangères n'avaient pas tenu, dans les grands débats +politiques de la session de 1846, la même place que les années +précédentes. Il n'en faut pas conclure que le gouvernement français +n'avait plus de problème extérieur à résoudre ou du moins à +surveiller. Au dehors comme au dedans, les ministres n'ont jamais de +telles vacances. À défaut des accidents imprévus et extraordinaires +qui avaient naguère mis en question la paix du monde et l'existence +du cabinet, restaient les difficultés permanentes que notre +diplomatie ne pouvait perdre de vue, alors même qu'aucun fait public +n'attirait sur elles l'attention de la foule. En 1846, les plus +graves de ces difficultés avaient pour siège l'Espagne et l'Orient, +où, depuis si longtemps, se heurtaient les influences rivales de la +France et de l'Angleterre. + +Des affaires d'Espagne, qui depuis la mort de Ferdinand VII avaient +causé tant d'embarras à notre gouvernement, il a été déjà question +plusieurs fois[169]. Il convient d'en reprendre le récit au moment +où nous l'avions interrompu, c'est-à-dire dans la seconde moitié +de 1843, alors que le cabinet de Londres, éclairé par la chute +d'Espartero, consentait enfin à s'entendre avec celui de Paris +et à substituer, dans la Péninsule, l'action commune au vieil +antagonisme; c'était, on le sait, la première manifestation de +«l'entente cordiale». Cette nouvelle politique ne parut pas tout +d'abord avoir des effets défavorables à la France. Au contraire, +notre influence reprit peu à peu, à Madrid, le terrain qu'elle avait +perdu pendant la régence d'Espartero. À travers mille intrigues de +cour ou de parlement, dans lesquelles tous les partis mêlaient--comme +cela ne se voyait qu'en Espagne--les procédés de révolution et ceux +d'ancien régime, le pouvoir ministériel passa successivement des +radicaux avancés, clients de l'Angleterre, à des radicaux de plus +en plus modérés, et finit par arriver, en mai 1844, aux mains du +général Narvaez et des autres chefs de l'ancien parti français. +Dès le mois de février précédent, la reine mère Christine, qui, +pendant son exil, vivait à Paris, dans l'intimité des Tuileries, +avait été solennellement rappelée et avait repris, sous le nom de +sa fille, l'exercice du pouvoir royal. Les élections, faites à la +fin de 1844, donnèrent une majorité conservatrice, et le premier +acte de la Chambre nouvelle fut de réformer la constitution dans un +sens monarchique. La réaction était donc complète. Le gouvernement +français ne pouvait la voir avec déplaisir, et il était disposé à +la seconder. Toutefois il était bien résolu à ne pas retomber dans +l'ornière de l'ancienne rivalité. M. Guizot avait proclamé cette +volonté à la tribune de la Chambre des députés, dès le 21 janvier +1844, et surtout il s'appliqua à en bien pénétrer l'ambassadeur de +France à Madrid, qui, depuis novembre 1843, se trouvait être le comte +Bresson, jusqu'alors accrédité près la cour de Berlin. Ce n'était +pas, en effet, entre les ministres dirigeants à Paris et à Londres +que l'entente cordiale avait le plus de peine à s'établir; c'était +au loin, entre les agents diplomatiques des deux puissances. Les +ministres, voyant par position les choses de haut et d'ensemble, +pouvaient prendre leur parti de tel sacrifice local qu'ils savaient +être compensé par les avantages généraux du système. Les agents, +placés au milieu d'un théâtre circonscrit, étaient portés à y borner +leur vue; autour d'eux, tout--hommes et choses, traditions du passé +et tentations de l'heure présente--les poussait à l'antagonisme. +Pour y échapper, il leur fallait remonter la pente naturelle de leur +fonction. M. Guizot connaissait notre nouvel ambassadeur à Madrid +pour un esprit ardent, prompt à la lutte, mais aussi fort capable +de comprendre une grande politique et de s'y dévouer; il le pressa +de «n'épouser aucune querelle, aucune coterie, aucun nom propre», +de prêcher à tous, particulièrement à nos amis, la concorde, la +modération, et le détourna d'opposer un parti français à un parti +anglais[170]. Pour ce qui dépendait de lui, loin d'appuyer sur les +échecs infligés en Espagne à l'influence britannique, il cherchait à +les atténuer: ainsi retarda-t-il la rentrée de la reine Christine, +jusqu'à ce que le cabinet de Londres en eût reconnu la nécessité. + +[Note 169: Voir plus haut, livre II, ch. XIV, § V; livre III, ch. II, +§§ IV et VI; ch. III, § III, et ch. VI, § I; livre V, §§ VII, VIII et +IX.] + +[Note 170: J'ai eu sous les yeux la correspondance officielle et +confidentielle du ministre et de l'ambassadeur, correspondance fort +importante, dont j'aurai souvent occasion de me servir. M. Guizot, +d'ailleurs, en a cité de nombreux extraits dans ses _Mémoires_.] + +En dépit de ces ménagements, le tour pris par les événements au delà +des Pyrénées était désagréable au gouvernement anglais, d'autant que +lord Palmerston ne manquait pas d'y montrer le fruit de la politique +suivie par ses successeurs. Lord Aberdeen en était parfois un peu +triste, mais il n'en persistait pas moins à répudier «cette politique +d'antagonisme qui, disait-il, avait beaucoup nui à l'Espagne, sans +beaucoup servir à l'Angleterre», et il proclamait que «seule, la +coopération des deux puissances occidentales pouvait assurer la +prospérité de la Péninsule». Tel fut le sens des instructions que, +lui aussi, il envoya à son représentant près la cour de Madrid. +Celui-ci avait été changé en même temps que l'ambassadeur de France; +malheureusement, en cette circonstance, on n'avait fait qu'à demi +les choses: si M. Aston avait été rappelé pour avoir été trop engagé +dans l'ancienne rivalité, il avait été remplacé par sir Henri Bulwer, +homme d'esprit, naguère premier secrétaire de l'ambassade anglaise à +Paris, mais, au fond, de la clientèle de lord Palmerston et, comme +tel, mal préparé à se faire l'instrument d'une politique d'union. +Aussi les rapports furent-ils tout de suite assez tendus entre le +nouveau ministre d'Angleterre et le comte Bresson, qui, de son côté, +n'était d'humeur à permettre ni qu'on lui manquât dans les petites +choses, ni qu'on l'entravât dans les grandes. + +Les mauvais procédés de l'agent anglais n'ébranlèrent pas la volonté +conciliante de M. Guizot; il n'en prêcha pas moins la patience à son +ambassadeur. «Soyez, lui écrivait-il, toujours bien avec Bulwer et +pour lui; rendez-lui de bons offices. Ne fermez point l'oeil sur ses +petites menées, et tenez-moi toujours au courant; mais qu'il n'en +paraisse rien dans vos rapports avec lui, dans votre langage sur lui. +Vous avez vu le bon, le très beau langage de lord Aberdeen. C'est là +l'essentiel. Prenez cela pour le symptôme assuré et le vrai diapason +des intentions et des rapports des deux gouvernements. Que Bulwer, +comblé de vos bons procédés, de vos bons offices, ne puisse, s'il +fait des fautes et subit des échecs, s'en prendre qu'à lui-même. +L'entente cordiale n'est pas, je le sais, un fait de facile +exécution sur tous les points et tous les jours. C'est pourtant le +fait essentiel à la situation générale, et je m'en rapporte à vous +pour le maintenir au-dessus des difficultés locales qui pèsent sur +vous[171].» + +[Note 171: Lettre du 17 février 1844.] + +Dès l'établissement de l'entente cordiale en Espagne, M. Guizot +avait déclaré que «la plus grave des questions auxquelles elle +devait s'appliquer était sans contredit celle du mariage futur de +la reine Isabelle[172]». On se rappelle quelle était sur ce point +notre politique nettement proclamée: nous consentions à l'exclusion +des princes français, mais nous exigions un Bourbon, et, par +cette raison, nous avions absolument repoussé la candidature du +prince de Cobourg[173]. On n'a pas oublié non plus comment, dans +l'entrevue d'Eu, le gouvernement anglais, sans adhérer formellement +et en principe à notre prétention, avait paru s'engager en fait à +la soutenir, ou tout au moins à ne pas la contrarier[174]. Notre +candidat était alors le comte de Trapani, second frère du roi de +Naples, et également frère de la reine Christine. Ce n'était pas que +notre cabinet eût aucune préférence absolue pour ce prince. S'il +l'avait désigné, c'est qu'à ce moment, il lui paraissait le seul +Bourbon possible. Les neveux de Ferdinand VII,--le duc de Cadix +et le duc de Séville,--se trouvaient écartés à cause de la haine +passionnée que leur mère doña Carlotta témoignait à sa soeur la reine +Christine. La mort de Carlotta, en janvier 1844, ayant paru atténuer +cet obstacle, M. Guizot se hâta de déclarer que «la combinaison +napolitaine n'était pas pour nous une combinaison exclusive», et que, +par exemple, nous ne ferions pas d'objection au duc de Cadix. Cette +ouverture n'eut alors aucune suite; ce prince n'était pas _persona +grata_ auprès d'Isabelle et de sa mère. Celle-ci disait à Narvaez, au +mois de mars 1844, en arrivant en Espagne: «Je suis décidée pour mon +frère Trapani.» + +[Note 172: Dépêche déjà citée du 10 août 1843.] + +[Note 173: Plus haut, t. V, ch. III, § VIII.] + +[Note 174: _Ibid._, § IX.] + +Il ne fallut pas longtemps, cependant, pour s'apercevoir que +cette dernière candidature se heurtait à de grosses difficultés. +La principale n'était pas l'opposition de M. de Metternich, qui +poursuivait «son idée» d'un mariage d'Isabelle avec le fils de don +Carlos[175], et qui redoutait, au point de vue de sa politique +italienne, de voir «Naples entrer dans l'orbite de la France[176]»; +ce n'étaient pas non plus l'inertie maladroite et les hésitations +soupçonneuses du roi des Deux-Siciles, qui craignait d'être la dupe +de Louis-Philippe, et qui s'imaginait que ce prince n'avait pas +renoncé sincèrement à prendre la main d'Isabelle pour un de ses +fils. Le véritable obstacle était en Espagne. Au fond, personne +n'y voulait de Trapani: les radicaux, parce que c'était notre +candidat; les modérés, parce qu'ils désiraient un «grand mariage» qui +affermît leur monarchie constitutionnelle et lui assurât «un point +d'appui au dehors»; ce point d'appui, ils l'eussent trouvé dans le +mariage français, qu'en dépit de nos refus ils tentaient toujours +de remettre sur le tapis; ils ne le trouvaient pas dans un prince +d'un État secondaire, à peine âgé de seize ans, non encore sorti +du collège de Jésuites où il portait la soutane, et ayant d'autant +moins de prestige aux yeux des Espagnols que ceux-ci avaient gardé, +du temps où ils dominaient dans l'Italie méridionale, l'habitude de +mépriser les Napolitains. La reine Christine, tout en feignant, par +déférence pour le gouvernement français, de poursuivre le mariage +Trapani, le faisait sans désir sérieux de réussir, au contraire avec +l'arrière-pensée de retarder toute conclusion et avec l'espoir de +nous arracher, un jour ou l'autre, un prince français. M. Bresson +sentait son habileté et son énergie impuissantes à vaincre ces +résistances. Chaque fois qu'il croyait toucher au but, survenait un +incident qui l'en éloignait. + +[Note 175: Plus haut, t. V, ch. III, § VIII.] + +[Note 176: Lettre du prince de Metternich au comte Apponyi, 15 juin +1845. (_Mémoires de Metternich_, t. VII, p. 95.)] + +Pendant ce temps, la candidature du prince de Cobourg, bien que +rentrée dans l'ombre, n'était pas abandonnée: elle paraissait +même trouver faveur, en Espagne, chez certains membres du parti +modéré, offusqués du cercle étroit dans lequel nous prétendions les +renfermer. L'un d'eux, le duc de Sotomayor, ministre à Londres, +disait très haut: «Si le roi Louis-Philippe ne nous donne pas un de +ses fils, nous prendrons de la main des Anglais un Cobourg, parce +qu'il nous faut à tout prix l'appui d'une grande puissance[177].» +Bien plus, on pouvait se demander si ce sentiment n'était pas celui +de la reine Christine. Un jour, M. Bresson lui racontait plaisamment +qu'à une insinuation de l'envoyé anglais sur le mariage Cobourg il +avait répondu: «Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé +de pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j'ai fait +élire en quarante-huit heures le duc de Nemours; je puis assurer +qu'il ne m'en faut ici que vingt-quatre pour faire proclamer le duc +d'Aumale.» Loin d'être choquée de cette assurance, la Reine mère +répliqua sur le même ton: «Il ne vous faudrait pas tant de temps, +et si je savais que ce fût le moyen d'arriver à mon but, moi aussi +je pousserais le Cobourg[178].» Ce «mariage anglais» dont elle +nous menaçait en riant, elle y pensait à part elle beaucoup plus +sérieusement: c'était la ressource qu'elle se réservait au cas où le +mariage français deviendrait décidément impossible. Dès la fin de +1843, étant encore à Paris et recevant sir Henri Bulwer qui allait +prendre possession de son poste à Madrid, elle lui avait témoigné +tout le prix qu'elle attachait au bon vouloir de l'Angleterre, et lui +avait fait connaître son intention de soutenir le prince de Cobourg, +si, comme elle le craignait, elle ne pouvait obtenir un des fils +de Louis-Philippe[179]. Une fois revenue en Espagne, l'astucieuse +princesse, en qui l'on croyait voir parfois une nouvelle Catherine de +Médicis, continua à tenir le même langage en causant avec certains +adversaires de l'influence française, et ses propos revinrent plus +d'une fois aux oreilles de notre ambassadeur. + +[Note 177: Lettre du comte Bresson à M. Guizot, du 28 septembre 1844.] + +[Note 178: Lettres de M. Bresson à M. Guizot, 8 janvier et 31 mars +1844.] + +[Note 179: M. Guizot dit avoir su depuis ce fait avec certitude. +(_Mémoires_, t. VIII, p. 220.)] + +Tout cela n'était pas fait pour donner à M. Bresson grand espoir +dans le succès du candidat napolitain; avec son esprit vif et un peu +impatient, il se voyait déjà acculé à cette alternative: ou consentir +au mariage français, ou laisser faire le mariage Cobourg. Il ne +craignait pas les difficultés, à la condition de connaître nettement +son but. Il se décida donc, en septembre 1844, à demander hardiment +à M. Guizot ce qu'il comptait faire au cas où la question serait +ainsi circonscrite. «Je vous en prie, lui écrivait-il, répondez-moi +aussi nettement que je vais vous dire ma façon de penser. Je regarde +un prince français comme une glorieuse, et déplorable extrémité, un +prince allemand comme le coup le plus pénétrant, le plus sensible +à l'honneur de la France et à l'orgueil, à l'existence peut-être +de notre dynastie. Entre un prince français et un prince allemand, +réduit, adossé à ces termes, je n'hésiterais pas un moment: je ferais +choisir un prince français. Ici, cher ministre, mes antécédents me +donnent le droit de soumettre respectueusement au Roi et à vous +quelques observations personnelles. En 1831, quand la question +s'est posée, en Belgique, entre le duc de Leuchtenberg et le duc +de Nemours, je me suis trouvé dans une position identique. Je ne +rappellerai pas à Sa Majesté cette conversation que je suis venu +chercher à toute bride de Bruxelles... J'ai pris sur moi une immense +responsabilité: j'ai fait élire M. le duc de Nemours, et je n'hésite +pas à reconnaître que je l'ai fait sans l'assentiment du Roi et de +son ministre[180]. C'était très grave pour ma carrière, pour ma +réputation même; j'ai touché à ma ruine... Mon cher ministre, je +ne pourrais repasser par ce chemin, ni courir de pareils risques; +je ne serais plus, aux yeux de tous, qu'un brûlot de duperie ou de +tromperie... Expliquons-nous donc secrètement entre nous, mais sans +détour. Sur quoi puis-je compter?... Si la combinaison napolitaine +échoue, si, après avoir tenté, je l'atteste sur l'honneur, tous les +efforts pour la faire triompher, je me trouve forcément amené, pour +épargner à notre roi et à notre pays une blessure profonde, à faire +proclamer un prince français pour époux de la Reine, accepterez-vous +ce choix, et en assurerez-vous à tout prix l'accomplissement?» + +[Note 180: Sur les faits auxquels fait allusion M. Bresson, voir la +seconde édition de mon tome I, livre I, ch. V, § I.] + +Cette interrogation si précise ne blessa pas M. Guizot; bien au +contraire, elle lui plut, et il témoigna en termes généraux à son +ambassadeur une confiance qui était un encouragement. Toutefois il +évita de répondre directement à la question posée. Placé en face de +l'hypothèse imaginée par M. Bresson, il eût senti et agi comme lui, +et il était bien aise de le voir dans ces dispositions; mais, ne +croyant pas cette extrémité aussi fatale ni surtout aussi proche, il +ne voulait rien faire qui pût porter un agent résolu, prompt, ardent, +à précipiter les événements. Comme il l'a dit, «certaines choses sont +si difficiles à faire à propos et dans la juste mesure, qu'il ne faut +jamais les dire aux autres, et à peine à soi-même, tant qu'on n'est +pas absolument appelé à les faire». Pour le moment, quand les modérés +gouvernaient à Madrid et lord Aberdeen à Londres, notre ministre se +croyait garanti, sinon contre les embarras, les entraves, les délais, +du moins contre toute surprise déloyale; il voulait donc, de son +côté, épuiser toutes les chances de résoudre la question sans porter +atteinte à l'entente cordiale. + +La demande de M. Bresson ne fut pourtant pas entièrement sans +résultat. Le gouvernement français, préoccupé des répugnances qu'on +lui signalait en Espagne contre le mariage napolitain, donna à +entendre qu'il ne répugnerait pas à le fortifier par une union du +plus jeune fils du Roi, le duc de Montpensier, avec la soeur cadette +de la reine Isabelle, l'infante doña Luisa Fernanda. Ce fut le 26 +novembre 1844 que M. Guizot parla pour la première fois de ce projet +à M. Bresson; il l'avisa en même temps que ce second mariage ne +pourrait avoir lieu que «quand la Reine serait mariée et aurait un +enfant», c'est-à-dire quand l'Infante ne serait plus l'héritière +présomptive de la couronne. Par cette réserve faite spontanément, +avant toute communication du cabinet anglais, notre gouvernement +marquait que ce second mariage n'était pas pour lui un moyen détourné +de revenir sur ses déclarations antérieures et de mettre un fils +de France sur le trône d'Espagne. Ne donnait-il pas du reste, à +cette même époque, une autre preuve de sa loyauté en mariant à une +princesse napolitaine le duc d'Aumale, dont, à Madrid, on avait tant +désiré faire l'époux d'Isabelle[181]? L'ouverture relative au duc de +Montpensier fut reçue avec joie par la cour espagnole. Ce n'était +pas tout ce que cette cour eût voulu; mais elle se félicitait de ce +demi-résultat. Narvaez, qui était encore à la tête du ministère, +entra dans le nouveau projet avec son impétuosité accoutumée, +non sans essayer, il est vrai, d'obtenir plus encore: «Pourquoi, +disait-il à M. Bresson, ne pas nous donner le prince pour la Reine?» +Au moins aurait-il désiré conclure sur-le-champ un compromis secret +pour le mariage de l'Infante: M. Bresson eut quelque peine à se +dérober à ses instances et à ajourner tout engagement formel. +Quant à la reine Christine, aussitôt que son ministre lui parla de +la proposition du gouvernement français: «Pour l'amour de Dieu, +s'écria-t-elle, ne laisse pas échapper ce prince!» + +[Note 181: Ce mariage fut célébré le 25 novembre 1844.] + +Le gouvernement britannique fut quelque temps sans connaître cette +éventualité d'un mariage du duc de Montpensier avec l'Infante. +Quand il en fut informé, dans l'été de 1845, il ne cacha pas +son déplaisir et son inquiétude[182]. Aussi, lors de la seconde +visite de la reine Victoria à Eu, au mois de septembre de la même +année, Louis-Philippe et M. Guizot jugèrent-ils à propos d'aller +au-devant des soupçons qu'ils devinaient, et de prendre l'initiative +d'explications rassurantes. Ce qui fut dit, il importe d'autant plus +de le savoir avec précision, que les Anglais devaient reprocher +plus tard à notre gouvernement d'avoir manqué aux engagements pris +en cette circonstance. Le Roi commença par déclarer à la Reine et +à son ministre que le duc de Montpensier n'épouserait l'Infante +que lorsque Isabelle serait mariée et aurait un enfant; après ces +assurances qui ne lui coûtaient pas, car elles étaient la répétition +des instructions spontanément données à M. Bresson dès novembre 1844, +il ajouta: «Mais il faut un peu de réciprocité dans cette affaire, +et, si je vous donne vos sécurités, il est juste qu'en retour vous +me donniez les miennes. Or les miennes sont que vous ferez ce que +vous pourrez pour tâcher que ce soit parmi les descendants de +Philippe V que la Reine choisisse son époux, et que la candidature +du prince Léopold de Saxe-Cobourg soit écartée.--Soit, répondit +lord Aberdeen, nous pensons comme vous que le mieux serait que la +Reine prît son époux parmi les descendants de Philippe V. Nous ne +pouvons pas nous mettre en avant sur cette question, mais nous vous +laisserons faire; nous nous bornerons à vous suivre et, dans tous les +cas, à ne rien faire contre vous. Quant à la candidature du prince +Léopold de Saxe-Cobourg, vous pouvez être tranquille sur ce point: +je réponds qu'elle ne sera ni avouée ni appuyée par l'Angleterre, et +qu'elle ne vous gênera pas[183].» Tout ceci fut dit non pas une fois, +mais plusieurs fois, pendant le court séjour de la reine Victoria +à Eu, et le langage tenu par M. Guizot fut absolument conforme à +celui du Roi. Ainsi rien de plus net: les assurances données par +le gouvernement français au sujet du mariage du duc de Montpensier +étaient formelles, mais conditionnelles; du jour où le cabinet +anglais manquerait à ce que nous attendions de lui et que son langage +nous faisait espérer, nous reprendrions notre liberté. De notre part, +une telle attitude n'était pas nouvelle; notre gouvernement avait +souvent insisté--notamment lors de la première entrevue d'Eu--sur le +caractère synallagmatique des engagements qu'il prenait[184]. + +[Note 182: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 183.] + +[Note 183: Rapprochez ce langage de celui qu'avait tenu lord Aberdeen +lors de la première visite à Eu. (Voir plus haut, t. V, p. 197 à +199.)] + +[Note 184: J'ai suivi principalement le récit que Louis-Philippe +a donné lui-même de ces conversations, un an plus tard, dans une +lettre adressée le 14 septembre 1846 à la reine des Belges et publiée +après la révolution de Février dans la _Revue rétrospective_. Les +circonstances dans lesquelles a été écrit ce récit permettent de le +considérer comme exact. C'était au moment où, accusé de déloyauté +par les Anglais, le Roi cherchait à se justifier. La lettre était en +réalité destinée à la reine Victoria. Il est évident que, surtout +pour ce qui regardait cette entrevue d'Eu, où la Reine avait été +présente, la première préoccupation du Roi dut être d'éviter des +inexactitudes de fait dont le seul résultat eût été d'ôter tout +crédit à son apologie.--Le témoignage de M. Guizot (_Mémoires_, t. +VIII, p. 226, 227) est absolument conforme à celui du Roi.--Rien, +dans les documents de source anglaise, qui puisse sérieusement +infirmer ce double témoignage. On y trouve seulement l'indice que +lord Aberdeen, tout en nous donnant les assurances rapportées plus +haut, renouvela la réserve, faite par lui, dès le début, du droit +appartenant à l'Espagne de choisir en toute indépendance l'époux +de sa reine. Encore le ministre anglais paraît-il, d'après son +propre témoignage, avoir été surtout préoccupé de ne rien dire qui +pût troubler un accord dont il était fort heureux.--Les _Mémoires_ +récemment publiés d'Ernest II, duc de Saxe-Cobourg-Gotha, renferment, +sur le sujet qui nous occupe, quelques renseignements utiles. On y +voit que ce prince, chef de la maison de Cobourg, cousin germain du +candidat à la main d'Isabelle et frère du mari de la reine Victoria, +ayant ainsi toutes les raisons et tous les moyens de s'informer, +se plaignait avec amertume que, dans leur désir d'être agréables à +Louis-Philippe, le royal ménage anglais et lord Aberdeen se fussent +trop engagés, à Eu, en faveur du mariage Bourbon, et eussent sacrifié +le mariage Cobourg; il ajoutait que le gouvernement britannique +était ainsi «beaucoup plus lié qu'il ne voulait se l'avouer», et +qu'il avait perdu toute liberté de mouvement. On trouve aussi, dans +ces _Mémoires_, une lettre que le prince Albert écrivit, le 26 +mai 1846, au duc Ernest, et dans laquelle il reconnaissait que le +gouvernement anglais «s'était engagé envers la France, dans le cas +où le Roi tiendrait sa parole de ne mettre en avant aucun de ses +fils, à employer toute son influence pour amener un mariage Bourbon». +(_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II, herzog von +Sachsen-Coburg-Gotha. Berlin, 1887, 1er vol., p. 160 et 167.)] + +L'Espagne à peu près satisfaite et l'Angleterre rassurée, le cabinet +français ne pouvait-il pas enfin se croire près du but? Non; dans +les derniers mois de 1845 et au commencement de 1846, il lui revint +que les Cobourg se donnaient plus de mouvement que jamais: plusieurs +d'entre eux, dont le prince Léopold, l'aspirant à la main d'Isabelle, +s'étaient réunis à la cour de Lisbonne qui leur servait en quelque +sorte de base d'opération; il était même question d'un voyage de +Léopold en Espagne; on ajoutait que le roi des Belges, et, ce qui +était plus grave encore, que le prince Albert et la reine Victoria +s'intéressaient au succès de ces démarches[185]: c'était du moins +ce qu'un diplomate portugais, revenant d'un voyage à Cobourg et à +Londres, assurait à sir Henri Bulwer[186]. Ce dernier n'avait pas +besoin d'être poussé dans ce sens. Dès l'origine, il avait jugé +«monstrueuse» notre prétention d'imposer un Bourbon comme mari de +la Reine, et avait regretté que son gouvernement ne la combattît pas +ouvertement; aussi tâchait-il d'y faire obstacle sous main, appuyait, +dans ses conversations, sur l'impopularité du comte de Trapani, +aidait aux ajournements, s'appliquait, comme le disait alors M. +Guizot, «à jeter du trouble dans les esprits, à entr'ouvrir pêle-mêle +toutes les portes, à ménager toutes les chances», notamment celle +du mariage Cobourg; en réalité, il avait fait de ce mariage son but +secret; il se disait que s'il parvenait à l'accomplir, on ne lui +saurait pas mauvais gré à Windsor d'avoir méconnu les instructions +du _Foreign office_[187]. N'y avait-il pas, d'ailleurs, dans ces +instructions, à côté des recommandations de marcher d'accord avec +la France, la réserve du droit que l'Espagne avait de choisir +librement l'époux de la Reine? Bulwer affectait de ne voir que cette +réserve, et son jeu était de susciter, à Madrid, une résistance, en +apparence spontanée, aux vues de la France, se flattant qu'en raison +de ses déclarations le gouvernement britannique se considérerait +comme tenu de respecter et de faire respecter cette manifestation +de l'indépendance espagnole. Lord Aberdeen, qui eût réprouvé sans +aucun doute une telle interprétation de ses instructions, était, +tout le premier, trompé par son agent, et il nous affirmait, de la +meilleure foi du monde, que celui-ci «ne faisait rien pour favoriser +le mariage Cobourg[188]». Lui-même, d'ailleurs, gêné par ce qu'il +savait des préférences secrètes de sa cour, n'était pas toujours +aussi net et aussi ferme qu'on l'eût désiré. À M. Guizot, qui lui +demandait de «ne laisser au prince de Cobourg aucune possibilité de +se présenter sous les couleurs de l'Angleterre», et qui insistait +pour qu'il «frappât ainsi d'impuissance tous les barbouillages +subalternes de Madrid[189]», il fit d'abord une réponse un peu +embarrassée; il protesta qu'il «voulait, comme nous, un prince de +Bourbon sur le trône d'Espagne», qu'il «le pensait et le disait», +mais qu'il n'avait «aucune action directe sur les princes de +Cobourg», et que «la Reine restait libre d'en choisir un s'il lui +plaisait». Néanmoins, pressé par nous et aussi par sa conscience, +il se décida à parler nettement au prince Albert. Eut-il quelque +difficulté à le convaincre? En tout cas, au sortir de cet entretien, +il dit à notre représentant, M. de Jarnac: «Tout est maintenant +réglé comme vous le souhaitez; vous pouvez désormais tenir pour +certain qu'il n'y a, à Windsor, aucune prétention, aucune vue sur +la main de la reine d'Espagne pour le prince Léopold, et que notre +cour, comme notre cabinet, déconseillera toute pensée semblable... +Je puis vous répondre, sur ma parole de _gentleman_, que vous +n'avez rien à craindre de ce côté[190].» Et il ajoutait, un peu plus +tard: «Après ce qui s'est passé entre le prince Albert et moi, il +est impossible qu'il entre dans une intrigue; il n'oserait plus me +regarder en face[191].» La bonne foi de lord Aberdeen est hors de +toute contestation; on ne saurait douter non plus de celle du prince +Albert; cependant l'intrigue Cobourg allait toujours son train, et +M. Guizot se croyait fondé à écrire, le 10 décembre 1845, au comte +Bresson: «Plus j'y regarde, plus je demeure convaincu qu'il y a, en +Espagne et autour de l'Espagne, un travail actif et incessant pour +amener le mariage d'un prince de Cobourg soit avec la Reine, soit +avec l'Infante. Le gouvernement anglais ne travaille pas positivement +à ce mariage, mais il ne travaille pas non plus efficacement à +l'empêcher; il ne dit pas à toute combinaison qui ferait arriver un +prince de Cobourg au trône d'Espagne, un _non_ péremptoire, comme +nous le disons, nous, pour un prince français.» + +[Note 185: Déjà, à l'origine de la candidature du prince de Cobourg, +nous avions entrevu l'action du prince Albert. (V. plus haut, t. V, +p. 181 et 182.)] + +[Note 186: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 189.] + +[Note 187: Voy. ce que sir Henri Bulwer dit lui-même de ses +sentiments et de ses desseins, _The life of Palmerston_, t. III, p. +188 à 190.] + +[Note 188: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai +1846.] + +[Note 189: Lettre de M. Guizot à M. de Jarnac, du 7 novembre 1845.] + +Dans cette situation, notre gouvernement jugea nécessaires deux +démarches, l'une à Madrid, l'autre à Londres: la première pour bien +armer son représentant en Espagne, la seconde pour bien avertir le +cabinet anglais. J'ai dit tout à l'heure qu'interrogé par M. Bresson, +en septembre 1844, sur certaines hypothèses extrêmes, M. Guizot +avait alors évité de répondre[192]; à la fin de 1845, il crut le +moment venu de s'expliquer sans ambages: «Nous ne pouvons, écrivit-il +le 10 décembre à notre ambassadeur, jouer un rôle de dupes. Nous +continuerons à suivre loyalement notre politique, c'est-à-dire à +écarter toute combinaison qui pourrait rallumer le conflit entre +la France et l'Angleterre à propos de l'Espagne. Mais si nous nous +apercevions que, de l'autre côté, on n'est pas aussi net et aussi +décidé que nous; si, par exemple, soit par l'inertie du gouvernement +anglais, soit par le fait de ses amis en Espagne et autour de +l'Espagne, un mariage se préparait, pour la Reine ou pour l'Infante, +qui mît en péril notre principe,--les descendants de Philippe +V,--et si cette combinaison avait, auprès du gouvernement espagnol, +des chances de succès, aussitôt nous nous mettrions en avant sans +réserve, et nous demanderions simplement et hautement la préférence +pour M. le duc de Montpensier.» Toutefois, le ministre recommandait +à M. Bresson, dont il redoutait toujours un peu l'ardeur, «de ne +faire usage de cette arme qu'en cas de nécessité». «Maintenez notre +politique jusqu'au bout, lui disait-il, aussi longtemps qu'on ne nous +la rendra pas impossible.» + +[Note 190: Lettres diverses de M. de Jarnac à M. Guizot, au +commencement de novembre 1845.] + +[Note 191: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 5 mars +1846.--Ce propos a été d'ailleurs rappelé, en termes presque +identiques, par lord Aberdeen lui-même, dans la lettre qu'il a écrite +à M. Guizot le 14 septembre 1846.] + +[Note 192: Voir plus haut, p. 160.] + +Si le gouvernement français ne voulait pas «être dupe», il tenait +aussi à ne tromper personne; de là, sa seconde démarche. M. Guizot +rédigea, le 27 février 1846, un _memorandum_ destiné à faire bien +connaître à Londres les résolutions qu'il pourrait être amené à +prendre. Il y rappelait d'abord les difficultés que rencontrait le +mariage Bourbon, la «neutralité froide» et l'«inertie» du cabinet +britannique, le travail fait pour le mariage Cobourg; puis il +déclarait que «si le mariage soit de la Reine, soit de l'Infante, +avec le prince Léopold ou avec tout autre prince étranger aux +descendants de Philippe V, devenait probable et imminent, nous +serions affranchis de tout engagement et libres d'agir immédiatement +pour parer le coup, en demandant la main soit de la Reine, soit +de l'Infante pour M. le duc de Montpensier»; il souhaitait de «ne +pas en venir à cette extrémité», mais ne voyait «qu'un moyen de +la prévenir», c'était que «le cabinet anglais s'unît à nous pour +remettre à flot l'un des descendants de Philippe V». «Nous nous +faisons un devoir de loyauté, disait-il en terminant, de prévenir +le cabinet anglais que, sans cela, nous pourrions nous trouver +obligés d'agir comme je viens de l'indiquer.» Communiqué aussitôt à +lord Aberdeen, cet important document ne provoqua de sa part aucune +contradiction ni observation. + +Notre position était ainsi nettement prise, mais le danger n'était +pas supprimé. Bien au contraire, il allait devenir plus menaçant +que jamais. En avril 1846, trois personnages qui pouvaient, à des +degrés divers, parler au nom de la reine Christine,--d'abord son +secrétaire privé, M. Donoso Cortès, ensuite l'ancien garde du corps +devenu son mari sous le nom de duc de Rianzarès, enfin M. Isturiz +qui venait de remplacer le général Narvaez à la tête du ministère +espagnol,--s'abouchèrent mystérieusement, l'un après l'autre, avec +sir Henri Bulwer; ils lui annoncèrent que la Reine mère, lasse de la +prépotence française, était disposée à marier sa fille au prince de +Cobourg, seulement qu'elle désirait savoir si, en s'exposant ainsi +aux ressentiments de la France, elle pourrait compter sur l'appui +de l'Angleterre. Une telle démarche devrait étonner de la part +de Christine, naguère si étroitement liée, en apparence, à notre +politique. Mais ce n'était pas la première fois qu'on la voyait +pencher vers les Cobourg, soit par dépit de n'avoir pas obtenu un +prince français, soit dans l'espoir de nous l'arracher; avec cette +princesse, on ne savait jamais ce qui était réalité ou feinte. +D'après les aveux faits plus tard par M. Isturiz lui-même au comte +Bresson[193], l'intrigue avait été mise en train par le banquier +Salamanca; ce manieur d'argent, riche, peu scrupuleux, fort engagé +dans le parti radical et anglais, avait trouvé moyen de gagner le duc +de Rianzarès et, par lui, était arrivé jusqu'à la reine Christine. + +[Note 193: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 21 +novembre 1846.] + +Sir Henri Bulwer n'avait nulle envie de décourager les ouvertures qui +lui étaient faites et que, sous main, il avait probablement contribué +à provoquer. Mais, officiellement, que pouvait-il y répondre? +Lui-même nous a exposé en ces termes son embarras: «Le gouvernement +britannique ne reconnaissait pas la prétention de la France d'imposer +un mari à la Reine: cela impliquait qu'il soutiendrait l'Espagne +si elle faisait un choix indépendant; toutefois, cela ne le disait +pas clairement, et je savais que lord Aberdeen n'aurait pas aimé me +le voir dire. D'autre part, donner à entendre au gouvernement de +Madrid qu'il n'avait qu'à se soumettre, m'exposait également à un +blâme. L'affaire était encore compliquée par le fait que le choix +de la reine Christine se portait sur le prince de Cobourg: si un +tel choix était chose indifférente aux yeux du peuple et du cabinet +anglais, il ne l'était pas pour la famille royale d'Angleterre[194].» +Bulwer ne nous dit pas bien explicitement comment il se tira de ces +difficultés; mais l'un de ses interlocuteurs, M. Isturiz, a été moins +discret, et voici, d'après son témoignage, la réponse que lui fit +le ministre d'Angleterre[195]: «Il faut que cette affaire ait l'air +d'être entièrement espagnole. La reine Victoria la verra avec la plus +grande joie; mais vous n'ignorez pas que, chez nous, les désirs de la +Reine ne font pas loi pour le cabinet. Lord Aberdeen ne voudra pas, +par l'adoption ostensible de ce candidat, compromettre ses rapports +avec la France, s'exposer peut-être à une rupture; nous devons donc +paraître le moins possible; mais aussitôt que vous vous serez mis +d'accord avec la maison de Cobourg, faites venir le prince Léopold le +plus secrètement et le plus promptement que vous pourrez; mariez-le +avec la Reine, et, le fait accompli, chacun se résignera[196].» +On ne saurait d'ailleurs garder aucun doute sur le caractère +encourageant de la réponse du ministre d'Angleterre, quand on voit +que la Reine mère se décida aussitôt à écrire une lettre au duc +régnant de Saxe-Cobourg[197], alors en visite à la cour de Lisbonne, +et que Bulwer se chargea de faire parvenir cette lettre, en ayant +soin de se cacher de la diplomatie française et même des ministres +espagnols, autres que M. Isturiz. Comme l'écrivait, quelques semaines +plus tard, le prince Albert, jamais la reine Christine ne se fût +hasardée à faire une pareille démarche, si le représentant de +l'Angleterre ne s'y fût associé[198]. + +[Note 194: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 188.] + +[Note 195: Lettre inédite, déjà citée, de M. Bresson à M. Guizot, du +21 novembre 1846.] + +[Note 196: Un tel langage concorde parfaitement avec ce qu'on sait +des sentiments de Bulwer. Lui-même, d'ailleurs, reconnaît avoir +dit que le roi des Français ne pourrait s'opposer d'une façon +persistante à un mariage aussi raisonnable si les Cobourg et la Reine +s'y décidaient avec l'approbation des Cortès. «L'obstination d'une +partie, ajoutait-il, ferait céder l'obstination de l'autre.» (_The +life of Palmerston_, t. III, p. 190.)] + +[Note 197: Ce prince était Ernest II, qui avait succédé, en 1844, à +son père Ernest Ier. Voir, sur la famille de Cobourg, plus haut, t. +V, p. 181, note 1.] + +[Note 198: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en date +du 26 mai 1846. (_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST +II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, 1er vol., p. 167.)--On voit +maintenant ce qu'il faut penser des historiens anglais qui, comme +sir Théodore Martin, le biographe officiel du prince Albert, nous +montrent, en cette circonstance, sir Henri Bulwer ne sortant pas de +la réserve ordonnée par ses instructions, et se bornant à faire la +commission qui lui était demandée, «sans se mêler de la lettre de la +reine Christine, autrement que pour la transmettre».] + +Dans sa lettre[199], la Reine mère ne cachait pas qu'elle s'adressait +en réalité à la reine Victoria, et que le duc de Saxe-Cobourg n'était +qu'un intermédiaire. Elle exposait d'abord comment les difficultés +d'un mariage Bourbon la ramenaient au prince Léopold, «auquel, +disait-elle, le roi des Belges sait que j'ai toujours pensé». Elle +ajoutait: «J'ai entendu dire que S. M. la reine d'Angleterre est +animée, comme moi-même, de sentiments d'amitié sincère envers la +France, et qu'ainsi Sa Majesté a été prête à approuver et même +à appuyer une combinaison qui, sans être fatale aux intérêts +anglais, était de préférence auprès (_sic_) de S. M. le roi des +Français; mais j'ai toujours entendu dire aussi que S. M. la reine +d'Angleterre soutenait, comme moi-même, l'indépendance de l'Espagne +dans cette affaire espagnole avant tout, et je désirerais savoir, +avec une franchise égale à celle qu'on doit trouver dans cette +lettre, si, dans le cas où ma fille choisirait le prince Léopold de +Saxe-Cobourg, ce choix serait agréable à sa famille, et si la reine +d'Angleterre soutiendrait alors, comme on m'a assuré qu'elle l'a +soutenu jusqu'ici, le principe d'indépendance dont j'ai parlé, et +nous aiderait ensuite à mitiger d'injustes ressentiments, s'il y en +avait, ce que je ne puis croire. Dans la position actuelle de cette +affaire, je trouve que cette démarche est mieux faite comme demande +particulière entre les deux cours et les deux familles qu'entre +deux cabinets, ce qui livrerait peut-être prématurément cette +question au public.» Aussitôt la lettre parvenue à Lisbonne, dans +les premiers jours de mai 1846, le duc de Saxe-Cobourg s'empressa +d'en accuser réception: tout en assurant la reine Christine de «sa +profonde gratitude», il se borna à adhérer d'une façon générale à +ses voeux. Si désireux en effet qu'il fût de ce mariage, il n'osait +s'avancer davantage sans l'aveu des véritables chefs politiques +de sa maison,--son oncle le roi des Belges et son frère le prince +Albert,--auxquels il envoya aussitôt la lettre de la Reine[200]. + +[Note 199: Longtemps les historiens ont connu l'existence et le sens +général de la lettre de la reine Christine, sans en avoir le texte. +Ce texte vient d'être publié en français dans les Mémoires du duc de +Saxe-Cobourg. (_Aus meinem Leben_, etc., t. I, p. 163.)] + +[Note 200: _Aus meinem Leben_, etc., t. I, p. 164 et suiv.] + +Sir Henri Bulwer, qui avait agi en se cachant de son ministre, +n'avait pu, une fois la chose faite, la lui laisser plus longtemps +ignorer. Il s'attendait bien que lord Aberdeen serait vivement +contrarié, mais il croyait--lui-même l'a raconté plus tard--que cette +contrariété se manifesterait seulement par une dépêche confidentielle +rétablissant aux yeux du cabinet de Madrid la neutralité de la +politique anglaise, vaine protestation qui n'empêcherait pas +l'affaire, une fois lancée, de suivre son cours souterrain à l'insu +du gouvernement français. C'était compter sans la loyauté du +secrétaire d'État. Celui-ci, d'autant plus embarrassé et irrité +qu'il venait de se porter fort auprès de nous de la correction +d'attitude de Bulwer, résolut d'arrêter net cette intrigue et d'en +dégager sa responsabilité: dans ce dessein, il fit part lui-même à +notre ambassadeur à Londres de tout ce qu'il venait d'apprendre, +qualifia de «condamnable» la conduite de son agent, déclara en être +«très mécontent», et se dit «prêt à faire ce qu'à Paris on jugerait +convenable pour constater qu'il n'y était pour rien[201]». + +[Note 201: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai +1846.] + +À cette communication, grands furent l'émoi et la surprise du +gouvernement français, qui, malgré ses méfiances, ne s'était jamais +douté du risque qu'il avait couru. Il se garda d'ébruiter l'incident, +qui demeura, sur le moment, absolument ignoré du public[202]; mais, +dans le secret des conversations diplomatiques, il ne dissimula pas +la vivacité de ses impressions. Autant il savait gré à lord Aberdeen +de sa conduite, autant il se montra blessé de celle de la cour de +Madrid et de sir Henri Bulwer. Louis-Philippe ne ménagea pas la reine +Christine, en dépit de l'aplomb avec lequel elle «nia avoir fait +aucune ouverture à la maison de Cobourg[203]». M. Bresson secoua +rudement les ministres espagnols et les effraya sur les conséquences +d'une rupture avec la France. Quant à Bulwer, ayant reçu de son +ministre une remontrance sévère, il offrit sa démission, qui du +reste ne fut pas acceptée. Tous ces conspirateurs, ainsi surpris, au +milieu de leurs machinations ténébreuses, par le rayon de lumière +qu'avait soudainement projeté de Londres l'honnête main de lord +Aberdeen, embarrassés et meurtris des débris de la mine éclatée sous +leurs pieds pendant qu'ils la creusaient, faisaient vraiment assez +piteuse figure. Le moins penaud n'était pas le chef de la légation +britannique, qui se trouvait avoir livré ses complices espagnols +aux ressentiments du cabinet de Paris, et qui avait fait ainsi, +disait-il, «plutôt le métier d'un espion français que celui d'un +ministre d'Angleterre[204]». + +[Note 202: L'opposition française se doutait si peu de ce qui s'était +passé, que M. Thiers, traitant à la tribune, le 28 mai 1846, des +affaires de la Péninsule, reprochait à la reine Christine de chercher +à imposer le comte de Trapani à l'Espagne, qui n'en voulait pas.] + +[Note 203: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 25 mai 1846.] + +[Note 204: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 192.] + +La démarche de lord Aberdeen brouillait absolument le jeu des +Cobourg. Ce qu'eût été, sans cela, la réponse du prince Albert à +la communication que son frère lui avait faite de la lettre de +la reine Christine, on ne saurait le dire: mais écrite après que +tout était divulgué au gouvernement français, cette réponse fut +nécessairement défavorable. Le prince Albert, toutefois, ne put +cacher combien un refus lui coûtait. Dans une lettre datée du 26 +mai 1846, il exposait d'abord à son frère comment le gouvernement +anglais, tout en s'engageant à appuyer le mariage Bourbon, avait +réservé l'indépendance de l'Espagne, et comment il en résultait +que, si celle-ci voulait résolument un autre mariage, l'Angleterre +devrait y consentir. On était, à l'entendre, sur le point d'en venir +là, quand Bulwer avait tout dérangé. «Sa conduite, ajoutait-il, +nous donne l'apparence d'un manque de parole, d'une intrigue, d'une +perfidie, et fournit à la France une juste raison de plainte. Nous +nous sommes donc vus forcés de nous laver les mains de ce qui était +fait et de prouver que nous y étions tout à fait étrangers. Il est +naturel qu'on ne nous croie pas.» Ce n'était pas que le prince Albert +renonçât absolument à voir son parent sur le trône d'Espagne; non, +cette idée lui tenait toujours à coeur; seulement, convaincu qu'elle +n'était désormais réalisable qu'avec l'assentiment de la France, +il se bornait à laisser voir qu'il ne désespérait pas d'obtenir +cet assentiment, le jour où la résistance de l'Espagne aurait +rendu décidément impossibles tous les candidats de la maison de +Bourbon[205]. + +[Note 205: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en date du +26 mai 1846. (_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II, +herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, vol. I, p. 167.)] + +Lord Aberdeen ne pouvait ignorer ces sentiments du prince Albert. +Eut-il l'intention, sinon de les servir, du moins de les ménager, +quand, au lendemain même du jour où il venait de nous donner une +preuve si manifeste de son loyal désir d'accord, il adressa, le 22 +juin 1846, au duc de Sotomayor, ministre d'Espagne à Londres, une +dépêche qui semblait écrite sous une inspiration toute différente et +qui devait plus tard fournir un argument à lord Palmerston? Voici à +quel propos cette dépêche fut rédigée. Sous le coup de la révélation +qui lui avait été faite, le gouvernement français avait traité assez +rudement le cabinet de Madrid. Celui-ci, voyant ou feignant de voir +dans notre langage une menace à son indépendance, saisit ce prétexte +pour demander au cabinet de Londres, d'abord si l'Espagne encourrait +le déplaisir de l'Angleterre au cas où elle jugerait nécessaire de +choisir le mari de la Reine en dehors des Bourbons, ensuite si, dans +cette hypothèse, l'Angleterre verrait avec indifférence la France +attenter à la liberté de l'Espagne. À la façon dont la question +était posée, on devine la main de M. Bulwer. Il fallait quelque +complaisance pour se prêter à ce rôle de donneur de consultation. +Lord Aberdeen eut cette complaisance. Dans sa réponse, adressée +au duc de Sotomayor, il commença par rappeler, d'une part, qu'il +n'avait reconnu à aucune puissance le droit d'imposer à la Reine +comme mari «un membre de quelque famille que ce soit»; d'autre part, +que le choix d'un Bourbon lui avait paru raisonnable et désirable. +Il ajouta qu'au cas où l'Espagne se croirait obligée de donner à la +Reine un autre mari, l'Angleterre n'en éprouverait aucun déplaisir; +il se refusait à admettre qu'à raison de ce fait la France portât +atteinte à l'indépendance de l'Espagne; mais, si elle le faisait, +le gouvernement de Madrid pourrait compter sur la sympathie +de l'Angleterre et de l'Europe entière[206]. Lord Aberdeen se +repentait-il donc d'avoir gêné les partisans du mariage Cobourg, et +voulait-il leur rendre le terrain qu'il leur avait fait perdre? Je ne +le pense pas. Dans les deux cas, il croyait conformer sa conduite à +ses déclarations antérieures. En effet, comme j'ai eu plusieurs fois +occasion de le noter, en même temps qu'il avait promis de seconder +en fait ou tout au moins de ne pas contrarier le mariage Bourbon, +il avait réservé en droit l'indépendance de l'Espagne. M. Guizot +n'eût pas eu de peine à lui montrer dès lors comment, en certains +cas, pouvaient sortir de cette double déclaration des démarches +contradictoires. Mais il avait été si heureux d'obtenir la promesse +de fait, qu'il n'avait pas voulu regarder de trop près à la réserve +de droit; de part et d'autre, chaque fois qu'on s'était entretenu +de ce sujet délicat, on avait mieux aimé laisser un peu d'équivoque +que de risquer un désaccord en s'expliquant plus nettement. C'était +en exécution de la promesse de fait que lord Aberdeen avait déjoué, +en mai, l'intrigue de Bulwer; ce fut par application de la réserve +de droit qu'il écrivit, en juin, la dépêche au duc de Sotomayor. Le +premier acte était beaucoup plus important que le second, celui-ci +n'étant qu'une consultation purement théorique, tandis que celui-là +avait des conséquences effectives et immédiates; il n'en résultait +pas moins, dans la politique anglaise, une sorte d'ambiguïté qui +n'était pas faite pour nous rassurer. + +[Note 206: _Parliamentary Papers._] + +Si j'ai raconté avec quelque détail le coup tenté et manqué, au +printemps de 1846, pour enlever à notre insu le mariage de la Reine +avec le prince de Cobourg, c'est que cet incident devait avoir une +influence décisive sur le dénouement de l'affaire des «mariages +espagnols». L'état d'esprit où il laissa le gouvernement français a +été pour beaucoup dans la résolution que celui-ci a prise quelques +mois plus tard. Non seulement M. Bresson, mais aussi M. Guizot +sortirent de là plus disposés encore au soupçon, plus faciles à +s'alarmer, plus convaincus que, pour n'être pas joués par leurs +concurrents, ils devraient probablement les devancer par une prompte +initiative. Édifiés sur ce dont on était capable à Madrid, aussi +bien à la cour qu'à la légation anglaise, ils savaient bien que le +dépit de la manoeuvre déjouée et la mortification des reproches subis +n'avaient corrigé personne; au contraire, plus les meneurs portaient +actuellement la tête basse, plus ils devaient être impatients de +prendre leur revanche. Et puis, bien que notre cabinet ne connût pas +la lettre écrite par le prince Albert à son frère, divers symptômes +avaient pu lui faire soupçonner quelque arrière-pensée chez la +reine Victoria et chez son époux. Au milieu de tant de raisons de +s'inquiéter, une seule garantie lui restait, garantie dont, en dépit +de la réponse à M. de Sotomayor, il venait d'éprouver l'efficacité: +c'était la droiture personnelle de lord Aberdeen, son sincère désir +de maintenir l'entente cordiale. + + +II + +En Orient, comme en Espagne, il existait une rivalité traditionnelle +entre la France et l'Angleterre. La guerre avait même failli en +sortir: on se rappelle la crise de 1840, à laquelle avait mis +fin la convention des détroits, signée le 13 juillet 1841[207]. +Depuis lors, que s'était-il passé dans ces régions? Sur la question +d'Égypte, si bruyante de 1833 à 1841, le silence s'était fait. Sans +doute le cabinet britannique regardait toujours de ce côté avec une +attention ombrageuse; quand le Czar, pendant son voyage à Londres, +en 1844, causa des affaires d'Orient avec sir Robert Peel, celui-ci +ne sortit des généralités vagues que pour déclarer sa volonté de «ne +pas laisser s'établir, sur le Nil, un gouvernement trop fort, qui +pût fermer la route du commerce et refuser le passage à la malle +des Indes[208]». Mais l'Angleterre croyait être garantie contre +tout péril de ce genre, depuis que Méhémet-Ali avait été forcé +d'abandonner ses conquêtes en Asie. Le cabinet de Paris n'avait pas +non plus de raison de remettre cette question sur le tapis. Il était +trop heureux de voir que l'autorité du pacha, réduite à l'Égypte, +gagnait en solidité ce qu'elle avait perdu en étendue[209], et de +constater, contrairement à toutes les prédictions des journaux, que +la France gardait son crédit à Alexandrie, que ses conseils y étaient +réclamés et écoutés, que son commerce y était en progrès, que ses +religieux, chaque jour plus nombreux, y répandaient sa langue et son +influence. M. Guizot pouvait dire à la tribune, le 21 janvier 1843: +«Nos rapports avec l'Égypte sont les meilleurs qui aient jamais été.» + +[Note 207: Voir au tome IV.] + +[Note 208: Ce propos a été rapporté par le baron de Stockmar, qui le +tenait de sir Robert Peel lui-même.] + +[Note 209: Méhémet-Ali disait lui-même, en 1846, à M. de Bourqueney, +ambassadeur de France à Constantinople: «Les Anglais se disent +aujourd'hui mes amis; le fait est qu'en me débarrassant de ces sales +affaires de Syrie, ils m'ont rendu service.» (_La Grèce du roi Othon. +Correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis_; p. 72.)] + +La France n'était pas sortie partout en Orient aussi indemne de +la crise de 1840. Sur un autre point, en effet, cette crise avait +contribué à faire naître une question difficile, douloureuse, qui +devait longtemps embarrasser et attrister notre diplomatie: c'est +ce qu'on a appelé la question du Liban. Quelques explications +rétrospectives sont nécessaires pour la faire comprendre. On sait +que la partie de la Syrie nommée la Montagne est habitée par deux +races distinctes, rivales, ennemies: l'une, la plus nombreuse, +les Maronites, chrétiens aborigènes redevenus catholiques pendant +les croisades, depuis lors amis et clients de la France; l'autre, +les Druses, ni chrétiens ni musulmans, moins nombreux, mais plus +belliqueux et plus sauvages, que, depuis quelque temps, l'Angleterre +paraissait chercher à s'attacher. Par un privilège traditionnel +dont notre nation, protectrice séculaire des chrétiens d'Orient, +surveillait le maintien, la Montagne avait joui, jusqu'à la prise +de possession de la Syrie par Méhémet-Ali, d'une sorte d'autonomie; +petite république patriarcale et militaire, féodale et élective, +elle avait à sa tête un chef unique, sujet sans doute de la Porte, +lui payant tribut, mais chrétien et choisi, depuis plus de cent +ans, dans la puissante famille des Chéabs. La conquête égyptienne +porta une grave atteinte à cette organisation. Sans révoquer l'émir +Beschir, chef chrétien de la Montagne, le pacha supprima les libertés +de cette région et y établit, avec une extrême rigueur, son +autorité directe. De là des mécontentements que les agents anglais +s'empressèrent d'exploiter. Le gouvernement français, au contraire, +en appuyant Méhémet-Ali, semblait lui avoir sacrifié ses anciens +protégés. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, notre engouement +pour le pacha nous faisait perdre de vue nos traditions et nos +intérêts. Lors des mesures d'exécution prises contre Méhémet-Ali, +après le traité du 15 juillet 1840, l'émir Beschir passa aux Anglais, +aussitôt qu'il pressentit leur victoire, sans cependant se sauver +ainsi lui-même. En effet, la Porte, à peine rentrée en possession +de la Syrie, profita des circonstances pour abolir les privilèges +de la Montagne et substituer un pacha ottoman au chef chrétien. +L'arbitraire et l'anarchie, telles furent aussitôt les conséquences +de l'administration turque. Dès 1841, les Maronites, indignement +maltraités, poussèrent un cri de détresse et implorèrent le secours +de l'Europe. + +La France ne pouvait refuser de prêter l'oreille à cette plainte, +sans déserter son vieux rôle, sans répudier un patronage dont le +maintien importait grandement à son honneur et à son influence. +Toutefois, dès qu'elle voulut agir, elle se sentit gênée et affaiblie +par l'attitude même qu'elle venait de prendre dans le conflit du +sultan et du pacha. Après avoir laissé son client, Méhémet-Ali, +supprimer les privilèges des Maronites, avait-elle le même titre +qu'autrefois pour réclamer en leur nom? Pouvait-elle se flatter de +retrouver son ancien crédit auprès du divan, qui lui gardait rancune +de sa politique égyptienne et qui se flattait de pouvoir au besoin +lui opposer les puissances signataires du traité du 15 juillet 1840? +Et puis, du moment où les Turcs mettaient en discussion notre droit +de protection sur les chrétiens d'Orient, n'étaient-ils pas quelque +peu fondés à faire observer que la situation respective de la France, +de l'Europe et de l'Empire ottoman avait bien changé depuis l'époque +où ce droit s'était établi? Sous l'ancien régime, nous étions les +alliés du sultan, ne lui suscitant aucun embarras, ne lui inspirant +aucune inquiétude; depuis un demi-siècle, au contraire, la Porte, +non sans en garder ressentiment, nous avait vus successivement +faire l'expédition d'Égypte, délivrer la Grèce, conquérir l'Algérie, +émanciper à demi Tunis et soutenir Méhémet-Ali. Autrefois, nous +étions le seul État chrétien en rapports intimes avec la cour +de Constantinople; maintenant, les autres puissances, notamment +l'Angleterre et la Russie, y avaient des intérêts considérables et +y exerçaient une influence généralement rivale de la nôtre. Comme +l'a écrit M. Guizot, nous avions cessé d'être aussi nécessaires à la +Porte et nous lui étions devenus suspects. + +Vers la fin de 1841, comprenant que, dans une telle situation, ses +représentations isolées n'auraient pas grande chance d'être écoutées +par la Turquie, le cabinet de Paris proposa aux grandes puissances +d'agir de concert. L'Autriche se montra bien disposée, quoique un +peu molle. L'Angleterre, où l'on ne faisait pas encore profession de +l'entente cordiale, fut plus hésitante, partagée entre son habitude +de protéger les Druses et l'indignation que les traitements infligés +aux Maronites ne pouvaient manquer d'inspirer à l'esprit droit de +lord Aberdeen. Quant à la Russie, nous ne pouvions compter sur son +concours que si, en nous le refusant, elle s'exposait à se trouver +isolée. Notre gouvernement s'aperçut vite qu'avec une Europe aussi +peu unie, on ne parviendrait pas à imposer à la Porte la restauration +intégrale des anciens privilèges du Liban et le rétablissement du +chef chrétien unique. Faute de mieux et tout en déclarant ne pas +voir là une satisfaction définitive, il se rallia à un expédient +transactionnel imaginé par M. de Metternich et appuyé par le cabinet +britannique. Il s'agissait d'obtenir de la Porte qu'elle dédoublât +l'administration du Liban; les Druses devaient avoir à leur tête un +magistrat de leur race; de même pour les Maronites. Le gouvernement +ottoman, après avoir essayé d'éluder cette demande, finit par +déclarer, d'assez mauvaise grâce, le 7 décembre 1842, qu'il se +conformerait au voeu des puissances. + +La mesure, qui n'eût jamais pu être bien efficace, ne fut même pas +sérieusement et sincèrement exécutée. Les pachas turcs conservèrent +la réalité du pouvoir et s'appliquèrent à prolonger un état +d'anarchie qui leur paraissait servir la prépotence ottomane, en +affaiblissant les deux races rivales. Les choses en vinrent à ce +point que, dans les premiers mois de 1845, une véritable guerre +civile éclata entre les Maronites et les Druses; ces derniers, +appuyés plus ou moins ouvertement par les Turcs, eurent généralement +le dessus et se livrèrent aux plus atroces excès. + +Le gouvernement français n'avait pas attendu ces lamentables +événements, pour se convaincre que la réforme nominale obtenue +en 1842 n'avait remédié à rien. Éclairé par l'expérience, pressé +par les orateurs qui, dans les deux Chambres, se faisaient les +avocats des Maronites, notamment par M. de Montalembert, M. +Guizot s'était bientôt décidé à modifier sa première attitude et +à réclamer le retour à l'ancien état de choses, le rétablissement +d'une administration unique et chrétienne. S'en étant ouvert aux +autres puissances, il trouva assez bon accueil auprès de M. de +Metternich. Mais, même après l'établissement de l'entente cordiale, +il ne parvint pas à amener à cette idée le cabinet de Londres. +Lord Aberdeen se disait très sincèrement désolé de l'anarchie du +Liban, prêt à s'associer à nous pour y mettre un terme; seulement, +il contestait l'efficacité du moyen que nous proposions. Incapable +personnellement d'encourager ou d'excuser les Druses, il était trop +souvent mal éclairé sur leur conduite, par ses agents en Syrie; +ceux-ci, obstinés dans les vieilles rivalités, ne voyaient, dans ces +féroces montagnards, que des protégés de l'Angleterre à soutenir +quand même contre les protégés de la France; le consul britannique à +Beyrouth put même être accusé d'avoir été l'instigateur ou tout au +moins le complice de ceux qui, en 1845, prirent les armes contre les +Maronites. Dans ces conditions, notre demande d'une administration +unique n'avait pas chance de réussir à Constantinople. Aussi, tout en +la maintenant, notre gouvernement ne négligea-t-il pas de présenter +des réclamations moins radicales, pour lesquelles il fut appuyé par +l'Autriche et même, dans une certaine mesure, par l'Angleterre. +Ces efforts ne furent pas absolument infructueux. En 1845 et dans +les années qui suivirent, diverses réformes, plus sérieusement +accomplies que celle de 1842, apportèrent des améliorations réelles, +bien qu'encore incomplètes, à la situation des Maronites. La +diplomatie du gouvernement de Juillet ne put obtenir davantage. + + +III + +Les difficultés qui entravaient notre diplomatie dans la question du +Liban devaient lui faire chercher, sur cette vaste scène de l'Orient, +un autre point où elle pût agir plus efficacement. Y avait-il chance +de le trouver dans le jeune royaume de Grèce? On sait comment, à la +fin de la Restauration, la France, l'Angleterre et la Russie étaient +intervenues dans la création de cet État; elles avaient ainsi acquis +le droit et contracté l'obligation de surveiller et de seconder ses +débuts. Ceux-ci n'avaient pas été heureux. Plusieurs siècles de +servitude, suivis de plusieurs années d'insurrection, ne sont pas une +bonne école pour les moeurs publiques. Aussitôt les Turcs chassés, le +pays avait été en proie à une anarchie sanglante et ruineuse. Pour +y remédier, les trois puissances protectrices cherchèrent un roi; +elles eurent de la peine à le trouver; Léopold, le futur souverain +de la Belgique, un moment choisi en 1830, se déroba. Force fut de se +rabattre, en 1832, sur un prince encore mineur, Othon, second fils du +roi de Bavière. La France, l'Angleterre et la Russie lui accordèrent, +comme dot, la garantie collective d'un emprunt de soixante millions. +Les Bavarois qui, dans les premières années, administrèrent sous +le nom du jeune roi, le firent avec une main d'une lourdeur toute +germanique, irritant l'amour-propre national, sans satisfaire les +intérêts ni même maintenir l'ordre matériel et la paix intérieure. +En 1837, quand Othon commença à gouverner lui-même avec le concours +de ministres indigènes, les choses n'en marchèrent pas mieux; esprit +honnête, mais court, obstiné et hésitant, tenant à son pouvoir +absolu sans en rien faire, le Roi n'était ni aimé de ses sujets, +ni considéré par les diplomates étrangers. Le désordre financier +était extrême, au grand déplaisir des États garants de l'emprunt. +Pour comble de malheur, les dissensions intestines--la plus +dangereuse peut-être des maladies dont souffrait la Grèce--étaient +encore aggravées par la rivalité des trois puissances tutrices. Si +celles-ci, à l'origine, avaient agi en commun pour faire reconnaître +l'indépendance hellénique, ce n'était pas qu'il y eût entre elles, +sur cette question, un réel accord de vues; c'était au contraire par +méfiance réciproque, pour se surveiller et se contenir mutuellement; +chacune avait craint que l'autre ne voulût exploiter ce mouvement +à son profit exclusif. Le nouvel État créé, cette méfiance +persista. Les factions grecques l'exploitèrent, et bientôt elles se +distinguèrent en parti français, parti russe, parti anglais; chaque +chef de légation, devenu patron d'un parti, épousait ses prétentions, +s'associait à ses cabales et mettait son amour-propre à le faire +triompher sur les autres. + +Jusqu'en 1841, la prépondérance à Athènes avait été surtout +disputée entre la Russie et l'Angleterre. La France avait été trop +occupée chez elle, ou, quand elle avait eu le loisir de songer à +un rôle en Orient, sa pensée s'était dirigée de préférence vers +l'Égypte. Ce fut seulement après le déboire éprouvé de ce côté +que M. Guizot manifesta, par une dépêche adressée le 11 mars 1841 +aux autres cabinets, le dessein de «reporter sur la Grèce une +attention» qui, ajoutait-il, avait été jusque-là «distraite par +des questions plus urgentes[210]». Et pour commencer, il envoya +en mission extraordinaire et temporaire à Athènes M. Piscatory, +homme de ressources et de résolution, esprit élevé et ardent, +ayant une situation politique importante en France et jouissant en +Grèce d'une grande popularité personnelle pour avoir jadis, dans +la guerre de l'Indépendance, fait le coup de feu à côté des plus +vaillants palikares. Son arrivée amena naturellement les Grecs à +reporter leurs regards vers la France. Aussi bien savaient-ils que +là étaient leurs amis les plus sincères; à Londres, on ne s'était +résigné que d'assez mauvaise grâce à la création d'un État qui +démembrait l'Empire ottoman; à Saint-Pétersbourg, si l'on voulait +bien d'une Grèce vassale du Czar, on jalousait une Grèce trop forte +et trop indépendante; à Paris seulement, on avait applaudi sans +arrière-pensée à la résurrection d'un peuple ayant un passé si +glorieux, et on lui souhaitait sincèrement de grandes destinées. +Le dessein de M. Guizot n'était pas de rentrer, à Athènes, dans la +vieille politique d'antagonisme, dont au même moment il essayait de +sortir à Madrid. Partant de cette double idée que notre premier, +notre unique intérêt en Grèce était la durée et la prospérité du +nouvel État, ensuite que l'un des principaux obstacles à cette +durée et à cette prospérité était le conflit d'influence entre les +puissances protectrices, il désirait y substituer le concert. Dès +la fin de 1841, il s'en expliqua très nettement avec lord Aberdeen. +«Il est bien nécessaire, écrivait-il, que nous fassions cesser, sur +les lieux mêmes, ces jalousies aveugles, ces rivalités puériles, ces +luttes sur les petites choses, tout ce tracas d'en bas qui dénature +et paralyse la bonne politique d'en haut[211].» Le secrétaire d'État +britannique accueillit bien ces ouvertures et envoya des instructions +dans le même sens à sir Edmond Lyons. Celui-ci, qui, depuis 1832, +représentait l'Angleterre à Athènes, était un ancien capitaine de +vaisseau, homme du monde aimable, gai, naturel, mais diplomate +impérieux, soupçonneux, cassant, grossissant sans mesure tous les +incidents secondaires, prêt à partir en guerre pour les moindres +difficultés, tout imbu de l'esprit de lord Palmerston qui le tenait +en grande faveur; nul n'avait été plus passionnément engagé dans +toutes les querelles d'influence en Grèce. Un tel agent pouvait-il +devenir l'instrument d'une politique d'entente? En tout cas, pour +l'y contraindre, il eût fallu porter à ces affaires une attention +plus soutenue et plus énergique que ne le faisait à cette époque lord +Aberdeen. M. Guizot lui-même, absorbé par d'autres questions, ne +donna pas, pour le moment, grande suite à l'initiative qu'il avait +prise en 1841. L'année 1842 et le commencement de 1843 s'écoulèrent +donc sans que l'état des choses à Athènes fût sérieusement modifié. + +[Note 210: Cette dépêche est citée intégralement dans les Pièces +justificatives des _Mémoires de M. Guizot_. C'est à ces Mémoires, +et aussi à l'ouvrage de M. d'Haussonville sur l'_Histoire de la +politique extérieure de 1830 à 1848_, que sont empruntés les +documents qui seront cités dans la suite de cet exposé, sans +indication de source spéciale.] + +[Note 211: Lettre à M. de Sainte-Aulaire, en date du 8 octobre 1841.] + +Ce fut vers le milieu de 1843, à l'époque où l'entente cordiale +tendait à devenir la règle générale des rapports entre l'Angleterre +et la France, que la question grecque fut remise sur le tapis et +prit assez d'importance pour que M. Guizot l'appelât, quelques +mois plus tard, à la tribune, «la grande affaire de l'Orient». Dès +juin 1843, M. Piscatory fut renvoyé à Athènes, non plus en mission +temporaire, mais avec la qualité de ministre de France. Il lui était +recommandé «de beaucoup faire et même sacrifier, pour maintenir le +concert avec ses collègues», spécialement avec sir Edmond Lyons. +«C'est, ajoutait M. Guizot, le seul moyen d'action efficace..... +Je ne sais pas jusqu'où nous mènerons ce concert; mais il faut le +mener aussi loin que nous le pourrons; par le concert et pendant sa +durée, nous nous fortifierons pour le moment où il nous manquera.» +En même temps, notre ministre saisissait l'occasion d'un débat à la +Chambre des pairs, le 21 juillet 1843, pour proclamer solennellement +la politique d'entente qu'il prétendait inaugurer en Grèce. À peine +arrivé à Athènes, M. Piscatory s'appliqua loyalement à exécuter ses +instructions. «Je me fais petit, écrivait-il à M. Guizot; j'ai même +un peu brusqué mes amis. Je fais ici un métier bien contraire à ma +nature; je me contrarie sur tout, et je fais d'énormes sacrifices à +mes collègues, qui n'en font aucun..... Ne croyez pas que je sois las +du mauvais quart d'heure qu'en toutes choses il faut savoir passer; +j'enrage souvent, mais je sais vouloir, et je voudrai jusqu'au bout.» + +Des événements allaient s'accomplir qui rendaient le concert des +puissances plus nécessaire encore à la Grèce. Le 15 septembre 1843, +un soulèvement populaire arracha au roi Othon la promesse d'une +constitution libérale et la convocation d'une assemblée nationale +chargée de la rédiger. À la différence du cabinet de Londres, +celui de Paris n'avait pas désiré cette révolution: le système +parlementaire lui paraissait d'une application bien difficile avec +une nation si divisée et si inexpérimentée, une royauté si neuve +et si impopulaire; à son avis, il eût mieux valu s'en tenir à des +réformes administratives. Mais, le fait accompli, il se montra tout +disposé à s'unir à l'Angleterre pour seconder la mise en train +du nouveau régime. De Londres et de Paris, on envoya donc les +mêmes instructions. Tandis que M. Guizot écrivait à M. Piscatory: +«Persistez à subordonner les intérêts de rivalité à l'intérêt +d'entente, la petite politique à la grande», lord Aberdeen mandait à +sir Edmond Lyons: «Je vois avec regret que vous avez une tendance à +maintenir l'ancienne distinction des partis... Gardez-vous bien de +mettre en avant Maurocordato, ou tout autre, comme le représentant +de la politique et des vues anglaises. Je suis sûr que le ministre +de France recevra les mêmes instructions quant à Colettis et à ceux +qui se prétendraient les soutiens des intérêts français... Ce serait +une grande pitié, quand les gouvernements sont entièrement d'accord, +que quelque jalousie locale ou les prétentions personnelles de nos +amis vinssent aggraver nos difficultés.» Ces recommandations ne +furent pas sans effet. M. Piscatory marcha résolument dans la voie +qui lui était prescrite, étonnant parfois nos amis du parti français, +mais finissant par obtenir du plus grand nombre qu'ils suivissent +nos conseils d'union. Sir Edmond Lyons lui-même, frappé d'un tel +exemple et pressé par son chef, avait meilleure attitude que dans le +passé. L'union si patente de la France et de l'Angleterre, jointe +à l'abstention de la Russie, qui boudait la constitution, amena à +Athènes, sinon la paix, du moins une sorte de suspension d'armes +entre les partis; elle permit de passer sans accident le périlleux +défilé de la réunion de l'assemblée nationale et de la confection +de la constitution. Heureux résultat que M. Guizot célébrait à la +tribune de la Chambre des députés, le 21 janvier 1844, et dont, avec +raison, il faisait honneur à l'entente cordiale. + +Le gouvernement français eut bientôt occasion de prouver la loyauté +avec laquelle il était résolu à pratiquer cette entente. Le premier +cabinet formé à Athènes, en avril 1844, après le vote de la +constitution, eut à sa tête le chef du parti anglais, Maurocordato; +M. Piscatory le soutint ouvertement. Pour le coup, sir Edmond Lyons +parut comprendre la vertu de l'entente cordiale; il n'avait pas +assez d'éloges pour M. Piscatory. Quant à lord Aberdeen, il était +tout heureux; à ceux qui, autour de lui et jusque dans le sein du +cabinet, doutaient des avantages de sa politique et objectaient que +son premier effet avait été, en Espagne, le triomphe de l'influence +française, il montrait, en Grèce, le parti anglais au pouvoir. +«Voilà, leur disait-il, à quoi sert l'entente[212]!» + +[Note 212: Lettres de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 2 et du 3 +mai 1844.] + +Cette lune de miel ne devait malheureusement pas durer. Maurocordato +s'appuyait sur une base trop étroite. Le parti anglais, composé +d'hommes relativement éclairés et ouverts aux idées européennes, +n'était guère qu'un état-major sans soldats. La masse de la nation +allait bien plus volontiers soit au parti religieux patronné par la +Russie, soit surtout au parti populaire, guerrier et patriote, qui se +recommandait de la France. Si le cabinet avait avec lui les habits, +il avait contre lui les fustanelles, de beaucoup les plus nombreuses. +On s'en aperçut aux élections générales auxquelles il fallut procéder +en juillet 1844. Elles furent un désastre pour Maurocordato, qui +dut céder la place à un ministère réunissant Colettis, le chef du +parti français, et Metaxa, le chef du parti russe. Cette association +n'impliquait pas un partage égal d'influence; la prépondérance +appartenait à Colettis. + +Notre diplomatie n'avait rien fait, ni pour renverser Maurocordato, +à qui elle avait toujours prêté appui, ni pour pousser en avant +Colettis, qu'elle avait au contraire tâché de contenir; tout était +arrivé par le mouvement naturel de l'opinion en Grèce. L'événement +accompli, M. Guizot n'eut qu'une préoccupation, atténuer le +déplaisir et la mortification qu'en devait ressentir l'Angleterre. +Il faisait écrire à notre chargé d'affaires à Londres: «Ne laissez +pas croire que nous acceptions le moins du monde comme un succès +nôtre, c'est-à-dire français, la chute de Maurocordato[213].» Tout +en reconnaissant la nécessité d'aider Colettis, il voulait qu'on +ménageât le plus possible les hommes du parti anglais et qu'on ne +fournît aucun grief au cabinet de Londres. «Je crains, écrivait-il +à M. Piscatory, que nous ne retombions dans ce qui a, si longtemps +et sous tant de formes diverses, perdu les affaires grecques, +la division et la lutte des partis intérieurs et des influences +extérieures. Donnez, Colettis et vous, un démenti à ce passé. Je +vous y aiderai de tout mon pouvoir.» Et encore: «Dites-vous souvent +que, quelque intérêt que nous ayons à Athènes, ce n'est pas là +que sont les plus grandes affaires de la France.» En même temps, +il s'adressait directement à lord Aberdeen, et tâchait par de +loyales explications, par des assurances répétées, de dissiper ses +préventions et de calmer ses inquiétudes. + +[Note 213: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, en date du 27 +septembre 1844. (_Documents inédits._)] + +C'était au tour de l'Angleterre de se conduire comme nous l'avions +fait pendant que ses clients étaient au pouvoir, de sacrifier ses +préférences de personne et de parti à la nécessité supérieure de +l'entente. Sir Edmond Lyons prit aussitôt une attitude absolument +contraire: tout entier à son dépit, il ne se donna même pas la peine +de le voiler, se brouilla ouvertement avec M. Piscatory, et commença +une guerre acharnée contre Colettis. Chez lord Aberdeen lui-même, il +semblait que la droiture habituelle d'esprit fût un peu altérée par +le désappointement que lui avait causé la chute de Maurocordato. M. +Guizot s'en rendait compte, et, dès le premier jour, il écrivait à M. +Piscatory: «Quand on attaquait lord Aberdeen sur l'entente cordiale, +quand on lui demandait quelle part de succès il y avait, la Grèce +était sa réponse, sa réponse non seulement à ses adversaires, mais +aussi à ceux de ses collègues qui hésitaient quelquefois dans sa +politique... Il a perdu cette réponse. Il est aujourd'hui, en Grèce, +dans la même situation qu'en Espagne; à Athènes, comme à Madrid, +il expie les fautes, il paye les dettes de lord Palmerston et de +ses agents. C'est un lourd fardeau; il en a de l'inquiétude et de +l'humeur.» Nos protestations, bien que non absolument inefficaces, +ne suffirent pas à dissiper cette humeur. Lord Aberdeen ne pouvait +se défaire de cette idée que la présence de Colettis au ministère +était un danger, et que M. Piscatory n'avait pas été étranger au +renversement de Maurocordato. C'était, du reste, la conviction +générale en Angleterre. Un député whig, M. Cochrane, ayant dit, en +pleine Chambre des communes, que la conduite de M. Piscatory avait +été «honteuse et dégradante», sir Robert Peel se bornait à répondre: +«Quant à la conduite de M. Piscatory, la Chambre m'excusera si je +n'en dis rien; je ne pense pas qu'il soit dans les convenances que +j'exprime publiquement mon opinion sur un agent étranger.» Tout ce +que M. Guizot put obtenir de lord Aberdeen fut la recommandation +faite à sir Edmond Lyons, qui n'en tint pas compte, de se montrer +poli avec M. Piscatory, «de ne prendre part à aucune menée contre +M. Colettis, et de ne tenter aucun effort pour faire prévaloir +l'influence anglaise[214]». + +[Note 214: Instructions du 11 novembre 1844.] + +L'espoir de lord Aberdeen était que Colettis échouerait comme +Maurocordato. Le problème ne paraissait-il pas insoluble? Dans un +pays où n'existait même pas la notion d'un état social régulier[215], +il fallait fonder un gouvernement, créer une administration, et même +faire fonctionner le régime parlementaire. Un événement, survenu +au milieu de 1845, rendit la situation plus difficile encore: +Metaxa s'étant brouillé avec Colettis, celui-ci resta seul maître +du pouvoir, ayant contre lui la coalition des deux partis russe et +anglais, sans autre point d'appui que son propre parti, nombreux à +la vérité, mais ignorant et turbulent. Et lui-même, qu'était-il? Un +ancien conspirateur, un ancien chef de palikares. Oui, mais depuis +la guerre de l'Indépendance il avait séjourné, pendant plus de sept +années, à Paris, comme ministre de Grèce; là, au spectacle des choses +d'Occident, dans le commerce intime d'hommes tels que M. Guizot et +le duc de Broglie, cet esprit naturellement sagace et supérieur +s'était initié à la civilisation, jusque-là tout à fait ignorée de +lui; sans dépouiller entièrement son premier tempérament, ni faire +disparaître toute sa barbarie d'origine, en en conservant ce qui le +maintenait en communion avec ses compatriotes, il avait peu à peu +acquis plusieurs des qualités de l'homme d'État. Aussi, une fois au +pouvoir, étonna-t-il tout le monde par son sens du gouvernement, +son esprit de mesure, son sang-froid, son aplomb, son adresse, +sa fécondité de ressources. Il domina ses adversaires et, ce qui +était peut-être plus malaisé, contint ses partisans. Non sans doute +qu'il eût du premier coup transformé en sujets soumis, en citoyens +corrects, des hommes dont plusieurs semblaient plutôt préparés +au métier de brigands; trop souvent il ne pouvait les satisfaire +qu'aux dépens de l'impartialité et de la régularité administratives. +Finances, justice, armée, police, rien n'était encore bien organisé; +certaines notions de moralité demeuraient fort obscurcies. C'était le +legs du passé, la conséquence d'habitudes anciennes qu'on ne pouvait +corriger en quelques mois. «On n'a jamais fait du pain blanc avec de +la farine noire», disait philosophiquement Colettis. Et cependant, +malgré tout, il y avait un réel progrès: le jeune royaume jouissait +d'une tranquillité relative, d'un commencement de prospérité qu'il +n'avait pas connus jusqu'alors et qui, pour le moment, paraissaient +lui suffire. Le premier ministre se montrait l'homme d'une transition +nécessaire entre l'anarchie barbare où la Grèce n'eût pu demeurer +plus longtemps sans périr, et le gouvernement régulier, moderne, +occidental, pour lequel elle n'était pas mûre. + +[Note 215: M. Thouvenel, alors secrétaire d'ambassade à Athènes, +écrivait le 20 décembre 1845: «Rien ici n'est solide, si ce n'est +un instinct de désordre, de rapine, historiquement très explicable, +mais fort embarrassant pour former un État.» (_La Grèce du roi Othon, +correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis_, p. 8.)] + +Ce succès réel gagna à Colettis la sympathie de tous les témoins +impartiaux, même des envoyés des cours allemandes qui avaient d'abord +partagé les méfiances de la légation anglaise[216]. Mais il exaspéra +sir Edmond Lyons, qui n'en devint que plus obstiné et plus acharné +dans son hostilité. «C'est un fou furieux», écrivait-on d'Athènes, +le 20 décembre 1845[217]. Notre légation ne pouvait laisser sans +défense Colettis ainsi attaqué; force était de venir à son secours. +M. Piscatory n'était pas homme à déserter une telle tâche. À son +tempérament ardent, vaillant, énergique, la lutte coûtait moins +qu'une attitude de réserve et d'observation. Nul n'était plus homme +d'action et de commandement. Il prit donc sans hésitation, et même +probablement avec quelque plaisir, le rôle auquel l'obligeaient les +provocations de sir Edmond Lyons. Il se fit ouvertement le patron +du ministre que la légation anglaise prétendait renverser, le chef +du parti qui se disait «français», ne s'effarouchant pas de ce +que ce parti avait encore d'un peu sauvage, tâchant seulement de +le discipliner. «Nous nous sommes placés au milieu des palikares, +écrivait l'un des jeunes membres de la légation française, M. +Thouvenel; nos amis ne nous font pas toujours honneur, mais ils +sont les plus forts[218].» Il fut en effet bientôt visible, comme +le disait encore M. Thouvenel, que «M. Lyons était battu à plate +couture par M. Piscatory[219]». Le parti anglais ne comptait plus que +douze voix à la Chambre. Jamais notre influence n'avait été aussi +prépondérante à Athènes: c'était manifestement le ministre de France +qui gouvernait la Grèce. + +[Note 216: Voir notamment un Mémoire rédigé en avril 1846 par +l'envoyé d'Autriche, le comte Prokesh. (HAUSSONVILLE, _Histoire de la +politique extérieure du gouvernement français_, 1830-1848, p. 107.)] + +[Note 217: _La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel_, +p. 11.] + +[Note 218: _Ibid._--M. Thouvenel ajoutait, quelques jours plus tard: +«Nous sommes ici, il ne faut pas nous le dissimuler, les amis de la +canaille; mais cette canaille, après tout, est la masse du pays, +et c'est là que, pour être forts, nous avons dû poser notre camp.» +(_Ibid._, p. 13.)] + +[Note 219: _Ibid._, p. 113.] + +Y avait-il lieu de se féliciter sans réserve d'un pareil résultat? +Ne fallait-il pas reconnaître, au contraire, qu'une telle situation +était anormale, et qu'elle pouvait avoir de fâcheuses conséquences +pour la Grèce comme pour la France? La Grèce n'avait chance de +s'affermir et de se développer, de surmonter ses difficultés +intérieures et extérieures, qu'avec l'appui de toutes les puissances +protectrices, et elle était certainement trop faible pour supporter, +sans en beaucoup souffrir, la rivalité diplomatique dont elle était +l'objet et le théâtre. D'ailleurs, si la maladresse de sir Edmond +Lyons et l'habileté de M. Piscatory donnaient momentanément le +dessous au parti anglais, l'Angleterre avait en Orient une situation +trop forte pour qu'il fût indifférent à un petit État d'encourir +son hostilité ou seulement sa bouderie. Quant à la France, hors la +satisfaction d'amour-propre de primer sur une scène bien étroite +et d'infliger un échec mérité à qui lui cherchait une méchante +querelle, de quel grand intérêt politique était pour elle cette +lointaine victoire? Quel profit trouvait-elle à dominer la Grèce, +quel honneur à paraître solidaire et responsable d'un gouvernement +après tout fort imparfait? Pouvait-elle se flatter de jouer un grand +rôle dans le Levant, au moyen de cet État encore mal assis auquel +on devait souhaiter, avant tout, une prudente immobilité, et dont +les ambitions n'eussent pu d'ailleurs se satisfaire qu'au préjudice +de notre politique traditionnelle sur le Bosphore? Tout cela, sans +doute, n'était pas une raison de se désintéresser absolument de ce +qui se passait en Grèce; mais c'était une raison de ne s'y engager +qu'avec mesure. Sur place, dans la chaleur de la lutte, cette mesure +était difficile à garder, surtout pour M. Piscatory. Il ne savait +pas faire petitement et n'était pas l'homme des rôles effacés ou +médiocres. C'était affaire à ceux qui l'employaient de lui choisir +des postes à sa taille. M. Thouvenel écrivait finement, d'Athènes, le +20 décembre 1845: «Ici, comme à Madrid, il est à désirer qu'on tienne +le jeu, mais sans y trop mettre; le gain ne vaut pas les émotions +de la partie.» Puis il ajoutait tout bas, en parlant de son chef de +légation: «Je crois qu'il a trop mis au jeu[220].» + +[Note 220: _La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel_, +p. 9 et 11.] + +À Paris, on savait gré sans doute à M. Piscatory et à Colettis de +leur habileté et de leur succès: on ne songeait ni à les désavouer, +ni à leur conseiller une capitulation. Mais on ne se voyait pas sans +chagrin entraîné dans une politique si différente de celle qu'on +avait rêvée et qu'un moment on avait cru tenir. M. Désages écrivait +à M. Thouvenel, le 20 mai 1846: «Oui, c'est un grand mal que nous +ayons à prendre si complètement, si ouvertement à notre compte la +défense et la protection du cabinet d'Athènes. C'est mauvais pour +la Grèce et pour nous, car la pression contre ce cabinet s'accroît +indubitablement de l'influence déclarée, patente, que nous donne +sur lui le besoin qu'il a de notre appui. À cela, je ne vois, pour +le présent du moins, aucun remède. Le seul palliatif est dans la +continuation de notre bonne entente avec les légations et les cours +allemandes[221].» Quant à M. Guizot, il avait trop vivement désiré +l'accord, il était trop pénétré de ses avantages supérieurs, pour ne +pas regretter le conflit, même quand il y avait l'avantage. Il ne se +lassait pas de faire appel à lord Aberdeen pour rétablir cet accord. +Il profitait de la seconde entrevue d'Eu, en septembre 1845, pour +dire au ministre anglais «tout ce qu'il pensait» de la conduite de +sir Edmond Lyons. Peu auparavant, M. de Metternich, pressé par nous, +avait aussi «fait une charge à fond» sur le secrétaire d'État. Tout +cela à peu près sans aucun résultat. «Je crois, écrivait M. Guizot +en novembre 1845, lord Aberdeen bien près d'être convaincu que Lyons +juge mal les affaires de Grèce et conduit mal celles de l'Angleterre +en Grèce; mais, mais, mais... je m'attends à la prolongation de +cette grosse difficulté.» Si désireux qu'il fût de mettre fin au +désaccord, notre ministre en prenait virilement son parti, du moment +où la politique britannique le rendait inévitable. «Il faut vivre +avec ce mal-là, écrivait-il à M. Piscatory; nous ne sommes pas en +train d'en mourir. Je regrette le fait, mais je m'y résigne.» C'est +qu'au fond, là comme en Espagne, il se sentait garanti contre de +trop fâcheuses conséquences, par la présence de lord Aberdeen au +_Foreign office_. S'il désespérait d'obtenir qu'il réprimât son +agent, il savait n'avoir à craindre de sa part aucune démarche +offensive qui pût faire dégénérer la querelle des deux légations en +un conflit des deux gouvernements. L'entente cordiale, pour n'avoir +pas produit dans les affaires de Grèce ce qu'on en attendait, n'y +était donc pas absolument inefficace: elle localisait le dissentiment +et l'empêchait d'avoir un contre-coup sur un plus vaste théâtre. + +[Note 221: _La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel_, +p. 73.] + + +IV + +On le voit, sur quelques-uns des points où l'on tâchait de +l'appliquer, l'entente cordiale n'allait pas sans difficultés. +Nouvelle preuve de cette vérité souvent constatée que, pour être +quelquefois raisonnable et utile, l'alliance anglaise est rarement +commode et agréable, surtout quand elle se trouve être, comme sous +la monarchie de Juillet, l'alliance nécessaire. Toutefois, là même +où cette entente était d'une exécution pénible et imparfaite, il +ne semblait pas que, du côté de la France, on pût se plaindre des +résultats obtenus. En Grèce comme en Espagne, si le cabinet de +Londres ne nous donnait pas le concours que nous eussions désiré, du +moins il nous laissait à peu près le champ libre, et, dans ces deux +pays où naguère l'influence anglaise dominait, l'influence française +avait maintenant le dessus. N'était-ce pas à croire que M. de +Metternich devinait juste quand, tout au début de l'entente cordiale, +le 12 octobre 1843, il avait fait cette sorte de prophétie: «Dans +une rencontre avec Louis-Philippe et M. Guizot, lord Aberdeen tirera +toujours la courte paille[222].» Cette impression persista à Vienne, +et, au commencement de 1846, l'ambassadeur d'Autriche à Londres +mandait à son gouvernement que «lord Aberdeen était complètement +dominé par l'ascendant de M. Guizot[223]». C'était naturellement sous +ce jour qu'en Angleterre l'opposition whig s'appliquait à présenter +les choses. Le journal de lord Palmerston, le _Morning Chronicle_, +disait en janvier 1845: «M. Guizot a tellement fasciné lord Aberdeen +qu'il n'est rien que celui-ci puisse lui refuser. M. Guizot a abaissé +notre influence en Espagne, en Grèce, en Belgique; il s'est moqué de +nous au Maroc, nous a insultés à Taïti, abandonnés au Texas, a usurpé +nos droits au Brésil... Tout serait préférable au compérage entre M. +Guizot et lord Aberdeen, compérage dans lequel ce dernier joue son +rôle sempiternel d'aimable dupe et sacrifie à la paix à tout prix les +plus chers intérêts et la véritable dignité de son pays.» Plus tard, +après la chute du ministère tory, un homme d'État whig, plus modéré +que lord Palmerston, lord Clarendon, s'expliquant dans l'intimité +sur le reproche fait ainsi à lord Aberdeen, le déclarait fondé; +il attribuait à son «laisser faire» le «succès des intrigues de +Louis-Philippe». «Les agents anglais, ajoutait-il, n'importe où ils +étaient, avaient été rendus dépendants des agents français, au point +qu'ils n'osaient se plaindre d'aucun mauvais procédé de ces derniers, +sachant que ce serait s'exposer à une réprimande et courir le risque +d'être humiliés dans l'exercice public de leur fonction[224].» + +[Note 222: J'ai déjà eu occasion de citer ce propos. (_Mémoires de +Metternich_, t. VI, p. 690.)] + +[Note 223: Lettre du comte de Flahault à M. Guizot, du 6 février +1846. (_Documents inédits._)] + +[Note 224: _The Greville Memoirs, second part_, vol. III, p. 16.] + +Ce qui est en tout cas certain, c'est que l'entente cordiale se +maintenait principalement par les rapports personnels d'amitié, +d'estime, de confiance, établis depuis la première entrevue d'Eu, en +1843, entre M. Guizot et lord Aberdeen. Ils avaient pris peu à peu +l'habitude de s'écrire directement dans les circonstances délicates, +cherchant ainsi à donner à leurs communications le caractère d'un +tête-à-tête. Il suffit de se rappeler quelles étaient les qualités de +M. Guizot, l'autorité et la hauteur de son esprit, pour être assuré +qu'un pareil tête-à-tête ne devait pas tourner à son désavantage. +Jusqu'où allait cette loyale et confiante intimité, on en peut juger +par ce que nous connaissons de la correspondance des deux ministres. +Un jour, par exemple, M. Guizot, apprenant que lord Aberdeen était +un peu troublé par les rapports de quelqu'un de ses diplomates, d'un +Bulwer ou d'un Lyons, lui écrivait: «Ce que nous avons, je crois, +de mieux à faire l'un et l'autre, c'est de mettre en quarantaine +sévère tous les rapports, bruits, plaintes, commérages, qui peuvent +nous revenir sur les menées secrètes ou les querelles de ménage de +nos agents; pour deux raisons: la première, c'est que la plupart de +ces commérages sont faux; la seconde, c'est que, même quand ils ont +quelque chose de vrai, ils méritent rarement qu'on y fasse attention. +L'expérience m'a convaincu, à mon grand regret, mais enfin elle +m'a convaincu que nous ne pouvions encore prétendre à trouver ou à +faire soudainement passer dans nos agents la même harmonie, la même +sérénité de sentiments et de conduite qui existe entre vous et moi. +Il y a, chez nos agents dispersés dans le monde, de grands restes de +cette vieille rivalité inintelligente, de cette jalousie aveugle et +tracassière qui a longtemps dominé la politique de nos deux pays. +Les petites passions personnelles viennent s'y joindre et aggravent +le mal. Il faut lutter, lutter sans cesse et partout contre ce +mal, mais en sachant bien qu'il y a là quelque chose d'inévitable +et à quoi, dans une certaine mesure, nous devons nous résigner. +Nous nous troublerions tristement l'esprit, nous nous consumerions +en vains efforts, si nous prétendions prévenir ou réparer toutes +les atteintes, tous les mécomptes que peut recevoir çà et là notre +bonne entente. Si ces atteintes sont graves, si elles compromettent +réellement notre politique et notre situation réciproque, portons-y +sur-le-champ remède, d'abord en nous disant tout, absolument tout, +pour parvenir à nous mettre d'accord, vous et moi, ensuite en +imposant nettement à nos agents notre commune volonté. Mais, sauf +de telles occasions, laissons passer, sans nous en inquiéter, bien +des difficultés, des tracasseries, des humeurs, des mésintelligences +locales qui deviendraient importantes si nous leur permettions de +monter jusqu'à nous, et qui mourront dans les lieux mêmes où elles +sont nées, si nous les condamnons à n'en pas sortir[225].» + +[Note 225: Lettre du 3 décembre 1844, citée par M. Guizot dans son +étude sur Robert Peel.] + +Pour pratiquer cette amitié avec M. Guizot, lord Aberdeen ne devait +pas seulement fermer l'oreille à ses subordonnés, il devait aussi +faire entendre raison à ses collègues, et non aux moindres d'entre +eux. Déjà plus d'une fois j'ai eu l'occasion de noter la tendance +de l'illustre chef du cabinet britannique, sir Robert Peel, à +prendre ombrage de ce qui se faisait ou se disait chez nous. Dans +l'automne de 1845, sous l'empire de ces méfiances, heureusement +passagères, il parut se produire un désaccord entre lui et le chef +du _Foreign office_; celui-ci tint bon et offrit sa démission; Peel +n'insista pas; seulement, comme il demeurait persuadé qu'en dépit des +intentions pacifiques de Louis-Philippe et de son ministre, la guerre +ne pourrait être longtemps évitée, il commença à s'occuper de la +défense des côtes méridionales, signalées, depuis plusieurs années, +par le duc de Wellington, comme le point faible de l'Angleterre[226]. +Vers le même temps, M. Guizot, toujours attentif à ne laisser naître +aucun soupçon chez lord Aberdeen, s'expliqua à coeur ouvert avec +lui, au sujet des projets belliqueux qu'on prêtait à la France. «Je +n'ai nul droit, lui écrivait-il le 2 octobre 1845, de m'étonner des +suppositions et des appréhensions qu'excitent chez vous ce qu'on +appelle nos préparatifs et nos armements maritimes, car j'en suis +également assailli. Il n'est bruit, en France, que des armements et +des préparatifs de l'Angleterre.» Puis, après avoir montré, avec +force faits et chiffres, que, «considérés dans leur ensemble», les +travaux effectués en France «ne pouvaient avoir qu'une influence et +des résultats pacifiques», il ajoutait: «Je suis convaincu qu'il +en est de même chez vous, et je le dirai dans l'occasion. Dites-le +également pour nous. Repoussons, démentons nettement, de part et +d'autre, les mensonges intéressés de l'esprit de parti et les erreurs +puériles de la badauderie. La politique que nous pratiquons n'a +rien qui ne puisse être dit tout haut. Plus nous la montrerons à +découvert, plus elle sera, dans nos deux pays, forte et rassurante, +et plus aussi nous nous sentirons à l'aise et sûrs de notre fait en +la pratiquant[227].» + +[Note 226: _The life of lord John Russell_, par Spencer WALPOLE, vol. +II, p. 13.] + +[Note 227: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 230 +à 236.] + +Curieux et noble spectacle, bien rare dans l'histoire politique, +que celui de l'amitié de ces deux hommes d'État, devenue, entre des +peuples que divisaient tant de préventions anciennes ou récentes, en +face de questions difficiles, au milieu même de crises périlleuses, +la garantie de la paix du monde. Seulement on voit tout de suite en +quoi cette garantie était fragile et précaire. Qu'en resterait-il, +si l'un des deux amis venait à quitter le pouvoir? Or, vers le +milieu de 1845, le cabinet tory, qui gouvernait depuis 1841 et +qui avait accompli à l'intérieur de grandes choses, donnait des +signes d'affaiblissement. Quelques-uns de ses membres hésitaient +à suivre plus loin leur chef dans ses réformes économiques. Ces +difficultés devinrent telles que, le 6 décembre de cette même année +1845, sir Robert Peel dut porter à la Reine sa démission et celle +de ses collègues. Lord John Russell fut chargé de former une autre +administration. «Je suis bien triste! écrivit aussitôt M. Guizot à +lord Aberdeen. Nous faisions de la si honnête et si grande politique! +Et nous la faisions si amicalement! Qu'y a-t-il de plus rare, dans +la vie publique, qu'un peu de sincérité et de vraie amitié? C'était +très bon pour nos deux pays, et très doux pour nous-mêmes. Je ne +puis, je ne veux pas croire que ce soit réellement fini[228].» La +nouvelle causa d'autant plus d'émoi en France, qu'on annonçait la +rentrée de lord Palmerston au _Foreign office_. D'après le témoignage +d'un Anglais, alors de passage à Paris et fort mêlé à la haute +société politique des deux côtés du détroit, M. Reeve[229], le +roi Louis-Philippe manifestait contre Palmerston une «répugnance +invincible», et parlait de lui comme de «l'ennemi de sa maison»; +M. Guizot, plus réservé, déclarait «qu'il serait exactement pour +Palmerston ce qu'il avait été pour Aberdeen», mais il ajoutait: «Vous +ne vous faites pas l'idée de l'effet produit par ce nom-là sur ce +pays et sur mon parti. Je sors d'un dîner avec la grosse banque: +tous étaient dans la consternation; on est venu vers moi, me prendre +la main en me disant: «Mais, monsieur le ministre, que ferez-vous +de cet homme-là? Dans six mois, nous serons en lutte ouverte avec +l'Angleterre. Il vous fera des difficultés partout, en Espagne, en +Orient, à Taïti. C'est terrible.» M. de Rothschild disait au même M. +Reeve: «Lord Palmerston est un ami de notre maison; il dîne chez nous +à Francfort; mais il a l'inconvénient de faire baisser les fonds de +toute l'Europe, sans nous avertir.» + +[Note 228: 13 décembre 1845. (_Ibid._, p. 237.)] + +[Note 229: M. Reeve rendit compte de ses impressions à M. Greville, +dans deux lettres en date des 20 et 22 décembre 1845. (_The Greville +Memoirs, second part_, t. II, p. 345 à 347.)] + +Il était cependant, en France, un homme qui, loin de s'effrayer de +la rentrée de lord Palmerston, s'en réjouissait: chose étonnante, +c'était celui qu'on eût pu croire le moins disposé à oublier le +traité du 15 juillet 1840, celui qui, ministre, avait paru vouloir +la guerre pour se venger de ce traité, celui qui, dans les années +suivantes, avait reproché à son successeur d'avoir, à l'égard des +offenses du gouvernement britannique, la mémoire trop courte et le +pardon trop facile: on a nommé M. Thiers. Depuis quelques années, +à la vue de l'intimité établie entre M. Guizot et lord Aberdeen, +l'idée lui était venue que son intérêt serait de lier partie avec +lord Palmerston. Il s'était persuadé que le meilleur moyen de +revenir lui-même au pouvoir était que l'opposition anglaise y revînt +d'abord; dans ce cas, se disait-il, Louis-Philippe, par crainte de +compromettre la bonne intelligence avec l'Angleterre, se déciderait +à abandonner les amis des tories et à les remplacer par les amis +des whigs. Dès la fin de 1844, au lendemain de l'affaire Pritchard, +au moment où Palmerston poussait le plus ouvertement à l'hostilité +contre la France, M. Thiers lui faisait des avances que l'adversaire +de lord Aberdeen accueillait bien, ne trouvant, à son point de vue, +qu'avantage à aider l'ennemi de M. Guizot[230]. On vit alors le +_Constitutionnel_ et le _Morning Chronicle_, jusque-là si ardents +à invectiver leurs patrons respectifs, échanger des coquetteries +dont le _Journal des Débats_ faisait ressortir l'étrange et suspecte +nouveauté. Peu après, le 28 janvier 1845, M. Greville notait sur +son journal: «Le plus curieux incident de la politique française +est la _flirtation_ commencée entre Thiers et Palmerston. Le fait +est de notoriété à Paris, et l'on s'en amuse... Quelques lettres +courtoises ont été échangées entre ces hommes d'État, autrefois +rivaux[231].» Sous l'empire de ces sentiments, l'ancien ministre du +1er mars entreprit, au mois d'octobre 1845, une courte excursion en +Angleterre. Il y fut reçu avec un empressement curieux; on goûta +fort son esprit et sa belle humeur, bien qu'il parût parfois un peu +superficiel[232]. Soucieux de corriger les impressions produites +outre-Manche par sa conduite en 1840 et par le langage qu'il avait +tenu depuis cette époque, il protesta que son retour au pouvoir, loin +d'altérer les relations des deux pays, les améliorerait; il ajouta +que si, naguère, ces relations avaient failli plusieurs fois être +compromises, la faute en était aux maladresses de M. Guizot[233]: +occasion, pour lui, de s'exprimer sur son rival avec une amertume +qui ne parut pas toujours de bon goût à ses interlocuteurs[234]. +Il eut soin de voir les hommes de tous les partis; néanmoins ce fut +particulièrement avec les whigs qu'il s'attacha à nouer des liens +étroits, d'autant que plus d'un indice lui faisait alors pressentir +leur prochaine rentrée au ministère. Quelques jours après, M. de +Barante écrivait: «M. Thiers revient de Londres avec toute l'amitié +de lord Palmerston; il a aussi son entente cordiale[235].» + +[Note 230: M. Léon Faucher écrivait à M. Duvergier de Hauranne, le +30 novembre 1844: «Vous savez que les nuages se dissipent entre M. +Thiers et les whigs. J'y ai, pour ma part, un peu travaillé, et je +crois qu'il faut se féliciter, mais tout bas, de voir arriver le +succès.» (L. FAUCHER, _Biographie et Correspondance_, t. I, p. 159.)] + +[Note 231: L'éditeur du _Journal de M. Greville_, M. Reeve, confirme +ce rapprochement avec ses renseignements personnels, et il ajoute: +«C'était le résultat de leur commune haine contre M. Guizot.» (_The +Greville Memoirs, second part_, vol. II, p. 267.)] + +[Note 232: Lord Clarendon écrivait à Panizzi, le 12 octobre 1845: +«Thiers passe littéralement comme un éclair; s'il veut apprendre +quelque chose sur ce pays-ci, il ne doit pas venir ici pour une +seule semaine, bien que cette façon d'agir soit en harmonie avec +son système habituel. Vous rappelez-vous son fameux billet à +Ellice, alors secrétaire de la trésorerie: «Mon cher Ellice, je +veux connaître à fond le système financier de l'Angleterre: quand +pourrez-vous me donner cinq minutes?» (_The Life of sir Anthony +Panizzi_, par Louis FAGAN.)] + +[Note 233: _Journal inédit de M. de Viel-Castel._] + +[Note 234: On lit dans le Journal de Greville: «Aberdeen trouva M. +Thiers très agréable, mais pas si bien (_fair_) pour Guizot que +Guizot pour lui. Guizot parlait toujours en bons termes de lui, +tandis que Thiers parlait très mal de Guizot. En effet, Thiers +s'exprime sur Guizot avec le plus grand mépris, dit qu'il est grand +à la tribune, mais qu'il n'est ni un homme d'État, ni un homme +d'affaires.» (_The Greville Memoirs, second part_, vol. II, p. 298.)] + +[Note 235: Lettre du 29 octobre 1845. (_Documents inédits._)] + +On comprend dès lors pourquoi, deux mois plus tard, M. Thiers +accueillit avec tant de satisfaction la nouvelle de la dissolution +du cabinet Peel. Sa seule crainte était que «ses amis» de Londres ne +fussent trop timides. De Paris, il les excitait. «Enfin, écrivait-il +le 16 décembre 1845 à l'un de leurs confidents, vous voilà prêts +à manger les tories; je fais des voeux pour qu'il en soit ainsi... +Cependant j'ai peur que vos amis manquent de résolution. +S'ils laissent passer cette occasion de prendre le pouvoir, je ne +sais quand ils pourront le reprendre... Dussent-ils échouer au +parlement, à leur place, je le tenterais, sauf à porter la question +devant les électeurs... M. Guizot est au désespoir de la chute +des tories[236].» En même temps, sur son propre terrain, M. Thiers +s'apprêtait, sans perdre un instant, à profiter de ce qui lui +paraissait un coup de fortune: il expliquait aux meneurs de la gauche +et du centre gauche comment l'avènement des whigs devait avoir son +contre-coup en France et forcer le Roi à se séparer de M. Guizot; la +disgrâce de ce dernier lui paraissait même assez proche pour qu'il +réglât d'avance avec M. O. Barrot, par une sorte de traité signé, +la façon dont ils partageraient le pouvoir et l'usage qu'ils en +feraient[237]. + +[Note 236: Lettre à M. Panizzi. (_The Life of sir Anthony Panizzi_, +par L. FAGAN.)] + +[Note 237: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._--J'ai déjà +eu occasion de mentionner ce traité. (Cf. plus haut, ch. I, § I.)] + +Tandis que M. Thiers s'agitait ainsi à Paris, les événements, à +Londres, trompaient ses espérances. Dans ses efforts pour former un +ministère, lord John Russell rencontrait beaucoup de difficultés, +et, fait curieux, la principale venait de l'inquiétude causée, en +Angleterre même, par la rentrée de lord Palmerston au _Foreign +office_; on craignait que les bons rapports avec le cabinet de Paris +n'en fussent gravement altérés. Cette objection, indiquée avec +réserve par la Reine, fut formulée d'une façon plus absolue par lord +Grey, qui refusa d'entrer dans le nouveau cabinet si l'on ne mettait +pas le ministre suspect d'hostilité contre la France à un autre +poste, par exemple au département des colonies. Palmerston, blessé, +répondit ne pouvoir accepter que les affaires étrangères. Lord John +Russell eût été disposé à lui donner raison[238], mais il ne crut pas +pouvoir se passer de lord Grey. Force lui fut donc, le 20 décembre +1845, de résigner le mandat que lui avait confié la Reine. Celle-ci +se retourna alors vers sir Robert Peel, qui consentit à retirer sa +démission[239]. À ce revirement imprévu, le désappointement de M. +Thiers fut grand[240]. M. Guizot, au contraire, se hâta d'écrire à +lord Aberdeen: «Je suis aussi joyeux que j'étais triste. Je ne veux +pas me refuser le plaisir de vous le dire..... Nous continuerons ce +que nous faisons avec un degré de plus de satisfaction et d'amitié, +si je ne me trompe. Votre lettre m'a été au coeur, où vous n'avez nul +besoin d'aller, car vous y êtes bien établi[241].» + +[Note 238: Lord John Russell écrivait en effet à lord Minto: «Je +défendrai Palmerston, qui est si injustement accusé de désirer la +guerre, et qui s'est conduit toujours si galamment et si bien.» Ne +se rappelait-il donc pas combien il avait été mécontent, après la +signature du traité du 15 juillet 1840, des procédés de Palmerston +envers la France? Ce que j'ai indiqué (V. plus haut, t. IV, p. 292 +à 296) de l'opposition, du reste fort impuissante, faite alors par +Russell à Palmerston, se trouve confirmé et complété dans la Vie, +récemment publiée, du premier de ces hommes d'État. (_The Life of +lord J. Russell_, par Spencer WALPOLE, t. I, p. 347 à 363.)] + +[Note 239: Sur cette crise, voyez _The Greville Memoirs, second +part_, vol. II, p. 322, 330, 331; et _The Life of lord J. Russell_, +t. I, p. 416.] + +[Note 240: Un ami de M. Thiers, M. Léon Faucher, écrivait à une de +ses amies d'Angleterre: «Le retour de sir Robert Peel a raffermi M. +Guizot. Il ne peut plus être renversé que par les élections.» (Léon +FAUCHER, _Biographie et Correspondance_, t. I, p. 171.)] + +[Note 241: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 239.] + +Mais pour combien de temps le ministère tory reprenait-il le +pouvoir? Rien n'indiquait que la maladie dont il souffrait, fût +guérie. Une nouvelle crise paraissait même si inévitable et si +proche, que lord Palmerston, qui la pressentait, voulut se prémunir +contre le risque d'être, dans ce cas, de nouveau jugé un ministre +impossible. Le meilleur moyen lui parut être de se faire donner, par +la France elle-même, une sorte d'_exequatur_. En avril 1846, on le +vit arriver à Paris, l'air aimable, le sourire aux lèvres, la main +tendue, déclarant très haut «qu'il était autant que personne ami de +la paix, de la France, partisan de l'entente cordiale et bien décidé +à la continuer s'il revenait au pouvoir». C'était le pendant du +voyage fait, quelques mois auparavant, par M. Thiers, à Londres. On +fut agréablement surpris de trouver ce «terrible homme» si adouci, +et l'amour-propre national fut flatté d'une démarche qui avait une +apparence d'amende honorable. Invité et festoyé dans plusieurs +salons politiques, présenté aux Tuileries, Palmerston fut bien reçu +en tous lieux, avec une politesse réservée par le Roi et M. Guizot, +avec beaucoup d'empressement par l'opposition, notamment par M. +Thiers, qui, huit heures durant, lui fit parcourir et lui démontra +les fortifications de Paris. Cet empressement des adversaires du +cabinet, joint à la curiosité des badauds, parut faire au visiteur +un succès dont la dignité nationale ne laissait pas que de souffrir +un peu. Le public finit par sentir ce défaut de mesure et par se +demander pourquoi l'on faisait fête à un tel homme. Mais avant que +cette réaction eût eu le temps de se dessiner, Palmerston était déjà +rembarqué, emportant sans doute l'idée, comme l'écrivait alors M. +Guizot à lord Aberdeen[242], «que les Français étaient bien légers, +bien prompts à passer d'une impression à l'autre, et qu'il n'y avait +pas grand inconvénient à leur donner des moments d'humeur, puisqu'il +était si aisé de les en faire revenir». Vainement notre ministre +affirmait-il que, «sous ces impressions mobiles et superficielles, +le fond des choses subsistait», et ajoutait-il «que si ce voyage +changeait, en Angleterre, la situation du voyageur, ce serait un +effet très exagéré et fondé sur l'apparence plutôt que sur la réalité +des choses»; on conclut, outre-Manche, de tout ce qui venait de se +passer, que nous ne tenions plus rigueur à l'auteur du traité du 15 +juillet 1840, et que désormais on pouvait sans scrupule lui laisser +prendre place dans un ministère. + +[Note 242: Lettre du 28 avril 1846.] + +Deux mois à peine s'étaient écoulés depuis ce voyage que, le 25 juin +1846, le ministère tory, mis en minorité à la Chambre des communes, +donnait de nouveau une démission, cette fois définitive. Lord John +Russell ne rencontra plus aucune objection à la rentrée de lord +Palmerston au _Foreign office_, et son cabinet fut promptement +constitué. En France, les journaux de M. Thiers saluèrent avec une +joie triomphante une révolution ministérielle dont ils faisaient +prévoir le contre-coup de ce côté-ci de la Manche. M. Guizot fut +réduit à écrire tristement ses regrets au _dear_ lord Aberdeen et +à sir Robert Peel. Ce dernier avait pu, sous le coup de certains +accidents, témoigner parfois de quelque impatience ombrageuse à +l'égard du gouvernement français; mais, au fond, son grand et droit +esprit avait compris et accepté la politique de bon accord pratiquée +à côté de lui par lord Aberdeen. On le vit bien dans la lettre par +laquelle il répondit aux condoléances du ministre français. «Grâce à +une confiance réciproque, lui écrivait-il, grâce à une égale foi dans +l'accord de nos vues et la pureté de nos intentions, grâce aussi (je +puis le dire sans arrogance depuis que j'ai reçu votre affectueuse +lettre) à une estime mutuelle et à des égards personnels, nous avons +réussi à élever l'esprit et le ton de nos deux nations; nous les +avons accoutumées à porter leurs regards au-dessus de misérables +jalousies et de rivalités obstinées... Sans cette confiance et cette +estime mutuelles, combien de pitoyables difficultés auraient grossi, +au point de devenir de redoutables querelles nationales!» Hélas! +de tout autres sentiments allaient inspirer désormais la politique +anglaise. L'entente cordiale était finie. + + + + +CHAPITRE V + +LES MARIAGES ESPAGNOLS. + +(Juillet-octobre 1846.) + + I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement en + Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M. Bresson de + marier le duc de Cadix à la Reine et le duc de Montpensier + a l'Infante. M. Bresson croit pouvoir promettre à la reine + Christine la simultanéité des deux mariages. Mécontentement + de Louis-Philippe qui veut désavouer son ambassadeur.--II. + Palmerston nous communique ses instructions du 19 juillet, où + il nomme Cobourg en première ligne parmi les candidats à la + main d'Isabelle. À Paris, on voit dans ce langage l'abandon + de la politique d'entente. M. Guizot ne consent pas encore la + simultanéité, mais il détourne le Roi de désavouer M. Bresson. + Ses avertissements au gouvernement anglais.--III. Lettres + confidentielles que Palmerston adresse à Bulwer pour compléter + ses instructions. Ce qu'il nous cache et ce qu'il nous montre. + Il est dès lors manifeste que Palmerston a rompu l'entente et + que la France est libérée de ses engagements.--IV. La reine + Christine, inquiète de l'appui donné par le ministre anglais + aux progressistes, nous revient; seulement elle exige la + simultanéité. Le Roi se résigne à laisser faire M. Bresson. + Répugnances de la reine Isabelle pour le duc de Cadix. L'accord + sur les deux mariages est enfin conclu à Madrid.--V. Irritation + de Palmerston. Il est appuyé par lord John Russell. Lord + Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine Victoria est très + blessée. Lettre justificative de Louis-Philippe et réponse de + la reine d'Angleterre. L'opinion anglaise prend parti pour + Palmerston.--VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers + la décide à attaquer les mariages.--VII. Palmerston veut + empêcher l'accomplissement du mariage du duc de Montpensier. + Efforts de Bulwer et de son ministre pour soulever une + opposition en Espagne et intimider le cabinet de Madrid. Tous + ces efforts échouent.--VIII. Palmerston cherche à effrayer + et à faire reculer le gouvernement français. Celui-ci ne se + laisse pas troubler et ne modifie rien à ses résolutions.--IX. + Palmerston demande aux autres puissances de protester avec + l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer cette démarche. + M. de Metternich refuse de rien faire. La Prusse et la Russie + l'imitent. Célébration des deux mariages. + + +I + +La rentrée de lord Palmerston au _Foreign office_, en juillet 1846, +était un fait gros de conséquences[243]. Il y arrivait avec des +desseins et un état d'esprit qui ne ressemblaient en rien à ceux de +son prédécesseur. Dans ses propos des premiers jours, alors même +que, pour dissiper les méfiances dont il se sentait l'objet, il +déclarait vouloir continuer l'entente cordiale, il ne pouvait cacher +son peu de foi dans cette entente. «Ces gens-là, disait-il à lord +Aberdeen en parlant des Français, sont essentiellement envahisseurs, +agressifs, provocants; en toute affaire, ils veulent se faire une +bonne part aux dépens des autres; comment bien vivre avec eux à +de telles conditions[244]?» Ayant reproché, depuis cinq ans, au +ministère tory d'avoir été «dupe» de Louis-Philippe et de M. Guizot, +d'avoir laissé partout «subordonner» la politique britannique à la +politique française, il entendait que son avènement renversât les +rôles. Sur chaque théâtre, il lui semblait que l'Angleterre avait une +revanche à prendre. Dans sa pensée, le souci permanent, dominant de +la diplomatie britannique devait être de faire partout échec à notre +ambition, de déjouer partout nos perfidies. C'était particulièrement +dans ce qui regardait l'Espagne que le nouveau secrétaire d'État +apportait ces dispositions méfiantes, jalouses et batailleuses. Lord +Aberdeen s'en était aperçu, pendant les entretiens qu'il avait eus +avec lui pour le mettre au courant de l'état des affaires, et, bien +qu'avec discrétion, il avait laissé voir à notre ambassadeur quelque +chose de son impression[245]. Certes, il y avait là, étant donné +l'état de la Péninsule, de quoi inquiéter le Roi et M. Guizot. On +était au lendemain de l'intrigue manquée de Christine et de Bulwer +pour enlever secrètement le mariage de la Reine avec le prince +de Cobourg[246]: si le chef de la légation britannique avait tant +osé sous l'administration de lord Aberdeen, que ne pouvait-on pas +attendre de lui avec un ministre dont le seul avènement devait lui +paraître une invitation à ne plus rien ménager? Le gouvernement +français n'était-il pas fondé à craindre quelque méchante surprise, +comme eût été un mariage Cobourg machiné à la façon du traité du 15 +juillet 1840? + +[Note 243: Les documents diplomatiques qui seront cités dans le +cours de ce chapitre et du chapitre suivant, sans indication de +source spéciale, sont tirés des recueils de pièces distribués par +les gouvernements français, anglais et espagnol, à leurs parlements +respectifs, des _Mémoires de M. Guizot_, de la _Revue rétrospective_, +enfin de nombreux _Documents inédits_ dont de bienveillantes +communications m'ont permis de prendre connaissance, notamment des +correspondances du comte Bresson, ambassadeur à Madrid, du comte de +Flahault, ambassadeur à Vienne, et du marquis de Dalmatie, ministre à +Berlin.] + +[Note 244: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 7 juin +1846.] + +[Note 245: Lettre du même au même, du 2 juillet 1846.] + +[Note 246: Sur la situation de l'Espagne avant l'avènement de lord +Palmerston, voir plus haut le § I du chapitre précédent.] + +Sans perdre un jour, dès le 5 juillet 1846, M. Guizot avertit son +ambassadeur à Madrid de l'hostilité probable du nouveau secrétaire +d'État. «Je m'y attends, lui écrivait-il, et je me conduirai en +conséquence. Ce ne sera pas moi qui livrerai l'Espagne à lord +Palmerston.» Il fallait avant tout détourner d'une nouvelle collusion +avec les Anglais la reine Christine, dont un passé très récent ne +nous donnait que trop raison de nous méfier. M. Guizot vit tout de +suite l'argument que lui fournissait la présence au _Foreign office_ +de l'ancien protecteur d'Espartero. «Vous en tirerez à coup sûr grand +parti, mandait-il à M. Bresson, pour agir sur la reine Christine et +sur son mari. Ils auront beau faire, ils n'auront jamais dans lord +Palmerston qu'un ennemi, car il ne sera jamais que le patron du +parti progressiste, c'est-à-dire de leurs ennemis.» De plus, pour +s'alléger en vue de la campagne à faire, notre gouvernement n'hésita +pas à jeter par-dessus bord la candidature Trapani, décidément trop +impopulaire en Espagne, et il se rabattit sur l'un des deux fils +de l'infant François de Paule, le duc de Cadix, auquel, depuis +quelque temps, la reine Christine paraissait avoir, de plus ou +moins bonne grâce, «entr'ouvert la porte». Le frère de ce prince, +Enrique, duc de Séville, se trouvait hors de cause; il s'était fait +ouvertement l'homme des radicaux, et le scandale de certaines de ses +démarches l'avait fait exiler d'Espagne. «Le duc de Cadix pour la +Reine et le duc de Montpensier pour l'Infante», c'est ainsi que M. +Guizot résumait son programme. «Poussez décidément au duc de Cadix, +écrivait-il encore à son ambassadeur, et placez le duc de Montpensier +à côté de lui.» + +À Madrid, la situation du comte Bresson était difficile. La +reine Christine paraissait plus mobile, plus insaisissable, plus +mystérieuse, plus inquiétante que jamais. Le lendemain du jour où +l'on pouvait croire qu'elle ne voyait pas de trop mauvais oeil le +duc de Cadix, elle semblait revenir à Trapani; puis, au même moment, +avec les amis de l'Angleterre, elle affectait de regretter Cobourg. +Ses confidents, Rianzarès et Isturiz, faisaient même des ouvertures +plus ou moins expresses au sujet de ce dernier prince, comme si, +encouragés par le changement du ministère britannique, ils voulaient +renouer l'intrigue que lord Aberdeen avait fait échouer trois mois +auparavant[247]. Quant à notre nouveau candidat, le duc de Cadix, +il n'avait, ni par son origine, ni par sa personne, un prestige qui +pût nous aider. La jeune reine Isabelle ne cachait pas le peu de +goût qu'il lui inspirait. Nos adversaires tenaient sur ce prince des +propos fort méprisants, ne reculant même pas, pour le déclarer un +candidat inadmissible, devant les assertions physiologiques les plus +étranges[248]. Ajoutez, dans la presse anglaise et chez ceux qui lui +faisaient écho à Madrid, une recrudescence d'invectives injurieuses +contre Louis-Philippe, qui, disait-on, prétendait dicter ses +volontés à l'Espagne[249]. La seule bonne carte de notre jeu était +que le nom du duc de Montpensier se trouvât accolé à celui du duc +de Cadix. Le premier rehaussait le second. M. Guizot le comprenait +bien, quand, tout en recommandant à son ambassadeur de «pousser au +duc de Cadix», il ajoutait: «Placez le duc de Montpensier à côté de +lui.» Toutefois le sens de ces mots ne devait pas être forcé: si le +ministre entendait par là que, dans les pourparlers, on réunît les +deux projets de mariage et que l'un aidât à faire passer l'autre, il +ne revenait pas sur l'engagement pris envers l'Angleterre d'attendre, +pour célébrer le mariage de l'Infante, que la Reine ait eu un enfant. + +[Note 247: Ce fait ressort des dépêches et des lettres de Bulwer à +lord Palmerston. (_Parliamentary Papers_, et _The Life of lord John +Russell_, par Spencer WALPOLE, t. II, p. 3.) Il est aussi affirmé +dans une lettre écrite, en novembre 1846, par M. Panizzi à M. Thiers, +sous l'inspiration et d'après les renseignements de lord Palmerston. +(_The Life of sir Anthony Panizzi_, par Louis FAGAN.)] + +[Note 248: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 12 juillet +1846.] + +[Note 249: Louis-Philippe écrivait à ce propos au roi des Belges: «Je +suis tellement froissé de ce débordement d'injustice et d'absurdité, +que je préfère ne plus rien dire et n'opposer que le dédain à ces +crédulités volontaires.»] + +M. Bresson vit ou feignit de voir dans la lettre du ministre plus +que celui-ci n'avait voulu y mettre. Préoccupé surtout des obstacles +qu'il rencontrait à Madrid et de la lutte qu'il devait soutenir +contre sir Henri Bulwer, estimant que les intrigues récemment +dévoilées de ce dernier et les menaces résultant de l'avènement de +lord Palmerston suffisaient à nous délier vis-à-vis de l'Angleterre, +convaincu d'autre part qu'on n'obtiendrait jamais de la reine +Christine l'abandon réel de Cobourg et l'acceptation sincère de Cadix +si l'on ne lui faisait quelque concession sur le mariage Montpensier, +il crut pouvoir lui annoncer cette concession. Il lui dit donc, le +11 juillet, en lui demandant le «secret», que «le Roi, tenant compte +des embarras de la Reine et voulant lui donner un nouveau témoignage +de sa sollicitude et de son amitié, était disposé à consentir que, +dans toute combinaison Bourbon, M. le duc de Montpensier prît place à +côté du mariage de la Reine, c'est-à-dire que les deux mariages, si +l'un devait faciliter l'autre, se célébrassent ou fussent du moins +déclarés simultanément». La reine Christine accueillit «avec joie» +cette communication. En en rendant compte aussitôt à son ministre, M. +Bresson reconnaissait que «cette grande, importante, indispensable +concession n'était pas aussi formellement exprimée» dans la lettre de +M. Guizot, en date du 5 juillet; mais il invoquait les «commentaires +et développements» que lui avaient envoyés en même temps M. Désages, +directeur au ministère des affaires étrangères, et le jeune duc de +Glucksberg, premier secrétaire à l'ambassade de Madrid, alors à +Paris[250]. De plus, pour prémunir le ministre contre la tentation +d'un désaveu, l'ambassadeur le félicitait chaleureusement de la +décision qu'il lui attribuait: «Grâces vous soient rendues, lui +écrivait-il. J'en suis certain, en sondant votre coeur, vous y +trouvez le contentement d'avoir pris cette résolution!... Dégagé, +affranchi, vous l'êtes mille fois par les procédés des agents +anglais. Je ne prétends pas diminuer vos regrets de la retraite de +lord Aberdeen; mais permettez-moi de vous faire remarquer qu'il n'a +jamais empêché le mal, qu'il s'est borné à vous en avertir quand il +était fait[251].» + +[Note 250: Le duc de Glucksberg, qui devait être plus tard duc +Decazes, avait écrit à M. Bresson, le 5 juillet: «Pour sa part, M. +Guizot ne faiblira pas sur le Cobourg. Il n'est pas sans inquiétude +sur le mécontentement qu'on pourra éprouver en Angleterre, en +nous voyant faire immédiatement le mariage Montpensier; mais, se +considérant comme dégagé vis-à-vis d'elle, il est résolu à le +braver.»] + +[Note 251: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 12 juillet 1846.] + +Tel était bien le comte Bresson, homme de décision et d'initiative, +ne craignant pas les responsabilités, mais d'une hardiesse prompte +qui risquait parfois d'être un peu compromettante. Sa démarche déplut +au gouvernement français; celui-ci croyait sans doute aux mauvais +desseins de lord Palmerston, mais, jusqu'à ce que ces desseins se +fussent manifestés, il voulait demeurer fidèle à l'accord. Le Roi +surtout protesta avec une vivacité et une émotion dont nous avons +une preuve absolument irrécusable: ce sont les lettres mêmes qu'il +écrivit alors à M. Guizot, retenu au Val Richer par les soins de +son élection; rien ne montre mieux avec quelle loyauté scrupuleuse +et presque timide Louis-Philippe voulait tenir la parole donnée à +l'Angleterre. Ces lettres tout intimes n'eussent peut-être jamais vu +le jour, si les émeutiers de février 1848 ne s'en étaient emparés +en saccageant les Tuileries et l'hôtel du ministère des affaires +étrangères, et si elles n'avaient été, par suite, publiées dans +la _Revue rétrospective_. Ce n'est pas la seule fois où cette +publication s'est trouvée servir la réputation du prince dont on +s'imaginait dévoiler les ténébreuses et perfides machinations[252]. + +[Note 252: Louis-Philippe, parlant, à la fin de 1849, du mal que +lui avait fait le «mensonge imprimé», disait «qu'il y avait en +revanche un livre auquel il devait un beau cierge, c'était la +_Revue rétrospective_». (_Abdication du roi Louis-Philippe racontée +par lui-même et recueillie par M. Édouard Lemoine_, p. 69.)--Lord +Clarendon, qui avait été collègue de lord Palmerston et l'un des plus +animés contre notre politique espagnole, vint voir Louis-Philippe +à Claremont après la publication de la _Revue rétrospective_, et +lui tint ce langage: «Sire, vous voyez devant vous un de ceux qui +éprouvent le besoin de vous faire amende honorable. Je n'ai jamais +cessé d'admirer votre politique, mais, hier encore, vous n'étiez +à mes yeux que le plus habile des rois; aujourd'hui, je reconnais +sincèrement que vous n'avez jamais cessé d'être en même temps le +plus habile et le plus loyal.» Cet incident est rapporté par M. +Croker, dans un article écrit pour une revue anglaise, d'après les +renseignements mêmes du Roi. Cet article fut traduit et reproduit +dans la _Revue britannique_ d'octobre 1850.] + +La première de ces lettres est du 20 juillet: le Roi venait +d'apprendre que son ambassadeur avait consenti en son nom «la +simultanéité des deux mariages»: il ne pouvait comprendre comment +avait pu être faite une démarche aussi «diamétralement contraire à +sa volonté», et il ajoutait: «Un désaveu formel est indispensable. +Comment le faire est la seule question à examiner; mais je n'ai +jamais trompé personne, et je ne commencerai pas aujourd'hui à +laisser tromper qui que ce soit sous mon nom.» La chose lui tenait +tellement à coeur qu'il y revint dans une nouvelle lettre, le soir du +même jour: «Le duc de Montpensier concourt _très vivement_ à tout ce +que je vous ai écrit ce matin. Il faut effacer, annuler formellement +tout ce que Bresson a dit en sus de ce que j'avais autorisé. Il faut +que les reines sachent qu'il était interdit à Bresson de dire ce +qu'il a dit, et que la simultanéité est inadmissible. Il nous a fait +là une rude campagne; il est nécessaire qu'elle soit _biffée_, et +le plus tôt possible. Je ne resterai pas sous le coup d'avoir fait +contracter en mon nom un engagement que je ne peux ni ne veux tenir, +et que j'avais formellement interdit. Voyez comment vous pouvez +arranger ce désaveu. J'attends votre réponse avec impatience.» + +Entre un ambassadeur qui s'était avancé trop vite et un souverain +qui voulait reculer avec une sorte d'emportement, M. Guizot était +dans un grand embarras. Il n'approuvait pas entièrement ce qui avait +été fait, mais il craignait qu'un brusque désaveu ne ruinât notre +cause à Madrid[253]. Il s'efforça donc, tout en contenant M. Bresson, +d'apaiser Louis-Philippe. «J'avais déjà écrit à Bresson, mandait-il +au Roi le 22 juillet; je lui ai récrit. Je lui ai envoyé les propres +paroles du Roi. Il fera la retraite nécessaire. Certainement il est +allé trop loin et fort au delà de mes instructions; mais je ne crois +pas qu'il soit allé aussi loin que le Roi le suppose. Il n'a jamais +pu entendre ni dire que le mariage de Mgr le duc de Montpensier +serait conclu, célébré, ou même définitivement arrêté, en même temps +que celui de la Reine.» Ces explications ne satisfirent pas le Roi. +Dans une lettre en date du 24 juillet, il insista plus que jamais +pour un désaveu immédiat, formel, qui «fût remis par écrit» à la +reine Christine, et il pressa son ministère de le rédiger. + +[Note 253: M. Guizot se rendait bien compte de l'effet qu'un désaveu +produirait sur M. Bresson. Celui-ci, en effet, à la première nouvelle +qui lui en arriva, écrivit à M. Guizot, le 26 juillet: «Ce serait +tout renverser, tout livrer à nos adversaires, et je ne me chargerais +pas de suivre une négociation aussi délicate dans de pareilles +conditions.»] + +Les choses en étaient là, quand une démarche de lord Palmerston +lui-même vint donner raison aux soupçons de M. Bresson et fournir de +quoi lever les scrupules de Louis-Philippe. + + +II + +Dès le premier jour, M. Guizot avait pressé lord Palmerston de dire +s'il voulait ou non continuer, dans la Péninsule, la politique de +concert pratiquée par son prédécesseur. N'ayant pu obtenir de lui que +des réponses vagues, dilatoires, équivoques, et voulant le mettre +au pied du mur, il adressa à Londres, le 20 juillet, une dépêche +qui proposait nettement une action commune en faveur des deux fils +de François de Paule. Il n'indiquait entre eux aucune préférence +et laissait aux Espagnols le soin de choisir. À la vérité, il +comptait que, réduite à prendre l'un ou l'autre, la reine Christine +prendrait le duc de Cadix; car, si elle avait peu de goût pour lui, +elle détestait bien plus son frère, le duc de Séville, à cause de +ses liens avec le parti radical; mais, pour cette même raison, lord +Palmerston voyait de bon oeil ce dernier prince, et le ministre +français avait pensé que sa proposition serait mieux accueillie au +_Foreign office_, si les deux frères y étaient mis sur le même pied. + +Le jour où la dépêche de M. Guizot partait de Paris, lord Palmerston +communiquait à notre chargé d'affaires à Londres les instructions +qu'il venait d'adresser à sir Henri Bulwer. Elles avaient été +expédiées la veille, c'est-à-dire le 19 juillet. Cette communication +n'avait donc pas pour but de demander notre avis, ni de chercher avec +nous un terrain d'accord. Tout, d'ailleurs, forme et fond, semblait +y marquer l'intention de mettre fin à l'entente et d'inaugurer une +politique séparée. Loin de rappeler le concert jusque-là établi +entre les deux gouvernements, on n'y prononçait même pas le nom +de la France. Deux questions y étaient traitées: le mariage de la +Reine et l'état intérieur de l'Espagne. Sur le premier point, lord +Palmerston paraissait ignorer absolument notre désir de voir choisir +un Bourbon et l'engagement pris par lord Aberdeen de seconder ou tout +au moins de ne pas contrarier ce désir; par contre, il insistait sur +ce que «le choix d'un mari pour la Reine était une question dans +laquelle les gouvernements des autres pays n'avaient aucun titre +à intervenir»; puis, énumérant les candidats qui avaient chance +d'être agréés, il nommait en première ligne Léopold de Saxe-Cobourg, +et ensuite les deux fils de François de Paule; il ajoutait qu'il +les trouvait tous les trois également convenables et ne faisait +d'objection à aucun d'eux. Sur le second point, les instructions +n'étaient qu'un long et passionné réquisitoire contre le gouvernement +des _moderados_; s'appropriant tous les griefs des progressistes, +Palmerston accusait ce gouvernement d'être «violent», «arbitraire», +«tyrannique», et il recommandait à son agent de ne pas laisser +ignorer cette façon de voir du cabinet britannique. + +L'effet de cette communication fut grand à Paris. M. Guizot y vit +tout de suite,--et personne ne s'en étonnera,--la confirmation +des soupçons que lui avait fait concevoir l'avènement de lord +Palmerston: il fut particulièrement frappé de la façon dont ce +dernier parlait du prince de Cobourg; il en conclut que le _veto_ +opposé par lord Aberdeen aux menées de Bulwer était levé, et que +la tentative interrompue deux mois auparavant allait être reprise. +«J'en suis plus fâché que surpris,--écrivit M. Guizot au Roi, le 24 +juillet, en lui faisant part de cette nouvelle;--j'ai toujours cru +que lord Palmerston rentrerait bientôt dans sa vieille ornière.» +Et Louis-Philippe lui répondait aussitôt: «La lecture des pièces +que j'ai reçues de vous me laisse sous l'empire des plus pénibles +impressions, non pas que je m'attendisse à mieux de lord Palmerston, +mais parce que j'espérais qu'il ne se serait pas mis si promptement +à découvert.» Il ajoutait le lendemain: «Lord Cowley est venu hier +au soir, et j'ai eu avec lui une conversation très longue et très +vive sur les instructions communiquées par lord Palmerston. Il a +généreusement essayé de les défendre, en disant que tout cela n'était +que pour maintenir ses dires précédents, _that these instructions +would not be acted upon!... certainly not... que Bulwer s'en +garderait bien!..._ Je lui ai demandé la permission de n'en rien +croire, et lui ai dit que les conséquences de ceci m'alarmaient au +plus haut degré.» + +Du moment où le gouvernement français voyait, dans les instructions +de lord Palmerston, une dénonciation du pacte d'entente, il était +fondé à se considérer comme libéré de ses engagements: dès lors plus +aucune raison de désavouer M. Bresson ni de refuser les concessions +exigées par la reine Christine. M. Guizot, cependant, ne parut pas +tout de suite résolu à aller jusqu'au bout de son droit; on eût dit +que, par esprit de paix, par fidélité quand même à l'entente brisée, +il hésitât à rendre coup pour coup. Bien que moins opposé à la +«simultanéité» des deux mariages, il ne l'accorda pas expressément. +Le 24 juillet, aussitôt après avoir reçu la communication de lord +Palmerston, il écrivit à M. Bresson: «Le Cobourg n'est pas si +abandonné qu'on veut le dire.... La reine Christine et M. Isturiz +poursuivent-ils l'intrigue Cobourg sous le voile de leur retour +apparent au duc de Cadix? Si cela est, raison de plus pour nous de +poursuivre Cadix et Montpensier. Vous pouvez, je pense, lier toujours +ces deux noms, sans engagement formel de simultanéité dans la +conclusion définitive.» Le Roi n'alla même pas jusque-là et se refusa +d'abord à user, dans une mesure quelconque, de la liberté que lord +Palmerston lui rendait: «Tout ceci, mandait-il, le 25 juillet, à son +ministre, doit nous presser encore plus de faire parvenir à la reine +Christine le désaveu de la simultanéité. Plus nous avons de mauvaise +foi à craindre, plus il importe que les cartes que nous avons en +main soient nettes, et qu'on ne puisse pas nous accuser d'avoir deux +langages.» Et il ajoutait en _post-scriptum_: «Je vous conjure de +ne pas accoler, dans vos lettres à Bresson, _Cadix et Montpensier_; +cette accolade sent trop la simultanéité.» + +Cette fois, M. Guizot trouva que son souverain, par un scrupule +exagéré envers l'Angleterre, risquait de perdre la partie en Espagne. +«Je suis tout à fait d'avis, lui écrivit-il le 25 juillet, que le +Roi ne doit point s'engager à la simultanéité des deux mariages... +Mais je prie en même temps le Roi de réfléchir combien la +situation est, en ce moment, délicate, tendue, critique. Il va se +faire évidemment un grand effort pour le Cobourg; notre parade +contre ce coup, c'est _Cadix et Montpensier_. N'affaiblissons pas +trop cette parade, au moment même où nous avons besoin de nous en +servir.» Le même jour, M. Guizot revint sur ce sujet et le traita +plus fortement encore: «Voilà, écrivait-il au Roi, le Cobourg avoué, +accepté par l'Angleterre. Il ne viendra plus de Londres, contre sa +candidature, aucune objection, aucune réserve. Si l'Espagne en veut, +l'Angleterre est prête. La reine Christine est-elle du complot? Pas +tout à fait peut-être; probablement un peu. En tout cas, il nous +importe infiniment de ne lui fournir aucun prétexte pour y entrer. +Nous désirons le duc de Cadix pour la Reine, et nous offrons Mgr +le duc de Montpensier pour l'Infante. Cadix ne sera, à coup sûr, +accepté qu'avec Montpensier pour pendant. Dans cette corrélation +inévitable des deux mariages, que doit, que peut vouloir le Roi? Deux +choses, ce me semble: l'une, que le mariage de la reine Isabelle +avec un Bourbon, avec le duc de Cadix, soit bien assuré, bien +conclu; l'autre, que toute liberté reste au Roi d'examiner à fond la +situation de l'Infante, de bien discuter les conditions et articles +de son mariage avec Mgr le duc de Montpensier, avant de le conclure... +Pour cela, que faut-il? Que Bresson, dès que la question se +posera clairement, dès qu'il se verra pressé par le Cobourg, aille +droit à la reine Christine et au cabinet espagnol, déclare notre +opposition au Cobourg, en fasse entrevoir les conséquences possibles, +et demande que la main de la reine Isabelle soit donnée au duc de +Cadix, en déclarant en même temps que le désir du Roi est d'obtenir +la main de l'Infante pour Mgr le duc de Montpensier, et que, dès que +le premier mariage sera conclu, il est prêt à discuter et arrêter, +selon les instructions qu'il aura reçues du Roi, les articles du +second.» Après avoir fait observer que la reine Christine aurait +ainsi, en ce qui concernait le second mariage, «une certitude morale +suffisante pour qu'elle pût se décider immédiatement au premier», +M. Guizot continua en ces termes: «Si, au contraire, Bresson allait +aujourd'hui, avant le moment de la crise, sans être pressé par la +nécessité, uniquement pour retirer des paroles qu'il a dites sans +qu'il en reste cependant aucune trace textuelle bien précise, s'il +allait, dis-je, déclarer à la reine Christine qu'elle doit faire le +mariage Cadix sans compter sur le mariage Montpensier, je craindrais +infiniment que la reine Christine ne se saisît de cet incident pour +se rejeter dans le mariage Cobourg... Je n'ai pas besoin d'appeler +l'attention du Roi sur les conséquences d'une telle solution... +Nous nous trouverions aussitôt placés, et vis-à-vis de l'Espagne, +et vis-à-vis de l'Angleterre, dans une situation qui altérerait +profondément nos relations; altération sur laquelle je me sentirais +peut-être obligé moi-même d'insister plus qu'il ne conviendrait au +Roi.» M. Guizot terminait en disant que si le Roi ne partageait pas +son avis, il se rendrait aussitôt à Paris et convoquerait le conseil +des ministres. Ces fortes raisons et les graves avertissements de la +fin ne pouvaient pas ne pas faire impression sur Louis-Philippe. Il +en fut ébranlé, et, sans consentir encore à rien qui s'écartât des +accords conclus à Eu, il n'insista plus autant pour un désaveu formel +de son ambassadeur. + +En même temps que M. Guizot s'occupait ainsi, entre le Roi et M. +Bresson, à régler la conduite nouvelle que nous imposait, à Madrid, +l'attitude de lord Palmerston, il avait soin de faire connaître, à +Londres, l'interprétation que le gouvernement français donnait aux +instructions anglaises du 19 juillet et les graves conséquences qu'il +pourrait être amené à en tirer. Ce fut l'objet d'une dépêche adressée +à M. de Jarnac, le 30 juillet. Il y exposait d'abord comment, dans la +question du mariage, l'accord avait été conclu avec lord Aberdeen, +sinon sur tous les principes, du moins en fait sur la conduite +à suivre. «Il a été dit et entendu, ajoutait-il, que les deux +gouvernements s'emploieraient à Madrid pour que le choix de la Reine +se portât sur l'un des descendants de Philippe V. Lorsque quelque +autre candidat, en particulier le prince de Cobourg, a été mis en +avant, lord Aberdeen a travaillé, loyalement travaillé à l'écarter.» +Dès lors «l'approbation égale, donnée par lord Palmerston à trois +candidats parmi lesquels le prince de Cobourg était placé le premier, +était une profonde altération, un abandon complet du langage et de +l'attitude de son prédécesseur... Quand le Roi a exclu lui-même +ses fils de toute prétention à la main de la reine d'Espagne, il a +dû compter, il a compté en effet, et il a eu le droit de compter +sur une certaine mesure de réciprocité. S'il en était autrement, je +ne dis pas que le Roi changerait sa politique; mais, à coup sûr, +il recouvrerait toute sa liberté. Il n'aurait plus à tenir compte +que des intérêts de la France et de l'honneur de sa couronne.» Plus +loin, après avoir rappelé qu'il avait témoigné naguère de son désir +de continuer l'entente en proposant l'action commune en faveur des +fils de François de Paule, notre ministre terminait ainsi: «Mais il +peut y avoir pour la France, en Espagne, une politique isolée; et +si l'initiative de la politique isolée était prise à Londres, il +faudrait bien qu'à Paris j'en adoptasse aussi la pratique.» Lord +Palmerston était donc prévenu: s'il ne revenait pas franchement et +immédiatement à la politique de concert, il devait s'attendre à nous +voir user de la liberté d'action qui nous serait ainsi rendue. + + +III + +On a beaucoup dit, en Angleterre, que le gouvernement français avait +pris trop facilement l'alarme, que lord Palmerston, en nommant +le prince de Cobourg dans les instructions du 19 juillet, avait +seulement constaté un fait, et qu'il ne songeait pas à modifier la +politique de lord Aberdeen. Quand même cela serait vrai, il n'en +resterait pas moins que notre gouvernement croyait sincèrement le +contraire, et que tout l'autorisait à le croire; il faudrait donc +tout au moins reconnaître que sa bonne foi,--cette bonne foi qui a +été plus tard si injurieusement contestée outre-Manche,--sortait de +là intacte. Mais il y a mieux: Palmerston ne s'était pas contenté +d'envoyer à Bulwer ses instructions officielles; il lui avait +adressé plusieurs lettres confidentielles pour les commenter et les +compléter: là, s'adressant, avec une sorte d'abandon familier, à un +agent qui était pour lui un ami et que, de plus, il savait être aussi +animé que lui contre la France, il ne craignait pas de lui dévoiler +ce qu'il voulait tenir caché au cabinet de Paris, parfois même à ses +propres collègues et à sa cour. Ces lettres, longtemps secrètes, +nous les connaissons maintenant; et, détail piquant, c'est Bulwer +lui-même qui les a publiées[254]. Or il en résulte que les soupçons +de Louis-Philippe et de son ministre, loin d'être mal fondés, étaient +plutôt au-dessous de la réalité. + +[Note 254: Voir _The Life of Palmerston_, t. III, p. 218 à 238.] + +La première lettre est datée du 19 juillet, c'est-à-dire du même +jour que les instructions: lord Palmerston y déclare qu'il a indiqué +seulement pour la forme et par égard pour la France le duc de Cadix +parmi les candidats en ligne pour la main de la Reine; il le regarde +comme _disqualified_ pour cause de nullité morale et même physique. +En réalité, il n'admet que deux candidats, Léopold de Cobourg et +Enrique, duc de Séville. Entre les deux, il ne se prononce pas pour +le moment; mais il estime que celui des deux qui n'épousera pas la +Reine devra épouser l'Infante. D'un mariage de cette dernière avec le +duc de Montpensier, il déclare ne vouloir à aucun prix. Bien entendu, +il ne s'imagine pas continuer ainsi l'entente cordiale; il est le +premier à reconnaître que sa politique est la contradiction de celle +de M. Guizot. + +Les lettres suivantes, qui sont des 3, 16, 22 et 25 août, révèlent +une légère modification dans les idées de lord Palmerston: il n'y +tient plus la balance aussi égale entre les deux candidats; la +meilleure combinaison lui paraît être de marier la Reine à Enrique et +l'Infante à Cobourg. Pour mettre ainsi Enrique en première ligne, il +avait diverses raisons qui se dégagent de sa correspondance. C'était +d'abord son peu de sympathie pour les Cobourg. Il ne pouvait ignorer +que les chefs politiques de cette maison, le roi des Belges et même +le prince Albert, le voyaient avec inquiétude au pouvoir[255]. Et +surtout il ne trouvait pas les Cobourg assez nettement antifrançais; +il craignait qu'ils ne lâchassent pied aussitôt qu'ils verraient le +conflit s'aggraver. Ces gens-là, disait-il dédaigneusement, «n'ont +pas les nerfs assez solides pour braver Louis-Philippe». À ce moment +même, un incident se produisit dont il dut avoir connaissance et qui +était fait pour le confirmer dans sa manière de voir: au commencement +d'août, le roi des Belges et le prince Albert se réunirent avec la +reine Victoria, dans une sorte de conseil de famille, pour délibérer +sur la réponse que le duc de Saxe-Cobourg devait depuis trois mois +à la reine Christine[256]; sans renoncer à tout espoir de marier +leur jeune parent avec Isabelle, ils furent d'avis que ce mariage +était impossible, tant que la France s'y opposerait, et qu'il n'y +aurait moyen d'y revenir que le jour où Louis-Philippe, convaincu, +par la résistance de l'Espagne elle-même, de l'impossibilité de +faire accepter un Bourbon, se résignerait à lever son _veto_[257]; +un projet de lettre dans ce sens fut rédigé et envoyé au duc de +Saxe-Cobourg, avec invitation de l'adopter «mot pour mot», ce qui fut +fait[258]. D'Enrique, à en juger du moins par ses récentes frasques +révolutionnaires, Palmerston ne croyait pas avoir à redouter ces +timidités et ces ménagements envers la France. Et puis ce prince +était le candidat favori d'Olozaga et des autres réfugiés, qui +se flattaient de gouverner sous son nom; or le ministre anglais +s'obstinait à ne voir les choses de la Péninsule que par les yeux de +ces réfugiés. + +[Note 255: Louis-Philippe écrivait à M. Guizot, le 25 juillet 1846: +«Le roi Léopold est en excellente disposition et désire vivement +la chute de lord Palmerston, dont il craint que nous ne soyons +dupes. _No fear of that!_ Je le mettrai au fait, et, avec les +excellentes dispositions de la reine Victoria, je crois qu'il fera +bonne besogne.» (_Revue rétrospective._)--Voir aussi, dans la _Vie +du Prince consort_, par sir Théodore MARTIN, un _memorandum_ du 18 +juillet 1846, dans lequel le prince Albert, examinant l'état des +affaires d'Espagne, montrait les avantages de la politique de lord +Aberdeen et les dangers résultant de l'avènement de lord Palmerston, +particulièrement de ses liens avec les progressistes. (_Le Prince +Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th. MARTIN, par A. CRAVEN, t. +I, p. 195.)--L'auteur de la _Vie de lord John Russell_, M. Spencer +WALPOLE (t. II, p. 8), constate la méfiance du prince Albert et de la +reine Victoria à l'égard de lord Palmerston.] + +[Note 256: V. plus haut, p. 167 et suiv., ce qui a été dit de la +démarche de la reine Christine.] + +[Note 257: C'était à peu près l'avis qu'exprimait déjà le prince +Albert, le 26 mai 1846, dans une lettre adressée au duc de +Saxe-Cobourg. (V. plus haut.)] + +[Note 258: _Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II, +herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 169 à 171.] + +Toutefois, ne l'oublions pas, si à Londres on avait fini par +préférer, pour Isabelle, don Enrique, qui en sa qualité de Bourbon +n'était pas contraire à notre principe, on n'y abandonnait pas pour +cela le candidat dont l'exclusion était à nos yeux la première +condition de l'entente. Dans ce dernier état de la pensée de lord +Palmerston, le prince de Cobourg demeurait encore partie essentielle +de la combinaison. L'Infante lui était réservée, et Bulwer avait +ordre de travailler à la lui faire obtenir. Or, nous avions toujours +déclaré qu'un prince étranger a la maison de Bourbon n'était pas +plus admissible pour l'Infante que pour la Reine, et c'était l'une +des hypothèses pour lesquelles nous avions expressément réservé la +reprise de notre liberté[259]. Le secrétaire d'État ne renonçait même +pas à toute idée de marier Cobourg à la Reine; il le présentait en +seconde ligne, pour le cas où Enrique ne serait pas admis: c'était, +à ses yeux, la combinaison subsidiaire, celle qu'il indiquait à son +agent comme étant _the next best arrangement_. Ne croyez pas qu'il +éprouvât le moindre scrupule à mettre ainsi l'influence anglaise au +service de la candidature Cobourg. Non, il s'appliquait,--ce qui +était du reste superflu,--à rassurer sur ce sujet la conscience de +Bulwer; il lui affirmait n'avoir rien trouvé dans les actes de lord +Aberdeen qui impliquât engagement de ne pas pousser à un tel mariage, +qu'il s'agît de la Reine ou de l'Infante. «Nous nous regardons, +disait-il, comme libres de recommander au gouvernement espagnol le +candidat que nous jugeons le meilleur, que ce soit un Cobourg ou un +autre.» + +[Note 259: En rendant compte des conversations d'Eu, en septembre +1845, M. Guizot dit «qu'il avait été entendu et reconnu par lord +Aberdeen qu'aucun prince étranger à la maison de Bourbon ne serait +soutenu par le gouvernement anglais comme prétendant à la main de +la Reine _ou de l'Infante_». Et il ajoute: «Notre sécurité à cet +égard était évidemment la condition de notre renonciation à toute +prétention pour les fils du Roi.» De même, dans le _memorandum_ du 27 +février 1846, notre gouvernement avait indiqué qu'il se regarderait +comme libre de tout engagement, si le gouvernement anglais poussait +au mariage du prince de Cobourg soit avec la Reine, _soit avec +l'Infante_.] + +Enfin, ce que lord Palmerston voulait dans tous les cas, quel que +fût le mari de la Reine, ce qui lui tenait le plus à coeur, ce +qu'il recommandait, dans chacune de ses lettres à Bulwer, avec +une insistance passionnée, comme l'objet «le plus important» de +la politique britannique, c'était d'empêcher l'union du duc de +Montpensier avec l'infante. Il exposait longuement à son agent +que cette union serait la mainmise de la France sur la Péninsule, +mainmise que l'Angleterre avait jugée déjà dangereuse au siècle +dernier, et qui le serait bien plus depuis la conquête de l'Algérie. +C'est en Espagne même qu'il prétendait faire naître des obstacles +au mariage. Et, dans ce dessein, il n'hésitait pas à recourir aux +menaces: «Je vous prie, mandait-il à Bulwer, d'avertir Christine, +Rianzarès et Isturiz que nous considérerions un tel mariage comme +une mesure d'hostilité contingente contre l'Angleterre de la part de +l'Espagne et de la part de la France, et que nous serions obligés +de modifier en conséquence nos rapports avec ces deux pays.» Lord +Palmerston mettait ainsi lui-même à néant l'arrangement conclu entre +M. Guizot et lord Aberdeen, dans la seconde entrevue d'Eu: quand +Louis-Philippe avait consenti à reculer le mariage de son fils avec +l'Infante jusqu'à ce que la Reine ait eu des enfants, il avait cru +évidemment obtenir à ce prix que le gouvernement britannique adhérât +à ce mariage, ou au moins qu'il n'y fît pas opposition[260]. + +[Note 260: Le roi Louis-Philippe écrivait à la reine des Belges, +le 14 septembre 1846: «En adhérant à la garantie que lord Aberdeen +prenait contre la stérilité de la Reine, je devais considérer comme +entendu qu'il n'y aurait plus d'objections de la part de l'Angleterre +à ce que mon fils épousât l'Infante.»] + +Toutes ces menées, qui nous sont ainsi révélées par le témoignage +irrécusable de lord Palmerston lui-même, M. Guizot les soupçonnait, +mais sans en avoir, sur le moment même, une connaissance aussi +précise et aussi complète. C'était en effet l'un des signes, et non +le moins caractéristique, des mauvais desseins du ministre anglais, +que le soin avec lequel il cherchait à empêcher notre diplomatie d'y +voir clair. Tout était calculé pour cela, aussi bien ce qu'il lui +cachait que ce qu'il lui laissait voir. Ce qu'il lui cachait, c'était +le travail fait en faveur du prince de Cobourg et contre le duc de +Montpensier. Ce qu'il lui laissait voir, c'était la candidature de +don Enrique. Non seulement, aussitôt qu'il fut décidé à appuyer cette +candidature, lord Palmerston en parla à notre chargé d'affaires à +Londres; mais, le 27 août, répondant, très tardivement, il est vrai, +à la proposition d'action commune que M. Guizot lui avait adressée le +20 juillet, il fit demander officiellement au gouvernement français +de s'unir à lui pour soutenir Enrique, «le seul prince espagnol, +disait-il, qui fût propre par ses qualités personnelles à être le +mari de la Reine»; à quoi notre ministre se borna à répliquer, le +30 août, qu'il ne se croyait pas le droit de pousser si loin la +_dictation_, et qu'il laissait à l'Espagne le soin de choisir entre +les descendants de Philippe V. Si lord Palmerston faisait ainsi la +lumière sur cette partie de son plan, n'était-ce pas dans l'espoir +de faire, par là même, l'ombre plus épaisse sur l'autre partie? +Il se flattait probablement, en se montrant occupé d'Enrique, de +nous faire croire qu'il était revenu à notre principe du mariage +Bourbon, et qu'il n'y avait plus de Cobourg dans l'affaire. C'était +un effort pour rendormir notre vigilance, qu'il se repentait d'avoir +maladroitement inquiétée par la communication des instructions du 19 +juillet. Mais la clairvoyance trop justement ombrageuse du cabinet +de Paris ne fut pas mise en défaut par ces habiletés. Le 8 août, +transmettant au Roi les rapports qui lui arrivaient de Londres et +qui lui annonçaient l'abandon de la candidature Cobourg, M. Guizot +ajoutait: «Cela ne me rassure qu'à moitié. On renonce peut-être à +la Reine pour le Cobourg, mais dans la pensée de vouloir pour lui +l'Infante[261].» Notre ministre, on le voit, devinait juste. + +D'ailleurs, quelle que soit l'idée plus ou moins précise que +le gouvernement français ait pu se faire alors des manoeuvres +du gouvernement anglais, il n'y a plus pour l'histoire aucune +obscurité. Il est manifeste et incontestable que lord Palmerston +n'avait qu'un but en Espagne: faire échec à notre politique, et +qu'à l'entente cordiale existant sous lord Aberdeen il substituait +la lutte à outrance. Dès lors, la conclusion s'imposait: quand même +Louis-Philippe et M. Guizot n'eussent pas stipulé d'avance pour +ce cas, comme ils l'avaient fait tant de fois, la reprise de leur +liberté, la justice et le simple bon sens suffisaient à la leur +rendre; avec qui leur faisait la guerre, ils ne pouvaient être tenus +aux engagements consentis en vue et sous la condition d'avoir la +paix[262]. + +[Note 261: _Revue rétrospective._] + +[Note 262: Les historiens anglais eux-mêmes, si longtemps acharnés +à contester la bonne foi du gouvernement français, commencent à +changer de ton. Ainsi l'auteur de la Vie récemment publiée de lord +John Russell, M. Spencer Walpole, reconnaît que Louis-Philippe, en +voyant le nom de Cobourg dans les instructions du 19 juillet, était +fondé à croire que les Anglais manquaient à leurs engagements, +et qu'il était par suite libéré des siens. Il ajoute: «L'excuse +habituelle, invoquée par lord Palmerston, est qu'en nommant le prince +Léopold, il constatait un fait, sans énoncer une politique. L'excuse +est inadmissible pour qui a comparé la correspondance privée de +Palmerston avec ses dépêches publiques.»--Il dit encore plus loin: +«Lord Palmerston et Bulwer travaillaient à faire le mariage dont +Louis-Philippe ne voulait pas, et complotaient contre le mariage +qu'il désirait.» (_The Life of lord John Russell_, t. II, p. 2 et +3.)] + + +IV + +Dans sa campagne espagnole, lord Palmerston montrait plus de passion +que d'habileté. En se portant champion des radicaux et en prétendant +imposer don Enrique comme mari de la Reine, il inquiétait et irritait +tous ceux qui dirigeaient alors les affaires de la Péninsule. Rien +ne pouvait contribuer davantage à nous ramener la reine Christine +et le cabinet de Madrid. M. Guizot le comprit. Aussitôt qu'il eut +reçu communication des instructions anglaises du 19 juillet et +du réquisitoire qui y était formulé contre le gouvernement des +«moderados», il en fit part à M. Bresson et eut soin d'ajouter: «Le +parti modéré, la reine Christine ne peuvent se méprendre sur le sens +et la portée politique de la dépêche de lord Palmerston..... C'est +bien le langage du patron des progressistes, d'Espartero, Olozaga, +Mendizabal, etc. Faites en sorte que cette situation soit bien +comprise.» + +Sir Henri Bulwer, qui, sur place, se rendait compte de l'énorme +maladresse commise par son ministre[263], le pressa de laisser là +Enrique et de pousser à sa place le prince de Cobourg; il se portait +fort de faire agréer ce dernier comme époux de la Reine, avec la +condition que l'Infante ne serait pas mariée à un prince français. +Lord Palmerston ne voulut rien entendre; une sorte de routine aveugle +ne lui permettait pas de concevoir la politique britannique en +Espagne autrement que liée étroitement à la cause progressiste. +Bulwer, mis en demeure d'obéir à ses instructions, dut s'exécuter. +L'effet fut ce qu'il craignait. «Vos ministres sont-ils fous? lui dit +M. Isturiz, chef du cabinet de Madrid. Ils désirent l'indépendance +de l'Espagne; nous aussi, et nous sommes au pouvoir. Or, au lieu de +s'unir à nous, ils disent en réalité que la première condition d'une +alliance avec eux est que nous capitulions devant ceux qui nous font +opposition. En supposant que je fusse disposé à ce sacrifice, en +serait-il ainsi de la cour, de mes amis politiques, des chefs actuels +de l'armée?» Aussi Bulwer écrivit-il à lord Palmerston, le 14 août: +«Je regrette d'être obligé de dire que toutes les peines que j'ai +prises pour disposer la cour et le président du conseil en faveur +d'un mariage de don Enrique avec la Reine, ont été absolument sans +effet[264].» + +[Note 263: Sur les sentiments et les démarches de Bulwer, voir _The +Life of Palmerston_, par BULWER, t. III, p. 193 et suiv., et _The +Life of lord John Russell_, par Spencer WALPOLE, t. II, p. 3.] + +[Note 264: Plus tard, après son échec, lord Palmerston regrettera +de n'avoir pas suivi les conseils de Bulwer. «C'est vous qui aviez +raison, lui écrira-t-il le 12 septembre 1846; nous aurions dû tout de +suite et hardiment adopter Cobourg et le faire triompher en bravant +la France.» (_The Life of Palmerston_, par BULWER, t. III, p. 246.)] + +Cet état d'esprit de la cour d'Espagne n'échappait pas à M. Bresson, +qui manda, le 8 août, à M. Guizot: «M. Mon (l'un des ministres) m'a +raconté qu'hier soir la Reine mère lui avait dit avec une anxiété +remarquable: «Engage donc Bresson à s'entendre avec moi, pour faire +les deux mariages le plus tôt possible. Les Anglais et la révolution +nous menacent.» Et notre ambassadeur ajoutait le lendemain: «Ou il +ne faut plus croire à rien sur cette terre, ou la reine Christine, +par peur, par calcul ou par affection, nous est entièrement revenue. +Je la quitte à l'instant... Elle se rallie franchement à la pensée +du mariage de la jeune reine avec le duc de Cadix. Elle y prépare, +elle y dispose, elle y rend favorable l'esprit de sa fille..... +Je vous laisse à penser si je l'ai encouragée dans cette voie.» +Seulement Christine mettait à son concours une condition, c'était +la simultanéité des deux mariages, de la Reine avec Cadix et de +l'Infante avec Montpensier. Cela lui paraissait nécessaire pour +«fortifier, relever l'un des mariages par l'autre», pour «contenir +les opposants par l'éclat du rang de notre prince et par la crainte +de la France qui venait derrière lui». + +En face de cette exigence, M. Bresson ne laissa pas que d'être +embarrassé. D'une part, il venait d'être réprimandé et menacé de +désaveu pour avoir offert la simultanéité; d'autre part, il était +convaincu que cette concession était légitime et nécessaire. +Dans cette difficulté, il n'osa pas dire tout de suite oui; mais +il se garda de dire non[265], et, se retournant du côté de son +gouvernement, il insista fortement sur la nécessité de céder, et de +céder sans retard, avant que les partis eussent eu l'éveil et se +fussent jetés au travers des négociations pour faire tout échouer. +«Pour moi, écrivait-il à M. Guizot, pour moi qui viens de relire +attentivement vos lettres des 10 décembre 1845, 28 février et 17 mars +1846, qui en ai pesé chaque mot, non seulement je vous considère +comme dégagé, par les premières démarches du cabinet anglais actuel, +des ménagements et obligations auxquels vous pouviez vous croire +tenu envers celui de sir Robert Peel, mais je me considère moi-même +comme placé dans les conditions prévues par ces lettres, et comme +appelé, d'un moment à l'autre, à faire usage des pouvoirs qu'elles me +confèrent, pouvoirs délicats, pouvoirs d'une grande importance dont +je sens toute la gravité et auxquels je ne dois avoir recours qu'en +homme prudent à la fois et ne craignant pas la responsabilité. C'est +ainsi que j'agirai: comptez-y[266].» + +[Note 265: «Je n'ai point élevé d'objections, écrivait M. Bresson +le 9 août 1846; j'ai seulement fait observer qu'il y avait des +conditions préliminaires indispensables à régler.»] + +[Note 266: Lettres du 9 et du 16 août 1846.] + +Si désireux que le gouvernement français se fût montré jusqu'alors +d'éviter la simultanéité des deux mariages, il ne pouvait pas ne pas +être frappé de ce que lui disait M. Bresson. Pour échapper au péril +que lui faisaient courir les intrigues anglaises, il avait besoin +du concours de la reine Christine; s'il refusait à cette dernière +tout ce qu'elle exigeait, ne s'exposait-il pas à ce qu'elle liât +partie avec nos adversaires, comme elle en avait déjà eu plusieurs +fois la velléité? Il recevait d'ailleurs avis que Bulwer poursuivait +ses menées plus activement que jamais, et que M. Isturiz avait avec +lui des entretiens assez suspects. On ajoutait que le parti radical +espagnol, encouragé par le patronage de lord Palmerston, s'agitait +d'une façon menaçante, et qu'il n'était pas prudent de lui laisser +le loisir d'organiser quelque mauvais coup. Dans ces conditions, M. +Guizot jugea qu'on ne pouvait pas refuser plus longtemps à M. Bresson +ce qu'il déclarait être si nécessaire. Le Roi fut plus difficile +à convaincre: malgré tout, il eût désiré s'en tenir toujours aux +déclarations d'Eu. La reine Amélie l'encourageait dans sa résistance. +Ce fut à contre-coeur et après de longues délibérations avec M. +Guizot que Louis-Philippe finit par se rendre à ses instances et +se résigna à laisser faire M. Bresson. Celui-ci fut alors informé +que son gouvernement s'en rapportait à lui pour l'usage à faire, +dans la circonstance particulière, des pouvoirs généraux qui lui +avaient été antérieurement conférés[267]; M. Guizot lui donnait +l'assurance «qu'en tout cas il serait fermement soutenu». Toutefois, +recommandation lui fut faite de stipuler expressément que la +discussion des accords préliminaires précéderait la déclaration et la +célébration du mariage du duc de Montpensier: c'était, dans la pensée +du cabinet de Paris, un dernier moyen qu'il se réservait d'empêcher +une simultanéité tout à fait complète. En dépit de cette restriction, +notre ambassadeur avait enfin la liberté qu'il sollicitait depuis si +longtemps. Il n'était pas homme à hésiter devant l'initiative dont on +lui laissait la responsabilité. Il promit donc à la reine Christine +d'associer les deux mariages. + +[Note 267: Sur ce qu'étaient ces pouvoirs, se rappeler notamment la +lettre de M. Guizot, en date du 10 décembre 1845. (V. plus haut, p. +166.)] + +Contenter cette princesse, c'était beaucoup; ce n'était pas tout. +Restait une dernière difficulté assez embarrassante, qui était +la répugnance manifestée par la jeune reine pour le mari que la +politique lui destinait; elle enviait la part de sa soeur cadette et +«son beau Montpensier» qu'elle eût voulu prendre pour elle-même; par +comparaison, le duc de Cadix lui paraissait faire médiocre figure, et +elle ne se privait pas de parler de lui en termes peu flatteurs[268]. +Dans les lettres qu'il écrivait à M. Guizot, M. Bresson faisait +connaître cet état d'esprit de la Reine; il montrait aussi le fiancé +gauche, timide, se défiant de lui-même et des autres, et par moments +éprouvant plus d'éloignement que d'attrait pour sa fiancée; la Reine +mère et Rianzarès trop souvent insaisissables; le président du +conseil toujours sur le point de nous trahir; la légation anglaise +multipliant les intrigues. «Pesez ces difficultés, ajoutait-il, et +demandez-vous si aucune habileté humaine peut en triompher. À Dieu, à +la Vierge, au hasard, faites honneur du succès à qui vous voudrez, si +nous l'obtenons; car, pour moi, tout en ayant l'oeil partout attentif +et n'épargnant ni soins, ni peines, ni démarches, je reconnais que +cette combinaison d'individualités et de circonstances est au-dessus +des forces et de l'entendement de notre pauvre organisme[269].» + +[Note 268: Correspondance de l'envoyé sarde à Madrid. (HILLEBRAND, +_Geschichte Frankreichs_, 1830-1843, t. II, p. 631.)] + +[Note 269: Lettre inédite du 22 août 1846.] + +En traçant ce tableau un peu assombri, M. Bresson, oubliait qu'il +avait en main, dans ce jeu si embrouillé, une carte qui devait lui +faire gagner la partie: c'était le concours qu'en dépit de son +humeur mobile et fantasque, la reine Christine était décidée à nous +donner, depuis qu'elle avait reçu satisfaction en ce qui touchait +la simultanéité. Elle agit sur sa fille et fit agir par l'Infante. +Cette pression de famille ne fut pas sans effet. Dans la soirée du +27 août, après une scène de larmes avec le duc de Rianzarès, la +jeune reine entra chez sa mère, se jeta dans ses bras et dit _oui_. +Les ministres, aussitôt avisés de cette décision, y acquiescèrent +unanimement. La Reine leur annonça en même temps qu'elle donnait +sa soeur en mariage au duc de Montpensier. L'un des ministres vint +aussitôt réveiller M. Bresson,--il était deux heures du matin,--pour +lui annoncer la grande nouvelle. + +Le lendemain, quand il fallut rédiger l'accord relatif au mariage du +duc de Montpensier, la reine Christine demanda que la simultanéité +y fût établie d'une façon absolue. M. Bresson, lié par ses +instructions, s'y refusa, déclarant qu'il annulerait plutôt tout +ce qui venait d'être fait. Devant cette menace, la Reine céda, et +l'on inséra dans l'accord les stipulations suivantes: «La discussion +des capitulations matrimoniales, des articles du contrat et des +questions d'intérêt qui s'y rattachent est réservée; lorsque les +actes définitifs auront été dûment réglés et approuvés par les hautes +parties contractantes, la forme et l'époque de la déclaration de +ce mariage et sa célébration seront déterminées de manière à les +associer, _autant que faire se pourra_, à la déclaration et à la +célébration du mariage de Sa Majesté Catholique avec S. A. R. le +duc de Cadix.» Toujours sous l'empire de la même préoccupation, M. +Bresson obtint, non sans livrer une autre bataille, que le décret +de convocation des Cortès n'annonçât au public que le mariage de la +Reine, sans parler de celui de l'Infante. Pendant ce temps, à Paris, +M. Guizot, faisant part à lord Normanby de ce qui venait d'être +décidé à Madrid, et interrogé par lui sur le point de savoir si les +deux mariages se feraient au même moment, répondait très sincèrement: +«Non, pas au même moment.» Ainsi, jusqu'à la fin, notre gouvernement +espérait éviter une simultanéité tout à fait complète des deux +mariages. + +Il fut aussitôt visible que cette dernière résistance de la +diplomatie française produisait un très fâcheux effet à Madrid: elle +blessait nos amis, fournissait une arme à ceux qui rêvaient de crise +ministérielle ou même d'insurrection, et risquait de remettre tout en +question. «C'est seulement par la vertu du fait accompli, disaient +les ministres espagnols, qu'on en imposera à l'esprit de faction», et +ils demandaient avec instance que les deux mariages fussent célébrés +ensemble, le 10 octobre. Ces raisons, transmises aussitôt et appuyées +avec force par M. Bresson, triomphèrent de ce qui restait encore de +répugnance dans l'esprit de Louis-Philippe. Le consentement, qu'il +avait fallu lui arracher, en quelque sorte, morceau par morceau, +était enfin complet, et, le 4 septembre, M. Guizot écrivit par le +télégraphe à son ambassadeur: «Le Roi approuve que le mariage de Mgr +le duc de Montpensier avec l'Infante soit célébré le même jour que +celui de la Reine avec Mgr le duc de Cadix. Vous pouvez rendre public +le fait que vous avez signé, avec M. Isturiz, un engagement pour le +mariage de l'Infante avec le duc de Montpensier.» Le même jour, le +_Journal des Débats_ annonçait le double mariage. + + +V + +À la nouvelle de la décision prise à Madrid, grande fut la colère de +lord Palmerston. Quelle mortification de débuter dans son nouveau +ministère par un pareil échec! Il la sentait d'autant plus que, tout +occupé des menées souterraines par lesquelles il espérait nous ruiner +en Espagne, il ne s'était pas rendu compte du travail qui s'y faisait +contre lui. Oubliant volontairement qu'il avait lui-même rompu +l'accord et commencé la guerre, il prit l'attitude d'un homme surpris +par un acte d'hostilité au moment où il ne songeait qu'à vivre en +paix. «Je ne vous parlerai plus d'entente cordiale, répondit-il à la +première communication de notre chargé d'affaires, parce que ce qu'on +nous annonce nous prouve trop clairement qu'on ne veut plus, à Paris, +ni de cordialité ni d'entente[270].» Dans le trouble de son dépit, il +donnait à ce simple incident matrimonial des proportions étranges, +y dénonçant «l'acte le plus patent d'ambition et d'agrandissement +politique que l'Europe eût vu depuis l'Empire[271]». Il ajoutait: «Si +le gouvernement français persiste à adopter le système d'ambition +sans scrupule qui guida la politique étrangère sous Louis XIV et +Napoléon, il n'y a pas de bon vouloir et de sentiments d'amitié de la +part de l'Angleterre qui puissent être assez forts pour empêcher les +relations entre l'Angleterre et la France de redevenir ce qu'elles +étaient pendant les règnes de Napoléon et de Louis XIV[272].» Il +ne se borna pas à ces exagérations. Avec ce goût des récriminations +blessantes qui était dans sa nature, il se montra tout de suite +résolu à porter la discussion sur un terrain particulièrement +dangereux dans les controverses internationales, celui de la bonne +foi; et, pour comble, ce n'était pas seulement le cabinet français +qu'il s'apprêtait à accuser de déloyauté, c'était Louis-Philippe +lui-même. Se rencontrant avec l'un des collègues de M. Guizot, M. +Dumon, alors en Angleterre, il lui disait: «Voilà la première fois +qu'un roi de France n'a pas tenu sa parole[273].» Puis, tout fier de +cette inconvenance, il s'empressait de la raconter à lord Normanby +et à sir Henri Bulwer, et ne leur exprimait qu'un regret, celui +«d'avoir été ainsi trop complimenteur pour les prédécesseurs de +Louis-Philippe[274]». «Nous sommes indignés, écrivait-il encore à +Bulwer, de la mauvaise foi, de l'ambition sans scrupule, des basses +intrigues du gouvernement français[275].» + +[Note 270: Lettre de lord Palmerston à M. de Jarnac, du 6 septembre +1846. (BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 239.)] + +[Note 271: Lettres de M. de Jarnac à M. Guizot, des 9, 11 et 12 +septembre 1846.] + +[Note 272: Lettre de lord Palmerston à Bulwer, du 16 septembre 1846. +(BULWER, t. III, p. 247.)] + +[Note 273: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 423.] + +[Note 274: BULWER, t. III, p. 248 et 252.] + +[Note 275: _Ibid._, p. 248.] + +Il fallait s'attendre à cette irritation de lord Palmerston: nul +moyen de l'éviter ni de l'apaiser. Mais y avait-il chance de +la limiter, d'empêcher que cette irritation ne trouvât d'écho +outre-Manche, que l'Angleterre n'épousât les griefs et les +ressentiments de son ministre? À l'avance, M. Guizot avait caressé +quelque espérance de ce genre. Dès le 5 juillet 1846, au moment où +se formait le ministère whig, il écrivait à M. Bresson: «J'ai, avec +lord Palmerston, cet avantage que, s'il survenait entre nous et +Londres quelque refroidissement, quelque embarras, ce serait à lui, +non à moi, qu'en France, en Angleterre, partout, on en imputerait +la faute.» Aussi à peine se vit-il, par suite de l'annonce des deux +mariages, aux prises avec le secrétaire d'État, qu'il fit effort +pour l'isoler dans son propre pays et jusque dans son cabinet. +Il risqua même, pour obtenir ce dernier résultat, une démarche +qu'on ne peut s'empêcher de trouver un peu inconsidérée: ce fut +une lettre adressée, le 15 septembre, à M. de Jarnac, pour être +communiquée au premier ministre, lord John Russell, et où l'éloge de +celui-ci se mêlait à une plainte très vive sur la conduite suivie +par lord Palmerston[276]. Telle était la confiance de M. Guizot +que, quelques jours après, il écrivait à M. de Flahault: «J'ai +de très bonnes nouvelles de lord John Russell; n'en parlez pas, +mais tenez pour certain que le bruit suscité par lord Palmerston +n'ira pas loin[277].» Cette illusion dura peu. Le premier soin de +lord Russell fut de mettre la lettre de M. Guizot sous les yeux de +celui-là même dont elle contenait la critique; puis il écrivit à M. +de Jarnac, sur un ton assez raide, que le chef du _Foreign office_ +avait toute sa confiance, qu'il avait agi avec modération, et que +c'était au contraire le gouvernement français qui avait prouvé, +par sa conduite, le peu de prix qu'il attachait à l'amitié de +l'Angleterre[278]. Lord John dépassait ainsi son vrai sentiment; il +n'était pas aussi assuré que son collègue fût sans tort. Lui-même n'a +point caché plus tard combien il regrettait de ne s'être pas opposé +à l'envoi de ces instructions du 19 juillet 1846, où il avait été si +malencontreusement parlé du prince de Cobourg, et il a raconté par +suite de quel incident il n'était pas intervenu: ces instructions lui +avaient été communiquées un dimanche, au moment où il partait pour +le service divin, et, dans sa hâte, il ne les avait parcourues que +superficiellement. «Si je n'étais pas allé à l'église, ajoutait-il, +j'y aurais fait plus d'attention[279]!» Mais, tout en blâmant au +fond son collègue, lord Russell se faisait un point d'honneur de le +couvrir, dès qu'il le voyait accusé par un gouvernement étranger. Et +puis lord Palmerston, qui s'était gardé de faire connaître aux autres +ministres ses instructions secrètes à Bulwer, leur avait présenté +notre consentement au double mariage comme un acte d'hostilité +gratuite, mieux encore, comme le dénouement d'une intrigue ourdie +de vieille date par Louis-Philippe, comme une fourberie longuement +préméditée[280]. Ces accusations semblaient avoir trouvé créance +chez ses collègues; lord Clarendon disait à M. Dumon «qu'il n'y +avait qu'un sentiment dans le cabinet anglais» sur la conduite de la +France[281], et l'un des personnages les plus considérables du parti +whig, lord Lansdowne, déclarait que «tout le monde reconnaissait la +nécessité de changer de conduite envers Louis-Philippe[282]». + +[Note 276: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 10.] + +[Note 277: Lettre inédite du 20 septembre 1846.] + +[Note 278: Spencer WALPOLE, _The life of lord John Russell_, t. II, +p. 2.] + +[Note 279: _Ibid._, p. 5.] + +[Note 280: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 418 à 421.] + +[Note 281: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 241.] + +[Note 282: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th. +MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 208.] + +Si M. Guizot ne parvenait pas à détacher de lord Palmerston ceux qui +lui étaient liés par la communauté de parti et de responsabilité, +il pouvait sans doute espérer une appréciation plus favorable de la +part des adversaires du ministère whig, et particulièrement de son +ami lord Aberdeen, dont il avait tant de fois éprouvé l'esprit droit +et conciliant. Il lui avait écrit, dès le 7 septembre, toutes les +raisons qu'il avait eues de considérer comme annulés les engagements +pris à Eu. Lord Aberdeen lui répondit amicalement et tristement, le +14 septembre, qu'il ne trouvait pas ces raisons suffisantes. Ignorant +les secrètes menées de son successeur, il se refusait à croire que +celui-ci eût voulu s'écarter de la politique d'entente suivie avant +lui. «Je suis satisfait, ajoutait-il, de savoir que vous ne voudriez +jamais avoir fait un acte pour lequel vous ne vous sentiriez pas +pleinement justifié; mais, je l'avoue, mon cher monsieur Guizot, il +m'est impossible de découvrir des motifs plausibles pour le choix +qui a eu lieu[283].» Quelques jours après, lord Aberdeen écrivait au +prince Albert: «Je me soucie fort peu du mariage en lui-même, mais je +sens vivement la violation de l'engagement pris, et je suis encore à +me demander si Guizot a pu se sentir tranquille envers sa conscience, +à la suite de la conduite qu'il a tenue[284].» Avec le temps, il +est vrai, la sévérité de ce jugement s'adoucit un peu; lord Aberdeen +finit par se déclarer convaincu de la bonne foi du ministre français, +de la sincérité des soupçons qui avaient déterminé sa conduite, et il +affirma que si lui, Aberdeen, était resté au pouvoir, rien de pareil +ne fût arrivé[285]. Sur ce dernier point, il était absolument dans le +vrai. + +[Note 283: _Revue rétrospective._] + +[Note 284: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th. +MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 208.] + +[Note 285: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 430; t. +III, p. 53.] + +L'une des principales préoccupations de Louis-Philippe devait être +de savoir comment l'événement serait pris par la reine Victoria. +On sait sur quel pied d'intimité familière les relations des deux +cours s'étaient établies depuis la première entrevue d'Eu, en 1843: +visites annuelles qui, des deux parts, étaient toujours trouvées +trop rares et trop courtes; correspondance fréquente, affectueuse, +on peut même dire tendre[286], et que la Reine avait continuée +après la rentrée de Palmerston au _Foreign office_, sans paraître +supposer que ce fait pût altérer une telle intimité[287]. Mais on +sait aussi quel intérêt l'épouse du prince Albert portait à ce qui +touchait les Cobourg; on n'a pas oublié non plus qu'elle avait été +personnellement partie dans les arrangements relatifs aux mariages +espagnols, et qu'elle-même avait reçu à Eu, en 1845, de la bouche de +Louis-Philippe, l'engagement de ne pas célébrer le mariage du duc de +Montpensier avant que la Reine eût eu des enfants. Depuis lors, elle +en était restée à cet engagement, et rien ne l'avait préparée à le +voir rompre. Elle se piquait, pour son compte, d'être demeurée fidèle +à l'entente, et de cette fidélité elle venait même de donner une +preuve qui ne lui avait pas peu coûté: je veux parler de ce conseil +de famille tenu entre elle, le prince Albert et le roi des Belges, +où il avait été décidé de détourner Léopold de Cobourg de ses visées +matrimoniales, tant que le roi des Français y ferait une aussi +formelle opposition[288]. Quant aux menées hostiles par lesquelles, +pendant ce temps, lord Palmerston avait obligé le gouvernement +français à reprendre sa liberté, la Reine paraissait n'en rien +savoir. D'une part, le coupable s'était gardé de l'en informer; de +l'autre, elle n'avait reçu directement de Louis-Philippe, au sujet de +ces menées et des conséquences que notre gouvernement pourrait être +conduit à en tirer, aucun avertissement préalable, analogue à ceux +que M. Guizot faisait alors parvenir à Palmerston lui-même. Si le Roi +n'avait ainsi rien dit, ce n'était pas par un calcul machiavélique +et pour entretenir la Reine dans une trompeuse sécurité; c'était +que, jusqu'à la veille de la décision finale, il s'était refusé à +se servir de la liberté qui lui était rendue et avait compté se +renfermer quand même dans les termes des engagements d'Eu. Mais, pour +être ainsi explicable, ce silence n'en eut pas moins, sur le moment, +un effet fâcheux. La Reine en fut plus portée, quand lui arriva, tout +à fait à l'improviste, la nouvelle des deux mariages, à se croire +la victime d'une surprise déloyale. Il n'y eut pas alors jusqu'à +l'intimité de ses rapports avec Louis-Philippe qui ne contribuât à +lui faire sentir davantage l'offense, en y mêlant cette impression, +particulièrement douloureuse pour une femme jeune en face d'un +vieillard, de l'amitié trahie, de la confiance trompée. Ajoutez-y, +sans aucun doute, quoiqu'on en parlât moins haut, le dépit de voir +écarter définitivement ce mariage Cobourg que la Reine n'osait +faire contre nous, mais auquel elle avait toujours espéré nous voir +acculés par les circonstances. Ce dépit était particulièrement vif +chez le prince Albert[289]. Livrée à elle seule, Victoria, qui, +malgré ses griefs, gardait un fond d'affection pour notre famille +royale[290], n'eût probablement pas refusé d'écouter les explications +de Louis-Philippe et eût saisi volontiers quelque occasion de le +traiter en ami. Ce fut son mari qui l'en détourna, avec le concours +de leur conseiller, l'Allemand Stockmar, toujours fort ardent à nous +desservir[291]. Sous ces influences, la Reine répudia promptement +toutes les velléités de réconciliation qui avaient pu lui traverser +l'esprit et ne fut plus qu'à son ressentiment. «Rien n'égale +l'indignation de la Reine contre la conduite du Roi, notait bientôt +après M. Greville sur son journal; elle en a parlé à Clarendon dans +les termes les moins mesurés[292].» Le duc de Broglie écrivait à son +fils: «C'est la Reine qui échauffe son ministère[293].» + +[Note 286: Voir plusieurs lettres publiées dans la _Revue +rétrospective_.] + +[Note 287: Louis-Philippe écrivait au roi des Belges, le 25 juillet +1846: «J'ai reçu de Victoria les lettres les plus aimables, les plus +rassurantes, sur le maintien de notre précieuse entente cordiale. +Sa jeunesse et sa droiture le croient; elle ne peut douter des +assertions qu'on lui donne. Ma vieillesse, sans être moins droite, +n'a pas la même confiance, et de là l'incertitude que j'ai dû lui +faire entrevoir sur ma visite du mois d'octobre, qu'elle veut bien +désirer avec un affectueux empressement.»] + +[Note 288: Voir plus haut, p. 217, 218.] + +[Note 289: Le langage de ce prince était des plus amers; il écrivait +à un de ses parents d'Allemagne, le 17 septembre 1846: «Rien de plus +perfide que la politique suivie par la cour française. On nous a +dupés, et maintenant on triomphe. Mesquin triomphe d'avoir dupé un +ami, et le seul qu'on a, et au moment même où il fait un sacrifice à +l'amitié. Car les pauvres reines ont, jusqu'à la dernière heure, été +attachées à Léopold, et cet attachement, elles ne l'ont abandonné que +quand Bulwer leur a déclaré que nous ne pouvions pas y consentir...» +(_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II, herzog von +Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 174.)] + +[Note 290: Ce fond d'affection reparaîtra en 1848, après la +révolution de Février. La Reine écrira au baron Stockmar, le 6 mars +1848: «Vous connaissez ma tendresse pour la famille royale; vous +savez comme je désirais de nouveau être dans de meilleures relations +avec eux..., et vous disiez que le temps seul pourrait amener ce +résultat... Que j'étais loin de prévoir comment il se ferait que +nous nous reverrions en effet tous de la façon la plus amicale, que +la duchesse de Montpensier, au sujet de laquelle nous nous disputions +depuis plus d'un an, arriverait ici en fugitive!...» Et le 22 avril: +«Ces pauvres exilés à Claremont! Leur vie, leur avenir vous brisent +le coeur.» (_Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Théodore +MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 256 et 257.)] + +[Note 291: Le baron Stockmar a écrit, quelques semaines plus tard, +le 10 novembre 1846: «Au commencement, la Reine était tout entière +aux idées de pardon et de réconciliation; le prince, au contraire, +ressentait le coup comme il convient à un homme; il voyait une chose +injuste au fond, une offense nationale dans la forme et pour lui +un procédé blessant, car il pouvait se dire qu'ayant sacrifié à +de hauts intérêts politiques sa bienveillance pour son cousin, il +n'avait reçu en échange qu'une marque d'ingratitude sous la forme la +plus dédaigneuse.» (_Mémoires de Stockmar._)--Écrivant à la Reine, +Stockmar lui dénonçait la conduite de Louis-Philippe «comme un trait +de politique égoïste et inique, du scandale duquel la réputation +du Roi ne se remettrait jamais». (_Le Prince Albert_, extraits de +l'ouvrage de sir Théodore MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 208.)] + +[Note 292: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 424.] + +[Note 293: _Documents inédits._] + +Louis-Philippe ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'il ne pouvait +pas compter sur l'amitié de la reine d'Angleterre, pour contenir +ses ministres. Il avait cru moins provoquer les controverses en lui +faisant annoncer le mariage du duc de Montpensier, par la reine +Marie-Amélie, comme un simple «événement de famille», intéressant +uniquement «le bonheur de son fils chéri»; la lettre, datée du 8 +septembre, était écrite sur le ton d'amicale familiarité en usage +entre Eu et Windsor, et l'on s'y informait, au nom du Roi, si «les +pêches», récemment envoyées, étaient «arrivées à bon port». Dans ce +tour plus ou moins heureux, mais pris évidemment à bonne intention, +l'entourage de Victoria s'appliqua à lui faire voir une aggravation +d'offense. Elle répondit, le 10 septembre, d'une façon fort sèche, +rappelant à sa correspondante tous les faits que celle-ci avait +volontairement laissés de côté, «ce qui s'était passé à Eu» entre les +deux souverains, le refus fait par la famille royale d'Angleterre +«d'arranger» le mariage Cobourg, refus qui n'avait pas eu d'autre +cause que le désir d'être agréable au Roi; puis elle ajoutait: «Vous +pourrez donc aisément comprendre que l'annonce soudaine de ce double +mariage ne peut nous causer que de la surprise et un bien vif regret. +Je vous demande pardon, Madame, de vous parler politique dans ce +moment, mais j'aime à pouvoir me dire que j'ai toujours été sincère +avec vous[294].» + +[Note 294: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th. +MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 201 à 203.] + +«Je doute que ma réponse leur plaise beaucoup», disait Victoria à +lord Clarendon, après avoir écrit cette lettre[295]. Louis-Philippe, +en effet, en ressentit un vrai chagrin. Il voulut tenter un effort +pour obtenir une appréciation plus juste. Dans ce dessein, il +écrivit, le 14 septembre, à sa fille, la reine des Belges, une +très longue lettre justificative, en réalité destinée à la reine +d'Angleterre. «J'y ai consacré, mandait-il à sa fille, d'arrache-pied +et sans regret, trois nuits jusqu'à quatre heures du matin, malgré +les cris de la Reine, de ma soeur et de toute la famille, qui +prétendaient que je me tuais... Je me serais soumis volontiers à +encore plus de fatigue, s'il l'avait fallu, pour achever ce travail, +tant a été profonde la peine que j'ai ressentie de la lettre de la +reine Victoria, et de l'injuste préjugé dont je l'ai vue animée dans +cette affaire.» La lettre débutait ainsi: «La Reine vient de recevoir +une réponse de la reine Victoria à la lettre que tu sais qu'elle +lui avait écrite, et cette réponse m'a fait une vive peine. Je suis +porté à croire que notre bonne petite reine a eu presque autant de +chagrin à écrire cette lettre que moi à la lire. Mais enfin elle ne +voit maintenant les choses que par la lunette de lord Palmerston, et +cette lunette les fausse et les dénature trop souvent. C'est tout +simple; la grande différence entre la lunette de lord Aberdeen et +celle de lord Palmerston provient de la différence de leur nature: +lord Aberdeen aimait à être bien avec ses amis; lord Palmerston, je +le crains, aime à se quereller avec eux.» Louis-Philippe reprenait +ensuite, dès l'origine, l'histoire des mariages; il montrait comment +il avait été amené bien malgré lui, par la politique de lord +Palmerston, à «dévier des conventions premières», et exprimait son +regret qu'on n'eût pu éviter ce qui avait été, pour les uns, «un +grand et inutile désappointement», pour lui, «un des plus pénibles +chagrins qu'il eût éprouvés, et Dieu savait qu'il n'en avait pas +manqué pendant sa longue vie». Il terminait ainsi: «Actuellement, +c'est à la reine Victoria et à ses ministres qu'il appartient de +peser les conséquences du parti qu'ils vont prendre et de la marche +qu'ils suivront. De notre côté, ce double mariage n'opérera dans la +nôtre d'autres changements que ceux auxquels nous serions contraints +par la nouvelle ligne que le gouvernement anglais jugerait à propos +d'adopter... Nous ne voyons aucun intérêt, aucun motif, ni pour +l'Angleterre, ni pour nous, à ce que notre entente cordiale soit +brisée, et nous en voyons d'immenses à la bien garder et à la +maintenir. C'est là mon voeu, c'est celui de mon gouvernement. Celui +que je te prie d'exprimer de ma part à la reine Victoria et au prince +Albert, c'est qu'ils me conservent dans leur coeur cette amitié et +confiance auxquelles il m'a toujours été si doux de répondre par la +plus sincère réciprocité et que j'ai la conscience de n'avoir jamais +cessé de mériter de leur part[296].» + +[Note 295: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 424.] + +[Note 296: _Revue rétrospective._] + +La reine Victoria répondit, le 27 septembre, en s'adressant également +à la reine des Belges. Dans sa lettre, qui était évidemment l'oeuvre +du prince Albert[297], elle réfutait longuement et durement toute +l'argumentation du Roi, sans se montrer touchée de ses protestations. +Une seule citation donnera l'idée du point de vue où elle se plaçait: +elle déclarait que «ses sentiments de justice ne se prêteraient +jamais à reconnaître que lord Palmerston se fût écarté de l'entente +cordiale établie entre le gouvernement français et lord Aberdeen». +Elle concluait en ces termes: «J'ai donc tout bien considéré par +moi-même et en voyant de mes propres yeux, et il m'est impossible de +reconnaître que le Roi fût dégagé de sa parole. Rien au monde de plus +pénible n'eût pu m'arriver que ce triste désaccord, et parce qu'il +a un caractère si personnel, et parce qu'il m'impose le devoir de +m'opposer au mariage d'un prince auquel je porte, ainsi qu'à toute +sa famille, une amitié aussi vive[298].» Lord Palmerston, qui eut +aussitôt connaissance de cette lettre, en fut naturellement ravi. +«J'en approuve tous les mots», écrivait-il à Bulwer[299]. Il eût +voulu crier sur les toits une si heureuse nouvelle: aussi son journal +annonça-t-il bien haut que la souveraine partageait l'indignation +générale contre la conduite du gouvernement français; «elle comprend, +ajoutait-il, que la confiance, si naturellement produite par le +fréquent échange de courtoisies royales, a été grandement abusée». +Louis-Philippe ne crut pas que sa dignité lui permît d'insister +davantage. Il cessa donc toute correspondance, même indirecte, avec +la reine Victoria, attendant du temps la justice à laquelle il +croyait avoir droit. + +[Note 297: C'est ce qu'insinue lord Palmerston dans une lettre à +Bulwer. (BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 252.)] + +[Note 298: _Le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Th. +MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 203 à 206.] + +[Note 299: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 252.] + +Quand les choses étaient aussi mal prises à la cour et dans les +hautes régions politiques, il ne fallait pas s'attendre qu'elles +le fussent bien dans la nation anglaise elle-même. Au premier +moment, cependant, on avait pu croire que celle-ci se montrerait +assez indifférente. Lord Clarendon lui-même le constatait et s'en +plaignait[300]. Dans un article que nos feuilles ministérielles +s'empressèrent de reproduire, le _Times_ déclara tranquillement, le 3 +septembre, que «les intérêts britanniques n'étaient pas sérieusement +engagés dans cette affaire». Mais sous l'effet des remontrances et +des excitations du _Morning Chronicle_, organe personnel de lord +Palmerston, le ton des journaux anglais changea bientôt. Tous, +le _Times_ en tête, se mirent à déclarer que l'Angleterre serait +«amoindrie» par ce mariage; ils accusèrent le gouvernement français +de déloyauté et le dénoncèrent comme ayant «commis, avec une +intention résolue et méditée, un grand outrage international». La +polémique descendit plus bas encore: pas d'ignominie que ces journaux +n'imaginèrent. Ils affirmèrent que Louis-Philippe, de connivence +avec Christine, avait fait constater médicalement la stérilité de la +reine Isabelle, et que le mariage du duc de Montpensier était une +spéculation faite sur cette stérilité. Le _Times_ raconta aussi, sans +sourciller, que le consentement de la jeune reine avait été extorqué +par M. Bresson, au milieu d'une orgie nocturne[301], et, partant +de là, il s'écriait: «Quel intrus se glisse hors du palais à sept +heures du matin, si tôt s'il s'agit d'affaires, si tard s'il s'agit +de fêtes? Quelles orgies ont eu lieu dans le palais des deux vierges +royales que l'honneur chevaleresque de l'Espagne doit protéger? +À Paris, il y a des hommes qui tirent le nom distinctif de leur +industrie spéciale, de l'air dégagé avec lequel on les voit sortir +de grand matin d'une maison où ils ont passé la nuit à cueillir les +fleurs qui l'embellissent. Cet homme est un Français. Appartient-il +à cette catégorie? Le chevalier d'industrie qui en impose à la +simplicité des Espagnols n'est rien moins que l'agent accrédité et +investi de toute la confiance d'un grand roi. Il emporte une Infante +dans son sac...» Et le _Times_ ajoutait, en prenant personnellement +Louis-Philippe à partie: «Quiconque choisit pour son heure l'heure +de minuit, entre par la porte dérobée et marche armé d'une +lanterne sourde et d'un levier, doit à coup sûr avoir conscience +de l'improbité de sa conduite. Louis-Philippe est l'homme qui a le +moins su sauver les apparences, s'il n'a pas commis un crime contre +l'Europe.» La polémique continua sur ce ton. Mis à un tel régime +d'excitation, le public anglais finit par s'échauffer: lui aussi se +persuada que son pays venait d'être la victime de la perfidie et de +l'ambition de la France. + +[Note 300: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 241.] + +[Note 301: Il n'est pas besoin de démentir cette infamie. On se +rappelle que M. Bresson n'était même pas au palais royal le soir où +le consentement de la Reine fut obtenu. (V. plus haut, p. 226.) Dans +sa correspondance confidentielle avec M. Guizot, M. Bresson se montre +fort ému et fort indigné de ces «abominables calomnies». (Lettre +inédite du 29 septembre 1846.)] + +Il fut donc promptement manifeste que l'Angleterre tout entière, de +la souveraine au peuple, prenait à son compte la querelle de lord +Palmerston. C'était, pour notre gouvernement, une grosse déception +et un accident malheureux. Avait-il fait tout ce qu'il fallait +pour le prévenir? Préoccupé de réussir dans la contre-mine qu'il +opposait à la mine creusée par la diplomatie anglaise, n'avait-il +pas trop perdu de vue l'effet que devait produire une explosion à +laquelle nul n'était préparé? Si le mystère et la surprise avaient +leurs avantages, ils avaient aussi leurs dangers. Des précautions +étaient à prendre pour qu'outre-Manche, dans le public, chez les +hommes politiques, à la cour surtout, personne ne pût, au moment +décisif, se tromper sur les responsabilités, ni mettre en doute notre +loyauté. Ces précautions étaient sans doute malaisées à concilier +avec les exigences d'une lutte que lord Palmerston nous obligeait à +faire souterraine: je ne nie pas la délicatesse du problème, mais je +constate que notre gouvernement ne l'avait pas résolu, et qu'il ne +paraissait même pas avoir tenté de le résoudre. C'est peut-être la +principale, l'unique faute commise par le gouvernement français: elle +devait avoir de fâcheuses conséquences. + + +VI + +Dans cette affaire des mariages, notre gouvernement avait donc contre +lui toute l'Angleterre: avait-il du moins avec lui toute la France? +De ce côté-ci de la Manche, comme de l'autre, les divers partis +s'unissaient-ils pour faire front contre l'étranger? À première vue, +il n'était pas de question où M. Guizot pût se croire plus à l'abri +des critiques de la gauche. En effet, depuis plusieurs années, le +grand grief des opposants, celui qui récemment encore, lors des +élections générales de 1846, fournissait matière à toutes leurs +déclamations, était la prétendue pusillanimité qui empêchait le +gouvernement français de tenir tête à l'Angleterre. Cette défaillance +si souvent dénoncée à l'occasion du droit de visite, de l'indemnité +Pritchard et du traité avec le Maroc, les journaux de gauche avaient +toujours paru s'attendre qu'elle se reproduirait en Espagne, dans +les négociations relatives au mariage de la Reine et de sa soeur. +Tout récemment encore, au mois d'août, un article du _Times_ leur +avait fourni occasion de manifester leur dédaigneuse défiance. Cet +article, contenant une sortie virulente et comminatoire contre notre +prétention d'imposer un mari à la reine Isabelle, semblait conclure à +remettre sur les rangs le prince de Cobourg. Presque toute la presse +de Londres y fit écho, ce qui ne laissa pas que de causer quelque +émoi à Paris. Le _Journal des Débats_ se borna à relever l'attaque, +sans y répondre à fond; son souci évident était de ne pas faire +descendre sur la place publique une discussion qui lui paraissait +être du domaine des chancelleries. Aussitôt tous les journaux de +gauche et de centre gauche, interprétant cette réserve de la feuille +ministérielle comme un manque de courage, dénoncèrent la «reculade», +la «nouvelle génuflexion» que M. Guizot s'apprêtait à faire «devant +les exigences de lord Palmerston». «Voilà, s'écriaient-ils, l'ère +des humiliations rouverte du côté de l'Espagne[302]!» Telle était la +vivacité de leur émotion, qu'elle durait encore, alors qu'à leur insu +tout était déjà décidé, à Madrid, dans un sens absolument opposé. +C'est le 28 août que les deux mariages furent convenus entre la cour +d'Espagne et M. Bresson: le 31, le _National_ continuait à s'indigner +à la pensée que M. Guizot n'oserait pas «persister dans la politique +formulée si nettement par lui, quatre ans auparavant», et qu'il +«sacrifierait les intérêts séculaires de notre pays». Le 3 septembre, +en même temps que le _Journal des Débats_ annonçait les mariages, +le _Constitutionnel_, qui les ignorait encore, faisait une peinture +méprisante de cette diplomatie française, maladroite, peureuse, +en train d'abandonner à Madrid tout ce qu'elle avait exigé, et il +ajoutait ironiquement que le duc de Montpensier, exclu d'Espagne par +lord Palmerston, allait être réduit à chercher femme en Allemagne. + +[Note 302: Voir notamment le _Siècle_ des 9, 10, 13, 18 août, le +_Constitutionnel_ du 13 août, le _National_ des 14 et 16 août, etc.] + +En voyant leurs injurieuses prévisions si complètement démenties +par l'événement, quelle pouvait être l'attitude de ces journaux? +Qu'ils reconnussent leur tort et fissent amende honorable, c'eût +été leur demander une vertu peu en usage dans les luttes de partis. +Mais ne devait-on pas s'attendre qu'au moins ils ne blâmassent pas +le gouvernement pour avoir fait le contraire de ce qu'à l'avance +ils venaient de flétrir comme une lâcheté? Au premier moment, sous +le coup de la surprise, ils parurent surtout fort embarrassés. +Reconnaissant que le choix du duc de Cadix était bon, ils insinuèrent +qu'il avait été fait malgré M. Guizot et contre lui; ne pouvant pas +nier que le mariage du duc de Montpensier serait un succès pour la +politique française, ils affectèrent d'en mettre en doute la réalité. +Mais de telles contre-vérités ne pouvaient longtemps se soutenir, +et ces journaux se voyaient acculés à confesser que le ministère +venait de montrer précisément la hardiesse dont on l'avait proclamé +incapable. Plusieurs faisaient déjà, de plus ou moins bonne grâce, +cet aveu qu'ils sentaient d'ailleurs répondre au sentiment général, +même à celui de leurs partisans, quand M. Thiers intervint pour +empêcher ce qu'il regardait comme une grosse faute de tactique. +À ceux de ses amis ou de ses alliés qui se laissaient aller à se +réjouir du succès remporté par la politique française et de l'échec +infligé à la politique anglaise, le chef du centre gauche représenta +vivement qu'ils faisaient fausse route, que le ministre leur donnait +barre sur lui, et qu'ils seraient des niais de ne pas en profiter. +Il leur montra, dans les difficultés créées par l'irritation de lord +Palmerston, une occasion à saisir pour jeter bas M. Guizot. Le jeu de +l'opposition lui paraissait devoir être d'alarmer les intérêts et les +imaginations sur les dangers du conflit, de telle sorte que le Roi +et l'opinion, effrayés, se décidassent à changer de ministère pour +retrouver leur sécurité. Sans doute, c'était le contre-pied de ce que +l'opposition avait dit jusqu'alors; mais il n'y avait pas là de quoi +embarrasser un esprit aussi souple et aussi leste. Sans doute encore, +le patriotisme eût dû lui faire un scrupule de seconder un ministre +étranger qui cherchait à diminuer, à humilier la France; mais nous +avons vu que, depuis assez longtemps déjà, l'ancien président du +conseil du 1er mars avait jugé de son intérêt parlementaire de lier +partie avec l'ancien auteur du traité du 15 juillet 1840[303]. + +[Note 303: Sur les premiers symptômes de cette alliance de M. Thiers +et de lord Palmerston, voir plus haut, p. 197 et suiv.] + +Non content d'agir par ses conversations particulières, M. Thiers +se servit du _Constitutionnel_ pour donner publiquement le signal +et développer le thème de cette nouvelle opposition. Dès le milieu +de septembre, ce journal se mit à exalter l'alliance anglaise et à +déplorer de la voir rompue par le «coup de tête», par la «dangereuse +étourderie» des mariages espagnols. Cette rupture, il l'imputait +au gouvernement français, l'accusant, sur la foi des feuilles +étrangères, d'intrigue, de déloyauté, de brutalité dictatoriale, +vantant par contre la «modération» de lord Palmerston. Il s'efforçait +de grossir ce conflit, et recueillait avec une telle complaisance +toutes les menaces venues du dehors, qu'il paraissait en désirer la +réalisation. Et pour quel avantage, demandait-il, s'était-on ainsi +exposé? Il n'en découvrait pas d'autre que la riche dot de l'Infante; +et il montrait ce gouvernement, naguère si pusillanime quand les +grands intérêts du pays étaient en jeu, devenu téméraire dès qu'il +s'agissait de satisfaire une cupidité dynastique. À cette situation +il ne voyait que deux issues possibles: ou une lutte aboutissant +tôt ou tard à la guerre, ou, ce qui lui paraissait plus probable, +étant donné le tempérament des hommes au pouvoir, quelque nouveau +sacrifice de l'honneur national en vue de racheter les bonnes grâces +de l'Angleterre. + +On put se demander un moment si la thèse du _Constitutionnel_ +prévaudrait dans la presse d'opposition. Le _Siècle_, qui passait +pour l'organe de M. Odilon Barrot, se montrait réfractaire: non qu'il +fût disposé à louer le cabinet; il s'appliquait à réduire autant +que possible la portée du succès obtenu; mais enfin, il se refusait +à y voir un sujet de blâme et à faire le jeu de lord Palmerston. +Très contrarié de cette note discordante, M. Thiers échangea, à ce +sujet, avec quelques-uns de ses amis qui avaient d'abord encouragé +le _Siècle_, une correspondance assez aigre qui faillit amener +une rupture. Mais le _Siècle_ n'eut pas d'imitateurs. Au bout de +quelques jours, presque toutes les feuilles de gauche et de centre +gauche avaient emboîté le pas derrière le _Constitutionnel_, et +méritaient que le _Journal des Débats_ les qualifiât d'«organes +français du cabinet britannique». M. Thiers était arrivé à ses +fins. De Londres, lord Palmerston, agréablement surpris d'un tel +concours, envoyait à ces journaux ses remerciements; le _Morning +Chronicle_ vantait la haute moralité d'une telle alliance, et le +_Times_ louait, probablement non sans un peu d'ironie méprisante, le +«désintéressement inattendu» de l'opposition française. + + +VII + +Bien que le choix du duc de Cadix comme époux de la Reine déplût fort +à lord Palmerston, celui-ci s'y résignait faute de trouver aucun +prétexte plausible pour s'y opposer. C'était contre le mariage du duc +de Montpensier avec l'Infante qu'il était résolu à concentrer tous +ses efforts. Sans doute ce mariage était convenu entre les parties, +annoncé pour une date très prochaine; mais, tant qu'il n'était pas +accompli, on pouvait encore chercher à l'empêcher, ou tout au moins +à le retarder. Le ministre anglais décida d'y employer les quelques +semaines qui devaient s'écouler avant qu'on pût procéder à la +célébration. Il se flattait de suppléer à la brièveté du délai par +l'activité et l'énergie de son action. + +Ce fut d'abord en Espagne que les obstacles lui parurent les plus +faciles à faire naître. Son ressentiment avait là, dans sir Henri +Bulwer, un instrument dont il pouvait tout attendre. À la première +nouvelle de l'arrangement conclu pour les mariages, Bulwer n'avait +pas caché son intention de ne garder aucun ménagement. «Je vous +déclare solennellement, disait-il à M. Donozo Cortès, que nous +regardons le mariage de l'Infante comme un acte d'hostilité, et +que mon gouvernement n'épargnera rien pour amener en Espagne un +bouleversement complet[304].» Coup sur coup, le 31 août, le 5 et le +8 septembre, il adressa à M. Isturiz des notes où il dénonçait, dans +ce mariage, «l'un des plus graves événements qui pussent survenir en +Europe», déclarait que son accomplissement altérerait les relations +de l'Angleterre avec l'Espagne, et reprochait au gouvernement de +Madrid de faire «de son droit d'indépendance un usage contraire à +l'indépendance réelle du pays». Loin d'envelopper ses démarches du +secret diplomatique, il avait soin que les journaux en parlassent, +et dans des termes faits pour inquiéter le public sur les résolutions +ultérieures du cabinet de Londres. Aux vaisseaux anglais en station +devant Cadix ou Gibraltar, il envoyait ouvertement des courriers qui +paraissaient leur porter des ordres de blocus ou d'hostilité. En +même temps, comme pour réaliser sa menace de «bouleversement», il +excitait, en Espagne, les partis hostiles, apportant dans ce rôle +d'agitateur une passion qui faisait dire de lui au comte Bresson: «Ce +n'est plus le ministre d'une grande cour, c'est un artisan d'émeutes +et de conspirations[305].» Sous cette impulsion, les progressistes +se mirent aussitôt à publier des protestations ou à faire signer des +pétitions contre le mariage du duc de Montpensier. La violence de +leurs journaux semblait un préliminaire de guerre civile. Parmi les +arguments de cette polémique il en est un qui mérite d'être noté, à +cause de l'importance diplomatique qu'on devait chercher plus tard à +lui donner: c'est celui que, dès le 3 septembre, la presse radicale +de Madrid prétendit tirer du traité d'Utrecht, qui avait mis fin à la +guerre de la succession d'Espagne, et des renonciations réciproques +faites alors, d'une part, par Philippe V et ses descendants au trône +de France, de l'autre, par les princes français et leurs descendants +au trône d'Espagne. On soutenait qu'en vertu de ces actes, l'héritier +possible de l'un des trônes ne pouvait épouser l'héritière possible +de l'autre, et qu'en tout cas les enfants issus d'une telle union +seraient déchus, des deux côtés, de leurs droits successoraux. + +[Note 304: Ce propos est rapporté par M. Bresson, qui le tenait de M. +Donozo Cortès.] + +[Note 305: Lettre inédite de M. Bresson à M. Guizot, du 29 septembre +1846.] + +On croit toujours facilement ce que l'on désire. L'agitation +factice provoquée en Espagne par les menées de Bulwer parut à +Londres un puissant mouvement national contre lequel ne pourraient +prévaloir des intrigues de cour. Vers le 8 septembre, les journaux +anglais annonçaient déjà que «le mariage de l'Infante avec le duc +de Montpensier n'aurait jamais lieu, et cela pour des raisons +espagnoles»; ils prédisaient, au cas où l'on voudrait l'imposer, +une «guerre civile longue et sanglante». «La brusque tentative de +M. Bresson, ajoutaient-ils, vient d'allumer en Espagne un incendie +qui ravagera tout le pays, depuis Saint-Sébastien jusqu'à Gibraltar, +et du Portugal à la Méditerranée.» C'était le sentiment, et l'on +peut dire l'espoir de lord Palmerston. Il adressait à Bulwer +ses encouragements: «J'approuve tout ce que vous avez fait, lui +mandait-il le 16 septembre, et je vous dis, comme lord Anglesea aux +Irlandais: _Agitez, agitez, agitez_.» S'il lui recommandait de ne +pas se compromettre ouvertement dans quelque projet d'insurrection, +il l'invitait à «ne pas dissuader» ceux qui voudraient en tenter +une à leurs risques et périls. C'était même de toutes mains qu'il +se montrait prêt à accepter la révolution qui l'eût vengé; il +recommandait à Bulwer de ne pas perdre de vue le concours qu'on +pouvait tirer des carlistes, ou bien il caressait l'espoir de quelque +_pronunciamento_ fait par ce général Narvaez qu'il avait tant de +fois dénoncé comme un oppresseur, mais qu'il supposait être en ce +moment un mécontent[306]. Ce qu'il écrivait secrètement à son agent, +ses journaux le proclamaient tout haut, multipliant sans vergogne +les appels à ces alliés si nouveaux pour eux[307]. «Si Narvaez, +disait le _Times_, veut fournir aux sentiments de l'Espagne les +moyens de se formuler, il pourra conquérir un plus noble titre que +ceux de Blücher ou de Bolivar.» Lord Palmerston ne se contentait +pas d'aider ainsi Bulwer à «bouleverser» la Péninsule; il l'aidait +également à intimider le cabinet de Madrid. Pour confirmer et +fortifier les démarches comminatoires que, de son chef et sans +attendre d'instructions, le ministre d'Angleterre avait déjà faites, +il lui envoyait, le 14 septembre, une note qui devait être remise au +cabinet de Madrid et qui le fut, en effet, le 22. Dans ce document +il était fait, au nom du gouvernement britannique, de «très fortes +remontrances» et une «protestation formelle» contre un mariage +qui «mettait en péril l'indépendance de l'Espagne» et, par suite, +«affectait sérieusement l'équilibre européen». On y exprimait, en +terminant, l'espoir de voir abandonner un projet dont la réalisation +exercerait «la plus fâcheuse influence sur les relations des deux +couronnes anglaise et espagnole». Ajoutons que, dès le 19 septembre, +les journaux de Madrid, en rapport avec la légation britannique, +révélaient au public la démarche que Bulwer avait reçu l'ordre de +faire, s'efforçaient d'y montrer un événement gros de conséquences, +et affirmaient que Louis-Philippe n'oserait pas passer outre. + +[Note 306: BULWER, _The life of Palmerston_, t. III, p. 247 à 257.] + +[Note 307: Voir entre autres le _Morning Chronicle_ du 19 septembre +1846, et le _Times_ du 24.] + +Mais pendant qu'à Londres, sur la foi des premières nouvelles, on +s'attendait à voir l'Espagne elle-même empêcher le mariage, les +événements prenaient dans la Péninsule une direction toute contraire. +Le bruit que les progressistes étaient parvenus un moment à soulever +tombait au bout de peu de temps, sans avoir trouvé d'écho dans le +pays. Les pétitions ne recueillaient qu'un nombre insignifiant +de signatures. La nation demeurait calme, ou, si elle paraissait +disposée à s'émouvoir, c'était de l'injure faite à son indépendance +par l'impérieuse invasion de la diplomatie anglaise dans ses affaires +intérieures. Nulle tentative de guerre civile, nulle démonstration +populaire, et même, dans les Cortès réunies le 14 septembre, nul +symptôme d'une opposition parlementaire sérieuse: le 18 et le 19, le +Sénat et le Congrès adoptèrent, l'un à l'unanimité, l'autre à 159 +voix contre une, des adresses de félicitation à la Reine sur les +deux mariages. Le désappointement fut grand à Londres. Les journaux +de lord Palmerston se mirent à invectiver l'«apathie» de l'Espagne. +«Nous devions compter sur les Espagnols eux-mêmes, écrivait le +_Times_, mais l'Espagne a oublié sa force, quoiqu'elle n'ait pas +désappris sa jalousie.» De tels emportements n'aboutissaient qu'à +blesser davantage la fierté castillane, et le gouvernement de Madrid +en était fortifié dans sa résistance. Le 29 septembre, M. Isturiz +répondit, sur un ton très digne et très ferme, à la note anglaise. +«Le gouvernement britannique, dit-il, qui se montre si jaloux de +l'indépendance de l'Espagne, ne trouvera pas mauvais que l'Espagne +agisse dans la limite des lois internationales, c'est-à-dire +sans nuire aux intérêts des autres gouvernements, comme c'est le +cas relativement à l'affaire en question, à propos de laquelle +l'Angleterre ne peut mettre en avant aucune violation des traités; il +ne trouvera pas mauvais, dis-je, que l'Espagne repousse énergiquement +une protestation qui tend à restreindre son indépendance, et qu'elle +proteste à son tour contre la protestation que révèle cet acte.» +Bulwer en était réduit à constater, dans une nouvelle communication +faite le 3 octobre à M. Isturiz, le complet insuccès de ses +démarches. «Je sais, disait-il avec un dépit non dissimulé, que +les faits ne tarderont pas à mettre fin à la discussion; mais, en +terminant, je ne puis m'empêcher d'exprimer la conviction qu'en dépit +de la grande habileté avec laquelle cette affaire a été conduite par +Votre Excellence, et du peu de talent que j'y ai apporté, les juges +impartiaux remarqueront que ç'a été le lot du ministre anglais de +défendre les vrais intérêts et l'indépendance de l'Espagne contre +Votre Excellence, à qui, en qualité de ministre de Sa Majesté +Catholique, leur défense aurait été plus convenablement confiée.» + + +VIII + +À mesure que s'affaiblissait l'espoir, un moment caressé, de voir le +mariage empêché par la seule résistance de l'Espagne, lord Palmerston +jugeait nécessaire de se découvrir davantage et de chercher à peser +directement sur le gouvernement français. Ainsi fut-il amené à +adresser, le 22 septembre, à lord Normanby, qui venait de remplacer +lord Cowley à l'ambassade de Paris, non une «note» formelle, comme +il avait fait avec le gouvernement de Madrid, mais une dépêche dont +lecture devait être donnée et copie laissée à M. Guizot. Ce document +fort étendu commençait par une longue récrimination sur le passé. +Les faits y étaient présentés de telle sorte que le gouvernement +français paraissait avoir profité de la loyauté confiante du +gouvernement britannique pour le tromper par toute une suite de +machinations. Lord Palmerston n'admettait pas que la mention faite +du prince de Cobourg dans ses instructions du 19 juillet nous eût +libérés de nos engagements; il déclarait n'avoir jamais patronné +qu'un candidat, don Enrique, et se défendait d'avoir fait pour le +prince de Cobourg rien qui justifiât les soupçons du cabinet de +Paris, soupçons dont il mettait en doute jusqu'à la sincérité. +Cette intrépidité d'affirmations nous paraît étrange, à nous qui +connaissons aujourd'hui les instructions confidentielles envoyées +à Bulwer. Lord Palmerston ne se faisait pas scrupule de nier ce +qu'il savait être encore secret. Seulement, comme s'il prévoyait +que, d'un moment à l'autre, la fausseté de ses négations pouvait +éclater, il soutenait, en abusant manifestement de ce qu'il y avait +eu d'un peu vague et équivoque dans certaines déclarations de lord +Aberdeen, que le gouvernement anglais s'était toujours considéré +comme parfaitement libre d'appuyer la candidature du prince de +Cobourg. Ainsi aboutissait-il à cette conclusion qu'il aurait eu +le droit de travailler contre nous, tout en étant garanti par nos +promesses contre les moindres représailles de notre part. Après cette +querelle rétrospective, il en venait aux conclusions présentes, qui +consistaient en «des représentations et une protestation formelles» +contre le mariage du duc de Montpensier. Partant de l'idée qu'une +telle «combinaison tendait à lier la politique de l'Espagne et de la +France d'une manière qui serait dangereuse pour d'autres États», il +la dénonçait comme «incompatible avec le respect dû au maintien de +l'équilibre européen», comme «altérant nécessairement les rapports +entre la France et l'Angleterre», et comme «pouvant compromettre +gravement la paix européenne». Il ne s'en tint pas là: il n'hésita +pas à emprunter à la presse progressiste de Madrid l'argument tiré +du traité d'Utrecht et des renonciations faites à cette époque, +déclarant, par cette raison, le mariage de l'Infante avec un prince +français «contraire à la constitution espagnole» et, en tout cas, +les enfants à naître de cette union exclus de la succession à +la couronne d'Espagne[308]. Sans doute il eût suffi d'un peu de +réflexion et d'un simple coup d'oeil sur les précédents, pour se +rendre compte qu'on donnait ainsi au traité une portée à laquelle +personne n'avait jamais songé. Pourvu qu'on assurât la séparation +des deux couronnes, principe dominant du traité d'Utrecht, rien +n'autorisait à étendre indéfiniment les exclusions et les déchéances. +En fait, depuis 1713, de nombreux mariages avaient été contractés +entre les Bourbons de France et ceux d'Espagne. L'Angleterre ni aucun +autre signataire du traité n'avait protesté contre ces mariages, +et les enfants qui en étaient nés n'avaient pas été privés de +leurs droits;--fort heureusement, car, autrement, on n'aurait plus +trouvé, dans les deux pays, un seul prince qui ne fût pas exclu du +trône, chacun d'eux ayant dans ses veines, par suite des mariages +antérieurs, un peu du sang de l'autre branche. Mais c'était le +propre de lord Palmerston, quand il se trouvait engagé dans une +polémique, de faire arme de tout, et de ne pas beaucoup regarder à +la valeur des arguments qu'il employait. Après avoir appuyé de ces +raisons diverses ses «représentations» et sa «protestation» contre +le mariage du duc de Montpensier, le secrétaire d'État terminait +en «exprimant l'espoir fervent que ce projet ne serait pas mis à +exécution». Quelques jours plus tard, le 27 septembre, la reine +Victoria finissait par un voeu semblable la lettre qu'elle écrivait +à la reine des Belges, en réponse à celle de Louis-Philippe[309]. +«Ma seule consolation, disait-elle, est que ce projet, ne pouvant +se réaliser sans produire de graves complications et sans exposer +cette famille chérie (il s'agissait de la famille royale de France) à +beaucoup de dangers, elle reculera encore devant l'exécution.» Enfin, +lord Palmerston ayant envoyé, le 28, à Bulwer l'ordre de remettre au +cabinet de Madrid une seconde protestation entièrement fondée sur le +traité d'Utrecht, il la communiquait aussitôt à M. Guizot, comme +pour renouveler et fortifier la mise en demeure déjà contenue dans la +dépêche du 22 septembre. + +[Note 308: Le ministre avait été, du reste, devancé dans cette voie +par Bulwer, qui, de son chef, avait invoqué le traité d'Utrecht dans +une note à M. Isturiz, en date du 8 septembre.] + +[Note 309: Voir plus haut, p. 237.] + +À Londres, on se flattait que ces démarches répétées et pressantes, +appuyées par le langage menaçant de la presse anglaise et par +le langage à dessein alarmiste d'une grande partie de la presse +française, feraient impression sur le cabinet de Paris et +particulièrement sur Louis-Philippe, dont on connaissait l'amour +pour la paix. Le _Times_ et le _Morning Chronicle_ croyaient pouvoir +annoncer la reculade de notre gouvernement. Quant à lord Palmerston, +convaincu que le roi des Français allait lui offrir de retarder le +mariage de son fils jusqu'à ce que la Reine eût des enfants, il +examinait, dans ses lettres à Bulwer, l'accueil qu'il convenait de +faire à une telle proposition; il se montrait disposé à repousser +toute combinaison qui ferait une part quelconque, même conditionnelle +et lointaine, au duc de Montpensier, et prétendait nous imposer +l'exclusion absolue de ce prince[310]. + +[Note 310: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 248 à 252. +Voir aussi _le Prince Albert_, extraits de l'ouvrage de sir Théodore +MARTIN, par A. CRAVEN, t. I, p. 207.] + +L'attente de lord Palmerston fut complètement trompée. Le +gouvernement français ne parut pas intimidé. Le _Journal des Débats_, +tout en se gardant de riposter sur le même ton aux violences de la +presse britannique, les signalait avec une tristesse dédaigneuse et +affectait de les prendre pour une boutade sans grande conséquence. +Quand vint la protestation du 22 septembre, la feuille ministérielle +ne s'en montra pas plus troublée. «Nous croyons devoir répéter, +disait-elle le 28 septembre, malgré tous les bruits contraires +qu'on pourrait répandre, que les deux mariages se feront à l'époque +désignée, et nous persistons à penser et à dire que les dissentiments +auxquels cette résolution a pu donner lieu, quelque regrettables +qu'ils soient, ne sont point de nature à compromettre les relations +pacifiques des trois gouvernements.» Elle ajoutait, le 3 octobre: +«La France, tout en appréciant à sa juste valeur un dissentiment +qu'elle voit avec un très grand regret, n'en continuera pas moins +à exercer un droit légitime.» Ces déclarations étaient confirmées +avec éclat par le départ du duc de Montpensier, qui se mettait en +route pour l'Espagne, le 28 septembre, avant même que M. Guizot eût +répondu à la communication anglaise du 22. On en fut fort dépité à +Londres. «L'Angleterre, disait le _Times_ du 2 octobre, a protesté +avec fermeté et modération, et l'unique réponse a été le départ de +Montpensier. Si nous avions voulu imposer à Louis-Philippe son chef +de cuisine, nous n'eussions pas été traités avec un silence plus +dédaigneux.» Le _Morning Chronicle_ n'était pas moins amer. Ce fut +seulement le 5 octobre que M. Guizot adressa à Londres une dépêche en +réponse à celle de lord Palmerston: après y avoir longuement réfuté +tous les arguments employés par le ministre anglais, il concluait en +ces termes: «Le gouvernement du Roi ne trouve aux représentations +qui lui sont adressées aucun fondement grave et légitime; il ne +saurait donc les admettre, ni les prendre pour règle de sa conduite.» +Louis-Philippe lui-même, qui ne s'était exposé qu'à contre-coeur +au conflit et à qui lord Palmerston s'était flatté de faire peur, +n'eut aucune tentation de reculer; il ne prenait pas très au sérieux +les menaces anglaises: «Je crois pouvoir affirmer, écrivait-il le 7 +octobre au maréchal Soult, qu'il n'y a pas de canon dans tout ceci, +et je dirai même qu'il ne peut pas y en avoir[311].» Il ajoutait, +quelques jours plus tard: «La France n'a qu'à faire le hérisson et à +se recroqueviller: personne n'osera l'attaquer, et le danger passera +tout seul[312].» + +[Note 311: _Documents inédits._] + +[Note 312: Cité dans une dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse à +Paris. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. +647.)] + + +IX + +Lord Palmerston n'avait donc pas mieux réussi en France qu'en +Espagne. Mais là ne s'était pas borné son effort. C'était dans +l'Europe entière qu'il voulait susciter des obstacles au mariage +du duc de Montpensier. Sa prétention était de mettre les puissances +continentales dans son jeu, de refaire la vieille coalition, de +recommencer 1840. Dès le premier jour, dans ses conversations avec +les ambassadeurs accrédités à Londres, comme dans les dépêches +adressés à ses propres ambassadeurs à Vienne, à Berlin et à +Saint-Pétersbourg, il tâcha de faire partager aux trois cours de +l'Est son «indignation» contre la conduite déloyale du cabinet de +Paris, leur représenta que le mariage du duc de Montpensier avait, +par ses conséquences possibles, une «importance européenne», et leur +demanda formellement de «protester» avec lui contre ce mariage[313]. +Ce fut surtout quand il se décida à invoquer le traité d'Utrecht +qu'il crut avoir chance d'obtenir le concours des puissances. +N'était-ce pas leur offrir un terrain où elles devaient se plaire, +que celui des vieux traités sur lesquels était fondé l'équilibre +européen? Il apporta donc plus d'ardeur encore à les presser de +s'unir à l'Angleterre pour proclamer qu'en vertu de ces traités, +les enfants à naître du mariage éventuel du duc de Montpensier avec +l'Infante seraient exclus de la succession au trône d'Espagne[314]. +Vers la fin de septembre, les feuilles progressistes de Madrid et les +journaux de gauche de Paris, tous plus ou moins dans la confidence +du ministre anglais, annonçaient qu'il était assuré du concours de +l'Europe. + +[Note 313: Voir, entre autres, une lettre du 23 septembre 1846, dans +laquelle M. de Flahault rend compte à M. Guizot d'une dépêche de +l'ambassadeur d'Autriche à Londres, du 12 septembre. Voir aussi les +_Mémoires du prince de Metternich_, t. VII, p. 272.] + +[Note 314: _Mémoires du prince de Metternich_, t. VII, p. 277.] + +M. Guizot n'était pas, à ce sujet, sans quelque préoccupation. +Il n'ignorait point que M. de Metternich lui en voulait beaucoup +de n'être pas entré dans son «idée» d'un mariage entre le fils +de don Carlos et Isabelle. Il savait aussi qu'à Berlin et à +Saint-Pétersbourg on était, d'une façon générale, fort mal disposé +pour la France de Juillet. Il s'occupa donc aussitôt à contrecarrer +les démarches de la diplomatie britannique. En même temps que par des +entretiens fréquents il agissait sur les ambassadeurs accrédités +à Paris, il munissait ses propres agents au dehors de tout ce qui +pouvait leur servir à réfuter les accusations anglaises[315]. +N'hésitant pas à élargir la question, il rappelait que «ses principes +et ses actes aboutissaient tous au maintien du _statu quo_ et du +système conservatif»; il déclarait «qu'il n'abandonnerait jamais +cette ligne, et que les puissances pouvaient compter sur lui en +Italie, en Suisse, et au besoin en Allemagne»; il présentait, au +contraire, la politique de lord Palmerston comme menaçante pour les +intérêts conservateurs en Europe, et il pressait les puissances +de «se joindre à la France pour faire face à ce danger[316]». De +tels arguments étaient de nature à faire impression, d'autant que, +sur divers théâtres, se produisaient alors des événements fort +inquiétants pour les hommes d'État de la vieille Europe: en Italie, +l'avènement de Pie IX venait de donner le signal d'un mouvement +réformateur et national dont on ne pouvait calculer la portée; en +Suisse, la guerre civile paraissait imminente entre les radicaux, +qui rêvaient de faire de ce petit pays la forteresse centrale de la +révolution en Europe, et les cantons conservateurs, menacés dans leur +indépendance[317]. + +[Note 315: Correspondance inédite de M. Guizot et de M. de Flahault, +ambassadeur de France à Vienne.] + +[Note 316: Dépêches d'Arnim, ministre de Prusse à Paris, en date +des 13 et 14 octobre 1846. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, +1830-1848, t. II, p. 645.)] + +[Note 317: J'aurai l'occasion plus tard de revenir avec détail sur +les événements de Suisse et d'Italie.] + +Étant donnés l'éloignement de la Russie et l'état alors un peu +subalterne de la politique prussienne, la clef de la situation se +trouvait à Vienne. Le premier sentiment de M. de Metternich fut une +certaine satisfaction d'amour-propre de se voir ainsi sollicité +et courtisé par les deux puissances occidentales. La ruine de +l'«entente cordiale» convenait à sa diplomatie et le flattait dans +sa vanité de prophète: n'avait-il pas prédit que cette entente ne +durerait pas, et qu'elle se briserait à l'occasion de l'Espagne? +Toutefois, entre la France et l'Angleterre un refroidissement lui +suffisait; il ne voulait pas d'un conflit violent qui eût dérangé sa +politique, principalement fondée sur le maintien du _statu quo_. Les +protestations impérieuses auxquelles on lui demandait de s'associer +contre un événement déjà annoncé et sur le point de s'accomplir, lui +paraissaient vaines, si elles n'étaient périlleuses et ne servaient +de préface à la guerre[318]; en tout cela il reconnaissait une +politique légère, brouillonne, agitée, téméraire, qui répugnait à ses +habitudes d'esprit. D'ailleurs, le souvenir qu'il avait gardé de 1840 +le laissait en défiance à l'endroit de lord Palmerston et lui ôtait +toute envie de se mettre de nouveau à sa remorque. Au contraire, en +dépit de ses préventions d'origine contre la monarchie de Juillet, il +ne pouvait nier la sagesse dont le cabinet de Paris faisait preuve +depuis plusieurs années; il désirait vivement le maintien de M. +Guizot, et avait de l'habileté du roi Louis-Philippe une idée que les +récents événements d'Espagne contribuaient encore à fortifier[319]. +Il n'en conclut pas à se mettre tout de suite avec nous, à nous +donner ouvertement raison. Trouvant là une occasion de prendre, à +l'égard des deux puissances qui se disputaient son approbation, +l'attitude prêcheuse, pontifiante, dogmatisante qui était dans +ses goûts, il leur tint un langage qui peut se résumer ainsi: «La +cause de votre querelle, c'est que, malgré nos remontrances et nos +avertissements, vous vous êtes écartés en Espagne des règles de la +légitimité. Si vous n'aviez pas admis la succession féminine, la +difficulté du mariage ne se serait pas produite. Nous ne pouvons +quitter le terrain supérieur et solide où nous avons pris position +dès le premier jour, pour descendre sur celui où vous vous débattez +si péniblement et pour prendre parti entre vous. C'est comme si un +luthérien avait un différend religieux avec un calviniste et venait +demander à un catholique de prononcer entre eux; le catholique +n'aurait pas autre chose à leur dire, si ce n'est: Vous avez tort +tous les deux. Si, un jour, nous jugions à propos de protester, ce +serait non contre les droits des enfants à naître de l'Infante, mais +contre ceux de l'Infante elle-même et, avant tout, contre ceux de +la Reine. Pour le moment, nous ne voyons pas de raison de sortir de +notre réserve. Nous demeurons spectateurs de la confusion où vous +avez amené les affaires de la Péninsule, attendant le moment où vous +serez obligés, pour en sortir, de revenir aux principes dont nous +avons la garde[320].» Cette conclusion était tout ce que voulait +M. Guizot, et la satisfaction qu'il en éprouvait le faisait passer +facilement par-dessus la leçon dont on prétendait l'accompagner. +C'était, au contraire, un échec complet pour lord Palmerston. +Entre les deux ministres, il y avait en effet cette différence que +l'anglais demandait aux puissances d'agir, tandis que le français se +bornait à leur demander de ne rien faire, ce qu'on avait toujours +plus de chance d'obtenir d'elles. + +[Note 318: «Il n'y a rien de plus grave pour un gouvernement, +déclarait M. de Metternich, que de dire: Je proteste. Derrière une +protestation, il faut toujours avoir un canon chargé.» (Lettre de M. +de Flahault à M. Guizot, du 5 octobre 1846, _Documents inédits_.)] + +[Note 319: M. de Metternich écrivait, après avoir lu les pièces +communiquées par le gouvernement français: «Ce qui ressort avec +évidence de ces pièces, c'est une grande habileté dans la manière de +procéder du roi des Français.» (_Mémoires de Metternich_, t. VII, p. +279.)] + +[Note 320: Lettres de M. de Flahault rendant compte à M. Guizot de +ses conversations avec M. de Metternich, en date des 23 septembre, +5, 10 et 16 octobre 1846. (_Documents inédits._) Voir aussi les +dépêches de M. de Metternich à ses agents à Berlin, en date des 6 et +10 octobre 1846. (_Mémoires de Metternich_, t. VII, p. 272 à 281.)] + +M. de Metternich ne se borna pas à prendre cette attitude; il +travailla à ce qu'elle fût aussi celle de la Prusse et de la Russie. +Il attachait, en effet, une importance capitale à ce que les trois +cours continuassent à marcher du même pas dans cette affaire. Le +cabinet de Berlin était malveillant pour la France; mais il n'avait +ni le goût ni l'habitude des initiatives promptes et personnelles. +Un peu ahuri des premières communications du gouvernement anglais, +effarouché d'être tant pressé, il déclara ne pouvoir répondre tout +de suite et se tourna vers l'Autriche. «Que pensez-vous des mariages +espagnols? demanda à M. de Metternich le comte d'Arnim, ambassadeur +de Prusse à Vienne.--Je n'en pense rien, absolument rien, répondit +le chancelier; et, de chez vous, vous en écrit-on?--On ne m'exprime +aucune opinion; mais on tient beaucoup à connaître la vôtre.--Eh +bien, vous pouvez dire que nous n'en avons qu'une, c'est que nous ne +nous en mêlerons pas[321].» Et quelques jours plus tard, le prince +de Metternich précisait et développait sa pensée dans de longues +dépêches à ses agents à Berlin. «Ma conviction, concluait-il, est que +les trois cours ne sauraient mieux faire que de demeurer fermes dans +une attitude d'attente raisonnée... Échanger le rôle de spectateur +contre celui d'acteur est un procédé qui mérite toujours une mûre +réflexion, et la prétention de connaître à fond une pièce, avant de +se charger d'un rôle, me semble une prétention très modérée[322].» Ce +conseil fut goûté, et, pour l'instant du moins, le cabinet prussien +parut plus disposé à imiter l'inertie expectante de l'Autriche qu'à +s'associer aux demandes précipitées de lord Palmerston. Il en fut de +même à Saint-Pétersbourg[323]. + +[Note 321: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 26 septembre +1846. (_Documents inédits._)] + +[Note 322: Dépêches des 6 et 10 octobre 1846. (_Mémoires de +Metternich_, t. VII, p. 272 à 281.)] + +[Note 323: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 21 octobre 1846. +(_Documents inédits._)] + +Vainement donc le chef du _Foreign office_ portait-il ses efforts, +avec une activité infatigable, sur tous les points à la fois, +vainement s'absorbait-il dans cette oeuvre au point de négliger ses +plaisirs les plus chers[324]; nulle part il ne parvenait à susciter +d'obstacles sérieux au mariage de l'Infante. Cependant, les jours +s'écoulaient, et le moment était venu où ce mariage allait passer au +rang des faits accomplis. Le duc de Montpensier, entré en Espagne, +avec le duc d'Aumale, le 2 octobre 1846, fit, le 6, son entrée +solennelle à Madrid. On avait répandu à l'avance toutes sortes de +bruits inquiétants; on avait annoncé des manifestations hostiles +et même des attentats. Rien de pareil ne se produisit. Sur tout le +trajet, pas un cri ennemi; au contraire, un empressement respectueux, +sympathique, de toute la population, qui voyait dans le jeune prince +une solution et une espérance. Le 10 octobre au soir, le mariage +de la Reine d'abord, puis celui de l'Infante, furent célébrés dans +l'intérieur du palais, et le lendemain, suivant l'usage espagnol, +la cérémonie se répéta en grande pompe dans l'église Notre-Dame +d'Atocha, devant une foule immense qui témoignait s'associer à cette +fête. + +[Note 324: «J'ai été complètement submergé par la besogne, +écrivait-il à lord Normanby le 27 septembre, et bien que ce soit +septembre, je n'ai pu aller qu'une fois à la chasse aux perdrix.» +(BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 251.)] + + + + +CHAPITRE VI + +LES SUITES DES MARIAGES ESPAGNOLS. + +(Octobre 1846-avril 1847.) + + I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord + Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre le + gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses efforts pour + attirer à lui les trois puissances continentales. Il échoue + auprès de l'Autriche et de la Russie. Attitude plus incertaine + de la Prusse.--II. Les trois cours de l'Est profitent de la + division de la France et de l'Angleterre pour incorporer + Cracovie à l'Autriche. Émotion très vive en France. Lord + Palmerston repousse notre proposition d'une action commune. + Protestations séparées des cabinets de Londres et de Paris. Les + trois cours peuvent ne pas s'en inquiéter. En quoi l'Autriche + n'avait pas compris son véritable intérêt.--III. M. Thiers se + concerte avec lord Palmerston. Sa correspondance avec Panizzi + et ses rapports avec lord Normanby. M. Greville vient à Paris + pour préparer un rapprochement entre l'Angleterre et la France. + M. Thiers, dans ses conversations avec M. Greville et ses + lettres à Panizzi, excite le cabinet britannique à pousser + la lutte à outrance.--IV. Ouverture de la session française. + Discussion à la Chambre des pairs. Le duc de Broglie et M. + Guizot.--V. Langage conciliant au parlement britannique. M. + Thiers s'en plaint. La publication des documents diplomatiques + anglais rallume la bataille.--VI. L'adresse à la Chambre + des députés. Hésitation de M. Thiers à engager le combat. + Son discours. Réponse de M. Guizot. Forte majorité pour le + ministère. Impression produite par ce vote en France et en + Angleterre.--VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot. + Lord Normanby est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal. + Lord Normanby, blâmé même en Angleterre, est obligé de faire + des avances pour une réconciliation. Cette réconciliation a + lieu par l'entremise du comte Apponyi. Dépit de l'ambassadeur + anglais.--VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir + quelque démarche des trois puissances continentales. Malgré les + efforts de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se laisser + entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais, intimidée par + notre ferme langage et retenue par l'Autriche, elle ne se + sépare pas de cette dernière. La Russie est en coquetterie + avec la France.--IX. Conclusion: comment convient-il de juger + aujourd'hui la politique des mariages espagnols? + + +I + +La célébration du mariage de la reine Isabelle avec le duc de Cadix +et de celui de l'Infante avec le duc de Montpensier avait consommé +la victoire de la politique française à Madrid. M. Guizot en était +à la fois fier et un peu ému. «Soyez sûre que j'ai fait une grande +et belle chose, écrivait-il à une de ses amies. J'aurais autant aimé +n'avoir pas à la faire, car elle ne sera point gratuite. Mais il +n'y avait pas moyen; il fallait choisir entre un grand succès ou un +grand échec, entre la défaite et le prix de la victoire. Je n'ai pas +hésité. L'événement s'est accompli admirablement, comme un programme +de fête, sans que tout le bruit, toutes les attaques, toutes les +menaces, toutes les menées du dehors aient réussi à le déranger dans +un détail ou à le retarder d'un jour... Je reste avec un lourd +fardeau sur les épaules, mais en bonne position pour le porter... +Nous continuerons de grandir en Europe, de grandir sans nous +remuer, et personne ne touchera à nous. Je n'ai jamais eu plus de +confiance... Lord Palmerston a compté sur quatre choses: 1º que nous +reculerions; 2º qu'il y aurait une forte opposition dans les Cortès; +3º qu'il y aurait des insurrections; 4º qu'il aurait l'adhésion des +cours du continent. Quatre mécomptes. Le dernier lui est très amer. +En 1840, pour la misérable question d'Égypte, l'Angleterre a eu la +victoire en Europe. En 1846, sur la grande question d'Espagne, elle +est battue et elle est seule. Ce n'est pas seulement parce que nous +avons bien joué cette partie-ci; c'est le fruit de six ans de bonne +politique: elle nous fait pardonner notre succès, même par les cours +qui ne nous aiment pas[325].» + +[Note 325: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 244.] + +La bataille gagnée, M. Guizot ne demandait qu'à déposer les armes. +Il était prêt à faire tout le possible pour dissiper les ombrages +de l'Angleterre et atténuer son dépit. Ce fut ainsi que, dès les +premiers jours de novembre, le duc de Montpensier et sa jeune +femme étaient de retour en France, où ils devaient avoir leur +établissement; on voulait montrer par là que, conformément aux +assurances données par notre diplomatie, «c'était la France qui +gagnait une princesse, et non l'Espagne qui gagnait un prince[326]». +Le gouvernement français se fût prêté avec empressement à toute +autre démarche pouvant consoler l'amour-propre britannique sans +compromettre notre dignité. Le Roi laissait même voir sous ce +rapport des dispositions si conciliantes qu'on eût été plutôt obligé +de le retenir[327]. Mais tant que lord Palmerston était le maître +à Londres, il ne pouvait être question de rapprochement. Toute +l'activité que cet homme d'État avait dépensée naguère, sans succès, +pour empêcher le mariage, il l'employait désormais à chercher une +vengeance. + +[Note 326: Dépêche de lord Normanby à lord Palmerston, du 1er +septembre 1846.--Voir aussi lettre de Palmerston à Bulwer, du 16 +septembre. (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 249.)] + +[Note 327: Voir notamment certaines ouvertures faites par des +personnages qu'on pouvait supposer être plus ou moins autorisés par +Louis-Philippe. (_The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 425, +430, 431, et t. III, p. 5.)] + +C'est à cet esprit de vengeance qu'il obéissait en poursuivant sur +un ton de plus en plus âpre, dans les dépêches destinées à être +communiquées à M. Guizot, ses récriminations rétrospectives sur la +conduite du gouvernement français. Plus l'argument était blessant, +plus il semblait lui plaire. Vainement, à Paris, désirait-on mettre +fin à cette dispute[328], Palmerston revenait sans cesse à la +charge, forçant ainsi le ministre français à lui répondre[329]. +Il ne se contentait pas de prendre M. Guizot à partie; il mettait +personnellement en cause Louis-Philippe[330]. Celui-ci en était fort +blessé. Peu importait à lord Palmerston. «Je n'ai pas l'ambition, +écrivait-il à lord Normanby, d'être le bien-aimé d'aucun souverain +français, et je ne crains pas une désaffection fondée sur la +conviction que je suis un bon Anglais, que je pénètre et ferai mon +possible pour traverser tous les projets des pouvoirs hostiles +aux intérêts de mon pays[331].» Une révolution ne lui paraissait +pas un châtiment trop sévère pour l'échec fait à sa politique. +«Louis-Philippe, disait-il, devrait bien voir que le mariage espagnol +peut lui coûter son trône[332].» Ces violences et ces menaces +n'étaient pas seulement l'effet d'un ressentiment qui ne pouvait se +contenir: elles avaient aussi leur part de calcul. Par ce moyen, +Palmerston se flattait d'effrayer le Roi et de l'amener à sacrifier +son ministère. Il savait d'ailleurs pouvoir compter sur le concours +de notre presse opposante qui, toujours fidèle à le servir, affectait +de s'alarmer grandement de l'irritation de l'Angleterre et répétait +chaque jour que tout apaisement serait impossible tant que M. Guizot +resterait au pouvoir. + +[Note 328: «Je demande à Dieu, écrivait M. Désages à M. de Jarnac, de +mettre le signet à cette polémique où nous reconnaissons tous qu'il +y a inconvénient même à avoir trop raison et à trop le démontrer.» +(Lettre inédite du 5 novembre 1846.)] + +[Note 329: Dépêches de lord Palmerston, en date du 31 octobre 1846; +de M. Guizot, en date du 29 novembre 1846; de Palmerston, en date du +8 janvier 1847; de M. Guizot, en date du 22 janvier.] + +[Note 330: Que ne pouvait-on pas attendre de l'homme d'État qui +écrivait à Bulwer, le 15 octobre 1846, que Louis-Philippe était un +«_pick-pocket_ découvert»? (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. +III, p. 260.)--Le _Times_, vers la même époque, accusait le roi des +Français d'avoir «filouté à l'Espagne l'Infante et son héritage».] + +[Note 331: Lettre du 7 décembre 1846. (BULWER, t. III, p. 276.)] + +[Note 332: _Leaves from the diary of Henry Greville_, p. 174.] + +C'était encore le désir de se venger de la France qui dictait +la conduite de lord Palmerston en Espagne. Tandis que notre +gouvernement, préoccupé de ne fournir aucun prétexte aux accusations +de prépotence et d'ingérence, évitait toute immixtion dans les +affaires intérieures de la Péninsule et, pour mieux marquer sa +réserve, faisait prendre un congé à son ambassadeur, lord Palmerston +travaillait plus ardemment et plus ouvertement que jamais à rétablir +à Madrid l'influence anglaise et à évincer l'influence française; +seulement il avait quelque peu modifié sa tactique; convaincu par +ses premiers échecs de l'impossibilité d'enlever la place d'assaut, +il s'était décidé à entreprendre pour ainsi dire un siège régulier. +«Je suis, comme vous, écrivait-il à Bulwer le 15 octobre, tout à fait +d'avis que notre politique doit maintenant tendre à former un parti +anglais en Espagne. Cela aurait dû être toujours notre politique, et +si le dernier cabinet avait seulement maintenu le parti anglais que +nous lui avions légué, toutes ces intrigues françaises n'auraient +jamais réussi. C'est maintenant à nous de réparer cette faute; et si +Isabelle a des enfants, nous pouvons encore venir à bout d'arracher +l'Espagne à l'étreinte du _constrictor_ français.» On verra plus +tard à quel triste et honteux état ces menées devaient conduire la +Péninsule. Pour le moment, Palmerston en était à tâtonner, prêt à +mettre la main dans les intrigues de tous les partis[333], se remuant +pour faire rentrer à Madrid Espartero et Olozaga, témoignant le désir +de mettre dans son jeu le mari de la Reine, ce François d'Assise +que naguère il traitait avec tant de mépris, et essayant de lier +partie avec le fils de don Carlos, le comte de Montemolin, auquel il +découvrait toutes sortes de qualités et qu'il voulait marier à une +soeur du Roi. Ce dernier projet se rattachait à tout un plan conçu en +vue de rétablir la loi salique en Espagne. La première conséquence de +ce rétablissement aurait dû être de déposséder Isabelle au profit de +don Carlos: mais Palmerston croyait pouvoir prendre du principe ce +qui servait ses rancunes, et laisser le reste de côté. D'après son +système, la succession à la couronne devait être réglée dans l'ordre +suivant: d'abord les enfants mâles d'Isabelle; à leur défaut, ceux +que François d'Assise aurait d'un autre mariage; puis ceux d'Enrique +son frère; enfin ceux de Montemolin[334]. Cette façon de créer un +ordre d'hérédité absolument arbitraire, sans autre raison d'être que +d'exclure les descendants de l'Infante, ne pouvait pas supporter +un moment la discussion, et, outre-Manche, les esprits sensés se +refusaient à le prendre au sérieux[335]; mais, sous l'empire de sa +passion, le secrétaire d'État avait perdu le sens de ce qui était +possible et de ce qui ne l'était pas. + +[Note 333: Voir les lettres que Palmerston écrivait à Bulwer, les +15 octobre, 15, 19 et 26 novembre 1846. (BULWER, _The Life of +Palmerston_, t. III, p. 259 à 263.)] + +[Note 334: _Ibid._, p. 263.] + +[Note 335: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 14.] + +En même temps qu'il continuait ses disputes avec le cabinet de +Paris et ses intrigues en Espagne, lord Palmerston s'efforçait +toujours de renouer en Europe une sorte de coalition contre la +France. Ce qu'il demandait maintenant aux puissances, ce n'était +plus de protester contre le mariage du duc de Montpensier et de +l'Infante, puisque le fait était accompli; c'était de déclarer, +toujours par application du traité d'Utrecht, les enfants à naître +de ce mariage inhabiles à succéder au trône d'Espagne. Pourquoi une +telle déclaration coûterait-elle beaucoup à des cours qui, n'ayant +jamais admis l'hérédité féminine, ne reconnaissaient aucun droit à +l'Infante? Ne jugeraient-elles pas de leur intérêt de faire ainsi +une première brèche à l'ordre de succession établi par le testament +de Ferdinand VII, et ne verraient-elles pas là un acheminement vers +le rétablissement de l'hérédité masculine? Lord Palmerston se remit +donc en campagne, avec plus d'ardeur que jamais, à Vienne, à Berlin, +à Saint-Pétersbourg. + +À Vienne, pour être assuré d'être servi tout à fait selon ses goûts, +le ministre anglais remplaça l'ambassadeur en fonction, sir Robert +Gordon, qui, en sa qualité de frère de lord Aberdeen, était suspect +de modération, par lord Ponsonby, qui en 1840, à Constantinople, +avait fait ses preuves contre la France. À peine arrivé à son poste, +vers le milieu d'octobre 1846, le nouvel ambassadeur n'épargna ni +caresses ni promesses pour gagner M. de Metternich, prêt à tout +lui livrer comme prix du concours qu'il sollicitait. Le chancelier +fut-il sérieusement ébranlé, ou bien jugea-t-il habile de nous faire +croire qu'il l'était? Toujours est-il qu'à cette époque, dans ses +conversations avec M. de Flahault, il se mit à parler de la nouvelle +demande de l'Angleterre comme étant moins déraisonnable que la +première, et fit la remarque que cette puissance, sans être encore +revenue aux vrais principes, tendait par là à s'en rapprocher. Notre +ambassadeur se hâta de signaler à Paris un langage qui lui paraissait +un peu inquiétant. M. Guizot lui répondit, le 14 novembre: «Je vous +invite à user de tous vos moyens pour déjouer le travail anglais... +Je ne demande au prince de Metternich que de rester neutre dans le +différend, de persévérer dans l'attitude qu'il a déjà prise... Je +ne lui demande rien, tandis que l'Angleterre veut l'entraîner à sa +suite. Il saura distinguer, je l'espère, le ministre conservateur et +le ministre brouillon. Il se rappellera que le concours de la France, +son bon vouloir, sa bonne conduite sont nécessaires en Suisse, en +Italie, partout où les vrais intérêts de l'Autriche, de l'Europe, +où les vrais intérêts de la paix du monde sont ou peuvent être en +question. Il me retrouvera partout, toujours, sur cette ligne de +conservation, de politique ferme et tranquille, qui me donne, je +crois, quelques droits à la confiance des cabinets... Vous êtes +appelé à agir sur un terrain qui devient aujourd'hui très important... +Ne perdez pas un moment. Faites-vous redire, faites écrire ici ce +que le prince de Metternich vous a déjà dit formellement, qu'il n'a +pas à se mêler de l'affaire d'Espagne: neutre et inerte, c'est tout +ce qu'il me faut.» Un tel langage était de nature à faire impression +sur le cabinet de Vienne. D'ailleurs, si parfois il ne déplaisait pas +à M. de Metternich de nous inquiéter quelque peu pour nous obliger à +le solliciter, il n'avait au fond nulle envie de faire le jeu de lord +Palmerston, dont il se méfiait, contre M. Guizot, qu'il prisait très +haut. Aussi, en fin de compte, lord Ponsonby ne parvint pas à faire +sortir le gouvernement autrichien du terrain où il s'était placé dès +le début. Le chancelier déclara, une fois de plus, qu'il n'avait pas +à prendre parti entre deux puissances qui se trouvaient en conflit +précisément parce que l'une et l'autre s'étaient écartées des vrais +principes[336]. + +[Note 336: Lettre inédite de M. Guizot au comte de Flahault, du 9 +novembre 1846.] + +Lord Palmerston n'eut pas plus de succès à Saint-Pétersbourg. +Vainement y fit-il parvenir des protestations d'amitié, opposa-t-il +la confiance que lui inspirait la loyauté moscovite à la défiance +qu'il ressentait pour la perfidie française[337], le gouvernement du +Czar ne se départit pas de sa neutralité expectante. Le langage que +le chancelier russe, M. de Nesselrode, tenait sur ce sujet à notre +chargé d'affaires, parut à M. Guizot «très bon, plein de sens, de +mesure, et, bien que réservé, plutôt approbatif pour le gouvernement +français[338]». À toutes les propositions successivement apportées +par lord Bloomsfield, ministre d'Angleterre à Saint-Pétersbourg, M. +de Nesselrode se borna à répondre «qu'une protestation contre la +succession de M. le duc de Montpensier et de ses descendants à la +couronne d'Espagne ne ferait qu'affaiblir la position prise par les +trois cours dans la question espagnole; que le gouvernement russe +était décidé à marcher d'accord avec ceux de Vienne et de Berlin; +que ce parti était même tellement arrêté, qu'il ne répondrait plus +désormais aux propositions qui lui seraient faites qu'après s'en être +entendu avec ces gouvernements[339]». + +[Note 337: Correspondance inédite entre M. Guizot et le comte de +Flahault, pendant les mois d'octobre et de novembre 1846.--Voir aussi +_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 278 à 280.] + +[Note 338: Voir, comme spécimen de ces caresses, la lettre que lord +Palmerston adressera, quelques semaines plus tard, à son représentant +à Saint-Pétersbourg. (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. +278.)] + +[Note 339: Cette réponse, communiquée par M. de Metternich à M. de +Flahault, fut aussitôt transmise par ce dernier à M. Guizot. (Lettre +inédite du 22 novembre 1846.)] + +C'était de la Prusse que lord Palmerston espérait le plus. L'opinion +anglaise regardait volontiers cette nation comme l'alliée naturelle +de la Grande-Bretagne. La reine Victoria avait, depuis son mariage, +une partie de son coeur au delà du Rhin. «Pour Palmerston, écrivait +un peu plus tard le duc de Broglie, la Prusse est la seule puissance +vraiment amie; il déteste l'Autriche et la France, se méfie de la +Russie et méprise tout le reste[340].» Sir Robert Peel lui-même +disait au baron de Bunsen: «Au fond, la politique de l'Angleterre +sera toujours allemande et non française[341].» Il semblait qu'on +dût compter sur des sentiments réciproques à Berlin. Vers le milieu +d'octobre, en effet, la diplomatie britannique put croire qu'elle +allait obtenir de ce côté ce qu'on lui refusait à Vienne et à +Saint-Pétersbourg. Le ministre des affaires étrangères de Prusse, +M. de Canitz, consentit à exprimer, d'une façon plus ou moins +explicite, l'avis que les descendants de l'Infante ne pourraient +pas succéder au trône d'Espagne. Seulement, il eut bien soin de +marquer que son gouvernement, non signataire du traité d'Utrecht, +n'entendait s'engager à rien par cette réponse; il ne croyait pas +pouvoir refuser au cabinet de Londres la consultation théorique +que celui-ci lui avait demandée, mais il ne voulait pas s'associer +à sa protestation et faire une déclaration à l'encontre du cabinet +de Paris. Attitude ambiguë dont M. Guizot put dire: «Ce n'est pas +assez pour l'Angleterre, et c'est trop pour nous.» Du reste, cette +réponse donnée, M. de Canitz parut beaucoup plus occupé de l'atténuer +que de l'accentuer, et il en revint bientôt à se modeler sur M. de +Metternich, à déclarer comme lui que, n'ayant pas reconnu Isabelle, +il n'avait pas à discuter les droits de sa soeur[342]. + +[Note 340: Lettre inédite du 2 août 1847.] + +[Note 341: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. +584.] + +[Note 342: Correspondance inédite du marquis de Dalmatie, ministre de +France à Berlin, et de M. Guizot.--Voir aussi HILLEBRAND, _Geschichte +Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. 645 à 651.] + +D'où venait ce que cette conduite avait d'incertain et d'un peu +contradictoire? C'est qu'il y avait alors, dans les sphères +dirigeantes de la Prusse, comme un double courant. L'un, qui +datait de 1815, était l'esprit de la Sainte-Alliance: haine de la +révolution, goût de l'immobilité, union étroite avec l'Autriche +et habitude de prendre le mot d'ordre auprès de M. de Metternich. +L'autre, qui venait de Frédéric II et devait aboutir à M. de +Bismarck, tendait à l'unité germanique sous l'hégémonie prussienne. +Si la première de ces politiques était celle des ministres et +des bureaux de la chancellerie, la seconde avait pour elle des +personnages considérables, en faveur auprès du Roi, notamment son +ami de jeunesse, le baron de Bunsen, ministre de Prusse à Londres, +tout à fait entré dans le jeu de lord Palmerston, et le comte Henri +d'Arnim, ministre à Paris, dont M. de Metternich nous signalait +souvent l'hostilité contre la France. Ces diplomates voyaient dans +la rupture de l'«entente cordiale» et dans les avances du cabinet de +Londres l'occasion pour la Prusse de former avec l'Angleterre, contre +la France et l'Autriche, l'alliance protestante et libérale. Admis +à écrire directement à leur souverain, ils le conjuraient, avec une +ardeur mêlée d'angoisse, de ne pas faillir à une telle tâche. + +Ces deux courants de la politique prussienne se rencontraient, +se mêlaient, se heurtaient dans l'esprit singulièrement complexe +et embrouillé de Frédéric-Guillaume IV. On connaît ce prince[343] +tout ensemble chimérique et pusillanime; imagination ambitieuse et +conscience timide; plein de projets et toujours hésitant; unissant le +goût du changement et le culte de la tradition; rêvant de réformes +et maudissant le libéralisme; détestant dans la France un peuple +révolutionnaire et impie, aimant dans l'Angleterre «la grande +puissance évangélique», mais se méfiant de l'oeuvre perturbatrice +que lord Palmerston voulait entreprendre en Suisse, en Italie, et +sentant le prix du concours que M. Guizot pouvait donner sur ces +divers théâtres à la cause de l'ordre; gardant vivante au fond de son +coeur la passion allemande de 1813, ayant toutes les convoitises de +sa race, et cependant ne se décidant pas, en fait, à rompre avec ses +habitudes de déférence envers l'Autriche. Tel il se montra, en 1846, +dans la situation nouvelle créée par le différend des deux cours +occidentales. Par moments, il paraissait acquis aux grands projets de +Bunsen et d'Arnim, et sur le point de se mettre en mouvement. Mais, +l'instant d'après, à l'idée de se trouver séparé de l'Autriche et de +la Russie, il prenait peur et se hâtait de revenir sur le terrain +où s'étaient établies ces puissances[344]. Notre diplomatie était +quelquefois un peu déroutée par ces démarches contradictoires. «Je +ne comprends rien à la Prusse, écrivait peu après M. Désages. Ce que +je vois de plus clair, c'est que Berlin ne sait pas bien ce qu'il +veut, est tiraillé dans tous les sens, et va comme un navire sans +gouvernail[345].» Après tout, ce n'était pas à la France de s'en +plaindre: cette incertitude de direction empêchait qu'il ne vînt de +ce côté rien de bien dangereux pour elle. Notre gouvernement avait, +du reste, discerné l'influence que M. de Metternich continuait à +exercer sur Frédéric-Guillaume, et, tant que le premier ne passait +pas à l'ennemi, il se sentait rassuré sur le second. Le marquis de +Dalmatie, ministre de France près la cour de Prusse, pouvait écrire +à M. Guizot: «La grande garantie de la sagesse de Berlin, c'est +Vienne[346].» + +[Note 343: Voir plus haut, t. IV, p. 311, et t. V, p. 47.] + +[Note 344: Sur ce double courant et sur cette incertitude de la +politique prussienne, cf. HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, t. +II, p. 645 à 651. Il faut voir avec quelle amertume cet historien +reproche à Frédéric-Guillaume IV d'avoir manqué en cette circonstance +à la mission des Hohenzollern et d'avoir ainsi fait la partie trop +facile au gouvernement français.] + +[Note 345: Lettre inédite à M. de Jarnac, en date du 11 février 1847.] + +[Note 346: Lettre inédite du 26 octobre 1846.] + + +II + +En faisant avec une précipitation si passionnée les puissances +absolutistes juges de la querelle qu'il cherchait à la France, lord +Palmerston leur avait fourni l'occasion d'un rôle tout nouveau pour +elles. Il eût été bien extraordinaire qu'elles se contentassent +d'être des arbitres absolument désintéressés. Après avoir été si +souvent entravées dans leurs desseins réactionnaires par l'union des +deux États constitutionnels, ne devaient-elles pas être tentées de +profiter des divisions de ces États et du besoin que chacun d'eux +avait de les ménager? Ce résultat était à prévoir et ne se fit pas +attendre. Vers le milieu de novembre 1846, au moment même où les +cabinets de Londres et de Paris étaient le plus occupés à se disputer +les bonnes grâces des trois cours de l'Est, la nouvelle éclata tout +à coup que ces cours, supprimant le dernier reste d'une Pologne +indépendante, venaient d'incorporer la république de Cracovie à +l'empire d'Autriche. + +Pour comprendre les faits, il convient de les reprendre d'un peu +plus haut. Au commencement de 1846, une tentative d'insurrection, +très imprudemment suscitée par la fraction démocratique de +l'émigration, s'était produite dans les provinces polonaises de la +Prusse et de l'Autriche. Les gouvernements en eurent facilement +raison. En Galicie, la répression se fit dans des conditions toutes +particulières. Les nobles, propriétaires du sol, étaient à la tête +des insurgés. Contre eux se levèrent les paysans, véritables +serfs qui, sous couleur de fidélité à «l'Empereur», poursuivirent +une sorte de vengeance sociale, promenant par toute la province +le pillage et le massacre. Dans quelle mesure le gouvernement +autrichien avait-il excité ou toléré ces atrocités? De terribles +accusations furent portées contre lui à la tribune française, +notamment par M. de Montalembert, qui ne craignit pas de parler de +«2 septembre monarchique» et de «jacquerie officielle». Peut-être +le polonisme du noble comte le disposait-il à trop de sévérité. +Cependant, à considérer les choses de sang-froid, la complicité +de l'administration locale paraît impossible à nier. Quant au +gouvernement central, s'il n'avait pas sciemment provoqué, il avait +vu du moins avec indulgence et même avec complaisance ce que M. de +Metternich affectait d'appeler, dans ses dépêches, la «justice du +peuple[347]». + +[Note 347: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 169, 170, 198.] + +La république de Cracovie s'étant trouvée compromise dans le +mouvement insurrectionnel, les cours d'Autriche, de Prusse et de +Russie s'empressèrent de faire occuper militairement ce petit +territoire dont l'indépendance et la souveraineté étaient stipulées +dans les traités de 1815. Une occupation de ce genre avait déjà +eu lieu en 1836[348], et, malgré nos protestations, elle s'était +prolongée jusqu'en 1841. En la recommençant à la fin de février +1846, les trois cours repétèrent à notre gouvernement, qui en prit +acte, les assurances déjà données en 1836 et 1838; elles affirmèrent +qu'il s'agissait, non d'une mesure politique, mais d'une opération +purement militaire, commandée par la nécessité et devant cesser avec +elle[349]. En dépit de ces déclarations, des bruits inquiétants pour +l'indépendance de Cracovie persistaient à circuler. On disait--et +malheureusement on ne se trompait pas--que la suppression de +cette république était chose décidée dans les conseils des trois +puissances. Interrogé à ce sujet, le 2 juillet 1846, dans la Chambre +des pairs, M. Guizot établit que «l'existence neutre et indépendante +de la république de Cracovie était consacrée par l'acte du Congrès +de Vienne», et que «les puissances signataires avaient le droit de +regarder et d'intervenir dans tous les changements qui pourraient +être apportés à cette république». Il rappela que ce droit avait +été maintenu en 1836 et en 1838 par ses prédécesseurs, et qu'il +venait de l'être encore par lui-même en 1846. «Il m'a été fait, +ajouta-t-il, les mêmes réponses qui furent faites alors: la nécessité +d'une occupation temporaire, le respect des principes posés dans les +traités. Je ne puis penser, en effet, personne ne peut penser que le +maintien fidèle des traités et de tous les droits qu'ils consacrent +ne soit pas partout, à l'orient comme à l'occident de l'Europe, à +Vienne comme à Paris, le fondement de toute politique régulière et +conservatrice.» Quelques semaines après, le 17 août, dans la Chambre +des communes, lord Palmerston rappela plus rudement encore aux trois +puissances de l'Est que «si le traité de Vienne cessait d'être +respecté sur la Vistule, il pourrait être également invalidé sur +le Rhin et sur le Pô». Un langage si ferme, tenu en même temps aux +deux tribunes, était de nature à faire hésiter les trois cours, qui +ajournèrent l'exécution de leur dessein et attendirent une occasion +favorable. + +[Note 348: Voir plus haut, t. III, ch. II, § II.] + +[Note 349: Dépêches de M. de Metternich à M. d'Apponyi, du 20 février +1846; de M. Guizot à M. de Flahault, du 23 mars 1846; de M. de +Flahault à M. Guizot, du 1er avril 1846, et de M. Humann à M. Guizot, +du 3 avril 1846.] + +Cette occasion, il leur parut que la dispute provoquée par les +mariages espagnols la faisait naître. Les représentants de +l'Autriche, de la Russie et de la Prusse, réunis en conférence à +Vienne, eurent promptement pris leur décision. Un mémoire de M. de +Metternich, en date du 6 novembre 1846, fut aussitôt communiqué aux +gouvernements de France et d'Angleterre; il exposait comment les +trois cours, se fondant sur ce que la république de Cracovie était +depuis longtemps en «état de conspiration permanente» contre ses +voisins, avaient résolu d'«annuler» les dispositions des traités +de 1815 relatives à cette république, et de «rétablir l'ordre de +possession antérieur à 1809», c'est-à-dire de réincorporer Cracovie +à l'Autriche, moyennant quelques cessions de territoires peu +importantes faites à la Prusse et à la Russie. Pour se justifier +d'avoir pris seules cette décision sans le concours des autres +États signataires du traité de Vienne, les trois cours prétendaient +que la création de la république de Cracovie en 1815 était leur +oeuvre, et que la convention passée entre elles à ce sujet avait +été seulement «présentée pour enregistrement au Congrès de Vienne». +De cet enregistrement, elles voulaient bien faire découler, pour +elles-mêmes, un devoir de convenance d'avertir les autres États +de la décision prise, mais non, pour ces États, un droit d'y +intervenir. Aussi avaient-elles soin de leur notifier que c'était «la +communication d'un fait irrévocablement fixé par des nécessités de la +nature la plus absolue». + +En éclatant subitement à Paris, le 19 novembre, la nouvelle de +l'incorporation de Cracovie y causa une très vive émotion. Sans doute +la disparition de cette minuscule république était peu de chose dans +l'ordre des faits positifs; l'équilibre de l'Europe et la situation +de notre pays ne s'en trouvaient pas sérieusement affectés. Mais +c'était beaucoup dans l'ordre des sentiments. La France, alors en +sécurité pour elle-même, pouvait se permettre le luxe des sympathies +lointaines, et, parmi ces sympathies, nulle n'était plus ardente, +plus générale que celle pour la Pologne. Ce dernier coup frappé sur +une malheureuse nation, cette sorte d'épilogue des scandaleux et +désastreux partages de la fin du siècle précédent éveillèrent donc, +dans tous les coeurs, une douleur et une irritation très sincères. On +put s'en rendre compte au langage des journaux de tous les partis. +Si réservé qu'il fût par tempérament et par situation, le _Journal +des Débats_ s'exprima avec une véhémence inaccoutumée et invoqua +les déclarations faites à la tribune, le 2 juillet 1846, par M. +Guizot, pour y trouver une garantie que «le droit ne serait pas +abandonné». Les radicaux de la _Réforme_ et du _National_ adressèrent +«à la démocratie européenne» un manifeste où ils maudissaient en +style lamennaisien les rois bourreaux. Le _Siècle_, organe de la +gauche dynastique, reprenant les déclamations de 1831, proclama +que les traités de 1815 n'existaient plus; «la France ne peut que +s'en réjouir», disait-il, et il mettait en demeure le gouvernement +d'agir en conséquence. Quant au _Constitutionnel_, sous la direction +de M. Thiers, il vit surtout, dans cet événement, le parti qu'on +en pouvait tirer pour battre en brèche le ministère et ranimer +contre les mariages espagnols une opposition qui, précisément à +cette époque, vers la fin d'octobre et au commencement de novembre, +menaçait de s'éteindre. «Nous avions cessé, disait-il le 20 +novembre, de prendre part à la triste polémique qui se poursuit +au sujet de la rupture de l'entente cordiale. Nous espérions que +les événements ne justifieraient pas aussitôt, aussi cruellement, +nos prévisions... Jamais notre gouvernement n'a été plus rudement +châtié d'avoir rompu sans motif ses alliances véritables et +aspiré, sous le nom de conservateur, à prendre rang parmi les +cabinets ennemis de la révolution.» Il montrait, dans ce qui venait +d'arriver, «l'humiliation la plus sanglante qui nous eût encore été +infligée». Ce même journal ajoutait, le lendemain: «Nos ministres +sont placés, en Europe, entre deux hostilités (celle des trois cours +et celle de l'Angleterre), sans savoir au juste laquelle des deux +ils parviendront à fléchir et à quel prix ils feront cesser leur +isolement... À droite, à gauche, la défiance ou l'éloignement... +Voilà où la grande habileté de nos hommes d'État a mené les affaires +de la France!» De plus, toutes nos feuilles de gauche, sur la foi +des journaux de lord Palmerston, insinuaient que Louis-Philippe +était au fond le complice des trois cours, qu'il avait été averti +d'avance de leur dessein, et qu'il leur avait promis secrètement son +acquiescement. + +La perspicacité des ennemis du cabinet français n'était pas en +défaut, quand ils croyaient ce dernier fort embarrassé de l'incident +de Cracovie. Étant donnée la direction imprimée à sa politique +par suite des mariages espagnols, il ne pouvait lui arriver un +contretemps plus déplaisant. «Cracovie est une détestable affaire», +disait M. Guizot[350]. Il se tourna tout de suite vers Londres, et +fit demander à lord Palmerston «quelle conduite il se proposait de +tenir dans cette circonstance, et s'il était disposé à s'entendre +avec nous[351]». Notre ministre avait-il beaucoup d'espoir d'une +réponse favorable? En tout cas, il lui plaisait de prendre +cette initiative. «Bonne occasion de rapprochement, si on veut, +écrivait-il; témoignage éclatant de notre bonne disposition, à nous, +si, à Londres, l'humeur prévaut[352].» Le _Journal des Débats_ appuya +la démarche de notre diplomatie par un appel chaleureux à l'opinion +anglaise. «Il n'y a, disait-il, que deux causes en ce monde: celle +de la force, dont les trois cours du Nord viennent de se déclarer +les organes, et celle du droit, qui n'a de représentants capables +de se faire craindre que l'Angleterre et la France réunies!» Lord +Palmerston fut heureux de nous voir nous adresser à lui, non parce +qu'il trouvait là un moyen de rétablir l'entente au moins sur un +point, mais au contraire parce que c'était une occasion pour lui +de nous faire sentir son mauvais vouloir[353]. Il répondit que ses +représentations aux trois cours étaient déjà préparées et approuvées, +qu'elles allaient partir, et que lord Normanby serait chargé +ultérieurement d'en remettre une copie au cabinet français. Comme +l'observait M. Guizot, «on communiquait au lieu de se concerter, +et l'on communiquait après au lieu d'avant[354]». Lord Palmerston +s'empressa en effet d'envoyer, le 23 novembre, aux trois cours, +une protestation séparée. À vrai dire, ce n'était même pas une +protestation: pour ménager davantage les puissances, il feignait +d'ignorer que l'annexion de Cracovie fût déjà un fait accompli; il +supposait que ce n'était encore qu'un projet, et, alors, montrant +en quoi l'exécution de cette mesure serait contraire aux traités +de Vienne, il exprimait l'espoir qu'on y renoncerait. Le ministre +anglais fit en même temps connaître au public, par le _Morning +Chronicle_, qu'il avait dû repousser l'idée d'une protestation +commune avec la France, parce que celle-ci, ayant violé le traité +d'Utrecht, ne pouvait être admise à se plaindre de la violation du +traité de Vienne. Naturellement nos journaux opposants soulignèrent +ce refus; ils prirent plaisir à montrer M. Guizot faisant à +l'Angleterre des avances que celle-ci repoussait avec mépris, et +attirant ainsi à notre pays «le plus grand affront, disait le +_National_, qui lui eût jamais été infligé». + +[Note 350: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25 novembre +1846.] + +[Note 351: Dépêche à M. de Jarnac, du 19 novembre 1846.] + +[Note 352: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25 novembre +1846.] + +[Note 353: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 430.] + +[Note 354: Lettre précitée à M. de Flahault.] + +Y aurait-il eu chance de faire reculer les trois cours, si +l'Angleterre et la France avaient agi de concert? C'était fort +douteux, car, ni à Londres, ni à Paris, on n'eût voulu risquer une +guerre pour un pareil sujet[355]. Mais, en tout cas, avec l'attitude +prise par Palmerston, M. Guizot n'avait plus aucun espoir de rien +faire d'efficace pour la Pologne. Il devait dès lors n'avoir qu'un +souci: calculer son langage de façon à donner quelque satisfaction +à l'opinion française, sans cependant s'aliéner les trois cours et +les rejeter du côté de l'Angleterre. La dépêche qu'il adressa, le +3 décembre, à ses ambassadeurs près les cours de Vienne, de Berlin +et de Saint-Pétersbourg, fut rédigée sous l'empire de cette double +préoccupation. Après avoir réfuté les arguments invoqués à l'appui de +l'annexion, notre ministre concluait en ces termes: «Le gouvernement +du Roi ne fait donc qu'user d'un droit évident, et en même temps il +accomplit un devoir impérieux, en protestant solennellement contre la +suppression de la république de Cracovie, acte positivement contraire +à la lettre comme au sens du traité de Vienne du 9 juin 1815. Après +les longues et redoutables agitations qui ont si profondément ébranlé +l'Europe, c'est par le respect des traités et de tous les droits +qu'ils consacrent, que l'ordre européen s'est fondé et se maintient. +Aucune puissance ne peut s'en affranchir, sans en affranchir en +même temps les autres. La France n'a point oublié quels douloureux +sacrifices lui ont imposés les traités de 1815; elle pourrait se +réjouir d'un acte qui l'autoriserait, par une juste réciprocité, à +ne consulter désormais que le calcul prévoyant de ses intérêts, et +c'est elle qui rappelle à l'observation fidèle de ces traités les +puissances qui en ont recueilli les principaux avantages!» + +[Note 355: Lord Palmerston écrivait, à l'un de ses confidents, le 19 +novembre 1846: «La vérité est que, même en bons termes, la France et +l'Angleterre n'auraient eu aucun moyen d'action sur ce point; elles +n'auraient pu prévenir la chose que par une menace de guerre, et les +trois puissances savaient bien que nous n'y aurions pas recouru pour +Cracovie.» (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 270.)] + +Beau langage sans doute, plus digne et plus ferme que celui de la +dépêche de lord Palmerston: mais chacun sentait que derrière ces mots +il n'y avait aucune intention d'agir. «C'est tout ce qu'on pouvait +dire, écrivait de Rome un de nos jeunes diplomates, du moment où l'on +ne voulait rien dire; il y a même des hardiesses au conditionnel; +le conditionnel est une bien belle invention[356].» Le gouvernement +français s'appliqua d'ailleurs à faire bien comprendre à Vienne +qu'il parlait surtout pour l'opinion de Paris. D'avance, afin de +préparer le gouvernement autrichien, M. Guizot avait écrit à M. de +Flahault: «Notre public est très animé; faites en sorte qu'on nous +sache gré de notre modération, en ne s'étonnant pas de notre franche +et ferme protestation quand elle vous arrivera[357].» La dépêche +une fois envoyée, notre ministre donnait cette assurance au comte +Apponyi: «Si le prince de Metternich persiste dans l'attitude qu'il +a prise dans la question espagnole, je l'appuierai dans l'affaire de +Cracovie, autant que ma position me le permet[358].» Le Roi ne tenait +pas un autre langage: «Le chancelier doit bien sentir, disait-il à +l'ambassadeur d'Autriche, qu'on ne pouvait faire moins. Après tout, +ce ne sont que des paroles qui ne font de mal à personne. Informez +le prince que j'ai parlé aux orateurs de la Chambre qui pourraient +être tentés de traiter des affaires de Cracovie. Je m'engage à les +styler[359].» De son côté, à Vienne, lord Ponsonby, loin d'appuyer +les représentations de son ministre, n'hésitait pas, pour se rendre +agréable à M. de Metternich, à «donner la Pologne à tous les +diables[360]». Quant à lord Palmerston, il se faisait honneur auprès +des cabinets allemands du refus qu'il avait opposé à notre offre +d'action commune[361]. + +[Note 356: Lettre inédite du prince Albert de Broglie, alors premier +secrétaire à l'ambassade de Rome.] + +[Note 357: Lettre inédite du 25 novembre 1846.] + +[Note 358: Dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse, en date du 22 +décembre 1846. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. +II, p. 644.)] + +[Note 359: Dépêche de M. de Brignole, ministre de Sardaigne, en date +des 5 et 26 décembre 1846. (_Ibid._)] + +[Note 360: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 22 +janvier 1847.] + +[Note 361: Lettre inédite du marquis de Dalmatie à M. Guizot, du 23 +décembre 1846.] + +De protestations ainsi faites et ainsi commentées, les cabinets de +Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg n'avaient pas à s'émouvoir. +Après avoir écouté la lecture de la dépêche de M. Guizot, M. de +Metternich voulut bien déclarer à M. de Flahault «qu'il sentait tous +les embarras que cette affaire devait causer au ministre français, +et que c'était le seul regret qu'elle lui inspirât[362]». Il ajouta +qu'il était «très content» de cette dépêche et loua fort «le talent +remarquable» avec lequel elle était rédigée[363]. Il se borna à une +réplique de forme, dans laquelle il constata le désaccord sans en +paraître surpris ni choqué, et maintint le droit des puissances sans +pousser plus loin la controverse[364]. + +[Note 362: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 13 +décembre 1846.] + +[Note 363: Dépêche de M. de Brignole, du 12 décembre 1846. +(HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. 644.)] + +[Note 364: Dépêche du 4 janvier 1847, et lettre confidentielle du +même jour. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 359 à 363.)] + +Les trois cours avaient donc habilement choisi leur moment, et +elles se félicitaient du succès de leur entreprise. Elles avaient +supprimé, à côté de leurs frontières, un foyer d'agitation gênant, +sinon dangereux, et surtout, par la prompte vigueur de leur action, +par la visible impuissance des États libéraux, elles croyaient avoir +rendu à la politique réactionnaire, en Europe, un prestige que +cette politique n'avait plus depuis quelque temps. «La suppression +de l'État de Cracovie, disait M. de Metternich dans une sorte de +mémoire rédigé à la fin de 1846, a fourni au parti ennemi de l'ordre +la preuve palpable que les trois monarques ne s'étaient pas encore +résignés à mettre bas les armes devant la révolution victorieuse. +Celle-ci a dû se sentir compromise par ce fait. Dans plus d'un +pays, ses adeptes ont jugé convenable d'ajourner à de meilleurs +temps l'exécution de leurs projets subversifs.» Le chancelier se +persuadait qu'il en était ainsi en Suisse et en Italie: il montrait +les agitateurs de ces pays désabusés de l'espoir qu'ils avaient +fondé sur la France, et convaincus désormais que Louis-Philippe, +désireux de «se ménager le bon vouloir des puissances du Nord», ne +contrarierait pas l'action de ces puissances[365]. Les événements +devaient prouver qu'il y avait là beaucoup d'illusion. La révolution +n'était pas aussi intimidée qu'on l'imaginait à Vienne. En réalité, +le chancelier avait plus satisfait son amour-propre du moment qu'il +n'avait servi d'une façon durable sa politique. Par un certain côté +même, n'avait-il pas nui à cette politique? Pour résister à la +poussée révolutionnaire qui le menaçait sur tant de points, il avait +grand besoin du concours de la France. M. Guizot était précisément en +train de se rapprocher de lui. Seulement, il y éprouvait une grande +difficulté venant des préventions, peu raisonnables, mais très vives, +du public français contre une alliance d'apparence illibérale. Tout +dans l'affaire de Cracovie,--le sans-gêne provocant avec lequel +avaient agi les trois cours, comme l'embarras trop manifeste que la +France avait éprouvé à les contredire,--était fait pour accroître, +exaspérer ces préventions, leur fournir des arguments plausibles, et +par suite entraver, retarder l'évolution tentée par notre diplomatie. +Le _Journal des Débats_ lui-même n'était-il pas amené à protester, +le 7 décembre, que «la France ne serait jamais réduite à chercher +ses alliés parmi les ennemis de la liberté et les oppresseurs de +la Pologne»? M. Guizot signalait aux cabinets allemands, sans les +convaincre, il est vrai, cette conséquence de leur conduite. «Que +veut-on surtout à Vienne? avait-il écrit dès le premier moment à M. +de Flahault; réprimer les passions révolutionnaires. Par ce qu'on +vient de faire à Cracovie, on les excite violemment et on énerve +entre nos mains les moyens de les combattre... Je ne puis apprécier +d'ici les avantages locaux, autrichiens, qu'on se promet de cette +mesure. Mais, à coup sûr, les inconvénients généraux, européens, sont +immenses.» Il disait encore, un peu plus tard, dans une lettre au +ministre de France à Berlin: «On a fait ainsi, chez nous et partout, +beaucoup de mal à la bonne politique, à la politique d'ordre, de +conservation... Je la maintiendrai toujours; mais on nous condamne, +pour la maintenir, à de rudes combats, et l'on donne ici aux passions +révolutionnaires des armes plus fortes, si je ne me trompe, que +celles qu'on leur enlève à Cracovie[366].» + +[Note 365: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 298 à 303.] + +[Note 366: Lettres inédites du 25 novembre et du 5 décembre 1846.] + + +III + +En dépit de ce que les journaux avaient pu découvrir ou deviner, +le public n'était jusqu'alors que fort imparfaitement informé des +difficultés élevées entre le cabinet de Paris et celui de Londres. +L'heure approchait où, par la rentrée des Chambres françaises et +anglaises, cette querelle diplomatique allait passer du demi-secret +des chancelleries au plein jour de la tribune, et où les deux +gouvernements, pour se justifier auprès de leurs Parlements +respectifs, seraient amenés à vider leurs portefeuilles et à publier +leurs dépêches. Il y avait là de quoi piquer la curiosité et aussi +éveiller quelque préoccupation. «Ce sera un moment solennel, disait +le _Journal des Débats_, le 29 décembre 1846, que celui où les +deux Parlements s'ouvriront presque à la fois... Deux tribunes +vont se trouver en présence. C'est entre deux gouvernements, entre +deux peuples, entre deux tribunes étrangères l'une à l'autre, que +la discussion va se trouver établie. Sera-t-elle compatible, cette +discussion, avec le maintien de la paix extérieure?» + +Ces préoccupations étaient d'autant plus fondées que l'opposition +française, tout entière à son animosité contre le ministère, ne +paraissait voir dans les débats qui allaient s'ouvrir qu'une occasion +d'augmenter encore les difficultés de la situation; elle se flattait +de rendre ces difficultés telles que M. Guizot y succomberait. M. +Thiers, entre autres, n'avait pas d'autre pensée. Sa passion le +conduisit même à des démarches dont on aurait peine à admettre la +réalité, si l'on n'en avait la preuve malheureusement incontestable. +Nous avons vu déjà cet homme d'État, à la première nouvelle des +mariages, chercher à lier partie avec lord Palmerston[367]. Depuis +lors, loin de trouver dans la guerre de plus en plus ouverte que ce +dernier faisait, non pas seulement à M. Guizot, mais à la France, +une raison de chasser, comme une tentation de trahison, l'idée +d'une telle alliance, il s'y arrêtait, il s'y enfonçait davantage. +Tous ses efforts tendaient, sans qu'il parût en éprouver le moindre +scrupule, à rendre plus intime et plus complet le concert entre lui +et le ministre britannique. C'est ce qui ressort de lettres et de +conversations qui étaient destinées à demeurer secrètes, mais qui ont +été récemment mises au jour. + +[Note 367: Voir plus haut, p. 242. Cf. aussi p. 197.] + +Parmi les Italiens réfugiés alors en Angleterre, était un certain +Panizzi, dont nous avons déjà rencontré le nom, ancien _carbonaro_ +de Modène, devenu professeur à l'Université de Londres, en commerce +épistolaire avec toutes sortes de personnages en Europe, et entré +fort avant dans l'intimité des chefs du parti whig[368]. M. Thiers +l'avait beaucoup vu, lors de son excursion outre-Manche, en octobre +1845; c'est par lui qu'il avait été conduit chez lord Palmerston; +depuis, il était resté en correspondance avec lui, le trouvant un +intermédiaire commode pour des communications que la prudence ou la +pudeur ne permettaient pas d'avouer trop ouvertement. Aussi fut-ce +à M. Panizzi qu'il s'adressa, dès le 26 octobre 1846, quand il +voulut se concerter avec le ministre anglais pour réfuter la version +française sur les mariages. «Voyez lord Palmerston, puisque vous êtes +lié avec lui, lui écrivait-il; dites-lui de vous communiquer à vous +et pour moi la vérité pure... Je désire avoir un historique complet +et vrai de toute l'affaire... Comment les tories prennent-ils la +question? En font-ils une affaire de parti contre les whigs, ou bien +une affaire de pays commune à tous? Enfin, quel est l'avenir de +votre politique intérieure?... Pour moi, je fais des voeux en faveur +des whigs; je suis révolutionnaire (dans le bon sens du mot) et je +souhaite en tout pays le succès de mes analogues. Adieu et mille +amitiés. Je vous prie de m'écrire pas moins que vingt pages sur tout +cela.» Lord Palmerston, trop heureux de voir un Français tendre les +mains pour recevoir de lui les armes avec lesquelles il frapperait +son propre gouvernement, mit aussitôt M. Panizzi à même d'écrire à M. +Thiers une très longue lettre, où toute l'histoire des mariages était +racontée au point de vue anglais, et où la conduite de la France +était naturellement présentée comme perfide et déloyale[369]. Ce fut +avec ces renseignements que M. Thiers put, avant toute publication de +documents officiels, diriger la polémique de ses journaux. + +[Note 368: M. Panizzi devait mourir sénateur du royaume d'Italie.] + +[Note 369: Louis FAGAN, _The Life of sir Anthony Panizzi_.] + +Les relations du ministre britannique et du chef de l'opposition +française devinrent de plus en plus fréquentes et étroites à mesure +qu'on approchait de l'ouverture de la session. M. Panizzi n'était pas +le seul intermédiaire. Lord Palmerston, en même temps qu'il enlevait +l'ambassade de Vienne à sir Robert Gordon pour la confier à lord +Ponsonby, avait remplacé, à Paris, lord Cowley par lord Normanby. +Celui-ci n'était guère préparé à occuper un tel poste: n'ayant joué +jusqu'alors qu'un rôle parlementaire, il y avait acquis l'habitude +d'argumenter plus que l'art de négocier, et ne possédait à aucun +degré le sens de la mesure diplomatique. À peine les événements +d'Espagne eurent-ils mis quelque froid entre les deux cabinets, que +le nouvel ambassadeur, ne voyant là qu'une querelle à soutenir, s'y +jeta à corps perdu et se trouva bientôt avec M. Guizot dans des +termes tels que leurs rapports en furent singulièrement entravés. Il +en était venu à se considérer comme accrédité auprès de l'opposition +plutôt qu'auprès du gouvernement. Dominé par M. Thiers qu'il voyait +souvent, il crut, sur sa parole, à la possibilité de faire tomber +le cabinet et mit tout son enjeu sur cette carte. Il ne se gênait +pas pour dire dans son salon que la bonne entente entre l'Angleterre +et la France ne serait pas rétablie tant que M. Guizot demeurerait +au pouvoir. Son hôtel était comme l'arsenal où les adversaires +du cabinet allaient chercher leurs munitions[370]. En dépit des +scrupules qu'éveillait à Londres une conduite aussi insolite, lord +Palmerston n'hésitait pas à l'encourager, et lui-même indiquait les +communications qu'il convenait de faire au chef de l'opposition +française[371]. + +[Note 370: Sur cette conduite de lord Normanby, voir _passim_, _The +Greville Memoirs, second part_, t. III. Cf. notamment p. 10, 19 et +34.] + +[Note 371: M. Greville raconte, à la date du 30 décembre 1846, +que lord Clarendon lui avait fait part, comme d'une chose toute +naturelle, de «l'intention où était Palmerston de fournir des +informations à Thiers pour en user contre Guizot». M. Greville +lui fit de fortes représentations sur ce qu'un tel procédé avait +d'impolitique et d'immoral. Clarendon lui répondit en tachant de +le tranquilliser et en lui promettant qu'on userait de beaucoup de +précautions. «Cela ne me tranquillisa pas, ajoute Greville, et mon +sentiment était prophétique. Que de torts on se fit ainsi!» (_The +Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 13.)] + +M. Thiers était tout en train de cette alliance et s'apprêtait à +aborder ainsi les débats de la session, quand, dans les derniers +jours de 1846 et les premiers de 1847, divers indices lui firent +craindre que la politique à laquelle il s'associait n'eût perdu +de son crédit en Angleterre. Là, sans doute, tout le monde, au +moment des mariages, avait donné tort au gouvernement français; +mais, depuis lors, tout le monde n'avait pas donné raison à lord +Palmerston; plusieurs trouvaient qu'il poussait la querelle avec trop +de passion, et que cette passion, toujours compromettante, était +souvent maladroite et inefficace; on ne pouvait s'empêcher de noter +qu'il avait prétendu soulever l'Espagne, entraîner l'Europe, faire +reculer Louis-Philippe, et que, sur tous les points, il avait échoué. +Ces sentiments ne se faisaient pas seulement jour dans les propos +plus ou moins contenus des adversaires du cabinet, par exemple de +lord Aberdeen, du duc de Wellington, de lord Cowley[372]. Au sein +même du ministère, lord Lansdowne, lord Grey, M. Wood désiraient +une attitude plus conciliante; ils se plaignaient du sans-gêne avec +lequel le chef du _Foreign office_ entreprenait les démarches les +plus graves à l'insu ou même contre le sentiment des autres membres +du gouvernement, et ils sommaient le chef du cabinet, lord John +Russell, qui n'avait pas été traité avec plus d'égard, de le tenir +davantage en bride[373]. D'ailleurs, si les autres ministres ne +parvenaient pas toujours à empêcher les frasques de leur collègue, du +moins ils lui opposaient, pour ce qui dépendait d'eux, une certaine +résistance d'inertie; ainsi faisaient-ils obstinément la sourde +oreille, quand lord Palmerston, appuyé sur ce point par lord John +Russell, les pressait d'organiser la défense des côtes anglaises en +vue d'une guerre avec la France[374]. La reine Victoria, elle aussi, +éprouvait sur cette direction donnée à la diplomatie britannique des +inquiétudes qu'entretenait le roi des Belges; celui-ci, sans doute, +était trop Cobourg pour n'avoir pas été, au premier moment, fort +dépité de la conclusion des mariages[375]; mais, depuis lors, il +avait bien compris que la rupture de l'entente était le fait de lord +Palmerston, et surtout il s'alarmait du trouble que l'acharnement +querelleur de ce dernier menaçait de jeter dans la politique +européenne[376]. Enfin, dans le public anglais, il y avait également, +par l'effet de la lassitude, une sorte d'apaisement; le _Times_, +naguère si violent, s'en faisait l'interprète dans des articles +remarqués où il critiquait les procédés du _Foreign office_. + +[Note 372: _The Greville Memoirs, second part_, _passim_. Voir +notamment t. II, p. 426, et t. III, p. 19, 52, 55.] + +[Note 373: _Journal inédit de M. de Viel-Castel_; _Correspondance +inédite de M. Désages avec M. de Jarnac_; _The Greville Memoirs, +second part_, _passim_, notamment t. II, p. 424; Spencer WALPOLE, +_The Life of lord John Russell_, t. II, p. 4 et 5.] + +[Note 374: Cf. BULWER, _The Life of lord Palmerston_, t. III, p. 325 +et suiv., et Spencer WALPOLE, _The Life of lord John Russell_, t. II, +p. 14 et suiv.] + +[Note 375: On écrivait de Paris à M. Thouvenel: «Le roi des Belges +était si mécontent des mariages espagnols qu'il a quitté Saint-Cloud +la veille de l'arrivée du duc de Montpensier et de sa femme.» (_La +Grèce du roi Othon: Correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et +ses amis_, p. 94.)] + +[Note 376: Voir la lettre écrite, le 13 novembre 1846, au duc de +Saxe-Cobourg par le roi Léopold. (_Aus meinem Leben und aus meiner +Zeit_, von ERNST II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 175.)] + +De France, on n'était pas sans apercevoir plus ou moins nettement +la détente qui se produisait dans une partie de l'opinion anglaise. +Madame de Lieven, qui avait conservé beaucoup de relations à Londres +et qui, plusieurs fois depuis les mariages, avait essayé, sans +succès, de s'en servir pour amener une réconciliation[377], crut +le moment venu, en décembre 1846, de tenter un nouvel effort: elle +décida un de ses amis d'outre-Manche, M. Charles Greville, à faire +un voyage à Paris. Bien que n'occupant aucun poste actif,--il avait +seulement le titre de secrétaire du conseil privé,--M. Greville était +fort répandu dans la haute société anglaise et se trouvait par suite +bien placé pour remplir certains rôles d'intermédiaire officieux. +Sans mission précise de qui que ce fût, son dessein, en venant en +France, était de voir s'il pouvait, par ses démarches personnelles, +préparer les voies à quelque rapprochement. Avant de s'embarquer, +il s'était mis en rapport avec plusieurs des collègues de lord +Palmerston; les uns, comme lord John Russell, n'avaient voulu lui +donner aucun encouragement; d'autres avaient laissé voir des vues +plus conciliantes: lord Clarendon, entre autres, l'avait chargé +de dire à M. Guizot que s'il se montrait modéré dans les Chambres +françaises, on ferait de même à Londres. Arrivé à Paris, le 5 janvier +1847, M. Greville vit tout de suite plusieurs hommes politiques. Il +trouva M. Guizot assez blessé des procédés de lord Palmerston et de +lord Normanby, convaincu de son bon droit, décidé à l'établir devant +le Parlement, mais très disposé à user de beaucoup de ménagements +et ne demandant pas mieux que de revenir à l'entente cordiale. M. +Duchâtel témoigna de sentiments analogues[378]. + +[Note 377: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p, 425.] + +[Note 378: _Ibid._, t. III, p. 12, 13, 14, 26, 34.] + +M. Thiers considérait avec grand déplaisir les démarches de M. +Greville. Dans la longue conversation qu'il eut avec lui, le 10 +janvier, il mit une singulière passion à développer tous les +arguments qui devaient détourner l'Angleterre d'un rapprochement +et l'exciter, au contraire, à pousser vivement la querelle[379]. +À l'entendre, sur le terrain où se rencontraient les deux +gouvernements, il ne pouvait y avoir qu'une lutte à outrance, car +il s'agissait de savoir lequel des deux avait trompé l'autre. Il +assurait que M. Guizot, une fois vaincu dans cette lutte, tomberait, +sinon par la Chambre, du moins par le Roi. «Vous ne devez pas +croire, ajoutait M. Thiers, ce que vous entendez dire de la force +du gouvernement. Ne vous fiez pas à tout ce que vous raconte Mme de +Lieven; c'est une bavarde, une menteuse et une sotte. Le Roi s'est +fait l'illusion que le gouvernement whig ne tiendrait pas; mais quand +il verra que c'est une erreur, il aura peur, et, si vous continuez +de refuser la réconciliation, il se débarrassera de Guizot... +Savez-vous ce que c'est que le Roi? le mot est grossier, mais vous +le comprendrez: eh bien! c'est un poltron!» Et comme M. Greville se +récriait, disant qu'en Angleterre on tenait Louis-Philippe pour un +homme de coeur, qu'il avait donné souvent des preuves de son courage, +M. Thiers reprit: «Non, non, je vous dis qu'il est poltron, et, quand +il se trouvera définitivement mal avec vous, il aura peur; alors il +suscitera des embarras à M. Guizot; il y a quarante ou cinquante +députés--je les connais--qui tourneront contre lui, et de cette +manière il tombera... Vous pouvez être sûr que ce que je vous dis +est la vérité, d'autant plus que ce n'est pas moi qui lui succéderai, +c'est Molé. Cependant, je vous parle franchement et je vous avoue que +je serais enchanté de la chute de Guizot, d'abord parce que je le +déteste, et ensuite parce que l'alliance anglaise est impossible avec +lui; c'est un traître et un menteur qui s'est conduit indignement +envers moi... Le Roi ne m'enverra chercher que quand il sera en +danger. Il ne peut endurer quiconque ne consent pas à être son jouet. +Quant à moi, je ne prendrai le ministère qu'à condition d'y être le +maître, et j'en viendrai à bout.» + +[Note 379: C'est M. Greville qui a noté, au moment même, sur son +journal, tout ce que lui avait dit M. Thiers. (_The Greville +Memoirs, second part_, t. III, p. 28 et suiv.)] + +M. Thiers ne se contenta pas de tenir ce langage à M. Greville. +Se méfiant des sentiments modérés de son interlocuteur, il voulut +faire arriver, par une voie plus sûre, au gouvernement anglais et +particulièrement à lord Palmerston ses incitations à pousser la +lutte à outrance. Le 12 janvier, c'est-à-dire deux jours après +la conversation qui vient d'être rapportée, il écrivit à M. +Panizzi[380]: «Je trouve la conduite de M. Guizot fort claire: il a +manqué de bonne foi, il a menti... Mais ce qui est clair pour moi ne +peut le devenir pour le public qu'à grands renforts de preuves. Il +faut qu'on connaisse les dépêches de lord Normanby, dans lesquelles +les mensonges de M. Guizot sont, à ce qu'on dit, mis au jour de +la manière la plus frappante... Les agents de M. Guizot disent, +ici et à Londres, que ni le pays ni le Roi n'abandonneront jamais +M. Guizot. C'est une absurdité débitée par des gens à gages... +Le pays éclairé a le sentiment que la politique actuelle est sans +coeur et sans lumière. Quant au Roi, il abandonnera M. Guizot plus +difficilement qu'un autre, car M. Guizot s'est complètement donné à +lui et soutient son _gouvernement personnel_ avec le dévouement d'un +homme qui n'a plus d'autre rôle possible. Mais quand le Roi croira +la question aussi grave qu'elle l'est, il abandonnera M. Guizot. Le +Roi est un empirique en politique... Il ne croit pas à la solidité +des whigs; il croit que, l'un de ces jours, naîtra une question qui +emportera celle des mariages, et qu'il aura acquis une infante sans +perdre M. Guizot. Le jour où il croira les choses plus stables qu'on +ne les lui peint de Londres, et où il craindra sérieusement pour ses +rapports avec l'Angleterre, il abandonnera M. Guizot. Il ne tient à +personne. Il a eu plus de goût pour moi que pour personne... Mais, +dès que j'ai contrarié ses penchants de prince illégitime voulant se +faire légitime par des platitudes, il m'a quitté sans un regret. M. +Guizot, au fond, ne lui inspire confiance que sous un rapport: c'est +une effronterie à mentir devant les Chambres qui n'a pas été égalée +dans le gouvernement représentatif, effronterie appuyée d'un langage +monotone, mais très beau. Comme intelligence et discernement, le Roi +pense de M. Guizot ce qu'il faut en penser. Quand il croira les whigs +solides et la résistance sérieuse, il se décidera à un changement de +personnes, soyez-en certain. Mais il faut bien mettre en évidence les +faits et la mauvaise foi de M. Guizot.» + +[Note 380: Cette lettre et celles qui seront citées à la suite sont +toujours tirées de l'ouvrage de M. FAGAN, _The Life of sir Anthony +Panizzi_.] + +Lord Palmerston, de son côté, n'était pas moins préoccupé des +démarches de M. Greville, et, avant même d'avoir reçu la lettre qui +vient d'être citée, il faisait écrire, le 14 janvier, par M. Panizzi +à M. Thiers: «Avez-vous vu M. Greville?... J'apprends, par le _Times_ +du 12, qu'on le suppose chargé d'une négociation non officielle +pour renouveler l'entente cordiale... Écrivez-moi ce que vous +pensez de cela... Tout ceci m'intéresse beaucoup... Rappelez-vous +de n'envoyer votre réponse que sous couverte directement à lord +Normanby.» Dans cette même lettre, on communiquait à M. Thiers de +nouvelles dépêches, et on le pressait, par contre, de faire tout de +suite connaître, afin d'en informer «ses amis» de Londres, «la marche +qu'il comptait suivre» dans les débats qui allaient s'ouvrir. + +Le 17 janvier, nouvelle lettre de M. Thiers à M. Panizzi. Résumant +tous les faits, il déclarait donner entièrement raison à lord +Palmerston, envoyait à celui-ci des conseils sur la manière la plus +habile de présenter les événements, et revenait toujours sur cette +idée que «si le Roi croyait les choses stables en Angleterre et la +question sérieuse, il abandonnerait M. Guizot». Ce dernier n'était +pas le seul contre lequel M. Thiers se donnait, dans cette lettre, +le plaisir d'épancher son ressentiment. Irrité de ce qu'à ce moment +même un certain nombre de députés de la gauche et du centre gauche, +guidés par M. Billault et M. Dufaure, manifestaient l'intention +de se séparer de lui dans la question des mariages espagnols, il +s'exprimait ainsi sur cette dissidence: «Il y a, dans tous les +partis, mais surtout en France, des seconds qui veulent être les +premiers. Je suis fort, moi, avec Odilon Barrot; à nous deux, nous +décidons la conduite de l'opposition. MM. Billault et Dufaure, +deux avocats fort médiocres, le premier fort intrigant, le second +morose et insociable, fort mécontents de ne pas être les chefs, +ayant le désir de se rendre prochainement possibles au ministère, +ont profité de l'occasion pour faire une scission. L'alliance avec +l'Angleterre n'est malheureusement pas populaire... Notez que ces +deux messieurs, vulgaires et ignorants comme des avocats de province, +n'ayant jamais regardé une carte, sachant à peine où coulent le Rhin +et le Danube, seraient fort embarrassés de dire en quoi l'alliance +anglaise est bonne ou mauvaise. Mais ils font de la politique comme +au barreau on fait de l'argumentation; ils prennent une thèse ou +une autre, suivant le besoin de la plaidoirie qu'on leur paye, et +puis ils partent de là, et parlent, parlent... Ils ont, de plus, +trouvé un avantage dans la thèse actuellement adoptée par eux, c'est +de faire leur cour aux Tuileries, et de se rendre agréables à celui +qui fait et défait les ministres.» M. Thiers terminait sa lettre par +cette phrase, qui n'était pas la moins étrange: «Vous n'imaginez +pas ce que débitent ici tous les ministériels. Ils prétendent que +je suis en correspondance avec lord Palmerston, à qui je n'ai +jamais écrit de ma vie et qui ne m'a jamais écrit non plus.» Est-il +besoin de rappeler que ce même homme d'État inaugurait, trois mois +auparavant, sa correspondance avec M. Panizzi en lui écrivant: +«Voyez lord Palmerston, puisque vous êtes lié avec lui, dites-lui +de vous communiquer à vous et pour moi la vérité pure.» Du reste, +les alliés anglais de M. Thiers ne se croyaient pas tenus à plus de +sincérité. Un peu plus tard, lord Normanby adressait à son ministre +une dépêche pour nier qu'il eût des communications avec l'opposition +française, et lord Palmerston, qui savait à quoi s'en tenir sur +cette dénégation, se disait bien aise de l'avoir en main pour la +mettre sous les yeux de la Reine, au cas où celle-ci aurait reçu des +Tuileries quelque rapport sur la conduite de son ambassadeur[381]. + +[Note 381: Lettre de Palmerston à lord Normanby, du 17 février 1847. +(BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 286.)] + + +IV + +Pendant que M. Thiers excitait ainsi le gouvernement anglais à +mener vivement l'attaque contre le gouvernement français, la +session s'ouvrait à Paris, le 11 janvier 1847. Le discours du trône +s'exprima avec une réserve évidemment destinée à ménager l'opinion +d'outre-Manche. «Mes relations avec toutes les puissances étrangères, +disait le Roi, me donnent la ferme confiance que la paix du monde +est assurée.» Il annonçait le mariage du duc de Montpensier comme un +heureux événement de famille, se bornait à y montrer «un gage des +bonnes et intimes relations qui subsistaient depuis si longtemps +entre la France et l'Espagne», et ne faisait aucune allusion aux +difficultés soulevées par la diplomatie britannique. Aussitôt après, +le ministre déposa sur le bureau des Chambres les dépêches relatives +aux affaires espagnoles: ces dépêches remontaient jusqu'en 1842. + +La discussion de l'adresse à la Chambre des pairs, qui précéda, +suivant l'usage, celle de la Chambre des députés, commença +le 18 janvier. Non seulement le ministère n'y rencontra pas +de contradicteur sérieux, mais il y fut secondé par un allié +considérable, le duc de Broglie. Le noble pair semblait avoir pris +l'habitude, depuis quelque temps, de se porter publiquement caution +de la politique étrangère du cabinet: il l'avait fait, en 1845, +dans l'affaire du Maroc; en 1846, dans celle du droit de visite; il +recommençait, en 1847, pour les mariages espagnols. Sa discussion +fut nerveuse, serrée; il ne se perdit pas dans les détails, et +s'attacha, avec une sorte de netteté hautaine, aux idées principales +et aux faits décisifs. Tout d'abord, rappelant les souvenirs du passé +et les événements du jour, il mit en lumière l'intérêt supérieur +engagé dans cette question de mariage, et insista sur le danger que +la France avait couru de voir l'Espagne passer, comme le Portugal, +sous l'influence de l'Angleterre. Or, disait-il, «point de milieu: +telle est géographiquement la position de l'Espagne, que, pour être +comptée au dehors comme elle doit l'être,... il faut de toute +nécessité, ou qu'elle soit l'amie naturelle, l'alliée habituelle +de la France, comme elle l'a été sous les princes de la maison de +Bourbon, ou qu'elle soit l'ennemie naturelle et la rivale de la +France, comme elle l'était sous Charles-Quint et sous Philippe +II, ou bien enfin qu'elle soit l'amie naturelle et l'alliée de +tous les ennemis, de tous les rivaux de la France, comme sous les +trois derniers rois de la maison d'Autriche. Cela est écrit dans +l'histoire; cela est écrit sur la carte.» Après avoir signalé le +danger, le duc de Broglie montra que la conduite du gouvernement +était justifiée par la nécessité d'y parer. Il réfuta, en passant, +les principaux arguments de lord Palmerston, notamment celui qui +était tiré du traité d'Utrecht, puis termina par une leçon donnée +à l'esprit public français. «Il n'y a rien de si rare au monde, +dit-il, que d'être de son avis; il n'y a rien de si difficile que +de vouloir ce que l'on veut. J'appelle vouloir ce que l'on veut, +vouloir la chose que l'on veut avec toutes ses conséquences, avec +toutes ses conditions bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses... +Tout le monde convient que l'intimité, l'entente cordiale, la bonne +intelligence avec l'Angleterre est une chose excellente;... tout +le monde convient que, pour maintenir une chose aussi bonne, aussi +excellente, il faut faire tous les sacrifices qui ne compromettent +aucun de nos intérêts essentiels. Voilà ce que tout le monde dit et +pense sincèrement. On le veut en théorie; mais vient l'occasion, +comme elle est venue il y a deux ans, de faire pour le maintien de la +bonne intelligence avec l'Angleterre, je ne dirai pas un sacrifice, +mais seulement un acte de justice, à l'instant combien de gens +s'écrient que nous sommes à la remorque de l'Angleterre, que nous +sommes les satellites de l'Angleterre, que nous sommes les esclaves +de l'Angleterre! On crie: À bas les ministres de l'étranger! On crie: +À bas les députés Pritchard! (_Rires d'approbation._) Puis vient le +revers de la médaille; vient une occasion où le gouvernement français +se trouve appelé à défendre un de nos intérêts essentiels, un +intérêt vital, la sécurité de nos frontières, notre indépendance en +Europe. Il prend des mesures pour protéger cet intérêt; il ne le peut +sans mécontenter un peu le gouvernement anglais. Eh bien! ces mêmes +gens lèvent les mains et les yeux au ciel: on a sacrifié l'alliance +anglaise à des intérêts de famille; l'alliance est rompue, nous +sommes isolés, tout est perdu; il n'y a plus qu'à s'envelopper la +tête dans son manteau. (_Même mouvement._) C'est là ce qui s'appelle +n'être pas de son avis, ne vouloir pas ce qu'on veut... Sachons +envisager de sang-froid une situation qui n'a rien d'extraordinaire +ni d'imprévu. Nous sommes isolés, dit-on. Mais l'isolement, c'est +la situation naturelle de toutes les puissances en temps de paix +générale... On dit que l'isolement peut entraîner certains dangers. +Je ne dis pas non; mais qu'y faire? Les choses sont ce qu'elles sont. +Ne faisons rien pour aggraver une pareille situation, ne faisons +rien pour la prolonger. Nous n'avons aucun tort dans le passé; n'en +ayons aucun dans l'avenir. Ne donnons au gouvernement anglais aucun +sujet de mécontentement légitime... Mais en même temps ne lui +donnons pas lieu de croire que nous regrettons d'avoir exercé nos +droits, d'avoir défendu notre cause et soutenu nos intérêts. Il y +va de notre honneur, il y va de notre avenir. (_Très vives marques +d'assentiment._) Tous tant que nous sommes, gouvernement ou public, +législateurs, écrivains, publicistes, au nom du ciel, s'il est +possible, faisons trêve, sur un point seulement et pendant quelque +temps, à nos querelles de personnes et à nos discussions intérieures. +(_Très bien! très bien!_) Ne donnons pas le droit de dire de nous que +nous sommes un peuple de grands enfants, passant à chaque instant +d'un extrême à l'autre, incapables de vouloir aujourd'hui ce que nous +voulions hier; un peuple d'enfants hargneux, n'ayant d'autre souci +que de dire blanc quand on leur dit noir, et oui quand on leur dit +non.» (_Marques prolongées d'approbation._) + +Malgré le succès de ce discours, M. Guizot ne se crut pas dispensé de +prendre la parole, non à l'adresse de la haute assemblée, d'ores et +déjà convaincue, mais à l'adresse du public. La tranquillité même +de ce débat, l'absence d'opposition lui paraissaient une occasion +de faire avec plus de liberté et de sérénité d'esprit un exposé +complet de l'affaire, de présenter, d'expliquer les documents qui +venaient d'être déposés sur le bureau des Chambres. Il n'était pas +indifférent, pour un tel exposé, de prendre les devants sur ceux qui, +à Londres ou à Paris, auraient intérêt à montrer les choses sous un +autre jour. Dès le début de son discours, M. Guizot marqua que son +dessein était, non de réfuter des critiques qui ne s'étaient pas +produites au Luxembourg, mais de faire un «récit simple et complet +des faits», estimant que de ce récit il ressortirait, pour «la +Chambre, pour le pays, pour l'Angleterre et pour l'Europe», que «le +gouvernement français n'avait manqué ni de loyauté ni de prudence». +Reprenant alors les faits depuis 1842, il apporta à la tribune comme +un long chapitre d'histoire diplomatique, admirablement ordonné, avec +nombreuses pièces à l'appui. Tout en se donnant pour but principal de +prouver à la France qu'elle devait être satisfaite, il se préoccupa +aussi de ménager l'amour-propre de l'Angleterre; il voulait en cela +corriger l'effet produit par la parole un peu incisive du duc de +Broglie[382]. Parvenu au terme de son exposé, M. Guizot se demanda +quel était, par suite de ces événements, l'état de nos rapports avec +l'Espagne, l'Europe et l'Angleterre. Il rappela qu'en Espagne, malgré +toutes les provocations, les mariages, «librement discutés», avaient +été «accomplis avec une parfaite tranquillité». Il montra qu'en +Europe «aucune des puissances n'avait voulu adhérer aux protestations +du gouvernement anglais». En Angleterre, il reconnut «qu'il y avait +un mécontentement réel, et que nos relations en étaient, dans une +certaine mesure, affectées»; mais il ajouta: «Messieurs, si nous +faisons deux choses, que pour son compte le gouvernement du Roi +est parfaitement décidé à faire, si, d'une part, nous ne changeons +point notre politique générale, politique loyale et amicale envers +l'Angleterre, si nous continuons à vivre, à vouloir vivre en bonne +intelligence avec le gouvernement anglais, et si, d'autre part, nous +nous montrons bien décidés à soutenir convenablement ce que nous +avons fait, à nous abstenir de toute avance, de toute concession +(_approbation_), si nous tenons à la fois cette double conduite +d'une amitié générale envers l'Angleterre et son gouvernement, et +d'une fermeté bien tranquille dans la position que nous avons prise, +tenez pour certain que le mécontentement anglais s'éteindra. Il +s'éteindra devant la gravité des intérêts supérieurs qui viendront +et qui viennent déjà peser sur les deux pays, et qui sont aussi +bien comptés, compris et sentis à Londres qu'à Paris. (_Nouvelle +approbation._) La nation anglaise et son gouvernement ont, l'un +et l'autre, deux grandes qualités: la justice les frappe, et la +nécessité aussi! (_On rit._) C'est un pays moral et qui respecte les +droits; c'est un pays sensé et qui accepte les faits irrévocables. +Présentez-vous sous ce double aspect: fermes dans votre droit, fermes +dans le fait accompli, et tenez pour certain que les bonnes relations +se rétabliront entre les deux gouvernements.» (_Marques très vives +d'approbation._) + +[Note 382: On fut en effet assez froissé, à Londres, du langage +du duc de Broglie. M. Greville, alors à Paris, et qui désirait un +rapprochement, écrivait sur son journal, le 21 janvier: «Ce discours +n'est ni juste, ni vrai, ni sage. Si l'orateur avait eu le désir +d'envenimer l'affaire, ce que je ne crois pas, il n'aurait pas pu +parler autrement.» (_The Greville Memoirs, second part_, t. III, +p. 36.) M. Désages, informé de l'impression produite outre-Manche, +répondait, le 1er février, à M. de Jarnac: «Ce discours est incisif, +hautain peut-être, mais le raisonnement est puissant, serré, sans +bonne réplique possible.» (_Documents inédits._)] + +L'effet fut considérable. Pour sa première apparition à la tribune, +la politique des mariages espagnols y faisait bonne figure. «On +s'accorde à dire, notait sur le moment un observateur exact et +clairvoyant, que la discussion qui vient de se terminer à la Chambre +des pairs est une des plus belles qui aient eu lieu dans cette +Chambre... Dès ce moment, la position de M. Guizot est très forte +et très brillante[383].» Le gouvernement ne pouvait cependant se +faire l'illusion que tout fût ainsi fini. Il savait bien qu'au +Palais-Bourbon les choses n'iraient pas aussi facilement. C'est là +que l'attendaient ses adversaires. + +[Note 383: _Journal inédit du baron de Viel-Castel_, à la date du 23 +janvier 1847.] + + +V + +Avant même que la Chambre des pairs eût fini de discuter son adresse, +la session s'ouvrait, à Londres, le 19 janvier 1847. La reine +d'Angleterre garda, dans son discours, la même réserve que le roi des +Français; elle se borna à dire que «le mariage de l'Infante avait +donné lieu à une correspondance entre son gouvernement et ceux de +France et d'Espagne». Il avait été d'abord question de mentionner le +«dissentiment» survenu; on y avait renoncé. L'intention conciliante +était évidente. Elle se manifesta plus nettement encore dans la +discussion de l'adresse, qui, suivant l'usage, eut lieu le soir +même dans les deux Chambres. Presque tous ceux qui prirent part au +débat,--lords ou _commoners_, whigs ou tories, et même des membres +du cabinet, comme le marquis de Lansdowne,--s'appliquèrent à parler +de la France en très bons termes, et exprimèrent le désir de voir +rétablir l'entente cordiale. Lord Palmerston, bien que attaqué par +certains orateurs comme l'auteur du refroidissement survenu, répondit +à peine; on eût dit qu'il ne se sentait pas dans un milieu favorable. +Lord John Russell fut à peu près seul à le défendre, par point +d'honneur plus encore que par conviction. Il semblait que la réaction +pacifique se fît sentir aussi dans le langage des journaux: le +_Times_ conseillait aux Chambres d'éviter toute discussion publique +sur l'affaire des mariages, recommandait au cabinet de ne pas pousser +plus loin ses controverses diplomatiques, et donnait à entendre +que l'opinion ne s'associait pas aux rancunes querelleuses de lord +Palmerston. + +En France, le gouvernement fut charmé et surpris d'une modération qui +dépassait son attente, et qui contrastait singulièrement avec le ton +des précédentes polémiques. Tout en étant fort disposé à répondre +à ces avances, il ne pouvait dissimuler un sourire de triomphe. +«Avez-vous lu les journaux anglais? demandait M. Guizot à M. Molé. +Eh bien! vous voyez qu'on recule[384].» M. Désages écrivait, le 21 +janvier, à M. de Jarnac: «Le _royal speech_ est tout ce que nous +pouvions souhaiter de mieux.» Et, quelques jours après, voulant +rendre compte à notre ambassadeur à Vienne de ce qui s'était passé +à Londres, il lui mandait: «Vous avez pu juger jusqu'à quel point +lord Palmerston est surveillé, contenu, et combien peu le sentiment +public est en définitive porté à lui laisser la bride sur le col. +Je ne prétends pas dire que tous ceux qui le surveillent, le +contiennent et se mettent en travers de ses passions vindicatives, +sont nécessairement de notre avis en tous points sur la question +des mariages; mais j'affirme que tous veulent mettre un signet à +cette affaire et n'entendent pas que, pour une éventualité presque +chimérique, encore moins pour gratifier l'orgueil d'un homme, on +prolonge cet état équivoque des relations des deux pays[385].» + +[Note 384: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 39.] + +[Note 385: _Documents inédits._] + +Par contre, grands furent le désappointement et le désarroi des +députés de l'opposition qui avaient cru trouver dans l'irritation +et les menaces de l'Angleterre un moyen de renverser M. Guizot. M. +Greville, qui, étant encore à Paris, avait occasion d'observer de +près ces députés, les comparait à des gens qui «sentent la terre +leur manquer sous les pieds». Il était assailli de leurs plaintes +et de leurs récriminations. «Nous ne pouvons rien dire pour vous +dans la Chambre, lui déclarait M. Cousin, quand vous ne paraissez +pas disposés à rien dire pour vous-mêmes.» M. Duvergier de Hauranne +ne lui tenait pas un autre langage. M. de Beaumont lui demandait +ironiquement s'il était vrai que les Anglais «eussent mis bas les +armes». Tout porté qu'il fût personnellement vers la conciliation, +M. Greville était embarrassé de la situation fausse où se mettait le +gouvernement britannique, en faisant ainsi faux bond à ses alliés +de France et en opérant cette retraite silencieuse après une si +bruyante entrée en campagne. Naturellement M. Thiers n'était pas +celui qui se plaignait le moins haut. «Il est maussade comme un ours, +notait encore M. Greville; il sait que son alliance avec l'ambassade +anglaise ne lui a fait aucun bien, et il se rend compte maintenant +qu'il ne pourra probablement pas s'en servir pour faire du mal à +quelque autre[386].» Toutefois, le chef de l'opposition française ne +voulut pas abandonner la partie sans faire un nouvel appel à lord +Palmerston. Prenant donc un ton dégagé qui voilait mal l'amertume de +son dépit, et qui d'ailleurs était habilement calculé pour piquer au +jeu le ministre anglais, il écrivit à M. Panizzi, le 24 janvier[387]: +«Les discours de votre tribune ont produit ici un effet singulier. +Le sentiment de tout le monde, c'est que tout est fini: on va +jusqu'à dire que vous n'aurez pas de discussion, à votre tribune, +sur l'affaire des mariages. Je vous prie de me dire ce qu'il en est, +et de me le dire par le retour du courrier. Nous passerions pour des +boutefeux, et, ce qui est pire, nous le serions, si, la querelle +s'apaisant, nous venions la ranimer... Je reprochais surtout à nos +ministres d'avoir rompu l'alliance avec les whigs, pour la misérable +affaire des mariages. Si cette sotte affaire ne nous a pas brouillés, +ce dont je m'applaudis fort, notre grief est sans valeur, et il +serait ridicule d'attaquer M. Guizot pour une telle chose... Pour +moi qui trouvais la situation difficile, vu la tournure des choses, +je serai charmé d'être dispensé de me mêler à cette discussion.» + +[Note 386: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 39, 40.] + +[Note 387: Dans le livre de M. Fagan (_The Life of sir Anthony +Panizzi_), la lettre est datée seulement de _Dimanche_ 1847. La date +que nous indiquons ne peut faire aucun doute.] + +M. Thiers pouvait se rassurer; lord Palmerston n'avait aucune envie +de désarmer. Si la pression de l'opinion et les exigences de ses +collègues l'avaient contraint de laisser passer, sans y contredire, +les manifestations conciliantes de l'ouverture de la session, il +comptait bien prendre avant peu sa revanche sur les pacifiques. Ce ne +fut pas long. Pour rallumer la bataille, il suffit de la publication +des documents diplomatiques déposés par lui, quelques jours après, +sur le bureau des deux Chambres. Les dépêches ainsi livrées à la +polémique des journaux contenaient toutes les récriminations dont +on avait jugé sage de s'abstenir à la tribune du Parlement. Dans +le choix de ces dépêches, lord Palmerston avait eu soin de ne pas +omettre les plus irritantes, celles qui mettaient le plus directement +en cause la loyauté du gouvernement français; de ce nombre étaient +deux dépêches de lord Normanby, datées du 1er et du 25 septembre, +autour desquelles il se fit aussitôt grand bruit. Dans la première, +l'ambassadeur racontait que M. Guizot venait de lui annoncer que les +deux mariages «ne se feraient pas en même temps»; j'ai déjà mentionné +cette réponse, faite de bonne foi, à un moment où notre gouvernement +croyait encore pouvoir échapper à la complète simultanéité[388]. +La seconde dépêche rendait compte d'un entretien postérieur dans +lequel M. Guizot parlait des deux mariages comme devant être célébrés +ensemble; elle ajoutait que le ministre, interpellé par l'ambassadeur +sur la contradiction existant entre ses deux déclarations, avait eu +une attitude assez piteuse, essayant d'abord de nier sa première +réponse, ensuite de l'expliquer par ce fait que, dans la cérémonie, +la Reine devait être en effet mariée la première. On verra plus tard +le démenti donné par M. Guizot à cette dépêche qui, contrairement +à tous les usages, n'avait pas été préalablement communiquée au +ministre dont elle prétendait rapporter les paroles. + +[Note 388: Voir plus haut, p. 227.] + +La publication du _Blue book_, et tout particulièrement des deux +dépêches de lord Normanby, fut, pour les journaux de lord Palmerston, +et immédiatement après pour ceux de M. Thiers, une occasion de +reprendre avec une passion ravivée l'accusation de déloyauté déjà +portée contre le gouvernement français. Notre opposition, naguère +déconcertée et sur le point de battre en retraite, retrouva +ardeur et confiance. Il fallait voir avec quel geste de confusion +indignée le _Constitutionnel_ affectait de se voiler la face à la +vue d'un ministre français pris en flagrant délit de fourberie; +nos feuilles de gauche proclamaient que, du commencement à la fin +de cette affaire, M. Guizot avait toujours «rusé», «menti», et on +le traitait couramment de Scapin et de Bilboquet; la conclusion +était que, pour dégager l'honneur de la France et rétablir les bons +rapports avec l'Angleterre, il fallait, sans une minute de retard, +changer de ministère. Comme toujours, c'était M. Thiers qui menait +l'attaque; chez lui, plus aucune trace du découragement qui avait +inspiré sa dernière lettre à M. Panizzi. Rencontrant M. Greville +à l'ambassade anglaise, qui devenait de plus en plus le quartier +général de l'opposition, il lui parla sur un ton singulièrement +animé. «Il me reprocha, raconte M. Greville, d'ajouter foi à tout +ce que me disait Mme de Lieven, déclarant que j'étais _une éponge +trempée dans le liquide de Mme de Lieven_[389], et essaya, de son +mieux, de me persuader que Guizot était faible, que sa majorité ne +valait pas un fétu, et que le Roi pouvait et devait se débarrasser +de lui aussitôt qu'il se trouverait lui-même dans une sorte de +danger.--Conseillez à Palmerston, ajouta-t-il, de dire beaucoup de +bien de la France et beaucoup de mal de M. Guizot.--Je répondis que +je lui donnerais la moitié de l'avis, et pas l'autre.» M. Greville +sortit de cet entretien, complètement édifié sur les sentiments de +son interlocuteur. «Il ne pense, disait-il, qu'à faire du mal, à +satisfaire sa propre passion et ses ressentiments[390].» M. Thiers +écrivait de son côté à M. Panizzi: «Je ne sais ce que M. Greville +est venu faire ici, mais il a fini par m'être très suspect. Je l'ai +un peu raillé le jour de son départ, et il en est très piqué. Il a +passé sa vie chez Mme de Lieven, chez M. Guizot, et il tenait ici le +langage d'un pur _Guizotin_... Je crois franchement qu'il n'est pas +bien sûr et qu'il avait quelque commission particulière, je ne sais +pour qui, mais qui n'irait pas dans le sens de vieux révolutionnaires +comme vous et moi[391].» + +[Note 389: M. Thiers, dans une lettre à M. Panizzi, rapportait ainsi +lui-même son propos: «Mon cher monsieur Greville, vous êtes une +éponge trempée dans le liquide Lieven, et, quand on vous presse, il +n'en sort que ce liquide. Prenez garde, ce n'est que du liquide de +vieille femme.»] + +[Note 390: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 48, 49.] + +[Note 391: Lettre du 7 février 1847. (_The Life of sir Anthony +Panizzi_, par Louis FAGAN.)] + +Naturellement M. Guizot ne pouvait voir avec indifférence la reprise +d'attaques et d'injures dont la distribution du _Blue book_ avait +donné le signal. Il fut particulièrement blessé de la publication +des deux dépêches de lord Normanby. Ainsi était effacée dans son +esprit l'impression favorable qu'avaient produite les premiers +débats du Parlement anglais. S'étant, lui aussi, rencontré avec M. +Greville, il ne lui dissimula pas que toute conciliation était rendue +impossible par les procédés de lord Normanby et par les sentiments +de lord Palmerston; il ne contestait pas les bonnes dispositions de +quelques autres membres du cabinet whig, mais elles lui paraissaient +de peu d'importance tant que ne changeraient pas celles du ministre +qui dirigeait en maître la diplomatie britannique[392]. M. Greville +n'avait pas grand'chose à répondre. Force lui était de s'avouer +que la pacification rêvée par lui était plus éloignée que jamais. +Il quitta Paris, dans les derniers jours de janvier, triste et +découragé. «Ainsi finit ma _mission_, notait-il sur son journal au +moment de se rembarquer, et il me reste seulement à faire le rapport +le plus véridique de l'état des affaires en France, à ceux à qui +il importe le plus de le connaître; mais alors il leur sera très +difficile d'adopter un parti décisif et satisfaisant[393].» + +[Note 392: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 46.] + +[Note 393: _Ibid._, p. 49.] + + +VI + +La discussion de l'adresse à la Chambre des députés s'ouvrit le 1er +février 1847 et dura jusqu'au 12. Une escarmouche sur l'affaire de +Cracovie, une bataille sur les mariages espagnols, telles furent +les parties saillantes de cette discussion. Au sujet de Cracovie, +le discours du trône s'était borné à dire avec une sobriété voulue: +«Un événement inattendu a altéré l'état de choses fondé en Europe +par le dernier traité de Vienne. La république de Cracovie, État +indépendant et neutre, a été incorporée à l'empire d'Autriche. J'ai +protesté contre cette infraction aux traités.» Le projet d'adresse, +un peu moins bref, ajoutait, en s'inspirant d'une idée indiquée dans +la note que M. Guizot avait naguère adressée aux trois cours[394]: +«La France veut sincèrement le respect de l'indépendance des États +et le maintien des engagements dont aucune puissance ne peut +s'affranchir sans en affranchir les autres»; il félicitait en outre +le gouvernement d'avoir «répondu à la juste émotion de la conscience +publique, en protestant contre cette violation des traités, nouvelle +atteinte à l'antique nationalité polonaise». Ce fut M. Odilon Barrot +qui parla au nom de l'opposition. Que voulait-il au juste? Il serait +malaisé de préciser à quoi concluaient ses phrases contre les traités +de 1815 et en faveur des nationalités. M. Guizot, dans sa réponse, +fut au contraire très net. «Le gouvernement du Roi, dit-il, a vu dans +la destruction de la république de Cracovie un fait contraire au +droit européen; il a protesté contre le fait, qu'il a qualifié selon +sa pensée. Il en a pris acte afin que, dans l'avenir, s'il y avait +lieu, la France pût en tenir le compte que lui conseilleraient ses +intérêts légitimes et bien entendus... Mais, en même temps qu'il +protestait, le gouvernement du Roi n'a pas considéré l'événement de +Cracovie comme un cas de guerre. Et là où le gouvernement du Roi ne +voit pas un cas de guerre, il ne tient pas le langage, il ne fait +pas le bruit, il ne prend pas l'attitude de la guerre; il trouve +qu'il n'y aurait à cela ni dignité, ni sûreté. Savez-vous quel est +le vrai secret de la politique? C'est la mesure; c'est de faire à +chaque chose sa juste part, à chaque événement sa vraie place, de +ne pas grossir les faits outre mesure, pour grossir d'abord sa voix +et ensuite ses actes au delà du juste et du vrai... Voici encore +pourquoi, indépendamment de cette décisive raison que je viens +d'indiquer, voici pourquoi nous avons agi comme nous l'avons fait. +Nous n'avons pas cru que le moment où nous protestions contre une +infraction aux traités fût le moment de proclamer le mépris des +traités; nous n'avons pus cru qu'il nous convînt, qu'il convînt à la +moralité de la France, à la moralité de son gouvernement, de dire, +à l'instant où il s'élevait contre une infraction aux traités: Nous +ne reconnaissons plus de traités.» Le ministre montrait à la Chambre +que toute autre conduite eût amené «de nouveau, en Europe, l'union +de quatre puissances contre une». «Le jour, ajoutait-il, où nous +croirions que la dignité et l'intérêt du pays le commandent, nous +ne reculerions pas plus que d'autres devant une telle situation; +mais nous sommes convaincus que l'événement de Cracovie n'était pas +un motif suffisant pour laisser une telle situation se former en +Europe.» La Chambre applaudit à ce langage aussi ferme que sensé, et +la gauche n'osa même pas proposer d'amendement. + +[Note 394: Voir plus haut, p. 275.] + +Sur les mariages espagnols, l'opposition, naguère si passionnée +dans la presse, se montra tout d'abord assez hésitante; on eût +dit qu'elle éprouvait quelque embarras à répéter à la tribune ce +qu'elle avait écrit dans les journaux. Quand, dans la séance du 2 +février, la discussion s'ouvrit sur le paragraphe relatif à cette +affaire, M. Crémieux se trouva à peu près seul à attaquer les +mariages. Les hommes considérables, M. Thiers notamment, se turent. +Il n'appartenait pas à M. Guizot d'engager lui-même un combat auquel +l'opposition se dérobait, d'autant qu'il avait dit le nécessaire +dans la discussion de la Chambre des pairs[395]. Il se borna donc à +quelques mots dans lesquels, rappelant la modération, la réserve, +la bienveillance pour la France qui venaient de se manifester au +Parlement anglais, il se montrait désireux de s'associer à cet +esprit de conciliation; sans doute, ajoutait-il, s'il y avait été +obligé, il se serait défendu; mais, sa politique n'ayant pas été +sérieusement attaquée, il croyait répondre aux sentiments exprimés à +Londres, en s'abstenant pour le moment de toute discussion. Sur cette +déclaration, le paragraphe fut voté sans difficulté. La Chambre se +trouva ensuite en présence d'un paragraphe additionnel, proposé par +MM. Billault et Dufaure: c'était la manifestation du nouveau tiers +parti qui prétendait faire la leçon à la fois à M. Thiers et à M. +Guizot, se séparait du premier en approuvant les mariages, mais ne +témoignait pas confiance dans la fermeté du second. Cet amendement, +soutenu par ses deux auteurs et par M. de Tocqueville, repoussé avec +un laconisme dédaigneux, d'un côté par M. Guizot, de l'autre par M. +Odilon Barrot, ne réunit au vote que 28 voix sur 270. Un échec si +complet fit sourire la galerie. «Ils ont voulu faire de l'équilibre, +disait le _Journal des Débats_, être de l'opposition et de la +majorité, garder un pied sur la rive droite et un pied sur la rive +gauche, ce qui est une attitude très difficile quand on n'est pas le +colosse de Rhodes.» + +[Note 395: Le jour même où s'ouvraient les débats de l'adresse, le +1er février, M. Dégages écrivait à M. de Jarnac: «M. Guizot parlera +le moins possible; il ne parlera que pour se défendre s'il est +attaqué. Chacun se demande ce que fera M. Thiers. Je crois volontiers +qu'il ne le sait pas bien encore lui-même.» (_Documents inédits._)] + +Le gouvernement s'était-il donc débarrassé à si peu de frais de +l'opposition contre les mariages espagnols? C'eût été trop beau. En +sortant de cette séance du 2 février, M. Thiers avait conscience +de n'y avoir pas fait brillante figure. Vainement ses journaux +prétendaient-ils, le lendemain matin, que M. Guizot avait «demandé +grâce» et «imploré le silence»; le public ne s'y laissait pas +prendre: il voyait bien qui avait reculé devant le débat, et un +observateur pouvait noter sur son journal intime: «L'opposition est +en pleine déroute; en gardant le silence, elle avoue implicitement +l'imprudence et l'impopularité de la politique qu'elle a suivie par +rapport aux mariages espagnols; jamais, depuis 1830, elle n'avait +paru à ce point déconcertée et anéantie[396].» M. Thiers crut donc +nécessaire de tenter quelque chose, dans la séance du 3 février, +afin d'atténuer cette impression. Il prit la parole pour déclarer +que, s'il s'était abstenu jusqu'alors, c'était que le ministre des +affaires étrangères lui avait paru désirer le silence dans l'intérêt +du pays; mais ne voulant, disait-il, laisser aucune équivoque sur la +question de savoir à qui incombait la responsabilité de ce silence, +il demandait au gouvernement de dire nettement s'il acceptait ou +refusait la discussion. M. Guizot répondit aussitôt que le ministère +ne refusait pas la discussion; tant qu'il ne s'était pas vu attaqué +sérieusement, il avait cru qu'il y aurait avantage à imiter la +réserve du Parlement anglais; si aujourd'hui l'on voulait recommencer +le débat, il l'accepterait; mais ce n'était pas à lui à prendre +l'initiative; il ne pouvait avoir qu'à se défendre. Sur ce, M, Thiers +annonça qu'il parlerait, et rendez-vous fut pris pour le lendemain. + +[Note 396: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._] + +M. Thiers n'apporta pas, à la tribune, la contradiction absolue, +l'attaque à fond, la réprobation véhémente et indignée qu'eussent pu +faire prévoir la polémique de ses journaux et ce que nous savons de +ses sentiments intimes. Évidemment, il était contenu par l'état de +l'esprit public. Quand il en vint à préciser les points où il eût +voulu une politique différente de celle qui avait été suivie, on +fut surpris de voir que ces points n'étaient, en somme, ni les plus +nombreux ni les plus considérables, et que souvent la dissidence se +réduisait à peu de chose. Il commença par reconnaître qu'il avait +été bon de marier la Reine avec don François d'Assise et d'écarter +le prince de Cobourg. Sa critique porta uniquement sur le mariage +du duc de Montpensier; il ne contestait pas que ce mariage fût +«désirable» sous plusieurs rapports, mais, selon lui, on s'était, +sans nécessité, trop pressé de l'accomplir, et cette précipitation +avait fait manquer à ce qui était dû à l'Angleterre. Pour établir +cette thèse, il exposa les faits à sa façon, niant que le ministère +whig eût été moins fidèle que le ministère tory aux engagements pris +à Eu, affirmant même que le premier avait fait plus encore que le +second pour empêcher le mariage Cobourg. Il appuya aussi sur les +révélations faites par les deux dépêches de lord Normanby du 1er et +du 25 septembre 1840, et sur les déclarations contradictoires que M. +Guizot aurait faites à ces deux dates. Et pourquoi, demandait-il, +tous ces mauvais procédés dont la conséquence avait été la rupture +de l'alliance anglaise? Pour faire un mariage qui ne valait certes +pas d'être payé si cher. L'orateur estimait qu'en attachant tant +d'importance à cette question matrimoniale, le gouvernement avait +commis une sorte d'anachronisme: aujourd'hui, ce n'était plus par +un lien de parenté royale que la politique française pouvait agir +efficacement en Espagne, c'était par le lien d'une révolution +commune. Parlant à ce propos du rôle de la France en Europe, M. +Thiers revendiquait pour son pays l'honneur de protéger partout la +liberté en péril, les nationalités menacées. Pour une telle oeuvre, +l'alliance anglaise lui était utile. En rompant cette alliance au +moment où le pouvoir passait aux mains des whigs, dont l'esprit +libéral déplaisait aux puissances absolutistes, notre gouvernement +avait révélé ses penchants réactionnaires. Ce qu'il nous en coûtait, +on l'avait vu tout de suite dans l'affaire de Cracovie. Mais Cracovie +n'était qu'un point dans l'espace. M. Thiers montrait alors, dans +un brillant tableau, l'Italie qui se réveillait à la parole de Pie +IX, la Suisse en état de guerre civile, l'Allemagne en fermentation +constitutionnelle; il indiquait de quel appui serait, sur tous ces +théâtres, pour la cause de la liberté, l'union de la France et de +l'Angleterre. «Méconnaissez, s'écriait-il, l'événement de Cracovie; +Cracovie était bien petite, quoiqu'elle ait la grandeur du droit; +méconnaissez l'événement de Cracovie; mais avez-vous donc méconnu +l'état du monde?» + +M. Guizot prit la parole, le lendemain, 5 février: «Y a-t-il eu +nécessité de faire ce qu'on a fait et au moment où on l'a fait? Y +a-t-il eu loyauté dans la manière dont on l'a fait?» Telle était +la double question qui lui paraissait posée par le débat. Il y +répondait oui sans hésiter, et il entreprit de justifier sa réponse +en recommençant, avec nombreuses pièces à l'appui, l'histoire des +négociations auxquelles avait donné lieu l'affaire des mariages. +Cela fait,--et ce fut de beaucoup la partie la plus étendue de son +discours,--il aborda ce qu'il appelait «la question des conséquences +de l'acte, la question de la situation politique que l'acte nous +avait faite». Il ne contestait pas «la gravité de cette situation», +mais ne voulait pas qu'on l'exagérât. En tout cas, il estimait que le +moyen le plus sûr d'écarter tous les dangers était que la politique +française restât «conservatrice, pacifique, dévouée à l'ordre +européen». Ainsi obtiendrait-on que les puissances persistassent +à refuser leur adhésion aux protestations de l'Angleterre. Arrivé +au terme de sa longue démonstration, M. Guizot concluait, la tête +haute et sur un ton de fierté victorieuse: «L'affaire des mariages +espagnols est la première grande chose que nous ayons faite seuls, +complètement seuls, en Europe, depuis 1830. L'Europe spectatrice, +l'Europe impartiale en a porté ce jugement. Soyez sûrs que cet +événement nous a affermis en Espagne et grandis en Europe.» Et, +dominant les murmures de l'opposition, il faisait honneur de ce +succès à la politique d'ordre et de conservation. «Nous maintenons, +s'écriait-il, que cette politique a grandi, fortifié, honoré la +France en Europe, qu'elle lui a donné plus de poids, plus de crédit; +et nous maintenons que si cette politique n'avait pas été suivie, +vous n'auriez pas été en état de résoudre vous-mêmes, en Espagne, la +question qui s'est présentée, et qu'elle aurait été résolue contre +vous au lieu de l'être pour vous.» + +M. Guizot descendit de la tribune au milieu des acclamations de +la majorité. Celle-ci ne lui savait pas seulement gré d'avoir +vigoureusement réfuté les opposants; c'était aussi pour elle une +satisfaction nouvelle, en face de ceux qui l'avaient si souvent +accusée de platitude envers le cabinet de Londres, de voir la fermeté +avec laquelle son chef faisait tête à lord Palmerston[397]. M. Guizot, +en effet, sans oublier que sa voix portait jusqu'en Angleterre, +avait dit hardiment, sur les procédés de la diplomatie britannique, +tout ce qui lui avait paru nécessaire à sa propre justification. +Quelques-uns même de ses auditeurs, peu braves de leur naturel, +n'avaient pas été parfois sans trembler, en le voyant se mouvoir avec +cette allure résolue, sur un terrain si périlleux; mais on pouvait se +fier à l'habileté de l'orateur: admirablement maître de sa pensée et +de sa parole, il avait mesuré d'avance jusqu'où il pouvait aller, et +n'avait pas dépassé la limite qu'il s'était fixée. Le vote à mains +levées donna une grande majorité au ministère. L'opposition, se +sentant battue, n'avait pas osé demander le scrutin. Quelques jours +après, l'ensemble de l'adresse fut voté par 248 voix contre 84. Le +ministère ne s'était pas encore vu à la tête d'une majorité aussi +nombreuse et aussi décidée. + +[Note 397: «La majorité, écrivait le duc de Broglie à son fils, est +contente de manger un peu de l'Anglais, pourvu qu'on n'en mange que +ce qu'on en peut digérer.» (_Documents inédits._)] + +L'opposition, qui sentait toute l'étendue de son échec, maugréait +plus ou moins contre M. Thiers, auquel elle reprochait d'avoir voulu +engager le combat sur un terrain aussi défavorable que celui des +mariages espagnols. Le désappointement ne devait pas être moins vif +à l'ambassade anglaise et au _Foreign office_. On y avait cru que la +discussion entraînerait la chute du ministère; or, il se trouvait au +contraire qu'elle avait tout à fait tourné à son avantage. M. Guizot +se plaisait à mettre en lumière la déception de ses adversaires. +«Voici, écrivait-il à ses agents près les cours de Vienne et de +Berlin, l'erreur du cabinet anglais depuis six mois. Il a compté sur +l'intimidation du Roi, des Chambres, du public. Il a espéré d'abord +que le mariage Montpensier ne se ferait pas; puis, le mariage fait, +qu'on ferait des concessions sur les choses, que la duchesse de +Montpensier renoncerait à ses droits; puis qu'à défaut de concessions +sur les choses, on en ferait sur les personnes, que M. Guizot serait +sacrifié. De Paris, on a successivement écrit et promis tout cela à +Londres. Cabinet anglais et opposition française ont l'un et l'autre +mis tout leur jeu sur cette carte de l'intimidation à tous les degrés +et sous toutes les formes. Ils se sont trompés[398].» + +[Note 398: Lettres à M. de Flahault, en date du 24 février 1847, et +au marquis de Dalmatie, en date du 4 mars. (_Documents inédits._)] + +M. Thiers, craignant évidemment que lord Palmerston ne fût ainsi +découragé de l'alliance contractée avec lui, s'empressa d'écrire +à M. Panizzi; il lui affirma, en dépit des votes émis; que +«l'immense majorité de la Chambre des députés déplorait la conduite +de M. Guizot», qu'elle lui «reprochait son imprudente morgue et +l'aveuglement avec lequel il s'était jeté dans le débat», et surtout +il tâcha toujours de faire croire au gouvernement anglais qu'en +poussant vigoureusement son attaque, il déterminerait Louis-Philippe +à abandonner son ministre. «Le Roi, écrivait-il, est devenu fort +douteux pour M. Guizot... Je suis certain de ce que je vous dis +ici. Des confidences très sûrement informées ne m'ont laissé aucun +doute à cet égard. Avant-hier, j'ai pu me convaincre d'un changement +notable, par mes propres yeux. J'étais invité au spectacle de la cour +avec sept ou huit cents personnes, par conséquent sans faveur aucune; +mais j'ai reçu un accueil qu'on ne m'avait pas fait depuis bien des +années, et c'est toujours ainsi quand on commence à s'ébranler[399].» +Toutefois, lord Palmerston se lassait de prendre au sérieux ces +assurances toujours démenties par l'événement. Il se rendait compte +que le ministère était beaucoup plus solide que M. Thiers ne le +disait. «Je crois M. Guizot aussi fort que jamais», écrivait-il peu +après à lord Normanby[400]. À partir de cette époque, sans aucunement +désarmer à l'égard du gouvernement français, il se montra beaucoup +moins occupé de lier partie avec notre opposition. D'ailleurs, s'il +eût trouvé un certain plaisir de vengeance à jeter par terre un +ministre qui l'avait mortifié, et si, par ce motif, il avait associé +volontiers ses ressentiments à ceux de M. Thiers, il ne consentait +nullement à regarder l'avènement de ce dernier comme une satisfaction +qui dût effacer ses griefs, dissiper ses méfiances et mettre fin au +conflit: en réalité ce n'était pas à tel ministre, mais à la France +qu'il en voulait. «Je ne vois vraiment pas, écrivait-il encore à +lord Normanby, ce que nous gagnerions à un changement de cabinet +en France. Nous pourrions avoir quelqu'un avec qui il serait plus +agréable de traiter, à la parole duquel nous croirions davantage; +mais le successeur, quel qu'il fût, serait dans son coeur aussi +hostile à l'Angleterre; peut-être même jugerait-il plus nécessaire +d'être raide, pour qu'on ne le crût pas moins disposé que M. Guizot à +nous braver,--nous devrions plutôt dire à nous tromper,--dans ce qui +regarde le mariage espagnol[401].» + +[Note 399: _The Life of sir Anthony Panizzi_, par Louis FAGAN.] + +[Note 400: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 299.] + +[Note 401: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 299.] + + +VII + +J'ai déjà eu plusieurs fois occasion de noter les relations +compromettantes de lord Normanby avec l'opposition française. Pendant +son voyage à Paris, au mois de janvier 1847, M. Greville avait +essayé, sans succès, de lui faire comprendre l'incorrection et le +danger de sa conduite[402]. «Je laisse l'ambassade dans une situation +pénible et fâcheuse, écrivait-il tristement en se remettant en route +pour l'Angleterre. Normanby semble ne pas se soucier si l'on voit son +intimité avec Thiers, et il n'en a d'aucune sorte avec Guizot... +Thiers, ayant saisi Normanby dans ses griffes, ne le laissera pas +aller aisément, et le ressentiment de Guizot ne sera guère apaisé; +aussi ne vois-je aucune chance que de bons rapports puissent jamais +être rétablis entre eux[403].» Il n'y avait pas là seulement, comme +s'en plaignait M. Greville, un obstacle aux conversations cordiales +qui eussent amené une détente; mais, dans une telle situation, +le moindre incident pouvait dégénérer en un conflit aigu entre +l'ambassadeur et le ministre. Cet incident naquit de la discussion de +l'adresse. + +[Note 402: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 45 et 47.] + +[Note 403: _Ibid._, p. 49.] + +On se rappelle comment lord Palmerston avait publié dans son _Blue +book_ deux dépêches de lord Normanby, rapportant deux conversations +de M. Guizot, du 1er et du 25 septembre: dans l'une de ces dépêches, +le ministre présentait le mariage de la Reine et celui de l'Infante +comme ne devant pas se faire «en même temps»; dans l'autre, il +avouait leur simultanéité, et, interpellé sur la déclaration +contraire faite par lui précédemment, il s'en montrait fort +embarrassé, essayait d'abord de la nier, puis prétendait l'expliquer +en disant qu'en effet, dans la cérémonie, la Reine serait mariée +la première. On n'a pas oublié non plus les accusations portées +à ce propos, à Londres comme à Paris, contre M. Guizot. Celui-ci +crut devoir y répondre dans son grand discours du 5 février. Il ne +contesta aucunement avoir annoncé, le 1er septembre, à lord Normanby, +que les mariages ne se feraient pas en même temps. «J'étais bien +en droit de le dire, ajoutait-il;... car non seulement il n'était +pas du tout décidé que les deux mariages se feraient simultanément; +mais nous nous opposions encore, à ce moment, à la simultanéité.» +Le ministre raconta ensuite comment, quelques jours plus tard, le +4 septembre, le gouvernement français avait été amené, par les +exigences de l'Espagne, à consentir cette simultanéité. «Je n'en ai +pas averti l'ambassadeur d'Angleterre, continua M. Guizot, c'est +vrai; je n'ai pas cru devoir l'avertir. J'aurais manqué aux plus +simples conseils de la prudence, si, en présence d'une opposition +qu'il m'avait déjà déclarée, j'avais été l'avertir moi-même du moment +où il fallait qu'il agît contre nous.» Quant à la conversation que +lui attribuait la dépêche du 25 septembre, M. Guizot fit d'abord +observer qu'en recevant un ambassadeur et en répondant à ses +questions, il n'entendait pas subir une sorte d'interrogatoire; +qu'il ne devait lui dire que la vérité, mais qu'il s'expliquait +seulement dans la mesure qui convenait à l'intérêt de son pays et +de sa politique. Il rappela ensuite que tout compte rendu fait +par un agent étranger d'une semblable conversation n'avait un +caractère d'authenticité et d'irréfragabilité que s'il était soumis +préalablement à celui dont on rapportait les paroles; que lord +Normanby en avait usé ainsi pour l'entretien du 1er septembre; que, +pour celui du 25 septembre, au contraire, cette communication n'avait +pas été faite. Le ministre se croyait donc le droit de contester que +son langage eût été exactement reproduit. «J'ose dire, déclarait-il, +que si M. l'ambassadeur d'Angleterre m'avait fait l'honneur de me +communiquer sa dépêche du 25 septembre, comme il m'avait communiqué +celle du 1er, j'aurais parlé autrement et peut-être mieux qu'il ne +m'a fait parler.» Fallait-il s'attendre qu'après avoir démenti un +compte rendu inexact, M. Guizot en apportât un exact? Non, il ne s'y +croyait pas tenu, et il préférait laisser une certaine obscurité sur +une conversation dans laquelle, dès l'origine, il n'avait évidemment +pas voulu ou pu être net. «Un seul mot, dit-il, sur le fond même de +la dépêche. Le 25 septembre, Messieurs, toute la situation était +changée: M. l'ambassadeur d'Angleterre m'apportait la protestation +de son gouvernement contre le mariage de M. le duc de Montpensier. +Cette protestation annonçait que le gouvernement anglais ferait tout +ce qui dépendrait de lui pour empêcher ce mariage. Je recevais en +même temps de Madrid des nouvelles tout à fait dans le même sens. Un +grand effort intérieur et extérieur était fait contre le mariage, +pour l'empêcher. Je me suis senti, le mot n'a rien de blessant pour +personne, je me suis senti, après avoir reçu cette protestation, en +face d'un adversaire, et je me suis conduit en conséquence, ne disant +rien qui ne fût rigoureusement vrai, mais ne me croyant pas obligé à +rien dire qui nuisît à ma cause ni à mon pays.» + +Lord Normanby n'était pas d'humeur à prendre en patience la leçon qui +venait de lui être donnée. Il y vit une offense publique à relever +immédiatement, et, dès le lendemain, 6 février, il adressa à lord +Palmerston une dépêche rédigée _ab irato_, dans laquelle il disait: +«Je répète, une fois pour toutes, et dans les termes les plus forts +dont le langage soit susceptible, que le récit donné par moi est +la traduction fidèle et littérale de chaque phrase et de chaque +explication dont M. Guizot s'est servi dans la conversation que +nous avons eue ensemble.» Lord Palmerston était trop au courant des +usages diplomatiques pour ne pas savoir que lord Normanby s'était +mis dans son tort en ne communiquant pas préalablement sa dépêche à +M. Guizot, et que celui-ci était dans son droit en contestant, non +la sincérité, mais l'exactitude du compte rendu[404]; il aurait donc +dû calmer son agent. Mais empêcher une mauvaise querelle de naître, +ce n'était ni dans les habitudes, ni surtout dans la disposition +actuelle de lord Palmerston; il aima bien mieux s'y jeter lui-même, +sans se demander ni ce qu'elle valait, ni où elle le conduirait, ni +comment il pourrait en sortir. Il répondit à lord Normanby, le 11 +février: «Milord, votre dépêche du 6 courant m'est parvenue, et, +en réponse à cette communication, j'ai à assurer Votre Excellence +que le gouvernement de Sa Majesté a la plus parfaite confiance dans +l'exactitude de vos rapports, et que rien de ce qui a été dit à la +Chambre des députés, le 5 courant, ne peut en aucune façon ébranler +la conviction du gouvernement de Sa Majesté que le récit, renfermé +dans votre dépêche du 25 septembre dernier, de ce qui s'est passé +dans la conversation entre vous et M. Guizot, est entièrement, +rigoureusement conforme à la vérité.» Le jour même, avant que l'encre +en fût séchée, il déposait cette réponse avec un extrait de la +dépêche de lord Normanby, sur le bureau du Parlement[405]. + +[Note 404: C'est ce que reconnaît formellement Bulwer, tout hostile +qu'il soit à la France, dans cette affaire des mariages; il ne doute +pas que ce ne soit au fond le sentiment de lord Palmerston. (BULWER, +_The Life of Palmerston_, t. III, p. 283.)] + +[Note 405: Lord Palmerston écrivit à lord Normanby qu'il avait +déposé seulement un extrait de sa dépêche (c'est l'extrait que nous +citons plus haut), parce que certains passages étaient d'un ton trop +batailleur (_too pugnacious_) pour l'état de l'opinion anglaise. +(BULWER, t. III, p. 283.) On peut juger, par ce que Palmerston a +conservé, de ce que devaient être les passages qu'il s'est cru obligé +de retrancher.] + +Quelques heures après, tous les journaux publiaient les deux pièces. +C'était précisément ce qu'avait voulu lord Palmerston. Il trouvait +plaisir à dire tout haut qu'il tenait M. Guizot pour un menteur. «Le +résultat, disait le _Morning Chronicle_, organe du _Foreign office_, +est qu'à la face des deux nations, M. Guizot est regardé dans +l'opinion publique comme un imposteur convaincu d'imposture. C'est +une position qui n'est pas nouvelle pour lui et qu'il peut supporter +avec une philosophique indifférence; mais certes il n'est personne en +Angleterre, ayant la prétention d'être un _gentleman_, qui se décidât +à la subir, et, s'il le faisait, il serait certainement frappé d'une +déconsidération universelle.» Suivant leur habitude, les journaux de +M. Thiers firent écho à ceux de lord Palmerston. Le _Constitutionnel_ +ne fut pas moins ardent que le _Morning Chronicle_ à accuser M. +Guizot «d'avoir abusé, par de misérables équivoques, la loyauté de +l'ambassadeur anglais»; il proclama que l'honneur de la France était +intéressé à désavouer un ministre «menteur», et surtout il s'appliqua +à grossir, à envenimer l'incident, toujours dans l'espoir d'en faire +sortir une crise ministérielle; soulignant ce qui pouvait irriter +de part et d'autre les amours-propres, il disait à lord Normanby: +«Voyez comme M. Guizot s'est moqué de vous», et à M. Guizot: «Ne vous +apercevez-vous pas que lord Normanby et lord Palmerston vous donnent +un injurieux démenti?» + +La prétention de lord Normanby était que satisfaction publique lui +fût donnée par M. Guizot, du haut de la tribune[406]. Le _Morning +Chronicle_ invitait ironiquement le ministre français «à rassembler +tout son courage moral» pour faire cette sorte d'amende honorable. +Par cette exigence, on se flattait, ou d'imposer à M. Guizot la +plus mortifiante des humiliations, ou d'obliger Louis-Philippe à +se séparer de lui. Notre ministre, fort ennuyé de cette querelle +qui venait compliquer inutilement une situation déjà si difficile, +eût saisi volontiers toute occasion d'y mettre fin honorablement, +et, si on le lui eût demandé avec politesse, il n'eût certainement +pas refusé de déclarer qu'en contestant l'exactitude du compte +rendu, il n'avait nullement entendu mettre en doute la bonne foi +de l'ambassadeur[407]. Mais à une mise en demeure offensante et +tapageuse, il estimait que sa dignité ne lui permettait pas de +répondre. Il garda donc un silence froid. Même attitude dans la +presse ministérielle. Le _Journal des Débats_, sans discuter avec les +feuilles palmerstoniennes, se borna à signaler leurs emportements +et à dénoncer le concours scandaleux que leur donnaient le +_Constitutionnel_ et ses pareils. + +[Note 406: M. Désages écrivait à M. de Jarnac, le 15 février +1847: «Normanby, appuyé par lord Palmerston, prétend exiger une +satisfaction à la tribune française, M. Guizot se faisant interpeller +par un compère.» (_Documents inédits._)] + +[Note 407: C'est encore M. Désages qui mandait à M. de Jarnac, le 11 +février 1847: «Tout cela est regrettable, car il y a bien assez de la +difficulté au fond, sans qu'il soit besoin qu'elle se complique de +questions personnelles... Un autre que lord Normanby, après avoir +lu son _Moniteur_, aurait écrit quelques mots au ministre, qui lui +aurait répondu par un certificat de loyauté, tout en maintenant qu'il +y avait inexactitude dans la dépêche non communiquée, et tout eût été +dit.» (_Documents inédits._)] + +Le chef du _Foreign office_ ne tarda pas à s'apercevoir qu'il n'y +aurait pas moyen de triompher de cette résistance passive de M. +Guizot; il commençait d'ailleurs,--nous l'avons déjà vu,--à se rendre +compte que le ministère français était plus solide que M. Thiers +ne le faisait croire à lord Normanby. Il invita donc ce dernier à +changer de tactique. «Vous avez dit officiellement, lui écrivit-il +le 17 février, que l'insinuation de Guizot n'était pas vraie; nous +avons fait savoir à toute l'Europe que nous vous croyions et que +nous ne le croyions pas. Que nous faut-il de plus?... Cela, nous +avions le pouvoir de le faire. Mais nous n'avons pas le pouvoir de +forcer M. Guizot à des excuses. C'est pourquoi il vaut mieux ne +pas nous exposer, en les demandant, à être obligés de nous retirer +avec un refus. Il n'y a pas de raison pour que vous et lui ne +continuiez pas à faire les affaires ensemble comme par le passé, +et la meilleure ligne à suivre pour vous, c'est de déclarer que la +publication des dernières dépêches et les sentiments unanimes du +Parlement sur ce sujet vous laissent en bonne situation, et que ni +votre gouvernement ni le Parlement ne demandent que leur opinion +soit confirmée par aucun aveu de Guizot[408].» En même temps, lord +Palmerston informait, à plusieurs reprises, M. de Sainte-Aulaire, +notre ambassadeur à Londres, qu'il donnait pleinement raison à lord +Normanby; que celui-ci serait maintenu à son poste; que si on lui +rendait impossible de traiter les affaires et si on l'obligeait +ainsi à quitter Paris, il ne serait pas remplacé; que l'ambassade +serait alors gérée par un chargé d'affaires, et que les rapports +diplomatiques seraient mis sur le même pied que ceux de la France et +de la Russie. Il faisait en sorte que cette dernière éventualité ne +fût pas ignorée de Louis-Philippe[409]. + +[Note 408: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 287, 288.] + +[Note 409: BULWER, t. III, p. 292, 293, 294.] + +Une telle situation ne pouvait se prolonger sans péril. À Londres +même, les esprits les plus posés estimaient qu'en cet état, «la +moindre difficulté pouvait produire une explosion et amener la +guerre[410]». Comment sortir de là? Il n'y avait pas à compter sur +la sagesse de lord Normanby; mais restaient les chances que devait +nous donner sa maladresse passionnée. Elles ne nous firent pas +défaut. Lady Normanby avait annoncé l'intention de donner un bal le +19 février; dans les bureaux de l'ambassade, on copia, sans y faire +attention, les listes des précédentes réceptions, et l'on adressa par +suite une invitation à M. Guizot. Quand lord Normanby s'en aperçut, +il craignit que cette démarche ne fût regardée comme une sorte +d'avance conciliante à laquelle il n'eût pas voulu se prêter, et il +fit informer M. Guizot que l'invitation lui avait été envoyée par +méprise, ou, comme il disait, «par le _mépris_ de son secrétaire». Ce +ne fut pas tout: sous prétexte de rectifier les récits de certains +journaux, l'ambassadeur fit insérer dans le _Galignani's Messenger_ +une note ainsi conçue: «La vérité semble être qu'une invitation +avait été envoyée par erreur à M. Guizot, et que celui-ci en a été +informé; mais il est également vrai, croyons-nous, que M. Guizot en +a été instruit d'une manière indirecte et sans aucune circonstance +pouvant lui donner sujet de s'offenser.» Le scandale fut grand. Le +jour du bal, aucun membre de la cour, du ministère ou de la majorité +des Chambres ne parut à l'ambassade. Par contre, les députés de +l'opposition se donnèrent le mot d'ordre d'y aller, pour témoigner +en faveur de leur allié; on y vit aussi un certain nombre de +légitimistes auxquels lord Normanby, effrayé du vide qui menaçait de +se faire dans ses salons, avait envoyé des invitations à la dernière +heure. Le même soir, il y eut réception au ministère des affaires +étrangères: l'affluence y fut énorme. + +[Note 410: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 60.] + +Aux yeux de tous les juges désintéressés, l'ambassadeur d'Angleterre, +par ce dernier incident, avait mis décidément les torts de son côté. +«Sa position est insoutenable en France», écrivait de loin M. de +Metternich[411]. M. Désages, naguère un peu inquiet du conflit où +se trouvait engagé son ministre, mandait, plus rassuré, à M. de +Jarnac: «En définitive, lord Normanby est aujourd'hui, je crois, +plus embarrassé qu'embarrassant[412].» Les Anglais n'étaient pas +les derniers à se rendre compte de la situation mauvaise où s'était +mis leur ambassadeur. Dès l'origine, beaucoup d'entre eux avaient +vu avec déplaisir cette querelle personnelle venant compliquer un +différend politique dont on commençait à être las[413]. Ce sentiment +devint plus vif encore après la sotte histoire du bal. M. Greville +constatait, le 23 février, que l'impression de dégoût et d'inquiétude +était générale, sauf peut-être chez lord Palmerston. «Rien n'est plus +déplorable que l'état de l'affaire, ajoutait-il, et Normanby semble +entièrement inconscient de la pauvre figure qu'il fait[414].» Le +_Times_ exprimait le mécontentement du public. + +[Note 411: Lettre à Apponyi, du 25 février 1847. (_Mémoires de M. de +Metternich_, t. VII, p. 328.)] + +[Note 412: Lettre du 18 février 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 413: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 55, 56, +57.] + +[Note 414: _Ibid._, p. 60, 61.] + +Émus de ce mouvement d'opinion, plusieurs des membres du cabinet +britannique commencèrent à sortir un peu de l'inertie qui d'ordinaire +leur faisait laisser le champ libre à lord Palmerston; ils se +préoccupèrent de contenir leur collègue et de mettre au plus vite fin +à la querelle. Mais, pendant qu'ils s'agitaient et tâtonnaient dans +ce dessein, le chef du _Foreign office_, sans les consulter, sans +même avertir son premier ministre, lord John Russell, qui pourtant +dînait chez lui le jour même, fit auprès de M. de Sainte-Aulaire une +démarche violente qui aggravait singulièrement le conflit et qui +dépassait ce que lui-même, quelques jours auparavant, regardait comme +possible; il déclara à l'ambassadeur de France que «si lord Normanby +ne recevait pas une réparation immédiate et satisfaisante, les +relations diplomatiques entre les deux pays seraient interrompues». +Lord Clarendon, informé de ce fait par quelqu'un qui venait de voir +M. de Sainte-Aulaire, alla aussitôt trouver lord John Russell: «Que +diriez-vous, lui demanda-t-il, si Palmerston avisait Sainte-Aulaire +qu'à moins d'une réparation offerte à Normanby, toute relation entre +la France et l'Angleterre cesserait?--Oh! non, dit lord John, il +ne ferait pas cela. Je ne pense pas qu'une telle affaire soit à +craindre.--Mais il l'a fait, dit Clarendon, la communication a eu +lieu, et la seule question est de savoir si Sainte-Aulaire en a ou +n'en a pas averti son gouvernement.» Cette fois, lord John Russell, +en dépit de la confiance qu'il affectait de témoigner à Palmerston, +s'alarma. Sans prendre le temps d'avertir ce dernier, il écrivit +instantanément à M. de Sainte Aulaire, et lui demanda de ne pas +transmettre à son gouvernement la communication qui lui avait été +faite. Cet avis arriva à temps; la dépêche n'était pas encore partie. +Lord John Russell vit ensuite lord Palmerston; lui parla-t-il avec +plus de fermeté qu'à l'ordinaire? ou bien le trouva-t-il plus docile +et plus humble, par conscience de ses torts? toujours est-il que le +chef du _Foreign office_, sans paraître se formaliser d'avoir vu sa +communication contremandée en dehors de lui, se soumit, au moins +pour le moment, sauf à reprendre sa politique querelleuse plus tard, +lorsqu'il serait moins surveillé et contenu[415]. + +[Note 415: Ce curieux incident est raconté en détail par M. Greville, +qui y fut mêlé d'assez près. «_The Greville Memoirs, second part_, +t. III, p. 61 à 64.»--Voir aussi Spencer WALPOLE, _The Life of lord +John Russell_, t. II, p. 7 et 8.--M. Greville note ce qu'il y eut +d'assez peu fier dans cette évolution de Palmerston. «Celui-ci, +dit-il, est surpris, déjoué au moment où, de sa propre autorité, à +l'insu de ses collègues, il faisait cette démarche grave et violente: +il devrait être mortifié, et jusqu'à un certain point il pourrait se +croire déshonoré. Voir sa communication contremandée à son insu par +le premier ministre est une sorte d'affront que tout homme d'honneur +ressentirait. Mais il est trop dans son tort pour le ressentir, et +il se soumet.» M. Greville n'est pas moins sévère pour la faiblesse +du premier ministre, intervenant dans ce cas particulier, mais ne +sachant pas établir son autorité d'une façon permanente.] + +Cette nouvelle manière d'être de lord Palmerston se manifesta dans +une lettre qu'il écrivit, le 23 février, à lord Normanby. «Nous +sommes très anxieux, lui mandait-il, d'apprendre que les différends +entre vous et Guizot ont été arrangés d'une façon ou d'une autre... +Le public ici commence à s'inquiéter de ces affaires. Il ne +comprend pas bien l'importance qu'ont à Paris des choses qui n'en +auraient pas autant ici; et il craint que des différends personnels +n'aient une influence fâcheuse sur les différends nationaux qui les +ont produits. Vous savez combien ici le public est sensitif sur +tout sujet qu'il suppose conduire à la guerre... Un arrangement +est donc très souhaitable, et plus que vous ne pouvez vous en +apercevoir à Paris.» Le ministre rappelait à son agent que, dans un +conflit entre un premier ministre et un ambassadeur, ce dernier est +toujours le plus faible. Il ne lui cachait pas d'ailleurs que tout +le monde lui donnait tort dans l'affaire du bal, et que du moment où +l'invitation avait été envoyée, même par erreur, elle n'aurait pas +dû être retirée. «Le seul point, disait-il en terminant, sur lequel +quelque chose comme une réparation soit nécessaire, est ce que Guizot +a dit à la Chambre. À vous parler vrai, cela n'a pas été regardé +ici comme aussi offensant qu'on semble l'avoir considéré à Paris. +Sainte-Aulaire dit que Guizot lui assure n'avoir eu aucune intention +de contester votre véracité. Le meilleur arrangement eût été qu'il +donnât cette assurance à la tribune, en réponse à une question posée +par quelque député. Mais probablement le temps est passé où cela +aurait pu se faire. Ne pourrait-il pas vous le dire en présence +du Roi intervenant comme pacificateur? Il ne déplairait peut-être +pas au Roi de jouer ce rôle. Ou bien Guizot pourrait-il dire cela +au Roi, qui vous le répéterait? Ou bien pourrait-il faire cette +déclaration à Apponyi, avec mission de vous la rapporter? Tous ces +moyens seraient, je pense, possibles. Mais il est très désirable que +l'affaire soit arrangée[416].» + +[Note 416: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 294 à 296.] + +Une telle lettre, si peu en harmonie avec ce qui lui avait été écrit +jusqu'alors du _Foreign office_, était faite pour surprendre et +désappointer lord Normanby. En tout cas, il dut se dire que du moment +où lord Palmerston lui-même voyait ainsi les choses, il n'avait plus +qu'à s'exécuter. Il se résigna donc, fort tristement et la tête +basse, à aller trouver le comte Apponyi, l'informa qu'il était prêt +à prendre envers le ministre français l'initiative d'une démarche de +conciliation et le pria de s'interposer. M. Guizot, de son côté, ne +demandait qu'à mettre fin à cette querelle personnelle; il accueillit +bien ces ouvertures, insistant seulement pour qu'il fût bien établi +que lord Normanby faisait les premiers pas. Suivant un programme +convenu à l'avance, l'ambassadeur d'Angleterre chargea le comte +Apponyi d'exprimer à M. Guizot ses regrets, au sujet de l'invitation +retirée; en réponse, M. Guizot déclara au même intermédiaire n'avoir +point eu l'intention, dans son discours à la Chambre, d'inculper la +bonne foi et la véracité de l'ambassadeur; puis, le 27 février, tous +deux se rencontrèrent chez le comte Apponyi et se serrèrent la main. +«Messieurs, leur dit l'ambassadeur d'Autriche, je suis charmé de vous +voir réunis chez moi, et je vous remercie de la confiance dont vous +m'avez honoré l'un et l'autre.» M. Guizot, se tournant vers lord +Normanby, lui tint ce langage: «Mylord, après ce que M. l'ambassadeur +d'Autriche m'a fait l'honneur de me dire de votre part et ce que je +lui ai répondu, ce qui conviendra le mieux, je pense, à vous comme +à moi, c'est que nous n'en parlions plus.--Certainement», répondit +l'ambassadeur. Ils s'assirent, causèrent du froid, du vent d'est, des +travaux des Chambres, de l'Irlande, des emprunts, du maïs, des pommes +de terre. Au bout de dix minutes, M. Guizot se retira[417]. Une note +sommaire fit connaître au public les conditions du rapprochement. Peu +de jours après, lord Normanby vint entretenir M. Guizot de l'affaire +de la Plata, et le ministre dîna à l'ambassade. Les relations étaient +rétablies, du moins en apparence. + +[Note 417: Tous ces détails sont rapportés par M. Guizot dans une +lettre particulière du 4 mars 1847, adressée au marquis de Dalmatie, +ministre à Berlin. (_Documents inédits._)] + +À Paris, les amis de M. Guizot trouvèrent, non sans raison, que +l'affaire s'était terminée à son avantage[418]. À Londres, on ne +put s'empêcher de remarquer combien la conclusion était différente +des prétentions premières de lord Normanby. «Celui-ci, écrivait +lord Howden, a été comme le mois de mars, arrivant comme un lion et +s'en allant comme un agneau.» M. Greville déclarait que «la fin de +cette triste querelle avait répondu au commencement, et que rien +n'était plus misérable que la réconciliation[419]». Lord Normanby +avait conscience de la figure un peu piteuse qu'il faisait; aussi +les lettres qu'il écrivait à Londres étaient-elles pleines de +récriminations contre son gouvernement qui ne l'avait pas soutenu, +contre ses amis «plus que candides», qui s'étaient effarouchés de sa +conduite[420]. Lord Palmerston tâcha de le consoler. «Je ne suis pas +surpris, lui mandait-il, que vous soyez ennuyé de la _candeur_ de +nos amis communs; mais c'est un mal inséparable de la vie publique... +La tendance des meilleurs amis est toujours de penser qu'on a +trop fait quand il s'élève des difficultés par suite de ce qui a +été fait, ou, au contraire, qu'on a trop peu tenté quand il s'élève +des difficultés par suite de ce qui a été omis... C'est toutefois +le devoir de ceux qui ont charge de diriger un service, de soutenir +leurs collaborateurs au milieu des difficultés auxquelles ils peuvent +être exposés. Et soyez assuré que je ferai toujours ainsi. C'est +pour moi la condition _sine qua non_ de la coopération qu'on peut +attendre d'hommes d'honneur[421].» Lord Normanby pardonna-t-il à +ceux de ses amis qui l'avaient abandonné? En tout cas, il ne devait +jamais pardonner à M. Guizot l'avantage que celui-ci avait eu sur lui +en cette affaire. Jusqu'à la révolution de Février, il restera, plus +que jamais, en connivence active avec notre opposition, et telle sera +sa conduite que les Anglais pourront l'accuser d'avoir contribué au +renversement de la monarchie de Juillet[422]. + +[Note 418: _Journal inédit de M. de Viel-Castel._] + +[Note 419: _The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 66.] + +[Note 420: _Ibid._, p. 66 à 68.--M. Greville note avec stupéfaction +que Normanby, dans ses lettres, se défendait d'avoir été en +communication avec l'opposition française, et notamment avec M. +Thiers. «C'est réellement incroyable, ajoutait M. Greville, qu'il +puisse s'abuser jusqu'à ce point et qu'il s'imagine tromper les +autres.»] + +[Note 421: Lettre du 5 mars 1847. (BULWER, _The Life of Palmerston_, +t. III, p. 297, 298.)] + +[Note 422: C'est ce que dit l'éditeur des Mémoires de Greville, M. +Reeve (_The Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 72, note de +l'éditeur).] + + +VIII + +Si occupé que fût lord Palmerston de ce qui se passait en France, et +de la campagne qu'il y menait avec le concours de notre opposition, +il ne perdait pas de vue le reste de l'Europe et ne cessait pas +d'agir auprès des autres puissances. On sait quels efforts il avait +faits, dès le début du conflit, pour mettre dans son jeu l'Autriche, +la Prusse et la Russie. Il les avait d'abord invitées, en septembre +1846, à protester avec lui contre le mariage annoncé et non encore +célébré de l'Infante; le fait accompli, il les avait pressées, +en octobre et novembre, de déclarer, dans un protocole signé à +quatre, que les enfants à naître de cette union seraient déchus de +leurs droits successoraux, à la couronne d'Espagne; chaque fois il +avait échoué. Non découragé par ce double insuccès, il revint à la +charge en janvier 1847. Sa prétention, toujours la même au fond, se +faisait plus modeste dans la forme. Il demandait que chacune des +trois cours lui donnât séparément son avis sur les droits éventuels +des descendants de l'Infante. Cet avis, il l'avait déjà obtenu, +à peu près tel qu'il le désirait, du gouvernement de Berlin, en +octobre 1846. Ne pouvait-on décider les cabinets de Vienne et de +Saint-Pétersbourg à en faire autant? Sans doute, cette demande était +assez anormale; il n'est guère dans l'usage des chancelleries de +se prononcer ainsi, par voie de consultation doctrinale, sur des +hypothèses qui ne se réaliseront peut-être pas. Mais, à entendre +le ministre anglais, cette mesure préventive n'avait pas pour but +de commencer la bataille avant l'heure; elle devait, au contraire, +assurer le maintien de la paix; le gouvernement français, averti +à l'avance des dangers auxquels l'exposerait telle éventualité, +s'arrangerait pour qu'elle ne se réalisât pas. Lord Palmerston +donnait, en outre, à entendre, pour amadouer les trois cours, +qu'elles serviraient par là les intérêts du comte de Montemolin, et +il se répandait en éloges de ce prince, déclarant que, «s'il l'avait +connu plus tôt, il se serait conduit autrement[423]». + +[Note 423: Lettres diverses, adressées à M. Guizot, en janvier 1847, +par le comte de Flahault, ambassadeur à Vienne, et par le marquis de +Dalmatie, ministre à Berlin. (_Documents inédits._)] + +Comme j'ai déjà eu l'occasion de le faire remarquer, la clef de la +situation était à Vienne. Lord Ponsonby s'y démenait avec un zèle +passionné. En toutes circonstances, il trahissait son animosité +contre la France et ne prenait même pas la peine de la cacher à +notre ambassadeur, le comte de Flahault, bien qu'il fût avec lui en +bons rapports personnels. Ce dernier écrivait à M. Guizot, le 22 +janvier 1847: «Ponsonby me disait l'autre jour que le discours de +la Reine contiendrait un paragraphe fort sévère sur les mariages +espagnols[424], que la guerre était très probable; que, du reste, +lors même que cette difficulté ne se fût pas élevée, il s'en +serait présenté d'autres qui auraient eu les mêmes conséquences; +que la France et l'Angleterre étaient comme deux belles dames +qui se rencontrent dans un salon; elles se font la révérence, se +disent des politesses, mais sont toujours prêtes, à la première +occasion, à se prendre aux cheveux (_pull on another's cap_)[425].» +En même temps, pour gagner les bonnes grâces de M. de Metternich, +lord Ponsonby affectait d'entrer dans toutes ses idées, même les +plus rétrogrades[426]. Le chancelier, visiblement flatté d'être +ainsi courtisé, trouvait toutes sortes de qualités à l'ambassadeur +d'Angleterre[427]. + +[Note 424: On sait que le discours de la Reine fut tout différent de +ce qu'annonçait lord Ponsonby.] + +[Note 425: _Documents inédits._] + +[Note 426: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 22 janvier +1847.--M. Greville notait sur son journal: «Ponsonby fait tout ce +qu'il peut à Vienne et y tient le langage le plus despotique.» (_The +Greville Memoirs, second part_, t. III, p. 64.)] + +[Note 427: M. de Metternich décernait à lord Ponsonby l'éloge qu'il +réservait à ses meilleurs amis; il l'appelait un «brave homme». +(Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 21 janvier 1847. +_Documents inédits._)] + +Le gouvernement français, informé du mouvement que se donnait +la diplomatie anglaise à Vienne, ne laissait pas que d'en être +préoccupé[428]. De son côté, il n'était pas inactif. Il chargeait +M. Giraud, légiste et historien distingué, de faire, sur le _Traité +d'Utrecht_, un livre qui était la réfutation savante de la thèse +anglaise: ce livre, traduit aussitôt en allemand, fut envoyé aux +diverses chancelleries. Et surtout il ne se lassait pas, dans ses +lettres à M. de Flahault, de développer les idées qu'il lui avait +indiquées dès le début et qu'il savait être de nature à faire le plus +d'impression sur M. de Metternich. «La France, lui écrivait-il, a +besoin que l'Espagne soit pacifiée, monarchique et conservatrice. La +France veut être tranquille de ce côté. À cette condition seulement, +elle peut employer sur d'autres points son influence pour le maintien +des mêmes principes. L'Autriche, surtout, a besoin que la France +continue à soutenir la politique de conservation. Elle a besoin du +concours, de l'action morale de la France, en Italie, en Suisse. +Ressusciter à notre porte, en Espagne, l'état révolutionnaire, c'est +ôter à la France non seulement tout moyen, mais peut-être toute envie +de persévérer ailleurs dans cette politique. Si le désordre renaît +en Espagne, il peut naître en Italie. Est-ce l'Angleterre qui y +portera remède? N'est-ce pas la France, la France seule, qui le peut +et le veut aujourd'hui? Le prince de Metternich mettra-t-il en jeu +le repos de l'Europe, pour servir la rancune de lord Palmerston?» M. +Guizot ajoutait, dans une autre lettre, quelques semaines plus tard: +«Lord Palmerston est voué à la politique remuante et révolutionnaire. +C'est son caractère: c'est aussi sa situation. Partout ou à peu près +partout, il prend l'esprit d'opposition et de révolution pour point +d'appui et pour levier. M. de Metternich sait, à coup sûr, aussi +bien que moi, à quel point, en Portugal, en Espagne, en Grèce, lord +Palmerston est déjà engagé dans ce sens-là. Nous, au contraire, nous +sommes de plus en plus conduits, par nos intérêts intérieurs et +extérieurs bien entendus, à nous appuyer sur l'esprit d'ordre, de +gouvernement régulier et de conservation[429].» + +[Note 428: M. de Flahault rapportait à M. Guizot des conversations de +M. de Metternich, qui ne semblaient pas toujours rassurantes. (Lettre +du 21 janvier 1847. _Documents inédits._) Notre diplomatie se rendait +compte d'ailleurs des raisons qui pouvaient porter le chancelier à +prêter l'oreille aux ouvertures de l'Angleterre. Un peu plus tard, M. +de Flahault résumait ainsi ces raisons: «Il ne faut pas oublier que +l'Angleterre est une ancienne amie que la politique autrichienne est +disposée à suivre, et que la négation des droits de Mme la duchesse +de Montpensier se trouve dans le principe qui règle la conduite de la +cour de Vienne, et qu'elle pourrait tendre au rétablissement de la +Pragmatique de Philippe V et à celui de la branche masculine dans la +personne du comte de Montemolin, si la reine Isabelle vient à décéder +sans enfants. Tout cela est fort tentant.» (Lettre à M. Guizot, du 9 +mars 1847. _Documents inédits._)] + +[Note 429: Lettres du 1er et du 24 février 1847. (_Documents +inédits._)] + +En présence des événements chaque jour plus graves de Suisse et +d'Italie, de semblables considérations paraissaient décisives à M. +de Metternich. Aussi, tout en témoignant beaucoup d'amitié à lord +Ponsonby, le chancelier ne se laissait-il pas ébranler par ses +instances, ni attirer hors du terrain où il avait pris possession +dès le début. Le 19 janvier 1847, lord Palmerston lui avait demandé, +dans une note officielle, «de vouloir bien s'expliquer sur la +valeur qu'il reconnaissait aux traités de 1713, 1715 et 1725 et +à leurs annexes, et de vouloir bien déclarer si, en vertu de ces +différents actes et en conséquence de son mariage avec le duc de +Montpensier, l'Infante et ses descendants n'avaient pas perdu leurs +droits à la succession de la couronne d'Espagne». M. de Metternich +répondit, le 23 janvier, également par une note. Il commençait par +y établir «que l'attitude prise par la Cour impériale prouvait +qu'elle reconnaissait la validité de tous les actes cités dans la +note anglaise et particulièrement de celui qui en est le complément +et le moyen d'exécution, la Pragmatique de Philippe V, établissant, +en Espagne, la succession masculine; que, sans l'abolition de cette +Pragmatique, le mariage de l'Infante avec M. le duc de Montpensier +eût été un événement sans importance; que, quant aux enfants nés de +ce mariage, ils ne pourraient élever de prétentions à la couronne +qu'en vertu du droit paternel ou maternel; que le droit paternel ne +saurait exister, le chef de la branche d'Orléans y ayant renoncé pour +lui et ses descendants; que le droit maternel ne saurait exister +aux yeux des puissances qui n'avaient pas reconnu le testament +de Ferdinand VII, maintenaient la validité de la Pragmatique de +Philippe V et ne reconnaissaient pas par conséquent les droits de +l'Infante[430]». Cette réponse n'était pas pour satisfaire lord +Palmerston; il ne pouvait s'armer contre nous d'un avis qui tendait à +contester le droit de la reine Isabelle elle-même. Ce qu'il lui eût +fallu, ce n'était pas une déclaration d'incapacité générale fondée +sur l'exclusion de toute succession féminine, mais une déclaration +d'incapacité spéciale fondée, sur le mariage de l'Infante avec le +duc de Montpensier. Sur le moment, le gouvernement français ne +connut ni la note de lord Palmerston, ni la réponse du cabinet de +Vienne. Mais, dans la seconde moitié de février, M. de Metternich, +voulant nous donner «une marque de sa confiance» et un gage de ses +bonnes dispositions, se décida à nous communiquer, «sous le sceau du +secret», les notes échangées; il eut soin de faire ressortir que, par +sa réponse, il avait refusé de se placer sur le terrain où l'appelait +lord Palmerston, qu'il avait «pris position _à côté_ de la question +irritante», et il se dit résolu à «maintenir cette attitude[431]». +Notre gouvernement n'en demandait pas davantage. + +[Note 430: J'ai trouvé ce résumé de la note anglaise et de la note +autrichienne dans une lettre particulière de M. de Flahault à M. +Guizot, en date du 19 février 1847. M. de Flahault tenait ces +renseignements de M. de Metternich. (_Documents inédits._)] + +[Note 431: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 19 février +1847. (_Documents inédits._) Voir aussi deux dépêches de M. de +Metternich au comte Apponyi, du 25 février 1847. (_Mémoires de M. de +Metternich_, t. VII, p. 383 à 388.)] + +Lord Ponsonby, cependant, n'abandonnait pas la partie. Sa fiévreuse +activité tenait sans cesse en éveil la diplomatie française, et +celle-ci se demandait parfois s'il ne parviendrait pas à faire +tomber M. de Metternich dans quelque piège. Un jour, par exemple, +vers la fin de février, il vint dire au chancelier: «Auriez-vous +objection à répondre par oui ou par non à la question suivante?» +Et alors, tirant de sa poche un petit papier, il commença à lire: +«Voulez-vous concourir à la déclaration...» Ici, le prince l'arrêta +et lui demanda: «Qu'entendez-vous par _déclaration_? Est-ce une +déclaration faite en commun ou que chacun fera de son côté?»--«Vous +avez raison, répliqua Ponsonby; effaçons _déclaration_ et mettons +_opinion_. Partagez-vous l'opinion que les descendants du duc de +Montpensier et de l'Infante n'ont pas de droits à hériter de la +couronne d'Espagne?»--«Oui», répondit le chancelier[432]. On voit +tout de suite quelle avait été la manoeuvre de l'ambassadeur, +en demandant qu'il fût répondu par oui ou par non. Si M. de +Metternich eût motivé son _oui_, on eût vu qu'il était fondé non +sur la prétendue incapacité que la diplomatie britannique faisait +résulter du mariage avec le duc de Montpensier, mais sur l'exclusion +générale de toute succession féminine; c'est ce qui avait été dit +expressément dans la note du 23 janvier. Le _oui_ non motivé prêtait +à l'équivoque. Quand M. de Metternich raconta cette conversation à +M. de Flahault, celui-ci signala, non sans émotion, le parti que la +diplomatie anglaise pouvait en tirer. Le chancelier le rassura; il +protesta, à plusieurs reprises, qu'il ne se laisserait pas jouer, +que son _oui_ ne changeait rien à l'attitude prise par lui dans la +note du 23 janvier, que, si le cabinet de Londres voulait en abuser, +il lui opposerait un démenti et renouvellerait ses déclarations +antérieures[433]. Ces assurances finirent par dissiper entièrement +les inquiétudes, un moment assez vives, de M. de Flahault. «Je +crois, écrivit-il, le 5 mars, à M. Guizot, le prince de Metternich +aujourd'hui décidé à ne pas sortir de l'attitude qu'il a prise dans +la question espagnole; mais j'ai eu quelques moments d'anxiété.» Et +dans une autre lettre, en date du 9 mars, après avoir rappelé les +rédactions plus «astucieuses» les unes que les autres, présentées +par lord Ponsonby, pour écarter la duchesse de Montpensier et ses +enfants, il ajoutait: «Il faut en convenir, il m'a fait passer par de +rudes moments[434].» + +[Note 432: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 24 février 1847. +(_Documents inédits._)] + +[Note 433: Lettres de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 24 +février et du 18 mars 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 434: _Documents inédits._] + +Lord Palmerston fut-il averti des dispositions de M. de Metternich? +Toujours est-il qu'il ne chercha pas à exploiter le _oui_ obtenu par +son ambassadeur. Bien au contraire, il envoya à ce dernier une lettre +où il constatait que décidément le cabinet de Vienne ne voulait +pas se réunir au gouvernement anglais dans l'affaire du mariage; +«s'il en est ainsi, ajoutait-il, non sans dépit, il faudra bien +s'en passer[435]». Quelques jours auparavant, il écrivait à lord +Normanby: «Nous devons, je suppose, regarder Metternich comme étant +passé maintenant tout à fait du côté de la France[436].» De son côté, +M. de Metternich était décidé à ne plus accepter de conversations +sur ce sujet. Il écrivait à ce propos, le 19 avril 1847, au comte +Apponyi: «Je sais tirer une ligne entre les questions qui, pour +nous, sont tranchées et celles qui ne le sont pas. Lord Palmerston +voudrait nous engager dans une discussion dont nous ne voulons pas. +Nous avons clairement défini et énoncé notre attitude, et nous +entendons n'y rien changer. Lord Palmerston a dit à lord Ponsonby +_qu'avec le cabinet autrichien il n'y a rien à faire; qu'il fallait +donc s'en passer_. La question ainsi posée, ce n'est pas à nous qu'il +appartiendrait d'y revenir[437].» + +[Note 435: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 4 avril 1847. +(_Documents inédits._)] + +[Note 436: Lettre du 26 mars 1847. (BULWER, _The Life of Palmerston_, +t. III, p. 302.)] + +[Note 437: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 394, 395.] + +La diplomatie britannique était-elle plus heureuse à Berlin? Là, +sans doute, on continuait à être mal disposé pour la monarchie de +Juillet; le ministre des affaires étrangères, M. de Canitz, dans ses +conversations, tenait, sur la question espagnole, un langage qui, +trop souvent, était de nature à ne pas nous satisfaire; de Londres +et de Paris, MM. de Bunsen et d'Arnim pressaient plus vivement que +jamais leur gouvernement de s'unir à l'Angleterre[438]; les journaux +prussiens étaient fort aigres sur la France; mais, pas plus qu'en +octobre et en novembre, Frédéric-Guillaume IV ne se décidait à +prendre nettement parti. Il eût évidemment moins hésité à marcher +avec l'Angleterre, si l'Autriche se fût déterminée à le suivre dans +cette voie: il essaya de l'entraîner. Le 6 mars 1847, le baron de +Canitz adressa à Vienne une longue communication où il exprimait, au +nom de son maître, le désir non seulement qu'il y eût une entente +parfaite entre les deux cours allemandes, mais que cette entente fût +rendue plus manifeste aux yeux de toute l'Europe; puis, examinant, +à ce point de vue, la conduite à suivre par ces deux cours envers +les autres puissances, il se montrait partial pour l'Angleterre et +peu favorable à la France. M. de Metternich, dans sa réponse, se +proclama non moins désireux de maintenir l'accord de l'Autriche et de +la Prusse: seulement, jetant à son tour un regard sur les positions +prises par les deux puissances occidentales, il marqua sa préférence +pour la France qui lui paraissait actuellement moins engagée dans +la politique révolutionnaire: «Elle soutient, dit-il en résumé, les +principes conservateurs en Suisse, en Italie, en Espagne, et, sur ces +points, c'est avec elle que les trois puissances de l'Est peuvent +s'entendre; l'Angleterre, au contraire, cherche à y faire prévaloir +le radicalisme le plus avancé[439].» + +[Note 438: M. de Metternich écrivait au comte Apponyi, le 25 février +1847: «Le mouvement que se donne le baron d'Arnim pour aider à +envenimer la situation est digne de son esprit et de son caractère.» +(_Mémoires_, t. VII, p. 327.) Causant avec M. de Flahault, M. de +Metternich traitait Bunsen d'«âme damnée de lord Palmerston». (Lettre +de M. de Flahault à M. Guizot, du 18 mars 1847. _Documents inédits._)] + +[Note 439: M. de Flahault avait été informé par M. de Metternich de +l'existence de ces deux dépêches. (Lettre de M. de Flahault à M. +Guizot, du 18 mars 1847. _Documents inédits._)] + +Avant même d'être informé par M. de Metternich de cette tentative du +cabinet prussien, M. Guizot, impatienté de l'hostilité sourde qui +se perpétuait à Berlin, s'était décidé à y parler plus haut et plus +ferme qu'il n'avait fait jusqu'alors. Il adressa, le 8 mars 1847, +au marquis de Dalmatie, une lettre où il appréciait sévèrement la +conduite de la Prusse et expliquait comment cette conduite obligeait +la France à se montrer «réservée et même un peu froide». «Grâce à +Dieu, disait-il, nous avons, dans notre politique extérieure, les +mains assez fortes et assez libres pour ne nous montrer bienveillants +que là où nous rencontrons de la bienveillance.» Il engageait notre +représentant à faire lire cette lettre à M. de Canitz et même au +roi Frédéric-Guillaume[440]. Le ministre prussien, intimidé par ce +langage, répondit par une apologie, en forme d'excuse, de sa conduite +passée, et par des protestations empressées de bon vouloir pour +l'avenir: il affirmait n'avoir pris aucun engagement envers lord +Palmerston et être absolument libre de reconnaître demain la duchesse +de Montpensier si elle était appelée au trône. «Non, ajouta-t-il, +nous ne faisons pas de la politique anglaise. Nous avons donné à +Londres notre avis pur et simple, parce qu'on nous le demandait; +mais, quand on nous a demandé une protestation, nous avons refusé... +Loin d'être malveillants pour la France, notre politique est +d'être avec elle en termes de bonne harmonie et d'amitié.» Et il +faisait valoir qu'en ce moment même, dans les affaires de Grèce, il +refusait de marcher avec l'Angleterre[441]. Cette humble réponse +n'était pas pour disposer notre gouvernement à tenir grand compte +du cabinet prussien. «Preuve de plus, écrivait M. Guizot, qu'il +convient de parler ferme à Berlin et même un peu haut, et que cette +attitude y fait plus d'effet que la douceur[442].» En tout cas, il +était désormais certain que Frédéric-Guillaume, retenu par l'Autriche +et intimidé par la France, n'oserait pas prendre ouvertement parti +pour l'Angleterre. Aussi, M. de Metternich, dans cette dépêche déjà +citée, du 19 avril, où il déclarait, pour son compte, ne plus vouloir +entendre parler des propositions de lord Palmerston sur les affaires +espagnoles, ajoutait: «J'ai la conviction que ce sentiment prédomine +aujourd'hui également, à Berlin, sur un moment d'entraînement dont il +faut regarder M. de Bunsen comme ayant été le point de départ et la +cheville ouvrière[443].» + +[Note 440: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du 8 +mars 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 441: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date du 19 +mars 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 442: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du 31 +mars 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 443: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 395.] + +Quant à la Russie, le cabinet français pouvait être plus tranquille +encore: elle persistait, en dépit des instances de lord Palmerston, +dans son attitude de réserve, attentive à régler sa conduite d'après +celle de l'Autriche. Bien plus, on eût dit qu'elle cherchait +alors à nous être agréable. Au commencement de 1847, par suite de +circonstances qui seront exposées ailleurs, une crise financière et +monétaire assez aiguë sévissait à Paris, et la Banque de France avait +vu sa réserve métallique baisser dans des proportions alarmantes. On +cherchait, sans les trouver toujours, les moyens de remédier à cette +baisse, quand, le 17 mars, l'empereur de Russie fit spontanément +offrir à la Banque, par l'intermédiaire du ministre des affaires +étrangères, d'acheter, au cours moyen de la Bourse du 11 mars, soit à +115 fr. 75, des inscriptions de rente 5 pour 100 pour un capital de +50 millions payables en numéraire. La proposition fut acceptée avec +empressement. Tenue secrète jusqu'au dernier moment, la convention +fit grand bruit quand elle fut connue. L'effet matériel et moral +fut considérable et contribua beaucoup à améliorer la situation +financière de la place de Paris. Sans doute, en agissant ainsi, le +Czar faisait une bonne affaire; il devait bénéficier de la hausse +qu'il contribuait à produire, et de plus la Russie était assurée de +retrouver prochainement, par ses exportations de grains, le numéraire +qu'elle versait à notre Banque. Mais cette opération n'en rendait +pas moins un service signalé à la France, et témoignait d'une grande +confiance dans son crédit. Or, quelque temps auparavant, l'empereur +Nicolas se fût systématiquement refusé à lui rendre ce service +et à lui montrer cette confiance. Il semblait qu'il y eût là une +disposition nouvelle. Les autres cours en furent très surprises. +M. de Metternich ne voulut pas tout d'abord y croire[444]. C'était +surtout pour les cabinets anglais et prussien que cet incident +renfermait une leçon. Notre gouvernement ne manqua pas de la mettre +en lumière. M. Guizot écrivait à ce propos, le 20 mars, au marquis +de Dalmatie: «Il y a de la coquetterie dans l'air, en Europe, et +nous avons quelque droit de dire qu'on en fait envers nous plus que +nous n'en faisons nous-mêmes... Il est bon qu'on voie, à Berlin et +à Londres spécialement, que nous n'avons pas besoin de nous remuer +ni de parler beaucoup, pour qu'on ait envie, ailleurs, d'être bien +avec nous et pour qu'on nous le montre[445].» Quelques jours après, +M. Désages, dans une lettre à M. de Jarnac, notre chargé d'affaires +à Londres, donnait à entendre que si lord Palmerston continuait à +creuser l'abîme entre la France et l'Angleterre, cela pourrait bien +nous amener à nous rapprocher de la Russie; il indiquait que celle-ci +nous faisait, depuis quelque temps, certaines avances. «On compte +trop autour de nous, ajoutait-il, sur la puissance et la durée des +antipathies dans les régions supérieures. Ce qui était absolument +vrai, sous ce rapport, il y a quinze, ou dix, ou même encore cinq +ans, est déjà moins vrai, moins pratiquement vrai aujourd'hui, si +je puis ainsi parler. Le temps marche et modifie plus ou moins +toutes choses en marchant. Dites-moi si l'Europe est aujourd'hui +ce qu'elle était hier. Bien habile, à coup sûr, serait celui qui +pourrait dire ce qu'elle serait demain[446].» Quoi qu'il en fût des +perspectives que faisait entrevoir M. Désages, il était du moins +tout à fait acquis qu'à Saint-Pétersbourg, comme à Vienne et même à +Berlin, on refusait à lord Palmerston le concours qu'il demandait. +La campagne diplomatique que celui-ci venait de poursuivre, avec +tant d'obstination, pour réunir de nouveau l'Europe contre la France +isolée, cette campagne avait définitivement échoué: il n'en devait +plus être question. + +[Note 444: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, avril 1847. +(_Documents inédits._)] + +[Note 445: _Documents inédits._] + +[Note 446: _Ibid._] + + +IX + +L'affaire des mariages espagnols n'a été pour lord Palmerston qu'une +suite de déceptions et de mortifications. Au début, en prenant le +pouvoir, il veut réagir contre les prétendues défaillances de lord +Aberdeen et cherche, par des menées souterraines, à faire prévaloir +à Madrid une solution contraire à la nôtre; au bout de quelques +semaines, il est surpris par la nouvelle de l'accord conclu entre +la France et la cour d'Espagne. Ce premier échec subi, il se flatte +de provoquer assez de troubles, de produire assez d'intimidation, +de susciter assez de difficultés pour empêcher ou tout au moins +retarder le mariage de l'Infante; mais les deux mariages sont +célébrés tranquillement au jour fixé. Dès lors, il aspire à se +venger, d'une part, en obligeant Louis-Philippe et le parlement +français à sacrifier M. Guizot; d'autre part, en décidant les autres +puissances à s'unir à lui contre la France; toujours même insuccès. +Ni Louis-Philippe ni le parlement français ne se laissent effrayer ou +égarer; des débats qui s'engagent, M. Guizot sort plus fort qu'il n'a +jamais été; sa majorité est nombreuse, compacte, pleine d'entrain, +fière de la figure que fait son chef. Quant aux autres puissances, +elles refusent avec persistance de s'associer à la politique +britannique, et témoignent de la confiance que leur inspire le +cabinet de Paris, du désir qu'elles ont de s'entendre avec lui; c'est +le ministre anglais qui leur devient suspect et l'Angleterre qui +est menacée de se trouver isolée. L'impression générale du moment, +au dedans et au dehors, aussi bien chez ceux qui s'en félicitent +que chez ceux qui s'en attristent, est donc que, dans cette grande +partie, lord Palmerston a tout le temps mal joué et qu'il a perdu; +que M. Guizot, au contraire, a bien joué et qu'il a gagné. La France +paraissait avoir pris, contre l'Angleterre, sa revanche de 1840. À +considérer les choses du point de vue de l'histoire, cette impression +se confirme-t-elle? Quel jugement convient-il de porter aujourd'hui +sur la politique suivie par Louis-Philippe et M. Guizot, dans +l'affaire des mariages espagnols? + +D'abord, il est une première question qui peut être considérée comme +résolue, celle de la loyauté. L'accusation de tromperie préméditée et +ambitieuse, portée contre le gouvernement du Roi, ne tient pas debout +devant les faits tels qu'ils sont maintenant connus. Il ne peut plus +être nié que les promesses faites à Eu, relativement à l'époque du +mariage de l'Infante, nous obligeaient seulement dans la mesure où +le cabinet de Londres resterait lui-même fidèle aux engagements qui +étaient la contre-partie des nôtres; que cet accord synallagmatique, +maintenu pendant le ministère de lord Aberdeen, a été rompu par lord +Palmerston aussitôt son avènement, et que notre liberté nous a été +ainsi rendue; il est manifeste également que, loin d'avoir désiré +reprendre cette liberté, nous nous en sommes servis à contre-coeur, à +la dernière extrémité, quand l'Espagne nous y a contraints et quand +nous n'avons plus vu d'autre moyen d'empêcher le succès des menées +britanniques. Notre droit était donc incontestable. Il est seulement +à regretter qu'en en faisant usage, le gouvernement français n'ait +pas mieux prévenu la méprise qui a fait douter sincèrement de sa +bonne foi, à beaucoup d'esprits en Angleterre, particulièrement à la +reine Victoria. Cela ne met plus en cause sa loyauté, mais cela peut, +dans une certaine mesure, mettre en doute son habileté. + +Cette habileté, du reste, a été contestée d'une façon beaucoup plus +générale. À entendre les critiques, toute notre politique, en cette +affaire, aurait reposé sur une grosse erreur; en attachant autant +d'importance à la question de savoir qui épouserait la reine Isabelle +et sa soeur, le gouvernement français aurait méconnu deux grands +changements survenus depuis le dix-huitième siècle: il aurait oublié, +d'abord, que l'Espagne affaiblie était désormais incapable de jouer +un rôle en Europe et d'être pour nous une alliée vraiment secourable; +ensuite, qu'avec le développement et la prépondérance du sentiment +national dans les États modernes, les parentés royales ne pouvaient +plus avoir la même influence qu'autrefois sur la direction de la +politique. Ne semble-t-il pas, en effet, que les événements aient +donné presque aussitôt une leçon,--leçon d'une ironie tragique,--à +ceux qui croyaient d'un intérêt si capital d'unir par un nouveau +mariage les Bourbons d'Espagne et ceux de France? Dix-huit mois +après la célébration de ce mariage, les Bourbons n'étaient plus sur +le trône de France, et ils n'y sont pas encore remontés. Au bout de +quelques années, ils étaient aussi chassés de Madrid; ils y sont +revenus depuis, mais, par un étrange hasard, leur restauration s'est +trouvée aboutir à la régence d'une archiduchesse d'Autriche. On ne +reproche pas seulement aux mariages espagnols d'avoir été sans profit +pour la France, on leur reproche d'avoir eu des suites fâcheuses; on +soutient qu'ils ont faussé, bouleversé notre politique extérieure, +en brisant l'entente cordiale avec l'Angleterre, en nous exposant +à l'animosité implacable de lord Palmerston, en nous mettant à la +discrétion des cours continentales, et cela à un moment où l'Europe +allait se trouver aux prises avec les problèmes les plus difficiles +et les plus dangereux. Bien plus, en voyant la catastrophe de Février +suivre de si près les mariages, on prétend établir entre les deux +faits quelque chose comme une relation d'effet à cause; il a été, +pendant quelque temps, de langage courant outre-Manche, de montrer +dans la chute de Louis-Philippe la conséquence fatale et le châtiment +mérité de sa conduite en Espagne[447]. + +[Note 447: Le baron de Stockmar, le conseiller de la reine Victoria +et du prince Albert, a développé cette thèse dans ses _Mémoires_.] + +Que faut-il penser de ces critiques? Il est possible que, par +fidélité à certaines traditions et sous l'empire de certains +souvenirs, le gouvernement français se soit un peu exagéré l'avantage +qu'il y avait pour lui à ce que le mari de la Reine et celui de +sa soeur fussent choisis dans telle famille. M. Guizot lui-même +a avoué plus tard, à ce sujet, «qu'il s'était surpris parfois en +flagrant délit d'anachronisme, et mettant à certaines choses, soit +pour les désirer, soit pour les craindre, une importance qu'elles +n'avaient plus[448]». Toutefois, ce serait une grosse erreur de ne +voir dans la conduite suivie alors par le gouvernement français +que cette préoccupation matrimoniale. Au fond de sa politique, +il y avait une idée beaucoup plus large, qui, celle-là, était +conforme aux intérêts permanents du pays et que n'avaient nullement +affaiblie les transformations survenues depuis la guerre de la +succession d'Autriche et le Pacte de famille: c'était l'idée que +l'Espagne devait, pour notre sécurité européenne, être notre alliée +et un peu notre cliente, que surtout elle ne pouvait, sans péril +pour nous, être soumise à l'influence de nos ennemis ou de nos +rivaux. Or, n'était-il pas évident que lord Palmerston prétendait +éloigner l'Espagne de la France et la faire passer dans l'orbite +de l'Angleterre? Par l'effet des circonstances, la question +matrimoniale se trouvait être celle où devait se décider ce conflit +d'influences. La France n'eût pu y avoir le dessous, sans que sa +situation dans la Péninsule et même en Europe ne fût atteinte. Ainsi +arrive-t-il souvent, dans la politique extérieure, que certaines +affaires prennent une importance en quelque sorte symbolique, +supérieure à leur importance intrinsèque et réelle. Ajoutons que +l'attention des chancelleries et du public avait été trop appelée +sur les négociations préalables pour que l'amour-propre national ne +fût pas vivement intéressé à leur issue. Qu'on se demande quel cri +se fût élevé en France, si notre gouvernement, moins vigilant et +moins hardi, eût laissé les desseins de lord Palmerston s'accomplir +à Madrid. Sans doute, habitués que nous sommes maintenant à des +luttes où l'existence même de la nation est en jeu, nous comprenons +difficilement l'intérêt qu'on a pu attacher autrefois à des questions +où il ne s'agissait que d'une mesure d'influence. Mais après tout, la +comparaison, si on voulait l'établir, ne serait pas à l'avantage de +l'époque actuelle; nous n'avons sujet ni de nous féliciter ni de nous +enorgueillir du changement qui s'est fait. Tout ce qui vient d'être +dit ne répond-il pas aussi à ceux qui arguent de ce que la révolution +de Février aurait diminué ou annulé après coup les avantages attendus +des mariages espagnols? Bien que Louis-Philippe ne fût plus sur le +trône, il n'importait pas moins à la France de ne pas rencontrer à +Madrid une influence hostile. D'ailleurs, fût-il prouvé que, sur +ce point, comme sur tant d'autres, la catastrophe de 1848 avait +stérilisé la politique suivie jusqu'alors par la monarchie, le mérite +de cette politique n'en saurait être diminué, et ses entreprises n'en +devraient pas moins être jugées en elles-mêmes, indépendamment de +l'accident brutal et inopiné qui est venu les interrompre. + +[Note 448: M. GUIZOT, _Robert Peel_, p. 308.] + +Le gouvernement n'avait donc pas eu tort de croire qu'il était de +l'intérêt de la France de ne pas se laisser battre à Madrid par +lord Palmerston. Est-il vrai maintenant que la victoire de notre +diplomatie ait eu pour le pays des conséquences plus fâcheuses encore +que n'aurait eu sa défaite? Parmi ces prétendues conséquences, il en +est une qui peut tout d'abord être écartée sans grande discussion. +Que veulent dire les Anglais, quand ils affirment que Louis-Philippe +est tombé pour avoir fait les mariages espagnols? Veulent-ils dire +que, pour se venger d'un mécompte diplomatique, ils ont eux-mêmes +poussé et aidé les partis révolutionnaires à jeter bas la monarchie +de Juillet? S'il en était ainsi, on ne comprendrait pas qu'ils s'en +vantassent. Quant à un autre lien entre les deux événements, on ne +voit pas quel il pourrait être, à moins que le seul fait de s'être +mis en travers des desseins de l'Angleterre ne soit un de ces crimes +que la Providence se charge de châtier sans retard et qui attirent +la foudre sur la tête des rois. En somme, les écrivains anglais +ont abusé d'un simple rapprochement chronologique. Par contre, +je ne conteste pas que les mariages espagnols aient gravement +changé les conditions de notre politique extérieure. Ils ont amené +une rupture avec l'Angleterre, et une rupture plus profonde que +notre gouvernement ne s'y attendait. Cela sans doute est fâcheux. +Mais ajoutons tout de suite que si la diplomatie britannique fût +arrivée à ses fins, la France, humiliée, irritée, aurait elle-même +provoqué cette rupture; la situation eût été semblable, sauf que +nous aurions eu en plus la mortification d'un échec. En réalité, du +jour où lord Palmerston était revenu au pouvoir, l'entente cordiale +était condamnée à mort. À défaut de ce conflit, il s'en fût élevé +un autre. Si regrettable donc que l'on juge le refroidissement +survenu entre les deux puissances occidentales, il faut y voir un +accident que notre gouvernement n'eût probablement pas pu éviter et +dont les mariages espagnols ont été l'occasion plutôt que la cause. +D'ailleurs, sans méconnaître les inconvénients de ce refroidissement, +il convient de ne pas les exagérer. La France n'était plus réduite +à cette alternative qui avait été si longtemps pour elle la +conséquence de 1830, ou maintenir à tout prix l'alliance anglaise, +ou se trouver seule contre quatre. Les puissances continentales, +l'Autriche surtout, avaient pris confiance en nous et sentaient le +besoin de notre concours. Nous avions retrouvé le libre choix de nos +alliances. Séparés de l'Angleterre, nous ne manquions pas d'amis qui +s'offraient à nous, prêts à nous payer le prix de notre concours, +peut-être même à nous le payer plus cher que ne l'auraient fait nos +voisins d'outre-Manche. C'était pour nous le point de départ d'une +politique nouvelle. Que cette politique dût avoir ses difficultés et +ses dangers, je ne le nie pas; quelle politique en eût été exempte, +en face des questions soulevées en 1847? En tout cas, elle avait sa +grandeur et pouvait avoir ses profits. On la verra se développer, +incomplètement, il est vrai, car elle devait être brusquement et +malheureusement interrompue par la révolution de Février. Mais, dès +aujourd'hui, on peut affirmer, ce me semble, que si les mariages +espagnols ont changé le rôle de la France en Europe, ils ne l'ont pas +diminué. + + + + +CHAPITRE VII + +LES DERNIÈRES ANNÉES DU GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL BUGEAUD EN ALGÉRIE. + +(1844-1847.) + + I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille + d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France.--II. + L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait enfumer + des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le Sud. Expédition + en Kabylie.--III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil + de la colonie. Pour lui, «l'armée est tout». Ordonnance du + 15 avril 1845 sur l'administration de l'Algérie.--IV. Le + problème de la colonisation. La crise de 1839. La colonisation + administrative. Villages créés autour d'Alger.--V. La Trappe + de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les premiers évêques + d'Alger.--VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système + est très critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à entraîner + le gouvernement.--VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa + démission. Son voyage en France et son entrevue avec le maréchal + Soult.--VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre + de Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud revient + aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la Dordogne.--IX. + Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et + poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait une + incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le bas Isser. La + Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. Abd el-Kader battu + par le général Gentil et rejeté dans le Sud.--X. Le maréchal + fait poursuivre l'émir dans le désert. Il eût désiré porter la + guerre sur le territoire marocain, mais le gouvernement l'en + empêche. Massacre des prisonniers français dans la deïra. Abd + el-Kader, à bout de forces, est réduit, après sept mois de + campagne, à rentrer au Maroc.--XI. Bugeaud supporte impatiemment + les critiques qui lui viennent de France. Discussion à la + Chambre, en juin 1845. Le maréchal parle de nouveau de donner + sa démission.--XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de + proposer un essai de colonisation militaire. Délivrance des + prisonniers français survivants. Soumission de Bou-Maza.--XIII. + Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion à la + colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville et de + quelques députés en Algérie. La Moricière propose, sur la + colonisation, un système opposé à celui du maréchal.--XIV. + Projet déposé par le gouvernement pour un essai de colonisation + militaire. Il y est fait mauvais accueil. Bugeaud, qui s'en + aperçoit, conduit une dernière expédition en Kabylie et donne + sa démission. Son départ d'Alger. Le gouvernement accepte la + démission du maréchal et retire le projet de colonisation + militaire. + + +I + +La victoire d'Isly (14 août 1844) avait encore grandi la situation +du maréchal Bugeaud[449]. Tandis que le Roi lui conférait le titre +de duc, les témoignages spontanés de la gratitude et de l'admiration +nationales lui venaient de toutes parts. «Jamais, écrivait-il à un +de ses amis, ivresse de la victoire n'a été plus prolongée que la +mienne: il y a bien quarante jours que j'emploie le tiers de mon +temps à répondre ou à faire répondre aux lettres de félicitations +qui m'arrivent[450].» Le 21 septembre 1844, quelques jours après +la rentrée du gouverneur à Alger, les chefs des tribus arabes du +voisinage vinrent, en grand appareil et accompagnés d'une brillante +escorte, rendre solennellement hommage au vainqueur des Marocains. +Le maréchal leur adressa la parole d'un ton d'autorité paternelle +et ordonna qu'on leur racontât les détails du combat. À la fantasia +d'usage succéda un banquet; il prenait fin quand un des agas se leva: +«Arrêtez, s'écria-t-il, messeigneurs et frères. Nous sommes tous ici +membres d'une seule famille. Les Français sont chrétiens, les Arabes +de l'Algérie sont musulmans, mais Dieu est pour tous. Il nous a donné +pour sultan le roi des Français. Notre religion nous ordonne de lui +obéir, puisque le Seigneur a voulu que son bras fût plus fort que +le nôtre. Nous avons juré de le servir fidèlement et de l'honorer +comme notre sultan; je vous propose donc une prière au Très-Haut, que +vous répéterez tous avec moi.» On eut alors ce spectacle vraiment +extraordinaire des chefs arabes prenant l'attitude de la prière +pour demander à Dieu de «donner toujours la victoire au sultan des +Français et de punir ses ennemis». + +[Note 449: Sur la première partie du gouvernement du maréchal +Bugeaud, voir les chapitres V et VI du livre V.] + +[Note 450: Lettre à M. Gardère, du 17 octobre 1844. (_Le Maréchal +Bugeaud_, par le comte D'IDEVILLE, t. II, p. 550.)] + +Tout paraissant être ainsi à la paix, le maréchal Bugeaud jugea +qu'il pouvait s'absenter pendant quelques mois. Il s'embarqua le 16 +novembre 1844, laissant le commandement par intérim au général de +La Moricière. D'autres ovations l'attendaient en France. À peine +descendu de la frégate qui l'avait amené, il fut invité par les +commerçants de Marseille à un grand banquet dans la salle du théâtre; +suivant son habitude, il ne se fit pas prier pour prendre la parole. +«La conquête de l'Algérie par les armes est achevée, dit-il; la paix +est partout; depuis les frontières de Tunis jusqu'à celles du Maroc, +tout est soumis, à part quelques tribus kabyles. Partout règne la +sécurité la plus entière. Un progrès immense se fait sentir. Les +revenus de la colonie, qui n'étaient, en 1840, que de 4 millions, +s'élèvent aujourd'hui à 20 millions... La population européenne, qui +n'était, en 1840, que de 25,000 âmes, est maintenant de 75,000... +En vous parlant ainsi, je ne suis pas suspect, car, vous le savez, +dans l'origine, je n'étais pas partisan de la colonie.» L'exemple +de Marseille fut suivi par plusieurs autres villes. Le dernier +banquet, et non le moins retentissant, fut celui que le commerce de +Paris donna, le 18 mars 1845, dans le palais de la Bourse, et auquel +prirent part quatre cent cinquante convives, dont les quatre fils du +Roi. Le maréchal jouissait de sa gloire et, en même temps, tâchait de +la faire servir au triomphe de ses idées. Ainsi prononçait-il, dans +la discussion de l'adresse, le 24 janvier 1845, un grand discours où +il disait hautement, avec une sorte de brusquerie humoristique, sans +s'inquiéter de heurter les préventions régnantes, tout ce qui lui +tenait le plus à coeur sur les choses algériennes,--glorification +des services rendus par l'armée et nécessité de ne pas la réduire, +réfutation des scrupules philanthropiques qui s'effarouchaient des +razzias, justification des expéditions partielles qu'il fallait +entreprendre de temps à autre, défense du régime militaire contre les +partisans du régime civil, exposé des avantages de la colonisation +par les vieux soldats. Écouté avec une curiosité attentive, le +maréchal ne fut pas contredit: le prestige de sa victoire en +imposait; mais il n'eût pas fallu en conclure que l'auditoire était +convaincu. + +Pendant ce temps, l'Algérie, sous l'habile administration du général +de La Moricière, demeurait tranquille. Les quelques explosions +de fanatisme musulman, qui se produisaient de temps à autre, ne +paraissaient être que des accidents isolés. Le Maroc, encore sous +le coup de sa défaite, subissait le traité de délimitation que lui +imposait le général de La Rue, envoyé spécialement de Paris pour +suivre cette négociation. À peine arrivé en Afrique, cet officier +constatait l'effet considérable produit par les derniers succès +de nos armes; il écrivait à M. Guizot, le 22 février 1845: «Notre +situation vis-à-vis de nos tribus et des Marocains est bonne. Ils +reconnaissent notre supériorité et la puissance de nos forces +militaires. L'expulsion d'Abd el-Kader de l'Algérie, l'invincible +sultan du Maroc battu, son armée dispersée, ont frappé l'imagination +des Arabes; ils disent que Dieu est décidément pour nous, puisque +nous sommes les plus forts. Cette impression est déjà répandue +même dans les tribus les plus éloignées, à ce point qu'un marabout +vénéré du désert disait hier: «Je ne veux ni pouvoirs ni richesses; +j'ai assez de tout cela. Ce que je voudrais, ce qui ajouterait à +l'illustration de ma famille, ce serait de recevoir une lettre du +grand sultan de France, à qui Dieu donne la victoire[451].» + +[Note 451: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 180 à 182.] + +Le gouverneur général rentra à Alger, dans les derniers jours de +mars 1845. L'état dans lequel il trouva la colonie ne pouvait que +confirmer l'impression agréable que lui laissaient les ovations dont +il avait été l'objet, pendant son séjour en France. Aussi l'ordre du +jour qu'il adressa, en débarquant, «aux citoyens et aux soldats de +l'Algérie», respirait-il le plus complet optimisme. «J'ai vu, dit-il, +avec une vive satisfaction, qu'en mon absence, aucune affaire n'avait +périclité. Les progrès en tout genre ont continué... Aucun fait +militaire de quelque importance n'a signalé cette période de quatre +mois... Vous apprendrez avec bonheur que notre noble entreprise n'a +pas moins de succès en France qu'en Afrique. La presque universalité +des citoyens et des hommes politiques y ont foi... Notre cause est +gagnée dans l'opinion.» + + +II + +Le maréchal Bugeaud, cependant, ne pouvait se flatter que la période +des luttes armées fût définitivement close. À peine était-il de +retour en Afrique que, vers le milieu d'avril 1845, une insurrection +éclatait dans le Dahra, massif montagneux s'étendant du Chélif à la +mer, à l'ouest d'Alger. L'instigateur en était un jeune homme de +vingt ans, inconnu jusqu'alors, venu du Maroc avec une réputation +de saint et que les Arabes surnommaient Bou-Maza, l'homme à la +chèvre. Il se donnait comme le chérif envoyé de Dieu pour chasser +les chrétiens, le «maître de l'heure» annoncé par les prophéties. Le +meurtre de deux caïds dévoués aux Français et des surprises tentées +contre quelques troupes isolées marquèrent son entrée en campagne. +Vainement le colonel de Saint-Arnaud, qui commandait en cette région, +lui infligea-t-il des échecs, la révolte ne fut pas étouffée. Bien +au contraire, à la fin d'avril, elle avait gagné l'Ouarensenis, au +sud du Chélif. Les Arabes, enhardis, venaient même insulter les murs +d'Orléansville. Le gouverneur général se décida alors à intervenir, +et, dans les premiers jours de mai, il se porta, avec une forte +colonne, dans l'Ouarensenis; le duc de Montpensier l'accompagnait. +Son expédition se borna à des marches pénibles, contrariées par le +mauvais temps; l'ennemi se dérobait. Bou-Maza avait préféré porter +tous ses efforts contre le colonel de Saint-Arnaud, qui continuait +à agir dans le Dahra, avec une colonne moins nombreuse. Le chérif +n'y gagna rien: il fut battu à plusieurs reprises, vit détruire ses +meilleurs soldats et perdit ses drapeaux. Il finit par disparaître, +sans qu'on eût pu mettre la main sur lui. «Nous venons, écrivait +Saint-Arnaud, de chasser Bou-Maza du pays,--jusqu'à ce qu'il +revienne.» + +En présence d'ennemis si difficiles à atteindre, le gouverneur +général estima qu'il ne lui restait qu'un moyen d'action efficace: +c'était de frapper très durement les tribus qui avaient pris part +à la révolte, de détruire leurs récoltes, de couper leurs arbres +fruitiers, d'enlever leur bétail et leurs chevaux, et surtout de les +contraindre ainsi à livrer leurs fusils. Ce désarmement était chose +nouvelle; jusqu'à présent, on n'avait pas cru possible de l'imposer +à des populations aussi guerrières. Le colonel de Saint-Arnaud fut +le premier à l'exécuter. «Je ruine si bien le pays des Beni-Hidja, +écrivait-il dès le 4 mai, que je les force à demander grâce, et, +ce qui ne s'est jamais vu, je les oblige à rendre leurs fusils... +Les vieux officiers d'Afrique ont peine à croire à la remise des +fusils, même en les voyant couchés devant ma tente.» Encouragé par ce +succès, le maréchal voulut, une fois Bou-Maza en fuite, généraliser +le désarmement; il chargea les colonels de Saint-Arnaud, Pélissier +et Ladmirault de l'opérer sur les deux rives du Chélif. Plus de +sept mille fusils propres au service furent ainsi recueillis. Ordre +fut donné de les employer, en les dénaturant le moins possible, aux +constructions de l'arsenal d'Alger et des divers établissements +militaires: on devait en faire des rampes d'escalier, des grilles, +des balcons. «Ils serviront ainsi, écrivait le maréchal, de monument +pour constater le désarmement. Les commandants militaires qui +succéderont à ceux d'aujourd'hui y trouveront la preuve permanente +de la possibilité de cette mesure qui, selon nous, doit être +rigoureusement appliquée à toute tribu qui se révoltera[452].» + +[Note 452: _Moniteur algérien_ du 25 juillet 1845.] + +Ce désarmement fut marqué, le 19 juin, par un incident tragique. Une +partie des Ouled-Rhia, contre lesquels agissait le colonel Pélissier, +s'étaient réfugiés dans des grottes profondes. Mis en demeure de se +soumettre et de livrer leurs armes, avec promesse qu'à ce prix leurs +personnes et leurs propriétés seraient respectées, ils répondirent +par des coups de fusil. Impossible de les prendre de force ni de les +réduire par la famine; ils avaient des vivres et de l'eau. Le colonel +menaça alors de les «chauffer», c'est-à-dire d'allumer de grands feux +à l'entrée des cavernes; ce moyen avait été déjà employé, l'année +précédente, dans une circonstance analogue, par le colonel Cavaignac, +et il avait contraint les Arabes à capituler. La menace, renouvelée à +plusieurs reprises, fut sans effet: les Arabes continuaient à tirer +sur tous ceux qui se montraient. De délai en délai, la nuit arriva. +Des fascines furent amoncelées et allumées. Vers une heure du matin, +le colonel, estimant en avoir fait assez pour vaincre la résistance, +fit éteindre le feu et envoya reconnaître l'ouverture des grottes. La +fumée en sortait si épaisse et si âcre qu'il fut d'abord impossible +d'y pénétrer. Bientôt, on vit sortir de là quelques malheureux à +demi brûlés et asphyxiés. Quand on put enfin pénétrer, on reconnut +avec stupeur que la flamme, attirée par un fort courant d'air, avait +produit un ravage dépassant toutes les prévisions: plus de cinq +cents cadavres d'hommes, de femmes, d'enfants, gisaient au fond des +cavernes; cent cinquante Arabes environ purent seuls être sauvés. «Ce +sont là, écrivait le colonel Pélissier à la fin de son rapport, ce +sont là de ces opérations que l'on entreprend quand on y est forcé, +mais que l'on prie Dieu de n'avoir à recommencer jamais.» + +Aussitôt connu en France, cet événement y souleva une douloureuse +émotion que les journaux opposants exploitèrent violemment. Le prince +de la Moskowa porta la question à la tribune de la Chambre des pairs, +dans la séance du 11 juillet. Le maréchal Soult, intimidé par le +tapage de la presse, ne sut pas parler en homme de gouvernement et +en chef d'armée: il fit une réponse embarrassée, blâmant le colonel +Pélissier, sans cependant satisfaire ceux qui l'attaquaient. Le +maréchal Bugeaud n'eut pas de ces timidités; couvrant hardiment +son subordonné, il fit publier, le 15 juillet, dans le _Moniteur +algérien_, un article qui le justifiait, et adressa, le 18, la +lettre suivante au ministre de la guerre: «Je regrette, Monsieur +le maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif +aucun, la conduite de M. le colonel Pélissier. Je prends sur moi +la responsabilité de son acte. Si le gouvernement juge qu'il y a +justice à faire, c'est sur moi qu'elle doit être faite. J'avais +ordonné au colonel Pélissier, avant de nous séparer à Orléansville, +d'employer ce moyen à la dernière extrémité. Et, en effet, il ne +s'en est servi qu'après avoir épuisé toutes les ressources de la +conciliation. C'est à bon droit que je puis appeler déplorables, +bien que le principe en soit louable, les interpellations de la +séance du 11; elles produiront sur l'armée un bien pénible effet, +qui ne peut que s'aggraver par les déclamations furibondes de la +presse. Avant d'administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que +les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé +qu'elles ne l'acceptent que par la force, et celle-ci même est +impuissante si elle n'atteint pas les personnes et les intérêts. Par +une rigoureuse philanthropie, on éterniserait la guerre d'Afrique en +même temps que l'esprit de révolte, et alors on n'atteindrait même +pas le but de philanthropie.» + +La révolte suscitée par Bou-Maza était la plus importante, non la +seule. D'autres furent tentées sur divers points, notamment sur les +confins des provinces d'Alger et de Constantine; mais nos troupes les +réprimèrent promptement. + +Cette agitation n'échappait pas à Abd el-Kader, qui était toujours +établi, avec sa deïra, sur le territoire marocain, à peu de distance +de la frontière française. On se rappelle que, par le traité de +Tanger, l'empereur du Maroc s'était obligé à mettre notre ennemi +hors la loi. Avait-il jamais eu la volonté sérieuse de le faire? En +tout cas, on ne fut pas long à s'apercevoir qu'il n'en aurait pas +le pouvoir. Aux premières injonctions qu'il avait fait adresser à +l'émir, celui-ci ne s'était montré nullement disposé à obéir. «Les +tribus de la frontière, écrivait alors le général de La Moricière, +celles au milieu desquelles est établie la deïra d'Abd el-Kader, +ont été si bien prêchées et fanatisées par lui, qu'elles sont +aujourd'hui plutôt à lui qu'à Mouley-Abd-er-Raman; et comme ces +tribus sont nombreuses et puissantes, qu'elles occupent un pays fort +difficile et en général fort mal soumis, je crois que l'Empereur, +alors même qu'il en aurait la ferme intention, serait fort embarrassé +pour employer des mesures coercitives contre la base d'opérations +que l'émir s'est créée dans ses États[453].» C'était bien, en +effet, une base d'opérations: argent, vivres, soldats, tout était +fourni à Abd el-Kader par les populations au milieu desquelles il +vivait. Pendant tout l'hiver, sous son influence, une fermentation +sourde avait régné sur la frontière. Au printemps, quand il apprit +l'insurrection de Bou-Maza, il crut possible d'oser davantage. À +la tête d'une troupe de cavaliers, il pénétra sur le territoire +algérien, dans cette région du Sud oranais, sorte de désert de +sable parsemé d'oasis, où nos colonnes avaient pénétré, mais où +nous n'avions pas d'établissements fixes. Passant subitement d'un +point à un autre, il rattacha à sa cause une partie des tribus, très +imparfaitement soumises, et maltraita celles qui nous demeuraient +fidèles. La prodigieuse rapidité de ses déplacements défiait toutes +les poursuites. Nos commandants se bornaient à veiller sur les +confins des grands plateaux, là où avait été créée une ligne de +postes; tous leurs efforts tendaient à empêcher l'émir de franchir +cette ligne et de pénétrer dans le Tell. Ils n'étaient rien moins +que sûrs d'y parvenir. «Je m'attends, d'un jour à l'autre, écrivait +alors le maréchal Bugeaud au général de La Moricière, à apprendre +qu'Abd el-Kader s'est montré sur l'un ou sur l'autre point du Tell, +ce que ni vous, ni moi, ni personne ne pouvons empêcher, quoique nous +soyons vingt fois plus forts qu'il ne faut pour le battre[454].» Les +mois de mai et de juin se passèrent ainsi sur le qui-vive. Enfin, +dans les derniers jours de juin, on apprit que l'émir était rentré +sur le territoire marocain, sans avoir pu ou voulu pénétrer plus au +nord. Bien que n'ayant pas eu de grands résultats apparents, cette +incursion lui rendit un peu de son prestige et de son influence. Sa +deïra devenait chaque jour plus nombreuse et plus prospère; elle ne +comptait pas moins de deux mille tentes. On évaluait à trente ou +quarante mille les émigrés algériens qu'il attirait au Maroc[455]. +Il y avait là, pour l'avenir, une menace qui n'échappait pas au +maréchal Bugeaud. «Abd el-Kader prépare un retour, c'est évident, +écrivait-il, et le Maroc le laisse faire. Il y a là un danger +permanent[456].» + +[Note 453: Lettre au général Bourjolly, citée par M. C. Rousset. (_La +Conquête de l'Algérie_, t. II, p. 29.)] + +[Note 454: Lettre du 22 mai 1845. (_Ibid._, p. 27.)] + +[Note 455: C'est le chiffre donné par le maréchal Bugeaud, dans une +lettre à la duchesse d'Isly, en date du 8 août 1845. (D'IDEVILLE, t. +III, p. 32.)] + +[Note 456: Même lettre.] + +Tout en regardant, avec cette attention anxieuse, le nuage qui +grossissait sur la frontière de l'Ouest, le maréchal Bugeaud ne +perdait pas de vue les autres parties de l'Algérie. Ainsi fut-il +conduit, en juillet, à clore ses opérations militaires par une +expédition contre la Kabylie, où les émissaires d'Abd el-Kader +étaient parvenus à fomenter quelque agitation. Il songeait depuis +longtemps à agir de ce côté, et avait même projeté une expédition +beaucoup plus considérable que celle à laquelle il dut se borner. +Le massif montagneux de la grande Kabylie, d'accès difficile, +habité par une population nombreuse, énergique, très jalouse de son +indépendance, était la seule partie de l'ancienne régence qui ne nous +fût pas soumise; il formait, au milieu de nos possessions, entre la +province d'Alger et celle de Constantine, une sorte d'enclave longue +de quatre-vingts lieues et large de trente. Il est vrai que les +habitants de ces montagnes, si redoutables à qui venait les chercher, +n'étaient pas, de leur nature, agressifs; ils ne sortaient pas +volontiers de chez eux, et ne menaçaient pas notre domination dans +le reste de l'Algérie. Aussi, dans les cercles où notre entreprise +africaine était déjà jugée bien lourde, disait-on couramment: «Ces +gens-là ne nous attaquent pas; laissons-les tranquilles; nous avons +assez à faire ailleurs.» Telle était l'opinion qui prévalait dans +le monde parlementaire, et dont, chaque année, les commissions des +crédits se faisaient l'écho dans leurs rapports. Le maréchal Bugeaud +n'acceptait nullement cette façon de voir; elle lui paraissait un +vieux reste du détestable système de l'occupation restreinte, et +il comptait bien, un jour ou l'autre, éteindre ce dernier foyer de +l'indépendance algérienne. Dans les premières années, toutefois, +il s'était borné à quelques expéditions passagères, pour châtier +telles ou telles tribus, mordant plus ou moins avant dans les bords +du massif, mais ne pénétrant pas au coeur du pays, et surtout ne +s'y établissant pas. À la fin de 1844, Abd el-Kader chassé et le +Maroc vaincu, le moment lui parut venu de tenter davantage. Dans sa +pensée, la soumission de la Kabylie devait être la grande entreprise +de l'année suivante. Ce fut, sans doute, afin d'y habituer les +esprits qu'il toucha ce sujet dans son discours du 24 janvier 1845, +à la Chambre des députés; après y avoir rappelé l'impossibilité +de faire une «conquête à demi», et comment la «force des choses» +nous avait peu à peu amenés à «prendre tout le pays», il ajoutait: +«Nous serons donc contraints de prendre la Kabylie, non pas que +les populations soient inquiétantes, envahisseuses, hostiles; non, +elles défendent vigoureusement leur indépendance, quand on va chez +elles; elles n'attaquent pas. Mais ce territoire insoumis, au milieu +de l'Algérie obéissante, est d'un mauvais exemple pour les tribus +qui payent l'impôt et voient auprès d'elles des voisins qui ne le +payent pas. C'est un témoin vivant de notre impuissance, de notre +respect pour les gens forts, et cela diminue notre force morale. +C'est un refuge pour les mécontents de nos possessions; c'est là +qu'un lieutenant d'Abd el-Kader, Ben-Salem, s'est retiré et maintient +encore le drapeau de son maître; il pourrait sortir de là, quelque +jour, un gros embarras.» Et il concluait en répétant: «Nous serons +obligés de prendre la Kabylie un jour ou l'autre.» Sans contredire +sur le moment l'orateur, la Chambre ne se laissa pas convaincre; elle +demeurait manifestement opposée à toute opération importante contre +la Kabylie. Le ministère ne crut pas dès lors possible d'entrer dans +les vues du maréchal, et celui-ci quitta la France, en mars 1845, +sans avoir obtenu les renforts qui lui eussent été nécessaires pour +une telle entreprise. «J'ai renoncé à la grande expédition contre +les montagnes de Bougie, écrivait-il d'Alger, le 10 avril, à un de +ses amis. Le gouvernement s'en souciait peu, et ne voulait pas en +prendre la responsabilité; le public et les Chambres blâmaient. Pour +agir avec une entière prudence, il eût fallu des renforts qu'on ne +voulait pas me donner[457].» Et il ajoutait, non sans amertume, le +lendemain, dans une autre lettre: «Rassurez tous les grands généraux +et tous les grands politiques, je ne mordrai, cette année, que dans +un petit morceau du grand pâté du Djurdjura[458].» On le voit, +si le gouverneur était empêché de diriger contre la Kabylie une +attaque décisive, il ne renonçait pas entièrement à s'y montrer en +armes. Ce fut cette expédition limitée qui, retardée quelque temps +par les troubles du Duhra et du Sud oranais, s'accomplit enfin au +mois de juillet 1845. La chaleur ne permit pas de pousser loin les +opérations. Quelques tribus furent obligées de demander l'aman; mais, +au fond, rien ne fut changé à l'état de la Kabylie; elle demeurait +toujours indépendante. La grande conquête, rêvée par le maréchal, +restait toujours à faire. + +[Note 457: D'IDEVILLE, _Le Maréchal Bugeaud_, t. III, p. 4.] + +[Note 458: _Documents inédits._] + + +III + +À la fin de juillet 1845, les opérations militaires étaient +terminées, et la tranquillité semblait partout rétablie. L'alerte +avait été trop courte et trop localisée pour inquiéter beaucoup +l'opinion et y effacer l'impression de confiance produite par nos +succès de 1844. Mais plus on était disposé à croire l'Algérie +soumise, plus on se préoccupait d'y voir résoudre tous les problèmes +que soulevaient l'administration et la colonisation du territoire. +On était impatient d'«utiliser» la conquête, de trouver quelque +compensation aux lourds sacrifices faits jusqu'alors, par plusieurs à +contre-coeur, sacrifices qui, depuis 1840, ne montaient pas à moins +de cent millions par an. Le maréchal Bugeaud était souvent accusé de +négliger cette partie de sa tâche et de se donner trop exclusivement +à l'oeuvre guerrière. Sensible à ce reproche, il entreprit plusieurs +fois d'y répondre publiquement. «Quelques personnes, disait-il, le 4 +septembre 1845, aux notables d'Alger, auraient voulu que je restasse +habituellement au siège du gouvernement; on a été jusqu'à compter les +jours que j'ai été en expédition, et l'on m'a fait un reproche de +ce qu'ils dépassaient le temps de mon séjour à Alger. Eh bien, moi, +Messieurs, je m'en fais un titre d'honneur. Je persiste à croire de +toutes mes forces que je servais mieux les intérêts civils que si je +m'étais laissé absorber par les détails minutieux de l'administration... +Il fallait, avant tout, vous donner la sécurité. C'était le +premier de tous les besoins, la source de tous les progrès, et nous +ne pouvions la conserver qu'en portant la guerre jusqu'aux limites du +pays.» + +Le gouverneur prétendait d'ailleurs que, tout en dirigeant +cette guerre, il avait beaucoup fait pour l'organisation de la +colonie. Sur cette organisation, aussi bien que sur les choses +militaires, il paraissait avoir des idées personnelles arrêtées; +suivant son habitude, il les professait très haut, d'autant plus +haut qu'elles étaient plus contredites, et il travaillait avec +ardeur à les appliquer. Déjà nous avons vu ce qu'il avait fait +pour le gouvernement des indigènes, en développant et en réglant +l'institution fort utile des bureaux arabes[459]. Il avait +certainement moins fait pour la population civile. La goûtant peu, +ce qui se comprend quand on sait ce qu'elle valait alors, il n'était +pas pressé de la voir grossir. Toutefois, les Européens débarquaient, +chaque jour plus nombreux, en Algérie, et dès lors se posait cette +question: À quel régime les soumettre? Le maréchal avait une réponse +très simple. «L'armée est tout en Afrique, disait-il; comme elle +est tout, il n'y a de possible que le pouvoir militaire[460].» +Aucune tâche, selon lui, à laquelle l'armée ne pût suffire: les +soldats exécuteraient les travaux publics et prêteraient la main, +en cas de nécessité, aux travaux privés; les officiers serviraient +d'administrateurs et de magistrats; le commandant en chef exercerait +une sorte de dictature paternelle, usant, pour le bien de tous, du +personnel et du matériel dont il disposait en maître, trouvant dans +son omnipotence les moyens de résoudre promptement et facilement tous +les problèmes. À l'appui de sa thèse, le maréchal rappelait tout ce +que l'armée avait fait jusqu'alors pour les colons; comment elle +avait ouvert les routes, desséché les marais, irrigué les plaines, +exploité les carrières, donné l'impulsion à toutes les exploitations, +aidé le colon pauvre à transporter ses matériaux, à bâtir sa maison, +à défricher son terrain. Il opposait la simplicité et l'économie de +ce régime aux lentes et coûteuses complications d'une administration +civile. Ne pouvait-il pas aussi arguer, en faveur du personnel +militaire, d'une certaine supériorité morale? Tandis que l'élite de +l'armée demandait à servir en Afrique, l'administration civile n'y +envoyait alors le plus souvent que son rebut[461]. Que les immigrants +eussent des répugnances contre ce qu'ils appelaient le «régime du +sabre», le maréchal Bugeaud ne parvenait pas à le comprendre. Il +était convaincu que tout ce qui n'était pas hargneux ou brouillon +devait être satisfait de vivre sous une autorité si protectrice et +si bienfaisante. «Les populations, disait-il à la Chambre, dans son +grand discours du 24 janvier 1845, ne craignent pas autant qu'on veut +bien le dire le régime du sabre, et les choses qui les préoccupent le +plus, ce ne sont pas les garanties civiles, les libertés municipales, +mais bien la sécurité. La certitude de conserver sa tête, celles de +sa femme et de ses enfants, les récoltes qu'on a semées, passe avant +les théories libérales[462]. Je pourrais comparer les habitants qui +vivent sous le régime civil de la côte à des enfants mal élevés, et +ceux qui sont dans l'intérieur, sous le régime militaire, à des +enfants bien élevés. Les premiers crient, pleurent, se fâchent pour +la moindre contrariété. Les seconds obéissent sans mot dire.» En +cet endroit du discours, le _Moniteur_ constate l'«hilarité» de la +Chambre. Cette verve humoristique amusait en effet les auditeurs, +mais ne les convertissait pas. Bien au contraire, en heurtant ainsi +de front les préventions, l'orateur les fortifiait plus tôt. C'était +souvent l'effet des boutades un peu intempérantes auxquelles Bugeaud +se laissait aller dans la chaleur de la contradiction. Il était +tellement plein de ses idées qu'il ne se rendait pas compte du tort +que leur faisait une exposition trop franche et trop crue. + +[Note 459: Voir plus haut, t. V, chap. V, § XV.] + +[Note 460: _L'Algérie: Du moyen de conserver et d'utiliser cette +conquête_ (1842).] + +[Note 461: Le ministre de la guerre était obligé de reconnaître, +à la tribune, le 8 juin 1846, que trente et un employés de +l'administration civile en Algérie venaient d'être traduits devant +des conseils d'enquête comme suspects de malversations, que seize +avaient été révoqués et neuf traduits devant les tribunaux.] + +[Note 462: Le maréchal revenait souvent sur cette idée. Peu après, il +disait dans une de ses nombreuses brochures: «La première de toutes +les libertés, en Afrique, c'est la sécurité, c'est l'assurance de +conserver sa tête... On peut bien sacrifier à de tels avantages +quelques-unes de ses autres libertés; et, disons-le franchement, les +masses feront sans difficulté ce sacrifice, dont elles comprendront +l'importance parce que leur esprit droit et simple n'est pas troublé +par des théories contraires. Les théoriciens demanderont pour elles, +à grands cris, des libertés dont elles ne se préoccupent pas.»] + +Si peu de goût qu'il eût pour les fonctionnaires n'appartenant +pas à l'armée, le maréchal était cependant obligé de leur faire +une certaine part. Dès l'origine de l'occupation algérienne, le +gouvernement central avait institué, dans ces conditions et sous +des noms qui changèrent souvent, une administration civile, à côté +du commandement supérieur des forces militaires; c'était, dans sa +pensée, à la fois une garantie pour les colons et un moyen d'empêcher +le gouverneur général de devenir trop puissant. On avait même +tenté, un moment, d'établir à Alger une sorte de dualisme, d'après +lequel le chef de l'administration civile, à peu près indépendant +du gouverneur, eût relevé directement des ministres. Mais une telle +organisation n'était pas viable: des conflits se produisirent, à la +suite desquels l'administration civile fut de nouveau subordonnée au +commandement militaire, qui se trouva plus omnipotent que jamais. Le +rôle du gouvernement central était ainsi singulièrement effacé. Le +maréchal Valée, notamment, s'était soustrait presque complètement +à sa suprématie et à son contrôle. Le maréchal Soult, rentré au +ministère de la guerre, le 29 octobre 1840, voulut profiter du +remplacement du maréchal Valée par le général Bugeaud, pour rétablir +son autorité; mais le caractère du nouveau gouverneur ne se prêtait +guère à un rôle de subordonné: de là des heurts continuels. Par +l'effet de cette rivalité, le ministre se trouvait intéressé au +développement de l'administration civile. Tant que la guerre avait +été flagrante en Algérie, il n'avait pu être sérieusement question +de diminuer les pouvoirs du commandement militaire; mais, à la fin +de 1844 et au commencement de 1845, la conquête paraissant finie, on +jugea le moment venu de tenter quelque réforme dans ce sens. Pendant +son séjour en France, le gouverneur général apprit, non sans une +vive irritation, que, dans les bureaux du ministère de la guerre, +on avait préparé une ordonnance réorganisant toute l'administration +algérienne; elle créait notamment un directeur général des affaires +civiles, personnage considérable qui devait centraliser tous les +services et avoir la présidence du conseil d'administration avec +la signature quand le gouverneur serait en expédition. Le maréchal +Bugeaud se démena pour faire écarter ce projet et crut, un moment, +y avoir réussi: «Il paraît, écrivait-il, le 2 janvier 1845, à un +de ses amis, qu'on voulait, au ministère de la guerre, enlever +l'ordonnance sur l'Algérie sans consulter ni le cabinet ni moi... +On était convaincu, en vraies _mouches du coche_, que l'Algérie +ne pouvait vivre sans l'application de cette oeuvre si longuement +élaborée par lesdites _mouches_. À force de s'en occuper, on s'était +persuadé qu'il y avait urgence extrême, lorsqu'il n'y a pas même +utilité... Mais l'éveil a été donné à temps. Je sais que plusieurs +ministres doivent demander que ce travail de Pénélope soit revu au +conseil d'État. C'est un moyen dilatoire qui pourra bien devenir une +fin de non-recevoir[463].» Le projet ne fut pas abandonné, comme +s'en flattait le maréchal; il fut seulement atténué. Publiée le +15 avril 1845, la nouvelle ordonnance, «portant réorganisation de +l'administration générale et des provinces en Algérie», était une +transaction assez boiteuse entre les résistances du gouverneur et le +désir du ministre de développer les attributions du pouvoir civil. +Elle distinguait trois sortes de territoires: _civils_, _mixtes_ +et _arabes_. Les _territoires civils_ sont «ceux sur lesquels il +existe une population civile européenne assez nombreuse pour que +tous les services publics y soient ou puissent y être complètement +organisés»; l'administration y est civile. Les _territoires mixtes_ +sont «ceux sur lesquels la population civile européenne, encore peu +nombreuse, ne comporte pas une complète organisation des services +publics»; les autorités militaires y remplissent les fonctions +administratives, civiles et judiciaires. Quant aux territoires +arabes, ils sont administrés militairement, et les Européens n'y +sont admis qu'en vertu d'autorisations spéciales et personnelles. +Tout en laissant au gouverneur général des pouvoirs considérables et +prépondérants, l'ordonnance les précisait et les réglementait, avec +l'intention évidente de les limiter. À côté de lui, elle instituait +un conseil supérieur et un conseil du contentieux. Elle créait aussi +un directeur général des affaires civiles, comme le premier projet; +seulement, elle le subordonnait au gouverneur et ne lui donnait pas +le pouvoir de le remplacer en cas d'absence. En somme, le pur régime +militaire était maintenu dans les territoires mixtes et arabes, de +beaucoup les plus étendus. Quant à l'administration organisée dans +les territoires civils, elle était assez mal conçue, et le déplaisir +avec lequel le gouverneur général l'avait vu établir n'était pas fait +pour en faciliter le fonctionnement. Aussi les résultats devaient-ils +en être fort médiocres. Complication, tiraillement et impuissance, +tel était le triple caractère de cette organisation. + +[Note 463: D'IDEVILLE, t. II, p. 568.] + + +IV + +Quand on reprochait au maréchal Bugeaud de ne pas faire assez pour la +colonisation, il montrait quelle avait été, sous son gouvernement, la +progression rapide de l'immigration européenne. La population civile +de l'Algérie, qui n'était que de 25,000 âmes en 1840, s'élevait +à 96,000 en 1845. Ces chiffres semblaient une réponse décisive. +Cependant, quand on les analysait, ils n'étaient pas aussi concluants +qu'ils en avaient l'air. Presque toute cette population s'était +fixée dans les villes: la plus grande partie à Alger, devenu un +centre important d'affaires et même de spéculations assez suspectes; +une autre partie dans les villes de la côte ou de l'intérieur. +C'était chose curieuse de voir, partout où s'installaient nos +troupes, arriver aussitôt à leur suite une bande de _mercanti_, des +cabaretiers surtout, quelques ouvriers d'état, des manoeuvres, des +maraîchers, en un mot, tous ceux qui espéraient vivre de l'armée; +parmi eux, un assez grand nombre d'étrangers, notamment des Maltais +ou des Espagnols. Des villes absolument nouvelles, comme Orléansville +ou Ténès, se trouvèrent ainsi peuplées, en quelques mois, +d'habitants, à la vérité, fort mélangés: première alluvion, souvent +un peu boueuse, qui forme comme le sous-sol de toutes les colonies à +leur début. De ce côté, il n'y avait qu'à laisser faire: nul besoin +d'activer artificiellement l'immigration. Mais était-ce tout ce qu'il +fallait à l'Algérie? L'instinct public s'était promptement rendu +compte que ce dont la colonie avait le plus besoin, ce n'était pas +de trafiquants, ni même d'ouvriers d'état; nous ne pouvions utiliser +notre conquête qu'en y implantant des agriculteurs. + +D'ordinaire, quand une nation entreprend une colonie de peuplement +agricole, elle le fait dans un pays où, ne rencontrant devant elle +qu'une population clairsemée, inférieure, aisément refoulable, +elle est assurée de trouver beaucoup de terres, sinon vacantes, du +moins d'une appropriation facile; tels, par exemple, le Canada et +l'Australie. Rien de pareil en Algérie. Les Arabes détenaient le sol, +et ils étaient trop nombreux, trop énergiques, pour qu'on songeât à +les supprimer ou à les déposséder; trop fiers, trop orgueilleux, trop +dressés au mépris des autres races, pour que les Européens pussent +leur en imposer par le prestige d'une civilisation supérieure. À +défaut de terres à occuper, en trouvait-on à acheter? Pour la plus +grande partie du sol, la propriété collective des tribus empêchait +les achats individuels; quant aux domaines assez rares appartenant à +des particuliers, l'incertitude des titres de propriété était faite +pour décourager tout acquéreur tant soit peu soucieux d'avoir une +possession stable et sûre. Au cas où l'on parviendrait à surmonter +ces obstacles, les terres du moins seraient-elles d'une exploitation +facile et rapidement avantageuse? L'Algérie, autrefois l'un des +greniers de Rome, avait été, depuis, stérilisée par l'occupation +arabe. Nous ne pouvions lui rendre quelque chose de son ancienne +fécondité qu'au prix d'un défrichement pénible dont il ne fallait +pas espérer recueillir les bénéfices avant plusieurs années. Si l'on +ajoute que le paysan français, par l'effet de notre organisation +sociale et économique, était moins que tout autre disposé à +émigrer, on se rendra compte que jamais colonisation ne s'était +présentée dans des conditions aussi difficiles. On ne comprendrait +même pas qu'elle eût été entreprise, si l'on ne se rappelait ce +qu'il y avait eu d'accidentel, d'imprévu dans l'origine de cette +conquête. Seul le point d'honneur, et non l'espérance d'un profit +agricole ou commercial, avait déterminé la France d'abord à aller +en Afrique, ensuite à y rester. Tout avait été peu à peu imposé par +les circonstances; rien n'avait été le résultat d'un plan prémédité. +C'était, la conquête faite, et faite, en quelque sorte, malgré +soi, qu'il avait fallu chercher les moyens de l'utiliser. Est-il +surprenant qu'on ait tâtonné et qu'on ait commencé par faire plus +d'une école? + +Dans les premières années de l'occupation, le gouvernement, qui ne +savait même pas bien alors s'il garderait l'Algérie, ou du moins +ce qu'il en garderait, ne s'était pas sérieusement préoccupé d'y +installer des colons. Malgré tout, il s'était produit un certain +courant d'immigration auquel la pacification apparente, suite du +traité de la Tafna, avait imprimé quelque activité. Des colons, venus +la plupart spontanément, s'étaient établis à peu de distance d'Alger, +dans la Métidja, sur des terres qu'ils avaient acquises de Maures +qui, malheureusement, n'en étaient pas toujours bien régulièrement +propriétaires. Ce sont ces exploitations, dont quelques-unes +étaient devenues promptement assez florissantes, qu'Abd el-Kader +dévasta en 1839, quand il rouvrit soudainement les hostilités et +pénétra jusqu'aux portes d'Alger, sans que le maréchal Valée pût +l'arrêter. Dans cette année néfaste, les colons, mal protégés, ne +virent pas seulement détruire leurs fermes; leur confiance aussi fut +détruite. Les fermes auraient pu être facilement reconstruites, et +quelques-unes le furent en effet; la confiance était beaucoup plus +difficile à rétablir. + +Au début du gouvernement du général Bugeaud, il n'y eut place +que pour la guerre. Mais à peine nos troupes eurent-elles un peu +refoulé Abd el-Kader et élargi le cercle des territoires soumis, +que la question de colonisation se trouva de nouveau posée. Il ne +semblait plus désormais qu'on pût attendre quelque chose d'efficace +de l'initiative privée, découragée par l'échec de sa précédente +tentative. C'était d'ailleurs l'idée alors régnante dans tous +les pouvoirs publics,--civils ou militaires, métropolitains ou +coloniaux,--qu'étant données les conditions de l'Algérie et les +moeurs du cultivateur français, l'immigration agricole serait +nulle et impuissante, si l'État ne lui tendait la main et ne se +chargeait de lever lui-même une bonne partie des difficultés. De +là le système de colonisation exclusivement administrative qui +prévalut. L'État déterminait les zones où les Européens pouvaient +s'installer sans embarras pour lui, sans péril pour eux, et les +points où il convenait de créer des villages. Il se procurait aussi +les terres qui pouvaient être livrées aux particuliers et qu'il +leur garantissait être à l'abri de toute revendication; il en +avait d'ailleurs une certaine quantité immédiatement disponible; +c'étaient celles de l'ancien domaine beylical dont il était devenu +propriétaire par l'effet de la conquête. Au lieu d'appeler pour +ces terres des acheteurs qu'il croyait introuvables ou dont il se +défiait, il les offrait en concessions gratuites, et souvent même +promettait en outre une certaine aide pour l'installation et la mise +en train de l'exploitation. Par contre, il se réservait de choisir +ceux qu'il admettrait, et leur imposait, pour assurer la mise en +valeur des terrains, des conditions fort compliquées. Jusqu'à ce que +ces conditions fussent accomplies, les concessionnaires n'étaient +que des détenteurs à titre provisoire et précaire, placés sous la +surveillance incessante et en quelque sorte sous la tutelle de +l'administration, tutelle aussi gênante à subir que lourde à exercer. + +Ainsi furent créés, de 1842 à 1845, principalement aux environs +d'Alger, dans le massif du Sahel et dans la plaine de la Métidja, une +trentaine de villages. À la fin de 1844, on comptait 1,765 familles +concessionnaires, dont 133 avaient rempli les conditions imposées +et reçu leurs titres définitifs; les dépenses effectuées par ces +133 familles étaient évaluées à 1,020,940 francs. Environ 100,000 +hectares avaient été distribués; la plupart, il est vrai, étaient +encore en friche. Chaque année, le nombre des demandes de concessions +augmentait: il dépassait 2,000 en 1845. Jamais on n'avait fait +autant, ni procédé si méthodiquement pour la colonisation rurale. +Mais, s'il y avait un progrès notable par rapport à ce qui avait +précédé, le résultat, en soi, était encore bien maigre. Qu'était-ce +que cette poignée de cultivateurs ou prétendus tels, comparés aux +90,000 Européens déjà établis, à cette même époque, dans Alger et +dans les autres villes de la colonie? Qu'était-ce, surtout, que +les quelques milliers d'hectares cultivés, par rapport à l'immense +territoire qu'il s'agissait de mettre en valeur? Au moins, le +peu qu'on avait fait était-il bien fait? Arrivés plein d'espoir, +d'illusion, les colons s'étaient aussitôt trouvés aux prises avec +les difficultés d'un défrichement singulièrement pénible, coûteux et +malsain. Le Sahel, notamment, où avaient été installés la plupart +des concessionnaires, était alors une lande sauvage, aride, désolée, +couverte de ces terribles palmiers nains dont l'extraction était +faite pour user tous les outils et lasser tous les courages; il +avait été laissé tout à fait inculte par les Arabes, peu soucieux du +voisinage des Turcs d'Alger. L'emplacement des nouveaux villages, +fixé par des considérations purement stratégiques, n'assurait trop +souvent au colon ni eau potable pour sauvegarder sa santé, ni routes +pour aller vendre les produits de son exploitation. Le sol de la +Métidja, plus facile et plus fertile que celui du Sahel, n'était +pas moins meurtrier quand on le remuait pour la première fois. +Combien de villages où périrent, en peu d'années, plusieurs couches +de colons! Boufarik, par exemple, aujourd'hui l'un des points les +plus sains et les plus charmants de cette plaine, était alors un +foyer de miasmes si pestilentiels qu'une sorte d'épouvante avait fini +par s'attacher à son nom. Pour surmonter tant d'obstacles, il eût +fallu chez les immigrants beaucoup d'énergie morale et de ressources +matérielles. Or, c'est précisément ce qui manquait au personnel +qu'attirait la gratuité des concessions et que ne rebutait pas la +tutelle administrative. Ce personnel était généralement pauvre, +maladroit, de nature un peu mendiante et geignante, attendant tout +de l'administration dont il se savait le pupille, s'en prenant à +elle de chacune de ses déceptions, prompt à se dégoûter d'une terre +qu'il n'avait pas payée de ses deniers, sur laquelle il n'exerçait +pas les droits et pour laquelle il n'éprouvait pas les sentiments du +propriétaire. En somme, la plupart des villages, sauf quelques-uns +par hasard mieux placés que les autres, avaient peu réussi, certains +d'entre eux offraient même un spectacle lamentable. L'abbé Landmann +écrivait, après les avoir visités, à la fin de 1844: «Je n'ai +trouvé presque partout que découragement et misère profonde[464].» +Les commissions des crédits à la Chambre des députés, volontiers +maussades pour tout ce qui regardait l'Algérie, constataient ces +échecs et s'en faisaient un grief. + +[Note 464: _Mémoire sur la colonisation de l'Algérie_ (1845).] + + +V + +Au milieu de tant d'entreprises de colonisation avortées ou tout au +moins incertaines, un fait se détache, qui est, au contraire, un +succès: c'est la fondation de la Trappe de Staouëli, renouvelant, +en plein dix-neuvième siècle, les merveilles des grands couvents +défricheurs du commencement du moyen âge[465]. L'idée première en +était venue à M. de Corcelle, en 1841, au retour d'un voyage en +Afrique, dont j'ai déjà eu occasion de parler, et qui avait été +l'origine de sa liaison avec le général Bugeaud[466]. Il avait +rapporté de ce voyage la conviction que la colonie ne pouvait +réussir qu'en devenant chrétienne et agricole. N'était-ce pas +répondre directement à ce double besoin que d'y établir des moines +qui se trouvaient être en même temps des cultivateurs? Voisin des +Trappistes, dans le département de l'Orne, M. de Corcelle les +avait vus à l'oeuvre et savait ce dont ils étaient capables. Il +exposa son projet dans un mémoire adressé au gouvernement; après y +avoir montré combien il importait de rendre l'Algérie catholique, +pour qu'elle demeurât française, il ajoutait: «Sous ce rapport, +l'introduction d'une congrégation religieuse dans les cultures de +l'Algérie serait assurément très salutaire. Les Trappistes, par +exemple, apporteraient là une expérience agricole fort précieuse +et surtout des exemples de sainteté de nature à émouvoir vivement +l'imagination des indigènes...» Si nouvelle qu'une pareille idée +fût pour le maréchal Soult, il la prit tout de suite à coeur. À tel +de ses collègues qui s'effarouchait de voir le gouvernement protéger +des congréganistes: «Ce ne sont pas des congréganistes, répondait-il, +que j'envoie à Alger, ce sont des colons de la meilleure espèce, des +colons qui ne parlent pas, mais qui agissent.» L'adhésion du ministre +de la guerre ne suffisait pas; il fallait aussi celle du gouverneur +général de l'Algérie. M. de Corcelle lui écrivit à ce sujet. «Essayez +mes Trappistes, lui disait-il; je vous supplie d'introduire cette +goutte de sainteté dans la caverne africaine.» Le général Bugeaud, +alors très engoué d'un projet de colonisation au moyen de soldats +mariés, projet sur lequel j'aurai à revenir, ne fut pas d'abord sans +prévention contre les «célibataires» qu'on lui proposait; toutefois, +il se rendit vite et promit son concours. + +[Note 465: Pour tout ce qui a trait à cette fondation, je me suis +servi principalement de la _Vie de dom François Régis_, par l'abbé +BERSANGE.] + +[Note 466: Voir plus haut, t. V, p. 350.] + +Ainsi approuvée par les deux chefs supérieurs, à Paris et à Alger, +il semblait que la fondation ne dût plus rencontrer d'obstacles +administratifs. Mais il fallut compter avec l'indifférence +nonchalante ou même avec la malveillance tracassière des bureaux +et des sous-ordres; il fallut compter aussi avec la timidité d'un +gouvernement qui hésitait à braver les préjugés alors ravivés +contre les congrégations par les controverses sur la liberté de +l'enseignement. Le maréchal Soult lui-même, tout en persistant à +protester de sa bonne volonté personnelle, expliquait aux Trappistes +qu'il craignait, en se montrant trop favorable, «d'ameuter contre eux +les aboyeurs de la Chambre». De là des difficultés qui retardèrent +pendant longtemps la solution et firent même parfois douter qu'on pût +jamais aboutir. Cependant, le zèle de M. de Corcelle et de quelques +autres personnes qui s'intéressaient à son projet finit par obtenir +du ministre de la guerre l'ordre exprès de «terminer cette affaire, +tout obstacle cessant», et l'acte de concession fut signé le 18 +juillet 1843. + +Les religieux se mirent aussitôt à l'oeuvre. Les débuts furent très +durs. Staouëli était situé dans le Sahel, et l'on sait combien le +défrichement y était pénible et meurtrier. Tous les moines furent +frappés par la fièvre, sur ce champ de bataille qu'aucun d'eux ne +songea à déserter. Avant l'expiration de la première année, dix +étaient morts, dont sept en trois mois. En même temps, l'argent +manquait: pour une cause ou pour une autre, des subventions promises +soit par le gouvernement, soit par des couvents de France, firent +défaut. Plusieurs fois, on put croire qu'il faudrait interrompre les +travaux. + +La jeune Trappe avait heureusement à sa tête l'homme le mieux fait +pour triompher de ces obstacles. C'était dom François Régis, nature +vaillante entre toutes, l'un de ces capitaines qui savent obtenir +de leurs soldats des prodiges d'héroïsme. Aux plus rudes moments, +quand tous les religieux et lui-même étaient brisés par la maladie, +il donnait l'exemple d'une énergie invincible: «Allons, mon frère, +disait-il à chacun de ses compagnons, un peu de coeur! C'est pour le +bon Dieu!» Si mal que les choses parussent aller, si anxieux qu'il +fût lui-même au fond, il n'admettait pas qu'on se laissât gagner +par la tristesse; il voulait qu'on «mangeât joyeusement le pain de +chaque jour». Ce n'était pas un de ces moines dont la vue se borne +aux murs de leur couvent. Bien que très vertueux et très avancé dans +la vie intérieure, il savait regarder au dehors et s'y créer des +appuis. Au premier besoin, botté et éperonné, il montait à cheval +et galopait jusqu'à Alger, ou même, dans les grands périls, il +n'hésitait pas à traverser la mer et à parcourir la France. Caractère +indépendant et fier, très franc et parfois presque brusque d'allure, +il était cependant un solliciteur incomparable; il avait le don +d'aplanir les difficultés, de gagner les bonnes grâces, de vaincre +les résistances. Tous ceux auxquels il avait ainsi affaire, depuis +les employés de bureau et les simples soldats jusqu'aux généraux et +aux ministres, étaient surpris et charmés de trouver dans ce moine +austère une parole vive, prompte aux saillies d'un accent toujours +généreux, une droiture ouverte, une belle humeur affable, une sorte +de familiarité cordiale qui laissait cependant intacts le caractère +et la dignité du religieux. Les militaires surtout étaient absolument +conquis. + +Au premier rang des amis que s'était ainsi faits l'abbé de Staouëli, +il convient de nommer le maréchal Bugeaud. Rien ne subsistait +plus de ses préventions premières. «Quand vous aurez de grosses +difficultés, avait-il dit à dom François Régis, venez me trouver.» +L'abbé ne manquait pas de le faire. Qu'il fallût écarter quelque +obstacle administratif ou triompher des hésitations d'un évêque, il +trouvait toujours le gouverneur général prêt à lui venir en aide. +Mêmes sentiments chez les autres chefs militaires, par exemple chez +le général de La Moricière, plusieurs fois gouverneur par intérim. +Le duc d'Aumale témoigna aussi sa sympathie au religieux et eut +même occasion de lui donner un conseil dont la précoce maturité +le frappa vivement: c'était en novembre 1843, à un moment où tout +semblait se réunir pour faire échouer l'entreprise. Dom François +Régis avait laissé voir au duc quelque velléité de transporter au +moins partiellement ses efforts sur un terrain plus favorable. +«Sera-ce au religieux de la Trappe, répondit le jeune prince, alors +seulement âgé de vingt-deux ans, qu'il faudra prêcher la patience +et la persévérance? Vous datez d'hier, et vous voulez déjà avoir +réussi. C'est trop tôt vous décourager... Soyez ici constants, +comme vous l'êtes ailleurs; soyez-le plus qu'ailleurs, et vous +réussirez.» Ces amis de haut rang n'étaient pas les seuls que se fût +acquis le vaillant et aimable abbé; il en compta beaucoup d'autres, +plus humbles, mais non moins dévoués ni moins efficaces, parmi les +officiers de divers grades qui se trouvaient, par leurs fonctions, en +rapport avec la Trappe[467]. + +[Note 467: Citons entre autres le colonel Marengo, fort mêlé alors +aux entreprises de colonisation. On racontait ainsi l'origine +de son nom; le Premier consul, l'ayant remarqué à Marengo, où +il était simple soldat, l'avait fait sortir des rangs: «Comment +t'appelles-tu?--Mon général, c'est à peine si j'ose vous le dire, je +m'appelle Capon.--Tu te nommeras désormais Marengo», avait répondu +Bonaparte. Le colonel Marengo demanda aux Trappistes, auxquels il +avait montré tant de dévouement, d'être enterré dans leur cimetière.] + +Ainsi secondée, la courageuse persévérance des Trappistes finit +par surmonter les obstacles devant lesquels succombaient, autour +d'eux, tant d'immigrants européens. En 1845, deux ans après leur +installation, la meurtrière bataille qu'ils livraient au sol, bien +que non complètement terminée[468], pouvait être considérée comme +d'ores et déjà gagnée. Les résultats acquis étaient considérables: +les bâtiments essentiels étaient construits, l'exploitation en +train, et une grande étendue de terrain mise en culture. Cette +transformation faisait l'étonnement des visiteurs, chaque jour plus +nombreux. Staouëli devenait l'une des principales curiosités de +l'Algérie. Le maréchal Bugeaud voulut en juger par lui-même. Le 14 +août 1845, il arriva à l'improviste au monastère, visita tout en +détail, mêla quelques conseils à beaucoup d'éloges et s'en retourna +le soir, plein d'admiration pour un travail si fécond et pour une +si héroïque austérité. Peu de jours après, le _Moniteur algérien_ +racontait la visite du maréchal et faisait connaître sa satisfaction. +Dans le succès des Trappistes, il y avait plus que le résultat +matériel; il y avait, pour les autres colons, un exemple instructif +et consolant, un voisinage bienfaisant, et surtout la prédication +chrétienne qui agit le plus, celle de la vertu en action. Les Arabes +n'étaient pas les derniers à en être frappés et à témoigner de leur +respect pour les nouveaux «marabouts». La «goutte de sainteté», +demandée par M. de Corcelle, commençait à faire sentir son effet. + +[Note 468: Par exemple, dans l'hiver 1846-1847, onze religieux +succombèrent en quelques mois.] + +Le maréchal Bugeaud n'était pas homme à s'en effaroucher: bien au +contraire. Il comprenait de quel secours pouvait être pour son oeuvre +l'action catholique. D'autres religieux que les Trappistes eurent +aussi à se louer de lui. Les Jésuites avaient été des premiers à +suivre notre armée à Alger. L'un d'eux, le P. Brumauld, fonda, aux +portes de la ville, un orphelinat dont le gouvernement prisait très +haut les services et qu'il subventionnait. Le maréchal, cependant, +n'avait pas été, à l'origine, sans partager un peu les préjugés +alors régnant contre la Compagnie de Jésus. Un jour qu'il la +traitait assez mal en paroles, devant ses aides de camp, l'un d'eux +l'interrompit: «Nous vous avons pourtant entendu dire beaucoup de +bien du P. Brumauld.--Ah! mais, oui.--Eh bien! le P. Brumauld est +un Jésuite.--Un Jésuite, le P. Brumauld?--Assurément.» Déconcerté, +le maréchal garda un moment le silence, puis s'écria: «Fût-il le +diable, il fait le bien.» C'était un des traits de son caractère, +de ne pas fermer les yeux à la vérité. Aussi, peu après, irrité +de voir le _Journal des Débats_ s'associer à la violente campagne +alors ouverte contre les Jésuites, il lui adressa d'Alger, le 24 +juin 1843, la lettre suivante: «J'ai été peiné de l'article sur les +Jésuites que j'ai lu dans votre numéro du 13 juin. Vous savez bien +que je ne suis ni Jésuite ni bigot; mais je suis humain et j'aime à +faire jouir tous mes concitoyens, quels qu'ils soient, de la somme de +liberté dont je veux jouir moi-même. Je ne puis vraiment m'expliquer +la terreur qu'inspirent les Jésuites à certains membres de nos +assemblées... Quant à moi, qui cherche, par tous les moyens, à mener +à bonne fin la mission difficile que mon pays m'a confiée, comment +prendrais-je ombrage des Jésuites, qui, jusqu'ici, ont donné de si +grandes preuves de charité et de dévouement aux pauvres émigrants +qui viennent en Algérie, croyant y trouver une terre promise, et +qui n'y rencontrent, tout d'abord, que déceptions, maladies et +souvent la mort? Eh bien! oui, ce sont les Soeurs de Saint-Joseph +et les Jésuites qui m'ont puissamment aidé à secourir ces affreuses +misères que l'administration, avec toutes les ressources dont elle +dispose, est complètement insuffisante à soulager. Les Soeurs de +Charité ont soigné les malades qui ne trouvaient plus de place dans +les hôpitaux et se sont chargées des orphelines. Les Jésuites ont +adopté les orphelins. Le P. Brumauld, leur supérieur, a acquis, +moyennant 120,000 francs, une vaste maison de campagne entourée +de 150 hectares de terre cultivable, et là, il a recueilli plus +de 130 orphelins européens qui, sous la direction de différents +professeurs, apprennent les métiers de laboureur, jardinier, +charpentier, menuisier, maçon. Il sortira de là des hommes utiles à +la colonisation, au lieu de vagabonds dangereux qu'ils eussent été. +Sans doute, les Jésuites apprendront à leurs orphelins à aimer Dieu. +Est-ce un si grand mal? Tous mes soldats, à de rares exceptions près, +croient en Dieu, et je vous affirme qu'ils ne s'en battent pas avec +moins de courage... Pour moi, gouverneur de l'Algérie, je demande +à conserver _mes_ Jésuites, parce que, je vous le répète, ils ne me +portent nullement ombrage et qu'ils concourent efficacement au succès +de ma mission. Que ceux qui veulent les chasser nous offrent donc les +moyens de remplacer les soins gratuits et la charité de ces terribles +fils de Loyola. Mais je les connais; ils déclameront et ne feront +rien que grever le budget colonial, sur lequel ils commenceront par +prélever leurs bons traitements, tandis que les Jésuites ne nous ont +rien demandé que la tolérance[469].» Six ans plus tard, au moment +de la mort du maréchal Bugeaud, le P. Brumauld l'appellera «son +plus grand bienfaiteur, son père, le grand-père bien-aimé de ses +orphelins[470]». + +[Note 469: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 310.] + +[Note 470: _Ibid._, p. 311.] + +Cette attitude du maréchal contrastait heureusement avec +l'indifférence que, dans les premières années de l'occupation, les +autorités algériennes avaient témoignée pour les choses religieuses. +C'est qu'en effet, sous ce rapport, la situation s'était améliorée. +La part du culte catholique, dans le budget de la colonie, +originairement de 9,000 francs, atteignait maintenant 150,000 francs. +Grâce à la création de l'évêché d'Alger en 1838, la vie chrétienne, +nulle jusqu'alors, s'était développée. Au lieu des rares prêtres et +des trois ou quatre chapelles misérables que Mgr Dupuch avait trouvés +en Algérie, quand il avait pris possession de son siège épiscopal, on +comptait, en 1845, dans le nouveau diocèse, 91 prêtres, 60 églises +ou chapelles, un séminaire, plusieurs établissements hospitaliers +ou scolaires fondés par des congrégations, des associations de +piété et de charité. Toutefois, celui qui mesurait l'étendue des +besoins était plus frappé encore de ce qui manquait. Cent cinquante +mille francs pour le culte catholique, sur un budget total de cent +trente millions, n'était-ce pas une proportion misérable, dans un +pays où tout était à créer? Que de lieux où les immigrants et les +soldats étaient absolument sans secours religieux! Dans la plupart +des villages qu'elle avait établis, l'administration ne s'était pas +inquiétée de bâtir une église. Les visiteurs recueillaient, à ce +propos, de la bouche des colons, plus d'une plainte. «Point d'église, +point d'école! disait l'un d'eux; nous sommes comme des animaux. Si +nous avions une chapelle, une clochette, on pourrait se rappeler +comment on a été élevé[471].» L'administration ne se bornait pas à +ne pas faire; par routine tracassière et ombrageuse, elle gênait +la libre initiative du clergé. Malheureusement, le premier évêque, +Mgr Dupuch, n'avait pas autant d'esprit de conduite que de zèle, de +prudence que de générosité. Sa charité téméraire et imprévoyante le +fit tomber dans des embarras pénibles et compromettants. Aux prises +avec quatre cent mille francs de dettes qu'il ne pouvait payer, il se +vit réduit à donner sa démission, vers la fin de 1845. Il ne le fit +pas sans élever la voix contre le gouvernement, auquel il reprochait +de ne l'avoir pas soutenu et même de l'avoir entravé. Son successeur, +Mgr Pavy, eut son zèle avec plus de sagesse. Le maréchal Bugeaud le +prit tout de suite fort en gré. «Tenez, monseigneur, lui dit-il un +jour brusquement, si vous n'étiez évêque, je vous voudrais soldat! +Près de moi, sur un champ de bataille, quel bon général vous feriez!» +L'évêque allait-il visiter, dans une de ses tournées pastorales, +quelques-uns des villages créés par l'administration, le gouverneur +se hâtait de l'en remercier. «C'est ainsi, lui écrivait-il, que +l'on console et que l'on encourage les exilés de la patrie, en leur +montrant des sentiments paternels, en même temps qu'on leur offre +les secours de la religion[472].» À Paris également, il était, dans +le gouvernement, des esprits assez clairvoyants et élevés pour +comprendre combien la religion était nécessaire en Algérie, et +pour se rendre compte que, sous ce rapport, il y avait beaucoup à +réparer. «Cette année, pour la première fois, écrivait M. Guizot à M. +Rossi, le 8 mars 1846, je vais prendre à mon compte cette question +de l'Algérie, si grande et si lourde. J'attache à l'établissement +religieux beaucoup d'importance; je crois qu'il en acquerra beaucoup, +et cela me plaît personnellement de ressusciter le christianisme en +Afrique[473].» + +[Note 471: Récit de M. de Bussière. (_Revue des Deux Mondes_ du 1er +novembre 1853, p. 497.)--Le général de La Moricière demandait aux +colons du Sig pourquoi leur village ne grandissait pas: «Ce qui nous +manque, lui répondit une bonne femme, c'est de ne pas entendre le son +des cloches.» (_Le général de La Moricière_, par M. KELLER, t. II, p. +30.)] + +[Note 472: D'IDEVILLE, t. III, p. 308 et 309.] + +[Note 473: _Documents inédits._] + + +VI + +Staouëli montrait ce qu'avec beaucoup d'énergie et de persévérance on +pouvait faire du sol algérien. L'enseignement venait fort à propos, +en présence du découragement que tant d'autres insuccès devaient +produire. Toutefois, les conditions de cette entreprise monacale +étaient trop exceptionnelles pour qu'on y trouvât la solution, +jusqu'alors vainement cherchée, du problème de la colonisation +algérienne. Où était donc cette solution? Le maréchal Bugeaud croyait +le savoir. Il avait un système à lui qu'il jugeait le seul capable +de lever toutes les difficultés et dont il attendait des merveilles. +Convaincu que les échecs subis venaient de ce qu'on avait eu affaire +à des colons civils, «cohue désordonnée, sans force d'ensemble, +parce qu'elle était sans discipline», il voulait faire appel à la +«colonisation militaire»: application nouvelle du principe posé par +lui que «l'armée était tout en Algérie». À l'entendre, on pouvait +trouver facilement, chaque année, parmi les soldats devant encore +trois ans de service, un grand nombre d'hommes disposés à s'établir +en Afrique. Un congé leur serait accordé pour aller chercher +femme en France. L'État leur fournirait le sol, les matériaux, +les instruments, le bétail. Dans chaque village, tout devait être +possédé en commun jusqu'à l'expiration des trois ans. Embrigadés, +commandés, soumis à la discipline militaire, les hommes continuaient, +pendant ces trois ans, à faire partie de l'armée: il n'y avait de +changé que leur mode de service. Dans les saisons où la culture ne +les occuperait pas, ils seraient employés aux travaux publics. En +cas de guerre, ils se trouveraient tout organisés et encadrés pour +faire face au péril. À l'expiration des trois ans, on procéderait +à la liquidation de la communauté: l'État se ferait rembourser de +ses avances; le surplus serait divisé en autant de lots que de +copartageants, et les lots tirés au sort. Le maréchal estimait qu'en +quelques années on établirait ainsi un grand nombre de familles, +composées d'éléments énergiques et disciplinés, dont la présence +assurerait la soumission de la colonie en même temps que la culture +du sol, et permettrait de réduire de moitié l'armée d'occupation. Par +là donc, il prétendait résoudre, à la fois, le problème agricole et +le problème militaire. + +Il y avait longtemps que le maréchal Bugeaud rêvait de ce mode de +colonisation. Avant de commander à Alger, en 1838, il avait fait +paraître une brochure intitulée: _De l'établissement de légions +de colons militaires dans les possessions françaises du nord de +l'Afrique, suivi d'un projet d'ordonnance adressé au gouvernement +et aux Chambres_. Une fois gouverneur général, il ne manqua pas +une occasion de revenir sur sa thèse favorite. Discours à la +Chambre, mémoires au ministre, toasts dans les banquets, brochures, +articles de journaux, correspondance avec les personnages influents, +tout était employé par lui pour tâcher de gagner à ses idées le +gouvernement et l'opinion. Dans l'ardeur de sa conviction, il ne +craignait pas de proposer tout de suite une opération gigantesque, +l'établissement, chaque année, de dix mille soldats colons, soit, +en dix ans, de cent mille familles. Il n'évaluait pas la dépense +à moins de 350 millions et reconnaissait même bientôt qu'elle +pourrait s'élever au double. Il faisait entrevoir, à la vérité, +comme compensation à cette charge, une réduction prochaine de +l'armée d'Afrique, soit une économie annuelle de 40 millions. Quant +à la colonisation civile, il se défendait de vouloir la supprimer +entièrement, et lui laissait, sur la côte, une bande de terrain large +de douze à quinze lieues: c'était au delà, dans l'intérieur des +terres, qu'il entendait placer ses villages de soldats. + +En attendant une mesure générale que seuls les pouvoirs publics +avaient qualité pour décréter, le maréchal, de sa propre autorité, +avait fait un très petit essai de son système. En 1842 et 1843, +il avait fondé trois villages militaires, deux dans le Sahel, un +dans la Métidja. Sur sa demande, le maire de Toulon s'était occupé +de trouver des femmes pour les soldats colons, et ceux-ci étaient +allés en France se marier, comme ils eussent accompli toute autre +corvée commandée: la chose prêta à rire, et il ne paraît pas qu'une +fois la dot mangée, les époux aient fait bien bon ménage. Ce ne +fut pas le seul déboire du maréchal. Au bout de peu de temps, les +colons, absolument dégoûtés du travail en commun et de la propriété +collective, le supplièrent de les «désassocier[474]». En 1845, sur +les trois villages, deux étaient aussi misérables que les villages +civils voisins: c'étaient ceux du Sahel; seul, celui qui était dans +la Métidja devait à l'avantage de sa situation d'être assez prospère. + +[Note 474: Plus tard, en 1849, le maréchal Bugeaud a raconté lui-même +plaisamment l'essai malheureux qu'il avait fait de la propriété +collective, et il s'en est servi comme d'un argument contre les +socialistes et les communistes.] + +Rien donc, dans ces premiers résultats, qui pût détruire les +préventions existant contre le système du maréchal Bugeaud. On +faisait remarquer que des mariages accomplis comme une manoeuvre de +champ de Mars n'étaient pas une façon bien sérieuse de constituer +les familles, condition première de toute bonne colonisation. On +demandait ce que deviendrait la sujétion disciplinaire sur laquelle +le maréchal fondait tout son système, lorsque, au bout de trois ans, +les soldats seraient libérés et redeviendraient des citoyens comme +les autres. Enfin, on insistait sur l'énormité des frais, et la +franchise peu adroite avec laquelle le maréchal avait tout de suite +parlé d'une dépense de plus de 300 millions, donnait beau jeu à ses +adversaires. Ce n'était pas la Chambre qui se montrait le moins +hostile. Les commissions des crédits se prononcèrent à plusieurs +reprises dans leurs rapports contre toute opération de ce genre[475]. +Quant au cabinet, il répugnait visiblement à s'engager dans cette +voie. Le maréchal Soult ne cachait pas qu'il y était opposé. M. +Guizot, d'ordinaire le principal soutien du maréchal Bugeaud dans +les conseils du gouvernement, ne croyait pas pouvoir proposer à ses +collègues plus qu'un essai limité et peu coûteux; encore n'était-il +pas sûr de l'obtenir et le demandait-il moins par goût pour la +colonisation militaire que par égard pour son promoteur. + +[Note 475: Voir notamment le rapport de M. Vatout, du 13 mai 1843, et +celui de M. Magne, du 16 mai 1845.] + +Le gouverneur général n'était pas homme à reculer devant des +oppositions, si nombreuses qu'elles fussent. Il se montrait, au +contraire, chaque jour plus confiant dans son idée. Le ministère +se refusant ou hésitant à se mettre en mouvement, il tenta de +l'entraîner, en prenant audacieusement les devants. Le 9 août 1845, +il adressa cette circulaire à tous les généraux sous ses ordres: +«Général, j'ai lieu de regarder comme très prochain le moment où +nous serons autorisés à entreprendre un peu en grand les essais de +colonisation militaire. Les conditions sont détaillées ci-après. +Invitez MM. les chefs de corps à les faire connaître à leurs +subordonnés et à vous adresser, aussitôt qu'il se pourra, l'état des +officiers, sous-officiers et soldats qui désirent faire partie des +colonies militaires.» Suivait une série d'articles organisant d'une +façon complète ces colonies, absolument comme si le principe en avait +été adopté et qu'il s'agît seulement de l'appliquer. Aussitôt cette +circulaire connue à Paris, l'émotion fut grande dans le cabinet, +dans les Chambres, dans le public. «Pacha révolté», s'écria la +_Presse_. M. Guizot, bien qu'habitué aux incartades du maréchal, ne +put s'empêcher de trouver celle-ci un peu forte. Il fit insérer dans +le _Journal des Débats_ une note officieuse qui, avec des précautions +de langage, remettait à son rang le gouverneur trop indépendant +et lui rappelait «qu'il y avait à Paris un gouvernement et des +Chambres». En même temps, il lui écrivit une lettre de reproches +affectueux. «Peut-être avez-vous cru, lui disait-il, lier d'avance et +compromettre sans retour le gouvernement dans cette entreprise ainsi +étalée tout entière dès les premiers pas. C'est une erreur, mon cher +maréchal.» Et il lui montrait que le seul résultat de son initiative +était «d'embarrasser grandement ses plus favorables amis», ceux qui, +à ce moment, travaillaient et avaient si grand'peine à faire accepter +l'idée d'un essai partiel. Le maréchal sentit qu'il était allé trop +loin; il fit publier par le _Moniteur algérien_ un article destiné à +atténuer la circulaire. Dans sa réponse à M. Guizot, il s'excusa tant +bien que mal. «Cette circulaire, lui écrivait-il, ne devait avoir +aucune publicité... Je dois dire aussi que les termes en étaient +trop positifs; j'aurais dû mettre partout les verbes au conditionnel; +au lieu de dire: _Les colons recevront, etc._, j'aurais du dire: _Si +le gouvernement adoptait mes vues, les colons recevraient, etc._ +Changez le temps du verbe, et vous ne verrez plus qu'une chose +simple, une investigation statistique qui est dans les usages du +commandement et destinée à éclairer le gouvernement lui-même[476].» + +[Note 476: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 194 à 198.] + + +VII + +Si les oppositions que rencontrait le maréchal Bugeaud ne +l'ébranlaient pas dans sa conviction, elles le fatiguaient, +l'irritaient. Il y voyait volontiers une sorte d'ingratitude. Plus +que jamais, d'ailleurs, il se croyait en butte à une malveillance +systématique de la part du maréchal Soult et des bureaux du ministère +de la guerre. Il accusait notamment ces bureaux d'inspirer et de +subventionner le journal _l'Algérie_, qui, de Paris, lui faisait +une guerre acharnée, et dont les attaques trouvaient souvent écho +dans les autres feuilles de la capitale[477]. Ces piqûres de presse +mettaient parfois hors de lui le peu patient gouverneur. Ainsi en +était-il, par exemple, quand _l'Algérie_, par un calcul plein de +malice, exaltait ses lieutenants, La Moricière, Bedeau et surtout le +duc d'Aumale. + +[Note 477: L'_Algérie_, fondée à Paris, en 1843, pour être hors de la +portée du gouverneur général, paraissait six fois par mois, les jours +qui correspondaient aux départs des courriers d'Algérie.] + +Non sans doute que le maréchal ne fût le premier à proclamer les +hautes qualités du vainqueur de la Smala. En 1843, il lui aurait +fait confier, malgré sa jeunesse, l'intérim du gouvernement général, +si le Roi, sur la demande même de son fils, ne se fût opposé à +une élévation trop rapide[478]. Bien souvent depuis, dans ses +conversations comme dans ses lettres, il s'était plu à saluer +dans le duc d'Aumale son futur successeur[479]. Mais n'est-ce pas +quelquefois à l'endroit de leurs héritiers que les vieillards se +montrent le plus ombrageux? Ce fut principalement à l'occasion du +commandement que le prince venait d'exercer, pendant quelque temps, +dans la province de Constantine, que l'_Algérie_ essaya de l'opposer +au gouverneur. Il ne faut pas oublier que cette province se trouvait +dans une situation à part. Ayant échappé à l'action d'Abd el-Kader, +elle était passée, sans interruption, de la domination des Turcs à +celle de la France, et les Arabes, habitués à obéir, nous avaient +acceptés sans trop de peine. Il en était résulté, presque dès le +lendemain de la prise de Constantine, une pacification relative qui +contrastait avec la guerre acharnée dont les deux autres provinces +étaient le théâtre. L'armée n'y avait guère que des courses de police +à faire: aussi, sur cent mille hommes de troupes qui, depuis 1840, +étaient en Algérie, quatorze à dix-huit mille suffisaient pour la +province de Constantine. Il est vrai que, sur plus d'un point de +cette région, nous n'exercions qu'une sorte de souveraineté, parfois +même un peu nominale. Absorbé par sa lutte contre Abd el-Kader, le +maréchal Bugeaud ne regardait guère à ce qui se passait dans l'est +de la colonie, et les généraux qui y commandaient étaient à peu près +livrés à eux-mêmes. Par une heureuse fortune, deux d'entre eux, le +duc d'Aumale et son successeur, le général Bedeau, se révélèrent des +administrateurs éminents. L'_Algérie_ n'avait pas tort quand elle +faisait d'eux un très grand éloge. Mais où elle devenait injuste, +c'est quand elle donnait à entendre que le maréchal Bugeaud aurait pu +obtenir la même pacification dans les provinces d'Alger et d'Oran, +s'il avait su gouverner et administrer, au lieu de ne savoir que +batailler. Si peu fondée qu'elle fût, cette insinuation n'était pas +sans rencontrer quelque crédit dans l'opinion, qui connaissait mal +les faits, et dans la Chambre, toujours impatiente de mettre un +terme aux sacrifices d'hommes et d'argent qu'on lui demandait pour +l'Algérie. + +[Note 478: Voir entre autres une lettre du Roi au duc d'Aumale, en +date du 2 juin 1843, publiée par la _Revue rétrospective_.] + +[Note 479: Le maréchal écrivait, le 23 octobre 1843, à M. Blanqui: +«Je désire qu'un prince me remplace ici... Le duc d'Aumale est +et sera chaque jour davantage un homme capable.» (_Mémoires de M. +Guizot_, t. VII, p. 236.) Vers ce même temps, il s'exprimait ainsi +dans une conversation de bivouac: «Je place très haut les talents +militaires et administratifs de mes trois lieutenants: Changarnier, +La Moricière et Bedeau. Eh bien, si j'avais à faire le choix de +mon successeur au gouvernement de l'Algérie, je n'hésiterais pas à +désigner Mgr le duc d'Aumale, dans lequel se trouvent réunies les +qualités qui constituent le chef d'armée et l'administrateur. Il a +la décision prompte, le courage entraînant, le corps infatigable et +l'amour du travail, le tout dirigé par une haute intelligence et un +ferme bon sens. Joignez à cela le prestige dont l'entoure, aux yeux +de tous et des Arabes surtout, son titre de fils du sultan de France, +et vous aurez en lui le gouverneur qui fera de l'Algérie un royaume +prospère.» (_Trente-deux ans à travers l'Islam_, par Léon ROCHES, t. +II, p. 438.) L'année suivante, le maréchal exprimait de nouveau la +même idée, dans une lettre à M. Guizot. (_Mémoires de M. Guizot_, t. +VII, p. 237.)] + +Le maréchal ne pouvait soupçonner le duc d'Aumale ni le général +Bedeau d'être pour quelque chose dans ces comparaisons; mais elles +ne lui en étaient pas moins fort déplaisantes. Il en était même +venu, sur ce sujet, à un état de susceptibilité qui lui faisait +voir des adversaires jusque chez ses plus sûrs amis. Vers la fin de +la session de 1845, M. de Corcelle ayant, dans un de ses discours, +loué l'administration du duc d'Aumale et mis en relief le bon état +de la province de Constantine, Bugeaud se crut visé et lui envoya +aussitôt ce que l'honorable député appelait plaisamment, dans sa +réponse, un «bouquet de mitraille». Le maréchal laissait voir, avec +une sorte de naïveté, où il se sentait blessé. «Je ne suis pas +jaloux, je vous le jure, écrivait-il, des éloges qu'on donne à mes +lieutenants; je suis heureux de voir louer un prince que j'aime;... +mais je ne puis admettre que ce qu'ils ont fait de louable se +soit opéré sans ma participation... S. A. R. le duc d'Aumale n'a +pas pris une seule mesure administrative sans m'avoir préalablement +consulté... Il n'a rien changé au fond des choses... Il n'a fait +qu'adopter des mesures d'ordre, de surveillance, de régularité; il +me les a soumises, et je les ai approuvées.» Le maréchal déclarait +que «tout cela le décourageait», qu'il ne «se sentait plus la force +de se donner tant de peine, tant de soucis, pour être ainsi jugé». +«Je ne suis pas du tout éloigné, ajoutait-il, de remettre aux mains +des _hommes nouveaux_ que vante l'_Algérie_ et que moi-même j'estime +certainement à leur valeur qui est très réelle, le soin des destinées +de notre conquête.» Et dans une autre lettre: «Vous me dites que je +ne sais pas souffrir la contrariété, parce que je suis entouré d'amis +qui m'approuvent toujours... Il n'y a pas d'homme en France qui +soit plus contrarié que moi.» Puis, revenant sur le «parallèle fort +blessant» dont il se plaignait: «Comment, demandait-il, pouviez-vous +croire que je m'entendrais dire de sang-froid que je ne suis pas le +gouverneur de l'Algérie, que j'administre très mal la portion du pays +qui est sous ma main, pendant que mes lieutenants font très bien sans +ma participation[480]?» + +[Note 480: Lettres du maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, en date du +12 juin et du 8 juillet 1845. (_Documents inédits._)] + +M. de Corcelle n'eut pas de peine à se justifier, et il ne le fit pas +sans dire quelques utiles vérités à son illustre, mais trop ombrageux +ami. «Vous avez, lui écrivait-il, à vous méfier beaucoup de vos +premiers mouvements, lorsque vous rencontrez certaines oppositions +à vos vues, quoique ensuite vous soyez on ne peut plus accessible, +modéré et tolérant. Cette promptitude dans l'attaque ou la défense +n'est tout à fait bonne que devant l'ennemi. C'est dans ce sens que +je vous reprochais les rapides entraînements qui sont la conséquence +d'une humeur très vive, et peut-être d'un grand pouvoir justifié par +de si beaux succès. Si vous revenez vite d'une prévention, comme +vous sabrez tout d'abord les malencontreux opposants, avant de vous +rendre compte de leur pensée! Tenez, mon cher maréchal, je maintiens +que si par esprit d'opposition on entend une certaine vivacité de +prévention, l'ardeur du combat, un peu de raideur au service d'une +théorie ou d'une opinion toute faite, vous êtes, dans ces premiers +transports dont vous savez heureusement revenir, bien plus de +l'opposition que je n'en suis. Vous avez de si glorieuses qualités +que je ne crains pas de vous être moins attaché en vous découvrant +des défauts, et notamment celui d'être prompt à l'exagération et +à l'offense dans le feu des discussions. Je suis convaincu que, +dans vos relations avec l'administration de la guerre, ce sont des +diableries de ce genre qui vous ont causé des embarras. Les mauvais +tours dont vous avez à vous plaindre vous viennent en grande partie +de votre humeur d'opposition et aussi de votre goût pour la polémique +écrite; car, bien que vous soyez un grand homme d'action, je vous +considère comme un très superbe opposant et très habile journaliste. +Vous n'aimez pourtant ni l'opposition ni les journaux. Toute votre +vie, vous serez journaliste contre les journaux; mais, comme vous +serez mieux que cela, il n'y aura pas grand mal[481].» Le maréchal +avait l'âme assez haute et assez droite pour goûter cette franchise +affectueuse. Il mit donc de côté tout ressentiment contre son +ami, mais il n'en demeura pas moins convaincu qu'il était entouré +d'ennemis, et, comme il le disait, qu'une «grosse intrigue d'envieux +et d'ambitieux» se servait du journal _l'Algérie_ et des bureaux +de la guerre pour le «démolir[482]». «J'ai été déclaré incapable +de continuer l'oeuvre, écrivait-il à M. de Corcelle. Mon temps est +fini. On convient que je suis assez bon soldat; mais on dit que je +n'entends rien en administration...; que, d'ailleurs, comme il +n'est plus nécessaire de faire la guerre, on n'a plus besoin de mon +unique talent. On va fermer le temple de Janus. Mais les Arabes se +chargeront de l'ouvrir, et mes grands hommes apprendront bientôt +qu'on ne reste pas en paix à volonté[483].» + +[Note 481: Lettre du 17 septembre 1845. (_Documents inédits._)] + +[Note 482: Expressions dont le maréchal se servait dans une lettre +écrite à M. Guizot, le 18 août 1845. (_Mémoires de M. Guizot_, t. +VII, p. 124.)] + +[Note 483: Lettre du 28 septembre 1845. (_Documents inédits._)] + +Sous le coup de ce découragement et de cette amertume, le maréchal +avait songé, un moment, à donner sa démission. Vers la fin de juin +1845, il avait adressé au gouvernement une lettre dans laquelle il +demandait formellement à être rappelé[484]. Quant aux motifs de sa +détermination, il les exposait ainsi à M. Guizot: «J'ai la conviction +que M. le maréchal Soult a l'intention de me dégoûter de ma situation +pour me la faire abandonner. Cette pensée résulte d'une foule de +petits faits et d'un ensemble qui prouve qu'il n'a aucun égard pour +mes idées, pour mes propositions. Vous avez vu le cas qu'il a fait de +l'engagement, pris devant le conseil, de demander 500,000 francs pour +un essai de colonisation militaire; c'est la même chose de tout, ou +à peu près. Il suffit que je propose une chose pour qu'on fasse le +contraire, et le plus mince sujet de ses bureaux a plus d'influence +que moi sur l'administration et la colonisation de l'Algérie. Dans +tous les temps, les succès des généraux ont augmenté leur crédit; +le mien a baissé dans la proportion du progrès des affaires de +l'Algérie. Je ne puis être l'artisan de la démolition de ce que je +puis, sans vanité, appeler mon ouvrage. Je ne puis assister au triste +spectacle de la marche dans laquelle on s'engage au pas accéléré. +Extension intempestive, ridicule, insensée, de toutes les choses +civiles; amputation successive de l'armée et des travaux publics, +pour couvrir les folles dépenses d'un personnel qui suffirait à une +population dix fois plus forte, voilà le système. Je suis fatigué +de lutter sans succès contre tant d'idées fausses, contre des +bureaux inspirés par le journal _l'Algérie_. Je veux reprendre mon +indépendance, pour exposer mes propres idées au gouvernement et au +pays. Le patriotisme me le commande, puisque j'ai la conviction qu'on +mène mal la plus grosse affaire de la France[485].» + +[Note 484: _Ibid._] + +[Note 485: Lettre du 30 juin 1845. (_Mémoires de M. Guizot_, t. VII, +p. 122, 183 et 184.)] + +Le gouvernement s'apercevait, une fois de plus, que le maréchal +Bugeaud était un agent peu commode. Mais il n'oubliait pas que, +quand, on a la fortune d'être servi par de tels hommes, il faut bien +leur passer quelques bizarreries de caractère. C'est le propre de ces +natures faites pour agir, de savoir mal obéir. M. Guizot rappelait +justement à ce propos que Napoléon disait un jour: «Croit-on que +ce soit une chose toute simple de gouverner un Soult ou un Ney?» +Loin donc de profiter de l'occasion qui lui était offerte de se +débarrasser de Bugeaud, le conseil des ministres décida de le +retenir. Le maréchal Soult lui-même l'informa, en termes excellents +et fort amicaux, du désir qu'avaient le Roi et le cabinet tout entier +de le voir conserver ses fonctions[486]. Touché de cette démarche, +le gouverneur n'insista pas sur sa démission. À ce même moment, +d'ailleurs, il se faisait prendre en faute avec sa circulaire du 9 +août 1845 sur la colonisation militaire, et la conscience de son tort +le rendait plus conciliant. Il sollicita seulement un congé, pour +venir conférer avec le ministre de la guerre et se rendre compte +s'il pouvait se mettre d'accord avec lui. «J'irai droit mon chemin, +écrivait-il à M. Guizot, le 18 août 1845, tant que je serai soutenu +par le gouvernement du Roi. Je serai dédommagé des déclamations des +méchants par l'assentiment général de l'armée et de la population +de l'Algérie. Le 6 ou 7 septembre, je serai près de M. le maréchal +Soult. Je traiterai avec lui de quelques-unes des principales +questions. Si nous pouvons nous entendre, comme j'en ai l'espoir +d'après les bonnes dispositions qu'il me montre depuis quelque +temps, je me remettrai de nouveau à la plus rude galère à laquelle +ait jamais été condamné un simple mortel[487].» À la même époque, +il disait au colonel de Saint-Arnaud: «Si l'on ne me comprend pas, +si l'on ne veut pas me comprendre, je ne reviendrai pas. Si tout +s'arrange, comme je le crois, je serai de retour à Alger dans les +premiers jours de novembre[488].» + +[Note 486: Tous ces faits sont rapportés par le maréchal lui-même, +dans une lettre qu'il écrivit ultérieurement à M. de Corcelle, le 28 +septembre 1845. (_Documents inédits._)] + +[Note 487: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 124.] + +[Note 488: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._] + +Le gouverneur s'embarqua pour la France le 4 septembre 1845, et se +rendit tout droit à Soultberg, résidence du ministre de la guerre +dans le Tarn. L'entrevue se passa beaucoup mieux qu'on ne pouvait s'y +attendre. Le maréchal Bugeaud s'était appliqué, comme il l'écrivait +lui-même à M. Guizot, «à y mettre du moelleux et de la déférence». De +son côté, le maréchal Soult, trop fatigué pour ne pas désirer éviter +un conflit avec un contradicteur si considérable et d'ordinaire si +véhément, chercha à être aimable. Bugeaud se bornait, pour le moment, +à demander une chose qu'il n'y avait aucune raison de lui refuser: +c'était la constitution d'une commission de pairs, de députés et +d'autres personnages compétents, qui serait envoyée en Afrique et +y rechercherait, de concert avec le gouverneur, la solution des +problèmes intéressant l'avenir de l'Algérie, notamment du problème +de la colonisation. Le maréchal Bugeaud sortit de cette conférence +«très satisfait[489]». «Pendant les deux jours que nous avons +discuté sur les affaires d'Afrique, mandait-il peu après à M. Guizot, +je n'ai trouvé, chez le ministre de la guerre, que d'excellents +sentiments pour moi et de très bonnes dispositions pour les affaires +en général[490].» + +[Note 489: Ce sont les expressions dont le maréchal Bugeaud se +servait dans la lettre écrite à M. de Corcelle, le 28 septembre 1845. +(_Documents inédits._)] + +[Note 490: Lettre du 28 septembre 1845. (_Mémoires de M. Guizot_, t. +VII, p. 198.)] + +Le gouverneur se faisait illusion: après avoir vu longtemps les +choses trop en laid, il les voyait maintenant trop en beau. Elles +n'étaient pas à ce point éclaircies et pacifiées entre le ministre +de la guerre et lui. Au fond, ils étaient toujours en désaccord sur +la question principale, celle de la colonisation militaire, et l'on +devait s'attendre qu'à l'heure de préciser davantage les résolutions +à prendre, ce désaccord se manifestât de nouveau. Mais avant que rien +de ce genre eût pu se produire, survinrent d'Afrique de tragiques +nouvelles qui reléguèrent aussitôt au second plan tous les problèmes +sur lesquels on discutait depuis quelque temps. Il s'agissait bien de +se quereller sur un mode de colonisation! C'était la soumission même +de l'Algérie qui paraissait remise en question. + + +VIII + +Quand le maréchal Bugeaud s'était embarqué pour la France, le 4 +septembre 1845, tout semblait tranquille en Algérie. Il n'était +pas parti depuis quelques jours, que divers symptômes d'agitation +se manifestaient avec une simultanéité inquiétante. Bou-Maza +reparaissait dans le Dahra, et telle était la vigueur de ses premiers +coups, que nos troupes se trouvaient tout d'abord réduites à la +défensive. Ailleurs surgissaient d'autres fauteurs de révoltes, qui, +eux aussi, se paraient du surnom, devenu populaire, de Bou-Maza. Sur +notre frontière de l'Ouest, des troubles, visiblement suscités par +Abd el-Kader, obligeaient le général Cavaignac, qui commandait dans +Tlemcen, à se mettre en campagne, et, dès ses premiers pas, il était +étonné de la résistance qu'il rencontrait. On ne savait pas encore +quelle importance il fallait attacher à tous ces incidents, quand +se répandit une nouvelle bien autrement grave et douloureuse: une +colonne française venait d'être surprise et détruite par Abd el-Kader. + +Voici en quelles circonstances. Le poste de Djemâa-Ghazouat, situé +sur la côte, près du Maroc, était commandé par le lieutenant-colonel +de Montagnac, officier admirable de bravoure et d'énergie, mais +péchant quelquefois par excès de fougue et d'audace. En dépit des +recommandations expresses qui lui avaient été faites de «ne pas +aller livrer des combats au dehors», Montagnac, au premier bruit +des mouvements d'Abd el-Kader, crut devoir se porter au secours +d'une tribu fidèle, menacée par l'émir. Le 21 septembre 1845, il +se mit en route avec 346 fantassins du 8e bataillon des chasseurs +d'Orléans et 62 hussards. Dès le lendemain, il était rejoint par +un messager du général Cavaignac qui rappelait à Tlemcen le 8e +bataillon de chasseurs. Montagnac ne pensa pas être tenu d'obéir +avant d'avoir infligé un échec à l'ennemi, avec lequel il avait +commencé à échanger des coups de fusil. Il poussa donc plus avant. +Le 23, près du marabout de Sidi-Brahim, à un moment où sa troupe +se trouve imprudemment morcelée en trois petits corps, celui qui +marchait en tête tombe dans une sorte d'embuscade, et est enveloppé +par une cavalerie très nombreuse qu'Abd el-Kader dirige lui-même. +Aux premiers coups de feu, Montagnac est mortellement blessé. Nos +soldats se réunissent sur un mamelon, sans autre espoir que de vendre +chèrement leur vie; bientôt les munitions sont épuisées; personne, +néanmoins, ne songe à se rendre. Alors, rapporte l'un des rares +survivants de ce combat, «les Arabes, resserrant le cercle autour +de ce groupe immobile et silencieux, le font tomber sous leur feu, +comme un vieux mur». Au bout de peu de temps, il n'y a plus, du côté +des Français, que des cadavres ou des blessés ne donnant presque +plus signe de vie. À ce moment, le second détachement, mandé dès le +début par Montagnac, accourt sur le lieu du combat; aussitôt accablé +par les vainqueurs, il subit le même sort. Reste l'arrière-garde, +demeurée auprès des bagages et composée de 80 carabiniers sous les +ordres du capitaine Géreaux. Les Arabes fondent sur elle. Géreaux +ne se trouble pas; le marabout de Sidi-Brahim est à sa portée: +il se jette dedans, s'y barricade et résiste aux plus furieuses +attaques. Abd el-Kader lui fait porter une sommation de se rendre, +avec promesse de vie sauve. Le capitaine lit la lettre à ses hommes, +qui n'y répondent que par les cris de: «Vive le Roi!» et hissent sur +le marabout un drapeau fait avec des lambeaux de vêtement. Après +de nouvelles attaques, l'émir fait faire une seconde sommation; il +ordonne, cette fois, qu'elle soit transmise par un des officiers +prisonniers et blessés, l'adjudant-major Dutertre. Celui-ci s'avance +vers le marabout: «Chasseurs, s'écrie-t-il, on va me décapiter +si vous ne posez les armes, et moi, je viens vous dire de mourir +jusqu'au dernier plutôt que de vous rendre.» Sa tête tombe aussitôt. +Le combat reprend plus acharné, interrompu deux fois encore par des +sommations sans résultat. L'émir, lassé de cette résistance qui lui +coûte très cher, prend le parti de s'éloigner avec le gros de son +armée, en laissant seulement les forces nécessaires pour bloquer +étroitement le marabout. Les assiégés n'ont ni vivres ni eau. Ils +passent ainsi trois longs jours, attendant un secours qui aurait +dû venir et qui ne vient pas. Enfin, le 26, aimant mieux tomber en +combattant que de mourir de faim et de soif, ils s'élancent hors +de leur réduit, en emportant leurs blessés. Ce coup de désespoir +semble d'abord leur réussir; ils font une trouée à travers les Arabes +stupéfaits et se dirigent en bon ordre vers Djemâa. Déjà l'on peut +distinguer les murs de la ville, quand, à la vue d'un filet d'eau qui +coule au fond d'un ravin, les hommes, en dépit de leurs officiers, +quittent leurs rangs, se précipitent dans le ravin et se jettent à +plat ventre pour étancher la terrible soif qui les dévore depuis +trois jours. Ce désordre n'échappe pas aux Arabes qui accourent et, +de la hauteur, font pleuvoir les balles sur les malheureux buveurs: +tous succombent. Géreaux cependant a essayé de continuer la retraite +avec les quelques hommes qui ne se sont pas débandés; mais ils ne +sont plus assez nombreux et finissent par être écrasés; le capitaine +tombe, mortellement atteint. Douze soldats seuls parviennent à +rejoindre les cavaliers sortis de Djemâa à leur rencontre: c'est +tout ce qui revient des 425 hommes partis de cette ville, cinq jours +auparavant, avec le colonel de Montagnac[491]. + +[Note 491: J'ai suivi principalement le beau récit donné de cet +incident par M. le duc d'Aumale, dans son livre: _Zouaves et +chasseurs à pied_.] + +Quand on sut à Alger le désastre de Sidi-Brahim, l'émotion y +fut extrême; dans l'imagination du public, l'événement prit les +proportions d'une catastrophe. L'effet en fut encore aggravé par la +série de mauvaises nouvelles qui survinrent coup sur coup, dans les +jours suivants. La plus douloureuse fut celle de la capitulation +d'Aïn-Temouchent: le lieutenant Marin conduisait 200 hommes, la +plupart sortant de l'hôpital, de Tlemcen à Aïn-Temouchent; apercevant +sur sa route des cavaliers qu'il reconnaît pour ceux d'Abd el-Kader, +il perd la tête; sans avoir été même attaqué, il court à l'émir et se +rend à lui avec toute sa troupe[492]. Il n'était pas à craindre sans +doute qu'une défaillance aussi inexplicable trouvât des imitateurs; +mais, succédant, à quarante-huit heures d'intervalle, au désastre de +Sidi-Brahim, elle était bien de nature à exalter les Arabes. Tout +d'ailleurs révélait un soulèvement prémédité et concerté: à Sebdou, +le commandant Billot était attiré dans une embuscade et massacré avec +toute son escorte; le chef du bureau arabe de Tiaret était enlevé +par trahison; des caïds, amis de la France, tombaient assassinés; +plusieurs postes étaient attaqués, des ponts et des magasins brûlés, +des communications interrompues; la majeure partie des tribus de la +subdivision de Tlemcen prenait les armes et rejoignait Abd el-Kader. +«Qui sait ce qui arrivera? écrivait le colonel de Saint-Arnaud, à +la date du 3 octobre. Abd el-Kader peut aussi bien être dans la +Métidja, dans un mois, que fuyant dans le Maroc, sans suite, avant +dix jours... Une seule chose est certaine, c'est que la guerre +sainte a éclaté et a débuté par une catastrophe qui a atterré les +colons et jusqu'aux négociants d'Alger.» + +[Note 492: Ce malheureux officier, qui avait donné antérieurement des +preuves de bravoure, fut remis plus tard en liberté par Abd el-Kader. +Traduit devant un conseil de guerre, il fut condamné à mort; mais +cette sentence fut annulée.] + +Dès le 28 septembre 1845, le général de La Moricière, gouverneur +par intérim, avertit le maréchal Soult que «la situation était fort +grave». «Vous jugerez sans doute indispensable, ajoutait-il, que +M. le maréchal Bugeaud rentre immédiatement en Algérie.» Le même +jour, il dépêchait directement au maréchal le commandant Rivet, +pour presser son retour. En attendant, il ne demeurait pas inactif. +Jugeant avec raison que le plus grand péril n'était pas à l'intérieur +avec Bou-Maza et ses imitateurs, mais sur la frontière de l'Ouest, où +il fallait tâcher de barrer le chemin à Abd el-Kader, il s'y porta +immédiatement de sa personne. Le 8 octobre, il rejoignait le général +Cavaignac au delà de Tlemcen, attaquait vigoureusement avec lui les +tribus révoltées, les battait, mais sans atteindre l'émir lui-même, +qui, suivant son habitude, s'était dérobé. + +Ce fut le 6 octobre que le commandant Rivet arriva à la Durantie, en +Périgord, où était le maréchal Bugeaud, et lui fit part de ce qui +se passait en Algérie. En présence de tels événements, le maréchal +ne songea plus à se retirer ni à marchander les conditions de son +retour. Le péril l'appelait, et aussi l'espérance d'acquérir une +nouvelle gloire dont il se servirait pour faire prévaloir ses idées. +«Je pars dans la nuit du 7 au 8, écrivit-il, le 6, au ministre de la +guerre. J'ai pensé qu'étant encore gouverneur nominal de l'Algérie, +je ne pouvais me dispenser de répondre à l'appel que me font l'armée +et la population, que ce serait manquer à mes devoirs envers le +gouvernement et mon pays.» Il ajoutait, après avoir énuméré avec +précision les renforts dont il avait besoin: «Nous allons, Monsieur +le maréchal, jouer une grande partie qui peut être décisive pour +notre domination, si nous la jouons bien, ou nous préparer de +grandes tribulations et de grands sacrifices, si nous la jouons mal. +L'économie serait ici déplorable.» Il écrivait en même temps à M. +Guizot: «Les circonstances sont très graves; elles demandent de +promptes décisions. Ce n'est pas le cas de vous entretenir de mes +griefs et des demandes sans l'obtention desquelles je ne comptais +pas rentrer en Algérie. Je cours à l'incendie; si j'ai le bonheur de +l'apaiser encore, je renouvellerai mes instances pour faire adopter +des mesures de consolidation de l'avenir. Si je n'y réussis pas, rien +au monde ne pourra m'attacher plus longtemps à ce rocher de Sisyphe. +C'est bien le cas de vous dire aujourd'hui ce que le maréchal de +Villars disait à Louis XIV: Je vais combattre vos ennemis et je vous +laisse au milieu des miens[493].» + +[Note 493: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 200 et 201.] + +Seulement, comme si le maréchal ne pouvait s'empêcher de mêler à +ses plus généreuses résolutions quelqu'une de ces «diableries» dont +parlait M. de Corcelle, il adressait, à cette même date du 6 octobre, +la lettre suivante au préfet de la Dordogne: «M. le chef d'escadron +Rivet m'apporte d'Alger les nouvelles les plus fâcheuses; l'armée +et la population réclament à grands cris mon retour. J'avais trop à +me plaindre de l'abandon du gouvernement vis-à-vis de mes ennemis +de la presse et d'ailleurs, pour que je ne fusse pas parfaitement +décidé à ne rentrer en Algérie qu'avec la commission que j'ai +demandée et après la promesse de satisfaire à quelques-unes de mes +idées fondamentales; mais les événements sont trop graves pour que +je marchande mon retour au lieu du danger.» Puis, après avoir donné +au préfet quelques détails sur l'insurrection, il finissait ainsi: +«Il est à craindre que ceci ne soit une forte guerre à recommencer. +Hélas! les événements ne donnent que trop raison à l'opposition que +je faisais au système qui étendait sans nécessité l'administration +civile et diminuait l'armée pour couvrir les dépenses de cette +extension. J'ai le coeur navré de douleur de tant de malheurs et +de tant d'aveuglement de la part des gouvernants et de la presse +qui nous gouverne plus qu'on n'ose l'avouer.» Ce ne pouvait être +sérieusement que le maréchal attribuait l'agression d'Abd el-Kader +à la prétendue extension de l'administration civile. Quant au +reproche d'abandon adressé au gouvernement, il venait d'autant plus +mal à propos qu'en ce moment le ministère expédiait d'urgence les +renforts demandés; ces renforts, qui ne comprenaient pas moins de +six régiments d'infanterie et deux de cavalerie, devaient porter +à 107,000 hommes l'armée d'Algérie. Encore n'y aurait-il eu que +demi-mal, si cette injuste récrimination se fût produite à huis clos. +Mais la lettre du maréchal, communiquée étourdiment par le préfet +au rédacteur du _Conservateur de la Dordogne_, fut publiée par ce +journal et, de là, fit le tour de la presse, avec les commentaires +qu'on peut supposer. Fort penaud de cette publication et du bruit +qu'elle faisait, le gouverneur se hâta de déclarer qu'il n'y était +pour rien. «Ma lettre, écrivit-il à M. Guizot, était la communication +confidentielle d'un ami à un ami; elle ne devait avoir aucune +publicité. C'est encore une tuile qui me tombe sur la tête. Je le +déplore surtout parce que la presse opposante ne manquera pas d'en +tirer parti contre le gouvernement.» M. Guizot ne se contenta pas de +cette sorte d'excuse et jugea nécessaire de faire sentir au maréchal +le tort de sa conduite: «Je ne puis accepter, lui répondit-il, votre +reproche que vous n'avez pas été soutenu par le gouvernement. Il +appartient et il sied aux esprits comme le vôtre, mon cher maréchal, +de distinguer les grandes choses des petites, et de ne s'attacher +qu'aux premières. Il n'y a, pour vous, en Afrique, que deux grandes +choses: l'une d'y avoir été envoyé, l'autre d'y avoir été pourvu, +dans l'ensemble et à tout prendre, de tous les moyens d'action +nécessaires. Le cabinet a fait pour vous ces deux choses-là, et il +les a faites contre beaucoup de préventions et à travers beaucoup +de difficultés... Après cela, qu'à tel ou tel moment, sur telle ou +telle question, le gouvernement n'ait pas partagé toutes vos idées, +ni approuvé tous vos actes, rien de plus simple: c'est son droit. Que +vous ayez même rencontré, dans telle ou telle commission, dans tel +ou tel bureau, des erreurs, des injustices, des idées fausses, de +mauvais procédés, des obstacles, cela se peut; cela n'a rien que de +naturel et presque d'inévitable; ce sont là des incidents secondaires +qu'un homme comme vous doit s'appliquer à surmonter, sans s'en +étonner ni s'en irriter, car il s'affaiblit et s'embarrasse lui-même +en leur accordant, dans son âme et dans sa vie, plus de place qu'il +ne leur en appartient réellement.» M. Guizot engageait le maréchal à +faire comme lui, «à laisser dire les journaux» et à compter sur la +tribune pour mettre sa conduite en lumière; «c'est là, ajoutait-il, +que vous devez être défendu, mais grandement et dans les grandes +occasions, non pas en tenant les oreilles toujours ouvertes à ce +petit bruit qui nous assiège, et en essayant, à tout propos et bien +vainement, de le faire taire». Le ministre terminait par des plaintes +sur la publication de la lettre au préfet de la Dordogne. «Cette +lettre, disait-il, m'a affligé pour vous et m'a blessé pour moi... +C'est là un désordre. Vous ne le souffririez pas autour de vous. Et, +croyez-moi, cela ne vaut pas mieux pour vous que pour le pouvoir +auquel vous êtes dévoué[494].» + +[Note 494: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 203 à 207.] + +Le maréchal n'avait à peu près rien à répondre à ces amicales +réprimandes, ou, du moins, il n'avait qu'une réponse à faire, +c'était de montrer, une fois de plus, que, s'il parlait quelquefois +de travers, cela ne l'empêchait pas de bien agir. Pendant ce temps, +d'ailleurs, il poursuivait rapidement sa route vers l'Afrique, +s'embarquait à Marseille, et arrivait à Alger le 15 octobre 1845. La +population s'était portée en foule au-devant de lui, témoignant par +son attitude, et de l'alarme que lui causaient les événements, et de +la confiance que lui rendait le retour du gouverneur général. + + +IX + +C'était l'une des qualités maîtresses du maréchal Bugeaud--véritable +don de général en chef--de voir, dans une crise, tout de suite +et très nettement ce qu'il y avait à faire. À peine a-t-il pris +terre en Algérie, que son plan est arrêté. Toujours persuadé que le +moyen de dompter Abd el-Kader, c'est de lui enlever l'impôt et le +recrutement[495], il se donne pour tâche principale de lui fermer +l'entrée du Tell, seule partie du territoire où l'émir peut trouver, +avec quelque abondance, de l'argent, des vivres et des soldats. Les +mesures déjà prises par le général de La Moricière ont barré le +passage, à l'ouest, sur la frontière du Maroc. Le gouverneur devine +que, devant cet obstacle, l'ennemi fera un détour par le désert, +et cherchera, au sud, quelque fissure. Dans cette prévision, dont +l'événement devait démontrer la justesse, il décide de former, sur +toute la lisière des hauts plateaux, comme une chaîne continue de +petites colonnes mobiles. Ces colonnes auront charge de guetter +Abd el-Kader, de le repousser, de le poursuivre, de l'atteindre +s'il est possible, de ne pas lui laisser un moment de repos en n'en +prenant pas elles-mêmes, de ne lui permettre de rien organiser nulle +part, et enfin de frapper impitoyablement les tribus qui seraient +tentées de le soutenir. Le gouverneur ne néglige pas non plus les +révoltes intérieures suscitées par les divers Bou-Maza: le soin de +les réprimer sera confié à plusieurs autres colonnes. Cette extrême +dispersion des troupes pouvait paraître, à un certain point de vue, +une cause de faiblesse. La première loi de la guerre n'est-elle pas +de concentrer ses forces, au lieu de les morceler? Bugeaud a expliqué +lui-même, plus tard, à ses soldats, les raisons qui lui faisaient, +en cette circonstance, déroger à la règle ordinaire. «Évacuer une +partie du pays pour se concentrer, leur a-t-il dit, c'eût été laisser +à notre adversaire les ressources de l'impôt et du recrutement, +ainsi que toutes les forces locales. Il aurait bientôt formé une +armée régulière pour appuyer les goums des tribus. C'eût été aussi +renverser le gouvernement des Arabes, si péniblement institué par +nous, et livrer à la vengeance implacable d'un chef irrité tous les +hommes compromis pour notre cause. Comment, plus tard, aurions-nous +pu reconstituer ce gouvernement, si nous avions lâchement abandonné +les chefs qui, presque tous, nous sont restés fidèles? Il fallait +tout conserver[496].» + +[Note 495: Voir la conversation que Bugeaud, avant sa nomination au +poste de gouverneur général, avait eue avec le Roi (plus haut, t. V, +p. 267).] + +[Note 496: Ordre du jour adressé aux troupes, le 2 mars 1846.] + +Le maréchal n'est pas moins prompt à exécuter son plan qu'à le +concevoir. Débarqué le 15 octobre 1845 à Alger, il entre en campagne +dès le 18, et, le 24, il arrive près de Teniet el-Had, sur la limite +du désert. À la fin de novembre, douze colonnes sont en mouvement; +peu après, on en compte dix-huit. Les plus nombreuses, celle par +exemple que commande le gouverneur général, ont moins de trois +mille hommes. À leur tête sont, outre le maréchal, des officiers +vigoureux, ayant l'expérience de la guerre d'Afrique: La Moricière, +Cavaignac, Géry, Korte, Bourjolly, Arbouville, Marey, Saint-Arnaud, +Jusuf, Canrobert, Pélissier, Comman, Camou, Gentil, Bosquet; il faut +y ajouter Bedeau, qui commandait depuis quelque temps à Constantine, +mais que la tranquillité de cette partie de l'Algérie a permis d'en +éloigner momentanément pour l'employer au sud de la province d'Alger. +Quelques-unes de ces colonnes opèrent, dans l'intérieur du cercle, +contre Bou-Maza qu'elles ne parviennent pas du reste à saisir, et +contre ses nombreux homonymes, dont plusieurs sont pris et passés +par les armes[497]. La plupart agissent ou tâchent d'agir contre +Abd el-Kader. Savoir où se trouve l'ennemi est déjà fort difficile; +le joindre, à peu près impossible. L'émir glisse entre les mains de +ceux qui croient l'avoir cerné. D'une mobilité prodigieuse, faisant +cinquante lieues en deux jours, il trouve partout des sympathies, +des renseignements sûrs, des provisions, des chevaux frais. Depuis +les confins de la province de Constantine jusqu'au Maroc, toutes +nos troupes sont ainsi dans une alerte continuelle: ce ne sont que +marches et contremarches à la recherche d'un adversaire invisible, +bien qu'on devine partout sa présence. Il n'était pas dans les +habitudes et dans le tempérament du maréchal de s'en tenir à la +défensive: dès le commencement de décembre, il lance dans le désert +des colonnes légères et rapides. Jusuf, qui commande l'une d'elles +et la mène avec une vitesse endiablée, approche plusieurs fois d'Abd +el-Kader, mais sans l'atteindre. Celui-ci, pendant qu'on court +vainement après lui dans le sud, pointe audacieusement vers le nord, +passe entre les trois ou quatre colonnes qui le guettent, franchit +la lisière du Tell et pénètre dans l'Ouarensenis. Le maréchal se +retourne et tâche de serrer le cercle autour de l'envahisseur. Le +23 décembre, à Temda, Jusuf se heurte enfin aux réguliers d'Abd +el-Kader; mais ceux-ci se dispersent trop vite pour que le combat +soit décisif; l'émir n'en reste pas moins dans l'Ouarensenis, où +il trouve de quoi se refaire. Jusuf, d'ailleurs, est dérouté. +Heureusement, La Moricière, toujours ingénieux à deviner les +mouvements des Arabes, se lance sur la bonne piste, avec des troupes +relativement fraîches. Pas plus que les autres, il ne met la main sur +l'insaisissable adversaire; mais, par l'habileté et la rapidité de +ses manoeuvres, il l'oblige, dans les premiers jours de janvier 1846, +à sortir du Tell et à rentrer dans le désert. Guerre singulière, où +l'on peinait beaucoup, sans avoir presque jamais l'occasion de se +battre. «Il n'y avait pas de bataille à livrer, écrivait le colonel +de Saint-Arnaud, le 24 janvier, puisque l'ennemi fuyait toujours. Il +n'y avait qu'une chose à faire, empêcher l'émir de descendre dans +les plaines, l'user en le réduisant à l'impuissance. Pour cela, il +fallait se montrer partout, lutter d'activité, de persévérance, +d'énergie, courir toujours et souvent frapper dans le vide... Le +maréchal manoeuvre et organise. Le pays est mauvais, on manque de +tout, et on a l'air de ne rien faire. Pour accepter un pareil rôle, +il faut être grand et sûr de soi! Ce rôle aurait compromis des +réputations moins solides. La chose la plus facile à la guerre, c'est +la bataille, pour l'homme de guerre, s'entend. Mais manoeuvrer contre +un ennemi aux abois, qui se rattache à tout, mobile comme un oiseau, +c'est plus difficile, et personne, en ce genre, n'aurait fait autant +que le maréchal[498]. + +[Note 497: Saint-Arnaud, chef de l'une de ces colonnes, écrivait, le +3 novembre 1845: «Tous ces chérifs paraissent et disparaissent.» Il +ajoutait, le 6 décembre: «Je poursuis à mort les chérifs qui poussent +comme des champignons. C'est un dédale; on ne s'y reconnaît plus. +Depuis l'aîné, Bou-Maza, nous avons Mohammed-bel-Cassem, Bou-Ali, +Ali-Chergui, Si-Larbi, Bel-Bej; enfin je m'y perds. J'ai déjà tué +Ali-Chergui chez les Medjaja; je viens de tuer Bou-Ali chez les +Beni-Derjin.» (_Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._)] + +[Note 498: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._] + +Après avoir forcé Abd el-Kader à sortir de l'Ouarensenis, La +Moricière mandait à un de ses amis: «Voilà désormais l'émir dans +un pays où il n'y a pas grand'chose à boire ni à manger, où le +bois manque, où le froid est excessif. Je doute qu'il y refasse sa +cavalerie. Je ne l'y suivrai pas... Il ne faut pas lui laisser +toucher terre dans le Tell; mais il n'y a pas grand inconvénient +à le laisser se morfondre dans le désert[499].» La Moricière se +faisait illusion: Abd el-Kader n'était pas homme à se «morfondre» +ainsi. Dès la fin de janvier 1846, on apprenait qu'il avait rassemblé +environ quinze cents cavaliers appartenant aux tribus des hauts +plateaux, et qu'à leur tête il se dirigeait vers l'est. Ne devait-on +pas craindre qu'il ne cherchât de ce côté quelque moyen de rentrer +dans le Tell? Le maréchal Bugeaud, suivant de loin le mouvement de +son adversaire, se transporta rapidement d'Aïn-Toukria à Boghar, +et chargea les colonnes des généraux Bedeau, d'Arbouville et Marey +de garder toutes les entrées du Tell, entre Boghar et la province +de Constantine. Cependant la nouvelle qu'Abd el-Kader se trouvait +maintenant au sud de la province d'Alger, produisait, dans le nord +de cette province, une agitation qui gagnait jusqu'aux tribus de la +Métidja; l'émir avait du reste soin de faire répandre parmi elles le +bruit de sa prochaine arrivée. Il devenait urgent de leur en imposer +par quelque démonstration. Mais comment la faire? Le général de Bar, +qui commandait à Alger, n'avait à peu près aucune force armée sous +la main; toutes les garnisons des villes de la côte avaient été +employées à grossir les colonnes mobiles. Dans ces circonstances, +le maréchal n'hésita pas à télégraphier de Boghar, le 2 février, au +général de Bar, d'armer les condamnés militaires et d'organiser +deux bataillons de la milice, sorte de garde nationale de la ville +d'Alger. La seule annonce de cette mesure effraya la population +civile autant que l'eût fait le mal même contre lequel on se mettait +en garde. Le général de Bar, embarrassé de cette émotion, en référa +au gouverneur, qui lui répondit, le 5 février, en confirmant son +ordre: «La mesure, disait-il, est de nature à prévenir, non à +susciter des alarmes. Il n'y a réellement pas de dangers sérieux, +quant à présent, et nous comptons bien les éloigner pour l'est, comme +nous l'avons fait pour l'ouest; mais une sage prévision a dicté +mon ordre.» Le maréchal prit en outre le parti de se rapprocher +un peu d'Alger, sans cependant perdre de vue les régions du sud; +quelques jours après, il campait devant Médéa. L'un des motifs de +ce mouvement paraît avoir été le désir de ramener ses troupes à la +côte, pour les refaire. Les soldats ne pouvaient supporter longtemps +la vie à laquelle les soumettait l'infatigable gouverneur. Déjà, à +la fin de décembre, celui-ci avait dû, une première fois, laisser +à Orléansville son infanterie exténuée, et avait emmené à la place +celle du colonel de Saint-Arnaud. Le second relais se trouvait +maintenant fourbu comme le premier; les uniformes étaient en loques, +les souliers usés, beaucoup d'hommes malades ou éclopés. La cavalerie +de la colonne commandée par Jusuf paraissait plus misérable encore: +«Les chevaux, raconte un témoin, étaient de vraies lanternes: on +voyait au travers»; à peine en comptait-on deux cents en état, non +certes de charger, mais de marcher. + +[Note 499: _Le général de La Moricière_, par KELLER, t. I, p. 418.] + +Pendant ce temps, que devenait Abd el-Kader? Se jouant, une fois de +plus, de toutes les colonnes qui le poursuivaient ou le guettaient, +il les tournait par l'est, descendait comme une trombe la vallée du +haut Isser, tendait la main à Ben-Salem, son ancien khalifa dans +ces régions, razziait les tribus fidèles à la France et arrivait +jusque sur le bas Isser, près de la mer, à quelques lieues d'Alger, +sur la lisière de la Métidja vide de troupes et pleine de colons. +Allait-il se jeter sur cette plaine? Sans doute ce ne pourrait +jamais être qu'une incursion aussi passagère qu'audacieuse; il +suffirait que les colonnes agissant dans le sud revinssent vers la +côte, pour contraindre l'envahisseur à une retraite précipitée; mais +elles étaient loin; il leur fallait plusieurs jours pour arriver; +en attendant, l'émir n'aurait-il pas le temps de tout dévaster et +massacrer dans les fermes et les villages européens de la Métidja? +De quel effet ne serait pas, sur l'opinion, en Algérie et en France, +cette répétition des désastres de 1839, venant en quelque sorte +démontrer l'inanité des résultats que le maréchal Bugeaud se vantait +d'avoir obtenus par six années d'efforts et de sacrifices! Quel +découragement pour ceux qui avaient cru en lui! Quel triomphe pour +ses adversaires! Certainement sa gloire ne résisterait pas à un +pareil coup. + +La dépêche annonçant cette stupéfiante irruption parvint au +gouverneur pendant qu'il campait sous Médéa. C'était le soir, +et, suivant son habitude, il faisait une partie de whist, sous +sa tente, avec ses deux aides de camp, le commandant Rivet et le +capitaine Trochu. Ceux-ci ont aussitôt l'impression tellement vive +du péril, que, raconte l'un d'eux, leur langue desséchée s'attache +à leur palais et les empêche de parler[500]. Mais le maréchal, +admirablement tranquille et posant un moment ses cartes: «En voilà +une bonne! dit-il; faisons sans tarder tout ce que nous pourrons.» Il +télégraphie d'abord à Alger de réunir les condamnés, les miliciens, +tous les gendarmes de la région, et de les mettre en évidence +sur les hauteurs de la Métidja, pour simuler une préparation de +défense. Il appelle ensuite Jusuf: «Combien avez-vous de chevaux +sur pied? lui demande-t-il.--Deux cents.--Pouvez-vous être demain +dans la Métidja?--Oui, en allant au pas.--Partez tout de suite, +et montrez-vous sur les points les plus en vue.» Le gouverneur +complète ses mesures en annonçant qu'avec le reste de la colonne, +il se mettra en route au point du jour. Se retournant alors vers +ses aides de camp, toujours imperturbable: «Messieurs, reprenons +notre whist.»--«Je recevais là, plus encore qu'à Isly, a écrit plus +tard le général Trochu, une inoubliable leçon d'équilibre dans le +commandement, à l'heure des grands périls.» Le lendemain, la colonne +du maréchal Bugeaud marchait rapidement dans la direction du bas +Isser, en tenant les hauteurs qui bordent la Métidja, quand le +capitaine Trochu, qui cheminait en tête, absorbé par d'assez sombres +prévisions, voit accourir à fond de train un cavalier arabe, agitant +un pli au-dessus de sa tête. «Quelle nouvelle?» s'écrie-t-il tout +anxieux. Le messager lui apprend que l'émir vient d'être surpris dans +une attaque de nuit, et qu'il est en pleine déroute. + +[Note 500: C'est à l'obligeante communication de M. le général Trochu +que je dois ces détails, ainsi que ceux qui vont suivre. Ils donnent +parfois aux événements une physionomie un peu différente de celle +que leur ont prêtée d'autres historiens. Mais le témoignage d'un +homme aussi bien placé pour tout voir et aussi bien préparé à tout +comprendre, m'a paru avoir une valeur décisive.] + +Que s'était-il passé? Peu auparavant, quelques compagnies +d'infanterie légère étaient arrivées de France à Alger; c'étaient +les seules troupes régulières dont disposait le général de Bar. +Suivant les indications données par le maréchal, lors des premiers +symptômes d'agitation, il les avait envoyées, sous les ordres du +général Gentil, occuper le col des Beni-Aïcha qui commandait à l'est +l'entrée de la Métidja. À la nouvelle des razzias opérées sur le bas +Isser, le général Gentil crut devoir marcher sur les rassemblements +qu'on lui signalait. Sa troupe était peu nombreuse et n'avait pas +encore vu le feu; mais c'était une de ces heures où il faut payer +d'audace; d'ailleurs, il ne croyait pas avoir affaire à Abd el-Kader +en personne. En route, il rallie heureusement un bataillon venant +de Dellys. Dans la nuit du 6 au 7 février 1846, il heurte un peu à +l'aveugle le camp ennemi. Ses jeunes soldats, fort inexpérimentés, +tirent au hasard; dès les premiers coups de feu, les Arabes prennent +la fuite: c'étaient des gens du désert, grands pillards, fort +mal à l'aise d'être si loin de leurs tentes, et n'ayant qu'une +préoccupation, celle d'y rapporter le butin dont ils étaient +gorgés. En quelques instants et sans avoir eu un seul blessé, notre +petite troupe est maîtresse du terrain et y ramasse trois drapeaux, +six cents fusils, les tentes toutes tendues, les chevaux et les +troupeaux enlevés dans les razzias des jours précédents. Le général +Gentil n'était pas le moins étonné d'une si facile victoire; il fut +plus étonné encore quand il sut par les prisonniers qu'Abd el-Kader +était dans le camp et qu'il avait failli y être pris. + +L'émir en fuite se jeta dans le Djurdjura et, avec son indomptable +énergie, tâcha de se créer, parmi les Kabyles, un nouveau centre de +résistance. Mais le maréchal Bugeaud, accouru de Médéa et renforcé +des troupes que lui amenait Bedeau, frappa rudement les tribus qui +faisaient mine de soutenir la révolte, et, par un habile mélange de +rigueur et de diplomatie, les détermina à se séparer d'Abd el-Kader. +Celui-ci fut réduit, dans les premiers jours de mars, à reprendre le +chemin du désert. + +Ainsi se terminait heureusement pour le gouverneur général ce qu'on +a appelé «la plus grande crise de sa carrière algérienne». Le 24 +février 1846, se trouvant près de sa capitale, dont il était sorti +depuis cinq mois, il eut l'idée d'y ramener, pour les reposer un +peu, les soldats avec lesquels il venait de faire une si pénible +campagne. Bien que non annoncé d'avance, ce retour prit un caractère +de triomphe. «Quand le maréchal, raconte le général Trochu, rentra +dans Alger, avec une capote militaire usée jusqu'à la corde, entouré +d'un état-major dont les habits étaient en lambeaux, marchant, +à la tête d'une colonne de soldats bronzés, amaigris, à figures +résolues, et portant fièrement leurs guenilles, l'enthousiasme de +la population fut au comble. Le vieux maréchal en jouit pleinement. +C'est qu'il venait d'apercevoir, de très près, le cheveu auquel la +Providence tient suspendues les grandes renommées et les grandes +carrières, à un âge (soixante-deux ans) où, quand ce cheveu est +rompu, il est difficile de le renouer.» Quelques jours plus tard, +le 2 mars, le gouverneur adressait à l'armée d'Afrique un ordre du +jour où, rappelant à grands traits ce qu'elle avait fait depuis +cinq mois, il la félicitait de ses efforts et de ses succès. «Vous +pouvez aujourd'hui garantir à la France, leur dit-il, que son empire +en Afrique ne sera pas ébranlé par cette grande révolte.» Non +sans doute que le maréchal ne vît plus rien à faire: il montrait +au contraire à ses soldats la nécessité «d'extirper les derniers +vestiges de l'insurrection» et de prendre l'offensive, «en étendant +leurs bras sur tous les points du désert où se formaient les orages +qui étaient venus et viendraient fondre sur eux, s'ils n'allaient +les dissiper». «Votre ardeur, ajoutait-il, ne se ralentira pas au +moment où, de toutes parts, elle est couronnée par le succès... Vous +resterez semblables à vous-mêmes, et la France reconnaissante vous +honorera.» + + +X + +L'insurrection a fait son suprême effort en essayant d'atteindre la +Métidja. Repoussée sur ce point, elle ne fera désormais que décliner. +Les agitateurs secondaires, découragés par l'échec d'Abd el-Kader, ne +sont plus en état de nous opposer une sérieuse résistance. Par leurs +mouvements combinés, Saint-Arnaud, Canrobert et Pélissier expulsent +définitivement Bou-Maza du Dahra et le forcent à s'enfuir dans le +désert. Il suffit au maréchal de se montrer dans l'Ouarensenis pour +le pacifier, et le duc d'Aumale, revenu depuis peu en Algérie pour +prendre sa part de la lutte et du danger, soumet, avec le concours +des généraux Marey et d'Arbouville, la région montagneuse située au +sud-est de la province d'Alger. Le maréchal Bugeaud ne se contente +pas de rétablir ainsi notre autorité dans l'intérieur du Tell; il +ne perd pas de vue Abd el-Kader dans le désert où celui-ci a été +obligé de se retirer. Il le fait pourchasser sans répit par plusieurs +colonnes qui l'atteignent et le maltraitent fort, l'une le 7 mars +1846, l'autre le 13. Dans cette dernière affaire, l'émir ne s'échappe +qu'à grand'peine avec quatorze fidèles. Grâce cependant aux renforts +qui lui viennent de sa deïra, il persiste à tenir la campagne. +Pendant tout le mois d'avril, c'est Jusuf, devenu général, qui court +après lui à bride abattue, tantôt perdant sa piste, tantôt tombant +sur lui à l'improviste, lui tuant quelques hommes et lui arrachant +quelque butin; s'il ne réussit pas à s'emparer de sa personne, du +moins il le réduit à l'existence d'un fugitif, sans cesse traqué, +chaque jour plus dénué, plus affaibli, plus isolé. + +Mais dans quel état revenaient, après ces poursuites, nos fantassins +déguenillés et fourbus, nos cavaliers à pied, traînant par la bride +des chevaux hors de service! La Moricière, qui avait assisté à +l'un de ces retours, en était tout ému; il déclarait «n'avoir rien +vu de semblable, ni après la retraite de Constantine, ni après la +désastreuse campagne d'Alger en 1840», et s'inquiétait de l'effet +produit sur les indigènes par un tel spectacle. Ce fut même le +sujet d'un de ces désaccords qui éclataient trop fréquemment entre +le gouverneur général et le commandant de la province d'Oran. +Ce dernier, persuadé qu'en fermant le Tell à Abd el-Kader et en +le privant ainsi de tout moyen de se ravitailler, on finirait +par avoir raison de lui, ne cachait pas son peu de goût pour ces +courses perpétuelles dans le désert qui, selon lui, éreintaient +les soldats sans profit suffisant; ou du moins il n'eût voulu les +voir entreprendre que «sur des renseignements certains, avec des +probabilités d'un succès important». Le maréchal releva vivement ces +critiques. «Les opérations dans le désert, écrivit-il à La Moricière, +nous ont rendu les plus grands services; ce sont elles qui ont ruiné +l'émir, en ne lui laissant qu'une poignée de cavaliers exténués; +elles ont amené la soumission de tout le désert au sud de la province +d'Alger; elles nous ont ramené plusieurs tribus du Tell qui avaient +émigré.» Le maréchal «reconnaissait que le général Jusuf, avec des +qualités militaires très distinguées, n'avait pas tout l'ordre +d'administration et d'organisation qu'on aurait pu désirer», mais +il estimait qu'en somme son action avait été utile. «On ne fait les +choses extraordinaires, à la guerre, ajoutait-il, qu'avec des moyens +extraordinaires, et Napoléon a commis une faute en n'engageant pas +la garde impériale à la fin de la bataille de la Moskova. C'était, +disait-on, afin d'assurer la retraite. Mauvaise raison. Il faut tout +faire pour gagner la bataille d'une manière décisive, quand on a fait +tant que de la livrer. Si on la gagne, on n'a pas besoin de faire +retraite. Si nous chassons et ruinons Abd el-Kader, notre infanterie +et notre cavalerie auront le temps de se remettre. Je ne regrette +donc nullement les travaux qui ont amené le délabrement qui vous +afflige. Jusuf jouait un coup de partie pour la tranquillité de toute +l'Algérie; il voulait avant tout réussir, et je pense sincèrement que +le résultat lui donne raison[501].» + +[Note 501: KELLER, _Le général de La Moricière_, t. Ier, p. 421 à +423.--V. aussi C. ROUSSET, _La conquête de l'Algérie_, t. II, p. 91 à +93.] + +Quelque confiance que le gouverneur général eût dans les chevauchées +de Jusuf, il sentait qu'il y aurait eu un moyen bien plus sûr et +plus prompt d'avoir raison d'Abd el-Kader; c'eût été de porter la +guerre sur le territoire marocain et d'y poursuivre cette deïra +qui, à l'abri de nos coups et contrairement aux stipulations du +traité de Tanger, servait de base d'opérations à la révolte. Ce +n'était pas la première fois que, devant la mauvaise volonté ou +l'impuissance de l'empereur Abd er-Raman, le maréchal songeait à se +faire justice lui-même en passant la frontière. Mais toujours il +avait été contenu par le gouvernement, qui gardait un souvenir trop +présent des difficultés diplomatiques nées de la guerre du Maroc, +pour vouloir recommencer une pareille aventure[502]. Au point de +vue de la politique générale, rien de plus raisonnable que cette +prudence du gouvernement: n'eût-il pas été fort périlleux de nous +trouver aux prises avec une nouvelle question marocaine, au moment +de la querelle des mariages espagnols? Mais on conçoit que ceux +qui, comme le maréchal Bugeaud, regardaient surtout les choses au +point de vue de la pacification de l'Algérie, fussent tentés de se +montrer moins patients. La grande insurrection de 1845-1846, la vue +de l'émir se relevant chaque fois des coups qu'on lui portait, au +moyen des secours qu'il tirait de sa deïra, n'étaient pas faites pour +rendre cette patience plus facile. Aussi, à cette époque, le maréchal +Bugeaud était-il de plus en plus convaincu de la nécessité d'une +«opération sérieuse» sur le territoire marocain, et de plus en plus +pressé de l'entreprendre[503]. Il s'en ouvrit dans les dépêches qu'il +adressa à Paris: si l'on ne voulait pas l'autoriser formellement à +faire cette «guerre d'invasion défensive», il demandait au moins +qu'on la lui laissât faire, sauf à en rejeter plus tard sur lui +seul la responsabilité. Le gouvernement, effrayé de tels projets, +fit aussitôt connaître à Alger, par écrit et par envoyés spéciaux, +sa ferme volonté de ne rien permettre de pareil. De plus, M. Guizot +profita de l'habitude où il était de correspondre amicalement avec le +maréchal, pour lui expliquer les motifs de cette décision. Dans une +lettre en date du 23 avril 1846, il lui exposa l'avantage qu'avait +pour nous un accord même imparfait et peu efficace avec l'empereur du +Maroc, l'opposition qu'une nouvelle guerre soulèverait en France, les +complications qu'elle ferait naître en Europe, l'anarchie, fâcheuse +pour nos intérêts, qu'elle provoquerait au Maroc, l'impossibilité +où serait notre armée d'atteindre, dans ces régions lointaines +et inconnues, l'émir qu'elle ne parvenait pas à joindre sur le +territoire algérien. Il rappela, en terminant, que, «quand on est en +présence de populations semi-barbares et de gouvernements irréguliers +et impuissants», il faut savoir prendre son parti de certains maux +inévitables. «Il n'y a pas moyen, ajoutait-il, d'établir, avec de +tels gouvernements et avec de tels peuples, même après leur avoir +donné les plus rudes leçons, des relations sûres, des garanties +efficaces; il faut, ou pousser contre eux la guerre à fond, jusqu'à +la conquête et l'incorporation complète, ou se résigner aux embarras, +aux incidents, aux luttes que doit entraîner un tel voisinage, en se +mettant en mesure de les surmonter ou d'en repousser plus loin la +source qu'on ne peut tarir.» Vérité d'expérience fort utile à méditer +pour tous les gouvernements qui font de la politique coloniale. Déjà, +du reste, l'année précédente, lors du débat sur le traité de Tanger, +le duc de Broglie avait développé cette même idée avec sa précision +accoutumée. Devant des raisons si fortes et une volonté si ferme, le +maréchal Bugeaud céda, non sans regret, mais sans hésitation. «Ce que +vous me dites, répondit-il à M. Guizot, le 30 avril, de la conduite +que nous devons tenir envers le Maroc, me paraît d'une grande +justesse, me plaçant à votre point de vue, et c'est là qu'il faut se +placer[504].» + +[Note 502: Le Roi, notamment, avait manifesté sur ce point, dès +l'origine, une volonté très arrêtée. «Si on ne met pas un éteignoir +absolu de notre côté, écrivait-il, le 12 novembre 1844, au maréchal +Soult, on nous enfilera dans une nouvelle guerre avec le Maroc. Je +crois qu'il faut _des ordres péremptoires_ de ne laisser passer les +frontières du Maroc par nos troupes, _nulle part et sous quelque +prétexte que ce soit, pas même celui de la poursuite d'Abd el-Kader_. +Nous sommes hors du guêpier, et ne nous y laissons pas entraîner une +seconde fois.» (_Documents inédits._)] + +[Note 503: Voir notamment les lettres que le maréchal Bugeaud +écrivait, le 6 avril 1846, au duc d'Aumale et à M. Léon Roches. +(D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 97 à 99 et p. 103.)] + +[Note 504: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 212 à 223.] + +Au moment même où le gouvernement retenait ainsi le maréchal, le +territoire marocain était le théâtre d'un événement atroce qui eût +suffi, et au delà, si des raisons de politique générale ne nous +eussent arrêtés, à justifier notre intervention. Depuis plus de six +mois, la deïra d'Abd el-Kader renfermait deux cent quatre-vingts +prisonniers français; quatre-vingt-quinze, dont cinquante-sept +blessés, étaient les héroïques survivants de Sidi-Brahim; les +autres étaient ceux qui avaient capitulé sans combat sur la route +d'Aïn-Temouchent. Ces prisonniers avaient été d'abord bien traités. +Plusieurs fois Abd el-Kader avait fait, pour leur échange, des +ouvertures toujours repoussées. Le maréchal était convaincu,--et +son opinion était partagée par plusieurs généraux d'Afrique,--que +de telles propositions étaient surtout, dans l'intention de l'émir, +un moyen de faire croire aux Arabes qu'il négociait avec la France +en vue d'une paix prochaine, et de retenir sous son influence, à +l'aide de cet artifice, les tribus qui commençaient à lui échapper. +Bugeaud refusait donc de se laisser prendre à ce qu'il jugeait être +un piège. On n'était pas toutefois, de notre côté, sans travailler +à la libération des captifs; usant d'un procédé qui lui avait +déjà réussi dans une circonstance analogue, notre diplomatie +s'adressait à l'empereur du Maroc: «Vous êtes en paix avec nous, +lui disait-elle; nous ne pouvons donc admettre que des prisonniers +français soient retenus sur votre territoire par Abd el-Kader; +faites-vous-les livrer, et rendez-les-nous.» Mais, pendant que +ces pourparlers se continuaient avec plus ou moins de chance de +succès, la deïra subissait une crise: la mauvaise fortune de son +maître réagissait sur elle; les vivres et l'argent commençaient à +lui manquer; avec la détresse, étaient venus le mécontentement, +la discorde et les désertions; des tribus entières partaient pour +l'intérieur du Maroc; quant à celles qui demeuraient fidèles, il +leur fallait se préparer à un exode, car Abd el-Kader les appelait +dans le sud, auprès de lui. Dans ces conditions, la garde des +prisonniers devenait un embarras. Le 24 avril 1846, aussitôt après +l'arrivée d'un courrier de l'émir, douze des prisonniers, dont six +officiers, furent emmenés hors du camp, sous prétexte d'assister à +une fête; c'étaient ceux dont on espérait une rançon. Les deux cent +soixante-huit autres, à la tombée de la nuit, furent répartis, par +petits groupes, dans les huttes de leurs gardiens. À minuit, au +signal donné par un cri, le massacre commença. Ceux qui ne tombèrent +pas dès les premières fusillades furent brûlés dans les gourbis où +ils se réfugièrent. Un seul s'échappa, blessé, nu; les Marocains le +ramassèrent et le reconduisirent à nos avant-postes, où il arriva le +17 mai; ce fut par lui qu'on eut le récit de l'horrible scène. Cette +nouvelle causa, en France, une douloureuse émotion que les ennemis +du maréchal tâchèrent d'exploiter contre lui; ils l'accusèrent, +dans la presse et à la tribune, d'avoir négligé et même d'avoir +systématiquement écarté ce qui eût pu prévenir ce malheur. Abd +el-Kader était-il l'auteur du massacre? On en voudrait douter, ne +serait-ce qu'à cause de l'attitude chevaleresque qu'il avait prise +en d'autres circonstances[505]. Mais lui-même a avoué plus tard que +tout s'était fait par son ordre, et il n'a trouvé d'autre excuse à +invoquer que l'irritation où l'aurait jeté le refus d'échanger les +prisonniers[506]. + +[Note 505: En 1843, dans un combat de cavalerie, le trompette +Escoffier, voyant son capitaine démonté et sur le point d'être +capturé, mit pied à terre et lui amena son cheval: «Montez vite, +mon capitaine, lui dit-il, c'est vous et non pas moi qui rallierez +l'escadron.» Le brave trompette fut fait prisonnier. Le maréchal +Bugeaud fit connaître à l'armée, par un ordre du jour, cet acte +héroïque, et le Roi, sans attendre la libération d'Escoffier, le +décora de la Légion d'honneur. Informé de ces faits, Abd el-Kader +traita son prisonnier avec les plus grands égards et lui fit même +remettre solennellement la croix de la Légion d'honneur devant ses +troupes réunies. Escoffier fut échangé l'année suivante.] + +[Note 506: Dans une lettre écrite par Abd el-Kader au Roi, en +novembre 1846, nous lisons: «L'accroissement de notre colère a été +tel que nous nous sommes décidé à ordonner le massacre.» Et dans une +lettre au maréchal Soult, de la même date: «La colère a fini par +déborder de notre coeur, et nous avons ordonné que l'on tuât vos +prisonniers.»] + +Ce n'était pas par cet acte d'inutile cruauté qu'Abd el-Kader +pouvait relever sa fortune. La chasse qu'on lui donnait dans le +désert continuait toujours. Comme, pour échapper à Jusuf, il s'était +rejeté vers l'ouest, la poursuite était désormais menée par l'un des +lieutenants de La Moricière, le colonel Renault. Elle se prolongea +de la fin de mai au commencement de juillet 1846, avec les fatigues +et les péripéties accoutumées. L'émir, surpris le 1er juin, n'eut +que le temps de sauter sur un cheval pour s'enfuir. Le plus grave +pour lui était que les tribus nomades du désert l'abandonnaient +et venaient nous demander l'aman. Les gens d'Arbâ, auxquels il +réclamait le cheval de soumission, ne lui offrirent qu'un âne. Les +Ouled-Sidi-Cheikh, qu'il appelait aux armes, lui répondirent: «Tu +es comme la mouche qui excite le taureau; quand tu l'as irrité, tu +disparais, et nous recevons les coups.» La deïra, ruinée et réduite +des trois quarts, n'était plus en état de fournir des renforts. Si +fier que fût toujours son coeur, Abd el-Kader était à bout, et, dans +les premiers jours de juillet, abandonnant la partie, il rentra +dans le Maroc par Figuig. Il y avait sept mois que, seul, par son +prestige, son énergie, son audace, sa fécondité de ressources, cet +homme vraiment extraordinaire défiait toutes les poursuites et tenait +en alerte une armée de cent mille hommes, commandée par nos meilleurs +officiers. Pourquoi faut-il que le sang des prisonniers massacrés +ternisse une gloire qui aurait pu être si pure? + + +XI + +Pendant la longue lutte qu'il venait de soutenir, le maréchal +Bugeaud n'avait pas eu seulement affaire aux Arabes. En France, +une bonne partie de l'opinion, travaillée par certains journaux, +s'était montrée assez mal disposée à son égard. Elle s'en était +prise à lui de tout ce qui, dans cette insurrection, l'avait déçue, +alarmée, attristée, ennuyée: de la violence imprévue de l'explosion, +des malheurs du début, de la lenteur et des difficultés de la +répression. Cette guerre, sans faits d'armes, n'avait ni intéressé +son imagination, ni flatté son amour-propre. Tout était matière à +reproches: la dissémination des troupes, leurs fatigues excessives, +le retard et la médiocrité des résultats. Les beaux esprits se +croyaient le droit de plaisanter le maréchal qui courait, avec +cent mille soldats, contre un seul homme, sans pouvoir seulement +l'atteindre; les badauds de Rome ne raillaient-ils pas déjà Metellus +de ce qu'il tardait à s'emparer de Jugurtha? + +Tout ce bruit de critiques arrivait aux oreilles de Bugeaud, jusque +dans les régions lointaines où il faisait campagne, et il ne savait +pas le dédaigner. «Je ne m'étonne pas, mandait-il à un de ses amis, +le 22 mars 1846, que vous soyez indigné de toutes les ordures et +sottises qu'on me jette à la tête. Ferait-on pire si j'avais perdu +cent combats et toute l'Algérie? On n'a jamais rien vu, je crois, +de pareil à ce déchaînement sans base aucune, puisque je n'ai pas +éprouvé le plus léger échec, et que j'ai donné, tout au moins, +l'exemple de la plus grande activité et d'une opiniâtre persévérance +à vaincre l'hydre qui m'entourait de ses mille têtes. J'ai la +conscience de n'avoir jamais mieux mérité de la France[507].» Tels +furent même son irritation et son dégoût qu'il en revint à parler +de démission. Il écrivait, en avril, à M. Guizot: «Je sais que vous +voulez me défendre à la tribune, et que vous me défendrez bien; mais +votre éloquence effacera-t-elle le mal qui se fait et se fera tous +les jours? Croyez-vous qu'on puisse rester, à de telles conditions, +au poste pénible et inextricable où je suis? Mon temps est fini, cela +est évident. L'oeuvre étant devenue quelque chose, tout le monde +s'en empare; chacun veut y mettre sa pierre, bien ou mal. Je ne puis +m'opposer à ce torrent, et je ne veux pas le suivre; je m'éloigne +donc de la rive. J'ai déjà fait la lettre par laquelle je prie M. le +ministre de la guerre de soumettre au gouvernement du Roi la demande +que je fais d'un successeur. Je fonde ma demande sur ma santé et +mon âge qui ne me permettent plus de supporter un tel fardeau, et +sur mes affaires de famille; mais, entre nous, je vous le dis, ma +grande raison, c'est que je ne veux pas être l'artisan des idées +fausses qui règnent très généralement sur les grandes questions +d'Afrique. Je ne redoute ni les grands travaux de la guerre, ni ceux +de l'administration; mes soldats et les administrateurs de l'Algérie +le savent très bien; mais je redoute l'opinion publique égarée[508].» +Ce n'était certes pas que le maréchal Bugeaud manquât de foi dans son +oeuvre. Pour ce qui regardait, notamment, la dernière insurrection, +il estimait que l'événement répondait victorieusement à tous les +détracteurs de sa tactique, et, bien que sa campagne ne fût marquée +par aucune action militaire éclatante, il s'en honorait comme d'une +des plus remarquables qu'il eût faites. À un ami qui venait de se +marier, il écrivait, le 31 mai: «Vous êtes, à présent, enfoncé dans +la lune de miel... Cette lune ne reviendra plus pour moi, mais je +suis dans ma lune de gloire; j'ai vaincu les Bédouins de France, en +même temps que ceux d'Afrique. Je crois ceux de France plus près de +reprendre les hostilités que ceux d'Afrique. Ils disent, à présent, +que ce n'était rien, que cela ne valait pas la peine de s'en +occuper, et qu'avec des moyens aussi grands que ceux que j'avais, +j'aurais dû faire bien plus vite et mieux[509].» + +[Note 507: _Le maréchal Bugeaud_, par D'IDEVILLE, t. III, p. 100.] + +[Note 508: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 223 à 225.] + +[Note 509: D'IDEVILLE, t. III, p. 124, 125.] + +La discussion qui s'ouvrit à la Chambre des députés, en juin 1846, +sur les crédits relatifs à l'Algérie, fournit aux préventions qui +s'étaient formées, depuis quelque temps, contre le maréchal Bugeaud, +une occasion de se manifester. Sans doute, on ne pouvait plus lui +reprocher de ne pas savoir vaincre Abd el-Kader, puisqu'à cette +époque la révolte était considérée comme domptée; mais la critique +trouvait ailleurs à quoi se prendre. Le signal fut donné par le +rapporteur de la commission, M. Dufaure; tout en rendant hommage +à l'oeuvre militaire du gouverneur, il refusa d'approuver son +oeuvre administrative et colonisatrice, réclama un régime civil, +et exprima le voeu de voir établir un ministère de l'Algérie dont +le gouverneur ne serait plus que l'agent. Au cours du débat, de +nombreux orateurs reproduisirent ou même aggravèrent ces griefs: +entre tous, il faut citer M. de Tocqueville et M. de Lamartine. À +entendre M. de Tocqueville, ce qui manquait à l'Algérie, c'était +un bon gouvernement, ou même seulement un gouvernement; il appuya +sur les tiraillements, les conflits qui s'étaient produits entre +le cabinet et le gouverneur général; il montra le cabinet n'osant +pas rappeler le maréchal, mais le laissant malmener par ses amis, +tandis que, de son côté, le maréchal faisait attaquer le cabinet par +ses journaux; le résultat était que les deux pouvoirs se tenaient +en échec et aboutissaient à l'impuissance. Quant à M. de Lamartine, +dans un discours de proportions gigantesques, il s'attaqua à +tout le système appliqué en Algérie, y dénonçant je ne sais quoi +d'excessif, d'immodéré, et comme «un débordement de guerre, de sang +et de millions». Il se plaignit que le maréchal Bugeaud, au lieu de +remplir le mandat qui lui avait été donné de «fermer cette grande +plaie de l'Algérie», l'eût au contraire «envenimée et élargie». Ce +qu'il préconisait, c'était, en réalité, l'occupation limitée qui +était pourtant depuis longtemps jugée. Il s'éleva aussi contre la +«dictature militaire», à laquelle il imputait tous les maux de la +colonie, et termina par un réquisitoire indigné contre l'inhumanité +de notre guerre africaine, particulièrement contre les razzias. + +M. Guizot répondit à ces critiques par un discours considérable. +Après avoir écarté, en quelques mots émus, l'accusation de cruauté +portée contre nos généraux, il examina la conduite suivie en Afrique, +depuis 1840. Tout d'abord, il fit honneur au cabinet d'avoir +résolument engagé sa responsabilité en envoyant le général Bugeaud à +Alger et en lui fournissant tous les moyens d'action dont il avait +besoin. Ce lui fut une occasion de s'expliquer sur les désaccords +survenus entre le ministère et le gouverneur, désaccords auxquels +ce dernier avait parfois donné un éclat si compromettant et dont +l'opposition avait naturellement cherché à se faire une arme. Le +sujet était délicat; M. Guizot se tira de la difficulté avec adresse +et dignité. «C'est le devoir du gouvernement, dit-il, de subordonner +toujours ce qui est secondaire à ce qui est essentiel, et de savoir, +avec ses agents, passer par-dessus des erreurs et des dissidences, +quand il s'agit de conserver au pays de grands et utiles services. En +vérité, lorsque j'entends porter à cette tribune la petite histoire +de nos dissidences et des anecdotes auxquelles elles ont donné lieu, +quand je les entends grossir, quand on s'étonne que nous n'en ayons +pas fait une plus grosse affaire, je m'étonne fort à mon tour. On +oublie donc que cela est arrivé très souvent dans le monde et à des +gouvernements qui se respectaient et savaient se faire respecter? +Quand Louis XIV disait à un officier qui allait rejoindre l'armée +de Turenne: «Dites à M. le maréchal de Turenne que je serais bien +aise d'avoir quelquefois de ses nouvelles», car M. de Turenne ne +voulait pas écrire à M. de Louvois, c'était là, permettez-moi de +le dire, une irrévérence un peu plus grande que celle qu'on a +rappelée à cette tribune. Cependant Louis XIV ne rappelait pas M. +le maréchal de Turenne; il prenait seulement le petit moyen que je +vous indiquais, pour le rappeler à son devoir. Eh bien, nous avons eu +les mêmes raisons et nous avons tenu la même conduite. Nous savons +parfaitement qu'un gouvernement doit se faire respecter des hommes +qu'il emploie; mais quand nous considérons deux choses: l'une, +l'éminence des services; l'autre, la loyauté du caractère; quand +nous avons la certitude que ces deux choses-là existent, nous savons +aussi ne pas tenir compte des petits incidents.» Abordant ensuite +le fond de son sujet, M. Guizot insista principalement sur ce qui +avait été fait, depuis six ans, pour la soumission de l'Algérie: il +avait là beau jeu. Il passa plus rapidement sur l'administration et +la colonisation, sentant probablement le terrain moins favorable. +En ce qui touchait l'administration, il reconnut que le régime +civil était le but, affirma qu'on s'en rapprochait chaque jour +davantage, mais fit observer que, pendant quelque temps encore, le +maintien du gouvernement militaire importait à notre sécurité. Quant +à la colonisation, il déclara que «le gouvernement avait pris le +parti de n'épouser exclusivement aucun mode, mais de les favoriser +tous», et annonça, à ce titre, «certains essais» de colonisation +militaire. À son avis, d'ailleurs, parmi les questions soulevées, il +en était plusieurs qui devaient être examinées, mais qui n'étaient +pas encore mûres; c'était à l'avenir de les résoudre. «Il faut, +disait le ministre en terminant, être à la fois moins impatient et +plus confiant dans l'avenir; il ne faut pas croire que des fautes, +des erreurs, des misères empêchent le succès définitif. C'est la +condition des affaires humaines: elles sont mêlées de bien et de mal, +de fautes et de succès; il faut savoir supporter ces vicissitudes... +Et, au milieu de ce continuel mélange, il ne faut désespérer de rien; +il faut seulement se donner le temps de vaincre les difficultés et +de résoudre les questions; c'est tout ce que le gouvernement du Roi +demande quant à l'Algérie.» + +De loin, le maréchal Bugeaud avait suivi ces débats. Il n'avait pu +qu'être reconnaissant de la façon dont M. Guizot l'avait défendu; +mais cela ne suffisait pas à lui faire prendre en patience les +critiques, et il parlait toujours de s'en aller. «J'ai beaucoup à me +louer du cabinet, écrivait-il à M. de Corcelle... Ce n'est donc pas +par humeur et mécontentement que je désire me retirer... Mais je +redoute les faiseurs de systèmes et de projets... Je suis effrayé +de ce qu'exigent du gouverneur les hommes qui, n'ayant jamais fait +que gratter du papier, croient qu'on improvise la colonisation et les +grands travaux publics... On me dit que je n'ai rien fait. Jugeant +bien que je ne puis pas faire mieux que par le passé, je dois fuir +l'avenir... En colonisation, en administration, on ne peut pas +faire rapidement de ces choses éclatantes qui captivent le suffrage +public. C'est l'oeuvre du temps et de la persévérance. Or, l'opinion +ne me donnerait pas de temps, et d'ailleurs, à soixante-deux ans, +on n'en a pas devant soi... N'ayant que très peu d'années devant +moi, je suis bien convaincu qu'en quittant le gouvernement quand les +forces me manqueraient, je m'en irais conspué pour n'avoir pas fait, +de toute l'Algérie, des départements constitués comme ceux de la +France[510].» Quelques semaines plus tard, le 16 juillet 1846, dans +un banquet donné en l'honneur de M. de Salvandy, alors de passage à +Alger, le maréchal répondait assez mélancoliquement aux félicitations +et aux voeux qui lui étaient adressés au nom de la population civile: +«Messieurs, je suis profondément touché de ce que vous venez de me +dire. Après l'estime du gouvernement et de la métropole, la vôtre +m'est certainement la plus chère; mais, quel que soit le dévouement +qu'elle ravive en moi, il ne m'est pas donné, ainsi que vous m'y +invitez, de compléter mon oeuvre. Vous userez encore bien des +gouverneurs avant d'y parvenir...» Deux jours après, il partait en +congé pour la France. + +[Note 510: _Documents inédits._] + + +XII + +Si difficile à vivre que leur parût parfois le maréchal Bugeaud, +les ministres désiraient qu'il conservât encore la direction des +affaires algériennes. Ils lui déclarèrent donc, dès son arrivée à +Paris, qu'ils ne voulaient pas entendre parler de sa démission, et +ils ne négligèrent rien pour le calmer et l'amadouer. D'ailleurs, à +la fin de l'année précédente, la composition du cabinet avait subi +un changement qui facilitait l'entente: le maréchal Soult, fatigué +par l'âge, avait abandonné son portefeuille, pour ne conserver que la +présidence du conseil, présidence un peu nominale; il avait eu pour +successeur au ministère de la guerre le général Moline Saint-Yon, +avec lequel le gouverneur était en très bons termes[511]. Le Roi, +auquel Bugeaud était fort attaché, intervint personnellement pour +le presser de garder ses fonctions. «Sire, j'obéis, répondit le +maréchal, mais je supplie Votre Majesté de faire que j'aie quelque +chose de grand, de décisif à exécuter en colonisation.» On sait +ce qu'il entendait par là: c'était une allusion à cette fameuse +colonisation militaire dans laquelle, plus que jamais, il voyait +la solution nécessaire et unique. Sur les conseils de ses amis, il +avait renoncé à l'exécution immédiate et en grand, qui avait tant +effarouché les esprits; il réclamait seulement un essai sérieux. On +lui donna satisfaction: engagement formel fut pris de demander, dès +l'ouverture de la prochaine session, un crédit de trois millions pour +faire cet essai. + +[Note 511: «J'ai beaucoup à me louer du nouveau ministre de la +guerre», écrivait le maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, le 19 juin +1846. (_Documents inédits._)] + +Le maréchal Bugeaud rentra à Alger, en novembre 1846. Il y trouva +la colonie assez tranquille. Abd el-Kader s'était définitivement +retiré en terre marocaine, l'âme toujours indomptable, mais +impuissant[512]. Moins il se sentait en état de reprendre la lutte +armée, plus il tâchait de persuader aux indigènes que la France +traitait avec lui. La présence à son camp des onze prisonniers, +survivants de l'horrible massacre du 24 avril, lui fournit l'occasion +d'ouvrir une sorte de négociation. Il chargea le principal d'entre +ces prisonniers, le lieutenant-colonel Courby de Cognord, d'écrire +aux commandants français de la frontière pour proposer un échange. +Puis, sans attendre que ces premiers pourparlers eussent abouti, il +fit traiter sous main d'une libération moyennant rançon; toute une +comédie fut jouée pour faire croire que la rançon était exigée par +les subalternes à l'insu de l'émir, et que celui-ci relâchait ses +captifs par pure générosité. Le 25 novembre, Courby de Cognord et +ses compagnons furent remis, contre argent, au commandant espagnol +de Mélilla, qui avait servi d'intermédiaire, et de là conduits à +Oran, où leur fut fait un accueil ému. Ils amenaient avec eux un +Arabe, porteur de deux lettres d'Abd el-Kader à Louis-Philippe et au +maréchal Soult. Ces lettres, d'une fierté pompeuse, concluaient à des +propositions de paix: dans l'exposé des faits, l'émir se présentait +comme ayant été contraint à la guerre par nos généraux; un fait +toutefois le gênait visiblement, c'était le massacre des prisonniers: +il reconnaissait l'avoir ordonné, mais disait y avoir été acculé +par les mauvais procédés des commandants français, par leur refus +obstiné de vouloir entendre parler d'échange, par leur injurieuse +prétention de faire intervenir l'empereur du Maroc; il rejetait donc +sur eux seuls la responsabilité du fatal dénouement; il terminait en +se faisant honneur de la générosité avec laquelle il libérait les +survivants. Le maréchal Bugeaud ne permit pas au messager de passer +en France; il le renvoya au Maroc, avec cette réponse verbale: +«Dis à ton maître que, s'il nous avait renvoyé nos prisonniers sans +rançon, je lui en aurais remis trois pour un; mais, puisqu'il a fait +payer la liberté de ceux-ci et a fait égorger les autres, je ne lui +dois rien que de l'indignation pour sa barbarie.» Abd el-Kader, fort +mortifié de cette réponse, protesta contre l'injure qu'on lui faisait +en supposant qu'il «avait rendu les Français pour de l'argent». +«Tu oublies, écrivait-il au maréchal, que les choses du monde sont +changeantes. À cet égard, j'en sais plus que toi. Je suis convaincu +que rien ne peut être durable sur cette terre, depuis la création +d'Adam jusqu'à l'extinction de la race humaine. C'est pourquoi je ne +me réjouis point, je ne m'enorgueillis pas ni ne me fie aucunement +aux effets du destin, si la fortune me sourit, comme aussi je ne +m'afflige point ni ne me désespère, si je suis atteint par des +revers, et cela parce que j'ai la croyance que rien n'est stable sur +la terre... Au reste, les anciens sages ont comparé le destin à la +grossesse d'une femme: le sexe de l'enfant prêt à naître ne peut être +connu avant l'enfantement[513].» + +[Note 512: Si Abd el-Kader ne reprenait pas les hostilités, ce +n'était pas la faute de lord Palmerston, dont l'acharnement nous +poursuivait jusque sur cette terre lointaine. À cette époque, lord +Normanby avouait que «son gouvernement croyait de son devoir de +soutenir Abd el-Kader, comme il l'avait toujours fait.» (Dépêche de +M. de Brignole, ambassadeur de Charles-Albert à Paris, en date du 4 +novembre 1846. HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. +II, p. 692.)] + +[Note 513: C. ROUSSET, _La conquête de l'Algérie_, t. II, p. 106 à +121.] + +Quand Abd el-Kader se sentait impuissant, qui était de force à lutter +contre nous? Bou-Maza l'essaya cependant. Au commencement de 1847, il +quitte le Maroc, se jette dans le sud de nos possessions, erre d'une +oasis à l'autre, sans parvenir à y susciter un mouvement sérieux, +et finit par pénétrer presque seul dans l'Ouarensenis et le Dahra, +premier théâtre de ses combats; mais ses anciens partisans, bien que +le vénérant toujours, s'écartent de lui. Saint-Arnaud ne lui laisse +pas un moment de répit. «Je fais traquer Bou-Maza comme un chacal», +écrit-il à son frère, le 10 avril. Trois jours après, il ajoute, +avec un cri de triomphe: «Bou-Maza est entre mes mains... C'est un +beau et fier jeune homme. Nous nous sommes regardés dans le blanc +des yeux.» Le 17, «un peu sorti du tourbillon», le colonel raconte +ainsi comment les choses se sont passées: «Les dernières tentatives +faites par Bou-Maza l'ont dégoûté et désillusionné. Partout, il nous +a trouvés en garde... Enfin, il arrive chez un de ses affidés, le +caïd des Ouled-Djounés, qui, s'il eût été seul, se serait prosterné +devant lui; mais il y trouve quatre de mes mokrazani. Ç'a été le +dernier coup. Il a tout de suite pris sa détermination et a dit: +«Menez-moi à Orléansville, au colonel de Saint-Arnaud lui-même», +ajoutant que c'était à moi qu'il voulait se rendre, parce que c'était +contre moi qu'il s'était le plus battu. Les autres ont obéi; ils +tremblaient encore devant Bou-Maza, qui a gardé ses armes et ne +les a déposées que chez moi, sur mon ordre. En amenant Bou-Maza, +mes quatre mokrazani étaient effrayés de leur audace. D'un signe, +Bou-Maza les aurait fait fuir. L'influence de cet homme sur les +Arabes est inconcevable. Bou-Maza était las de la guerre et de la vie +aventureuse qu'il menait. Il a compris que son temps était passé, et +qu'il ne pouvait plus soulever des populations fatiguées de lui et +domptées par nous. C'est un événement remarquable[514].» Bou-Maza +fut traité avec égard. Interné à Paris, installé dans un riche +appartement des Champs-Élysées, avec une pension de 15,000 francs, +il fut un moment à la mode parmi les badauds de la capitale. Passé, +en 1854, au service de la Porte, il fut fait, en 1855, colonel dans +l'armée ottomane, et mourut peu après en Turquie. + +[Note 514: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._] + +Le découragement qui avait amené la reddition de Bou-Maza n'était +pas un fait isolé. Vers la même époque, au nord-est de la province +d'Alger, Ben-Salem, qui avait été l'un des plus importants khalifats +d'Abd el-Kader, venait, accompagné de plus de cent chefs des régions +voisines du Djurdjura, apporter solennellement sa soumission +au maréchal Bugeaud. En avril et en mai 1847, trois colonnes, +commandées par les généraux Jusuf, Cavaignac et Renault, pénétrèrent +simultanément dans l'extrême sud et y promenèrent le drapeau de la +France, sans avoir presque à tirer un seul coup de fusil. + + +XIII + +Rien donc, dans la situation militaire, qui pût préoccuper le +maréchal Bugeaud et qui l'empêchât de porter toute son attention +et tous ses efforts sur le problème de la colonisation. C'était +en résolvant ce problème qu'il prétendait signaler la fin de son +gouvernement. À vrai dire, en cette matière, il était urgent de faire +mieux qu'on n'avait fait jusqu'alors. L'état des villages créés dans +le Sahel et la Métidja ne s'était pas amélioré depuis un an, bien +au contraire. Les misères, déjà notées, à la fin de 1844, par les +voyageurs, notamment par l'abbé Landmann, étaient encore aggravées. +Beaucoup de colons avaient succombé ou s'étaient découragés. Les +demandes de concession, qui, de 1842 à 1845, étaient allées toujours +en augmentant, commençaient à diminuer. En 1846, les villages ne +recevaient que 689 colons nouveaux, tandis qu'ils en perdaient 715. +Il était manifeste que, sous le coup des déceptions survenues, le +premier élan se ralentissait et menaçait de s'arrêter complètement. +À ce mal, le gouverneur prétendait remédier par la colonisation +militaire. + +Sa confiance était plus inébranlable que jamais. «Ma conviction +pour le système à adopter en colonisation, écrivait-il à M. Léon +Roches, est aussi profonde que celle que j'avais sur le système de +guerre à faire aux Arabes. Vous m'avez vu lutter (sur ce dernier +point) contre tout le monde, même contre les ministres, sans jamais +me décourager; j'ai résisté avec acharnement et j'ai triomphé. Je +serais sûr également de triompher dans l'essai d'une colonisation +militaire[515].» Sachant l'opinion peu favorable à ses idées, le +maréchal n'hésita pas, pour tâcher de la convertir, à se faire +publiciste et même journaliste: c'était son habitude. Dans le +courant de la session de 1846, il avait envoyé une brochure aux +membres du Parlement. Il revint à la charge, par un _Mémoire aux +Chambres_, distribué le 1er janvier 1847: il y entrait dans tous les +détails d'application de son système, en exposait les avantages, +répondait aux critiques; c'était un appel pressant, qui respirait, de +la première ligne à la dernière, une forte conviction. En même temps, +il ne perdait pas un instant de vue le ministère: croyait-il deviner +chez lui quelque hésitation à tenir la promesse faite, quelque +velléité d'ajourner le dépôt du projet d'essai, il écrivait aussitôt +au Roi et menaçait de donner sa démission[516]. + +[Note 515: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 186.] + +[Note 516: Lettre à Louis-Philippe, en date du 30 décembre 1846. +(_Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 225 à 227.)] + +Néanmoins, les préventions contre la colonisation militaire +subsistaient toujours aussi vives dans la population civile. En +novembre 1846, quatre députés, MM. de Tocqueville, de Lavergne, +Plichon et Bechamel, débarquaient en Afrique, avec l'intention +d'étudier par eux-mêmes et sur place les questions soulevées. Le +maréchal, s'étant offert à les promener dans la province d'Alger, +leur fit traverser la Métidja, les conduisit jusqu'à Médéa et les +ramena ensuite par Miliana et Orléansville. Il se flattait de leur +faire ainsi saisir sur le vif les avantages pratiques du régime +militaire, et, en tout cas, de leur montrer la sécurité due au succès +de ses armes. Sur ce dernier point, la démonstration fut éclatante; +sur le premier, elle parut moins concluante. Sans doute le maréchal +eut beau jeu à montrer, à chaque pas, tout ce qu'avait fait l'armée; +mais il avait plus de peine à convaincre ses compagnons de route que +cette armée suffirait, dans l'avenir, à résoudre tous les problèmes +de la colonisation, et que la population civile était satisfaite de +vivre sous son autorité. Plus d'un incident vint, au cours du voyage, +contrarier son argumentation. Un jour, par exemple, une délégation +d'habitants de Miliana demandait au gouverneur, en présence des +députés, qu'un commissaire civil fût chargé de l'administration +municipale, et un juge de paix de l'administration de la justice; +le maréchal répondit aux réclamants par un exposé des avantages +d'une administration gratuite et expéditive, d'une justice également +gratuite et fondée sur le bon sens, sinon sur la science juridique; +il leur reprocha leur ingratitude envers les officiers qui se +dévouaient à une tâche pénible et étrangère à leur carrière, sans +avoir rien à y gagner; puis il les congédia avec assez d'humeur. +Cette démarche malencontreuse lui resta sur le coeur, et plus d'une +fois, les jours suivants, il y revint dans ses conversations avec les +députés. «Que veulent-ils? leur disait-il; sont-ils fous? Ils ont +besoin de nous à chaque instant, et les voilà qui veulent se séparer +de nous! Où trouveront-ils, dans l'autorité civile, les ressources et +l'assistance que leur fournit constamment l'autorité militaire?» Et +se tournant vers le colonel de Saint-Arnaud qui venait de rejoindre +la caravane,--car on approchait d'Orléansville, siège de son +commandement: «Voyons, colonel, puisque nous en sommes là, dites-nous +ce que vous avez fait ici pour la population civile.» Saint-Arnaud +se mit alors à vanter la superbe organisation qu'il avait donnée +à la milice, la discipline rigoureuse qu'il y maintenait. «Mais +aussi, ajouta-t-il, à la moindre négligence, je les mets dans le +silo, la tête la première; voilà ce que j'ai fait pour eux.» À cette +conclusion, ce fut un rire général. Le maréchal, toutefois, fit la +grimace, pensant que ce n'était pas le meilleur moyen de convaincre +les députés de l'excellence du régime militaire. Le commandant du +génie vint à son secours, en exposant tout ce qui avait été fait pour +aider les colons: fourniture de matériaux, constructions, transports, +prêts d'argent. «Eh bien! vous le voyez, s'écria alors le gouverneur, +que gagneront-ils à passer de la tutelle paternelle de l'autorité +militaire sous celle de l'autorité civile? Sera-ce l'autorité +civile qui leur prêtera ses bras pour bâtir leurs maisons, ou ses +équipages pour y faire voyager leurs marchandises? Où prendrait-elle +cette abondance et cette variété de ressources que l'organisation +de l'armée lui permet de mettre sans frais à la disposition des +colons? Que les faiseurs de théories qui les excitent à réclamer des +garanties, des institutions civiles, viennent donc ici leur garantir +d'abord la première de toutes les nécessités, celle de pouvoir +subsister et s'établir dans le pays!» Le soir, l'un des compagnons de +M. de Tocqueville, prenant l'air dans une des rues d'Orléansville, +y fut brutalement apostrophé par un sergent qui, sans prétexte, +menaça de «le mettre dedans» s'il ne s'en allait au plus vite. «Je +sais maintenant, disait plaisamment celui auquel était arrivée +cette mésaventure, ce que c'est qu'un territoire _mixte_, c'est un +territoire mêlé de sergents.» M. de Tocqueville quitta le maréchal +à Orléansville et revint étudier seul, de plus près, les villages +administratifs ou militaires créés autour d'Alger; il sortit de cet +examen mieux convaincu encore qu'il fallait chercher ailleurs la +solution du problème de la colonisation algérienne[517]. + +[Note 517: Voir, sur le voyage des députés, le récit qu'a fait un de +leurs compagnons, M. A. Bussière. (_Revue des Deux Mondes_ du 1er +novembre 1853.)--Le colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère, +le 29 novembre 1846: «Voilà cinq jours que mon esprit, mes jambes +et mes chevaux ne débrident pas. Le corps est moins fatigué que +l'esprit. Mais tenir tête à un maréchal qui aime à parler, à quatre +députés et deux journalistes qui interrogent sans cesse _ab hoc et +ab hac_, c'est trop; je suis rendu... M. de Tocqueville posait pour +l'observation méthodique, profonde, raisonnée...»] + +Mal vu par les «civils», le système du maréchal était loin d'être +soutenu par tous les militaires. Sur l'invitation du gouvernement, +le général Bedeau avait préparé un plan de colonisation pour la +province de Constantine. Il proposait «d'essayer tous les systèmes de +colonisation, à l'exception toutefois de celui des pauvres qui lui +paraissait très onéreux». Bornant le rôle de l'État à la fixation de +certaines limites et de certaines conditions protectrices, au don de +la terre, à l'exécution des grands travaux de sécurité, de salubrité +et de viabilité, il comptait principalement sur l'initiative des +individus et des capitaux, et se préoccupait de leur laisser le +plus de liberté possible. Il ne paraissait faire aucune part à la +colonisation militaire. + +C'est surtout du côté du général de La Moricière que venait +l'opposition au système du maréchal Bugeaud. La rivalité un peu +jalouse de ces deux hommes de guerre n'était pas un fait nouveau. +Sans doute, dans leurs bons moments, ils comprenaient, l'un et +l'autre, le tort de leurs divisions; alors le maréchal rendait +justice à son brillant lieutenant et le signalait lui-même au +gouvernement comme l'un des hommes les plus capables de le +remplacer[518]; alors aussi La Moricière écrivait à Bugeaud: +«Pour moi, je repousse la situation de rivalité, d'opposition, +dans laquelle on veut me placer par rapport à vous, Monsieur le +maréchal; je la repousse, parce qu'elle répugne à mon caractère; je +la repousse, au nom de la discipline de l'armée que tout homme qui +aime son pays doit respecter[519].» Malheureusement, par l'effet des +situations et aussi des caractères, les heurts étaient fréquents. +Il s'en était produit dès 1842[520]. À partir de 1845, les rapports +furent plus tendus encore. Quand il se voyait vilipendé dans le +journal _l'Algérie_, tandis que le commandant d'Oran y était porté +aux nues, le maréchal soupçonnait aussitôt ce dernier d'inspirer +cette polémique, soupçon qui, il est vrai, ne tenait pas longtemps +devant les protestations de La Moricière. En octobre 1845, lorsqu'il +revenait soudainement en Afrique pour faire face à l'insurrection, il +ne se retenait pas de blâmer tout haut la façon dont le commandant +intérimaire avait conduit les choses, d'attribuer les premiers +échecs à ses fausses mesures, d'insinuer même qu'il avait manqué de +sang-froid dans le péril. Par contre, quelques mois plus tard, La +Moricière ne se gênait pas pour se plaindre que le maréchal surmenât +ses troupes sans profit. Tous ces désaccords étaient connus de +l'armée, sur laquelle ils ne pouvaient avoir qu'un fâcheux effet. Le +colonel de Saint-Arnaud, qui était entièrement du bord du maréchal +et facilement injuste pour le commandant d'Oran, écrivait à son +frère: «Il n'y a pas deux camps dans l'armée d'Afrique, mais il y +a deux hommes: l'un, grand, plein de génie, qui, par sa franchise +et sa brusquerie, se fait quelquefois des ennemis, lui qui n'est +l'ennemi de personne; l'autre, capable, habile, ambitieux, qui +croit au pouvoir de la presse et la ménage, qui pense que le civil +tuera le militaire en Afrique et se met du côté du civil. L'armée +n'est pas divisée pour cela entre le maréchal Bugeaud et le général +La Moricière; seulement, il y a un certain nombre d'officiers qui +espèrent plus du jeune général qui a de l'avenir, que du vieillard +illustre dont la carrière ne peut plus être bien longue[521].» + +[Note 518: Dans une lettre du 28 septembre 1845, le maréchal Bugeaud, +qui voulait alors se retirer, annonçait à M. de Corcelle qu'il avait +jugé «de son devoir envers le Roi et le pays d'indiquer les deux +hommes qu'il croyait les plus capables, par leur savoir et leur +expérience, de le remplacer».--«Vous comprenez, ajoutait-il, que +je désignais les généraux Bedeau et de La Moricière.» (_Documents +inédits._)] + +[Note 519: _Le général de La Moricière_, par M. KELLER, t. Ier, p. +333.] + +[Note 520: Voir plus haut, t. V, p. 306 à 308.] + +[Note 521: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._] + +Aussitôt que la question de colonisation commença à occuper les +esprits, La Moricière y prit position à l'antipode de Bugeaud. Dès +1844 et 1845, dans des notes adressées au ministre ou publiées, +il montrait la solution du problème, non dans l'intervention de +l'État et de l'armée, mais dans l'action des capitaux qu'il fallait +attirer et intéresser; il s'en rapportait à la spéculation du soin +de faire venir les colons sur les terres dont elle se serait mise +en possession. Au commencement de 1846, ses idées se précisent. Sur +l'invitation que le gouvernement lui a adressée en même temps qu'au +général Bedeau, il rédige, pendant ses nuits de bivouac, tout un +plan de colonisation de la province d'Oran, qu'il a soin d'envoyer +directement au ministre, par crainte que le gouverneur général ne +l'intercepte. Partant de cette idée que «le bon sens du pays et de +la Chambre a fait justice du projet de colonisation militaire[522]», +il propose d'appeler les riches capitalistes au moyen de grandes +concessions de terres faites par adjudication; certaines clauses +seraient imposées aux adjudicataires en faveur des petits colons +qui viendraient s'établir sur leurs terres. Il ne met à la charge +de l'État qu'une dépense très limitée, celle de quelques travaux +d'intérêt général; ainsi évalue-t-il à 200,000 francs les déboursés +à faire pour 2,300 familles, et il oppose la modicité de ce chiffre +aux frais colossaux du système du maréchal Bugeaud. Il se préoccupe +aussi d'écarter les formalités compliquées qui trop souvent rebutent +les initiatives particulières. Si le général compte avant tout sur +les capitalistes, il n'exclut pas de plus modestes concessionnaires; +seulement, il insiste pour qu'on ne leur donne pas plus de terres +que leurs ressources ne leur permettent d'en mettre en valeur. En +tout cas, qu'il s'agisse d'attirer les capitaux gros ou petits, il +faut, à son avis, remplacer, dans les territoires ouverts aux colons, +l'arbitraire du régime militaire par les garanties du régime civil; +le but doit être d'assimiler ces territoires à la Corse, moins les +droits électoraux dans les premières années[523]. Quant au gouverneur +général, son rôle serait réduit à celui de commandant de l'armée et +de chef du pays arabe. Était-il alors aussi facile que le supposait +La Moricière, de faire venir les capitaux en Algérie? Quand, par +application de ses idées, on essaya de mettre en adjudication le +territoire de plusieurs nouvelles communes dans la province d'Oran, +à charge, pour les particuliers ou les compagnies qui se rendraient +adjudicataires, de les peupler de familles européennes, le résultat +fut à peu près nul. Il est vrai que les conditions compliquées +imposées aux adjudicataires étaient bien faites pour décourager toute +entreprise. Le général attribua l'insuccès à ces exigences de la +routine administrative et aussi à la mauvaise volonté du gouverneur. + +[Note 522: Ainsi s'exprime La Moricière, dans une lettre du 21 mai +1846, lettre destinée, dans sa pensée, à être publiée.] + +[Note 523: La Moricière a exposé cette partie de sa thèse dans +une lettre écrite, le 11 avril 1846, au directeur des affaires +algériennes au ministère de la guerre.] + +Le souci de faire prévaloir ses idées sur la colonisation et de mieux +contre-balancer la grande autorité du maréchal Bugeaud éveilla chez +La Moricière l'ambition de se faire, lui aussi, nommer député. Une +occasion lui était offerte par les élections générales d'août 1846. +Ses premières tentatives, à Paris et en Maine-et-Loire, ne furent pas +heureuses. Ce fut seulement en octobre que M. de Beaumont, qui avait +été élu par deux collèges, fit élire La Moricière à sa place dans +celui de Saint-Calais. Arrivé à la Chambre sous de tels auspices, +le général, qu'il le voulût ou non, se trouva plus ou moins lié à +la partie de la gauche qui se groupait autour de M. de Tocqueville. +L'opposition d'ailleurs se montra fort empressée à se parer d'une +si brillante renommée. L'une des conséquences fut naturellement +d'accentuer encore l'antagonisme existant entre le gouverneur +général et son lieutenant. Ils apparaissaient au public comme les +représentants de deux politiques contraires, aussi bien en France +qu'en Algérie. Le colonel de Martimprey, fort dévoué à La Moricière, +s'alarmait d'une telle situation: «Je redoute, écrivait-il d'Afrique, +le spectacle d'une lutte entre mon général et le maréchal Bugeaud; il +n'en sortirait rien de bon, ni pour l'un ni pour l'autre, et quelque +vautour ne tarderait pas à se percher sur leurs cadavres.» + +Plus le général de La Moricière prenait ainsi position, plus le +maréchal Bugeaud s'en irritait, et il n'était pas homme à garder +son mécontentement pour lui. Il ne se borna pas à malmener, dans +ses conversations, ce qu'il appelait la théorie des «colons en +gants jaunes». Au commencement de 1847, il publia et fit distribuer +aux membres des Chambres une réfutation sévère du système de La +Moricière. À l'entendre, ce système, loin de résoudre la question +coloniale et la question militaire, ne serait, sous ce double +rapport, qu'une cause de ruines. Il s'attacha surtout à montrer que +l'économie dont on faisait si grand bruit n'était qu'apparente. +D'ailleurs, ajoutait-il, la colonisation la plus rapide et la plus +fortement constituée serait, en définitive, quoi qu'elle coûtât, la +plus économique, parce qu'elle seule permettrait de diminuer l'armée. +Il déclarait donc repousser de tout son pouvoir les idées du général; +tout au plus consentirait-il à les essayer localement, afin d'en +démontrer pratiquement l'inefficacité. + + +XIV + +Cependant la session de 1847 s'était ouverte, et, le 27 février, le +ministre de la guerre, fidèle à l'engagement pris envers le maréchal +Bugeaud, déposait à la Chambre une demande de crédit de trois +millions, pour établir en Algérie des «camps agricoles où des terres +seraient concédées à des militaires». L'exposé des motifs commençait +par rappeler les divers modes de colonisation tentés jusqu'alors +en Afrique; tout en se félicitant de ce qui avait été et de ce qui +pourrait encore être obtenu, il indiquait l'utilité de «fonder, sur +les limites des territoires occupés, une colonisation plus forte, +plus défensive que la colonisation libre et civile, une colonisation +armée, véritable avant-garde destinée à se servir du fusil comme de +la bêche, sorte de bouclier pour les établissements placés derrière +elle». Il indiquait que l'armée seule pouvait fournir les éléments +de cette colonisation. Venaient ensuite des détails sur la manière +d'organiser ce corps de soldats appelé à devenir un peuple de colons. + +Il fut aussitôt visible que l'opinion faisait mauvais accueil à +l'idée des camps agricoles. À Alger, les colons se réunirent pour +protester et envoyèrent en France des délégués chargés de demander le +rejet de la loi. Le gouvernement, assez embarrassé et peu disposé à +porter seul la responsabilité d'un projet qu'il n'avait présenté que +par égard pour Bugeaud, insista fortement auprès de ce dernier pour +qu'il vînt à Paris et assumât le premier rôle dans la discussion. Le +maréchal ne parut pas pressé de se rendre à cet appel. Malade d'un +gros rhume, mécontent de ce que le ministère ne s'engageait pas plus +à fond, et probablement pressentant l'échec final, il répondit, sur +un ton assez grognon, le 9 mars 1847, à M. Guizot: «Je n'ai rien +vu de plus pâle, de plus timide, de plus incolore que l'exposé des +motifs du ministre de la guerre. On y a mêlé l'historique incomplet +de la colonisation, le système du général de La Moricière, celui +du général Bedeau; enfin le mien arrive comme accessoire... On +lui donne la plus petite portée possible; on l'excuse bien plus +qu'on ne le recommande... Je compte infiniment peu sur la parole +du ministre de la guerre, mais je compte infiniment sur la vôtre... +C'est maintenant l'oeuvre du ministère; vous ne voudrez pas +lui faire éprouver un échec. Pour mon compte, je n'y attache qu'un +intérêt patriotique; mon intérêt personnel s'accommoderait fort +bien de l'insuccès. Je suis déjà un peu vieux pour la rude besogne +d'Afrique.» Il écrivait de nouveau, le 15 mars: «C'est encore de mon +lit de douleur que je vous écris. Je commence à craindre sérieusement +de n'être pas en état de me rendre à Paris avant la fin du mois, et, +dès lors, qu'irais-je y faire? Les partis seront pris; la commission +aura fait son rapport.» Puis, dans un _post-scriptum_, au reçu de la +nouvelle que les députés nommés par les bureaux pour faire partie de +la commission, étaient «très peu favorables» au projet, il ajoutait: +«Le gouvernement, qui est si fort dans tous les bureaux, n'a donc pas +cherché à faire prévaloir les candidats de son choix? Tout ceci est +d'un bien mauvais augure.» + +La commission était, en effet, presque unanimement hostile. +Elle choisit pour président M. Dufaure et pour rapporteur M. de +Tocqueville, tous deux connus comme adversaires de la colonisation +militaire. Le gouvernement, qui se jugeait quitte pour avoir présenté +le projet, ne manifestait nullement l'intention d'en faire une +question de cabinet. Tout cela augmenta encore la répugnance du +maréchal à s'engager de sa personne dans un débat qui ne pouvait bien +tourner. Il fit savoir au ministère que, décidément, sa santé ne lui +permettait pas de se rendre à Paris. Bien plus, il ne cacha pas que +sa détermination était prise de se retirer. Toutefois, désireux de +ne partir que sur un succès militaire, il voulut, avant de résigner +effectivement ses fonctions, accomplir une expédition qu'il avait +fort à coeur. + +On sait comment, depuis longtemps, Bugeaud songeait à soumettre la +Grande Kabylie, comment aussi il avait toujours été retenu par les +Chambres et par le gouvernement[524]. En 1847, le calme qui régnait +dans nos possessions africaines et l'ascendant que donnait aux +armes françaises la défaite définitive d'Abd el-Kader lui parurent +favorables à une opération décisive. D'ailleurs, à ses yeux, l'appui +fourni à l'émir, l'année précédente, par les tribus du Djurdjura, +condamnait la politique qui laisserait plus longtemps, au coeur de +notre colonie, ce foyer d'indépendance. À la première révélation +de ses projets, les ministres, préoccupés du sentiment connu de la +Chambre, avaient fait des objections. Mais le maréchal insista, +donna des explications rassurantes, et le gouvernement finit par se +résigner à le laisser faire. «En vous voyant si certain du succès, +lui écrivait le ministre de la guerre, je suis porté à y croire comme +vous; j'en accepte donc l'espérance, et je reçois avec satisfaction +l'engagement par lequel vous terminez cette dépêche de ne rien +entreprendre dans ce pays sans être moralement assuré du succès, +de n'y faire stationner les troupes que le temps indispensablement +nécessaire, de n'y créer aucun poste permanent, enfin de ne pas +demander, pour cette expédition, un soldat de plus.» Aussitôt qu'on +eut vent, à la Chambre, de l'entreprise préparée contre la Kabylie, +l'émotion y fut grande. La commission des crédits, présidée par M. +Dufaure, la même qui, à ce moment, examinait et repoussait le projet +de colonisation militaire, prit, le 9 avril 1847, la délibération +suivante, dont ampliation fut signifiée au ministre de la guerre: «La +commission, après en avoir délibéré, convaincue, à la majorité, que +l'expédition militaire dans la Kabylie, annoncée par M. le gouverneur +général, est impolitique, dangereuse et de nature à rendre nécessaire +une augmentation dans l'effectif de l'armée, est d'avis de faire +connaître à M. le ministre de la guerre son sentiment à cet égard.» +De l'avis du conseil, le ministre de la guerre répondit que «le +gouvernement était toujours disposé à tenir grand compte des opinions +émises par les Chambres», mais qu'il devait «maintenir avec soin les +limites établies entre les grands pouvoirs de l'État». Rappelant +qu'en vertu de l'article 12 de la Charte, «les opérations militaires +étaient conduites par le gouvernement du Roi en toute liberté, sous +la garantie de la responsabilité des ministres», il s'étonnait de +voir la commission «prendre une délibération sur une question qui +rentrait exclusivement dans les attributions de la prérogative +royale et notifier cette délibération au gouvernement du Roi». Il +déclarait «ne pouvoir recevoir une communication contraire à notre +droit constitutionnel», et renvoyait à la commission la pièce qu'elle +lui avait adressée. En même temps qu'il défendait avec cette fermeté +ses droits contre les empiétements parlementaires, le gouvernement +fit connaître au maréchal ce qui venait de se passer, et, sans oser +absolument interdire l'expédition, ne cacha pas qu'il la voyait avec +inquiétude et déplaisir. Cette dépêche, datée du 30 avril, parvint à +Bugeaud le 7 mai, au moment où il sortait du palais pour entrer en +campagne. Sans prendre la peine de remonter à son cabinet, il écrivit +au ministre: «Il est bien évident que je dois prendre sur moi toute +la responsabilité de l'oeuvre dans la chaîne du Djurdjura. Il le faut +bien, d'ailleurs, puisqu'elle m'est laissée; mais cela ne m'effraye +pas. Je vous prierai seulement de remarquer qu'on serait bien mal +fondé de me répéter encore que je redoute la presse et l'opinion. Je +monte à cheval pour rejoindre mes troupes[525].» + +[Note 524: Voir plus haut, p. 346 à 348.] + +[Note 525: Cette réponse est rapportée par M. C. ROUSSET, _La +conquête de l'Algérie_, t. II, p. 136.] + +Deux colonnes, l'une de sept mille hommes, commandée par le +maréchal, l'autre de six mille, sous les ordres du général Bedeau, +concouraient à l'expédition. Il ne s'agissait plus, comme on l'avait +fait plusieurs fois, de mordre les bords du massif, mais bien de +le traverser de part en part. Parties, la première de la province +d'Alger, la seconde de la province de Constantine, les deux colonnes +devaient marcher l'une vers l'autre, pour se rencontrer devant +Bougie, ville de la côte que nous occupions depuis longtemps, mais +qui était constamment bloquée par les tribus hostiles des alentours. +La colonne du maréchal, partie de Bordj-Bouira, le 13 mai, livra, +le 16, un rude combat aux Beni-Abbès; rien ne put résister à l'élan +de nos soldats, qui escaladèrent les montagnes les plus abruptes. +Les Beni-Abbès, vaincus et fort maltraités, se soumirent, et leur +exemple fut suivi par les populations voisines. Le 21 mai, le +maréchal rejoignit, à une journée de Bougie, le général Bedeau, +qui, de son côté, n'avait rencontré qu'une faible résistance. Le +lendemain, les deux colonnes firent leur entrée dans Bougie. Le +gouverneur réunit les chefs des tribus soumises, pour leur donner +l'investiture, et leur expliqua quels seraient désormais leurs +devoirs envers nous: payement d'un impôt modéré; obligation de nous +assurer le libre parcours à travers leur territoire; responsabilité +de tous les méfaits commis. Il ajouta qu'il n'avait pas l'intention +d'occuper leur pays d'une façon permanente, mais qu'il reviendrait, +de temps à autre, les visiter en armes, et qu'alors, s'il avait à se +plaindre d'elles, il réglerait leurs comptes. Les chefs acclamèrent +le maréchal et firent toutes les promesses qu'on voulait. La colonne +du gouverneur rentra ensuite dans la province d'Alger. Une partie de +celle du général Bedeau demeura encore pendant quinze jours à Bougie: +aucun incident ne s'étant produit, elle retourna, elle aussi, dans +ses cantonnements. + +Le maréchal Bugeaud triomphait d'un succès si facile et qui +paraissait si complet. Il écrivait, le 29 mai 1847, à un de ses amis: +«Je suis rentré, depuis trois jours, de l'expédition de la Grande +Kabylie, qui a fait déclamer nos grands tacticiens de la Chambre +et de la presse... Je me borne à vous dire que les résultats, +qui ont dépassé mes espérances, donnent un éclatant démenti aux +opposants[526].» Ceux-ci, en effet, ne savaient plus trop que dire. +Est-ce donc que, du coup, notre domination était établie en Kabylie? +Non, ceux qui le disaient alors se faisaient illusion. La soumission +obtenue n'était que passagère et nominale. La vraie conquête de cette +région restait à faire, et elle ne devait être menée à fin que dix +ans plus tard, par le maréchal Randon. + +[Note 526: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 142.] + +En tout cas, sur le moment, le succès apparent faisait au maréchal +Bugeaud la belle fin qu'il cherchait. Rien ne retardait plus son +départ: «J'ai pris la ferme résolution de demander un successeur, +écrivait-il, le 29 mai 1847, dans la lettre dont j'ai déjà cité un +fragment. Sans attendre la décision définitive, je pars, le 5 juin, +pour le Périgord. J'ai exprimé ma détermination avec tant de force, +que l'on renoncera sans doute à la faire changer[527].» On lisait, le +lendemain, 30 mai, dans le _Moniteur algérien_: «En ce moment, depuis +la frontière du Maroc jusqu'à celle de Tunis, depuis la Méditerranée +jusqu'à la mer de sable, l'autorité française règne incontestée sur +toute l'Algérie. Le maréchal duc d'Isly rentre en France. Il a prié +le ministre de la guerre de vouloir bien pourvoir à son remplacement. +La durée de son gouvernement, rempli de faits qui appartiennent à +l'histoire, a duré six ans. Le départ du maréchal gouverneur aura +lieu le 5 juin.» Avant de quitter l'Algérie, le maréchal adressa +trois proclamations à la population civile, à l'armée et à la marine. +«Colons de l'Algérie, disait-il dans la première, jetez un coup +d'oeil sur la proclamation que je vous adressais en février 1841. +Vous verrez que j'ai dépassé de beaucoup le programme que je m'étais +tracé.» Il exposait alors ce qu'il avait fait pour la conquête et +pour la colonisation. Puis, après avoir déclaré que «sa santé et +la situation qui lui était faite par l'opposition qu'éprouvaient +ses idées, ne lui permettaient plus de se charger des destinées de +l'Algérie», il donnait de graves conseils aux colons, blâmant leur +impatience et leurs injustes préventions contre le gouvernement +militaire. «Ces conseils, ajoutait-il, n'ont rien qui doive vous +blesser; ils sont, au contraire, la preuve du vif intérêt que je vous +porte.» Dans la proclamation à l'armée, il rappelait, avec une mâle +fierté, tout ce qu'ils avaient fait ensemble. «Il est des armées, +disait-il, qui ont pu inscrire dans leurs annales des batailles plus +mémorables que les vôtres. Il n'en est aucune qui ait livré autant de +combats et qui ait exécuté autant de travaux!» À la marine, enfin, +il témoignait sa vive reconnaissance pour l'appui qu'elle lui avait +constamment donné. Ayant ainsi fait ses adieux à tous, il s'embarqua, +le 5 juin, sur le navire qui devait l'emmener en France. Une foule +émue et respectueuse assistait à son départ. + +[Note 527: D'IDEVILLE, _Le maréchal Bugeaud_, t. III, p. 142.] + +La démission du maréchal, devenue publique, enlevait tout intérêt +à la délibération de la Chambre sur le projet relatif à l'essai de +colonisation militaire. Le 2 juin, M. de Tocqueville avait déposé, +au nom de la commission des crédits, un rapport dans lequel, après +avoir discuté les divers plans de colonisation, il concluait au +rejet du crédit demandé pour les camps agricoles. Huit jours après, +le 11 juin, le ministre de la guerre annonça le retrait du projet. +Le gouvernement témoignait ainsi qu'il prenait son parti de la +retraite du maréchal, et qu'il renonçait à le retenir comme il avait +fait jusqu'alors. Plusieurs raisons le déterminaient. D'abord, +l'obstination avec laquelle le gouverneur exigeait la colonisation +militaire, et la prévention invincible de l'opinion et de la Chambre +contre cette colonisation, avaient fait naître une difficulté +vraiment inextricable. En second lieu, le ministère en était venu +probablement à cette conclusion plus ou moins formelle que Bugeaud +avait fait son temps; par l'effet même du succès obtenu, l'action +guerrière où le maréchal excellait et pour laquelle on l'avait pris +et gardé, passait désormais au second plan; au problème militaire +succédait un problème d'organisation coloniale sur lequel il ne +paraissait point avoir des vues aussi sûres. N'était-il pas dans +le rôle du pouvoir de varier ses instruments, suivant les tâches +qu'il convenait d'accomplir? Ajoutons que le Roi et ses ministres +n'étaient pas pris au dépourvu pour le choix du nouveau gouverneur. +Depuis longtemps, conformément au voeu exprimé plusieurs fois par +le maréchal lui-même[528], ils réservaient sa succession au duc +d'Aumale. Jusqu'alors, à cause de la jeunesse du prince et des +services qu'ils attendaient encore de Bugeaud, ils n'avaient rien +fait pour hâter la réalisation de ce projet; au contraire. Mais, en +1847, ils ne voyaient plus de raison de la retarder. + +[Note 528: Voir plus haut, p. 371.] + +Si le cabinet consentait à se séparer, pour l'avenir, du maréchal +Bugeaud, ce n'était pas qu'il méconnût ses services dans le passé. Le +9 juin 1847, à la tribune de la Chambre des députés, M. Guizot saisit +l'occasion du débat sur les crédits extraordinaires pour célébrer de +nouveau ces services. À considérer aujourd'hui les choses de loin et +de haut, on ne peut que confirmer l'hommage rendu par M. Guizot à +l'illustre maréchal. Quels qu'aient pu être alors les tâtonnements de +la colonisation et les lacunes de l'administration civile, l'oeuvre +accomplie par Bugeaud apparaît singulièrement grande et suffit à sa +gloire. C'est pendant les six années de son gouvernement que les +Arabes ont été vaincus et soumis. Il a fait ce qu'auparavant nul +n'avait pu faire, et si, après lui, plusieurs ont beaucoup fait, nul +n'a fait autant que lui. Son nom demeure le plus éclatant et le plus +considérable de notre histoire algérienne. + + +FIN DU TOME SIXIÈME. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + +LIVRE VI + +L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR. + +(De la fin de 1845 au commencement de 1847.) + + + Pages. + + CHAPITRE PREMIER.--LES ÉLECTIONS DE 1846 (fin de 1845-août 1846). 1 + + I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers + unit le centre gauche à la gauche. Le _National_ et la + _Réforme_. 1 + + II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur les + affaires du Texas et de la Plata. 4 + + III. L'opposition crie à la corruption. Défense du ministère. + Qu'y avait-il de fondé dans ce grief? 7 + + IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat sur ce + sujet entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle + au cabinet. 13 + + V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion de + Louis Bonaparte. 20 + + VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques électorales. + Attentat de Henri. Les résultats du scrutin. Ce qu'on en + pense dans le gouvernement. 23 + + + CHAPITRE II.--LES INTÉRÊTS MATÉRIELS. 31 + + I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La + spéculation et l'agiotage. 31 + + II. Timidité économique du gouvernement. Il fait ajourner + la réforme postale. Ses idées sur le libre échange. 37 + + III. Les finances en 1846. L'équilibre du budget ordinaire. + Le budget extraordinaire. 41 + + IV. L'administration locale. Le comte de Rambuteau. 46 + + V. Le matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la + tentation du veau d'or. Elle devient indifférente à la + politique. Dangers de cet état d'esprit. 48 + + VI. L'opposition accuse le gouvernement d'avoir favorisé ce + matérialisme. M. de Tocqueville. Son origine, ses visées + et ses déceptions. Amertume de ses critiques sur l'état + social et politique. 54 + + VII. Le mal s'étend à la littérature. La «littérature + industrielle». Cependant l'état des lettres est encore + fort honorable à la fin de la monarchie de Juillet. Le + roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme et de + spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. Romans + socialistes publiés dans les journaux conservateurs. Eugène + Süe. Les _Mystères de Paris_ dans le _Journal des Débats_. + Autres romans publiés par le _Constitutionnel_. Aveuglement + de la bourgeoisie, faisant fête à ces romans. 62 + + + CHAPITRE III.--LE SOCIALISME 80 + + I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés + du saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système + et son action. 80 + + II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention d'unir le + catholicisme et la révolution. L'_Atelier_. Dissolution + de l'école buchézienne. 86 + + III. Fourier. Le phalanstère et l'attraction passionnelle. + La liberté amoureuse. Fantaisies cosmogoniques. Fourier + à peu près inconnu avant 1830. Développement du fouriérisme + lors de la dissolution de la secte saint-simonienne. Ce + qu'il devient après la mort de Fourier. Son influence + mauvaise. 94 + + IV. Buonarotti. Par lui le «babouvisme» pénètre, après 1830, + dans les sociétés secrètes. Fermentation communiste à + partir de 1840. 106 + + V. Cabet. Le _Voyage en Icarie_. Propagande icarienne. 111 + + VI. Louis Blanc. Son enfance et sa jeunesse. Ses débuts dans + la presse républicaine. Sa brochure sur l'_Organisation + du travail_. Critique du système. Succès de Louis Blanc + auprès des ouvriers. 116 + + VII. Proudhon. Son origine. Son isolement farouche. Son état + d'esprit en écrivant son premier Mémoire contre la + propriété. «La propriété, c'est le vol!» Argumentation + du Mémoire. L'effet produit. Second et troisième Mémoire, + Proudhon et le gouvernement. Le _Système des contradictions + économiques_. Impuissance de Proudhon à faire autre chose + que démolir. Son action avant 1848. 125 + + VIII. Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des + radicaux et de la gauche en face du socialisme. Le + gouvernement et les conservateurs savent-ils se défendre + contre ce danger? Les économistes. Il eût fallu la religion + pour redresser et pacifier les esprits du peuple. La + bourgeoisie trop oublieuse de ses devoirs envers l'ouvrier. + La société, jusqu'en 1848, ne croit pas au péril. 141 + + + CHAPITRE IV.--M. GUIZOT ET LORD ABERDEEN 152 + + I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à + l'influence française. La candidature du comte de Trapani + à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. + La candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. + M. Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc + de Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations + faites à ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. + On continue à s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet + français instruit M. Bresson et avertit le cabinet de + Londres qu'il reprendrait sa liberté si le mariage Cobourg + devenait imminent. Intrigue nouée entre la reine Christine + et Bulwer, au printemps de 1846, pour conclure ce mariage + à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait échouer en + la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais fait + au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par + un sentiment différent. Impression que ces incidents + laissent au gouvernement français. 152 + + II. L'Orient après 1840. L'Égypte. La question du Liban. + Efforts peu efficaces de la diplomatie française. 175 + + III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M. Guizot + propose à l'Angleterre de substituer, en Grèce, l'accord + à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis + au pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise. + Succès de Colettis. La légation de France le soutient et + l'emporte sur la légation britannique. Inconvénients de + ce retour à l'ancien antagonisme. 180 + + IV. L'entente cordiale se maintient surtout par l'amitié + personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur + correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi + causé en France à la pensée que Palmerston va reprendre + la direction du _Foreign office_. M. Thiers, au contraire, + qui a partie liée avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig + ne peut se former, à cause des objections faites contre + Palmerston. Voyage de ce dernier en France. Chute définitive + du ministère Peel et rentrée de Palmerston. 192 + + + CHAPITRE V.--LES MARIAGES ESPAGNOLS (juillet-octobre 1846) 203 + + I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement + en Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M. + Bresson, de marier le duc de Cadix à la Reine et le duc + de Montpensier à l'Infante. M. Bresson croit pouvoir + promettre à la reine Christine la simultanéité des deux + mariages. Mécontentement de Louis-Philippe, qui veut + désavouer son ambassadeur. 203 + + II. Palmerston nous communique ses instructions du 19 + juillet, où il nomme Cobourg en première ligne parmi + les candidats à la main d'Isabelle. À Paris, on voit + dans ce langage l'abandon de la politique d'entente. + M. Guizot ne consent pas encore la simultanéité, mais + il détourne le Roi de désavouer M. Bresson. Ses + avertissements au gouvernement anglais. 210 + + III. Lettres confidentielles que Palmerston adresse à + Bulwer pour compléter ses instructions. Ce qu'il nous + cache et ce qu'il nous montre. Il est dès lors manifeste + que Palmerston a rompu l'entente et que la France est + libérée de ses engagements. 216 + + IV. La reine Christine, inquiète de l'appui donné par le + ministre anglais aux progressistes, nous revient; + seulement elle exige la simultanéité. Le Roi se résigne + à laisser faire M. Bresson. Répugnances de la reine + Isabelle pour le duc de Cadix. L'accord sur les deux + mariages est enfin conclu à Madrid. 222 + + V. Irritation du Palmerston. Il est appuyé par lord John + Russell. Lord Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine + Victoria est très blessée. Lettre justificative de + Louis-Philippe et réponse de la reine d'Angleterre. + L'opinion anglaise prend parti pour Palmerston. 228 + + VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers la décide + à attaquer les mariages. 240 + + VII. Palmerston veut empêcher l'accomplissement du mariage + du duc de Montpensier. Efforts de Bulwer et de son + ministre pour soulever une opposition en Espagne et + intimider le cabinet de Madrid. Tous ces efforts + échouent. 244 + + VIII. Palmerston cherche à effrayer et à faire reculer le + gouvernement français. Celui-ci ne se laisse pas + troubler et ne modifie rien à ses résolutions. 248 + + IX. Palmerston demande aux autres puissances de protester + avec l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer + cette démarche. M. de Metternich refuse de s'associer + aux protestations anglaises. La Prusse et la Russie + l'imitent. Célébration des deux mariages. 252 + + + CHAPITRE VI.--LES SUITES DES MARIAGES ESPAGNOLS + (octobre 1846-avril 1847) 259 + + I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord + Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre + le gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses + efforts pour attirer à lui les trois puissances + continentales. Il échoue auprès de l'Autriche et de la + Russie. Attitude plus incertaine de la Prusse. 259 + + II. Les trois cours de l'Est profitent de la division + de la France et de l'Angleterre pour incorporer Cracovie + à l'Autriche. Émotion très vive en France. Lord Palmerston + repousse notre proposition d'une action commune. + Protestations séparées des cabinets de Londres et de Paris. + Les trois cours peuvent ne pas s'en inquiéter. En quoi + l'Autriche n'avait pas compris son véritable intérêt. 269 + + III. M. Thiers se concerte avec lord Palmerston. Sa + correspondance avec Panizzi et ses rapports avec lord + Normanby. M. Greville vient à Paris pour préparer un + rapprochement entre l'Angleterre et la France. M. Thiers, + dans ses conversations avec M. Greville et ses lettres à + Panizzi, excite le cabinet britannique à pousser la lutte + à outrance. 279 + + IV. Ouverture de la session française. Discussion à la Chambre + des pairs. Le duc de Broglie et M. Guizot. 289 + + V. Langage conciliant du Parlement britannique. M. Thiers + s'en plaint. La publication des documents diplomatiques + anglais rallume la bataille. 294 + + VI. L'adresse à la Chambre des députés. Hésitation de M. + Thiers à engager le combat. Son discours. Réponse de + M. Guizot. Forte majorité pour le ministère. Impression + produite par ce vote, en France et en Angleterre. 299 + + VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot. Lord Normanby + est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal. Lord + Normanby, blâmé même en Angleterre, est obligé de faire + des avances pour une réconciliation. Cette réconciliation + a lieu par l'entremise du comte Apponyi. Dépit de + l'ambassadeur anglais. 308 + + VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir quelque + démarche des trois puissances continentales. Malgré les + efforts de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se + laisser entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais, + intimidée par notre ferme langage et retenue par l'Autriche, + elle ne se sépare pas de cette dernière. La Russie est en + coquetterie avec la France. 320 + + IX. Conclusion: comment convient-il de juger aujourd'hui la + politique des mariages espagnols? 331 + + + CHAPITRE VII.--LES DERNIÈRES ANNÉES DU GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL + BUGEAUD EN ALGÉRIE (1844-1847) 337 + + I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille + d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France. 337 + + II. L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait + enfumer des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le + Sud. Expédition en Kabylie. 341 + + III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil de la colonie. + Pour lui, «l'armée est tout». Ordonnance du 15 avril + 1845 sur l'administration de l'Algérie. 348 + + IV. Le problème de la colonisation. La crise de 1839. La + colonisation administrative. Villages créés autour + d'Alger. 353 + + V. La Trappe de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les + premiers évêques d'Alger. 358 + + VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système est + très critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à + entraîner le gouvernement. 366 + + VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa démission. Son + voyage en France et son entrevue avec le maréchal Soult. 371 + + VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre de + Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud + revient aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la + Dordogne. 378 + + IX. Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et + poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait + une incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le + bas Isser. La Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. + Abd el-Kader battu par le général Gentil et rejeté dans + le Sud. 385 + + X. Le maréchal fait poursuivre l'émir dans le désert. + Il eût désiré porter la guerre sur le territoire + marocain, mais le gouvernement l'en empêche. Massacre + des prisonniers français dans la Deïra. Abd el-Kader, à + bout de forces, est réduit, après sept mois de campagne, + à rentrer au Maroc. 394 + + XI. Bugeaud supporte impatiemment les critiques qui lui + viennent de France. Discussion à la Chambre, en juin 1845. + Le maréchal parle de nouveau de donner sa démission. 401 + + XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de proposer un essai + de colonisation militaire. Délivrance des prisonniers + français survivants. Soumission de Bou-Maza. 407 + + XIII. Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion + à la colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville + et de quelques députés en Algérie. La Moricière propose, + sur la colonisation, un système opposé à celui du + maréchal. 411 + + XIV. Projet déposé par le gouvernement pour un essai de + colonisation militaire. Il y est fait mauvais accueil. + Bugeaud, qui s'en aperçoit, conduit une dernière expédition + en Kabylie et donne sa démission. Son départ d'Alger. Le + gouvernement accepte la démission du maréchal et retire + le projet de colonisation militaire. 419 + + +FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES. + + +PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la Monarchie de Juillet +(Volume 6 / 7), by Paul Thureau-Dangin + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET *** + +***** This file should be named 44689-8.txt or 44689-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/6/8/44689/ + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 6 / 7) + +Author: Paul Thureau-Dangin + +Release Date: January 17, 2014 [EBook #44689] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + +<p class="p4 center">HISTOIRE<br> +<span class="small">DE LA</span><br> + MONARCHIE DE JUILLET</p> + +<p class="p2 center"><span class="smaller">PAR</span><br> + PAUL THUREAU-DANGIN</p> + +<p class="p2 center"><span class="smaller">OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE</span><br> + GRAND PRIX GOBERT, 1885 <span class="smcap">ET</span> 1886</p> + +<p class="p4 center">DEUXIÈME ÉDITION</p> + +<p class="center">TOME SIXIÈME</p> + +<a id="img000" name="img000"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img000.jpg" width="100" height="116" alt="Logo de l'éditeur." title=""> +</div> + +<p class="p4 center">PARIS<br> + LIBRAIRIE PLON<br> + E. PLON, NOURRIT <span class="smcap">ET</span> C<sup>ie</sup>, IMPRIMEURS-ÉDITEURS<br> + RUE GARANCIÈRE, 10</p> + +<p class="center">1892<br> +<span class="smaller"><i>Tous droits réservés</i></span></p> + +<p class="p4 center">HISTOIRE<br> +<span class="small">DE LA</span><br> + MONARCHIE DE JUILLET</p> + +<div class="p4 smaller"> +<p>L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction +et de reproduction à l'étranger.</p> + +<p>Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la +librairie) en avril 1892.</p> +</div> + +<div class="p4 smaller"> +<p class="center">DU MÊME AUTEUR:</p> + +<ul class="none biblio"> +<li><b>Royalistes et Républicains</b>, Essais historiques sur des questions de politique contemporaine: + I. <i>La Question de Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire</i>; + II. <i>L'Extrême Droite et les Royalistes sous la Restauration</i>; III. <i>Paris capitale + sous la Révolution française</i>. <i>2<sup>e</sup> édition.</i> Un volume in-18.<br> Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li> + +<li><b>Le Parti libéral sous la Restauration</b>. <i>2<sup>e</sup> édition.</i> Un vol. in-18.<br> Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li> + +<li><b>L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet</b>. Un vol. in-18.<br> + Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li> + +<li><b>Histoire de la Monarchie de Juillet.</b> Tomes I, II, III, IV et V. <i>2<sup>e</sup> + édition.</i><br> Prix de chaque vol. in-8<sup>o</sup> +<span class="ralign10">8 fr. »</span></li> +</ul> + +<p>(<i>Couronné deux fois par l'Académie française, GRAND PRIX GOBERT, 1885 +et 1886.</i>)</p> +</div> + +<p class="p4 small center">PARIS.—TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, RUE GARANCIÈRE, 8.</p> + +<h1><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> HISTOIRE<br> +DE LA<br> +MONARCHIE DE JUILLET</h1> + +<h2>LIVRE VI<br> +<span class="smaller">L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR<br> +(<span class="smcap">DE LA FIN DE 1845 AU COMMENCEMENT DE 1847</span>)</span></h2> + +<h3>CHAPITRE PREMIER<br> +<span class="smcap">LES ÉLECTIONS DE 1846.</span><br> +<span class="smaller">(Fin de 1845-août 1846.)</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers + unit le centre gauche à la gauche. Le <cite>National</cite> et la + <cite>Réforme</cite>.—II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur + les affaires du Texas et de la Plata.—III. L'opposition crie à + la corruption. Défense du ministère. Qu'y avait-il de fondé dans + ce grief?—IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat + sur ce sujet entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle au + cabinet.—V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion + de Louis Bonaparte.—VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques + électorales. Attentat de Henri. Les résultats du scrutin. Ce + qu'on en pense dans le gouvernement.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>Le ministère durait depuis cinq ans. Plusieurs fois l'opposition +s'était crue sur le point d'en avoir raison: toujours elle avait +échoué. Sa dernière déception n'avait pas été la moins complète ni +la moins mortifiante. On sait comment M. Guizot, <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> un instant +ébranlé, au début de la session de 1845, par le débat sur l'indemnité +Pritchard, s'était bientôt après raffermi, et comment même, quelques +mois plus tard, grâce à l'heureuse issue des négociations engagées à +Londres sur le droit de visite et à Rome sur l'affaire des Jésuites, +il était sorti de cette session plus solide qu'il ne l'avait jamais +été. À la fin de 1845, on se trouvait encore sous l'impression de ce +double succès. Aucune grosse difficulté n'embarrassait la politique +du cabinet, soit en France, soit en Europe; l'horizon, naguère si +chargé, s'était partout éclairci. Tout au plus discernait-on un point +noir du côté de l'Algérie, où l'indomptable Abd-el-Kader venait de +reprendre les armes; mais cet accident local mettait surtout en +cause la responsabilité du maréchal Bugeaud. Le ministère paraissait +impossible à renverser, tant du moins que subsisterait la Chambre +actuelle. Cette conviction, universellement répandue, produisait son +effet sur les députés. La victoire attire, la défaite désagrège. +Les flottants se détachaient de l'opposition et rentraient dans la +majorité. Le gouvernement ne cachait pas, d'ailleurs, son intention +de dissoudre la Chambre après la session de 1846; pour tous ceux qui +ne se sentaient pas sûrs de leurs collèges, il n'était que temps +de se remettre bien avec les ministres qui feraient sûrement les +élections.</p> + +<p>Le changement qui s'opéra à ce moment dans la situation du centre +gauche ne contribua pas peu à raffermir la majorité. Jusqu'alors, +ce groupe avait gardé une position moyenne, intermédiaire, qui lui +permettait de tendre la main, suivant les circonstances, soit à la +gauche, soit au centre. Son chef, M. Thiers, avait paru, plus que +personne, soucieux des avantages de cette position. Mais, à la fin +de 1845, n'espérant plus rien du centre, il annonça l'intention de +réunir le centre gauche et la gauche, pour en faire une seule armée +dont il se flattait d'avoir le commandement. Après discussion entre +les plénipotentiaires des deux groupes, un traité fut rédigé et +signé en double, le 25 décembre 1845, par M. Thiers et M. Odilon +Barrot: les contractants se déclaraient résolus à entrer ensemble au +ministère et à se concerter pour le choix de leurs <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> collègues; +il était stipulé que le futur cabinet présenterait des lois sur la +réforme électorale et parlementaire, la répression de la corruption +électorale, les annonces judiciaires, la définition des attentats +déférés à la cour des pairs, et qu'il proposerait des modifications +aux lois sur le jury et sur la presse<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. Le centre gauche accepta +docilement ce qu'avait fait son chef. À gauche, cette alliance ne +laissa pas que d'éveiller certaines répugnances, non seulement chez +M. de Lamartine, comme toujours superbement isolé, mais aussi chez M. +de Tocqueville et ses amis, qui se plaignaient de voir la politique +de principes sacrifiée à la politique d'expédients et d'intrigues. +Toutefois, ces mécontents n'étaient que le petit nombre; la masse du +parti suivit M. Odilon Barrot, qui était complètement dominé par M. +Thiers.</p> + +<p>Les radicaux de la Chambre, sans être partie au traité d'alliance, +se montrèrent disposés à seconder la campagne qui devait en être +la suite. Croyant avoir à attendre longtemps encore le jour de +la république, désabusés des conspirations et des émeutes, ils +jugeaient utile de se mêler à l'action parlementaire. D'ailleurs, +en s'unissant à l'opposition dynastique, ils se flattaient, non +sans raison, de l'entraîner et de la compromettre. En dehors de la +Chambre, tous les républicains ne se prêtèrent pas à cette tactique. +Le <cite>National</cite>, sans doute, l'approuvait: mais il n'était plus seul +à parler au nom des républicains. En 1843, un ancien sténographe, +fort mêlé aux sociétés secrètes, dévot de 1793, M. Flocon, avait +fondé la <cite>Réforme</cite>. Le nouveau journal eut des débats pénibles; il +était loin d'avoir autant d'abonnés que le <cite>National</cite>, qui cependant +n'en comptait guère plus de trois mille; il ne vivait que grâce aux +subventions de M. Ledru-Rollin, dont M. Flocon avait trouvé moyen +d'exploiter l'ambitieuse vanité. À la <cite>Réforme</cite>, on était violemment +jacobin, bienveillant au socialisme; on regardait d'un œil jaloux +et soupçonneux les «messieurs» du <cite>National</cite>. Ceux-ci, de leur +côté, ne cachaient pas leur dédain <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> pour ces nouveaux venus +qui prétendaient leur disputer la direction du parti. Quand le +<cite>National</cite>, à la suite des radicaux parlementaires, parut disposé à +seconder M. Thiers, la <cite>Réforme</cite> dénonça aussitôt ce qu'elle appelait +une intrigue, un scandale, une trahison. Le <cite>National</cite> se défendit, +mais avec l'embarras que manifestent toujours les Girondins aux +prises avec les Montagnards. Ainsi commençait un antagonisme qui +devait subsister jusqu'en 1848, et se manifester, après la révolution +de Février, au sein du gouvernement provisoire. Pour le moment, +les meneurs de la gauche parlementaire pouvaient ne pas y attacher +grande importance: la coterie de la <cite>Réforme</cite> n'avait guère d'autre +représentant dans la Chambre que M. Ledru-Rollin, et dès lors sa +désapprobation n'était pas de nature à beaucoup gêner la manœuvre +de M. Thiers.</p> + +<h4>II</h4> + +<p>À peine la session fut-elle ouverte, le 27 décembre 1845, que les +premiers votes émis pour la constitution du bureau et pour la +nomination de la commission de l'adresse confirmèrent l'existence +d'une majorité ministérielle résolue à ne pas se laisser entamer. +L'opposition ne renonça pas à la lutte; seulement elle décida de +parler surtout pour le dehors, se donnant comme but, non d'obtenir +un vote de la Chambre, mais de préparer les élections dans le pays. +Sur quel point porter ses efforts? Les circonstances ne lui offraient +alors aucune des chances dont elle avait pu profiter les années +précédentes: rien de pareil à ces incidents du droit de visite, de +la flétrissure, de l'indemnité Pritchard, qui lui avaient fourni de +si favorables terrains d'attaque. Réduite à remplacer la qualité par +la quantité, elle entreprit de soulever pêle-mêle tous les griefs, +d'allonger et de multiplier les discussions, d'y revenir à chaque +propos, sans jamais considérer une question comme vidée. Ainsi se +flattait-elle d'agiter l'opinion et de fatiguer <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> le pouvoir. +Était-ce la meilleure tactique, en face d'un pays un peu las de la +politique et plus porté à l'apathie qu'à la colère? En tout cas, M. +Guizot ne s'en troublait pas: il était plein d'espoir. «Le début est +bon, écrivait-il le 5 janvier 1846. Le parti conservateur est plus +uni, plus décidé et plus en train que jamais, avec un sentiment de +confiance en lui-même et en nous que j'ai rarement vu... La fusion +de la gauche et du centre gauche a dissous le camp des incertains.» +Il ajoutait, quelques jours plus tard, le 26 janvier: «Au fond, la +majorité est très décidée, très compacte. L'opposition joue, avec +grand dépit, ses cartes, qu'elle croit les dernières avant les +élections. Elle fera du bruit, autant et aussi longtemps qu'elle le +pourra, pour relever et exciter son public extérieur. Je doute que +cela lui soit bon, et nous en souffrirons, je pense, plus d'ennui et +de fatigue que de mal<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>.» L'attaque, en effet, fut aussi acharnée +que le prévoyait le ministre. L'adresse à la Chambre des députés +occupa dix-sept séances, ce qui ne s'était pas encore vu, et aussitôt +après, comme si rien n'était fait, la bataille reprit à propos de +la réforme parlementaire et des crédits supplémentaires. Ce ne fut +pas tout: dans les derniers jours de la session, à l'époque où +d'ordinaire le sentiment dominant est l'impatience d'en finir, M. +Thiers, qui avait pris à cœur son rôle de chef de l'opposition +et qui s'était prodigué à la tribune<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>, rouvrit, à l'occasion du +budget, un débat de politique générale qui dura plusieurs jours.</p> + +<p>Dans ces diverses discussions, les affaires étrangères n'occupèrent +pas la place prépondérante que l'opposition était habituée, depuis +plusieurs années, à leur donner. C'est que toutes les questions de +ce genre, qui naguère passionnaient l'opinion, semblaient réglées +et finies. Vainement, lors de l'adresse, prétendit-on raviver +la querelle sur le droit de <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> visite, en soutenant que la +convention du 29 mai 1845 était une mystification; cette tentative +n'eut aucun succès, et les propositions faites dans ce sens furent +repoussées, ou durent être abandonnées. À défaut des questions +anciennes, force fut d'en imaginer de nouvelles qu'on alla chercher +bien loin, jusqu'au Texas et à la Plata.</p> + +<p>Pour échapper aux difficultés qu'il avait depuis quelque temps avec +le Mexique, le Texas, jusque-là indépendant, venait de s'annexer +aux États-Unis. Le cabinet français n'avait pas prétendu s'opposer +à cette annexion, mais, de concert avec le cabinet britannique, +il l'avait déconseillée au gouvernement texien. Il estimait que +l'existence de ce petit État importait à l'équilibre du nouveau +monde et prévenait les chocs entre les deux races espagnole et +anglo-saxonne. Si mesurée qu'elle eût été, notre intervention avait +causé à Washington une humeur dont la trace se retrouva dans le +message du président: celui-ci déclara «ne pouvoir permettre, en +silence, qu'aucune action européenne s'exerçât sur le continent du +nord de l'Amérique». L'opposition en France fit grand bruit de ce +mécontentement; elle reprocha à M. Guizot d'avoir, par docilité +envers ses alliés d'outre-Manche, compromis une amitié qui était dans +les traditions de notre politique; la France, ajoutait-on, n'a pas +les mêmes raisons que l'Angleterre de jalouser les agrandissements +des États-Unis.</p> + +<p>Ce fut à une critique analogue que donna lieu l'affaire de la Plata. +Déjà une première fois, en 1838, les mauvais traitements infligés +à nos nationaux par le dictateur de la Confédération argentine, le +farouche Rosas, nous avaient amenés à intervenir dans ses démêlés +avec l'État de Montevideo et à procéder au blocus des deux rives de +la Plata. Malgré la vigueur de nos marins, leur action avait été peu +efficace. Aussi, en 1840, le gouvernement français avait-il été fort +aise de se dégager tant bien que mal de cette entreprise lointaine, +coûteuse, difficile, en concluant avec Rosas une convention qui +semblait assurer à peu près la protection de nos nationaux et +l'indépendance de Montevideo. Dans les années suivantes, il avait +résisté à toute <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> tentation d'une intervention nouvelle, malgré +les griefs trop réels que continuait à lui fournir Rosas. Cependant, +en 1845, l'Angleterre, gênée dans son trafic par la continuation de +la guerre entre les riverains de la Plata, voulut y mettre fin en +imposant sa médiation armée, et demanda à la France de se joindre +à elle. M. Guizot y consentit, au fond fort à contre-cœur. +L'opposition l'attaqua à ce sujet; ses critiques, il est vrai, +étaient peu concordantes, les uns se plaignant que la France agît, +les autres, dont était M. Thiers, se plaignant qu'elle n'agît pas +seule et avec plus de vigueur; mais tous s'accordaient à montrer +dans la dépendance où le ministère du 29 octobre était à l'égard de +l'Angleterre, la cause de la faute commise.</p> + +<p>Sans doute, au Texas comme sur la Plata, le gouvernement français +eût mieux fait de s'abstenir. Son action ne s'expliquait guère que +par le désir d'être agréable au cabinet de Londres. Mais, si l'on +veut bien se rappeler qu'au même moment il obtenait de ce cabinet +l'abandon du droit de visite, on jugera peut-être qu'en payant de +ce léger prix une si importante concession, il ne faisait pas un +mauvais marché. D'ailleurs, dans l'une et l'autre affaire il veillait +à ne pas se laisser entraîner: en ce qui concernait le Texas, il +n'avait rien fait et entendait ne rien faire qui pût le mettre en +conflit avec les États-Unis; sur la Plata, la communauté d'action +avec l'Angleterre, si elle ne rendait pas l'entreprise plus agréable +et plus efficace, en diminuait du moins le risque. Rien donc n'était +sérieusement compromis. Le public en avait l'instinct. Aussi, malgré +les efforts de l'opposition et particulièrement de M. Thiers pour +grossir ces incidents, la Chambre refusa-t-elle de s'en émouvoir, et +repoussa-t-elle à de fortes majorités toutes les motions de blâme +présentées à ce sujet.</p> + +<h4>III</h4> + +<p>Sentant qu'elle n'avait rien à gagner aux discussions de politique +étrangère, l'opposition se rejeta sur les questions <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> +intérieures et y porta son principal effort. De ce côté, pourtant, +les circonstances ne lui fournissaient pas de plus sérieux sujets +d'attaques. Point de réformes à poursuivre dont le pays eût vraiment +souci; aucun acte arbitraire à dénoncer. À défaut de réalités, on +trouva un mot, mot méchant, meurtrier, que, jusqu'à la révolution de +Février, on devait répéter en grossissant de plus en plus la voix, le +mot de «corruption». Ne pouvant alléguer que les libertés publiques +fussent violées, on prétendit qu'elles étaient faussées; que le +pouvoir, en exploitant les appétits privés des électeurs d'abord, des +députés ensuite, détruisait l'indépendance et la sincérité de leurs +votes, de telle sorte que le gouvernement représentatif, intact en +apparence, n'était plus qu'un leurre. Sans doute cette accusation de +corruption n'était pas nouvelle; il était d'usage que les oppositions +y eussent recours, dès que les ministères duraient trop longtemps à +leur gré. Ainsi avait-il été fait, sous la Restauration, contre M. +de Villèle; après 1830, contre le ministère du 11 octobre et tout +particulièrement contre M. Thiers; enfin contre M. Molé, lors de la +coalition. Mais il semblait, en 1846, qu'on criât plus fort. Ce grief +fut le sujet principal de la plupart des débats, depuis l'adresse +jusqu'au budget.</p> + +<p>Parmi les opposants, tous ne traitaient pas la question de même. Les +enfants perdus se lançaient dans les personnalités, se plaisaient +aux anecdotes, dénonçaient des scandales le plus souvent controuvés +ou dénaturés. Puis survenait quelque généralisateur, M. Odilon +Barrot par exemple, qui, sans s'inquiéter des rectifications de +fait, croyant sincèrement à toute parole d'opposition, s'épanchait +en indignations généreuses. M. Thiers, qui avait été lui-même +au pouvoir, savait trop à quoi s'en tenir sur la valeur de ces +reproches, pour le prendre sur un ton aussi dramatique; mais il +n'en frappait pas moins fort. «Les gouvernements libres, disait-il, +ont aussi leurs misères. Il faut flatter en bas, il faut s'acquérir +les voix des membres des assemblées délibérantes, flatter leur +vanité, flatter leurs intérêts, les leurs, ceux de leurs familles; +et quand on a conquis <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> leurs voix, il faut souvent aussi +conquérir les voix de ceux qui les nomment; il faut descendre dans +ce travail de brigues déplorables, de façon que la liberté, qui a +pour but d'étendre la participation aux affaires publiques, n'étend +souvent que la corruption, comme ces poisons qui, communiqués à la +masse du sang, portent la mort partout où ce liquide bienfaisant +est destiné à porter la vie.» L'orateur se défendait de «dénigrer +son temps et son pays». «Je sais bien, continuait-il, que notre +temps manque d'élévation, mais il a plus d'honnêteté privée que ceux +qui l'ont précédé;... nos mains sont plus pures.» Toutefois, il +s'élevait contre ceux qui se résignaient trop facilement au mal, et +il s'écriait, en visant les ministres actuels: «Il y a des gens qui +croient qu'on ne peut gouverner que par la satisfaction des intérêts +privés, qui regardent cela comme nécessaire, qui disent que la +corruption est un mal inévitable, que dès lors ce n'est presque pas +un mal, que c'est même un bien, si l'on peut le faire servir à la +cause à laquelle on est attaché; que tout le monde en ferait autant, +et que ceux qui blâment voudraient être ou corrupteurs ou corrompus +eux-mêmes;... et ces hommes, je les vois, après avoir ainsi souri au +mal, se sourire à eux-mêmes, tant ils se trouvent profonds de penser +de la sorte.»</p> + +<p>C'était le plus souvent M. Duchâtel qui répondait au nom du +ministère. Précis, imperturbable, sans étalage d'indignation +oratoire, usant plutôt d'une sorte de bonhomie narquoise, il ne se +lassait pas de démentir ou de rectifier les faits et les chiffres, +et mettait parfois les rieurs de son côté, en montrant que les +députés de l'opposition n'étaient pas les moins âpres à solliciter +les faveurs administratives, ni les moins prompts à s'en faire valoir +auprès de leurs électeurs. Quant à M. Guizot, il évitait le plus +possible de discuter ces misères. Était-il contraint de le faire, il +usait surtout de dédain, et, délaissant les détails, tâchait d'élever +le débat à d'éloquentes généralités. «Comment supposer, s'écriait-il, +qu'avec les moyens dont le gouvernement dispose, avec ces moyens +si petits, si subalternes, il vienne à bout de dompter, d'annuler +de grandes institutions <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> libres? Et cela, en présence d'une +opposition qui, à l'en croire, possède seule l'intelligence des +intérêts généraux du pays, l'intelligence des idées élevées, des +sentiments généreux, qui a le monopole de tous les grands ressorts +moraux qui peuvent agir sur le pays!» Puis il ajoutait: «Croyez-moi; +relevez, tant que vous en trouverez l'occasion, les faits de +corruption qui vous paraîtront illégitimes, dangereux pour nos +libertés... Mais n'attribuez pas à quelques abus isolés ces grands +résultats dont vous cherchez la cause. Voici la vraie cause: après la +lutte qui dure depuis longtemps, entre vous et nous, sur la politique +qui convient à la France, lutté qui se passe sous le grand soleil du +pays, au milieu de toutes les libertés du pays, le pays a donné et +donne raison au gouvernement et tort à l'opposition. Voilà la vraie, +la grande cause de ce qui se passe. Toutes les autres sont misérables +et ne valent pas la peine qu'on en parle.»</p> + +<p>Entre le ministère et ses accusateurs, où était la vérité? Nul +doute tout d'abord sur la grossière exagération des griefs. C'est +un républicain, M. Lanfrey, qui a écrit, plusieurs années après la +chute de la monarchie de Juillet: «Il est impossible aujourd'hui, +à l'historien comme au moraliste, de se mettre en très grands +frais d'indignation au sujet des faits de corruption reprochés au +ministère de MM. Guizot et Duchâtel.» Et M. Lanfrey attribuait le +retentissement qu'avaient eu ces faits à la «candeur relative de +cette époque<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>». Notons en outre l'impropriété vraiment calomnieuse +du mot employé par l'opposition. Corruption implique une idée +de vénalité, de prévarication. Rien de pareil n'existait; M. de +Montalembert et M. de Tocqueville, qui étaient cependant alors au +nombre des censeurs les plus sévères, le proclamaient hautement. Mais +si, laissant de côté ce gros mot de «corruption», on parle seulement +de ce que M. Guizot lui-même appelait l'«abus des influences», +de l'envahissement et de la prédominance des préoccupations +électorales ou parlementaires <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> dans l'administration, dans la +distribution des faveurs dont le pouvoir dispose, force est alors de +reconnaître que, pour être exagérées, les accusations n'en avaient +pas moins une part de vérité. Parmi les histoires de députés qu'on +prétendait avoir été raffermis ou gagnés par une promesse de place, +toutes n'étaient pas de pure invention. Les amis du gouvernement, +dans leurs épanchements intimes, ne niaient pas le mal et en +gémissaient<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>. Placé, par les élections de 1842, en face d'une +majorité incertaine, vivant au milieu d'un monde politique où trop +souvent l'affaiblissement des croyances et l'absence de sentiments +chevaleresques, d'illusions généreuses, ne laissaient plus guère +subsister que le sens de l'intérêt personnel, le ministère n'avait +pas cru pouvoir se soutenir sans faire appel à cet intérêt. Comme +toujours en pareil cas, il tâchait de rassurer sa conscience par +l'utilité du but à atteindre. À vrai dire, ce mal était moins celui +d'un ministère que celui de la société elle-même. Pour le guérir, il +eût fallu changer non les gouvernants, mais les mœurs, rehausser +l'âme de la nation, et surtout en extirper le scepticisme politique, +moral, religieux, fruit de tant de révolutions. Or c'était une +œuvre à laquelle l'opposition ne paraissait certes pas plus propre +que le cabinet du 29 octobre.</p> + +<p>Toutefois, pour un homme tel que M. Guizot, cette excuse de n'avoir +pas fait pis que n'eussent fait ses adversaires à sa place ne paraît +pas suffisante. N'était-il pas de ceux dont on pouvait attendre +qu'ils fissent mieux que les autres? La répugnance, le mépris qu'il +éprouvait évidemment pour certains procédés ne devaient-ils pas +l'empêcher non seulement d'y recourir, mais d'y laisser recourir à +côté ou au-dessous de lui? Son austérité propre était incontestable. +Il y avait déjà longtemps qu'il «s'était promis, une fois pour +toutes, de ne jamais tenir compte, dans sa vie publique, d'aucune +considération d'intérêt privé<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a>». «Je ne fais cas et n'ai envie +que <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> de deux choses, écrivait-il à M. Bresson en 1846: de mon +vivant, ma force politique; après moi, l'honneur de mon nom<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>.» +Seulement, se contentant trop facilement d'être personnellement +intact, il s'était peu à peu habitué à considérer ce qui lui +paraissait être les défauts inévitables de son temps et de son pays +avec une sorte de résignation hautaine, au sujet de laquelle il se +plaisait à philosopher. «En toutes choses, écrivait-il un jour à +M. de Barante, c'est le grand effort de la vie que de se soumettre +à l'imperfection sans en prendre son parti, et de garder au fond +toute son ambition en acceptant toute sa misère. Si je m'estime un +peu, c'est par là. J'ai appris à me contenter de peu, sans cesser de +prétendre à tout<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>.»</p> + +<p>La mesure avec laquelle l'histoire s'efforce après coup de faire +le partage entre les torts du gouvernement et les injustices de +l'opposition, il ne fallait pas, sur le moment, l'attendre du public. +Celui-ci était, par le fait même du régime censitaire, plus disposé +à écouter l'accusation que la défense: la foule, facilement jalouse +du «pays légal» dont elle n'était pas, écoutait volontiers ceux qui +le lui présentaient comme une oligarchie bourgeoise n'usant de son +pouvoir que pour satisfaire ses appétits. «Ainsi, a écrit depuis M. +de Tocqueville, presque toute la nation fut amenée à croire que le +système représentatif n'était autre chose qu'une machine politique +propre à faire dominer certains intérêts particuliers et à faire +arriver toutes les places dans les mains d'un certain nombre de +familles; opinion très fausse, même alors, mais qui a plus favorisé +que tout le reste l'établissement d'un nouveau gouvernement<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.» +C'était là en effet un état d'esprit fort dangereux. Il tendait à +bien autre chose qu'à un changement de ministère, et devait être pour +beaucoup dans la chute de la monarchie, dans cette révolution de +février 1848 qu'on a prétendu qualifier de «révolution du mépris».</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> IV</h4> + +<p>On eût dit vraiment que, dans cette session de 1846, un mauvais +génie poussait l'opposition dynastique à choisir de préférence les +armes qui pouvaient faire le plus de mal à la royauté. Non contente +de dénoncer la politique du gouvernement comme corruptrice, elle +s'efforça d'en faire remonter la responsabilité au Roi lui-même, +en reprenant avec plus d'âpreté que jamais la campagne contre le +«pouvoir personnel». M. Thiers ne fut pas le moins animé à porter la +lutte sur ce terrain scabreux, qui lui était d'ailleurs familier: +il y avait déjà mis le pied, en 1839, lors de la coalition, avec +M. Guizot pour complice; en 1843, plus accidentellement, à propos +de l'algarade faite par Louis-Philippe à M. de Salvandy<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>. Cette +fois, l'attaque était bien froidement et mûrement préméditée. Lors +du traité d'alliance signé, le 25 décembre 1845, entre M. Thiers et +M. Odilon Barrot, il avait été expressément stipulé qu'un article +serait ajouté au projet de réforme parlementaire, en vue d'exclure +de la Chambre «toute personne recevant, à un titre quelconque, un +traitement de la liste civile». Était-ce pour le plaisir d'écarter +du Palais-Bourbon quelques officiers de service aux Tuileries? Non; +on visait plus haut, et l'on ne s'en cachait pas. «Cet amendement, +disait le <cite>Siècle</cite>, permettra d'apprécier, avec une liberté devenue +nécessaire, l'influence exercée par la couronne sur les délibérations +du pouvoir législatif.»</p> + +<p>M. Thiers avait promis de soutenir lui-même cette proposition. +Il tint parole, le 17 mars 1846. «Le gouvernement représentatif +dans toute sa vérité», ainsi formula-t-il sa revendication; et il +ajoutait malicieusement: «M. Guizot me comprend; c'est un langage +que nous avons parlé ensemble.» Il <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> continua en ces termes: +«Sous la Restauration, pourquoi me suis-je si hardiment décidé pour +le duc d'Orléans contre Charles X? C'était sous l'empire d'une +idée. J'avais écrit, en 1829, ce mot devenu célèbre: «Le Roi règne +et ne gouverne pas.» Est-ce que vous croyez que ce que j'ai écrit +en 1829, je ne le pense pas en 1846? Non, je le pense encore, je +le penserai toujours.» Puis, répondant à ceux qui, pour écarter +cette maxime, arguaient de l'état particulier de la France: «Si +cela était, messieurs, si le vrai gouvernement représentatif était +impossible en France, ah! il fallait nous le dire en juillet 1830; +il fallait nous dire, ce jour-là, que nous allions risquer, par une +protestation qui engageait nos têtes, nos vies pour une illusion... +Si le gouvernement représentatif dans toute sa réalité n'est +pas possible en France, oubliez-vous qu'il eût mieux valu alors ne +pas faire une révolution? Quoi! nous ne pourrions avoir que les +formes extérieures du gouvernement représentatif! Mais pour cette +fiction, pour ce mensonge, la Restauration valait bien mieux; elle +avait des avantages de situation incontestables au dedans, comme au +dehors.» De là l'importance que l'orateur attachait à la disposition +qui devait exclure de la Chambre les aides de camp du Roi: elle +lui paraissait «un pas dans cette carrière au bout de laquelle il +voyait en perspective la vérité du gouvernement représentatif». «On +nous dit souvent, ajouta-t-il en terminant, que cela viendra, mais +que cela viendra tard. Eh bien, soit! Je me rappelle, en ce moment, +le noble langage d'un écrivain allemand qui, faisant allusion aux +opinions destinées à triompher tard, a dit ces belles paroles que je +vous demande la permission de citer: <em>Je placerai mon vaisseau sur +le promontoire le plus élevé du rivage, et j'attendrai que la mer +soit assez haute pour le faire flotter</em>. Il est vrai qu'en soutenant +cette opinion, je place mon vaisseau bien haut; mais je ne crois pas +l'avoir placé dans une position inaccessible.»</p> + +<p>Écouté par tous avec une attention émue, applaudi avec passion par +la gauche, exalté par une grande partie de la presse, <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> répandu +dans le pays à cent mille exemplaires, ce discours eut un immense +retentissement. Ce fut pour l'opposition, particulièrement pour ses +journaux, comme un signal de soutenir la même thèse et de porter +partout l'attaque contre les prétendus empiétements de la couronne. +Les républicains, on le comprend, ne furent pas les derniers à se +joindre à une campagne qui servait si directement leur cause. M. +Thiers ne parut pas troublé de ce bruit, au contraire. Il écrivait +à un de ses correspondants d'Angleterre, dont j'aurai occasion de +reparler, M. Panizzi: «Je sais que vous avez approuvé mon dernier +discours <i lang="la">ad Philippum</i>. Celui-ci a été fort mécontent, ce dont +je me soucie peu, car je ne veux ni le flatter, ni le blesser. Je +vais à mon but, qui est la vérité, et ne regarde ni à droite ni à +gauche<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>.»</p> + +<p>Que fallait-il penser du danger dénoncé par M. Thiers? Sans doute +l'action du Roi était réelle, visible, tangible. Très laborieux +malgré son grand âge, suivant de près toutes les affaires, y donnant +même une partie de ses nuits<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>, ayant acquis pleine conscience de +son habileté et de son expérience, fier d'avoir fait prévaloir la +fixité de son système politique à travers tant d'accidents et en +présence d'un esprit public si incertain et si mobile, convaincu +que les choses iraient très mal s'il cessait d'y mettre la main, +ayant, depuis la mort du duc d'Orléans, le sentiment plus profond +encore que sur lui seul reposait l'avenir de la nouvelle monarchie, +Louis-Philippe était moins que jamais d'humeur à accepter la +maxime: Le Roi règne et ne gouverne pas. Mais n'avons-nous pas eu +déjà occasion de montrer que cette maxime, inventée pour jeter bas +Charles X, n'était pas conforme aux vraies traditions du gouvernement +représentatif, et qu'elle était encore plus contraire aux besoins +particuliers de la société française? Si le Roi cherchait <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> +à amener ses ministres et, par eux, la Chambre à ses idées, il ne +violentait pas leur liberté et n'avait pas la prétention de gouverner +contre la majorité. Nul prince n'était plus scrupuleusement résolu à +ne pas sortir des règles constitutionnelles. Son seul tort était de +manifester parfois son action avec quelque intempérance, de se donner +des airs d'ingérence un peu tatillonne, de prépotence effarouchante, +de ne pas comprendre qu'il est parfois plus habile à un roi de +paraître indifférent et de demeurer silencieux. Déjà plusieurs +fois, j'ai dû noter cette petite faiblesse, que l'âge et un peu +d'infatuation venant du succès rendaient maintenant plus sensible. +Elle ne justifiait pas l'accusation de «pouvoir personnel», mais elle +la facilitait.</p> + +<p>M. Guizot avait d'abord laissé à M. Duchâtel, qui s'en était +habilement acquitté, la tâche de répondre à M. Thiers. Le +retentissement prolongé de ce débat, et les polémiques qui en furent +la suite, l'obligèrent à intervenir à son tour et à apporter, sur +ces graves questions, ce qu'il croyait la doctrine vraie. Il le fit, +le 28 mai 1846, dans le débat de politique générale soulevé par M. +Thiers à l'occasion du budget. Il commença par relever sévèrement +certaines paroles du premier discours de son contradicteur. «Il +se trouve, dit-il, parmi les amis de la monarchie de 1830, parmi +les hommes qui ont contribué à la fonder et qui veulent réellement +la maintenir, il se trouve des hommes qui, lorsqu'une chose ne +leur convient pas, se croient le droit de lui dire: Que ne nous +disiez-vous cela en 1830? Il est grave de s'entendre dire ces +paroles. Ce n'est pas la première fois que je les ai entendues. Je +les ai entendu prononcer, en 1831, par l'honorable général de La +Fayette, à propos du programme de l'Hôtel de ville qu'on disait +violé. Il disait aussi: «Que ne nous disiez-vous cela en 1830?» +J'eus l'honneur de répondre alors qu'à coup sûr personne n'avait la +fatuité de croire qu'il eût disposé de la France et de la couronne +et l'eût donnée au prince qui la portait. Ça été la bonne fortune de +la France de trouver dans son sein, en 1830, le prince qui porte +la <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> couronne. C'est la France elle-même qui s'est donnée à +lui; personne n'en a disposé, personne n'a pu faire qu'il en fût +autrement. Je repousse pour mon compte, aujourd'hui comme en 1831, +ces bouffées d'un orgueil frivole.» Ceci dit, non sans avoir fait +crier l'opposition, M. Guizot aborda la question de fond, et n'hésita +pas à exposer des doctrines nettement monarchiques, qu'il eût sans +doute été plus gêné de professer publiquement au lendemain de 1830; +mais, depuis lors, bien des changements s'étaient opérés. «Je suis +décidé, déclara-t-il, à trouver bon que la couronne déploie pour le +pays tout ce qu'elle possède de sagesse, de fermeté et de dévouement... +Je me regarde, à titre de conseiller de la couronne, comme +chargé d'établir et de maintenir l'accord entre les grands pouvoirs +publics, mais non d'assurer la prépondérance de tel ou tel de ces +pouvoirs sur les autres... Pour cela, qu'y a-t-il à faire? Il faut +traiter avec tous ces grands pouvoirs; il faut les prendre pour ce +qu'ils sont en effet, pour des êtres libres, intelligents, qui ont +leur situation, leurs idées, leurs sentiments, leur volonté;... il +faut s'entendre avec la couronne comme avec les Chambres,... et +amener ces transactions desquelles naît l'unité du gouvernement. +Voilà, le gouvernement représentatif. On parle d'indépendance. Je +fais grand cas de l'indépendance; je suis convaincu qu'il en faut +porter beaucoup dans les conseils qu'on donne à la couronne et dans +les résolutions qu'on prend vis-à-vis d'elle; il faut l'avoir, +l'indépendance; mais l'afficher, jamais! Je suis assez vieux pour +avoir vécu sous bien des pouvoirs. J'ai vécu à côté de plusieurs +d'entre eux, sans contact avec eux; j'en ai servi d'autres; je +suis sûr qu'il n'y en a aucun qui m'ait jamais trouvé servile +ou complaisant... Mais, je l'avoue, j'ai soif de déférence ou +de respect envers les pouvoirs qui gouvernent mon pays. Et s'il +m'arrivait, ce qui m'est arrivé, de me trouver en dissidence avec +eux, bien loin de le laisser voir, je m'efforcerais de le cacher... +Voici encore, dans cette grave question, un point sur lequel je +crois que nous différons. C'est ma conviction que le devoir d'un +conseiller de la couronne est constamment <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> de faire remonter +le bien à la couronne elle-même; elle ne répond jamais du mal; la +responsabilité ministérielle la couvre... Il y a eu, de tous temps, +des ministres de la couronne qui se sont appliqués à l'effacer, à +s'interposer entre elle et le pays, pour se grandir eux-mêmes et eux +seuls. Ce n'est pas mon goût, ni mon devoir. Je crois, au contraire, +qu'il faut s'effacer au profit de la couronne et pour laisser aller à +elle la reconnaissance publique. C'est à cela que je mets ma dignité +et ma fierté, et je trouve les autres fiertés un peu vulgaires et +subalternes.»</p> + +<p>M. Thiers riposta avec une vivacité souvent amère. Sa doctrine +tendait toujours à cette conclusion qu'un roi annulé était le +corollaire nécessaire d'un roi inviolable. Plus les ministres avaient +la réalité du pouvoir, plus, à son avis, on possédait le vrai +gouvernement représentatif. «Ce qu'il faut, disait-il, ce sont des +ministres qui ne se contentent pas seulement du rôle d'intermédiaires +des pouvoirs... De tels ministres peuvent être des commis éloquents; +ce ne sont pas des ministres à grande responsabilité. Cette +transparence dont on se plaint, ce n'est pas avec du talent seulement +qu'on la fait cesser, c'est avec du caractère.» Puis, passant +par-dessus la tête de M. Guizot, pour faire la leçon et poser ses +conditions au Roi lui-même, il terminait ainsi: «Hier, M. le ministre +des affaires étrangères montrait une grande confiance dans la durée +du ministère. Si cependant, malgré cette confiance, le ministère +actuel n'était pas éternel, si ses successeurs ne l'étaient pas non +plus, et qu'enfin il n'y eût plus d'autre ressource que celle des +ministres impossibles, et qu'on me fît l'honneur de jeter les yeux +sur mon impossibilité, je le déclare, dans ce cas, avec le profond +dévouement que j'ai pour la royauté et avec le profond respect dont +je ne me suis jamais écarté envers elle, je lui dirais: «Je suis +prêt, si mes efforts peuvent vous être utiles, à vous servir, mais +en gouvernant d'après ma propre pensée; si ma pensée est d'accord +avec celle de Votre Majesté, j'en serai très heureux; mais, si elle +en diffère, je persisterai à gouverner suivant ma propre <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> +pensée.» C'est peut-être là, messieurs, un grand orgueil, un orgueil +frivole, si vous le voulez, mais c'est un orgueil désintéressé; et +j'avoue que j'aime mieux, pour ma part, cet orgueil désintéressé, +quoiqu'il puisse être accusé d'être frivole, qu'une ambition qui +s'abaisse pour avoir, non point le pouvoir, mais l'apparence du +pouvoir.»</p> + +<p>Une réplique de M. Guizot vint clore ce débat, le plus brillant et +le plus considérable qui eût jamais été engagé sur cette question. +«Le trône, dit-il en résumant ses idées, n'est pas seulement un +fauteuil fermé pour que personne ne puisse s'y asseoir. Une personne +intelligente et libre, qui a ses idées, ses sentiments, ses désirs, +ses volontés, comme tous les êtres réels et vivants, siège dans ce +fauteuil... Vous disiez qu'il faut qu'un ministre, pour être un +ministre constitutionnel, soit tout-puissant du côté de la couronne. +On n'exige pas la toute-puissance du côté des Chambres; on reconnaît +que là il y a indispensable nécessité de discuter, de transiger, de +se faire accepter. Mais on veut que, du côté de la couronne, la même +nécessité n'existe pas... Eh bien, tout cela est faux, complètement +faux. Et si cela était vrai, sachez bien qu'il n'y aurait jamais eu, +dans cette Angleterre dont vous parlez, un ministre qui eût couvert +la couronne; car il n'y en a pas eu un seul, même sous des rois très +faibles, très médiocres, qui n'ait souvent et grandement compté avec +eux.»</p> + +<p>La Chambre donna pleinement raison à M. Guizot, par 229 voix contre +147. Ainsi se confirmait un phénomène déjà noté: plus M. Thiers se +portait vers la gauche, faisant siens les griefs et les thèses de +l'opposition avancée, plus les conservateurs effarouchés se serraient +autour du cabinet. Pendant cette session de 1846, le ministère avait +constamment obtenu, sur les questions politiques, des majorités de +60 à 80 voix. Si l'on se rappelle que depuis 1842, à chaque session, +il avait failli être renversé, et que naguère encore, en 1845, il +ne l'avait emporté que de huit voix dans le débat sur l'affaire +Pritchard, on reconnaîtra que le progrès était considérable. M. +Guizot avait de tout temps attaché une importance capitale, <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> +peut-être même par trop exclusive, à la constitution d'une majorité. +Ne devait-il pas dès lors triompher d'un résultat qui, après de +si pénibles efforts, de si inquiétantes vicissitudes, pouvait +paraître un succès définitif et complet? Aussi n'est-on pas étonné +de l'entendre, dans son grand discours du 28 mai, «se féliciter que +la majorité ait enfin acquis une unité, une organisation qui lui +manquaient», proclamer que, «depuis cinq ans, il avait consacré tous +ses efforts à amener ce résultat», et montrer là «comme l'ancre +principale de salut dans les épreuves auxquelles le pays pouvait être +encore appelé». Peu auparavant, s'inspirant de la pensée du ministre, +le <cite>Journal des Débats</cite> disait: «Nous avons vu enfin arriver le +jour que nous appelions de tous nos vœux, celui où il n'y aurait +plus dans la Chambre que deux grands partis... Depuis trente ans, +c'est la première fois peut-être qu'il y a une vraie majorité dans +nos Chambres. Jamais, dans les années précédentes, nous n'avions vu +l'opposition renoncer à l'espoir d'entamer la majorité; pour le coup, +elle y renonce... De cette époque, datera la fin de la politique +d'intrigue.»</p> + +<h4>V</h4> + +<p>La fixité de la majorité donnait à la machine politique une +apparence de stabilité telle qu'on n'en avait pas encore connu +depuis 1830. L'ordre matériel régnait partout. Pas plus de menace +d'émeute dans la rue que de menace de crise dans le Parlement. +L'insurrection avait fait son dernier effort, le 12 mai 1839. Les +sociétés secrètes désorganisées, découragées, ne comptant qu'un +petit nombre d'adhérents infimes, végétaient sous l'œil de la +police, qui s'était adroitement introduite jusque dans leurs plus +secrets conseils. Depuis Darmès en 1840, près de six années s'étaient +écoulées sans qu'on eût attenté à la vie de Louis-Philippe; on +croyait en avoir fini <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> avec cette horrible manie du régicide +qui avait sévi pendant les dix premières années du règne.</p> + +<p>Le 16 août 1846, le Roi, alors en villégiature à Fontainebleau, +rentrait en char à bancs, avec la Reine et plusieurs de ses enfants, +d'une promenade dans la forêt, quand deux coups de feu furent tirés +sur lui, à quelques pas, du haut d'un mur qui longeait la route; la +bourre de l'un des coups tomba dans la voiture, mais personne ne +fut atteint. L'assassin, aussitôt arrêté, était un nommé Lecomte, +ancien garde des bois de la couronne, récemment congédié pour faute +grave dans son service. Il passait pour un très habile tireur. «Je me +suis trop pressé», dit-il seulement quand on s'empara de lui. «Rien +n'indique, écrivait quelques jours après M. Guizot à M. Rossi, aucune +ramification ni complot. Ce qui n'empêche que ce ne soit une sottise +de dire, comme le font les badauds pour se rassurer, qu'il n'y a là +rien de politique. Quoi de plus politique que cette contagion, cette +<em>mal'aria</em> qui fait que l'humeur d'un garde mécontent de sa pension +se tourne en régicide<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>!»</p> + +<p>Pendant qu'on instruisait le procès de ce vulgaire assassin, un +incident imprévu appela l'attention sur un condamné de nom plus +retentissant. On se rappelle que, le 6 octobre 1840, à la suite de la +piteuse échauffourée de Boulogne, la cour des pairs avait condamné +le prince Louis Bonaparte à l'emprisonnement perpétuel. Il subissait +sa peine au château de Ham, où avaient été enfermés naguère M. de +Polignac et ses collègues. Sa captivité n'était pas bien rigoureuse: +on le laissait recevoir ses amis, écrire dans les journaux, publier +des livres. Il en profitait pour lier des relations et entretenir +des correspondances avec les opposants de nuances diverses, +depuis M. Odilon Barrot jusqu'à M. Louis Blanc, pour collaborer à +plusieurs feuilles républicaines de province, notamment au <cite>Progrès +du Pas-de-Calais</cite>, pour souscrire à la fondation d'un journal +fouriériste, et pour publier, sur l'<em>Extinction du paupérisme</em>, +une brochure à tendance socialiste. À gauche, on paraissait assez +flatté d'une pareille <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> recrue. «Louis Bonaparte n'est plus un +prétendant, disait un journal radical; c'est un citoyen, un membre de +notre parti, un soldat de notre drapeau.» Malgré tout le mouvement +qu'il se donnait, le prisonnier de Ham ne parvenait pas à attirer +sur lui l'attention du pays; en dehors de quelques fidèles et des +démocrates qui se laissaient courtiser par lui, il était à peu près +complètement oublié. Au commencement de 1846, alléguant la maladie de +son père, l'ex-roi Louis, alors à Florence, il demanda à sortir de +sa prison, fût-ce temporairement. Cette requête fut vivement appuyée +auprès des ministres et du Roi par plusieurs députés, entre autres +par M. Odilon Barrot et M. Dupin. Le gouvernement était disposé à +y faire bon accueil et même à accorder une libération définitive, +si toutefois le prisonnier donnait, sous une forme à trouver, une +garantie de sa sagesse à venir. Le prince refusa de faire plus que +quelque déclaration vague de reconnaissance et préféra tenter la +chance d'une évasion. Le 25 mai 1846, il saisit l'occasion que lui +offraient des travaux de réparation accomplis dans le château pour +s'échapper, déguisé en ouvrier, avec une planche sur l'épaule. Trois +jours après, il était en Angleterre. Cette évasion, machinée comme un +épisode de roman, intéressa un instant la curiosité du public, mais +sans troubler sa sécurité, ni faire prendre davantage au sérieux un +personnage en qui l'on ne voyait alors que l'aventurier de Strasbourg +et de Boulogne. Dans une lettre adressée à M. de Sainte-Aulaire, +ambassadeur à Londres, le prince assura le gouvernement français de +«ses intentions pacifiques», se défendit de vouloir «renouveler des +tentatives qui avaient été si désastreuses», et affirma que «sa seule +idée avait été de revoir son vieux père». Deux mois plus tard, le 27 +juillet, le roi Louis mourut à Livourne: le prince Louis-Napoléon +n'était pas auprès de lui; il avait écrit à son père que le +gouvernement anglais lui refusait des passeports pour se rendre en +Italie.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> VI</h4> + +<p>La bonne situation parlementaire du cabinet, la tranquillité du pays, +l'absence de tout grave embarras au dedans et au dehors semblaient +des conditions favorables pour procéder aux élections générales. Le +6 juillet 1846 fut publiée l'ordonnance de dissolution, convoquant +les électeurs pour le 1<sup>er</sup> août. Aussitôt les comités réunis de la +gauche et du centre gauche confirmèrent la fusion des deux groupes +en publiant un manifeste unique. Dans ce manifeste, ils tendaient +ouvertement la main aux républicains et aux légitimistes, à tous +ceux qui voulaient renverser ce qu'on appelait alors «un système +corrupteur et antinational». «La question pour chaque électeur, +disaient-ils, n'est pas de choisir celui qu'il préfère, mais bien, +en nommant un homme indépendant, à quelque nuance de l'opposition +qu'il appartienne, d'empêcher le succès du candidat ministériel.» +Les républicains, qui ne pouvaient que gagner à cette coalition, +s'y prêtèrent volontiers: ils en profitèrent pour s'assurer une +part prépondérante dans le «comité central des électeurs de la +Seine», qui non seulement dirigeait les élections de Paris, mais, +par ses communications aux journaux, exerçait son influence dans +toute la France. Les légitimistes, au contraire, ne répondirent +qu'incomplètement à l'appel qui leur était adressé; beaucoup +d'entre eux préférèrent faire campagne avec le parti catholique: +celui-ci, par une tactique imitée de la ligue de M. Cobden, se tenait +absolument en dehors des questions débattues entre M. Thiers et M. +Guizot, et promettait appui au candidat quelconque qui serait «le +plus offrant et dernier enchérisseur en fait de liberté religieuse».</p> + +<p>M. Thiers apporta, dans cette campagne électorale, la même ardeur +impatiente avec laquelle il venait de conduire la bataille +parlementaire. Ses amis, étaient même obligés de le retenir. Il +<span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> avait préparé une lettre à ses électeurs où il parlait de +la couronne avec une extrême amertume. «On me trouve fort prononcé, +fort actif dans l'opposition, y disait-il. Serait-ce par hasard afin +d'avoir le pouvoir plus tôt?... Cette conduite éloigne du pouvoir, +si bien qu'on vous appelle ministre impossible. Peu m'importe. Je ne +tiens à être ni possible ni prochain... Certes je savais bien que +demander la réalité rigoureuse du gouvernement représentatif, qui +tend à diminuer l'influence de la royauté irresponsable au profit +des ministres responsables, je savais bien que c'était davantage +encore me ranger dans la classe des ministres impossibles. Je n'ai +pas hésité: non pas que j'eusse le goût puéril, que certaines gens +me prêtent, de me poser, moi simple citoyen, en face de la majesté +royale... Mais je suis convaincu que la monarchie ne sera admise +par les générations présentes et futures que lorsque des ministres +vraiment responsables exerceront véritablement le pouvoir, et, +profondément convaincu de cette vérité, j'ai eu l'orgueil de défendre +ma conviction, même à mes dépens. Cet orgueil, je l'ai eu, je l'aurai +toujours dans toute son étendue. Le pouvoir, je l'ai possédé, et, +dans cette transition inévitable de la monarchie représentative +fausse à la monarchie représentative vraie, transition toujours plus +ou moins longue, je sais ce que vaut le pouvoir. Être ministre entre +une royauté qui ne vous souhaite pas et une Chambre que cinquante +ans de révolutions et de guerres ont profondément troublée, que +beaucoup d'intérêts dominent, être ministre à ces conditions ne me +séduit guère.» Cette lettre fut imprimée, mais ne fut pas envoyée: +MM. Duvergier de Hauranne, de Rémusat, de Maleville, qui n'étaient +pourtant pas des timides, firent comprendre à M. Thiers le tort qu'il +se ferait par un tel langage.</p> + +<p>Le gouvernement, de son côté, arrivait bien préparé à la bataille +dont il avait lui-même choisi l'heure. La tâche principale incombait +au ministre de l'intérieur, M. Duchâtel, qui n'épargna pas sa peine +et déploya une rare habileté. Un de ses amis, témoin quotidien de ses +efforts, M. Vitet, a écrit à ce sujet: «Je puis dire que, pendant +trois mois, il ne cessa de <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> suivre du regard, d'aider, de +stimuler, de réveiller, parfois aussi de tempérer plus de quatre +cents candidats dont il savait par cœur, grâce aux ressources de +sa mémoire, toutes les situations personnelles, et que sans cesse, +avec un à-propos qui les frappait d'étonnement, il éclairait sur +leurs oublis, leurs négligences, leurs imprudences. Ce n'était pas +seulement le sentiment du devoir, c'était un certain plaisir de +déjouer les trames de tant d'habiles adversaires de toute provenance +et de toute couleur, qui lui donnait cette sorte de fièvre de +surveillance et d'exhortation.» Dans une circulaire à ses préfets, +M. Duchâtel avait publiquement revendiqué pour l'administration le +droit d'exercer une «franche et loyale influence», mais en même +temps il en avait fixé les limites. «L'indépendance des consciences, +disait-il, doit être scrupuleusement respectée; les intérêts +publics, les droits légitimes ne doivent jamais être sacrifiés à des +calculs électoraux... Fidélité sévère aux règles de justice dans +l'expédition des affaires, respect de la liberté et de la moralité +des votes, mais action ferme et persévérante sur les esprits, tels +sont les principes qui, en matière d'élections, doivent présider aux +rapports de l'administration avec les citoyens.» Ce langage était +sensé et correct. Lors de la vérification des pouvoirs, l'opposition +prétendit que la conduite du ministre n'avait pas été conforme à +sa circulaire, mais elle n'apporta rien de sérieux à l'appui de +ses allégations. Sur ce point d'ailleurs, on peut s'en fier à la +parole du témoin déjà cité: «J'ai vu de près les élections, a dit M. +Vitet; j'en puis parler en conscience. Je sais quelle scrupuleuse +observation de la loi, quel respect des droits de tous y présidèrent +du côté du pouvoir, et je tiens, pour ma part, qu'on n'en trouverait +guère d'aussi sincères, d'aussi vraiment exemptes de sérieux abus, +soit chez nous depuis 1814, soit même dans les pays les plus libres +du monde, l'Angleterre, par exemple, ou les États-Unis.»</p> + +<p>La polémique, menée grand train par les journaux des deux bords, ne +fit guère que ressasser les questions déjà traitées à la tribune. +Il apparut bientôt que la malheureuse affaire Pritchard, <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> +si vieille qu'elle fût, était encore la meilleure carte du jeu +de l'opposition. Les candidats ministériels étaient marqués dans +les feuilles adverses de cette simple lettre: P; cela voulait +dire <em>Pritchardiste</em>. Or, à voir l'embarras qu'en éprouvaient ces +candidats, il fallait bien croire que la sottise publique était +encore dupe des déclamations prodiguées par la gauche en cette +matière. La presse conservatrice avait, il est vrai, pour riposter, +une arme plus efficace encore, c'était l'évocation de 1840. Le +<cite>Journal des Débats</cite> ne manquait pas de rappeler que la victoire de +l'opposition serait la rentrée de M. Thiers au pouvoir, la reprise +de la «politique du 1<sup>er</sup> mars». «La France, demandait-il, est-elle +lasse de la prospérité dont elle jouit au dedans, de la paix dont +elle jouit au dehors? Six années ont été nécessaires pour réparer les +fautes de 1840. Deux jours d'élection peuvent anéantir le travail de +six ans... Avant six mois, cette prospérité corruptrice et cette +paix déshonorante auront fait place à une crise intérieure et à une +crise européenne... Les deux hommes sont connus; les deux politiques +aussi... Rappelez-vous dans quel état était la France au 29 octobre +1840; voyez dans quel état elle est aujourd'hui, et choisissez!»</p> + +<p>Toutefois, ce qui frappe le plus, ce n'est pas l'effet produit +par telle ou telle polémique; c'est au contraire le peu de +retentissement qu'avait en réalité ce bruit de presse. Le fond du +pays demeurait tranquille, inerte. Rarement on avait vu, pendant +une période électorale, si peu d'émotion, on pourrait presque +dire une pareille indifférence. Que cachait et présageait cette +indifférence? L'opposition affectait d'y voir le signe que l'opinion +se désintéressait du sort du cabinet: elle se croyait certaine +du succès et le disait très haut. «Je n'ai jamais vu si complète +assurance», a écrit M. Vitet. Du côté ministériel, la confiance était +moindre. On se souvenait de la déception de 1842. N'était-il pas à +craindre que l'affaire Pritchard ne fît, en 1846, le mal qu'avait +fait, quatre ans auparavant, le droit de visite? Le duc de Broglie +écrivait à son fils, le 16 juillet: «Jamais élections ne se seront +accomplies <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> au milieu d'une prospérité et d'un calme plus +complets. Ce que cela donnera, tout le monde l'ignore parfaitement. +Le gouvernement, à mesure que le jour fatal approche, semble plus +inquiet, quoique ses nouvelles soient excellentes<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.» M. Duchâtel +mandait à M. Guizot, le 18 juillet: «Plusieurs points de l'horizon se +rembrunissent depuis quelques jours. J'espère que cela s'éclaircira. +D'après les apparences actuelles, je m'attends à une bataille +d'Eylau, où il y aura beaucoup de morts de part et d'autre, où le +champ de bataille nous restera, mais en nous laissant encore une rude +campagne à soutenir. Si les nôtres, comme je l'espère, se battent +bien, je serai content; je désire d'abord la victoire, et puis, en +second lieu, le combat<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>.»</p> + +<p>Telle était la situation quand, le 29 juillet, trois jours avant +les élections, au moment où le Roi saluait la foule du balcon des +Tuileries, deux coups de pistolet furent tirés à une assez grande +distance par un homme caché derrière une statue. Cet homme, appelé +Henri, était un ancien fabricant d'objets en acier, exaspéré par +des malheurs de fortune et de famille. L'instruction révéla par la +suite, dans ce crime, plutôt le désespoir d'un naufragé de la vie +que la haine d'un révolutionnaire, moins un régicide qu'une sorte de +suicide: dans les conditions où il avait été tiré, le coup était à +peu près inoffensif. Au premier moment, toutefois, on ne se rendit +pas compte de ces circonstances, qui devaient faire écarter la peine +de mort par la cour des pairs: ce nouvel attentat, qui suivait de +si près celui de Lecomte, parut la preuve d'un sinistre parti pris +et causa partout un sentiment d'inquiétude et d'indignation, dont +la presse ministérielle se hâta de tirer parti pour raviver le zèle +des conservateurs et discréditer l'opposition. Quant aux journaux +de gauche, ils furent réduits à insinuer que les coups de pistolet +étaient une manœuvre de la police.</p> + +<p>Vint le jour du scrutin. Les élections de Paris donnèrent <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> +l'avantage à l'opposition: sur quatorze mille suffrages, elle en +réunissait plus de neuf mille; sur quatorze députés, elle en avait +onze; le deuxième arrondissement, le plus riche de la ville, était +enlevé aux conservateurs, qui le possédaient depuis 1830; M. Jacques +Lefebvre y était remplacé par M. Berger. Les journaux de gauche +triomphèrent, mais ce ne fut pas pour longtemps. Dès le lendemain, +les nouvelles de province firent savoir que les ministériels y +avaient remporté des succès dont l'étendue surprenait les vainqueurs +eux-mêmes. «Le résultat, écrivit aussitôt M. Duchâtel, dépasse les +espérances que nous étions en droit de concevoir.» L'opposition +perdait vingt-cinq à trente sièges, et le gouvernement pouvait +compter sur une majorité d'une centaine de voix. On en eut la +confirmation, dans la session qui s'ouvrit, dès le 19 août, pour la +constitution de la nouvelle Chambre; M. Sauzet fut élu président par +223 voix, contre 98 données à M. Odilon Barrot.</p> + +<p>Après les années laborieuses qu'il venait de passer, le ministère +ressentit comme une joie étonnée de se voir en possession d'une si +grande majorité. M. Guizot déclarait à ses amis «qu'aucun événement +politique ne lui avait causé une satisfaction égale à celle qu'il +éprouvait de ce triomphe de la bonne et saine politique sur les +mauvaises passions<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>». Le duc de Broglie écrivait à son fils: +«Jamais victoire ne fut plus complète... Depuis les <cite>trois cents</cite> +de M. de Villèle, aucun ministère ne s'était trouvé à pareille +fête<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>.» À la satisfaction du triomphe se mêlait cependant +quelque préoccupation. Ce dont on s'inquiétait, c'était moins de +l'irritation des vaincus que des exigences possibles des vainqueurs, +d'autant que, parmi ces derniers, il y avait un assez grand nombre +de députés nouveaux. «Il faut demander à Dieu, disait M. Doudan, +que les conservateurs, se sentant nombreux, ne soient pas pris de +la démangeaison de se mettre en petits paquets, ayant chacun ses +fantaisies <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> à satisfaire. Tout cela n'est que l'embarras +des richesses, qui est peut-être préférable aux embarras de la +pauvreté<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>.» Quant à M. Duchâtel, c'était d'un autre côté, du +côté de la couronne, qu'il pressentait des exigences gênantes. «La +situation est très bonne, écrivait-il à M. Guizot; mais elle impose +des devoirs nouveaux et des difficultés au moins aussi grandes que +les anciennes. Le Roi m'écrit une grande lettre de quatre pages +pour me recommander de montrer de la confiance dans l'avenir. Je +suis pour la confiance qui assure et prépare l'avenir, non pas +pour celle qui le gaspille et le compromet. En face des passions +hostiles que nous avons à combattre, il faudrait très peu de fautes +pour changer la situation, jeter le pays de l'autre côté. Il ne +faut pas laisser s'accréditer l'idée que tout est possible. Nous +avons résisté d'un côté; nous aurons probablement à résister de +l'autre. Je sais que vous pensez là-dessus comme moi; aussi je +ne vous en dis pas plus long. Après avoir assuré le triomphe du +parti conservateur, il y va de notre honneur de ne pas devenir les +instruments de sa défaite<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>.» Si heureux que fût M. Guizot de sa +victoire, si optimiste qu'il fût par nature, il ne se dissimulait +pas non plus le danger qui résultait du succès même. «L'avenir n'en +sera pas moins difficile ni moins laborieux, écrivait-il à M. Rossi. +On sera plus exigeant avec nous et plus complaisant pour soi-même. +On nous demandera plus et l'on nous aidera moins. Je me prédis bien +des embarras, et je m'y prépare. Après tout, ceux-là valent mieux +que d'autres<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>.» Et puis le ministre se rendait compte qu'avec une +telle majorité il ne lui suffirait plus de durer, qu'il lui faudrait +entreprendre quelque chose. Depuis longtemps, il cherchait, sans +avoir encore pu la trouver, l'occasion de quelque grande initiative. +Serait-il plus heureux désormais? En tout cas, il paraissait décidé à +s'y appliquer. «L'ordre et la paix une fois bien assurés, disait-il +dans son discours de remerciement aux <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> électeurs de Lisieux, +la politique conservatrice, en veillant toujours assidûment à leur +maintien, pourra, devra se livrer aussi à d'autres soins, à d'autres +œuvres. Un gouvernement bien assis a deux grands devoirs. Il doit, +avant tout, faire face aux affaires quotidiennes de la société, +aux incidents qui surviennent dans sa vie... Ce devoir rempli, le +gouvernement doit aussi s'appliquer à développer dans la société +tous les germes de prospérité, de perfectionnement, de grandeur... +C'est là, sans nul doute, pour la politique conservatrice, un +devoir impérieux, sacré, et c'est là aussi, soyez-en sûrs, un but +que cette politique seule peut atteindre. Toutes les politiques vous +promettront le progrès; la politique conservatrice seule vous le +donnera, comme seule elle a pu réussir à vous donner l'ordre et la +paix.» Cette parole, aussitôt mise en relief par les amis et par les +adversaires, eut un grand retentissement. Le public l'accepta comme +une solennelle promesse.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> CHAPITRE II<br> +<span class="smcap">LES INTÉRÊTS MATÉRIELS.</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La + spéculation et l'agiotage.—II. Timidité économique du + gouvernement. Il fait ajourner la réforme postale. Ses + idées sur le libre échange.—III. Les finances en 1846. + L'équilibre du budget ordinaire. Le budget extraordinaire.—IV. + L'administration locale. Le comte de Rambuteau.—V. Le + matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la tentation du + veau d'or. Elle devient indifférente à la politique. Dangers + de cet état d'esprit.—VI. L'opposition accuse le gouvernement + d'avoir favorisé ce matérialisme. M. de Tocqueville. Son + origine, ses visées et ses déceptions. Amertume de ses critiques + sur l'état social et politique.—VII. Le mal s'étend à la + littérature. La «littérature industrielle». Cependant l'état des + lettres est encore fort honorable à la fin de la monarchie de + Juillet. Le roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme + et de spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. Romans + socialistes publiés dans les journaux conservateurs. Eugène Süe. + Les <cite>Mystères de Paris</cite> dans le <cite>Journal des Débats</cite>. Autres + romans publiés par le <cite>Constitutionnel</cite>. Aveuglement de la + bourgeoisie, faisant fête à ces romans.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>La tranquillité dont le pays jouissait au dedans et la paix qui +régnait au dehors aidaient singulièrement à la prospérité matérielle. +On eût pu noter alors, d'après les statistiques officielles ou +privées, bien des signes de cette prospérité. Le mouvement du +commerce, tel qu'il ressortait des tableaux de douane, avait beaucoup +plus que doublé depuis 1830. Même progression dans les revenus des +canaux, les produits des voitures publiques, le nombre des lettres +distribuées par la poste. La consommation de la houille, criterium de +l'activité industrielle, avait triplé. Les économistes estimaient +que la fortune <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> immobilière était doublée. En 1845, le cours +de la rente 5 0/0 atteignait 122 fr. 85; celui du 4 1/2 0/0, 116 fr. +25; celui du 4 0/0, 110 fr. 50; celui du 3 0/0, 86 fr. 40. Le paysan +et l'ouvrier étaient mieux logés, mieux vêtus, mieux nourris; dans +les campagnes, on prenait l'habitude nouvelle des bas, des souliers, +du vin, de la viande, du pain blanc. Les salaires avaient à peu près +doublé en quinze ans.</p> + +<p>Le gouvernement avait secondé ce progrès, par l'impulsion donnée +aux travaux publics, routes, chemins vicinaux, ports, canaux, etc. +Il s'était surtout occupé des chemins de fer, la grande affaire du +moment. On sait comment, après de longs tâtonnements, la loi de 1842 +avait fixé le mode d'établissement des voies ferrées<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>. Depuis +lors, on avait beaucoup fait et entrepris plus encore. En mai 1843 +eut lieu l'inauguration solennelle des deux premières grandes lignes, +celle de Paris à Rouen et celle de Paris à Orléans. L'impression +fut considérable sur le public. Henri Heine écrivait, au moment +même, de Paris: «L'ouverture de ces lignes cause ici une commotion +que chacun partage, à moins de se trouver par hasard placé sur un +escabeau d'isolement social... Nous sentons que notre existence +est entraînée ou plutôt lancée dans de nouveaux orbites, que nous +allons au-devant d'une nouvelle vie... De pareils tressaillements +doivent avoir agité nos pères, alors que l'Amérique fut découverte, +que l'invention de la poudre à canon s'annonça par les premiers +coups de feu, que l'imprimerie répandit par le monde les premières +épreuves de la parole divine... Une nouvelle ère commence dans +l'histoire universelle<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>.» L'inauguration, qui frappait à ce +point les imaginations, n'eut pas moins d'action sur les capitaux. +Ceux-ci, en France, s'étaient montrés jusqu'alors, en matière de +chemins de fer, craintifs, embarrassés, défiants. Les quelques +compagnies qui s'étaient hasardées au début n'avaient généralement +pas été heureuses. C'était même leur impuissance constatée qui +avait conduit le <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> législateur de 1842 à mettre à la charge +de l'État les acquisitions de terrains, les terrassements, les +ouvrages d'art, les stations, et à ne demander aux compagnies que +la pose de la voie, la fourniture du matériel et l'exploitation. En +1843, à la vue des chemins de fer devenus une réalité, l'initiative +particulière se réveilla, s'enhardit; des sociétés surgirent, +s'offrant à entreprendre elles-mêmes non seulement l'exploitation, +mais la construction des lignes. La loi de 1842 avait prévu cette +éventualité; sur l'insistance de M. Duvergier de Hauranne, il y avait +été stipulé que les lignes non immédiatement exécutées «pourraient +être concédées à l'industrie privée en vertu de lois spéciales». En +1844, 1845 et 1846, cette clause fut appliquée à plusieurs lignes +importantes, à celles du Nord, de Paris à Lyon, de Lyon à Avignon, +d'Avignon à Marseille, de Bordeaux à Cette.</p> + +<p>Le mouvement était bon, mais il devint tout de suite excessif. À +trop de méfiance succédait trop d'illusion. Après avoir été timide, +on se montrait téméraire. Ce fut comme un débordement de compagnies +nouvelles qui se disputaient les concessions, rivalisaient de +promesses dans leurs prospectus, recherchaient, pour en décorer +leurs conseils, les ducs et les princes, les notabilités politiques +et administratives, ou même les généraux et les amiraux. Bouche +béante, le public était prêt à mordre à tous les hameçons. Excité +par le spectacle de quelques fortunes rapides, chacun croyait +voir là un trésor et se précipitait pour mettre la main dessus. À +quelles étranges sollicitations certains fondateurs de sociétés +n'étaient-ils pas en butte<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>! <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> À peine émises ou même avant +de l'être, les actions étaient l'objet d'une spéculation effrénée +qui tenait les convoitises en haleine. C'était la préoccupation +dominante, universelle. Non seulement à la Bourse, mais à la Chambre, +dans les journaux, dans les salons, on ne parlait presque pas d'autre +chose. La concurrence que se faisaient ces nombreuses sociétés dans +la poursuite des concessions les poussait à offrir des conditions +extrêmement onéreuses pour elles. Les pouvoirs publics croyaient +faire une bonne affaire en les acceptant; ils ne se rendaient pas +compte que les embarras des concessionnaires imprudents finiraient +toujours par retomber sur l'État. C'était notamment sur la durée +des concessions que portaient les rabais; quelques compagnies se +contentaient de vingt-quatre ans; on offrait ces rabais à peu près +à l'aveugle, sans étude préalable sérieuse. Parfois, du reste, on +s'inquiétait moins du chemin de fer à établir que de la prime à +réaliser par la plus-value des actions. Certaines sociétés sans base +réelle se fondaient, non pour vivre, mais pour vendre leur mort à des +concurrents plus solides. Ce n'était même plus de la spéculation, +c'était du pur agiotage, avec les désordres et les scandales qui +en sont la suite, brusques alternatives de hausse et de baisse, +engouements et paniques, fortunes faites et défaites en un instant. +Le marché public était livré à des coups de main dont les naïfs et +les faibles étaient généralement les victimes.</p> + +<p>Un moment le mal prit une telle étendue qu'on se demanda si +le législateur ne devait pas intervenir pour le réprimer. La +difficulté était de ne pas entraver les sociétés sérieuses, sous +prétexte d'empêcher les sociétés suspectes. En 1844, M. Crémieux +<span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> fit voter à l'improviste, par la Chambre des députés, un +amendement portant «qu'aucun membre des deux Chambres ne pourrait +être adjudicataire ni administrateur dans les compagnies auxquelles +des concessions seraient accordées». Mais la Chambre des pairs +estima qu'exclure ainsi des compagnies en formation les personnages +considérables et influents du pays n'était pas un moyen de fortifier +cet esprit d'association qu'on regrettait de voir si faible en +France: aussi n'admit-elle pas l'amendement<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>. L'année suivante, +au début de la session de 1845, une proposition plus réfléchie +fut faite, à la Chambre des pairs elle-même, par le comte Daru, +pour supprimer certains abus de l'agiotage: cette fois encore, la +haute assemblée craignit qu'on n'étouffât du même coup d'utiles +initiatives, et le projet, bien qu'appuyé par le ministère, fut +repoussé. La session ne se termina pas cependant sans que le +gouvernement fît voter quelques dispositions destinées à limiter +une liberté qui tournait en licence: elles furent insérées dans +la loi du 15 juillet 1845, relative à la concession du chemin de +fer du Nord. Dans l'exposé des motifs, le ministre avait ainsi +caractérisé le désordre qu'il entendait réprimer: «Une sorte de +vertige s'est emparé d'une partie de la société. Les chemins de +fer, qui ont été si longtemps l'objet du dédain des capitalistes, +semblent devenus aujourd'hui une mine inépuisable de richesses. De +l'excès du découragement on est passé à l'excès de l'engouement; on +se précipite, on se presse dans les bureaux ouverts pour recevoir les +listes de souscription, et l'on pourrait se croire revenu au temps +de ce système <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> fameux qui a tourné tant de têtes et ruiné tant +de familles.»</p> + +<p>Le législateur faisait son devoir en cherchant à remédier aux excès +de l'agiotage; mais son action n'était pas et ne pouvait pas être +bien efficace. D'ailleurs, quand on voit qu'au même moment la même +cause produisait en Angleterre les mêmes désordres, on se demande +si ce n'était pas la conséquence à peu près inévitable d'une +révolution économique dont la nouveauté et la grandeur étaient bien +faites pour troubler à la fois les intérêts et les cerveaux. En +décembre 1845, à l'une des phases les plus aiguës de cette crise, le +<cite>Journal des Débats</cite> rappelait, non sans quelque raison, à ceux qui +se lamentaient, que, du moment où l'on avait voulu l'exécution des +chemins de fer par l'industrie privée, il fallait s'attendre à la +spéculation; que, sans elle, les concessions n'eussent pas abouti; +que, d'autre part, la spéculation, en s'excitant elle-même, avait +grande chance de dégénérer en agiotage. «Il y a eu de l'agiotage, +ajoutait-il, parce qu'il y en aura toujours, quand il y aura de +grands profits en perspective, enveloppés dans un nuage de mystère.» +Le <cite>Journal des Débats</cite> voulait bien plaindre les victimes, mais +il se consolait en constatant que les chemins de fer se faisaient. +Et en effet, à considérer aujourd'hui les choses de loin, les +accidents passagers s'effacent, et ce qui domine, c'est l'effort, +parfois inexpérimenté, pas toujours bien pondéré, mais, en fin de +compte, efficace et puissant, qui donna alors à la grande œuvre +des chemins de fer français une impulsion décisive. En 1844 et +1845 furent concédées presque toutes les lignes principales de +notre réseau, tel qu'il est aujourd'hui constitué. En 1846 eut lieu +l'inauguration du premier de nos chemins internationaux, celui de +Paris à la frontière belge. Le nombre de kilomètres exploités, qui +était de 598 en 1842, s'élevait à 1,320 en 1846.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> II</h4> + +<p>En matière économique, le gouvernement, qui avait les vertus et +les défauts de la bourgeoisie, était plus prudent que novateur; +il évitait les aventures téméraires où d'autres ont compromis les +intérêts du pays, mais parfois il était un peu lent à entreprendre +certaines transformations fécondes. Cette timidité se manifesta, +par exemple, dans la question postale. En 1839, l'administration +anglaise, renversant hardiment toutes les idées reçues, avait +substitué, pour le transport des lettres, une taxe unique et fort +abaissée aux tarifs élevés et variables suivant les zones; elle avait +compté, non sans raison, sur le développement des correspondances, +pour retrouver les recettes qu'elle paraissait sacrifier. Une +proposition faite, au cours de la session de 1845, en vue +d'introduire cette réforme en France, parut trouver quelque faveur à +la Chambre des députés; mais le ministre des finances la combattit si +vivement qu'au vote d'ensemble elle réunit seulement 170 voix contre +170, et que, par suite, elle fut déclarée rejetée. Le tarif variable +devait subsister jusqu'en 1850.</p> + +<p>Était-ce également la timidité ou bien une sage prévoyance qui +retenait le ministère sur la pente du libre échange? La Restauration +avait été hautement protectionniste. Le gouvernement de Juillet, +qui, à l'origine, s'inspirait quelque peu des idées nouvelles émises +sur ce sujet par l'école du <cite>Globe</cite>, eût été disposé à suivre une +politique moins restrictive. Mais, chaque fois qu'il avait tenté +de faire un pas en avant, il s'était heurté aux intérêts des +manufacturiers qui, sous le régime du suffrage restreint, possédaient +une grande influence. Ce fait s'était produit plusieurs fois depuis +l'avènement du ministère du 29 octobre 1840. C'est ainsi que M. +Guizot avait dû renoncer à conclure avec l'Angleterre un traité de +commerce vers lequel il était porté par des raisons, il est vrai, +plus politiques qu'économiques. <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> C'est ainsi également qu'il +avait été contraint d'abandonner le projet d'une union douanière +avec la Belgique<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>. À défaut de cette union, il avait conclu, en +1842, une convention spéciale d'une durée de quatre années, assurant +à la Belgique un traitement de faveur pour ses fils et tissus de +chanvre: en compensation, nos tissus de soie, nos sels et nos vins +bénéficiaient de quelques abaissements de droits. Même ainsi limitée, +cette convention fut fort critiquée, d'autant que le cabinet de +Bruxelles s'était hâté d'accorder à l'Allemagne les mêmes tarifs. En +mars 1845, M. Guizot dut promettre à la Chambre de ne pas renouveler +la convention, si des concessions réelles ne nous étaient faites. +Il entama donc, peu après, des négociations qui aboutirent, le 13 +décembre 1845, à un nouveau traité; il y obtenait certains avantages, +ou du moins l'abandon de certaines mesures hostiles: c'était peu +de chose; mais il nous importait politiquement que la Belgique ne +fût pas tentée de rechercher le patronage d'une autre puissance. +Très attaqué à la Chambre, en avril 1846, habilement défendu par le +cabinet, le traité fut approuvé.</p> + +<p>Cette discussion fut pour M. Guizot l'occasion d'exposer, d'une +façon générale, la politique commerciale du gouvernement. +L'attention publique était alors fort éveillée sur ces questions. +Un livre de M. Frédéric Bastiat, <cite>Cobden et la Ligue</cite>, venait de +révéler aux Français, qui jusque-là ne s'en doutaient guère, la +révolution économique accomplie outre-Manche sous les auspices +de sir Robert Peel. Les libre-échangistes de France y avaient +trouvé un encouragement à s'organiser et à tenter, eux aussi, une +«agitation»; par contre-coup, les protectionnistes, se sentant +menacés, s'étaient mis sur la défensive. Les circonstances donnaient +donc une importance particulière à la parole du ministre. Celui-ci +rendit largement hommage à l'initiative de sir Robert Peel, mais il +montra en quoi l'état de l'Angleterre différait du nôtre, comment +elle avait dû remédier à un mal social qui n'existait pas <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> +chez nous, et comment elle avait pu, sans péril, exposer son +industrie déjà puissante à une concurrence qui eût été dangereuse +pour notre industrie plus jeune. Après avoir déclaré sa volonté de +«maintenir le système protecteur», le ministre ajoutait aussitôt: +«Nous entendons le modifier, l'élargir, l'assouplir, à mesure que +des besoins nouveaux et des possibilités nouvelles se manifestent. +Non seulement nous entendons le faire, mais nous l'avons toujours +fait. Combien de prohibitions ont été supprimées depuis 1830! +Combien de tarifs ont été abaissés!... Nous sommes dans la même voie +que l'Angleterre, nous y sommes plus lentement, et par de bonnes +raisons, mais nous y sommes.» Et quelques jours plus tard, toujours +à propos du même traité, le ministre disait à la Chambre des pairs: +«La science s'est aperçue que les intérêts de ceux qui consomment +n'étaient pas suffisamment consultés, que la part accordée à ceux +qui produisent était trop grande: alors elle n'a plus parlé que des +intérêts des consommateurs, et elle a demandé la liberté illimitée +du commerce. Les gouvernements ne peuvent suivre la science dans +cette voie; ils ne sont pas des écoles philosophiques; ils ne sont +pas chargés de poursuivre le triomphe d'une certaine idée, d'un +certain intérêt; ils ont tous les intérêts, tous les droits, tous les +faits entre les mains; ils sont obligés de les consulter tous;... +c'est leur condition, condition très difficile. Celle de la science +est infiniment plus commode... Il y a ici une question d'intérêt +public, une de ces questions d'État dont les gouvernements doivent +tenir grand compte. Je ne veux pas dire qu'il ne faut pas faire à la +liberté commerciale une plus large part que celle qu'elle a obtenue +jusque-là... Le but, c'est l'extension des relations des peuples; +mais la première condition, c'est de ne pas porter une perturbation +brusque, soudaine, dans l'ordre des faits relatifs à la création et à +la distribution des richesses.»</p> + +<p>Au mois d'août de cette même année 1846, M. Cobden vint à Paris, en +missionnaire du <em lang="en">free trade</em>. Fêté par les économistes, il voulut +gagner à ses idées les autorités politiques. Louis-Philippe le +reçut très bien, lui parla abondamment de beaucoup <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> de sujets +divers, mais, sur la question du libre-échange, ne lui répondit que +par des généralités<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>. M. Cobden n'eut pas plus de succès auprès +des ministres, toujours résolus à ne s'avancer que lentement et +prudemment. Le plus «économiste» d'entre eux, M. Duchâtel, écrivait à +M. Guizot, le 1<sup>er</sup> octobre 1846: «Il ne faut pas trop nous lancer +dans les modifications du régime commercial. Notre rôle n'est pas +d'alarmer et de troubler les intérêts... Je suis d'avis de faire +quelque chose, mais avec une grande prudence et en annonçant très +haut que l'on maintient la protection<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>.» Le Roi s'exprimait de +même dans ses conversations: il se déclarait partisan en principe +de la liberté commerciale, admirait ses progrès en Angleterre, +mais estimait que la question était parvenue, de l'autre côté du +détroit, à un degré de maturité qu'elle n'avait pas encore atteint en +France; il reconnaissait qu'on devait marcher vers la réalisation du +principe, mais peu à peu, en ménageant les intérêts engagés, intérêts +des manufacturiers et des ouvriers. «Soyons donc, concluait-il, +pilotes prudents sur cette mer pleine d'écueils, et louvoyons le +long des côtes, sans perdre de vue l'entrée du port, empressés d'y +aborder chaque fois que nous pourrons le faire sans mettre en péril +ces intérêts qui sont aussi ceux de la France<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>.» Force était bien +d'ailleurs de compter avec les résistances des protectionnistes, +toujours fort influents dans les Chambres. Jusqu'à la dernière heure +de la monarchie, ils tâchèrent d'empêcher tout changement. En 1847, +le ministère, fidèle à son système de progrès graduel, proposa de +supprimer dix-sept prohibitions et de diminuer les droits sur un +grand nombre d'articles; la commission de la Chambre se montra +défavorable à cette réforme; renvoyé à la session suivante, le projet +ne put être discuté avant la révolution de Février.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> III</h4> + +<p>On n'a pas oublié les phases diverses par lesquelles avaient +passé les finances de la France depuis 1830; la crise menaçante, +conséquence de la révolution de Juillet: la prospérité laborieusement +et honorablement reconquise par dix années d'ordre, de paix et de +sagesse; les événements de 1840 venant de nouveau tout compromettre, +presque aussi funestes à ce point de vue que ceux de 1830; puis, +au moment même où, par suite de ces événements, le Trésor était +obéré par tant de dépenses militaires, l'obligation de faire face +immédiatement aux charges non moins énormes de la création du réseau +ferré<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>. De là les difficultés budgétaires en face desquelles le +cabinet du 29 octobre s'était trouvé. En 1846, après plus de cinq +années d'efforts, il se flattait d'en être sorti, et il proclamait, +dans le discours royal lu à l'ouverture de la session, «la situation +satisfaisante de nos finances». Était-il fondé à tenir ce langage?</p> + +<p>1840 avait inauguré le régime des déficits. Même en laissant de côté +le budget extraordinaire, les dépenses ordinaires dépassaient les +recettes ordinaires de 138 millions en 1840, de 165 millions en 1841, +de 65 millions en 1842, de 38 millions en 1843. La cause principale +des déficits était l'augmentation subite du budget du ministère de +la guerre: ce budget, qui n'était que de 214 millions en 1829 et +de 241 millions en 1839, s'était élevé en 1840 à 367 millions, en +1841 à 385, en 1842 à 325, en 1843 à 310, en 1844 à 297, en 1845 à +302, en 1846 à 331; ces chiffres s'expliquent parce que, d'une part, +l'effectif normal de l'armée avait été porté de 248,000 hommes à +339,000, et que, d'autre part, la vigoureuse impulsion donnée par le +maréchal Bugeaud à la guerre algérienne en avait à peu près doublé +les frais. Progression <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> analogue dans le budget de la marine, +qui était passé de 72 millions en 1829 et 79 millions en 1839, à 99 +millions en 1840, 124 en 1841, 130 en 1842, 116 en 1843, 117 en 1844, +114 en 1845, 130 en 1846. Ajoutons que la dotation des ministères +civils s'était aussi accrue, quoique dans une moindre proportion, +soit à cause des améliorations apportées dans les services, soit par +le seul effet de cette loi de la cherté croissante de toutes choses.</p> + +<p>Comment rétablir l'équilibre du budget ordinaire? Des impôts +nouveaux, le ministère n'en voulait pas proposer, fidèle en cela +à la tradition du gouvernement de Juillet. Des économies vraiment +considérables, il n'y fallait pas songer; l'état militaire, une fois +mis sur un certain pied, ne pouvait plus être réduit, et, quant à +l'Algérie, rien n'eût été plus fâcheux, même au point de vue des +finances, que de revenir aux demi-mesures. On eût pu, sans doute, +diminuer notablement les charges en convertissant successivement en +3 0/0 les divers types de rentes au-dessus du pair; le service de la +dette publique aurait été ainsi allégé d'une quarantaine de millions. +Souvent il avait été question de cette mesure; mais le Roi s'y était +obstinément opposé, ne jugeant ni équitable ni politique d'imposer ce +sacrifice aux rentiers. Il ne restait donc qu'un moyen de rétablir +l'équilibre, c'était une politique sage, pacifique, qui développât +la prospérité publique et par là accrût le revenu des contributions +indirectes. Ainsi fit le gouvernement. Ces contributions, qui avaient +donné 687 millions en 1840, en produisirent 719 en 1841, 754 en +1842, 768 en 1843, 791 en 1844, 808 en 1845, 827 en 1846, soit, en +sept ans, une augmentation de 140 millions. Grâce à ces recettes, le +budget ordinaire finit par retrouver son équilibre: celui de 1844 +n'avait plus qu'un déficit insignifiant de 181,000 francs; celui de +1845 se solda par un boni de 4,335,332 francs.</p> + +<p>Rétablir l'équilibre du budget ordinaire, c'était bien; ce n'était +pas assez. Le budget extraordinaire n'était pas le moindre embarras +de nos finances. Il avait commencé à prendre quelque importance en +1838, avec le développement <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> donné aux travaux publics et +avec les premiers efforts faits pour les chemins de fer. Il comprit +37 millions de dépenses en 1838; 55 en 1839, 65 en 1840, 62 en 1841. +À partir de 1842, ces chiffres se trouvèrent subitement grossis, +parce qu'aux dépenses des chemins de fer, on ajouta les crédits +plus considérables encore ouverts pour certains travaux militaires +ou maritimes, fortifications, ports de guerre, accroissement de la +flotte: ainsi arriva-t-on, en 1842, à un total de 118 millions; en +1843, de 135; en 1844, de 128; en 1845, de 162; en 1846, de 168. Dans +un budget régulier, à toute dépense autorisée il faut une ressource +correspondante. Le système adopté en 1837 avait été de faire face aux +dépenses extraordinaires avec les réserves de l'amortissement. On +sait en quoi consistaient ces réserves: en vertu des règles posées +pour l'amortissement, chaque année, une certaine quantité de rentes +3 0/0 était rachetée; mais on n'eût pu faire de même pour les rentes +5 0/0, 4 et demi 0/0, 4 0/0, qui étaient au-dessus du pair, sans +imposer au Trésor une perte considérable; la dotation et les rentes +rachetées appartenant à chacun de ces fonds n'étaient donc plus +employées en achats nouveaux et constituaient un fonds provisoirement +disponible auquel on donna le nom de «réserves de l'amortissement». +Ce furent ces réserves, environ 75 à 80 millions par an, que la loi +du 17 mai 1837 affecta aux travaux publics extraordinaires. Une telle +mesure se justifiait: du moment où l'on ne pouvait plus appliquer ces +fonds à l'extinction des dettes anciennes, n'était-il pas naturel de +les employer à prévenir des dettes nouvelles?</p> + +<p>Tout alla bien en 1838, en 1839, tant que les budgets ordinaires +furent en équilibre et que les dépenses extraordinaires ne +dépassèrent pas les réserves. Mais quand la crise de 1840 amena le +déficit et qu'au même moment le chiffre des dépenses extraordinaires +fut considérablement grossi, la combinaison se trouva entièrement +dérangée. Les réserves de l'amortissement durent être détournées +de l'affectation que leur avait donnée la loi de 1837 et furent +employées à couvrir les déficits. Pendant plusieurs années, elles +n'y suffirent même <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> pas et laissèrent un découvert qui +absorbait d'avance les réserves des années futures. À la fin de 1845, +ces réserves paraissaient ainsi engagées jusqu'au milieu de 1846: +encore, en faisant une telle prévision, mettait-on les choses au +mieux et supposait-on que l'équilibre qui venait d'être rétabli dans +le budget ordinaire ne serait plus détruit.</p> + +<p>À défaut des réserves de l'amortissement, force avait été de trouver +d'autres ressources pour faire face aux dépenses extraordinaires. Ce +fut alors qu'intervinrent la loi du 25 juin 1841, relative aux grands +travaux militaires et civils<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>, et la loi du 11 juin 1842, qui +établit le réseau des chemins de fer<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>. La première autorisait le +gouvernement à emprunter 450 millions applicables aux grands travaux: +par suite, deux emprunts furent effectués en rentes 3 0/0; l'un, en +octobre 1841, de 150 millions, au cours de 78 fr. 52 c. 1/2; l'autre, +en décembre 1844, de 200 millions, au cours de 84 fr. 75; ce dernier +cours, le plus élevé qu'on eût obtenu dans un emprunt depuis 1830, +témoignait du relèvement du crédit; pour les 100 millions restants, +on ne jugea pas nécessaire de s'adresser au public; on se contenta, +en 1845, de consolider jusqu'à concurrence de cette somme les fonds +de la caisse d'épargne. Quant à la seconde de ces lois, celle de +1842 sur les chemins de fer, on sait qu'elle n'assurait aucune +recette comme contre-partie de l'énorme dépense qu'elle autorisait; +tout devait être à la charge de la dette flottante jusqu'à ce que +l'extinction des découverts permît d'appliquer à cette dépense les +réserves de l'amortissement, ou, si cette ressource manquait, jusqu'à +ce qu'il fût fait un nouvel emprunt. Suivant l'expression de M. +Dumon, la dette flottante était comme «un prêteur intermédiaire entre +une dépense anticipée et une recette retardée». Le crédit ouvert +dans ces conditions n'avait été tout d'abord, en 1842, que de 126 +millions; mais, chaque année, de nouveaux crédits s'y ajoutaient, et +il fut bientôt visible que le <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> chiffre total de l'opération, +évalué dans le début à 475 millions, dépasserait 650 millions. Une +fois engagé dans cette voie, on ne s'y arrêta pas. Le procédé qui +consistait à imputer des dépenses sur la dette flottante était +dangereux, mais il était commode, et l'on fut amené à l'appliquer +à d'autres dépenses qui ne trouvaient pas place dans le budget +ordinaire et dont quelques-unes n'avaient pas l'excuse d'être, comme +celles des chemins de fer, des dépenses essentiellement productives. +Tel fut notamment le crédit de 93 millions voté en 1846 pour le +développement de la flotte: c'était la Chambre elle-même, émue par +certaines révélations sur l'état de notre marine, notamment par la +fameuse note du prince de Joinville, qui avait poussé le ministère à +proposer cette dépense. Au 1<sup>er</sup> janvier 1846, la dette flottante, +bien qu'allégée par les récents emprunts, s'élevait à 428 millions, +et l'on prévoyait qu'elle grossirait encore dans les années suivantes.</p> + +<p>Sans doute chacune de ces dépenses extraordinaires se justifiait par +d'excellentes raisons. Eût-il été possible de retarder les chemins de +fer, ou de ralentir la conquête algérienne? Eût-il été patriotique de +se refuser à renforcer notre état militaire? Le malheur était qu'on +dût faire tout à la fois. De cette concomitance tout accidentelle +venait l'embarras de nos finances. Le gouvernement se flattait du +moins que l'embarras ne serait que passager, et s'il chargeait si +lourdement la dette flottante, il n'était pas sans prévoir les +moyens de la dégager. Il comptait pour cela sur les remboursements +à effectuer par les compagnies de chemins de fer, remboursements +s'élevant à plus de deux cents millions, et sur les réserves de +l'amortissement qu'il espérait bientôt retrouver disponibles. +Toutefois ce n'était pas avant plusieurs années que la dette +flottante pourrait être ainsi complètement déchargée du poids qu'on +avait momentanément rejeté sur elle. La commission des finances, dans +le rapport fait en 1846 sur le budget de 1847, calculait que cette +libération totale ne serait accomplie qu'en 1857. Et encore était-ce +à la condition qu'il n'y aurait d'ici là aucune crise extérieure +ou intérieure, que les budgets ordinaires <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> ne présenteraient +plus de découverts et qu'on n'entreprendrait pas de nouveaux +travaux. Qui pouvait répondre que toutes ces conditions seraient +remplies? Le ministère se flattait cependant de n'avoir pas dépassé +les forces de la France, et quand c'était M. Thiers, le ministre +de 1840, qui lui reprochait d'avoir été téméraire, M. Guizot se +croyait fondé a répondre: «La paix aussi a ses grandes entreprises, +la paix a aussi ses témérités; mais les témérités de la paix ont +cet avantage qu'elles sont fécondes, qu'elles valent au pays des +biens immenses qui vont toujours se développant. Les témérités d'une +autre politique, d'un autre système, sont au contraire stériles et +vont s'aggravant tous les jours. Voilà la différence. Nous avons la +confiance qu'avec le maintien de la bonne politique, de la politique +pacifique et conservatrice, les témérités de la paix seront heureuses +et fructueuses, et que le pays surmontera, c'est-à-dire portera le +fardeau dont il s'est volontairement chargé, au-devant duquel il est +allé lui-même à cause des biens qu'il en espère<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>.»</p> + +<h4>IV</h4> + +<p>Les mesures législatives et les actes du pouvoir central ne sont +pas les seuls moyens par lesquels un gouvernement travaille à la +prospérité d'un pays. Il y contribue aussi par l'administration +locale. Après 1830, le personnel préfectoral, improvisé sous le +coup de la révolution, avait laissé parfois à désirer. Peu à peu il +s'était épuré, et l'on peut dire que dans les dernières années de +la monarchie il était devenu excellent<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>; il avait la capacité, +l'expérience et la considération; il avait surtout la stabilité, +conséquence naturelle de la durée du cabinet. <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> Presque tous +les préfets étaient anciens dans la carrière et restaient longtemps +au même poste. Quelques-uns paraissaient avoir formé avec leur +département une sorte de mariage indissoluble, témoin M. Lorois et M. +Lucien Arnauld, qui, nommés, l'un à Vannes en 1830, l'autre à Nancy +en 1832, devaient y demeurer jusqu'à la révolution de Février. De +cette sorte de permanence et d'inamovibilité préfectorale, il était +d'autres exemples: le plus considérable fut celui de M. de Rambuteau, +préfet de la Seine de 1833 à 1848. Déjà le comte de Chabrol avait +occupé l'Hôtel de ville pendant toute la Restauration.</p> + +<p>Le comte de Rambuteau est l'une des figures intéressantes du règne. +Dans sa jeunesse, il avait appris le monde auprès de son charmant +beau-père le comte Louis de Narbonne, et l'administration à l'école +de l'Empereur, qui l'avait distingué et nommé préfet du Simplon. +De cette double éducation il avait gardé des qualités rarement +unies, à la fois homme de bureau et de salon, laborieux et enjoué, +sachant les affaires et connaissant les hommes. Le premier, il se +trouva à Paris en face d'un conseil municipal élu, où l'opposition +avait une large place et dont le président fut bientôt l'un +des personnages importants du parti radical, M. Arago. Par son +adresse, par sa patience, par un esprit de conciliation qui parfois +effarouchait un peu les ministres, le préfet parvint à bien vivre +avec le conseil, le détournant de la politique vers les affaires, +et l'amenant à s'associer à toutes les cérémonies monarchiques, +réceptions de la famille royale à l'Hôtel de ville, baptême du comte +de Paris, funérailles du duc d'Orléans. De grands travaux furent +faits pour assainir et embellir la capitale. «Je dois procurer aux +Parisiens de l'eau, de l'air et de l'ombre», avait-il dit dans une +de ses premières harangues au Roi. Les gigantesques et coûteuses +transformations opérées depuis ne doivent pas faire oublier ces +années d'activité réglée et féconde, où l'administration municipale +renouvela entièrement la voirie par le pavage en chaussée et la +création des trottoirs, nivela les boulevards, élargit ou perça +un grand nombre de rues, refit les quais, établit l'éclairage au +gaz, agrandit l'Hôtel de ville, <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> termina la Bourse et la +Madeleine, construisit l'église Saint-Vincent de Paul, commença +Sainte-Clotilde, éleva le nombre des écoles de 58 à 209, améliora +les hôpitaux et les prisons, développa le service des eaux de façon +à porter la part de chaque habitant de 70 litres à 108; et tout +cela, sans embarrasser les finances, sans grever l'avenir, bien +plus, en laissant entrevoir, pour 1851, l'extinction complète de +la dette municipale. Sous ce régime, le commerce et l'industrie +parisienne progressèrent rapidement: les déclarations d'exportation +à la douane, qui étaient de 60 millions en 1832, montèrent à 171 en +1846. M. de Rambuteau payait de sa personne, non seulement par la +direction donnée aux grandes affaires, mais par les relations qu'il +avait avec ses administrés; son cabinet était ouvert à tous; chaque +matin, il parcourait les quartiers populaires, causant volontiers +avec les ouvriers, auprès desquels son activité, sa bonhomie, son +abord gracieux et facile lui valaient une sorte de popularité. Fort +bien vu du Roi et de Madame Adélaïde, on l'interrogeait souvent, +aux Tuileries, sur les sentiments de Paris. En 1848, lors de la +dévastation de l'Hôtel de ville, les vainqueurs respectèrent son +portrait, et le portant sur le lit du préfet: «Dors, papa Rambuteau, +dirent-ils; tu as mérité de te reposer.»</p> + +<h4>V</h4> + +<p>En somme, malgré les excès de la spéculation, malgré certaines +timidités de la politique commerciale et certaines témérités de la +politique financière, l'activité économique du pays était en plein +développement. Telle était même cette activité, qu'on en venait à +se demander si elle ne tenait pas une place trop grande dans les +préoccupations du public, et si l'idéal national n'en était pas un +peu abaissé. Beaucoup s'en plaignaient alors et y montraient le +vice propre de la classe moyenne, devenue omnipotente depuis 1830. +On prétendait <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> que le règne de cette classe aboutissait à +rétablir une nouvelle féodalité, la «féodalité financière», ou, +pour parler comme Proudhon, à remplacer l'aristocratie par la +«bancocratie». Il semblait, du reste, qu'on fût bienvenu, dans ce +temps, à mal parler de la bourgeoisie. C'était désormais contre elle +que s'exerçait la satire, que s'acharnait la caricature; c'était +d'elle que l'on se moquait sous les traits de Prudhomme ou de +Paturot. Sa prépondérance avait éveillé la jalousie. La noblesse, +qu'elle traitait en vaincue, et le peuple, qu'elle traitait en +suspect, étaient également empressés à la trouver en faute, et tous +deux s'accordaient à lui reprocher un matérialisme dont ils se +flattaient de n'être pas atteints au même degré.</p> + +<p>Que doit-on penser de ce reproche? Depuis qu'elle était maîtresse, +la bourgeoisie avait fait preuve de sérieuses qualités; elle s'était +montrée sensée, instruite, laborieuse, honnête. Mais elle avait deux +causes de faiblesse: l'une était sa rupture avec l'aristocratie +de naissance, que l'aristocratie d'argent ne suppléait pas; +l'autre était la part insuffisante faite, dans sa vie morale, au +christianisme, que ne pouvait pas non plus remplacer la philosophie +éclectique, alors officiellement investie du gouvernement des âmes, +mais incapable de répondre à toutes leurs questions, de satisfaire +à tous leurs besoins. Par cette double séparation, la bourgeoisie +s'était privée de certains éléments sympathiques, généreux, +chevaleresques, héroïques, qui eussent fait heureusement contrepoids +à ce qu'elle pouvait avoir, par ses origines, par ses habitudes, d'un +peu égoïste et terre à terre. C'étaient ces côtés faibles que M. +Guizot avait en vue quand, au lendemain de 1848, dans une lettre à +M. Lenormant, il définissait ainsi le parti conservateur avec lequel +il avait été obligé de gouverner: «Trop étroit de base, trop petit +de taille, trop froid ou trop faible de cœur; voulant sincèrement +l'ordre dans la liberté, et n'acceptant ni les principes de l'ordre, +ni les conséquences de la liberté; plein de petites jalousies et +de craintes; étranger aux grands désirs et aux grandes espérances, +les repoussant même comme un trouble ou un péril pour son repos.» +Et il ajoutait: «J'en <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> dirais trop, si je disais tout.» Un +homme avait senti plus vivement encore les défauts de la classe +portée au pouvoir par la révolution de 1830, c'était le prince sur +la tête duquel paraissait reposer l'avenir de cette révolution, +le duc d'Orléans. Ses lettres intimes, récemment publiées, nous +révèlent avec quelle sévérité il se laissait aller à parler de cette +bourgeoisie, de la façon dont elle avait été «amollie» par le succès, +de ce «mouvement politique qui ne parlait pas à l'imagination», +de ces «idées mesquines et étroites qui avaient seules accès +dans la tête des députés», de ces hommes «qui ne voyaient dans +la France qu'une ferme ou une maison de commerce»; parfois même, +l'expression de son «dégoût» avait une amertume et une véhémence dont +l'exagération surprend, et où il faut voir moins un jugement réfléchi +et mesuré que la généreuse impatience d'une âme jeune, ardente, +froissée dans ses plus nobles instincts<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>.</p> + +<p>On conçoit l'effet que dut produire, dans une société ainsi malade, +l'esprit de spéculation surexcité par la création des chemins de +fer. Placée en face de ce qu'on pouvait appeler la grande tentation +du veau d'or, la classe moyenne se trouva mal armée pour y résister: +elle y succomba. «Le vent est à la conquête des richesses, écrivait +M. Léon Faucher en 1845; nous faisons des chemins de fer; nous +sommes dans une veine miraculeuse de prospérité... On ne pense +plus qu'à s'enrichir, et l'on ne mesure plus les événements qu'au +thermomètre de la Bourse<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>.» Cette fièvre d'argent eut tout de +suite une conséquence digne de remarque dans un pays où, depuis +1815, la politique avait tenu tant de place: elle en fit perdre le +goût au public. «L'esprit politique est mort pour plusieurs années, +disait M. Faucher... Il n'y a plus d'opinion en laquelle on ait +foi<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>.» Mettra-t-on ce témoignage en doute, <span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> comme émanant +d'un opposant? Voici M. Rossi qui, dès le mois de décembre 1842, +s'exprimait en ces termes dans la <cite>Revue des Deux Mondes</cite>: «Le public +ne s'occupe que de ses spéculations, de ses affaires. Il n'a pas +de goût en ce moment pour la politique; il s'en défie; il craint +d'en être dérangé. Il a eu ainsi des engouements successifs: sous +l'Empire, les bulletins de la grande armée; sous la Restauration, +la Charte, la liberté; tout le reste lui paraissait secondaire. +Aujourd'hui, c'est la richesse. Les hommes aux passions généreuses +doivent s'y faire.» M. de Barante, d'un esprit si mesuré et si +sagace, écrivait, vers la même date, à l'un de ses parents: «La +politique est morte pour le moment. Je ne me souviens pas d'avoir +vu un pareil assoupissement des opinions. Les intérêts privés ont +aboli l'intérêt public, ou, pour parler plus exactement, personne ne +l'envisage que sous cet aspect<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>.» Il ajoutait, en 1843, dans une +lettre à M. Guizot: «L'oubli des opinions politiques est complet; il +se confond avec une insouciance croissante de tout intérêt public; +ni conviction, ni affection, ni même approbation explicite; on jouit +de ce bien-être; on y tient assurément beaucoup, mais sans songer à +lui assurer un lendemain<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a>.» Et encore, en 1845: «Rien qui diffère +des années précédentes... Un oubli plus complet encore des opinions; +point d'esprit public; aucune montre d'attachement aux institutions +ni aux personnes<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a>.» Ce phénomène ne frappait pas seulement les +hommes d'État; M. Sainte-Beuve notait, le 5 novembre 1844, que «la +politique était de plus en plus morte en France<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a>». De cette sorte +d'inertie, le gouvernement essayait parfois de donner une explication +rassurante: «C'est, disait M. Guizot, que le pays est tranquille sur +les principes, sur les intérêts moraux qui lui sont si chers. Il est +tranquille, parce qu'il sait que le gouvernement ne les menace pas; +et, tranquille sur sa grande existence morale, il fait paisiblement +<span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> ses affaires quotidiennes<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>.» Qu'il y eût une part de +vérité dans cette explication, je le veux bien. Toutefois, elle ne +suffisait pas, et il n'était pas besoin d'y regarder de bien près +pour se rendre compte que le pays n'était pas seulement tranquille; +il était indifférent et distrait.</p> + +<p>Un fait avait aidé à cette indifférence politique: c'est que le +régime parlementaire ne s'était pas relevé du discrédit dont l'avait +frappé la coalition de 1839. On n'avait plus sans doute à se plaindre +de crises pareilles à celles qui s'étaient succédé de 1836 à 1840; +le ministère avait acquis une stabilité jusqu'alors inconnue; la +majorité semblait constituée. Mais, en dépit du talent des orateurs, +le public ne pouvait pas s'intéresser beaucoup à des luttes où ne +lui paraissaient être en jeu que des ambitions personnelles; il +ne se sentait plus en communion avec les Chambres, comme sous la +Restauration et dans les premières années de la monarchie de Juillet, +alors que les grands problèmes portés à la tribune,—«royalisme» +ou «libéralisme», «résistance» ou «mouvement»,—étaient ceux mêmes +que le pays débattait avec ardeur ou angoisse. Aussi, vers 1846, +était-on assez bienvenu, dans certains milieux, à mal parler du +«parlementarisme», à le déclarer une «machine usée». Les démocrates +ne se montraient pas les moins vifs, témoin une brochure de M. Henri +Martin qui fit à ce moment quelque bruit. Il n'était pas jusqu'au +monde doctrinaire d'où l'on ne vît s'élever des doutes. M. Doudan, +dont on n'ignore pas, il est vrai, le scepticisme un peu fantasque, +se demandait si «la soupe constitutionnelle était une bonne soupe». +«Nous avons cru pendant vingt ans, disait-il, que le bouillon +était nourrissant, trop nourrissant, et, en regardant de près les +chiens qu'on engraissait de cette gélatine, on a pu voir qu'ils +maigrissaient à vue d'œil<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a>.» C'était à toutes les libertés +que risquait de s'étendre l'indifférence du public. «La réaction +contre les idées libérales est grande en ce <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> moment, notait un +observateur; on croit avoir suffisamment réfuté le système le plus +généreux, le plus sensé, le plus équitable, lorsqu'on l'a qualifié +dédaigneusement de théorie<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>.» Tel paraissait être notamment l'état +d'esprit des jeunes députés, qui venaient d'entrer en assez grand +nombre dans la Chambre, en 1846, et qui se piquaient d'y représenter +les générations nouvelles: il fallait entendre de quel ton ils +parlaient des «illusions libérales» de leurs devanciers<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>. Peu de +temps auparavant, M. Molé écrivait à M. de Barante: «Nous sommes à +une de ces époques où l'esprit humain, doutant de lui-même, ne sait +plus que penser de ce qu'il avait condamné et de ce dont il s'était +enorgueilli<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>.» M. de Rémusat, tout en se raidissant pour son +compte contre une telle désillusion, constatait qu'elle avait gagné +beaucoup d'esprits<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>.</p> + +<p>Cet affaiblissement de la vie politique, cette préoccupation +excessive de l'intérêt individuel étaient, pour la nation, une +diminution de sa dignité morale. Était-ce une sécurité pour le +gouvernement? Quelques-uns s'en flattaient. Une opinion ainsi +distraite leur paraissait moins gênante. Et puis ils croyaient +trouver dans les intérêts surexcités une force pour le pouvoir qui +travaillait à les satisfaire, fondement plus solide, disait-on, +que des sentiments, de leur nature, toujours un peu capricieux. +Les journées de février 1848 devaient cruellement détruire cette +illusion. «Le matérialisme en politique, a-t-on écrit très justement +à propos de la monarchie de Juillet<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>, produit les mêmes effets +qu'en morale; il ne saurait inspirer le sacrifice, ni par conséquent +la fidélité... On dira peut-être que ces intérêts bien entendus, en +faisant sentir au bourgeois le besoin de la stabilité, suppléeront +aux principes et l'attacheront solidement à son parti: il n'en est +rien. Loin de lui conseiller la fermeté, ses intérêts le porteront à +être toujours de l'avis du plus fort. De là ce type fatal, sorti de +nos révolutions, l'homme d'ordre, <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> comme on l'appelle, prêt à +tout subir, même ce qu'il déteste. L'intérêt ne saurait rien fonder, +car, ayant horreur des grandes choses et des dévouements héroïques, +il amène un état de faiblesse et de corruption où une minorité +décidée suffit à renverser le pouvoir établi.» Ces réflexions étaient +inspirées, après coup, à M. Renan par la leçon des faits. Dès 1840, +devançant les événements avec une sagacité prophétique, Henri Heine +annonçait qu'au jour des tempêtes «la bourgeoisie se tiendrait coi +et ferait défaut au Roi, en lui laissant à lui-même tout le soin de +se tirer d'affaire». Et il continuait ainsi: «La bourgeoisie fera +peut-être encore bien moins de résistance que n'en fit, dans un cas +pareil, l'ancienne aristocratie; même dans sa faiblesse la plus +pitoyable, dans son énervement par l'immoralité, dans sa dégénération +par la courtisanerie, l'ancienne noblesse resta encore animée d'un +certain point d'honneur inconnu à notre bourgeoisie, qui est devenue +florissante par l'industrie, mais qui périra également par elle. On +prophétise un autre Dix août à cette bourgeoisie, mais je doute que +les chevaliers industriels du trône de Juillet se montrent aussi +héroïques que les marquis poudrés de l'ancien régime qui, en habit +de soie et avec leurs minces épées de parade, s'opposèrent au peuple +envahissant les Tuileries<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>.»</p> + +<h4>VI</h4> + +<p>La prédominance des intérêts matériels était le mal de la société +elle-même. L'opposition, fidèle à sa tactique, tâcha d'y faire +voir la faute, le crime du ministère, qu'elle accusa d'avoir +machiavéliquement travaillé à la perversion de l'âme nationale. À +entendre les orateurs et les journaux de la gauche, le gouvernement +avait poussé le pays aux pieds du veau d'or, pour le détourner +de la politique; il avait sciemment provoqué et favorisé <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> +l'agiotage en matière de chemins de fer<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a>. Ce sont là de ces +calomnies de parti dont l'exagération même trahit l'injustice et que +l'histoire peut négliger. Mais des bancs de l'opposition s'élevaient +parfois des critiques qui méritent de n'être pas confondues avec ces +vulgaires déclamations. Tels étaient les discours, ou plutôt les +dissertations, où, presque chaque année, M. de Tocqueville, laissant +de côté les faits particuliers de la politique courante, dogmatisait +gravement et mélancoliquement sur l'altération des mœurs +publiques, et prophétisait les malheurs qui en résulteraient. Il +semblait s'être fait une spécialité de ce rôle de Cassandre auprès +de la bourgeoisie régnante. Son inspiration était élevée; toutefois +il s'y mêlait quelque chose d'un peu chagrin qui le portait à voir +souvent la situation trop en noir. Et puis, même chez ce haut et +droit esprit, l'opposant faisait tort au moraliste politique. Sa +critique, généralement fondée quand elle s'adressait à la société +et poursuivait la réforme des mœurs, se rapetissait quand elle +concluait à un changement de cabinet. Dans ses paroles il y avait +donc beaucoup à prendre, et aussi quelque chose à laisser; l'orateur +méritait grand crédit, et cependant était, par certains côtés, un +peu suspect: réunion de qualités et de défauts, d'autorité et de +faiblesse, dont on se rendra mieux compte si l'on considère de plus +près cette figure. On l'a déjà aperçue plusieurs fois au cours de ce +récit, mais sans avoir encore eu l'occasion de s'y <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> arrêter. +Le moment est venu d'en tenter l'esquisse, fallût-il suspendre +quelques instants nos observations sur les mœurs de l'époque. M. +de Tocqueville est de ceux dont les traits particuliers intéressent +l'histoire générale.</p> + +<p>Alexis de Tocqueville n'avait pas encore trente ans, quand il devint +tout d'un coup célèbre, en 1835, par son livre <cite>De la démocratie +en Amérique</cite>. Jamais publication de ce genre n'avait eu un succès +si considérable, si soudain, si peu préparé. La veille, personne +ne connaissait ce jeune homme qui, après avoir débuté, sous la +Restauration, dans la magistrature, était parti pour l'Amérique +au lendemain des journées de Juillet et, une fois de retour, +avait travaillé silencieusement sur ses notes de voyage, sans +occuper de lui le public. Le lendemain, son nom était dans toutes +les bouches; son libraire, naguère froid et défiant, lui disait, +joyeux et stupéfait: «Ah ça, mais il paraît que vous avez fait un +chef-d'œuvre<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>!» et chacun répétait l'oracle rendu par M. +Royer-Collard: «Depuis Montesquieu, il n'a rien été fait de pareil.» +L'auteur n'était pas le moins surpris du bruit que faisait son +œuvre<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>. S'intéressait-on tellement à l'Amérique? Non, c'est +qu'en réalité il s'agissait de la France<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>. Ce livre rappelait à +une nation, qui s'en était laissé distraire par les incidents de +chaque jour, le redoutable problème qui pesait sur elle, celui de la +démocratie; il lui donnait conscience du mouvement qui l'emportait +vers un nouvel ordre politique et social; il lui faisait comprendre +la nécessité de se préparer à cette évolution. L'auteur n'était +ni un <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> partisan ni un adversaire de la démocratie. C'était +un observateur indépendant, sans parti pris pour ou contre, frappé +également de la force et du péril de cette démocratie, jugeant +impossible de lui barrer le chemin et nécessaire de la guider, +saluant son avènement sans s'abaisser devant elle. Ajoutons que le +mystère de cet avenir l'attirait et l'effrayait à la fois; de là cet +accent d'angoisse qui perçait à travers la gravité d'ordinaire un peu +froide de son style.</p> + +<p>Dans les années qui suivirent, M. de Tocqueville recueillit les +profits de sa célébrité. En 1838, il fut nommé membre de l'Académie +des sciences morales; en 1841, après la publication de la seconde +partie de son livre, l'Académie française lui ouvrit ses portes. +Candidat à la députation dès 1837, il fut élu en 1839. Il arrivait à +la Chambre avec le désir évident d'y rester en dehors et au-dessus +des partis. «Tous les partis existants me répugnent», disait-il<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a>. +Bien que fils d'un préfet de la Restauration et ayant vu avec regret +la révolution de 1830, il ne frayait pas politiquement avec les +légitimistes; il s'était rallié tristement, mais sans hésiter, à +la monarchie nouvelle, plus préoccupé de certains principes et de +certaines libertés que de la forme du gouvernement. Très libéral, +l'esprit plus ouvert que la masse des conservateurs sur les besoins +et les droits de la démocratie, il se piquait cependant d'être +un «libéral d'une espèce nouvelle», se défendait de ressembler +«à la plupart des démocrates de nos jours» et déclarait que +«personne n'avait une haine plus profonde que lui pour l'esprit +révolutionnaire<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>». D'autre part, pour rien au monde il n'eût +voulu être qualifié de ministériel; lors de sa première candidature, +M. Molé, président du conseil à cette époque, ayant fait mine de +le recommander, il avait repoussé cet appui, comme si sa dignité +personnelle en eût dû être atteinte; le ministre, piqué, répondit +par une leçon à l'adresse de cette indépendance si chatouilleuse: +«Serez-vous plus libre d'engagements, <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> lui demanda-t-il, si +vous arrivez par les légitimistes, les républicains, ou une nuance +quelconque de la gauche, que par le juste milieu? Il faut choisir: +l'isolement n'est pas l'indépendance, et l'on dépend plus ou moins +de ceux qui vous ont élu<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a>.» L'événement devait justifier cet +avertissement: au bout de peu de temps, M. de Tocqueville n'était +plus guère qu'un membre de la gauche, un lieutenant de l'armée de M. +Odilon Barrot, s'y sentant mal à l'aise, valant mieux et ayant des +pensées plus hautes que les hommes auxquels il était mêlé, cherchant +parfois à s'en distinguer, mais ne croyant pas pouvoir s'en séparer. +Il se trouvait faire tout autre chose que ce qu'il avait rêvé.</p> + +<p>Ce ne fut pas sa seule déception. L'importance de son rôle +parlementaire était loin d'être en rapport avec l'éclat de ses débuts +de publiciste; à la Chambre, il demeurait au second rang, considéré, +mais sans grande action. Sa parole élégante, élevée, nourrie, avait +quelque chose d'un peu tendu, laborieux et terne. Il manquait de +mouvement et de chaleur. Ce n'est pourtant pas que, chez lui, l'âme +fût froide: personne n'avait la sensibilité plus affinée, la pensée +plus fervente; mais la flamme qui brûlait au fond de son être le +consumait sans jaillir au dehors, ou du moins n'était visible que de +près. Devant un auditoire nombreux et banal, une sorte de méfiance +de lui-même et des autres l'empêchait de se donner pleine carrière. +Les moyens physiques de l'orateur lui faisaient d'ailleurs défaut; +sa voix faible ne portait pas; toute sa personne était d'une grande +distinction, mais un peu grêle; une émotion l'épuisait. Il souffrit +d'autant plus de cet insuccès relatif, qu'il avait eu des visées +plus hautes. N'ayant encore que vingt-deux ans, il écrivait à l'un +de ses confidents, au sujet de certains déboires de sa carrière de +magistrat: «Il y a chez moi un besoin de primer qui tourmentera +cruellement ma vie.» Son âme était un mélange délicat et fort +compliqué d'ambition et de désintéressement, d'orgueil et de <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> +modestie, de fierté et de timidité, de hardiesse et d'anxiété<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a>. +Sa mauvaise santé ne contribuait pas peu à cet état d'âme. À +vingt-quatre ans, il écrivait déjà: «Je suis effrayé de la place que +mes maux physiques tiennent dans mon imagination, du dégoût qu'ils +me donnent souvent pour toute espèce d'avenir.» Dix ans plus tard, +en 1839, il gémissait encore sur «ce malaise perpétuel du corps et +de l'esprit». En 1842, il écrivait: «La santé est le boulet que je +traîne après moi.»</p> + +<p>Tout ce qui vient d'être dit de M. de Tocqueville, de ses origines +et de ses visées, de ses qualités et de ses faiblesses, explique +qu'il fût plus préparé qu'un autre à s'apercevoir, à souffrir, à +s'irriter des misères trop réelles de la politique à laquelle il se +mêlait, et particulièrement de ce qu'il pouvait y avoir d'un peu +court, étroit, abaissé, dans les idées et la conduite de la classe +alors dominante. D'ailleurs, sa sensibilité, si éveillée pour ce +qui le touchait personnellement, l'était peut-être plus encore +pour ce qui intéressait ses convictions et son patriotisme. Nul +ne témoigna un souci plus sincère et plus douloureux de la chose +publique. Les défauts de l'état politique et social l'attristaient +et le troublaient à l'égal d'un chagrin de famille. À la différence +de tant d'hommes d'État qui, dans la distraction des affaires et +des luttes quotidiennes, oublient les <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> dangers profonds et +lointains, on eût dit que ses regards étaient constamment fixés sur +ces dangers; il était assombri par cette contemplation et comme +obsédé par la pensée de la décadence. Ainsi, au quatrième et au +cinquième siècle, certains Romains avaient-ils, plus que d'autres de +leurs contemporains, l'impression poignante de la ruine du passé et +des menaces de l'avenir. À la fin de sa vie, M. de Tocqueville disait +de la «grande et profonde tristesse» qui était au fond de son âme: +«C'est la tristesse que me donne la vue de mon temps et de mon pays.»</p> + +<p>Aussi, parcourez la correspondance de M. de Tocqueville, depuis le +jour où il est entré à la Chambre. Ce n'est qu'un gémissement et +un cri d'angoisse. Il déplore «la mobile petitesse, le désordre +perpétuel et sans grandeur du monde politique», la «platitude +générale qui va partout croissant»; il se dit «las du petit +pot-au-feu démocratique et bourgeois»; il gémit de vivre au milieu +de «ce labyrinthe de misérables et vilaines passions», de «cette +fourmilière d'intérêts microscopiques qui s'agitent en tous sens, +qu'on ne peut classer et qui n'aboutissent pas à de grandes opinions +communes». Le «côté de l'humanité» que lui «découvre la politique» +lui paraît «triste»; il trouve «que rien n'y est ni parfaitement +pur, ni parfaitement désintéressé, que rien n'y est véritablement +généreux, que rien n'y sent l'élan libre du cœur,... que rien n'y +est jeune, en un mot, même les plus jeunes». Il regrette le temps où, +comme sous la Restauration, «les sentiments étaient plus hauts, les +idées, la société plus grandes»; où «il était possible de se proposer +un but, et surtout un but haut placé», tandis que désormais «la vie +publique manque d'objet». Il voudrait voir s'élever «le vent des +véritables passions politiques, des passions grandes, désintéressées, +fécondes, qui sont l'âme des seuls partis qu'il comprenne». Il ne +peut s'empêcher de «porter envie» à La Moricière qui se bat en +Afrique. «Les petites passions molles et improductives que je vois +fourmiller autour de moi, écrit-il, me pousseraient dans l'armée si +j'étais plus jeune, ou chez les Trappistes si j'étais <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> plus +dévot; mais, n'étant ni l'un ni l'autre, je me résigne et j'attends +pour voir s'il n'apparaîtra pas enfin, sur l'horizon politique, +quelque chose, en homme ou en événement, de plus grand que ce que +nous voyons<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a>.»</p> + +<p>C'est de ces sentiments que M. de Tocqueville s'inspirait dans les +dissertations de morale politique qu'il portait à la tribune. On +a dès lors le secret de ce qu'elles pouvaient avoir d'excessif. +Néanmoins, si la note en était trop continuellement inquiète et +attristée, si surtout le ministère y était peu justement rendu +responsable de ce qui était le vice et le malheur du temps, par +moments la clairvoyance de l'orateur avait quelque chose de vraiment +prophétique. Tel, entre plusieurs, ce discours du 18 janvier 1842, +où, après avoir dépeint le mal des esprits et avoir montré comment +chacun «ne considérait la vie politique que comme une chose qui lui +était étrangère, dont le soin ne le regardait point, concentré qu'il +était dans la contemplation de son intérêt individuel et personnel», +M. de Tocqueville s'écriait: «Savez-vous, messieurs, ce que cela +veut dire? Cela veut dire qu'il y a, en France, quelque chose en +péril, quelque chose,—que MM. les ministres me permettent de le +dire,—qui est plus grand que le ministère, qui est plus grand que la +Chambre elle-même, c'est le système représentatif. Oui, messieurs, +il faut que quelqu'un le dise enfin, et que le pays qui nous écoute +l'entende, oui, parmi nous, en ce moment, le système représentatif +est en péril. La nation, qui en voit les inconvénients, n'en sent +pas suffisamment les avantages... Ce qui est en péril encore, +messieurs, c'est la liberté! Sans doute, quand nous avons l'entier +usage, et quelquefois, je le confesse, l'abus de la liberté, il peut +paraître puéril de dire que la liberté est en péril. Il est vrai que +ces périls ne sont pas immédiats. Mais à moi, messieurs, qui suis le +serviteur dévoué de mon pays, mais qui ne serai jamais son valet, +qu'il me soit permis de lui dire que c'est en agissant de <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> +cette manière que, dans tous les siècles, les peuples ont perdu leur +liberté. Assurément je ne vois personne qui soit de taille à devenir +notre maître; mais c'est en marchant dans cette voie que les nations +se préparent un maître. Je ne sais où il est et de quel côté il doit +venir; mais il viendra tôt ou tard, si nous suivons longtemps la même +route.» L'événement ne devait malheureusement pas tarder à justifier +ces sombres pronostics.</p> + +<h4>VII</h4> + +<p>Ainsi, à l'époque où la partie semblait gagnée pour la monarchie +constitutionnelle, où les institutions parlementaires fonctionnaient +enfin sans crise, les observateurs croyaient discerner, dans les +mœurs publiques, et jusque dans l'âme de la nation, les symptômes +d'une maladie qui mettait en péril l'avenir même de la liberté. Ceux +qui, il y a vingt ou trente ans, s'étaient mis en route avec une si +joyeuse et si superbe confiance, apparaissaient, maintenant qu'on +pouvait les croire arrivés, tristes, inquiets de leur œuvre et +doutant de leurs idées. Cette sorte de désillusion ne se manifestait +pas seulement dans l'ordre politique. Même phénomène dans l'ordre +littéraire. Des critiques, d'origines et d'âges divers, s'accordaient +pour dénoncer, là aussi, ce qu'ils appelaient une «déroute» et +un «avortement<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>». Telles étaient la vivacité et l'amertume de +quelques-unes de ces plaintes, qu'on se demande si ceux qui les +laissaient échapper avaient gardé tout leur sang-froid, et s'ils ne +cédaient pas à l'irritation d'une déception d'autant plus difficile +à supporter que leur espérance avait été plus orgueilleuse. Ce +n'est pas à dire que tout fût sans fondement dans ces plaintes. Il +est dans la nature des choses que la littérature se ressente des +désordres sociaux et politiques du pays. Ainsi avons-nous déjà eu +occasion, au début de cette histoire, <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> d'étudier quel effet +avaient eu l'ébranlement et l'excitation de 1830 sur les idées et +sur le talent des écrivains, effet si profond et si prolongé que +nous avons dû en suivre les traces jusqu'à la veille de 1848<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>. +S'étonnera-t-on maintenant d'apercevoir, dans les lettres de la fin +du règne, le contre-coup de cet autre désordre, né, après plusieurs +années d'un gouvernement régulier, non plus de l'excès du mouvement, +mais plutôt de l'excès du repos et du bien-être, je veux parler de +cette fièvre de convoitise et de spéculation qui avait remplacé la +fièvre révolutionnaire, de cette prédominance croissante des intérêts +matériels qui tendait à abaisser l'idéal national? Un critique +entre tous s'était alors donné pour tâche de noter ce contre-coup: +c'était M. Sainte-Beuve. Il avait même donné un nom au mal qui +en était résulté; il l'appelait la «littérature industrielle» et +s'appliquait à en définir les caractères. À l'entendre, chez beaucoup +d'auteurs «une cupidité égoïste» avait remplacé les «idées morales +et politiques» qui étaient, sous la Restauration, le mobile des +écrivains et servaient comme «d'enseignes» à leurs livres; le «champ +des œuvres d'imagination» était «envahi, exploité, par une bande +nombreuse, presque organisée, avec cette seule devise inscrite au +drapeau: <em>Vivre en écrivant</em>»; et le critique ajoutait: «La moralité +littéraire de la presse en général a baissé d'un cran. Si l'on +peignait au complet le détail de ces mœurs, on ne le croirait pas. +M. de Balzac a rassemblé dernièrement beaucoup de ces vilenies dans +un roman qui a pour titre: <cite>Un grand homme de province</cite>, mais en les +enveloppant de son fantastique ordinaire: comme dernier trait qu'il a +omis, toutes ces révélations curieuses ne l'ont pas brouillé avec les +gens en question, dès que leurs intérêts sont redevenus communs<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>.»</p> + +<p>Quel désordre avait donc en vue M. Sainte-Beuve en rédigeant ce +réquisitoire si véhément? L'état de la littérature à la fin de +la monarchie de Juillet ne paraît pas, dans son aspect <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> +général, justifier une note si sombre. Sans entrer dans des détails +spéciaux qui ne seraient pas d'une histoire politique, ni rappeler +ce que j'ai déjà dit des principaux écrivains du temps, ne suffit-il +pas, pour avoir une impression fort différente de celle de M. +Sainte-Beuve, de jeter un coup d'œil sommaire et d'ensemble sur +ce que ces écrivains sont devenus de 1841 à 1848, ou même seulement +de donner l'énumération des œuvres qu'ils ont alors publiées? +Chateaubriand est toujours là comme un témoin, un souvenir vivant +de la glorieuse jeunesse du siècle, lui-même, il est vrai, vieilli, +chagrin, ne publiant qu'une <cite>Vie de Rancé</cite>, peu digne de lui, et +gâtant ses Mémoires à force de les corriger. Dans la poésie,—à +défaut de Lamartine absorbé par la politique, à défaut de Victor +Hugo qui, devenu pair de France par la grâce du roi des Français, +commence à jalouser le rôle parlementaire de Lamartine, et dont la +muse lyrique s'est tue depuis <cite>les Rayons et les Ombres</cite> (1840), à +défaut de Vigny qui s'enferme dans un silence ennuyé et dédaigneux, +à défaut de Musset qui, tout jeune, semble déjà épuisé et ne publie +plus guère que des proverbes en prose,—des poètes de second rang, +Brizeux, Théophile Gautier, sont en plein épanouissement; Laprade +commence à se faire connaître avec <cite>Psyché</cite> (1841) et ses <cite>Odes et +Poèmes</cite> (1844). Au théâtre, l'échec des <cite>Burgraves</cite> (1843) marque +la faillite définitive de ce drame romantique qui affichait naguère +de si fastueuses prétentions; mais, au même moment, l'étonnant +succès de la <cite>Lucrèce</cite> de Ponsard (1843) donne l'illusion que la +tragédie classique va renaître, rajeunie, adaptée au temps nouveau, +et, l'année suivante, le brillant début du tout jeune auteur de +la <cite>Ciguë</cite>, Émile Augier, est pour la comédie une promesse qui, +celle-là, ne sera pas trompée. Dans le roman, les délicats peuvent se +délecter avec <cite>Colomba</cite> et <cite>Carmen</cite> de Mérimée (1840-1845), <cite>la Mare +au Diable</cite> de George Sand (1846), <cite>Mlle de la Seiglière</cite> de Jules +Sandeau (1844). Dans l'ordre des travaux historiques,—si M. Guizot, +absorbé par les soins du gouvernement, n'a pu rien publier depuis +son <cite>Washington</cite> (1840), si M. Michelet est devenu la proie d'une +sorte de folie furieuse, <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> démagogique et antichrétienne,—M. +Thiers emploie les loisirs que lui laisse l'opposition à poursuivre +sa grande <cite>Histoire du Consulat et de l'Empire</cite>, M. Augustin Thierry +publie l'un de ses chefs-d'œuvre, les <cite>Récits mérovingiens</cite> +(1840-1842), M. Mignet écrit sa belle <cite>Introduction aux négociations +relatives à la succession d'Espagne</cite> (1842) et son livre sur <cite>Antonio +Perez et Philippe II</cite> (1845). Dans la critique littéraire, à la place +de M. Villemain, lui aussi pris par la politique, M. Sainte-Beuve +est en pleine activité de production, M. Saint-Marc-Girardin fait +paraître l'un de ses meilleurs ouvrages, le <cite>Cours de littérature +dramatique</cite> (1843), M. Nisard commence son <cite>Histoire de la +littérature française</cite> (1844). Dans la critique d'art, M. Vitet donne +ses exquises notices sur Lesueur (1843) et sur la cathédrale de Noyon +(1845). M. Cousin, toujours en mouvement, remanie ses anciennes +œuvres philosophiques, et en même temps, avec son livre sur +<cite>Jacqueline Pascal</cite> (1845), commence à exploiter une veine nouvelle +qu'il saura rendre singulièrement féconde. M. de Rémusat publie +sa savante étude sur <cite>Abélard</cite> (1845). L'éloquence politique n'a +jamais jeté un plus magnifique éclat: MM. Guizot, Thiers, Berryer, +de Lamartine sont à l'apogée de leur talent; M. de Montalembert +va y atteindre; et combien en passons-nous sous silence, qui +n'apparaissent alors qu'au second rang, et qui, à d'autres époques +moins riches, eussent été au premier? Dans la chaire chrétienne, on +entend tour à tour le Père Lacordaire et le Père de Ravignan. Pour +la musique, il y a comme un temps d'arrêt: le théâtre de l'Opéra, +par exemple, ne revoit plus les brillantes années du commencement +du règne, quand le <cite>Guillaume Tell</cite> de Rossini était encore dans sa +fraîcheur de nouveauté, que Meyerbeer faisait représenter <cite>Robert +le Diable</cite> (1831) et les <cite>Huguenots</cite> (1836), qu'Halévy donnait la +<cite>Juive</cite> (1835); mais les arts du dessin sont en plein épanouissement: +pour ne citer que les noms les plus en vue, c'est la belle époque +d'Ingres, d'Horace Vernet, de Paul Delaroche, d'Ary Scheffer, de +Delacroix, de Decamps, parmi les peintres; de David d'Angers, +de Pradier, parmi les sculpteurs; d'Henriquel Dupont parmi les +graveurs. En somme, lettres et <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> arts offrent un ensemble fort +honorable. S'il n'y a là rien d'égal à la magnifique efflorescence +littéraire et artistique de la Restauration, si l'on y cherche +vainement trace des espérances immenses, indéfinies, auxquelles, +avant 1830, s'abandonnaient tous les jeunes esprits, du moins on y +trouve encore de beaux restes qui nous semblent aujourd'hui mériter +plutôt notre envie que notre dédain. Et surtout on n'y rencontre +aucun des caractères de cette «littérature industrielle» si vivement +flétrie par le critique.</p> + +<p>M. Sainte-Beuve n'était pas cependant homme à parler sans raison. +Où donc était le mal dénoncé par lui? Qu'avait-il en vue? Il avait +en vue un genre de publications qui venait d'être imaginé et qui +fit alors tant de bruit, accapara tellement la curiosité générale +que, pendant quelques années, il sembla n'y avoir plus d'autre +littérature: c'était le roman-feuilleton. On se ferait aujourd'hui +difficilement une idée du succès qu'il obtint tout de suite et +conserva jusqu'en 1848. Ce succès extraordinaire, anormal, vraiment +monstrueux, était le signe du temps et l'une des manifestations +du mal social dont j'ai déjà noté d'autres symptômes. Il explique +l'émotion de M. Sainte-Beuve<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>. Il explique aussi pourquoi +l'écrivain politique doit s'arrêter à cet épisode passager de notre +histoire littéraire, plus longuement que ne l'eussent certes demandé +l'importance du genre et la valeur des œuvres.</p> + +<p>Pour trouver l'origine du roman-feuilleton, il faut remonter à +la révolution que M. Émile de Girardin accomplit dans la presse +périodique, le jour où il en agrandit le format, en abaissa le +prix, et où il transforma en spéculation financière ce qui avait +été jusqu'alors œuvre de doctrine<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a>. Le nouveau journal ne +pouvait vivre avec la clientèle restreinte attachée autrefois à +<span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> chaque feuille, en raison des idées politiques qu'elle +représentait: il lui fallait attirer la foule de toute opinion ou +même sans opinion, pénétrer là où l'on n'avait pas encore l'habitude +de lire les journaux. Dans ce dessein, on développa la rédaction +dite littéraire, qui devint bientôt plus importante, plus coûteuse, +plus décisive pour le succès que la rédaction politique, et l'on +imagina de donner en feuilleton d'abord de courtes nouvelles, puis, +peu à peu, des romans plus longs. Nul moyen ne parut meilleur pour +prendre en masse les abonnés, et certains <em lang="it">impresarii</em> firent ainsi, +paraît-il, d'étonnants coups de filet. Grisés même par les premiers +résultats de cette innovation, ils rêvèrent de publier sous cette +forme tous les ouvrages piquant la curiosité; le feuilleton devait +remplacer le livre, et les libraires effrayés se lamentaient déjà +d'être supplantés et ruinés. On se vantait de rendre ainsi un service +aux lettres, en augmentant le nombre des lecteurs: l'effet fut au +contraire d'abaisser, de pervertir toute une partie de la littérature +d'imagination qui dut s'adapter à ce genre nouveau. Pour piquer la +curiosité d'une foule banale, ne lisant que superficiellement, à la +hâte et par petites coupures, les qualités délicates et distinguées +n'étaient pas de mise; mieux valaient l'habileté vulgaire, les +couleurs voyantes, les grossières péripéties. L'art fit place au +procédé. On s'aperçut même bientôt que l'immoralité était l'appât le +plus efficace, et ce fut comme une enchère d'impudeur entre ceux qui +se disputaient le public<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>.</p> + +<p>En tout cela ce qui dominait, c'était la question d'argent. Pour les +entrepreneurs de cette presse nouvelle,—les Girardin, les Véron et +leurs imitateurs,—le talent, la renommée et au besoin le scandale +devenaient matière à spéculation. Ils se disputaient à prix d'or les +auteurs à succès, et, après les avoir achetés, les exploitaient à +grand fracas de réclames mercantiles d'où la dignité des lettres +ne sortait pas indemne. Les <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> plus audacieux tentaient même +des accaparements que le code pénal n'avait pas songé à prévoir; ils +prétendaient acheter d'un coup tout ce qu'il y avait d'écrivains sur +le marché. Ainsi, le 1<sup>er</sup> décembre 1844, la <cite>Presse</cite>, doublant +son format sans augmenter son prix, annonça avec une bruyante mise +en scène qu'elle avait acquis le droit de publier les <cite>Mémoires</cite> +de M. de Chateaubriand, les <cite>Girondins</cite> et les <cite>Confidences</cite> de +M. de Lamartine, tous les autres ouvrages que composeraient ces +deux écrivains, tout ce que feraient MM. Alexandre Dumas, Méry, +Saintine, sans compter beaucoup d'œuvres de Balzac, Gozlan, +Sandeau, Théophile Gautier. «Tout cela est triste et honteux pour les +lettres», écrivait alors M. Sainte-Beuve<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>. M. Thiers, indigné, +disait que «s'il n'était lié par des traités, il briserait sa plume +de dégoût et de honte de voir la littérature tombée si bas<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a>». +Ému du scandale produit, M. de Chateaubriand protesta contre un +marché qui avait été conclu à son insu par les cessionnaires de +ses Mémoires. D'autres difficultés surgirent dans l'exécution des +traités. En somme, ce coup d'accaparement échoua, comme il arrive +presque toujours aux spéculations de ce genre. Mais le seul fait +qu'il eût été tenté ne montrait-il pas quelles mœurs menaçaient de +s'introduire dans le monde littéraire?</p> + +<p>D'ailleurs, pour quelques écrivains qui répugnaient à ces mœurs, +d'autres s'y résignaient ou même s'y précipitaient avec une sorte +d'emportement. Ils étaient les premiers à traiter leurs œuvres +comme une marchandise, à battre monnaie avec leur renommée et leur +talent. C'est encore M. Sainte-Beuve qui nous les dépeint n'ayant +plus aucun souci de la postérité et de la gloire, ne songeant +qu'au lucre présent, les uns passant des «marchés à tant la ligne» +et usant alors de petites habiletés ou de pures supercheries +typographiques pour faire beaucoup de «lignes» avec peu d'idées; +d'autres s'engageant, à forfait et sous peine d'un énorme dédit, +à fournir telle quantité <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> de ces lignes dans un délai +déterminé, condamnés par suite à une improvisation hâtive que leur +cerveau épuisé ne pouvait toujours mener à terme. Et il rappelait +comment, à ce métier, beaucoup d'entre eux se trouvaient «user en +quatre ou cinq ans une réputation qui avait eu des airs de gloire, +et avec elle un talent qui finissait presque par se confondre avec +une certaine pétulance physique». Au récit des prix fabuleux qu'on +disait avoir été obtenus par tel auteur, les convoitises des autres +étaient surexcitées, et chacun rêvait de millions. Chez Balzac, ce +rêve tourna presque à la folie. Ce fut lui qui proposa un jour que +l'État achetât, afin de les faire tomber dans le domaine public, +les œuvres des «dix ou douze maréchaux de France littéraires», +c'est-à-dire, pour parler son langage, de ceux «qui offraient à +l'exploitation une certaine surface commerciale». Il se mettait +naturellement du nombre et paraissait s'évaluer pour sa part à deux +millions<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>.</p> + +<p>Avec Alexandre Dumas, le mal prit une forme moins triste. On +ne serait pas bien venu d'ailleurs à prendre, à l'égard de ce +merveilleux amuseur, des airs de moraliste grondeur ou de pédagogue +littéraire. Il fut vraiment le roi du roman-feuilleton. Les +journaux se disputaient ses œuvres. L'une d'elles procurait au +<cite>Siècle</cite> cinq mille abonnés, en moins de trois semaines. Pendant +la publication des <cite>Trois Mousquetaires</cite>, la France entière était +comme suspendue au récit des aventures de d'Artagnan et de ses +compagnons. Toutefois, force est bien de constater que si ce genre +fournissait emploi aux qualités étonnantes de verve, d'invention, +de belle humeur, de fécondité, qui mettaient Dumas hors de pair, +il développait aussi ses défauts naturels, le sans-façon de +l'improvisation et surtout un mercantilisme besogneux par trop +dépourvu de vergogne et de scrupules. Pour mettre la main sur un +argent qu'à la vérité il laissait aussitôt couler entre ses doigts +avec une insouciante générosité, il entreprenait des romans partout à +la fois, souvent était réduit à les bâcler, et néanmoins s'engageait +à en faire <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> plus encore, par des marchés fantastiques qu'il ne +s'inquiétait guère ensuite d'exécuter. En 1845, le <cite>Constitutionnel</cite> +et la <cite>Presse</cite>, c'est-à-dire M. Véron et M. de Girardin, signaient +avec lui un traité par lequel, moyennant un salaire annuel de +63,000 francs, le romancier leur réservait exclusivement, pendant +cinq ans, sa production calculée à dix-huit volumes par an, soit +quatre-vingt-dix volumes pour cinq ans; des annonces firent aussitôt +part au public de cet important événement. Mais, quand il s'agit de +donner ce qu'il avait promis, Dumas en usa avec ses cotraitants un +peu à la façon de don Juan bernant M. Dimanche. Les deux journaux +finirent par perdre patience et lui intentèrent un procès<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a>. Rien +ne caractérise mieux les nouvelles mœurs littéraires que la façon +dont l'écrivain se défendit devant le tribunal. Il n'a nullement le +sentiment qu'il se diminue, il croit au contraire étourdir les juges +et éblouir le public en faisant le total fantastique des «lignes» +qu'il est parvenu à écrire dans un court espace de temps, ou, pour +employer le mot dont il se sert avec une sorte d'inconscience, +de la «marchandise» qu'il a fournie. Il s'enorgueillit d'avoir +mené de front, au jour le jour, cinq romans dans cinq journaux +différents, raconte «qu'il avait toujours prêts trois chevaux et +trois domestiques pour porter la copie», et met au défi les quarante +académiciens de produire à eux tous, dans le même délai, un nombre +de volumes égal à celui qu'il se flatte de conduire à terme: «Ils +feraient banqueroute», s'écrie-t-il fièrement. Les juges, convaincus +sans doute par un tel langage qu'il s'agissait d'une «marchandise» +comme une autre, condamnèrent Alexandre Dumas à fournir aux deux +journaux un volume dans les six semaines, et ensuite un volume de +mois en mois, sous peine de cent francs de dommages et intérêts par +jour de retard.</p> + +<p>Vers la même époque, un autre procès d'un caractère tout différent et +qui eut un grand retentissement, le procès Beauvallon, fit entrevoir +sous un jour plus fâcheux encore certains dessous <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> du monde +où l'on fabriquait et exploitait le roman-feuilleton. Cette fois, +il ne s'agissait plus d'un incident de comédie, mais d'un drame; il +y avait eu mort d'homme. À la suite d'un souper de fort mauvais ton +où s'étaient trouvés réunis des journalistes, des gens de lettres et +des femmes de théâtre, M. de Beauvallon, rédacteur au <cite>Globe</cite>, avait +provoqué et tué en duel M. Dujarrier, associé de M. de Girardin et +directeur des feuilletons de la <cite>Presse</cite>. Plusieurs circonstances de +cette affaire avaient paru suspectes: l'insignifiance de la cause +apparente du duel, le parti pris du provocateur, sa supériorité +notoire aux armes; Beauvallon, disait-on, avait essayé à l'avance +les pistolets. Poursuivi pour assassinat devant la cour d'assises de +Rouen, il fut acquitté par le jury<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>. L'essai préalable des armes +n'en fut pas moins judiciairement établi plus tard<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>. Durant ce +procès, on vit défiler, à la barre des témoins, tout le personnel +de la bohème de presse, pêle-mêle de gens d'affaires et de gens +de lettres, d'aventuriers et de filles galantes<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>, uniquement +occupés à poser devant le public, affectant des airs régence, mais +laissant surtout l'impression de mœurs fort vilaines, rendues plus +vilaines encore par cette histoire de meurtre: répugnant mélange de +tripotages, de débauches et de guets-apens. Au milieu de ce monde, on +regrette de voir apparaître encore ce grand enfant d'Alexandre Dumas, +tout entier au plaisir d'ébaubir le badaud qui était venu l'entendre +déposer, donnant gravement des consultations sur les «affaires +<span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> d'honneur», et distribuant avec solennité des brevets de +«gentilshommes» à des comparses indignes de lui<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a>.</p> + +<p>Les feuilles de gauche firent grand bruit du procès Beauvallon, +et, arguant de ce que les deux journaux mêlés à cette affaire, le +<cite>Globe</cite> et la <cite>Presse</cite>, défendaient la politique ministérielle, +elles prétendirent y montrer la corruption du gouvernement et de la +classe sur laquelle il s'appuyait. La réponse eût été facile: bien +des journaux opposants n'étaient pas plus intacts, et par exemple +M. Véron, directeur du <cite>Constitutionnel</cite>, dévoué à M. Thiers, ne +passait pas pour être plus timoré que M. de Girardin, qui, en ce +moment, soutenait M. Guizot. En vérité, le mal n'était pas celui de +telle ou telle opinion; toutes en étaient atteintes. Cependant force +est bien de reconnaître que les journaux conservateurs n'étaient +pas ceux que la littérature industrielle avait le moins envahis. On +les voyait accepter tel feuilleton qui leur paraissait une bonne +amorce à clientèle, sans s'inquiéter si la thèse qui y était soutenue +n'allait pas à l'encontre de leurs principes. Mme Sand, qui faisait +alors des romans socialistes, a raconté elle-même plus tard comment +elle trouvait asile, pour les plus osés de ces romans, dans la presse +ministérielle, notamment dans l'<cite>Époque</cite>, qui se piquait de dépasser +tous les autres en ardeur réactionnaire, et comment on affichait sur +les murs, en gros caractères: «Lisez l'<cite>Époque</cite>; lisez le <cite>Péché de +M. Antoine</cite>.» Le grave <cite>Journal des Débats</cite>, l'organe de la cour, du +cabinet et de la partie sage, riche et cultivée de la bourgeoisie, +n'avait pas plus de scrupules. Dès 1837, il publiait plusieurs +parties des <cite>Mémoires du diable</cite>, par Frédéric Soulié, œuvre +immense, étrange, par certains côtés puissante, mais fort malsaine, +où l'auteur, violentant son propre talent qui naturellement eut été +plutôt délicat, s'appliquait, pour forcer l'attention d'un public +blasé, à renchérir sur tout ce que la littérature avait jusqu'alors +risqué de monstruosités <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> morales<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a>. Le scandale fut plus +grand encore quand, quelques années après, en 1842 et 1843, ce même +<cite>Journal des Débats</cite> publia les <cite>Mystères de Paris</cite>.</p> + +<p>L'écrivain qui, par ce roman, allait enlever à Alexandre Dumas la +royauté du feuilleton, Eugène Süe, était alors âgé de trente-huit +ans. Fils d'un riche médecin, son enfance et sa jeunesse avaient +été celles d'un mauvais sujet. Son père, qui ne savait que faire de +lui, finit par l'embarquer sur un navire de l'État, avec le titre, +obtenu on ne sait trop comment, de chirurgien de la marine. Rentré +en France après trois ans de navigation, il se mit à écrire. Chez +lui, ni forte culture, ni souci sérieux de l'art; une improvisation +à la diable; mais, pour exploiter le fonds de souvenirs recueilli +dans sa vie aventureuse, de l'imagination, de l'invention, le don +du récit, du coloris, du drame, beaucoup d'entrain, de gaieté, de +cette gaieté gouailleuse et insolente qui fleurit sur le pavé de +Paris. Il débuta, de 1831 à 1833, par des romans maritimes qui eurent +un certain succès et le firent appeler le «Cooper français». Cette +veine épuisée, il publia des romans mondains, aristocratiques, où +il flattait les préventions et les dédains des légitimistes, mais +qui étaient en même temps imprégnés de sensualisme et de pessimisme +byronien. À cette époque, il posait pour l'homme de qualité, faisait +peindre des armoiries sur ses voitures, fréquentait chez la duchesse +de Rauzan, poussait jusqu'au ridicule <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> la recherche et la +vanité du dandysme. Avide et prodigue d'argent, s'entourant d'un luxe +fou, assoiffé de plaisirs, vicieux jusqu'à la moelle, il exerçait par +cela même sur certaines natures féminines un étrange attrait, et ne +comptait plus, assurait-on, ses bonnes fortunes parmi ces mondaines +dont l'une pouvait lui écrire: «Le même instinct de dépravation +nous rassemble.» Quelques années de cette vie le conduisirent à la +ruine, ruine matérielle et intellectuelle; son esprit et sa bourse +paraissaient également vidés. «Je suis fini, disait-il à un de ses +amis, je suis fini. Je ne trouve plus rien; je ne trouverai plus +rien<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>.»</p> + +<p>Eugène Süe était, depuis quelque temps, dans cette détresse, quand un +éditeur, plaçant sous ses yeux une publication anglaise illustrée, +intitulée <cite>les Mystères de Londres</cite>, lui suggéra de chercher dans +les bas-fonds de notre capitale le sujet d'un travail analogue. +Heureux d'être mis sur la piste d'un filon nouveau, il commença, +un peu à l'aventure et sans trop savoir où il irait, à écrire les +<cite>Mystères de Paris</cite>. Les premiers chapitres, communiqués, aussitôt +que faits, à quelques amis, furent jugés de nature à piquer fortement +la curiosité du public, et il n'en fallut pas plus pour que le +<cite>Journal des Débats</cite> s'empressât d'acquérir ce roman et de lui +ouvrir son feuilleton. L'auteur ne crut pas devoir se gêner avec +ceux qui se montraient d'accueil si facile. Au contraire, on eût +dit qu'il prenait un plaisir de gamin à voir jusqu'où il pourrait +mener les honnêtes abonnés de la feuille ministérielle. Il se +mit à les promener par les ruelles infâmes, les arrêta dans les +bouges, les assit aux tapis francs, en société de prostituées et de +forçats, leur parla argot, ne leur procurant d'autre diversion à ces +vilaines odeurs que l'âcre parfum des scènes lubriques. Le scandale +menaçait-il d'être trop fort, il s'affublait du «petit manteau bleu» +et affectait de ne pénétrer dans les mauvais lieux que pour remplir +une mission humanitaire. Il n'avait pas pensé tout d'abord à ce +déguisement; l'idée ne lui en était <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> venue qu'au cours de +la publication; seulement elle lui parut bonne, et ce fut avec le +plus grand sérieux que le roué, naguère si infatué d'aristocratie, +se mit à courtiser la misère, à pontifier en démocrate philanthrope +et à faire, au nom du peuple souffrant, le procès des riches. Les +socialistes saluèrent avec une émotion reconnaissante l'arrivée de +cette recrue; Mme Sand et Béranger lui donnèrent l'accolade. Quant +aux lecteurs et surtout aux lectrices du <cite>Journal des Débats</cite>, +qu'en disaient-ils? Ailleurs, sans doute, la fréquentation d'une +si mauvaise compagnie les eût effarouchés; mais ils y étaient +introduits par leur journal, dont la vieille «respectabilité» faisait +taire leurs scrupules. Leur palais s'habitua et prit goût à cette +nourriture épicée et fermentée. Éprouvaient-ils, à certains moments, +quelques nausées, la curiosité malsaine l'emportait. Du reste, pour +être superficielle, grossière, peu fouillée et peu finie, l'œuvre +n'en était pas moins fortement et habilement charpentée, pleine de +mouvement et de vie, singulièrement empoignante.</p> + +<p>En somme, dans le monde même qui eût dû leur être le plus sévère, +le succès des <cite>Mystères de Paris</cite> fut immense. Et il se maintint +pendant toute la publication, qui dura plus d'une année. Dans les +salons et aussi dans les antichambres, c'était le sujet principal +des conversations. Combien de femmes pour qui la grosse affaire, à +leur réveil, était de savoir ce qu'allaient devenir la «Goualeuse» +ou le «Chourineur»! Le numéro se louait jusqu'à dix sous, pour le +temps de lire le feuilleton. Celui-ci manquait-il un jour, c'était +un émoi général, et l'auteur devait écrire une lettre pour rassurer +le public sur sa santé. Son masque de philanthrope faisait des dupes +jusque dans le monde judiciaire, où des avocats généraux le citaient +comme une autorité. On racontait qu'il avait reçu plus de onze cents +lettres, écrites par des correspondants de tous genres, depuis des +fonctionnaires qui lui soumettaient leurs idées jusqu'à des jeunes +filles qui lui offraient leur cœur. Étrange aveuglement de cette +bourgeoisie qui ne paraissait pas se douter que l'œuvre applaudie +par elle la battait en brèche! L'exemple, d'ailleurs, était donné +de haut. Un matin, M. Duchâtel entrait <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> précipitamment dans +le cabinet de ses attachés, avec un air qui semblait annoncer un +gros événement politique: «Eh bien, dit-il, vous savez! la Louve +est morte<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>!» La Louve était une des héroïnes des <cite>Mystères de +Paris</cite>. Un autre ministre, le maréchal Soult, se mettait en colère +quand le feuilleton manquait; Eugène Süe, ayant été mis en prison +pour négligence obstinée dans son service de garde national, menaçait +de ne pas donner de «copie» tant qu'il serait sous les verrous; le +maréchal se hâta de lui faire ouvrir les portes.</p> + +<p>Vainement quelques délicats protestaient-ils. M. Sainte-Beuve ne +trouvait pas d'écho, lorsqu'il signalait, dans la <cite>Revue suisse</cite>, la +honteuse sottise de cet engouement, et qu'il écrivait: «L'inspiration +essentielle des <cite>Mystères de Paris</cite>, c'est un fond de crapule: +l'odeur en circule partout, même quand l'auteur la masque dans de +prétendus parfums. Et, chose honteuse, ce qui a fait le principal +attrait, si étrange, de ce livre impur, ç'a été cette odeur même +de crapule déguisée en parfums<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a>.» Un député de l'opposition, M. +Chapuys-Montlaville, s'indignait-il à la tribune<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a> que «le journal, +défenseur habituel du ministère, promenât, depuis un an, ses lecteurs +dans les égouts de la vie parisienne», le <cite>Journal des Débats</cite> +pouvait se borner à répondre, le lendemain, que «de telles attaques +n'avaient rien de sérieux». Vers le même temps, une commission de +la Chambre des députés, visitant la prison de la Roquette avec le +procureur général, M. Hébert, appela fortement son attention sur un +chapitre récemment publié des <cite>Mystères de Paris</cite>, où l'honnêteté +publique lui paraissait manifestement outragée. M. Hébert promit +d'examiner la question; quelques jours après, il fit savoir qu'il +avait consulté les membres du parquet, et que ceux-ci étaient +d'avis de ne pas intenter de poursuites, parce que certainement on +n'obtiendrait du jury aucune condamnation<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> Tandis que les bourgeois s'amusaient de ce roman, les +prolétaires ne le lisaient pas moins avidement dans les éditions +à bon marché qui furent aussitôt répandues; ils y trouvaient une +jouissance singulièrement excitante et sortaient de cette lecture +plus impatients de leurs misères, plus envieux du bonheur des autres, +plus convaincus de la corruption égoïste des riches, plus irrités +contre la société, mais non certes plus éclairés sur les remèdes +à apporter à leurs maux. Ils croyaient naïvement avoir trouvé un +vengeur et un sauveur dans l'homme de lettres qui, à bout de sujets, +avait pris celui-là par hasard. Des ouvriers se réunissaient pour +écrire à Eugène Süe une lettre où ils lui attribuaient une mission +évangélique et le comparaient à Jésus-Christ. Parfois la popularité +du romancier se manifestait par des signes étranges, témoin le jour +où, rentrant chez lui, il trouva un pauvre diable pendu dans son +antichambre, avec ce billet dans la main: «Je me tue par désespoir; +il m'a semblé que la mort me serait moins dure, si je mourais sous le +toit de celui qui nous aime et nous défend<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a>.»</p> + +<p>Avec le succès, M. Eugène Süe avait retrouvé la fortune et repris sa +vie de luxe fastueux et sensuel. Il n'était pas homme à interrompre +l'exploitation d'une veine aussi fructueuse. À peine les <cite>Mystères de +Paris</cite> furent-ils terminés qu'il se mit à écrire le <cite>Juif errant</cite>, +œuvre conçue dans la même note, moins amusante, mais plus malsaine +encore, et où l'auteur courtisait les passions irréligieuses en +même temps que les convoitises antisociales. Entre les journaux, +ce fut à qui obtiendrait ce nouveau roman. Le <cite>Journal des Débats</cite> +fut battu, dans cette sorte d'enchères, par le <cite>Constitutionnel</cite>, +qui offrit cent mille francs. Eugène Süe se trouvait là toujours +en face d'un public bourgeois; seulement c'était la bourgeoisie de +M. Thiers, au lieu d'être celle de M. Guizot. Cette acquisition, +si audacieusement enlevée à prix d'or, fut le début du docteur +Véron <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> qui venait d'acheter le <cite>Constitutionnel</cite>, fort +déchu de son ancienne prospérité et réduit à 3,000 abonnés; de +ce coup, il le fit remonter à 13,000 et bientôt à 25,000. M. +Ballanche écrivait à M. Ampère, le 26 novembre 1844: «J'ai eu hier +l'occasion de voir M. Paulin, éditeur; il m'a raconté les détails +du succès scandaleusement européen du <cite>Juif errant</cite>. Toute la terre +le dévore: il voyage plus rapidement que le choléra. Les éditions +illustrées se multiplient sur tous les points du globe... Afin +de vous donner une idée de la férocité de la contagion, je vous +dirai que l'honnête Mme Tastu est aussi sous le charme de la reine +Bacchanale.» M. Véron n'avait cherché à faire qu'une spéculation; +elle réussissait; il ne voyait donc pas qu'on pût y trouver à redire. +Il a écrit à ce propos, dans ses Mémoires: «Le désir de redonner de +la popularité au <cite>Constitutionnel</cite> par l'éclat d'un grand nom ne me +rendit exigeant ni sur le sujet ni sur le but moral de l'ouvrage. +J'apportai certainement, dans cette affaire, autant d'imprévoyance +que de légèreté. Que ceux qui n'ont jamais commis de faute dans la +vie me jettent la pierre!» Le scrupule, on le voit, est bien léger; +en tout cas, il ne s'est présenté que tard à l'esprit du directeur +du <cite>Constitutionnel</cite>. Sur le moment, celui-ci ne songea qu'à faire +succéder au <cite>Juif errant</cite> un autre roman du même auteur, les <cite>Sept +Péchés capitaux</cite>. Enfin, en 1847, il accueillit dans son journal les +<cite>Parents pauvres</cite> de Balzac, œuvre bien autrement forte que les +volumineuses improvisations d'Eugène Süe, mais encore plus délétère; +on s'imaginait, dans ce temps-là, que la recherche de la laideur +et de la turpitude morale ne pouvait descendre plus bas. Ce fut le +dernier grand succès, j'allais dire le dernier grand scandale du +roman-feuilleton.</p> + +<p>En tout ceci, le plus difficile à comprendre est la complicité du +public. On a vu, au lendemain de la révolution de 1830, le trouble +de la nation avoir son contre-coup dans les œuvres des écrivains. +À la fin de la monarchie de Juillet, c'est au milieu d'une nation +rassise, rangée, calme, manquant peut-être des vertus héroïques, +mais pratiquant les vertus communes, que surgit une littérature +déréglée et, dans un certain <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> sens, vraiment révolutionnaire. +La société, en d'autres temps, par exemple aux siècles de chevalerie, +a aimé les romans qui l'embellissaient, l'idéalisaient; voici +maintenant qu'elle fait fête à des romans qui l'enlaidissent, et +qu'elle s'amuse à se contempler sous un odieux travestissement. +Si elle n'a pas tous les vices qu'on prétend lui imputer, on ne +saurait nier qu'un tel goût ne soit le signe d'une imagination +malade. Est-ce un des restes de la révolution de 1830? En tout +cas, c'est bien le prodrome de celle de 1848. Ne devine-t-on pas, +en effet, quelque analogie, quelque lien entre l'état d'esprit de +la bourgeoisie, prenant plaisir à voir couvrir de boue une société +qui au fond lui est chère et dont elle ne peut s'empêcher d'être +solidaire, et l'état d'esprit de la garde nationale du 24 février +1848, protégeant l'émeute dont elle doit redouter le succès et +aidant, sans le savoir, au renversement de la monarchie qu'au fond +elle a intérêt à maintenir? Dans les deux circonstances, même genre +d'aveuglement<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>. La lumière ne s'est faite qu'après coup sur les +dangers du roman-feuilleton. En 1850, l'Assemblée législative a voté +des mesures fiscales destinées à entraver ce genre de publications. +Représailles un peu puériles et en tout cas tardives. En même temps, +le 5 avril de cette année 1850, dans une élection particulièrement +retentissante, le parti démagogique et socialiste remportait à Paris +une victoire qui causait un effroi général, faisait baisser la Bourse +de deux francs et déterminait les pouvoirs publics à modifier le +suffrage universel: l'élu était l'auteur des <cite>Mystères de Paris</cite> et +du <cite>Juif errant</cite>; c'était à ces romans, naguère tant applaudis par +les lecteurs du <cite>Journal des Débats</cite> et du <cite>Constitutionnel</cite>, qu'il +devait la popularité dont la manifestation causait, quelques années +après, à ces mêmes lecteurs une telle épouvante.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> CHAPITRE III<br> +<span class="smcap">LE SOCIALISME.</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés du + saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système et son + action.—II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention + d'unir le catholicisme et la révolution. L'<cite>Atelier</cite>. + Dissolution de l'école buchézienne.—III. Fourier. Le + phalanstère et l'attraction passionnelle. La liberté amoureuse. + Fantaisies cosmogoniques. Fourier à peu près inconnu avant + 1830. Développement du fouriérisme lors de la dissolution de + la secte saint-simonienne. Ce qu'il devient après la mort de + Fourier. Son influence mauvaise.—IV. Buonarotti. Par lui le + «babouvisme» pénètre, après 1830, dans les sociétés secrètes. + Fermentation communiste à partir de 1840.—V. Cabet. Le <cite>Voyage + en Icarie</cite>. Propagande icarienne.—VI. Louis Blanc. Son enfance + et sa jeunesse. Ses débuts dans la presse républicaine. Sa + brochure sur l'<cite>Organisation du travail</cite>. Critique du système. + Succès de Louis Blanc auprès des ouvriers.—VII. Proudhon. Son + origine. Son isolement farouche. Son état d'esprit en écrivant + son premier Mémoire contre la propriété. «La propriété, c'est + le vol!» Argumentation du Mémoire. L'effet produit. Second et + troisième Mémoire. Proudhon et le gouvernement. Le <cite>Système + des contradictions économiques</cite>. Impuissance de Proudhon à + faire autre chose que démolir. Son action avant 1848.—VIII. + Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des radicaux + et de la gauche en face du socialisme. Le gouvernement et les + conservateurs savent-ils se défendre contre ce danger? Les + économistes. Il eût fallu la religion pour redresser et pacifier + les esprits du peuple. La bourgeoisie trop oublieuse de ses + devoirs envers l'ouvrier. La société, jusqu'en 1848, ne croit + pas au péril.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>Pour connaître les parties faibles, les côtés dangereux de cette +société en apparence si prospère et si régulière, suffit-il d'avoir +indiqué certains défauts de la classe alors régnante? Non. Au-dessous +de la bourgeoisie étaient des masses profondes qui, pour ne pas +jouer de rôle dans le drame parlementaire, pour être en dehors du +«pays légal», n'en avaient pas <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> moins, à raison de leur seul +nombre, une importance chaque jour accrue par le développement de +l'industrie, par les progrès de l'instruction, par la diffusion +de la presse. Les politiques étaient trop souvent tentés de ne +pas s'inquiéter de ce qui se passait dans l'esprit de ceux qui ne +votaient pas. Périlleuse négligence que l'historien, éclairé par les +événements postérieurs, serait encore plus inexcusable d'imiter. +Il lui faut donc quitter la scène brillante, mais restreinte, où +semblait alors se concentrer toute la vie de la nation, s'éloigner +du Parlement, des salons, de la Bourse, des cercles littéraires, +pour descendre dans les ateliers, les cabarets, les carrefours, +chercher ce qu'on y dit, ce qu'on y pense, ce qu'on y désire. Point +n'est besoin d'un long examen pour reconnaître qu'à l'époque où nous +sommes arrivés, cette foule populaire, au moins celle des grandes +villes, était travaillée par un mal mystérieux, redoutable, qui, à +l'insu des autres classes inattentives et distraites, la pénétrait de +plus en plus profondément. Sous une forme différente et appropriée +au milieu où il sévissait, ce mal n'était pas sans analogie avec +celui-là même que je viens de signaler dans la bourgeoisie: c'était +encore la même conception toute matérialiste de la vie substituée aux +croyances idéalistes, la convoitise égoïste remplaçant la tradition +chrétienne du sacrifice et de la résignation, la négation ou l'oubli +de l'autre monde rendant plus âpre et plus impatiente la recherche +de la jouissance ici-bas. Seulement cet état d'esprit, qui dans les +classes élevées avait déjà beaucoup de conséquences fâcheuses, en +avait de pires encore dans les parties souffrantes de la nation, +dans celles qui étaient moins à même de se procurer le bien-être +dont la soif s'allumait en elles. Ne se trouvaient-elles pas ainsi +conduites naturellement à vouloir, à préparer la transformation, le +bouleversement de l'état social? Tel était en effet le rêve fiévreux +qui possédait alors l'imagination de la classe ouvrière. Pour cette +nouvelle maladie, on venait d'imaginer un nom nouveau que, vers +1846, la bourgeoisie commençait à prononcer avec inquiétude, bien +qu'il n'eût pas encore le retentissement <span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> effrayant que les +événements de 1848 devaient lui donner,—le nom de <em>socialisme</em>.</p> + +<p>Dans les dernières années de la monarchie de Juillet, le socialisme +revêtait des formes variées, se partageait en écoles et en sectes +diverses. C'est seulement en considérant séparément chacune d'elles, +en esquissant l'une après l'autre les figures de leurs fondateurs, +en résumant leurs doctrines, que l'on pourra se faire une idée de ce +mouvement si complexe.</p> + +<p>À l'entrée de cette galerie parfois fort étrange, nous rencontrons +d'abord plusieurs inventeurs de systèmes qui relevaient plus ou moins +directement du saint-simonisme. On se rappelle, en effet, que le +saint-simonisme avait prétendu changer non seulement la religion, +mais la société<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a>. C'était lui qui, usant le premier d'une formule +trop répétée depuis, avait dénoncé le régime actuel du travail comme +«l'exploitation de l'homme par l'homme». Il imputait les inégalités +et les souffrances aux vices du mécanisme social, et attribuait au +gouvernement le pouvoir de les faire disparaître par un remaniement +de ce mécanisme. Dans ce dessein, il proposait de détruire ou de +mutiler la famille et la propriété; donnait à l'État le droit de +disposer des individus, de leurs idées, de leurs biens, de prononcer +sur leurs aptitudes et leurs vocations, de répartir entre eux les +instruments et les fruits du travail, ainsi que les revenus du +capital, pour aboutir, non, il est vrai, à une égalité absolue, +mais à une hiérarchie où chacun serait classé suivant sa capacité +et rétribué selon ses œuvres. Et surtout il se montrait vraiment +le devancier de toutes les écoles socialistes, en remplaçant le +renoncement chrétien et l'attente des compensations futures par la +recherche exclusive, impatiente, du bien-être immédiat. Non content +d'avoir prêché cette société nouvelle, il avait tenté de l'organiser. +Sans doute, la banqueroute ne s'était pas fait attendre, «banqueroute +d'hommes et d'argent», comme écrivait un disciple désabusé. <span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> +Mais, en se dissolvant et en se dispersant, la secte avait en quelque +sorte répandu partout les germes des idées fausses dont elle était +infestée; de là, dans les années qui suivirent, une éclosion de faux +prophètes dont beaucoup sortaient des rangs du saint-simonisme et +qui, presque tous, s'inspiraient plus ou moins de ses doctrines.</p> + +<p>Tel fut d'abord Pierre Leroux. Tout en lui,—son aspect robuste et +massif, je ne sais quoi d'un peu grossier dans sa structure, et +jusqu'à cette épaisse chevelure dont la caricature devait plus tard +s'amuser,—trahissait une origine populaire. Né en 1797, élevé, en +qualité de boursier, dans les collèges de l'État, il s'était fait +admettre à l'École polytechnique. Mais la mort de son père, survenue +à ce moment, et l'obligation où il fut de subvenir immédiatement +aux besoins de sa mère et de ses trois frères et sœurs, ne +lui permirent pas d'y entrer. Réduit à chercher un gagne-pain, +il finit, après plusieurs mécomptes qui ne le disposèrent pas à +l'indulgence pour l'organisation sociale, par se placer comme +correcteur dans une imprimerie. En même temps, il continuait à +étudier pour son compte, absorbant, avec une avidité un peu gloutonne +et sans beaucoup les digérer, une immense quantité de connaissances +historiques, scientifiques, philosophiques. En 1824, l'imprimerie où +il travaillait s'étant trouvée à vendre, il la fit acheter par un +de ses amis et s'en servit pour fonder, de concert avec son ancien +camarade Dubois, le <cite>Globe</cite>, dont on sait la brillante carrière. +Il écrivit dans ce recueil, tout en faisant le métier de prote. +Après 1830, resté presque seul au <cite>Globe</cite>, tandis que les autres +rédacteurs s'élevaient à des positions plus ou moins considérables +dans l'administration ou dans la politique, il ressentit quelque +amertume de cette sorte d'abandon et en fut encore plus porté à +condamner l'état social. Cette disposition d'esprit le jeta dans le +saint-simonisme, dont il fut l'un des dignitaires; le <cite>Globe</cite> devint +l'organe de la secte. Mais, par certains côtés naïfs, honnêtes et +un peu tristes de sa nature, il ne put s'accommoder de la direction +voluptueuse donnée par Enfantin à son Église, et s'en sépara l'un +des premiers. <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> Il se fit alors prophète à son tour et tenta de +fonder une doctrine nouvelle, celle des «humanitaires». Le <cite>Globe</cite> +étant mort entre ses mains, il continua, pendant toute la monarchie +de Juillet, à exposer sa doctrine dans divers livres<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a>, dans la +<cite>Revue encyclopédique</cite>, dans l'<cite>Encyclopédie nouvelle</cite>, à laquelle +collaborait un autre ancien saint-simonien, Jean Reynaud, dans la +<cite>Revue indépendante</cite> et dans la <cite>Revue sociale</cite>.</p> + +<p>Cette doctrine formait tout un système de philosophie mélangé de +panthéisme, de mysticisme et de sensualisme. On nous dispensera de +l'exposer. L'œuvre serait d'ailleurs malaisée. Si l'esprit de +Pierre Leroux ne manquait ni de puissance ni de profondeur, sa pensée +était obscure et la forme plus obscure encore. À force de creuser +les idées, il s'y enfouissait. Notons cependant sa théorie de la vie +future, où l'on retrouve la répugnance accoutumée des socialistes à +placer le paradis hors de la terre: il repousse le matérialisme, qui +ne voit rien au delà du tombeau; mais, s'il nous fait revivre après +notre mort, ce n'est pas dans un autre monde, c'est dans l'humanité, +par une suite indéfinie de métempsycoses; le bonheur existera pour +nous dans le perfectionnement constant de cette humanité.</p> + +<p>Pierre Leroux n'était pas un pur spéculatif; il ne philosophait +que pour trouver la formule d'une société nouvelle. Des trois +termes de la devise révolutionnaire, liberté, égalité, fraternité, +c'est l'égalité qui est, suivant lui, le but auquel doit aboutir +le mouvement social. «Nous sommes entre deux mondes, écrit-il, +entre un monde d'inégalité qui finit et un monde d'égalité qui +commence.» Il estime que, jusqu'à présent, l'égalité n'a existé que +d'une façon illusoire; le capital du bourgeois y fait obstacle, +autant qu'autrefois le privilège du seigneur féodal. Et c'est, +pour le philosophe subitement transformé en tribun, l'occasion de +déclamations véhémentes contre le capital, contre la rente, contre +l'exploitation des <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> prolétaires par les propriétaires. +Quant au remède, il croit le trouver dans une association toute +particulière qu'il appelle la triade. L'homme, dit-il, est sensation, +sentiment, connaissance. À cette division de l'être humain répond +la division de la société humaine, qui se compose des savants ou +hommes de la connaissance, des artistes ou hommes du sentiment, et +des industriels ou hommes de la sensation. Supposez qu'un savant, un +artiste et un industriel s'associent et opèrent de concert, leurs +opérations s'accompliront dans les meilleures conditions possibles, +parce qu'ils se compléteront les uns les autres. Telle est la triade +dont Pierre Leroux fait l'élément primitif de la société, à ce point +que, pour lui, l'individu isolé ne compte pas. On n'est quelqu'un ou +quelque chose qu'à la condition d'être trois. Une réunion de triades +forme un atelier; une réunion d'ateliers, une commune; une réunion de +communes, un État. À travers les tergiversations et les obscurités de +notre auteur, il apparaît bien que son État sera le seul possesseur +du capital et le seul directeur du travail: c'est ainsi qu'après une +grande dépense de philosophie il aboutit à la conclusion banale des +plus vulgaires théories socialistes.</p> + +<p>Pierre Leroux ne parvint pas à fonder une véritable secte ni à remuer +les foules; toutefois il ne laissa pas que d'exercer une certaine +influence sur le mouvement des idées, en groupant autour de lui des +adhérents parmi lesquels étaient des esprits de valeur; de ce nombre +fut Mme Sand<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>, qui sous cette inspiration écrivit, de 1840 à 1848, +plusieurs romans ouvertement socialistes<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a>. Ce théoricien abstrait +et confus avait, dans l'apostolat intime, quelque chose de convaincu, +de chaleureux, parfois même de candide et de tendre, qui n'était +pas <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> sans action sur les intelligences et sur les cœurs; +ajoutez-y la sympathie provoquée par son courage au travail, par +son désintéressement et par sa pauvreté stoïque. Il ne devait pas +cependant réussir dans les assemblées parlementaires, où le jeta +l'explosion socialiste de 1848; ses discours, aussi inintelligibles +qu'interminables, lui valurent une sorte de renom ridicule, en +même temps que le voisinage des Montagnards, au milieu desquels il +siégeait et avec lesquels il paraissait se confondre, lui faisait +perdre quelque chose de son caractère pacifique et philosophique. Il +eut cette dernière disgrâce de mourir en 1871, pendant la Commune, +et de recevoir de ceux qui s'étaient alors emparés de Paris le +compromettant hommage d'obsèques solennelles.</p> + +<h4>II</h4> + +<p>Buchez, comme Pierre Leroux, sortait du saint-simonisme. Né en +1796, d'une famille pauvre, il s'était élevé, par son travail et +son énergie, à une carrière libérale. D'opinions fort avancées, il +fut, dans les premières années de la Restauration, avec Flottard +et Bazard, l'un des fondateurs de la «Charbonnerie» française, se +mêla à toutes les conspirations, et fut poursuivi pour participation +au complot de Belfort. Sa nature droite se dégoûta bientôt de +ces sanglantes violences, et, en 1826, il devint l'un des chefs +de l'école saint-simonienne. N'y ayant pas trouvé satisfaction +pour ses idées morales, il s'en éloigna peu avant 1830. Au cours +des recherches philosophiques auxquelles il se livrait avec une +honnête sincérité, une évolution graduelle s'était accomplie dans +son âme: matérialiste quand il conspirait, théiste pendant sa +phase saint-simonienne, il avait fini par se prendre d'admiration +pour l'Évangile et le Christ, sans cesser cependant d'être +révolutionnaire, et s'était formé tout un système sous cette double +et contradictoire inspiration. Après les événements de Juillet, +à l'heure de la <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> grande propagande d'Enfantin et de ses +disciples, il voulut opposer chaire à chaire, et ouvrit chez lui, +rue de Chabannais, des conférences publiques qui lui attirèrent des +disciples fervents. Cette prédication orale ne lui suffit pas: en +1831, il fonda un recueil périodique, <cite>l'Européen</cite>, dont l'existence +fut assez précaire et intermittente, les abonnés peu nombreux, +mais dont les articles furent remarqués<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a>. Il entreprit en même +temps, avec un de ses disciples, M. Roux-Lavergne, une <cite>Histoire +parlementaire de la Révolution</cite>, dont les quarante volumes furent +terminés en 1839: compilation énorme où l'on trouve les débats des +Chambres, les délibérations du club des Jacobins et de nombreuses +reproductions de la presse révolutionnaire; en tête de presque tous +les volumes sont des préfaces dans lesquelles le chef d'école expose +ses doctrines religieuses, sociales et politiques. Enfin, en 1839, il +publia trois gros volumes sous ce titre: <cite>Essai d'un traité complet +de philosophie, au point de vue du catholicisme et du progrès</cite>. +Buchez n'a rien de l'écrivain: sa pensée, déjà par elle-même assez +obscure et confuse, est encore épaissie, embrouillée et alourdie par +la forme dont il la revêt. L'étrange mélange qu'il fait d'aspirations +mystiques et de réminiscences jacobines n'est pas de nature à rendre +l'impression plus nette. Toutefois, si indigestes que soient ses +écrits, ils contiennent des idées qui ont agi sur une partie de ses +contemporains.</p> + +<p>Venu de la révolution et attiré par le catholicisme, Buchez s'efforce +de les unir. L'une et l'autre lui paraissent se résumer dans les +mêmes principes: fraternité et égalité. Si l'égalité est le but +auquel doit aboutir la société, tout doit venir de la fraternité. +Cette fraternité n'est pas un instinct plus ou moins vague, c'est +un devoir précis, fondé sur la révélation divine. Les rapports des +hommes entre eux et l'organisation du pouvoir reposent sur cette +double parole du Christ: <em>Aimez votre prochain comme vous-même</em>, +et: <em>Que le premier parmi vous soit <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> votre serviteur</em>. Ce +n'est pas seulement dans la région des idées spéculatives, c'est +aussi dans celle des faits historiques que Buchez prétend unir la +révolution et le catholicisme. Depuis Clovis jusqu'à 1789, en passant +par les croisades et la Ligue, il croit retrouver partout un effort +de la France pour remplir sa mission divine, qui est de propager la +fraternité dans le monde entier. La révolution surtout lui paraît +avoir ce caractère; tout en reprochant aux révolutionnaires d'avoir, +par moments, sacrifié la fraternité populaire à l'individualisme +bourgeois et d'avoir méconnu la vérité religieuse, il pousse plus +loin que personne l'apologie des crimes de 1792 et de 1793. Il est +vrai que la justification appliquée par lui à la Terreur s'étend +à l'Inquisition, que la Saint-Barthélemy est louée par les mêmes +raisons que les massacres de Septembre, et que la faction des Seize, +sous la Ligue, est exaltée au même titre que le Comité de salut +public. Dans ces divers événements, l'auteur voit l'application +d'un principe qu'il affirme être commun au catholicisme et à la +révolution, la «souveraineté du peuple». C'est même par là que le +catholicisme se distingue, à ses yeux, du protestantisme, fondé sur +l'individualisme, sur la «souveraineté du moi». «Cette souveraineté +du peuple, dit-il, ne signifie autre chose que la souveraineté du but +d'activité commune qui fait une nation.» L'individu peut se tromper +sur son but d'activité; l'universalité du peuple ne se trompera +pas. Toutefois Buchez réserve au pouvoir le «principe initiateur», +de sorte que la souveraineté du peuple, déjà confondue avec la +souveraineté du but, finit par aboutir à la souveraineté de ceux qui +ont conscience de ce but: tels ont été, par exemple, les jacobins +pendant la Révolution. Quant à ceux qui se mettent en contradiction +avec ce but, ou qui se montrent seulement incrédules, ils peuvent +être traités en ennemis. «L'intérêt du but social justifie tout.» +Pour le moment, cependant, Buchez ne songe pas à user de la force: +c'est par la persuasion qu'il veut établir le règne de la fraternité. +Son moyen pratique est l'association, mais l'association libre et +volontaire. Il commence par s'adresser aux ouvriers et les engage +à mettre en <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> commun leurs outils, leur argent, leur travail, +et à se constituer un capital inaliénable auquel ils ajouteront, +chaque année, le sixième de leurs bénéfices; tous les salaires des +associés seront égaux, calculés uniquement sur la durée du travail; +le gérant, nommé par les ouvriers, ne doit être, suivant la parole +du Christ, que le serviteur de tous; la fortune sociale fera face +aux éventualités du chômage et de la maladie. Donc plus de misère, +plus d'inégalité, plus de conflits entre le travail et le capital. +Buchez se flatte que, par la contagion de l'exemple, ces associations +s'étendront à l'industrie entière, puis à l'agriculture. Quand tous +les individus accompliront ainsi le devoir de la fraternité, l'État +s'organisera sur ce modèle; César, lui aussi, deviendra le serviteur +de tous, et la France pourra enfin remplir sa mission dans le monde.</p> + +<p>Tout cela formait un ensemble étrange et singulièrement mêlé. Est-il +besoin d'en marquer les points faibles ou vicieux? Qui ne voit, +par exemple, quelle large part de chimère il y avait dans ce rêve +d'associations fraternelles et égalitaires, embrassant tous les +travaux industriels et agricoles? Est-il rien de plus outrageant pour +la conscience que cette apologie des crimes révolutionnaires? rien de +plus contraire à la liberté que cette «souveraineté du but social»? +Sur ces deux derniers points, Louis Blanc et les autres historiens ou +théoriciens du néo-jacobinisme ne feront guère que copier l'auteur +de l'<cite>Histoire parlementaire</cite>. Enfin, rien de plus faux que cette +prétendue communauté de principes entre la révolution et l'Évangile. +Pour l'établir, Buchez était obligé de se faire une religion +à lui<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>; il ne se contentait pas sans doute d'une sorte de +philosophie <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> chrétienne, et professait un catholicisme positif +fondé sur le dogme révélé; mais ce catholicisme était singulièrement +déformé et incomplet; il y était beaucoup question de l'amour des +hommes, peu de l'amour de Dieu, nullement de l'autorité de l'Église +ou de la participation aux sacrements; celui que l'on proposait à +l'adoration était moins l'Homme-Dieu qu'une sorte de Christ social, +personnel à la vérité, vivant, mais mal défini.</p> + +<p>Néanmoins, cette doctrine toute spiritualiste, imprégnée de moralité +et de charité chrétiennes, proclamant les devoirs du peuple avant +de revendiquer ses droits, lui parlant de dévouement au lieu +de jouissance, était bien supérieure à celle des autres écoles +socialistes. Plusieurs de ses adeptes étaient des âmes généreuses +et pures; tel catholique, qui se trouvait les approcher, revenait +surpris, touché, édifié même de leurs sentiments<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a>. Ils se +recrutèrent, au début, dans la jeunesse bourgeoise, notamment parmi +les artistes et les médecins. Mais cela ne suffisait pas à Buchez, +qui désirait surtout gagner des ouvriers. Il y réussit et provoqua la +fondation d'un certain nombre de petites associations coopératives. +Enfin, en septembre 1840, sous la même inspiration, parut le premier +numéro de l'<cite>Atelier, organe des intérêts moraux et matériels des +ouvriers</cite>; ce recueil devait durer jusqu'en 1850.</p> + +<p>L'<cite>Atelier</cite> se distinguait des autres publications démocratiques +en ce qu'il était fondé, soutenu et rédigé exclusivement par de +véritables ouvriers «vivant de leur travail personnel<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a>»; ce fut +le premier journal où ces ouvriers traitèrent <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> eux-mêmes les +questions qui les intéressaient. À ce point de vue, il mérite de +fixer un moment l'attention de l'histoire. L'<cite>Atelier</cite> se disait +socialiste, mais en protestant que son socialisme n'était hostile +ni à la religion, ni à la nationalité, ni à la famille, ni même à +la propriété, bien que sur ce dernier point il fût moins absolu; +il n'hésitait pas à combattre les fouriéristes, les communistes, +les icariens, les socialistes autoritaires, et substituait à leurs +orgueilleuses et périlleuses chimères la propagande plus modeste des +associations coopératives selon la formule de Buchez. Politiquement, +il faisait campagne avec l'extrême gauche, demandait le suffrage +universel, attaquait la bourgeoisie et tous ceux qu'il appelait +les privilégiés, faisait l'apologie de la Terreur, à commencer par +le meurtre de Louis XVI; toutefois, il avouait honnêtement les +faiblesses et les vices du parti radical, détournait les ouvriers +de tout désordre, de toute conspiration, de toute affiliation aux +sociétés secrètes. L'un des caractères les plus remarquables de ce +journal était le souci que les ouvriers rédacteurs avaient de la +moralisation de leurs frères, la gravité émue avec laquelle ils leur +prêchaient le devoir, la fraternité, le sacrifice; ils dénonçaient, +avec une pudeur indignée, tout ce qui, dans les journaux, dans les +livres, au théâtre, pouvait corrompre le peuple. Cette morale dont +ils étaient si préoccupés, ils ne lui reconnaissaient, comme leur +maître, d'autre fondement que le christianisme, et, sans respect +humain, malgré les étonnements, les sourires ou les réclamations +d'une partie de leurs lecteurs, ils proclamaient «la nécessité de +ranimer dans le peuple l'antique foi de ses pères». «Si les laïques, +et particulièrement les démocrates, disaient-ils encore, voulaient +se donner la peine d'examiner sans prévention, d'étudier, de suivre +le mouvement des idées, ils comprendraient bientôt la grandeur du +dogme chrétien; ils verraient la puissance qu'il peut donner même +à des intelligences aussi peu cultivées que <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> les nôtres; ils +verraient que là est la vérité invincible, et ils s'y attacheraient, +parce qu'ils comprendraient qu'il n'y a d'unité possible que par +un lien spirituel, que par la reconnaissance d'un principe commun, +obligatoire pour tous.» Le dogme ne leur suffisait pas; ils +professaient qu'on ne pouvait se passer d'une Église, d'un «pouvoir +spirituel indépendant», d'un «corps spécialement chargé de conserver +le principe moral et de l'enseigner d'une manière uniforme». Ce +n'était pas sans doute que les idées régnantes dans l'Église +catholique leur convinssent toutes. Ils reprochaient au clergé de ne +s'être pas fait révolutionnaire. «Jusqu'à présent, déclaraient-ils, +nous ne sommes ralliés qu'au principe de l'institution catholique; +mais aux personnes, nous ne nous y rallierons que lorsqu'elles nous +sembleront dignes de la haute mission d'enseigner le christianisme.» +En attendant, ils recommandaient aux démocrates d'éclairer le clergé, +de le rassurer, de l'attirer, au lieu de le traiter en ennemi ou +en suspect. La Révolution, disaient-ils, n'a qu'à «se proclamer +chrétienne, à ne vouloir que ce que le christianisme commande»; alors +le clergé sera bien obligé de s'unir à elle.</p> + +<p>Telles étaient les idées développées avec autant de sincérité que +de persévérance par les rédacteurs de l'<cite>Atelier</cite>. Les ouvriers de +ce petit groupe se distinguaient de la plupart de leurs camarades +par leur tenue morale, intellectuelle et même extérieure. Un jour, +celui d'entre eux qui représentait le journal eut à comparaître en +justice: les témoignages contemporains portent trace de l'étonnement +qu'on éprouva à entendre un ouvrier parler à ses juges avec tant de +modération, de décence, de bon goût, de respect pour tout ce qui +devait être respecté. L'<cite>Atelier</cite> ne fut pas sans action religieuse +sur les ouvriers de Paris: il ne les ramena pas à la foi complète, +qu'il ne possédait pas pour son compte; mais il inspira à une partie +d'entre eux une certaine sympathie pour le catholicisme, les habitua +à le regarder comme un allié possible, et non plus comme un ennemi +fatal. On put se rendre compte du changement produit, le jour où le +peuple redevint une fois de plus le <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> maître de Paris. Si ce +même peuple, qui avait brisé la croix en 1830, lui a porté les armes +en 1848; si les prêtres, outragés et menacés dans les rues après +les journées de Juillet, y ont trouvé, après celles de Février, une +pleine sécurité et même souvent des hommages, on le dut en partie à +l'influence de Buchez et de ses disciples.</p> + +<p>Toutefois, en dépit de ses côtés honorables et bienfaisants, l'école +buchézienne n'était pas viable. Elle avait pu jeter une flamme, +donner un élan, mais pour peu de temps. Elle portait en elle-même +des germes de contradiction et de décomposition qui ne devaient pas +tarder à se développer. La plupart des associations ouvrières fondées +sous son inspiration, après avoir prospéré pendant les premiers mois +ou les premières années de ferveur, succombèrent à des difficultés +nées dans leur propre sein: la variété des besoins et des capacités +y rendait intolérable l'égalité des salaires; on ne trouvait plus de +directeurs qui consentissent à être, par désintéressement fraternel, +les «serviteurs de tous»; enfin, l'impatience et l'imprévoyance des +associés refusaient de laisser le sixième des bénéfices dans la +caisse sociale. À cette faillite économique s'ajouta une faillite +doctrinale. Les adhérents reconnurent à l'épreuve, ceux-ci plus tôt, +ceux-là plus tard, l'impossibilité d'unir les principes opposés +de la révolution et du catholicisme. Force était de choisir. Ils +se divisèrent. Les uns, avec M. Corbon, s'enfoncèrent dans la +révolution, en répudiant comme une illusion toutes les aspirations +chrétiennes. Les autres, au contraire, se sentirent poussés a devenir +pleinement catholiques, quelques-uns à se faire prêtres ou même +moines: tel fut M. Roux-Lavergne, l'un des principaux collaborateurs +du maître, qui devint chanoine de Rennes; tels furent surtout +quatre jeunes hommes admirables, d'une âme singulièrement pure et +généreuse, Réquédat, Piel, Besson, Olivaint; les trois premiers +répondirent à l'appel de Lacordaire et moururent, à la fleur de +l'âge, sous l'habit de Saint-Dominique<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a>; le quatrième, <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> +attiré vers la Compagnie de Jésus, devait, après une sainte vie, +succomber martyr de sa foi pendant la Commune<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a>. Ce n'est certes +pas un médiocre honneur pour une école que d'avoir séduit un moment +de pareils hommes. Quant à l'honnête, mais inconséquent Buchez, ceux +de ses disciples qui étaient devenus catholiques furent longtemps +réduits à dire tristement de lui: «Il est pour nous le portier de +l'Église, lui seul n'entre pas.» Il devait cependant être récompensé +de sa droiture; sur son lit de mort, il vit un prêtre et finit en +chrétien<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>.</p> + +<h4>III</h4> + +<p>Les écoles fort différentes de Pierre Leroux et de Buchez ne sont +pas les seules qui soient nées du démembrement du saint-simonisme. +On peut rattacher à la même origine, au moins dans une certaine +mesure, une secte beaucoup plus importante, la secte fouriériste. +Non sans doute que Fourier, qui avait exposé complètement son +système dès 1808, ait emprunté ses doctrines à Saint-Simon, dont les +premiers plans de réorganisation, encore bien incertains et vaporeux, +datent de 1817; mais, comme on le verra tout à l'heure, ce que le +fouriérisme devait recevoir du saint-simonisme, c'était l'élan de +propagande et le personnel même de ses apôtres.</p> + +<p>Né en 1772, à Besançon, d'une famille de commerçants modestes, +Fourier paraît avoir eu la première impression du mal social à cinq +ans, un jour où il fut puni pour avoir dit la vérité à un client que +son père cherchait à abuser. Empêché, faute de naissance, d'entrer, +comme il l'eût désiré, à l'école des officiers du génie, il fut +réduit à embrasser la carrière commerciale, qui lui déplaisait. +Il venait de s'établir épicier à <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> Lyon, en 1793, quand, +dans la révolte de la ville contre la Convention, son magasin fut +pillé et lui-même obligé de faire le coup de feu contre les troupes +républicaines. Arrêté après la prise de la ville, il n'échappa +qu'avec peine à la mort et fut incorporé, comme simple soldat, +dans un régiment de cavalerie. Il fit ainsi quelques campagnes, +puis, rendu à son premier métier, il se trouva, en 1799, commis +d'un négociant marseillais qui l'employa à des spéculations peu +délicates. Toutes ces souffrances morales ou matérielles, venues +soit des habitudes frauduleuses du commerce, soit de l'inégalité des +classes, soit du désordre public, l'amenèrent à cette conclusion que +la civilisation avait fait fausse route: ce n'était pas la nature +humaine, c'était la société qu'il déclarait mauvaise. Peut-être, +en d'autres temps, se fût-il contenté de gémir sur ce mal, sans se +croire en état d'y remédier. Mais il avait été témoin de tant de +changements pendant la Révolution; tout était tellement déraciné, +bouleversé; il avait vu pousser à ce point la prétention de tout +refaire à nouveau, qu'aucune transformation ne l'intimidait ni ne +lui semblait impossible. Non cependant qu'il entendît avoir rien de +commun avec les révolutionnaires: il les détestait et les dédaignait, +il leur en voulait aussi bien pour les épreuves qu'il avait +personnellement subies sous leur règne qu'à cause de leur esprit +de négation et d'anarchie; jamais il ne s'indignait plus vivement +que quand on paraissait le confondre avec les agitateurs du parti +républicain. Ce fut en 1803, par un article publié dans un recueil +lyonnais, qu'il fit, pour la première fois, entrevoir quelques-unes +de ses idées. En 1808, il les exposa d'ensemble, dans son livre sur +la <cite>Théorie des quatre mouvements</cite>, et les compléta, en 1822 et 1829, +par deux autres ouvrages sur l'<cite>Association domestique et agricole</cite> +et sur le <cite>Nouveau monde industriel</cite>. Tout en édictant les lois et +en traçant le plan de la société future, il vivait médiocrement des +emplois subalternes qu'il tenait dans diverses maisons de commerce, à +Lyon d'abord, à Paris ensuite.</p> + +<p>Dans l'œuvre de Fourier, rien du vague de Saint-Simon. Jamais +la chimère n'a été traitée avec une précision si mathématique. +<span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> Comme le feront après lui presque tous les socialistes, il +croit trouver dans l'association le remède aux maux résultant de +la concurrence, du salariat et de la misère. Son association doit +unir non seulement les capitaux, mais les ménages, les familles, +et, pour cette raison, il l'appelle «association domestique». +Jusqu'à présent, le monde était sous le régime de l'«ordre morcelé», +chaque famille ayant son ménage, chaque commerçant sa boutique, +chaque industriel son atelier, chaque cultivateur son champ. À +l'«ordre morcelé», Fourier propose de substituer l'«ordre combiné». +Soient trois cents familles ayant actuellement trois cents ménages +différents; il s'agit de les réunir en un seul ménage, en un seul +atelier; au lieu de trois cents champs, on aura un seul domaine +exploité en commun. Le réformateur fait alors un tableau merveilleux +des économies qui seraient ainsi réalisées. «On est ébahi, écrit-il, +quand on évalue le bénéfice colossal qui résulterait de ces grandes +associations.» Fourier, à la différence des communistes, respecte +le capital et ne rêve pas l'égalité absolue; il divise le revenu +en trois parts: quatre douzièmes au capital, trois douzièmes au +talent, cinq douzièmes au travail. Chacune de ces associations, +composée de dix-huit cents membres, vivant sur un seul domaine +d'une lieue carrée, logée dans un édifice commun magnifiquement +installé, constitue un «phalanstère». Le phalanstère se subdivise en +«phalanges», puis en «séries», enfin en «groupes», chaque «groupe» +se composant de sept ou neuf individus. Tous les rapprochements se +font librement; tous les dignitaires sont élus; nulle coercition, nul +régime autoritaire.</p> + +<p>Mais comment faire que, dans une association si nombreuse, la vie +commune soit agréable ou même seulement tolérable? Comment maintenir +le bon ordre et l'harmonie dans cette caserne sans officiers et +sans discipline, dans ce couvent sans supérieurs et sans règle? +Comment obtenir que chaque associé accomplisse spontanément la part +de travail nécessaire au profit commun? Pour y parvenir, Fourier, +ne se contentant plus de refaire la société, entreprend de refaire +l'ordre moral, <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> de créer, pour ainsi dire, un homme nouveau. +Telle est, en effet, la portée de cette thèse de l'«attraction +passionnelle» par laquelle il prétend résoudre ou plutôt supprimer +le redoutable problème de l'existence du mal sur la terre. L'homme +doit avoir, dit-il, un moyen d'être heureux sur cette terre; +autrement, Dieu ne serait ni bon ni sage. Le tout est de découvrir +ce moyen: c'est ce que les «civilisés» n'ont pas encore su faire. +Se fondant sur cette unité du plan divin qu'il appelle l'«économie +de ressorts», le fondateur du phalanstère estime que la loi de +l'attraction, découverte par Newton dans le monde physique, doit +régir aussi le monde moral. Mais quelle attraction? Fourier, imbu +des idées sensualistes du siècle dernier, ne voit dans l'homme que +l'être sensible, entraîné à agir par les passions. L'attraction doit +donc être passionnelle. Jusqu'alors on nous enseignait à contenir +nos passions, et l'on nous avertissait que la raison nous était +donnée pour cet usage. Erreur, dit notre étrange moraliste; c'est +se faire une idée absurde de Dieu que de supposer qu'il a créé un +homme composé de deux ressorts contradictoires. D'ailleurs, en +fait, la raison est toujours la plus faible, même chez ceux qui ont +charge de prêcher la vertu. Les passions seules viennent de Dieu. Le +devoir et la morale, le mérite et le démérite sont une invention de +l'homme dont il faut se débarrasser au plus vite. Chaque individu +n'a qu'à suivre ses passions; il trouvera ainsi son plaisir, en +même temps qu'il concourra au plan divin. Ne craignez pas qu'il en +résulte quelque désordre; car il est posé en axiome fondamental que +«les attractions sont proportionnelles aux destinées». Si l'on a +pu avoir jusqu'ici mauvaise opinion des passions sans frein, c'est +qu'elles ne se mouvaient pas dans le milieu qui leur convenait. +Elles trouveront ce milieu avec le phalanstère. Dangereuses dans +une réunion restreinte, elles peuvent se développer sans heurt dans +une association nombreuse; leur variété et leur mobilité permettent +alors à chacune de se satisfaire, en même temps que la gradation +infinie des nuances intermédiaires facilite tous les rapprochements, +toutes les libres formations des «groupes» et des <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> «séries». +À ce propos, Fourier se livre à une analyse de ces passions, tantôt +subtilement ingénieuse, tantôt absurdement arbitraire, les classant, +les étiquetant, les numérotant et décrivant leur mécanisme<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a>.</p> + +<p>Par l'effet d'une autre loi que le novateur se vante d'avoir +également découverte, chacun, en cherchant à satisfaire sa passion, +se trouvera accomplir l'œuvre utile au bien commun. Le travail +ne sera plus imposé ni pénible; il se confondra avec la libre +recherche du plaisir, et sera si attrayant qu'on verra s'y livrer +ceux qui s'y dérobent aujourd'hui, les oisifs, les enfants, et +même les «scissionnaires», nom courtoisement donné aux voleurs, +aux vagabonds, aux mendiants de profession. Chaque passion devient +dès lors une source d'activité bienfaisante. Fourier prend, par +exemple, la gourmandise, qu'il regarde comme particulièrement féconde +et qu'il déclare être la mère de toute industrie: il prétend que, +pour satisfaire sa passion, le gourmand trouvera plaisir à faire la +cuisine, plus encore à cultiver le sol. Psychologie discutable, soit +dit en passant: on peut aimer à manger des fruits ou des légumes +délicats, sans être porté à se donner la peine de les apprêter et +surtout de les faire pousser. Y aura-t-il des goûts pour toutes +les occupations et dans la proportion convenable? Fourier répond +imperturbablement par son théorème des «attractions proportionnelles +aux destinées». L'homme doit trouver, dans sa nature même, quelque +chose qui l'attire vers tout ce qu'il est appelé à faire; autrement, +la logique divine serait en défaut. Cette loi s'appliquera même pour +les travaux immondes: se fondant sur le goût de malpropreté qu'il +a remarqué chez beaucoup d'enfants, l'organisateur du phalanstère +se flatte de leur <span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> faire accomplir par plaisir les besognes +les plus répugnantes, et il les fait opérer, vêtus de gaze aux +tendres couleurs et couronnés de roses; c'est la théorie des «petites +hordes», qui obtint, à son apparition, un certain succès de rire.</p> + +<p>Les «petites hordes» sont surtout absurdes. Voici qui devient +odieux. En lâchant la bride à toutes les passions, Fourier ne fait +pas d'exception pour l'amour, ou plutôt pour la volupté charnelle. +Il n'interdit pas, sans doute, le mariage permanent à ceux qui ont +le goût du «familisme», mais il ne l'approuve ni ne l'encourage. La +famille lui paraît être le plus imparfait des groupes, par cette +raison, entre autres, qu'on ne peut changer de père et d'enfants, +tandis qu'on peut changer d'amants, d'amis ou d'associés. Il préfère +donc de beaucoup la liberté amoureuse, la promiscuité des sexes, +qui sera le régime ordinaire du phalanstère. Il aime à s'étendre +sur ce sujet. Tout est prévu, classé, dénommé avec un sang-froid +d'impudeur, une sorte d'inconscience lubrique dont j'aurais quelque +embarras à apporter ici des spécimens. Ne vous inquiétez pas de ce +que deviendront les petits enfants: Fourier n'a jamais vu en eux +que des objets malpropres et incommodes, et il les laisse sous la +surveillance des bonnes, dans les «séristères». D'ailleurs, il compte +sur la stérilité, qui est la conséquence ordinaire de la débauche, +et voit même là un frein bienfaisant au développement excessif de la +population. Quant au bonheur des individus, le cynique réformateur +déclare, d'un ton pénétré, que les plaisirs d'une Laïs, d'une Ninon +ou d'un duc de Richelieu ne peuvent en donner l'idée, et il évoque +les souvenirs du Parc-aux-Cerfs, auquel il s'étonne qu'on ait trouvé +à redire.</p> + +<p>Fourier estime qu'il suffira d'une «épreuve locale» de son système +pour que l'attrait entraîne le reste des hommes et pour qu'au bout +de deux ou trois ans toutes les populations du globe se soient +organisées d'elles-mêmes en six cent mille phalanstères. Alors +plus de patrie; le novateur goûte aussi peu le patriotisme que +le familisme. Les phalanstères se rapprocheront librement pour +constituer des centres provinciaux, des <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> royaumes, des +empires, puis une métropole universelle qui sera construite sur +le Bosphore. Les titres de souveraineté s'échelonneront, depuis +l'<em>unarque</em>, qui commande à une phalange, jusqu'à l'<em>omniarque</em>, +qui est l'empereur du globe, en passant par le <em>duarque</em>, qui +commande à quatre phalanges, le <em>triarque</em> à douze, le <em>tétrarque</em> +à quarante-huit. Commander est du reste un mot impropre; tous +les dignitaires sont élus, et chaque membre du phalanstère n'est +tenu d'obéir qu'à ses propres passions. Quand cette organisation +fonctionnera partout, le monde sera arrivé à l'état d'<em>harmonie</em>. +Les cinq mille ans qui se sont écoulés depuis le commencement de la +terre et pendant lesquels l'humanité a passé successivement par les +phases édénique, sauvage, patriarcale, barbare et civilisée, ont été +une période de malheurs et d'épreuves; vient ensuite une période de +prospérité qui durera soixante-dix mille ans, et à laquelle succédera +une dernière période de calamités, longue de cinq mille ans.</p> + +<p>Fourier ne ressent pas plus d'embarras à disposer du monde physique +que du monde moral et social. Il nous annonce gravement qu'au +jour où l'harmonie régnera par la vertu du phalanstère et de +l'attraction passionnelle, la nature se mettra à l'unisson des +progrès de l'humanité. La terre, qui n'a produit jusqu'à présent que +deux créations, sur dix-huit qu'elle doit successivement opérer, +redeviendra féconde: cette planète est en effet un être qui a deux +âmes, deux sexes, et qui procrée par la conjonction de son fluide +boréal et austral. Alors la mer se dessalera et deviendra une boisson +agréable, pareille à la limonade. Les orangers fleuriront en Laponie, +et les tropiques jouiront d'un climat tempéré. Des «antibaleines» +traîneront nos vaisseaux, et des «antilions» nous transporteront avec +une telle rapidité que, partis de Calais le matin, nous déjeunerons +à Paris, dînerons à Lyon et souperons à Marseille. Mercure, ayant +appris l'alphabet et les conjugaisons, établira une espèce de +télégraphe pour nous transmettre, en vingt ou trente heures, +des nouvelles de nos antipodes. Six lunes jeunes et brillantes +remplaceront la lune, morte de fièvre putride, qui nous jette +aujourd'hui quelques rayons décolorés. <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> L'homme aura sept +pieds, vivra cent quarante-quatre ans, dont cent vingt ans d'exercice +actif en amour. Le genre humain sera porté au grand complet de trois +milliards, et il y aura habituellement sur le globe trente-sept +millions de poètes égaux à Homère, trente-sept millions de géomètres +égaux à Newton, et ainsi de tous les talents.</p> + +<p>Contraste étrange! À le regarder par certains côtés, Fourier paraît +un esprit d'une réelle puissance, bien supérieur, en tout cas, +aux autres faiseurs de systèmes sociaux<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>; cependant, à chaque +page de ses œuvres, on est choqué par quelque absurdité, par +quelque extravagance qui semble d'un fou. Il était personnellement +d'une probité délicate, désintéressé, simple, naïf, menait une +vie tranquille, sans désordre ou tout au moins sans scandale<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a>; +cependant nulle doctrine n'est plus immorale que la sienne; jamais +glorification et organisation plus éhontée de la débauche ne sont +sorties d'un cerveau humain. Qu'est-ce que ces nombreuses marques de +folie et cette large tache d'impureté, sinon le châtiment ordinaire +de l'orgueil humain quand il prétend refaire l'œuvre de Dieu?</p> + +<p>Lorsqu'ils parurent,—en 1808, 1822 et 1829,—les livres de Fourier +n'eurent aucun retentissement. Les journaux ne firent même pas au +novateur l'honneur de le réfuter. Ce fut à peine si, plusieurs années +après sa première publication, il put compter deux disciples, d'abord +M. Muiron, chef de division à la préfecture de Besançon, ensuite +M. Victor Considérant, élève distingué de l'École polytechnique. +Triste de cet insuccès, il était réduit à vivre humblement et même +pauvrement<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>. Il n'eût pu publier ses livres en 1822 et en 1829, +si <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> M. Muiron et quelques autres amis n'en avaient fait +les frais. Mais sa foi n'était pas ébranlée. Il suivait son idée, +insensible et comme étranger à tout le reste. Convaincu qu'un seul +essai suffirait à convertir le monde, il annonça qu'il attendrait, +tous les jours, à midi, l'homme riche qui voudrait lui confier un +million afin de faire les frais du premier phalanstère. Pendant dix +ans, il ne manqua pas un seul jour de rentrer chez lui, à l'heure +indiquée, pour recevoir ce visiteur attendu qui ne vint jamais.</p> + +<p>La révolution de Juillet ne changea d'abord rien à la situation de +Fourier. Le silence et l'ombre, dont il semblait ne pouvoir sortir, +contrastaient avec le bruit et l'éclat qui se faisaient autour +des saint-simoniens. Il assistait à la parade de ces derniers, en +spectateur ironique, dédaigneux et probablement aussi un peu jaloux. +«On ne conçoit pas, écrivait-il à M. Muiron, comment ces histrions +sacerdotaux peuvent se former une si nombreuse clientèle.» Et encore: +«Vous voulez que j'imite leur ton, leurs capucinades sentimentales. +C'est le ton des charlatans. Jamais je ne pourrai donner dans cette +jonglerie.» Ce fut cependant de ce côté que vint le coup de vent qui, +après plus de vingt ans d'attente, enfla pour la première fois ses +voiles. Lors du démembrement de l'école saint-simonienne, deux de +ses membres importants, M. J. Lechevalier et M. A. Transon, rebutés +par les doctrines d'Enfantin, mais non désabusés des chimères, +passèrent au fouriérisme et lui apportèrent une ardeur de propagande +que personne n'avait encore déployée à son service. M. Lechevalier +commença des leçons publiques, tandis que M. Transon publiait, dans +la <cite>Revue encyclopédique</cite> de Pierre Leroux et de Jean Reynaud, un +résumé de la thèse phalanstérienne. Encouragés par ces accessions, +les fouriéristes de la veille se mirent aussi en mouvement. Le +<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> maître lui-même fit des conférences à Paris; Considérant +ouvrit un cours à Metz; de nombreuses publications furent lancées +dans le public. Jamais tant de bruit ne s'était fait autour de cette +doctrine. Quelques mois après, en 1832, l'école se sentit assez +fortement constituée pour se donner un organe périodique qui s'appela +<cite>le Phalanstère</cite> ou <cite>la Réforme industrielle</cite>. Bientôt même, grâce +au concours de M. Baudet-Dulary, député, un essai de colonisation +phalanstérienne fut tenté à Condé-sur-Hesgres, près de Rambouillet; +il échoua complètement. Quoique les adeptes expliquassent cet échec +par l'insuffisance des moyens, l'effet en fut fâcheux, et le crédit +du fouriérisme s'en trouva singulièrement ébranlé. D'ailleurs, la +lumière projetée sur les livres du chef de la secte avait pour +résultat de mettre en relief les immoralités et les extravagances +qui y pullulaient: les premières soulevaient un cri de réprobation, +les secondes un éclat de rire, plus redoutable encore. Vainement les +phalanstériens s'emportaient-ils contre ceux qui se scandalisaient +ou s'égayaient, vainement accablaient-ils les journaux de leurs +explications justificatives: le mouvement des adhésions s'arrêta; +plusieurs fidèles même s'éloignèrent, entre autres MM. Lechevalier et +Transon; ce dernier, d'une âme ardente, généreuse, compatissante aux +malheureux, devait trouver bientôt après, dans le catholicisme, la +vérité qu'il avait longtemps cherchée avec droiture auprès des faux +prophètes. Force fut, en 1834, d'interrompre la publication de la +<cite>Réforme industrielle</cite>.</p> + +<p>Fourier, toutefois, tenait bon: ne fléchissant ni sous le sarcasme, +ni sous l'indignation, il anathématisait ce monde imbécile et +aveugle, exprimait son mépris pour ces «petits Français» incapables +de comprendre la vérité, flétrissait ses adversaires qu'il +classait sous vingt-huit catégories, et continuait à demander +imperturbablement le million dont il avait besoin pour fonder +son premier phalanstère. Traité toujours par ses disciples de +«révélateur», de «démiourgos du monde sociétaire», d'«architecte +du bonheur sur la terre», il morigénait ceux d'entre eux qui, par +peur du rire ou du scandale, <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> voulaient faire quelques +sacrifices au sens commun ou au sens moral. «Je ne ferai pas de +basses concessions», leur disait-il. Faut-il croire que la constance +du maître rendit du cœur aux disciples? Toujours est-il qu'en +1836 il se produisit comme une reprise de la propagande fouriériste. +La <cite>Réforme industrielle</cite> reparut sous le titre de la <cite>Phalange</cite>; +c'était Considérant qui la dirigeait. Fourier ne put lui donner +que quelques articles. Il mourut, le 9 octobre 1837, à l'âge de +soixante-cinq ans, entouré de ses adeptes qui firent graver sur sa +tombe ses deux maximes: <em>Les attractions sont proportionnelles aux +destinées</em>.—<em>La série distribue les harmonies</em>.</p> + +<p>Cette mort ne mit pas fin au fouriérisme, qui, débarrassé de +son bizarre fondateur, prit au contraire plus de développement +et s'organisa en une sorte de corporation sous la direction +de Considérant. Ce dernier, qui avait beaucoup plus de talent +d'exposition que Fourier, alla, de ville en ville, faire des +prédications de «phanérogamie» et d' «harmonie passionnelle». Des +hommes, dont quelques-uns ne manquaient pas de valeur, MM. Cantagrel, +Vidal, Toussenel, Laverdant, etc., concouraient à cet apostolat. +Grâce à la munificence d'un Anglais, la <cite>Phalange</cite> put paraître trois +fois par semaine; bientôt même, l'école eut son journal quotidien, +la <cite>Démocratie pacifique</cite>. Sans abandonner l'ensemble de la doctrine +du maître, ses disciples en laissaient prudemment dans l'ombre les +parties les plus choquantes, pour s'attacher surtout à la thèse +économique; ils ne parlaient plus, du reste, d'une transformation +rapide et universelle, mais seulement d'un travail d'amélioration +successive. Fidèles, en cela, à l'esprit du fondateur de l'école, ils +prirent, surtout au début, grand soin de ne pas se confondre avec le +parti révolutionnaire, et se piquèrent d'être des «pacifiques», comme +le disait le titre même de leur journal. Aussi étaient-ils mal vus +des démocrates militants, qui leur reprochaient de «louvoyer dans +les eaux du monde officiel». Sur beaucoup de questions courantes, +ils parlaient comme les conservateurs. La vérité est qu'ils ne se +rattachaient à aucun parti. Ils affichaient un grand dédain de la +<span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> «comédie parlementaire» et se vantaient «d'avoir tué la +politique». Pour eux, il n'y avait qu'une question, la question +sociale: «L'organisation du travail, disaient-ils, la grande idée +soulevée au commencement du siècle par Fourier, emporte dans son +tourbillon non seulement ceux qui l'acceptent, mais encore ceux qui +s'efforcent de lutter contre elle.» Avec le temps, toutefois, ils +tendirent à se rapprocher de l'extrême gauche, sans se confondre avec +elle, et, vers la fin de la monarchie de Juillet, on les retrouvait +presque toujours faisant campagne contre M. Guizot.</p> + +<p>En somme, après être resté pendant de longues années absolument +ignoré et impuissant, le fouriérisme finissait par prendre une place +relativement importante dans le mouvement intellectuel de ce temps. +Ses thèses étaient sans doute trop abstraites et trop compliquées +pour être comprises et goûtées des masses; la plupart de ses +adeptes étaient des bourgeois, des esprits d'une certaine culture; +quelques-uns, d'anciens élèves de l'École polytechnique. Mais si +ceux-là étaient peu nombreux qui acceptaient et professaient toute la +doctrine, on en retrouvait comme un reflet dans beaucoup d'esprits +dévoyés. Il n'était pas jusqu'à la littérature sur laquelle elle +ne fît sentir son action. Déjà l'on a eu occasion de signaler le +concours donné au socialisme par certains romanciers; concours très +efficace, car le roman pénétrait là où l'on se fût ennuyé d'un livre +abstrait; il arrivait à la raison par l'imagination, ce qui est, chez +beaucoup, le chemin le plus facile et le plus prompt; il donnait aux +chimères une apparence de vie. Parmi ces romanciers socialistes, +nul ne fut plus lu et n'exerça plus d'action qu'Eugène Süe. L'homme +et son œuvre nous sont déjà connus<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>. Pour le moment, je veux +seulement noter que l'un de ses grands romans-feuilletons de cette +époque, les <cite>Sept Péchés capitaux</cite>, publié dans le <cite>Constitutionnel</cite>, +était la détestable mise en scène des pires théories de Fourier sur +la légitimité des passions. Politiquement, le fouriérisme <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> +a exercé aussi une certaine influence, et cette influence a été +mauvaise. Bien que non populaire, il a contribué à développer dans le +peuple cette idée fausse et dangereuse que toute souffrance et tout +mal viennent de l'organisation défectueuse de la société, et qu'ils +disparaîtraient avec un simple changement de cette organisation. +En outre, si peu intelligibles que les subtilités de l'attraction +passionnelle fussent pour des natures grossières, celles-ci n'étaient +que trop disposées à en retenir ces assertions simples, que le devoir +n'existe pas, que toute passion est légitime et que la vie se résume +dans la recherche du plaisir. En tout cela, le fouriérisme faisait +œuvre de décomposition sociale et morale, frayait la voie aux +révolutionnaires, dont il prétendait se distinguer, et assumait sa +part de responsabilité dans leurs méfaits.</p> + +<h4>IV</h4> + +<p>En étudiant le fouriérisme, le saint-simonisme et les autres écoles +prétendues pacifiques qui en dérivaient, nous avons retrouvé l'une +des origines du socialisme révolutionnaire. Cette origine n'est pas +la seule. Il en est une autre qui, pour être moins apparente, peut +cependant être reconnue: pour cela, il faut remonter jusqu'à Gracchus +Babeuf, qui prêchait hautement, sous le Directoire, l'abolition +de la propriété et le partage de toutes les terres, de toutes les +richesses. Cette filiation a échappé à la plupart des contemporains; +mais aujourd'hui l'on a la preuve que, des «égaux» de 1796 aux +socialistes de la fin de la monarchie de Juillet, la tradition s'est +continuée sans interruption. Un homme s'est trouvé, en effet, pour +la recevoir des mains de Babeuf, la garder avec une sorte de piété +sauvage et la transmettre aux générations nouvelles: c'est Buonarotti.</p> + +<p>Né à Pise, en 1761, d'une famille qui prétendait descendre <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> +de Michel-Ange, Philippe Buonarotti s'était jeté avec passion dans +la révolution française. Il prit part à la conspiration des «Égaux», +fut condamné avec Babeuf et jeté en prison pendant que ce dernier +était exécuté. Sous la Restauration, on le retrouve à Bruxelles et +à Genève, fort engagé dans la Charbonnerie, servant de lien entre +les ventes françaises et les ventes italiennes. Il était resté +fidèle à la sinistre mémoire de son premier chef, et publia, en +1828, une <cite>Histoire de la conspiration de Babeuf</cite>, à laquelle il +joignit un exposé des doctrines communistes de ce personnage. Rentré +à Paris après 1830, il fit paraître une nouvelle édition de son +livre. Presque ignoré de la bourgeoisie régnante, pauvre, vivant de +quelques leçons de musique, recueilli, vers la fin de sa vie, par le +marquis Voyer d'Argenson, qui, avec Charles Teste, frère du futur +et trop fameux ministre, fut son plus dévoué partisan, il tenait, +dans le parti révolutionnaire, le rôle d'une sorte de patriarche du +fanatisme démagogique, souvent consulté et exerçant son action non +seulement en France, mais à l'étranger; la «jeune Italie» et Mazzini +relevaient de lui. À sa mort, survenue en 1837, M. Trélat publia +une notice enthousiaste: «La vie de Buonarotti, disait-il, s'est +prolongée soixante-dix-sept ans, sans qu'on y ait découvert aucune +tache<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a>.» Un peu plus tard, au cours de son <cite>Histoire de dix ans</cite>, +M. Louis Blanc faisait un éloge non moins ému de l'ancien complice de +Babeuf, le comparait «aux sages de l'ancienne Grèce» et proclamait +que ses opinions étaient «d'origine céleste»; puis il le montrait, +«du fond de son obscurité, gouvernant de généreux esprits, faisant +mouvoir des ressorts cachés, entretenant avec la démocratie du +dehors des relations assidues, et tenant les rênes de la propagande, +qu'il fallût soit accélérer le mouvement, soit le ralentir<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>». Les +honneurs rendus par les initiés à la mémoire du vieux conspirateur +communiste se sont prolongés jusqu'à nos jours; en 1869, M. Ranc +a donné une nouvelle édition de l'<cite>Histoire de la conspiration +de Babeuf</cite>; <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> dans sa préface, il insiste sur l'influence +considérable de Buonarotti: «C'est grâce aux babouvistes, dit-il, +que, pendant le premier Empire et la Restauration, la tradition +révolutionnaire n'a pas été un seul instant interrompue, et que, +dès les premiers jours de 1830, le parti républicain s'est trouvé +reconstitué<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>.»</p> + +<p>Buonarotti usa naturellement de son autorité sur le parti +démocratique, pour y propager ses idées communistes. Son livre, à +peu près le seul de ce genre qui existât dans les premières années +de la monarchie de Juillet, se lisait dans les ateliers, et les +ouvriers s'y infectaient de «babouvisme». C'est évidemment sous son +influence que, peu après 1830, les idées socialistes ont pénétré dans +les sociétés secrètes et y ont pris, d'année en année, une place +plus large. On les a vues apparaître, dès la fin de 1833, chez les +sectionnaires des <em>Droits de l'homme</em>, qui pourtant étaient surtout +des agitateurs politiques et des doctrinaires républicains<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>. Elles +furent plus visibles encore dans la société des <em>Familles</em> et dans +celle des <em>Saisons</em>, sous l'inspiration de Blanqui et de Barbès<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>; +le journal <cite>l'Homme libre</cite>, qui fut, en 1838, l'organe clandestin de +la seconde de ces associations, était absolument babouviste. En même +temps, des journaux révolutionnaires, comme le <cite>Bon Sens</cite>, rédigé +par MM. Cauchois-Lemaire, Rodde et Louis Blanc, ouvraient une porte +plus ou moins large aux élucubrations antisociales. Certaines petites +feuilles, l'<cite>Égalité</cite> et l'<cite>Intelligence</cite>, ne renfermaient pas autre +chose.</p> + +<p>Ce fut surtout après l'émeute avortée du 12 mai, vers la fin de 1839 +et en 1840, que se produisit, dans les bas-fonds révolutionnaires, +une sorte de fermentation communiste. Les sectes <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> se +multiplièrent: <em>égalitaires</em>, <em>communistes</em>, <em>révolutionnaires</em>, +<em>fraternitaires</em>, <em>communitaires</em>, <em>communautistes</em>, <em>unitaires</em>, +etc. Comme on redoutait que cette variété ne nuisît à la puissance +de l'action, un certain nombre de meneurs se réunirent à Londres, en +novembre 1839, pour arrêter un programme commun<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a>. On avait choisi +une ville étrangère, par crainte de la police parisienne. Un rapport +fut rédigé «sur les moyens à prendre pour mettre la France dans une +voie révolutionnaire, le lendemain d'une insurrection victorieuse». +Le premier acte devait être la constitution d'un triumvirat +dictatorial nommé, non par la majorité du peuple, «qui pourrait se +tromper», mais par les «auteurs de l'insurrection». Ce triumvirat +décrétera, entre autres mesures, la suspension de l'exportation +des grains, le maximum sur les denrées alimentaires et le droit de +tout homme à l'existence. Le gouvernement «se fera, au profit de +la nation, premier manufacturier, directeur suprême de toutes les +industries»; il aura des magasins pour vendre ses produits et créera +des ateliers nationaux. Les enfants, à partir de cinq ans, seront +enlevés à leurs parents et livrés au gouvernement, pour que celui-ci +«leur inculque les bons principes». Tout auteur d'un livre ou d'un +article de journal tendant à rétablir l'ancien ordre de choses sera +condamné comme contre-révolutionnaire. Quant aux dépenses publiques, +on y fera face par les moyens suivants: émission de papier-monnaie; +séquestration des biens appartenant aux familles des individus qui +ont participé aux actes gouvernementaux depuis 1793; capitalisation +de l'impôt dans certains cas; abolition de l'hérédité des fortunes en +ligne collatérale; attribution à l'État de la quotité disponible dans +les héritages en ligne directe. Ce rapport, dont je ne fais connaître +qu'incomplètement les odieuses extravagances, fut imprimé à Londres +et distribué aux délégués, qui s'ajournèrent au mois de septembre +1840 pour prendre une décision. Ils se retrouvèrent <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> en +effet réunis à cette date et, après délibération, adoptèrent à +l'unanimité les conclusions du rapport.</p> + +<p>Tout en s'organisant ainsi dans l'ombre, les communistes +s'enhardissaient à faire des manifestations publiques; tel fut, +le 1<sup>er</sup> juillet 1840, le banquet de Belleville, dont il a été +parlé<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a>. Des publications de toutes sortes<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>, de petits +journaux, peu connus du monde bourgeois, mais ayant accès dans les +ateliers, notamment la <cite>Fraternité</cite>, fondée en 1845, répandaient +leurs doctrines et surtout leurs haines dans les centres industriels. +De nombreux ouvriers s'improvisaient apôtres du communisme auprès +de leurs camarades. «Je connais personnellement à Lyon et dans la +banlieue, écrivait Proudhon en 1844, plus de deux cents de ces +apôtres qui tous font la mission en travaillant... Tout cela, +vous pouvez m'en croire, aboutira à quelque chose, et le mouvement +n'est pas près de se ralentir; il y a progrès, et progrès effrayant +au contraire.<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a>» Ces prédicateurs trouvaient facilement des +auditeurs. «La propagande du communisme, observait alors Henri +Heine, possède un langage que chaque peuple comprend: les éléments +de cette langue universelle sont aussi simples que la faim, l'envie, +la mort. Cela s'apprend facilement<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a>.» Par moments, les passions +ainsi surchauffées dans les bas-fonds sociaux faisaient explosion au +dehors. Tel avait été, à la fin de 1841, l'attentat de Quénisset, +œuvre de la secte des <em>Égalitaires</em><a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a>. Plusieurs années +après, un procès criminel révélait l'existence d'une autre secte, +fondée en juillet 1846, celle des <em>Communistes matérialistes</em>: +ceux-ci, ouvriers de leur état, avaient décidé de détruire le +gouvernement et la société, non par l'insurrection ouverte, mais +en se servant des moyens nouveaux fournis par la physique et la +chimie; pour se procurer l'argent nécessaire, <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> ils étaient +convenus de recourir au vol, estimant que le vol commis en vue de +l'affranchissement de l'humanité était licite. Ce fut à l'occasion +d'un de ces vols qu'ils furent poursuivis et condamnés<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a>. Quelques +rares observateurs jetaient les yeux, de temps à autre, sur ce +travail souterrain et en étaient épouvantés: de ce nombre était +Henri Heine, qui revenait souvent sur ce sujet, dans ses lettres +à la <cite>Gazette d'Augsbourg</cite>. Il ne se lassait pas de signaler «cet +antagoniste de l'ordre existant, qui garde son terrible incognito et +qui réside, comme un prétendant nécessiteux, dans les sous-sols de la +société officielle»; puis il ajoutait: «Communisme est le nom secret +de cet adversaire formidable qui oppose le règne des prolétaires, +dans toutes ses conséquences, au règne actuel de la bourgeoisie. Ce +sera un épouvantable duel. Comment se terminera-t-il? C'est ce que +savent les dieux et déesses dont la main pétrit l'avenir. Pour notre +part, nous savons seulement que le communisme, bien qu'il soit peu +discuté à présent et qu'il traîne son existence souffreteuse dans des +mansardes cachées, sur sa couche de paille misérable, est pourtant le +sombre héros à qui il est réservé un rôle énorme, quoique passager, +dans la tragédie moderne, et qui n'attend que la réplique pour entrer +en scène<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>.»</p> + +<h4>V</h4> + +<p>L'agitation communiste dont nous venons de parler était à peu près +anonyme. Les publications, assez nombreuses à partir de 1839, dans +lesquelles des écrivains déclassés ou même de simples ouvriers +traçaient le plan d'une société idéale où tout serait partagé sous +la surveillance de l'État, demeuraient ignorées en dehors d'un +petit cercle; elles témoignaient de la fermentation des esprits +plutôt qu'elles n'exerçaient elles-mêmes une action étendue. Il est +un livre cependant qui, sans <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> être plus éloquent ni plus +original que les autres, s'est trouvé avoir trop de retentissement, +et a contribué trop efficacement à populariser le communisme, pour +qu'on ne fasse pas à l'œuvre et à son auteur une place à part: +nous voulons parler du <cite>Voyage en Icarie</cite>, publié en 1840 par M. +Cabet.</p> + +<p>À cette date, Étienne Cabet était âgé de cinquante-deux ans; figure +ronde et béate, expression vulgaire avec affectation de sensibilité +philanthropique; faux bonhomme, rusé, égoïste, et qui, avant de +prendre, par calcul, ce masque paterne, avait été l'un des violents +du parti révolutionnaire. Fils d'un tonnelier de Dijon, il fit +ses études comme boursier, puis, devenu avocat, il joua, sous la +Restauration, un rôle actif dans les sociétés secrètes. Ce lui fut +un titre suffisant, en août 1830, pour que M. Dupont de l'Eure +l'envoyât d'emblée procureur général à Bastia; mais l'exagération +de ses opinions le fit révoquer par le ministère Périer; il en +garda une amère rancune au gouvernement de Juillet. Nommé député +par les électeurs de la Côte-d'Or, il siégea à l'extrême gauche, +fonda le journal <cite>le Populaire</cite> et publia divers pamphlets contre la +monarchie. Ses excès de plume lui attirèrent plusieurs poursuites et, +en 1834, une condamnation à deux ans de prison. Il se réfugia alors +en Angleterre, où il resta jusqu'en 1839. Ce fut là, en lisant Thomas +Morus et en causant avec Owen, qu'il résolut de se faire socialiste, +communiste même, et qu'il composa son <cite>Voyage en Icarie</cite>. Il en avait +terminé le manuscrit dès le commencement de 1838; mais, rendu prudent +par ses premières mésaventures judiciaires, il consulta ses amis, +entre autres Lamennais, pour savoir si un tel livre ne l'exposerait +pas à des poursuites. Il en retarda la publication jusqu'en janvier +1840, et encore, à cette époque, le fit-il paraître d'abord sans +bruit et sous le pseudonyme de Dufruit. Ce ne fut qu'aux éditions +suivantes qu'il osa le signer de son nom.</p> + +<p>Le <cite>Voyage en Icarie</cite> est une sorte de roman, ce qui permet à +l'auteur d'en prendre à son aise avec les réalités et lui rend +faciles les affirmations les plus arbitraires. Voici la fable: +Un <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> jeune Anglais, lord Carisdall, se rend, en décembre +1835, dans l'Icarie, où la société est organisée selon les idées +de Cabet, et où, par suite, tout le monde est aussi heureux que +vertueux. Les honneurs de ce pays sont faits au voyageur par un jeune +homme dont le grand-père, un ancien duc, avait été le compagnon du +charretier Icar, fondateur de l'Icarie; le père de ce même jeune +homme, autrefois magistrat éminent, est serrurier de son état, et +sa sœur, après avoir reçu la plus brillante éducation, exerce +la profession de couturière. N'est-ce pas un coup de maître, pour +gagner le cœur des ouvriers, que de débuter ainsi en ramenant +à leur niveau et en mêlant à leurs rangs les aristocrates de la +naissance et de l'éducation? En Icarie, les biens sont communs; +l'État possède tout le capital social et en répartit les revenus +entre les membres de la société, non plus même suivant la capacité, +comme le voulaient les saint-simoniens, mais suivant les besoins de +chacun; il loge, habille, nourrit tous les citoyens; la table est +même fort recherchée, ce qui ne devait pas être la moins efficace +des séductions à l'adresse des affamés<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a>. Chacun travaille, mais, +comme dans le phalanstère, le travail est attrayant et, grâce à des +machines merveilleuses, ne dure que cinq ou six heures par jour. +N'objectez pas que l'absence d'intérêt personnel produira, comme +toujours, la paresse. L'auteur affirme que nul ne se refusera à +travailler, du moment où l'oisiveté sera, en Icarie, aussi infâme +qu'ailleurs le vol. Tout est réglé par l'autorité, le lever, le +coucher, le travail, les repas, le silence, les conversations, les +chants, les récréations. Personne qui ne reçoive sa tâche, aussi +bien le savant et l'artiste que les manœuvres. On ne peut écrire +de livres nouveaux qu'avec la permission ou plutôt sur la commande +du gouvernement; quant à ceux des livres anciens que le pouvoir +juge dangereux, <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> ils sont brûlés. Ni juges, ni avocats, ni +gendarmes, dans cette société d'où, paraît-il, les mauvaises passions +de l'homme ont été extirpées en même temps que la propriété. Si, par +impossible, un crime était commis, l'auteur en serait enfermé dans +une maison de santé, car ce ne pourrait être qu'un fou. Il semblerait +que ce communisme dût aboutir à la promiscuité des sexes; Cabet +conserve cependant la famille, et nous affirme même qu'en Icarie +elle sera garantie contre toute impureté, contre toute faiblesse. +Cette sorte d'inconséquence venait-elle d'un scrupule de pudeur? +N'était-elle pas plutôt un calcul de prudence? En effet, à ceux de +ses disciples qui, plus logiques, concluaient à la communauté des +femmes, le maître se bornait à répondre qu'ils s'exposeraient ainsi à +être poursuivis comme les saint-simoniens, et que c'était déjà bien +assez de s'attaquer à la propriété, sans se mettre, au même moment, +sur les bras les défenseurs de la famille. Il semblait donc arrêté +surtout par une considération d'opportunité.</p> + +<p>Cabet se défend de vouloir imposer son régime par la violence. En +attendant que les peuples séduits aient fait du monde une vaste +Icarie, il veut bien indiquer les mesures transitoires par lesquelles +on peut s'acheminer vers cette transformation: suppression de +l'armée; prélèvement de cinq cents millions sur le budget pour +entretenir des ateliers nationaux et payer le logement des pauvres; +fixation par l'État du salaire des ouvriers et du prix des objets de +consommation, impôt progressif sur la richesse et le superflu.</p> + +<p>Le système icarien ne tient aucun compte des conditions de la nature +humaine ni des plus simples exigences du bon sens; il n'est du reste +pas plus agréable pour une imagination délicate que satisfaisant +pour une raison droite; mais la nullité, la platitude, l'absurdité, +le ridicule même ne sont pas des motifs d'insuccès auprès du +vulgaire. Dans l'œuvre de Cabet, tout était combiné, avec une +certaine adresse subalterne, pour caresser et séduire la convoitise, +l'amour-propre, la jalousie des pauvres gens. Cette vision de vie +facile et plantureuse, présentée comme une réalité vivante, touchait +ceux qui peinaient, <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> mieux que n'eussent pu le faire les +raisonnements les plus rigoureux ou les plus ingénieuses inventions. +Ajoutez un certain ton de sensibilité dont la naïveté populaire était +facilement dupe. Aussi le succès fut-il considérable. Le législateur +de l'Icarie devint, dans une partie du monde ouvrier, l'objet d'une +sorte de dévotion attendrie; traité de <em>père</em> par ses adeptes, il +recevait des députations d'hommes et de femmes venant lui apporter +d'immenses bouquets. Ce rôle d'idole plaisait à son égoïsme et à +son orgueil. Ignorant tout ce qui n'était pas lui, il souriait avec +une bienveillance dédaigneuse, quand quelqu'un lui parlait d'autre +chose que de ses ouvrages. On ne saurait d'ailleurs lui refuser une +certaine habileté d'organisation et de propagande. D'une fécondité +égale à sa médiocrité, il multipliait les brochures, toutes roulant +sur les doctrines icariennes, promettant le même bonheur et la même +égalité; c'était généralement un dialogue où son partisan, maître +Pierre, confondait maître Jacques, son adversaire, le tout avec +accompagnement de lettres dans lesquelles des correspondants inconnus +ou supposés témoignaient de leur admiration et de leur vénération +pour le réformateur. Il avait trouvé moyen de se créer une armée de +courtiers fanatiques qui s'en allaient placer ses brochures dans +les ateliers de Paris et de province, au profit de ses idées et +de sa bourse. Ainsi se formèrent des centres «icariens» à Lyon, à +Toulouse, à Marseille, à Limoges, à Mulhouse, à Saint-Quentin et +dans d'autres villes industrielles. Si bien qu'au lendemain de la +révolution de 1848, Cabet est apparu comme une des puissances avec +lesquelles le gouvernement provisoire était obligé de compter. Quelle +plus saisissante preuve de son crédit que la douloureuse odyssée de +ces centaines d'ouvriers et d'ouvrières qui sont partis alors, sur +la foi de sa parole, pour les solitudes du Texas, afin d'y chercher +cette Icarie dont le mirage avait séduit et allumé leurs grossières +imaginations! Qui peut même affirmer que ces malheureux seront +désabusés, quand, après le plus lamentable des avortements, ils +reviendront décimés, déguenillés et décharnés?</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> VI</h4> + +<p>Ce fut en 1840, quelques mois après la publication du <cite>Voyage en +Icarie</cite>, que Louis Blanc fit paraître sa brochure sur l'<cite>Organisation +du travail</cite>: il n'avait pas encore trente ans. Il était né en 1811, +à Madrid, où son père remplissait les fonctions d'inspecteur des +finances du roi Joseph; sa mère était une Pozzo di Borgo, d'une +distinction rare et d'une vive piété; son grand-père maternel, +royaliste ardent, avait été guillotiné pendant la Terreur. La chute +de Napoléon priva le père de Louis Blanc de sa place et laissa sa +famille dans la gêne. Toutefois, en souvenir de l'aïeul, Louis XVIII +accorda une pension à l'ancien fonctionnaire impérial et des bourses +de collège à ses deux fils. Ceux-ci, ayant terminé leurs études et +perdu leur mère, étaient en route pour chercher fortune à Paris, +quand éclata la révolution de 1830<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>. Cet événement les priva de +la pension faite à leur père: ce n'était plus seulement la gêne, +c'était la misère, d'autant que, sous ce coup, M. Blanc, déjà malade +et assombri, vit sa raison s'égarer. Voilà donc Louis, à dix-neuf +ans, cherchant péniblement un gagne-pain, en compagnie de son frère +cadet. Tour à tour copiste, clerc d'avoué, répétiteur, frappant à +des portes qui ne s'ouvraient pas toujours, non seulement il était +entravé dans son ambition, mais n'avait pas chaque soir de quoi +manger: dénuement que le contraste lui faisait ressentir plus encore, +quand, invité par un parent riche, et dissimulant sa pauvreté, il se +retrouvait, pour quelques heures, dans ce monde élégant où le sort +l'avait fait naître<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>. Que d'amertumes s'amassèrent alors dans +cette <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> âme, énergique sans doute, tenace, mais orgueilleuse, +haineuse, jalouse! Que de serments d'Annibal contre la société à +laquelle le jeune homme s'en prenait de ses privations et de ses +humiliations! Lui-même a dit plus tard, en 1848, dans une de ses +conférences du Luxembourg: «Si je n'ai pas été ouvrier comme Albert +et comme vous, j'ai subi de votre existence tout ce qu'elle peut +contenir de plus amer. Moi aussi, j'ai été pauvre, j'ai vécu à la +sueur de mon front; dès mes premiers pas dans le monde, j'ai porté le +fardeau d'un ordre social inique, et c'est alors que, devant Dieu, +devant ma conscience, j'ai pris l'engagement, si je cessais un jour +d'être malheureux, de ne jamais oublier ce qui a fait le malheur d'un +si grand nombre de mes frères.»</p> + +<p>Aux souffrances de la pauvreté s'ajoutait, pour le jeune Louis Blanc, +la mortification, peut-être plus douloureuse encore, de sa petite +taille; il avait un aspect si enfantin que, même plus tard, tous ceux +qui le voyaient pour la première fois lui donnaient douze ou treize +ans<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a> et le traitaient en conséquence, les hommes ne le prenant +pas au sérieux et les femmes riant de ses velléités galantes. En +quête d'une place, il fut conduit, un matin, par M. Flaugergues, chez +le duc Decazes, grand référendaire de la Chambre des pairs; celui-ci +<span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> était assis sur son lit, lisant un journal. M. Flaugergues, +après les formalités d'usage, recommanda son protégé au duc, qui, +se tournant vers Louis Blanc, le frappa légèrement sur la joue: +«Eh bien, dit-il, nous verrons ce qu'on peut faire pour ce petit +garçon.» «Je sortis et ne le revis plus», racontait, longtemps après, +Louis Blanc encore tout mortifié de cette scène; et il ajoutait, en +savourant sa vengeance: «Étrange moquerie du destin! Le 1<sup>er</sup> mars +1848, il était donné à ce petit garçon de coucher dans le lit où il +avait vu le duc assis, plusieurs années auparavant, et que le duc +venait de quitter<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a>.»</p> + +<p>Bientôt, cependant, l'horizon s'éclaircit devant Louis Blanc. Il +trouva une place de précepteur chez un fabricant d'Arras, et fit +ses débuts de journaliste dans la feuille radicale de cette ville. +Revenu à Paris en 1834, il collabora au <cite>Bon Sens</cite>, au <cite>National</cite>, +au <cite>Monde</cite>, se fit remarquer par Carrel, se lia avec Godefroy +Cavaignac, et acquit assez d'importance pour devenir, le 1<sup>er</sup> +janvier 1837,—il n'avait alors que vingt-cinq ans,—rédacteur en +chef du <cite>Bon Sens</cite>; puis, ce journal ayant disparu en 1838, il fonda +et diriga la <cite>Revue du progrès</cite>, dans laquelle écrivirent Félix Pyat, +Étienne Arago, E. Duclerc, Dupont l'avocat, Godefroy Cavaignac, +Dornès, Mazzini, etc... Aussi Henri Heine pouvait-il dire de lui, +en 1840, qu'il était «une des notabilités du parti républicain», et +il ajoutait: «Je lui crois un grand avenir, et il jouera un rôle, ne +fût-ce qu'un rôle éphémère; il est fait pour être le grand homme des +petits, qui sont à même d'en porter un pareil avec facilité sur leurs +épaules<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>.» Son talent était déjà ce qu'on l'a connu depuis, plus +d'un rhéteur que d'un homme politique. La phrase était bien faite, +soignée, d'allure noble et solennelle, non sans élégance, ni même +parfois sans une certaine éloquence sentimentale qui rappelait le +dernier siècle, mais un peu monotone, manquant de relief, d'imprévu +et de jeunesse. Il tenait beaucoup de Rousseau pour la forme et le +fond. Fort occupé et fort soigneux de son succès, attentif à flatter +le peuple et à se <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> faire en même temps, auprès des délicats, +le renom d'un lettré, habile surtout à se ménager des appuis dans +les journaux démocratiques de toute nuance, il savait, au besoin, se +faire modeste et doucereux, tout en demeurant au fond très dédaigneux +et très personnel<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>.</p> + +<p>En entrant dans la presse, Louis Blanc s'était engagé dans le parti +républicain extrême, se posant en radical, en jacobin, nullement +libéral et faisant ses dévotions à Robespierre. Mais, bien qu'il +parût alors principalement préoccupé de poursuivre une révolution +politique, il se distinguait de la plupart des hommes à côté desquels +il écrivait, par un accent et un tour d'idées socialistes. Avec le +temps, ce caractère devint de plus en plus marqué, et fut tout à fait +dominant dans les articles de la <cite>Revue du progrès</cite>. Il n'était pas +jusqu'à l'<cite>Histoire de dix ans</cite>, parue en 1840, où ne se trahît le +parti pris de changer la société: sans doute, ce pamphlet historique +était avant tout une machine de guerre contre la monarchie de +Juillet; mais derrière cette monarchie l'écrivain poursuivait, avec +une singulière âpreté de haine et de dénigrement, la bourgeoisie, +envisagée comme la personnification des idées économiques régnantes, +de la concurrence, du laisser-faire, du crédit individuel, de la +féodalité financière, de l'«individualisme», de toutes ces «doctrines +sans entrailles» qui ne songent qu'«à augmenter la masse des biens, +sans tenir compte de leur répartition», qui «éloignent l'intervention +de tout pouvoir tutélaire dans l'industrie», qui «protègent le fort +et laissent l'existence du faible à la merci du hasard<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a>».</p> + +<p>Ce fut surtout par sa brochure sur l'<cite>Organisation du travail</cite>, +publiée en septembre 1840<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a>, que Louis Blanc prit rang parmi +<span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> les théoriciens du socialisme. L'auteur débutait par poser +vivement cette question: «Le pauvre est-il un membre ou un ennemi +de la société? Qu'on réponde. Il trouve, tout autour de lui, le sol +occupé. Peut-il semer la terre pour son propre compte? Non, parce +que le droit de premier occupant est devenu droit de propriété. +Peut-il cueillir les fruits que la main de Dieu fait mûrir sur le +passage des hommes? Non, parce que, de même que le sol, les fruits +ont été appropriés.» Louis Blanc poursuivait ses interrogations; il +montrait le pauvre ne pouvant pas même tendre la main ou s'endormir +sur le pavé des rues, parce qu'il y a des lois contre la mendicité +ou le vagabondage; puis il ajoutait: «Que fera donc ce malheureux? +Il vous dira: «—J'ai des bras, j'ai une intelligence... Tenez, +prenez tout cela, et en échange, donnez-moi un peu de pain.» C'est +ce que font et disent aujourd'hui les prolétaires. Mais, ici même, +vous pouvez répondre au pauvre: «—Je n'ai pas de travail à vous +donner.» Que voulez-vous qu'il fasse alors? Vous voyez bien qu'il +ne lui reste plus que deux partis à prendre: se tuer ou vous +tuer.» L'auteur concluait que l'État devait «assurer du travail au +pauvre»; non que cette conclusion lui parût satisfaire pleinement +aux exigences de la «justice»; il faudrait davantage pour établir +véritablement «le règne de la fraternité»; mais du moins, ce travail +une fois assuré, «la révolte ne serait plus rendue nécessaire». Ce +résultat, si modeste qu'il fût, Louis Blanc constatait qu'il n'était +pas atteint. Pourquoi? À cause de la concurrence; là est, selon +lui, tout le mal, le vice capital de l'organisation sociale. La +liberté du travail n'est qu'un mensonge: elle aboutit à une guerre +sauvage, non seulement entre le capital et le travail, mais entre +le travail et le travail, entre le capital et le capital; elle +amène, par suite, la baisse continue des salaires, l'écrasement des +faibles, l'asservissement des pauvres et la constitution d'une +féodalité industrielle. Suivait <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> un tableau tragique des +misères du prolétariat ouvrier, des vices et des crimes qui en sont +la conséquence, de la famille dissoute, de l'enfance atrophiée et +pervertie, etc. Que tout fût imaginaire dans ce tableau, nul ne +pourrait l'affirmer; mais l'auteur exagérait violemment le désordre, +envenimait et exaspérait perfidement les souffrances; et puis, +n'était-il pas arbitraire d'imputer à la seule concurrence un mal qui +avait beaucoup d'autres causes économiques et surtout morales?</p> + +<p>Où Louis Blanc cherchait-il le remède? Tout d'abord, resté factieux +en devenant utopiste, il combattait ceux qui, comme les fouriéristes +et les saint-simoniens, se bornaient à rêver le changement de la +société sans vouloir bouleverser le gouvernement. Pour lui, si +la révolution sociale est le but final, la révolution politique +est le moyen nécessaire. L'émancipation du prolétariat lui paraît +d'ailleurs une œuvre trop compliquée pour s'accomplir par des +efforts individuels. Il y faut appliquer «la toute-puissance de +l'État». Donc les prolétaires doivent commencer par s'emparer du +pouvoir. «Prenez-le pour instrument, leur dit-il, sous peine de le +rencontrer comme obstacle.» Cet État, dont Louis Blanc ne craint +pas de développer sans mesure l'autorité et l'intervention, sera +«le régulateur suprême de la production»; à lui de prévenir les +crises qui naissent de la libre concurrence. Comment, d'après quels +principes, sur quelles données? L'auteur néglige de l'indiquer. +L'État doit être en outre le «banquier des pauvres» et leur «fournir +les instruments de travail». Sur ce point, Louis Blanc veut bien +préciser son système. Le gouvernement fera un grand emprunt dont le +produit servira à créer des «ateliers sociaux» affectés aux diverses +branches de l'industrie. Les statuts de ces ateliers, rédigés par +les pouvoirs publics, auront force de loi. Les salaires y seront +égaux, par cette raison qu'ils doivent être réglés non d'après la +capacité ou les œuvres, mais d'après les besoins. Il paraît que +le vieux mobile de l'intérêt personnel sera heureusement remplacé, +chez l'ouvrier émancipé, par le sentiment de l'honneur collectif, et +par une disposition, présumée permanente, à la <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> fraternité +et au dévouement. La hiérarchie des fonctions, dans l'intérieur de +chaque atelier, sera constituée par le gouvernement, la première +année; par l'élection, les années suivantes. Les hommes ainsi appelés +à remplir l'office des patrons, des ingénieurs, des chefs d'usines +et de comptoirs, ceux qui devront apporter la science, l'expérience, +la direction, l'esprit d'initiative ou de prévoyance, si essentiels +au succès de l'entreprise industrielle, n'auront pas un salaire plus +considérable que le moindre ouvrier; ils n'auront non plus aucune +responsabilité. Quant aux capitalistes, ils sont autorisés, invités +même à apporter leur argent; on leur servira un intérêt garanti +par l'État, qui prend ainsi à sa charge tous les risques de la +gestion; mais ils ne toucheront rien des bénéfices. Ces bénéfices +seront divisés en trois parts: l'une, répartie également entre +tous les membres de l'atelier; l'autre, destinée à l'entretien des +vieillards, des malades, et à l'allègement des crises industrielles; +la troisième, consacrée à fournir des instruments de travail à ceux +qui voudraient faire partie de l'association, de telle sorte que +celle-ci pourra s'étendre indéfiniment, même au delà des possibilités +de la consommation. Chaque membre aura le droit de disposer de son +salaire, mais l'auteur compte bien que l'association des travaux +conduira à «l'association des besoins et des plaisirs», c'est-à-dire +au communisme complet, qui est en effet le dernier mot du système. +Il compte aussi que les ateliers nationaux feront une concurrence +mortelle à l'industrie privée, ainsi réduite, avant peu, à capituler +aux mains de l'État; au besoin, on s'arrangerait pour qu'il en fût +ainsi: c'est ce que Louis Blanc appelle «se servir de la concurrence +pour tuer la concurrence». Révolution complète qu'il nous affirme +devoir s'accomplir facilement, rapidement et pacifiquement. Ce ne +sera du reste qu'une transition, et il nous laisse entrevoir, dans +les brumes de l'horizon, un règne plus complet de la «fraternité».</p> + +<p>Cette périlleuse et absurde chimère ne supporte pas un moment +l'examen. Un tel régime, en admettant qu'il y eût moyen de +l'établir, serait la ruine de notre industrie, qui ne <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> +pourrait soutenir la concurrence avec l'industrie étrangère, et ne +garderait même plus un seul entrepreneur capable, un seul ouvrier +laborieux; il serait la ruine de l'État, devenu le banquier de +toutes ces entreprises condamnées à la faillite; il serait la ruine +de la liberté, qui n'aurait plus aucune place en face de cet État +omnipotent, omnifaisant et omnipayant; il serait enfin la ruine +de la dignité humaine, disparaissant sous le niveau et dans la +confusion de ce communisme égalitaire. Rien d'original dans ces +erreurs économiques et morales; on pourrait indiquer celle qui est +empruntée au saint-simonisme, celle qui vient de Fourier, celle qui a +été ramassée dans les écrits de Cabet ou de Buonarotti. Encore Louis +Blanc a-t-il, par rapport à ses devanciers, notamment à Saint-Simon +et à Fourier, l'infériorité de ne pas nous offrir un système complet, +ayant une réponse telle quelle à toutes les questions de l'âme +humaine. Il ne voit dans la société que le travail industriel, dans +le travail industriel que le problème de la concurrence, et, pour +guérir les abus de cette concurrence, il n'a pas d'autre remède que +de la supprimer. Ce n'est donc plus l'œuvre complexe et longuement +méditée d'un esprit philosophique, mais l'improvisation d'un +journaliste qui, cherchant un moyen d'agitation et de popularité, a +rassemblé à la hâte quelques idées fausses, prises de-ci et de-là. Il +n'y a de nouveau et appartenant vraiment à Louis Blanc que la forme +éloquente donnée à ces idées, et le ferment redoutable de passion +révolutionnaire qui y est introduit.</p> + +<p>Le succès fut considérable, plus considérable que celui de toutes les +autres publications socialistes. Plusieurs éditions se succédèrent. +Ces mots: «organisation du travail», qui n'étaient pas d'ailleurs de +l'invention de Louis Blanc et que M. Arago avait déjà portés à la +tribune de la Chambre, le 16 mai 1840<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a>, devinrent la formule des +revendications du prolétariat. La faiblesse scientifique du système +facilitait sa diffusion; ce remède si sommaire, dont quelques pages +suffisaient <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> à donner la recette, cette vue si restreinte et +si superficielle de tant de graves problèmes étaient, beaucoup plus +que la complication touffue de Fourier ou la profondeur abstraite +de Pierre Leroux, à la portée des lecteurs populaires. Seule +l'imagination sensible de «papa Cabet» pouvait leur plaire autant; +encore Louis Blanc, parce qu'il tendait à la constitution d'une secte +moins étroite, moins délimitée que celle de l'Icarie, trouvait-il +un public plus étendu. Le beau langage du rhéteur, loin d'éveiller +la méfiance des ouvriers, semblait les flatter d'autant plus qu'il +était moins conforme à leur tour habituel d'esprit et à leur façon de +s'exprimer. Et surtout, avec quelle âpre jouissance les mécontents +et les malheureux se répétaient ces déclamations passionnées, où +ils trouvaient à la fois la vengeance et l'exaspération de leurs +souffrances! Nul écrivain ne contribua davantage à rendre la +démocratie laborieuse impatiente de son sort, à lui souffler la +haine de la société personnifiée dans la bourgeoisie; nul surtout +ne travailla plus efficacement à lui faire croire qu'un changement +de législation et de gouvernement pouvait faire disparaître tous +ses maux, et qu'il lui suffirait de mettre la main sur le pouvoir +pour effectuer ce changement, de rendre quelques décrets pour en +recueillir aussitôt l'immense bénéfice. Pendant un temps, Louis Blanc +n'a eu qu'à jouir de la popularité ainsi conquise, et c'est grâce à +celle-ci qu'il a pu s'imposer, le 24 février 1848, comme membre du +gouvernement provisoire. Mais, par un châtiment mérité, il s'est vu +aussitôt sommé d'apporter au prolétariat la réalisation de l'immense +et trompeuse espérance par laquelle il avait avivé ses convoitises. +On sait à quelle lamentable banqueroute le parlement ouvrier du +Luxembourg a promptement abouti, et comment, pour faire diversion +aux embarras et aux humiliations de cette banqueroute, l'auteur de +l'<cite>Organisation du travail</cite> s'est jeté et perdu dans les émeutes +démagogiques.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> VII</h4> + +<p>Il est un homme qu'on ne peut omettre dans la galerie des socialistes +de ce temps, et qu'il serait cependant malaisé de rattacher à +quelqu'une des écoles déjà étudiées; c'est Proudhon. Pour connaître +son œuvre, il faut, avant tout, le connaître lui-même: il s'agit +ici bien plus de l'analyse d'un tempérament que de celle d'un +système, de l'histoire d'une passion que de celle d'une doctrine. +Né à Besançon, en 1809, d'un ouvrier et d'une fille de campagne +servante pour les gros ouvrages, employé, dans son enfance, à garder +les vaches ou à faire le métier de garçon de cave, Pierre-Joseph +Proudhon avait obtenu, par l'entremise de quelques personnes +charitables, d'être admis au collège en qualité d'externe non payant. +Ce fut donc encore un boursier, comme Pierre Leroux, comme Cabet, +comme Louis Blanc. Écolier ardent et opiniâtre au travail, mais +sans cesse entravé et humilié par sa misère, venant au collège en +sabots et sans chapeau, puni maintes fois pour avoir «oublié» des +livres qu'il n'avait pas le moyen d'acheter, ne trouvant pas de quoi +dîner chez ses parents, au retour d'une distribution de prix où il +avait remporté les premières couronnes, il se montrait déjà sombre, +farouche, irritable<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a>. Un jour que, suivant son instinct d'âpre +curiosité, il avait, dans la bibliothèque de la ville, demandé à +la fois un grand nombre d'ouvrages, le bibliothécaire, savant fort +obligeant qui devait être un de ses protecteurs, s'approcha de lui +et lui demanda en souriant: «Mais, mon petit ami, qu'est-ce que +vous voulez faire de tous ces livres?» L'enfant leva la tête, +toisa l'interrogateur et, pour toute réponse, lui jeta brusquement +<span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> un: «Qu'est-ce que cela vous fait<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120" title="Go to footnote 120"><span class="smaller">[120]</span></a>?» L'obligation de +gagner sa vie ne lui permit pas de terminer complètement ses études. +Successivement correcteur, typographe, prote, il acquit, en 1836, +une petite imprimerie dans laquelle il fit de mauvaises affaires. +En 1838, il brigua et obtint de l'Académie de Besançon la <em>pension +Suard</em>; cette pension de 1,500 francs était accordée, pour trois ans, +au jeune homme sans fortune qui montrait d'heureuses dispositions +dans les lettres, les sciences, le droit ou la médecine.</p> + +<p>C'était, pour ce fils d'ouvrier, une occasion de s'ouvrir une +carrière bourgeoise, d'autant mieux que l'honnête Académie +paraissait prendre au sérieux et exercer avec sollicitude le +patronage qu'elle avait assumé à son égard. Elle lui avait désigné, +à Paris, pour correspondant et protecteur, un de ses membres qui +faisait aussi partie de l'Académie française, M. Droz. Proudhon, +bien que peu porté à la reconnaissance, a dû plusieurs fois rendre +témoignage des bontés qu'avait eues pour lui ce moraliste aimable et +bienveillant<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121" title="Go to footnote 121"><span class="smaller">[121]</span></a>. D'autres personnages considérables, M. Jouffroy, +M. Cuvier, lui faisaient également favorable accueil. Mais, chagrin, +défiant, misanthrope, il repoussait ces avances et restait dans son +coin<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Go to footnote 122"><span class="smaller">[122]</span></a>. Était-ce modestie? C'était plutôt orgueil du plébéien +qui a peur de ne pas faire assez bonne figure dans un salon<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Go to footnote 123"><span class="smaller">[123]</span></a>. +Le rôle de protégé lui paraissait humiliant. Et puis n'attendez pas +de lui la patience de suivre la filière, de prendre la queue des +candidats; mieux valait, à son avis, tenter, à un moment donné, de +sortir des rangs et de brusquer la renommée. <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> Enfin, sans +avoir encore toutes les opinions qu'il affichera bientôt, il se +proclamait déjà républicain, égalitaire, il avait répudié toutes +les croyances chrétiennes de son enfance et surtout possédait, au +moins en germe, toutes les haines, toutes les amertumes qui feront +plus tard explosion dans ses divers écrits. En recevant sa pension, +il s'était fait le serment de ne pas abandonner ses frères du +prolétariat, de ne pas se laisser attirer dans la hiérarchie sociale, +mais, bien au contraire, de demeurer hors de cette hiérarchie pour +la combattre<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Go to footnote 124"><span class="smaller">[124]</span></a>. «Je pourrais, écrivait-il le 17 décembre 1838, +choisir d'autres voies de me pousser et de me faufiler; je ne le veux +pas. Je refuse d'aller aux soirées de M. Droz, de voir M. Nodier, +M. Baguet, M. Jouffroy, etc., et je n'y mettrai pas le pied... Ma +nomination par l'Académie n'a pas effacé mes souvenirs, et ce que +j'ai haï, je le haïrai toujours. Je ne suis pas ici pour devenir +un savant, un littérateur homme du monde; j'ai des projets tout +différents. De la célébrité, j'en acquerrai, j'espère; mais ce sera +aux frais de ma tranquillité et de l'amour des gens.» Et, l'année +suivante, le 15 octobre 1839, il ajoutait: «Je n'attends rien de +personne; je rentrerai dans ma boutique, l'année prochaine, armé, +contre la civilisation, jusqu'aux dents, et je vais commencer, dès +maintenant, une guerre qui ne finira qu'avec ma vie<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Go to footnote 125"><span class="smaller">[125]</span></a>.» Le bon +M. Droz ne comprenait pas grand'chose à la manière d'être d'un si +incommode pupille, et ne savait comment l'apprivoiser.</p> + +<p>Si Proudhon se refuse à prendre rang dans la vieille société, ce +n'est pas pour s'enrôler dans quelqu'un des partis révolutionnaires. +Dès le premier jour, il se vante de «n'appartenir à aucune +opinion<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Go to footnote 126"><span class="smaller">[126]</span></a>», et il gardera cette attitude jusqu'au bout. Il se +dit républicain, mais proclame son mépris et son aversion pour +toutes les coteries qui prennent cette étiquette; leur conduite +lui paraît «stupide», leur programme absurde<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Go to footnote 127"><span class="smaller">[127]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> Il sera +bientôt en état de guerre continuelle, implacable, avec les hommes +du <cite>National</cite>, et ne se sentira jamais plus heureux que quand, par +quelque «attaque effroyable», il les aura fait «pleurer et grincer +des dents<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Go to footnote 128"><span class="smaller">[128]</span></a>»; il traite fort mal ceux qu'il appelle les «séides +de Robespierre» et les «dévots à Marat<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Go to footnote 129"><span class="smaller">[129]</span></a>». Il n'est pas davantage +disposé à s'affilier à l'une des sectes socialistes. «Je ne suis, +écrit-il le 29 mai 1840, ni saint-simonien, ni fouriériste, ni +babouviste, ni d'aucune entreprise ou congrégation réformiste.» Un +autre jour, après avoir parlé de tous les prédicateurs d'évangiles +nouveaux: «Je n'ai pas envie, ajoute-t-il, d'augmenter le nombre de +ces fous<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Go to footnote 130"><span class="smaller">[130]</span></a>.» Individualiste à outrance, il ne pardonne pas aux +communistes de détruire la personnalité et la dignité humaines<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Go to footnote 131"><span class="smaller">[131]</span></a>. +Et surtout, il se révolte contre les impuretés de la réhabilitation +de la chair, de l'amour libre et autres divagations érotiques<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Go to footnote 132"><span class="smaller">[132]</span></a>. +S'il est donc <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> révolutionnaire et socialiste, c'est à sa +manière, qui n'est celle de personne autre; il n'éprouve le besoin +de se ranger sous aucun drapeau, et la conspiration qu'il se dispose +à poursuivre est, comme il le dit lui-même, une «conspiration +solitaire<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133" title="Go to footnote 133"><span class="smaller">[133]</span></a>».</p> + +<p>Proudhon ne voulut pas se dévoiler tout d'un coup. En 1839, il publia +un <cite>Discours sur la célébration du dimanche</cite>, sujet mis au concours +par l'Académie de Besançon. Un peu d'attention suffit sans doute +pour y découvrir en germe presque toutes les idées du socialisme +égalitaire qui seront développées dans ses ouvrages ultérieurs; +mais il tâchait de les couvrir du nom de Moïse, et les entourait +d'amplifications inoffensives ou même presque édifiantes. La menace +existait, seulement elle était dissimulée; et s'adressant au lecteur +qu'il supposait intrigué par le mystère, l'auteur s'écriait: +«Infortuné, comment me comprendriez-vous si vous ne me devinez pas?» +Le public ne chercha ni à comprendre ni à deviner. Le <cite>Discours</cite> +passa inaperçu, et personne ne s'arrêta à déchiffrer l'énigme qu'il +pouvait contenir. L'Académie de Besançon seule s'en occupa; bien +qu'un peu effarouchée, elle accorda une médaille à son pensionnaire, +et se borna à faire quelques réserves par l'organe de son rapporteur, +l'abbé Doney, qui devait être plus tard évêque de Montauban.</p> + +<p>Proudhon fut étonné et quelque peu mortifié de n'avoir pas fait +scandale<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134" title="Go to footnote 134"><span class="smaller">[134]</span></a>; il en conclut à la nécessité de frapper plus fort, +et se mit à rédiger son <cite>Mémoire sur la propriété</cite>. Dans quel état +d'esprit? On en peut juger par sa correspondance: «Je suis épuisé, +découragé, consterné, écrivait-il le 12 février <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> 1840. J'ai +été pauvre l'année dernière, je suis, celle-ci, indigent<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135" title="Go to footnote 135"><span class="smaller">[135]</span></a>..... Je +suis comme un lion; si un homme avait le malheur de me nuire, je le +plaindrais de tomber sous ma main... Mon travail sur la propriété +est commencé... L'ironie et la colère s'y feront trop sentir. C'est +un mal irrémédiable. Quand le lion a faim, il rugit... Malheur à la +propriété! malédiction!... Il est vrai que, sur certains passages +de mes lettres, on doit trembler pour ma tête. Hé! Dieu de mon âme, +c'est que je m'apprête à faire trembler les autres... Il faut que +je tue, dans un duel à outrance, l'inégalité et la propriété. Ou je +m'aveugle, ou elle ne se relèvera jamais du coup qui lui sera bientôt +porté<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Go to footnote 136"><span class="smaller">[136]</span></a>.» Le dernier trait est naïf; il trahit cet orgueil qui +était le fond de l'âme de Proudhon et peut-être l'explication de +beaucoup de ses actes. L'auteur était persuadé, en effet, que son +livre serait «l'événement le plus remarquable de 1840». Un autre +jour, il écrivait: «Je fais un ouvrage diabolique qui m'effraye +moi-même»; et il terminait ainsi sa lettre: «Priez Dieu pour moi.» +Le plus souvent, ce qui dominait en lui, c'était une sorte de joie +sauvage, à la pensée de la consternation qu'il allait jeter dans les +esprits: «Mon ouvrage est fini, et j'avoue que j'en suis content. +Je ne puis y penser sans un frémissement de terreur. Quand je songe +à l'effet qu'il produirait infailliblement, publié par un Arago, +j'éprouve les mêmes palpitations qu'un Fieschi, à la veille de faire +partir une machine infernale<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Go to footnote 137"><span class="smaller">[137]</span></a>.»</p> + +<p>Le Mémoire parut en juin 1840: c'était un volume de deux cent +cinquante pages. Dès les premières lignes, à cette <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> +question: «Qu'est-ce que la propriété?» Proudhon répondait: «La +propriété, c'est le vol.» Le défi, la recherche du scandale étaient +manifestes: sorte de rubrique de charlatan, pour faire retourner +les passants auxquels l'auteur en voulait de n'avoir pas été émus +par les hardiesses plus enveloppées du <cite>Discours sur le dimanche</cite>. +«Il fallait, a-t-il dit plus tard pour expliquer sa conduite, +étonner l'ennemi par l'audace des propositions... Un parti ne se +fût point prêté à cette tactique; elle exigeait une individualité +résolue, excentrique même, une âme trempée pour la protestation +et la négation. Orgueil ou vertige, je crus que mon tour était +venu<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138" title="Go to footnote 138"><span class="smaller">[138]</span></a>.» Toute sa vie, il devait, comme un nouveau cynique, se +plaire à stupéfier le badaud, plus encore, à l'épouvanter. Lui +représentait-on que ce n'était pas le moyen de gagner les gens, et +que l'on prenait plus de mouches avec une cuillerée de miel qu'avec +cent tonneaux de vinaigre? «Il ne s'agit pas de prendre des mouches, +répondait-il: il s'agit de les tuer<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Go to footnote 139"><span class="smaller">[139]</span></a>.» Parfois, il semblait tirer +vanité de sa violence. «La propriété, c'est le vol! écrivait-il, +il ne se dit pas, en mille ans, un mot comme celui-là. Je n'ai +d'autre bien sur la terre que cette définition de la propriété, +mais je la tiens plus précieuse que les millions de Rothschild.» +Infatuation d'autant plus étrange qu'en réalité la formule n'était +pas de lui, et qu'il l'avait empruntée à Brissot de Warville<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Go to footnote 140"><span class="smaller">[140]</span></a>. À +d'autres moments, il s'excusait presque d'avoir crié si fort. «Cela +sert avec les sots, disait-il; les sages aperçoivent le motif et +pardonnent à l'auteur<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Go to footnote 141"><span class="smaller">[141]</span></a>.» Et il ajoutait plus tard, en 1849, dans +le <cite>Représentant du peuple</cite>, toujours à propos de la même phrase: +«Cela se dit une fois; cela ne se répète pas. Laissons cette machine +de guerre, bonne pour l'insurrection, mais qui ne peut plus servir +aujourd'hui qu'à contrister les pauvres gens.»</p> + +<p>Après cet exorde tapageur, l'auteur du Mémoire tâche de <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> +détruire les divers fondements sur lesquels les philosophes, les +économistes ou les jurisconsultes font reposer la propriété; il +la déclare une idée contradictoire, une institution malfaisante, +et surtout lui reproche d'être en opposition avec la «justice». +Pour lui, la «justice» est l'égalité, l'égalité absolue, l'égalité +des conditions, des fortunes, des salaires. C'est à tort que le +saint-simonisme et le fouriérisme ont dit: «À chacun selon sa +capacité.» Toute part réclamée au nom du talent n'est qu'une «rapine +exercée sur le produit du travail». L'auteur regarde d'ailleurs le +talent comme une difformité qui tendra à disparaître avec l'égalité +des conditions, et il nous offre la perspective terne et morne +d'une société où toutes les intelligences seront nivelées comme les +salaires. Il supprime la concurrence: la valeur de chaque objet ne +varie plus selon l'offre et la demande; elle est tarifée d'après un +criterium absolu et immuable, qui est la durée du travail nécessaire +pour le produire; aucun compte n'est tenu du talent dépensé, ni +de la difficulté vaincue; c'est l'Académie des sciences qui sera +chargée de faire cette tarification. Tout cela ressemble fort aux +rêveries des communistes; et cependant Proudhon se défend d'aboutir +à la communauté, qu'il répudie au nom de la liberté et de la dignité +humaines. Ajoutons qu'entre temps l'auteur conclut de la négation +de la propriété à celle de l'autorité et se proclame «an-archiste». +Quant à Dieu, l'heure de sa condamnation n'a pas encore sonné; bien +au contraire, le Mémoire se termine par une sorte de prière adressée +au «Dieu de liberté et d'égalité».</p> + +<p>«Démolir», Proudhon s'y entend, et le mot même lui est familier. +Mais, cela fait, il ne semble guère s'inquiéter de reconstruire. +À peine, dans les dernières pages de son Mémoire, esquisse-t-il +vaguement une théorie de la «possession» par laquelle il se +flatte de remplacer la propriété, sans tomber dans la communauté. +Cette possession paraît être la propriété individuelle, moins ce +que l'auteur appelle l'«usure», c'est-à-dire moins la rente, le +fermage; elle ne dure qu'à condition d'être effective; elle est +transmissible par succession, <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> sous cette réserve que nul +ne doit cumuler deux héritages. Avec cette possession individuelle, +aliénable, transmissible, que deviendra l'égalité absolue des +conditions présentée par l'auteur comme la conséquence et même comme +la raison de l'abolition de la propriété? S'il y a conflit entre les +deux principes, quel pouvoir prononcera dans une société où l'on +a proclamé l'«anarchie»? Nous pourrions multiplier à l'infini ces +questions. Proudhon n'a essayé de répondre à aucune. En réalité, +après avoir accumulé les plus audacieuses négations, il n'apporte +pas une seule affirmation sérieuse. Lui-même avait le sentiment +de son impuissance et cherchait à s'en excuser. Raillant fort +dédaigneusement la présomption des faiseurs de système, fouriéristes +ou autres, il disait, à la fin de son Mémoire: «Quant à la science +de la société, je déclare que je n'en connais rien de plus que le +principe (il entendait par là le principe d'égalité absolue), et +je ne sache pas que personne aujourd'hui puisse se flatter d'avoir +pénétré plus avant.» Mais il n'admettait pas qu'on l'engageât à +suspendre la démolition, jusqu'au jour où il serait en mesure de +tracer le plan du nouvel édifice: «J'ai prouvé le droit du pauvre, +disait-il; j'ai montré l'usurpation du riche; je demande justice; +l'exécution de l'arrêt ne me regarde pas. Si, pour prolonger de +quelques années une jouissance illégitime, on alléguait qu'il ne +suffit pas de démontrer l'égalité, qu'il faut encore l'organiser, +qu'il faut l'établir sans déchirements, je serais en droit de +répondre: «Le soin de l'opprimé passe avant les embarras des +ministres...; le mal connu doit être condamné et détruit...; on ne +temporise pas avec la restitution.»</p> + +<p>La rapide analyse qui vient d'être faite de cet écrit ne saurait +donner l'idée de sa forme: tout un appareil de métaphysique, +d'économie politique, de jurisprudence, d'algèbre même, et en même +temps toutes les brusqueries, les familiarités, les amertumes, les +invectives, les personnalités de la polémique la plus emportée. +L'auteur lui-même définissait ainsi ce qu'il appelait «le genre +<em>Mémoire</em>»: «Moitié science, moitié pamphlet, noble, gai, triste +ou sublime... La science <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> pure est trop sèche; les +journaux trop par fragments; les longs traités trop pédants. C'est +Beaumarchais, c'est Pascal qui sont mes maîtres<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Go to footnote 142"><span class="smaller">[142]</span></a>.» Dans le double +personnage que cherchait ainsi à jouer Proudhon, le pamphlétaire +était bien supérieur au savant. Celui-ci se montrait lourd, obscur, +ennuyeux, pénible à suivre; celui-là, bien que dépourvu de grâce, +de souplesse et de variété, bien que manquant souvent le but par +excès de tension et de véhémence, était cependant alerte, rapide, +vigoureux; il avait le tour vif et brusque, un entrain endiablé, une +langue ferme, saine, précise; il excellait surtout dans le corps à +corps, plus puissant à assommer un homme qu'à discuter une idée. +Et quand, par hasard, il avait la chance de n'être plus dans le +faux, quand il s'attaquait aux sottises ou aux vilenies de quelque +socialiste rival, il avait des saillies de bon sens, et même des +révoltes d'honnêteté, d'une saisissante vigueur. Malgré ces bons +côtés, l'ensemble était sans agrément, indigeste et peu lisible. +Aussi le public n'en connaissait-il réellement que quelques pages +ou, pour mieux dire, quelques phrases. Ce qui faisait le plus défaut +à Proudhon, c'était le cœur: pas d'autre émotion que celle de la +colère. Quand il voulait être pathétique, imiter Jean-Jacques ou +Lamennais, il tombait dans la mauvaise rhétorique. Il se piquait +pourtant de ne pas faire œuvre de littérature, de n'être pas +«gent de lettres<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Go to footnote 143"><span class="smaller">[143]</span></a>». Vaine prétention! Quoique fort différent de +Louis Blanc, il était aussi un rhéteur, ou, si l'on aime mieux, un +sophiste, ce qui n'est qu'une autre variété de la même espèce.</p> + +<p>Le <cite>Mémoire sur la propriété</cite> ne fit pas tout d'abord le bruit que +son auteur en attendait. Inconnu, vivant dans l'ombre et l'isolement, +Proudhon eût eu besoin, plus que tout autre, d'être signalé au +public par la presse; il n'avait rien fait pour <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> se ménager +son concours. Sauf la <cite>Revue du progrès</cite> de Louis Blanc, pas un +journal ne parla de son livre. Au bout de quelques mois, cependant, +les cinq cents exemplaires de la première édition se trouvaient +placés, et il était question d'en faire une nouvelle. À l'Académie +de Besançon, le Mémoire causa d'autant plus d'émotion qu'il avait +été dédié à cette compagnie, avec une lettre-préface quelque peu +ironique; certains académiciens ne demandaient pas moins que la +déchéance du pensionnaire; après de longues délibérations, pendant +lesquelles ce dernier se montra tour à tour humble et menaçant, +l'Académie, toujours bonne personne, écarta les mesures de rigueur. +Ce ne fut pas le seul corps savant dont Proudhon eut alors à se +louer. Il avait fait hommage de son livre à l'Académie des sciences +morales; M. Blanqui, l'économiste, se chargea du rapport: tout en +réfutant les doctrines émises, il traita l'auteur en homme de science +et, par là même, le couvrit aux yeux du ministre de la justice, qui +était, en ce moment, sollicité de déférer aux tribunaux l'ennemi de +la propriété.</p> + +<p>Cette indulgence, loin de désarmer Proudhon, l'enhardissait. «Je +n'ai pas commencé pour reculer», écrivait-il<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Go to footnote 144"><span class="smaller">[144]</span></a>. Aussi le voit-on +faire paraître, coup sur coup, en avril 1841 et en janvier 1842, +deux nouveaux Mémoires, le premier de forme relativement modérée, +le second plus violent que jamais<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Go to footnote 145"><span class="smaller">[145]</span></a>. Il y revient sur les mêmes +thèses, sans addition ni atténuation. Tout en visant surtout la +propriété, il maltraite avec rudesse, chemin faisant, Lamennais, +Considérant et le <cite>National</cite>. Le dernier de ces pamphlets lui valut +une poursuite devant la cour d'assises de Besançon, ce qui ne laissa +pas que de lui faire, un moment, assez peur; mais il s'en tira avec +la finesse d'un paysan franc-comtois: à l'audience, il débita, d'un +ton bonhomme et tranquille, une exposition si volontairement obscure +de sa doctrine, que les braves jurés, n'y comprenant <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> rien, +se persuadèrent avoir devant eux un savant, non un conspirateur, +et qu'ils l'acquittèrent. Le seul résultat du procès fut de mettre +l'auteur un peu mieux en vue, ce qui lui était d'autant plus utile +que les journaux, même ceux d'extrême gauche, continuaient à faire +le silence autour de ses œuvres. «Je vais mon chemin sans leur +secours, disait-il, ce qui prouve quelque chose.» Il ajoutait, un +autre jour: «Inconnu à la presse et aux confréries littéraires et +politiques, je perce peu à peu; mes brochures se vendent, et mon +libraire ne paraît point mécontent<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146" title="Go to footnote 146"><span class="smaller">[146]</span></a>.» Toutefois, le résultat +était encore peu brillant. Proudhon écrivait, en effet, toujours à +la même époque: «Je puis dire, en toute vérité, que je n'ai pas un +partisan, au moins déclaré; le peuple ne peut suivre de si longues +et si abstraites inductions.» «Du côté du peuple, lit-on dans une +autre lettre, je suis vu avec plus de défiance que de sympathie; les +petits journaux d'ateliers me montrent assez de mauvais vouloir; les +communistes me regardent comme une espèce d'aristocrate.» Et un peu +plus tard: «Je n'ai encore personne. Personne! Je suis délaissé. +J'espère que dans un an le public se décidera; mais combien les +écrivains sont lâches et égoïstes<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147" title="Go to footnote 147"><span class="smaller">[147]</span></a>!»</p> + +<p>Proudhon commençait-il à se fatiguer et à s'inquiéter de cet +isolement? En 1842 et 1843, nous le voyons solliciter un petit emploi +à la mairie de Besançon; en même temps, il envoyait ses écrits à +M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, et lui expliquait longuement +«comment on pourrait tourner, au profit du pouvoir, les théories +les plus radicales»; «peut-être, écrivait-il à un de ses amis, ne +seras-tu pas étonné si je te dis que, dans deux ans, je serai tout +entier, avec armes et bagages, dans le gouvernement<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148" title="Go to footnote 148"><span class="smaller">[148]</span></a>.» Quelques +personnes en ont conclu qu'il y avait eu alors, chez ce révolté, +une sorte de détente, <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> une velléité de désarmement: pure +illusion. Sans doute, il n'attachait que peu d'importance aux formes +politiques, et si la monarchie eût consenti à être l'instrument +de ses idées, il n'aurait eu aucun scrupule à s'allier avec elle; +mais il ne pouvait sérieusement espérer son concours. Ce qu'il +cherchait donc, en 1842 et 1843, c'était seulement une sorte d'abri +d'où il pût continuer, avec plus de sécurité et sans risque d'un +nouveau procès, sa guerre contre la société. Il rêvait, comme il +le disait lui-même, «l'avantage d'être à la fois le réformiste le +plus avancé de l'époque et le protégé du pouvoir<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149" title="Go to footnote 149"><span class="smaller">[149]</span></a>». C'est que, +malgré son tempérament batailleur et son audace de plume, il n'avait +nullement le goût du martyre: il en avait même le mépris<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150" title="Go to footnote 150"><span class="smaller">[150]</span></a>. +De plus, au bénéfice d'être ainsi le protégé du gouvernement, il +comptait joindre le plaisir de le tromper; or, rien ne l'amusait +tant que de duper ceux qui se fiaient à lui. Voyez avec quel rire +sournois il raconte, à cette même époque, le tour qu'il est en +train de jouer à un magistrat qui, voulant faire un livre de droit +criminel pour se pousser à la députation, l'a choisi comme secrétaire +et collaborateur! Il nous dépeint ce magistrat comme un «brave +homme», «honnête», de courte vue, «voltairien», «libéral», mais +«propriétaire comme un diable», «se piquant d'aristocratie», traitant +les radicaux et les socialistes de «charlatans» et d'«escrocs», et +«ne voulant rien dire qui pût compromettre sa toge et contrarier +ses opinions». Le perfide secrétaire profite de la confiance qu'on +lui témoigne pour glisser, dans le travail qui lui est commandé, +ses propres thèses plus ou moins dissimulées, se réservant, une +fois le livre paru, loué, récompensé <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> peut-être, de mettre +en lumière ces passages et de sommer l'auteur nominal d'en accepter +les conséquences. Comme il se gaudit par avance de ce scandale «d'un +juge de Paris convaincu d'être antipropriétaire et égalitaire»! +Comme il se promet de le pousser à bout sans pitié! «Ou mon homme +criera: Vive l'égalité! À bas la propriété! dit-il, ou je le change +en bourrique<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151" title="Go to footnote 151"><span class="smaller">[151]</span></a>.» Le livre n'ayant pas été publié, cet honnête +complot avorta; mais il révélait bien l'instinct de ruse subalterne +qu'avait gardé ce fils de paysan. C'était évidemment un tour du même +genre que Proudhon méditait de jouer au gouvernement, dans le cas +où celui-ci eût accepté ses avances<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152" title="Go to footnote 152"><span class="smaller">[152]</span></a>. Au fond, les sentiments +de l'ennemi de la propriété étaient toujours les mêmes; ils se +trahissent à chaque page de sa correspondance: «Je déguise ma colère +par prudence pure et nécessité, écrit-il le 3 avril 1842;... mais, +oh! millions de tonnerres de diable, je vous jure que tout ce qui +est différé n'est pas perdu.» Et peu après: «Je suis plus convaincu +que jamais qu'il n'y a pas place pour moi dans le monde, et je me +regarde comme en état d'insurrection perpétuelle contre l'ordre de +choses<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153" title="Go to footnote 153"><span class="smaller">[153]</span></a>.» Non qu'il rêve d'un coup de force, d'une émeute; il les +répudie même<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154" title="Go to footnote 154"><span class="smaller">[154]</span></a>; mais il poursuit sans relâche ce qu'il appelle +«l'inversion de la société<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155" title="Go to footnote 155"><span class="smaller">[155]</span></a>».</p> + +<p>Jusqu'à présent ce n'est toujours qu'une œuvre de démolisseur que +nous avons vu faire à Proudhon. S'y est-il donc renfermé jusqu'en +1848? Il sentait cependant qu'on avait le droit de lui demander +son plan de reconstruction. Le livre sur la <cite>Création de l'ordre +dans l'humanité</cite>, en 1843; fut un premier effort pour répondre à +cette attente, effort très ambitieux et très malheureux; ce livre, +présenté comme une révélation <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> prodigieuse, fut peu lu, +encore moins compris, et l'auteur lui-même dut avouer, après coup, +qu'il «était au-dessous du médiocre<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156" title="Go to footnote 156"><span class="smaller">[156]</span></a>». Il tenta un nouvel effort, +en 1846, en publiant le <cite>Système des contradictions économiques, +ou Philosophie de la misère</cite>. Cet ouvrage en deux volumes, avec +cette épigraphe orgueilleuse: <em lang="la">Destruam et ædificabo</em>, fit un peu +plus de bruit que le précédent, ne fût-ce qu'à cause des injures +qui y étaient dites à la Providence; c'est là qu'après une page +de blasphèmes sans précédents peut-être dans notre littérature, +Proudhon s'écriait: «Dieu, c'est sottise et lâcheté; Dieu, c'est +hypocrisie et mensonge; Dieu, c'est tyrannie et misère; Dieu, +c'est le mal!» Sous couleur d'appliquer la dialectique hégélienne +dont les mystères venaient de lui être révélés<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157" title="Go to footnote 157"><span class="smaller">[157]</span></a>, il ne faisait +qu'opposer, entre-choquer, ruiner toutes les idées, soutenant le +pour et le contre, tantôt montrant, dans l'économie politique, une +routine condamnée par les faits, la consécration de la misère et du +vol, tantôt faisant des chimères et des immoralités socialistes la +critique la plus vengeresse, semblant d'ailleurs éprouver une sorte +de joie maligne à démolir chacune des thèses par l'autre. Les rares +lecteurs qui avaient le courage de le suivre dans ces enchevêtrements +d'«antinomies» sortaient de là tout étourdis d'avoir été ainsi +balancés, tournés et retournés; ils ne savaient plus que penser +soit d'eux-mêmes, soit de l'auteur, et se demandaient si celui-ci +ne s'était pas livré à un pur jeu d'ergotage. Selon la phraséologie +allemande par laquelle il obscurcissait encore sa pensée, Proudhon +venait de poser la «thèse» et l'«antithèse». Restait à en déduire la +«synthèse», où se trouverait la vérité tant attendue. Mais on eût +cherché vainement cette synthèse dans le livre; elle était renvoyée +à un ouvrage ultérieur, que l'auteur se bornait à annoncer sous +ce titre: <cite>Solution du problème social</cite>. C'est <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> qu'il ne +possédait pas cette solution; comme il le disait lui-même, il la +«cherchait».</p> + +<p>Cette recherche durait encore, quand éclata la révolution de 1848; +Proudhon en fut tout d'abord «abasourdi»—c'est son propre mot—et +même quelque peu désappointé. Dans le rôle nouveau que cet événement +lui faisait, se montra-t-il plus apte à formuler un système qui +ne fût pas une pure négation? Non: il aboutit seulement à ces +théories du «crédit gratuit» et de la «banque du peuple», dont M. +Bastiat et M. Thiers firent une si prompte justice. Exaspéré de +son insuccès, Proudhon se jeta alors plus avant que jamais dans +les violences démagogiques, jouant, avec une sorte de vertige et +de frénésie, ce qu'il appelait «son infernale partie», jouissant +de l'influence malfaisante qu'il avait enfin acquise sur le peuple +révolutionnaire, et s'enorgueillissant peut-être plus encore d'être +devenu l'épouvantail de la bourgeoisie.</p> + +<p>Mais revenons au Proudhon d'avant 1848, le seul qui doive nous +occuper ici. Il est maintenant manifeste que le sophiste pamphlétaire +s'était lancé sans savoir où il allait; que, du premier jour au +dernier, il avait marché à l'aventure, brisant tout sur son passage, +sans autre inspiration, comme il l'avouait lui-même, que son «immense +colère», beaucoup plus excentrique que vraiment original, nullement +créateur. On comprend dès lors qu'il n'ait pas groupé de parti autour +de lui. À peine, vers la fin de la monarchie de Juillet, voyait-il +quelques amis nouveaux. MM. Darimon, Langlois, Chaudey, Mathey, +Massol, remplacer les anciens qui s'étaient éloignés. En réalité, +il demeurait toujours un isolé, en guerre avec toutes les factions, +avec toutes les sectes. Il écrivait, le 26 mars 1847: «La répulsion +que j'inspire est générale, depuis les communistes, républicains et +radicaux, jusqu'aux conservateurs et aux jésuites, les jésuites de +l'Université y compris.» Dans la masse ouvrière elle-même, bien qu'il +commençât à être plus connu, il était loin d'avoir alors le renom +et la popularité de Louis Blanc ou de Cabet. Un rapport de police +disait de lui, en 1846: «Ses doctrines sont très dangereuses; il +y a, au bout, des coups de <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> fusil; heureusement ce n'est +pas lu.» Très peu de gens, en effet, lisaient d'un bout à l'autre +les écrits de Proudhon. Seulement, de leurs profondeurs obscures +jaillissaient, comme éclairées d'une lueur sinistre, certaines +phrases qui frappaient tous les yeux. On eût compté les ateliers +où avaient pénétré les <cite>Mémoires sur la propriété</cite> et le <cite>Système +des contradictions économiques</cite>; mais il n'était pas un recoin des +faubourgs où n'eussent été entendus les cris: La propriété, c'est le +vol! et: Dieu, c'est le mal! Ainsi isolées de tout développement, ces +formules n'apportaient pas aux ouvriers une doctrine économique ou +philosophique; elles leur faisaient l'effet d'une sorte de tocsin, +d'appel à la révolte, au pillage des riches, au massacre des prêtres. +Ceux mêmes qui n'en concluaient pas à la violence immédiate y +désapprenaient ce qui pouvait leur rester encore des vieux respects. +«Je n'ai pas la bosse de la vénération, écrivait un jour Proudhon, et +si je forme un vœu, c'est de l'écraser sur le front de tous les +mortels<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158" title="Go to footnote 158"><span class="smaller">[158]</span></a>.» Il n'y réussit que trop bien. D'autres avaient déjà +enseigné au peuple à détester la société et à nier la Providence; +Proudhon lui apprit à leur montrer le poing et à leur cracher au +visage.</p> + +<h4>VIII</h4> + +<p>La revue de l'armée socialiste est enfin terminée. Nous connaissons +maintenant tous les sophistes qui, dans les dernières années de la +monarchie de Juillet, travaillaient à pervertir l'esprit du peuple +et à exciter ses passions; nous savons d'où ils venaient et où ils +allaient. Rarement un tel effort avait été fait pour renverser la +société. Sans doute, il y avait eu de tout temps des utopistes +rêvant je ne sais quel remède aux maux qui résultent de l'inégale +distribution des richesses. Mais ces rêveurs n'étaient pas des +perturbateurs; ces fantaisies n'avaient <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> rien d'agressif. +Le saint-simonisme lui-même, bien qu'il ait servi en quelque sorte +de transition entre la chimère inoffensive des Salente d'autrefois +et la réalité destructive du socialisme contemporain, bien qu'il +contînt en germe presque toutes les erreurs et les convoitises des +sectes plus récentes, était demeuré cependant un mouvement pacifique, +étranger aux partis politiques. Tel fut aussi le caractère des +fouriéristes à leurs débuts et de quelques autres des théoriciens +dont il vient d'être parlé. Mais à partir de 1840, notamment avec +Louis Blanc, avec Proudhon, avec la plupart des communistes, nous +sommes en présence d'un phénomène tout nouveau. On dirait que la +barrière qui avait séparé jusqu'alors le monde des réformes sociales +de celui des agitations politiques s'est abaissée. Le rêveur passe +tribun; la secte se transforme en faction; la thèse d'école tend à +devenir un mot d'ordre d'insurrection; l'utopie fait alliance avec +les passions démagogiques, poursuit, par la violence révolutionnaire, +la réalisation immédiate de ses plans, et trouve, dans l'immense +prolétariat industriel né, à cette époque même, de la transformation +économique, des souffrances pour entretenir, aviver les appétits et +les haines, des demi-instructions pour se prendre aux sophismes, +des forces pour mettre en œuvre les desseins de renversement. Il +y a là une menace d'une particulière gravité. Qu'on ne se rassure +pas en relevant les divergences de doctrine qui existent entre ces +diverses écoles; incapables de s'entendre pour une affirmation +commune, elles s'accordent dans une négation; elles s'attaquent aux +mêmes institutions, et surtout remuent les mêmes colères, exaspèrent +les mêmes douleurs, allument les mêmes convoitises. Leur action +destructive a plus d'unité que leurs théories.</p> + +<p>En même temps que les socialistes devenaient révolutionnaires, les +radicaux, par une évolution correspondante, se rapprochaient du +socialisme, dont le concours leur paraissait utile pour leur œuvre +d'opposition subversive. Dès 1840, l'exemple de ce rapprochement +avait été donné, non sans éclat, par M. Arago, réclamant à la +tribune une «nouvelle <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> organisation du travail». Plusieurs, +sans doute, dans le parti républicain, répugnaient à suivre cet +exemple. Au <cite>National</cite>, on soutenait volontiers qu'avant de parler +de révolution sociale il fallait d'abord faire la révolution +politique. Mais à côté et un peu au delà du <cite>National</cite>, la <cite>Réforme</cite>, +fondée en 1843, sous les auspices de M. Ledru-Rollin, était loin +d'avoir les mêmes répugnances. Parmi les membres de son comité +elle comptait M. Louis Blanc, acceptait de ses mains un programme +entièrement conforme aux idées de cet écrivain, et lançait, en +1845, dans les ateliers de Paris, une pétition rédigée sous la même +inspiration. Il est d'ailleurs à remarquer que certains radicaux +qui reculaient ou hésitaient devant les conclusions doctrinales du +socialisme s'associaient, par calcul de tactique ou par entraînement +déclamatoire, à ses excitations et à ses provocations. Tel était +le cas de Lamennais. Interrogé en 1838 par Cabet, il avait répondu +n'avoir pas encore d'idées arrêtées sur ce que devrait être +l'«organisation du travail<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159" title="Go to footnote 159"><span class="smaller">[159]</span></a>», et plus tard, en 1847, dans une +lettre adressée au <cite>National</cite>, tout en applaudissant aux «tentatives» +des écoles communistes, il déclarait «ne pas approuver les moyens +qu'elles proposaient», notamment la façon dont elles supprimaient la +propriété individuelle. Mais cela ne l'empêchait pas de maudire avec +elles la société actuelle et de la déclarer sataniquement organisée +par les riches contre les pauvres. Sa rhétorique, si étrangement +mélangée de colère et de pitié, se plaisait à peindre la misère et +la servitude du prolétaire; il avait déjà commencé dans les <cite>Paroles +d'un croyant</cite>; il continua dans une série de pamphlets de plus en +plus véhéments: «Peuple, peuple, s'écriait-il, réveille-toi enfin! +Esclaves, levez-vous, rompez vos fers... Voudriez-vous qu'un jour, +meurtris par les fers que vous leur aurez légués, vos enfants disent: +«Nos pères ont été plus lâches que les esclaves romains; parmi eux, +il ne s'est pas rencontré un Spartacus<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160" title="Go to footnote 160"><span class="smaller">[160]</span></a>!» Par une inconséquence +singulière, <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> l'auteur se défendait de vouloir la violence, +et s'interrompait par moments pour prêcher la justice à ceux dont il +venait d'irriter longuement les convoitises et les ressentiments. +Naturellement, ses excitations enflammées étaient mieux entendues que +ses conseils de sagesse. «J'ai vu des ouvriers, écrivait Proudhon, +qui, après la lecture du dernier ouvrage de Lamennais, demandaient +des fusils et voulaient marcher à l'instant<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161" title="Go to footnote 161"><span class="smaller">[161]</span></a>.»</p> + +<p>Si du radicalisme nous remontons aux régions plus tempérées de +l'opposition dynastique, nous n'y trouvons plus d'accointances +avec le socialisme. Quand la gauche était obligée de s'expliquer, +elle répudiait les faux prophètes; mais elle s'en occupait peu. +N'attendez pas de sa part une réprobation continue, une lutte active: +ses efforts sont tendus d'un autre côté, contre le gouvernement. +Les socialistes profitaient même parfois de sa tendance accoutumée +à prendre sous sa protection tous les révoltés, même ceux qui lui +étaient au fond les plus antipathiques. Et puis c'était aussi chez +elle un parti pris de nier le péril social, par crainte que les +intérêts effrayés ne se rejetassent du côté des conservateurs. +Ajoutons enfin que, par le tour donné dans les dernières années à ses +polémiques, par ses déclamations contre la corruption de la classe +régnante, par sa façon de présenter l'organisation politique comme +l'exploitation du pays par une sorte d'oligarchie bourgeoise, elle +fournissait inconsciemment des armes aux socialistes.</p> + +<p>Le gouvernement et les conservateurs voyaient-ils mieux le <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> +danger et savaient-ils le combattre? Il ne s'agissait pas uniquement +de réprimer les désordres matériels, d'intenter quelques procès de +presse, de dissoudre quelques associations, de prendre quelques +précautions de police. La politique qui eût borné là sa tâche eût été +singulièrement courte et étroite. Il fallait faire plus que punir la +manifestation extérieure du mal, il fallait guérir le mal lui-même.</p> + +<p>Il y avait tout d'abord, au fond du socialisme, des idées fausses: +s'occupait-on de les redresser? Il semblait que cette tâche incombât +particulièrement aux économistes, école nouvelle, d'origine plus ou +moins britannique, active, remuante, déjà importante et aspirant +à l'être plus encore. À elle de faire justice des chimères et des +sophismes, au nom du bon sens, des lois naturelles, des faits +nécessaires. Or si l'on ouvre le <cite>Dictionnaire d'économie politique</cite> +au mot «Socialisme», et si l'on consulte la bibliographie des +ouvrages publiés <em>pour</em> et <em>contre</em>, pendant la monarchie de Juillet, +on trouvera une longue liste d'ouvrages <em>pour</em>, et à peu près rien +<em>contre</em>; il a fallu l'explosion de 1848 pour que les économistes +s'aperçussent qu'il y avait une société à défendre. À peine doit-on +faire exception pour M. Louis Reybaud, qui publia, de 1840 à 1843, +deux volumes intitulés: <cite>Études sur les réformateurs modernes</cite><a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162" title="Go to footnote 162"><span class="smaller">[162]</span></a>; +encore l'auteur avait-il moins pour objet de redresser les idées +populaires que d'intéresser la curiosité bourgeoise, en la mettant +au courant d'un mouvement qu'elle ignorait. M. Reybaud était le +premier à reconnaître qu'on n'avait pas réfuté les socialistes. +«La société, disait-il, ne leur a répondu que par l'indifférence. +Pour les réduire au silence, il eût fallu peu d'efforts. La société +n'a pas daigné prendre cette peine; elle était trop haut, eux trop +bas... À quoi bon se charger d'une justice qui se faisait toute +seule?... Le socialisme avoué est fini ou bien près de finir<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163" title="Go to footnote 163"><span class="smaller">[163]</span></a>.» +Les économistes ne firent donc à peu près rien, à cette époque du +moins, pour <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> contre-balancer, dans l'esprit du peuple, tant +de détestables enseignements. D'ailleurs, si même ils s'en fussent +occupés, auraient-ils eu, avec leurs allures un peu froides et +sèches, avec leur thèse, parfois impitoyable, du laisser faire et du +laisser passer, ce qui convenait, sinon pour mettre en lumière des +erreurs de doctrine, du moins pour aller au cœur des misérables, +pour satisfaire des aspirations fondées sur le besoin, pour désarmer +des passions alimentées par la souffrance?</p> + +<p>À vrai dire, ce qu'il eût fallu, c'était moins de réfuter tel ou tel +sophisme, que de remédier à la déviation morale et intellectuelle qui +avait permis à ces sophismes de trouver crédit dans tant d'esprits. +Le gouvernement pensait probablement avoir commencé cette œuvre, +en s'attaquant à l'ignorance et en développant l'instruction +primaire. Il semble bien, en effet, qu'en pareille matière le +concours des maîtres d'école puisse être fort utile, à une condition +cependant, c'est que ces derniers ne deviennent pas, par une sorte +de trahison, les complices de l'ennemi. Il faut croire que, malgré +ses honnêtes efforts, le gouvernement de Juillet ne s'était pas +suffisamment prémuni contre cette trahison, car il devait suffire, au +lendemain de la révolution de Février, d'une criminelle incitation +du pouvoir, devenu momentanément révolutionnaire, pour transformer +une bonne partie des instituteurs publics en apôtres officiels +du socialisme. L'école ne suffisait donc pas, et elle pouvait +même devenir un danger de plus. Avec elle et au-dessus d'elle, il +fallait le concours de l'Église. Le socialisme était avant tout la +contradiction des idées chrétiennes qui avaient été, depuis tant de +siècles, le fondement de la vie morale et sociale. Un de ses docteurs +le définissait: un effort «pour matérialiser et immédiatiser le +paradis spirituel des chrétiens», et un autre résumait ainsi l'état +d'esprit de ses adeptes: «Ils ne croient pas et ils veulent jouir.» +Aussi, dans le peuple, les progrès du socialisme allaient de front +avec ceux de l'impiété, et d'une impiété si radicale que Proudhon +lui-même, malgré la joie sauvage qu'il en ressentait, <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> ne +laissait pas que d'en être épouvanté<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164" title="Go to footnote 164"><span class="smaller">[164]</span></a>. Le remède ne pouvait +être que dans le retour à la religion: seule, elle pouvait vraiment +redresser les esprits et pacifier les cœurs des prolétaires; +seule, elle pouvait donner à ces derniers les explications et les +espérances qui leur rendaient la vie intelligible et supportable. +Parmi les hommes du gouvernement, il en était plusieurs qui +paraissaient comprendre cette vérité, et nul, par exemple, ne +l'avait exprimée plus éloquemment que M. Guizot<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165" title="Go to footnote 165"><span class="smaller">[165]</span></a>. C'était +évidemment pour s'y conformer que le législateur avait maintenu +l'enseignement du catéchisme dans l'instruction primaire. Toutefois, +le christianisme, malgré le terrain regagné depuis 1830, occupait +encore une trop faible place dans les idées et dans la vie de la +classe dirigeante, pour qu'on pût attendre de celle-ci une sorte +d'apostolat religieux: son exemple agissait le plus souvent en sens +contraire. Et puis, par une malheureuse coïncidence, le gouvernement +se trouvait, depuis 1841, à propos de la liberté d'enseignement, en +lutte avec les influences catholiques; au lieu d'encourager leur +action bienfaisante, il était amené à prendre des précautions contre +leurs prétendus empiétements, aussi préoccupé de marchander au clergé +et aux congrégations leur part dans l'éducation de quelques enfants, +qu'il eût dû l'être de leur confier l'éducation de cet autre grand +enfant qu'on appelle le peuple. Aucune autre doctrine, aucune autre +force morale n'occupait ni ne pouvait occuper, dans la bourgeoisie, +la place que le christianisme y avait malheureusement perdue. Ce +n'était pas la moindre cause de faiblesse de cette bourgeoisie en +face du socialisme. Henri Heine lui-même, tout incrédule qu'il +était, en avait le sentiment plus ou moins net: il insistait sur +«l'avantage incalculable qui ressortait, pour le communisme, de la +circonstance que l'ennemi qu'il combattait ne possédait, malgré toute +sa puissance, aucun appui moral en lui-même». Et il ajoutait: «La +société <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> actuelle ne se défend que par une plate nécessité, +sans confiance en son droit, même sans estime pour elle-même, +absolument comme cette ancienne société dont l'échafaudage vermoulu +s'écroula lorsque vint le fils du charpentier<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166" title="Go to footnote 166"><span class="smaller">[166]</span></a>.»</p> + +<p>Au fond du socialisme, il n'y avait pas seulement une perversion +des esprits et des cœurs, il y avait aussi, ne l'oublions pas, +une souffrance, souffrance réelle et profonde. Vainement le progrès +économique avait-il augmenté d'une façon générale le bien-être du +peuple: vainement celui-ci était-il mieux logé, mieux vêtu, mieux +nourri, mieux soigné dans ses maladies; en même temps, par une de +ces lois mystérieuses qui déroutent et humilient la raison humaine, +le premier résultat de ce développement industriel dont notre siècle +s'enorgueillissait, semblait être l'apparition d'un mal nouveau, +d'une forme spéciale de paupérisme qu'on appelait précisément le +paupérisme industriel: misère matérielle et morale, parfois plus +hideuse que tout ce qu'on avait vu à des époques réputées moins +prospères, et surtout rendue plus insupportable par le voisinage +et le contraste de la richesse que ces misérables contribuaient à +créer. Pour avoir raison du socialisme, il n'eût donc pas suffi +de prouver qu'il avait tort; il fallait supprimer ou soulager les +souffrances qui étaient après tout sa principale raison d'être. +Il serait fort injuste de dire, comme on l'a fait parfois, que la +monarchie de Juillet ne s'est pas occupée des ouvriers. Sans mise +en scène tapageuse, elle a fait beaucoup pour eux: développement +des caisses d'épargne, des conseils de prud'hommes, de l'assistance +publique, des brevets d'invention, des écoles, projets sur les +caisses de retraite et sur les monts-de-piété, etc., etc.; et certes +mieux vaut un gouvernement qui s'applique à résoudre modestement la +question sociale sans la poser, que celui qui la pose bruyamment sans +la résoudre. Toutefois, si peu de cas qu'on fasse du charlatanisme, +n'est-on pas tenté de regretter que le gouvernement d'alors n'ait +pas fait un peu <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> plus montre de l'intérêt qu'il portait +aux travailleurs? Ceux-ci, en le voyant presque toujours absorbé, +au moins en apparence, par des questions qui ne les touchaient +aucunement, étaient plus disposés à écouter le sophiste qui affectait +au contraire d'être exclusivement occupé de leur cause. D'ailleurs, +il faut bien l'avouer, une partie de la bourgeoisie oubliait trop +ses devoirs envers l'ouvrier. Je l'ai déjà dit, cette bourgeoisie, +malgré ses qualités réelles, manquait un peu d'élévation d'esprit et +de chaleur de cœur; elle ne savait pas assez regarder en haut et +aimer en bas. Et puis, dans ses rangs, combien d'individus, étourdis +et comme grisés par l'étonnant progrès économique qui naissait de +leurs efforts et dont ils tiraient d'immenses bénéfices, en proie +à une sorte de fièvre de gain, de spéculation et de jouissance, +irritaient le prolétariat par leur égoïste indifférence, en même +temps que leurs exemples lui enseignaient toutes les convoitises +matérialistes! De là, le cri de révolte et d'envie qui semblait +parfois répondre, d'en bas, au culte du veau d'or qui régnait en +haut. Là encore, n'est-ce pas la religion qui eût pu apporter le vrai +remède au mal social, en rapprenant à cette société bourgeoise la +leçon trop oubliée du renoncement pour soi et de la charité envers +les autres? Dès 1837, Ozanam, considérant d'un côté le camp des +pauvres, de l'autre le camp des riches, «dans l'un l'égoïsme qui veut +tout retenir, dans l'autre l'égoïsme qui voudrait s'emparer de tout», +demandait «qu'au nom de la charité, les chrétiens s'interposassent +entre les deux camps, qu'ils allassent, transfuges bienfaisants, de +l'un à l'autre, obtenant des riches beaucoup d'aumônes, des pauvres +beaucoup de résignation»; qu'ils se fissent «médiateurs» entre «un +paupérisme furieux et désespéré» et «une aristocratie financière dont +les entrailles s'étaient endurcies»; et alors, dans le rêve généreux +de sa jeunesse, il voyait «cette charité paralysant, étouffant +l'égoïsme des deux partis, diminuant chaque jour les antipathies; +les deux camps se levant, jetant leurs armes de colère et marchant à +la rencontre l'un de l'autre, non pour se combattre, mais pour se +confondre, s'embrasser et ne plus faire qu'une bergerie <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> sous +un seul pasteur, <em lang="la">unum ovile, unus pastor</em><a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167" title="Go to footnote 167"><span class="smaller">[167]</span></a>». Mais, hélas! bien +petit était le nombre de ceux qui pensaient et surtout agissaient +comme Ozanam!</p> + +<p>En somme, force est de reconnaître que la société se défendait mal +contre ses adversaires. Heureux encore quand elle ne se faisait pas +leur alliée, en prêtant la publicité de ses journaux et l'autorité de +ses applaudissements à des écrits qui, comme les romans d'Eugène Süe, +étaient l'une des plus redoutables machines de guerre du socialisme. +À vrai dire, dans la bourgeoisie, on ne croyait pas au danger. Le +travail, parce qu'il se faisait sous terre, échappait aux regards +distraits. Le suffrage restreint avait cette conséquence qu'il ne +laissait de place à aucune manifestation électorale ou parlementaire +des idées qui fermentaient dans les masses ouvrières. «Tout le +monde, a écrit depuis un homme mêlé à la politique de ce temps, M. +Saint-Marc Girardin, se laissait prendre aux apparences décevantes +du gouvernement représentatif, apparences d'autant plus décevantes +que, comme elles ont leurs agitations de tribune et leurs troubles +d'assemblée, l'inquiétude que causent ces troubles et ces agitations +fait croire qu'il n'y a pas à craindre de dangers plus grands et +plus sérieux... Les fossés qu'il fallait chaque jour éviter sur la +route nous cachaient, chose étrange, le précipice qui nous attendait... +La vie animée du gouvernement représentatif nous distrayait +et nous trompait. Nous nous occupions de nos malaises, et nous +négligions notre maladie.» De temps à autre, cependant, le désordre, +d'ordinaire caché, se faisait jour au dehors; il se produisait comme +des crevasses qui laissaient entrevoir la flamme du volcan et par +lesquelles s'échappait même quelque jet de lave incandescente; ainsi +fut-il, par exemple, à la fin de 1841, lors des révélations qu'avait +amenées l'instruction de l'attentat de Quénisset contre le duc +d'Aumale. Le monde politique prêtait un moment l'oreille; il poussait +un cri de terreur; le <cite>Journal des Débats</cite> déclarait que la question +n'était plus de savoir comment serait <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> résolu tel problème +parlementaire, mais bien «s'il y aurait ou non un ordre social». +Seulement, l'alarme ne durait pas: au bout de quelques jours, on ne +songeait plus qu'il pût y avoir un autre danger que les manœuvres +de M. Thiers ou les déclamations de M. Odilon Barrot. Le préfet de +police, dont c'était la mission particulière de regarder à ce qui se +passait dans les bas-fonds sociaux, signalait parfois au ministre de +l'intérieur l'activité croissante de la propagande socialiste. «Là +est la véritable plaie de l'époque, disait-il en terminant l'un de +ses rapports, et l'on doit reconnaître que, chaque année, elle fait +de nouveaux progrès. Un pareil état de choses me paraît de nature +à éveiller la haute sollicitude du gouvernement<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168" title="Go to footnote 168"><span class="smaller">[168]</span></a>.» Le ministre +probablement n'eût pas demandé mieux que de prendre en considération +cet avertissement; mais, au même moment, il en était détourné par +quelque incident de presse ou de tribune, par quelque préoccupation +électorale. On devait arriver ainsi jusqu'à la chute de la monarchie, +sans avoir jamais sérieusement pensé au danger du socialisme. Rien, +du reste, ne donne mieux l'idée de cette étonnante sécurité, de +cette inattention obstinée, de ce prodigieux aveuglement, que la +stupeur épouvantée de la bourgeoisie, quand, le 24 février 1848, +le socialisme, surgissant tout armé des barricades, vint exiger sa +place, à l'Hôtel de ville, parmi les maîtres de la France.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> CHAPITRE IV<br> +<span class="smcap">M. GUIZOT ET LORD ABERDEEN.</span></h3> + +<p class="resume"> + I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à + l'influence française. La candidature du comte de Trapani + à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. La + candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. M. + Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc de + Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations faites à + ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. On continue à + s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet français instruit M. + Bresson et avertit le cabinet de Londres qu'il reprendrait sa + liberté si le mariage Cobourg devenait imminent. Intrigue nouée + entre la reine Christine et Bulwer, au printemps de 1846, pour + conclure ce mariage à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait + échouer en la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais + fait au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par + un sentiment différent. Impression que ces incidents laissent + au gouvernement français.—II. L'Orient après 1840. L'Égypte. + La question du Liban. Efforts peu efficaces de la diplomatie + française.—III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M. + Guizot propose à l'Angleterre de substituer, en Grèce, l'accord + à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis au + pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise. Succès + de Colettis. La légation de France le soutient et l'emporte sur + la légation britannique. Inconvénients de ce retour à l'ancien + antagonisme.—IV. L'entente cordiale se maintient surtout par + l'amitié personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur + correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi causé + en France à la pensée que Palmerston va reprendre la direction + du <i lang="en">Foreign office</i>. M. Thiers, au contraire, qui a partie liée + avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig ne peut se former à + cause des objections faites contre Palmerston. Voyage de ce + dernier en France. Chute définitive du ministère Peel et rentrée + de Palmerston.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>Les affaires étrangères n'avaient pas tenu, dans les grands +débats politiques de la session de 1846, la même place que les +années précédentes. Il n'en faut pas conclure que le gouvernement +français n'avait plus de problème extérieur à résoudre ou du moins +à surveiller. Au dehors comme au <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> dedans, les ministres +n'ont jamais de telles vacances. À défaut des accidents imprévus et +extraordinaires qui avaient naguère mis en question la paix du monde +et l'existence du cabinet, restaient les difficultés permanentes +que notre diplomatie ne pouvait perdre de vue, alors même qu'aucun +fait public n'attirait sur elles l'attention de la foule. En 1846, +les plus graves de ces difficultés avaient pour siège l'Espagne et +l'Orient, où, depuis si longtemps, se heurtaient les influences +rivales de la France et de l'Angleterre.</p> + +<p>Des affaires d'Espagne, qui depuis la mort de Ferdinand VII avaient +causé tant d'embarras à notre gouvernement, il a été déjà question +plusieurs fois<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169" title="Go to footnote 169"><span class="smaller">[169]</span></a>. Il convient d'en reprendre le récit au moment +où nous l'avions interrompu, c'est-à-dire dans la seconde moitié +de 1843, alors que le cabinet de Londres, éclairé par la chute +d'Espartero, consentait enfin à s'entendre avec celui de Paris +et à substituer, dans la Péninsule, l'action commune au vieil +antagonisme; c'était, on le sait, la première manifestation de +«l'entente cordiale». Cette nouvelle politique ne parut pas tout +d'abord avoir des effets défavorables à la France. Au contraire, +notre influence reprit peu à peu, à Madrid, le terrain qu'elle avait +perdu pendant la régence d'Espartero. À travers mille intrigues de +cour ou de parlement, dans lesquelles tous les partis mêlaient—comme +cela ne se voyait qu'en Espagne—les procédés de révolution et ceux +d'ancien régime, le pouvoir ministériel passa successivement des +radicaux avancés, clients de l'Angleterre, à des radicaux de plus +en plus modérés, et finit par arriver, en mai 1844, aux mains du +général Narvaez et des autres chefs de l'ancien parti français. Dès +le mois de février précédent, la reine mère Christine, qui, pendant +son exil, vivait à Paris, dans l'intimité des Tuileries, avait été +solennellement rappelée et avait repris, sous le nom de sa fille, +l'exercice du pouvoir royal. Les élections, faites à la fin de +1844, donnèrent une majorité conservatrice, et le premier acte de +<span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> la Chambre nouvelle fut de réformer la constitution dans un +sens monarchique. La réaction était donc complète. Le gouvernement +français ne pouvait la voir avec déplaisir, et il était disposé à +la seconder. Toutefois il était bien résolu à ne pas retomber dans +l'ornière de l'ancienne rivalité. M. Guizot avait proclamé cette +volonté à la tribune de la Chambre des députés, dès le 21 janvier +1844, et surtout il s'appliqua à en bien pénétrer l'ambassadeur de +France à Madrid, qui, depuis novembre 1843, se trouvait être le comte +Bresson, jusqu'alors accrédité près la cour de Berlin. Ce n'était +pas, en effet, entre les ministres dirigeants à Paris et à Londres +que l'entente cordiale avait le plus de peine à s'établir; c'était +au loin, entre les agents diplomatiques des deux puissances. Les +ministres, voyant par position les choses de haut et d'ensemble, +pouvaient prendre leur parti de tel sacrifice local qu'ils savaient +être compensé par les avantages généraux du système. Les agents, +placés au milieu d'un théâtre circonscrit, étaient portés à y borner +leur vue; autour d'eux, tout—hommes et choses, traditions du passé +et tentations de l'heure présente—les poussait à l'antagonisme. +Pour y échapper, il leur fallait remonter la pente naturelle de leur +fonction. M. Guizot connaissait notre nouvel ambassadeur à Madrid +pour un esprit ardent, prompt à la lutte, mais aussi fort capable +de comprendre une grande politique et de s'y dévouer; il le pressa +de «n'épouser aucune querelle, aucune coterie, aucun nom propre», +de prêcher à tous, particulièrement à nos amis, la concorde, la +modération, et le détourna d'opposer un parti français à un parti +anglais<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a><a href="#footnote170" title="Go to footnote 170"><span class="smaller">[170]</span></a>. Pour ce qui dépendait de lui, loin d'appuyer sur les +échecs infligés en Espagne à l'influence britannique, il cherchait à +les atténuer: ainsi retarda-t-il la rentrée de la reine Christine, +jusqu'à ce que le cabinet de Londres en eût reconnu la nécessité.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> En dépit de ces ménagements, le tour pris par les événements +au delà des Pyrénées était désagréable au gouvernement anglais, +d'autant que lord Palmerston ne manquait pas d'y montrer le fruit +de la politique suivie par ses successeurs. Lord Aberdeen en était +parfois un peu triste, mais il n'en persistait pas moins à répudier +«cette politique d'antagonisme qui, disait-il, avait beaucoup nui à +l'Espagne, sans beaucoup servir à l'Angleterre», et il proclamait +que «seule, la coopération des deux puissances occidentales +pouvait assurer la prospérité de la Péninsule». Tel fut le sens +des instructions que, lui aussi, il envoya à son représentant près +la cour de Madrid. Celui-ci avait été changé en même temps que +l'ambassadeur de France; malheureusement, en cette circonstance, on +n'avait fait qu'à demi les choses: si M. Aston avait été rappelé pour +avoir été trop engagé dans l'ancienne rivalité, il avait été remplacé +par sir Henri Bulwer, homme d'esprit, naguère premier secrétaire de +l'ambassade anglaise à Paris, mais, au fond, de la clientèle de lord +Palmerston et, comme tel, mal préparé à se faire l'instrument d'une +politique d'union. Aussi les rapports furent-ils tout de suite assez +tendus entre le nouveau ministre d'Angleterre et le comte Bresson, +qui, de son côté, n'était d'humeur à permettre ni qu'on lui manquât +dans les petites choses, ni qu'on l'entravât dans les grandes.</p> + +<p>Les mauvais procédés de l'agent anglais n'ébranlèrent pas la volonté +conciliante de M. Guizot; il n'en prêcha pas moins la patience à son +ambassadeur. «Soyez, lui écrivait-il, toujours bien avec Bulwer et +pour lui; rendez-lui de bons offices. Ne fermez point l'œil sur +ses petites menées, et tenez-moi toujours au courant; mais qu'il +n'en paraisse rien dans vos rapports avec lui, dans votre langage +sur lui. Vous avez vu le bon, le très beau langage de lord Aberdeen. +C'est là l'essentiel. Prenez cela pour le symptôme assuré et le vrai +diapason des intentions et des rapports des deux gouvernements. Que +Bulwer, comblé de vos bons procédés, de vos bons offices, ne puisse, +s'il fait des fautes et subit des échecs, s'en prendre qu'à lui-même. +L'entente cordiale n'est pas, je le sais, un fait de facile <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> +exécution sur tous les points et tous les jours. C'est pourtant le +fait essentiel à la situation générale, et je m'en rapporte à vous +pour le maintenir au-dessus des difficultés locales qui pèsent sur +vous<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a><a href="#footnote171" title="Go to footnote 171"><span class="smaller">[171]</span></a>.»</p> + +<p>Dès l'établissement de l'entente cordiale en Espagne, M. Guizot +avait déclaré que «la plus grave des questions auxquelles elle +devait s'appliquer était sans contredit celle du mariage futur de +la reine Isabelle<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a><a href="#footnote172" title="Go to footnote 172"><span class="smaller">[172]</span></a>». On se rappelle quelle était sur ce point +notre politique nettement proclamée: nous consentions à l'exclusion +des princes français, mais nous exigions un Bourbon, et, par +cette raison, nous avions absolument repoussé la candidature du +prince de Cobourg<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a><a href="#footnote173" title="Go to footnote 173"><span class="smaller">[173]</span></a>. On n'a pas oublié non plus comment, dans +l'entrevue d'Eu, le gouvernement anglais, sans adhérer formellement +et en principe à notre prétention, avait paru s'engager en fait à +la soutenir, ou tout au moins à ne pas la contrarier<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a><a href="#footnote174" title="Go to footnote 174"><span class="smaller">[174]</span></a>. Notre +candidat était alors le comte de Trapani, second frère du roi de +Naples, et également frère de la reine Christine. Ce n'était pas que +notre cabinet eût aucune préférence absolue pour ce prince. S'il +l'avait désigné, c'est qu'à ce moment, il lui paraissait le seul +Bourbon possible. Les neveux de Ferdinand VII,—le duc de Cadix et le +duc de Séville,—se trouvaient écartés à cause de la haine passionnée +que leur mère doña Carlotta témoignait à sa sœur la reine +Christine. La mort de Carlotta, en janvier 1844, ayant paru atténuer +cet obstacle, M. Guizot se hâta de déclarer que «la combinaison +napolitaine n'était pas pour nous une combinaison exclusive», et que, +par exemple, nous ne ferions pas d'objection au duc de Cadix. Cette +ouverture n'eut alors aucune suite; ce prince n'était pas <em lang="la">persona +grata</em> auprès d'Isabelle et de sa mère. Celle-ci disait à Narvaez, au +mois de mars 1844, en arrivant en Espagne: «Je suis décidée pour mon +frère Trapani.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> Il ne fallut pas longtemps, cependant, pour s'apercevoir +que cette dernière candidature se heurtait à de grosses difficultés. +La principale n'était pas l'opposition de M. de Metternich, qui +poursuivait «son idée» d'un mariage d'Isabelle avec le fils de don +Carlos<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a><a href="#footnote175" title="Go to footnote 175"><span class="smaller">[175]</span></a>, et qui redoutait, au point de vue de sa politique +italienne, de voir «Naples entrer dans l'orbite de la France<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a><a href="#footnote176" title="Go to footnote 176"><span class="smaller">[176]</span></a>»; +ce n'étaient pas non plus l'inertie maladroite et les hésitations +soupçonneuses du roi des Deux-Siciles, qui craignait d'être la dupe +de Louis-Philippe, et qui s'imaginait que ce prince n'avait pas +renoncé sincèrement à prendre la main d'Isabelle pour un de ses +fils. Le véritable obstacle était en Espagne. Au fond, personne +n'y voulait de Trapani: les radicaux, parce que c'était notre +candidat; les modérés, parce qu'ils désiraient un «grand mariage» qui +affermît leur monarchie constitutionnelle et lui assurât «un point +d'appui au dehors»; ce point d'appui, ils l'eussent trouvé dans le +mariage français, qu'en dépit de nos refus ils tentaient toujours +de remettre sur le tapis; ils ne le trouvaient pas dans un prince +d'un État secondaire, à peine âgé de seize ans, non encore sorti +du collège de Jésuites où il portait la soutane, et ayant d'autant +moins de prestige aux yeux des Espagnols que ceux-ci avaient gardé, +du temps où ils dominaient dans l'Italie méridionale, l'habitude de +mépriser les Napolitains. La reine Christine, tout en feignant, par +déférence pour le gouvernement français, de poursuivre le mariage +Trapani, le faisait sans désir sérieux de réussir, au contraire avec +l'arrière-pensée de retarder toute conclusion et avec l'espoir de +nous arracher, un jour ou l'autre, un prince français. M. Bresson +sentait son habileté et son énergie impuissantes à vaincre ces +résistances. Chaque fois qu'il croyait toucher au but, survenait un +incident qui l'en éloignait.</p> + +<p>Pendant ce temps, la candidature du prince de Cobourg, bien +que rentrée dans l'ombre, n'était pas abandonnée: elle <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> +paraissait même trouver faveur, en Espagne, chez certains membres du +parti modéré, offusqués du cercle étroit dans lequel nous prétendions +les renfermer. L'un d'eux, le duc de Sotomayor, ministre à Londres, +disait très haut: «Si le roi Louis-Philippe ne nous donne pas un de +ses fils, nous prendrons de la main des Anglais un Cobourg, parce +qu'il nous faut à tout prix l'appui d'une grande puissance<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a><a href="#footnote177" title="Go to footnote 177"><span class="smaller">[177]</span></a>.» +Bien plus, on pouvait se demander si ce sentiment n'était pas celui +de la reine Christine. Un jour, M. Bresson lui racontait plaisamment +qu'à une insinuation de l'envoyé anglais sur le mariage Cobourg il +avait répondu: «Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé +de pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j'ai fait +élire en quarante-huit heures le duc de Nemours; je puis assurer +qu'il ne m'en faut ici que vingt-quatre pour faire proclamer le duc +d'Aumale.» Loin d'être choquée de cette assurance, la Reine mère +répliqua sur le même ton: «Il ne vous faudrait pas tant de temps, +et si je savais que ce fût le moyen d'arriver à mon but, moi aussi +je pousserais le Cobourg<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a><a href="#footnote178" title="Go to footnote 178"><span class="smaller">[178]</span></a>.» Ce «mariage anglais» dont elle +nous menaçait en riant, elle y pensait à part elle beaucoup plus +sérieusement: c'était la ressource qu'elle se réservait au cas où le +mariage français deviendrait décidément impossible. Dès la fin de +1843, étant encore à Paris et recevant sir Henri Bulwer qui allait +prendre possession de son poste à Madrid, elle lui avait témoigné +tout le prix qu'elle attachait au bon vouloir de l'Angleterre, et lui +avait fait connaître son intention de soutenir le prince de Cobourg, +si, comme elle le craignait, elle ne pouvait obtenir un des fils +de Louis-Philippe<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a><a href="#footnote179" title="Go to footnote 179"><span class="smaller">[179]</span></a>. Une fois revenue en Espagne, l'astucieuse +princesse, en qui l'on croyait voir parfois une nouvelle Catherine +de Médicis, continua à tenir le même langage en causant avec +certains adversaires de l'influence française, et ses propos <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> +revinrent plus d'une fois aux oreilles de notre ambassadeur.</p> + +<p>Tout cela n'était pas fait pour donner à M. Bresson grand espoir +dans le succès du candidat napolitain; avec son esprit vif et un peu +impatient, il se voyait déjà acculé à cette alternative: ou consentir +au mariage français, ou laisser faire le mariage Cobourg. Il ne +craignait pas les difficultés, à la condition de connaître nettement +son but. Il se décida donc, en septembre 1844, à demander hardiment +à M. Guizot ce qu'il comptait faire au cas où la question serait +ainsi circonscrite. «Je vous en prie, lui écrivait-il, répondez-moi +aussi nettement que je vais vous dire ma façon de penser. Je regarde +un prince français comme une glorieuse, et déplorable extrémité, un +prince allemand comme le coup le plus pénétrant, le plus sensible +à l'honneur de la France et à l'orgueil, à l'existence peut-être +de notre dynastie. Entre un prince français et un prince allemand, +réduit, adossé à ces termes, je n'hésiterais pas un moment: je ferais +choisir un prince français. Ici, cher ministre, mes antécédents me +donnent le droit de soumettre respectueusement au Roi et à vous +quelques observations personnelles. En 1831, quand la question +s'est posée, en Belgique, entre le duc de Leuchtenberg et le duc +de Nemours, je me suis trouvé dans une position identique. Je ne +rappellerai pas à Sa Majesté cette conversation que je suis venu +chercher à toute bride de Bruxelles... J'ai pris sur moi une immense +responsabilité: j'ai fait élire M. le duc de Nemours, et je n'hésite +pas à reconnaître que je l'ai fait sans l'assentiment du Roi et de +son ministre<a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a><a href="#footnote180" title="Go to footnote 180"><span class="smaller">[180]</span></a>. C'était très grave pour ma carrière, pour ma +réputation même; j'ai touché à ma ruine... Mon cher ministre, je +ne pourrais repasser par ce chemin, ni courir de pareils risques; +je ne serais plus, aux yeux de tous, qu'un brûlot de duperie ou de +tromperie... Expliquons-nous donc secrètement entre nous, mais sans +détour. Sur quoi puis-je compter?... Si la combinaison napolitaine +échoue, si, après avoir tenté, je l'atteste sur l'honneur, tous les +efforts pour la faire triompher, <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> je me trouve forcément +amené, pour épargner à notre roi et à notre pays une blessure +profonde, à faire proclamer un prince français pour époux de la +Reine, accepterez-vous ce choix, et en assurerez-vous à tout prix +l'accomplissement?»</p> + +<p>Cette interrogation si précise ne blessa pas M. Guizot; bien au +contraire, elle lui plut, et il témoigna en termes généraux à son +ambassadeur une confiance qui était un encouragement. Toutefois il +évita de répondre directement à la question posée. Placé en face de +l'hypothèse imaginée par M. Bresson, il eût senti et agi comme lui, +et il était bien aise de le voir dans ces dispositions; mais, ne +croyant pas cette extrémité aussi fatale ni surtout aussi proche, il +ne voulait rien faire qui pût porter un agent résolu, prompt, ardent, +à précipiter les événements. Comme il l'a dit, «certaines choses sont +si difficiles à faire à propos et dans la juste mesure, qu'il ne faut +jamais les dire aux autres, et à peine à soi-même, tant qu'on n'est +pas absolument appelé à les faire». Pour le moment, quand les modérés +gouvernaient à Madrid et lord Aberdeen à Londres, notre ministre se +croyait garanti, sinon contre les embarras, les entraves, les délais, +du moins contre toute surprise déloyale; il voulait donc, de son +côté, épuiser toutes les chances de résoudre la question sans porter +atteinte à l'entente cordiale.</p> + +<p>La demande de M. Bresson ne fut pourtant pas entièrement sans +résultat. Le gouvernement français, préoccupé des répugnances +qu'on lui signalait en Espagne contre le mariage napolitain, donna +à entendre qu'il ne répugnerait pas à le fortifier par une union +du plus jeune fils du Roi, le duc de Montpensier, avec la sœur +cadette de la reine Isabelle, l'infante doña Luisa Fernanda. Ce fut +le 26 novembre 1844 que M. Guizot parla pour la première fois de ce +projet à M. Bresson; il l'avisa en même temps que ce second mariage +ne pourrait avoir lieu que «quand la Reine serait mariée et aurait +un enfant», c'est-à-dire quand l'Infante ne serait plus l'héritière +présomptive de la couronne. Par cette réserve faite spontanément, +avant toute communication du cabinet anglais, notre gouvernement +marquait que ce second mariage n'était <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> pas pour lui un moyen +détourné de revenir sur ses déclarations antérieures et de mettre un +fils de France sur le trône d'Espagne. Ne donnait-il pas du reste, à +cette même époque, une autre preuve de sa loyauté en mariant à une +princesse napolitaine le duc d'Aumale, dont, à Madrid, on avait tant +désiré faire l'époux d'Isabelle<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a><a href="#footnote181" title="Go to footnote 181"><span class="smaller">[181]</span></a>? L'ouverture relative au duc de +Montpensier fut reçue avec joie par la cour espagnole. Ce n'était +pas tout ce que cette cour eût voulu; mais elle se félicitait de ce +demi-résultat. Narvaez, qui était encore à la tête du ministère, +entra dans le nouveau projet avec son impétuosité accoutumée, +non sans essayer, il est vrai, d'obtenir plus encore: «Pourquoi, +disait-il à M. Bresson, ne pas nous donner le prince pour la Reine?» +Au moins aurait-il désiré conclure sur-le-champ un compromis secret +pour le mariage de l'Infante: M. Bresson eut quelque peine à se +dérober à ses instances et à ajourner tout engagement formel. +Quant à la reine Christine, aussitôt que son ministre lui parla de +la proposition du gouvernement français: «Pour l'amour de Dieu, +s'écria-t-elle, ne laisse pas échapper ce prince!»</p> + +<p>Le gouvernement britannique fut quelque temps sans connaître cette +éventualité d'un mariage du duc de Montpensier avec l'Infante. +Quand il en fut informé, dans l'été de 1845, il ne cacha pas +son déplaisir et son inquiétude<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a><a href="#footnote182" title="Go to footnote 182"><span class="smaller">[182]</span></a>. Aussi, lors de la seconde +visite de la reine Victoria à Eu, au mois de septembre de la même +année, Louis-Philippe et M. Guizot jugèrent-ils à propos d'aller +au-devant des soupçons qu'ils devinaient, et de prendre l'initiative +d'explications rassurantes. Ce qui fut dit, il importe d'autant plus +de le savoir avec précision, que les Anglais devaient reprocher plus +tard à notre gouvernement d'avoir manqué aux engagements pris en +cette circonstance. Le Roi commença par déclarer à la Reine et à son +ministre que le duc de Montpensier n'épouserait l'Infante que lorsque +Isabelle serait mariée et aurait un enfant; après ces assurances qui +ne lui coûtaient pas, car elles étaient la répétition des <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> +instructions spontanément données à M. Bresson dès novembre 1844, il +ajouta: «Mais il faut un peu de réciprocité dans cette affaire, et, +si je vous donne vos sécurités, il est juste qu'en retour vous me +donniez les miennes. Or les miennes sont que vous ferez ce que vous +pourrez pour tâcher que ce soit parmi les descendants de Philippe V +que la Reine choisisse son époux, et que la candidature du prince +Léopold de Saxe-Cobourg soit écartée.—Soit, répondit lord Aberdeen, +nous pensons comme vous que le mieux serait que la Reine prît son +époux parmi les descendants de Philippe V. Nous ne pouvons pas nous +mettre en avant sur cette question, mais nous vous laisserons faire; +nous nous bornerons à vous suivre et, dans tous les cas, à ne rien +faire contre vous. Quant à la candidature du prince Léopold de +Saxe-Cobourg, vous pouvez être tranquille sur ce point: je réponds +qu'elle ne sera ni avouée ni appuyée par l'Angleterre, et qu'elle +ne vous gênera pas<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a><a href="#footnote183" title="Go to footnote 183"><span class="smaller">[183]</span></a>.» Tout ceci fut dit non pas une fois, +mais plusieurs fois, pendant le court séjour de la reine Victoria +à Eu, et le langage tenu par M. Guizot fut absolument conforme à +celui du Roi. Ainsi rien de plus net: les assurances données par +le gouvernement français au sujet du mariage du duc de Montpensier +étaient formelles, mais conditionnelles; du jour où le cabinet +anglais manquerait à ce que nous attendions de lui et que son langage +nous faisait espérer, nous reprendrions notre liberté. De notre part, +une telle attitude n'était pas nouvelle; notre gouvernement avait +souvent insisté—notamment lors de la première entrevue d'Eu—sur le +caractère synallagmatique des engagements qu'il prenait<a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a><a href="#footnote184" title="Go to footnote 184"><span class="smaller">[184]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> L'Espagne à peu près satisfaite et l'Angleterre rassurée, +le cabinet français ne pouvait-il pas enfin se croire près du but? +Non; dans les derniers mois de 1845 et au commencement de 1846, il +lui revint que les Cobourg se donnaient plus de mouvement que jamais: +plusieurs d'entre eux, dont le prince Léopold, l'aspirant à la main +d'Isabelle, s'étaient réunis à la cour de Lisbonne qui leur servait +en quelque sorte de base d'opération; il était même question d'un +voyage de Léopold en Espagne; on ajoutait que le roi des Belges, et, +ce qui était plus grave encore, que le prince Albert et la reine +Victoria s'intéressaient au succès de ces démarches<a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a><a href="#footnote185" title="Go to footnote 185"><span class="smaller">[185]</span></a>: c'était du +moins ce qu'un diplomate portugais, revenant d'un voyage à Cobourg +et à Londres, assurait à sir Henri Bulwer<a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a><a href="#footnote186" title="Go to footnote 186"><span class="smaller">[186]</span></a>. Ce dernier n'avait +pas besoin d'être poussé dans ce sens. Dès l'origine, il avait jugé +«monstrueuse» notre prétention d'imposer un Bourbon comme mari de +la Reine, et avait regretté que son <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> gouvernement ne la +combattît pas ouvertement; aussi tâchait-il d'y faire obstacle sous +main, appuyait, dans ses conversations, sur l'impopularité du comte +de Trapani, aidait aux ajournements, s'appliquait, comme le disait +alors M. Guizot, «à jeter du trouble dans les esprits, à entr'ouvrir +pêle-mêle toutes les portes, à ménager toutes les chances», notamment +celle du mariage Cobourg; en réalité, il avait fait de ce mariage +son but secret; il se disait que s'il parvenait à l'accomplir, +on ne lui saurait pas mauvais gré à Windsor d'avoir méconnu les +instructions du <i lang="en">Foreign office</i><a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a><a href="#footnote187" title="Go to footnote 187"><span class="smaller">[187]</span></a>. N'y avait-il pas, d'ailleurs, +dans ces instructions, à côté des recommandations de marcher d'accord +avec la France, la réserve du droit que l'Espagne avait de choisir +librement l'époux de la Reine? Bulwer affectait de ne voir que cette +réserve, et son jeu était de susciter, à Madrid, une résistance, en +apparence spontanée, aux vues de la France, se flattant qu'en raison +de ses déclarations le gouvernement britannique se considérerait +comme tenu de respecter et de faire respecter cette manifestation +de l'indépendance espagnole. Lord Aberdeen, qui eût réprouvé sans +aucun doute une telle interprétation de ses instructions, était, +tout le premier, trompé par son agent, et il nous affirmait, de la +meilleure foi du monde, que celui-ci «ne faisait rien pour favoriser +le mariage Cobourg<a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a><a href="#footnote188" title="Go to footnote 188"><span class="smaller">[188]</span></a>». Lui-même, d'ailleurs, gêné par ce qu'il +savait des préférences secrètes de sa cour, n'était pas toujours +aussi net et aussi ferme qu'on l'eût désiré. À M. Guizot, qui lui +demandait de «ne laisser au prince de Cobourg aucune possibilité de +se présenter sous les couleurs de l'Angleterre», et qui insistait +pour qu'il «frappât ainsi d'impuissance tous les barbouillages +subalternes de Madrid<a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a><a href="#footnote189" title="Go to footnote 189"><span class="smaller">[189]</span></a>», il fit d'abord une réponse un peu +embarrassée; il protesta qu'il «voulait, comme nous, un prince de +Bourbon sur le trône d'Espagne», qu'il «le pensait et le disait», +mais qu'il n'avait «aucune action directe <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> sur les princes +de Cobourg», et que «la Reine restait libre d'en choisir un s'il lui +plaisait». Néanmoins, pressé par nous et aussi par sa conscience, +il se décida à parler nettement au prince Albert. Eut-il quelque +difficulté à le convaincre? En tout cas, au sortir de cet entretien, +il dit à notre représentant, M. de Jarnac: «Tout est maintenant +réglé comme vous le souhaitez; vous pouvez désormais tenir pour +certain qu'il n'y a, à Windsor, aucune prétention, aucune vue sur +la main de la reine d'Espagne pour le prince Léopold, et que notre +cour, comme notre cabinet, déconseillera toute pensée semblable... +Je puis vous répondre, sur ma parole de <i lang="en">gentleman</i>, que vous +n'avez rien à craindre de ce côté<a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a><a href="#footnote190" title="Go to footnote 190"><span class="smaller">[190]</span></a>.» Et il ajoutait, un peu plus +tard: «Après ce qui s'est passé entre le prince Albert et moi, il +est impossible qu'il entre dans une intrigue; il n'oserait plus me +regarder en face<a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a><a href="#footnote191" title="Go to footnote 191"><span class="smaller">[191]</span></a>.» La bonne foi de lord Aberdeen est hors de +toute contestation; on ne saurait douter non plus de celle du prince +Albert; cependant l'intrigue Cobourg allait toujours son train, et +M. Guizot se croyait fondé à écrire, le 10 décembre 1845, au comte +Bresson: «Plus j'y regarde, plus je demeure convaincu qu'il y a, en +Espagne et autour de l'Espagne, un travail actif et incessant pour +amener le mariage d'un prince de Cobourg soit avec la Reine, soit +avec l'Infante. Le gouvernement anglais ne travaille pas positivement +à ce mariage, mais il ne travaille pas non plus efficacement à +l'empêcher; il ne dit pas à toute combinaison qui ferait arriver un +prince de Cobourg au trône d'Espagne, un <em>non</em> péremptoire, comme +nous le disons, nous, pour un prince français.»</p> + +<p>Dans cette situation, notre gouvernement jugea nécessaires deux +démarches, l'une à Madrid, l'autre à Londres: la première pour bien +armer son représentant en Espagne, la seconde <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> pour bien +avertir le cabinet anglais. J'ai dit tout à l'heure qu'interrogé par +M. Bresson, en septembre 1844, sur certaines hypothèses extrêmes, +M. Guizot avait alors évité de répondre<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a><a href="#footnote192" title="Go to footnote 192"><span class="smaller">[192]</span></a>; à la fin de 1845, il +crut le moment venu de s'expliquer sans ambages: «Nous ne pouvons, +écrivit-il le 10 décembre à notre ambassadeur, jouer un rôle de +dupes. Nous continuerons à suivre loyalement notre politique, +c'est-à-dire à écarter toute combinaison qui pourrait rallumer le +conflit entre la France et l'Angleterre à propos de l'Espagne. Mais +si nous nous apercevions que, de l'autre côté, on n'est pas aussi +net et aussi décidé que nous; si, par exemple, soit par l'inertie +du gouvernement anglais, soit par le fait de ses amis en Espagne +et autour de l'Espagne, un mariage se préparait, pour la Reine ou +pour l'Infante, qui mît en péril notre principe,—les descendants de +Philippe V,—et si cette combinaison avait, auprès du gouvernement +espagnol, des chances de succès, aussitôt nous nous mettrions en +avant sans réserve, et nous demanderions simplement et hautement la +préférence pour M. le duc de Montpensier.» Toutefois, le ministre +recommandait à M. Bresson, dont il redoutait toujours un peu +l'ardeur, «de ne faire usage de cette arme qu'en cas de nécessité». +«Maintenez notre politique jusqu'au bout, lui disait-il, aussi +longtemps qu'on ne nous la rendra pas impossible.»</p> + +<p>Si le gouvernement français ne voulait pas «être dupe», il tenait +aussi à ne tromper personne; de là, sa seconde démarche. M. Guizot +rédigea, le 27 février 1846, un <em lang="la">memorandum</em> destiné à faire bien +connaître à Londres les résolutions qu'il pourrait être amené à +prendre. Il y rappelait d'abord les difficultés que rencontrait le +mariage Bourbon, la «neutralité froide» et l'«inertie» du cabinet +britannique, le travail fait pour le mariage Cobourg; puis il +déclarait que «si le mariage soit de la Reine, soit de l'Infante, +avec le prince Léopold ou avec tout autre prince étranger aux +descendants de Philippe V, devenait probable et imminent, nous +serions affranchis de tout engagement <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> et libres d'agir +immédiatement pour parer le coup, en demandant la main soit de +la Reine, soit de l'Infante pour M. le duc de Montpensier»; il +souhaitait de «ne pas en venir à cette extrémité», mais ne voyait +«qu'un moyen de la prévenir», c'était que «le cabinet anglais s'unît +à nous pour remettre à flot l'un des descendants de Philippe V». +«Nous nous faisons un devoir de loyauté, disait-il en terminant, +de prévenir le cabinet anglais que, sans cela, nous pourrions nous +trouver obligés d'agir comme je viens de l'indiquer.» Communiqué +aussitôt à lord Aberdeen, cet important document ne provoqua de sa +part aucune contradiction ni observation.</p> + +<p>Notre position était ainsi nettement prise, mais le danger n'était +pas supprimé. Bien au contraire, il allait devenir plus menaçant +que jamais. En avril 1846, trois personnages qui pouvaient, à des +degrés divers, parler au nom de la reine Christine,—d'abord son +secrétaire privé, M. Donoso Cortès, ensuite l'ancien garde du corps +devenu son mari sous le nom de duc de Rianzarès, enfin M. Isturiz +qui venait de remplacer le général Narvaez à la tête du ministère +espagnol,—s'abouchèrent mystérieusement, l'un après l'autre, avec +sir Henri Bulwer; ils lui annoncèrent que la Reine mère, lasse de la +prépotence française, était disposée à marier sa fille au prince de +Cobourg, seulement qu'elle désirait savoir si, en s'exposant ainsi +aux ressentiments de la France, elle pourrait compter sur l'appui +de l'Angleterre. Une telle démarche devrait étonner de la part +de Christine, naguère si étroitement liée, en apparence, à notre +politique. Mais ce n'était pas la première fois qu'on la voyait +pencher vers les Cobourg, soit par dépit de n'avoir pas obtenu un +prince français, soit dans l'espoir de nous l'arracher; avec cette +princesse, on ne savait jamais ce qui était réalité ou feinte. +D'après les aveux faits plus tard par M. Isturiz lui-même au comte +Bresson<a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a><a href="#footnote193" title="Go to footnote 193"><span class="smaller">[193]</span></a>, l'intrigue avait été mise en train par le banquier +Salamanca; ce manieur d'argent, riche, peu scrupuleux, fort engagé +dans le parti <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> radical et anglais, avait trouvé moyen de +gagner le duc de Rianzarès et, par lui, était arrivé jusqu'à la reine +Christine.</p> + +<p>Sir Henri Bulwer n'avait nulle envie de décourager les ouvertures qui +lui étaient faites et que, sous main, il avait probablement contribué +à provoquer. Mais, officiellement, que pouvait-il y répondre? +Lui-même nous a exposé en ces termes son embarras: «Le gouvernement +britannique ne reconnaissait pas la prétention de la France d'imposer +un mari à la Reine: cela impliquait qu'il soutiendrait l'Espagne +si elle faisait un choix indépendant; toutefois, cela ne le disait +pas clairement, et je savais que lord Aberdeen n'aurait pas aimé me +le voir dire. D'autre part, donner à entendre au gouvernement de +Madrid qu'il n'avait qu'à se soumettre, m'exposait également à un +blâme. L'affaire était encore compliquée par le fait que le choix +de la reine Christine se portait sur le prince de Cobourg: si un +tel choix était chose indifférente aux yeux du peuple et du cabinet +anglais, il ne l'était pas pour la famille royale d'Angleterre<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a><a href="#footnote194" title="Go to footnote 194"><span class="smaller">[194]</span></a>.» +Bulwer ne nous dit pas bien explicitement comment il se tira de ces +difficultés; mais l'un de ses interlocuteurs, M. Isturiz, a été moins +discret, et voici, d'après son témoignage, la réponse que lui fit +le ministre d'Angleterre<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a><a href="#footnote195" title="Go to footnote 195"><span class="smaller">[195]</span></a>: «Il faut que cette affaire ait l'air +d'être entièrement espagnole. La reine Victoria la verra avec la plus +grande joie; mais vous n'ignorez pas que, chez nous, les désirs de la +Reine ne font pas loi pour le cabinet. Lord Aberdeen ne voudra pas, +par l'adoption ostensible de ce candidat, compromettre ses rapports +avec la France, s'exposer peut-être à une rupture; nous devons donc +paraître le moins possible; mais aussitôt que vous vous serez mis +d'accord avec la maison de Cobourg, faites venir le prince Léopold le +plus secrètement et le plus promptement que vous pourrez; mariez-le +avec la Reine, et, le fait accompli, chacun se résignera<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a><a href="#footnote196" title="Go to footnote 196"><span class="smaller">[196]</span></a>.» On +ne saurait <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> d'ailleurs garder aucun doute sur le caractère +encourageant de la réponse du ministre d'Angleterre, quand on voit +que la Reine mère se décida aussitôt à écrire une lettre au duc +régnant de Saxe-Cobourg<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a><a href="#footnote197" title="Go to footnote 197"><span class="smaller">[197]</span></a>, alors en visite à la cour de Lisbonne, +et que Bulwer se chargea de faire parvenir cette lettre, en ayant +soin de se cacher de la diplomatie française et même des ministres +espagnols, autres que M. Isturiz. Comme l'écrivait, quelques semaines +plus tard, le prince Albert, jamais la reine Christine ne se fût +hasardée à faire une pareille démarche, si le représentant de +l'Angleterre ne s'y fût associé<a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a><a href="#footnote198" title="Go to footnote 198"><span class="smaller">[198]</span></a>.</p> + +<p>Dans sa lettre<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a><a href="#footnote199" title="Go to footnote 199"><span class="smaller">[199]</span></a>, la Reine mère ne cachait pas qu'elle s'adressait +en réalité à la reine Victoria, et que le duc de Saxe-Cobourg n'était +qu'un intermédiaire. Elle exposait d'abord comment les difficultés +d'un mariage Bourbon la ramenaient au prince Léopold, «auquel, +disait-elle, le roi des Belges sait que j'ai toujours pensé». Elle +ajoutait: «J'ai entendu dire que S. M. la reine d'Angleterre est +animée, comme moi-même, de sentiments d'amitié sincère envers la +France, et qu'ainsi Sa Majesté a été prête à approuver et même à +appuyer une combinaison qui, sans être fatale aux intérêts anglais, +était de préférence auprès (<i>sic</i>) de S. M. le roi des <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> +Français; mais j'ai toujours entendu dire aussi que S. M. la reine +d'Angleterre soutenait, comme moi-même, l'indépendance de l'Espagne +dans cette affaire espagnole avant tout, et je désirerais savoir, +avec une franchise égale à celle qu'on doit trouver dans cette +lettre, si, dans le cas où ma fille choisirait le prince Léopold de +Saxe-Cobourg, ce choix serait agréable à sa famille, et si la reine +d'Angleterre soutiendrait alors, comme on m'a assuré qu'elle l'a +soutenu jusqu'ici, le principe d'indépendance dont j'ai parlé, et +nous aiderait ensuite à mitiger d'injustes ressentiments, s'il y en +avait, ce que je ne puis croire. Dans la position actuelle de cette +affaire, je trouve que cette démarche est mieux faite comme demande +particulière entre les deux cours et les deux familles qu'entre +deux cabinets, ce qui livrerait peut-être prématurément cette +question au public.» Aussitôt la lettre parvenue à Lisbonne, dans +les premiers jours de mai 1846, le duc de Saxe-Cobourg s'empressa +d'en accuser réception: tout en assurant la reine Christine de «sa +profonde gratitude», il se borna à adhérer d'une façon générale à ses +vœux. Si désireux en effet qu'il fût de ce mariage, il n'osait +s'avancer davantage sans l'aveu des véritables chefs politiques +de sa maison,—son oncle le roi des Belges et son frère le prince +Albert,—auxquels il envoya aussitôt la lettre de la Reine<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a><a href="#footnote200" title="Go to footnote 200"><span class="smaller">[200]</span></a>.</p> + +<p>Sir Henri Bulwer, qui avait agi en se cachant de son ministre, +n'avait pu, une fois la chose faite, la lui laisser plus longtemps +ignorer. Il s'attendait bien que lord Aberdeen serait vivement +contrarié, mais il croyait—lui-même l'a raconté plus tard—que +cette contrariété se manifesterait seulement par une dépêche +confidentielle rétablissant aux yeux du cabinet de Madrid la +neutralité de la politique anglaise, vaine protestation qui +n'empêcherait pas l'affaire, une fois lancée, de suivre son cours +souterrain à l'insu du gouvernement français. C'était compter sans +la loyauté du secrétaire d'État. Celui-ci, d'autant plus embarrassé +et irrité qu'il <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> venait de se porter fort auprès de nous +de la correction d'attitude de Bulwer, résolut d'arrêter net cette +intrigue et d'en dégager sa responsabilité: dans ce dessein, il fit +part lui-même à notre ambassadeur à Londres de tout ce qu'il venait +d'apprendre, qualifia de «condamnable» la conduite de son agent, +déclara en être «très mécontent», et se dit «prêt à faire ce qu'à +Paris on jugerait convenable pour constater qu'il n'y était pour +rien<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a><a href="#footnote201" title="Go to footnote 201"><span class="smaller">[201]</span></a>».</p> + +<p>À cette communication, grands furent l'émoi et la surprise du +gouvernement français, qui, malgré ses méfiances, ne s'était jamais +douté du risque qu'il avait couru. Il se garda d'ébruiter l'incident, +qui demeura, sur le moment, absolument ignoré du public<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a><a href="#footnote202" title="Go to footnote 202"><span class="smaller">[202]</span></a>; mais, +dans le secret des conversations diplomatiques, il ne dissimula pas +la vivacité de ses impressions. Autant il savait gré à lord Aberdeen +de sa conduite, autant il se montra blessé de celle de la cour de +Madrid et de sir Henri Bulwer. Louis-Philippe ne ménagea pas la reine +Christine, en dépit de l'aplomb avec lequel elle «nia avoir fait +aucune ouverture à la maison de Cobourg<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a><a href="#footnote203" title="Go to footnote 203"><span class="smaller">[203]</span></a>». M. Bresson secoua +rudement les ministres espagnols et les effraya sur les conséquences +d'une rupture avec la France. Quant à Bulwer, ayant reçu de son +ministre une remontrance sévère, il offrit sa démission, qui du +reste ne fut pas acceptée. Tous ces conspirateurs, ainsi surpris, au +milieu de leurs machinations ténébreuses, par le rayon de lumière +qu'avait soudainement projeté de Londres l'honnête main de lord +Aberdeen, embarrassés et meurtris des débris de la mine éclatée sous +leurs pieds pendant qu'ils la creusaient, faisaient vraiment assez +piteuse figure. Le moins penaud n'était pas le chef de la légation +britannique, qui se trouvait avoir livré ses complices espagnols +aux ressentiments du cabinet de Paris, et qui avait fait ainsi, +disait-il, <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> «plutôt le métier d'un espion français que celui +d'un ministre d'Angleterre<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a><a href="#footnote204" title="Go to footnote 204"><span class="smaller">[204]</span></a>».</p> + +<p>La démarche de lord Aberdeen brouillait absolument le jeu des +Cobourg. Ce qu'eût été, sans cela, la réponse du prince Albert à +la communication que son frère lui avait faite de la lettre de +la reine Christine, on ne saurait le dire: mais écrite après que +tout était divulgué au gouvernement français, cette réponse fut +nécessairement défavorable. Le prince Albert, toutefois, ne put +cacher combien un refus lui coûtait. Dans une lettre datée du 26 +mai 1846, il exposait d'abord à son frère comment le gouvernement +anglais, tout en s'engageant à appuyer le mariage Bourbon, avait +réservé l'indépendance de l'Espagne, et comment il en résultait +que, si celle-ci voulait résolument un autre mariage, l'Angleterre +devrait y consentir. On était, à l'entendre, sur le point d'en venir +là, quand Bulwer avait tout dérangé. «Sa conduite, ajoutait-il, +nous donne l'apparence d'un manque de parole, d'une intrigue, d'une +perfidie, et fournit à la France une juste raison de plainte. Nous +nous sommes donc vus forcés de nous laver les mains de ce qui était +fait et de prouver que nous y étions tout à fait étrangers. Il est +naturel qu'on ne nous croie pas.» Ce n'était pas que le prince +Albert renonçât absolument à voir son parent sur le trône d'Espagne; +non, cette idée lui tenait toujours à cœur; seulement, convaincu +qu'elle n'était désormais réalisable qu'avec l'assentiment de la +France, il se bornait à laisser voir qu'il ne désespérait pas +d'obtenir cet assentiment, le jour où la résistance de l'Espagne +aurait rendu décidément impossibles tous les candidats de la maison +de Bourbon<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a><a href="#footnote205" title="Go to footnote 205"><span class="smaller">[205]</span></a>.</p> + +<p>Lord Aberdeen ne pouvait ignorer ces sentiments du prince Albert. +Eut-il l'intention, sinon de les servir, du moins de les ménager, +quand, au lendemain même du jour où il venait de nous donner une +preuve si manifeste de son loyal désir <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> d'accord, il adressa, +le 22 juin 1846, au duc de Sotomayor, ministre d'Espagne à Londres, +une dépêche qui semblait écrite sous une inspiration toute différente +et qui devait plus tard fournir un argument à lord Palmerston? +Voici à quel propos cette dépêche fut rédigée. Sous le coup de la +révélation qui lui avait été faite, le gouvernement français avait +traité assez rudement le cabinet de Madrid. Celui-ci, voyant ou +feignant de voir dans notre langage une menace à son indépendance, +saisit ce prétexte pour demander au cabinet de Londres, d'abord si +l'Espagne encourrait le déplaisir de l'Angleterre au cas où elle +jugerait nécessaire de choisir le mari de la Reine en dehors des +Bourbons, ensuite si, dans cette hypothèse, l'Angleterre verrait avec +indifférence la France attenter à la liberté de l'Espagne. À la façon +dont la question était posée, on devine la main de M. Bulwer. Il +fallait quelque complaisance pour se prêter à ce rôle de donneur de +consultation. Lord Aberdeen eut cette complaisance. Dans sa réponse, +adressée au duc de Sotomayor, il commença par rappeler, d'une part, +qu'il n'avait reconnu à aucune puissance le droit d'imposer à la +Reine comme mari «un membre de quelque famille que ce soit»; d'autre +part, que le choix d'un Bourbon lui avait paru raisonnable et +désirable. Il ajouta qu'au cas où l'Espagne se croirait obligée de +donner à la Reine un autre mari, l'Angleterre n'en éprouverait aucun +déplaisir; il se refusait à admettre qu'à raison de ce fait la France +portât atteinte à l'indépendance de l'Espagne; mais, si elle le +faisait, le gouvernement de Madrid pourrait compter sur la sympathie +de l'Angleterre et de l'Europe entière<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a><a href="#footnote206" title="Go to footnote 206"><span class="smaller">[206]</span></a>. Lord Aberdeen se +repentait-il donc d'avoir gêné les partisans du mariage Cobourg, et +voulait-il leur rendre le terrain qu'il leur avait fait perdre? Je ne +le pense pas. Dans les deux cas, il croyait conformer sa conduite à +ses déclarations antérieures. En effet, comme j'ai eu plusieurs fois +occasion de le noter, en même temps qu'il avait promis de seconder +en fait ou tout au moins <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> de ne pas contrarier le mariage +Bourbon, il avait réservé en droit l'indépendance de l'Espagne. +M. Guizot n'eût pas eu de peine à lui montrer dès lors comment, +en certains cas, pouvaient sortir de cette double déclaration des +démarches contradictoires. Mais il avait été si heureux d'obtenir +la promesse de fait, qu'il n'avait pas voulu regarder de trop +près à la réserve de droit; de part et d'autre, chaque fois qu'on +s'était entretenu de ce sujet délicat, on avait mieux aimé laisser +un peu d'équivoque que de risquer un désaccord en s'expliquant plus +nettement. C'était en exécution de la promesse de fait que lord +Aberdeen avait déjoué, en mai, l'intrigue de Bulwer; ce fut par +application de la réserve de droit qu'il écrivit, en juin, la dépêche +au duc de Sotomayor. Le premier acte était beaucoup plus important +que le second, celui-ci n'étant qu'une consultation purement +théorique, tandis que celui-là avait des conséquences effectives et +immédiates; il n'en résultait pas moins, dans la politique anglaise, +une sorte d'ambiguïté qui n'était pas faite pour nous rassurer.</p> + +<p>Si j'ai raconté avec quelque détail le coup tenté et manqué, au +printemps de 1846, pour enlever à notre insu le mariage de la Reine +avec le prince de Cobourg, c'est que cet incident devait avoir une +influence décisive sur le dénouement de l'affaire des «mariages +espagnols». L'état d'esprit où il laissa le gouvernement français a +été pour beaucoup dans la résolution que celui-ci a prise quelques +mois plus tard. Non seulement M. Bresson, mais aussi M. Guizot +sortirent de là plus disposés encore au soupçon, plus faciles à +s'alarmer, plus convaincus que, pour n'être pas joués par leurs +concurrents, ils devraient probablement les devancer par une prompte +initiative. Édifiés sur ce dont on était capable à Madrid, aussi bien +à la cour qu'à la légation anglaise, ils savaient bien que le dépit +de la manœuvre déjouée et la mortification des reproches subis +n'avaient corrigé personne; au contraire, plus les meneurs portaient +actuellement la tête basse, plus ils devaient être impatients de +prendre leur revanche. Et puis, bien <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> que notre cabinet ne +connût pas la lettre écrite par le prince Albert à son frère, divers +symptômes avaient pu lui faire soupçonner quelque arrière-pensée chez +la reine Victoria et chez son époux. Au milieu de tant de raisons de +s'inquiéter, une seule garantie lui restait, garantie dont, en dépit +de la réponse à M. de Sotomayor, il venait d'éprouver l'efficacité: +c'était la droiture personnelle de lord Aberdeen, son sincère désir +de maintenir l'entente cordiale.</p> + +<h4>II</h4> + +<p>En Orient, comme en Espagne, il existait une rivalité traditionnelle +entre la France et l'Angleterre. La guerre avait même failli en +sortir: on se rappelle la crise de 1840, à laquelle avait mis +fin la convention des détroits, signée le 13 juillet 1841<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a><a href="#footnote207" title="Go to footnote 207"><span class="smaller">[207]</span></a>. +Depuis lors, que s'était-il passé dans ces régions? Sur la question +d'Égypte, si bruyante de 1833 à 1841, le silence s'était fait. Sans +doute le cabinet britannique regardait toujours de ce côté avec une +attention ombrageuse; quand le Czar, pendant son voyage à Londres, +en 1844, causa des affaires d'Orient avec sir Robert Peel, celui-ci +ne sortit des généralités vagues que pour déclarer sa volonté de «ne +pas laisser s'établir, sur le Nil, un gouvernement trop fort, qui +pût fermer la route du commerce et refuser le passage à la malle +des Indes<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a><a href="#footnote208" title="Go to footnote 208"><span class="smaller">[208]</span></a>». Mais l'Angleterre croyait être garantie contre +tout péril de ce genre, depuis que Méhémet-Ali avait été forcé +d'abandonner ses conquêtes en Asie. Le cabinet de Paris n'avait pas +non plus de raison de remettre cette question sur le tapis. Il était +trop heureux de voir que l'autorité du pacha, réduite à l'Égypte, +gagnait en solidité ce qu'elle avait perdu en étendue<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a><a href="#footnote209" title="Go to footnote 209"><span class="smaller">[209]</span></a>, et +de constater, <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> contrairement à toutes les prédictions des +journaux, que la France gardait son crédit à Alexandrie, que ses +conseils y étaient réclamés et écoutés, que son commerce y était en +progrès, que ses religieux, chaque jour plus nombreux, y répandaient +sa langue et son influence. M. Guizot pouvait dire à la tribune, le +21 janvier 1843: «Nos rapports avec l'Égypte sont les meilleurs qui +aient jamais été.»</p> + +<p>La France n'était pas sortie partout en Orient aussi indemne de +la crise de 1840. Sur un autre point, en effet, cette crise avait +contribué à faire naître une question difficile, douloureuse, qui +devait longtemps embarrasser et attrister notre diplomatie: c'est +ce qu'on a appelé la question du Liban. Quelques explications +rétrospectives sont nécessaires pour la faire comprendre. On sait +que la partie de la Syrie nommée la Montagne est habitée par deux +races distinctes, rivales, ennemies: l'une, la plus nombreuse, +les Maronites, chrétiens aborigènes redevenus catholiques pendant +les croisades, depuis lors amis et clients de la France; l'autre, +les Druses, ni chrétiens ni musulmans, moins nombreux, mais plus +belliqueux et plus sauvages, que, depuis quelque temps, l'Angleterre +paraissait chercher à s'attacher. Par un privilège traditionnel +dont notre nation, protectrice séculaire des chrétiens d'Orient, +surveillait le maintien, la Montagne avait joui, jusqu'à la prise +de possession de la Syrie par Méhémet-Ali, d'une sorte d'autonomie; +petite république patriarcale et militaire, féodale et élective, elle +avait à sa tête un chef unique, sujet sans doute de la Porte, lui +payant tribut, mais chrétien et choisi, depuis plus de cent ans, dans +la puissante famille des Chéabs. La conquête égyptienne porta une +grave atteinte à cette organisation. Sans révoquer l'émir Beschir, +chef chrétien de la Montagne, le pacha supprima les libertés de +cette région et y établit, avec une extrême rigueur, son autorité +directe. De là des mécontentements <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> que les agents anglais +s'empressèrent d'exploiter. Le gouvernement français, au contraire, +en appuyant Méhémet-Ali, semblait lui avoir sacrifié ses anciens +protégés. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, notre engouement +pour le pacha nous faisait perdre de vue nos traditions et nos +intérêts. Lors des mesures d'exécution prises contre Méhémet-Ali, +après le traité du 15 juillet 1840, l'émir Beschir passa aux Anglais, +aussitôt qu'il pressentit leur victoire, sans cependant se sauver +ainsi lui-même. En effet, la Porte, à peine rentrée en possession +de la Syrie, profita des circonstances pour abolir les privilèges +de la Montagne et substituer un pacha ottoman au chef chrétien. +L'arbitraire et l'anarchie, telles furent aussitôt les conséquences +de l'administration turque. Dès 1841, les Maronites, indignement +maltraités, poussèrent un cri de détresse et implorèrent le secours +de l'Europe.</p> + +<p>La France ne pouvait refuser de prêter l'oreille à cette plainte, +sans déserter son vieux rôle, sans répudier un patronage dont le +maintien importait grandement à son honneur et à son influence. +Toutefois, dès qu'elle voulut agir, elle se sentit gênée et affaiblie +par l'attitude même qu'elle venait de prendre dans le conflit du +sultan et du pacha. Après avoir laissé son client, Méhémet-Ali, +supprimer les privilèges des Maronites, avait-elle le même titre +qu'autrefois pour réclamer en leur nom? Pouvait-elle se flatter de +retrouver son ancien crédit auprès du divan, qui lui gardait rancune +de sa politique égyptienne et qui se flattait de pouvoir au besoin +lui opposer les puissances signataires du traité du 15 juillet 1840? +Et puis, du moment où les Turcs mettaient en discussion notre droit +de protection sur les chrétiens d'Orient, n'étaient-ils pas quelque +peu fondés à faire observer que la situation respective de la France, +de l'Europe et de l'Empire ottoman avait bien changé depuis l'époque +où ce droit s'était établi? Sous l'ancien régime, nous étions les +alliés du sultan, ne lui suscitant aucun embarras, ne lui inspirant +aucune inquiétude; depuis un demi-siècle, au contraire, la Porte, +non sans en garder ressentiment, nous avait vus successivement +faire l'expédition <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> d'Égypte, délivrer la Grèce, conquérir +l'Algérie, émanciper à demi Tunis et soutenir Méhémet-Ali. Autrefois, +nous étions le seul État chrétien en rapports intimes avec la cour +de Constantinople; maintenant, les autres puissances, notamment +l'Angleterre et la Russie, y avaient des intérêts considérables et +y exerçaient une influence généralement rivale de la nôtre. Comme +l'a écrit M. Guizot, nous avions cessé d'être aussi nécessaires à la +Porte et nous lui étions devenus suspects.</p> + +<p>Vers la fin de 1841, comprenant que, dans une telle situation, ses +représentations isolées n'auraient pas grande chance d'être écoutées +par la Turquie, le cabinet de Paris proposa aux grandes puissances +d'agir de concert. L'Autriche se montra bien disposée, quoique un +peu molle. L'Angleterre, où l'on ne faisait pas encore profession de +l'entente cordiale, fut plus hésitante, partagée entre son habitude +de protéger les Druses et l'indignation que les traitements infligés +aux Maronites ne pouvaient manquer d'inspirer à l'esprit droit de +lord Aberdeen. Quant à la Russie, nous ne pouvions compter sur son +concours que si, en nous le refusant, elle s'exposait à se trouver +isolée. Notre gouvernement s'aperçut vite qu'avec une Europe aussi +peu unie, on ne parviendrait pas à imposer à la Porte la restauration +intégrale des anciens privilèges du Liban et le rétablissement du +chef chrétien unique. Faute de mieux et tout en déclarant ne pas +voir là une satisfaction définitive, il se rallia à un expédient +transactionnel imaginé par M. de Metternich et appuyé par le cabinet +britannique. Il s'agissait d'obtenir de la Porte qu'elle dédoublât +l'administration du Liban; les Druses devaient avoir à leur tête un +magistrat de leur race; de même pour les Maronites. Le gouvernement +ottoman, après avoir essayé d'éluder cette demande, finit par +déclarer, d'assez mauvaise grâce, le 7 décembre 1842, qu'il se +conformerait au vœu des puissances.</p> + +<p>La mesure, qui n'eût jamais pu être bien efficace, ne fut même pas +sérieusement et sincèrement exécutée. Les pachas turcs conservèrent +la réalité du pouvoir et s'appliquèrent à prolonger un état +d'anarchie qui leur paraissait servir la <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> prépotence +ottomane, en affaiblissant les deux races rivales. Les choses en +vinrent à ce point que, dans les premiers mois de 1845, une véritable +guerre civile éclata entre les Maronites et les Druses; ces derniers, +appuyés plus ou moins ouvertement par les Turcs, eurent généralement +le dessus et se livrèrent aux plus atroces excès.</p> + +<p>Le gouvernement français n'avait pas attendu ces lamentables +événements, pour se convaincre que la réforme nominale obtenue +en 1842 n'avait remédié à rien. Éclairé par l'expérience, pressé +par les orateurs qui, dans les deux Chambres, se faisaient les +avocats des Maronites, notamment par M. de Montalembert, M. +Guizot s'était bientôt décidé à modifier sa première attitude et +à réclamer le retour à l'ancien état de choses, le rétablissement +d'une administration unique et chrétienne. S'en étant ouvert aux +autres puissances, il trouva assez bon accueil auprès de M. de +Metternich. Mais, même après l'établissement de l'entente cordiale, +il ne parvint pas à amener à cette idée le cabinet de Londres. +Lord Aberdeen se disait très sincèrement désolé de l'anarchie du +Liban, prêt à s'associer à nous pour y mettre un terme; seulement, +il contestait l'efficacité du moyen que nous proposions. Incapable +personnellement d'encourager ou d'excuser les Druses, il était trop +souvent mal éclairé sur leur conduite, par ses agents en Syrie; +ceux-ci, obstinés dans les vieilles rivalités, ne voyaient, dans ces +féroces montagnards, que des protégés de l'Angleterre à soutenir +quand même contre les protégés de la France; le consul britannique à +Beyrouth put même être accusé d'avoir été l'instigateur ou tout au +moins le complice de ceux qui, en 1845, prirent les armes contre les +Maronites. Dans ces conditions, notre demande d'une administration +unique n'avait pas chance de réussir à Constantinople. Aussi, tout en +la maintenant, notre gouvernement ne négligea-t-il pas de présenter +des réclamations moins radicales, pour lesquelles il fut appuyé par +l'Autriche et même, dans une certaine mesure, par l'Angleterre. +Ces efforts ne furent pas absolument infructueux. En 1845 et dans +les années qui suivirent, diverses réformes, plus sérieusement +<span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> accomplies que celle de 1842, apportèrent des améliorations +réelles, bien qu'encore incomplètes, à la situation des Maronites. La +diplomatie du gouvernement de Juillet ne put obtenir davantage.</p> + +<h4>III</h4> + +<p>Les difficultés qui entravaient notre diplomatie dans la question du +Liban devaient lui faire chercher, sur cette vaste scène de l'Orient, +un autre point où elle pût agir plus efficacement. Y avait-il chance +de le trouver dans le jeune royaume de Grèce? On sait comment, à la +fin de la Restauration, la France, l'Angleterre et la Russie étaient +intervenues dans la création de cet État; elles avaient ainsi acquis +le droit et contracté l'obligation de surveiller et de seconder ses +débuts. Ceux-ci n'avaient pas été heureux. Plusieurs siècles de +servitude, suivis de plusieurs années d'insurrection, ne sont pas une +bonne école pour les mœurs publiques. Aussitôt les Turcs chassés, +le pays avait été en proie à une anarchie sanglante et ruineuse. Pour +y remédier, les trois puissances protectrices cherchèrent un roi; +elles eurent de la peine à le trouver; Léopold, le futur souverain +de la Belgique, un moment choisi en 1830, se déroba. Force fut de se +rabattre, en 1832, sur un prince encore mineur, Othon, second fils du +roi de Bavière. La France, l'Angleterre et la Russie lui accordèrent, +comme dot, la garantie collective d'un emprunt de soixante millions. +Les Bavarois qui, dans les premières années, administrèrent sous +le nom du jeune roi, le firent avec une main d'une lourdeur toute +germanique, irritant l'amour-propre national, sans satisfaire les +intérêts ni même maintenir l'ordre matériel et la paix intérieure. +En 1837, quand Othon commença à gouverner lui-même avec le concours +de ministres indigènes, les choses n'en marchèrent pas mieux; esprit +honnête, mais court, obstiné et hésitant, tenant à son pouvoir +absolu sans en rien faire, le Roi n'était ni aimé de ses sujets, +ni considéré par les diplomates <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> étrangers. Le désordre +financier était extrême, au grand déplaisir des États garants de +l'emprunt. Pour comble de malheur, les dissensions intestines—la +plus dangereuse peut-être des maladies dont souffrait la +Grèce—étaient encore aggravées par la rivalité des trois puissances +tutrices. Si celles-ci, à l'origine, avaient agi en commun pour faire +reconnaître l'indépendance hellénique, ce n'était pas qu'il y eût +entre elles, sur cette question, un réel accord de vues; c'était au +contraire par méfiance réciproque, pour se surveiller et se contenir +mutuellement; chacune avait craint que l'autre ne voulût exploiter ce +mouvement à son profit exclusif. Le nouvel État créé, cette méfiance +persista. Les factions grecques l'exploitèrent, et bientôt elles se +distinguèrent en parti français, parti russe, parti anglais; chaque +chef de légation, devenu patron d'un parti, épousait ses prétentions, +s'associait à ses cabales et mettait son amour-propre à le faire +triompher sur les autres.</p> + +<p>Jusqu'en 1841, la prépondérance à Athènes avait été surtout +disputée entre la Russie et l'Angleterre. La France avait été trop +occupée chez elle, ou, quand elle avait eu le loisir de songer à +un rôle en Orient, sa pensée s'était dirigée de préférence vers +l'Égypte. Ce fut seulement après le déboire éprouvé de ce côté +que M. Guizot manifesta, par une dépêche adressée le 11 mars 1841 +aux autres cabinets, le dessein de «reporter sur la Grèce une +attention» qui, ajoutait-il, avait été jusque-là «distraite par +des questions plus urgentes<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a><a href="#footnote210" title="Go to footnote 210"><span class="smaller">[210]</span></a>». Et pour commencer, il envoya en +mission extraordinaire et temporaire à Athènes M. Piscatory, homme +de ressources et de résolution, esprit élevé et ardent, ayant une +situation politique importante en France et jouissant en Grèce d'une +grande popularité personnelle pour avoir jadis, dans la guerre +de <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> l'Indépendance, fait le coup de feu à côté des plus +vaillants palikares. Son arrivée amena naturellement les Grecs à +reporter leurs regards vers la France. Aussi bien savaient-ils que +là étaient leurs amis les plus sincères; à Londres, on ne s'était +résigné que d'assez mauvaise grâce à la création d'un État qui +démembrait l'Empire ottoman; à Saint-Pétersbourg, si l'on voulait +bien d'une Grèce vassale du Czar, on jalousait une Grèce trop forte +et trop indépendante; à Paris seulement, on avait applaudi sans +arrière-pensée à la résurrection d'un peuple ayant un passé si +glorieux, et on lui souhaitait sincèrement de grandes destinées. +Le dessein de M. Guizot n'était pas de rentrer, à Athènes, dans la +vieille politique d'antagonisme, dont au même moment il essayait de +sortir à Madrid. Partant de cette double idée que notre premier, +notre unique intérêt en Grèce était la durée et la prospérité du +nouvel État, ensuite que l'un des principaux obstacles à cette +durée et à cette prospérité était le conflit d'influence entre les +puissances protectrices, il désirait y substituer le concert. Dès +la fin de 1841, il s'en expliqua très nettement avec lord Aberdeen. +«Il est bien nécessaire, écrivait-il, que nous fassions cesser, sur +les lieux mêmes, ces jalousies aveugles, ces rivalités puériles, ces +luttes sur les petites choses, tout ce tracas d'en bas qui dénature +et paralyse la bonne politique d'en haut<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a><a href="#footnote211" title="Go to footnote 211"><span class="smaller">[211]</span></a>.» Le secrétaire d'État +britannique accueillit bien ces ouvertures et envoya des instructions +dans le même sens à sir Edmond Lyons. Celui-ci, qui, depuis 1832, +représentait l'Angleterre à Athènes, était un ancien capitaine de +vaisseau, homme du monde aimable, gai, naturel, mais diplomate +impérieux, soupçonneux, cassant, grossissant sans mesure tous les +incidents secondaires, prêt à partir en guerre pour les moindres +difficultés, tout imbu de l'esprit de lord Palmerston qui le tenait +en grande faveur; nul n'avait été plus passionnément engagé dans +toutes les querelles d'influence en Grèce. Un tel agent pouvait-il +devenir l'instrument d'une politique d'entente? En <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> tout +cas, pour l'y contraindre, il eût fallu porter à ces affaires une +attention plus soutenue et plus énergique que ne le faisait à cette +époque lord Aberdeen. M. Guizot lui-même, absorbé par d'autres +questions, ne donna pas, pour le moment, grande suite à l'initiative +qu'il avait prise en 1841. L'année 1842 et le commencement de +1843 s'écoulèrent donc sans que l'état des choses à Athènes fût +sérieusement modifié.</p> + +<p>Ce fut vers le milieu de 1843, à l'époque où l'entente cordiale +tendait à devenir la règle générale des rapports entre l'Angleterre +et la France, que la question grecque fut remise sur le tapis et +prit assez d'importance pour que M. Guizot l'appelât, quelques +mois plus tard, à la tribune, «la grande affaire de l'Orient». Dès +juin 1843, M. Piscatory fut renvoyé à Athènes, non plus en mission +temporaire, mais avec la qualité de ministre de France. Il lui était +recommandé «de beaucoup faire et même sacrifier, pour maintenir le +concert avec ses collègues», spécialement avec sir Edmond Lyons. +«C'est, ajoutait M. Guizot, le seul moyen d'action efficace..... +Je ne sais pas jusqu'où nous mènerons ce concert; mais il faut le +mener aussi loin que nous le pourrons; par le concert et pendant sa +durée, nous nous fortifierons pour le moment où il nous manquera.» +En même temps, notre ministre saisissait l'occasion d'un débat à la +Chambre des pairs, le 21 juillet 1843, pour proclamer solennellement +la politique d'entente qu'il prétendait inaugurer en Grèce. À peine +arrivé à Athènes, M. Piscatory s'appliqua loyalement à exécuter ses +instructions. «Je me fais petit, écrivait-il à M. Guizot; j'ai même +un peu brusqué mes amis. Je fais ici un métier bien contraire à ma +nature; je me contrarie sur tout, et je fais d'énormes sacrifices à +mes collègues, qui n'en font aucun..... Ne croyez pas que je sois las +du mauvais quart d'heure qu'en toutes choses il faut savoir passer; +j'enrage souvent, mais je sais vouloir, et je voudrai jusqu'au bout.»</p> + +<p>Des événements allaient s'accomplir qui rendaient le concert des +puissances plus nécessaire encore à la Grèce. Le 15 septembre 1843, +un soulèvement populaire arracha au roi Othon la promesse d'une +constitution libérale et la convocation d'une <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> assemblée +nationale chargée de la rédiger. À la différence du cabinet de +Londres, celui de Paris n'avait pas désiré cette révolution: le +système parlementaire lui paraissait d'une application bien difficile +avec une nation si divisée et si inexpérimentée, une royauté si +neuve et si impopulaire; à son avis, il eût mieux valu s'en tenir à +des réformes administratives. Mais, le fait accompli, il se montra +tout disposé à s'unir à l'Angleterre pour seconder la mise en train +du nouveau régime. De Londres et de Paris, on envoya donc les +mêmes instructions. Tandis que M. Guizot écrivait à M. Piscatory: +«Persistez à subordonner les intérêts de rivalité à l'intérêt +d'entente, la petite politique à la grande», lord Aberdeen mandait à +sir Edmond Lyons: «Je vois avec regret que vous avez une tendance à +maintenir l'ancienne distinction des partis... Gardez-vous bien de +mettre en avant Maurocordato, ou tout autre, comme le représentant +de la politique et des vues anglaises. Je suis sûr que le ministre +de France recevra les mêmes instructions quant à Colettis et à ceux +qui se prétendraient les soutiens des intérêts français... Ce serait +une grande pitié, quand les gouvernements sont entièrement d'accord, +que quelque jalousie locale ou les prétentions personnelles de nos +amis vinssent aggraver nos difficultés.» Ces recommandations ne +furent pas sans effet. M. Piscatory marcha résolument dans la voie +qui lui était prescrite, étonnant parfois nos amis du parti français, +mais finissant par obtenir du plus grand nombre qu'ils suivissent +nos conseils d'union. Sir Edmond Lyons lui-même, frappé d'un tel +exemple et pressé par son chef, avait meilleure attitude que dans le +passé. L'union si patente de la France et de l'Angleterre, jointe +à l'abstention de la Russie, qui boudait la constitution, amena à +Athènes, sinon la paix, du moins une sorte de suspension d'armes +entre les partis; elle permit de passer sans accident le périlleux +défilé de la réunion de l'assemblée nationale et de la confection +de la constitution. Heureux résultat que M. Guizot célébrait à la +tribune de la Chambre des députés, le 21 janvier 1844, et dont, avec +raison, il faisait honneur à l'entente cordiale.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> Le gouvernement français eut bientôt occasion de prouver la +loyauté avec laquelle il était résolu à pratiquer cette entente. Le +premier cabinet formé à Athènes, en avril 1844, après le vote de la +constitution, eut à sa tête le chef du parti anglais, Maurocordato; +M. Piscatory le soutint ouvertement. Pour le coup, sir Edmond Lyons +parut comprendre la vertu de l'entente cordiale; il n'avait pas +assez d'éloges pour M. Piscatory. Quant à lord Aberdeen, il était +tout heureux; à ceux qui, autour de lui et jusque dans le sein du +cabinet, doutaient des avantages de sa politique et objectaient que +son premier effet avait été, en Espagne, le triomphe de l'influence +française, il montrait, en Grèce, le parti anglais au pouvoir. +«Voilà, leur disait-il, à quoi sert l'entente<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a><a href="#footnote212" title="Go to footnote 212"><span class="smaller">[212]</span></a>!»</p> + +<p>Cette lune de miel ne devait malheureusement pas durer. Maurocordato +s'appuyait sur une base trop étroite. Le parti anglais, composé +d'hommes relativement éclairés et ouverts aux idées européennes, +n'était guère qu'un état-major sans soldats. La masse de la nation +allait bien plus volontiers soit au parti religieux patronné par la +Russie, soit surtout au parti populaire, guerrier et patriote, qui se +recommandait de la France. Si le cabinet avait avec lui les habits, +il avait contre lui les fustanelles, de beaucoup les plus nombreuses. +On s'en aperçut aux élections générales auxquelles il fallut procéder +en juillet 1844. Elles furent un désastre pour Maurocordato, qui +dut céder la place à un ministère réunissant Colettis, le chef du +parti français, et Metaxa, le chef du parti russe. Cette association +n'impliquait pas un partage égal d'influence; la prépondérance +appartenait à Colettis.</p> + +<p>Notre diplomatie n'avait rien fait, ni pour renverser Maurocordato, +à qui elle avait toujours prêté appui, ni pour pousser en avant +Colettis, qu'elle avait au contraire tâché de contenir; tout était +arrivé par le mouvement naturel de l'opinion en Grèce. L'événement +accompli, M. Guizot n'eut qu'une préoccupation, atténuer le +déplaisir et la mortification qu'en <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> devait ressentir +l'Angleterre. Il faisait écrire à notre chargé d'affaires à Londres: +«Ne laissez pas croire que nous acceptions le moins du monde comme un +succès nôtre, c'est-à-dire français, la chute de Maurocordato<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a><a href="#footnote213" title="Go to footnote 213"><span class="smaller">[213]</span></a>.» +Tout en reconnaissant la nécessité d'aider Colettis, il voulait +qu'on ménageât le plus possible les hommes du parti anglais et +qu'on ne fournît aucun grief au cabinet de Londres. «Je crains, +écrivait-il à M. Piscatory, que nous ne retombions dans ce qui a, +si longtemps et sous tant de formes diverses, perdu les affaires +grecques, la division et la lutte des partis intérieurs et des +influences extérieures. Donnez, Colettis et vous, un démenti à ce +passé. Je vous y aiderai de tout mon pouvoir.» Et encore: «Dites-vous +souvent que, quelque intérêt que nous ayons à Athènes, ce n'est +pas là que sont les plus grandes affaires de la France.» En même +temps, il s'adressait directement à lord Aberdeen, et tâchait par de +loyales explications, par des assurances répétées, de dissiper ses +préventions et de calmer ses inquiétudes.</p> + +<p>C'était au tour de l'Angleterre de se conduire comme nous l'avions +fait pendant que ses clients étaient au pouvoir, de sacrifier ses +préférences de personne et de parti à la nécessité supérieure de +l'entente. Sir Edmond Lyons prit aussitôt une attitude absolument +contraire: tout entier à son dépit, il ne se donna même pas la peine +de le voiler, se brouilla ouvertement avec M. Piscatory, et commença +une guerre acharnée contre Colettis. Chez lord Aberdeen lui-même, il +semblait que la droiture habituelle d'esprit fût un peu altérée par +le désappointement que lui avait causé la chute de Maurocordato. M. +Guizot s'en rendait compte, et, dès le premier jour, il écrivait à M. +Piscatory: «Quand on attaquait lord Aberdeen sur l'entente cordiale, +quand on lui demandait quelle part de succès il y avait, la Grèce +était sa réponse, sa réponse non seulement à ses adversaires, mais +aussi à ceux de ses collègues qui hésitaient quelquefois dans sa +politique... Il a perdu cette réponse. <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> Il est aujourd'hui, +en Grèce, dans la même situation qu'en Espagne; à Athènes, comme à +Madrid, il expie les fautes, il paye les dettes de lord Palmerston et +de ses agents. C'est un lourd fardeau; il en a de l'inquiétude et de +l'humeur.» Nos protestations, bien que non absolument inefficaces, +ne suffirent pas à dissiper cette humeur. Lord Aberdeen ne pouvait +se défaire de cette idée que la présence de Colettis au ministère +était un danger, et que M. Piscatory n'avait pas été étranger au +renversement de Maurocordato. C'était, du reste, la conviction +générale en Angleterre. Un député whig, M. Cochrane, ayant dit, en +pleine Chambre des communes, que la conduite de M. Piscatory avait +été «honteuse et dégradante», sir Robert Peel se bornait à répondre: +«Quant à la conduite de M. Piscatory, la Chambre m'excusera si je +n'en dis rien; je ne pense pas qu'il soit dans les convenances que +j'exprime publiquement mon opinion sur un agent étranger.» Tout ce +que M. Guizot put obtenir de lord Aberdeen fut la recommandation +faite à sir Edmond Lyons, qui n'en tint pas compte, de se montrer +poli avec M. Piscatory, «de ne prendre part à aucune menée contre +M. Colettis, et de ne tenter aucun effort pour faire prévaloir +l'influence anglaise<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a><a href="#footnote214" title="Go to footnote 214"><span class="smaller">[214]</span></a>».</p> + +<p>L'espoir de lord Aberdeen était que Colettis échouerait comme +Maurocordato. Le problème ne paraissait-il pas insoluble? Dans un +pays où n'existait même pas la notion d'un état social régulier<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a><a href="#footnote215" title="Go to footnote 215"><span class="smaller">[215]</span></a>, +il fallait fonder un gouvernement, créer une administration, et même +faire fonctionner le régime parlementaire. Un événement, survenu +au milieu de 1845, rendit la situation plus difficile encore: +Metaxa s'étant brouillé avec Colettis, celui-ci resta seul maître +du pouvoir, ayant contre lui la coalition des deux partis russe et +anglais, sans autre point d'appui que son propre parti, nombreux +à la vérité, mais ignorant et <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> turbulent. Et lui-même, +qu'était-il? Un ancien conspirateur, un ancien chef de palikares. +Oui, mais depuis la guerre de l'Indépendance il avait séjourné, +pendant plus de sept années, à Paris, comme ministre de Grèce; là, +au spectacle des choses d'Occident, dans le commerce intime d'hommes +tels que M. Guizot et le duc de Broglie, cet esprit naturellement +sagace et supérieur s'était initié à la civilisation, jusque-là +tout à fait ignorée de lui; sans dépouiller entièrement son premier +tempérament, ni faire disparaître toute sa barbarie d'origine, en en +conservant ce qui le maintenait en communion avec ses compatriotes, +il avait peu à peu acquis plusieurs des qualités de l'homme d'État. +Aussi, une fois au pouvoir, étonna-t-il tout le monde par son sens +du gouvernement, son esprit de mesure, son sang-froid, son aplomb, +son adresse, sa fécondité de ressources. Il domina ses adversaires +et, ce qui était peut-être plus malaisé, contint ses partisans. Non +sans doute qu'il eût du premier coup transformé en sujets soumis, +en citoyens corrects, des hommes dont plusieurs semblaient plutôt +préparés au métier de brigands; trop souvent il ne pouvait les +satisfaire qu'aux dépens de l'impartialité et de la régularité +administratives. Finances, justice, armée, police, rien n'était +encore bien organisé; certaines notions de moralité demeuraient fort +obscurcies. C'était le legs du passé, la conséquence d'habitudes +anciennes qu'on ne pouvait corriger en quelques mois. «On n'a jamais +fait du pain blanc avec de la farine noire», disait philosophiquement +Colettis. Et cependant, malgré tout, il y avait un réel progrès: +le jeune royaume jouissait d'une tranquillité relative, d'un +commencement de prospérité qu'il n'avait pas connus jusqu'alors et +qui, pour le moment, paraissaient lui suffire. Le premier ministre se +montrait l'homme d'une transition nécessaire entre l'anarchie barbare +où la Grèce n'eût pu demeurer plus longtemps sans périr, et le +gouvernement régulier, moderne, occidental, pour lequel elle n'était +pas mûre.</p> + +<p>Ce succès réel gagna à Colettis la sympathie de tous les témoins +impartiaux, même des envoyés des cours allemandes <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> qui +avaient d'abord partagé les méfiances de la légation anglaise<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a><a href="#footnote216" title="Go to footnote 216"><span class="smaller">[216]</span></a>. +Mais il exaspéra sir Edmond Lyons, qui n'en devint que plus obstiné +et plus acharné dans son hostilité. «C'est un fou furieux», +écrivait-on d'Athènes, le 20 décembre 1845<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a><a href="#footnote217" title="Go to footnote 217"><span class="smaller">[217]</span></a>. Notre légation ne +pouvait laisser sans défense Colettis ainsi attaqué; force était +de venir à son secours. M. Piscatory n'était pas homme à déserter +une telle tâche. À son tempérament ardent, vaillant, énergique, la +lutte coûtait moins qu'une attitude de réserve et d'observation. +Nul n'était plus homme d'action et de commandement. Il prit donc +sans hésitation, et même probablement avec quelque plaisir, le +rôle auquel l'obligeaient les provocations de sir Edmond Lyons. Il +se fit ouvertement le patron du ministre que la légation anglaise +prétendait renverser, le chef du parti qui se disait «français», ne +s'effarouchant pas de ce que ce parti avait encore d'un peu sauvage, +tâchant seulement de le discipliner. «Nous nous sommes placés au +milieu des palikares, écrivait l'un des jeunes membres de la légation +française, M. Thouvenel; nos amis ne nous font pas toujours honneur, +mais ils sont les plus forts<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a><a href="#footnote218" title="Go to footnote 218"><span class="smaller">[218]</span></a>.» Il fut en effet bientôt visible, +comme le disait encore M. Thouvenel, que «M. Lyons était battu à +plate couture par M. Piscatory<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a><a href="#footnote219" title="Go to footnote 219"><span class="smaller">[219]</span></a>». Le parti anglais ne comptait +plus que douze voix à la Chambre. Jamais notre influence n'avait été +aussi prépondérante à Athènes: c'était manifestement le ministre de +France qui gouvernait la Grèce.</p> + +<p>Y avait-il lieu de se féliciter sans réserve d'un pareil résultat? +Ne fallait-il pas reconnaître, au contraire, qu'une telle situation +était anormale, et qu'elle pouvait avoir de fâcheuses conséquences +pour la Grèce comme pour la France? La Grèce n'avait <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> chance +de s'affermir et de se développer, de surmonter ses difficultés +intérieures et extérieures, qu'avec l'appui de toutes les puissances +protectrices, et elle était certainement trop faible pour supporter, +sans en beaucoup souffrir, la rivalité diplomatique dont elle était +l'objet et le théâtre. D'ailleurs, si la maladresse de sir Edmond +Lyons et l'habileté de M. Piscatory donnaient momentanément le +dessous au parti anglais, l'Angleterre avait en Orient une situation +trop forte pour qu'il fût indifférent à un petit État d'encourir +son hostilité ou seulement sa bouderie. Quant à la France, hors la +satisfaction d'amour-propre de primer sur une scène bien étroite +et d'infliger un échec mérité à qui lui cherchait une méchante +querelle, de quel grand intérêt politique était pour elle cette +lointaine victoire? Quel profit trouvait-elle à dominer la Grèce, +quel honneur à paraître solidaire et responsable d'un gouvernement +après tout fort imparfait? Pouvait-elle se flatter de jouer un grand +rôle dans le Levant, au moyen de cet État encore mal assis auquel +on devait souhaiter, avant tout, une prudente immobilité, et dont +les ambitions n'eussent pu d'ailleurs se satisfaire qu'au préjudice +de notre politique traditionnelle sur le Bosphore? Tout cela, sans +doute, n'était pas une raison de se désintéresser absolument de ce +qui se passait en Grèce; mais c'était une raison de ne s'y engager +qu'avec mesure. Sur place, dans la chaleur de la lutte, cette mesure +était difficile à garder, surtout pour M. Piscatory. Il ne savait +pas faire petitement et n'était pas l'homme des rôles effacés ou +médiocres. C'était affaire à ceux qui l'employaient de lui choisir +des postes à sa taille. M. Thouvenel écrivait finement, d'Athènes, le +20 décembre 1845: «Ici, comme à Madrid, il est à désirer qu'on tienne +le jeu, mais sans y trop mettre; le gain ne vaut pas les émotions +de la partie.» Puis il ajoutait tout bas, en parlant de son chef de +légation: «Je crois qu'il a trop mis au jeu<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a><a href="#footnote220" title="Go to footnote 220"><span class="smaller">[220]</span></a>.»</p> + +<p>À Paris, on savait gré sans doute à M. Piscatory et à Colettis +<span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> de leur habileté et de leur succès: on ne songeait ni à +les désavouer, ni à leur conseiller une capitulation. Mais on ne se +voyait pas sans chagrin entraîné dans une politique si différente +de celle qu'on avait rêvée et qu'un moment on avait cru tenir. M. +Désages écrivait à M. Thouvenel, le 20 mai 1846: «Oui, c'est un +grand mal que nous ayons à prendre si complètement, si ouvertement à +notre compte la défense et la protection du cabinet d'Athènes. C'est +mauvais pour la Grèce et pour nous, car la pression contre ce cabinet +s'accroît indubitablement de l'influence déclarée, patente, que nous +donne sur lui le besoin qu'il a de notre appui. À cela, je ne vois, +pour le présent du moins, aucun remède. Le seul palliatif est dans la +continuation de notre bonne entente avec les légations et les cours +allemandes<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a><a href="#footnote221" title="Go to footnote 221"><span class="smaller">[221]</span></a>.» Quant à M. Guizot, il avait trop vivement désiré +l'accord, il était trop pénétré de ses avantages supérieurs, pour ne +pas regretter le conflit, même quand il y avait l'avantage. Il ne se +lassait pas de faire appel à lord Aberdeen pour rétablir cet accord. +Il profitait de la seconde entrevue d'Eu, en septembre 1845, pour +dire au ministre anglais «tout ce qu'il pensait» de la conduite de +sir Edmond Lyons. Peu auparavant, M. de Metternich, pressé par nous, +avait aussi «fait une charge à fond» sur le secrétaire d'État. Tout +cela à peu près sans aucun résultat. «Je crois, écrivait M. Guizot +en novembre 1845, lord Aberdeen bien près d'être convaincu que Lyons +juge mal les affaires de Grèce et conduit mal celles de l'Angleterre +en Grèce; mais, mais, mais... je m'attends à la prolongation de +cette grosse difficulté.» Si désireux qu'il fût de mettre fin au +désaccord, notre ministre en prenait virilement son parti, du moment +où la politique britannique le rendait inévitable. «Il faut vivre +avec ce mal-là, écrivait-il à M. Piscatory; nous ne sommes pas en +train d'en mourir. Je regrette le fait, mais je m'y résigne.» C'est +qu'au fond, là comme en Espagne, il se sentait garanti contre de +trop fâcheuses conséquences, par la présence de lord Aberdeen +<span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> au <i lang="en">Foreign office</i>. S'il désespérait d'obtenir qu'il +réprimât son agent, il savait n'avoir à craindre de sa part aucune +démarche offensive qui pût faire dégénérer la querelle des deux +légations en un conflit des deux gouvernements. L'entente cordiale, +pour n'avoir pas produit dans les affaires de Grèce ce qu'on en +attendait, n'y était donc pas absolument inefficace: elle localisait +le dissentiment et l'empêchait d'avoir un contre-coup sur un plus +vaste théâtre.</p> + +<h4>IV</h4> + +<p>On le voit, sur quelques-uns des points où l'on tâchait de +l'appliquer, l'entente cordiale n'allait pas sans difficultés. +Nouvelle preuve de cette vérité souvent constatée que, pour être +quelquefois raisonnable et utile, l'alliance anglaise est rarement +commode et agréable, surtout quand elle se trouve être, comme sous +la monarchie de Juillet, l'alliance nécessaire. Toutefois, là même +où cette entente était d'une exécution pénible et imparfaite, il +ne semblait pas que, du côté de la France, on pût se plaindre des +résultats obtenus. En Grèce comme en Espagne, si le cabinet de +Londres ne nous donnait pas le concours que nous eussions désiré, +du moins il nous laissait à peu près le champ libre, et, dans ces +deux pays où naguère l'influence anglaise dominait, l'influence +française avait maintenant le dessus. N'était-ce pas à croire que +M. de Metternich devinait juste quand, tout au début de l'entente +cordiale, le 12 octobre 1843, il avait fait cette sorte de prophétie: +«Dans une rencontre avec Louis-Philippe et M. Guizot, lord Aberdeen +tirera toujours la courte paille<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a><a href="#footnote222" title="Go to footnote 222"><span class="smaller">[222]</span></a>.» Cette impression persista +à Vienne, et, au commencement de 1846, l'ambassadeur d'Autriche +à Londres mandait à son gouvernement que «lord Aberdeen était +complètement dominé par <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> l'ascendant de M. Guizot<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a><a href="#footnote223" title="Go to footnote 223"><span class="smaller">[223]</span></a>». +C'était naturellement sous ce jour qu'en Angleterre l'opposition +whig s'appliquait à présenter les choses. Le journal de lord +Palmerston, le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, disait en janvier 1845: «M. +Guizot a tellement fasciné lord Aberdeen qu'il n'est rien que +celui-ci puisse lui refuser. M. Guizot a abaissé notre influence en +Espagne, en Grèce, en Belgique; il s'est moqué de nous au Maroc, +nous a insultés à Taïti, abandonnés au Texas, a usurpé nos droits +au Brésil... Tout serait préférable au compérage entre M. Guizot +et lord Aberdeen, compérage dans lequel ce dernier joue son rôle +sempiternel d'aimable dupe et sacrifie à la paix à tout prix les +plus chers intérêts et la véritable dignité de son pays.» Plus tard, +après la chute du ministère tory, un homme d'État whig, plus modéré +que lord Palmerston, lord Clarendon, s'expliquant dans l'intimité +sur le reproche fait ainsi à lord Aberdeen, le déclarait fondé; +il attribuait à son «laisser faire» le «succès des intrigues de +Louis-Philippe». «Les agents anglais, ajoutait-il, n'importe où ils +étaient, avaient été rendus dépendants des agents français, au point +qu'ils n'osaient se plaindre d'aucun mauvais procédé de ces derniers, +sachant que ce serait s'exposer à une réprimande et courir le risque +d'être humiliés dans l'exercice public de leur fonction<a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a><a href="#footnote224" title="Go to footnote 224"><span class="smaller">[224]</span></a>.»</p> + +<p>Ce qui est en tout cas certain, c'est que l'entente cordiale se +maintenait principalement par les rapports personnels d'amitié, +d'estime, de confiance, établis depuis la première entrevue d'Eu, en +1843, entre M. Guizot et lord Aberdeen. Ils avaient pris peu à peu +l'habitude de s'écrire directement dans les circonstances délicates, +cherchant ainsi à donner à leurs communications le caractère d'un +tête-à-tête. Il suffit de se rappeler quelles étaient les qualités +de M. Guizot, l'autorité et la hauteur de son esprit, pour être +assuré qu'un pareil tête-à-tête ne devait pas tourner à son <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> +désavantage. Jusqu'où allait cette loyale et confiante intimité, on +en peut juger par ce que nous connaissons de la correspondance des +deux ministres. Un jour, par exemple, M. Guizot, apprenant que lord +Aberdeen était un peu troublé par les rapports de quelqu'un de ses +diplomates, d'un Bulwer ou d'un Lyons, lui écrivait: «Ce que nous +avons, je crois, de mieux à faire l'un et l'autre, c'est de mettre en +quarantaine sévère tous les rapports, bruits, plaintes, commérages, +qui peuvent nous revenir sur les menées secrètes ou les querelles +de ménage de nos agents; pour deux raisons: la première, c'est que +la plupart de ces commérages sont faux; la seconde, c'est que, même +quand ils ont quelque chose de vrai, ils méritent rarement qu'on y +fasse attention. L'expérience m'a convaincu, à mon grand regret, +mais enfin elle m'a convaincu que nous ne pouvions encore prétendre +à trouver ou à faire soudainement passer dans nos agents la même +harmonie, la même sérénité de sentiments et de conduite qui existe +entre vous et moi. Il y a, chez nos agents dispersés dans le monde, +de grands restes de cette vieille rivalité inintelligente, de cette +jalousie aveugle et tracassière qui a longtemps dominé la politique +de nos deux pays. Les petites passions personnelles viennent s'y +joindre et aggravent le mal. Il faut lutter, lutter sans cesse et +partout contre ce mal, mais en sachant bien qu'il y a là quelque +chose d'inévitable et à quoi, dans une certaine mesure, nous devons +nous résigner. Nous nous troublerions tristement l'esprit, nous +nous consumerions en vains efforts, si nous prétendions prévenir ou +réparer toutes les atteintes, tous les mécomptes que peut recevoir +çà et là notre bonne entente. Si ces atteintes sont graves, si +elles compromettent réellement notre politique et notre situation +réciproque, portons-y sur-le-champ remède, d'abord en nous disant +tout, absolument tout, pour parvenir à nous mettre d'accord, vous +et moi, ensuite en imposant nettement à nos agents notre commune +volonté. Mais, sauf de telles occasions, laissons passer, sans nous +en inquiéter, bien des difficultés, des tracasseries, des humeurs, +des mésintelligences locales qui deviendraient importantes si nous +leur permettions <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> de monter jusqu'à nous, et qui mourront +dans les lieux mêmes où elles sont nées, si nous les condamnons à +n'en pas sortir<a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a><a href="#footnote225" title="Go to footnote 225"><span class="smaller">[225]</span></a>.»</p> + +<p>Pour pratiquer cette amitié avec M. Guizot, lord Aberdeen ne devait +pas seulement fermer l'oreille à ses subordonnés, il devait aussi +faire entendre raison à ses collègues, et non aux moindres d'entre +eux. Déjà plus d'une fois j'ai eu l'occasion de noter la tendance +de l'illustre chef du cabinet britannique, sir Robert Peel, à +prendre ombrage de ce qui se faisait ou se disait chez nous. Dans +l'automne de 1845, sous l'empire de ces méfiances, heureusement +passagères, il parut se produire un désaccord entre lui et le chef +du <i lang="en">Foreign office</i>; celui-ci tint bon et offrit sa démission; Peel +n'insista pas; seulement, comme il demeurait persuadé qu'en dépit des +intentions pacifiques de Louis-Philippe et de son ministre, la guerre +ne pourrait être longtemps évitée, il commença à s'occuper de la +défense des côtes méridionales, signalées, depuis plusieurs années, +par le duc de Wellington, comme le point faible de l'Angleterre<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a><a href="#footnote226" title="Go to footnote 226"><span class="smaller">[226]</span></a>. +Vers le même temps, M. Guizot, toujours attentif à ne laisser naître +aucun soupçon chez lord Aberdeen, s'expliqua à cœur ouvert avec +lui, au sujet des projets belliqueux qu'on prêtait à la France. «Je +n'ai nul droit, lui écrivait-il le 2 octobre 1845, de m'étonner des +suppositions et des appréhensions qu'excitent chez vous ce qu'on +appelle nos préparatifs et nos armements maritimes, car j'en suis +également assailli. Il n'est bruit, en France, que des armements et +des préparatifs de l'Angleterre.» Puis, après avoir montré, avec +force faits et chiffres, que, «considérés dans leur ensemble», les +travaux effectués en France «ne pouvaient avoir qu'une influence et +des résultats pacifiques», il ajoutait: «Je suis convaincu qu'il +en est de même chez vous, et je le dirai dans l'occasion. Dites-le +également pour nous. Repoussons, démentons nettement, de part et +d'autre, les mensonges <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> intéressés de l'esprit de parti +et les erreurs puériles de la badauderie. La politique que nous +pratiquons n'a rien qui ne puisse être dit tout haut. Plus nous la +montrerons à découvert, plus elle sera, dans nos deux pays, forte et +rassurante, et plus aussi nous nous sentirons à l'aise et sûrs de +notre fait en la pratiquant<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a><a href="#footnote227" title="Go to footnote 227"><span class="smaller">[227]</span></a>.»</p> + +<p>Curieux et noble spectacle, bien rare dans l'histoire politique, +que celui de l'amitié de ces deux hommes d'État, devenue, entre des +peuples que divisaient tant de préventions anciennes ou récentes, en +face de questions difficiles, au milieu même de crises périlleuses, +la garantie de la paix du monde. Seulement on voit tout de suite en +quoi cette garantie était fragile et précaire. Qu'en resterait-il, +si l'un des deux amis venait à quitter le pouvoir? Or, vers le +milieu de 1845, le cabinet tory, qui gouvernait depuis 1841 et +qui avait accompli à l'intérieur de grandes choses, donnait des +signes d'affaiblissement. Quelques-uns de ses membres hésitaient +à suivre plus loin leur chef dans ses réformes économiques. Ces +difficultés devinrent telles que, le 6 décembre de cette même année +1845, sir Robert Peel dut porter à la Reine sa démission et celle +de ses collègues. Lord John Russell fut chargé de former une autre +administration. «Je suis bien triste! écrivit aussitôt M. Guizot à +lord Aberdeen. Nous faisions de la si honnête et si grande politique! +Et nous la faisions si amicalement! Qu'y a-t-il de plus rare, dans +la vie publique, qu'un peu de sincérité et de vraie amitié? C'était +très bon pour nos deux pays, et très doux pour nous-mêmes. Je ne +puis, je ne veux pas croire que ce soit réellement fini<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a><a href="#footnote228" title="Go to footnote 228"><span class="smaller">[228]</span></a>.» La +nouvelle causa d'autant plus d'émoi en France, qu'on annonçait la +rentrée de lord Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>. D'après le témoignage +d'un Anglais, alors de passage à Paris et fort mêlé à la haute +société politique des deux côtés du détroit, M. Reeve<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a><a href="#footnote229" title="Go to footnote 229"><span class="smaller">[229]</span></a>, le roi +Louis-Philippe manifestait <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> contre Palmerston une «répugnance +invincible», et parlait de lui comme de «l'ennemi de sa maison»; +M. Guizot, plus réservé, déclarait «qu'il serait exactement pour +Palmerston ce qu'il avait été pour Aberdeen», mais il ajoutait: «Vous +ne vous faites pas l'idée de l'effet produit par ce nom-là sur ce +pays et sur mon parti. Je sors d'un dîner avec la grosse banque: +tous étaient dans la consternation; on est venu vers moi, me prendre +la main en me disant: «Mais, monsieur le ministre, que ferez-vous +de cet homme-là? Dans six mois, nous serons en lutte ouverte avec +l'Angleterre. Il vous fera des difficultés partout, en Espagne, en +Orient, à Taïti. C'est terrible.» M. de Rothschild disait au même M. +Reeve: «Lord Palmerston est un ami de notre maison; il dîne chez nous +à Francfort; mais il a l'inconvénient de faire baisser les fonds de +toute l'Europe, sans nous avertir.»</p> + +<p>Il était cependant, en France, un homme qui, loin de s'effrayer de +la rentrée de lord Palmerston, s'en réjouissait: chose étonnante, +c'était celui qu'on eût pu croire le moins disposé à oublier le +traité du 15 juillet 1840, celui qui, ministre, avait paru vouloir +la guerre pour se venger de ce traité, celui qui, dans les années +suivantes, avait reproché à son successeur d'avoir, à l'égard des +offenses du gouvernement britannique, la mémoire trop courte et le +pardon trop facile: on a nommé M. Thiers. Depuis quelques années, +à la vue de l'intimité établie entre M. Guizot et lord Aberdeen, +l'idée lui était venue que son intérêt serait de lier partie avec +lord Palmerston. Il s'était persuadé que le meilleur moyen de +revenir lui-même au pouvoir était que l'opposition anglaise y revînt +d'abord; dans ce cas, se disait-il, Louis-Philippe, par crainte de +compromettre la bonne intelligence avec l'Angleterre, se déciderait +à abandonner les amis des tories et à les remplacer par les amis +des whigs. Dès la fin de 1844, au lendemain de l'affaire Pritchard, +au moment où Palmerston poussait le plus ouvertement à l'hostilité +contre la France, M. Thiers lui faisait des avances que l'adversaire +de lord Aberdeen accueillait bien, ne trouvant, à son point de vue, +qu'avantage à aider l'ennemi <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> de M. Guizot<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a><a href="#footnote230" title="Go to footnote 230"><span class="smaller">[230]</span></a>. On vit alors +le <cite>Constitutionnel</cite> et le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, jusque-là si ardents +à invectiver leurs patrons respectifs, échanger des coquetteries +dont le <em>Journal des Débats</em> faisait ressortir l'étrange et suspecte +nouveauté. Peu après, le 28 janvier 1845, M. Greville notait sur +son journal: «Le plus curieux incident de la politique française +est la <i lang="en">flirtation</i> commencée entre Thiers et Palmerston. Le fait +est de notoriété à Paris, et l'on s'en amuse... Quelques lettres +courtoises ont été échangées entre ces hommes d'État, autrefois +rivaux<a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a><a href="#footnote231" title="Go to footnote 231"><span class="smaller">[231]</span></a>.» Sous l'empire de ces sentiments, l'ancien ministre du +1<sup>er</sup> mars entreprit, au mois d'octobre 1845, une courte excursion +en Angleterre. Il y fut reçu avec un empressement curieux; on goûta +fort son esprit et sa belle humeur, bien qu'il parût parfois un peu +superficiel<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a><a href="#footnote232" title="Go to footnote 232"><span class="smaller">[232]</span></a>. Soucieux de corriger les impressions produites +outre-Manche par sa conduite en 1840 et par le langage qu'il avait +tenu depuis cette époque, il protesta que son retour au pouvoir, loin +d'altérer les relations des deux pays, les améliorerait; il ajouta +que si, naguère, ces relations avaient failli plusieurs fois être +compromises, la faute en était aux maladresses de M. Guizot<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a><a href="#footnote233" title="Go to footnote 233"><span class="smaller">[233]</span></a>: +occasion, pour lui, de s'exprimer sur son rival avec une amertume qui +ne parut pas toujours de bon goût à ses interlocuteurs<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a><a href="#footnote234" title="Go to footnote 234"><span class="smaller">[234]</span></a>. Il eut +soin de voir les hommes de <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> tous les partis; néanmoins ce fut +particulièrement avec les whigs qu'il s'attacha à nouer des liens +étroits, d'autant que plus d'un indice lui faisait alors pressentir +leur prochaine rentrée au ministère. Quelques jours après, M. de +Barante écrivait: «M. Thiers revient de Londres avec toute l'amitié +de lord Palmerston; il a aussi son entente cordiale<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a><a href="#footnote235" title="Go to footnote 235"><span class="smaller">[235]</span></a>.»</p> + +<p>On comprend dès lors pourquoi, deux mois plus tard, M. Thiers +accueillit avec tant de satisfaction la nouvelle de la dissolution +du cabinet Peel. Sa seule crainte était que «ses amis» de Londres ne +fussent trop timides. De Paris, il les excitait. «Enfin, écrivait-il +le 16 décembre 1845 à l'un de leurs confidents, vous voilà prêts +à manger les tories; je fais des vœux pour qu'il en soit ainsi... +Cependant j'ai peur que vos amis manquent de résolution. +S'ils laissent passer cette occasion de prendre le pouvoir, je ne +sais quand ils pourront le reprendre... Dussent-ils échouer au +parlement, à leur place, je le tenterais, sauf à porter la question +devant les électeurs... M. Guizot est au désespoir de la chute +des tories<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a><a href="#footnote236" title="Go to footnote 236"><span class="smaller">[236]</span></a>.» En même temps, sur son propre terrain, M. Thiers +s'apprêtait, sans perdre un instant, à profiter de ce qui lui +paraissait un coup de fortune: il expliquait aux meneurs de la gauche +et du centre gauche comment l'avènement des whigs devait avoir son +contre-coup en France et forcer le Roi à se séparer de M. Guizot; la +disgrâce de ce dernier lui paraissait même assez proche pour qu'il +réglât d'avance avec M. O. Barrot, par une sorte de traité signé, +la façon dont ils partageraient le pouvoir et l'usage qu'ils en +feraient<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a><a href="#footnote237" title="Go to footnote 237"><span class="smaller">[237]</span></a>.</p> + +<p>Tandis que M. Thiers s'agitait ainsi à Paris, les événements, à +Londres, trompaient ses espérances. Dans ses efforts pour former +un ministère, lord John Russell rencontrait beaucoup <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> de +difficultés, et, fait curieux, la principale venait de l'inquiétude +causée, en Angleterre même, par la rentrée de lord Palmerston au +<i lang="en">Foreign office</i>; on craignait que les bons rapports avec le cabinet +de Paris n'en fussent gravement altérés. Cette objection, indiquée +avec réserve par la Reine, fut formulée d'une façon plus absolue par +lord Grey, qui refusa d'entrer dans le nouveau cabinet si l'on ne +mettait pas le ministre suspect d'hostilité contre la France à un +autre poste, par exemple au département des colonies. Palmerston, +blessé, répondit ne pouvoir accepter que les affaires étrangères. +Lord John Russell eût été disposé à lui donner raison<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a><a href="#footnote238" title="Go to footnote 238"><span class="smaller">[238]</span></a>, mais +il ne crut pas pouvoir se passer de lord Grey. Force lui fut donc, +le 20 décembre 1845, de résigner le mandat que lui avait confié +la Reine. Celle-ci se retourna alors vers sir Robert Peel, qui +consentit à retirer sa démission<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a><a href="#footnote239" title="Go to footnote 239"><span class="smaller">[239]</span></a>. À ce revirement imprévu, le +désappointement de M. Thiers fut grand<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a><a href="#footnote240" title="Go to footnote 240"><span class="smaller">[240]</span></a>. M. Guizot, au contraire, +se hâta d'écrire à lord Aberdeen: «Je suis aussi joyeux que j'étais +triste. Je ne veux pas me refuser le plaisir de vous le dire..... +Nous continuerons ce que nous faisons avec un degré de plus de +satisfaction et d'amitié, si je ne me trompe. Votre lettre m'a été +au cœur, où vous n'avez nul besoin d'aller, car vous y êtes bien +établi<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a><a href="#footnote241" title="Go to footnote 241"><span class="smaller">[241]</span></a>.»</p> + +<p>Mais pour combien de temps le ministère tory reprenait-il le +pouvoir? Rien n'indiquait que la maladie dont il souffrait, <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> +fût guérie. Une nouvelle crise paraissait même si inévitable et si +proche, que lord Palmerston, qui la pressentait, voulut se prémunir +contre le risque d'être, dans ce cas, de nouveau jugé un ministre +impossible. Le meilleur moyen lui parut être de se faire donner, par +la France elle-même, une sorte d'<em>exequatur</em>. En avril 1846, on le +vit arriver à Paris, l'air aimable, le sourire aux lèvres, la main +tendue, déclarant très haut «qu'il était autant que personne ami de +la paix, de la France, partisan de l'entente cordiale et bien décidé +à la continuer s'il revenait au pouvoir». C'était le pendant du +voyage fait, quelques mois auparavant, par M. Thiers, à Londres. On +fut agréablement surpris de trouver ce «terrible homme» si adouci, +et l'amour-propre national fut flatté d'une démarche qui avait une +apparence d'amende honorable. Invité et festoyé dans plusieurs +salons politiques, présenté aux Tuileries, Palmerston fut bien reçu +en tous lieux, avec une politesse réservée par le Roi et M. Guizot, +avec beaucoup d'empressement par l'opposition, notamment par M. +Thiers, qui, huit heures durant, lui fit parcourir et lui démontra +les fortifications de Paris. Cet empressement des adversaires du +cabinet, joint à la curiosité des badauds, parut faire au visiteur +un succès dont la dignité nationale ne laissait pas que de souffrir +un peu. Le public finit par sentir ce défaut de mesure et par se +demander pourquoi l'on faisait fête à un tel homme. Mais avant que +cette réaction eût eu le temps de se dessiner, Palmerston était déjà +rembarqué, emportant sans doute l'idée, comme l'écrivait alors M. +Guizot à lord Aberdeen<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a><a href="#footnote242" title="Go to footnote 242"><span class="smaller">[242]</span></a>, «que les Français étaient bien légers, +bien prompts à passer d'une impression à l'autre, et qu'il n'y avait +pas grand inconvénient à leur donner des moments d'humeur, puisqu'il +était si aisé de les en faire revenir». Vainement notre ministre +affirmait-il que, «sous ces impressions mobiles et superficielles, +le fond des choses subsistait», et ajoutait-il «que si ce voyage +changeait, en Angleterre, la situation du voyageur, ce serait un +effet très <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> exagéré et fondé sur l'apparence plutôt que sur +la réalité des choses»; on conclut, outre-Manche, de tout ce qui +venait de se passer, que nous ne tenions plus rigueur à l'auteur du +traité du 15 juillet 1840, et que désormais on pouvait sans scrupule +lui laisser prendre place dans un ministère.</p> + +<p>Deux mois à peine s'étaient écoulés depuis ce voyage que, le 25 juin +1846, le ministère tory, mis en minorité à la Chambre des communes, +donnait de nouveau une démission, cette fois définitive. Lord John +Russell ne rencontra plus aucune objection à la rentrée de lord +Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>, et son cabinet fut promptement +constitué. En France, les journaux de M. Thiers saluèrent avec une +joie triomphante une révolution ministérielle dont ils faisaient +prévoir le contre-coup de ce côté-ci de la Manche. M. Guizot fut +réduit à écrire tristement ses regrets au <i lang="en">dear</i> lord Aberdeen et +à sir Robert Peel. Ce dernier avait pu, sous le coup de certains +accidents, témoigner parfois de quelque impatience ombrageuse à +l'égard du gouvernement français; mais, au fond, son grand et droit +esprit avait compris et accepté la politique de bon accord pratiquée +à côté de lui par lord Aberdeen. On le vit bien dans la lettre par +laquelle il répondit aux condoléances du ministre français. «Grâce à +une confiance réciproque, lui écrivait-il, grâce à une égale foi dans +l'accord de nos vues et la pureté de nos intentions, grâce aussi (je +puis le dire sans arrogance depuis que j'ai reçu votre affectueuse +lettre) à une estime mutuelle et à des égards personnels, nous avons +réussi à élever l'esprit et le ton de nos deux nations; nous les +avons accoutumées à porter leurs regards au-dessus de misérables +jalousies et de rivalités obstinées... Sans cette confiance et cette +estime mutuelles, combien de pitoyables difficultés auraient grossi, +au point de devenir de redoutables querelles nationales!» Hélas! +de tout autres sentiments allaient inspirer désormais la politique +anglaise. L'entente cordiale était finie.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> CHAPITRE V<br> +<span class="smcap">LES MARIAGES ESPAGNOLS.</span><br> +<span class="smaller">(Juillet-octobre 1846.)</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement en + Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M. Bresson de + marier le duc de Cadix à la Reine et le duc de Montpensier + a l'Infante. M. Bresson croit pouvoir promettre à la reine + Christine la simultanéité des deux mariages. Mécontentement + de Louis-Philippe qui veut désavouer son ambassadeur.—II. + Palmerston nous communique ses instructions du 19 juillet, où + il nomme Cobourg en première ligne parmi les candidats à la + main d'Isabelle. À Paris, on voit dans ce langage l'abandon + de la politique d'entente. M. Guizot ne consent pas encore la + simultanéité, mais il détourne le Roi de désavouer M. Bresson. + Ses avertissements au gouvernement anglais.—III. Lettres + confidentielles que Palmerston adresse à Bulwer pour compléter + ses instructions. Ce qu'il nous cache et ce qu'il nous montre. + Il est dès lors manifeste que Palmerston a rompu l'entente et + que la France est libérée de ses engagements.—IV. La reine + Christine, inquiète de l'appui donné par le ministre anglais + aux progressistes, nous revient; seulement elle exige la + simultanéité. Le Roi se résigne à laisser faire M. Bresson. + Répugnances de la reine Isabelle pour le duc de Cadix. L'accord + sur les deux mariages est enfin conclu à Madrid.—V. Irritation + de Palmerston. Il est appuyé par lord John Russell. Lord + Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine Victoria est très + blessée. Lettre justificative de Louis-Philippe et réponse de + la reine d'Angleterre. L'opinion anglaise prend parti pour + Palmerston.—VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers + la décide à attaquer les mariages.—VII. Palmerston veut + empêcher l'accomplissement du mariage du duc de Montpensier. + Efforts de Bulwer et de son ministre pour soulever une + opposition en Espagne et intimider le cabinet de Madrid. Tous + ces efforts échouent.—VIII. Palmerston cherche à effrayer + et à faire reculer le gouvernement français. Celui-ci ne se + laisse pas troubler et ne modifie rien à ses résolutions.—IX. + Palmerston demande aux autres puissances de protester avec + l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer cette démarche. + M. de Metternich refuse de rien faire. La Prusse et la Russie + l'imitent. Célébration des deux mariages.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>La rentrée de lord Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>, en juillet 1846, +était un fait gros de conséquences<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a><a href="#footnote243" title="Go to footnote 243"><span class="smaller">[243]</span></a>. Il y arrivait avec des +<span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> desseins et un état d'esprit qui ne ressemblaient en rien à +ceux de son prédécesseur. Dans ses propos des premiers jours, alors +même que, pour dissiper les méfiances dont il se sentait l'objet, il +déclarait vouloir continuer l'entente cordiale, il ne pouvait cacher +son peu de foi dans cette entente. «Ces gens-là, disait-il à lord +Aberdeen en parlant des Français, sont essentiellement envahisseurs, +agressifs, provocants; en toute affaire, ils veulent se faire une +bonne part aux dépens des autres; comment bien vivre avec eux à +de telles conditions<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a><a href="#footnote244" title="Go to footnote 244"><span class="smaller">[244]</span></a>?» Ayant reproché, depuis cinq ans, au +ministère tory d'avoir été «dupe» de Louis-Philippe et de M. Guizot, +d'avoir laissé partout «subordonner» la politique britannique à la +politique française, il entendait que son avènement renversât les +rôles. Sur chaque théâtre, il lui semblait que l'Angleterre avait une +revanche à prendre. Dans sa pensée, le souci permanent, dominant de +la diplomatie britannique devait être de faire partout échec à notre +ambition, de déjouer partout nos perfidies. C'était particulièrement +dans ce qui regardait l'Espagne que le nouveau secrétaire d'État +apportait ces dispositions méfiantes, jalouses et batailleuses. Lord +Aberdeen s'en était aperçu, pendant les entretiens qu'il avait eus +avec lui pour le mettre au courant de l'état des affaires, et, bien +qu'avec discrétion, il avait laissé voir à notre ambassadeur quelque +chose de son impression<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a><a href="#footnote245" title="Go to footnote 245"><span class="smaller">[245]</span></a>. Certes, il y avait là, étant donné +l'état de la Péninsule, de quoi inquiéter le Roi et M. Guizot. On +était au lendemain de l'intrigue manquée de Christine et de Bulwer +pour enlever secrètement le mariage de la Reine avec le prince de +Cobourg<a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a><a href="#footnote246" title="Go to footnote 246"><span class="smaller">[246]</span></a>: <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> si le chef de la légation britannique avait +tant osé sous l'administration de lord Aberdeen, que ne pouvait-on +pas attendre de lui avec un ministre dont le seul avènement devait +lui paraître une invitation à ne plus rien ménager? Le gouvernement +français n'était-il pas fondé à craindre quelque méchante surprise, +comme eût été un mariage Cobourg machiné à la façon du traité du 15 +juillet 1840?</p> + +<p>Sans perdre un jour, dès le 5 juillet 1846, M. Guizot avertit son +ambassadeur à Madrid de l'hostilité probable du nouveau secrétaire +d'État. «Je m'y attends, lui écrivait-il, et je me conduirai en +conséquence. Ce ne sera pas moi qui livrerai l'Espagne à lord +Palmerston.» Il fallait avant tout détourner d'une nouvelle collusion +avec les Anglais la reine Christine, dont un passé très récent ne +nous donnait que trop raison de nous méfier. M. Guizot vit tout de +suite l'argument que lui fournissait la présence au <i lang="en">Foreign office</i> +de l'ancien protecteur d'Espartero. «Vous en tirerez à coup sûr grand +parti, mandait-il à M. Bresson, pour agir sur la reine Christine et +sur son mari. Ils auront beau faire, ils n'auront jamais dans lord +Palmerston qu'un ennemi, car il ne sera jamais que le patron du +parti progressiste, c'est-à-dire de leurs ennemis.» De plus, pour +s'alléger en vue de la campagne à faire, notre gouvernement n'hésita +pas à jeter par-dessus bord la candidature Trapani, décidément trop +impopulaire en Espagne, et il se rabattit sur l'un des deux fils +de l'infant François de Paule, le duc de Cadix, auquel, depuis +quelque temps, la reine Christine paraissait avoir, de plus ou +moins bonne grâce, «entr'ouvert la porte». Le frère de ce prince, +Enrique, duc de Séville, se trouvait hors de cause; il s'était fait +ouvertement l'homme des radicaux, et le scandale de certaines de ses +démarches l'avait fait exiler d'Espagne. «Le duc de Cadix pour la +Reine et le duc de Montpensier pour l'Infante», c'est ainsi que M. +Guizot résumait son programme. «Poussez décidément au duc de Cadix, +écrivait-il encore à son ambassadeur, et placez le duc de Montpensier +à côté de lui.»</p> + +<p>À Madrid, la situation du comte Bresson était difficile. La <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> +reine Christine paraissait plus mobile, plus insaisissable, plus +mystérieuse, plus inquiétante que jamais. Le lendemain du jour où +l'on pouvait croire qu'elle ne voyait pas de trop mauvais œil le +duc de Cadix, elle semblait revenir à Trapani; puis, au même moment, +avec les amis de l'Angleterre, elle affectait de regretter Cobourg. +Ses confidents, Rianzarès et Isturiz, faisaient même des ouvertures +plus ou moins expresses au sujet de ce dernier prince, comme si, +encouragés par le changement du ministère britannique, ils voulaient +renouer l'intrigue que lord Aberdeen avait fait échouer trois mois +auparavant<a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a><a href="#footnote247" title="Go to footnote 247"><span class="smaller">[247]</span></a>. Quant à notre nouveau candidat, le duc de Cadix, +il n'avait, ni par son origine, ni par sa personne, un prestige qui +pût nous aider. La jeune reine Isabelle ne cachait pas le peu de +goût qu'il lui inspirait. Nos adversaires tenaient sur ce prince des +propos fort méprisants, ne reculant même pas, pour le déclarer un +candidat inadmissible, devant les assertions physiologiques les plus +étranges<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a><a href="#footnote248" title="Go to footnote 248"><span class="smaller">[248]</span></a>. Ajoutez, dans la presse anglaise et chez ceux qui lui +faisaient écho à Madrid, une recrudescence d'invectives injurieuses +contre Louis-Philippe, qui, disait-on, prétendait dicter ses +volontés à l'Espagne<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a><a href="#footnote249" title="Go to footnote 249"><span class="smaller">[249]</span></a>. La seule bonne carte de notre jeu était +que le nom du duc de Montpensier se trouvât accolé à celui du duc +de Cadix. Le premier rehaussait le second. M. Guizot le comprenait +bien, quand, tout en recommandant à son ambassadeur de «pousser au +duc de Cadix», il ajoutait: «Placez le duc de Montpensier à côté de +lui.» Toutefois le sens de ces mots ne devait pas être forcé: si le +ministre entendait par là que, dans les pourparlers, on réunît les +deux projets de mariage et que l'un aidât à faire passer l'autre, il +ne revenait pas sur l'engagement pris envers l'Angleterre <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> +d'attendre, pour célébrer le mariage de l'Infante, que la Reine ait +eu un enfant.</p> + +<p>M. Bresson vit ou feignit de voir dans la lettre du ministre plus +que celui-ci n'avait voulu y mettre. Préoccupé surtout des obstacles +qu'il rencontrait à Madrid et de la lutte qu'il devait soutenir +contre sir Henri Bulwer, estimant que les intrigues récemment +dévoilées de ce dernier et les menaces résultant de l'avènement de +lord Palmerston suffisaient à nous délier vis-à-vis de l'Angleterre, +convaincu d'autre part qu'on n'obtiendrait jamais de la reine +Christine l'abandon réel de Cobourg et l'acceptation sincère de Cadix +si l'on ne lui faisait quelque concession sur le mariage Montpensier, +il crut pouvoir lui annoncer cette concession. Il lui dit donc, le +11 juillet, en lui demandant le «secret», que «le Roi, tenant compte +des embarras de la Reine et voulant lui donner un nouveau témoignage +de sa sollicitude et de son amitié, était disposé à consentir que, +dans toute combinaison Bourbon, M. le duc de Montpensier prît place à +côté du mariage de la Reine, c'est-à-dire que les deux mariages, si +l'un devait faciliter l'autre, se célébrassent ou fussent du moins +déclarés simultanément». La reine Christine accueillit «avec joie» +cette communication. En en rendant compte aussitôt à son ministre, M. +Bresson reconnaissait que «cette grande, importante, indispensable +concession n'était pas aussi formellement exprimée» dans la lettre de +M. Guizot, en date du 5 juillet; mais il invoquait les «commentaires +et développements» que lui avaient envoyés en même temps M. Désages, +directeur au ministère des affaires étrangères, et le jeune duc de +Glucksberg, premier secrétaire à l'ambassade de Madrid, alors à +Paris<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a><a href="#footnote250" title="Go to footnote 250"><span class="smaller">[250]</span></a>. De plus, pour prémunir le ministre contre la tentation +d'un désaveu, l'ambassadeur le félicitait chaleureusement de la +décision qu'il lui attribuait: <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> «Grâces vous soient rendues, +lui écrivait-il. J'en suis certain, en sondant votre cœur, vous +y trouvez le contentement d'avoir pris cette résolution!... Dégagé, +affranchi, vous l'êtes mille fois par les procédés des agents +anglais. Je ne prétends pas diminuer vos regrets de la retraite de +lord Aberdeen; mais permettez-moi de vous faire remarquer qu'il n'a +jamais empêché le mal, qu'il s'est borné à vous en avertir quand il +était fait<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a><a href="#footnote251" title="Go to footnote 251"><span class="smaller">[251]</span></a>.»</p> + +<p>Tel était bien le comte Bresson, homme de décision et d'initiative, +ne craignant pas les responsabilités, mais d'une hardiesse prompte +qui risquait parfois d'être un peu compromettante. Sa démarche déplut +au gouvernement français; celui-ci croyait sans doute aux mauvais +desseins de lord Palmerston, mais, jusqu'à ce que ces desseins se +fussent manifestés, il voulait demeurer fidèle à l'accord. Le Roi +surtout protesta avec une vivacité et une émotion dont nous avons +une preuve absolument irrécusable: ce sont les lettres mêmes qu'il +écrivit alors à M. Guizot, retenu au Val Richer par les soins de +son élection; rien ne montre mieux avec quelle loyauté scrupuleuse +et presque timide Louis-Philippe voulait tenir la parole donnée à +l'Angleterre. Ces lettres tout intimes n'eussent peut-être jamais vu +le jour, si les émeutiers de février 1848 ne s'en étaient emparés +en saccageant les Tuileries et l'hôtel du ministère des affaires +étrangères, et si elles n'avaient été, par suite, publiées dans +la <cite>Revue rétrospective</cite>. Ce n'est pas la seule fois où cette +publication s'est trouvée servir la réputation du prince dont on +s'imaginait dévoiler les ténébreuses et perfides machinations<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a><a href="#footnote252" title="Go to footnote 252"><span class="smaller">[252]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> La première de ces lettres est du 20 juillet: le Roi venait +d'apprendre que son ambassadeur avait consenti en son nom «la +simultanéité des deux mariages»: il ne pouvait comprendre comment +avait pu être faite une démarche aussi «diamétralement contraire à +sa volonté», et il ajoutait: «Un désaveu formel est indispensable. +Comment le faire est la seule question à examiner; mais je n'ai +jamais trompé personne, et je ne commencerai pas aujourd'hui à +laisser tromper qui que ce soit sous mon nom.» La chose lui tenait +tellement à cœur qu'il y revint dans une nouvelle lettre, le +soir du même jour: «Le duc de Montpensier concourt <em>très vivement</em> +à tout ce que je vous ai écrit ce matin. Il faut effacer, annuler +formellement tout ce que Bresson a dit en sus de ce que j'avais +autorisé. Il faut que les reines sachent qu'il était interdit +à Bresson de dire ce qu'il a dit, et que la simultanéité est +inadmissible. Il nous a fait là une rude campagne; il est nécessaire +qu'elle soit <em>biffée</em>, et le plus tôt possible. Je ne resterai pas +sous le coup d'avoir fait contracter en mon nom un engagement que je +ne peux ni ne veux tenir, et que j'avais formellement interdit. Voyez +comment vous pouvez arranger ce désaveu. J'attends votre réponse avec +impatience.»</p> + +<p>Entre un ambassadeur qui s'était avancé trop vite et un souverain +qui voulait reculer avec une sorte d'emportement, M. Guizot était +dans un grand embarras. Il n'approuvait pas entièrement ce qui avait +été fait, mais il craignait qu'un brusque désaveu ne ruinât notre +cause à Madrid<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a><a href="#footnote253" title="Go to footnote 253"><span class="smaller">[253]</span></a>. Il s'efforça donc, tout en contenant M. Bresson, +d'apaiser Louis-Philippe. «J'avais déjà écrit à Bresson, mandait-il +au Roi le 22 juillet; je lui ai récrit. Je lui ai envoyé les propres +paroles du Roi. Il fera la retraite nécessaire. Certainement il est +allé trop loin et fort au delà de <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> mes instructions; mais +je ne crois pas qu'il soit allé aussi loin que le Roi le suppose. +Il n'a jamais pu entendre ni dire que le mariage de Mgr le duc de +Montpensier serait conclu, célébré, ou même définitivement arrêté, en +même temps que celui de la Reine.» Ces explications ne satisfirent +pas le Roi. Dans une lettre en date du 24 juillet, il insista plus +que jamais pour un désaveu immédiat, formel, qui «fût remis par +écrit» à la reine Christine, et il pressa son ministère de le rédiger.</p> + +<p>Les choses en étaient là, quand une démarche de lord Palmerston +lui-même vint donner raison aux soupçons de M. Bresson et fournir de +quoi lever les scrupules de Louis-Philippe.</p> + +<h4>II</h4> + +<p>Dès le premier jour, M. Guizot avait pressé lord Palmerston de dire +s'il voulait ou non continuer, dans la Péninsule, la politique de +concert pratiquée par son prédécesseur. N'ayant pu obtenir de lui que +des réponses vagues, dilatoires, équivoques, et voulant le mettre +au pied du mur, il adressa à Londres, le 20 juillet, une dépêche +qui proposait nettement une action commune en faveur des deux fils +de François de Paule. Il n'indiquait entre eux aucune préférence +et laissait aux Espagnols le soin de choisir. À la vérité, il +comptait que, réduite à prendre l'un ou l'autre, la reine Christine +prendrait le duc de Cadix; car, si elle avait peu de goût pour lui, +elle détestait bien plus son frère, le duc de Séville, à cause de +ses liens avec le parti radical; mais, pour cette même raison, lord +Palmerston voyait de bon œil ce dernier prince, et le ministre +français avait pensé que sa proposition serait mieux accueillie au +<i lang="en">Foreign office</i>, si les deux frères y étaient mis sur le même pied.</p> + +<p>Le jour où la dépêche de M. Guizot partait de Paris, lord Palmerston +communiquait à notre chargé d'affaires à Londres <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> les +instructions qu'il venait d'adresser à sir Henri Bulwer. Elles +avaient été expédiées la veille, c'est-à-dire le 19 juillet. Cette +communication n'avait donc pas pour but de demander notre avis, ni +de chercher avec nous un terrain d'accord. Tout, d'ailleurs, forme +et fond, semblait y marquer l'intention de mettre fin à l'entente +et d'inaugurer une politique séparée. Loin de rappeler le concert +jusque-là établi entre les deux gouvernements, on n'y prononçait +même pas le nom de la France. Deux questions y étaient traitées: le +mariage de la Reine et l'état intérieur de l'Espagne. Sur le premier +point, lord Palmerston paraissait ignorer absolument notre désir de +voir choisir un Bourbon et l'engagement pris par lord Aberdeen de +seconder ou tout au moins de ne pas contrarier ce désir; par contre, +il insistait sur ce que «le choix d'un mari pour la Reine était une +question dans laquelle les gouvernements des autres pays n'avaient +aucun titre à intervenir»; puis, énumérant les candidats qui +avaient chance d'être agréés, il nommait en première ligne Léopold +de Saxe-Cobourg, et ensuite les deux fils de François de Paule; il +ajoutait qu'il les trouvait tous les trois également convenables +et ne faisait d'objection à aucun d'eux. Sur le second point, les +instructions n'étaient qu'un long et passionné réquisitoire contre +le gouvernement des <em>moderados</em>; s'appropriant tous les griefs des +progressistes, Palmerston accusait ce gouvernement d'être «violent», +«arbitraire», «tyrannique», et il recommandait à son agent de ne pas +laisser ignorer cette façon de voir du cabinet britannique.</p> + +<p>L'effet de cette communication fut grand à Paris. M. Guizot y vit +tout de suite,—et personne ne s'en étonnera,—la confirmation des +soupçons que lui avait fait concevoir l'avènement de lord Palmerston: +il fut particulièrement frappé de la façon dont ce dernier parlait +du prince de Cobourg; il en conclut que le <em>veto</em> opposé par lord +Aberdeen aux menées de Bulwer était levé, et que la tentative +interrompue deux mois auparavant allait être reprise. «J'en suis +plus fâché que surpris,—écrivit M. Guizot au Roi, le 24 juillet, +en lui faisant part de cette nouvelle;—j'ai toujours cru que lord +Palmerston rentrerait bientôt <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> dans sa vieille ornière.» +Et Louis-Philippe lui répondait aussitôt: «La lecture des pièces +que j'ai reçues de vous me laisse sous l'empire des plus pénibles +impressions, non pas que je m'attendisse à mieux de lord Palmerston, +mais parce que j'espérais qu'il ne se serait pas mis si promptement +à découvert.» Il ajoutait le lendemain: «Lord Cowley est venu hier +au soir, et j'ai eu avec lui une conversation très longue et très +vive sur les instructions communiquées par lord Palmerston. Il a +généreusement essayé de les défendre, en disant que tout cela n'était +que pour maintenir ses dires précédents, <i lang="en">that these instructions +would not be acted upon!... certainly not... que Bulwer s'en +garderait bien!...</i> Je lui ai demandé la permission de n'en rien +croire, et lui ai dit que les conséquences de ceci m'alarmaient au +plus haut degré.»</p> + +<p>Du moment où le gouvernement français voyait, dans les instructions +de lord Palmerston, une dénonciation du pacte d'entente, il était +fondé à se considérer comme libéré de ses engagements: dès lors plus +aucune raison de désavouer M. Bresson ni de refuser les concessions +exigées par la reine Christine. M. Guizot, cependant, ne parut pas +tout de suite résolu à aller jusqu'au bout de son droit; on eût dit +que, par esprit de paix, par fidélité quand même à l'entente brisée, +il hésitât à rendre coup pour coup. Bien que moins opposé à la +«simultanéité» des deux mariages, il ne l'accorda pas expressément. +Le 24 juillet, aussitôt après avoir reçu la communication de lord +Palmerston, il écrivit à M. Bresson: «Le Cobourg n'est pas si +abandonné qu'on veut le dire.... La reine Christine et M. Isturiz +poursuivent-ils l'intrigue Cobourg sous le voile de leur retour +apparent au duc de Cadix? Si cela est, raison de plus pour nous de +poursuivre Cadix et Montpensier. Vous pouvez, je pense, lier toujours +ces deux noms, sans engagement formel de simultanéité dans la +conclusion définitive.» Le Roi n'alla même pas jusque-là et se refusa +d'abord à user, dans une mesure quelconque, de la liberté que lord +Palmerston lui rendait: «Tout ceci, mandait-il, le 25 juillet, à son +ministre, doit nous presser <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> encore plus de faire parvenir +à la reine Christine le désaveu de la simultanéité. Plus nous avons +de mauvaise foi à craindre, plus il importe que les cartes que nous +avons en main soient nettes, et qu'on ne puisse pas nous accuser +d'avoir deux langages.» Et il ajoutait en <i>post-scriptum</i>: «Je vous +conjure de ne pas accoler, dans vos lettres à Bresson, <em>Cadix et +Montpensier</em>; cette accolade sent trop la simultanéité.»</p> + +<p>Cette fois, M. Guizot trouva que son souverain, par un scrupule +exagéré envers l'Angleterre, risquait de perdre la partie en Espagne. +«Je suis tout à fait d'avis, lui écrivit-il le 25 juillet, que le +Roi ne doit point s'engager à la simultanéité des deux mariages... +Mais je prie en même temps le Roi de réfléchir combien la +situation est, en ce moment, délicate, tendue, critique. Il va se +faire évidemment un grand effort pour le Cobourg; notre parade +contre ce coup, c'est <em>Cadix et Montpensier</em>. N'affaiblissons pas +trop cette parade, au moment même où nous avons besoin de nous en +servir.» Le même jour, M. Guizot revint sur ce sujet et le traita +plus fortement encore: «Voilà, écrivait-il au Roi, le Cobourg avoué, +accepté par l'Angleterre. Il ne viendra plus de Londres, contre +sa candidature, aucune objection, aucune réserve. Si l'Espagne +en veut, l'Angleterre est prête. La reine Christine est-elle du +complot? Pas tout à fait peut-être; probablement un peu. En tout +cas, il nous importe infiniment de ne lui fournir aucun prétexte +pour y entrer. Nous désirons le duc de Cadix pour la Reine, et nous +offrons Mgr le duc de Montpensier pour l'Infante. Cadix ne sera, +à coup sûr, accepté qu'avec Montpensier pour pendant. Dans cette +corrélation inévitable des deux mariages, que doit, que peut vouloir +le Roi? Deux choses, ce me semble: l'une, que le mariage de la reine +Isabelle avec un Bourbon, avec le duc de Cadix, soit bien assuré, +bien conclu; l'autre, que toute liberté reste au Roi d'examiner à +fond la situation de l'Infante, de bien discuter les conditions et +articles de son mariage avec Mgr le duc de Montpensier, avant de +le conclure... Pour cela, que faut-il? Que Bresson, dès que la +question se posera clairement, dès qu'il se verra pressé par le +Cobourg, <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> aille droit à la reine Christine et au cabinet +espagnol, déclare notre opposition au Cobourg, en fasse entrevoir +les conséquences possibles, et demande que la main de la reine +Isabelle soit donnée au duc de Cadix, en déclarant en même temps que +le désir du Roi est d'obtenir la main de l'Infante pour Mgr le duc +de Montpensier, et que, dès que le premier mariage sera conclu, il +est prêt à discuter et arrêter, selon les instructions qu'il aura +reçues du Roi, les articles du second.» Après avoir fait observer +que la reine Christine aurait ainsi, en ce qui concernait le second +mariage, «une certitude morale suffisante pour qu'elle pût se décider +immédiatement au premier», M. Guizot continua en ces termes: «Si, +au contraire, Bresson allait aujourd'hui, avant le moment de la +crise, sans être pressé par la nécessité, uniquement pour retirer +des paroles qu'il a dites sans qu'il en reste cependant aucune trace +textuelle bien précise, s'il allait, dis-je, déclarer à la reine +Christine qu'elle doit faire le mariage Cadix sans compter sur le +mariage Montpensier, je craindrais infiniment que la reine Christine +ne se saisît de cet incident pour se rejeter dans le mariage +Cobourg... Je n'ai pas besoin d'appeler l'attention du Roi sur les +conséquences d'une telle solution... Nous nous trouverions aussitôt +placés, et vis-à-vis de l'Espagne, et vis-à-vis de l'Angleterre, dans +une situation qui altérerait profondément nos relations; altération +sur laquelle je me sentirais peut-être obligé moi-même d'insister +plus qu'il ne conviendrait au Roi.» M. Guizot terminait en disant +que si le Roi ne partageait pas son avis, il se rendrait aussitôt à +Paris et convoquerait le conseil des ministres. Ces fortes raisons +et les graves avertissements de la fin ne pouvaient pas ne pas faire +impression sur Louis-Philippe. Il en fut ébranlé, et, sans consentir +encore à rien qui s'écartât des accords conclus à Eu, il n'insista +plus autant pour un désaveu formel de son ambassadeur.</p> + +<p>En même temps que M. Guizot s'occupait ainsi, entre le Roi et M. +Bresson, à régler la conduite nouvelle que nous imposait, à Madrid, +l'attitude de lord Palmerston, il avait soin de faire connaître, +à Londres, l'interprétation que le gouvernement <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> français +donnait aux instructions anglaises du 19 juillet et les graves +conséquences qu'il pourrait être amené à en tirer. Ce fut l'objet +d'une dépêche adressée à M. de Jarnac, le 30 juillet. Il y exposait +d'abord comment, dans la question du mariage, l'accord avait été +conclu avec lord Aberdeen, sinon sur tous les principes, du moins en +fait sur la conduite à suivre. «Il a été dit et entendu, ajoutait-il, +que les deux gouvernements s'emploieraient à Madrid pour que le +choix de la Reine se portât sur l'un des descendants de Philippe V. +Lorsque quelque autre candidat, en particulier le prince de Cobourg, +a été mis en avant, lord Aberdeen a travaillé, loyalement travaillé à +l'écarter.» Dès lors «l'approbation égale, donnée par lord Palmerston +à trois candidats parmi lesquels le prince de Cobourg était placé +le premier, était une profonde altération, un abandon complet du +langage et de l'attitude de son prédécesseur... Quand le Roi a +exclu lui-même ses fils de toute prétention à la main de la reine +d'Espagne, il a dû compter, il a compté en effet, et il a eu le droit +de compter sur une certaine mesure de réciprocité. S'il en était +autrement, je ne dis pas que le Roi changerait sa politique; mais, à +coup sûr, il recouvrerait toute sa liberté. Il n'aurait plus à tenir +compte que des intérêts de la France et de l'honneur de sa couronne.» +Plus loin, après avoir rappelé qu'il avait témoigné naguère de son +désir de continuer l'entente en proposant l'action commune en faveur +des fils de François de Paule, notre ministre terminait ainsi: «Mais +il peut y avoir pour la France, en Espagne, une politique isolée; +et si l'initiative de la politique isolée était prise à Londres, il +faudrait bien qu'à Paris j'en adoptasse aussi la pratique.» Lord +Palmerston était donc prévenu: s'il ne revenait pas franchement et +immédiatement à la politique de concert, il devait s'attendre à nous +voir user de la liberté d'action qui nous serait ainsi rendue.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> III</h4> + +<p>On a beaucoup dit, en Angleterre, que le gouvernement français avait +pris trop facilement l'alarme, que lord Palmerston, en nommant +le prince de Cobourg dans les instructions du 19 juillet, avait +seulement constaté un fait, et qu'il ne songeait pas à modifier la +politique de lord Aberdeen. Quand même cela serait vrai, il n'en +resterait pas moins que notre gouvernement croyait sincèrement le +contraire, et que tout l'autorisait à le croire; il faudrait donc +tout au moins reconnaître que sa bonne foi,—cette bonne foi qui a +été plus tard si injurieusement contestée outre-Manche,—sortait de +là intacte. Mais il y a mieux: Palmerston ne s'était pas contenté +d'envoyer à Bulwer ses instructions officielles; il lui avait +adressé plusieurs lettres confidentielles pour les commenter et les +compléter: là, s'adressant, avec une sorte d'abandon familier, à un +agent qui était pour lui un ami et que, de plus, il savait être aussi +animé que lui contre la France, il ne craignait pas de lui dévoiler +ce qu'il voulait tenir caché au cabinet de Paris, parfois même à ses +propres collègues et à sa cour. Ces lettres, longtemps secrètes, +nous les connaissons maintenant; et, détail piquant, c'est Bulwer +lui-même qui les a publiées<a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a><a href="#footnote254" title="Go to footnote 254"><span class="smaller">[254]</span></a>. Or il en résulte que les soupçons +de Louis-Philippe et de son ministre, loin d'être mal fondés, étaient +plutôt au-dessous de la réalité.</p> + +<p>La première lettre est datée du 19 juillet, c'est-à-dire du même +jour que les instructions: lord Palmerston y déclare qu'il a indiqué +seulement pour la forme et par égard pour la France le duc de Cadix +parmi les candidats en ligne pour la main de la Reine; il le regarde +comme <i lang="en">disqualified</i> pour cause de nullité morale et même physique. +En réalité, il n'admet que <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> deux candidats, Léopold de +Cobourg et Enrique, duc de Séville. Entre les deux, il ne se prononce +pas pour le moment; mais il estime que celui des deux qui n'épousera +pas la Reine devra épouser l'Infante. D'un mariage de cette dernière +avec le duc de Montpensier, il déclare ne vouloir à aucun prix. Bien +entendu, il ne s'imagine pas continuer ainsi l'entente cordiale; il +est le premier à reconnaître que sa politique est la contradiction de +celle de M. Guizot.</p> + +<p>Les lettres suivantes, qui sont des 3, 16, 22 et 25 août, révèlent +une légère modification dans les idées de lord Palmerston: il n'y +tient plus la balance aussi égale entre les deux candidats; la +meilleure combinaison lui paraît être de marier la Reine à Enrique et +l'Infante à Cobourg. Pour mettre ainsi Enrique en première ligne, il +avait diverses raisons qui se dégagent de sa correspondance. C'était +d'abord son peu de sympathie pour les Cobourg. Il ne pouvait ignorer +que les chefs politiques de cette maison, le roi des Belges et même +le prince Albert, le voyaient avec inquiétude au pouvoir<a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a><a href="#footnote255" title="Go to footnote 255"><span class="smaller">[255]</span></a>. Et +surtout il ne trouvait pas les Cobourg assez nettement antifrançais; +il craignait qu'ils ne lâchassent pied aussitôt qu'ils verraient +le conflit s'aggraver. Ces gens-là, disait-il dédaigneusement, +«n'ont pas les nerfs assez solides pour braver Louis-Philippe». À ce +moment même, un incident se produisit dont il dut avoir connaissance +et qui était fait pour le confirmer dans sa manière de voir: au +commencement d'août, le roi des Belges et le prince Albert se +réunirent avec la reine Victoria, dans une <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> sorte de conseil +de famille, pour délibérer sur la réponse que le duc de Saxe-Cobourg +devait depuis trois mois à la reine Christine<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a><a href="#footnote256" title="Go to footnote 256"><span class="smaller">[256]</span></a>; sans renoncer à +tout espoir de marier leur jeune parent avec Isabelle, ils furent +d'avis que ce mariage était impossible, tant que la France s'y +opposerait, et qu'il n'y aurait moyen d'y revenir que le jour où +Louis-Philippe, convaincu, par la résistance de l'Espagne elle-même, +de l'impossibilité de faire accepter un Bourbon, se résignerait à +lever son <em>veto</em><a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a><a href="#footnote257" title="Go to footnote 257"><span class="smaller">[257]</span></a>; un projet de lettre dans ce sens fut rédigé et +envoyé au duc de Saxe-Cobourg, avec invitation de l'adopter «mot pour +mot», ce qui fut fait<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a><a href="#footnote258" title="Go to footnote 258"><span class="smaller">[258]</span></a>. D'Enrique, à en juger du moins par ses +récentes frasques révolutionnaires, Palmerston ne croyait pas avoir à +redouter ces timidités et ces ménagements envers la France. Et puis +ce prince était le candidat favori d'Olozaga et des autres réfugiés, +qui se flattaient de gouverner sous son nom; or le ministre anglais +s'obstinait à ne voir les choses de la Péninsule que par les yeux de +ces réfugiés.</p> + +<p>Toutefois, ne l'oublions pas, si à Londres on avait fini par +préférer, pour Isabelle, don Enrique, qui en sa qualité de Bourbon +n'était pas contraire à notre principe, on n'y abandonnait pas pour +cela le candidat dont l'exclusion était à nos yeux la première +condition de l'entente. Dans ce dernier état de la pensée de lord +Palmerston, le prince de Cobourg demeurait encore partie essentielle +de la combinaison. L'Infante lui était réservée, et Bulwer avait +ordre de travailler à la lui faire obtenir. Or, nous avions toujours +déclaré qu'un prince étranger a la maison de Bourbon n'était pas +plus admissible pour l'Infante que pour la Reine, et c'était l'une +des hypothèses pour lesquelles nous avions expressément réservé +la reprise <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> de notre liberté<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a><a href="#footnote259" title="Go to footnote 259"><span class="smaller">[259]</span></a>. Le secrétaire d'État ne +renonçait même pas à toute idée de marier Cobourg à la Reine; il +le présentait en seconde ligne, pour le cas où Enrique ne serait +pas admis: c'était, à ses yeux, la combinaison subsidiaire, celle +qu'il indiquait à son agent comme étant <i lang="en">the next best arrangement</i>. +Ne croyez pas qu'il éprouvât le moindre scrupule à mettre ainsi +l'influence anglaise au service de la candidature Cobourg. Non, il +s'appliquait,—ce qui était du reste superflu,—à rassurer sur ce +sujet la conscience de Bulwer; il lui affirmait n'avoir rien trouvé +dans les actes de lord Aberdeen qui impliquât engagement de ne pas +pousser à un tel mariage, qu'il s'agît de la Reine ou de l'Infante. +«Nous nous regardons, disait-il, comme libres de recommander au +gouvernement espagnol le candidat que nous jugeons le meilleur, que +ce soit un Cobourg ou un autre.»</p> + +<p>Enfin, ce que lord Palmerston voulait dans tous les cas, quel que +fût le mari de la Reine, ce qui lui tenait le plus à cœur, ce +qu'il recommandait, dans chacune de ses lettres à Bulwer, avec +une insistance passionnée, comme l'objet «le plus important» de +la politique britannique, c'était d'empêcher l'union du duc de +Montpensier avec l'infante. Il exposait longuement à son agent +que cette union serait la mainmise de la France sur la Péninsule, +mainmise que l'Angleterre avait jugée déjà dangereuse au siècle +dernier, et qui le serait bien plus depuis la conquête de l'Algérie. +C'est en Espagne même qu'il prétendait faire naître des obstacles +au mariage. Et, dans ce dessein, il n'hésitait pas à recourir aux +menaces: «Je vous prie, mandait-il à Bulwer, d'avertir Christine, +Rianzarès <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> et Isturiz que nous considérerions un tel mariage +comme une mesure d'hostilité contingente contre l'Angleterre de la +part de l'Espagne et de la part de la France, et que nous serions +obligés de modifier en conséquence nos rapports avec ces deux pays.» +Lord Palmerston mettait ainsi lui-même à néant l'arrangement conclu +entre M. Guizot et lord Aberdeen, dans la seconde entrevue d'Eu: +quand Louis-Philippe avait consenti à reculer le mariage de son fils +avec l'Infante jusqu'à ce que la Reine ait eu des enfants, il avait +cru évidemment obtenir à ce prix que le gouvernement britannique +adhérât à ce mariage, ou au moins qu'il n'y fît pas opposition<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a><a href="#footnote260" title="Go to footnote 260"><span class="smaller">[260]</span></a>.</p> + +<p>Toutes ces menées, qui nous sont ainsi révélées par le témoignage +irrécusable de lord Palmerston lui-même, M. Guizot les soupçonnait, +mais sans en avoir, sur le moment même, une connaissance aussi +précise et aussi complète. C'était en effet l'un des signes, et non +le moins caractéristique, des mauvais desseins du ministre anglais, +que le soin avec lequel il cherchait à empêcher notre diplomatie d'y +voir clair. Tout était calculé pour cela, aussi bien ce qu'il lui +cachait que ce qu'il lui laissait voir. Ce qu'il lui cachait, c'était +le travail fait en faveur du prince de Cobourg et contre le duc de +Montpensier. Ce qu'il lui laissait voir, c'était la candidature de +don Enrique. Non seulement, aussitôt qu'il fut décidé à appuyer cette +candidature, lord Palmerston en parla à notre chargé d'affaires à +Londres; mais, le 27 août, répondant, très tardivement, il est vrai, +à la proposition d'action commune que M. Guizot lui avait adressée le +20 juillet, il fit demander officiellement au gouvernement français +de s'unir à lui pour soutenir Enrique, «le seul prince espagnol, +disait-il, qui fût propre par ses qualités personnelles à être le +mari de la Reine»; à quoi notre ministre se borna à répliquer, le 30 +août, qu'il ne se croyait pas le droit de <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> pousser si loin la +<em>dictation</em>, et qu'il laissait à l'Espagne le soin de choisir entre +les descendants de Philippe V. Si lord Palmerston faisait ainsi la +lumière sur cette partie de son plan, n'était-ce pas dans l'espoir +de faire, par là même, l'ombre plus épaisse sur l'autre partie? +Il se flattait probablement, en se montrant occupé d'Enrique, de +nous faire croire qu'il était revenu à notre principe du mariage +Bourbon, et qu'il n'y avait plus de Cobourg dans l'affaire. C'était +un effort pour rendormir notre vigilance, qu'il se repentait d'avoir +maladroitement inquiétée par la communication des instructions du 19 +juillet. Mais la clairvoyance trop justement ombrageuse du cabinet +de Paris ne fut pas mise en défaut par ces habiletés. Le 8 août, +transmettant au Roi les rapports qui lui arrivaient de Londres et +qui lui annonçaient l'abandon de la candidature Cobourg, M. Guizot +ajoutait: «Cela ne me rassure qu'à moitié. On renonce peut-être à +la Reine pour le Cobourg, mais dans la pensée de vouloir pour lui +l'Infante<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a><a href="#footnote261" title="Go to footnote 261"><span class="smaller">[261]</span></a>.» Notre ministre, on le voit, devinait juste.</p> + +<p>D'ailleurs, quelle que soit l'idée plus ou moins précise que le +gouvernement français ait pu se faire alors des manœuvres +du gouvernement anglais, il n'y a plus pour l'histoire aucune +obscurité. Il est manifeste et incontestable que lord Palmerston +n'avait qu'un but en Espagne: faire échec à notre politique, et +qu'à l'entente cordiale existant sous lord Aberdeen il substituait +la lutte à outrance. Dès lors, la conclusion s'imposait: quand même +Louis-Philippe et M. Guizot n'eussent pas stipulé d'avance pour +ce cas, comme ils l'avaient fait tant de fois, la reprise de leur +liberté, la justice et le simple bon sens suffisaient à la leur +rendre; avec qui leur faisait la guerre, ils ne pouvaient être tenus +aux engagements consentis en vue et sous la condition d'avoir la +paix<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a><a href="#footnote262" title="Go to footnote 262"><span class="smaller">[262]</span></a>.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> IV</h4> + +<p>Dans sa campagne espagnole, lord Palmerston montrait plus de passion +que d'habileté. En se portant champion des radicaux et en prétendant +imposer don Enrique comme mari de la Reine, il inquiétait et irritait +tous ceux qui dirigeaient alors les affaires de la Péninsule. Rien +ne pouvait contribuer davantage à nous ramener la reine Christine +et le cabinet de Madrid. M. Guizot le comprit. Aussitôt qu'il eut +reçu communication des instructions anglaises du 19 juillet et +du réquisitoire qui y était formulé contre le gouvernement des +«moderados», il en fit part à M. Bresson et eut soin d'ajouter: «Le +parti modéré, la reine Christine ne peuvent se méprendre sur le sens +et la portée politique de la dépêche de lord Palmerston..... C'est +bien le langage du patron des progressistes, d'Espartero, Olozaga, +Mendizabal, etc. Faites en sorte que cette situation soit bien +comprise.»</p> + +<p>Sir Henri Bulwer, qui, sur place, se rendait compte de l'énorme +maladresse commise par son ministre<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a><a href="#footnote263" title="Go to footnote 263"><span class="smaller">[263]</span></a>, le pressa de laisser là +Enrique et de pousser à sa place le prince de Cobourg; il se portait +fort de faire agréer ce dernier comme époux de la Reine, avec la +condition que l'Infante ne serait pas mariée à un prince français. +Lord Palmerston ne voulut rien entendre; une sorte de routine +aveugle ne lui permettait pas de concevoir la politique britannique +en Espagne autrement que liée étroitement <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> à la cause +progressiste. Bulwer, mis en demeure d'obéir à ses instructions, dut +s'exécuter. L'effet fut ce qu'il craignait. «Vos ministres sont-ils +fous? lui dit M. Isturiz, chef du cabinet de Madrid. Ils désirent +l'indépendance de l'Espagne; nous aussi, et nous sommes au pouvoir. +Or, au lieu de s'unir à nous, ils disent en réalité que la première +condition d'une alliance avec eux est que nous capitulions devant +ceux qui nous font opposition. En supposant que je fusse disposé à ce +sacrifice, en serait-il ainsi de la cour, de mes amis politiques, des +chefs actuels de l'armée?» Aussi Bulwer écrivit-il à lord Palmerston, +le 14 août: «Je regrette d'être obligé de dire que toutes les peines +que j'ai prises pour disposer la cour et le président du conseil en +faveur d'un mariage de don Enrique avec la Reine, ont été absolument +sans effet<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a><a href="#footnote264" title="Go to footnote 264"><span class="smaller">[264]</span></a>.»</p> + +<p>Cet état d'esprit de la cour d'Espagne n'échappait pas à M. Bresson, +qui manda, le 8 août, à M. Guizot: «M. Mon (l'un des ministres) m'a +raconté qu'hier soir la Reine mère lui avait dit avec une anxiété +remarquable: «Engage donc Bresson à s'entendre avec moi, pour faire +les deux mariages le plus tôt possible. Les Anglais et la révolution +nous menacent.» Et notre ambassadeur ajoutait le lendemain: «Ou il +ne faut plus croire à rien sur cette terre, ou la reine Christine, +par peur, par calcul ou par affection, nous est entièrement revenue. +Je la quitte à l'instant... Elle se rallie franchement à la pensée +du mariage de la jeune reine avec le duc de Cadix. Elle y prépare, +elle y dispose, elle y rend favorable l'esprit de sa fille..... +Je vous laisse à penser si je l'ai encouragée dans cette voie.» +Seulement Christine mettait à son concours une condition, c'était +la simultanéité des deux mariages, de la Reine avec Cadix et de +l'Infante avec Montpensier. Cela lui paraissait nécessaire pour +«fortifier, relever l'un des mariages par l'autre», pour «contenir +les opposants par l'éclat du rang <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> de notre prince et par la +crainte de la France qui venait derrière lui».</p> + +<p>En face de cette exigence, M. Bresson ne laissa pas que d'être +embarrassé. D'une part, il venait d'être réprimandé et menacé de +désaveu pour avoir offert la simultanéité; d'autre part, il était +convaincu que cette concession était légitime et nécessaire. +Dans cette difficulté, il n'osa pas dire tout de suite oui; mais +il se garda de dire non<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a><a href="#footnote265" title="Go to footnote 265"><span class="smaller">[265]</span></a>, et, se retournant du côté de son +gouvernement, il insista fortement sur la nécessité de céder, et de +céder sans retard, avant que les partis eussent eu l'éveil et se +fussent jetés au travers des négociations pour faire tout échouer. +«Pour moi, écrivait-il à M. Guizot, pour moi qui viens de relire +attentivement vos lettres des 10 décembre 1845, 28 février et 17 mars +1846, qui en ai pesé chaque mot, non seulement je vous considère +comme dégagé, par les premières démarches du cabinet anglais actuel, +des ménagements et obligations auxquels vous pouviez vous croire +tenu envers celui de sir Robert Peel, mais je me considère moi-même +comme placé dans les conditions prévues par ces lettres, et comme +appelé, d'un moment à l'autre, à faire usage des pouvoirs qu'elles me +confèrent, pouvoirs délicats, pouvoirs d'une grande importance dont +je sens toute la gravité et auxquels je ne dois avoir recours qu'en +homme prudent à la fois et ne craignant pas la responsabilité. C'est +ainsi que j'agirai: comptez-y<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a><a href="#footnote266" title="Go to footnote 266"><span class="smaller">[266]</span></a>.»</p> + +<p>Si désireux que le gouvernement français se fût montré jusqu'alors +d'éviter la simultanéité des deux mariages, il ne pouvait pas ne pas +être frappé de ce que lui disait M. Bresson. Pour échapper au péril +que lui faisaient courir les intrigues anglaises, il avait besoin du +concours de la reine Christine; s'il refusait à cette dernière tout +ce qu'elle exigeait, ne s'exposait-il pas à ce qu'elle liât partie +avec nos adversaires, comme elle en <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> avait déjà eu plusieurs +fois la velléité? Il recevait d'ailleurs avis que Bulwer poursuivait +ses menées plus activement que jamais, et que M. Isturiz avait avec +lui des entretiens assez suspects. On ajoutait que le parti radical +espagnol, encouragé par le patronage de lord Palmerston, s'agitait +d'une façon menaçante, et qu'il n'était pas prudent de lui laisser +le loisir d'organiser quelque mauvais coup. Dans ces conditions, M. +Guizot jugea qu'on ne pouvait pas refuser plus longtemps à M. Bresson +ce qu'il déclarait être si nécessaire. Le Roi fut plus difficile +à convaincre: malgré tout, il eût désiré s'en tenir toujours aux +déclarations d'Eu. La reine Amélie l'encourageait dans sa résistance. +Ce fut à contre-cœur et après de longues délibérations avec M. +Guizot que Louis-Philippe finit par se rendre à ses instances et +se résigna à laisser faire M. Bresson. Celui-ci fut alors informé +que son gouvernement s'en rapportait à lui pour l'usage à faire, +dans la circonstance particulière, des pouvoirs généraux qui lui +avaient été antérieurement conférés<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a><a href="#footnote267" title="Go to footnote 267"><span class="smaller">[267]</span></a>; M. Guizot lui donnait +l'assurance «qu'en tout cas il serait fermement soutenu». Toutefois, +recommandation lui fut faite de stipuler expressément que la +discussion des accords préliminaires précéderait la déclaration et la +célébration du mariage du duc de Montpensier: c'était, dans la pensée +du cabinet de Paris, un dernier moyen qu'il se réservait d'empêcher +une simultanéité tout à fait complète. En dépit de cette restriction, +notre ambassadeur avait enfin la liberté qu'il sollicitait depuis si +longtemps. Il n'était pas homme à hésiter devant l'initiative dont on +lui laissait la responsabilité. Il promit donc à la reine Christine +d'associer les deux mariages.</p> + +<p>Contenter cette princesse, c'était beaucoup; ce n'était pas tout. +Restait une dernière difficulté assez embarrassante, qui était +la répugnance manifestée par la jeune reine pour le mari que la +politique lui destinait; elle enviait la part de sa sœur cadette +et «son beau Montpensier» qu'elle eût voulu prendre pour elle-même; +par comparaison, le duc de Cadix lui paraissait <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> faire +médiocre figure, et elle ne se privait pas de parler de lui en termes +peu flatteurs<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a><a href="#footnote268" title="Go to footnote 268"><span class="smaller">[268]</span></a>. Dans les lettres qu'il écrivait à M. Guizot, M. +Bresson faisait connaître cet état d'esprit de la Reine; il montrait +aussi le fiancé gauche, timide, se défiant de lui-même et des autres, +et par moments éprouvant plus d'éloignement que d'attrait pour sa +fiancée; la Reine mère et Rianzarès trop souvent insaisissables; +le président du conseil toujours sur le point de nous trahir; la +légation anglaise multipliant les intrigues. «Pesez ces difficultés, +ajoutait-il, et demandez-vous si aucune habileté humaine peut en +triompher. À Dieu, à la Vierge, au hasard, faites honneur du succès +à qui vous voudrez, si nous l'obtenons; car, pour moi, tout en ayant +l'œil partout attentif et n'épargnant ni soins, ni peines, ni +démarches, je reconnais que cette combinaison d'individualités et de +circonstances est au-dessus des forces et de l'entendement de notre +pauvre organisme<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a><a href="#footnote269" title="Go to footnote 269"><span class="smaller">[269]</span></a>.»</p> + +<p>En traçant ce tableau un peu assombri, M. Bresson, oubliait qu'il +avait en main, dans ce jeu si embrouillé, une carte qui devait lui +faire gagner la partie: c'était le concours qu'en dépit de son +humeur mobile et fantasque, la reine Christine était décidée à nous +donner, depuis qu'elle avait reçu satisfaction en ce qui touchait +la simultanéité. Elle agit sur sa fille et fit agir par l'Infante. +Cette pression de famille ne fut pas sans effet. Dans la soirée du +27 août, après une scène de larmes avec le duc de Rianzarès, la +jeune reine entra chez sa mère, se jeta dans ses bras et dit <em>oui</em>. +Les ministres, aussitôt avisés de cette décision, y acquiescèrent +unanimement. La Reine leur annonça en même temps qu'elle donnait sa +sœur en mariage au duc de Montpensier. L'un des ministres vint +aussitôt réveiller M. Bresson,—il était deux heures du matin,—pour +lui annoncer la grande nouvelle.</p> + +<p>Le lendemain, quand il fallut rédiger l'accord relatif au mariage +du duc de Montpensier, la reine Christine demanda <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> que la +simultanéité y fût établie d'une façon absolue. M. Bresson, lié par +ses instructions, s'y refusa, déclarant qu'il annulerait plutôt tout +ce qui venait d'être fait. Devant cette menace, la Reine céda, et +l'on inséra dans l'accord les stipulations suivantes: «La discussion +des capitulations matrimoniales, des articles du contrat et des +questions d'intérêt qui s'y rattachent est réservée; lorsque les +actes définitifs auront été dûment réglés et approuvés par les hautes +parties contractantes, la forme et l'époque de la déclaration de +ce mariage et sa célébration seront déterminées de manière à les +associer, <em>autant que faire se pourra</em>, à la déclaration et à la +célébration du mariage de Sa Majesté Catholique avec S. A. R. le +duc de Cadix.» Toujours sous l'empire de la même préoccupation, M. +Bresson obtint, non sans livrer une autre bataille, que le décret +de convocation des Cortès n'annonçât au public que le mariage de la +Reine, sans parler de celui de l'Infante. Pendant ce temps, à Paris, +M. Guizot, faisant part à lord Normanby de ce qui venait d'être +décidé à Madrid, et interrogé par lui sur le point de savoir si les +deux mariages se feraient au même moment, répondait très sincèrement: +«Non, pas au même moment.» Ainsi, jusqu'à la fin, notre gouvernement +espérait éviter une simultanéité tout à fait complète des deux +mariages.</p> + +<p>Il fut aussitôt visible que cette dernière résistance de la +diplomatie française produisait un très fâcheux effet à Madrid: elle +blessait nos amis, fournissait une arme à ceux qui rêvaient de crise +ministérielle ou même d'insurrection, et risquait de remettre tout en +question. «C'est seulement par la vertu du fait accompli, disaient +les ministres espagnols, qu'on en imposera à l'esprit de faction», et +ils demandaient avec instance que les deux mariages fussent célébrés +ensemble, le 10 octobre. Ces raisons, transmises aussitôt et appuyées +avec force par M. Bresson, triomphèrent de ce qui restait encore de +répugnance dans l'esprit de Louis-Philippe. Le consentement, qu'il +avait fallu lui arracher, en quelque sorte, morceau par morceau, +était enfin complet, et, le 4 septembre, M. Guizot écrivit par le +télégraphe à son ambassadeur: «Le Roi approuve que le mariage +<span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> de Mgr le duc de Montpensier avec l'Infante soit célébré +le même jour que celui de la Reine avec Mgr le duc de Cadix. Vous +pouvez rendre public le fait que vous avez signé, avec M. Isturiz, un +engagement pour le mariage de l'Infante avec le duc de Montpensier.» +Le même jour, le <cite>Journal des Débats</cite> annonçait le double mariage.</p> + +<h4>V</h4> + +<p>À la nouvelle de la décision prise à Madrid, grande fut la colère de +lord Palmerston. Quelle mortification de débuter dans son nouveau +ministère par un pareil échec! Il la sentait d'autant plus que, tout +occupé des menées souterraines par lesquelles il espérait nous ruiner +en Espagne, il ne s'était pas rendu compte du travail qui s'y faisait +contre lui. Oubliant volontairement qu'il avait lui-même rompu +l'accord et commencé la guerre, il prit l'attitude d'un homme surpris +par un acte d'hostilité au moment où il ne songeait qu'à vivre en +paix. «Je ne vous parlerai plus d'entente cordiale, répondit-il à la +première communication de notre chargé d'affaires, parce que ce qu'on +nous annonce nous prouve trop clairement qu'on ne veut plus, à Paris, +ni de cordialité ni d'entente<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a><a href="#footnote270" title="Go to footnote 270"><span class="smaller">[270]</span></a>.» Dans le trouble de son dépit, il +donnait à ce simple incident matrimonial des proportions étranges, +y dénonçant «l'acte le plus patent d'ambition et d'agrandissement +politique que l'Europe eût vu depuis l'Empire<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a><a href="#footnote271" title="Go to footnote 271"><span class="smaller">[271]</span></a>». Il ajoutait: «Si +le gouvernement français persiste à adopter le système d'ambition +sans scrupule qui guida la politique étrangère sous Louis XIV et +Napoléon, il n'y a pas de bon vouloir et de sentiments d'amitié +de la part de l'Angleterre qui puissent être assez forts pour +empêcher les relations entre l'Angleterre et la France de redevenir +ce qu'elles étaient pendant les règnes de Napoléon et de Louis +XIV<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a><a href="#footnote272" title="Go to footnote 272"><span class="smaller">[272]</span></a>.» <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> Il ne se borna pas à ces exagérations. Avec ce +goût des récriminations blessantes qui était dans sa nature, il se +montra tout de suite résolu à porter la discussion sur un terrain +particulièrement dangereux dans les controverses internationales, +celui de la bonne foi; et, pour comble, ce n'était pas seulement le +cabinet français qu'il s'apprêtait à accuser de déloyauté, c'était +Louis-Philippe lui-même. Se rencontrant avec l'un des collègues de +M. Guizot, M. Dumon, alors en Angleterre, il lui disait: «Voilà la +première fois qu'un roi de France n'a pas tenu sa parole<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a><a href="#footnote273" title="Go to footnote 273"><span class="smaller">[273]</span></a>.» +Puis, tout fier de cette inconvenance, il s'empressait de la +raconter à lord Normanby et à sir Henri Bulwer, et ne leur exprimait +qu'un regret, celui «d'avoir été ainsi trop complimenteur pour +les prédécesseurs de Louis-Philippe<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a><a href="#footnote274" title="Go to footnote 274"><span class="smaller">[274]</span></a>». «Nous sommes indignés, +écrivait-il encore à Bulwer, de la mauvaise foi, de l'ambition sans +scrupule, des basses intrigues du gouvernement français<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a><a href="#footnote275" title="Go to footnote 275"><span class="smaller">[275]</span></a>.»</p> + +<p>Il fallait s'attendre à cette irritation de lord Palmerston: nul +moyen de l'éviter ni de l'apaiser. Mais y avait-il chance de +la limiter, d'empêcher que cette irritation ne trouvât d'écho +outre-Manche, que l'Angleterre n'épousât les griefs et les +ressentiments de son ministre? À l'avance, M. Guizot avait caressé +quelque espérance de ce genre. Dès le 5 juillet 1846, au moment où +se formait le ministère whig, il écrivait à M. Bresson: «J'ai, avec +lord Palmerston, cet avantage que, s'il survenait entre nous et +Londres quelque refroidissement, quelque embarras, ce serait à lui, +non à moi, qu'en France, en Angleterre, partout, on en imputerait +la faute.» Aussi à peine se vit-il, par suite de l'annonce des deux +mariages, aux prises avec le secrétaire d'État, qu'il fit effort +pour l'isoler dans son propre pays et jusque dans son cabinet. Il +risqua même, pour obtenir ce dernier résultat, une démarche qu'on +ne peut s'empêcher de trouver un peu inconsidérée: ce fut une +lettre adressée, le 15 septembre, à M. de Jarnac, pour <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> être +communiquée au premier ministre, lord John Russell, et où l'éloge de +celui-ci se mêlait à une plainte très vive sur la conduite suivie +par lord Palmerston<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a><a href="#footnote276" title="Go to footnote 276"><span class="smaller">[276]</span></a>. Telle était la confiance de M. Guizot +que, quelques jours après, il écrivait à M. de Flahault: «J'ai +de très bonnes nouvelles de lord John Russell; n'en parlez pas, +mais tenez pour certain que le bruit suscité par lord Palmerston +n'ira pas loin<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a><a href="#footnote277" title="Go to footnote 277"><span class="smaller">[277]</span></a>.» Cette illusion dura peu. Le premier soin de +lord Russell fut de mettre la lettre de M. Guizot sous les yeux de +celui-là même dont elle contenait la critique; puis il écrivit à M. +de Jarnac, sur un ton assez raide, que le chef du <i lang="en">Foreign office</i> +avait toute sa confiance, qu'il avait agi avec modération, et que +c'était au contraire le gouvernement français qui avait prouvé, +par sa conduite, le peu de prix qu'il attachait à l'amitié de +l'Angleterre<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a><a href="#footnote278" title="Go to footnote 278"><span class="smaller">[278]</span></a>. Lord John dépassait ainsi son vrai sentiment; il +n'était pas aussi assuré que son collègue fût sans tort. Lui-même n'a +point caché plus tard combien il regrettait de ne s'être pas opposé +à l'envoi de ces instructions du 19 juillet 1846, où il avait été si +malencontreusement parlé du prince de Cobourg, et il a raconté par +suite de quel incident il n'était pas intervenu: ces instructions lui +avaient été communiquées un dimanche, au moment où il partait pour +le service divin, et, dans sa hâte, il ne les avait parcourues que +superficiellement. «Si je n'étais pas allé à l'église, ajoutait-il, +j'y aurais fait plus d'attention<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a><a href="#footnote279" title="Go to footnote 279"><span class="smaller">[279]</span></a>!» Mais, tout en blâmant au +fond son collègue, lord Russell se faisait un point d'honneur de le +couvrir, dès qu'il le voyait accusé par un gouvernement étranger. +Et puis lord Palmerston, qui s'était gardé de faire connaître +aux autres ministres ses instructions secrètes à Bulwer, leur +avait présenté notre consentement au double mariage comme un acte +d'hostilité gratuite, mieux encore, comme le dénouement d'une +intrigue ourdie de vieille <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> date par Louis-Philippe, comme +une fourberie longuement préméditée<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a><a href="#footnote280" title="Go to footnote 280"><span class="smaller">[280]</span></a>. Ces accusations semblaient +avoir trouvé créance chez ses collègues; lord Clarendon disait à +M. Dumon «qu'il n'y avait qu'un sentiment dans le cabinet anglais» +sur la conduite de la France<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a><a href="#footnote281" title="Go to footnote 281"><span class="smaller">[281]</span></a>, et l'un des personnages les plus +considérables du parti whig, lord Lansdowne, déclarait que «tout +le monde reconnaissait la nécessité de changer de conduite envers +Louis-Philippe<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a><a href="#footnote282" title="Go to footnote 282"><span class="smaller">[282]</span></a>».</p> + +<p>Si M. Guizot ne parvenait pas à détacher de lord Palmerston ceux qui +lui étaient liés par la communauté de parti et de responsabilité, +il pouvait sans doute espérer une appréciation plus favorable de la +part des adversaires du ministère whig, et particulièrement de son +ami lord Aberdeen, dont il avait tant de fois éprouvé l'esprit droit +et conciliant. Il lui avait écrit, dès le 7 septembre, toutes les +raisons qu'il avait eues de considérer comme annulés les engagements +pris à Eu. Lord Aberdeen lui répondit amicalement et tristement, le +14 septembre, qu'il ne trouvait pas ces raisons suffisantes. Ignorant +les secrètes menées de son successeur, il se refusait à croire que +celui-ci eût voulu s'écarter de la politique d'entente suivie avant +lui. «Je suis satisfait, ajoutait-il, de savoir que vous ne voudriez +jamais avoir fait un acte pour lequel vous ne vous sentiriez pas +pleinement justifié; mais, je l'avoue, mon cher monsieur Guizot, il +m'est impossible de découvrir des motifs plausibles pour le choix +qui a eu lieu<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a><a href="#footnote283" title="Go to footnote 283"><span class="smaller">[283]</span></a>.» Quelques jours après, lord Aberdeen écrivait au +prince Albert: «Je me soucie fort peu du mariage en lui-même, mais je +sens vivement la violation de l'engagement pris, et je suis encore à +me demander si Guizot a pu se sentir tranquille envers sa conscience, +à la suite de la conduite qu'il a tenue<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a><a href="#footnote284" title="Go to footnote 284"><span class="smaller">[284]</span></a>.» Avec le temps, il +est vrai, la <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> sévérité de ce jugement s'adoucit un peu; lord +Aberdeen finit par se déclarer convaincu de la bonne foi du ministre +français, de la sincérité des soupçons qui avaient déterminé sa +conduite, et il affirma que si lui, Aberdeen, était resté au pouvoir, +rien de pareil ne fût arrivé<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a><a href="#footnote285" title="Go to footnote 285"><span class="smaller">[285]</span></a>. Sur ce dernier point, il était +absolument dans le vrai.</p> + +<p>L'une des principales préoccupations de Louis-Philippe devait être +de savoir comment l'événement serait pris par la reine Victoria. On +sait sur quel pied d'intimité familière les relations des deux cours +s'étaient établies depuis la première entrevue d'Eu, en 1843: visites +annuelles qui, des deux parts, étaient toujours trouvées trop rares +et trop courtes; correspondance fréquente, affectueuse, on peut même +dire tendre<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a><a href="#footnote286" title="Go to footnote 286"><span class="smaller">[286]</span></a>, et que la Reine avait continuée après la rentrée de +Palmerston au <i lang="en">Foreign office</i>, sans paraître supposer que ce fait +pût altérer une telle intimité<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a><a href="#footnote287" title="Go to footnote 287"><span class="smaller">[287]</span></a>. Mais on sait aussi quel intérêt +l'épouse du prince Albert portait à ce qui touchait les Cobourg; on +n'a pas oublié non plus qu'elle avait été personnellement partie dans +les arrangements relatifs aux mariages espagnols, et qu'elle-même +avait reçu à Eu, en 1845, de la bouche de Louis-Philippe, +l'engagement de ne pas célébrer le mariage du duc de Montpensier +avant que la Reine eût eu des enfants. Depuis lors, elle en était +restée à cet engagement, et rien ne l'avait préparée à le voir +rompre. Elle se piquait, pour son compte, d'être demeurée fidèle à +l'entente, et de cette fidélité elle venait même de donner une preuve +qui ne lui avait pas peu coûté: je veux parler de ce conseil de +famille tenu entre elle, le prince Albert et le roi des Belges, où +il avait été décidé de détourner Léopold de Cobourg <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> de ses +visées matrimoniales, tant que le roi des Français y ferait une aussi +formelle opposition<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a><a href="#footnote288" title="Go to footnote 288"><span class="smaller">[288]</span></a>. Quant aux menées hostiles par lesquelles, +pendant ce temps, lord Palmerston avait obligé le gouvernement +français à reprendre sa liberté, la Reine paraissait n'en rien +savoir. D'une part, le coupable s'était gardé de l'en informer; de +l'autre, elle n'avait reçu directement de Louis-Philippe, au sujet de +ces menées et des conséquences que notre gouvernement pourrait être +conduit à en tirer, aucun avertissement préalable, analogue à ceux +que M. Guizot faisait alors parvenir à Palmerston lui-même. Si le Roi +n'avait ainsi rien dit, ce n'était pas par un calcul machiavélique +et pour entretenir la Reine dans une trompeuse sécurité; c'était +que, jusqu'à la veille de la décision finale, il s'était refusé à +se servir de la liberté qui lui était rendue et avait compté se +renfermer quand même dans les termes des engagements d'Eu. Mais, pour +être ainsi explicable, ce silence n'en eut pas moins, sur le moment, +un effet fâcheux. La Reine en fut plus portée, quand lui arriva, tout +à fait à l'improviste, la nouvelle des deux mariages, à se croire +la victime d'une surprise déloyale. Il n'y eut pas alors jusqu'à +l'intimité de ses rapports avec Louis-Philippe qui ne contribuât à +lui faire sentir davantage l'offense, en y mêlant cette impression, +particulièrement douloureuse pour une femme jeune en face d'un +vieillard, de l'amitié trahie, de la confiance trompée. Ajoutez-y, +sans aucun doute, quoiqu'on en parlât moins haut, le dépit de voir +écarter définitivement ce mariage Cobourg que la Reine n'osait faire +contre nous, mais auquel elle avait toujours espéré nous voir acculés +par les circonstances. Ce dépit était particulièrement vif chez le +prince Albert<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a><a href="#footnote289" title="Go to footnote 289"><span class="smaller">[289]</span></a>. Livrée à elle seule, Victoria, qui, <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> +malgré ses griefs, gardait un fond d'affection pour notre famille +royale<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a><a href="#footnote290" title="Go to footnote 290"><span class="smaller">[290]</span></a>, n'eût probablement pas refusé d'écouter les explications +de Louis-Philippe et eût saisi volontiers quelque occasion de le +traiter en ami. Ce fut son mari qui l'en détourna, avec le concours +de leur conseiller, l'Allemand Stockmar, toujours fort ardent à nous +desservir<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a><a href="#footnote291" title="Go to footnote 291"><span class="smaller">[291]</span></a>. Sous ces influences, la Reine répudia promptement +toutes les velléités de réconciliation qui avaient pu lui traverser +l'esprit et ne fut plus qu'à son ressentiment. «Rien n'égale +l'indignation de la Reine contre la conduite du Roi, notait bientôt +après M. Greville sur son journal; elle en a parlé à Clarendon dans +les termes les moins mesurés<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a><a href="#footnote292" title="Go to footnote 292"><span class="smaller">[292]</span></a>.» Le duc de Broglie écrivait à son +fils: «C'est la Reine qui échauffe son ministère<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a><a href="#footnote293" title="Go to footnote 293"><span class="smaller">[293]</span></a>.»</p> + +<p>Louis-Philippe ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'il ne pouvait +pas compter sur l'amitié de la reine d'Angleterre, pour contenir +ses ministres. Il avait cru moins provoquer les controverses en lui +faisant annoncer le mariage du duc de Montpensier, par la reine +Marie-Amélie, comme <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> un simple «événement de famille», +intéressant uniquement «le bonheur de son fils chéri»; la lettre, +datée du 8 septembre, était écrite sur le ton d'amicale familiarité +en usage entre Eu et Windsor, et l'on s'y informait, au nom du Roi, +si «les pêches», récemment envoyées, étaient «arrivées à bon port». +Dans ce tour plus ou moins heureux, mais pris évidemment à bonne +intention, l'entourage de Victoria s'appliqua à lui faire voir une +aggravation d'offense. Elle répondit, le 10 septembre, d'une façon +fort sèche, rappelant à sa correspondante tous les faits que celle-ci +avait volontairement laissés de côté, «ce qui s'était passé à Eu» +entre les deux souverains, le refus fait par la famille royale +d'Angleterre «d'arranger» le mariage Cobourg, refus qui n'avait pas +eu d'autre cause que le désir d'être agréable au Roi; puis elle +ajoutait: «Vous pourrez donc aisément comprendre que l'annonce +soudaine de ce double mariage ne peut nous causer que de la surprise +et un bien vif regret. Je vous demande pardon, Madame, de vous parler +politique dans ce moment, mais j'aime à pouvoir me dire que j'ai +toujours été sincère avec vous<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a><a href="#footnote294" title="Go to footnote 294"><span class="smaller">[294]</span></a>.»</p> + +<p>«Je doute que ma réponse leur plaise beaucoup», disait Victoria à +lord Clarendon, après avoir écrit cette lettre<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a><a href="#footnote295" title="Go to footnote 295"><span class="smaller">[295]</span></a>. Louis-Philippe, +en effet, en ressentit un vrai chagrin. Il voulut tenter un effort +pour obtenir une appréciation plus juste. Dans ce dessein, il +écrivit, le 14 septembre, à sa fille, la reine des Belges, une +très longue lettre justificative, en réalité destinée à la reine +d'Angleterre. «J'y ai consacré, mandait-il à sa fille, d'arrache-pied +et sans regret, trois nuits jusqu'à quatre heures du matin, malgré +les cris de la Reine, de ma sœur et de toute la famille, qui +prétendaient que je me tuais... Je me serais soumis volontiers à +encore plus de fatigue, s'il l'avait fallu, pour achever ce travail, +tant a été profonde la peine que j'ai ressentie de la lettre de la +reine Victoria, et de l'injuste préjugé dont je l'ai vue animée +dans cette affaire.» La lettre débutait <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> ainsi: «La Reine +vient de recevoir une réponse de la reine Victoria à la lettre que +tu sais qu'elle lui avait écrite, et cette réponse m'a fait une vive +peine. Je suis porté à croire que notre bonne petite reine a eu +presque autant de chagrin à écrire cette lettre que moi à la lire. +Mais enfin elle ne voit maintenant les choses que par la lunette +de lord Palmerston, et cette lunette les fausse et les dénature +trop souvent. C'est tout simple; la grande différence entre la +lunette de lord Aberdeen et celle de lord Palmerston provient de la +différence de leur nature: lord Aberdeen aimait à être bien avec +ses amis; lord Palmerston, je le crains, aime à se quereller avec +eux.» Louis-Philippe reprenait ensuite, dès l'origine, l'histoire +des mariages; il montrait comment il avait été amené bien malgré +lui, par la politique de lord Palmerston, à «dévier des conventions +premières», et exprimait son regret qu'on n'eût pu éviter ce qui +avait été, pour les uns, «un grand et inutile désappointement», +pour lui, «un des plus pénibles chagrins qu'il eût éprouvés, et +Dieu savait qu'il n'en avait pas manqué pendant sa longue vie». +Il terminait ainsi: «Actuellement, c'est à la reine Victoria et à +ses ministres qu'il appartient de peser les conséquences du parti +qu'ils vont prendre et de la marche qu'ils suivront. De notre côté, +ce double mariage n'opérera dans la nôtre d'autres changements que +ceux auxquels nous serions contraints par la nouvelle ligne que le +gouvernement anglais jugerait à propos d'adopter... Nous ne voyons +aucun intérêt, aucun motif, ni pour l'Angleterre, ni pour nous, à ce +que notre entente cordiale soit brisée, et nous en voyons d'immenses +à la bien garder et à la maintenir. C'est là mon vœu, c'est celui +de mon gouvernement. Celui que je te prie d'exprimer de ma part à la +reine Victoria et au prince Albert, c'est qu'ils me conservent dans +leur cœur cette amitié et confiance auxquelles il m'a toujours été +si doux de répondre par la plus sincère réciprocité et que j'ai la +conscience de n'avoir jamais cessé de mériter de leur part<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a><a href="#footnote296" title="Go to footnote 296"><span class="smaller">[296]</span></a>.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> La reine Victoria répondit, le 27 septembre, en s'adressant +également à la reine des Belges. Dans sa lettre, qui était évidemment +l'œuvre du prince Albert<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a><a href="#footnote297" title="Go to footnote 297"><span class="smaller">[297]</span></a>, elle réfutait longuement et +durement toute l'argumentation du Roi, sans se montrer touchée de +ses protestations. Une seule citation donnera l'idée du point de vue +où elle se plaçait: elle déclarait que «ses sentiments de justice +ne se prêteraient jamais à reconnaître que lord Palmerston se fût +écarté de l'entente cordiale établie entre le gouvernement français +et lord Aberdeen». Elle concluait en ces termes: «J'ai donc tout bien +considéré par moi-même et en voyant de mes propres yeux, et il m'est +impossible de reconnaître que le Roi fût dégagé de sa parole. Rien +au monde de plus pénible n'eût pu m'arriver que ce triste désaccord, +et parce qu'il a un caractère si personnel, et parce qu'il m'impose +le devoir de m'opposer au mariage d'un prince auquel je porte, ainsi +qu'à toute sa famille, une amitié aussi vive<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a><a href="#footnote298" title="Go to footnote 298"><span class="smaller">[298]</span></a>.» Lord Palmerston, +qui eut aussitôt connaissance de cette lettre, en fut naturellement +ravi. «J'en approuve tous les mots», écrivait-il à Bulwer<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a><a href="#footnote299" title="Go to footnote 299"><span class="smaller">[299]</span></a>. +Il eût voulu crier sur les toits une si heureuse nouvelle: aussi +son journal annonça-t-il bien haut que la souveraine partageait +l'indignation générale contre la conduite du gouvernement français; +«elle comprend, ajoutait-il, que la confiance, si naturellement +produite par le fréquent échange de courtoisies royales, a été +grandement abusée». Louis-Philippe ne crut pas que sa dignité lui +permît d'insister davantage. Il cessa donc toute correspondance, même +indirecte, avec la reine Victoria, attendant du temps la justice à +laquelle il croyait avoir droit.</p> + +<p>Quand les choses étaient aussi mal prises à la cour et dans les +hautes régions politiques, il ne fallait pas s'attendre qu'elles le +fussent bien dans la nation anglaise elle-même. Au premier <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> +moment, cependant, on avait pu croire que celle-ci se montrerait +assez indifférente. Lord Clarendon lui-même le constatait et s'en +plaignait<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a><a href="#footnote300" title="Go to footnote 300"><span class="smaller">[300]</span></a>. Dans un article que nos feuilles ministérielles +s'empressèrent de reproduire, le <cite lang="en">Times</cite> déclara tranquillement, le 3 +septembre, que «les intérêts britanniques n'étaient pas sérieusement +engagés dans cette affaire». Mais sous l'effet des remontrances et +des excitations du <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, organe personnel de lord +Palmerston, le ton des journaux anglais changea bientôt. Tous, +le <cite lang="en">Times</cite> en tête, se mirent à déclarer que l'Angleterre serait +«amoindrie» par ce mariage; ils accusèrent le gouvernement français +de déloyauté et le dénoncèrent comme ayant «commis, avec une +intention résolue et méditée, un grand outrage international». La +polémique descendit plus bas encore: pas d'ignominie que ces journaux +n'imaginèrent. Ils affirmèrent que Louis-Philippe, de connivence +avec Christine, avait fait constater médicalement la stérilité de la +reine Isabelle, et que le mariage du duc de Montpensier était une +spéculation faite sur cette stérilité. Le <cite lang="en">Times</cite> raconta aussi, +sans sourciller, que le consentement de la jeune reine avait été +extorqué par M. Bresson, au milieu d'une orgie nocturne<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a><a href="#footnote301" title="Go to footnote 301"><span class="smaller">[301]</span></a>, et, +partant de là, il s'écriait: «Quel intrus se glisse hors du palais +à sept heures du matin, si tôt s'il s'agit d'affaires, si tard s'il +s'agit de fêtes? Quelles orgies ont eu lieu dans le palais des +deux vierges royales que l'honneur chevaleresque de l'Espagne doit +protéger? À Paris, il y a des hommes qui tirent le nom distinctif +de leur industrie spéciale, de l'air dégagé avec lequel on les +voit sortir de grand matin d'une maison où ils ont passé la nuit à +cueillir les fleurs qui l'embellissent. Cet homme est un Français. +Appartient-il à cette catégorie? Le chevalier d'industrie qui en +impose à la simplicité des Espagnols n'est rien moins que l'agent +<span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> accrédité et investi de toute la confiance d'un grand roi. +Il emporte une Infante dans son sac...» Et le <cite lang="en">Times</cite> ajoutait, en +prenant personnellement Louis-Philippe à partie: «Quiconque choisit +pour son heure l'heure de minuit, entre par la porte dérobée et +marche armé d'une lanterne sourde et d'un levier, doit à coup sûr +avoir conscience de l'improbité de sa conduite. Louis-Philippe est +l'homme qui a le moins su sauver les apparences, s'il n'a pas commis +un crime contre l'Europe.» La polémique continua sur ce ton. Mis à +un tel régime d'excitation, le public anglais finit par s'échauffer: +lui aussi se persuada que son pays venait d'être la victime de la +perfidie et de l'ambition de la France.</p> + +<p>Il fut donc promptement manifeste que l'Angleterre tout entière, de +la souveraine au peuple, prenait à son compte la querelle de lord +Palmerston. C'était, pour notre gouvernement, une grosse déception +et un accident malheureux. Avait-il fait tout ce qu'il fallait +pour le prévenir? Préoccupé de réussir dans la contre-mine qu'il +opposait à la mine creusée par la diplomatie anglaise, n'avait-il +pas trop perdu de vue l'effet que devait produire une explosion à +laquelle nul n'était préparé? Si le mystère et la surprise avaient +leurs avantages, ils avaient aussi leurs dangers. Des précautions +étaient à prendre pour qu'outre-Manche, dans le public, chez les +hommes politiques, à la cour surtout, personne ne pût, au moment +décisif, se tromper sur les responsabilités, ni mettre en doute notre +loyauté. Ces précautions étaient sans doute malaisées à concilier +avec les exigences d'une lutte que lord Palmerston nous obligeait à +faire souterraine: je ne nie pas la délicatesse du problème, mais je +constate que notre gouvernement ne l'avait pas résolu, et qu'il ne +paraissait même pas avoir tenté de le résoudre. C'est peut-être la +principale, l'unique faute commise par le gouvernement français: elle +devait avoir de fâcheuses conséquences.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> VI</h4> + +<p>Dans cette affaire des mariages, notre gouvernement avait donc contre +lui toute l'Angleterre: avait-il du moins avec lui toute la France? +De ce côté-ci de la Manche, comme de l'autre, les divers partis +s'unissaient-ils pour faire front contre l'étranger? À première vue, +il n'était pas de question où M. Guizot pût se croire plus à l'abri +des critiques de la gauche. En effet, depuis plusieurs années, le +grand grief des opposants, celui qui récemment encore, lors des +élections générales de 1846, fournissait matière à toutes leurs +déclamations, était la prétendue pusillanimité qui empêchait le +gouvernement français de tenir tête à l'Angleterre. Cette défaillance +si souvent dénoncée à l'occasion du droit de visite, de l'indemnité +Pritchard et du traité avec le Maroc, les journaux de gauche avaient +toujours paru s'attendre qu'elle se reproduirait en Espagne, dans +les négociations relatives au mariage de la Reine et de sa sœur. +Tout récemment encore, au mois d'août, un article du <cite lang="en">Times</cite> leur +avait fourni occasion de manifester leur dédaigneuse défiance. Cet +article, contenant une sortie virulente et comminatoire contre notre +prétention d'imposer un mari à la reine Isabelle, semblait conclure à +remettre sur les rangs le prince de Cobourg. Presque toute la presse +de Londres y fit écho, ce qui ne laissa pas que de causer quelque +émoi à Paris. Le <cite>Journal des Débats</cite> se borna à relever l'attaque, +sans y répondre à fond; son souci évident était de ne pas faire +descendre sur la place publique une discussion qui lui paraissait +être du domaine des chancelleries. Aussitôt tous les journaux de +gauche et de centre gauche, interprétant cette réserve de la feuille +ministérielle comme un manque de courage, dénoncèrent la «reculade», +la «nouvelle génuflexion» que M. Guizot s'apprêtait à faire «devant +les exigences de lord Palmerston». «Voilà, s'écriaient-ils, l'ère +des humiliations rouverte <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> du côté de l'Espagne<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a><a href="#footnote302" title="Go to footnote 302"><span class="smaller">[302]</span></a>!» Telle +était la vivacité de leur émotion, qu'elle durait encore, alors qu'à +leur insu tout était déjà décidé, à Madrid, dans un sens absolument +opposé. C'est le 28 août que les deux mariages furent convenus entre +la cour d'Espagne et M. Bresson: le 31, le <cite>National</cite> continuait à +s'indigner à la pensée que M. Guizot n'oserait pas «persister dans +la politique formulée si nettement par lui, quatre ans auparavant», +et qu'il «sacrifierait les intérêts séculaires de notre pays». Le 3 +septembre, en même temps que le <cite>Journal des Débats</cite> annonçait les +mariages, le <cite>Constitutionnel</cite>, qui les ignorait encore, faisait +une peinture méprisante de cette diplomatie française, maladroite, +peureuse, en train d'abandonner à Madrid tout ce qu'elle avait +exigé, et il ajoutait ironiquement que le duc de Montpensier, exclu +d'Espagne par lord Palmerston, allait être réduit à chercher femme en +Allemagne.</p> + +<p>En voyant leurs injurieuses prévisions si complètement démenties +par l'événement, quelle pouvait être l'attitude de ces journaux? +Qu'ils reconnussent leur tort et fissent amende honorable, c'eût +été leur demander une vertu peu en usage dans les luttes de partis. +Mais ne devait-on pas s'attendre qu'au moins ils ne blâmassent pas +le gouvernement pour avoir fait le contraire de ce qu'à l'avance +ils venaient de flétrir comme une lâcheté? Au premier moment, sous +le coup de la surprise, ils parurent surtout fort embarrassés. +Reconnaissant que le choix du duc de Cadix était bon, ils insinuèrent +qu'il avait été fait malgré M. Guizot et contre lui; ne pouvant pas +nier que le mariage du duc de Montpensier serait un succès pour la +politique française, ils affectèrent d'en mettre en doute la réalité. +Mais de telles contre-vérités ne pouvaient longtemps se soutenir, +et ces journaux se voyaient acculés à confesser que le ministère +venait de montrer précisément la hardiesse dont on l'avait proclamé +incapable. Plusieurs faisaient déjà, de plus ou moins bonne grâce, +cet aveu qu'ils sentaient d'ailleurs <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> répondre au sentiment +général, même à celui de leurs partisans, quand M. Thiers intervint +pour empêcher ce qu'il regardait comme une grosse faute de tactique. +À ceux de ses amis ou de ses alliés qui se laissaient aller à se +réjouir du succès remporté par la politique française et de l'échec +infligé à la politique anglaise, le chef du centre gauche représenta +vivement qu'ils faisaient fausse route, que le ministre leur donnait +barre sur lui, et qu'ils seraient des niais de ne pas en profiter. +Il leur montra, dans les difficultés créées par l'irritation de lord +Palmerston, une occasion à saisir pour jeter bas M. Guizot. Le jeu de +l'opposition lui paraissait devoir être d'alarmer les intérêts et les +imaginations sur les dangers du conflit, de telle sorte que le Roi +et l'opinion, effrayés, se décidassent à changer de ministère pour +retrouver leur sécurité. Sans doute, c'était le contre-pied de ce que +l'opposition avait dit jusqu'alors; mais il n'y avait pas là de quoi +embarrasser un esprit aussi souple et aussi leste. Sans doute encore, +le patriotisme eût dû lui faire un scrupule de seconder un ministre +étranger qui cherchait à diminuer, à humilier la France; mais nous +avons vu que, depuis assez longtemps déjà, l'ancien président du +conseil du 1<sup>er</sup> mars avait jugé de son intérêt parlementaire de +lier partie avec l'ancien auteur du traité du 15 juillet 1840<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a><a href="#footnote303" title="Go to footnote 303"><span class="smaller">[303]</span></a>.</p> + +<p>Non content d'agir par ses conversations particulières, M. Thiers +se servit du <cite>Constitutionnel</cite> pour donner publiquement le signal +et développer le thème de cette nouvelle opposition. Dès le milieu +de septembre, ce journal se mit à exalter l'alliance anglaise et à +déplorer de la voir rompue par le «coup de tête», par la «dangereuse +étourderie» des mariages espagnols. Cette rupture, il l'imputait +au gouvernement français, l'accusant, sur la foi des feuilles +étrangères, d'intrigue, de déloyauté, de brutalité dictatoriale, +vantant par contre la «modération» de lord Palmerston. Il s'efforçait +de grossir ce conflit, et recueillait avec une telle complaisance +toutes les <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> menaces venues du dehors, qu'il paraissait +en désirer la réalisation. Et pour quel avantage, demandait-il, +s'était-on ainsi exposé? Il n'en découvrait pas d'autre que la +riche dot de l'Infante; et il montrait ce gouvernement, naguère si +pusillanime quand les grands intérêts du pays étaient en jeu, devenu +téméraire dès qu'il s'agissait de satisfaire une cupidité dynastique. +À cette situation il ne voyait que deux issues possibles: ou une +lutte aboutissant tôt ou tard à la guerre, ou, ce qui lui paraissait +plus probable, étant donné le tempérament des hommes au pouvoir, +quelque nouveau sacrifice de l'honneur national en vue de racheter +les bonnes grâces de l'Angleterre.</p> + +<p>On put se demander un moment si la thèse du <cite>Constitutionnel</cite> +prévaudrait dans la presse d'opposition. Le <cite>Siècle</cite>, qui passait +pour l'organe de M. Odilon Barrot, se montrait réfractaire: non qu'il +fût disposé à louer le cabinet; il s'appliquait à réduire autant +que possible la portée du succès obtenu; mais enfin, il se refusait +à y voir un sujet de blâme et à faire le jeu de lord Palmerston. +Très contrarié de cette note discordante, M. Thiers échangea, à ce +sujet, avec quelques-uns de ses amis qui avaient d'abord encouragé +le <cite>Siècle</cite>, une correspondance assez aigre qui faillit amener +une rupture. Mais le <cite>Siècle</cite> n'eut pas d'imitateurs. Au bout de +quelques jours, presque toutes les feuilles de gauche et de centre +gauche avaient emboîté le pas derrière le <cite>Constitutionnel</cite>, et +méritaient que le <cite>Journal des Débats</cite> les qualifiât d'«organes +français du cabinet britannique». M. Thiers était arrivé à ses +fins. De Londres, lord Palmerston, agréablement surpris d'un tel +concours, envoyait à ces journaux ses remerciements; le <cite lang="en">Morning +Chronicle</cite> vantait la haute moralité d'une telle alliance, et le +<cite lang="en">Times</cite> louait, probablement non sans un peu d'ironie méprisante, le +«désintéressement inattendu» de l'opposition française.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> VII</h4> + +<p>Bien que le choix du duc de Cadix comme époux de la Reine déplût fort +à lord Palmerston, celui-ci s'y résignait faute de trouver aucun +prétexte plausible pour s'y opposer. C'était contre le mariage du duc +de Montpensier avec l'Infante qu'il était résolu à concentrer tous +ses efforts. Sans doute ce mariage était convenu entre les parties, +annoncé pour une date très prochaine; mais, tant qu'il n'était pas +accompli, on pouvait encore chercher à l'empêcher, ou tout au moins +à le retarder. Le ministre anglais décida d'y employer les quelques +semaines qui devaient s'écouler avant qu'on pût procéder à la +célébration. Il se flattait de suppléer à la brièveté du délai par +l'activité et l'énergie de son action.</p> + +<p>Ce fut d'abord en Espagne que les obstacles lui parurent les plus +faciles à faire naître. Son ressentiment avait là, dans sir Henri +Bulwer, un instrument dont il pouvait tout attendre. À la première +nouvelle de l'arrangement conclu pour les mariages, Bulwer n'avait +pas caché son intention de ne garder aucun ménagement. «Je vous +déclare solennellement, disait-il à M. Donozo Cortès, que nous +regardons le mariage de l'Infante comme un acte d'hostilité, et +que mon gouvernement n'épargnera rien pour amener en Espagne un +bouleversement complet<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a><a href="#footnote304" title="Go to footnote 304"><span class="smaller">[304]</span></a>.» Coup sur coup, le 31 août, le 5 et +le 8 septembre, il adressa à M. Isturiz des notes où il dénonçait, +dans ce mariage, «l'un des plus graves événements qui pussent +survenir en Europe», déclarait que son accomplissement altérerait +les relations de l'Angleterre avec l'Espagne, et reprochait au +gouvernement de Madrid de faire «de son droit d'indépendance un usage +contraire à l'indépendance réelle du pays». Loin d'envelopper ses +démarches du secret diplomatique, il avait soin que les journaux +en parlassent, et dans des termes faits <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> pour inquiéter le +public sur les résolutions ultérieures du cabinet de Londres. Aux +vaisseaux anglais en station devant Cadix ou Gibraltar, il envoyait +ouvertement des courriers qui paraissaient leur porter des ordres +de blocus ou d'hostilité. En même temps, comme pour réaliser sa +menace de «bouleversement», il excitait, en Espagne, les partis +hostiles, apportant dans ce rôle d'agitateur une passion qui faisait +dire de lui au comte Bresson: «Ce n'est plus le ministre d'une +grande cour, c'est un artisan d'émeutes et de conspirations<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a><a href="#footnote305" title="Go to footnote 305"><span class="smaller">[305]</span></a>.» +Sous cette impulsion, les progressistes se mirent aussitôt à +publier des protestations ou à faire signer des pétitions contre +le mariage du duc de Montpensier. La violence de leurs journaux +semblait un préliminaire de guerre civile. Parmi les arguments de +cette polémique il en est un qui mérite d'être noté, à cause de +l'importance diplomatique qu'on devait chercher plus tard à lui +donner: c'est celui que, dès le 3 septembre, la presse radicale de +Madrid prétendit tirer du traité d'Utrecht, qui avait mis fin à la +guerre de la succession d'Espagne, et des renonciations réciproques +faites alors, d'une part, par Philippe V et ses descendants au trône +de France, de l'autre, par les princes français et leurs descendants +au trône d'Espagne. On soutenait qu'en vertu de ces actes, l'héritier +possible de l'un des trônes ne pouvait épouser l'héritière possible +de l'autre, et qu'en tout cas les enfants issus d'une telle union +seraient déchus, des deux côtés, de leurs droits successoraux.</p> + +<p>On croit toujours facilement ce que l'on désire. L'agitation +factice provoquée en Espagne par les menées de Bulwer parut à +Londres un puissant mouvement national contre lequel ne pourraient +prévaloir des intrigues de cour. Vers le 8 septembre, les journaux +anglais annonçaient déjà que «le mariage de l'Infante avec le duc +de Montpensier n'aurait jamais lieu, et cela pour des raisons +espagnoles»; ils prédisaient, au cas où l'on voudrait l'imposer, +une «guerre civile longue et sanglante». «La brusque tentative de +M. Bresson, ajoutaient-ils, <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> vient d'allumer en Espagne un +incendie qui ravagera tout le pays, depuis Saint-Sébastien jusqu'à +Gibraltar, et du Portugal à la Méditerranée.» C'était le sentiment, +et l'on peut dire l'espoir de lord Palmerston. Il adressait à Bulwer +ses encouragements: «J'approuve tout ce que vous avez fait, lui +mandait-il le 16 septembre, et je vous dis, comme lord Anglesea aux +Irlandais: <em>Agitez, agitez, agitez</em>.» S'il lui recommandait de ne +pas se compromettre ouvertement dans quelque projet d'insurrection, +il l'invitait à «ne pas dissuader» ceux qui voudraient en tenter +une à leurs risques et périls. C'était même de toutes mains qu'il +se montrait prêt à accepter la révolution qui l'eût vengé; il +recommandait à Bulwer de ne pas perdre de vue le concours qu'on +pouvait tirer des carlistes, ou bien il caressait l'espoir de quelque +<em>pronunciamento</em> fait par ce général Narvaez qu'il avait tant de +fois dénoncé comme un oppresseur, mais qu'il supposait être en ce +moment un mécontent<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a><a href="#footnote306" title="Go to footnote 306"><span class="smaller">[306]</span></a>. Ce qu'il écrivait secrètement à son agent, +ses journaux le proclamaient tout haut, multipliant sans vergogne +les appels à ces alliés si nouveaux pour eux<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a><a href="#footnote307" title="Go to footnote 307"><span class="smaller">[307]</span></a>. «Si Narvaez, +disait le <cite lang="en">Times</cite>, veut fournir aux sentiments de l'Espagne les +moyens de se formuler, il pourra conquérir un plus noble titre que +ceux de Blücher ou de Bolivar.» Lord Palmerston ne se contentait +pas d'aider ainsi Bulwer à «bouleverser» la Péninsule; il l'aidait +également à intimider le cabinet de Madrid. Pour confirmer et +fortifier les démarches comminatoires que, de son chef et sans +attendre d'instructions, le ministre d'Angleterre avait déjà faites, +il lui envoyait, le 14 septembre, une note qui devait être remise au +cabinet de Madrid et qui le fut, en effet, le 22. Dans ce document +il était fait, au nom du gouvernement britannique, de «très fortes +remontrances» et une «protestation formelle» contre un mariage +qui «mettait en péril l'indépendance de l'Espagne» et, par suite, +«affectait sérieusement l'équilibre européen». On y exprimait, en +terminant, l'espoir <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> de voir abandonner un projet dont la +réalisation exercerait «la plus fâcheuse influence sur les relations +des deux couronnes anglaise et espagnole». Ajoutons que, dès le +19 septembre, les journaux de Madrid, en rapport avec la légation +britannique, révélaient au public la démarche que Bulwer avait reçu +l'ordre de faire, s'efforçaient d'y montrer un événement gros de +conséquences, et affirmaient que Louis-Philippe n'oserait pas passer +outre.</p> + +<p>Mais pendant qu'à Londres, sur la foi des premières nouvelles, on +s'attendait à voir l'Espagne elle-même empêcher le mariage, les +événements prenaient dans la Péninsule une direction toute contraire. +Le bruit que les progressistes étaient parvenus un moment à soulever +tombait au bout de peu de temps, sans avoir trouvé d'écho dans le +pays. Les pétitions ne recueillaient qu'un nombre insignifiant +de signatures. La nation demeurait calme, ou, si elle paraissait +disposée à s'émouvoir, c'était de l'injure faite à son indépendance +par l'impérieuse invasion de la diplomatie anglaise dans ses affaires +intérieures. Nulle tentative de guerre civile, nulle démonstration +populaire, et même, dans les Cortès réunies le 14 septembre, nul +symptôme d'une opposition parlementaire sérieuse: le 18 et le 19, le +Sénat et le Congrès adoptèrent, l'un à l'unanimité, l'autre à 159 +voix contre une, des adresses de félicitation à la Reine sur les +deux mariages. Le désappointement fut grand à Londres. Les journaux +de lord Palmerston se mirent à invectiver l'«apathie» de l'Espagne. +«Nous devions compter sur les Espagnols eux-mêmes, écrivait le +<cite lang="en">Times</cite>, mais l'Espagne a oublié sa force, quoiqu'elle n'ait pas +désappris sa jalousie.» De tels emportements n'aboutissaient qu'à +blesser davantage la fierté castillane, et le gouvernement de Madrid +en était fortifié dans sa résistance. Le 29 septembre, M. Isturiz +répondit, sur un ton très digne et très ferme, à la note anglaise. +«Le gouvernement britannique, dit-il, qui se montre si jaloux de +l'indépendance de l'Espagne, ne trouvera pas mauvais que l'Espagne +agisse dans la limite des lois internationales, c'est-à-dire sans +nuire aux intérêts des autres gouvernements, comme <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> c'est +le cas relativement à l'affaire en question, à propos de laquelle +l'Angleterre ne peut mettre en avant aucune violation des traités; il +ne trouvera pas mauvais, dis-je, que l'Espagne repousse énergiquement +une protestation qui tend à restreindre son indépendance, et qu'elle +proteste à son tour contre la protestation que révèle cet acte.» +Bulwer en était réduit à constater, dans une nouvelle communication +faite le 3 octobre à M. Isturiz, le complet insuccès de ses +démarches. «Je sais, disait-il avec un dépit non dissimulé, que +les faits ne tarderont pas à mettre fin à la discussion; mais, en +terminant, je ne puis m'empêcher d'exprimer la conviction qu'en dépit +de la grande habileté avec laquelle cette affaire a été conduite par +Votre Excellence, et du peu de talent que j'y ai apporté, les juges +impartiaux remarqueront que ç'a été le lot du ministre anglais de +défendre les vrais intérêts et l'indépendance de l'Espagne contre +Votre Excellence, à qui, en qualité de ministre de Sa Majesté +Catholique, leur défense aurait été plus convenablement confiée.»</p> + +<h4>VIII</h4> + +<p>À mesure que s'affaiblissait l'espoir, un moment caressé, de voir le +mariage empêché par la seule résistance de l'Espagne, lord Palmerston +jugeait nécessaire de se découvrir davantage et de chercher à peser +directement sur le gouvernement français. Ainsi fut-il amené à +adresser, le 22 septembre, à lord Normanby, qui venait de remplacer +lord Cowley à l'ambassade de Paris, non une «note» formelle, comme +il avait fait avec le gouvernement de Madrid, mais une dépêche dont +lecture devait être donnée et copie laissée à M. Guizot. Ce document +fort étendu commençait par une longue récrimination sur le passé. Les +faits y étaient présentés de telle sorte que le gouvernement français +paraissait avoir profité de la loyauté confiante du gouvernement +britannique pour le tromper par toute une suite de machinations. +Lord Palmerston n'admettait pas <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> que la mention faite du +prince de Cobourg dans ses instructions du 19 juillet nous eût +libérés de nos engagements; il déclarait n'avoir jamais patronné +qu'un candidat, don Enrique, et se défendait d'avoir fait pour le +prince de Cobourg rien qui justifiât les soupçons du cabinet de +Paris, soupçons dont il mettait en doute jusqu'à la sincérité. +Cette intrépidité d'affirmations nous paraît étrange, à nous qui +connaissons aujourd'hui les instructions confidentielles envoyées +à Bulwer. Lord Palmerston ne se faisait pas scrupule de nier ce +qu'il savait être encore secret. Seulement, comme s'il prévoyait +que, d'un moment à l'autre, la fausseté de ses négations pouvait +éclater, il soutenait, en abusant manifestement de ce qu'il y avait +eu d'un peu vague et équivoque dans certaines déclarations de lord +Aberdeen, que le gouvernement anglais s'était toujours considéré +comme parfaitement libre d'appuyer la candidature du prince de +Cobourg. Ainsi aboutissait-il à cette conclusion qu'il aurait eu +le droit de travailler contre nous, tout en étant garanti par nos +promesses contre les moindres représailles de notre part. Après cette +querelle rétrospective, il en venait aux conclusions présentes, qui +consistaient en «des représentations et une protestation formelles» +contre le mariage du duc de Montpensier. Partant de l'idée qu'une +telle «combinaison tendait à lier la politique de l'Espagne et de la +France d'une manière qui serait dangereuse pour d'autres États», il +la dénonçait comme «incompatible avec le respect dû au maintien de +l'équilibre européen», comme «altérant nécessairement les rapports +entre la France et l'Angleterre», et comme «pouvant compromettre +gravement la paix européenne». Il ne s'en tint pas là: il n'hésita +pas à emprunter à la presse progressiste de Madrid l'argument tiré +du traité d'Utrecht et des renonciations faites à cette époque, +déclarant, par cette raison, le mariage de l'Infante avec un prince +français «contraire à la constitution espagnole» et, en tout cas, +les enfants à naître de cette union exclus de la succession à la +couronne d'Espagne<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a><a href="#footnote308" title="Go to footnote 308"><span class="smaller">[308]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> Sans doute il eût suffi d'un peu +de réflexion et d'un simple coup d'œil sur les précédents, pour +se rendre compte qu'on donnait ainsi au traité une portée à laquelle +personne n'avait jamais songé. Pourvu qu'on assurât la séparation +des deux couronnes, principe dominant du traité d'Utrecht, rien +n'autorisait à étendre indéfiniment les exclusions et les déchéances. +En fait, depuis 1713, de nombreux mariages avaient été contractés +entre les Bourbons de France et ceux d'Espagne. L'Angleterre ni aucun +autre signataire du traité n'avait protesté contre ces mariages, +et les enfants qui en étaient nés n'avaient pas été privés de +leurs droits;—fort heureusement, car, autrement, on n'aurait plus +trouvé, dans les deux pays, un seul prince qui ne fût pas exclu du +trône, chacun d'eux ayant dans ses veines, par suite des mariages +antérieurs, un peu du sang de l'autre branche. Mais c'était le propre +de lord Palmerston, quand il se trouvait engagé dans une polémique, +de faire arme de tout, et de ne pas beaucoup regarder à la valeur des +arguments qu'il employait. Après avoir appuyé de ces raisons diverses +ses «représentations» et sa «protestation» contre le mariage du duc +de Montpensier, le secrétaire d'État terminait en «exprimant l'espoir +fervent que ce projet ne serait pas mis à exécution». Quelques jours +plus tard, le 27 septembre, la reine Victoria finissait par un +vœu semblable la lettre qu'elle écrivait à la reine des Belges, +en réponse à celle de Louis-Philippe<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a><a href="#footnote309" title="Go to footnote 309"><span class="smaller">[309]</span></a>. «Ma seule consolation, +disait-elle, est que ce projet, ne pouvant se réaliser sans produire +de graves complications et sans exposer cette famille chérie (il +s'agissait de la famille royale de France) à beaucoup de dangers, +elle reculera encore devant l'exécution.» Enfin, lord Palmerston +ayant envoyé, le 28, à Bulwer l'ordre de remettre au cabinet de +Madrid une seconde protestation entièrement fondée sur le traité +d'Utrecht, il la communiquait aussitôt à M. Guizot, comme pour +renouveler et fortifier la mise en <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> demeure déjà contenue +dans la dépêche du 22 septembre.</p> + +<p>À Londres, on se flattait que ces démarches répétées et pressantes, +appuyées par le langage menaçant de la presse anglaise et par +le langage à dessein alarmiste d'une grande partie de la presse +française, feraient impression sur le cabinet de Paris et +particulièrement sur Louis-Philippe, dont on connaissait l'amour +pour la paix. Le <cite lang="en">Times</cite> et le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> croyaient pouvoir +annoncer la reculade de notre gouvernement. Quant à lord Palmerston, +convaincu que le roi des Français allait lui offrir de retarder le +mariage de son fils jusqu'à ce que la Reine eût des enfants, il +examinait, dans ses lettres à Bulwer, l'accueil qu'il convenait de +faire à une telle proposition; il se montrait disposé à repousser +toute combinaison qui ferait une part quelconque, même conditionnelle +et lointaine, au duc de Montpensier, et prétendait nous imposer +l'exclusion absolue de ce prince<a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a><a href="#footnote310" title="Go to footnote 310"><span class="smaller">[310]</span></a>.</p> + +<p>L'attente de lord Palmerston fut complètement trompée. Le +gouvernement français ne parut pas intimidé. Le <cite>Journal des Débats</cite>, +tout en se gardant de riposter sur le même ton aux violences de la +presse britannique, les signalait avec une tristesse dédaigneuse et +affectait de les prendre pour une boutade sans grande conséquence. +Quand vint la protestation du 22 septembre, la feuille ministérielle +ne s'en montra pas plus troublée. «Nous croyons devoir répéter, +disait-elle le 28 septembre, malgré tous les bruits contraires +qu'on pourrait répandre, que les deux mariages se feront à l'époque +désignée, et nous persistons à penser et à dire que les dissentiments +auxquels cette résolution a pu donner lieu, quelque regrettables +qu'ils soient, ne sont point de nature à compromettre les relations +pacifiques des trois gouvernements.» Elle ajoutait, le 3 octobre: «La +France, tout en appréciant à sa juste valeur un dissentiment qu'elle +voit avec un très grand regret, n'en continuera pas moins à exercer +un droit légitime.» Ces déclarations étaient confirmées avec éclat +par le départ du duc de Montpensier, qui se mettait en route pour +l'Espagne, <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> le 28 septembre, avant même que M. Guizot eût +répondu à la communication anglaise du 22. On en fut fort dépité à +Londres. «L'Angleterre, disait le <cite lang="en">Times</cite> du 2 octobre, a protesté +avec fermeté et modération, et l'unique réponse a été le départ de +Montpensier. Si nous avions voulu imposer à Louis-Philippe son chef +de cuisine, nous n'eussions pas été traités avec un silence plus +dédaigneux.» Le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> n'était pas moins amer. Ce fut +seulement le 5 octobre que M. Guizot adressa à Londres une dépêche en +réponse à celle de lord Palmerston: après y avoir longuement réfuté +tous les arguments employés par le ministre anglais, il concluait en +ces termes: «Le gouvernement du Roi ne trouve aux représentations +qui lui sont adressées aucun fondement grave et légitime; il ne +saurait donc les admettre, ni les prendre pour règle de sa conduite.» +Louis-Philippe lui-même, qui ne s'était exposé qu'à contre-cœur +au conflit et à qui lord Palmerston s'était flatté de faire peur, +n'eut aucune tentation de reculer; il ne prenait pas très au sérieux +les menaces anglaises: «Je crois pouvoir affirmer, écrivait-il le 7 +octobre au maréchal Soult, qu'il n'y a pas de canon dans tout ceci, +et je dirai même qu'il ne peut pas y en avoir<a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a><a href="#footnote311" title="Go to footnote 311"><span class="smaller">[311]</span></a>.» Il ajoutait, +quelques jours plus tard: «La France n'a qu'à faire le hérisson et à +se recroqueviller: personne n'osera l'attaquer, et le danger passera +tout seul<a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a><a href="#footnote312" title="Go to footnote 312"><span class="smaller">[312]</span></a>.»</p> + +<h4>IX</h4> + +<p>Lord Palmerston n'avait donc pas mieux réussi en France qu'en +Espagne. Mais là ne s'était pas borné son effort. C'était dans +l'Europe entière qu'il voulait susciter des obstacles au mariage +du duc de Montpensier. Sa prétention était de mettre <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> +les puissances continentales dans son jeu, de refaire la vieille +coalition, de recommencer 1840. Dès le premier jour, dans ses +conversations avec les ambassadeurs accrédités à Londres, comme dans +les dépêches adressés à ses propres ambassadeurs à Vienne, à Berlin +et à Saint-Pétersbourg, il tâcha de faire partager aux trois cours +de l'Est son «indignation» contre la conduite déloyale du cabinet de +Paris, leur représenta que le mariage du duc de Montpensier avait, +par ses conséquences possibles, une «importance européenne», et leur +demanda formellement de «protester» avec lui contre ce mariage<a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a><a href="#footnote313" title="Go to footnote 313"><span class="smaller">[313]</span></a>. +Ce fut surtout quand il se décida à invoquer le traité d'Utrecht +qu'il crut avoir chance d'obtenir le concours des puissances. +N'était-ce pas leur offrir un terrain où elles devaient se plaire, +que celui des vieux traités sur lesquels était fondé l'équilibre +européen? Il apporta donc plus d'ardeur encore à les presser de +s'unir à l'Angleterre pour proclamer qu'en vertu de ces traités, +les enfants à naître du mariage éventuel du duc de Montpensier avec +l'Infante seraient exclus de la succession au trône d'Espagne<a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a><a href="#footnote314" title="Go to footnote 314"><span class="smaller">[314]</span></a>. +Vers la fin de septembre, les feuilles progressistes de Madrid et les +journaux de gauche de Paris, tous plus ou moins dans la confidence +du ministre anglais, annonçaient qu'il était assuré du concours de +l'Europe.</p> + +<p>M. Guizot n'était pas, à ce sujet, sans quelque préoccupation. +Il n'ignorait point que M. de Metternich lui en voulait beaucoup +de n'être pas entré dans son «idée» d'un mariage entre le fils +de don Carlos et Isabelle. Il savait aussi qu'à Berlin et à +Saint-Pétersbourg on était, d'une façon générale, fort mal disposé +pour la France de Juillet. Il s'occupa donc aussitôt à contrecarrer +les démarches de la diplomatie britannique. En même temps que par des +entretiens fréquents il agissait sur les ambassadeurs accrédités à +Paris, il munissait ses propres <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> agents au dehors de tout ce +qui pouvait leur servir à réfuter les accusations anglaises<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a><a href="#footnote315" title="Go to footnote 315"><span class="smaller">[315]</span></a>. +N'hésitant pas à élargir la question, il rappelait que «ses principes +et ses actes aboutissaient tous au maintien du <em>statu quo</em> et du +système conservatif»; il déclarait «qu'il n'abandonnerait jamais +cette ligne, et que les puissances pouvaient compter sur lui en +Italie, en Suisse, et au besoin en Allemagne»; il présentait, au +contraire, la politique de lord Palmerston comme menaçante pour les +intérêts conservateurs en Europe, et il pressait les puissances +de «se joindre à la France pour faire face à ce danger<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a><a href="#footnote316" title="Go to footnote 316"><span class="smaller">[316]</span></a>». De +tels arguments étaient de nature à faire impression, d'autant que, +sur divers théâtres, se produisaient alors des événements fort +inquiétants pour les hommes d'État de la vieille Europe: en Italie, +l'avènement de Pie IX venait de donner le signal d'un mouvement +réformateur et national dont on ne pouvait calculer la portée; en +Suisse, la guerre civile paraissait imminente entre les radicaux, +qui rêvaient de faire de ce petit pays la forteresse centrale de la +révolution en Europe, et les cantons conservateurs, menacés dans leur +indépendance<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a><a href="#footnote317" title="Go to footnote 317"><span class="smaller">[317]</span></a>.</p> + +<p>Étant donnés l'éloignement de la Russie et l'état alors un peu +subalterne de la politique prussienne, la clef de la situation se +trouvait à Vienne. Le premier sentiment de M. de Metternich fut une +certaine satisfaction d'amour-propre de se voir ainsi sollicité +et courtisé par les deux puissances occidentales. La ruine de +l'«entente cordiale» convenait à sa diplomatie et le flattait dans +sa vanité de prophète: n'avait-il pas prédit que cette entente ne +durerait pas, et qu'elle se briserait à l'occasion de l'Espagne? +Toutefois, entre la France et l'Angleterre un refroidissement lui +suffisait; il ne voulait pas d'un conflit violent qui eût dérangé +sa politique, principalement fondée sur le maintien du <em>statu +quo</em>. Les protestations impérieuses <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> auxquelles on lui +demandait de s'associer contre un événement déjà annoncé et sur le +point de s'accomplir, lui paraissaient vaines, si elles n'étaient +périlleuses et ne servaient de préface à la guerre<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a><a href="#footnote318" title="Go to footnote 318"><span class="smaller">[318]</span></a>; en tout +cela il reconnaissait une politique légère, brouillonne, agitée, +téméraire, qui répugnait à ses habitudes d'esprit. D'ailleurs, +le souvenir qu'il avait gardé de 1840 le laissait en défiance à +l'endroit de lord Palmerston et lui ôtait toute envie de se mettre +de nouveau à sa remorque. Au contraire, en dépit de ses préventions +d'origine contre la monarchie de Juillet, il ne pouvait nier la +sagesse dont le cabinet de Paris faisait preuve depuis plusieurs +années; il désirait vivement le maintien de M. Guizot, et avait de +l'habileté du roi Louis-Philippe une idée que les récents événements +d'Espagne contribuaient encore à fortifier<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a><a href="#footnote319" title="Go to footnote 319"><span class="smaller">[319]</span></a>. Il n'en conclut +pas à se mettre tout de suite avec nous, à nous donner ouvertement +raison. Trouvant là une occasion de prendre, à l'égard des deux +puissances qui se disputaient son approbation, l'attitude prêcheuse, +pontifiante, dogmatisante qui était dans ses goûts, il leur tint +un langage qui peut se résumer ainsi: «La cause de votre querelle, +c'est que, malgré nos remontrances et nos avertissements, vous vous +êtes écartés en Espagne des règles de la légitimité. Si vous n'aviez +pas admis la succession féminine, la difficulté du mariage ne se +serait pas produite. Nous ne pouvons quitter le terrain supérieur +et solide où nous avons pris position dès le premier jour, pour +descendre sur celui où vous vous débattez si péniblement et pour +prendre parti entre vous. C'est comme si un luthérien avait un +différend religieux avec un calviniste et venait demander à un +catholique de prononcer entre eux; le catholique n'aurait pas autre +chose <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> à leur dire, si ce n'est: Vous avez tort tous les +deux. Si, un jour, nous jugions à propos de protester, ce serait non +contre les droits des enfants à naître de l'Infante, mais contre +ceux de l'Infante elle-même et, avant tout, contre ceux de la Reine. +Pour le moment, nous ne voyons pas de raison de sortir de notre +réserve. Nous demeurons spectateurs de la confusion où vous avez +amené les affaires de la Péninsule, attendant le moment où vous serez +obligés, pour en sortir, de revenir aux principes dont nous avons la +garde<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a><a href="#footnote320" title="Go to footnote 320"><span class="smaller">[320]</span></a>.» Cette conclusion était tout ce que voulait M. Guizot, +et la satisfaction qu'il en éprouvait le faisait passer facilement +par-dessus la leçon dont on prétendait l'accompagner. C'était, au +contraire, un échec complet pour lord Palmerston. Entre les deux +ministres, il y avait en effet cette différence que l'anglais +demandait aux puissances d'agir, tandis que le français se bornait +à leur demander de ne rien faire, ce qu'on avait toujours plus de +chance d'obtenir d'elles.</p> + +<p>M. de Metternich ne se borna pas à prendre cette attitude; il +travailla à ce qu'elle fût aussi celle de la Prusse et de la Russie. +Il attachait, en effet, une importance capitale à ce que les trois +cours continuassent à marcher du même pas dans cette affaire. Le +cabinet de Berlin était malveillant pour la France; mais il n'avait +ni le goût ni l'habitude des initiatives promptes et personnelles. +Un peu ahuri des premières communications du gouvernement anglais, +effarouché d'être tant pressé, il déclara ne pouvoir répondre tout +de suite et se tourna vers l'Autriche. «Que pensez-vous des mariages +espagnols? demanda à M. de Metternich le comte d'Arnim, ambassadeur +de Prusse à Vienne.—Je n'en pense rien, absolument rien, répondit +le chancelier; et, de chez vous, vous en écrit-on?—On ne m'exprime +aucune opinion; mais on tient beaucoup à connaître la vôtre.—Eh +bien, vous <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> pouvez dire que nous n'en avons qu'une, c'est +que nous ne nous en mêlerons pas<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a><a href="#footnote321" title="Go to footnote 321"><span class="smaller">[321]</span></a>.» Et quelques jours plus tard, +le prince de Metternich précisait et développait sa pensée dans de +longues dépêches à ses agents à Berlin. «Ma conviction, concluait-il, +est que les trois cours ne sauraient mieux faire que de demeurer +fermes dans une attitude d'attente raisonnée... Échanger le rôle +de spectateur contre celui d'acteur est un procédé qui mérite +toujours une mûre réflexion, et la prétention de connaître à fond une +pièce, avant de se charger d'un rôle, me semble une prétention très +modérée<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a><a href="#footnote322" title="Go to footnote 322"><span class="smaller">[322]</span></a>.» Ce conseil fut goûté, et, pour l'instant du moins, le +cabinet prussien parut plus disposé à imiter l'inertie expectante +de l'Autriche qu'à s'associer aux demandes précipitées de lord +Palmerston. Il en fut de même à Saint-Pétersbourg<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a><a href="#footnote323" title="Go to footnote 323"><span class="smaller">[323]</span></a>.</p> + +<p>Vainement donc le chef du <i lang="en">Foreign office</i> portait-il ses efforts, +avec une activité infatigable, sur tous les points à la fois, +vainement s'absorbait-il dans cette œuvre au point de négliger +ses plaisirs les plus chers<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a><a href="#footnote324" title="Go to footnote 324"><span class="smaller">[324]</span></a>; nulle part il ne parvenait à +susciter d'obstacles sérieux au mariage de l'Infante. Cependant, les +jours s'écoulaient, et le moment était venu où ce mariage allait +passer au rang des faits accomplis. Le duc de Montpensier, entré +en Espagne, avec le duc d'Aumale, le 2 octobre 1846, fit, le 6, +son entrée solennelle à Madrid. On avait répandu à l'avance toutes +sortes de bruits inquiétants; on avait annoncé des manifestations +hostiles et même des attentats. Rien de pareil ne se produisit. Sur +tout le trajet, pas un cri ennemi; au contraire, un empressement +respectueux, sympathique, de toute la population, qui voyait dans le +jeune prince une solution et une espérance. Le 10 octobre au soir, +le <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> mariage de la Reine d'abord, puis celui de l'Infante, +furent célébrés dans l'intérieur du palais, et le lendemain, suivant +l'usage espagnol, la cérémonie se répéta en grande pompe dans +l'église Notre-Dame d'Atocha, devant une foule immense qui témoignait +s'associer à cette fête.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> CHAPITRE VI<br> +<span class="smcap">LES SUITES DES MARIAGES ESPAGNOLS.</span><br> +<span class="smaller">(Octobre 1846-avril 1847.)</span></h3> + +<p class="resume"> + I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord + Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre le + gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses efforts pour + attirer à lui les trois puissances continentales. Il échoue + auprès de l'Autriche et de la Russie. Attitude plus incertaine + de la Prusse.—II. Les trois cours de l'Est profitent de la + division de la France et de l'Angleterre pour incorporer + Cracovie à l'Autriche. Émotion très vive en France. Lord + Palmerston repousse notre proposition d'une action commune. + Protestations séparées des cabinets de Londres et de Paris. Les + trois cours peuvent ne pas s'en inquiéter. En quoi l'Autriche + n'avait pas compris son véritable intérêt.—III. M. Thiers se + concerte avec lord Palmerston. Sa correspondance avec Panizzi + et ses rapports avec lord Normanby. M. Greville vient à Paris + pour préparer un rapprochement entre l'Angleterre et la France. + M. Thiers, dans ses conversations avec M. Greville et ses + lettres à Panizzi, excite le cabinet britannique à pousser + la lutte à outrance.—IV. Ouverture de la session française. + Discussion à la Chambre des pairs. Le duc de Broglie et M. + Guizot.—V. Langage conciliant au parlement britannique. M. + Thiers s'en plaint. La publication des documents diplomatiques + anglais rallume la bataille.—VI. L'adresse à la Chambre + des députés. Hésitation de M. Thiers à engager le combat. + Son discours. Réponse de M. Guizot. Forte majorité pour le + ministère. Impression produite par ce vote en France et en + Angleterre.—VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot. + Lord Normanby est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal. + Lord Normanby, blâmé même en Angleterre, est obligé de faire + des avances pour une réconciliation. Cette réconciliation a + lieu par l'entremise du comte Apponyi. Dépit de l'ambassadeur + anglais.—VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir + quelque démarche des trois puissances continentales. Malgré les + efforts de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se laisser + entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais, intimidée par + notre ferme langage et retenue par l'Autriche, elle ne se + sépare pas de cette dernière. La Russie est en coquetterie + avec la France.—IX. Conclusion: comment convient-il de juger + aujourd'hui la politique des mariages espagnols?</p> + +<h4>I</h4> + +<p>La célébration du mariage de la reine Isabelle avec le duc de Cadix +et de celui de l'Infante avec le duc de Montpensier <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> avait +consommé la victoire de la politique française à Madrid. M. Guizot +en était à la fois fier et un peu ému. «Soyez sûre que j'ai fait +une grande et belle chose, écrivait-il à une de ses amies. J'aurais +autant aimé n'avoir pas à la faire, car elle ne sera point gratuite. +Mais il n'y avait pas moyen; il fallait choisir entre un grand succès +ou un grand échec, entre la défaite et le prix de la victoire. Je +n'ai pas hésité. L'événement s'est accompli admirablement, comme +un programme de fête, sans que tout le bruit, toutes les attaques, +toutes les menaces, toutes les menées du dehors aient réussi à le +déranger dans un détail ou à le retarder d'un jour... Je reste avec +un lourd fardeau sur les épaules, mais en bonne position pour le +porter... Nous continuerons de grandir en Europe, de grandir sans +nous remuer, et personne ne touchera à nous. Je n'ai jamais eu plus +de confiance... Lord Palmerston a compté sur quatre choses: 1<sup>o</sup> +que nous reculerions; 2<sup>o</sup> qu'il y aurait une forte opposition dans +les Cortès; 3<sup>o</sup> qu'il y aurait des insurrections; 4<sup>o</sup> qu'il aurait +l'adhésion des cours du continent. Quatre mécomptes. Le dernier +lui est très amer. En 1840, pour la misérable question d'Égypte, +l'Angleterre a eu la victoire en Europe. En 1846, sur la grande +question d'Espagne, elle est battue et elle est seule. Ce n'est pas +seulement parce que nous avons bien joué cette partie-ci; c'est le +fruit de six ans de bonne politique: elle nous fait pardonner notre +succès, même par les cours qui ne nous aiment pas<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a><a href="#footnote325" title="Go to footnote 325"><span class="smaller">[325]</span></a>.»</p> + +<p>La bataille gagnée, M. Guizot ne demandait qu'à déposer les armes. +Il était prêt à faire tout le possible pour dissiper les ombrages +de l'Angleterre et atténuer son dépit. Ce fut ainsi que, dès les +premiers jours de novembre, le duc de Montpensier et sa jeune +femme étaient de retour en France, où ils devaient avoir leur +établissement; on voulait montrer par là que, conformément aux +assurances données par notre diplomatie, «c'était la France qui +gagnait une princesse, et non l'Espagne qui gagnait un prince<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a><a href="#footnote326" title="Go to footnote 326"><span class="smaller">[326]</span></a>». +Le gouvernement français <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> se fût prêté avec empressement à +toute autre démarche pouvant consoler l'amour-propre britannique +sans compromettre notre dignité. Le Roi laissait même voir sous ce +rapport des dispositions si conciliantes qu'on eût été plutôt obligé +de le retenir<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a><a href="#footnote327" title="Go to footnote 327"><span class="smaller">[327]</span></a>. Mais tant que lord Palmerston était le maître +à Londres, il ne pouvait être question de rapprochement. Toute +l'activité que cet homme d'État avait dépensée naguère, sans succès, +pour empêcher le mariage, il l'employait désormais à chercher une +vengeance.</p> + +<p>C'est à cet esprit de vengeance qu'il obéissait en poursuivant sur +un ton de plus en plus âpre, dans les dépêches destinées à être +communiquées à M. Guizot, ses récriminations rétrospectives sur la +conduite du gouvernement français. Plus l'argument était blessant, +plus il semblait lui plaire. Vainement, à Paris, désirait-on mettre +fin à cette dispute<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a><a href="#footnote328" title="Go to footnote 328"><span class="smaller">[328]</span></a>, Palmerston revenait sans cesse à la +charge, forçant ainsi le ministre français à lui répondre<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a><a href="#footnote329" title="Go to footnote 329"><span class="smaller">[329]</span></a>. +Il ne se contentait pas de prendre M. Guizot à partie; il mettait +personnellement en cause Louis-Philippe<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a><a href="#footnote330" title="Go to footnote 330"><span class="smaller">[330]</span></a>. Celui-ci en était fort +blessé. Peu importait à lord Palmerston. «Je n'ai pas l'ambition, +écrivait-il à lord Normanby, d'être le bien-aimé d'aucun souverain +français, et je ne crains pas une désaffection fondée sur la +conviction que je suis un bon Anglais, que je pénètre et ferai mon +possible pour traverser tous les projets des pouvoirs hostiles aux +intérêts de mon pays<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a><a href="#footnote331" title="Go to footnote 331"><span class="smaller">[331]</span></a>.» Une <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> révolution ne lui paraissait +pas un châtiment trop sévère pour l'échec fait à sa politique. +«Louis-Philippe, disait-il, devrait bien voir que le mariage espagnol +peut lui coûter son trône<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a><a href="#footnote332" title="Go to footnote 332"><span class="smaller">[332]</span></a>.» Ces violences et ces menaces +n'étaient pas seulement l'effet d'un ressentiment qui ne pouvait se +contenir: elles avaient aussi leur part de calcul. Par ce moyen, +Palmerston se flattait d'effrayer le Roi et de l'amener à sacrifier +son ministère. Il savait d'ailleurs pouvoir compter sur le concours +de notre presse opposante qui, toujours fidèle à le servir, affectait +de s'alarmer grandement de l'irritation de l'Angleterre et répétait +chaque jour que tout apaisement serait impossible tant que M. Guizot +resterait au pouvoir.</p> + +<p>C'était encore le désir de se venger de la France qui dictait +la conduite de lord Palmerston en Espagne. Tandis que notre +gouvernement, préoccupé de ne fournir aucun prétexte aux accusations +de prépotence et d'ingérence, évitait toute immixtion dans les +affaires intérieures de la Péninsule et, pour mieux marquer sa +réserve, faisait prendre un congé à son ambassadeur, lord Palmerston +travaillait plus ardemment et plus ouvertement que jamais à rétablir +à Madrid l'influence anglaise et à évincer l'influence française; +seulement il avait quelque peu modifié sa tactique; convaincu par +ses premiers échecs de l'impossibilité d'enlever la place d'assaut, +il s'était décidé à entreprendre pour ainsi dire un siège régulier. +«Je suis, comme vous, écrivait-il à Bulwer le 15 octobre, tout à +fait d'avis que notre politique doit maintenant tendre à former +un parti anglais en Espagne. Cela aurait dû être toujours notre +politique, et si le dernier cabinet avait seulement maintenu le parti +anglais que nous lui avions légué, toutes ces intrigues françaises +n'auraient jamais réussi. C'est maintenant à nous de réparer cette +faute; et si Isabelle a des enfants, nous pouvons encore venir à bout +d'arracher l'Espagne à l'étreinte du <em>constrictor</em> français.» On +verra plus tard à quel triste et honteux état ces menées devaient +conduire la Péninsule. <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> Pour le moment, Palmerston en était +à tâtonner, prêt à mettre la main dans les intrigues de tous les +partis<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a><a href="#footnote333" title="Go to footnote 333"><span class="smaller">[333]</span></a>, se remuant pour faire rentrer à Madrid Espartero et +Olozaga, témoignant le désir de mettre dans son jeu le mari de la +Reine, ce François d'Assise que naguère il traitait avec tant de +mépris, et essayant de lier partie avec le fils de don Carlos, le +comte de Montemolin, auquel il découvrait toutes sortes de qualités +et qu'il voulait marier à une sœur du Roi. Ce dernier projet se +rattachait à tout un plan conçu en vue de rétablir la loi salique +en Espagne. La première conséquence de ce rétablissement aurait dû +être de déposséder Isabelle au profit de don Carlos: mais Palmerston +croyait pouvoir prendre du principe ce qui servait ses rancunes, et +laisser le reste de côté. D'après son système, la succession à la +couronne devait être réglée dans l'ordre suivant: d'abord les enfants +mâles d'Isabelle; à leur défaut, ceux que François d'Assise aurait +d'un autre mariage; puis ceux d'Enrique son frère; enfin ceux de +Montemolin<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a><a href="#footnote334" title="Go to footnote 334"><span class="smaller">[334]</span></a>. Cette façon de créer un ordre d'hérédité absolument +arbitraire, sans autre raison d'être que d'exclure les descendants +de l'Infante, ne pouvait pas supporter un moment la discussion, +et, outre-Manche, les esprits sensés se refusaient à le prendre au +sérieux<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a><a href="#footnote335" title="Go to footnote 335"><span class="smaller">[335]</span></a>; mais, sous l'empire de sa passion, le secrétaire d'État +avait perdu le sens de ce qui était possible et de ce qui ne l'était +pas.</p> + +<p>En même temps qu'il continuait ses disputes avec le cabinet de Paris +et ses intrigues en Espagne, lord Palmerston s'efforçait toujours +de renouer en Europe une sorte de coalition contre la France. Ce +qu'il demandait maintenant aux puissances, ce n'était plus de +protester contre le mariage du duc de Montpensier et de l'Infante, +puisque le fait était accompli; c'était de déclarer, toujours par +application du traité d'Utrecht, les enfants à naître de ce mariage +inhabiles à succéder au <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> trône d'Espagne. Pourquoi une +telle déclaration coûterait-elle beaucoup à des cours qui, n'ayant +jamais admis l'hérédité féminine, ne reconnaissaient aucun droit à +l'Infante? Ne jugeraient-elles pas de leur intérêt de faire ainsi +une première brèche à l'ordre de succession établi par le testament +de Ferdinand VII, et ne verraient-elles pas là un acheminement vers +le rétablissement de l'hérédité masculine? Lord Palmerston se remit +donc en campagne, avec plus d'ardeur que jamais, à Vienne, à Berlin, +à Saint-Pétersbourg.</p> + +<p>À Vienne, pour être assuré d'être servi tout à fait selon ses goûts, +le ministre anglais remplaça l'ambassadeur en fonction, sir Robert +Gordon, qui, en sa qualité de frère de lord Aberdeen, était suspect +de modération, par lord Ponsonby, qui en 1840, à Constantinople, +avait fait ses preuves contre la France. À peine arrivé à son poste, +vers le milieu d'octobre 1846, le nouvel ambassadeur n'épargna ni +caresses ni promesses pour gagner M. de Metternich, prêt à tout +lui livrer comme prix du concours qu'il sollicitait. Le chancelier +fut-il sérieusement ébranlé, ou bien jugea-t-il habile de nous faire +croire qu'il l'était? Toujours est-il qu'à cette époque, dans ses +conversations avec M. de Flahault, il se mit à parler de la nouvelle +demande de l'Angleterre comme étant moins déraisonnable que la +première, et fit la remarque que cette puissance, sans être encore +revenue aux vrais principes, tendait par là à s'en rapprocher. Notre +ambassadeur se hâta de signaler à Paris un langage qui lui paraissait +un peu inquiétant. M. Guizot lui répondit, le 14 novembre: «Je vous +invite à user de tous vos moyens pour déjouer le travail anglais... +Je ne demande au prince de Metternich que de rester neutre dans le +différend, de persévérer dans l'attitude qu'il a déjà prise... Je +ne lui demande rien, tandis que l'Angleterre veut l'entraîner à sa +suite. Il saura distinguer, je l'espère, le ministre conservateur et +le ministre brouillon. Il se rappellera que le concours de la France, +son bon vouloir, sa bonne conduite sont nécessaires en Suisse, en +Italie, partout où les vrais intérêts de l'Autriche, de l'Europe, +où les vrais intérêts de la paix du <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> monde sont ou peuvent +être en question. Il me retrouvera partout, toujours, sur cette ligne +de conservation, de politique ferme et tranquille, qui me donne, je +crois, quelques droits à la confiance des cabinets... Vous êtes +appelé à agir sur un terrain qui devient aujourd'hui très important... +Ne perdez pas un moment. Faites-vous redire, faites écrire ici ce +que le prince de Metternich vous a déjà dit formellement, qu'il n'a +pas à se mêler de l'affaire d'Espagne: neutre et inerte, c'est tout +ce qu'il me faut.» Un tel langage était de nature à faire impression +sur le cabinet de Vienne. D'ailleurs, si parfois il ne déplaisait pas +à M. de Metternich de nous inquiéter quelque peu pour nous obliger à +le solliciter, il n'avait au fond nulle envie de faire le jeu de lord +Palmerston, dont il se méfiait, contre M. Guizot, qu'il prisait très +haut. Aussi, en fin de compte, lord Ponsonby ne parvint pas à faire +sortir le gouvernement autrichien du terrain où il s'était placé dès +le début. Le chancelier déclara, une fois de plus, qu'il n'avait pas +à prendre parti entre deux puissances qui se trouvaient en conflit +précisément parce que l'une et l'autre s'étaient écartées des vrais +principes<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a><a href="#footnote336" title="Go to footnote 336"><span class="smaller">[336]</span></a>.</p> + +<p>Lord Palmerston n'eut pas plus de succès à Saint-Pétersbourg. +Vainement y fit-il parvenir des protestations d'amitié, opposa-t-il +la confiance que lui inspirait la loyauté moscovite à la défiance +qu'il ressentait pour la perfidie française<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a><a href="#footnote337" title="Go to footnote 337"><span class="smaller">[337]</span></a>, le gouvernement du +Czar ne se départit pas de sa neutralité expectante. Le langage que +le chancelier russe, M. de Nesselrode, tenait sur ce sujet à notre +chargé d'affaires, parut à M. Guizot «très bon, plein de sens, de +mesure, et, bien que réservé, plutôt approbatif pour le gouvernement +français<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a><a href="#footnote338" title="Go to footnote 338"><span class="smaller">[338]</span></a>». À toutes les propositions successivement +apportées <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> par lord Bloomsfield, ministre d'Angleterre à +Saint-Pétersbourg, M. de Nesselrode se borna à répondre «qu'une +protestation contre la succession de M. le duc de Montpensier et de +ses descendants à la couronne d'Espagne ne ferait qu'affaiblir la +position prise par les trois cours dans la question espagnole; que +le gouvernement russe était décidé à marcher d'accord avec ceux de +Vienne et de Berlin; que ce parti était même tellement arrêté, qu'il +ne répondrait plus désormais aux propositions qui lui seraient faites +qu'après s'en être entendu avec ces gouvernements<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a><a href="#footnote339" title="Go to footnote 339"><span class="smaller">[339]</span></a>».</p> + +<p>C'était de la Prusse que lord Palmerston espérait le plus. L'opinion +anglaise regardait volontiers cette nation comme l'alliée naturelle +de la Grande-Bretagne. La reine Victoria avait, depuis son mariage, +une partie de son cœur au delà du Rhin. «Pour Palmerston, écrivait +un peu plus tard le duc de Broglie, la Prusse est la seule puissance +vraiment amie; il déteste l'Autriche et la France, se méfie de la +Russie et méprise tout le reste<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a><a href="#footnote340" title="Go to footnote 340"><span class="smaller">[340]</span></a>.» Sir Robert Peel lui-même +disait au baron de Bunsen: «Au fond, la politique de l'Angleterre +sera toujours allemande et non française<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a><a href="#footnote341" title="Go to footnote 341"><span class="smaller">[341]</span></a>.» Il semblait qu'on +dût compter sur des sentiments réciproques à Berlin. Vers le milieu +d'octobre, en effet, la diplomatie britannique put croire qu'elle +allait obtenir de ce côté ce qu'on lui refusait à Vienne et à +Saint-Pétersbourg. Le ministre des affaires étrangères de Prusse, M. +de Canitz, consentit à exprimer, d'une façon plus ou moins explicite, +l'avis que les descendants de l'Infante ne pourraient pas succéder +au trône d'Espagne. Seulement, il eut bien soin de marquer que +son gouvernement, non signataire du traité d'Utrecht, n'entendait +s'engager à rien par cette réponse; il ne croyait pas pouvoir refuser +au cabinet de Londres la consultation théorique que celui-ci lui +avait <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> demandée, mais il ne voulait pas s'associer à sa +protestation et faire une déclaration à l'encontre du cabinet de +Paris. Attitude ambiguë dont M. Guizot put dire: «Ce n'est pas assez +pour l'Angleterre, et c'est trop pour nous.» Du reste, cette réponse +donnée, M. de Canitz parut beaucoup plus occupé de l'atténuer que +de l'accentuer, et il en revint bientôt à se modeler sur M. de +Metternich, à déclarer comme lui que, n'ayant pas reconnu Isabelle, +il n'avait pas à discuter les droits de sa sœur<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a><a href="#footnote342" title="Go to footnote 342"><span class="smaller">[342]</span></a>.</p> + +<p>D'où venait ce que cette conduite avait d'incertain et d'un peu +contradictoire? C'est qu'il y avait alors, dans les sphères +dirigeantes de la Prusse, comme un double courant. L'un, qui +datait de 1815, était l'esprit de la Sainte-Alliance: haine de la +révolution, goût de l'immobilité, union étroite avec l'Autriche +et habitude de prendre le mot d'ordre auprès de M. de Metternich. +L'autre, qui venait de Frédéric II et devait aboutir à M. de +Bismarck, tendait à l'unité germanique sous l'hégémonie prussienne. +Si la première de ces politiques était celle des ministres et +des bureaux de la chancellerie, la seconde avait pour elle des +personnages considérables, en faveur auprès du Roi, notamment son +ami de jeunesse, le baron de Bunsen, ministre de Prusse à Londres, +tout à fait entré dans le jeu de lord Palmerston, et le comte Henri +d'Arnim, ministre à Paris, dont M. de Metternich nous signalait +souvent l'hostilité contre la France. Ces diplomates voyaient dans +la rupture de l'«entente cordiale» et dans les avances du cabinet de +Londres l'occasion pour la Prusse de former avec l'Angleterre, contre +la France et l'Autriche, l'alliance protestante et libérale. Admis +à écrire directement à leur souverain, ils le conjuraient, avec une +ardeur mêlée d'angoisse, de ne pas faillir à une telle tâche.</p> + +<p>Ces deux courants de la politique prussienne se rencontraient, +se mêlaient, se heurtaient dans l'esprit singulièrement <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> +complexe et embrouillé de Frédéric-Guillaume IV. On connaît ce +prince<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a><a href="#footnote343" title="Go to footnote 343"><span class="smaller">[343]</span></a> tout ensemble chimérique et pusillanime; imagination +ambitieuse et conscience timide; plein de projets et toujours +hésitant; unissant le goût du changement et le culte de la tradition; +rêvant de réformes et maudissant le libéralisme; détestant dans la +France un peuple révolutionnaire et impie, aimant dans l'Angleterre +«la grande puissance évangélique», mais se méfiant de l'œuvre +perturbatrice que lord Palmerston voulait entreprendre en Suisse, en +Italie, et sentant le prix du concours que M. Guizot pouvait donner +sur ces divers théâtres à la cause de l'ordre; gardant vivante au +fond de son cœur la passion allemande de 1813, ayant toutes les +convoitises de sa race, et cependant ne se décidant pas, en fait, à +rompre avec ses habitudes de déférence envers l'Autriche. Tel il se +montra, en 1846, dans la situation nouvelle créée par le différend +des deux cours occidentales. Par moments, il paraissait acquis aux +grands projets de Bunsen et d'Arnim, et sur le point de se mettre en +mouvement. Mais, l'instant d'après, à l'idée de se trouver séparé +de l'Autriche et de la Russie, il prenait peur et se hâtait de +revenir sur le terrain où s'étaient établies ces puissances<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a><a href="#footnote344" title="Go to footnote 344"><span class="smaller">[344]</span></a>. +Notre diplomatie était quelquefois un peu déroutée par ces démarches +contradictoires. «Je ne comprends rien à la Prusse, écrivait peu +après M. Désages. Ce que je vois de plus clair, c'est que Berlin ne +sait pas bien ce qu'il veut, est tiraillé dans tous les sens, et +va comme un navire sans gouvernail<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a><a href="#footnote345" title="Go to footnote 345"><span class="smaller">[345]</span></a>.» Après tout, ce n'était +pas à la France de s'en plaindre: cette incertitude de direction +empêchait qu'il ne vînt de ce côté rien de bien dangereux pour elle. +Notre gouvernement avait, du reste, discerné l'influence que M. de +Metternich continuait à exercer sur <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> Frédéric-Guillaume, et, +tant que le premier ne passait pas à l'ennemi, il se sentait rassuré +sur le second. Le marquis de Dalmatie, ministre de France près la +cour de Prusse, pouvait écrire à M. Guizot: «La grande garantie de la +sagesse de Berlin, c'est Vienne<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a><a href="#footnote346" title="Go to footnote 346"><span class="smaller">[346]</span></a>.»</p> + +<h4>II</h4> + +<p>En faisant avec une précipitation si passionnée les puissances +absolutistes juges de la querelle qu'il cherchait à la France, lord +Palmerston leur avait fourni l'occasion d'un rôle tout nouveau pour +elles. Il eût été bien extraordinaire qu'elles se contentassent +d'être des arbitres absolument désintéressés. Après avoir été si +souvent entravées dans leurs desseins réactionnaires par l'union des +deux États constitutionnels, ne devaient-elles pas être tentées de +profiter des divisions de ces États et du besoin que chacun d'eux +avait de les ménager? Ce résultat était à prévoir et ne se fit pas +attendre. Vers le milieu de novembre 1846, au moment même où les +cabinets de Londres et de Paris étaient le plus occupés à se disputer +les bonnes grâces des trois cours de l'Est, la nouvelle éclata tout +à coup que ces cours, supprimant le dernier reste d'une Pologne +indépendante, venaient d'incorporer la république de Cracovie à +l'empire d'Autriche.</p> + +<p>Pour comprendre les faits, il convient de les reprendre d'un peu +plus haut. Au commencement de 1846, une tentative d'insurrection, +très imprudemment suscitée par la fraction démocratique de +l'émigration, s'était produite dans les provinces polonaises de la +Prusse et de l'Autriche. Les gouvernements en eurent facilement +raison. En Galicie, la répression se fit dans des conditions toutes +particulières. Les nobles, propriétaires du sol, étaient à la tête +des insurgés. Contre eux se levèrent les paysans, véritables serfs +qui, sous couleur de fidélité à «l'Empereur», <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> poursuivirent +une sorte de vengeance sociale, promenant par toute la province +le pillage et le massacre. Dans quelle mesure le gouvernement +autrichien avait-il excité ou toléré ces atrocités? De terribles +accusations furent portées contre lui à la tribune française, +notamment par M. de Montalembert, qui ne craignit pas de parler de +«2 septembre monarchique» et de «jacquerie officielle». Peut-être +le polonisme du noble comte le disposait-il à trop de sévérité. +Cependant, à considérer les choses de sang-froid, la complicité +de l'administration locale paraît impossible à nier. Quant au +gouvernement central, s'il n'avait pas sciemment provoqué, il avait +vu du moins avec indulgence et même avec complaisance ce que M. de +Metternich affectait d'appeler, dans ses dépêches, la «justice du +peuple<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a><a href="#footnote347" title="Go to footnote 347"><span class="smaller">[347]</span></a>».</p> + +<p>La république de Cracovie s'étant trouvée compromise dans le +mouvement insurrectionnel, les cours d'Autriche, de Prusse et de +Russie s'empressèrent de faire occuper militairement ce petit +territoire dont l'indépendance et la souveraineté étaient stipulées +dans les traités de 1815. Une occupation de ce genre avait déjà +eu lieu en 1836<a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a><a href="#footnote348" title="Go to footnote 348"><span class="smaller">[348]</span></a>, et, malgré nos protestations, elle s'était +prolongée jusqu'en 1841. En la recommençant à la fin de février +1846, les trois cours repétèrent à notre gouvernement, qui en prit +acte, les assurances déjà données en 1836 et 1838; elles affirmèrent +qu'il s'agissait, non d'une mesure politique, mais d'une opération +purement militaire, commandée par la nécessité et devant cesser avec +elle<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a><a href="#footnote349" title="Go to footnote 349"><span class="smaller">[349]</span></a>. En dépit de ces déclarations, des bruits inquiétants pour +l'indépendance de Cracovie persistaient à circuler. On disait—et +malheureusement on ne se trompait pas—que la suppression de +cette république était chose décidée dans les conseils des trois +puissances. Interrogé à ce sujet, le 2 juillet 1846, <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> dans +la Chambre des pairs, M. Guizot établit que «l'existence neutre et +indépendante de la république de Cracovie était consacrée par l'acte +du Congrès de Vienne», et que «les puissances signataires avaient +le droit de regarder et d'intervenir dans tous les changements qui +pourraient être apportés à cette république». Il rappela que ce droit +avait été maintenu en 1836 et en 1838 par ses prédécesseurs, et qu'il +venait de l'être encore par lui-même en 1846. «Il m'a été fait, +ajouta-t-il, les mêmes réponses qui furent faites alors: la nécessité +d'une occupation temporaire, le respect des principes posés dans les +traités. Je ne puis penser, en effet, personne ne peut penser que le +maintien fidèle des traités et de tous les droits qu'ils consacrent +ne soit pas partout, à l'orient comme à l'occident de l'Europe, à +Vienne comme à Paris, le fondement de toute politique régulière et +conservatrice.» Quelques semaines après, le 17 août, dans la Chambre +des communes, lord Palmerston rappela plus rudement encore aux trois +puissances de l'Est que «si le traité de Vienne cessait d'être +respecté sur la Vistule, il pourrait être également invalidé sur +le Rhin et sur le Pô». Un langage si ferme, tenu en même temps aux +deux tribunes, était de nature à faire hésiter les trois cours, qui +ajournèrent l'exécution de leur dessein et attendirent une occasion +favorable.</p> + +<p>Cette occasion, il leur parut que la dispute provoquée par les +mariages espagnols la faisait naître. Les représentants de +l'Autriche, de la Russie et de la Prusse, réunis en conférence à +Vienne, eurent promptement pris leur décision. Un mémoire de M. de +Metternich, en date du 6 novembre 1846, fut aussitôt communiqué aux +gouvernements de France et d'Angleterre; il exposait comment les +trois cours, se fondant sur ce que la république de Cracovie était +depuis longtemps en «état de conspiration permanente» contre ses +voisins, avaient résolu d'«annuler» les dispositions des traités +de 1815 relatives à cette république, et de «rétablir l'ordre de +possession antérieur à 1809», c'est-à-dire de réincorporer Cracovie +à l'Autriche, moyennant quelques cessions de <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> territoires +peu importantes faites à la Prusse et à la Russie. Pour se justifier +d'avoir pris seules cette décision sans le concours des autres +États signataires du traité de Vienne, les trois cours prétendaient +que la création de la république de Cracovie en 1815 était leur +œuvre, et que la convention passée entre elles à ce sujet avait +été seulement «présentée pour enregistrement au Congrès de Vienne». +De cet enregistrement, elles voulaient bien faire découler, pour +elles-mêmes, un devoir de convenance d'avertir les autres États +de la décision prise, mais non, pour ces États, un droit d'y +intervenir. Aussi avaient-elles soin de leur notifier que c'était «la +communication d'un fait irrévocablement fixé par des nécessités de la +nature la plus absolue».</p> + +<p>En éclatant subitement à Paris, le 19 novembre, la nouvelle de +l'incorporation de Cracovie y causa une très vive émotion. Sans doute +la disparition de cette minuscule république était peu de chose dans +l'ordre des faits positifs; l'équilibre de l'Europe et la situation +de notre pays ne s'en trouvaient pas sérieusement affectés. Mais +c'était beaucoup dans l'ordre des sentiments. La France, alors en +sécurité pour elle-même, pouvait se permettre le luxe des sympathies +lointaines, et, parmi ces sympathies, nulle n'était plus ardente, +plus générale que celle pour la Pologne. Ce dernier coup frappé +sur une malheureuse nation, cette sorte d'épilogue des scandaleux +et désastreux partages de la fin du siècle précédent éveillèrent +donc, dans tous les cœurs, une douleur et une irritation très +sincères. On put s'en rendre compte au langage des journaux de tous +les partis. Si réservé qu'il fût par tempérament et par situation, +le <cite>Journal des Débats</cite> s'exprima avec une véhémence inaccoutumée et +invoqua les déclarations faites à la tribune, le 2 juillet 1846, par +M. Guizot, pour y trouver une garantie que «le droit ne serait pas +abandonné». Les radicaux de la <cite>Réforme</cite> et du <cite>National</cite> adressèrent +«à la démocratie européenne» un manifeste où ils maudissaient en +style lamennaisien les rois bourreaux. Le <cite>Siècle</cite>, organe de la +gauche dynastique, reprenant les déclamations de 1831, proclama +<span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> que les traités de 1815 n'existaient plus; «la France ne +peut que s'en réjouir», disait-il, et il mettait en demeure le +gouvernement d'agir en conséquence. Quant au <cite>Constitutionnel</cite>, +sous la direction de M. Thiers, il vit surtout, dans cet événement, +le parti qu'on en pouvait tirer pour battre en brèche le ministère +et ranimer contre les mariages espagnols une opposition qui, +précisément à cette époque, vers la fin d'octobre et au commencement +de novembre, menaçait de s'éteindre. «Nous avions cessé, disait-il le +20 novembre, de prendre part à la triste polémique qui se poursuit +au sujet de la rupture de l'entente cordiale. Nous espérions que +les événements ne justifieraient pas aussitôt, aussi cruellement, +nos prévisions... Jamais notre gouvernement n'a été plus rudement +châtié d'avoir rompu sans motif ses alliances véritables et +aspiré, sous le nom de conservateur, à prendre rang parmi les +cabinets ennemis de la révolution.» Il montrait, dans ce qui venait +d'arriver, «l'humiliation la plus sanglante qui nous eût encore été +infligée». Ce même journal ajoutait, le lendemain: «Nos ministres +sont placés, en Europe, entre deux hostilités (celle des trois cours +et celle de l'Angleterre), sans savoir au juste laquelle des deux +ils parviendront à fléchir et à quel prix ils feront cesser leur +isolement... À droite, à gauche, la défiance ou l'éloignement... +Voilà où la grande habileté de nos hommes d'État a mené les affaires +de la France!» De plus, toutes nos feuilles de gauche, sur la foi +des journaux de lord Palmerston, insinuaient que Louis-Philippe +était au fond le complice des trois cours, qu'il avait été averti +d'avance de leur dessein, et qu'il leur avait promis secrètement son +acquiescement.</p> + +<p>La perspicacité des ennemis du cabinet français n'était pas en +défaut, quand ils croyaient ce dernier fort embarrassé de l'incident +de Cracovie. Étant donnée la direction imprimée à sa politique +par suite des mariages espagnols, il ne pouvait lui arriver un +contretemps plus déplaisant. «Cracovie est une détestable affaire», +disait M. Guizot<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a><a href="#footnote350" title="Go to footnote 350"><span class="smaller">[350]</span></a>. Il se tourna tout de <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> suite vers +Londres, et fit demander à lord Palmerston «quelle conduite il se +proposait de tenir dans cette circonstance, et s'il était disposé +à s'entendre avec nous<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a><a href="#footnote351" title="Go to footnote 351"><span class="smaller">[351]</span></a>». Notre ministre avait-il beaucoup +d'espoir d'une réponse favorable? En tout cas, il lui plaisait de +prendre cette initiative. «Bonne occasion de rapprochement, si on +veut, écrivait-il; témoignage éclatant de notre bonne disposition, à +nous, si, à Londres, l'humeur prévaut<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a><a href="#footnote352" title="Go to footnote 352"><span class="smaller">[352]</span></a>.» Le <cite>Journal des Débats</cite> +appuya la démarche de notre diplomatie par un appel chaleureux à +l'opinion anglaise. «Il n'y a, disait-il, que deux causes en ce +monde: celle de la force, dont les trois cours du Nord viennent de +se déclarer les organes, et celle du droit, qui n'a de représentants +capables de se faire craindre que l'Angleterre et la France réunies!» +Lord Palmerston fut heureux de nous voir nous adresser à lui, non +parce qu'il trouvait là un moyen de rétablir l'entente au moins sur +un point, mais au contraire parce que c'était une occasion pour +lui de nous faire sentir son mauvais vouloir<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a><a href="#footnote353" title="Go to footnote 353"><span class="smaller">[353]</span></a>. Il répondit +que ses représentations aux trois cours étaient déjà préparées +et approuvées, qu'elles allaient partir, et que lord Normanby +serait chargé ultérieurement d'en remettre une copie au cabinet +français. Comme l'observait M. Guizot, «on communiquait au lieu de +se concerter, et l'on communiquait après au lieu d'avant<a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a><a href="#footnote354" title="Go to footnote 354"><span class="smaller">[354]</span></a>». +Lord Palmerston s'empressa en effet d'envoyer, le 23 novembre, aux +trois cours, une protestation séparée. À vrai dire, ce n'était +même pas une protestation: pour ménager davantage les puissances, +il feignait d'ignorer que l'annexion de Cracovie fût déjà un fait +accompli; il supposait que ce n'était encore qu'un projet, et, +alors, montrant en quoi l'exécution de cette mesure serait contraire +aux traités de Vienne, il exprimait l'espoir qu'on y renoncerait. +Le ministre anglais fit en même temps connaître au public, par le +<cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, qu'il avait dû repousser l'idée d'une <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> +protestation commune avec la France, parce que celle-ci, ayant violé +le traité d'Utrecht, ne pouvait être admise à se plaindre de la +violation du traité de Vienne. Naturellement nos journaux opposants +soulignèrent ce refus; ils prirent plaisir à montrer M. Guizot +faisant à l'Angleterre des avances que celle-ci repoussait avec +mépris, et attirant ainsi à notre pays «le plus grand affront, disait +le <cite>National</cite>, qui lui eût jamais été infligé».</p> + +<p>Y aurait-il eu chance de faire reculer les trois cours, si +l'Angleterre et la France avaient agi de concert? C'était fort +douteux, car, ni à Londres, ni à Paris, on n'eût voulu risquer une +guerre pour un pareil sujet<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a><a href="#footnote355" title="Go to footnote 355"><span class="smaller">[355]</span></a>. Mais, en tout cas, avec l'attitude +prise par Palmerston, M. Guizot n'avait plus aucun espoir de rien +faire d'efficace pour la Pologne. Il devait dès lors n'avoir qu'un +souci: calculer son langage de façon à donner quelque satisfaction +à l'opinion française, sans cependant s'aliéner les trois cours et +les rejeter du côté de l'Angleterre. La dépêche qu'il adressa, le +3 décembre, à ses ambassadeurs près les cours de Vienne, de Berlin +et de Saint-Pétersbourg, fut rédigée sous l'empire de cette double +préoccupation. Après avoir réfuté les arguments invoqués à l'appui de +l'annexion, notre ministre concluait en ces termes: «Le gouvernement +du Roi ne fait donc qu'user d'un droit évident, et en même temps il +accomplit un devoir impérieux, en protestant solennellement contre la +suppression de la république de Cracovie, acte positivement contraire +à la lettre comme au sens du traité de Vienne du 9 juin 1815. Après +les longues et redoutables agitations qui ont si profondément ébranlé +l'Europe, c'est par le respect des traités et de tous les droits +qu'ils consacrent, que l'ordre européen s'est fondé et se maintient. +Aucune puissance ne peut s'en affranchir, sans en affranchir en +même temps les autres. La France <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> n'a point oublié quels +douloureux sacrifices lui ont imposés les traités de 1815; elle +pourrait se réjouir d'un acte qui l'autoriserait, par une juste +réciprocité, à ne consulter désormais que le calcul prévoyant de ses +intérêts, et c'est elle qui rappelle à l'observation fidèle de ces +traités les puissances qui en ont recueilli les principaux avantages!»</p> + +<p>Beau langage sans doute, plus digne et plus ferme que celui de la +dépêche de lord Palmerston: mais chacun sentait que derrière ces mots +il n'y avait aucune intention d'agir. «C'est tout ce qu'on pouvait +dire, écrivait de Rome un de nos jeunes diplomates, du moment où l'on +ne voulait rien dire; il y a même des hardiesses au conditionnel; +le conditionnel est une bien belle invention<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a><a href="#footnote356" title="Go to footnote 356"><span class="smaller">[356]</span></a>.» Le gouvernement +français s'appliqua d'ailleurs à faire bien comprendre à Vienne +qu'il parlait surtout pour l'opinion de Paris. D'avance, afin de +préparer le gouvernement autrichien, M. Guizot avait écrit à M. de +Flahault: «Notre public est très animé; faites en sorte qu'on nous +sache gré de notre modération, en ne s'étonnant pas de notre franche +et ferme protestation quand elle vous arrivera<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a><a href="#footnote357" title="Go to footnote 357"><span class="smaller">[357]</span></a>.» La dépêche +une fois envoyée, notre ministre donnait cette assurance au comte +Apponyi: «Si le prince de Metternich persiste dans l'attitude qu'il +a prise dans la question espagnole, je l'appuierai dans l'affaire de +Cracovie, autant que ma position me le permet<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a><a href="#footnote358" title="Go to footnote 358"><span class="smaller">[358]</span></a>.» Le Roi ne tenait +pas un autre langage: «Le chancelier doit bien sentir, disait-il à +l'ambassadeur d'Autriche, qu'on ne pouvait faire moins. Après tout, +ce ne sont que des paroles qui ne font de mal à personne. Informez +le prince que j'ai parlé aux orateurs de la Chambre qui pourraient +être tentés de traiter des affaires de Cracovie. Je m'engage à les +styler<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a><a href="#footnote359" title="Go to footnote 359"><span class="smaller">[359]</span></a>.» De son côté, à Vienne, lord Ponsonby, loin d'appuyer +les représentations <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> de son ministre, n'hésitait pas, pour se +rendre agréable à M. de Metternich, à «donner la Pologne à tous les +diables<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a><a href="#footnote360" title="Go to footnote 360"><span class="smaller">[360]</span></a>». Quant à lord Palmerston, il se faisait honneur auprès +des cabinets allemands du refus qu'il avait opposé à notre offre +d'action commune<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a><a href="#footnote361" title="Go to footnote 361"><span class="smaller">[361]</span></a>.</p> + +<p>De protestations ainsi faites et ainsi commentées, les cabinets de +Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg n'avaient pas à s'émouvoir. +Après avoir écouté la lecture de la dépêche de M. Guizot, M. de +Metternich voulut bien déclarer à M. de Flahault «qu'il sentait tous +les embarras que cette affaire devait causer au ministre français, +et que c'était le seul regret qu'elle lui inspirât<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a><a href="#footnote362" title="Go to footnote 362"><span class="smaller">[362]</span></a>». Il ajouta +qu'il était «très content» de cette dépêche et loua fort «le talent +remarquable» avec lequel elle était rédigée<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a><a href="#footnote363" title="Go to footnote 363"><span class="smaller">[363]</span></a>. Il se borna à une +réplique de forme, dans laquelle il constata le désaccord sans en +paraître surpris ni choqué, et maintint le droit des puissances sans +pousser plus loin la controverse<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a><a href="#footnote364" title="Go to footnote 364"><span class="smaller">[364]</span></a>.</p> + +<p>Les trois cours avaient donc habilement choisi leur moment, et +elles se félicitaient du succès de leur entreprise. Elles avaient +supprimé, à côté de leurs frontières, un foyer d'agitation gênant, +sinon dangereux, et surtout, par la prompte vigueur de leur action, +par la visible impuissance des États libéraux, elles croyaient avoir +rendu à la politique réactionnaire, en Europe, un prestige que +cette politique n'avait plus depuis quelque temps. «La suppression +de l'État de Cracovie, disait M. de Metternich dans une sorte de +mémoire rédigé à la fin de 1846, a fourni au parti ennemi de l'ordre +la preuve palpable que les trois monarques ne s'étaient pas encore +résignés à mettre bas les armes devant la révolution victorieuse. +Celle-ci a dû se sentir compromise par ce fait. Dans <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> plus +d'un pays, ses adeptes ont jugé convenable d'ajourner à de meilleurs +temps l'exécution de leurs projets subversifs.» Le chancelier se +persuadait qu'il en était ainsi en Suisse et en Italie: il montrait +les agitateurs de ces pays désabusés de l'espoir qu'ils avaient +fondé sur la France, et convaincus désormais que Louis-Philippe, +désireux de «se ménager le bon vouloir des puissances du Nord», ne +contrarierait pas l'action de ces puissances<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a><a href="#footnote365" title="Go to footnote 365"><span class="smaller">[365]</span></a>. Les événements +devaient prouver qu'il y avait là beaucoup d'illusion. La révolution +n'était pas aussi intimidée qu'on l'imaginait à Vienne. En réalité, +le chancelier avait plus satisfait son amour-propre du moment qu'il +n'avait servi d'une façon durable sa politique. Par un certain côté +même, n'avait-il pas nui à cette politique? Pour résister à la +poussée révolutionnaire qui le menaçait sur tant de points, il avait +grand besoin du concours de la France. M. Guizot était précisément en +train de se rapprocher de lui. Seulement, il y éprouvait une grande +difficulté venant des préventions, peu raisonnables, mais très vives, +du public français contre une alliance d'apparence illibérale. Tout +dans l'affaire de Cracovie,—le sans-gêne provocant avec lequel +avaient agi les trois cours, comme l'embarras trop manifeste que la +France avait éprouvé à les contredire,—était fait pour accroître, +exaspérer ces préventions, leur fournir des arguments plausibles, et +par suite entraver, retarder l'évolution tentée par notre diplomatie. +Le <cite>Journal des Débats</cite> lui-même n'était-il pas amené à protester, +le 7 décembre, que «la France ne serait jamais réduite à chercher +ses alliés parmi les ennemis de la liberté et les oppresseurs de +la Pologne»? M. Guizot signalait aux cabinets allemands, sans les +convaincre, il est vrai, cette conséquence de leur conduite. «Que +veut-on surtout à Vienne? avait-il écrit dès le premier moment à M. +de Flahault; réprimer les passions révolutionnaires. Par ce qu'on +vient de faire à Cracovie, on les excite violemment et on énerve +entre nos mains les moyens de les combattre... Je ne puis apprécier +d'ici les avantages locaux, autrichiens, qu'on se <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> promet +de cette mesure. Mais, à coup sûr, les inconvénients généraux, +européens, sont immenses.» Il disait encore, un peu plus tard, dans +une lettre au ministre de France à Berlin: «On a fait ainsi, chez +nous et partout, beaucoup de mal à la bonne politique, à la politique +d'ordre, de conservation... Je la maintiendrai toujours; mais on +nous condamne, pour la maintenir, à de rudes combats, et l'on donne +ici aux passions révolutionnaires des armes plus fortes, si je ne me +trompe, que celles qu'on leur enlève à Cracovie<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a><a href="#footnote366" title="Go to footnote 366"><span class="smaller">[366]</span></a>.»</p> + +<h4>III</h4> + +<p>En dépit de ce que les journaux avaient pu découvrir ou deviner, +le public n'était jusqu'alors que fort imparfaitement informé des +difficultés élevées entre le cabinet de Paris et celui de Londres. +L'heure approchait où, par la rentrée des Chambres françaises et +anglaises, cette querelle diplomatique allait passer du demi-secret +des chancelleries au plein jour de la tribune, et où les deux +gouvernements, pour se justifier auprès de leurs Parlements +respectifs, seraient amenés à vider leurs portefeuilles et à publier +leurs dépêches. Il y avait là de quoi piquer la curiosité et aussi +éveiller quelque préoccupation. «Ce sera un moment solennel, disait +le <cite>Journal des Débats</cite>, le 29 décembre 1846, que celui où les +deux Parlements s'ouvriront presque à la fois... Deux tribunes +vont se trouver en présence. C'est entre deux gouvernements, entre +deux peuples, entre deux tribunes étrangères l'une à l'autre, que +la discussion va se trouver établie. Sera-t-elle compatible, cette +discussion, avec le maintien de la paix extérieure?»</p> + +<p>Ces préoccupations étaient d'autant plus fondées que l'opposition +française, tout entière à son animosité contre le ministère, ne +paraissait voir dans les débats qui allaient s'ouvrir <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> +qu'une occasion d'augmenter encore les difficultés de la situation; +elle se flattait de rendre ces difficultés telles que M. Guizot +y succomberait. M. Thiers, entre autres, n'avait pas d'autre +pensée. Sa passion le conduisit même à des démarches dont on +aurait peine à admettre la réalité, si l'on n'en avait la preuve +malheureusement incontestable. Nous avons vu déjà cet homme d'État, +à la première nouvelle des mariages, chercher à lier partie avec +lord Palmerston<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a><a href="#footnote367" title="Go to footnote 367"><span class="smaller">[367]</span></a>. Depuis lors, loin de trouver dans la guerre de +plus en plus ouverte que ce dernier faisait, non pas seulement à M. +Guizot, mais à la France, une raison de chasser, comme une tentation +de trahison, l'idée d'une telle alliance, il s'y arrêtait, il s'y +enfonçait davantage. Tous ses efforts tendaient, sans qu'il parût en +éprouver le moindre scrupule, à rendre plus intime et plus complet le +concert entre lui et le ministre britannique. C'est ce qui ressort +de lettres et de conversations qui étaient destinées à demeurer +secrètes, mais qui ont été récemment mises au jour.</p> + +<p>Parmi les Italiens réfugiés alors en Angleterre, était un certain +Panizzi, dont nous avons déjà rencontré le nom, ancien <em>carbonaro</em> +de Modène, devenu professeur à l'Université de Londres, en commerce +épistolaire avec toutes sortes de personnages en Europe, et entré +fort avant dans l'intimité des chefs du parti whig<a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a><a href="#footnote368" title="Go to footnote 368"><span class="smaller">[368]</span></a>. M. Thiers +l'avait beaucoup vu, lors de son excursion outre-Manche, en octobre +1845; c'est par lui qu'il avait été conduit chez lord Palmerston; +depuis, il était resté en correspondance avec lui, le trouvant un +intermédiaire commode pour des communications que la prudence ou la +pudeur ne permettaient pas d'avouer trop ouvertement. Aussi fut-ce +à M. Panizzi qu'il s'adressa, dès le 26 octobre 1846, quand il +voulut se concerter avec le ministre anglais pour réfuter la version +française sur les mariages. «Voyez lord Palmerston, puisque vous +êtes lié avec lui, lui écrivait-il; dites-lui de vous communiquer +à vous et pour moi la vérité pure... Je désire <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> avoir un +historique complet et vrai de toute l'affaire... Comment les tories +prennent-ils la question? En font-ils une affaire de parti contre +les whigs, ou bien une affaire de pays commune à tous? Enfin, quel +est l'avenir de votre politique intérieure?... Pour moi, je fais des +vœux en faveur des whigs; je suis révolutionnaire (dans le bon +sens du mot) et je souhaite en tout pays le succès de mes analogues. +Adieu et mille amitiés. Je vous prie de m'écrire pas moins que +vingt pages sur tout cela.» Lord Palmerston, trop heureux de voir +un Français tendre les mains pour recevoir de lui les armes avec +lesquelles il frapperait son propre gouvernement, mit aussitôt M. +Panizzi à même d'écrire à M. Thiers une très longue lettre, où toute +l'histoire des mariages était racontée au point de vue anglais, et où +la conduite de la France était naturellement présentée comme perfide +et déloyale<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a><a href="#footnote369" title="Go to footnote 369"><span class="smaller">[369]</span></a>. Ce fut avec ces renseignements que M. Thiers put, +avant toute publication de documents officiels, diriger la polémique +de ses journaux.</p> + +<p>Les relations du ministre britannique et du chef de l'opposition +française devinrent de plus en plus fréquentes et étroites à mesure +qu'on approchait de l'ouverture de la session. M. Panizzi n'était pas +le seul intermédiaire. Lord Palmerston, en même temps qu'il enlevait +l'ambassade de Vienne à sir Robert Gordon pour la confier à lord +Ponsonby, avait remplacé, à Paris, lord Cowley par lord Normanby. +Celui-ci n'était guère préparé à occuper un tel poste: n'ayant joué +jusqu'alors qu'un rôle parlementaire, il y avait acquis l'habitude +d'argumenter plus que l'art de négocier, et ne possédait à aucun +degré le sens de la mesure diplomatique. À peine les événements +d'Espagne eurent-ils mis quelque froid entre les deux cabinets, que +le nouvel ambassadeur, ne voyant là qu'une querelle à soutenir, s'y +jeta à corps perdu et se trouva bientôt avec M. Guizot dans des +termes tels que leurs rapports en furent singulièrement entravés. Il +en était venu à se considérer comme accrédité auprès de l'opposition +plutôt qu'auprès du gouvernement. <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> Dominé par M. Thiers +qu'il voyait souvent, il crut, sur sa parole, à la possibilité de +faire tomber le cabinet et mit tout son enjeu sur cette carte. Il +ne se gênait pas pour dire dans son salon que la bonne entente +entre l'Angleterre et la France ne serait pas rétablie tant que M. +Guizot demeurerait au pouvoir. Son hôtel était comme l'arsenal où +les adversaires du cabinet allaient chercher leurs munitions<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a><a href="#footnote370" title="Go to footnote 370"><span class="smaller">[370]</span></a>. +En dépit des scrupules qu'éveillait à Londres une conduite aussi +insolite, lord Palmerston n'hésitait pas à l'encourager, et lui-même +indiquait les communications qu'il convenait de faire au chef de +l'opposition française<a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a><a href="#footnote371" title="Go to footnote 371"><span class="smaller">[371]</span></a>.</p> + +<p>M. Thiers était tout en train de cette alliance et s'apprêtait à +aborder ainsi les débats de la session, quand, dans les derniers +jours de 1846 et les premiers de 1847, divers indices lui firent +craindre que la politique à laquelle il s'associait n'eût perdu +de son crédit en Angleterre. Là, sans doute, tout le monde, au +moment des mariages, avait donné tort au gouvernement français; +mais, depuis lors, tout le monde n'avait pas donné raison à lord +Palmerston; plusieurs trouvaient qu'il poussait la querelle avec trop +de passion, et que cette passion, toujours compromettante, était +souvent maladroite et inefficace; on ne pouvait s'empêcher de noter +qu'il avait prétendu soulever l'Espagne, entraîner l'Europe, faire +reculer Louis-Philippe, et que, sur tous les points, il avait échoué. +Ces sentiments ne se faisaient pas seulement jour dans les propos +plus ou moins contenus des adversaires du cabinet, par exemple de +lord Aberdeen, du duc de Wellington, de lord Cowley<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a><a href="#footnote372" title="Go to footnote 372"><span class="smaller">[372]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> Au +sein même du ministère, lord Lansdowne, lord Grey, M. Wood désiraient +une attitude plus conciliante; ils se plaignaient du sans-gêne avec +lequel le chef du <i lang="en">Foreign office</i> entreprenait les démarches les +plus graves à l'insu ou même contre le sentiment des autres membres +du gouvernement, et ils sommaient le chef du cabinet, lord John +Russell, qui n'avait pas été traité avec plus d'égard, de le tenir +davantage en bride<a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a><a href="#footnote373" title="Go to footnote 373"><span class="smaller">[373]</span></a>. D'ailleurs, si les autres ministres ne +parvenaient pas toujours à empêcher les frasques de leur collègue, du +moins ils lui opposaient, pour ce qui dépendait d'eux, une certaine +résistance d'inertie; ainsi faisaient-ils obstinément la sourde +oreille, quand lord Palmerston, appuyé sur ce point par lord John +Russell, les pressait d'organiser la défense des côtes anglaises en +vue d'une guerre avec la France<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a><a href="#footnote374" title="Go to footnote 374"><span class="smaller">[374]</span></a>. La reine Victoria, elle aussi, +éprouvait sur cette direction donnée à la diplomatie britannique des +inquiétudes qu'entretenait le roi des Belges; celui-ci, sans doute, +était trop Cobourg pour n'avoir pas été, au premier moment, fort +dépité de la conclusion des mariages<a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a><a href="#footnote375" title="Go to footnote 375"><span class="smaller">[375]</span></a>; mais, depuis lors, il +avait bien compris que la rupture de l'entente était le fait de lord +Palmerston, et surtout il s'alarmait du trouble que l'acharnement +querelleur de ce dernier menaçait de jeter dans la politique +européenne<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a><a href="#footnote376" title="Go to footnote 376"><span class="smaller">[376]</span></a>. Enfin, dans le public anglais, il y avait également, +par l'effet de la lassitude, une sorte d'apaisement; le <cite lang="en">Times</cite>, +naguère si violent, s'en faisait l'interprète dans des articles +remarqués où il critiquait les procédés du <i lang="en">Foreign office</i>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> De France, on n'était pas sans apercevoir plus ou moins +nettement la détente qui se produisait dans une partie de l'opinion +anglaise. Madame de Lieven, qui avait conservé beaucoup de relations +à Londres et qui, plusieurs fois depuis les mariages, avait essayé, +sans succès, de s'en servir pour amener une réconciliation<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a><a href="#footnote377" title="Go to footnote 377"><span class="smaller">[377]</span></a>, +crut le moment venu, en décembre 1846, de tenter un nouvel effort: +elle décida un de ses amis d'outre-Manche, M. Charles Greville, à +faire un voyage à Paris. Bien que n'occupant aucun poste actif,—il +avait seulement le titre de secrétaire du conseil privé,—M. Greville +était fort répandu dans la haute société anglaise et se trouvait +par suite bien placé pour remplir certains rôles d'intermédiaire +officieux. Sans mission précise de qui que ce fût, son dessein, en +venant en France, était de voir s'il pouvait, par ses démarches +personnelles, préparer les voies à quelque rapprochement. Avant de +s'embarquer, il s'était mis en rapport avec plusieurs des collègues +de lord Palmerston; les uns, comme lord John Russell, n'avaient voulu +lui donner aucun encouragement; d'autres avaient laissé voir des +vues plus conciliantes: lord Clarendon, entre autres, l'avait chargé +de dire à M. Guizot que s'il se montrait modéré dans les Chambres +françaises, on ferait de même à Londres. Arrivé à Paris, le 5 janvier +1847, M. Greville vit tout de suite plusieurs hommes politiques. Il +trouva M. Guizot assez blessé des procédés de lord Palmerston et de +lord Normanby, convaincu de son bon droit, décidé à l'établir devant +le Parlement, mais très disposé à user de beaucoup de ménagements +et ne demandant pas mieux que de revenir à l'entente cordiale. M. +Duchâtel témoigna de sentiments analogues<a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a><a href="#footnote378" title="Go to footnote 378"><span class="smaller">[378]</span></a>.</p> + +<p>M. Thiers considérait avec grand déplaisir les démarches de M. +Greville. Dans la longue conversation qu'il eut avec lui, le 10 +janvier, il mit une singulière passion à développer tous les +arguments qui devaient détourner l'Angleterre d'un rapprochement +<span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> et l'exciter, au contraire, à pousser vivement la +querelle<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a><a href="#footnote379" title="Go to footnote 379"><span class="smaller">[379]</span></a>. À l'entendre, sur le terrain où se rencontraient les +deux gouvernements, il ne pouvait y avoir qu'une lutte à outrance, +car il s'agissait de savoir lequel des deux avait trompé l'autre. Il +assurait que M. Guizot, une fois vaincu dans cette lutte, tomberait, +sinon par la Chambre, du moins par le Roi. «Vous ne devez pas +croire, ajoutait M. Thiers, ce que vous entendez dire de la force +du gouvernement. Ne vous fiez pas à tout ce que vous raconte Mme de +Lieven; c'est une bavarde, une menteuse et une sotte. Le Roi s'est +fait l'illusion que le gouvernement whig ne tiendrait pas; mais quand +il verra que c'est une erreur, il aura peur, et, si vous continuez +de refuser la réconciliation, il se débarrassera de Guizot... +Savez-vous ce que c'est que le Roi? le mot est grossier, mais vous +le comprendrez: eh bien! c'est un poltron!» Et comme M. Greville +se récriait, disant qu'en Angleterre on tenait Louis-Philippe pour +un homme de cœur, qu'il avait donné souvent des preuves de son +courage, M. Thiers reprit: «Non, non, je vous dis qu'il est poltron, +et, quand il se trouvera définitivement mal avec vous, il aura peur; +alors il suscitera des embarras à M. Guizot; il y a quarante ou +cinquante députés—je les connais—qui tourneront contre lui, et +de cette manière il tombera... Vous pouvez être sûr que ce que je +vous dis est la vérité, d'autant plus que ce n'est pas moi qui lui +succéderai, c'est Molé. Cependant, je vous parle franchement et je +vous avoue que je serais enchanté de la chute de Guizot, d'abord +parce que je le déteste, et ensuite parce que l'alliance anglaise est +impossible avec lui; c'est un traître et un menteur qui s'est conduit +indignement envers moi... Le Roi ne m'enverra chercher que quand il +sera en danger. Il ne peut endurer quiconque ne consent pas à être +son jouet. Quant à moi, je ne prendrai le ministère qu'à condition +d'y être le maître, et j'en viendrai à bout.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> M. Thiers ne se contenta pas de tenir ce langage à M. +Greville. Se méfiant des sentiments modérés de son interlocuteur, +il voulut faire arriver, par une voie plus sûre, au gouvernement +anglais et particulièrement à lord Palmerston ses incitations à +pousser la lutte à outrance. Le 12 janvier, c'est-à-dire deux jours +après la conversation qui vient d'être rapportée, il écrivit à M. +Panizzi<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a><a href="#footnote380" title="Go to footnote 380"><span class="smaller">[380]</span></a>: «Je trouve la conduite de M. Guizot fort claire: il a +manqué de bonne foi, il a menti... Mais ce qui est clair pour moi ne +peut le devenir pour le public qu'à grands renforts de preuves. Il +faut qu'on connaisse les dépêches de lord Normanby, dans lesquelles +les mensonges de M. Guizot sont, à ce qu'on dit, mis au jour de la +manière la plus frappante... Les agents de M. Guizot disent, ici et +à Londres, que ni le pays ni le Roi n'abandonneront jamais M. Guizot. +C'est une absurdité débitée par des gens à gages... Le pays éclairé +a le sentiment que la politique actuelle est sans cœur et sans +lumière. Quant au Roi, il abandonnera M. Guizot plus difficilement +qu'un autre, car M. Guizot s'est complètement donné à lui et soutient +son <em>gouvernement personnel</em> avec le dévouement d'un homme qui n'a +plus d'autre rôle possible. Mais quand le Roi croira la question +aussi grave qu'elle l'est, il abandonnera M. Guizot. Le Roi est un +empirique en politique... Il ne croit pas à la solidité des whigs; +il croit que, l'un de ces jours, naîtra une question qui emportera +celle des mariages, et qu'il aura acquis une infante sans perdre M. +Guizot. Le jour où il croira les choses plus stables qu'on ne les lui +peint de Londres, et où il craindra sérieusement pour ses rapports +avec l'Angleterre, il abandonnera M. Guizot. Il ne tient à personne. +Il a eu plus de goût pour moi que pour personne... Mais, dès que +j'ai contrarié ses penchants de prince illégitime voulant se faire +légitime par des platitudes, il m'a quitté sans un regret. M. Guizot, +au fond, ne lui inspire confiance que sous un rapport: c'est une +effronterie à mentir devant les Chambres qui <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> n'a pas été +égalée dans le gouvernement représentatif, effronterie appuyée d'un +langage monotone, mais très beau. Comme intelligence et discernement, +le Roi pense de M. Guizot ce qu'il faut en penser. Quand il croira +les whigs solides et la résistance sérieuse, il se décidera à un +changement de personnes, soyez-en certain. Mais il faut bien mettre +en évidence les faits et la mauvaise foi de M. Guizot.»</p> + +<p>Lord Palmerston, de son côté, n'était pas moins préoccupé des +démarches de M. Greville, et, avant même d'avoir reçu la lettre qui +vient d'être citée, il faisait écrire, le 14 janvier, par M. Panizzi +à M. Thiers: «Avez-vous vu M. Greville?... J'apprends, par le <cite lang="en">Times</cite> +du 12, qu'on le suppose chargé d'une négociation non officielle +pour renouveler l'entente cordiale... Écrivez-moi ce que vous +pensez de cela... Tout ceci m'intéresse beaucoup... Rappelez-vous +de n'envoyer votre réponse que sous couverte directement à lord +Normanby.» Dans cette même lettre, on communiquait à M. Thiers de +nouvelles dépêches, et on le pressait, par contre, de faire tout de +suite connaître, afin d'en informer «ses amis» de Londres, «la marche +qu'il comptait suivre» dans les débats qui allaient s'ouvrir.</p> + +<p>Le 17 janvier, nouvelle lettre de M. Thiers à M. Panizzi. Résumant +tous les faits, il déclarait donner entièrement raison à lord +Palmerston, envoyait à celui-ci des conseils sur la manière la +plus habile de présenter les événements, et revenait toujours sur +cette idée que «si le Roi croyait les choses stables en Angleterre +et la question sérieuse, il abandonnerait M. Guizot». Ce dernier +n'était pas le seul contre lequel M. Thiers se donnait, dans cette +lettre, le plaisir d'épancher son ressentiment. Irrité de ce qu'à +ce moment même un certain nombre de députés de la gauche et du +centre gauche, guidés par M. Billault et M. Dufaure, manifestaient +l'intention de se séparer de lui dans la question des mariages +espagnols, il s'exprimait ainsi sur cette dissidence: «Il y a, dans +tous les partis, mais surtout en France, des seconds qui veulent +être les premiers. Je suis fort, moi, avec Odilon Barrot; à nous +deux, nous décidons la conduite de l'opposition. MM. Billault +<span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> et Dufaure, deux avocats fort médiocres, le premier fort +intrigant, le second morose et insociable, fort mécontents de ne pas +être les chefs, ayant le désir de se rendre prochainement possibles +au ministère, ont profité de l'occasion pour faire une scission. +L'alliance avec l'Angleterre n'est malheureusement pas populaire... +Notez que ces deux messieurs, vulgaires et ignorants comme des +avocats de province, n'ayant jamais regardé une carte, sachant à +peine où coulent le Rhin et le Danube, seraient fort embarrassés de +dire en quoi l'alliance anglaise est bonne ou mauvaise. Mais ils font +de la politique comme au barreau on fait de l'argumentation; ils +prennent une thèse ou une autre, suivant le besoin de la plaidoirie +qu'on leur paye, et puis ils partent de là, et parlent, parlent... +Ils ont, de plus, trouvé un avantage dans la thèse actuellement +adoptée par eux, c'est de faire leur cour aux Tuileries, et de se +rendre agréables à celui qui fait et défait les ministres.» M. +Thiers terminait sa lettre par cette phrase, qui n'était pas la +moins étrange: «Vous n'imaginez pas ce que débitent ici tous les +ministériels. Ils prétendent que je suis en correspondance avec lord +Palmerston, à qui je n'ai jamais écrit de ma vie et qui ne m'a jamais +écrit non plus.» Est-il besoin de rappeler que ce même homme d'État +inaugurait, trois mois auparavant, sa correspondance avec M. Panizzi +en lui écrivant: «Voyez lord Palmerston, puisque vous êtes lié avec +lui, dites-lui de vous communiquer à vous et pour moi la vérité +pure.» Du reste, les alliés anglais de M. Thiers ne se croyaient pas +tenus à plus de sincérité. Un peu plus tard, lord Normanby adressait +à son ministre une dépêche pour nier qu'il eût des communications +avec l'opposition française, et lord Palmerston, qui savait à quoi +s'en tenir sur cette dénégation, se disait bien aise de l'avoir en +main pour la mettre sous les yeux de la Reine, au cas où celle-ci +aurait reçu des Tuileries quelque rapport sur la conduite de son +ambassadeur<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a><a href="#footnote381" title="Go to footnote 381"><span class="smaller">[381]</span></a>.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> IV</h4> + +<p>Pendant que M. Thiers excitait ainsi le gouvernement anglais à +mener vivement l'attaque contre le gouvernement français, la +session s'ouvrait à Paris, le 11 janvier 1847. Le discours du trône +s'exprima avec une réserve évidemment destinée à ménager l'opinion +d'outre-Manche. «Mes relations avec toutes les puissances étrangères, +disait le Roi, me donnent la ferme confiance que la paix du monde +est assurée.» Il annonçait le mariage du duc de Montpensier comme un +heureux événement de famille, se bornait à y montrer «un gage des +bonnes et intimes relations qui subsistaient depuis si longtemps +entre la France et l'Espagne», et ne faisait aucune allusion aux +difficultés soulevées par la diplomatie britannique. Aussitôt après, +le ministre déposa sur le bureau des Chambres les dépêches relatives +aux affaires espagnoles: ces dépêches remontaient jusqu'en 1842.</p> + +<p>La discussion de l'adresse à la Chambre des pairs, qui précéda, +suivant l'usage, celle de la Chambre des députés, commença +le 18 janvier. Non seulement le ministère n'y rencontra pas +de contradicteur sérieux, mais il y fut secondé par un allié +considérable, le duc de Broglie. Le noble pair semblait avoir pris +l'habitude, depuis quelque temps, de se porter publiquement caution +de la politique étrangère du cabinet: il l'avait fait, en 1845, +dans l'affaire du Maroc; en 1846, dans celle du droit de visite; il +recommençait, en 1847, pour les mariages espagnols. Sa discussion +fut nerveuse, serrée; il ne se perdit pas dans les détails, et +s'attacha, avec une sorte de netteté hautaine, aux idées principales +et aux faits décisifs. Tout d'abord, rappelant les souvenirs du passé +et les événements du jour, il mit en lumière l'intérêt supérieur +engagé dans cette question de mariage, et insista sur le danger que +la France avait couru de voir l'Espagne passer, comme le Portugal, +sous l'influence de l'Angleterre. Or, disait-il, «point de milieu: +telle est géographiquement <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> la position de l'Espagne, que, +pour être comptée au dehors comme elle doit l'être,... il faut +de toute nécessité, ou qu'elle soit l'amie naturelle, l'alliée +habituelle de la France, comme elle l'a été sous les princes de la +maison de Bourbon, ou qu'elle soit l'ennemie naturelle et la rivale +de la France, comme elle l'était sous Charles-Quint et sous Philippe +II, ou bien enfin qu'elle soit l'amie naturelle et l'alliée de +tous les ennemis, de tous les rivaux de la France, comme sous les +trois derniers rois de la maison d'Autriche. Cela est écrit dans +l'histoire; cela est écrit sur la carte.» Après avoir signalé le +danger, le duc de Broglie montra que la conduite du gouvernement +était justifiée par la nécessité d'y parer. Il réfuta, en passant, +les principaux arguments de lord Palmerston, notamment celui qui +était tiré du traité d'Utrecht, puis termina par une leçon donnée +à l'esprit public français. «Il n'y a rien de si rare au monde, +dit-il, que d'être de son avis; il n'y a rien de si difficile que +de vouloir ce que l'on veut. J'appelle vouloir ce que l'on veut, +vouloir la chose que l'on veut avec toutes ses conséquences, avec +toutes ses conditions bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses... +Tout le monde convient que l'intimité, l'entente cordiale, la bonne +intelligence avec l'Angleterre est une chose excellente;... tout +le monde convient que, pour maintenir une chose aussi bonne, aussi +excellente, il faut faire tous les sacrifices qui ne compromettent +aucun de nos intérêts essentiels. Voilà ce que tout le monde dit et +pense sincèrement. On le veut en théorie; mais vient l'occasion, +comme elle est venue il y a deux ans, de faire pour le maintien de la +bonne intelligence avec l'Angleterre, je ne dirai pas un sacrifice, +mais seulement un acte de justice, à l'instant combien de gens +s'écrient que nous sommes à la remorque de l'Angleterre, que nous +sommes les satellites de l'Angleterre, que nous sommes les esclaves +de l'Angleterre! On crie: À bas les ministres de l'étranger! On crie: +À bas les députés Pritchard! (<i>Rires d'approbation.</i>) Puis vient +le revers de la médaille; vient une occasion où le gouvernement +français se trouve appelé à défendre un de nos intérêts essentiels, +un intérêt vital, la sécurité de nos frontières, notre indépendance +<span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> en Europe. Il prend des mesures pour protéger cet intérêt; +il ne le peut sans mécontenter un peu le gouvernement anglais. Eh +bien! ces mêmes gens lèvent les mains et les yeux au ciel: on a +sacrifié l'alliance anglaise à des intérêts de famille; l'alliance +est rompue, nous sommes isolés, tout est perdu; il n'y a plus qu'à +s'envelopper la tête dans son manteau. (<i>Même mouvement.</i>) C'est là +ce qui s'appelle n'être pas de son avis, ne vouloir pas ce qu'on +veut... Sachons envisager de sang-froid une situation qui n'a rien +d'extraordinaire ni d'imprévu. Nous sommes isolés, dit-on. Mais +l'isolement, c'est la situation naturelle de toutes les puissances +en temps de paix générale... On dit que l'isolement peut entraîner +certains dangers. Je ne dis pas non; mais qu'y faire? Les choses +sont ce qu'elles sont. Ne faisons rien pour aggraver une pareille +situation, ne faisons rien pour la prolonger. Nous n'avons aucun +tort dans le passé; n'en ayons aucun dans l'avenir. Ne donnons au +gouvernement anglais aucun sujet de mécontentement légitime... Mais +en même temps ne lui donnons pas lieu de croire que nous regrettons +d'avoir exercé nos droits, d'avoir défendu notre cause et soutenu +nos intérêts. Il y va de notre honneur, il y va de notre avenir. +(<i>Très vives marques d'assentiment.</i>) Tous tant que nous sommes, +gouvernement ou public, législateurs, écrivains, publicistes, au nom +du ciel, s'il est possible, faisons trêve, sur un point seulement +et pendant quelque temps, à nos querelles de personnes et à nos +discussions intérieures. (<i>Très bien! très bien!</i>) Ne donnons pas le +droit de dire de nous que nous sommes un peuple de grands enfants, +passant à chaque instant d'un extrême à l'autre, incapables de +vouloir aujourd'hui ce que nous voulions hier; un peuple d'enfants +hargneux, n'ayant d'autre souci que de dire blanc quand on leur +dit noir, et oui quand on leur dit non.» (<i>Marques prolongées +d'approbation.</i>)</p> + +<p>Malgré le succès de ce discours, M. Guizot ne se crut pas dispensé de +prendre la parole, non à l'adresse de la haute assemblée, d'ores et +déjà convaincue, mais à l'adresse du public. La tranquillité même +de ce débat, l'absence d'opposition lui <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> paraissaient une +occasion de faire avec plus de liberté et de sérénité d'esprit un +exposé complet de l'affaire, de présenter, d'expliquer les documents +qui venaient d'être déposés sur le bureau des Chambres. Il n'était +pas indifférent, pour un tel exposé, de prendre les devants sur ceux +qui, à Londres ou à Paris, auraient intérêt à montrer les choses sous +un autre jour. Dès le début de son discours, M. Guizot marqua que +son dessein était, non de réfuter des critiques qui ne s'étaient pas +produites au Luxembourg, mais de faire un «récit simple et complet +des faits», estimant que de ce récit il ressortirait, pour «la +Chambre, pour le pays, pour l'Angleterre et pour l'Europe», que «le +gouvernement français n'avait manqué ni de loyauté ni de prudence». +Reprenant alors les faits depuis 1842, il apporta à la tribune comme +un long chapitre d'histoire diplomatique, admirablement ordonné, avec +nombreuses pièces à l'appui. Tout en se donnant pour but principal de +prouver à la France qu'elle devait être satisfaite, il se préoccupa +aussi de ménager l'amour-propre de l'Angleterre; il voulait en cela +corriger l'effet produit par la parole un peu incisive du duc de +Broglie<a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a><a href="#footnote382" title="Go to footnote 382"><span class="smaller">[382]</span></a>. Parvenu au terme de son exposé, M. Guizot se demanda +quel était, par suite de ces événements, l'état de nos rapports avec +l'Espagne, l'Europe et l'Angleterre. Il rappela qu'en Espagne, malgré +toutes les provocations, les mariages, «librement discutés», avaient +été «accomplis avec une parfaite tranquillité». Il montra qu'en +Europe «aucune des puissances n'avait voulu adhérer aux protestations +du gouvernement anglais». En Angleterre, il reconnut «qu'il y avait +un mécontentement réel, et que nos relations en étaient, dans une +certaine mesure, affectées»; mais il ajouta: «Messieurs, <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> si +nous faisons deux choses, que pour son compte le gouvernement du Roi +est parfaitement décidé à faire, si, d'une part, nous ne changeons +point notre politique générale, politique loyale et amicale envers +l'Angleterre, si nous continuons à vivre, à vouloir vivre en bonne +intelligence avec le gouvernement anglais, et si, d'autre part, nous +nous montrons bien décidés à soutenir convenablement ce que nous +avons fait, à nous abstenir de toute avance, de toute concession +(<i>approbation</i>), si nous tenons à la fois cette double conduite +d'une amitié générale envers l'Angleterre et son gouvernement, et +d'une fermeté bien tranquille dans la position que nous avons prise, +tenez pour certain que le mécontentement anglais s'éteindra. Il +s'éteindra devant la gravité des intérêts supérieurs qui viendront +et qui viennent déjà peser sur les deux pays, et qui sont aussi +bien comptés, compris et sentis à Londres qu'à Paris. (<i>Nouvelle +approbation.</i>) La nation anglaise et son gouvernement ont, l'un +et l'autre, deux grandes qualités: la justice les frappe, et la +nécessité aussi! (<i>On rit.</i>) C'est un pays moral et qui respecte les +droits; c'est un pays sensé et qui accepte les faits irrévocables. +Présentez-vous sous ce double aspect: fermes dans votre droit, fermes +dans le fait accompli, et tenez pour certain que les bonnes relations +se rétabliront entre les deux gouvernements.» (<i>Marques très vives +d'approbation.</i>)</p> + +<p>L'effet fut considérable. Pour sa première apparition à la tribune, +la politique des mariages espagnols y faisait bonne figure. «On +s'accorde à dire, notait sur le moment un observateur exact et +clairvoyant, que la discussion qui vient de se terminer à la Chambre +des pairs est une des plus belles qui aient eu lieu dans cette +Chambre... Dès ce moment, la position de M. Guizot est très forte +et très brillante<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a><a href="#footnote383" title="Go to footnote 383"><span class="smaller">[383]</span></a>.» Le gouvernement ne pouvait cependant se +faire l'illusion que tout fût ainsi fini. Il savait bien qu'au +Palais-Bourbon les choses n'iraient pas aussi facilement. C'est là +que l'attendaient ses adversaires.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> V</h4> + +<p>Avant même que la Chambre des pairs eût fini de discuter son adresse, +la session s'ouvrait, à Londres, le 19 janvier 1847. La reine +d'Angleterre garda, dans son discours, la même réserve que le roi des +Français; elle se borna à dire que «le mariage de l'Infante avait +donné lieu à une correspondance entre son gouvernement et ceux de +France et d'Espagne». Il avait été d'abord question de mentionner le +«dissentiment» survenu; on y avait renoncé. L'intention conciliante +était évidente. Elle se manifesta plus nettement encore dans la +discussion de l'adresse, qui, suivant l'usage, eut lieu le soir +même dans les deux Chambres. Presque tous ceux qui prirent part au +débat,—lords ou <i lang="en">commoners</i>, whigs ou tories, et même des membres +du cabinet, comme le marquis de Lansdowne,—s'appliquèrent à parler +de la France en très bons termes, et exprimèrent le désir de voir +rétablir l'entente cordiale. Lord Palmerston, bien que attaqué par +certains orateurs comme l'auteur du refroidissement survenu, répondit +à peine; on eût dit qu'il ne se sentait pas dans un milieu favorable. +Lord John Russell fut à peu près seul à le défendre, par point +d'honneur plus encore que par conviction. Il semblait que la réaction +pacifique se fît sentir aussi dans le langage des journaux: le +<cite lang="en">Times</cite> conseillait aux Chambres d'éviter toute discussion publique +sur l'affaire des mariages, recommandait au cabinet de ne pas pousser +plus loin ses controverses diplomatiques, et donnait à entendre +que l'opinion ne s'associait pas aux rancunes querelleuses de lord +Palmerston.</p> + +<p>En France, le gouvernement fut charmé et surpris d'une modération +qui dépassait son attente, et qui contrastait singulièrement avec +le ton des précédentes polémiques. Tout en étant fort disposé à +répondre à ces avances, il ne pouvait dissimuler un sourire de +triomphe. «Avez-vous lu les journaux anglais? demandait M. Guizot à +M. Molé. Eh bien! vous <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> voyez qu'on recule<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a><a href="#footnote384" title="Go to footnote 384"><span class="smaller">[384]</span></a>.» M. Désages +écrivait, le 21 janvier, à M. de Jarnac: «Le <em lang="en">royal speech</em> est tout +ce que nous pouvions souhaiter de mieux.» Et, quelques jours après, +voulant rendre compte à notre ambassadeur à Vienne de ce qui s'était +passé à Londres, il lui mandait: «Vous avez pu juger jusqu'à quel +point lord Palmerston est surveillé, contenu, et combien peu le +sentiment public est en définitive porté à lui laisser la bride sur +le col. Je ne prétends pas dire que tous ceux qui le surveillent, le +contiennent et se mettent en travers de ses passions vindicatives, +sont nécessairement de notre avis en tous points sur la question +des mariages; mais j'affirme que tous veulent mettre un signet à +cette affaire et n'entendent pas que, pour une éventualité presque +chimérique, encore moins pour gratifier l'orgueil d'un homme, on +prolonge cet état équivoque des relations des deux pays<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a><a href="#footnote385" title="Go to footnote 385"><span class="smaller">[385]</span></a>.»</p> + +<p>Par contre, grands furent le désappointement et le désarroi des +députés de l'opposition qui avaient cru trouver dans l'irritation +et les menaces de l'Angleterre un moyen de renverser M. Guizot. M. +Greville, qui, étant encore à Paris, avait occasion d'observer de +près ces députés, les comparait à des gens qui «sentent la terre +leur manquer sous les pieds». Il était assailli de leurs plaintes +et de leurs récriminations. «Nous ne pouvons rien dire pour vous +dans la Chambre, lui déclarait M. Cousin, quand vous ne paraissez +pas disposés à rien dire pour vous-mêmes.» M. Duvergier de Hauranne +ne lui tenait pas un autre langage. M. de Beaumont lui demandait +ironiquement s'il était vrai que les Anglais «eussent mis bas les +armes». Tout porté qu'il fût personnellement vers la conciliation, +M. Greville était embarrassé de la situation fausse où se mettait le +gouvernement britannique, en faisant ainsi faux bond à ses alliés de +France et en opérant cette retraite silencieuse après une si bruyante +entrée en campagne. Naturellement M. Thiers n'était pas celui qui +se plaignait le moins <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> haut. «Il est maussade comme un ours, +notait encore M. Greville; il sait que son alliance avec l'ambassade +anglaise ne lui a fait aucun bien, et il se rend compte maintenant +qu'il ne pourra probablement pas s'en servir pour faire du mal à +quelque autre<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a><a href="#footnote386" title="Go to footnote 386"><span class="smaller">[386]</span></a>.» Toutefois, le chef de l'opposition française ne +voulut pas abandonner la partie sans faire un nouvel appel à lord +Palmerston. Prenant donc un ton dégagé qui voilait mal l'amertume de +son dépit, et qui d'ailleurs était habilement calculé pour piquer au +jeu le ministre anglais, il écrivit à M. Panizzi, le 24 janvier<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a><a href="#footnote387" title="Go to footnote 387"><span class="smaller">[387]</span></a>: +«Les discours de votre tribune ont produit ici un effet singulier. +Le sentiment de tout le monde, c'est que tout est fini: on va +jusqu'à dire que vous n'aurez pas de discussion, à votre tribune, +sur l'affaire des mariages. Je vous prie de me dire ce qu'il en est, +et de me le dire par le retour du courrier. Nous passerions pour des +boutefeux, et, ce qui est pire, nous le serions, si, la querelle +s'apaisant, nous venions la ranimer... Je reprochais surtout à nos +ministres d'avoir rompu l'alliance avec les whigs, pour la misérable +affaire des mariages. Si cette sotte affaire ne nous a pas brouillés, +ce dont je m'applaudis fort, notre grief est sans valeur, et il +serait ridicule d'attaquer M. Guizot pour une telle chose... Pour +moi qui trouvais la situation difficile, vu la tournure des choses, +je serai charmé d'être dispensé de me mêler à cette discussion.»</p> + +<p>M. Thiers pouvait se rassurer; lord Palmerston n'avait aucune envie +de désarmer. Si la pression de l'opinion et les exigences de ses +collègues l'avaient contraint de laisser passer, sans y contredire, +les manifestations conciliantes de l'ouverture de la session, il +comptait bien prendre avant peu sa revanche sur les pacifiques. Ce ne +fut pas long. Pour rallumer la bataille, il suffit de la publication +des documents diplomatiques déposés par lui, quelques jours après, +sur le bureau des deux Chambres. Les <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> dépêches ainsi livrées +à la polémique des journaux contenaient toutes les récriminations +dont on avait jugé sage de s'abstenir à la tribune du Parlement. Dans +le choix de ces dépêches, lord Palmerston avait eu soin de ne pas +omettre les plus irritantes, celles qui mettaient le plus directement +en cause la loyauté du gouvernement français; de ce nombre étaient +deux dépêches de lord Normanby, datées du 1<sup>er</sup> et du 25 septembre, +autour desquelles il se fit aussitôt grand bruit. Dans la première, +l'ambassadeur racontait que M. Guizot venait de lui annoncer que les +deux mariages «ne se feraient pas en même temps»; j'ai déjà mentionné +cette réponse, faite de bonne foi, à un moment où notre gouvernement +croyait encore pouvoir échapper à la complète simultanéité<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a><a href="#footnote388" title="Go to footnote 388"><span class="smaller">[388]</span></a>. +La seconde dépêche rendait compte d'un entretien postérieur dans +lequel M. Guizot parlait des deux mariages comme devant être célébrés +ensemble; elle ajoutait que le ministre, interpellé par l'ambassadeur +sur la contradiction existant entre ses deux déclarations, avait eu +une attitude assez piteuse, essayant d'abord de nier sa première +réponse, ensuite de l'expliquer par ce fait que, dans la cérémonie, +la Reine devait être en effet mariée la première. On verra plus tard +le démenti donné par M. Guizot à cette dépêche qui, contrairement +à tous les usages, n'avait pas été préalablement communiquée au +ministre dont elle prétendait rapporter les paroles.</p> + +<p>La publication du <cite lang="en">Blue book</cite>, et tout particulièrement des deux +dépêches de lord Normanby, fut, pour les journaux de lord Palmerston, +et immédiatement après pour ceux de M. Thiers, une occasion de +reprendre avec une passion ravivée l'accusation de déloyauté déjà +portée contre le gouvernement français. Notre opposition, naguère +déconcertée et sur le point de battre en retraite, retrouva ardeur +et confiance. Il fallait voir avec quel geste de confusion indignée +le <cite>Constitutionnel</cite> affectait de se voiler la face à la vue d'un +ministre français pris en flagrant délit de fourberie; nos feuilles +de gauche proclamaient que, du <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> commencement à la fin de +cette affaire, M. Guizot avait toujours «rusé», «menti», et on le +traitait couramment de Scapin et de Bilboquet; la conclusion était +que, pour dégager l'honneur de la France et rétablir les bons +rapports avec l'Angleterre, il fallait, sans une minute de retard, +changer de ministère. Comme toujours, c'était M. Thiers qui menait +l'attaque; chez lui, plus aucune trace du découragement qui avait +inspiré sa dernière lettre à M. Panizzi. Rencontrant M. Greville +à l'ambassade anglaise, qui devenait de plus en plus le quartier +général de l'opposition, il lui parla sur un ton singulièrement +animé. «Il me reprocha, raconte M. Greville, d'ajouter foi à tout +ce que me disait Mme de Lieven, déclarant que j'étais <em>une éponge +trempée dans le liquide de Mme de Lieven</em><a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a><a href="#footnote389" title="Go to footnote 389"><span class="smaller">[389]</span></a>, et essaya, de son +mieux, de me persuader que Guizot était faible, que sa majorité ne +valait pas un fétu, et que le Roi pouvait et devait se débarrasser +de lui aussitôt qu'il se trouverait lui-même dans une sorte de +danger.—Conseillez à Palmerston, ajouta-t-il, de dire beaucoup de +bien de la France et beaucoup de mal de M. Guizot.—Je répondis que +je lui donnerais la moitié de l'avis, et pas l'autre.» M. Greville +sortit de cet entretien, complètement édifié sur les sentiments de +son interlocuteur. «Il ne pense, disait-il, qu'à faire du mal, à +satisfaire sa propre passion et ses ressentiments<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a><a href="#footnote390" title="Go to footnote 390"><span class="smaller">[390]</span></a>.» M. Thiers +écrivait de son côté à M. Panizzi: «Je ne sais ce que M. Greville +est venu faire ici, mais il a fini par m'être très suspect. Je l'ai +un peu raillé le jour de son départ, et il en est très piqué. Il a +passé sa vie chez Mme de Lieven, chez M. Guizot, et il tenait ici le +langage d'un pur <em>Guizotin</em>... Je crois franchement qu'il n'est pas +bien sûr et qu'il avait quelque commission particulière, je ne sais +pour qui, mais qui n'irait pas dans le sens de vieux révolutionnaires +comme vous et moi<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a><a href="#footnote391" title="Go to footnote 391"><span class="smaller">[391]</span></a>.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> Naturellement M. Guizot ne pouvait voir avec indifférence +la reprise d'attaques et d'injures dont la distribution du <cite lang="en">Blue +book</cite> avait donné le signal. Il fut particulièrement blessé de la +publication des deux dépêches de lord Normanby. Ainsi était effacée +dans son esprit l'impression favorable qu'avaient produite les +premiers débats du Parlement anglais. S'étant, lui aussi, rencontré +avec M. Greville, il ne lui dissimula pas que toute conciliation +était rendue impossible par les procédés de lord Normanby et par +les sentiments de lord Palmerston; il ne contestait pas les bonnes +dispositions de quelques autres membres du cabinet whig, mais elles +lui paraissaient de peu d'importance tant que ne changeraient +pas celles du ministre qui dirigeait en maître la diplomatie +britannique<a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a><a href="#footnote392" title="Go to footnote 392"><span class="smaller">[392]</span></a>. M. Greville n'avait pas grand'chose à répondre. +Force lui était de s'avouer que la pacification rêvée par lui +était plus éloignée que jamais. Il quitta Paris, dans les derniers +jours de janvier, triste et découragé. «Ainsi finit ma <em>mission</em>, +notait-il sur son journal au moment de se rembarquer, et il me +reste seulement à faire le rapport le plus véridique de l'état des +affaires en France, à ceux à qui il importe le plus de le connaître; +mais alors il leur sera très difficile d'adopter un parti décisif et +satisfaisant<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a><a href="#footnote393" title="Go to footnote 393"><span class="smaller">[393]</span></a>.»</p> + +<h4>VI</h4> + +<p>La discussion de l'adresse à la Chambre des députés s'ouvrit le +1<sup>er</sup> février 1847 et dura jusqu'au 12. Une escarmouche sur +l'affaire de Cracovie, une bataille sur les mariages espagnols, +telles furent les parties saillantes de cette discussion. Au sujet de +Cracovie, le discours du trône s'était borné à dire avec une sobriété +voulue: «Un événement inattendu a altéré l'état de choses fondé en +Europe par le dernier traité de Vienne. La <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> république de +Cracovie, État indépendant et neutre, a été incorporée à l'empire +d'Autriche. J'ai protesté contre cette infraction aux traités.» Le +projet d'adresse, un peu moins bref, ajoutait, en s'inspirant d'une +idée indiquée dans la note que M. Guizot avait naguère adressée +aux trois cours<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a><a href="#footnote394" title="Go to footnote 394"><span class="smaller">[394]</span></a>: «La France veut sincèrement le respect de +l'indépendance des États et le maintien des engagements dont aucune +puissance ne peut s'affranchir sans en affranchir les autres»; il +félicitait en outre le gouvernement d'avoir «répondu à la juste +émotion de la conscience publique, en protestant contre cette +violation des traités, nouvelle atteinte à l'antique nationalité +polonaise». Ce fut M. Odilon Barrot qui parla au nom de l'opposition. +Que voulait-il au juste? Il serait malaisé de préciser à quoi +concluaient ses phrases contre les traités de 1815 et en faveur des +nationalités. M. Guizot, dans sa réponse, fut au contraire très +net. «Le gouvernement du Roi, dit-il, a vu dans la destruction de +la république de Cracovie un fait contraire au droit européen; il a +protesté contre le fait, qu'il a qualifié selon sa pensée. Il en a +pris acte afin que, dans l'avenir, s'il y avait lieu, la France pût +en tenir le compte que lui conseilleraient ses intérêts légitimes +et bien entendus... Mais, en même temps qu'il protestait, le +gouvernement du Roi n'a pas considéré l'événement de Cracovie comme +un cas de guerre. Et là où le gouvernement du Roi ne voit pas un cas +de guerre, il ne tient pas le langage, il ne fait pas le bruit, il +ne prend pas l'attitude de la guerre; il trouve qu'il n'y aurait à +cela ni dignité, ni sûreté. Savez-vous quel est le vrai secret de la +politique? C'est la mesure; c'est de faire à chaque chose sa juste +part, à chaque événement sa vraie place, de ne pas grossir les faits +outre mesure, pour grossir d'abord sa voix et ensuite ses actes au +delà du juste et du vrai... Voici encore pourquoi, indépendamment +de cette décisive raison que je viens d'indiquer, voici pourquoi +nous avons agi comme nous l'avons fait. Nous n'avons pas cru que le +moment où nous protestions <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> contre une infraction aux traités +fût le moment de proclamer le mépris des traités; nous n'avons pus +cru qu'il nous convînt, qu'il convînt à la moralité de la France, à +la moralité de son gouvernement, de dire, à l'instant où il s'élevait +contre une infraction aux traités: Nous ne reconnaissons plus de +traités.» Le ministre montrait à la Chambre que toute autre conduite +eût amené «de nouveau, en Europe, l'union de quatre puissances contre +une». «Le jour, ajoutait-il, où nous croirions que la dignité et +l'intérêt du pays le commandent, nous ne reculerions pas plus que +d'autres devant une telle situation; mais nous sommes convaincus que +l'événement de Cracovie n'était pas un motif suffisant pour laisser +une telle situation se former en Europe.» La Chambre applaudit à ce +langage aussi ferme que sensé, et la gauche n'osa même pas proposer +d'amendement.</p> + +<p>Sur les mariages espagnols, l'opposition, naguère si passionnée +dans la presse, se montra tout d'abord assez hésitante; on eût +dit qu'elle éprouvait quelque embarras à répéter à la tribune ce +qu'elle avait écrit dans les journaux. Quand, dans la séance du 2 +février, la discussion s'ouvrit sur le paragraphe relatif à cette +affaire, M. Crémieux se trouva à peu près seul à attaquer les +mariages. Les hommes considérables, M. Thiers notamment, se turent. +Il n'appartenait pas à M. Guizot d'engager lui-même un combat auquel +l'opposition se dérobait, d'autant qu'il avait dit le nécessaire +dans la discussion de la Chambre des pairs<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a><a href="#footnote395" title="Go to footnote 395"><span class="smaller">[395]</span></a>. Il se borna donc à +quelques mots dans lesquels, rappelant la modération, la réserve, +la bienveillance pour la France qui venaient de se manifester au +Parlement anglais, il se montrait désireux de s'associer à cet esprit +de conciliation; sans doute, ajoutait-il, s'il y avait été obligé, il +se serait défendu; mais, sa politique n'ayant pas été sérieusement +<span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> attaquée, il croyait répondre aux sentiments exprimés à +Londres, en s'abstenant pour le moment de toute discussion. Sur cette +déclaration, le paragraphe fut voté sans difficulté. La Chambre se +trouva ensuite en présence d'un paragraphe additionnel, proposé par +MM. Billault et Dufaure: c'était la manifestation du nouveau tiers +parti qui prétendait faire la leçon à la fois à M. Thiers et à M. +Guizot, se séparait du premier en approuvant les mariages, mais ne +témoignait pas confiance dans la fermeté du second. Cet amendement, +soutenu par ses deux auteurs et par M. de Tocqueville, repoussé avec +un laconisme dédaigneux, d'un côté par M. Guizot, de l'autre par M. +Odilon Barrot, ne réunit au vote que 28 voix sur 270. Un échec si +complet fit sourire la galerie. «Ils ont voulu faire de l'équilibre, +disait le <cite>Journal des Débats</cite>, être de l'opposition et de la +majorité, garder un pied sur la rive droite et un pied sur la rive +gauche, ce qui est une attitude très difficile quand on n'est pas le +colosse de Rhodes.»</p> + +<p>Le gouvernement s'était-il donc débarrassé à si peu de frais de +l'opposition contre les mariages espagnols? C'eût été trop beau. En +sortant de cette séance du 2 février, M. Thiers avait conscience +de n'y avoir pas fait brillante figure. Vainement ses journaux +prétendaient-ils, le lendemain matin, que M. Guizot avait «demandé +grâce» et «imploré le silence»; le public ne s'y laissait pas +prendre: il voyait bien qui avait reculé devant le débat, et un +observateur pouvait noter sur son journal intime: «L'opposition est +en pleine déroute; en gardant le silence, elle avoue implicitement +l'imprudence et l'impopularité de la politique qu'elle a suivie par +rapport aux mariages espagnols; jamais, depuis 1830, elle n'avait +paru à ce point déconcertée et anéantie<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a><a href="#footnote396" title="Go to footnote 396"><span class="smaller">[396]</span></a>.» M. Thiers crut donc +nécessaire de tenter quelque chose, dans la séance du 3 février, +afin d'atténuer cette impression. Il prit la parole pour déclarer +que, s'il s'était abstenu jusqu'alors, c'était que le ministre des +affaires étrangères lui avait paru désirer le silence dans l'intérêt +du pays; mais ne voulant, <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> disait-il, laisser aucune +équivoque sur la question de savoir à qui incombait la responsabilité +de ce silence, il demandait au gouvernement de dire nettement s'il +acceptait ou refusait la discussion. M. Guizot répondit aussitôt que +le ministère ne refusait pas la discussion; tant qu'il ne s'était +pas vu attaqué sérieusement, il avait cru qu'il y aurait avantage à +imiter la réserve du Parlement anglais; si aujourd'hui l'on voulait +recommencer le débat, il l'accepterait; mais ce n'était pas à lui à +prendre l'initiative; il ne pouvait avoir qu'à se défendre. Sur ce, +M, Thiers annonça qu'il parlerait, et rendez-vous fut pris pour le +lendemain.</p> + +<p>M. Thiers n'apporta pas, à la tribune, la contradiction absolue, +l'attaque à fond, la réprobation véhémente et indignée qu'eussent pu +faire prévoir la polémique de ses journaux et ce que nous savons de +ses sentiments intimes. Évidemment, il était contenu par l'état de +l'esprit public. Quand il en vint à préciser les points où il eût +voulu une politique différente de celle qui avait été suivie, on +fut surpris de voir que ces points n'étaient, en somme, ni les plus +nombreux ni les plus considérables, et que souvent la dissidence se +réduisait à peu de chose. Il commença par reconnaître qu'il avait +été bon de marier la Reine avec don François d'Assise et d'écarter +le prince de Cobourg. Sa critique porta uniquement sur le mariage +du duc de Montpensier; il ne contestait pas que ce mariage fût +«désirable» sous plusieurs rapports, mais, selon lui, on s'était, +sans nécessité, trop pressé de l'accomplir, et cette précipitation +avait fait manquer à ce qui était dû à l'Angleterre. Pour établir +cette thèse, il exposa les faits à sa façon, niant que le ministère +whig eût été moins fidèle que le ministère tory aux engagements pris +à Eu, affirmant même que le premier avait fait plus encore que le +second pour empêcher le mariage Cobourg. Il appuya aussi sur les +révélations faites par les deux dépêches de lord Normanby du 1<sup>er</sup> +et du 25 septembre 1840, et sur les déclarations contradictoires que +M. Guizot aurait faites à ces deux dates. Et pourquoi, demandait-il, +tous ces mauvais procédés dont la conséquence <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> avait été la +rupture de l'alliance anglaise? Pour faire un mariage qui ne valait +certes pas d'être payé si cher. L'orateur estimait qu'en attachant +tant d'importance à cette question matrimoniale, le gouvernement +avait commis une sorte d'anachronisme: aujourd'hui, ce n'était plus +par un lien de parenté royale que la politique française pouvait +agir efficacement en Espagne, c'était par le lien d'une révolution +commune. Parlant à ce propos du rôle de la France en Europe, M. +Thiers revendiquait pour son pays l'honneur de protéger partout la +liberté en péril, les nationalités menacées. Pour une telle œuvre, +l'alliance anglaise lui était utile. En rompant cette alliance au +moment où le pouvoir passait aux mains des whigs, dont l'esprit +libéral déplaisait aux puissances absolutistes, notre gouvernement +avait révélé ses penchants réactionnaires. Ce qu'il nous en coûtait, +on l'avait vu tout de suite dans l'affaire de Cracovie. Mais Cracovie +n'était qu'un point dans l'espace. M. Thiers montrait alors, dans +un brillant tableau, l'Italie qui se réveillait à la parole de Pie +IX, la Suisse en état de guerre civile, l'Allemagne en fermentation +constitutionnelle; il indiquait de quel appui serait, sur tous ces +théâtres, pour la cause de la liberté, l'union de la France et de +l'Angleterre. «Méconnaissez, s'écriait-il, l'événement de Cracovie; +Cracovie était bien petite, quoiqu'elle ait la grandeur du droit; +méconnaissez l'événement de Cracovie; mais avez-vous donc méconnu +l'état du monde?»</p> + +<p>M. Guizot prit la parole, le lendemain, 5 février: «Y a-t-il eu +nécessité de faire ce qu'on a fait et au moment où on l'a fait? +Y a-t-il eu loyauté dans la manière dont on l'a fait?» Telle +était la double question qui lui paraissait posée par le débat. +Il y répondait oui sans hésiter, et il entreprit de justifier +sa réponse en recommençant, avec nombreuses pièces à l'appui, +l'histoire des négociations auxquelles avait donné lieu l'affaire +des mariages. Cela fait,—et ce fut de beaucoup la partie la plus +étendue de son discours,—il aborda ce qu'il appelait «la question +des conséquences de l'acte, la question de la situation politique +que l'acte nous avait faite». Il ne contestait <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> pas «la +gravité de cette situation», mais ne voulait pas qu'on l'exagérât. +En tout cas, il estimait que le moyen le plus sûr d'écarter tous +les dangers était que la politique française restât «conservatrice, +pacifique, dévouée à l'ordre européen». Ainsi obtiendrait-on que les +puissances persistassent à refuser leur adhésion aux protestations +de l'Angleterre. Arrivé au terme de sa longue démonstration, M. +Guizot concluait, la tête haute et sur un ton de fierté victorieuse: +«L'affaire des mariages espagnols est la première grande chose que +nous ayons faite seuls, complètement seuls, en Europe, depuis 1830. +L'Europe spectatrice, l'Europe impartiale en a porté ce jugement. +Soyez sûrs que cet événement nous a affermis en Espagne et grandis +en Europe.» Et, dominant les murmures de l'opposition, il faisait +honneur de ce succès à la politique d'ordre et de conservation. «Nous +maintenons, s'écriait-il, que cette politique a grandi, fortifié, +honoré la France en Europe, qu'elle lui a donné plus de poids, plus +de crédit; et nous maintenons que si cette politique n'avait pas +été suivie, vous n'auriez pas été en état de résoudre vous-mêmes, +en Espagne, la question qui s'est présentée, et qu'elle aurait été +résolue contre vous au lieu de l'être pour vous.»</p> + +<p>M. Guizot descendit de la tribune au milieu des acclamations de +la majorité. Celle-ci ne lui savait pas seulement gré d'avoir +vigoureusement réfuté les opposants; c'était aussi pour elle une +satisfaction nouvelle, en face de ceux qui l'avaient si souvent +accusée de platitude envers le cabinet de Londres, de voir la fermeté +avec laquelle son chef faisait tête à lord Palmerston<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a><a href="#footnote397" title="Go to footnote 397"><span class="smaller">[397]</span></a>. M. Guizot, +en effet, sans oublier que sa voix portait jusqu'en Angleterre, avait +dit hardiment, sur les procédés de la diplomatie britannique, tout ce +qui lui avait paru nécessaire à sa propre justification. Quelques-uns +même de ses auditeurs, peu braves de leur naturel, n'avaient pas été +parfois sans <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> trembler, en le voyant se mouvoir avec cette +allure résolue, sur un terrain si périlleux; mais on pouvait se fier +à l'habileté de l'orateur: admirablement maître de sa pensée et de +sa parole, il avait mesuré d'avance jusqu'où il pouvait aller, et +n'avait pas dépassé la limite qu'il s'était fixée. Le vote à mains +levées donna une grande majorité au ministère. L'opposition, se +sentant battue, n'avait pas osé demander le scrutin. Quelques jours +après, l'ensemble de l'adresse fut voté par 248 voix contre 84. Le +ministère ne s'était pas encore vu à la tête d'une majorité aussi +nombreuse et aussi décidée.</p> + +<p>L'opposition, qui sentait toute l'étendue de son échec, maugréait +plus ou moins contre M. Thiers, auquel elle reprochait d'avoir voulu +engager le combat sur un terrain aussi défavorable que celui des +mariages espagnols. Le désappointement ne devait pas être moins vif +à l'ambassade anglaise et au <i lang="en">Foreign office</i>. On y avait cru que la +discussion entraînerait la chute du ministère; or, il se trouvait au +contraire qu'elle avait tout à fait tourné à son avantage. M. Guizot +se plaisait à mettre en lumière la déception de ses adversaires. +«Voici, écrivait-il à ses agents près les cours de Vienne et de +Berlin, l'erreur du cabinet anglais depuis six mois. Il a compté sur +l'intimidation du Roi, des Chambres, du public. Il a espéré d'abord +que le mariage Montpensier ne se ferait pas; puis, le mariage fait, +qu'on ferait des concessions sur les choses, que la duchesse de +Montpensier renoncerait à ses droits; puis qu'à défaut de concessions +sur les choses, on en ferait sur les personnes, que M. Guizot serait +sacrifié. De Paris, on a successivement écrit et promis tout cela à +Londres. Cabinet anglais et opposition française ont l'un et l'autre +mis tout leur jeu sur cette carte de l'intimidation à tous les degrés +et sous toutes les formes. Ils se sont trompés<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a><a href="#footnote398" title="Go to footnote 398"><span class="smaller">[398]</span></a>.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> M. Thiers, craignant évidemment que lord Palmerston ne +fût ainsi découragé de l'alliance contractée avec lui, s'empressa +d'écrire à M. Panizzi; il lui affirma, en dépit des votes émis; que +«l'immense majorité de la Chambre des députés déplorait la conduite +de M. Guizot», qu'elle lui «reprochait son imprudente morgue et +l'aveuglement avec lequel il s'était jeté dans le débat», et surtout +il tâcha toujours de faire croire au gouvernement anglais qu'en +poussant vigoureusement son attaque, il déterminerait Louis-Philippe +à abandonner son ministre. «Le Roi, écrivait-il, est devenu fort +douteux pour M. Guizot... Je suis certain de ce que je vous dis +ici. Des confidences très sûrement informées ne m'ont laissé aucun +doute à cet égard. Avant-hier, j'ai pu me convaincre d'un changement +notable, par mes propres yeux. J'étais invité au spectacle de la +cour avec sept ou huit cents personnes, par conséquent sans faveur +aucune; mais j'ai reçu un accueil qu'on ne m'avait pas fait depuis +bien des années, et c'est toujours ainsi quand on commence à +s'ébranler<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a><a href="#footnote399" title="Go to footnote 399"><span class="smaller">[399]</span></a>.» Toutefois, lord Palmerston se lassait de prendre +au sérieux ces assurances toujours démenties par l'événement. Il se +rendait compte que le ministère était beaucoup plus solide que M. +Thiers ne le disait. «Je crois M. Guizot aussi fort que jamais», +écrivait-il peu après à lord Normanby<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a><a href="#footnote400" title="Go to footnote 400"><span class="smaller">[400]</span></a>. À partir de cette époque, +sans aucunement désarmer à l'égard du gouvernement français, il se +montra beaucoup moins occupé de lier partie avec notre opposition. +D'ailleurs, s'il eût trouvé un certain plaisir de vengeance à jeter +par terre un ministre qui l'avait mortifié, et si, par ce motif, il +avait associé volontiers ses ressentiments à ceux de M. Thiers, il +ne consentait nullement à regarder l'avènement de ce dernier comme +une satisfaction qui dût effacer ses griefs, dissiper ses méfiances +et mettre fin au conflit: en réalité ce n'était pas à tel ministre, +mais à la France qu'il en voulait. «Je ne vois <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> vraiment +pas, écrivait-il encore à lord Normanby, ce que nous gagnerions à +un changement de cabinet en France. Nous pourrions avoir quelqu'un +avec qui il serait plus agréable de traiter, à la parole duquel nous +croirions davantage; mais le successeur, quel qu'il fût, serait dans +son cœur aussi hostile à l'Angleterre; peut-être même jugerait-il +plus nécessaire d'être raide, pour qu'on ne le crût pas moins disposé +que M. Guizot à nous braver,—nous devrions plutôt dire à nous +tromper,—dans ce qui regarde le mariage espagnol<a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a><a href="#footnote401" title="Go to footnote 401"><span class="smaller">[401]</span></a>.»</p> + +<h4>VII</h4> + +<p>J'ai déjà eu plusieurs fois occasion de noter les relations +compromettantes de lord Normanby avec l'opposition française. Pendant +son voyage à Paris, au mois de janvier 1847, M. Greville avait +essayé, sans succès, de lui faire comprendre l'incorrection et le +danger de sa conduite<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a><a href="#footnote402" title="Go to footnote 402"><span class="smaller">[402]</span></a>. «Je laisse l'ambassade dans une situation +pénible et fâcheuse, écrivait-il tristement en se remettant en route +pour l'Angleterre. Normanby semble ne pas se soucier si l'on voit son +intimité avec Thiers, et il n'en a d'aucune sorte avec Guizot... +Thiers, ayant saisi Normanby dans ses griffes, ne le laissera pas +aller aisément, et le ressentiment de Guizot ne sera guère apaisé; +aussi ne vois-je aucune chance que de bons rapports puissent jamais +être rétablis entre eux<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a><a href="#footnote403" title="Go to footnote 403"><span class="smaller">[403]</span></a>.» Il n'y avait pas là seulement, comme +s'en plaignait M. Greville, un obstacle aux conversations cordiales +qui eussent amené une détente; mais, dans une telle situation, +le moindre incident pouvait dégénérer en un conflit aigu entre +l'ambassadeur et le ministre. Cet incident naquit de la discussion de +l'adresse.</p> + +<p>On se rappelle comment lord Palmerston avait publié dans <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> +son <cite lang="en">Blue book</cite> deux dépêches de lord Normanby, rapportant deux +conversations de M. Guizot, du 1<sup>er</sup> et du 25 septembre: dans l'une +de ces dépêches, le ministre présentait le mariage de la Reine et +celui de l'Infante comme ne devant pas se faire «en même temps»; +dans l'autre, il avouait leur simultanéité, et, interpellé sur la +déclaration contraire faite par lui précédemment, il s'en montrait +fort embarrassé, essayait d'abord de la nier, puis prétendait +l'expliquer en disant qu'en effet, dans la cérémonie, la Reine serait +mariée la première. On n'a pas oublié non plus les accusations +portées à ce propos, à Londres comme à Paris, contre M. Guizot. +Celui-ci crut devoir y répondre dans son grand discours du 5 février. +Il ne contesta aucunement avoir annoncé, le 1<sup>er</sup> septembre, à +lord Normanby, que les mariages ne se feraient pas en même temps. +«J'étais bien en droit de le dire, ajoutait-il;... car non seulement +il n'était pas du tout décidé que les deux mariages se feraient +simultanément; mais nous nous opposions encore, à ce moment, à la +simultanéité.» Le ministre raconta ensuite comment, quelques jours +plus tard, le 4 septembre, le gouvernement français avait été amené, +par les exigences de l'Espagne, à consentir cette simultanéité. +«Je n'en ai pas averti l'ambassadeur d'Angleterre, continua M. +Guizot, c'est vrai; je n'ai pas cru devoir l'avertir. J'aurais +manqué aux plus simples conseils de la prudence, si, en présence +d'une opposition qu'il m'avait déjà déclarée, j'avais été l'avertir +moi-même du moment où il fallait qu'il agît contre nous.» Quant +à la conversation que lui attribuait la dépêche du 25 septembre, +M. Guizot fit d'abord observer qu'en recevant un ambassadeur et +en répondant à ses questions, il n'entendait pas subir une sorte +d'interrogatoire; qu'il ne devait lui dire que la vérité, mais qu'il +s'expliquait seulement dans la mesure qui convenait à l'intérêt de +son pays et de sa politique. Il rappela ensuite que tout compte rendu +fait par un agent étranger d'une semblable conversation n'avait un +caractère d'authenticité et d'irréfragabilité que s'il était soumis +préalablement à celui dont on rapportait les paroles; que lord +Normanby en <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> avait usé ainsi pour l'entretien du 1<sup>er</sup> +septembre; que, pour celui du 25 septembre, au contraire, cette +communication n'avait pas été faite. Le ministre se croyait donc le +droit de contester que son langage eût été exactement reproduit. +«J'ose dire, déclarait-il, que si M. l'ambassadeur d'Angleterre +m'avait fait l'honneur de me communiquer sa dépêche du 25 septembre, +comme il m'avait communiqué celle du 1<sup>er</sup>, j'aurais parlé autrement +et peut-être mieux qu'il ne m'a fait parler.» Fallait-il s'attendre +qu'après avoir démenti un compte rendu inexact, M. Guizot en +apportât un exact? Non, il ne s'y croyait pas tenu, et il préférait +laisser une certaine obscurité sur une conversation dans laquelle, +dès l'origine, il n'avait évidemment pas voulu ou pu être net. «Un +seul mot, dit-il, sur le fond même de la dépêche. Le 25 septembre, +Messieurs, toute la situation était changée: M. l'ambassadeur +d'Angleterre m'apportait la protestation de son gouvernement contre +le mariage de M. le duc de Montpensier. Cette protestation annonçait +que le gouvernement anglais ferait tout ce qui dépendrait de lui +pour empêcher ce mariage. Je recevais en même temps de Madrid des +nouvelles tout à fait dans le même sens. Un grand effort intérieur +et extérieur était fait contre le mariage, pour l'empêcher. Je me +suis senti, le mot n'a rien de blessant pour personne, je me suis +senti, après avoir reçu cette protestation, en face d'un adversaire, +et je me suis conduit en conséquence, ne disant rien qui ne fût +rigoureusement vrai, mais ne me croyant pas obligé à rien dire qui +nuisît à ma cause ni à mon pays.»</p> + +<p>Lord Normanby n'était pas d'humeur à prendre en patience la leçon qui +venait de lui être donnée. Il y vit une offense publique à relever +immédiatement, et, dès le lendemain, 6 février, il adressa à lord +Palmerston une dépêche rédigée <i>ab irato</i>, dans laquelle il disait: +«Je répète, une fois pour toutes, et dans les termes les plus forts +dont le langage soit susceptible, que le récit donné par moi est +la traduction fidèle et littérale de chaque phrase et de chaque +explication dont M. Guizot s'est servi dans la conversation que nous +<span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> avons eue ensemble.» Lord Palmerston était trop au courant +des usages diplomatiques pour ne pas savoir que lord Normanby s'était +mis dans son tort en ne communiquant pas préalablement sa dépêche à +M. Guizot, et que celui-ci était dans son droit en contestant, non +la sincérité, mais l'exactitude du compte rendu<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a><a href="#footnote404" title="Go to footnote 404"><span class="smaller">[404]</span></a>; il aurait donc +dû calmer son agent. Mais empêcher une mauvaise querelle de naître, +ce n'était ni dans les habitudes, ni surtout dans la disposition +actuelle de lord Palmerston; il aima bien mieux s'y jeter lui-même, +sans se demander ni ce qu'elle valait, ni où elle le conduirait, ni +comment il pourrait en sortir. Il répondit à lord Normanby, le 11 +février: «Milord, votre dépêche du 6 courant m'est parvenue, et, +en réponse à cette communication, j'ai à assurer Votre Excellence +que le gouvernement de Sa Majesté a la plus parfaite confiance dans +l'exactitude de vos rapports, et que rien de ce qui a été dit à la +Chambre des députés, le 5 courant, ne peut en aucune façon ébranler +la conviction du gouvernement de Sa Majesté que le récit, renfermé +dans votre dépêche du 25 septembre dernier, de ce qui s'est passé +dans la conversation entre vous et M. Guizot, est entièrement, +rigoureusement conforme à la vérité.» Le jour même, avant que l'encre +en fût séchée, il déposait cette réponse avec un extrait de la +dépêche de lord Normanby, sur le bureau du Parlement<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a><a href="#footnote405" title="Go to footnote 405"><span class="smaller">[405]</span></a>.</p> + +<p>Quelques heures après, tous les journaux publiaient les deux pièces. +C'était précisément ce qu'avait voulu lord Palmerston. Il trouvait +plaisir à dire tout haut qu'il tenait M. Guizot pour un menteur. +«Le résultat, disait le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite>, organe du <i lang="en">Foreign +office</i>, est qu'à la face des deux nations, M. Guizot est <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> +regardé dans l'opinion publique comme un imposteur convaincu +d'imposture. C'est une position qui n'est pas nouvelle pour lui +et qu'il peut supporter avec une philosophique indifférence; mais +certes il n'est personne en Angleterre, ayant la prétention d'être +un <i lang="en">gentleman</i>, qui se décidât à la subir, et, s'il le faisait, +il serait certainement frappé d'une déconsidération universelle.» +Suivant leur habitude, les journaux de M. Thiers firent écho à ceux +de lord Palmerston. Le <cite>Constitutionnel</cite> ne fut pas moins ardent +que le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> à accuser M. Guizot «d'avoir abusé, par +de misérables équivoques, la loyauté de l'ambassadeur anglais»; il +proclama que l'honneur de la France était intéressé à désavouer un +ministre «menteur», et surtout il s'appliqua à grossir, à envenimer +l'incident, toujours dans l'espoir d'en faire sortir une crise +ministérielle; soulignant ce qui pouvait irriter de part et d'autre +les amours-propres, il disait à lord Normanby: «Voyez comme M. Guizot +s'est moqué de vous», et à M. Guizot: «Ne vous apercevez-vous pas que +lord Normanby et lord Palmerston vous donnent un injurieux démenti?»</p> + +<p>La prétention de lord Normanby était que satisfaction publique lui +fût donnée par M. Guizot, du haut de la tribune<a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a><a href="#footnote406" title="Go to footnote 406"><span class="smaller">[406]</span></a>. Le <cite lang="en">Morning +Chronicle</cite> invitait ironiquement le ministre français «à rassembler +tout son courage moral» pour faire cette sorte d'amende honorable. +Par cette exigence, on se flattait, ou d'imposer à M. Guizot la +plus mortifiante des humiliations, ou d'obliger Louis-Philippe à se +séparer de lui. Notre ministre, fort ennuyé de cette querelle qui +venait compliquer inutilement une situation déjà si difficile, eût +saisi volontiers toute occasion d'y mettre fin honorablement, et, +si on le lui eût demandé avec politesse, il n'eût certainement pas +refusé de déclarer qu'en contestant l'exactitude du compte rendu, +il n'avait nullement entendu mettre en doute la bonne foi de +l'ambassadeur<a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a><a href="#footnote407" title="Go to footnote 407"><span class="smaller">[407]</span></a>. Mais à une <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> mise en demeure offensante +et tapageuse, il estimait que sa dignité ne lui permettait pas +de répondre. Il garda donc un silence froid. Même attitude dans +la presse ministérielle. Le <cite>Journal des Débats</cite>, sans discuter +avec les feuilles palmerstoniennes, se borna à signaler leurs +emportements et à dénoncer le concours scandaleux que leur donnaient +le <cite>Constitutionnel</cite> et ses pareils.</p> + +<p>Le chef du <i lang="en">Foreign office</i> ne tarda pas à s'apercevoir qu'il n'y +aurait pas moyen de triompher de cette résistance passive de M. +Guizot; il commençait d'ailleurs,—nous l'avons déjà vu,—à se rendre +compte que le ministère français était plus solide que M. Thiers +ne le faisait croire à lord Normanby. Il invita donc ce dernier à +changer de tactique. «Vous avez dit officiellement, lui écrivit-il +le 17 février, que l'insinuation de Guizot n'était pas vraie; nous +avons fait savoir à toute l'Europe que nous vous croyions et que nous +ne le croyions pas. Que nous faut-il de plus?... Cela, nous avions +le pouvoir de le faire. Mais nous n'avons pas le pouvoir de forcer +M. Guizot à des excuses. C'est pourquoi il vaut mieux ne pas nous +exposer, en les demandant, à être obligés de nous retirer avec un +refus. Il n'y a pas de raison pour que vous et lui ne continuiez pas +à faire les affaires ensemble comme par le passé, et la meilleure +ligne à suivre pour vous, c'est de déclarer que la publication des +dernières dépêches et les sentiments unanimes du Parlement sur ce +sujet vous laissent en bonne situation, et que ni votre gouvernement +ni le Parlement ne demandent que leur opinion soit confirmée par +aucun aveu de Guizot<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a><a href="#footnote408" title="Go to footnote 408"><span class="smaller">[408]</span></a>.» En même temps, lord Palmerston informait, +à plusieurs reprises, M. de Sainte-Aulaire, notre ambassadeur à +Londres, qu'il donnait pleinement raison à lord Normanby; que +celui-ci serait maintenu à son poste; que si on lui rendait +impossible de <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> traiter les affaires et si on l'obligeait +ainsi à quitter Paris, il ne serait pas remplacé; que l'ambassade +serait alors gérée par un chargé d'affaires, et que les rapports +diplomatiques seraient mis sur le même pied que ceux de la France et +de la Russie. Il faisait en sorte que cette dernière éventualité ne +fût pas ignorée de Louis-Philippe<a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a><a href="#footnote409" title="Go to footnote 409"><span class="smaller">[409]</span></a>.</p> + +<p>Une telle situation ne pouvait se prolonger sans péril. À Londres +même, les esprits les plus posés estimaient qu'en cet état, «la +moindre difficulté pouvait produire une explosion et amener la +guerre<a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a><a href="#footnote410" title="Go to footnote 410"><span class="smaller">[410]</span></a>». Comment sortir de là? Il n'y avait pas à compter sur +la sagesse de lord Normanby; mais restaient les chances que devait +nous donner sa maladresse passionnée. Elles ne nous firent pas +défaut. Lady Normanby avait annoncé l'intention de donner un bal le +19 février; dans les bureaux de l'ambassade, on copia, sans y faire +attention, les listes des précédentes réceptions, et l'on adressa par +suite une invitation à M. Guizot. Quand lord Normanby s'en aperçut, +il craignit que cette démarche ne fût regardée comme une sorte +d'avance conciliante à laquelle il n'eût pas voulu se prêter, et il +fit informer M. Guizot que l'invitation lui avait été envoyée par +méprise, ou, comme il disait, «par le <em>mépris</em> de son secrétaire». Ce +ne fut pas tout: sous prétexte de rectifier les récits de certains +journaux, l'ambassadeur fit insérer dans le <cite>Galignani's Messenger</cite> +une note ainsi conçue: «La vérité semble être qu'une invitation +avait été envoyée par erreur à M. Guizot, et que celui-ci en a été +informé; mais il est également vrai, croyons-nous, que M. Guizot en +a été instruit d'une manière indirecte et sans aucune circonstance +pouvant lui donner sujet de s'offenser.» Le scandale fut grand. Le +jour du bal, aucun membre de la cour, du ministère ou de la majorité +des Chambres ne parut à l'ambassade. Par contre, les députés de +l'opposition se donnèrent le mot d'ordre d'y aller, pour témoigner +en faveur de leur allié; on y vit aussi un certain <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> nombre de +légitimistes auxquels lord Normanby, effrayé du vide qui menaçait de +se faire dans ses salons, avait envoyé des invitations à la dernière +heure. Le même soir, il y eut réception au ministère des affaires +étrangères: l'affluence y fut énorme.</p> + +<p>Aux yeux de tous les juges désintéressés, l'ambassadeur d'Angleterre, +par ce dernier incident, avait mis décidément les torts de son côté. +«Sa position est insoutenable en France», écrivait de loin M. de +Metternich<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a><a href="#footnote411" title="Go to footnote 411"><span class="smaller">[411]</span></a>. M. Désages, naguère un peu inquiet du conflit où +se trouvait engagé son ministre, mandait, plus rassuré, à M. de +Jarnac: «En définitive, lord Normanby est aujourd'hui, je crois, +plus embarrassé qu'embarrassant<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a><a href="#footnote412" title="Go to footnote 412"><span class="smaller">[412]</span></a>.» Les Anglais n'étaient pas +les derniers à se rendre compte de la situation mauvaise où s'était +mis leur ambassadeur. Dès l'origine, beaucoup d'entre eux avaient +vu avec déplaisir cette querelle personnelle venant compliquer un +différend politique dont on commençait à être las<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a><a href="#footnote413" title="Go to footnote 413"><span class="smaller">[413]</span></a>. Ce sentiment +devint plus vif encore après la sotte histoire du bal. M. Greville +constatait, le 23 février, que l'impression de dégoût et d'inquiétude +était générale, sauf peut-être chez lord Palmerston. «Rien n'est plus +déplorable que l'état de l'affaire, ajoutait-il, et Normanby semble +entièrement inconscient de la pauvre figure qu'il fait<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a><a href="#footnote414" title="Go to footnote 414"><span class="smaller">[414]</span></a>.» Le +<cite lang="en">Times</cite> exprimait le mécontentement du public.</p> + +<p>Émus de ce mouvement d'opinion, plusieurs des membres du cabinet +britannique commencèrent à sortir un peu de l'inertie qui d'ordinaire +leur faisait laisser le champ libre à lord Palmerston; ils se +préoccupèrent de contenir leur collègue et de mettre au plus vite +fin à la querelle. Mais, pendant qu'ils s'agitaient et tâtonnaient +dans ce dessein, le chef du <i lang="en">Foreign office</i>, sans les consulter, +sans même avertir son premier <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> ministre, lord John Russell, +qui pourtant dînait chez lui le jour même, fit auprès de M. de +Sainte-Aulaire une démarche violente qui aggravait singulièrement +le conflit et qui dépassait ce que lui-même, quelques jours +auparavant, regardait comme possible; il déclara à l'ambassadeur +de France que «si lord Normanby ne recevait pas une réparation +immédiate et satisfaisante, les relations diplomatiques entre +les deux pays seraient interrompues». Lord Clarendon, informé de +ce fait par quelqu'un qui venait de voir M. de Sainte-Aulaire, +alla aussitôt trouver lord John Russell: «Que diriez-vous, lui +demanda-t-il, si Palmerston avisait Sainte-Aulaire qu'à moins d'une +réparation offerte à Normanby, toute relation entre la France et +l'Angleterre cesserait?—Oh! non, dit lord John, il ne ferait pas +cela. Je ne pense pas qu'une telle affaire soit à craindre.—Mais +il l'a fait, dit Clarendon, la communication a eu lieu, et la seule +question est de savoir si Sainte-Aulaire en a ou n'en a pas averti +son gouvernement.» Cette fois, lord John Russell, en dépit de la +confiance qu'il affectait de témoigner à Palmerston, s'alarma. Sans +prendre le temps d'avertir ce dernier, il écrivit instantanément à +M. de Sainte Aulaire, et lui demanda de ne pas transmettre à son +gouvernement la communication qui lui avait été faite. Cet avis +arriva à temps; la dépêche n'était pas encore partie. Lord John +Russell vit ensuite lord Palmerston; lui parla-t-il avec plus de +fermeté qu'à l'ordinaire? ou bien le trouva-t-il plus docile et +plus humble, par conscience de ses torts? toujours est-il que le +chef du <i lang="en">Foreign office</i>, sans paraître se formaliser d'avoir vu sa +communication contremandée en dehors de lui, se soumit, au moins +pour le moment, sauf à reprendre sa politique querelleuse plus tard, +lorsqu'il serait moins surveillé et contenu<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a><a href="#footnote415" title="Go to footnote 415"><span class="smaller">[415]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> Cette nouvelle manière d'être de lord Palmerston se +manifesta dans une lettre qu'il écrivit, le 23 février, à lord +Normanby. «Nous sommes très anxieux, lui mandait-il, d'apprendre +que les différends entre vous et Guizot ont été arrangés d'une +façon ou d'une autre... Le public ici commence à s'inquiéter de +ces affaires. Il ne comprend pas bien l'importance qu'ont à Paris +des choses qui n'en auraient pas autant ici; et il craint que +des différends personnels n'aient une influence fâcheuse sur les +différends nationaux qui les ont produits. Vous savez combien ici le +public est sensitif sur tout sujet qu'il suppose conduire à la guerre... +Un arrangement est donc très souhaitable, et plus que vous ne +pouvez vous en apercevoir à Paris.» Le ministre rappelait à son agent +que, dans un conflit entre un premier ministre et un ambassadeur, ce +dernier est toujours le plus faible. Il ne lui cachait pas d'ailleurs +que tout le monde lui donnait tort dans l'affaire du bal, et que +du moment où l'invitation avait été envoyée, même par erreur, elle +n'aurait pas dû être retirée. «Le seul point, disait-il en terminant, +sur lequel quelque chose comme une réparation soit nécessaire, est +ce que Guizot a dit à la Chambre. À vous parler vrai, cela n'a pas +été regardé ici comme aussi offensant qu'on semble l'avoir considéré +à Paris. Sainte-Aulaire dit que Guizot lui assure n'avoir eu aucune +intention de contester votre véracité. Le meilleur arrangement eût +été qu'il donnât cette assurance à la tribune, en réponse à une +question posée par quelque député. Mais probablement le temps est +passé où cela aurait pu se faire. Ne pourrait-il pas vous le dire +en présence du Roi intervenant comme pacificateur? Il ne déplairait +peut-être pas au Roi de jouer ce rôle. Ou bien Guizot pourrait-il +dire cela au Roi, qui vous le répéterait? Ou bien pourrait-il faire +cette déclaration à Apponyi, avec mission de vous la rapporter? +<span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> Tous ces moyens seraient, je pense, possibles. Mais il est +très désirable que l'affaire soit arrangée<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a><a href="#footnote416" title="Go to footnote 416"><span class="smaller">[416]</span></a>.»</p> + +<p>Une telle lettre, si peu en harmonie avec ce qui lui avait été écrit +jusqu'alors du <i lang="en">Foreign office</i>, était faite pour surprendre et +désappointer lord Normanby. En tout cas, il dut se dire que du moment +où lord Palmerston lui-même voyait ainsi les choses, il n'avait plus +qu'à s'exécuter. Il se résigna donc, fort tristement et la tête +basse, à aller trouver le comte Apponyi, l'informa qu'il était prêt +à prendre envers le ministre français l'initiative d'une démarche de +conciliation et le pria de s'interposer. M. Guizot, de son côté, ne +demandait qu'à mettre fin à cette querelle personnelle; il accueillit +bien ces ouvertures, insistant seulement pour qu'il fût bien établi +que lord Normanby faisait les premiers pas. Suivant un programme +convenu à l'avance, l'ambassadeur d'Angleterre chargea le comte +Apponyi d'exprimer à M. Guizot ses regrets, au sujet de l'invitation +retirée; en réponse, M. Guizot déclara au même intermédiaire n'avoir +point eu l'intention, dans son discours à la Chambre, d'inculper la +bonne foi et la véracité de l'ambassadeur; puis, le 27 février, tous +deux se rencontrèrent chez le comte Apponyi et se serrèrent la main. +«Messieurs, leur dit l'ambassadeur d'Autriche, je suis charmé de vous +voir réunis chez moi, et je vous remercie de la confiance dont vous +m'avez honoré l'un et l'autre.» M. Guizot, se tournant vers lord +Normanby, lui tint ce langage: «Mylord, après ce que M. l'ambassadeur +d'Autriche m'a fait l'honneur de me dire de votre part et ce que je +lui ai répondu, ce qui conviendra le mieux, je pense, à vous comme +à moi, c'est que nous n'en parlions plus.—Certainement», répondit +l'ambassadeur. Ils s'assirent, causèrent du froid, du vent d'est, +des travaux des Chambres, de l'Irlande, des emprunts, du maïs, des +pommes de terre. Au bout de dix minutes, M. Guizot se retira<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a><a href="#footnote417" title="Go to footnote 417"><span class="smaller">[417]</span></a>. +Une note sommaire <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> fit connaître au public les conditions du +rapprochement. Peu de jours après, lord Normanby vint entretenir M. +Guizot de l'affaire de la Plata, et le ministre dîna à l'ambassade. +Les relations étaient rétablies, du moins en apparence.</p> + +<p>À Paris, les amis de M. Guizot trouvèrent, non sans raison, que +l'affaire s'était terminée à son avantage<a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a><a href="#footnote418" title="Go to footnote 418"><span class="smaller">[418]</span></a>. À Londres, on ne +put s'empêcher de remarquer combien la conclusion était différente +des prétentions premières de lord Normanby. «Celui-ci, écrivait +lord Howden, a été comme le mois de mars, arrivant comme un lion et +s'en allant comme un agneau.» M. Greville déclarait que «la fin de +cette triste querelle avait répondu au commencement, et que rien +n'était plus misérable que la réconciliation<a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a><a href="#footnote419" title="Go to footnote 419"><span class="smaller">[419]</span></a>». Lord Normanby +avait conscience de la figure un peu piteuse qu'il faisait; aussi +les lettres qu'il écrivait à Londres étaient-elles pleines de +récriminations contre son gouvernement qui ne l'avait pas soutenu, +contre ses amis «plus que candides», qui s'étaient effarouchés de sa +conduite<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a><a href="#footnote420" title="Go to footnote 420"><span class="smaller">[420]</span></a>. Lord Palmerston tâcha de le consoler. «Je ne suis pas +surpris, lui mandait-il, que vous soyez ennuyé de la <em>candeur</em> de +nos amis communs; mais c'est un mal inséparable de la vie publique... +La tendance des meilleurs amis est toujours de penser qu'on a +trop fait quand il s'élève des difficultés par suite de ce qui a +été fait, ou, au contraire, qu'on a trop peu tenté quand il s'élève +des difficultés par suite de ce qui a été omis... C'est toutefois +le devoir de ceux qui ont charge de diriger un service, de soutenir +leurs collaborateurs au milieu des difficultés auxquelles ils peuvent +être exposés. Et soyez assuré que je ferai toujours ainsi. C'est pour +moi la condition <i lang="la">sine qua non</i> de la coopération qu'on peut attendre +d'hommes d'honneur<a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a><a href="#footnote421" title="Go to footnote 421"><span class="smaller">[421]</span></a>.» Lord Normanby pardonna-t-il à ceux de ses +amis <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> qui l'avaient abandonné? En tout cas, il ne devait +jamais pardonner à M. Guizot l'avantage que celui-ci avait eu sur lui +en cette affaire. Jusqu'à la révolution de Février, il restera, plus +que jamais, en connivence active avec notre opposition, et telle sera +sa conduite que les Anglais pourront l'accuser d'avoir contribué au +renversement de la monarchie de Juillet<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a><a href="#footnote422" title="Go to footnote 422"><span class="smaller">[422]</span></a>.</p> + +<h4>VIII</h4> + +<p>Si occupé que fût lord Palmerston de ce qui se passait en France, et +de la campagne qu'il y menait avec le concours de notre opposition, +il ne perdait pas de vue le reste de l'Europe et ne cessait pas +d'agir auprès des autres puissances. On sait quels efforts il avait +faits, dès le début du conflit, pour mettre dans son jeu l'Autriche, +la Prusse et la Russie. Il les avait d'abord invitées, en septembre +1846, à protester avec lui contre le mariage annoncé et non encore +célébré de l'Infante; le fait accompli, il les avait pressées, +en octobre et novembre, de déclarer, dans un protocole signé à +quatre, que les enfants à naître de cette union seraient déchus de +leurs droits successoraux, à la couronne d'Espagne; chaque fois il +avait échoué. Non découragé par ce double insuccès, il revint à la +charge en janvier 1847. Sa prétention, toujours la même au fond, se +faisait plus modeste dans la forme. Il demandait que chacune des +trois cours lui donnât séparément son avis sur les droits éventuels +des descendants de l'Infante. Cet avis, il l'avait déjà obtenu, +à peu près tel qu'il le désirait, du gouvernement de Berlin, en +octobre 1846. Ne pouvait-on décider les cabinets de Vienne et de +Saint-Pétersbourg à en faire autant? Sans doute, cette demande était +assez anormale; il n'est guère dans l'usage des chancelleries de se +prononcer ainsi, par voie de consultation <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> doctrinale, sur +des hypothèses qui ne se réaliseront peut-être pas. Mais, à entendre +le ministre anglais, cette mesure préventive n'avait pas pour but +de commencer la bataille avant l'heure; elle devait, au contraire, +assurer le maintien de la paix; le gouvernement français, averti +à l'avance des dangers auxquels l'exposerait telle éventualité, +s'arrangerait pour qu'elle ne se réalisât pas. Lord Palmerston +donnait, en outre, à entendre, pour amadouer les trois cours, +qu'elles serviraient par là les intérêts du comte de Montemolin, et +il se répandait en éloges de ce prince, déclarant que, «s'il l'avait +connu plus tôt, il se serait conduit autrement<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a><a href="#footnote423" title="Go to footnote 423"><span class="smaller">[423]</span></a>».</p> + +<p>Comme j'ai déjà eu l'occasion de le faire remarquer, la clef de la +situation était à Vienne. Lord Ponsonby s'y démenait avec un zèle +passionné. En toutes circonstances, il trahissait son animosité +contre la France et ne prenait même pas la peine de la cacher à +notre ambassadeur, le comte de Flahault, bien qu'il fût avec lui en +bons rapports personnels. Ce dernier écrivait à M. Guizot, le 22 +janvier 1847: «Ponsonby me disait l'autre jour que le discours de +la Reine contiendrait un paragraphe fort sévère sur les mariages +espagnols<a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a><a href="#footnote424" title="Go to footnote 424"><span class="smaller">[424]</span></a>, que la guerre était très probable; que, du reste, +lors même que cette difficulté ne se fût pas élevée, il s'en serait +présenté d'autres qui auraient eu les mêmes conséquences; que la +France et l'Angleterre étaient comme deux belles dames qui se +rencontrent dans un salon; elles se font la révérence, se disent +des politesses, mais sont toujours prêtes, à la première occasion, +à se prendre aux cheveux (<i lang="en">pull on another's cap</i>)<a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a><a href="#footnote425" title="Go to footnote 425"><span class="smaller">[425]</span></a>.» En même +temps, pour gagner les bonnes grâces de M. de Metternich, lord +Ponsonby affectait d'entrer dans toutes ses idées, même les plus +rétrogrades<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a><a href="#footnote426" title="Go to footnote 426"><span class="smaller">[426]</span></a>. Le chancelier, visiblement flatté d'être <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> +ainsi courtisé, trouvait toutes sortes de qualités à l'ambassadeur +d'Angleterre<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a><a href="#footnote427" title="Go to footnote 427"><span class="smaller">[427]</span></a>.</p> + +<p>Le gouvernement français, informé du mouvement que se donnait +la diplomatie anglaise à Vienne, ne laissait pas que d'en être +préoccupé<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a><a href="#footnote428" title="Go to footnote 428"><span class="smaller">[428]</span></a>. De son côté, il n'était pas inactif. Il chargeait +M. Giraud, légiste et historien distingué, de faire, sur le <em>Traité +d'Utrecht</em>, un livre qui était la réfutation savante de la thèse +anglaise: ce livre, traduit aussitôt en allemand, fut envoyé aux +diverses chancelleries. Et surtout il ne se lassait pas, dans ses +lettres à M. de Flahault, de développer les idées qu'il lui avait +indiquées dès le début et qu'il savait être de nature à faire le plus +d'impression sur M. de Metternich. «La France, lui écrivait-il, a +besoin que l'Espagne soit pacifiée, monarchique et conservatrice. La +France veut être tranquille de ce côté. À cette condition seulement, +elle peut employer sur d'autres points son influence pour le maintien +des mêmes principes. L'Autriche, surtout, a besoin que la France +continue à soutenir la politique de conservation. Elle a besoin du +concours, de l'action morale de la France, en Italie, en Suisse. +Ressusciter à notre porte, en Espagne, l'état révolutionnaire, +c'est ôter à la France non seulement tout moyen, mais peut-être +toute envie de persévérer ailleurs dans cette politique. Si le +désordre renaît en Espagne, il peut naître <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> en Italie. Est-ce +l'Angleterre qui y portera remède? N'est-ce pas la France, la France +seule, qui le peut et le veut aujourd'hui? Le prince de Metternich +mettra-t-il en jeu le repos de l'Europe, pour servir la rancune de +lord Palmerston?» M. Guizot ajoutait, dans une autre lettre, quelques +semaines plus tard: «Lord Palmerston est voué à la politique remuante +et révolutionnaire. C'est son caractère: c'est aussi sa situation. +Partout ou à peu près partout, il prend l'esprit d'opposition et +de révolution pour point d'appui et pour levier. M. de Metternich +sait, à coup sûr, aussi bien que moi, à quel point, en Portugal, en +Espagne, en Grèce, lord Palmerston est déjà engagé dans ce sens-là. +Nous, au contraire, nous sommes de plus en plus conduits, par nos +intérêts intérieurs et extérieurs bien entendus, à nous appuyer sur +l'esprit d'ordre, de gouvernement régulier et de conservation<a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a><a href="#footnote429" title="Go to footnote 429"><span class="smaller">[429]</span></a>.»</p> + +<p>En présence des événements chaque jour plus graves de Suisse et +d'Italie, de semblables considérations paraissaient décisives à M. +de Metternich. Aussi, tout en témoignant beaucoup d'amitié à lord +Ponsonby, le chancelier ne se laissait-il pas ébranler par ses +instances, ni attirer hors du terrain où il avait pris possession +dès le début. Le 19 janvier 1847, lord Palmerston lui avait demandé, +dans une note officielle, «de vouloir bien s'expliquer sur la valeur +qu'il reconnaissait aux traités de 1713, 1715 et 1725 et à leurs +annexes, et de vouloir bien déclarer si, en vertu de ces différents +actes et en conséquence de son mariage avec le duc de Montpensier, +l'Infante et ses descendants n'avaient pas perdu leurs droits à la +succession de la couronne d'Espagne». M. de Metternich répondit, le +23 janvier, également par une note. Il commençait par y établir «que +l'attitude prise par la Cour impériale prouvait qu'elle reconnaissait +la validité de tous les actes cités dans la note anglaise et +particulièrement de celui qui en est le complément et le moyen +d'exécution, la Pragmatique de Philippe V, établissant, en Espagne, +la succession masculine; que, <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> sans l'abolition de cette +Pragmatique, le mariage de l'Infante avec M. le duc de Montpensier +eût été un événement sans importance; que, quant aux enfants nés de +ce mariage, ils ne pourraient élever de prétentions à la couronne +qu'en vertu du droit paternel ou maternel; que le droit paternel ne +saurait exister, le chef de la branche d'Orléans y ayant renoncé pour +lui et ses descendants; que le droit maternel ne saurait exister +aux yeux des puissances qui n'avaient pas reconnu le testament +de Ferdinand VII, maintenaient la validité de la Pragmatique de +Philippe V et ne reconnaissaient pas par conséquent les droits de +l'Infante<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a><a href="#footnote430" title="Go to footnote 430"><span class="smaller">[430]</span></a>». Cette réponse n'était pas pour satisfaire lord +Palmerston; il ne pouvait s'armer contre nous d'un avis qui tendait à +contester le droit de la reine Isabelle elle-même. Ce qu'il lui eût +fallu, ce n'était pas une déclaration d'incapacité générale fondée +sur l'exclusion de toute succession féminine, mais une déclaration +d'incapacité spéciale fondée, sur le mariage de l'Infante avec le +duc de Montpensier. Sur le moment, le gouvernement français ne +connut ni la note de lord Palmerston, ni la réponse du cabinet de +Vienne. Mais, dans la seconde moitié de février, M. de Metternich, +voulant nous donner «une marque de sa confiance» et un gage de ses +bonnes dispositions, se décida à nous communiquer, «sous le sceau du +secret», les notes échangées; il eut soin de faire ressortir que, par +sa réponse, il avait refusé de se placer sur le terrain où l'appelait +lord Palmerston, qu'il avait «pris position <em>à côté</em> de la question +irritante», et il se dit résolu à «maintenir cette attitude<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a><a href="#footnote431" title="Go to footnote 431"><span class="smaller">[431]</span></a>». +Notre gouvernement n'en demandait pas davantage.</p> + +<p>Lord Ponsonby, cependant, n'abandonnait pas la partie. Sa fiévreuse +activité tenait sans cesse en éveil la diplomatie française, <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> +et celle-ci se demandait parfois s'il ne parviendrait pas à faire +tomber M. de Metternich dans quelque piège. Un jour, par exemple, +vers la fin de février, il vint dire au chancelier: «Auriez-vous +objection à répondre par oui ou par non à la question suivante?» +Et alors, tirant de sa poche un petit papier, il commença à lire: +«Voulez-vous concourir à la déclaration...» Ici, le prince l'arrêta +et lui demanda: «Qu'entendez-vous par <em>déclaration</em>? Est-ce une +déclaration faite en commun ou que chacun fera de son côté?»—«Vous +avez raison, répliqua Ponsonby; effaçons <em>déclaration</em> et mettons +<em>opinion</em>. Partagez-vous l'opinion que les descendants du duc de +Montpensier et de l'Infante n'ont pas de droits à hériter de la +couronne d'Espagne?»—«Oui», répondit le chancelier<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a><a href="#footnote432" title="Go to footnote 432"><span class="smaller">[432]</span></a>. On voit +tout de suite quelle avait été la manœuvre de l'ambassadeur, +en demandant qu'il fût répondu par oui ou par non. Si M. de +Metternich eût motivé son <em>oui</em>, on eût vu qu'il était fondé non +sur la prétendue incapacité que la diplomatie britannique faisait +résulter du mariage avec le duc de Montpensier, mais sur l'exclusion +générale de toute succession féminine; c'est ce qui avait été dit +expressément dans la note du 23 janvier. Le <em>oui</em> non motivé prêtait +à l'équivoque. Quand M. de Metternich raconta cette conversation à +M. de Flahault, celui-ci signala, non sans émotion, le parti que la +diplomatie anglaise pouvait en tirer. Le chancelier le rassura; il +protesta, à plusieurs reprises, qu'il ne se laisserait pas jouer, +que son <em>oui</em> ne changeait rien à l'attitude prise par lui dans la +note du 23 janvier, que, si le cabinet de Londres voulait en abuser, +il lui opposerait un démenti et renouvellerait ses déclarations +antérieures<a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a><a href="#footnote433" title="Go to footnote 433"><span class="smaller">[433]</span></a>. Ces assurances finirent par dissiper entièrement +les inquiétudes, un moment assez vives, de M. de Flahault. «Je +crois, écrivit-il, le 5 mars, à M. Guizot, le prince de Metternich +aujourd'hui décidé à ne pas sortir de l'attitude qu'il a prise +<span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> dans la question espagnole; mais j'ai eu quelques moments +d'anxiété.» Et dans une autre lettre, en date du 9 mars, après avoir +rappelé les rédactions plus «astucieuses» les unes que les autres, +présentées par lord Ponsonby, pour écarter la duchesse de Montpensier +et ses enfants, il ajoutait: «Il faut en convenir, il m'a fait passer +par de rudes moments<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a><a href="#footnote434" title="Go to footnote 434"><span class="smaller">[434]</span></a>.»</p> + +<p>Lord Palmerston fut-il averti des dispositions de M. de Metternich? +Toujours est-il qu'il ne chercha pas à exploiter le <em>oui</em> obtenu par +son ambassadeur. Bien au contraire, il envoya à ce dernier une lettre +où il constatait que décidément le cabinet de Vienne ne voulait +pas se réunir au gouvernement anglais dans l'affaire du mariage; +«s'il en est ainsi, ajoutait-il, non sans dépit, il faudra bien +s'en passer<a id="footnotetag435" name="footnotetag435"></a><a href="#footnote435" title="Go to footnote 435"><span class="smaller">[435]</span></a>». Quelques jours auparavant, il écrivait à lord +Normanby: «Nous devons, je suppose, regarder Metternich comme étant +passé maintenant tout à fait du côté de la France<a id="footnotetag436" name="footnotetag436"></a><a href="#footnote436" title="Go to footnote 436"><span class="smaller">[436]</span></a>.» De son côté, +M. de Metternich était décidé à ne plus accepter de conversations +sur ce sujet. Il écrivait à ce propos, le 19 avril 1847, au comte +Apponyi: «Je sais tirer une ligne entre les questions qui, pour +nous, sont tranchées et celles qui ne le sont pas. Lord Palmerston +voudrait nous engager dans une discussion dont nous ne voulons pas. +Nous avons clairement défini et énoncé notre attitude, et nous +entendons n'y rien changer. Lord Palmerston a dit à lord Ponsonby +<em>qu'avec le cabinet autrichien il n'y a rien à faire; qu'il fallait +donc s'en passer</em>. La question ainsi posée, ce n'est pas à nous qu'il +appartiendrait d'y revenir<a id="footnotetag437" name="footnotetag437"></a><a href="#footnote437" title="Go to footnote 437"><span class="smaller">[437]</span></a>.»</p> + +<p>La diplomatie britannique était-elle plus heureuse à Berlin? Là, +sans doute, on continuait à être mal disposé pour la monarchie de +Juillet; le ministre des affaires étrangères, M. de Canitz, dans ses +conversations, tenait, sur la question espagnole, un langage qui, +trop souvent, était de nature à ne pas nous satisfaire; de Londres +et de Paris, MM. de Bunsen et d'Arnim pressaient <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> plus +vivement que jamais leur gouvernement de s'unir à l'Angleterre<a id="footnotetag438" name="footnotetag438"></a><a href="#footnote438" title="Go to footnote 438"><span class="smaller">[438]</span></a>; +les journaux prussiens étaient fort aigres sur la France; mais, +pas plus qu'en octobre et en novembre, Frédéric-Guillaume IV ne se +décidait à prendre nettement parti. Il eût évidemment moins hésité +à marcher avec l'Angleterre, si l'Autriche se fût déterminée à le +suivre dans cette voie: il essaya de l'entraîner. Le 6 mars 1847, +le baron de Canitz adressa à Vienne une longue communication où il +exprimait, au nom de son maître, le désir non seulement qu'il y +eût une entente parfaite entre les deux cours allemandes, mais que +cette entente fût rendue plus manifeste aux yeux de toute l'Europe; +puis, examinant, à ce point de vue, la conduite à suivre par ces +deux cours envers les autres puissances, il se montrait partial pour +l'Angleterre et peu favorable à la France. M. de Metternich, dans +sa réponse, se proclama non moins désireux de maintenir l'accord de +l'Autriche et de la Prusse: seulement, jetant à son tour un regard +sur les positions prises par les deux puissances occidentales, il +marqua sa préférence pour la France qui lui paraissait actuellement +moins engagée dans la politique révolutionnaire: «Elle soutient, +dit-il en résumé, les principes conservateurs en Suisse, en Italie, +en Espagne, et, sur ces points, c'est avec elle que les trois +puissances de l'Est peuvent s'entendre; l'Angleterre, au contraire, +cherche à y faire prévaloir le radicalisme le plus avancé<a id="footnotetag439" name="footnotetag439"></a><a href="#footnote439" title="Go to footnote 439"><span class="smaller">[439]</span></a>.»</p> + +<p>Avant même d'être informé par M. de Metternich de cette tentative +du cabinet prussien, M. Guizot, impatienté de l'hostilité sourde +qui se perpétuait à Berlin, s'était décidé à y parler plus haut et +plus ferme qu'il n'avait fait jusqu'alors. Il adressa, le 8 mars +1847, au marquis de Dalmatie, une lettre <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> où il appréciait +sévèrement la conduite de la Prusse et expliquait comment cette +conduite obligeait la France à se montrer «réservée et même un +peu froide». «Grâce à Dieu, disait-il, nous avons, dans notre +politique extérieure, les mains assez fortes et assez libres pour +ne nous montrer bienveillants que là où nous rencontrons de la +bienveillance.» Il engageait notre représentant à faire lire cette +lettre à M. de Canitz et même au roi Frédéric-Guillaume<a id="footnotetag440" name="footnotetag440"></a><a href="#footnote440" title="Go to footnote 440"><span class="smaller">[440]</span></a>. +Le ministre prussien, intimidé par ce langage, répondit par une +apologie, en forme d'excuse, de sa conduite passée, et par des +protestations empressées de bon vouloir pour l'avenir: il affirmait +n'avoir pris aucun engagement envers lord Palmerston et être +absolument libre de reconnaître demain la duchesse de Montpensier +si elle était appelée au trône. «Non, ajouta-t-il, nous ne faisons +pas de la politique anglaise. Nous avons donné à Londres notre +avis pur et simple, parce qu'on nous le demandait; mais, quand on +nous a demandé une protestation, nous avons refusé... Loin d'être +malveillants pour la France, notre politique est d'être avec elle en +termes de bonne harmonie et d'amitié.» Et il faisait valoir qu'en ce +moment même, dans les affaires de Grèce, il refusait de marcher avec +l'Angleterre<a id="footnotetag441" name="footnotetag441"></a><a href="#footnote441" title="Go to footnote 441"><span class="smaller">[441]</span></a>. Cette humble réponse n'était pas pour disposer +notre gouvernement à tenir grand compte du cabinet prussien. «Preuve +de plus, écrivait M. Guizot, qu'il convient de parler ferme à Berlin +et même un peu haut, et que cette attitude y fait plus d'effet +que la douceur<a id="footnotetag442" name="footnotetag442"></a><a href="#footnote442" title="Go to footnote 442"><span class="smaller">[442]</span></a>.» En tout cas, il était désormais certain que +Frédéric-Guillaume, retenu par l'Autriche et intimidé par la France, +n'oserait pas prendre ouvertement parti pour l'Angleterre. Aussi, +M. de Metternich, dans cette dépêche déjà citée, du 19 avril, où +il déclarait, pour son compte, ne plus vouloir entendre parler +des propositions de lord Palmerston sur les affaires espagnoles, +ajoutait: «J'ai <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> la conviction que ce sentiment prédomine +aujourd'hui également, à Berlin, sur un moment d'entraînement dont il +faut regarder M. de Bunsen comme ayant été le point de départ et la +cheville ouvrière<a id="footnotetag443" name="footnotetag443"></a><a href="#footnote443" title="Go to footnote 443"><span class="smaller">[443]</span></a>.»</p> + +<p>Quant à la Russie, le cabinet français pouvait être plus tranquille +encore: elle persistait, en dépit des instances de lord Palmerston, +dans son attitude de réserve, attentive à régler sa conduite d'après +celle de l'Autriche. Bien plus, on eût dit qu'elle cherchait +alors à nous être agréable. Au commencement de 1847, par suite de +circonstances qui seront exposées ailleurs, une crise financière et +monétaire assez aiguë sévissait à Paris, et la Banque de France avait +vu sa réserve métallique baisser dans des proportions alarmantes. On +cherchait, sans les trouver toujours, les moyens de remédier à cette +baisse, quand, le 17 mars, l'empereur de Russie fit spontanément +offrir à la Banque, par l'intermédiaire du ministre des affaires +étrangères, d'acheter, au cours moyen de la Bourse du 11 mars, soit à +115 fr. 75, des inscriptions de rente 5 pour 100 pour un capital de +50 millions payables en numéraire. La proposition fut acceptée avec +empressement. Tenue secrète jusqu'au dernier moment, la convention +fit grand bruit quand elle fut connue. L'effet matériel et moral +fut considérable et contribua beaucoup à améliorer la situation +financière de la place de Paris. Sans doute, en agissant ainsi, le +Czar faisait une bonne affaire; il devait bénéficier de la hausse +qu'il contribuait à produire, et de plus la Russie était assurée de +retrouver prochainement, par ses exportations de grains, le numéraire +qu'elle versait à notre Banque. Mais cette opération n'en rendait +pas moins un service signalé à la France, et témoignait d'une grande +confiance dans son crédit. Or, quelque temps auparavant, l'empereur +Nicolas se fût systématiquement refusé à lui rendre ce service +et à lui montrer cette confiance. Il semblait qu'il y eût là une +disposition nouvelle. Les autres cours en furent très surprises. +M. de Metternich ne voulut pas tout d'abord y croire<a id="footnotetag444" name="footnotetag444"></a><a href="#footnote444" title="Go to footnote 444"><span class="smaller">[444]</span></a>. C'était +<span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> surtout pour les cabinets anglais et prussien que cet +incident renfermait une leçon. Notre gouvernement ne manqua pas de +la mettre en lumière. M. Guizot écrivait à ce propos, le 20 mars, au +marquis de Dalmatie: «Il y a de la coquetterie dans l'air, en Europe, +et nous avons quelque droit de dire qu'on en fait envers nous plus +que nous n'en faisons nous-mêmes... Il est bon qu'on voie, à Berlin +et à Londres spécialement, que nous n'avons pas besoin de nous remuer +ni de parler beaucoup, pour qu'on ait envie, ailleurs, d'être bien +avec nous et pour qu'on nous le montre<a id="footnotetag445" name="footnotetag445"></a><a href="#footnote445" title="Go to footnote 445"><span class="smaller">[445]</span></a>.» Quelques jours après, +M. Désages, dans une lettre à M. de Jarnac, notre chargé d'affaires +à Londres, donnait à entendre que si lord Palmerston continuait à +creuser l'abîme entre la France et l'Angleterre, cela pourrait bien +nous amener à nous rapprocher de la Russie; il indiquait que celle-ci +nous faisait, depuis quelque temps, certaines avances. «On compte +trop autour de nous, ajoutait-il, sur la puissance et la durée des +antipathies dans les régions supérieures. Ce qui était absolument +vrai, sous ce rapport, il y a quinze, ou dix, ou même encore cinq +ans, est déjà moins vrai, moins pratiquement vrai aujourd'hui, si +je puis ainsi parler. Le temps marche et modifie plus ou moins +toutes choses en marchant. Dites-moi si l'Europe est aujourd'hui +ce qu'elle était hier. Bien habile, à coup sûr, serait celui qui +pourrait dire ce qu'elle serait demain<a id="footnotetag446" name="footnotetag446"></a><a href="#footnote446" title="Go to footnote 446"><span class="smaller">[446]</span></a>.» Quoi qu'il en fût des +perspectives que faisait entrevoir M. Désages, il était du moins +tout à fait acquis qu'à Saint-Pétersbourg, comme à Vienne et même à +Berlin, on refusait à lord Palmerston le concours qu'il demandait. +La campagne diplomatique que celui-ci venait de poursuivre, avec +tant d'obstination, pour réunir de nouveau l'Europe contre la France +isolée, cette campagne avait définitivement échoué: il n'en devait +plus être question.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> IX</h4> + +<p>L'affaire des mariages espagnols n'a été pour lord Palmerston qu'une +suite de déceptions et de mortifications. Au début, en prenant le +pouvoir, il veut réagir contre les prétendues défaillances de lord +Aberdeen et cherche, par des menées souterraines, à faire prévaloir +à Madrid une solution contraire à la nôtre; au bout de quelques +semaines, il est surpris par la nouvelle de l'accord conclu entre +la France et la cour d'Espagne. Ce premier échec subi, il se flatte +de provoquer assez de troubles, de produire assez d'intimidation, +de susciter assez de difficultés pour empêcher ou tout au moins +retarder le mariage de l'Infante; mais les deux mariages sont +célébrés tranquillement au jour fixé. Dès lors, il aspire à se +venger, d'une part, en obligeant Louis-Philippe et le parlement +français à sacrifier M. Guizot; d'autre part, en décidant les autres +puissances à s'unir à lui contre la France; toujours même insuccès. +Ni Louis-Philippe ni le parlement français ne se laissent effrayer ou +égarer; des débats qui s'engagent, M. Guizot sort plus fort qu'il n'a +jamais été; sa majorité est nombreuse, compacte, pleine d'entrain, +fière de la figure que fait son chef. Quant aux autres puissances, +elles refusent avec persistance de s'associer à la politique +britannique, et témoignent de la confiance que leur inspire le +cabinet de Paris, du désir qu'elles ont de s'entendre avec lui; c'est +le ministre anglais qui leur devient suspect et l'Angleterre qui +est menacée de se trouver isolée. L'impression générale du moment, +au dedans et au dehors, aussi bien chez ceux qui s'en félicitent +que chez ceux qui s'en attristent, est donc que, dans cette grande +partie, lord Palmerston a tout le temps mal joué et qu'il a perdu; +que M. Guizot, au contraire, a bien joué et qu'il a gagné. La France +paraissait avoir pris, contre l'Angleterre, sa revanche de 1840. À +considérer les choses du point de vue de l'histoire, cette <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> +impression se confirme-t-elle? Quel jugement convient-il de porter +aujourd'hui sur la politique suivie par Louis-Philippe et M. Guizot, +dans l'affaire des mariages espagnols?</p> + +<p>D'abord, il est une première question qui peut être considérée comme +résolue, celle de la loyauté. L'accusation de tromperie préméditée et +ambitieuse, portée contre le gouvernement du Roi, ne tient pas debout +devant les faits tels qu'ils sont maintenant connus. Il ne peut plus +être nié que les promesses faites à Eu, relativement à l'époque du +mariage de l'Infante, nous obligeaient seulement dans la mesure où +le cabinet de Londres resterait lui-même fidèle aux engagements qui +étaient la contre-partie des nôtres; que cet accord synallagmatique, +maintenu pendant le ministère de lord Aberdeen, a été rompu par lord +Palmerston aussitôt son avènement, et que notre liberté nous a été +ainsi rendue; il est manifeste également que, loin d'avoir désiré +reprendre cette liberté, nous nous en sommes servis à contre-cœur, +à la dernière extrémité, quand l'Espagne nous y a contraints et quand +nous n'avons plus vu d'autre moyen d'empêcher le succès des menées +britanniques. Notre droit était donc incontestable. Il est seulement +à regretter qu'en en faisant usage, le gouvernement français n'ait +pas mieux prévenu la méprise qui a fait douter sincèrement de sa +bonne foi, à beaucoup d'esprits en Angleterre, particulièrement à la +reine Victoria. Cela ne met plus en cause sa loyauté, mais cela peut, +dans une certaine mesure, mettre en doute son habileté.</p> + +<p>Cette habileté, du reste, a été contestée d'une façon beaucoup plus +générale. À entendre les critiques, toute notre politique, en cette +affaire, aurait reposé sur une grosse erreur; en attachant autant +d'importance à la question de savoir qui épouserait la reine Isabelle +et sa sœur, le gouvernement français aurait méconnu deux grands +changements survenus depuis le dix-huitième siècle: il aurait oublié, +d'abord, que l'Espagne affaiblie était désormais incapable de jouer +un rôle en Europe et d'être pour nous une alliée vraiment secourable; +ensuite, qu'avec le développement et la prépondérance du sentiment +national dans les États modernes, les parentés royales ne pouvaient +<span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> plus avoir la même influence qu'autrefois sur la direction +de la politique. Ne semble-t-il pas, en effet, que les événements +aient donné presque aussitôt une leçon,—leçon d'une ironie +tragique,—à ceux qui croyaient d'un intérêt si capital d'unir par un +nouveau mariage les Bourbons d'Espagne et ceux de France? Dix-huit +mois après la célébration de ce mariage, les Bourbons n'étaient plus +sur le trône de France, et ils n'y sont pas encore remontés. Au bout +de quelques années, ils étaient aussi chassés de Madrid; ils y sont +revenus depuis, mais, par un étrange hasard, leur restauration s'est +trouvée aboutir à la régence d'une archiduchesse d'Autriche. On ne +reproche pas seulement aux mariages espagnols d'avoir été sans profit +pour la France, on leur reproche d'avoir eu des suites fâcheuses; on +soutient qu'ils ont faussé, bouleversé notre politique extérieure, +en brisant l'entente cordiale avec l'Angleterre, en nous exposant +à l'animosité implacable de lord Palmerston, en nous mettant à la +discrétion des cours continentales, et cela à un moment où l'Europe +allait se trouver aux prises avec les problèmes les plus difficiles +et les plus dangereux. Bien plus, en voyant la catastrophe de Février +suivre de si près les mariages, on prétend établir entre les deux +faits quelque chose comme une relation d'effet à cause; il a été, +pendant quelque temps, de langage courant outre-Manche, de montrer +dans la chute de Louis-Philippe la conséquence fatale et le châtiment +mérité de sa conduite en Espagne<a id="footnotetag447" name="footnotetag447"></a><a href="#footnote447" title="Go to footnote 447"><span class="smaller">[447]</span></a>.</p> + +<p>Que faut-il penser de ces critiques? Il est possible que, par +fidélité à certaines traditions et sous l'empire de certains +souvenirs, le gouvernement français se soit un peu exagéré l'avantage +qu'il y avait pour lui à ce que le mari de la Reine et celui de +sa sœur fussent choisis dans telle famille. M. Guizot lui-même +a avoué plus tard, à ce sujet, «qu'il s'était surpris parfois en +flagrant délit d'anachronisme, et mettant à certaines choses, soit +pour les désirer, soit pour les craindre, une importance <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> +qu'elles n'avaient plus<a id="footnotetag448" name="footnotetag448"></a><a href="#footnote448" title="Go to footnote 448"><span class="smaller">[448]</span></a>». Toutefois, ce serait une grosse +erreur de ne voir dans la conduite suivie alors par le gouvernement +français que cette préoccupation matrimoniale. Au fond de sa +politique, il y avait une idée beaucoup plus large, qui, celle-là, +était conforme aux intérêts permanents du pays et que n'avaient +nullement affaiblie les transformations survenues depuis la guerre +de la succession d'Autriche et le Pacte de famille: c'était l'idée +que l'Espagne devait, pour notre sécurité européenne, être notre +alliée et un peu notre cliente, que surtout elle ne pouvait, +sans péril pour nous, être soumise à l'influence de nos ennemis +ou de nos rivaux. Or, n'était-il pas évident que lord Palmerston +prétendait éloigner l'Espagne de la France et la faire passer dans +l'orbite de l'Angleterre? Par l'effet des circonstances, la question +matrimoniale se trouvait être celle où devait se décider ce conflit +d'influences. La France n'eût pu y avoir le dessous, sans que sa +situation dans la Péninsule et même en Europe ne fût atteinte. Ainsi +arrive-t-il souvent, dans la politique extérieure, que certaines +affaires prennent une importance en quelque sorte symbolique, +supérieure à leur importance intrinsèque et réelle. Ajoutons que +l'attention des chancelleries et du public avait été trop appelée +sur les négociations préalables pour que l'amour-propre national ne +fût pas vivement intéressé à leur issue. Qu'on se demande quel cri +se fût élevé en France, si notre gouvernement, moins vigilant et +moins hardi, eût laissé les desseins de lord Palmerston s'accomplir +à Madrid. Sans doute, habitués que nous sommes maintenant à des +luttes où l'existence même de la nation est en jeu, nous comprenons +difficilement l'intérêt qu'on a pu attacher autrefois à des questions +où il ne s'agissait que d'une mesure d'influence. Mais après tout, la +comparaison, si on voulait l'établir, ne serait pas à l'avantage de +l'époque actuelle; nous n'avons sujet ni de nous féliciter ni de nous +enorgueillir du changement qui s'est fait. Tout ce qui vient d'être +dit ne répond-il pas aussi à ceux qui arguent de ce que <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> +la révolution de Février aurait diminué ou annulé après coup les +avantages attendus des mariages espagnols? Bien que Louis-Philippe +ne fût plus sur le trône, il n'importait pas moins à la France de ne +pas rencontrer à Madrid une influence hostile. D'ailleurs, fût-il +prouvé que, sur ce point, comme sur tant d'autres, la catastrophe +de 1848 avait stérilisé la politique suivie jusqu'alors par la +monarchie, le mérite de cette politique n'en saurait être diminué, et +ses entreprises n'en devraient pas moins être jugées en elles-mêmes, +indépendamment de l'accident brutal et inopiné qui est venu les +interrompre.</p> + +<p>Le gouvernement n'avait donc pas eu tort de croire qu'il était de +l'intérêt de la France de ne pas se laisser battre à Madrid par +lord Palmerston. Est-il vrai maintenant que la victoire de notre +diplomatie ait eu pour le pays des conséquences plus fâcheuses encore +que n'aurait eu sa défaite? Parmi ces prétendues conséquences, il en +est une qui peut tout d'abord être écartée sans grande discussion. +Que veulent dire les Anglais, quand ils affirment que Louis-Philippe +est tombé pour avoir fait les mariages espagnols? Veulent-ils dire +que, pour se venger d'un mécompte diplomatique, ils ont eux-mêmes +poussé et aidé les partis révolutionnaires à jeter bas la monarchie +de Juillet? S'il en était ainsi, on ne comprendrait pas qu'ils s'en +vantassent. Quant à un autre lien entre les deux événements, on ne +voit pas quel il pourrait être, à moins que le seul fait de s'être +mis en travers des desseins de l'Angleterre ne soit un de ces crimes +que la Providence se charge de châtier sans retard et qui attirent +la foudre sur la tête des rois. En somme, les écrivains anglais +ont abusé d'un simple rapprochement chronologique. Par contre, je +ne conteste pas que les mariages espagnols aient gravement changé +les conditions de notre politique extérieure. Ils ont amené une +rupture avec l'Angleterre, et une rupture plus profonde que notre +gouvernement ne s'y attendait. Cela sans doute est fâcheux. Mais +ajoutons tout de suite que si la diplomatie britannique fût arrivée +à ses fins, la France, humiliée, irritée, aurait elle-même provoqué +cette rupture; la situation eût été semblable, <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> sauf que +nous aurions eu en plus la mortification d'un échec. En réalité, du +jour où lord Palmerston était revenu au pouvoir, l'entente cordiale +était condamnée à mort. À défaut de ce conflit, il s'en fût élevé +un autre. Si regrettable donc que l'on juge le refroidissement +survenu entre les deux puissances occidentales, il faut y voir un +accident que notre gouvernement n'eût probablement pas pu éviter et +dont les mariages espagnols ont été l'occasion plutôt que la cause. +D'ailleurs, sans méconnaître les inconvénients de ce refroidissement, +il convient de ne pas les exagérer. La France n'était plus réduite +à cette alternative qui avait été si longtemps pour elle la +conséquence de 1830, ou maintenir à tout prix l'alliance anglaise, +ou se trouver seule contre quatre. Les puissances continentales, +l'Autriche surtout, avaient pris confiance en nous et sentaient le +besoin de notre concours. Nous avions retrouvé le libre choix de nos +alliances. Séparés de l'Angleterre, nous ne manquions pas d'amis qui +s'offraient à nous, prêts à nous payer le prix de notre concours, +peut-être même à nous le payer plus cher que ne l'auraient fait nos +voisins d'outre-Manche. C'était pour nous le point de départ d'une +politique nouvelle. Que cette politique dût avoir ses difficultés et +ses dangers, je ne le nie pas; quelle politique en eût été exempte, +en face des questions soulevées en 1847? En tout cas, elle avait sa +grandeur et pouvait avoir ses profits. On la verra se développer, +incomplètement, il est vrai, car elle devait être brusquement et +malheureusement interrompue par la révolution de Février. Mais, dès +aujourd'hui, on peut affirmer, ce me semble, que si les mariages +espagnols ont changé le rôle de la France en Europe, ils ne l'ont pas +diminué.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> CHAPITRE VII<br> +<span class="smcap">LES DERNIÈRES ANNÉES DU GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL BUGEAUD EN ALGÉRIE.</span><br> +<span class="smaller">(1844-1847.)</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille + d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France.—II. + L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait enfumer + des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le Sud. Expédition + en Kabylie.—III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil + de la colonie. Pour lui, «l'armée est tout». Ordonnance du + 15 avril 1845 sur l'administration de l'Algérie.—IV. Le + problème de la colonisation. La crise de 1839. La colonisation + administrative. Villages créés autour d'Alger.—V. La Trappe + de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les premiers évêques + d'Alger.—VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système + est très critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à entraîner + le gouvernement.—VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa + démission. Son voyage en France et son entrevue avec le maréchal + Soult.—VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre + de Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud revient + aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la Dordogne.—IX. + Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et + poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait une + incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le bas Isser. La + Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. Abd el-Kader battu + par le général Gentil et rejeté dans le Sud.—X. Le maréchal + fait poursuivre l'émir dans le désert. Il eût désiré porter la + guerre sur le territoire marocain, mais le gouvernement l'en + empêche. Massacre des prisonniers français dans la deïra. Abd + el-Kader, à bout de forces, est réduit, après sept mois de + campagne, à rentrer au Maroc.—XI. Bugeaud supporte impatiemment + les critiques qui lui viennent de France. Discussion à la + Chambre, en juin 1845. Le maréchal parle de nouveau de donner + sa démission.—XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de + proposer un essai de colonisation militaire. Délivrance des + prisonniers français survivants. Soumission de Bou-Maza.—XIII. + Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion à la + colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville et de + quelques députés en Algérie. La Moricière propose, sur la + colonisation, un système opposé à celui du maréchal.—XIV. + Projet déposé par le gouvernement pour un essai de colonisation + militaire. Il y est fait mauvais accueil. Bugeaud, qui s'en + aperçoit, conduit une dernière expédition en Kabylie et donne + sa démission. Son départ d'Alger. Le gouvernement accepte la + démission du maréchal et retire le projet de colonisation + militaire.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>La victoire d'Isly (14 août 1844) avait encore grandi la <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> +situation du maréchal Bugeaud<a id="footnotetag449" name="footnotetag449"></a><a href="#footnote449" title="Go to footnote 449"><span class="smaller">[449]</span></a>. Tandis que le Roi lui conférait +le titre de duc, les témoignages spontanés de la gratitude et de +l'admiration nationales lui venaient de toutes parts. «Jamais, +écrivait-il à un de ses amis, ivresse de la victoire n'a été plus +prolongée que la mienne: il y a bien quarante jours que j'emploie +le tiers de mon temps à répondre ou à faire répondre aux lettres de +félicitations qui m'arrivent<a id="footnotetag450" name="footnotetag450"></a><a href="#footnote450" title="Go to footnote 450"><span class="smaller">[450]</span></a>.» Le 21 septembre 1844, quelques +jours après la rentrée du gouverneur à Alger, les chefs des tribus +arabes du voisinage vinrent, en grand appareil et accompagnés d'une +brillante escorte, rendre solennellement hommage au vainqueur des +Marocains. Le maréchal leur adressa la parole d'un ton d'autorité +paternelle et ordonna qu'on leur racontât les détails du combat. À la +fantasia d'usage succéda un banquet; il prenait fin quand un des agas +se leva: «Arrêtez, s'écria-t-il, messeigneurs et frères. Nous sommes +tous ici membres d'une seule famille. Les Français sont chrétiens, +les Arabes de l'Algérie sont musulmans, mais Dieu est pour tous. Il +nous a donné pour sultan le roi des Français. Notre religion nous +ordonne de lui obéir, puisque le Seigneur a voulu que son bras fût +plus fort que le nôtre. Nous avons juré de le servir fidèlement et +de l'honorer comme notre sultan; je vous propose donc une prière +au Très-Haut, que vous répéterez tous avec moi.» On eut alors ce +spectacle vraiment extraordinaire des chefs arabes prenant l'attitude +de la prière pour demander à Dieu de «donner toujours la victoire au +sultan des Français et de punir ses ennemis».</p> + +<p>Tout paraissant être ainsi à la paix, le maréchal Bugeaud jugea +qu'il pouvait s'absenter pendant quelques mois. Il s'embarqua le 16 +novembre 1844, laissant le commandement par intérim au général de +La Moricière. D'autres ovations l'attendaient en France. À peine +descendu de la frégate qui l'avait amené, il fut invité par les +commerçants de Marseille à un grand <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> banquet dans la salle du +théâtre; suivant son habitude, il ne se fit pas prier pour prendre la +parole. «La conquête de l'Algérie par les armes est achevée, dit-il; +la paix est partout; depuis les frontières de Tunis jusqu'à celles +du Maroc, tout est soumis, à part quelques tribus kabyles. Partout +règne la sécurité la plus entière. Un progrès immense se fait sentir. +Les revenus de la colonie, qui n'étaient, en 1840, que de 4 millions, +s'élèvent aujourd'hui à 20 millions... La population européenne, qui +n'était, en 1840, que de 25,000 âmes, est maintenant de 75,000... +En vous parlant ainsi, je ne suis pas suspect, car, vous le savez, +dans l'origine, je n'étais pas partisan de la colonie.» L'exemple +de Marseille fut suivi par plusieurs autres villes. Le dernier +banquet, et non le moins retentissant, fut celui que le commerce de +Paris donna, le 18 mars 1845, dans le palais de la Bourse, et auquel +prirent part quatre cent cinquante convives, dont les quatre fils du +Roi. Le maréchal jouissait de sa gloire et, en même temps, tâchait de +la faire servir au triomphe de ses idées. Ainsi prononçait-il, dans +la discussion de l'adresse, le 24 janvier 1845, un grand discours où +il disait hautement, avec une sorte de brusquerie humoristique, sans +s'inquiéter de heurter les préventions régnantes, tout ce qui lui +tenait le plus à cœur sur les choses algériennes,—glorification +des services rendus par l'armée et nécessité de ne pas la réduire, +réfutation des scrupules philanthropiques qui s'effarouchaient des +razzias, justification des expéditions partielles qu'il fallait +entreprendre de temps à autre, défense du régime militaire contre les +partisans du régime civil, exposé des avantages de la colonisation +par les vieux soldats. Écouté avec une curiosité attentive, le +maréchal ne fut pas contredit: le prestige de sa victoire en +imposait; mais il n'eût pas fallu en conclure que l'auditoire était +convaincu.</p> + +<p>Pendant ce temps, l'Algérie, sous l'habile administration du général +de La Moricière, demeurait tranquille. Les quelques explosions +de fanatisme musulman, qui se produisaient de temps à autre, ne +paraissaient être que des accidents isolés. Le Maroc, encore sous +le coup de sa défaite, subissait le traité <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> de délimitation +que lui imposait le général de La Rue, envoyé spécialement de Paris +pour suivre cette négociation. À peine arrivé en Afrique, cet +officier constatait l'effet considérable produit par les derniers +succès de nos armes; il écrivait à M. Guizot, le 22 février 1845: +«Notre situation vis-à-vis de nos tribus et des Marocains est bonne. +Ils reconnaissent notre supériorité et la puissance de nos forces +militaires. L'expulsion d'Abd el-Kader de l'Algérie, l'invincible +sultan du Maroc battu, son armée dispersée, ont frappé l'imagination +des Arabes; ils disent que Dieu est décidément pour nous, puisque +nous sommes les plus forts. Cette impression est déjà répandue +même dans les tribus les plus éloignées, à ce point qu'un marabout +vénéré du désert disait hier: «Je ne veux ni pouvoirs ni richesses; +j'ai assez de tout cela. Ce que je voudrais, ce qui ajouterait à +l'illustration de ma famille, ce serait de recevoir une lettre du +grand sultan de France, à qui Dieu donne la victoire<a id="footnotetag451" name="footnotetag451"></a><a href="#footnote451" title="Go to footnote 451"><span class="smaller">[451]</span></a>.»</p> + +<p>Le gouverneur général rentra à Alger, dans les derniers jours de +mars 1845. L'état dans lequel il trouva la colonie ne pouvait que +confirmer l'impression agréable que lui laissaient les ovations dont +il avait été l'objet, pendant son séjour en France. Aussi l'ordre du +jour qu'il adressa, en débarquant, «aux citoyens et aux soldats de +l'Algérie», respirait-il le plus complet optimisme. «J'ai vu, dit-il, +avec une vive satisfaction, qu'en mon absence, aucune affaire n'avait +périclité. Les progrès en tout genre ont continué... Aucun fait +militaire de quelque importance n'a signalé cette période de quatre +mois... Vous apprendrez avec bonheur que notre noble entreprise n'a +pas moins de succès en France qu'en Afrique. La presque universalité +des citoyens et des hommes politiques y ont foi... Notre cause est +gagnée dans l'opinion.»</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> II</h4> + +<p>Le maréchal Bugeaud, cependant, ne pouvait se flatter que la période +des luttes armées fût définitivement close. À peine était-il de +retour en Afrique que, vers le milieu d'avril 1845, une insurrection +éclatait dans le Dahra, massif montagneux s'étendant du Chélif à la +mer, à l'ouest d'Alger. L'instigateur en était un jeune homme de +vingt ans, inconnu jusqu'alors, venu du Maroc avec une réputation +de saint et que les Arabes surnommaient Bou-Maza, l'homme à la +chèvre. Il se donnait comme le chérif envoyé de Dieu pour chasser +les chrétiens, le «maître de l'heure» annoncé par les prophéties. Le +meurtre de deux caïds dévoués aux Français et des surprises tentées +contre quelques troupes isolées marquèrent son entrée en campagne. +Vainement le colonel de Saint-Arnaud, qui commandait en cette région, +lui infligea-t-il des échecs, la révolte ne fut pas étouffée. Bien +au contraire, à la fin d'avril, elle avait gagné l'Ouarensenis, au +sud du Chélif. Les Arabes, enhardis, venaient même insulter les murs +d'Orléansville. Le gouverneur général se décida alors à intervenir, +et, dans les premiers jours de mai, il se porta, avec une forte +colonne, dans l'Ouarensenis; le duc de Montpensier l'accompagnait. +Son expédition se borna à des marches pénibles, contrariées par le +mauvais temps; l'ennemi se dérobait. Bou-Maza avait préféré porter +tous ses efforts contre le colonel de Saint-Arnaud, qui continuait +à agir dans le Dahra, avec une colonne moins nombreuse. Le chérif +n'y gagna rien: il fut battu à plusieurs reprises, vit détruire ses +meilleurs soldats et perdit ses drapeaux. Il finit par disparaître, +sans qu'on eût pu mettre la main sur lui. «Nous venons, écrivait +Saint-Arnaud, de chasser Bou-Maza du pays,—jusqu'à ce qu'il +revienne.»</p> + +<p>En présence d'ennemis si difficiles à atteindre, le gouverneur +général estima qu'il ne lui restait qu'un moyen d'action efficace: +<span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> c'était de frapper très durement les tribus qui avaient pris +part à la révolte, de détruire leurs récoltes, de couper leurs arbres +fruitiers, d'enlever leur bétail et leurs chevaux, et surtout de les +contraindre ainsi à livrer leurs fusils. Ce désarmement était chose +nouvelle; jusqu'à présent, on n'avait pas cru possible de l'imposer +à des populations aussi guerrières. Le colonel de Saint-Arnaud fut +le premier à l'exécuter. «Je ruine si bien le pays des Beni-Hidja, +écrivait-il dès le 4 mai, que je les force à demander grâce, et, +ce qui ne s'est jamais vu, je les oblige à rendre leurs fusils... +Les vieux officiers d'Afrique ont peine à croire à la remise des +fusils, même en les voyant couchés devant ma tente.» Encouragé par ce +succès, le maréchal voulut, une fois Bou-Maza en fuite, généraliser +le désarmement; il chargea les colonels de Saint-Arnaud, Pélissier +et Ladmirault de l'opérer sur les deux rives du Chélif. Plus de +sept mille fusils propres au service furent ainsi recueillis. Ordre +fut donné de les employer, en les dénaturant le moins possible, aux +constructions de l'arsenal d'Alger et des divers établissements +militaires: on devait en faire des rampes d'escalier, des grilles, +des balcons. «Ils serviront ainsi, écrivait le maréchal, de monument +pour constater le désarmement. Les commandants militaires qui +succéderont à ceux d'aujourd'hui y trouveront la preuve permanente +de la possibilité de cette mesure qui, selon nous, doit être +rigoureusement appliquée à toute tribu qui se révoltera<a id="footnotetag452" name="footnotetag452"></a><a href="#footnote452" title="Go to footnote 452"><span class="smaller">[452]</span></a>.»</p> + +<p>Ce désarmement fut marqué, le 19 juin, par un incident tragique. Une +partie des Ouled-Rhia, contre lesquels agissait le colonel Pélissier, +s'étaient réfugiés dans des grottes profondes. Mis en demeure de se +soumettre et de livrer leurs armes, avec promesse qu'à ce prix leurs +personnes et leurs propriétés seraient respectées, ils répondirent +par des coups de fusil. Impossible de les prendre de force ni de les +réduire par la famine; ils avaient des vivres et de l'eau. Le colonel +menaça alors de les «chauffer», c'est-à-dire d'allumer de grands +feux à l'entrée des cavernes; ce moyen avait été déjà employé, +<span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> l'année précédente, dans une circonstance analogue, par le +colonel Cavaignac, et il avait contraint les Arabes à capituler. La +menace, renouvelée à plusieurs reprises, fut sans effet: les Arabes +continuaient à tirer sur tous ceux qui se montraient. De délai en +délai, la nuit arriva. Des fascines furent amoncelées et allumées. +Vers une heure du matin, le colonel, estimant en avoir fait assez +pour vaincre la résistance, fit éteindre le feu et envoya reconnaître +l'ouverture des grottes. La fumée en sortait si épaisse et si âcre +qu'il fut d'abord impossible d'y pénétrer. Bientôt, on vit sortir +de là quelques malheureux à demi brûlés et asphyxiés. Quand on put +enfin pénétrer, on reconnut avec stupeur que la flamme, attirée par +un fort courant d'air, avait produit un ravage dépassant toutes +les prévisions: plus de cinq cents cadavres d'hommes, de femmes, +d'enfants, gisaient au fond des cavernes; cent cinquante Arabes +environ purent seuls être sauvés. «Ce sont là, écrivait le colonel +Pélissier à la fin de son rapport, ce sont là de ces opérations que +l'on entreprend quand on y est forcé, mais que l'on prie Dieu de +n'avoir à recommencer jamais.»</p> + +<p>Aussitôt connu en France, cet événement y souleva une douloureuse +émotion que les journaux opposants exploitèrent violemment. Le prince +de la Moskowa porta la question à la tribune de la Chambre des pairs, +dans la séance du 11 juillet. Le maréchal Soult, intimidé par le +tapage de la presse, ne sut pas parler en homme de gouvernement et +en chef d'armée: il fit une réponse embarrassée, blâmant le colonel +Pélissier, sans cependant satisfaire ceux qui l'attaquaient. Le +maréchal Bugeaud n'eut pas de ces timidités; couvrant hardiment +son subordonné, il fit publier, le 15 juillet, dans le <cite>Moniteur +algérien</cite>, un article qui le justifiait, et adressa, le 18, la +lettre suivante au ministre de la guerre: «Je regrette, Monsieur le +maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif aucun, +la conduite de M. le colonel Pélissier. Je prends sur moi la +responsabilité de son acte. Si le gouvernement juge qu'il y a justice +à faire, c'est sur moi qu'elle doit être faite. J'avais ordonné au +colonel Pélissier, avant de nous séparer à <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> Orléansville, +d'employer ce moyen à la dernière extrémité. Et, en effet, il ne +s'en est servi qu'après avoir épuisé toutes les ressources de la +conciliation. C'est à bon droit que je puis appeler déplorables, +bien que le principe en soit louable, les interpellations de la +séance du 11; elles produiront sur l'armée un bien pénible effet, +qui ne peut que s'aggraver par les déclamations furibondes de la +presse. Avant d'administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que +les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé +qu'elles ne l'acceptent que par la force, et celle-ci même est +impuissante si elle n'atteint pas les personnes et les intérêts. Par +une rigoureuse philanthropie, on éterniserait la guerre d'Afrique en +même temps que l'esprit de révolte, et alors on n'atteindrait même +pas le but de philanthropie.»</p> + +<p>La révolte suscitée par Bou-Maza était la plus importante, non la +seule. D'autres furent tentées sur divers points, notamment sur les +confins des provinces d'Alger et de Constantine; mais nos troupes les +réprimèrent promptement.</p> + +<p>Cette agitation n'échappait pas à Abd el-Kader, qui était toujours +établi, avec sa deïra, sur le territoire marocain, à peu de distance +de la frontière française. On se rappelle que, par le traité de +Tanger, l'empereur du Maroc s'était obligé à mettre notre ennemi +hors la loi. Avait-il jamais eu la volonté sérieuse de le faire? En +tout cas, on ne fut pas long à s'apercevoir qu'il n'en aurait pas +le pouvoir. Aux premières injonctions qu'il avait fait adresser à +l'émir, celui-ci ne s'était montré nullement disposé à obéir. «Les +tribus de la frontière, écrivait alors le général de La Moricière, +celles au milieu desquelles est établie la deïra d'Abd el-Kader, +ont été si bien prêchées et fanatisées par lui, qu'elles sont +aujourd'hui plutôt à lui qu'à Mouley-Abd-er-Raman; et comme ces +tribus sont nombreuses et puissantes, qu'elles occupent un pays fort +difficile et en général fort mal soumis, je crois que l'Empereur, +alors même qu'il en aurait la ferme intention, serait fort embarrassé +pour employer des mesures coercitives contre la base d'opérations +<span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> que l'émir s'est créée dans ses États<a id="footnotetag453" name="footnotetag453"></a><a href="#footnote453" title="Go to footnote 453"><span class="smaller">[453]</span></a>.» C'était bien, +en effet, une base d'opérations: argent, vivres, soldats, tout était +fourni à Abd el-Kader par les populations au milieu desquelles il +vivait. Pendant tout l'hiver, sous son influence, une fermentation +sourde avait régné sur la frontière. Au printemps, quand il apprit +l'insurrection de Bou-Maza, il crut possible d'oser davantage. À +la tête d'une troupe de cavaliers, il pénétra sur le territoire +algérien, dans cette région du Sud oranais, sorte de désert de +sable parsemé d'oasis, où nos colonnes avaient pénétré, mais où +nous n'avions pas d'établissements fixes. Passant subitement d'un +point à un autre, il rattacha à sa cause une partie des tribus, très +imparfaitement soumises, et maltraita celles qui nous demeuraient +fidèles. La prodigieuse rapidité de ses déplacements défiait toutes +les poursuites. Nos commandants se bornaient à veiller sur les +confins des grands plateaux, là où avait été créée une ligne de +postes; tous leurs efforts tendaient à empêcher l'émir de franchir +cette ligne et de pénétrer dans le Tell. Ils n'étaient rien moins +que sûrs d'y parvenir. «Je m'attends, d'un jour à l'autre, écrivait +alors le maréchal Bugeaud au général de La Moricière, à apprendre +qu'Abd el-Kader s'est montré sur l'un ou sur l'autre point du Tell, +ce que ni vous, ni moi, ni personne ne pouvons empêcher, quoique nous +soyons vingt fois plus forts qu'il ne faut pour le battre<a id="footnotetag454" name="footnotetag454"></a><a href="#footnote454" title="Go to footnote 454"><span class="smaller">[454]</span></a>.» Les +mois de mai et de juin se passèrent ainsi sur le qui-vive. Enfin, +dans les derniers jours de juin, on apprit que l'émir était rentré +sur le territoire marocain, sans avoir pu ou voulu pénétrer plus au +nord. Bien que n'ayant pas eu de grands résultats apparents, cette +incursion lui rendit un peu de son prestige et de son influence. Sa +deïra devenait chaque jour plus nombreuse et plus prospère; elle ne +comptait pas moins de deux mille tentes. On évaluait à trente ou +quarante mille les émigrés algériens qu'il attirait au Maroc<a id="footnotetag455" name="footnotetag455"></a><a href="#footnote455" title="Go to footnote 455"><span class="smaller">[455]</span></a>. +Il y avait là, pour <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> l'avenir, une menace qui n'échappait pas +au maréchal Bugeaud. «Abd el-Kader prépare un retour, c'est évident, +écrivait-il, et le Maroc le laisse faire. Il y a là un danger +permanent<a id="footnotetag456" name="footnotetag456"></a><a href="#footnote456" title="Go to footnote 456"><span class="smaller">[456]</span></a>.»</p> + +<p>Tout en regardant, avec cette attention anxieuse, le nuage qui +grossissait sur la frontière de l'Ouest, le maréchal Bugeaud ne +perdait pas de vue les autres parties de l'Algérie. Ainsi fut-il +conduit, en juillet, à clore ses opérations militaires par une +expédition contre la Kabylie, où les émissaires d'Abd el-Kader +étaient parvenus à fomenter quelque agitation. Il songeait depuis +longtemps à agir de ce côté, et avait même projeté une expédition +beaucoup plus considérable que celle à laquelle il dut se borner. +Le massif montagneux de la grande Kabylie, d'accès difficile, +habité par une population nombreuse, énergique, très jalouse de son +indépendance, était la seule partie de l'ancienne régence qui ne nous +fût pas soumise; il formait, au milieu de nos possessions, entre la +province d'Alger et celle de Constantine, une sorte d'enclave longue +de quatre-vingts lieues et large de trente. Il est vrai que les +habitants de ces montagnes, si redoutables à qui venait les chercher, +n'étaient pas, de leur nature, agressifs; ils ne sortaient pas +volontiers de chez eux, et ne menaçaient pas notre domination dans +le reste de l'Algérie. Aussi, dans les cercles où notre entreprise +africaine était déjà jugée bien lourde, disait-on couramment: «Ces +gens-là ne nous attaquent pas; laissons-les tranquilles; nous avons +assez à faire ailleurs.» Telle était l'opinion qui prévalait dans +le monde parlementaire, et dont, chaque année, les commissions des +crédits se faisaient l'écho dans leurs rapports. Le maréchal Bugeaud +n'acceptait nullement cette façon de voir; elle lui paraissait un +vieux reste du détestable système de l'occupation restreinte, et +il comptait bien, un jour ou l'autre, éteindre ce dernier foyer de +l'indépendance algérienne. Dans les premières années, toutefois, +il s'était borné à quelques expéditions passagères, pour châtier +telles ou telles tribus, <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> mordant plus ou moins avant dans +les bords du massif, mais ne pénétrant pas au cœur du pays, et +surtout ne s'y établissant pas. À la fin de 1844, Abd el-Kader chassé +et le Maroc vaincu, le moment lui parut venu de tenter davantage. +Dans sa pensée, la soumission de la Kabylie devait être la grande +entreprise de l'année suivante. Ce fut, sans doute, afin d'y habituer +les esprits qu'il toucha ce sujet dans son discours du 24 janvier +1845, à la Chambre des députés; après y avoir rappelé l'impossibilité +de faire une «conquête à demi», et comment la «force des choses» +nous avait peu à peu amenés à «prendre tout le pays», il ajoutait: +«Nous serons donc contraints de prendre la Kabylie, non pas que +les populations soient inquiétantes, envahisseuses, hostiles; non, +elles défendent vigoureusement leur indépendance, quand on va chez +elles; elles n'attaquent pas. Mais ce territoire insoumis, au milieu +de l'Algérie obéissante, est d'un mauvais exemple pour les tribus +qui payent l'impôt et voient auprès d'elles des voisins qui ne le +payent pas. C'est un témoin vivant de notre impuissance, de notre +respect pour les gens forts, et cela diminue notre force morale. +C'est un refuge pour les mécontents de nos possessions; c'est là +qu'un lieutenant d'Abd el-Kader, Ben-Salem, s'est retiré et maintient +encore le drapeau de son maître; il pourrait sortir de là, quelque +jour, un gros embarras.» Et il concluait en répétant: «Nous serons +obligés de prendre la Kabylie un jour ou l'autre.» Sans contredire +sur le moment l'orateur, la Chambre ne se laissa pas convaincre; elle +demeurait manifestement opposée à toute opération importante contre +la Kabylie. Le ministère ne crut pas dès lors possible d'entrer dans +les vues du maréchal, et celui-ci quitta la France, en mars 1845, +sans avoir obtenu les renforts qui lui eussent été nécessaires pour +une telle entreprise. «J'ai renoncé à la grande expédition contre +les montagnes de Bougie, écrivait-il d'Alger, le 10 avril, à un de +ses amis. Le gouvernement s'en souciait peu, et ne voulait pas en +prendre la responsabilité; le public et les Chambres blâmaient. Pour +agir avec une entière prudence, il eût fallu des renforts qu'on +ne voulait pas me donner<a id="footnotetag457" name="footnotetag457"></a><a href="#footnote457" title="Go to footnote 457"><span class="smaller">[457]</span></a>.» <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> Et il ajoutait, non sans +amertume, le lendemain, dans une autre lettre: «Rassurez tous les +grands généraux et tous les grands politiques, je ne mordrai, cette +année, que dans un petit morceau du grand pâté du Djurdjura<a id="footnotetag458" name="footnotetag458"></a><a href="#footnote458" title="Go to footnote 458"><span class="smaller">[458]</span></a>.» On +le voit, si le gouverneur était empêché de diriger contre la Kabylie +une attaque décisive, il ne renonçait pas entièrement à s'y montrer +en armes. Ce fut cette expédition limitée qui, retardée quelque temps +par les troubles du Duhra et du Sud oranais, s'accomplit enfin au +mois de juillet 1845. La chaleur ne permit pas de pousser loin les +opérations. Quelques tribus furent obligées de demander l'aman; mais, +au fond, rien ne fut changé à l'état de la Kabylie; elle demeurait +toujours indépendante. La grande conquête, rêvée par le maréchal, +restait toujours à faire.</p> + +<h4>III</h4> + +<p>À la fin de juillet 1845, les opérations militaires étaient +terminées, et la tranquillité semblait partout rétablie. L'alerte +avait été trop courte et trop localisée pour inquiéter beaucoup +l'opinion et y effacer l'impression de confiance produite par nos +succès de 1844. Mais plus on était disposé à croire l'Algérie +soumise, plus on se préoccupait d'y voir résoudre tous les problèmes +que soulevaient l'administration et la colonisation du territoire. +On était impatient d'«utiliser» la conquête, de trouver quelque +compensation aux lourds sacrifices faits jusqu'alors, par plusieurs à +contre-cœur, sacrifices qui, depuis 1840, ne montaient pas à moins +de cent millions par an. Le maréchal Bugeaud était souvent accusé de +négliger cette partie de sa tâche et de se donner trop exclusivement +à l'œuvre guerrière. Sensible à ce reproche, il entreprit +plusieurs fois d'y répondre publiquement. «Quelques personnes, +disait-il, le 4 septembre 1845, aux notables d'Alger, auraient voulu +que je restasse <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> habituellement au siège du gouvernement; on +a été jusqu'à compter les jours que j'ai été en expédition, et l'on +m'a fait un reproche de ce qu'ils dépassaient le temps de mon séjour +à Alger. Eh bien, moi, Messieurs, je m'en fais un titre d'honneur. +Je persiste à croire de toutes mes forces que je servais mieux les +intérêts civils que si je m'étais laissé absorber par les détails +minutieux de l'administration... Il fallait, avant tout, vous donner +la sécurité. C'était le premier de tous les besoins, la source de +tous les progrès, et nous ne pouvions la conserver qu'en portant la +guerre jusqu'aux limites du pays.»</p> + +<p>Le gouverneur prétendait d'ailleurs que, tout en dirigeant +cette guerre, il avait beaucoup fait pour l'organisation de la +colonie. Sur cette organisation, aussi bien que sur les choses +militaires, il paraissait avoir des idées personnelles arrêtées; +suivant son habitude, il les professait très haut, d'autant plus +haut qu'elles étaient plus contredites, et il travaillait avec +ardeur à les appliquer. Déjà nous avons vu ce qu'il avait fait +pour le gouvernement des indigènes, en développant et en réglant +l'institution fort utile des bureaux arabes<a id="footnotetag459" name="footnotetag459"></a><a href="#footnote459" title="Go to footnote 459"><span class="smaller">[459]</span></a>. Il avait +certainement moins fait pour la population civile. La goûtant peu, +ce qui se comprend quand on sait ce qu'elle valait alors, il n'était +pas pressé de la voir grossir. Toutefois, les Européens débarquaient, +chaque jour plus nombreux, en Algérie, et dès lors se posait cette +question: À quel régime les soumettre? Le maréchal avait une réponse +très simple. «L'armée est tout en Afrique, disait-il; comme elle +est tout, il n'y a de possible que le pouvoir militaire<a id="footnotetag460" name="footnotetag460"></a><a href="#footnote460" title="Go to footnote 460"><span class="smaller">[460]</span></a>.» +Aucune tâche, selon lui, à laquelle l'armée ne pût suffire: les +soldats exécuteraient les travaux publics et prêteraient la main, +en cas de nécessité, aux travaux privés; les officiers serviraient +d'administrateurs et de magistrats; le commandant en chef exercerait +une sorte de dictature paternelle, usant, pour le bien de tous, +du personnel et du matériel dont il disposait en maître, trouvant +dans son omnipotence les moyens de résoudre promptement <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> et +facilement tous les problèmes. À l'appui de sa thèse, le maréchal +rappelait tout ce que l'armée avait fait jusqu'alors pour les +colons; comment elle avait ouvert les routes, desséché les marais, +irrigué les plaines, exploité les carrières, donné l'impulsion à +toutes les exploitations, aidé le colon pauvre à transporter ses +matériaux, à bâtir sa maison, à défricher son terrain. Il opposait +la simplicité et l'économie de ce régime aux lentes et coûteuses +complications d'une administration civile. Ne pouvait-il pas aussi +arguer, en faveur du personnel militaire, d'une certaine supériorité +morale? Tandis que l'élite de l'armée demandait à servir en Afrique, +l'administration civile n'y envoyait alors le plus souvent que +son rebut<a id="footnotetag461" name="footnotetag461"></a><a href="#footnote461" title="Go to footnote 461"><span class="smaller">[461]</span></a>. Que les immigrants eussent des répugnances contre +ce qu'ils appelaient le «régime du sabre», le maréchal Bugeaud ne +parvenait pas à le comprendre. Il était convaincu que tout ce qui +n'était pas hargneux ou brouillon devait être satisfait de vivre sous +une autorité si protectrice et si bienfaisante. «Les populations, +disait-il à la Chambre, dans son grand discours du 24 janvier 1845, +ne craignent pas autant qu'on veut bien le dire le régime du sabre, +et les choses qui les préoccupent le plus, ce ne sont pas les +garanties civiles, les libertés municipales, mais bien la sécurité. +La certitude de conserver sa tête, celles de sa femme et de ses +enfants, les récoltes qu'on a semées, passe avant les théories +libérales<a id="footnotetag462" name="footnotetag462"></a><a href="#footnote462" title="Go to footnote 462"><span class="smaller">[462]</span></a>. Je pourrais comparer les habitants qui vivent sous +le régime civil de la côte à des enfants mal élevés, et ceux qui +sont dans l'intérieur, sous le régime militaire, à des enfants bien +élevés. Les premiers <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> crient, pleurent, se fâchent pour +la moindre contrariété. Les seconds obéissent sans mot dire.» En +cet endroit du discours, le <cite>Moniteur</cite> constate l'«hilarité» de la +Chambre. Cette verve humoristique amusait en effet les auditeurs, +mais ne les convertissait pas. Bien au contraire, en heurtant ainsi +de front les préventions, l'orateur les fortifiait plus tôt. C'était +souvent l'effet des boutades un peu intempérantes auxquelles Bugeaud +se laissait aller dans la chaleur de la contradiction. Il était +tellement plein de ses idées qu'il ne se rendait pas compte du tort +que leur faisait une exposition trop franche et trop crue.</p> + +<p>Si peu de goût qu'il eût pour les fonctionnaires n'appartenant +pas à l'armée, le maréchal était cependant obligé de leur faire +une certaine part. Dès l'origine de l'occupation algérienne, le +gouvernement central avait institué, dans ces conditions et sous +des noms qui changèrent souvent, une administration civile, à côté +du commandement supérieur des forces militaires; c'était, dans sa +pensée, à la fois une garantie pour les colons et un moyen d'empêcher +le gouverneur général de devenir trop puissant. On avait même +tenté, un moment, d'établir à Alger une sorte de dualisme, d'après +lequel le chef de l'administration civile, à peu près indépendant +du gouverneur, eût relevé directement des ministres. Mais une telle +organisation n'était pas viable: des conflits se produisirent, à la +suite desquels l'administration civile fut de nouveau subordonnée au +commandement militaire, qui se trouva plus omnipotent que jamais. Le +rôle du gouvernement central était ainsi singulièrement effacé. Le +maréchal Valée, notamment, s'était soustrait presque complètement +à sa suprématie et à son contrôle. Le maréchal Soult, rentré au +ministère de la guerre, le 29 octobre 1840, voulut profiter du +remplacement du maréchal Valée par le général Bugeaud, pour rétablir +son autorité; mais le caractère du nouveau gouverneur ne se prêtait +guère à un rôle de subordonné: de là des heurts continuels. Par +l'effet de cette rivalité, le ministre se trouvait intéressé au +développement de l'administration civile. Tant que la guerre avait +été flagrante en Algérie, il n'avait pu être <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> sérieusement +question de diminuer les pouvoirs du commandement militaire; mais, +à la fin de 1844 et au commencement de 1845, la conquête paraissant +finie, on jugea le moment venu de tenter quelque réforme dans ce +sens. Pendant son séjour en France, le gouverneur général apprit, +non sans une vive irritation, que, dans les bureaux du ministère +de la guerre, on avait préparé une ordonnance réorganisant toute +l'administration algérienne; elle créait notamment un directeur +général des affaires civiles, personnage considérable qui devait +centraliser tous les services et avoir la présidence du conseil +d'administration avec la signature quand le gouverneur serait en +expédition. Le maréchal Bugeaud se démena pour faire écarter ce +projet et crut, un moment, y avoir réussi: «Il paraît, écrivait-il, +le 2 janvier 1845, à un de ses amis, qu'on voulait, au ministère de +la guerre, enlever l'ordonnance sur l'Algérie sans consulter ni le +cabinet ni moi... On était convaincu, en vraies <em>mouches du coche</em>, +que l'Algérie ne pouvait vivre sans l'application de cette œuvre +si longuement élaborée par lesdites <em>mouches</em>. À force de s'en +occuper, on s'était persuadé qu'il y avait urgence extrême, lorsqu'il +n'y a pas même utilité... Mais l'éveil a été donné à temps. Je +sais que plusieurs ministres doivent demander que ce travail de +Pénélope soit revu au conseil d'État. C'est un moyen dilatoire qui +pourra bien devenir une fin de non-recevoir<a id="footnotetag463" name="footnotetag463"></a><a href="#footnote463" title="Go to footnote 463"><span class="smaller">[463]</span></a>.» Le projet ne fut +pas abandonné, comme s'en flattait le maréchal; il fut seulement +atténué. Publiée le 15 avril 1845, la nouvelle ordonnance, «portant +réorganisation de l'administration générale et des provinces en +Algérie», était une transaction assez boiteuse entre les résistances +du gouverneur et le désir du ministre de développer les attributions +du pouvoir civil. Elle distinguait trois sortes de territoires: +<em>civils</em>, <em>mixtes</em> et <em>arabes</em>. Les <em>territoires civils</em> sont «ceux +sur lesquels il existe une population civile européenne assez +nombreuse pour que tous les services publics y soient ou puissent y +être complètement organisés»; l'administration <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> y est civile. +Les <em>territoires mixtes</em> sont «ceux sur lesquels la population civile +européenne, encore peu nombreuse, ne comporte pas une complète +organisation des services publics»; les autorités militaires y +remplissent les fonctions administratives, civiles et judiciaires. +Quant aux territoires arabes, ils sont administrés militairement, et +les Européens n'y sont admis qu'en vertu d'autorisations spéciales +et personnelles. Tout en laissant au gouverneur général des pouvoirs +considérables et prépondérants, l'ordonnance les précisait et les +réglementait, avec l'intention évidente de les limiter. À côté +de lui, elle instituait un conseil supérieur et un conseil du +contentieux. Elle créait aussi un directeur général des affaires +civiles, comme le premier projet; seulement, elle le subordonnait +au gouverneur et ne lui donnait pas le pouvoir de le remplacer en +cas d'absence. En somme, le pur régime militaire était maintenu dans +les territoires mixtes et arabes, de beaucoup les plus étendus. +Quant à l'administration organisée dans les territoires civils, elle +était assez mal conçue, et le déplaisir avec lequel le gouverneur +général l'avait vu établir n'était pas fait pour en faciliter le +fonctionnement. Aussi les résultats devaient-ils en être fort +médiocres. Complication, tiraillement et impuissance, tel était le +triple caractère de cette organisation.</p> + +<h4>IV</h4> + +<p>Quand on reprochait au maréchal Bugeaud de ne pas faire assez +pour la colonisation, il montrait quelle avait été, sous son +gouvernement, la progression rapide de l'immigration européenne. +La population civile de l'Algérie, qui n'était que de 25,000 âmes +en 1840, s'élevait à 96,000 en 1845. Ces chiffres semblaient une +réponse décisive. Cependant, quand on les analysait, ils n'étaient +pas aussi concluants qu'ils en avaient l'air. Presque toute cette +population s'était fixée dans les villes: la plus grande partie à +Alger, devenu un centre important <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> d'affaires et même de +spéculations assez suspectes; une autre partie dans les villes de la +côte ou de l'intérieur. C'était chose curieuse de voir, partout où +s'installaient nos troupes, arriver aussitôt à leur suite une bande +de <em>mercanti</em>, des cabaretiers surtout, quelques ouvriers d'état, des +manœuvres, des maraîchers, en un mot, tous ceux qui espéraient +vivre de l'armée; parmi eux, un assez grand nombre d'étrangers, +notamment des Maltais ou des Espagnols. Des villes absolument +nouvelles, comme Orléansville ou Ténès, se trouvèrent ainsi peuplées, +en quelques mois, d'habitants, à la vérité, fort mélangés: première +alluvion, souvent un peu boueuse, qui forme comme le sous-sol de +toutes les colonies à leur début. De ce côté, il n'y avait qu'à +laisser faire: nul besoin d'activer artificiellement l'immigration. +Mais était-ce tout ce qu'il fallait à l'Algérie? L'instinct public +s'était promptement rendu compte que ce dont la colonie avait le plus +besoin, ce n'était pas de trafiquants, ni même d'ouvriers d'état; +nous ne pouvions utiliser notre conquête qu'en y implantant des +agriculteurs.</p> + +<p>D'ordinaire, quand une nation entreprend une colonie de peuplement +agricole, elle le fait dans un pays où, ne rencontrant devant elle +qu'une population clairsemée, inférieure, aisément refoulable, +elle est assurée de trouver beaucoup de terres, sinon vacantes, du +moins d'une appropriation facile; tels, par exemple, le Canada et +l'Australie. Rien de pareil en Algérie. Les Arabes détenaient le sol, +et ils étaient trop nombreux, trop énergiques, pour qu'on songeât à +les supprimer ou à les déposséder; trop fiers, trop orgueilleux, trop +dressés au mépris des autres races, pour que les Européens pussent +leur en imposer par le prestige d'une civilisation supérieure. À +défaut de terres à occuper, en trouvait-on à acheter? Pour la plus +grande partie du sol, la propriété collective des tribus empêchait +les achats individuels; quant aux domaines assez rares appartenant +à des particuliers, l'incertitude des titres de propriété était +faite pour décourager tout acquéreur tant soit peu soucieux d'avoir +une possession stable et sûre. Au cas où l'on parviendrait à +surmonter ces obstacles, les terres du moins <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> seraient-elles +d'une exploitation facile et rapidement avantageuse? L'Algérie, +autrefois l'un des greniers de Rome, avait été, depuis, stérilisée +par l'occupation arabe. Nous ne pouvions lui rendre quelque chose +de son ancienne fécondité qu'au prix d'un défrichement pénible dont +il ne fallait pas espérer recueillir les bénéfices avant plusieurs +années. Si l'on ajoute que le paysan français, par l'effet de notre +organisation sociale et économique, était moins que tout autre +disposé à émigrer, on se rendra compte que jamais colonisation +ne s'était présentée dans des conditions aussi difficiles. On ne +comprendrait même pas qu'elle eût été entreprise, si l'on ne se +rappelait ce qu'il y avait eu d'accidentel, d'imprévu dans l'origine +de cette conquête. Seul le point d'honneur, et non l'espérance d'un +profit agricole ou commercial, avait déterminé la France d'abord +à aller en Afrique, ensuite à y rester. Tout avait été peu à peu +imposé par les circonstances; rien n'avait été le résultat d'un plan +prémédité. C'était, la conquête faite, et faite, en quelque sorte, +malgré soi, qu'il avait fallu chercher les moyens de l'utiliser. +Est-il surprenant qu'on ait tâtonné et qu'on ait commencé par faire +plus d'une école?</p> + +<p>Dans les premières années de l'occupation, le gouvernement, qui ne +savait même pas bien alors s'il garderait l'Algérie, ou du moins +ce qu'il en garderait, ne s'était pas sérieusement préoccupé d'y +installer des colons. Malgré tout, il s'était produit un certain +courant d'immigration auquel la pacification apparente, suite du +traité de la Tafna, avait imprimé quelque activité. Des colons, venus +la plupart spontanément, s'étaient établis à peu de distance d'Alger, +dans la Métidja, sur des terres qu'ils avaient acquises de Maures +qui, malheureusement, n'en étaient pas toujours bien régulièrement +propriétaires. Ce sont ces exploitations, dont quelques-unes étaient +devenues promptement assez florissantes, qu'Abd el-Kader dévasta +en 1839, quand il rouvrit soudainement les hostilités et pénétra +jusqu'aux portes d'Alger, sans que le maréchal Valée pût l'arrêter. +Dans cette année néfaste, les colons, mal protégés, ne virent pas +seulement détruire leurs fermes; leur confiance <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> aussi fut +détruite. Les fermes auraient pu être facilement reconstruites, et +quelques-unes le furent en effet; la confiance était beaucoup plus +difficile à rétablir.</p> + +<p>Au début du gouvernement du général Bugeaud, il n'y eut place +que pour la guerre. Mais à peine nos troupes eurent-elles un peu +refoulé Abd el-Kader et élargi le cercle des territoires soumis, +que la question de colonisation se trouva de nouveau posée. Il ne +semblait plus désormais qu'on pût attendre quelque chose d'efficace +de l'initiative privée, découragée par l'échec de sa précédente +tentative. C'était d'ailleurs l'idée alors régnante dans tous +les pouvoirs publics,—civils ou militaires, métropolitains ou +coloniaux,—qu'étant données les conditions de l'Algérie et les +mœurs du cultivateur français, l'immigration agricole serait +nulle et impuissante, si l'État ne lui tendait la main et ne se +chargeait de lever lui-même une bonne partie des difficultés. De +là le système de colonisation exclusivement administrative qui +prévalut. L'État déterminait les zones où les Européens pouvaient +s'installer sans embarras pour lui, sans péril pour eux, et les +points où il convenait de créer des villages. Il se procurait aussi +les terres qui pouvaient être livrées aux particuliers et qu'il +leur garantissait être à l'abri de toute revendication; il en +avait d'ailleurs une certaine quantité immédiatement disponible; +c'étaient celles de l'ancien domaine beylical dont il était devenu +propriétaire par l'effet de la conquête. Au lieu d'appeler pour +ces terres des acheteurs qu'il croyait introuvables ou dont il se +défiait, il les offrait en concessions gratuites, et souvent même +promettait en outre une certaine aide pour l'installation et la mise +en train de l'exploitation. Par contre, il se réservait de choisir +ceux qu'il admettrait, et leur imposait, pour assurer la mise en +valeur des terrains, des conditions fort compliquées. Jusqu'à ce que +ces conditions fussent accomplies, les concessionnaires n'étaient +que des détenteurs à titre provisoire et précaire, placés sous la +surveillance incessante et en quelque sorte sous la tutelle de +l'administration, tutelle aussi gênante à subir que lourde à exercer.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> Ainsi furent créés, de 1842 à 1845, principalement aux +environs d'Alger, dans le massif du Sahel et dans la plaine de la +Métidja, une trentaine de villages. À la fin de 1844, on comptait +1,765 familles concessionnaires, dont 133 avaient rempli les +conditions imposées et reçu leurs titres définitifs; les dépenses +effectuées par ces 133 familles étaient évaluées à 1,020,940 francs. +Environ 100,000 hectares avaient été distribués; la plupart, il +est vrai, étaient encore en friche. Chaque année, le nombre des +demandes de concessions augmentait: il dépassait 2,000 en 1845. +Jamais on n'avait fait autant, ni procédé si méthodiquement pour +la colonisation rurale. Mais, s'il y avait un progrès notable par +rapport à ce qui avait précédé, le résultat, en soi, était encore +bien maigre. Qu'était-ce que cette poignée de cultivateurs ou +prétendus tels, comparés aux 90,000 Européens déjà établis, à cette +même époque, dans Alger et dans les autres villes de la colonie? +Qu'était-ce, surtout, que les quelques milliers d'hectares cultivés, +par rapport à l'immense territoire qu'il s'agissait de mettre en +valeur? Au moins, le peu qu'on avait fait était-il bien fait? Arrivés +plein d'espoir, d'illusion, les colons s'étaient aussitôt trouvés aux +prises avec les difficultés d'un défrichement singulièrement pénible, +coûteux et malsain. Le Sahel, notamment, où avaient été installés la +plupart des concessionnaires, était alors une lande sauvage, aride, +désolée, couverte de ces terribles palmiers nains dont l'extraction +était faite pour user tous les outils et lasser tous les courages; +il avait été laissé tout à fait inculte par les Arabes, peu soucieux +du voisinage des Turcs d'Alger. L'emplacement des nouveaux villages, +fixé par des considérations purement stratégiques, n'assurait trop +souvent au colon ni eau potable pour sauvegarder sa santé, ni routes +pour aller vendre les produits de son exploitation. Le sol de la +Métidja, plus facile et plus fertile que celui du Sahel, n'était pas +moins meurtrier quand on le remuait pour la première fois. Combien de +villages où périrent, en peu d'années, plusieurs couches de colons! +Boufarik, par exemple, aujourd'hui l'un des points les plus sains +et les plus charmants de cette plaine, était alors un <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> foyer +de miasmes si pestilentiels qu'une sorte d'épouvante avait fini +par s'attacher à son nom. Pour surmonter tant d'obstacles, il eût +fallu chez les immigrants beaucoup d'énergie morale et de ressources +matérielles. Or, c'est précisément ce qui manquait au personnel +qu'attirait la gratuité des concessions et que ne rebutait pas la +tutelle administrative. Ce personnel était généralement pauvre, +maladroit, de nature un peu mendiante et geignante, attendant tout +de l'administration dont il se savait le pupille, s'en prenant à +elle de chacune de ses déceptions, prompt à se dégoûter d'une terre +qu'il n'avait pas payée de ses deniers, sur laquelle il n'exerçait +pas les droits et pour laquelle il n'éprouvait pas les sentiments du +propriétaire. En somme, la plupart des villages, sauf quelques-uns +par hasard mieux placés que les autres, avaient peu réussi, certains +d'entre eux offraient même un spectacle lamentable. L'abbé Landmann +écrivait, après les avoir visités, à la fin de 1844: «Je n'ai +trouvé presque partout que découragement et misère profonde<a id="footnotetag464" name="footnotetag464"></a><a href="#footnote464" title="Go to footnote 464"><span class="smaller">[464]</span></a>.» +Les commissions des crédits à la Chambre des députés, volontiers +maussades pour tout ce qui regardait l'Algérie, constataient ces +échecs et s'en faisaient un grief.</p> + +<h4>V</h4> + +<p>Au milieu de tant d'entreprises de colonisation avortées ou tout au +moins incertaines, un fait se détache, qui est, au contraire, un +succès: c'est la fondation de la Trappe de Staouëli, renouvelant, +en plein dix-neuvième siècle, les merveilles des grands couvents +défricheurs du commencement du moyen âge<a id="footnotetag465" name="footnotetag465"></a><a href="#footnote465" title="Go to footnote 465"><span class="smaller">[465]</span></a>. L'idée première en +était venue à M. de Corcelle, en 1841, au retour d'un voyage en +Afrique, dont j'ai déjà eu occasion de parler, et qui avait été +l'origine de sa liaison avec le général <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> Bugeaud<a id="footnotetag466" name="footnotetag466"></a><a href="#footnote466" title="Go to footnote 466"><span class="smaller">[466]</span></a>. +Il avait rapporté de ce voyage la conviction que la colonie ne +pouvait réussir qu'en devenant chrétienne et agricole. N'était-ce +pas répondre directement à ce double besoin que d'y établir des +moines qui se trouvaient être en même temps des cultivateurs? Voisin +des Trappistes, dans le département de l'Orne, M. de Corcelle les +avait vus à l'œuvre et savait ce dont ils étaient capables. Il +exposa son projet dans un mémoire adressé au gouvernement; après y +avoir montré combien il importait de rendre l'Algérie catholique, +pour qu'elle demeurât française, il ajoutait: «Sous ce rapport, +l'introduction d'une congrégation religieuse dans les cultures de +l'Algérie serait assurément très salutaire. Les Trappistes, par +exemple, apporteraient là une expérience agricole fort précieuse +et surtout des exemples de sainteté de nature à émouvoir vivement +l'imagination des indigènes...» Si nouvelle qu'une pareille idée fût +pour le maréchal Soult, il la prit tout de suite à cœur. À tel de +ses collègues qui s'effarouchait de voir le gouvernement protéger des +congréganistes: «Ce ne sont pas des congréganistes, répondait-il, +que j'envoie à Alger, ce sont des colons de la meilleure espèce, des +colons qui ne parlent pas, mais qui agissent.» L'adhésion du ministre +de la guerre ne suffisait pas; il fallait aussi celle du gouverneur +général de l'Algérie. M. de Corcelle lui écrivit à ce sujet. «Essayez +mes Trappistes, lui disait-il; je vous supplie d'introduire cette +goutte de sainteté dans la caverne africaine.» Le général Bugeaud, +alors très engoué d'un projet de colonisation au moyen de soldats +mariés, projet sur lequel j'aurai à revenir, ne fut pas d'abord sans +prévention contre les «célibataires» qu'on lui proposait; toutefois, +il se rendit vite et promit son concours.</p> + +<p>Ainsi approuvée par les deux chefs supérieurs, à Paris et à Alger, +il semblait que la fondation ne dût plus rencontrer d'obstacles +administratifs. Mais il fallut compter avec l'indifférence +nonchalante ou même avec la malveillance tracassière <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> des +bureaux et des sous-ordres; il fallut compter aussi avec la timidité +d'un gouvernement qui hésitait à braver les préjugés alors ravivés +contre les congrégations par les controverses sur la liberté de +l'enseignement. Le maréchal Soult lui-même, tout en persistant à +protester de sa bonne volonté personnelle, expliquait aux Trappistes +qu'il craignait, en se montrant trop favorable, «d'ameuter contre eux +les aboyeurs de la Chambre». De là des difficultés qui retardèrent +pendant longtemps la solution et firent même parfois douter qu'on pût +jamais aboutir. Cependant, le zèle de M. de Corcelle et de quelques +autres personnes qui s'intéressaient à son projet finit par obtenir +du ministre de la guerre l'ordre exprès de «terminer cette affaire, +tout obstacle cessant», et l'acte de concession fut signé le 18 +juillet 1843.</p> + +<p>Les religieux se mirent aussitôt à l'œuvre. Les débuts furent +très durs. Staouëli était situé dans le Sahel, et l'on sait combien +le défrichement y était pénible et meurtrier. Tous les moines furent +frappés par la fièvre, sur ce champ de bataille qu'aucun d'eux ne +songea à déserter. Avant l'expiration de la première année, dix +étaient morts, dont sept en trois mois. En même temps, l'argent +manquait: pour une cause ou pour une autre, des subventions promises +soit par le gouvernement, soit par des couvents de France, firent +défaut. Plusieurs fois, on put croire qu'il faudrait interrompre les +travaux.</p> + +<p>La jeune Trappe avait heureusement à sa tête l'homme le mieux fait +pour triompher de ces obstacles. C'était dom François Régis, nature +vaillante entre toutes, l'un de ces capitaines qui savent obtenir +de leurs soldats des prodiges d'héroïsme. Aux plus rudes moments, +quand tous les religieux et lui-même étaient brisés par la maladie, +il donnait l'exemple d'une énergie invincible: «Allons, mon frère, +disait-il à chacun de ses compagnons, un peu de cœur! C'est pour +le bon Dieu!» Si mal que les choses parussent aller, si anxieux qu'il +fût lui-même au fond, il n'admettait pas qu'on se laissât gagner +par la tristesse; il voulait qu'on «mangeât joyeusement le pain de +chaque jour». Ce n'était pas un de ces moines dont la <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> vue +se borne aux murs de leur couvent. Bien que très vertueux et très +avancé dans la vie intérieure, il savait regarder au dehors et s'y +créer des appuis. Au premier besoin, botté et éperonné, il montait à +cheval et galopait jusqu'à Alger, ou même, dans les grands périls, il +n'hésitait pas à traverser la mer et à parcourir la France. Caractère +indépendant et fier, très franc et parfois presque brusque d'allure, +il était cependant un solliciteur incomparable; il avait le don +d'aplanir les difficultés, de gagner les bonnes grâces, de vaincre +les résistances. Tous ceux auxquels il avait ainsi affaire, depuis +les employés de bureau et les simples soldats jusqu'aux généraux et +aux ministres, étaient surpris et charmés de trouver dans ce moine +austère une parole vive, prompte aux saillies d'un accent toujours +généreux, une droiture ouverte, une belle humeur affable, une sorte +de familiarité cordiale qui laissait cependant intacts le caractère +et la dignité du religieux. Les militaires surtout étaient absolument +conquis.</p> + +<p>Au premier rang des amis que s'était ainsi faits l'abbé de Staouëli, +il convient de nommer le maréchal Bugeaud. Rien ne subsistait +plus de ses préventions premières. «Quand vous aurez de grosses +difficultés, avait-il dit à dom François Régis, venez me trouver.» +L'abbé ne manquait pas de le faire. Qu'il fallût écarter quelque +obstacle administratif ou triompher des hésitations d'un évêque, il +trouvait toujours le gouverneur général prêt à lui venir en aide. +Mêmes sentiments chez les autres chefs militaires, par exemple chez +le général de La Moricière, plusieurs fois gouverneur par intérim. +Le duc d'Aumale témoigna aussi sa sympathie au religieux et eut +même occasion de lui donner un conseil dont la précoce maturité +le frappa vivement: c'était en novembre 1843, à un moment où tout +semblait se réunir pour faire échouer l'entreprise. Dom François +Régis avait laissé voir au duc quelque velléité de transporter au +moins partiellement ses efforts sur un terrain plus favorable. +«Sera-ce au religieux de la Trappe, répondit le jeune prince, alors +seulement âgé de vingt-deux ans, qu'il faudra prêcher la patience +et la persévérance? Vous datez <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> d'hier, et vous voulez déjà +avoir réussi. C'est trop tôt vous décourager... Soyez ici constants, +comme vous l'êtes ailleurs; soyez-le plus qu'ailleurs, et vous +réussirez.» Ces amis de haut rang n'étaient pas les seuls que se fût +acquis le vaillant et aimable abbé; il en compta beaucoup d'autres, +plus humbles, mais non moins dévoués ni moins efficaces, parmi les +officiers de divers grades qui se trouvaient, par leurs fonctions, en +rapport avec la Trappe<a id="footnotetag467" name="footnotetag467"></a><a href="#footnote467" title="Go to footnote 467"><span class="smaller">[467]</span></a>.</p> + +<p>Ainsi secondée, la courageuse persévérance des Trappistes finit +par surmonter les obstacles devant lesquels succombaient, autour +d'eux, tant d'immigrants européens. En 1845, deux ans après leur +installation, la meurtrière bataille qu'ils livraient au sol, bien +que non complètement terminée<a id="footnotetag468" name="footnotetag468"></a><a href="#footnote468" title="Go to footnote 468"><span class="smaller">[468]</span></a>, pouvait être considérée comme +d'ores et déjà gagnée. Les résultats acquis étaient considérables: +les bâtiments essentiels étaient construits, l'exploitation en +train, et une grande étendue de terrain mise en culture. Cette +transformation faisait l'étonnement des visiteurs, chaque jour +plus nombreux. Staouëli devenait l'une des principales curiosités +de l'Algérie. Le maréchal Bugeaud voulut en juger par lui-même. +Le 14 août 1845, il arriva à l'improviste au monastère, visita +tout en détail, mêla quelques conseils à beaucoup d'éloges et s'en +retourna le soir, plein d'admiration pour un travail si fécond et +pour une si héroïque austérité. Peu de jours après, le <cite>Moniteur +algérien</cite> racontait la visite du maréchal et faisait connaître sa +satisfaction. Dans le succès des Trappistes, il y avait plus que le +résultat matériel; il y avait, pour les autres colons, un exemple +instructif et consolant, un voisinage bienfaisant, et surtout la +prédication chrétienne qui agit le plus, celle de la <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> vertu +en action. Les Arabes n'étaient pas les derniers à en être frappés et +à témoigner de leur respect pour les nouveaux «marabouts». La «goutte +de sainteté», demandée par M. de Corcelle, commençait à faire sentir +son effet.</p> + +<p>Le maréchal Bugeaud n'était pas homme à s'en effaroucher: bien au +contraire. Il comprenait de quel secours pouvait être pour son +œuvre l'action catholique. D'autres religieux que les Trappistes +eurent aussi à se louer de lui. Les Jésuites avaient été des +premiers à suivre notre armée à Alger. L'un d'eux, le P. Brumauld, +fonda, aux portes de la ville, un orphelinat dont le gouvernement +prisait très haut les services et qu'il subventionnait. Le maréchal, +cependant, n'avait pas été, à l'origine, sans partager un peu les +préjugés alors régnant contre la Compagnie de Jésus. Un jour qu'il la +traitait assez mal en paroles, devant ses aides de camp, l'un d'eux +l'interrompit: «Nous vous avons pourtant entendu dire beaucoup de +bien du P. Brumauld.—Ah! mais, oui.—Eh bien! le P. Brumauld est +un Jésuite.—Un Jésuite, le P. Brumauld?—Assurément.» Déconcerté, +le maréchal garda un moment le silence, puis s'écria: «Fût-il le +diable, il fait le bien.» C'était un des traits de son caractère, +de ne pas fermer les yeux à la vérité. Aussi, peu après, irrité +de voir le <cite>Journal des Débats</cite> s'associer à la violente campagne +alors ouverte contre les Jésuites, il lui adressa d'Alger, le 24 +juin 1843, la lettre suivante: «J'ai été peiné de l'article sur les +Jésuites que j'ai lu dans votre numéro du 13 juin. Vous savez bien +que je ne suis ni Jésuite ni bigot; mais je suis humain et j'aime à +faire jouir tous mes concitoyens, quels qu'ils soient, de la somme de +liberté dont je veux jouir moi-même. Je ne puis vraiment m'expliquer +la terreur qu'inspirent les Jésuites à certains membres de nos +assemblées... Quant à moi, qui cherche, par tous les moyens, à mener +à bonne fin la mission difficile que mon pays m'a confiée, comment +prendrais-je ombrage des Jésuites, qui, jusqu'ici, ont donné de si +grandes preuves de charité et de dévouement aux pauvres émigrants qui +viennent en Algérie, croyant y trouver une terre promise, et qui +n'y rencontrent, tout d'abord, que déceptions, maladies <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> et +souvent la mort? Eh bien! oui, ce sont les Sœurs de Saint-Joseph +et les Jésuites qui m'ont puissamment aidé à secourir ces affreuses +misères que l'administration, avec toutes les ressources dont elle +dispose, est complètement insuffisante à soulager. Les Sœurs de +Charité ont soigné les malades qui ne trouvaient plus de place dans +les hôpitaux et se sont chargées des orphelines. Les Jésuites ont +adopté les orphelins. Le P. Brumauld, leur supérieur, a acquis, +moyennant 120,000 francs, une vaste maison de campagne entourée +de 150 hectares de terre cultivable, et là, il a recueilli plus +de 130 orphelins européens qui, sous la direction de différents +professeurs, apprennent les métiers de laboureur, jardinier, +charpentier, menuisier, maçon. Il sortira de là des hommes utiles à +la colonisation, au lieu de vagabonds dangereux qu'ils eussent été. +Sans doute, les Jésuites apprendront à leurs orphelins à aimer Dieu. +Est-ce un si grand mal? Tous mes soldats, à de rares exceptions près, +croient en Dieu, et je vous affirme qu'ils ne s'en battent pas avec +moins de courage... Pour moi, gouverneur de l'Algérie, je demande +à conserver <em>mes</em> Jésuites, parce que, je vous le répète, ils ne me +portent nullement ombrage et qu'ils concourent efficacement au succès +de ma mission. Que ceux qui veulent les chasser nous offrent donc les +moyens de remplacer les soins gratuits et la charité de ces terribles +fils de Loyola. Mais je les connais; ils déclameront et ne feront +rien que grever le budget colonial, sur lequel ils commenceront par +prélever leurs bons traitements, tandis que les Jésuites ne nous ont +rien demandé que la tolérance<a id="footnotetag469" name="footnotetag469"></a><a href="#footnote469" title="Go to footnote 469"><span class="smaller">[469]</span></a>.» Six ans plus tard, au moment +de la mort du maréchal Bugeaud, le P. Brumauld l'appellera «son +plus grand bienfaiteur, son père, le grand-père bien-aimé de ses +orphelins<a id="footnotetag470" name="footnotetag470"></a><a href="#footnote470" title="Go to footnote 470"><span class="smaller">[470]</span></a>».</p> + +<p>Cette attitude du maréchal contrastait heureusement avec +l'indifférence que, dans les premières années de l'occupation, les +autorités algériennes avaient témoignée pour les choses religieuses. +C'est qu'en effet, sous ce rapport, la situation s'était <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> +améliorée. La part du culte catholique, dans le budget de la colonie, +originairement de 9,000 francs, atteignait maintenant 150,000 francs. +Grâce à la création de l'évêché d'Alger en 1838, la vie chrétienne, +nulle jusqu'alors, s'était développée. Au lieu des rares prêtres et +des trois ou quatre chapelles misérables que Mgr Dupuch avait trouvés +en Algérie, quand il avait pris possession de son siège épiscopal, on +comptait, en 1845, dans le nouveau diocèse, 91 prêtres, 60 églises +ou chapelles, un séminaire, plusieurs établissements hospitaliers +ou scolaires fondés par des congrégations, des associations de +piété et de charité. Toutefois, celui qui mesurait l'étendue des +besoins était plus frappé encore de ce qui manquait. Cent cinquante +mille francs pour le culte catholique, sur un budget total de cent +trente millions, n'était-ce pas une proportion misérable, dans un +pays où tout était à créer? Que de lieux où les immigrants et les +soldats étaient absolument sans secours religieux! Dans la plupart +des villages qu'elle avait établis, l'administration ne s'était pas +inquiétée de bâtir une église. Les visiteurs recueillaient, à ce +propos, de la bouche des colons, plus d'une plainte. «Point d'église, +point d'école! disait l'un d'eux; nous sommes comme des animaux. Si +nous avions une chapelle, une clochette, on pourrait se rappeler +comment on a été élevé<a id="footnotetag471" name="footnotetag471"></a><a href="#footnote471" title="Go to footnote 471"><span class="smaller">[471]</span></a>.» L'administration ne se bornait pas à +ne pas faire; par routine tracassière et ombrageuse, elle gênait +la libre initiative du clergé. Malheureusement, le premier évêque, +Mgr Dupuch, n'avait pas autant d'esprit de conduite que de zèle, de +prudence que de générosité. Sa charité téméraire et imprévoyante le +fit tomber dans des embarras pénibles et compromettants. Aux prises +avec quatre cent mille francs de dettes qu'il ne pouvait payer, il +se vit réduit à donner sa démission, vers la fin de 1845. Il ne +le fit pas sans élever la voix <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> contre le gouvernement, +auquel il reprochait de ne l'avoir pas soutenu et même de l'avoir +entravé. Son successeur, Mgr Pavy, eut son zèle avec plus de sagesse. +Le maréchal Bugeaud le prit tout de suite fort en gré. «Tenez, +monseigneur, lui dit-il un jour brusquement, si vous n'étiez évêque, +je vous voudrais soldat! Près de moi, sur un champ de bataille, +quel bon général vous feriez!» L'évêque allait-il visiter, dans une +de ses tournées pastorales, quelques-uns des villages créés par +l'administration, le gouverneur se hâtait de l'en remercier. «C'est +ainsi, lui écrivait-il, que l'on console et que l'on encourage les +exilés de la patrie, en leur montrant des sentiments paternels, en +même temps qu'on leur offre les secours de la religion<a id="footnotetag472" name="footnotetag472"></a><a href="#footnote472" title="Go to footnote 472"><span class="smaller">[472]</span></a>.» À +Paris également, il était, dans le gouvernement, des esprits assez +clairvoyants et élevés pour comprendre combien la religion était +nécessaire en Algérie, et pour se rendre compte que, sous ce rapport, +il y avait beaucoup à réparer. «Cette année, pour la première fois, +écrivait M. Guizot à M. Rossi, le 8 mars 1846, je vais prendre à mon +compte cette question de l'Algérie, si grande et si lourde. J'attache +à l'établissement religieux beaucoup d'importance; je crois qu'il en +acquerra beaucoup, et cela me plaît personnellement de ressusciter le +christianisme en Afrique<a id="footnotetag473" name="footnotetag473"></a><a href="#footnote473" title="Go to footnote 473"><span class="smaller">[473]</span></a>.»</p> + +<h4>VI</h4> + +<p>Staouëli montrait ce qu'avec beaucoup d'énergie et de persévérance on +pouvait faire du sol algérien. L'enseignement venait fort à propos, +en présence du découragement que tant d'autres insuccès devaient +produire. Toutefois, les conditions de cette entreprise monacale +étaient trop exceptionnelles pour qu'on y trouvât la solution, +jusqu'alors vainement cherchée, du problème de la colonisation +algérienne. Où était donc cette <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> solution? Le maréchal +Bugeaud croyait le savoir. Il avait un système à lui qu'il jugeait +le seul capable de lever toutes les difficultés et dont il attendait +des merveilles. Convaincu que les échecs subis venaient de ce qu'on +avait eu affaire à des colons civils, «cohue désordonnée, sans +force d'ensemble, parce qu'elle était sans discipline», il voulait +faire appel à la «colonisation militaire»: application nouvelle +du principe posé par lui que «l'armée était tout en Algérie». À +l'entendre, on pouvait trouver facilement, chaque année, parmi les +soldats devant encore trois ans de service, un grand nombre d'hommes +disposés à s'établir en Afrique. Un congé leur serait accordé pour +aller chercher femme en France. L'État leur fournirait le sol, les +matériaux, les instruments, le bétail. Dans chaque village, tout +devait être possédé en commun jusqu'à l'expiration des trois ans. +Embrigadés, commandés, soumis à la discipline militaire, les hommes +continuaient, pendant ces trois ans, à faire partie de l'armée: il +n'y avait de changé que leur mode de service. Dans les saisons où +la culture ne les occuperait pas, ils seraient employés aux travaux +publics. En cas de guerre, ils se trouveraient tout organisés et +encadrés pour faire face au péril. À l'expiration des trois ans, +on procéderait à la liquidation de la communauté: l'État se ferait +rembourser de ses avances; le surplus serait divisé en autant de +lots que de copartageants, et les lots tirés au sort. Le maréchal +estimait qu'en quelques années on établirait ainsi un grand nombre +de familles, composées d'éléments énergiques et disciplinés, dont +la présence assurerait la soumission de la colonie en même temps +que la culture du sol, et permettrait de réduire de moitié l'armée +d'occupation. Par là donc, il prétendait résoudre, à la fois, le +problème agricole et le problème militaire.</p> + +<p>Il y avait longtemps que le maréchal Bugeaud rêvait de ce mode de +colonisation. Avant de commander à Alger, en 1838, il avait fait +paraître une brochure intitulée: <cite>De l'établissement de légions +de colons militaires dans les possessions françaises du nord de +l'Afrique, suivi d'un projet d'ordonnance adressé au gouvernement et +aux Chambres</cite>. Une fois gouverneur général, il ne <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> manqua +pas une occasion de revenir sur sa thèse favorite. Discours à la +Chambre, mémoires au ministre, toasts dans les banquets, brochures, +articles de journaux, correspondance avec les personnages influents, +tout était employé par lui pour tâcher de gagner à ses idées le +gouvernement et l'opinion. Dans l'ardeur de sa conviction, il ne +craignait pas de proposer tout de suite une opération gigantesque, +l'établissement, chaque année, de dix mille soldats colons, soit, +en dix ans, de cent mille familles. Il n'évaluait pas la dépense +à moins de 350 millions et reconnaissait même bientôt qu'elle +pourrait s'élever au double. Il faisait entrevoir, à la vérité, +comme compensation à cette charge, une réduction prochaine de +l'armée d'Afrique, soit une économie annuelle de 40 millions. Quant +à la colonisation civile, il se défendait de vouloir la supprimer +entièrement, et lui laissait, sur la côte, une bande de terrain large +de douze à quinze lieues: c'était au delà, dans l'intérieur des +terres, qu'il entendait placer ses villages de soldats.</p> + +<p>En attendant une mesure générale que seuls les pouvoirs publics +avaient qualité pour décréter, le maréchal, de sa propre autorité, +avait fait un très petit essai de son système. En 1842 et 1843, +il avait fondé trois villages militaires, deux dans le Sahel, un +dans la Métidja. Sur sa demande, le maire de Toulon s'était occupé +de trouver des femmes pour les soldats colons, et ceux-ci étaient +allés en France se marier, comme ils eussent accompli toute autre +corvée commandée: la chose prêta à rire, et il ne paraît pas qu'une +fois la dot mangée, les époux aient fait bien bon ménage. Ce ne +fut pas le seul déboire du maréchal. Au bout de peu de temps, les +colons, absolument dégoûtés du travail en commun et de la propriété +collective, le supplièrent de les «désassocier<a id="footnotetag474" name="footnotetag474"></a><a href="#footnote474" title="Go to footnote 474"><span class="smaller">[474]</span></a>». En 1845, sur +les trois villages, deux étaient aussi misérables que les villages +civils voisins: c'étaient ceux du Sahel; seul, celui qui était dans +la Métidja devait à l'avantage de sa situation d'être assez prospère.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> Rien donc, dans ces premiers résultats, qui pût détruire +les préventions existant contre le système du maréchal Bugeaud. On +faisait remarquer que des mariages accomplis comme une manœuvre +de champ de Mars n'étaient pas une façon bien sérieuse de constituer +les familles, condition première de toute bonne colonisation. On +demandait ce que deviendrait la sujétion disciplinaire sur laquelle +le maréchal fondait tout son système, lorsque, au bout de trois ans, +les soldats seraient libérés et redeviendraient des citoyens comme +les autres. Enfin, on insistait sur l'énormité des frais, et la +franchise peu adroite avec laquelle le maréchal avait tout de suite +parlé d'une dépense de plus de 300 millions, donnait beau jeu à ses +adversaires. Ce n'était pas la Chambre qui se montrait le moins +hostile. Les commissions des crédits se prononcèrent à plusieurs +reprises dans leurs rapports contre toute opération de ce genre<a id="footnotetag475" name="footnotetag475"></a><a href="#footnote475" title="Go to footnote 475"><span class="smaller">[475]</span></a>. +Quant au cabinet, il répugnait visiblement à s'engager dans cette +voie. Le maréchal Soult ne cachait pas qu'il y était opposé. M. +Guizot, d'ordinaire le principal soutien du maréchal Bugeaud dans +les conseils du gouvernement, ne croyait pas pouvoir proposer à ses +collègues plus qu'un essai limité et peu coûteux; encore n'était-il +pas sûr de l'obtenir et le demandait-il moins par goût pour la +colonisation militaire que par égard pour son promoteur.</p> + +<p>Le gouverneur général n'était pas homme à reculer devant des +oppositions, si nombreuses qu'elles fussent. Il se montrait, au +contraire, chaque jour plus confiant dans son idée. Le ministère +se refusant ou hésitant à se mettre en mouvement, il tenta de +l'entraîner, en prenant audacieusement les devants. Le 9 août 1845, +il adressa cette circulaire à tous les généraux sous ses ordres: +«Général, j'ai lieu de regarder comme très prochain le moment où +nous serons autorisés à entreprendre un peu en grand les essais de +colonisation militaire. Les conditions sont détaillées ci-après. +Invitez MM. les chefs de corps à les faire connaître à leurs +subordonnés et à vous adresser, <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> aussitôt qu'il se pourra, +l'état des officiers, sous-officiers et soldats qui désirent faire +partie des colonies militaires.» Suivait une série d'articles +organisant d'une façon complète ces colonies, absolument comme +si le principe en avait été adopté et qu'il s'agît seulement de +l'appliquer. Aussitôt cette circulaire connue à Paris, l'émotion +fut grande dans le cabinet, dans les Chambres, dans le public. +«Pacha révolté», s'écria la <cite>Presse</cite>. M. Guizot, bien qu'habitué +aux incartades du maréchal, ne put s'empêcher de trouver celle-ci +un peu forte. Il fit insérer dans le <cite>Journal des Débats</cite> une note +officieuse qui, avec des précautions de langage, remettait à son rang +le gouverneur trop indépendant et lui rappelait «qu'il y avait à +Paris un gouvernement et des Chambres». En même temps, il lui écrivit +une lettre de reproches affectueux. «Peut-être avez-vous cru, lui +disait-il, lier d'avance et compromettre sans retour le gouvernement +dans cette entreprise ainsi étalée tout entière dès les premiers +pas. C'est une erreur, mon cher maréchal.» Et il lui montrait que +le seul résultat de son initiative était «d'embarrasser grandement +ses plus favorables amis», ceux qui, à ce moment, travaillaient et +avaient si grand'peine à faire accepter l'idée d'un essai partiel. +Le maréchal sentit qu'il était allé trop loin; il fit publier par +le <cite>Moniteur algérien</cite> un article destiné à atténuer la circulaire. +Dans sa réponse à M. Guizot, il s'excusa tant bien que mal. «Cette +circulaire, lui écrivait-il, ne devait avoir aucune publicité... Je +dois dire aussi que les termes en étaient trop positifs; j'aurais +dû mettre partout les verbes au conditionnel; au lieu de dire: <em>Les +colons recevront, etc.</em>, j'aurais du dire: <em>Si le gouvernement +adoptait mes vues, les colons recevraient, etc.</em> Changez le temps du +verbe, et vous ne verrez plus qu'une chose simple, une investigation +statistique qui est dans les usages du commandement et destinée à +éclairer le gouvernement lui-même<a id="footnotetag476" name="footnotetag476"></a><a href="#footnote476" title="Go to footnote 476"><span class="smaller">[476]</span></a>.»</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> VII</h4> + +<p>Si les oppositions que rencontrait le maréchal Bugeaud ne +l'ébranlaient pas dans sa conviction, elles le fatiguaient, +l'irritaient. Il y voyait volontiers une sorte d'ingratitude. Plus +que jamais, d'ailleurs, il se croyait en butte à une malveillance +systématique de la part du maréchal Soult et des bureaux du ministère +de la guerre. Il accusait notamment ces bureaux d'inspirer et de +subventionner le journal <cite>l'Algérie</cite>, qui, de Paris, lui faisait +une guerre acharnée, et dont les attaques trouvaient souvent écho +dans les autres feuilles de la capitale<a id="footnotetag477" name="footnotetag477"></a><a href="#footnote477" title="Go to footnote 477"><span class="smaller">[477]</span></a>. Ces piqûres de presse +mettaient parfois hors de lui le peu patient gouverneur. Ainsi en +était-il, par exemple, quand <cite>l'Algérie</cite>, par un calcul plein de +malice, exaltait ses lieutenants, La Moricière, Bedeau et surtout le +duc d'Aumale.</p> + +<p>Non sans doute que le maréchal ne fût le premier à proclamer les +hautes qualités du vainqueur de la Smala. En 1843, il lui aurait +fait confier, malgré sa jeunesse, l'intérim du gouvernement général, +si le Roi, sur la demande même de son fils, ne se fût opposé à +une élévation trop rapide<a id="footnotetag478" name="footnotetag478"></a><a href="#footnote478" title="Go to footnote 478"><span class="smaller">[478]</span></a>. Bien souvent depuis, dans ses +conversations comme dans ses lettres, il s'était plu à saluer dans +le duc d'Aumale son futur successeur<a id="footnotetag479" name="footnotetag479"></a><a href="#footnote479" title="Go to footnote 479"><span class="smaller">[479]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> Mais n'est-ce +pas quelquefois à l'endroit de leurs héritiers que les vieillards se +montrent le plus ombrageux? Ce fut principalement à l'occasion du +commandement que le prince venait d'exercer, pendant quelque temps, +dans la province de Constantine, que l'<cite>Algérie</cite> essaya de l'opposer +au gouverneur. Il ne faut pas oublier que cette province se trouvait +dans une situation à part. Ayant échappé à l'action d'Abd el-Kader, +elle était passée, sans interruption, de la domination des Turcs à +celle de la France, et les Arabes, habitués à obéir, nous avaient +acceptés sans trop de peine. Il en était résulté, presque dès le +lendemain de la prise de Constantine, une pacification relative qui +contrastait avec la guerre acharnée dont les deux autres provinces +étaient le théâtre. L'armée n'y avait guère que des courses de police +à faire: aussi, sur cent mille hommes de troupes qui, depuis 1840, +étaient en Algérie, quatorze à dix-huit mille suffisaient pour la +province de Constantine. Il est vrai que, sur plus d'un point de +cette région, nous n'exercions qu'une sorte de souveraineté, parfois +même un peu nominale. Absorbé par sa lutte contre Abd el-Kader, le +maréchal Bugeaud ne regardait guère à ce qui se passait dans l'est +de la colonie, et les généraux qui y commandaient étaient à peu près +livrés à eux-mêmes. Par une heureuse fortune, deux d'entre eux, le +duc d'Aumale et son successeur, le général Bedeau, se révélèrent des +administrateurs éminents. L'<cite>Algérie</cite> n'avait pas tort quand elle +faisait d'eux un très grand éloge. Mais où elle devenait injuste, +c'est quand elle donnait à entendre que le maréchal Bugeaud aurait pu +obtenir la même pacification dans les provinces d'Alger et d'Oran, +s'il avait su gouverner et administrer, au lieu de ne savoir que +batailler. Si peu fondée qu'elle fût, cette insinuation n'était pas +sans rencontrer quelque crédit dans l'opinion, qui connaissait mal +les <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> faits, et dans la Chambre, toujours impatiente de mettre +un terme aux sacrifices d'hommes et d'argent qu'on lui demandait pour +l'Algérie.</p> + +<p>Le maréchal ne pouvait soupçonner le duc d'Aumale ni le général +Bedeau d'être pour quelque chose dans ces comparaisons; mais elles +ne lui en étaient pas moins fort déplaisantes. Il en était même +venu, sur ce sujet, à un état de susceptibilité qui lui faisait +voir des adversaires jusque chez ses plus sûrs amis. Vers la fin de +la session de 1845, M. de Corcelle ayant, dans un de ses discours, +loué l'administration du duc d'Aumale et mis en relief le bon état +de la province de Constantine, Bugeaud se crut visé et lui envoya +aussitôt ce que l'honorable député appelait plaisamment, dans sa +réponse, un «bouquet de mitraille». Le maréchal laissait voir, avec +une sorte de naïveté, où il se sentait blessé. «Je ne suis pas +jaloux, je vous le jure, écrivait-il, des éloges qu'on donne à mes +lieutenants; je suis heureux de voir louer un prince que j'aime;... +mais je ne puis admettre que ce qu'ils ont fait de louable se +soit opéré sans ma participation... S. A. R. le duc d'Aumale n'a +pas pris une seule mesure administrative sans m'avoir préalablement +consulté... Il n'a rien changé au fond des choses... Il n'a fait +qu'adopter des mesures d'ordre, de surveillance, de régularité; il +me les a soumises, et je les ai approuvées.» Le maréchal déclarait +que «tout cela le décourageait», qu'il ne «se sentait plus la force +de se donner tant de peine, tant de soucis, pour être ainsi jugé». +«Je ne suis pas du tout éloigné, ajoutait-il, de remettre aux mains +des <em>hommes nouveaux</em> que vante l'<cite>Algérie</cite> et que moi-même j'estime +certainement à leur valeur qui est très réelle, le soin des destinées +de notre conquête.» Et dans une autre lettre: «Vous me dites que je +ne sais pas souffrir la contrariété, parce que je suis entouré d'amis +qui m'approuvent toujours... Il n'y a pas d'homme en France qui +soit plus contrarié que moi.» Puis, revenant sur le «parallèle fort +blessant» dont il se plaignait: «Comment, demandait-il, pouviez-vous +croire que je m'entendrais dire de sang-froid que je ne suis pas +le gouverneur de l'Algérie, que <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> j'administre très mal la +portion du pays qui est sous ma main, pendant que mes lieutenants +font très bien sans ma participation<a id="footnotetag480" name="footnotetag480"></a><a href="#footnote480" title="Go to footnote 480"><span class="smaller">[480]</span></a>?»</p> + +<p>M. de Corcelle n'eut pas de peine à se justifier, et il ne le fit pas +sans dire quelques utiles vérités à son illustre, mais trop ombrageux +ami. «Vous avez, lui écrivait-il, à vous méfier beaucoup de vos +premiers mouvements, lorsque vous rencontrez certaines oppositions +à vos vues, quoique ensuite vous soyez on ne peut plus accessible, +modéré et tolérant. Cette promptitude dans l'attaque ou la défense +n'est tout à fait bonne que devant l'ennemi. C'est dans ce sens que +je vous reprochais les rapides entraînements qui sont la conséquence +d'une humeur très vive, et peut-être d'un grand pouvoir justifié par +de si beaux succès. Si vous revenez vite d'une prévention, comme +vous sabrez tout d'abord les malencontreux opposants, avant de vous +rendre compte de leur pensée! Tenez, mon cher maréchal, je maintiens +que si par esprit d'opposition on entend une certaine vivacité de +prévention, l'ardeur du combat, un peu de raideur au service d'une +théorie ou d'une opinion toute faite, vous êtes, dans ces premiers +transports dont vous savez heureusement revenir, bien plus de +l'opposition que je n'en suis. Vous avez de si glorieuses qualités +que je ne crains pas de vous être moins attaché en vous découvrant +des défauts, et notamment celui d'être prompt à l'exagération et +à l'offense dans le feu des discussions. Je suis convaincu que, +dans vos relations avec l'administration de la guerre, ce sont des +diableries de ce genre qui vous ont causé des embarras. Les mauvais +tours dont vous avez à vous plaindre vous viennent en grande partie +de votre humeur d'opposition et aussi de votre goût pour la polémique +écrite; car, bien que vous soyez un grand homme d'action, je vous +considère comme un très superbe opposant et très habile journaliste. +Vous n'aimez pourtant ni l'opposition ni les journaux. Toute votre +vie, vous serez journaliste contre les journaux; <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> mais, +comme vous serez mieux que cela, il n'y aura pas grand mal<a id="footnotetag481" name="footnotetag481"></a><a href="#footnote481" title="Go to footnote 481"><span class="smaller">[481]</span></a>.» Le +maréchal avait l'âme assez haute et assez droite pour goûter cette +franchise affectueuse. Il mit donc de côté tout ressentiment contre +son ami, mais il n'en demeura pas moins convaincu qu'il était entouré +d'ennemis, et, comme il le disait, qu'une «grosse intrigue d'envieux +et d'ambitieux» se servait du journal <cite>l'Algérie</cite> et des bureaux +de la guerre pour le «démolir<a id="footnotetag482" name="footnotetag482"></a><a href="#footnote482" title="Go to footnote 482"><span class="smaller">[482]</span></a>». «J'ai été déclaré incapable +de continuer l'œuvre, écrivait-il à M. de Corcelle. Mon temps +est fini. On convient que je suis assez bon soldat; mais on dit que +je n'entends rien en administration...; que, d'ailleurs, comme il +n'est plus nécessaire de faire la guerre, on n'a plus besoin de mon +unique talent. On va fermer le temple de Janus. Mais les Arabes se +chargeront de l'ouvrir, et mes grands hommes apprendront bientôt +qu'on ne reste pas en paix à volonté<a id="footnotetag483" name="footnotetag483"></a><a href="#footnote483" title="Go to footnote 483"><span class="smaller">[483]</span></a>.»</p> + +<p>Sous le coup de ce découragement et de cette amertume, le maréchal +avait songé, un moment, à donner sa démission. Vers la fin de juin +1845, il avait adressé au gouvernement une lettre dans laquelle il +demandait formellement à être rappelé<a id="footnotetag484" name="footnotetag484"></a><a href="#footnote484" title="Go to footnote 484"><span class="smaller">[484]</span></a>. Quant aux motifs de sa +détermination, il les exposait ainsi à M. Guizot: «J'ai la conviction +que M. le maréchal Soult a l'intention de me dégoûter de ma situation +pour me la faire abandonner. Cette pensée résulte d'une foule de +petits faits et d'un ensemble qui prouve qu'il n'a aucun égard pour +mes idées, pour mes propositions. Vous avez vu le cas qu'il a fait de +l'engagement, pris devant le conseil, de demander 500,000 francs pour +un essai de colonisation militaire; c'est la même chose de tout, ou +à peu près. Il suffit que je propose une chose pour qu'on fasse le +contraire, et le plus mince sujet de ses bureaux a plus d'influence +que moi sur l'administration et la colonisation de l'Algérie. Dans +tous les temps, les succès des généraux ont augmenté leur crédit; le +mien a <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> baissé dans la proportion du progrès des affaires de +l'Algérie. Je ne puis être l'artisan de la démolition de ce que je +puis, sans vanité, appeler mon ouvrage. Je ne puis assister au triste +spectacle de la marche dans laquelle on s'engage au pas accéléré. +Extension intempestive, ridicule, insensée, de toutes les choses +civiles; amputation successive de l'armée et des travaux publics, +pour couvrir les folles dépenses d'un personnel qui suffirait à une +population dix fois plus forte, voilà le système. Je suis fatigué +de lutter sans succès contre tant d'idées fausses, contre des +bureaux inspirés par le journal <cite>l'Algérie</cite>. Je veux reprendre mon +indépendance, pour exposer mes propres idées au gouvernement et au +pays. Le patriotisme me le commande, puisque j'ai la conviction qu'on +mène mal la plus grosse affaire de la France<a id="footnotetag485" name="footnotetag485"></a><a href="#footnote485" title="Go to footnote 485"><span class="smaller">[485]</span></a>.»</p> + +<p>Le gouvernement s'apercevait, une fois de plus, que le maréchal +Bugeaud était un agent peu commode. Mais il n'oubliait pas que, +quand, on a la fortune d'être servi par de tels hommes, il faut bien +leur passer quelques bizarreries de caractère. C'est le propre de ces +natures faites pour agir, de savoir mal obéir. M. Guizot rappelait +justement à ce propos que Napoléon disait un jour: «Croit-on que +ce soit une chose toute simple de gouverner un Soult ou un Ney?» +Loin donc de profiter de l'occasion qui lui était offerte de se +débarrasser de Bugeaud, le conseil des ministres décida de le +retenir. Le maréchal Soult lui-même l'informa, en termes excellents +et fort amicaux, du désir qu'avaient le Roi et le cabinet tout entier +de le voir conserver ses fonctions<a id="footnotetag486" name="footnotetag486"></a><a href="#footnote486" title="Go to footnote 486"><span class="smaller">[486]</span></a>. Touché de cette démarche, +le gouverneur n'insista pas sur sa démission. À ce même moment, +d'ailleurs, il se faisait prendre en faute avec sa circulaire du 9 +août 1845 sur la colonisation militaire, et la conscience de son +tort le rendait plus conciliant. Il sollicita seulement un congé, +pour venir conférer avec le ministre de la guerre et se <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> +rendre compte s'il pouvait se mettre d'accord avec lui. «J'irai droit +mon chemin, écrivait-il à M. Guizot, le 18 août 1845, tant que je +serai soutenu par le gouvernement du Roi. Je serai dédommagé des +déclamations des méchants par l'assentiment général de l'armée et +de la population de l'Algérie. Le 6 ou 7 septembre, je serai près +de M. le maréchal Soult. Je traiterai avec lui de quelques-unes des +principales questions. Si nous pouvons nous entendre, comme j'en +ai l'espoir d'après les bonnes dispositions qu'il me montre depuis +quelque temps, je me remettrai de nouveau à la plus rude galère à +laquelle ait jamais été condamné un simple mortel<a id="footnotetag487" name="footnotetag487"></a><a href="#footnote487" title="Go to footnote 487"><span class="smaller">[487]</span></a>.» À la même +époque, il disait au colonel de Saint-Arnaud: «Si l'on ne me comprend +pas, si l'on ne veut pas me comprendre, je ne reviendrai pas. Si tout +s'arrange, comme je le crois, je serai de retour à Alger dans les +premiers jours de novembre<a id="footnotetag488" name="footnotetag488"></a><a href="#footnote488" title="Go to footnote 488"><span class="smaller">[488]</span></a>.»</p> + +<p>Le gouverneur s'embarqua pour la France le 4 septembre 1845, et se +rendit tout droit à Soultberg, résidence du ministre de la guerre +dans le Tarn. L'entrevue se passa beaucoup mieux qu'on ne pouvait s'y +attendre. Le maréchal Bugeaud s'était appliqué, comme il l'écrivait +lui-même à M. Guizot, «à y mettre du moelleux et de la déférence». De +son côté, le maréchal Soult, trop fatigué pour ne pas désirer éviter +un conflit avec un contradicteur si considérable et d'ordinaire si +véhément, chercha à être aimable. Bugeaud se bornait, pour le moment, +à demander une chose qu'il n'y avait aucune raison de lui refuser: +c'était la constitution d'une commission de pairs, de députés et +d'autres personnages compétents, qui serait envoyée en Afrique et +y rechercherait, de concert avec le gouverneur, la solution des +problèmes intéressant l'avenir de l'Algérie, notamment du problème de +la colonisation. Le maréchal Bugeaud sortit de cette conférence «très +satisfait<a id="footnotetag489" name="footnotetag489"></a><a href="#footnote489" title="Go to footnote 489"><span class="smaller">[489]</span></a>». «Pendant les deux jours que nous avons discuté sur +les affaires <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> d'Afrique, mandait-il peu après à M. Guizot, +je n'ai trouvé, chez le ministre de la guerre, que d'excellents +sentiments pour moi et de très bonnes dispositions pour les affaires +en général<a id="footnotetag490" name="footnotetag490"></a><a href="#footnote490" title="Go to footnote 490"><span class="smaller">[490]</span></a>.»</p> + +<p>Le gouverneur se faisait illusion: après avoir vu longtemps les +choses trop en laid, il les voyait maintenant trop en beau. Elles +n'étaient pas à ce point éclaircies et pacifiées entre le ministre +de la guerre et lui. Au fond, ils étaient toujours en désaccord sur +la question principale, celle de la colonisation militaire, et l'on +devait s'attendre qu'à l'heure de préciser davantage les résolutions +à prendre, ce désaccord se manifestât de nouveau. Mais avant que rien +de ce genre eût pu se produire, survinrent d'Afrique de tragiques +nouvelles qui reléguèrent aussitôt au second plan tous les problèmes +sur lesquels on discutait depuis quelque temps. Il s'agissait bien de +se quereller sur un mode de colonisation! C'était la soumission même +de l'Algérie qui paraissait remise en question.</p> + +<h4>VIII</h4> + +<p>Quand le maréchal Bugeaud s'était embarqué pour la France, le 4 +septembre 1845, tout semblait tranquille en Algérie. Il n'était +pas parti depuis quelques jours, que divers symptômes d'agitation +se manifestaient avec une simultanéité inquiétante. Bou-Maza +reparaissait dans le Dahra, et telle était la vigueur de ses premiers +coups, que nos troupes se trouvaient tout d'abord réduites à la +défensive. Ailleurs surgissaient d'autres fauteurs de révoltes, qui, +eux aussi, se paraient du surnom, devenu populaire, de Bou-Maza. Sur +notre frontière de l'Ouest, des troubles, visiblement suscités par +Abd el-Kader, obligeaient le général Cavaignac, qui commandait dans +Tlemcen, à se mettre en campagne, et, dès ses premiers pas, il était +<span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> étonné de la résistance qu'il rencontrait. On ne savait pas +encore quelle importance il fallait attacher à tous ces incidents, +quand se répandit une nouvelle bien autrement grave et douloureuse: +une colonne française venait d'être surprise et détruite par Abd +el-Kader.</p> + +<p>Voici en quelles circonstances. Le poste de Djemâa-Ghazouat, situé +sur la côte, près du Maroc, était commandé par le lieutenant-colonel +de Montagnac, officier admirable de bravoure et d'énergie, mais +péchant quelquefois par excès de fougue et d'audace. En dépit des +recommandations expresses qui lui avaient été faites de «ne pas +aller livrer des combats au dehors», Montagnac, au premier bruit +des mouvements d'Abd el-Kader, crut devoir se porter au secours +d'une tribu fidèle, menacée par l'émir. Le 21 septembre 1845, il +se mit en route avec 346 fantassins du 8<sup>e</sup> bataillon des chasseurs +d'Orléans et 62 hussards. Dès le lendemain, il était rejoint par +un messager du général Cavaignac qui rappelait à Tlemcen le 8<sup>e</sup> +bataillon de chasseurs. Montagnac ne pensa pas être tenu d'obéir +avant d'avoir infligé un échec à l'ennemi, avec lequel il avait +commencé à échanger des coups de fusil. Il poussa donc plus avant. +Le 23, près du marabout de Sidi-Brahim, à un moment où sa troupe +se trouve imprudemment morcelée en trois petits corps, celui qui +marchait en tête tombe dans une sorte d'embuscade, et est enveloppé +par une cavalerie très nombreuse qu'Abd el-Kader dirige lui-même. +Aux premiers coups de feu, Montagnac est mortellement blessé. Nos +soldats se réunissent sur un mamelon, sans autre espoir que de vendre +chèrement leur vie; bientôt les munitions sont épuisées; personne, +néanmoins, ne songe à se rendre. Alors, rapporte l'un des rares +survivants de ce combat, «les Arabes, resserrant le cercle autour +de ce groupe immobile et silencieux, le font tomber sous leur feu, +comme un vieux mur». Au bout de peu de temps, il n'y a plus, du côté +des Français, que des cadavres ou des blessés ne donnant presque +plus signe de vie. À ce moment, le second détachement, mandé dès +le début par Montagnac, accourt sur le lieu du combat; aussitôt +accablé par les vainqueurs, <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> il subit le même sort. Reste +l'arrière-garde, demeurée auprès des bagages et composée de 80 +carabiniers sous les ordres du capitaine Géreaux. Les Arabes fondent +sur elle. Géreaux ne se trouble pas; le marabout de Sidi-Brahim est +à sa portée: il se jette dedans, s'y barricade et résiste aux plus +furieuses attaques. Abd el-Kader lui fait porter une sommation de +se rendre, avec promesse de vie sauve. Le capitaine lit la lettre à +ses hommes, qui n'y répondent que par les cris de: «Vive le Roi!» +et hissent sur le marabout un drapeau fait avec des lambeaux de +vêtement. Après de nouvelles attaques, l'émir fait faire une seconde +sommation; il ordonne, cette fois, qu'elle soit transmise par un +des officiers prisonniers et blessés, l'adjudant-major Dutertre. +Celui-ci s'avance vers le marabout: «Chasseurs, s'écrie-t-il, on va +me décapiter si vous ne posez les armes, et moi, je viens vous dire +de mourir jusqu'au dernier plutôt que de vous rendre.» Sa tête tombe +aussitôt. Le combat reprend plus acharné, interrompu deux fois encore +par des sommations sans résultat. L'émir, lassé de cette résistance +qui lui coûte très cher, prend le parti de s'éloigner avec le gros de +son armée, en laissant seulement les forces nécessaires pour bloquer +étroitement le marabout. Les assiégés n'ont ni vivres ni eau. Ils +passent ainsi trois longs jours, attendant un secours qui aurait +dû venir et qui ne vient pas. Enfin, le 26, aimant mieux tomber en +combattant que de mourir de faim et de soif, ils s'élancent hors +de leur réduit, en emportant leurs blessés. Ce coup de désespoir +semble d'abord leur réussir; ils font une trouée à travers les Arabes +stupéfaits et se dirigent en bon ordre vers Djemâa. Déjà l'on peut +distinguer les murs de la ville, quand, à la vue d'un filet d'eau qui +coule au fond d'un ravin, les hommes, en dépit de leurs officiers, +quittent leurs rangs, se précipitent dans le ravin et se jettent à +plat ventre pour étancher la terrible soif qui les dévore depuis +trois jours. Ce désordre n'échappe pas aux Arabes qui accourent +et, de la hauteur, font pleuvoir les balles sur les malheureux +buveurs: tous succombent. Géreaux cependant a essayé de continuer +la retraite avec les quelques hommes qui ne se sont pas débandés; +<span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> mais ils ne sont plus assez nombreux et finissent par être +écrasés; le capitaine tombe, mortellement atteint. Douze soldats +seuls parviennent à rejoindre les cavaliers sortis de Djemâa à leur +rencontre: c'est tout ce qui revient des 425 hommes partis de cette +ville, cinq jours auparavant, avec le colonel de Montagnac<a id="footnotetag491" name="footnotetag491"></a><a href="#footnote491" title="Go to footnote 491"><span class="smaller">[491]</span></a>.</p> + +<p>Quand on sut à Alger le désastre de Sidi-Brahim, l'émotion y +fut extrême; dans l'imagination du public, l'événement prit les +proportions d'une catastrophe. L'effet en fut encore aggravé par la +série de mauvaises nouvelles qui survinrent coup sur coup, dans les +jours suivants. La plus douloureuse fut celle de la capitulation +d'Aïn-Temouchent: le lieutenant Marin conduisait 200 hommes, la +plupart sortant de l'hôpital, de Tlemcen à Aïn-Temouchent; apercevant +sur sa route des cavaliers qu'il reconnaît pour ceux d'Abd el-Kader, +il perd la tête; sans avoir été même attaqué, il court à l'émir et se +rend à lui avec toute sa troupe<a id="footnotetag492" name="footnotetag492"></a><a href="#footnote492" title="Go to footnote 492"><span class="smaller">[492]</span></a>. Il n'était pas à craindre sans +doute qu'une défaillance aussi inexplicable trouvât des imitateurs; +mais, succédant, à quarante-huit heures d'intervalle, au désastre de +Sidi-Brahim, elle était bien de nature à exalter les Arabes. Tout +d'ailleurs révélait un soulèvement prémédité et concerté: à Sebdou, +le commandant Billot était attiré dans une embuscade et massacré avec +toute son escorte; le chef du bureau arabe de Tiaret était enlevé +par trahison; des caïds, amis de la France, tombaient assassinés; +plusieurs postes étaient attaqués, des ponts et des magasins brûlés, +des communications interrompues; la majeure partie des tribus de la +subdivision de Tlemcen prenait les armes et rejoignait Abd el-Kader. +«Qui sait ce qui arrivera? écrivait le colonel de Saint-Arnaud, à +la date du 3 octobre. Abd el-Kader peut aussi bien être dans la +Métidja, dans un mois, que fuyant dans le Maroc, <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> sans suite, +avant dix jours... Une seule chose est certaine, c'est que la guerre +sainte a éclaté et a débuté par une catastrophe qui a atterré les +colons et jusqu'aux négociants d'Alger.»</p> + +<p>Dès le 28 septembre 1845, le général de La Moricière, gouverneur +par intérim, avertit le maréchal Soult que «la situation était fort +grave». «Vous jugerez sans doute indispensable, ajoutait-il, que +M. le maréchal Bugeaud rentre immédiatement en Algérie.» Le même +jour, il dépêchait directement au maréchal le commandant Rivet, +pour presser son retour. En attendant, il ne demeurait pas inactif. +Jugeant avec raison que le plus grand péril n'était pas à l'intérieur +avec Bou-Maza et ses imitateurs, mais sur la frontière de l'Ouest, où +il fallait tâcher de barrer le chemin à Abd el-Kader, il s'y porta +immédiatement de sa personne. Le 8 octobre, il rejoignait le général +Cavaignac au delà de Tlemcen, attaquait vigoureusement avec lui les +tribus révoltées, les battait, mais sans atteindre l'émir lui-même, +qui, suivant son habitude, s'était dérobé.</p> + +<p>Ce fut le 6 octobre que le commandant Rivet arriva à la Durantie, en +Périgord, où était le maréchal Bugeaud, et lui fit part de ce qui +se passait en Algérie. En présence de tels événements, le maréchal +ne songea plus à se retirer ni à marchander les conditions de son +retour. Le péril l'appelait, et aussi l'espérance d'acquérir une +nouvelle gloire dont il se servirait pour faire prévaloir ses idées. +«Je pars dans la nuit du 7 au 8, écrivit-il, le 6, au ministre de la +guerre. J'ai pensé qu'étant encore gouverneur nominal de l'Algérie, +je ne pouvais me dispenser de répondre à l'appel que me font l'armée +et la population, que ce serait manquer à mes devoirs envers le +gouvernement et mon pays.» Il ajoutait, après avoir énuméré avec +précision les renforts dont il avait besoin: «Nous allons, Monsieur +le maréchal, jouer une grande partie qui peut être décisive pour +notre domination, si nous la jouons bien, ou nous préparer de +grandes tribulations et de grands sacrifices, si nous la jouons mal. +L'économie serait ici déplorable.» Il écrivait en même temps à M. +Guizot: «Les circonstances <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> sont très graves; elles demandent +de promptes décisions. Ce n'est pas le cas de vous entretenir de mes +griefs et des demandes sans l'obtention desquelles je ne comptais +pas rentrer en Algérie. Je cours à l'incendie; si j'ai le bonheur de +l'apaiser encore, je renouvellerai mes instances pour faire adopter +des mesures de consolidation de l'avenir. Si je n'y réussis pas, rien +au monde ne pourra m'attacher plus longtemps à ce rocher de Sisyphe. +C'est bien le cas de vous dire aujourd'hui ce que le maréchal de +Villars disait à Louis XIV: Je vais combattre vos ennemis et je vous +laisse au milieu des miens<a id="footnotetag493" name="footnotetag493"></a><a href="#footnote493" title="Go to footnote 493"><span class="smaller">[493]</span></a>.»</p> + +<p>Seulement, comme si le maréchal ne pouvait s'empêcher de mêler à +ses plus généreuses résolutions quelqu'une de ces «diableries» dont +parlait M. de Corcelle, il adressait, à cette même date du 6 octobre, +la lettre suivante au préfet de la Dordogne: «M. le chef d'escadron +Rivet m'apporte d'Alger les nouvelles les plus fâcheuses; l'armée +et la population réclament à grands cris mon retour. J'avais trop à +me plaindre de l'abandon du gouvernement vis-à-vis de mes ennemis +de la presse et d'ailleurs, pour que je ne fusse pas parfaitement +décidé à ne rentrer en Algérie qu'avec la commission que j'ai +demandée et après la promesse de satisfaire à quelques-unes de mes +idées fondamentales; mais les événements sont trop graves pour que +je marchande mon retour au lieu du danger.» Puis, après avoir donné +au préfet quelques détails sur l'insurrection, il finissait ainsi: +«Il est à craindre que ceci ne soit une forte guerre à recommencer. +Hélas! les événements ne donnent que trop raison à l'opposition que +je faisais au système qui étendait sans nécessité l'administration +civile et diminuait l'armée pour couvrir les dépenses de cette +extension. J'ai le cœur navré de douleur de tant de malheurs et +de tant d'aveuglement de la part des gouvernants et de la presse +qui nous gouverne plus qu'on n'ose l'avouer.» Ce ne pouvait être +sérieusement que le maréchal attribuait l'agression d'Abd <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> +el-Kader à la prétendue extension de l'administration civile. Quant +au reproche d'abandon adressé au gouvernement, il venait d'autant +plus mal à propos qu'en ce moment le ministère expédiait d'urgence +les renforts demandés; ces renforts, qui ne comprenaient pas moins +de six régiments d'infanterie et deux de cavalerie, devaient porter +à 107,000 hommes l'armée d'Algérie. Encore n'y aurait-il eu que +demi-mal, si cette injuste récrimination se fût produite à huis clos. +Mais la lettre du maréchal, communiquée étourdiment par le préfet +au rédacteur du <cite>Conservateur de la Dordogne</cite>, fut publiée par ce +journal et, de là, fit le tour de la presse, avec les commentaires +qu'on peut supposer. Fort penaud de cette publication et du bruit +qu'elle faisait, le gouverneur se hâta de déclarer qu'il n'y était +pour rien. «Ma lettre, écrivit-il à M. Guizot, était la communication +confidentielle d'un ami à un ami; elle ne devait avoir aucune +publicité. C'est encore une tuile qui me tombe sur la tête. Je le +déplore surtout parce que la presse opposante ne manquera pas d'en +tirer parti contre le gouvernement.» M. Guizot ne se contenta pas de +cette sorte d'excuse et jugea nécessaire de faire sentir au maréchal +le tort de sa conduite: «Je ne puis accepter, lui répondit-il, votre +reproche que vous n'avez pas été soutenu par le gouvernement. Il +appartient et il sied aux esprits comme le vôtre, mon cher maréchal, +de distinguer les grandes choses des petites, et de ne s'attacher +qu'aux premières. Il n'y a, pour vous, en Afrique, que deux grandes +choses: l'une d'y avoir été envoyé, l'autre d'y avoir été pourvu, +dans l'ensemble et à tout prendre, de tous les moyens d'action +nécessaires. Le cabinet a fait pour vous ces deux choses-là, et il +les a faites contre beaucoup de préventions et à travers beaucoup +de difficultés... Après cela, qu'à tel ou tel moment, sur telle ou +telle question, le gouvernement n'ait pas partagé toutes vos idées, +ni approuvé tous vos actes, rien de plus simple: c'est son droit. Que +vous ayez même rencontré, dans telle ou telle commission, dans tel +ou tel bureau, des erreurs, des injustices, des idées fausses, de +mauvais procédés, des obstacles, cela se peut; cela n'a rien que de +<span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> naturel et presque d'inévitable; ce sont là des incidents +secondaires qu'un homme comme vous doit s'appliquer à surmonter, sans +s'en étonner ni s'en irriter, car il s'affaiblit et s'embarrasse +lui-même en leur accordant, dans son âme et dans sa vie, plus de +place qu'il ne leur en appartient réellement.» M. Guizot engageait +le maréchal à faire comme lui, «à laisser dire les journaux» et à +compter sur la tribune pour mettre sa conduite en lumière; «c'est là, +ajoutait-il, que vous devez être défendu, mais grandement et dans les +grandes occasions, non pas en tenant les oreilles toujours ouvertes +à ce petit bruit qui nous assiège, et en essayant, à tout propos et +bien vainement, de le faire taire». Le ministre terminait par des +plaintes sur la publication de la lettre au préfet de la Dordogne. +«Cette lettre, disait-il, m'a affligé pour vous et m'a blessé pour +moi... C'est là un désordre. Vous ne le souffririez pas autour de +vous. Et, croyez-moi, cela ne vaut pas mieux pour vous que pour le +pouvoir auquel vous êtes dévoué<a id="footnotetag494" name="footnotetag494"></a><a href="#footnote494" title="Go to footnote 494"><span class="smaller">[494]</span></a>.»</p> + +<p>Le maréchal n'avait à peu près rien à répondre à ces amicales +réprimandes, ou, du moins, il n'avait qu'une réponse à faire, +c'était de montrer, une fois de plus, que, s'il parlait quelquefois +de travers, cela ne l'empêchait pas de bien agir. Pendant ce temps, +d'ailleurs, il poursuivait rapidement sa route vers l'Afrique, +s'embarquait à Marseille, et arrivait à Alger le 15 octobre 1845. La +population s'était portée en foule au-devant de lui, témoignant par +son attitude, et de l'alarme que lui causaient les événements, et de +la confiance que lui rendait le retour du gouverneur général.</p> + +<h4>IX</h4> + +<p>C'était l'une des qualités maîtresses du maréchal Bugeaud—véritable +don de général en chef—de voir, dans une crise, tout de suite et +très nettement ce qu'il y avait à faire. <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> À peine a-t-il pris +terre en Algérie, que son plan est arrêté. Toujours persuadé que le +moyen de dompter Abd el-Kader, c'est de lui enlever l'impôt et le +recrutement<a id="footnotetag495" name="footnotetag495"></a><a href="#footnote495" title="Go to footnote 495"><span class="smaller">[495]</span></a>, il se donne pour tâche principale de lui fermer +l'entrée du Tell, seule partie du territoire où l'émir peut trouver, +avec quelque abondance, de l'argent, des vivres et des soldats. Les +mesures déjà prises par le général de La Moricière ont barré le +passage, à l'ouest, sur la frontière du Maroc. Le gouverneur devine +que, devant cet obstacle, l'ennemi fera un détour par le désert, +et cherchera, au sud, quelque fissure. Dans cette prévision, dont +l'événement devait démontrer la justesse, il décide de former, sur +toute la lisière des hauts plateaux, comme une chaîne continue de +petites colonnes mobiles. Ces colonnes auront charge de guetter +Abd el-Kader, de le repousser, de le poursuivre, de l'atteindre +s'il est possible, de ne pas lui laisser un moment de repos en n'en +prenant pas elles-mêmes, de ne lui permettre de rien organiser nulle +part, et enfin de frapper impitoyablement les tribus qui seraient +tentées de le soutenir. Le gouverneur ne néglige pas non plus les +révoltes intérieures suscitées par les divers Bou-Maza: le soin de +les réprimer sera confié à plusieurs autres colonnes. Cette extrême +dispersion des troupes pouvait paraître, à un certain point de vue, +une cause de faiblesse. La première loi de la guerre n'est-elle pas +de concentrer ses forces, au lieu de les morceler? Bugeaud a expliqué +lui-même, plus tard, à ses soldats, les raisons qui lui faisaient, +en cette circonstance, déroger à la règle ordinaire. «Évacuer une +partie du pays pour se concentrer, leur a-t-il dit, c'eût été laisser +à notre adversaire les ressources de l'impôt et du recrutement, +ainsi que toutes les forces locales. Il aurait bientôt formé une +armée régulière pour appuyer les goums des tribus. C'eût été aussi +renverser le gouvernement des Arabes, si péniblement institué par +nous, et livrer à la vengeance implacable d'un chef irrité tous +les hommes compromis <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> pour notre cause. Comment, plus +tard, aurions-nous pu reconstituer ce gouvernement, si nous avions +lâchement abandonné les chefs qui, presque tous, nous sont restés +fidèles? Il fallait tout conserver<a id="footnotetag496" name="footnotetag496"></a><a href="#footnote496" title="Go to footnote 496"><span class="smaller">[496]</span></a>.»</p> + +<p>Le maréchal n'est pas moins prompt à exécuter son plan qu'à le +concevoir. Débarqué le 15 octobre 1845 à Alger, il entre en campagne +dès le 18, et, le 24, il arrive près de Teniet el-Had, sur la limite +du désert. À la fin de novembre, douze colonnes sont en mouvement; +peu après, on en compte dix-huit. Les plus nombreuses, celle par +exemple que commande le gouverneur général, ont moins de trois +mille hommes. À leur tête sont, outre le maréchal, des officiers +vigoureux, ayant l'expérience de la guerre d'Afrique: La Moricière, +Cavaignac, Géry, Korte, Bourjolly, Arbouville, Marey, Saint-Arnaud, +Jusuf, Canrobert, Pélissier, Comman, Camou, Gentil, Bosquet; il faut +y ajouter Bedeau, qui commandait depuis quelque temps à Constantine, +mais que la tranquillité de cette partie de l'Algérie a permis d'en +éloigner momentanément pour l'employer au sud de la province d'Alger. +Quelques-unes de ces colonnes opèrent, dans l'intérieur du cercle, +contre Bou-Maza qu'elles ne parviennent pas du reste à saisir, et +contre ses nombreux homonymes, dont plusieurs sont pris et passés +par les armes<a id="footnotetag497" name="footnotetag497"></a><a href="#footnote497" title="Go to footnote 497"><span class="smaller">[497]</span></a>. La plupart agissent ou tâchent d'agir contre +Abd el-Kader. Savoir où se trouve l'ennemi est déjà fort difficile; +le joindre, à peu près impossible. L'émir glisse entre les mains de +ceux qui croient l'avoir cerné. D'une mobilité prodigieuse, faisant +cinquante lieues en deux jours, il trouve partout des sympathies, +des renseignements sûrs, des provisions, des chevaux frais. Depuis +les confins de la province de <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> Constantine jusqu'au Maroc, +toutes nos troupes sont ainsi dans une alerte continuelle: ce ne +sont que marches et contremarches à la recherche d'un adversaire +invisible, bien qu'on devine partout sa présence. Il n'était pas +dans les habitudes et dans le tempérament du maréchal de s'en tenir +à la défensive: dès le commencement de décembre, il lance dans le +désert des colonnes légères et rapides. Jusuf, qui commande l'une +d'elles et la mène avec une vitesse endiablée, approche plusieurs +fois d'Abd el-Kader, mais sans l'atteindre. Celui-ci, pendant +qu'on court vainement après lui dans le sud, pointe audacieusement +vers le nord, passe entre les trois ou quatre colonnes qui le +guettent, franchit la lisière du Tell et pénètre dans l'Ouarensenis. +Le maréchal se retourne et tâche de serrer le cercle autour de +l'envahisseur. Le 23 décembre, à Temda, Jusuf se heurte enfin aux +réguliers d'Abd el-Kader; mais ceux-ci se dispersent trop vite +pour que le combat soit décisif; l'émir n'en reste pas moins dans +l'Ouarensenis, où il trouve de quoi se refaire. Jusuf, d'ailleurs, +est dérouté. Heureusement, La Moricière, toujours ingénieux à deviner +les mouvements des Arabes, se lance sur la bonne piste, avec des +troupes relativement fraîches. Pas plus que les autres, il ne met +la main sur l'insaisissable adversaire; mais, par l'habileté et la +rapidité de ses manœuvres, il l'oblige, dans les premiers jours +de janvier 1846, à sortir du Tell et à rentrer dans le désert. +Guerre singulière, où l'on peinait beaucoup, sans avoir presque +jamais l'occasion de se battre. «Il n'y avait pas de bataille à +livrer, écrivait le colonel de Saint-Arnaud, le 24 janvier, puisque +l'ennemi fuyait toujours. Il n'y avait qu'une chose à faire, empêcher +l'émir de descendre dans les plaines, l'user en le réduisant à +l'impuissance. Pour cela, il fallait se montrer partout, lutter +d'activité, de persévérance, d'énergie, courir toujours et souvent +frapper dans le vide... Le maréchal manœuvre et organise. Le +pays est mauvais, on manque de tout, et on a l'air de ne rien faire. +Pour accepter un pareil rôle, il faut être grand et sûr de soi! Ce +rôle aurait compromis des réputations moins solides. La chose la +plus facile à <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> la guerre, c'est la bataille, pour l'homme de +guerre, s'entend. Mais manœuvrer contre un ennemi aux abois, qui +se rattache à tout, mobile comme un oiseau, c'est plus difficile, et +personne, en ce genre, n'aurait fait autant que le maréchal<a id="footnotetag498" name="footnotetag498"></a><a href="#footnote498" title="Go to footnote 498"><span class="smaller">[498]</span></a>.</p> + +<p>Après avoir forcé Abd el-Kader à sortir de l'Ouarensenis, La +Moricière mandait à un de ses amis: «Voilà désormais l'émir dans +un pays où il n'y a pas grand'chose à boire ni à manger, où le +bois manque, où le froid est excessif. Je doute qu'il y refasse sa +cavalerie. Je ne l'y suivrai pas... Il ne faut pas lui laisser +toucher terre dans le Tell; mais il n'y a pas grand inconvénient +à le laisser se morfondre dans le désert<a id="footnotetag499" name="footnotetag499"></a><a href="#footnote499" title="Go to footnote 499"><span class="smaller">[499]</span></a>.» La Moricière se +faisait illusion: Abd el-Kader n'était pas homme à se «morfondre» +ainsi. Dès la fin de janvier 1846, on apprenait qu'il avait rassemblé +environ quinze cents cavaliers appartenant aux tribus des hauts +plateaux, et qu'à leur tête il se dirigeait vers l'est. Ne devait-on +pas craindre qu'il ne cherchât de ce côté quelque moyen de rentrer +dans le Tell? Le maréchal Bugeaud, suivant de loin le mouvement de +son adversaire, se transporta rapidement d'Aïn-Toukria à Boghar, +et chargea les colonnes des généraux Bedeau, d'Arbouville et Marey +de garder toutes les entrées du Tell, entre Boghar et la province +de Constantine. Cependant la nouvelle qu'Abd el-Kader se trouvait +maintenant au sud de la province d'Alger, produisait, dans le nord +de cette province, une agitation qui gagnait jusqu'aux tribus de la +Métidja; l'émir avait du reste soin de faire répandre parmi elles le +bruit de sa prochaine arrivée. Il devenait urgent de leur en imposer +par quelque démonstration. Mais comment la faire? Le général de Bar, +qui commandait à Alger, n'avait à peu près aucune force armée sous +la main; toutes les garnisons des villes de la côte avaient été +employées à grossir les colonnes mobiles. Dans ces circonstances, +le maréchal n'hésita pas à télégraphier de Boghar, le 2 février, au +général de Bar, d'armer les condamnés militaires et d'organiser deux +bataillons de la milice, sorte de garde <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> nationale de la +ville d'Alger. La seule annonce de cette mesure effraya la population +civile autant que l'eût fait le mal même contre lequel on se mettait +en garde. Le général de Bar, embarrassé de cette émotion, en référa +au gouverneur, qui lui répondit, le 5 février, en confirmant son +ordre: «La mesure, disait-il, est de nature à prévenir, non à +susciter des alarmes. Il n'y a réellement pas de dangers sérieux, +quant à présent, et nous comptons bien les éloigner pour l'est, comme +nous l'avons fait pour l'ouest; mais une sage prévision a dicté +mon ordre.» Le maréchal prit en outre le parti de se rapprocher +un peu d'Alger, sans cependant perdre de vue les régions du sud; +quelques jours après, il campait devant Médéa. L'un des motifs de +ce mouvement paraît avoir été le désir de ramener ses troupes à la +côte, pour les refaire. Les soldats ne pouvaient supporter longtemps +la vie à laquelle les soumettait l'infatigable gouverneur. Déjà, à +la fin de décembre, celui-ci avait dû, une première fois, laisser +à Orléansville son infanterie exténuée, et avait emmené à la place +celle du colonel de Saint-Arnaud. Le second relais se trouvait +maintenant fourbu comme le premier; les uniformes étaient en loques, +les souliers usés, beaucoup d'hommes malades ou éclopés. La cavalerie +de la colonne commandée par Jusuf paraissait plus misérable encore: +«Les chevaux, raconte un témoin, étaient de vraies lanternes: on +voyait au travers»; à peine en comptait-on deux cents en état, non +certes de charger, mais de marcher.</p> + +<p>Pendant ce temps, que devenait Abd el-Kader? Se jouant, une fois de +plus, de toutes les colonnes qui le poursuivaient ou le guettaient, +il les tournait par l'est, descendait comme une trombe la vallée du +haut Isser, tendait la main à Ben-Salem, son ancien khalifa dans +ces régions, razziait les tribus fidèles à la France et arrivait +jusque sur le bas Isser, près de la mer, à quelques lieues d'Alger, +sur la lisière de la Métidja vide de troupes et pleine de colons. +Allait-il se jeter sur cette plaine? Sans doute ce ne pourrait jamais +être qu'une incursion aussi passagère qu'audacieuse; il suffirait +que les colonnes <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> agissant dans le sud revinssent vers la +côte, pour contraindre l'envahisseur à une retraite précipitée; mais +elles étaient loin; il leur fallait plusieurs jours pour arriver; +en attendant, l'émir n'aurait-il pas le temps de tout dévaster et +massacrer dans les fermes et les villages européens de la Métidja? +De quel effet ne serait pas, sur l'opinion, en Algérie et en France, +cette répétition des désastres de 1839, venant en quelque sorte +démontrer l'inanité des résultats que le maréchal Bugeaud se vantait +d'avoir obtenus par six années d'efforts et de sacrifices! Quel +découragement pour ceux qui avaient cru en lui! Quel triomphe pour +ses adversaires! Certainement sa gloire ne résisterait pas à un +pareil coup.</p> + +<p>La dépêche annonçant cette stupéfiante irruption parvint au +gouverneur pendant qu'il campait sous Médéa. C'était le soir, +et, suivant son habitude, il faisait une partie de whist, sous +sa tente, avec ses deux aides de camp, le commandant Rivet et le +capitaine Trochu. Ceux-ci ont aussitôt l'impression tellement vive +du péril, que, raconte l'un d'eux, leur langue desséchée s'attache +à leur palais et les empêche de parler<a id="footnotetag500" name="footnotetag500"></a><a href="#footnote500" title="Go to footnote 500"><span class="smaller">[500]</span></a>. Mais le maréchal, +admirablement tranquille et posant un moment ses cartes: «En voilà +une bonne! dit-il; faisons sans tarder tout ce que nous pourrons.» Il +télégraphie d'abord à Alger de réunir les condamnés, les miliciens, +tous les gendarmes de la région, et de les mettre en évidence +sur les hauteurs de la Métidja, pour simuler une préparation de +défense. Il appelle ensuite Jusuf: «Combien avez-vous de chevaux +sur pied? lui demande-t-il.—Deux cents.—Pouvez-vous être demain +dans la Métidja?—Oui, en allant au pas.—Partez tout de suite, et +montrez-vous sur les points les plus en vue.» Le gouverneur complète +ses mesures en annonçant qu'avec le reste de la colonne, il se +<span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> mettra en route au point du jour. Se retournant alors vers +ses aides de camp, toujours imperturbable: «Messieurs, reprenons +notre whist.»—«Je recevais là, plus encore qu'à Isly, a écrit plus +tard le général Trochu, une inoubliable leçon d'équilibre dans le +commandement, à l'heure des grands périls.» Le lendemain, la colonne +du maréchal Bugeaud marchait rapidement dans la direction du bas +Isser, en tenant les hauteurs qui bordent la Métidja, quand le +capitaine Trochu, qui cheminait en tête, absorbé par d'assez sombres +prévisions, voit accourir à fond de train un cavalier arabe, agitant +un pli au-dessus de sa tête. «Quelle nouvelle?» s'écrie-t-il tout +anxieux. Le messager lui apprend que l'émir vient d'être surpris dans +une attaque de nuit, et qu'il est en pleine déroute.</p> + +<p>Que s'était-il passé? Peu auparavant, quelques compagnies +d'infanterie légère étaient arrivées de France à Alger; c'étaient +les seules troupes régulières dont disposait le général de Bar. +Suivant les indications données par le maréchal, lors des premiers +symptômes d'agitation, il les avait envoyées, sous les ordres du +général Gentil, occuper le col des Beni-Aïcha qui commandait à l'est +l'entrée de la Métidja. À la nouvelle des razzias opérées sur le bas +Isser, le général Gentil crut devoir marcher sur les rassemblements +qu'on lui signalait. Sa troupe était peu nombreuse et n'avait pas +encore vu le feu; mais c'était une de ces heures où il faut payer +d'audace; d'ailleurs, il ne croyait pas avoir affaire à Abd el-Kader +en personne. En route, il rallie heureusement un bataillon venant +de Dellys. Dans la nuit du 6 au 7 février 1846, il heurte un peu à +l'aveugle le camp ennemi. Ses jeunes soldats, fort inexpérimentés, +tirent au hasard; dès les premiers coups de feu, les Arabes prennent +la fuite: c'étaient des gens du désert, grands pillards, fort +mal à l'aise d'être si loin de leurs tentes, et n'ayant qu'une +préoccupation, celle d'y rapporter le butin dont ils étaient +gorgés. En quelques instants et sans avoir eu un seul blessé, notre +petite troupe est maîtresse du terrain et y ramasse trois drapeaux, +six cents fusils, les tentes toutes tendues, les chevaux et les +troupeaux enlevés dans les razzias <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> des jours précédents. Le +général Gentil n'était pas le moins étonné d'une si facile victoire; +il fut plus étonné encore quand il sut par les prisonniers qu'Abd +el-Kader était dans le camp et qu'il avait failli y être pris.</p> + +<p>L'émir en fuite se jeta dans le Djurdjura et, avec son indomptable +énergie, tâcha de se créer, parmi les Kabyles, un nouveau centre de +résistance. Mais le maréchal Bugeaud, accouru de Médéa et renforcé +des troupes que lui amenait Bedeau, frappa rudement les tribus qui +faisaient mine de soutenir la révolte, et, par un habile mélange de +rigueur et de diplomatie, les détermina à se séparer d'Abd el-Kader. +Celui-ci fut réduit, dans les premiers jours de mars, à reprendre le +chemin du désert.</p> + +<p>Ainsi se terminait heureusement pour le gouverneur général ce qu'on +a appelé «la plus grande crise de sa carrière algérienne». Le 24 +février 1846, se trouvant près de sa capitale, dont il était sorti +depuis cinq mois, il eut l'idée d'y ramener, pour les reposer un +peu, les soldats avec lesquels il venait de faire une si pénible +campagne. Bien que non annoncé d'avance, ce retour prit un caractère +de triomphe. «Quand le maréchal, raconte le général Trochu, rentra +dans Alger, avec une capote militaire usée jusqu'à la corde, entouré +d'un état-major dont les habits étaient en lambeaux, marchant, +à la tête d'une colonne de soldats bronzés, amaigris, à figures +résolues, et portant fièrement leurs guenilles, l'enthousiasme de +la population fut au comble. Le vieux maréchal en jouit pleinement. +C'est qu'il venait d'apercevoir, de très près, le cheveu auquel la +Providence tient suspendues les grandes renommées et les grandes +carrières, à un âge (soixante-deux ans) où, quand ce cheveu est +rompu, il est difficile de le renouer.» Quelques jours plus tard, +le 2 mars, le gouverneur adressait à l'armée d'Afrique un ordre du +jour où, rappelant à grands traits ce qu'elle avait fait depuis cinq +mois, il la félicitait de ses efforts et de ses succès. «Vous pouvez +aujourd'hui garantir à la France, leur dit-il, que son empire en +Afrique ne sera pas ébranlé par cette grande révolte.» Non <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> +sans doute que le maréchal ne vît plus rien à faire: il montrait +au contraire à ses soldats la nécessité «d'extirper les derniers +vestiges de l'insurrection» et de prendre l'offensive, «en étendant +leurs bras sur tous les points du désert où se formaient les orages +qui étaient venus et viendraient fondre sur eux, s'ils n'allaient +les dissiper». «Votre ardeur, ajoutait-il, ne se ralentira pas au +moment où, de toutes parts, elle est couronnée par le succès... Vous +resterez semblables à vous-mêmes, et la France reconnaissante vous +honorera.»</p> + +<h4>X</h4> + +<p>L'insurrection a fait son suprême effort en essayant d'atteindre la +Métidja. Repoussée sur ce point, elle ne fera désormais que décliner. +Les agitateurs secondaires, découragés par l'échec d'Abd el-Kader, ne +sont plus en état de nous opposer une sérieuse résistance. Par leurs +mouvements combinés, Saint-Arnaud, Canrobert et Pélissier expulsent +définitivement Bou-Maza du Dahra et le forcent à s'enfuir dans le +désert. Il suffit au maréchal de se montrer dans l'Ouarensenis pour +le pacifier, et le duc d'Aumale, revenu depuis peu en Algérie pour +prendre sa part de la lutte et du danger, soumet, avec le concours +des généraux Marey et d'Arbouville, la région montagneuse située au +sud-est de la province d'Alger. Le maréchal Bugeaud ne se contente +pas de rétablir ainsi notre autorité dans l'intérieur du Tell; il +ne perd pas de vue Abd el-Kader dans le désert où celui-ci a été +obligé de se retirer. Il le fait pourchasser sans répit par plusieurs +colonnes qui l'atteignent et le maltraitent fort, l'une le 7 mars +1846, l'autre le 13. Dans cette dernière affaire, l'émir ne s'échappe +qu'à grand'peine avec quatorze fidèles. Grâce cependant aux renforts +qui lui viennent de sa deïra, il persiste à tenir la campagne. +Pendant tout le mois d'avril, c'est Jusuf, devenu général, qui +court après lui à bride abattue, tantôt perdant sa <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> piste, +tantôt tombant sur lui à l'improviste, lui tuant quelques hommes et +lui arrachant quelque butin; s'il ne réussit pas à s'emparer de sa +personne, du moins il le réduit à l'existence d'un fugitif, sans +cesse traqué, chaque jour plus dénué, plus affaibli, plus isolé.</p> + +<p>Mais dans quel état revenaient, après ces poursuites, nos fantassins +déguenillés et fourbus, nos cavaliers à pied, traînant par la bride +des chevaux hors de service! La Moricière, qui avait assisté à +l'un de ces retours, en était tout ému; il déclarait «n'avoir rien +vu de semblable, ni après la retraite de Constantine, ni après la +désastreuse campagne d'Alger en 1840», et s'inquiétait de l'effet +produit sur les indigènes par un tel spectacle. Ce fut même le +sujet d'un de ces désaccords qui éclataient trop fréquemment entre +le gouverneur général et le commandant de la province d'Oran. +Ce dernier, persuadé qu'en fermant le Tell à Abd el-Kader et en +le privant ainsi de tout moyen de se ravitailler, on finirait +par avoir raison de lui, ne cachait pas son peu de goût pour ces +courses perpétuelles dans le désert qui, selon lui, éreintaient +les soldats sans profit suffisant; ou du moins il n'eût voulu les +voir entreprendre que «sur des renseignements certains, avec des +probabilités d'un succès important». Le maréchal releva vivement ces +critiques. «Les opérations dans le désert, écrivit-il à La Moricière, +nous ont rendu les plus grands services; ce sont elles qui ont ruiné +l'émir, en ne lui laissant qu'une poignée de cavaliers exténués; +elles ont amené la soumission de tout le désert au sud de la province +d'Alger; elles nous ont ramené plusieurs tribus du Tell qui avaient +émigré.» Le maréchal «reconnaissait que le général Jusuf, avec des +qualités militaires très distinguées, n'avait pas tout l'ordre +d'administration et d'organisation qu'on aurait pu désirer», mais +il estimait qu'en somme son action avait été utile. «On ne fait les +choses extraordinaires, à la guerre, ajoutait-il, qu'avec des moyens +extraordinaires, et Napoléon a commis une faute en n'engageant pas +la garde impériale à la fin de la bataille de la Moskova. C'était, +disait-on, afin d'assurer la retraite. Mauvaise <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> raison. Il +faut tout faire pour gagner la bataille d'une manière décisive, quand +on a fait tant que de la livrer. Si on la gagne, on n'a pas besoin +de faire retraite. Si nous chassons et ruinons Abd el-Kader, notre +infanterie et notre cavalerie auront le temps de se remettre. Je ne +regrette donc nullement les travaux qui ont amené le délabrement qui +vous afflige. Jusuf jouait un coup de partie pour la tranquillité +de toute l'Algérie; il voulait avant tout réussir, et je pense +sincèrement que le résultat lui donne raison<a id="footnotetag501" name="footnotetag501"></a><a href="#footnote501" title="Go to footnote 501"><span class="smaller">[501]</span></a>.»</p> + +<p>Quelque confiance que le gouverneur général eût dans les chevauchées +de Jusuf, il sentait qu'il y aurait eu un moyen bien plus sûr et +plus prompt d'avoir raison d'Abd el-Kader; c'eût été de porter la +guerre sur le territoire marocain et d'y poursuivre cette deïra +qui, à l'abri de nos coups et contrairement aux stipulations du +traité de Tanger, servait de base d'opérations à la révolte. Ce +n'était pas la première fois que, devant la mauvaise volonté ou +l'impuissance de l'empereur Abd er-Raman, le maréchal songeait à se +faire justice lui-même en passant la frontière. Mais toujours il +avait été contenu par le gouvernement, qui gardait un souvenir trop +présent des difficultés diplomatiques nées de la guerre du Maroc, +pour vouloir recommencer une pareille aventure<a id="footnotetag502" name="footnotetag502"></a><a href="#footnote502" title="Go to footnote 502"><span class="smaller">[502]</span></a>. Au point de +vue de la politique générale, rien de plus raisonnable que cette +prudence du gouvernement: n'eût-il pas été fort périlleux de nous +trouver aux prises avec une nouvelle question marocaine, au moment +de la querelle des mariages espagnols? Mais on conçoit que ceux qui, +comme le maréchal Bugeaud, regardaient surtout les choses au point +de vue de la pacification <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> de l'Algérie, fussent tentés de +se montrer moins patients. La grande insurrection de 1845-1846, la +vue de l'émir se relevant chaque fois des coups qu'on lui portait, au +moyen des secours qu'il tirait de sa deïra, n'étaient pas faites pour +rendre cette patience plus facile. Aussi, à cette époque, le maréchal +Bugeaud était-il de plus en plus convaincu de la nécessité d'une +«opération sérieuse» sur le territoire marocain, et de plus en plus +pressé de l'entreprendre<a id="footnotetag503" name="footnotetag503"></a><a href="#footnote503" title="Go to footnote 503"><span class="smaller">[503]</span></a>. Il s'en ouvrit dans les dépêches qu'il +adressa à Paris: si l'on ne voulait pas l'autoriser formellement à +faire cette «guerre d'invasion défensive», il demandait au moins +qu'on la lui laissât faire, sauf à en rejeter plus tard sur lui +seul la responsabilité. Le gouvernement, effrayé de tels projets, +fit aussitôt connaître à Alger, par écrit et par envoyés spéciaux, +sa ferme volonté de ne rien permettre de pareil. De plus, M. Guizot +profita de l'habitude où il était de correspondre amicalement avec le +maréchal, pour lui expliquer les motifs de cette décision. Dans une +lettre en date du 23 avril 1846, il lui exposa l'avantage qu'avait +pour nous un accord même imparfait et peu efficace avec l'empereur du +Maroc, l'opposition qu'une nouvelle guerre soulèverait en France, les +complications qu'elle ferait naître en Europe, l'anarchie, fâcheuse +pour nos intérêts, qu'elle provoquerait au Maroc, l'impossibilité +où serait notre armée d'atteindre, dans ces régions lointaines +et inconnues, l'émir qu'elle ne parvenait pas à joindre sur le +territoire algérien. Il rappela, en terminant, que, «quand on est en +présence de populations semi-barbares et de gouvernements irréguliers +et impuissants», il faut savoir prendre son parti de certains maux +inévitables. «Il n'y a pas moyen, ajoutait-il, d'établir, avec de +tels gouvernements et avec de tels peuples, même après leur avoir +donné les plus rudes leçons, des relations sûres, des garanties +efficaces; il faut, ou pousser contre eux la guerre à fond, jusqu'à +la conquête et l'incorporation complète, ou se <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> résigner +aux embarras, aux incidents, aux luttes que doit entraîner un tel +voisinage, en se mettant en mesure de les surmonter ou d'en repousser +plus loin la source qu'on ne peut tarir.» Vérité d'expérience fort +utile à méditer pour tous les gouvernements qui font de la politique +coloniale. Déjà, du reste, l'année précédente, lors du débat sur le +traité de Tanger, le duc de Broglie avait développé cette même idée +avec sa précision accoutumée. Devant des raisons si fortes et une +volonté si ferme, le maréchal Bugeaud céda, non sans regret, mais +sans hésitation. «Ce que vous me dites, répondit-il à M. Guizot, le +30 avril, de la conduite que nous devons tenir envers le Maroc, me +paraît d'une grande justesse, me plaçant à votre point de vue, et +c'est là qu'il faut se placer<a id="footnotetag504" name="footnotetag504"></a><a href="#footnote504" title="Go to footnote 504"><span class="smaller">[504]</span></a>.»</p> + +<p>Au moment même où le gouvernement retenait ainsi le maréchal, le +territoire marocain était le théâtre d'un événement atroce qui eût +suffi, et au delà, si des raisons de politique générale ne nous +eussent arrêtés, à justifier notre intervention. Depuis plus de six +mois, la deïra d'Abd el-Kader renfermait deux cent quatre-vingts +prisonniers français; quatre-vingt-quinze, dont cinquante-sept +blessés, étaient les héroïques survivants de Sidi-Brahim; les +autres étaient ceux qui avaient capitulé sans combat sur la route +d'Aïn-Temouchent. Ces prisonniers avaient été d'abord bien traités. +Plusieurs fois Abd el-Kader avait fait, pour leur échange, des +ouvertures toujours repoussées. Le maréchal était convaincu,—et +son opinion était partagée par plusieurs généraux d'Afrique,—que +de telles propositions étaient surtout, dans l'intention de l'émir, +un moyen de faire croire aux Arabes qu'il négociait avec la France +en vue d'une paix prochaine, et de retenir sous son influence, à +l'aide de cet artifice, les tribus qui commençaient à lui échapper. +Bugeaud refusait donc de se laisser prendre à ce qu'il jugeait être +un piège. On n'était pas toutefois, de notre côté, sans travailler +à la libération des captifs; usant d'un procédé qui lui avait déjà +réussi dans une circonstance <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> analogue, notre diplomatie +s'adressait à l'empereur du Maroc: «Vous êtes en paix avec nous, +lui disait-elle; nous ne pouvons donc admettre que des prisonniers +français soient retenus sur votre territoire par Abd el-Kader; +faites-vous-les livrer, et rendez-les-nous.» Mais, pendant que +ces pourparlers se continuaient avec plus ou moins de chance de +succès, la deïra subissait une crise: la mauvaise fortune de son +maître réagissait sur elle; les vivres et l'argent commençaient à +lui manquer; avec la détresse, étaient venus le mécontentement, +la discorde et les désertions; des tribus entières partaient pour +l'intérieur du Maroc; quant à celles qui demeuraient fidèles, il leur +fallait se préparer à un exode, car Abd el-Kader les appelait dans +le sud, auprès de lui. Dans ces conditions, la garde des prisonniers +devenait un embarras. Le 24 avril 1846, aussitôt après l'arrivée d'un +courrier de l'émir, douze des prisonniers, dont six officiers, furent +emmenés hors du camp, sous prétexte d'assister à une fête; c'étaient +ceux dont on espérait une rançon. Les deux cent soixante-huit autres, +à la tombée de la nuit, furent répartis, par petits groupes, dans +les huttes de leurs gardiens. À minuit, au signal donné par un cri, +le massacre commença. Ceux qui ne tombèrent pas dès les premières +fusillades furent brûlés dans les gourbis où ils se réfugièrent. +Un seul s'échappa, blessé, nu; les Marocains le ramassèrent et le +reconduisirent à nos avant-postes, où il arriva le 17 mai; ce fut par +lui qu'on eut le récit de l'horrible scène. Cette nouvelle causa, +en France, une douloureuse émotion que les ennemis du maréchal +tâchèrent d'exploiter contre lui; ils l'accusèrent, dans la presse +et à la tribune, d'avoir négligé et même d'avoir systématiquement +écarté ce qui eût pu prévenir ce malheur. Abd el-Kader était-il +l'auteur du massacre? On en voudrait douter, ne serait-ce qu'à +cause de l'attitude chevaleresque qu'il avait prise en d'autres +circonstances<a id="footnotetag505" name="footnotetag505"></a><a href="#footnote505" title="Go to footnote 505"><span class="smaller">[505]</span></a>. Mais lui-même a avoué plus tard que tout s'était +<span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> fait par son ordre, et il n'a trouvé d'autre excuse à +invoquer que l'irritation où l'aurait jeté le refus d'échanger les +prisonniers<a id="footnotetag506" name="footnotetag506"></a><a href="#footnote506" title="Go to footnote 506"><span class="smaller">[506]</span></a>.</p> + +<p>Ce n'était pas par cet acte d'inutile cruauté qu'Abd el-Kader +pouvait relever sa fortune. La chasse qu'on lui donnait dans le +désert continuait toujours. Comme, pour échapper à Jusuf, il s'était +rejeté vers l'ouest, la poursuite était désormais menée par l'un des +lieutenants de La Moricière, le colonel Renault. Elle se prolongea +de la fin de mai au commencement de juillet 1846, avec les fatigues +et les péripéties accoutumées. L'émir, surpris le 1<sup>er</sup> juin, n'eut +que le temps de sauter sur un cheval pour s'enfuir. Le plus grave +pour lui était que les tribus nomades du désert l'abandonnaient +et venaient nous demander l'aman. Les gens d'Arbâ, auxquels il +réclamait le cheval de soumission, ne lui offrirent qu'un âne. Les +Ouled-Sidi-Cheikh, qu'il appelait aux armes, lui répondirent: «Tu +es comme la mouche qui excite le taureau; quand tu l'as irrité, tu +disparais, et nous recevons les coups.» La deïra, ruinée et réduite +des trois quarts, n'était plus en état de fournir des renforts. Si +fier que fût toujours son cœur, Abd el-Kader était à bout, et, +dans les premiers jours de juillet, abandonnant la partie, il rentra +dans le Maroc par Figuig. Il y avait sept mois que, seul, par son +prestige, son énergie, son audace, sa fécondité de ressources, cet +homme vraiment extraordinaire défiait toutes les poursuites et tenait +en alerte une armée de cent mille hommes, commandée par nos meilleurs +officiers. Pourquoi faut-il que le sang des prisonniers massacrés +ternisse une gloire qui aurait pu être si pure?</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> XI</h4> + +<p>Pendant la longue lutte qu'il venait de soutenir, le maréchal +Bugeaud n'avait pas eu seulement affaire aux Arabes. En France, +une bonne partie de l'opinion, travaillée par certains journaux, +s'était montrée assez mal disposée à son égard. Elle s'en était +prise à lui de tout ce qui, dans cette insurrection, l'avait déçue, +alarmée, attristée, ennuyée: de la violence imprévue de l'explosion, +des malheurs du début, de la lenteur et des difficultés de la +répression. Cette guerre, sans faits d'armes, n'avait ni intéressé +son imagination, ni flatté son amour-propre. Tout était matière à +reproches: la dissémination des troupes, leurs fatigues excessives, +le retard et la médiocrité des résultats. Les beaux esprits se +croyaient le droit de plaisanter le maréchal qui courait, avec +cent mille soldats, contre un seul homme, sans pouvoir seulement +l'atteindre; les badauds de Rome ne raillaient-ils pas déjà Metellus +de ce qu'il tardait à s'emparer de Jugurtha?</p> + +<p>Tout ce bruit de critiques arrivait aux oreilles de Bugeaud, jusque +dans les régions lointaines où il faisait campagne, et il ne savait +pas le dédaigner. «Je ne m'étonne pas, mandait-il à un de ses amis, +le 22 mars 1846, que vous soyez indigné de toutes les ordures et +sottises qu'on me jette à la tête. Ferait-on pire si j'avais perdu +cent combats et toute l'Algérie? On n'a jamais rien vu, je crois, +de pareil à ce déchaînement sans base aucune, puisque je n'ai pas +éprouvé le plus léger échec, et que j'ai donné, tout au moins, +l'exemple de la plus grande activité et d'une opiniâtre persévérance +à vaincre l'hydre qui m'entourait de ses mille têtes. J'ai la +conscience de n'avoir jamais mieux mérité de la France<a id="footnotetag507" name="footnotetag507"></a><a href="#footnote507" title="Go to footnote 507"><span class="smaller">[507]</span></a>.» Tels +furent même son irritation <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> et son dégoût qu'il en revint à +parler de démission. Il écrivait, en avril, à M. Guizot: «Je sais +que vous voulez me défendre à la tribune, et que vous me défendrez +bien; mais votre éloquence effacera-t-elle le mal qui se fait et se +fera tous les jours? Croyez-vous qu'on puisse rester, à de telles +conditions, au poste pénible et inextricable où je suis? Mon temps +est fini, cela est évident. L'œuvre étant devenue quelque chose, +tout le monde s'en empare; chacun veut y mettre sa pierre, bien ou +mal. Je ne puis m'opposer à ce torrent, et je ne veux pas le suivre; +je m'éloigne donc de la rive. J'ai déjà fait la lettre par laquelle +je prie M. le ministre de la guerre de soumettre au gouvernement du +Roi la demande que je fais d'un successeur. Je fonde ma demande sur +ma santé et mon âge qui ne me permettent plus de supporter un tel +fardeau, et sur mes affaires de famille; mais, entre nous, je vous le +dis, ma grande raison, c'est que je ne veux pas être l'artisan des +idées fausses qui règnent très généralement sur les grandes questions +d'Afrique. Je ne redoute ni les grands travaux de la guerre, ni ceux +de l'administration; mes soldats et les administrateurs de l'Algérie +le savent très bien; mais je redoute l'opinion publique égarée<a id="footnotetag508" name="footnotetag508"></a><a href="#footnote508" title="Go to footnote 508"><span class="smaller">[508]</span></a>.» +Ce n'était certes pas que le maréchal Bugeaud manquât de foi dans son +œuvre. Pour ce qui regardait, notamment, la dernière insurrection, +il estimait que l'événement répondait victorieusement à tous les +détracteurs de sa tactique, et, bien que sa campagne ne fût marquée +par aucune action militaire éclatante, il s'en honorait comme d'une +des plus remarquables qu'il eût faites. À un ami qui venait de se +marier, il écrivait, le 31 mai: «Vous êtes, à présent, enfoncé dans +la lune de miel... Cette lune ne reviendra plus pour moi, mais je +suis dans ma lune de gloire; j'ai vaincu les Bédouins de France, en +même temps que ceux d'Afrique. Je crois ceux de France plus près de +reprendre les hostilités que ceux d'Afrique. Ils disent, à présent, +que ce n'était rien, que cela ne valait pas la peine de s'en +occuper, et qu'avec des moyens aussi grands <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> que ceux que +j'avais, j'aurais dû faire bien plus vite et mieux<a id="footnotetag509" name="footnotetag509"></a><a href="#footnote509" title="Go to footnote 509"><span class="smaller">[509]</span></a>.»</p> + +<p>La discussion qui s'ouvrit à la Chambre des députés, en juin 1846, +sur les crédits relatifs à l'Algérie, fournit aux préventions qui +s'étaient formées, depuis quelque temps, contre le maréchal Bugeaud, +une occasion de se manifester. Sans doute, on ne pouvait plus lui +reprocher de ne pas savoir vaincre Abd el-Kader, puisqu'à cette +époque la révolte était considérée comme domptée; mais la critique +trouvait ailleurs à quoi se prendre. Le signal fut donné par le +rapporteur de la commission, M. Dufaure; tout en rendant hommage +à l'œuvre militaire du gouverneur, il refusa d'approuver son +œuvre administrative et colonisatrice, réclama un régime civil, +et exprima le vœu de voir établir un ministère de l'Algérie dont +le gouverneur ne serait plus que l'agent. Au cours du débat, de +nombreux orateurs reproduisirent ou même aggravèrent ces griefs: +entre tous, il faut citer M. de Tocqueville et M. de Lamartine. À +entendre M. de Tocqueville, ce qui manquait à l'Algérie, c'était +un bon gouvernement, ou même seulement un gouvernement; il appuya +sur les tiraillements, les conflits qui s'étaient produits entre +le cabinet et le gouverneur général; il montra le cabinet n'osant +pas rappeler le maréchal, mais le laissant malmener par ses amis, +tandis que, de son côté, le maréchal faisait attaquer le cabinet par +ses journaux; le résultat était que les deux pouvoirs se tenaient +en échec et aboutissaient à l'impuissance. Quant à M. de Lamartine, +dans un discours de proportions gigantesques, il s'attaqua à tout le +système appliqué en Algérie, y dénonçant je ne sais quoi d'excessif, +d'immodéré, et comme «un débordement de guerre, de sang et de +millions». Il se plaignit que le maréchal Bugeaud, au lieu de remplir +le mandat qui lui avait été donné de «fermer cette grande plaie de +l'Algérie», l'eût au contraire «envenimée et élargie». Ce qu'il +préconisait, c'était, en réalité, l'occupation limitée qui <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> +était pourtant depuis longtemps jugée. Il s'éleva aussi contre la +«dictature militaire», à laquelle il imputait tous les maux de la +colonie, et termina par un réquisitoire indigné contre l'inhumanité +de notre guerre africaine, particulièrement contre les razzias.</p> + +<p>M. Guizot répondit à ces critiques par un discours considérable. +Après avoir écarté, en quelques mots émus, l'accusation de cruauté +portée contre nos généraux, il examina la conduite suivie en Afrique, +depuis 1840. Tout d'abord, il fit honneur au cabinet d'avoir +résolument engagé sa responsabilité en envoyant le général Bugeaud à +Alger et en lui fournissant tous les moyens d'action dont il avait +besoin. Ce lui fut une occasion de s'expliquer sur les désaccords +survenus entre le ministère et le gouverneur, désaccords auxquels +ce dernier avait parfois donné un éclat si compromettant et dont +l'opposition avait naturellement cherché à se faire une arme. Le +sujet était délicat; M. Guizot se tira de la difficulté avec adresse +et dignité. «C'est le devoir du gouvernement, dit-il, de subordonner +toujours ce qui est secondaire à ce qui est essentiel, et de savoir, +avec ses agents, passer par-dessus des erreurs et des dissidences, +quand il s'agit de conserver au pays de grands et utiles services. En +vérité, lorsque j'entends porter à cette tribune la petite histoire +de nos dissidences et des anecdotes auxquelles elles ont donné lieu, +quand je les entends grossir, quand on s'étonne que nous n'en ayons +pas fait une plus grosse affaire, je m'étonne fort à mon tour. On +oublie donc que cela est arrivé très souvent dans le monde et à des +gouvernements qui se respectaient et savaient se faire respecter? +Quand Louis XIV disait à un officier qui allait rejoindre l'armée de +Turenne: «Dites à M. le maréchal de Turenne que je serais bien aise +d'avoir quelquefois de ses nouvelles», car M. de Turenne ne voulait +pas écrire à M. de Louvois, c'était là, permettez-moi de le dire, une +irrévérence un peu plus grande que celle qu'on a rappelée à cette +tribune. Cependant Louis XIV ne rappelait pas M. le maréchal de +Turenne; il prenait seulement le petit moyen que je vous <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> +indiquais, pour le rappeler à son devoir. Eh bien, nous avons eu +les mêmes raisons et nous avons tenu la même conduite. Nous savons +parfaitement qu'un gouvernement doit se faire respecter des hommes +qu'il emploie; mais quand nous considérons deux choses: l'une, +l'éminence des services; l'autre, la loyauté du caractère; quand +nous avons la certitude que ces deux choses-là existent, nous savons +aussi ne pas tenir compte des petits incidents.» Abordant ensuite +le fond de son sujet, M. Guizot insista principalement sur ce qui +avait été fait, depuis six ans, pour la soumission de l'Algérie: il +avait là beau jeu. Il passa plus rapidement sur l'administration et +la colonisation, sentant probablement le terrain moins favorable. +En ce qui touchait l'administration, il reconnut que le régime +civil était le but, affirma qu'on s'en rapprochait chaque jour +davantage, mais fit observer que, pendant quelque temps encore, le +maintien du gouvernement militaire importait à notre sécurité. Quant +à la colonisation, il déclara que «le gouvernement avait pris le +parti de n'épouser exclusivement aucun mode, mais de les favoriser +tous», et annonça, à ce titre, «certains essais» de colonisation +militaire. À son avis, d'ailleurs, parmi les questions soulevées, il +en était plusieurs qui devaient être examinées, mais qui n'étaient +pas encore mûres; c'était à l'avenir de les résoudre. «Il faut, +disait le ministre en terminant, être à la fois moins impatient et +plus confiant dans l'avenir; il ne faut pas croire que des fautes, +des erreurs, des misères empêchent le succès définitif. C'est la +condition des affaires humaines: elles sont mêlées de bien et de mal, +de fautes et de succès; il faut savoir supporter ces vicissitudes... +Et, au milieu de ce continuel mélange, il ne faut désespérer de rien; +il faut seulement se donner le temps de vaincre les difficultés et +de résoudre les questions; c'est tout ce que le gouvernement du Roi +demande quant à l'Algérie.»</p> + +<p>De loin, le maréchal Bugeaud avait suivi ces débats. Il n'avait pu +qu'être reconnaissant de la façon dont M. Guizot l'avait défendu; +mais cela ne suffisait pas à lui faire prendre <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> en patience +les critiques, et il parlait toujours de s'en aller. «J'ai beaucoup à +me louer du cabinet, écrivait-il à M. de Corcelle... Ce n'est donc +pas par humeur et mécontentement que je désire me retirer... Mais je +redoute les faiseurs de systèmes et de projets... Je suis effrayé +de ce qu'exigent du gouverneur les hommes qui, n'ayant jamais fait +que gratter du papier, croient qu'on improvise la colonisation et les +grands travaux publics... On me dit que je n'ai rien fait. Jugeant +bien que je ne puis pas faire mieux que par le passé, je dois fuir +l'avenir... En colonisation, en administration, on ne peut pas faire +rapidement de ces choses éclatantes qui captivent le suffrage public. +C'est l'œuvre du temps et de la persévérance. Or, l'opinion ne me +donnerait pas de temps, et d'ailleurs, à soixante-deux ans, on n'en a +pas devant soi... N'ayant que très peu d'années devant moi, je suis +bien convaincu qu'en quittant le gouvernement quand les forces me +manqueraient, je m'en irais conspué pour n'avoir pas fait, de toute +l'Algérie, des départements constitués comme ceux de la France<a id="footnotetag510" name="footnotetag510"></a><a href="#footnote510" title="Go to footnote 510"><span class="smaller">[510]</span></a>.» +Quelques semaines plus tard, le 16 juillet 1846, dans un banquet +donné en l'honneur de M. de Salvandy, alors de passage à Alger, le +maréchal répondait assez mélancoliquement aux félicitations et aux +vœux qui lui étaient adressés au nom de la population civile: +«Messieurs, je suis profondément touché de ce que vous venez de me +dire. Après l'estime du gouvernement et de la métropole, la vôtre +m'est certainement la plus chère; mais, quel que soit le dévouement +qu'elle ravive en moi, il ne m'est pas donné, ainsi que vous m'y +invitez, de compléter mon œuvre. Vous userez encore bien des +gouverneurs avant d'y parvenir...» Deux jours après, il partait en +congé pour la France.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> XII</h4> + +<p>Si difficile à vivre que leur parût parfois le maréchal Bugeaud, +les ministres désiraient qu'il conservât encore la direction des +affaires algériennes. Ils lui déclarèrent donc, dès son arrivée à +Paris, qu'ils ne voulaient pas entendre parler de sa démission, et +ils ne négligèrent rien pour le calmer et l'amadouer. D'ailleurs, à +la fin de l'année précédente, la composition du cabinet avait subi +un changement qui facilitait l'entente: le maréchal Soult, fatigué +par l'âge, avait abandonné son portefeuille, pour ne conserver que la +présidence du conseil, présidence un peu nominale; il avait eu pour +successeur au ministère de la guerre le général Moline Saint-Yon, +avec lequel le gouverneur était en très bons termes<a id="footnotetag511" name="footnotetag511"></a><a href="#footnote511" title="Go to footnote 511"><span class="smaller">[511]</span></a>. Le Roi, +auquel Bugeaud était fort attaché, intervint personnellement pour +le presser de garder ses fonctions. «Sire, j'obéis, répondit le +maréchal, mais je supplie Votre Majesté de faire que j'aie quelque +chose de grand, de décisif à exécuter en colonisation.» On sait +ce qu'il entendait par là: c'était une allusion à cette fameuse +colonisation militaire dans laquelle, plus que jamais, il voyait +la solution nécessaire et unique. Sur les conseils de ses amis, il +avait renoncé à l'exécution immédiate et en grand, qui avait tant +effarouché les esprits; il réclamait seulement un essai sérieux. On +lui donna satisfaction: engagement formel fut pris de demander, dès +l'ouverture de la prochaine session, un crédit de trois millions pour +faire cet essai.</p> + +<p>Le maréchal Bugeaud rentra à Alger, en novembre 1846. Il y trouva +la colonie assez tranquille. Abd el-Kader s'était définitivement +retiré en terre marocaine, l'âme toujours indomptable, mais +impuissant<a id="footnotetag512" name="footnotetag512"></a><a href="#footnote512" title="Go to footnote 512"><span class="smaller">[512]</span></a>. Moins il se sentait en état <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> de reprendre la +lutte armée, plus il tâchait de persuader aux indigènes que la France +traitait avec lui. La présence à son camp des onze prisonniers, +survivants de l'horrible massacre du 24 avril, lui fournit l'occasion +d'ouvrir une sorte de négociation. Il chargea le principal d'entre +ces prisonniers, le lieutenant-colonel Courby de Cognord, d'écrire +aux commandants français de la frontière pour proposer un échange. +Puis, sans attendre que ces premiers pourparlers eussent abouti, il +fit traiter sous main d'une libération moyennant rançon; toute une +comédie fut jouée pour faire croire que la rançon était exigée par +les subalternes à l'insu de l'émir, et que celui-ci relâchait ses +captifs par pure générosité. Le 25 novembre, Courby de Cognord et +ses compagnons furent remis, contre argent, au commandant espagnol +de Mélilla, qui avait servi d'intermédiaire, et de là conduits à +Oran, où leur fut fait un accueil ému. Ils amenaient avec eux un +Arabe, porteur de deux lettres d'Abd el-Kader à Louis-Philippe et au +maréchal Soult. Ces lettres, d'une fierté pompeuse, concluaient à des +propositions de paix: dans l'exposé des faits, l'émir se présentait +comme ayant été contraint à la guerre par nos généraux; un fait +toutefois le gênait visiblement, c'était le massacre des prisonniers: +il reconnaissait l'avoir ordonné, mais disait y avoir été acculé +par les mauvais procédés des commandants français, par leur refus +obstiné de vouloir entendre parler d'échange, par leur injurieuse +prétention de faire intervenir l'empereur du Maroc; il rejetait donc +sur eux seuls la responsabilité du fatal dénouement; il terminait en +se faisant honneur de la générosité avec laquelle il libérait les +survivants. Le maréchal Bugeaud ne permit pas au messager de passer +en France; il le renvoya au Maroc, avec cette réponse verbale: «Dis +à ton maître que, s'il nous avait renvoyé nos <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> prisonniers +sans rançon, je lui en aurais remis trois pour un; mais, puisqu'il +a fait payer la liberté de ceux-ci et a fait égorger les autres, +je ne lui dois rien que de l'indignation pour sa barbarie.» Abd +el-Kader, fort mortifié de cette réponse, protesta contre l'injure +qu'on lui faisait en supposant qu'il «avait rendu les Français pour +de l'argent». «Tu oublies, écrivait-il au maréchal, que les choses +du monde sont changeantes. À cet égard, j'en sais plus que toi. Je +suis convaincu que rien ne peut être durable sur cette terre, depuis +la création d'Adam jusqu'à l'extinction de la race humaine. C'est +pourquoi je ne me réjouis point, je ne m'enorgueillis pas ni ne me +fie aucunement aux effets du destin, si la fortune me sourit, comme +aussi je ne m'afflige point ni ne me désespère, si je suis atteint +par des revers, et cela parce que j'ai la croyance que rien n'est +stable sur la terre... Au reste, les anciens sages ont comparé le +destin à la grossesse d'une femme: le sexe de l'enfant prêt à naître +ne peut être connu avant l'enfantement<a id="footnotetag513" name="footnotetag513"></a><a href="#footnote513" title="Go to footnote 513"><span class="smaller">[513]</span></a>.»</p> + +<p>Quand Abd el-Kader se sentait impuissant, qui était de force à lutter +contre nous? Bou-Maza l'essaya cependant. Au commencement de 1847, il +quitte le Maroc, se jette dans le sud de nos possessions, erre d'une +oasis à l'autre, sans parvenir à y susciter un mouvement sérieux, +et finit par pénétrer presque seul dans l'Ouarensenis et le Dahra, +premier théâtre de ses combats; mais ses anciens partisans, bien que +le vénérant toujours, s'écartent de lui. Saint-Arnaud ne lui laisse +pas un moment de répit. «Je fais traquer Bou-Maza comme un chacal», +écrit-il à son frère, le 10 avril. Trois jours après, il ajoute, +avec un cri de triomphe: «Bou-Maza est entre mes mains... C'est un +beau et fier jeune homme. Nous nous sommes regardés dans le blanc +des yeux.» Le 17, «un peu sorti du tourbillon», le colonel raconte +ainsi comment les choses se sont passées: «Les dernières tentatives +faites par Bou-Maza l'ont dégoûté et désillusionné. Partout, il nous +a trouvés en garde... Enfin, il arrive chez un de ses affidés, le +caïd des <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> Ouled-Djounés, qui, s'il eût été seul, se serait +prosterné devant lui; mais il y trouve quatre de mes mokrazani. Ç'a +été le dernier coup. Il a tout de suite pris sa détermination et a +dit: «Menez-moi à Orléansville, au colonel de Saint-Arnaud lui-même», +ajoutant que c'était à moi qu'il voulait se rendre, parce que c'était +contre moi qu'il s'était le plus battu. Les autres ont obéi; ils +tremblaient encore devant Bou-Maza, qui a gardé ses armes et ne +les a déposées que chez moi, sur mon ordre. En amenant Bou-Maza, +mes quatre mokrazani étaient effrayés de leur audace. D'un signe, +Bou-Maza les aurait fait fuir. L'influence de cet homme sur les +Arabes est inconcevable. Bou-Maza était las de la guerre et de la vie +aventureuse qu'il menait. Il a compris que son temps était passé, et +qu'il ne pouvait plus soulever des populations fatiguées de lui et +domptées par nous. C'est un événement remarquable<a id="footnotetag514" name="footnotetag514"></a><a href="#footnote514" title="Go to footnote 514"><span class="smaller">[514]</span></a>.» Bou-Maza +fut traité avec égard. Interné à Paris, installé dans un riche +appartement des Champs-Élysées, avec une pension de 15,000 francs, +il fut un moment à la mode parmi les badauds de la capitale. Passé, +en 1854, au service de la Porte, il fut fait, en 1855, colonel dans +l'armée ottomane, et mourut peu après en Turquie.</p> + +<p>Le découragement qui avait amené la reddition de Bou-Maza n'était +pas un fait isolé. Vers la même époque, au nord-est de la province +d'Alger, Ben-Salem, qui avait été l'un des plus importants khalifats +d'Abd el-Kader, venait, accompagné de plus de cent chefs des régions +voisines du Djurdjura, apporter solennellement sa soumission +au maréchal Bugeaud. En avril et en mai 1847, trois colonnes, +commandées par les généraux Jusuf, Cavaignac et Renault, pénétrèrent +simultanément dans l'extrême sud et y promenèrent le drapeau de la +France, sans avoir presque à tirer un seul coup de fusil.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> XIII</h4> + +<p>Rien donc, dans la situation militaire, qui pût préoccuper le +maréchal Bugeaud et qui l'empêchât de porter toute son attention +et tous ses efforts sur le problème de la colonisation. C'était +en résolvant ce problème qu'il prétendait signaler la fin de son +gouvernement. À vrai dire, en cette matière, il était urgent de faire +mieux qu'on n'avait fait jusqu'alors. L'état des villages créés dans +le Sahel et la Métidja ne s'était pas amélioré depuis un an, bien +au contraire. Les misères, déjà notées, à la fin de 1844, par les +voyageurs, notamment par l'abbé Landmann, étaient encore aggravées. +Beaucoup de colons avaient succombé ou s'étaient découragés. Les +demandes de concession, qui, de 1842 à 1845, étaient allées toujours +en augmentant, commençaient à diminuer. En 1846, les villages ne +recevaient que 689 colons nouveaux, tandis qu'ils en perdaient 715. +Il était manifeste que, sous le coup des déceptions survenues, le +premier élan se ralentissait et menaçait de s'arrêter complètement. +À ce mal, le gouverneur prétendait remédier par la colonisation +militaire.</p> + +<p>Sa confiance était plus inébranlable que jamais. «Ma conviction +pour le système à adopter en colonisation, écrivait-il à M. Léon +Roches, est aussi profonde que celle que j'avais sur le système de +guerre à faire aux Arabes. Vous m'avez vu lutter (sur ce dernier +point) contre tout le monde, même contre les ministres, sans jamais +me décourager; j'ai résisté avec acharnement et j'ai triomphé. Je +serais sûr également de triompher dans l'essai d'une colonisation +militaire<a id="footnotetag515" name="footnotetag515"></a><a href="#footnote515" title="Go to footnote 515"><span class="smaller">[515]</span></a>.» Sachant l'opinion peu favorable à ses idées, le +maréchal n'hésita pas, pour tâcher de la convertir, à se faire +publiciste et même journaliste: c'était son habitude. Dans le +courant de la session de 1846, il <span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> avait envoyé une brochure +aux membres du Parlement. Il revint à la charge, par un <cite>Mémoire aux +Chambres</cite>, distribué le 1<sup>er</sup> janvier 1847: il y entrait dans tous +les détails d'application de son système, en exposait les avantages, +répondait aux critiques; c'était un appel pressant, qui respirait, de +la première ligne à la dernière, une forte conviction. En même temps, +il ne perdait pas un instant de vue le ministère: croyait-il deviner +chez lui quelque hésitation à tenir la promesse faite, quelque +velléité d'ajourner le dépôt du projet d'essai, il écrivait aussitôt +au Roi et menaçait de donner sa démission<a id="footnotetag516" name="footnotetag516"></a><a href="#footnote516" title="Go to footnote 516"><span class="smaller">[516]</span></a>.</p> + +<p>Néanmoins, les préventions contre la colonisation militaire +subsistaient toujours aussi vives dans la population civile. En +novembre 1846, quatre députés, MM. de Tocqueville, de Lavergne, +Plichon et Bechamel, débarquaient en Afrique, avec l'intention +d'étudier par eux-mêmes et sur place les questions soulevées. Le +maréchal, s'étant offert à les promener dans la province d'Alger, +leur fit traverser la Métidja, les conduisit jusqu'à Médéa et les +ramena ensuite par Miliana et Orléansville. Il se flattait de leur +faire ainsi saisir sur le vif les avantages pratiques du régime +militaire, et, en tout cas, de leur montrer la sécurité due au succès +de ses armes. Sur ce dernier point, la démonstration fut éclatante; +sur le premier, elle parut moins concluante. Sans doute le maréchal +eut beau jeu à montrer, à chaque pas, tout ce qu'avait fait l'armée; +mais il avait plus de peine à convaincre ses compagnons de route que +cette armée suffirait, dans l'avenir, à résoudre tous les problèmes +de la colonisation, et que la population civile était satisfaite de +vivre sous son autorité. Plus d'un incident vint, au cours du voyage, +contrarier son argumentation. Un jour, par exemple, une délégation +d'habitants de Miliana demandait au gouverneur, en présence des +députés, qu'un commissaire civil fût chargé de l'administration +municipale, et un juge de paix de l'administration de la justice; +le maréchal <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> répondit aux réclamants par un exposé des +avantages d'une administration gratuite et expéditive, d'une justice +également gratuite et fondée sur le bon sens, sinon sur la science +juridique; il leur reprocha leur ingratitude envers les officiers +qui se dévouaient à une tâche pénible et étrangère à leur carrière, +sans avoir rien à y gagner; puis il les congédia avec assez d'humeur. +Cette démarche malencontreuse lui resta sur le cœur, et plus d'une +fois, les jours suivants, il y revint dans ses conversations avec les +députés. «Que veulent-ils? leur disait-il; sont-ils fous? Ils ont +besoin de nous à chaque instant, et les voilà qui veulent se séparer +de nous! Où trouveront-ils, dans l'autorité civile, les ressources et +l'assistance que leur fournit constamment l'autorité militaire?» Et +se tournant vers le colonel de Saint-Arnaud qui venait de rejoindre +la caravane,—car on approchait d'Orléansville, siège de son +commandement: «Voyons, colonel, puisque nous en sommes là, dites-nous +ce que vous avez fait ici pour la population civile.» Saint-Arnaud +se mit alors à vanter la superbe organisation qu'il avait donnée +à la milice, la discipline rigoureuse qu'il y maintenait. «Mais +aussi, ajouta-t-il, à la moindre négligence, je les mets dans le +silo, la tête la première; voilà ce que j'ai fait pour eux.» À cette +conclusion, ce fut un rire général. Le maréchal, toutefois, fit la +grimace, pensant que ce n'était pas le meilleur moyen de convaincre +les députés de l'excellence du régime militaire. Le commandant du +génie vint à son secours, en exposant tout ce qui avait été fait pour +aider les colons: fourniture de matériaux, constructions, transports, +prêts d'argent. «Eh bien! vous le voyez, s'écria alors le gouverneur, +que gagneront-ils à passer de la tutelle paternelle de l'autorité +militaire sous celle de l'autorité civile? Sera-ce l'autorité +civile qui leur prêtera ses bras pour bâtir leurs maisons, ou ses +équipages pour y faire voyager leurs marchandises? Où prendrait-elle +cette abondance et cette variété de ressources que l'organisation +de l'armée lui permet de mettre sans frais à la disposition des +colons? Que les faiseurs de théories qui les excitent à réclamer +des garanties, des institutions civiles, <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> viennent donc ici +leur garantir d'abord la première de toutes les nécessités, celle +de pouvoir subsister et s'établir dans le pays!» Le soir, l'un des +compagnons de M. de Tocqueville, prenant l'air dans une des rues +d'Orléansville, y fut brutalement apostrophé par un sergent qui, sans +prétexte, menaça de «le mettre dedans» s'il ne s'en allait au plus +vite. «Je sais maintenant, disait plaisamment celui auquel était +arrivée cette mésaventure, ce que c'est qu'un territoire <em>mixte</em>, +c'est un territoire mêlé de sergents.» M. de Tocqueville quitta le +maréchal à Orléansville et revint étudier seul, de plus près, les +villages administratifs ou militaires créés autour d'Alger; il sortit +de cet examen mieux convaincu encore qu'il fallait chercher ailleurs +la solution du problème de la colonisation algérienne<a id="footnotetag517" name="footnotetag517"></a><a href="#footnote517" title="Go to footnote 517"><span class="smaller">[517]</span></a>.</p> + +<p>Mal vu par les «civils», le système du maréchal était loin d'être +soutenu par tous les militaires. Sur l'invitation du gouvernement, +le général Bedeau avait préparé un plan de colonisation pour la +province de Constantine. Il proposait «d'essayer tous les systèmes de +colonisation, à l'exception toutefois de celui des pauvres qui lui +paraissait très onéreux». Bornant le rôle de l'État à la fixation de +certaines limites et de certaines conditions protectrices, au don de +la terre, à l'exécution des grands travaux de sécurité, de salubrité +et de viabilité, il comptait principalement sur l'initiative des +individus et des capitaux, et se préoccupait de leur laisser le +plus de liberté possible. Il ne paraissait faire aucune part à la +colonisation militaire.</p> + +<p>C'est surtout du côté du général de La Moricière que venait +l'opposition au système du maréchal Bugeaud. La rivalité un peu +jalouse de ces deux hommes de guerre n'était pas un fait nouveau. +Sans doute, dans leurs bons moments, ils comprenaient, <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> +l'un et l'autre, le tort de leurs divisions; alors le maréchal +rendait justice à son brillant lieutenant et le signalait lui-même +au gouvernement comme l'un des hommes les plus capables de le +remplacer<a id="footnotetag518" name="footnotetag518"></a><a href="#footnote518" title="Go to footnote 518"><span class="smaller">[518]</span></a>; alors aussi La Moricière écrivait à Bugeaud: +«Pour moi, je repousse la situation de rivalité, d'opposition, +dans laquelle on veut me placer par rapport à vous, Monsieur le +maréchal; je la repousse, parce qu'elle répugne à mon caractère; je +la repousse, au nom de la discipline de l'armée que tout homme qui +aime son pays doit respecter<a id="footnotetag519" name="footnotetag519"></a><a href="#footnote519" title="Go to footnote 519"><span class="smaller">[519]</span></a>.» Malheureusement, par l'effet des +situations et aussi des caractères, les heurts étaient fréquents. +Il s'en était produit dès 1842<a id="footnotetag520" name="footnotetag520"></a><a href="#footnote520" title="Go to footnote 520"><span class="smaller">[520]</span></a>. À partir de 1845, les rapports +furent plus tendus encore. Quand il se voyait vilipendé dans le +journal <cite>l'Algérie</cite>, tandis que le commandant d'Oran y était porté +aux nues, le maréchal soupçonnait aussitôt ce dernier d'inspirer +cette polémique, soupçon qui, il est vrai, ne tenait pas longtemps +devant les protestations de La Moricière. En octobre 1845, lorsqu'il +revenait soudainement en Afrique pour faire face à l'insurrection, il +ne se retenait pas de blâmer tout haut la façon dont le commandant +intérimaire avait conduit les choses, d'attribuer les premiers +échecs à ses fausses mesures, d'insinuer même qu'il avait manqué de +sang-froid dans le péril. Par contre, quelques mois plus tard, La +Moricière ne se gênait pas pour se plaindre que le maréchal surmenât +ses troupes sans profit. Tous ces désaccords étaient connus de +l'armée, sur laquelle ils ne pouvaient avoir qu'un fâcheux effet. Le +colonel de Saint-Arnaud, qui était entièrement du bord du maréchal +et facilement injuste pour le commandant d'Oran, écrivait à son +frère: «Il n'y a pas deux camps dans l'armée d'Afrique, mais il y +a deux hommes: <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> l'un, grand, plein de génie, qui, par sa +franchise et sa brusquerie, se fait quelquefois des ennemis, lui qui +n'est l'ennemi de personne; l'autre, capable, habile, ambitieux, qui +croit au pouvoir de la presse et la ménage, qui pense que le civil +tuera le militaire en Afrique et se met du côté du civil. L'armée +n'est pas divisée pour cela entre le maréchal Bugeaud et le général +La Moricière; seulement, il y a un certain nombre d'officiers qui +espèrent plus du jeune général qui a de l'avenir, que du vieillard +illustre dont la carrière ne peut plus être bien longue<a id="footnotetag521" name="footnotetag521"></a><a href="#footnote521" title="Go to footnote 521"><span class="smaller">[521]</span></a>.»</p> + +<p>Aussitôt que la question de colonisation commença à occuper les +esprits, La Moricière y prit position à l'antipode de Bugeaud. Dès +1844 et 1845, dans des notes adressées au ministre ou publiées, +il montrait la solution du problème, non dans l'intervention de +l'État et de l'armée, mais dans l'action des capitaux qu'il fallait +attirer et intéresser; il s'en rapportait à la spéculation du soin +de faire venir les colons sur les terres dont elle se serait mise +en possession. Au commencement de 1846, ses idées se précisent. Sur +l'invitation que le gouvernement lui a adressée en même temps qu'au +général Bedeau, il rédige, pendant ses nuits de bivouac, tout un +plan de colonisation de la province d'Oran, qu'il a soin d'envoyer +directement au ministre, par crainte que le gouverneur général ne +l'intercepte. Partant de cette idée que «le bon sens du pays et de +la Chambre a fait justice du projet de colonisation militaire<a id="footnotetag522" name="footnotetag522"></a><a href="#footnote522" title="Go to footnote 522"><span class="smaller">[522]</span></a>», +il propose d'appeler les riches capitalistes au moyen de grandes +concessions de terres faites par adjudication; certaines clauses +seraient imposées aux adjudicataires en faveur des petits colons +qui viendraient s'établir sur leurs terres. Il ne met à la charge +de l'État qu'une dépense très limitée, celle de quelques travaux +d'intérêt général; ainsi évalue-t-il à 200,000 francs les déboursés +à faire pour 2,300 familles, et il oppose la modicité de ce chiffre +aux frais colossaux du système <span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> du maréchal Bugeaud. Il +se préoccupe aussi d'écarter les formalités compliquées qui trop +souvent rebutent les initiatives particulières. Si le général compte +avant tout sur les capitalistes, il n'exclut pas de plus modestes +concessionnaires; seulement, il insiste pour qu'on ne leur donne pas +plus de terres que leurs ressources ne leur permettent d'en mettre en +valeur. En tout cas, qu'il s'agisse d'attirer les capitaux gros ou +petits, il faut, à son avis, remplacer, dans les territoires ouverts +aux colons, l'arbitraire du régime militaire par les garanties du +régime civil; le but doit être d'assimiler ces territoires à la +Corse, moins les droits électoraux dans les premières années<a id="footnotetag523" name="footnotetag523"></a><a href="#footnote523" title="Go to footnote 523"><span class="smaller">[523]</span></a>. +Quant au gouverneur général, son rôle serait réduit à celui de +commandant de l'armée et de chef du pays arabe. Était-il alors +aussi facile que le supposait La Moricière, de faire venir les +capitaux en Algérie? Quand, par application de ses idées, on essaya +de mettre en adjudication le territoire de plusieurs nouvelles +communes dans la province d'Oran, à charge, pour les particuliers ou +les compagnies qui se rendraient adjudicataires, de les peupler de +familles européennes, le résultat fut à peu près nul. Il est vrai +que les conditions compliquées imposées aux adjudicataires étaient +bien faites pour décourager toute entreprise. Le général attribua +l'insuccès à ces exigences de la routine administrative et aussi à la +mauvaise volonté du gouverneur.</p> + +<p>Le souci de faire prévaloir ses idées sur la colonisation et de mieux +contre-balancer la grande autorité du maréchal Bugeaud éveilla chez +La Moricière l'ambition de se faire, lui aussi, nommer député. Une +occasion lui était offerte par les élections générales d'août 1846. +Ses premières tentatives, à Paris et en Maine-et-Loire, ne furent +pas heureuses. Ce fut seulement en octobre que M. de Beaumont, +qui avait été élu par deux collèges, fit élire La Moricière à sa +place dans celui de Saint-Calais. Arrivé à la Chambre sous de tels +auspices, <span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> le général, qu'il le voulût ou non, se trouva +plus ou moins lié à la partie de la gauche qui se groupait autour de +M. de Tocqueville. L'opposition d'ailleurs se montra fort empressée +à se parer d'une si brillante renommée. L'une des conséquences fut +naturellement d'accentuer encore l'antagonisme existant entre le +gouverneur général et son lieutenant. Ils apparaissaient au public +comme les représentants de deux politiques contraires, aussi bien +en France qu'en Algérie. Le colonel de Martimprey, fort dévoué à La +Moricière, s'alarmait d'une telle situation: «Je redoute, écrivait-il +d'Afrique, le spectacle d'une lutte entre mon général et le maréchal +Bugeaud; il n'en sortirait rien de bon, ni pour l'un ni pour l'autre, +et quelque vautour ne tarderait pas à se percher sur leurs cadavres.»</p> + +<p>Plus le général de La Moricière prenait ainsi position, plus le +maréchal Bugeaud s'en irritait, et il n'était pas homme à garder +son mécontentement pour lui. Il ne se borna pas à malmener, dans +ses conversations, ce qu'il appelait la théorie des «colons en +gants jaunes». Au commencement de 1847, il publia et fit distribuer +aux membres des Chambres une réfutation sévère du système de La +Moricière. À l'entendre, ce système, loin de résoudre la question +coloniale et la question militaire, ne serait, sous ce double +rapport, qu'une cause de ruines. Il s'attacha surtout à montrer que +l'économie dont on faisait si grand bruit n'était qu'apparente. +D'ailleurs, ajoutait-il, la colonisation la plus rapide et la plus +fortement constituée serait, en définitive, quoi qu'elle coûtât, la +plus économique, parce qu'elle seule permettrait de diminuer l'armée. +Il déclarait donc repousser de tout son pouvoir les idées du général; +tout au plus consentirait-il à les essayer localement, afin d'en +démontrer pratiquement l'inefficacité.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> XIV</h4> + +<p>Cependant la session de 1847 s'était ouverte, et, le 27 février, le +ministre de la guerre, fidèle à l'engagement pris envers le maréchal +Bugeaud, déposait à la Chambre une demande de crédit de trois +millions, pour établir en Algérie des «camps agricoles où des terres +seraient concédées à des militaires». L'exposé des motifs commençait +par rappeler les divers modes de colonisation tentés jusqu'alors +en Afrique; tout en se félicitant de ce qui avait été et de ce qui +pourrait encore être obtenu, il indiquait l'utilité de «fonder, sur +les limites des territoires occupés, une colonisation plus forte, +plus défensive que la colonisation libre et civile, une colonisation +armée, véritable avant-garde destinée à se servir du fusil comme de +la bêche, sorte de bouclier pour les établissements placés derrière +elle». Il indiquait que l'armée seule pouvait fournir les éléments +de cette colonisation. Venaient ensuite des détails sur la manière +d'organiser ce corps de soldats appelé à devenir un peuple de colons.</p> + +<p>Il fut aussitôt visible que l'opinion faisait mauvais accueil à +l'idée des camps agricoles. À Alger, les colons se réunirent pour +protester et envoyèrent en France des délégués chargés de demander le +rejet de la loi. Le gouvernement, assez embarrassé et peu disposé à +porter seul la responsabilité d'un projet qu'il n'avait présenté que +par égard pour Bugeaud, insista fortement auprès de ce dernier pour +qu'il vînt à Paris et assumât le premier rôle dans la discussion. Le +maréchal ne parut pas pressé de se rendre à cet appel. Malade d'un +gros rhume, mécontent de ce que le ministère ne s'engageait pas plus +à fond, et probablement pressentant l'échec final, il répondit, sur +un ton assez grognon, le 9 mars 1847, à M. Guizot: «Je n'ai rien vu +de plus pâle, de plus timide, de <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> plus incolore que l'exposé +des motifs du ministre de la guerre. On y a mêlé l'historique +incomplet de la colonisation, le système du général de La Moricière, +celui du général Bedeau; enfin le mien arrive comme accessoire... +On lui donne la plus petite portée possible; on l'excuse bien plus +qu'on ne le recommande... Je compte infiniment peu sur la parole +du ministre de la guerre, mais je compte infiniment sur la vôtre... +C'est maintenant l'œuvre du ministère; vous ne voudrez pas +lui faire éprouver un échec. Pour mon compte, je n'y attache qu'un +intérêt patriotique; mon intérêt personnel s'accommoderait fort +bien de l'insuccès. Je suis déjà un peu vieux pour la rude besogne +d'Afrique.» Il écrivait de nouveau, le 15 mars: «C'est encore de mon +lit de douleur que je vous écris. Je commence à craindre sérieusement +de n'être pas en état de me rendre à Paris avant la fin du mois, et, +dès lors, qu'irais-je y faire? Les partis seront pris; la commission +aura fait son rapport.» Puis, dans un <i>post-scriptum</i>, au reçu de la +nouvelle que les députés nommés par les bureaux pour faire partie de +la commission, étaient «très peu favorables» au projet, il ajoutait: +«Le gouvernement, qui est si fort dans tous les bureaux, n'a donc pas +cherché à faire prévaloir les candidats de son choix? Tout ceci est +d'un bien mauvais augure.»</p> + +<p>La commission était, en effet, presque unanimement hostile. +Elle choisit pour président M. Dufaure et pour rapporteur M. de +Tocqueville, tous deux connus comme adversaires de la colonisation +militaire. Le gouvernement, qui se jugeait quitte pour avoir présenté +le projet, ne manifestait nullement l'intention d'en faire une +question de cabinet. Tout cela augmenta encore la répugnance du +maréchal à s'engager de sa personne dans un débat qui ne pouvait bien +tourner. Il fit savoir au ministère que, décidément, sa santé ne lui +permettait pas de se rendre à Paris. Bien plus, il ne cacha pas que +sa détermination était prise de se retirer. Toutefois, désireux de +ne partir que sur un succès militaire, il voulut, avant de résigner +effectivement ses fonctions, accomplir une expédition qu'il avait +fort à cœur.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> On sait comment, depuis longtemps, Bugeaud songeait à +soumettre la Grande Kabylie, comment aussi il avait toujours été +retenu par les Chambres et par le gouvernement<a id="footnotetag524" name="footnotetag524"></a><a href="#footnote524" title="Go to footnote 524"><span class="smaller">[524]</span></a>. En 1847, le +calme qui régnait dans nos possessions africaines et l'ascendant que +donnait aux armes françaises la défaite définitive d'Abd el-Kader +lui parurent favorables à une opération décisive. D'ailleurs, à ses +yeux, l'appui fourni à l'émir, l'année précédente, par les tribus du +Djurdjura, condamnait la politique qui laisserait plus longtemps, +au cœur de notre colonie, ce foyer d'indépendance. À la première +révélation de ses projets, les ministres, préoccupés du sentiment +connu de la Chambre, avaient fait des objections. Mais le maréchal +insista, donna des explications rassurantes, et le gouvernement +finit par se résigner à le laisser faire. «En vous voyant si certain +du succès, lui écrivait le ministre de la guerre, je suis porté à +y croire comme vous; j'en accepte donc l'espérance, et je reçois +avec satisfaction l'engagement par lequel vous terminez cette +dépêche de ne rien entreprendre dans ce pays sans être moralement +assuré du succès, de n'y faire stationner les troupes que le temps +indispensablement nécessaire, de n'y créer aucun poste permanent, +enfin de ne pas demander, pour cette expédition, un soldat de plus.» +Aussitôt qu'on eut vent, à la Chambre, de l'entreprise préparée +contre la Kabylie, l'émotion y fut grande. La commission des crédits, +présidée par M. Dufaure, la même qui, à ce moment, examinait et +repoussait le projet de colonisation militaire, prit, le 9 avril +1847, la délibération suivante, dont ampliation fut signifiée au +ministre de la guerre: «La commission, après en avoir délibéré, +convaincue, à la majorité, que l'expédition militaire dans la +Kabylie, annoncée par M. le gouverneur général, est impolitique, +dangereuse et de nature à rendre nécessaire une augmentation dans +l'effectif de l'armée, est d'avis de faire connaître à M. le ministre +de la guerre son sentiment à cet égard.» De l'avis du conseil, +le ministre de la guerre répondit que «le <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> gouvernement +était toujours disposé à tenir grand compte des opinions émises par +les Chambres», mais qu'il devait «maintenir avec soin les limites +établies entre les grands pouvoirs de l'État». Rappelant qu'en vertu +de l'article 12 de la Charte, «les opérations militaires étaient +conduites par le gouvernement du Roi en toute liberté, sous la +garantie de la responsabilité des ministres», il s'étonnait de voir +la commission «prendre une délibération sur une question qui rentrait +exclusivement dans les attributions de la prérogative royale et +notifier cette délibération au gouvernement du Roi». Il déclarait +«ne pouvoir recevoir une communication contraire à notre droit +constitutionnel», et renvoyait à la commission la pièce qu'elle lui +avait adressée. En même temps qu'il défendait avec cette fermeté +ses droits contre les empiétements parlementaires, le gouvernement +fit connaître au maréchal ce qui venait de se passer, et, sans oser +absolument interdire l'expédition, ne cacha pas qu'il la voyait avec +inquiétude et déplaisir. Cette dépêche, datée du 30 avril, parvint +à Bugeaud le 7 mai, au moment où il sortait du palais pour entrer +en campagne. Sans prendre la peine de remonter à son cabinet, il +écrivit au ministre: «Il est bien évident que je dois prendre sur moi +toute la responsabilité de l'œuvre dans la chaîne du Djurdjura. +Il le faut bien, d'ailleurs, puisqu'elle m'est laissée; mais cela ne +m'effraye pas. Je vous prierai seulement de remarquer qu'on serait +bien mal fondé de me répéter encore que je redoute la presse et +l'opinion. Je monte à cheval pour rejoindre mes troupes<a id="footnotetag525" name="footnotetag525"></a><a href="#footnote525" title="Go to footnote 525"><span class="smaller">[525]</span></a>.»</p> + +<p>Deux colonnes, l'une de sept mille hommes, commandée par le +maréchal, l'autre de six mille, sous les ordres du général Bedeau, +concouraient à l'expédition. Il ne s'agissait plus, comme on l'avait +fait plusieurs fois, de mordre les bords du massif, mais bien de +le traverser de part en part. Parties, la première de la province +d'Alger, la seconde de la province de <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> Constantine, les deux +colonnes devaient marcher l'une vers l'autre, pour se rencontrer +devant Bougie, ville de la côte que nous occupions depuis longtemps, +mais qui était constamment bloquée par les tribus hostiles des +alentours. La colonne du maréchal, partie de Bordj-Bouira, le 13 mai, +livra, le 16, un rude combat aux Beni-Abbès; rien ne put résister +à l'élan de nos soldats, qui escaladèrent les montagnes les plus +abruptes. Les Beni-Abbès, vaincus et fort maltraités, se soumirent, +et leur exemple fut suivi par les populations voisines. Le 21 mai, +le maréchal rejoignit, à une journée de Bougie, le général Bedeau, +qui, de son côté, n'avait rencontré qu'une faible résistance. Le +lendemain, les deux colonnes firent leur entrée dans Bougie. Le +gouverneur réunit les chefs des tribus soumises, pour leur donner +l'investiture, et leur expliqua quels seraient désormais leurs +devoirs envers nous: payement d'un impôt modéré; obligation de nous +assurer le libre parcours à travers leur territoire; responsabilité +de tous les méfaits commis. Il ajouta qu'il n'avait pas l'intention +d'occuper leur pays d'une façon permanente, mais qu'il reviendrait, +de temps à autre, les visiter en armes, et qu'alors, s'il avait à se +plaindre d'elles, il réglerait leurs comptes. Les chefs acclamèrent +le maréchal et firent toutes les promesses qu'on voulait. La colonne +du gouverneur rentra ensuite dans la province d'Alger. Une partie de +celle du général Bedeau demeura encore pendant quinze jours à Bougie: +aucun incident ne s'étant produit, elle retourna, elle aussi, dans +ses cantonnements.</p> + +<p>Le maréchal Bugeaud triomphait d'un succès si facile et qui +paraissait si complet. Il écrivait, le 29 mai 1847, à un de ses amis: +«Je suis rentré, depuis trois jours, de l'expédition de la Grande +Kabylie, qui a fait déclamer nos grands tacticiens de la Chambre +et de la presse... Je me borne à vous dire que les résultats, +qui ont dépassé mes espérances, donnent un éclatant démenti aux +opposants<a id="footnotetag526" name="footnotetag526"></a><a href="#footnote526" title="Go to footnote 526"><span class="smaller">[526]</span></a>.» Ceux-ci, en effet, ne savaient plus <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> trop +que dire. Est-ce donc que, du coup, notre domination était établie +en Kabylie? Non, ceux qui le disaient alors se faisaient illusion. +La soumission obtenue n'était que passagère et nominale. La vraie +conquête de cette région restait à faire, et elle ne devait être +menée à fin que dix ans plus tard, par le maréchal Randon.</p> + +<p>En tout cas, sur le moment, le succès apparent faisait au maréchal +Bugeaud la belle fin qu'il cherchait. Rien ne retardait plus son +départ: «J'ai pris la ferme résolution de demander un successeur, +écrivait-il, le 29 mai 1847, dans la lettre dont j'ai déjà cité un +fragment. Sans attendre la décision définitive, je pars, le 5 juin, +pour le Périgord. J'ai exprimé ma détermination avec tant de force, +que l'on renoncera sans doute à la faire changer<a id="footnotetag527" name="footnotetag527"></a><a href="#footnote527" title="Go to footnote 527"><span class="smaller">[527]</span></a>.» On lisait, le +lendemain, 30 mai, dans le <cite>Moniteur algérien</cite>: «En ce moment, depuis +la frontière du Maroc jusqu'à celle de Tunis, depuis la Méditerranée +jusqu'à la mer de sable, l'autorité française règne incontestée sur +toute l'Algérie. Le maréchal duc d'Isly rentre en France. Il a prié +le ministre de la guerre de vouloir bien pourvoir à son remplacement. +La durée de son gouvernement, rempli de faits qui appartiennent à +l'histoire, a duré six ans. Le départ du maréchal gouverneur aura +lieu le 5 juin.» Avant de quitter l'Algérie, le maréchal adressa +trois proclamations à la population civile, à l'armée et à la marine. +«Colons de l'Algérie, disait-il dans la première, jetez un coup +d'œil sur la proclamation que je vous adressais en février 1841. +Vous verrez que j'ai dépassé de beaucoup le programme que je m'étais +tracé.» Il exposait alors ce qu'il avait fait pour la conquête et +pour la colonisation. Puis, après avoir déclaré que «sa santé et +la situation qui lui était faite par l'opposition qu'éprouvaient +ses idées, ne lui permettaient plus de se charger des destinées de +l'Algérie», il donnait de graves conseils aux colons, blâmant leur +impatience et leurs injustes préventions contre le gouvernement +militaire. «Ces conseils, ajoutait-il, n'ont rien qui doive vous +blesser; ils sont, <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> au contraire, la preuve du vif intérêt +que je vous porte.» Dans la proclamation à l'armée, il rappelait, +avec une mâle fierté, tout ce qu'ils avaient fait ensemble. «Il est +des armées, disait-il, qui ont pu inscrire dans leurs annales des +batailles plus mémorables que les vôtres. Il n'en est aucune qui ait +livré autant de combats et qui ait exécuté autant de travaux!» À la +marine, enfin, il témoignait sa vive reconnaissance pour l'appui +qu'elle lui avait constamment donné. Ayant ainsi fait ses adieux à +tous, il s'embarqua, le 5 juin, sur le navire qui devait l'emmener en +France. Une foule émue et respectueuse assistait à son départ.</p> + +<p>La démission du maréchal, devenue publique, enlevait tout intérêt +à la délibération de la Chambre sur le projet relatif à l'essai de +colonisation militaire. Le 2 juin, M. de Tocqueville avait déposé, +au nom de la commission des crédits, un rapport dans lequel, après +avoir discuté les divers plans de colonisation, il concluait au +rejet du crédit demandé pour les camps agricoles. Huit jours après, +le 11 juin, le ministre de la guerre annonça le retrait du projet. +Le gouvernement témoignait ainsi qu'il prenait son parti de la +retraite du maréchal, et qu'il renonçait à le retenir comme il avait +fait jusqu'alors. Plusieurs raisons le déterminaient. D'abord, +l'obstination avec laquelle le gouverneur exigeait la colonisation +militaire, et la prévention invincible de l'opinion et de la Chambre +contre cette colonisation, avaient fait naître une difficulté +vraiment inextricable. En second lieu, le ministère en était venu +probablement à cette conclusion plus ou moins formelle que Bugeaud +avait fait son temps; par l'effet même du succès obtenu, l'action +guerrière où le maréchal excellait et pour laquelle on l'avait pris +et gardé, passait désormais au second plan; au problème militaire +succédait un problème d'organisation coloniale sur lequel il ne +paraissait point avoir des vues aussi sûres. N'était-il pas dans +le rôle du pouvoir de varier ses instruments, suivant les tâches +qu'il convenait d'accomplir? Ajoutons que le Roi et ses ministres +n'étaient pas pris au dépourvu pour le choix du nouveau gouverneur. +Depuis longtemps, conformément au <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> vœu exprimé plusieurs +fois par le maréchal lui-même<a id="footnotetag528" name="footnotetag528"></a><a href="#footnote528" title="Go to footnote 528"><span class="smaller">[528]</span></a>, ils réservaient sa succession au +duc d'Aumale. Jusqu'alors, à cause de la jeunesse du prince et des +services qu'ils attendaient encore de Bugeaud, ils n'avaient rien +fait pour hâter la réalisation de ce projet; au contraire. Mais, en +1847, ils ne voyaient plus de raison de la retarder.</p> + +<p>Si le cabinet consentait à se séparer, pour l'avenir, du maréchal +Bugeaud, ce n'était pas qu'il méconnût ses services dans le passé. Le +9 juin 1847, à la tribune de la Chambre des députés, M. Guizot saisit +l'occasion du débat sur les crédits extraordinaires pour célébrer de +nouveau ces services. À considérer aujourd'hui les choses de loin et +de haut, on ne peut que confirmer l'hommage rendu par M. Guizot à +l'illustre maréchal. Quels qu'aient pu être alors les tâtonnements de +la colonisation et les lacunes de l'administration civile, l'œuvre +accomplie par Bugeaud apparaît singulièrement grande et suffit à sa +gloire. C'est pendant les six années de son gouvernement que les +Arabes ont été vaincus et soumis. Il a fait ce qu'auparavant nul +n'avait pu faire, et si, après lui, plusieurs ont beaucoup fait, nul +n'a fait autant que lui. Son nom demeure le plus éclatant et le plus +considérable de notre histoire algérienne.</p> + +<p class="p2 smaller center">FIN DU TOME SIXIÈME.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> TABLE DES MATIÈRES</h3> + +<div class="toc"> +<p class="center">LIVRE VI<br> +<span class="smaller">L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR.</span><br> +<span class="small">(De la fin de 1845 au commencement de 1847.)</span></p> + +<p> <span class="ralign10">Pages.</span></p> + +<p><span class="smcap">Chapitre premier.—les élections de 1846</span> (fin de 1845-août 1846) +<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></p> + +<p>I. Bonne situation du ministère à la fin de 1845. M. Thiers unit + le centre gauche à la gauche. Le <cite>National</cite> et la <cite>Réforme</cite>. +<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></p> + +<p>II. L'opposition dans la session de 1846. Débats sur les + affaires du Texas et de la Plata. +<span class="ralign10"><a href="#page4">4</a></span></p> + +<p>III. L'opposition crie à la corruption. Défense du ministère. + Qu'y avait-il de fondé dans ce grief? +<span class="ralign10"><a href="#page7">7</a></span></p> + +<p>IV. La campagne contre le pouvoir personnel. Débat sur ce sujet + entre M. Thiers et M. Guizot. La majorité fidèle au cabinet. +<span class="ralign10"><a href="#page13">13</a></span></p> + +<p>V. Tranquillité générale. Attentat de Lecomte. Évasion de Louis + Bonaparte. +<span class="ralign10"><a href="#page20">20</a></span></p> + +<p>VI. Dissolution de la Chambre. Polémiques électorales. Attentat + de Henri. Les résultats du scrutin. Ce qu'on en pense dans le + gouvernement. +<span class="ralign10"><a href="#page23">23</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre II.—les intérêts matériels.</span> +<span class="ralign10"><a href="#page31">31</a></span></p> + +<p>I. Développement de la prospérité. Les chemins de fer. La + spéculation et l'agiotage. +<span class="ralign10"><a href="#page31">31</a></span></p> + +<p>II. Timidité économique du gouvernement. Il fait ajourner la + réforme postale. Ses idées sur le libre échange. +<span class="ralign10"><a href="#page37">37</a></span></p> + +<p>III. Les finances en 1846. L'équilibre du budget ordinaire. Le + budget extraordinaire. +<span class="ralign10"><a href="#page41">41</a></span></p> + +<p>IV. L'administration locale. Le comte de Rambuteau. +<span class="ralign10"><a href="#page46">46</a></span></p> + +<p>V. Le matérialisme de la bourgeoisie. Elle succombe à la + tentation du veau d'or. Elle devient indifférente à la + politique. Dangers de cet état d'esprit. +<span class="ralign10"><a href="#page48">48</a></span></p> + +<p>VI. L'opposition accuse le gouvernement d'avoir favorisé ce + matérialisme. M. de Tocqueville. Son origine, ses visées et + ses déceptions. Amertume de ses critiques sur l'état social et + politique. +<span class="ralign10"><a href="#page54">54</a></span></p> + +<p>VII. Le mal s'étend à la littérature. La «littérature + industrielle». Cependant l'état des lettres est encore + fort honorable à la fin de la monarchie de Juillet. Le + roman-feuilleton. Ce qui s'y mêle de mercantilisme et de + spéculation. Alexandre Dumas. Le procès Beauvallon. <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> + Romans socialistes publiés dans les journaux conservateurs. + Eugène Süe. Les <cite>Mystères de Paris</cite> dans le <cite>Journal des + Débats</cite>. Autres romans publiés par le <cite>Constitutionnel</cite>. + Aveuglement de la bourgeoisie, faisant fête à ces romans. +<span class="ralign10"><a href="#page62">62</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre III.—le socialisme</span> +<span class="ralign10"><a href="#page80">80</a></span></p> + +<p>I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés du + saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système et son + action. +<span class="ralign10"><a href="#page80">80</a></span></p> + +<p>II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention d'unir le + catholicisme et la révolution. L'<cite>Atelier</cite>. Dissolution de + l'école buchézienne. +<span class="ralign10"><a href="#page86">86</a></span></p> + +<p>III. Fourier. Le phalanstère et l'attraction passionnelle. La + liberté amoureuse. Fantaisies cosmogoniques. Fourier à peu près + inconnu avant 1830. Développement du fouriérisme lors de la + dissolution de la secte saint-simonienne. Ce qu'il devient après + la mort de Fourier. Son influence mauvaise. +<span class="ralign10"><a href="#page94">94</a></span></p> + +<p>IV. Buonarotti. Par lui le «babouvisme» pénètre, après 1830, + dans les sociétés secrètes. Fermentation communiste à partir de + 1840. +<span class="ralign10"><a href="#page106">106</a></span></p> + +<p>V. Cabet. Le <cite>Voyage en Icarie</cite>. Propagande icarienne. +<span class="ralign10"><a href="#page111">111</a></span></p> + +<p>VI. Louis Blanc. Son enfance et sa jeunesse. Ses débuts dans + la presse républicaine. Sa brochure sur l'<cite>Organisation du + travail</cite>. Critique du système. Succès de Louis Blanc auprès des + ouvriers. +<span class="ralign10"><a href="#page116">116</a></span></p> + +<p>VII. Proudhon. Son origine. Son isolement farouche. Son état + d'esprit en écrivant son premier Mémoire contre la propriété. + «La propriété, c'est le vol!» Argumentation du Mémoire. + L'effet produit. Second et troisième Mémoire, Proudhon et le + gouvernement. Le <cite>Système des contradictions économiques</cite>. + Impuissance de Proudhon à faire autre chose que démolir. Son + action avant 1848. +<span class="ralign10"><a href="#page125">125</a></span></p> + +<p>VIII. Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des + radicaux et de la gauche en face du socialisme. Le gouvernement + et les conservateurs savent-ils se défendre contre ce danger? + Les économistes. Il eût fallu la religion pour redresser et + pacifier les esprits du peuple. La bourgeoisie trop oublieuse + de ses devoirs envers l'ouvrier. La société, jusqu'en 1848, ne + croit pas au péril. +<span class="ralign10"><a href="#page141">141</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre IV.—m. guizot et lord aberdeen</span> +<span class="ralign10"><a href="#page152">152</a></span></p> + +<p>I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à + l'influence française. La candidature du comte de Trapani + à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. La + candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. M. + Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc de + Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations faites à + ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. On continue à + s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet français instruit M. + Bresson et avertit le cabinet de Londres qu'il reprendrait sa + liberté si le mariage Cobourg devenait imminent. Intrigue nouée + entre la reine Christine et Bulwer, au printemps de 1846, pour + conclure ce mariage à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait + échouer en la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais + fait au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par un + sentiment différent. Impression que ces incidents laissent au + gouvernement français. +<span class="ralign10"><a href="#page152">152</a></span></p> + +<p>II. L'Orient après 1840. L'Égypte. La question du Liban. Efforts + peu efficaces de la diplomatie française. +<span class="ralign10"><a href="#page175">175</a></span></p> + +<p>III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M. Guizot + propose <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> à l'Angleterre de substituer, en Grèce, + l'accord à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis + au pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise. + Succès de Colettis. La légation de France le soutient et + l'emporte sur la légation britannique. Inconvénients de ce + retour à l'ancien antagonisme. +<span class="ralign10"><a href="#page180">180</a></span></p> + +<p>IV. L'entente cordiale se maintient surtout par l'amitié + personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur + correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi causé + en France à la pensée que Palmerston va reprendre la direction + du <i lang="en">Foreign office</i>. M. Thiers, au contraire, qui a partie liée + avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig ne peut se former, + à cause des objections faites contre Palmerston. Voyage de ce + dernier en France. Chute définitive du ministère Peel et rentrée + de Palmerston. +<span class="ralign10"><a href="#page192">192</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre V.—les mariages espagnols</span> (juillet-octobre + 1846) +<span class="ralign10"><a href="#page203">203</a></span></p> + +<p>I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement en + Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M. Bresson, de + marier le duc de Cadix à la Reine et le duc de Montpensier + à l'Infante. M. Bresson croit pouvoir promettre à la reine + Christine la simultanéité des deux mariages. Mécontentement de + Louis-Philippe, qui veut désavouer son ambassadeur. +<span class="ralign10"><a href="#page203">203</a></span></p> + +<p>II. Palmerston nous communique ses instructions du 19 juillet, + où il nomme Cobourg en première ligne parmi les candidats à la + main d'Isabelle. À Paris, on voit dans ce langage l'abandon + de la politique d'entente. M. Guizot ne consent pas encore la + simultanéité, mais il détourne le Roi de désavouer M. Bresson. + Ses avertissements au gouvernement anglais. +<span class="ralign10"><a href="#page210">210</a></span></p> + +<p>III. Lettres confidentielles que Palmerston adresse à Bulwer + pour compléter ses instructions. Ce qu'il nous cache et ce qu'il + nous montre. Il est dès lors manifeste que Palmerston a rompu + l'entente et que la France est libérée de ses engagements. +<span class="ralign10"><a href="#page216">216</a></span></p> + +<p>IV. La reine Christine, inquiète de l'appui donné par le + ministre anglais aux progressistes, nous revient; seulement elle + exige la simultanéité. Le Roi se résigne à laisser faire M. + Bresson. Répugnances de la reine Isabelle pour le duc de Cadix. + L'accord sur les deux mariages est enfin conclu à Madrid. +<span class="ralign10"><a href="#page222">222</a></span></p> + +<p>V. Irritation du Palmerston. Il est appuyé par lord John + Russell. Lord Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine Victoria + est très blessée. Lettre justificative de Louis-Philippe et + réponse de la reine d'Angleterre. L'opinion anglaise prend parti + pour Palmerston. +<span class="ralign10"><a href="#page228">228</a></span></p> + +<p>VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers la décide à + attaquer les mariages. +<span class="ralign10"><a href="#page240">240</a></span></p> + +<p>VII. Palmerston veut empêcher l'accomplissement du mariage du + duc de Montpensier. Efforts de Bulwer et de son ministre pour + soulever une opposition en Espagne et intimider le cabinet de + Madrid. Tous ces efforts échouent. +<span class="ralign10"><a href="#page244">244</a></span></p> + +<p>VIII. Palmerston cherche à effrayer et à faire reculer le + gouvernement français. Celui-ci ne se laisse pas troubler et ne + modifie rien à ses résolutions. +<span class="ralign10"><a href="#page248">248</a></span></p> + +<p>IX. Palmerston demande aux autres puissances de protester + avec l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer cette + démarche. M. de <span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> Metternich refuse de s'associer aux + protestations anglaises. La Prusse et la Russie l'imitent. + Célébration des deux mariages. +<span class="ralign10"><a href="#page252">252</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre VI.—les suites des mariages espagnols</span> + (octobre 1846-avril 1847) +<span class="ralign10"><a href="#page259">259</a></span></p> + +<p>I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord + Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre le + gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses efforts pour + attirer à lui les trois puissances continentales. Il échoue + auprès de l'Autriche et de la Russie. Attitude plus incertaine + de la Prusse. +<span class="ralign10"><a href="#page259">259</a></span></p> + +<p>II. Les trois cours de l'Est profitent de la division de la + France et de l'Angleterre pour incorporer Cracovie à l'Autriche. + Émotion très vive en France. Lord Palmerston repousse notre + proposition d'une action commune. Protestations séparées des + cabinets de Londres et de Paris. Les trois cours peuvent ne + pas s'en inquiéter. En quoi l'Autriche n'avait pas compris son + véritable intérêt. +<span class="ralign10"><a href="#page269">269</a></span></p> + +<p>III. M. Thiers se concerte avec lord Palmerston. Sa + correspondance avec Panizzi et ses rapports avec lord Normanby. + M. Greville vient à Paris pour préparer un rapprochement entre + l'Angleterre et la France. M. Thiers, dans ses conversations + avec M. Greville et ses lettres à Panizzi, excite le cabinet + britannique à pousser la lutte à outrance. +<span class="ralign10"><a href="#page279">279</a></span></p> + +<p>IV. Ouverture de la session française. Discussion à la Chambre + des pairs. Le duc de Broglie et M. Guizot. +<span class="ralign10"><a href="#page289">289</a></span></p> + +<p>V. Langage conciliant du Parlement britannique. M. Thiers s'en + plaint. La publication des documents diplomatiques anglais + rallume la bataille. +<span class="ralign10"><a href="#page294">294</a></span></p> + +<p>VI. L'adresse à la Chambre des députés. Hésitation de M. Thiers + à engager le combat. Son discours. Réponse de M. Guizot. Forte + majorité pour le ministère. Impression produite par ce vote, en + France et en Angleterre. +<span class="ralign10"><a href="#page299">299</a></span></p> + +<p>VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot. Lord Normanby + est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal. Lord Normanby, + blâmé même en Angleterre, est obligé de faire des avances pour + une réconciliation. Cette réconciliation a lieu par l'entremise + du comte Apponyi. Dépit de l'ambassadeur anglais. +<span class="ralign10"><a href="#page308">308</a></span></p> + +<p>VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir quelque + démarche des trois puissances continentales. Malgré les efforts + de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se laisser + entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais, intimidée par + notre ferme langage et retenue par l'Autriche, elle ne se sépare + pas de cette dernière. La Russie est en coquetterie avec la + France. +<span class="ralign10"><a href="#page320">320</a></span></p> + +<p>IX. Conclusion: comment convient-il de juger aujourd'hui la + politique des mariages espagnols? +<span class="ralign10"><a href="#page331">331</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre VII.—les dernières années du gouvernement du + maréchal bugeaud en algérie</span> (1844-1847) +<span class="ralign10"><a href="#page337">337</a></span></p> + +<p>I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille + d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France. +<span class="ralign10"><a href="#page337">337</a></span></p> + +<p>II. L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait + enfumer des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le Sud. + Expédition en Kabylie. +<span class="ralign10"><a href="#page341">341</a></span></p> + +<p>III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil de la colonie. + Pour lui, <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> «l'armée est tout». Ordonnance du 15 avril + 1845 sur l'administration de l'Algérie. +<span class="ralign10"><a href="#page348">348</a></span></p> + +<p>IV. Le problème de la colonisation. La crise de 1839. La + colonisation administrative. Villages créés autour d'Alger. +<span class="ralign10"><a href="#page353">353</a></span></p> + +<p>V. La Trappe de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les premiers + évêques d'Alger. +<span class="ralign10"><a href="#page358">358</a></span></p> + +<p>VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système est très + critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à entraîner le + gouvernement. +<span class="ralign10"><a href="#page366">366</a></span></p> + +<p>VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa démission. Son + voyage en France et son entrevue avec le maréchal Soult. +<span class="ralign10"><a href="#page371">371</a></span></p> + +<p>VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre de + Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud revient + aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la Dordogne. +<span class="ralign10"><a href="#page378">378</a></span></p> + +<p>IX. Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et + poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait une + incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le bas Isser. La + Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. Abd el-Kader battu + par le général Gentil et rejeté dans le Sud. +<span class="ralign10"><a href="#page385">385</a></span></p> + +<p>X. Le maréchal fait poursuivre l'émir dans le désert. Il eût + désiré porter la guerre sur le territoire marocain, mais le + gouvernement l'en empêche. Massacre des prisonniers français + dans la Deïra. Abd el-Kader, à bout de forces, est réduit, après + sept mois de campagne, à rentrer au Maroc. +<span class="ralign10"><a href="#page394">394</a></span></p> + +<p>XI. Bugeaud supporte impatiemment les critiques qui lui viennent + de France. Discussion à la Chambre, en juin 1845. Le maréchal + parle de nouveau de donner sa démission. +<span class="ralign10"><a href="#page401">401</a></span></p> + +<p>XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de proposer un essai de + colonisation militaire. Délivrance des prisonniers français + survivants. Soumission de Bou-Maza. +<span class="ralign10"><a href="#page407">407</a></span></p> + +<p>XIII. Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion + à la colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville et + de quelques députés en Algérie. La Moricière propose, sur la + colonisation, un système opposé à celui du maréchal. +<span class="ralign10"><a href="#page411">411</a></span></p> + +<p>XIV. Projet déposé par le gouvernement pour un essai de + colonisation militaire. Il y est fait mauvais accueil. Bugeaud, + qui s'en aperçoit, conduit une dernière expédition en Kabylie et + donne sa démission. Son départ d'Alger. Le gouvernement accepte + la démission du maréchal et retire le projet de colonisation + militaire. +<span class="ralign10"><a href="#page419">419</a></span></p> +</div> + +<p class="p2 smaller center">FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.</p> + +<p class="p2 smaller center">PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, RUE GARANCIÈRE, 8.</p> + +<h2>Notes</h2> +<div class="footnote"> + +<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a> +<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite></p> + +<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a> +<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Lettres particulières au comte de Flahault, ambassadeur +à Vienne. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a> +<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: M. Thiers ne prononça pas moins de neuf discours pendant +la session de 1846. En 1845, il n'en avait prononcé que trois; en +1844, six; en 1842, sept. En 1843, il n'avait pas paru à la tribune. +En 1847, il ne devait parler qu'une fois.</p> + +<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a> +<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: <cite>Revue nationale</cite>, t. XV, p. 31.</p> + +<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a> +<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Voir, par exemple, le <cite>Journal inédit de M. de +Viel-Castel</cite>.</p> + +<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a> +<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: Lettre du 19 juillet 1835. (<cite>Lettres de M. Guizot à sa +famille et à ses amis</cite>, p. 145.)</p> + +<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a> +<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VI, p. 78.</p> + +<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a> +<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a> +<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: Lettre du 27 juillet 1853.</p> + +<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a> +<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Cf. plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">IV</span>, § <span class="smcap">V</span>.</p> + +<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a> +<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: Lettre du 26 mars 1846. (<cite>The Life of sir Anthony +Panizzi</cite>, par Louis <span class="smcap">Fagan</span>.)</p> + +<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a> +<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Louis-Philippe écrivait au maréchal Soult, le 7 octobre +1846: «Le temps ne suffit plus aux exigences de ma position, et +surtout au travail des papiers, qui prend sur mes nuits d'une manière +qui m'extermine.» Plusieurs de ses lettres sont datées de minuit ou +une heure du matin. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a> +<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a> +<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a> +<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 30.</p> + +<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a> +<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a> +<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a> +<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: <span class="smcap">X. Doudan</span>, <cite>Mélanges et Lettres</cite>, t. II, p. 87.</p> + +<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a> +<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 32.</p> + +<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a> +<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a> +<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">X</span>.</p> + +<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a> +<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Lettre du 5 mai 1843. (<cite>Lutèce</cite>, p. 326.)</p> + +<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a> +<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Dans la lettre dont nous avons déjà cité un passage, +Henri Heine disait: «La maison Rothschild, qui a soumissionné la +concession du chemin de fer du Nord et qui l'obtiendra selon toute +probabilité, ne constitue pas une véritable société, et chaque +participation à son entreprise, que cette maison accorde à un +individu quelconque, est une faveur, ou plutôt, pour m'exprimer +en termes tout à fait précis, c'est un cadeau d'argent dont M. de +Rothschild gratifie ses amis. Les actions éventuelles ou, comme +elles sont nommées, les promesses de la maison Rothschild se cotent +déjà à plusieurs cents francs au-dessus du pair, en sorte que celui +qui demande au baron James de Rothschild de pareilles actions au +pair mendie, dans la véritable acception du mot. Mais tout le monde +mendie à présent chez lui; il y pleut des lettres où l'on demande la +charité, et, comme les mieux huppés se mettent en avant avec leur +digne exemple, ce n'est plus une honte de mendier. M. de Rothschild +est donc le héros du jour...» (<cite>Lutèce</cite>, p. 330.) M. Duvergier de +Hauranne écrivait peu après: «Si M. de Rothschild a gardé toutes les +lettres qui lui furent adressées lors de l'adjudication du chemin +de fer du Nord, non seulement par des députés et des fonctionnaires +publics, mais par des femmes haut placées dans le monde, il doit +avoir un recueil d'autographes tout à fait précieux. Jamais ministre +du Roi ne fut sollicité, courtisé à ce point. On eût dit les beaux +jours de la rue Quincampoix revenus.» (<i>Notes inédites.</i>)</p> + +<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a> +<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: M. Molé, alors président du conseil d'administration de +la société formée pour le chemin de fer de l'Est, se crut visé par +le vote de la Chambre des députés et en fut fort blessé. «Je leur +jetterai au nez tous les chemins de fer passés, présents et futurs», +mandait-il à M. de Barante. Et celui-ci écrivait, de son côté, à +l'un de ses parents: «Mathieu (M. Molé) m'écrit qu'il traitera +l'amendement Crémieux selon son mérite et dira quels sentiments +l'ont inspiré, mais qu'en conclusion il laissera là tous les chemins +de fer. C'est précisément ce que veulent ces démocrates, qui vont +poursuivant les capitaux, la propriété, le bénéfice commercial +et industriel, comme ils ont poursuivi toutes les supériorités +sociales.» Et il ajoutait, dans une autre lettre: «Voir gagner de +l'argent à autrui est un sensible chagrin pour tout bon député.» +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a> +<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Voir t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">II</span>.</p> + +<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a> +<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: <span class="smcap">John Morley</span>, <cite>The Life of Richard Cobden</cite>, t. +I, p. 420 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a> +<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 30.</p> + +<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a> +<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: <cite>Rien! Dix-huit années de gouvernement parlementaire</cite>, +par le comte de <span class="smcap">Montalivet</span>.</p> + +<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a> +<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Voir t. III, ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">V</span>; t. IV, ch. +<span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XII</span>; t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">X</span>.</p> + +<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a> +<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Voir t. IV, ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XII</span>.</p> + +<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a> +<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Voir t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">X</span>.</p> + +<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a> +<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Discours du 28 mai 1846.</p> + +<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a> +<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: Citons, parmi les préfets de cette époque: MM. de la +Coste, Bocher, de Champlouis, Tourangin, Darcy, de Saint-Marsault, +Sers, Roulleaux-Dugage, Pellenc, Chaper, de Villeneuve, Brun, Bonnet, +Mallac, Desmousseaux de Givré, Meinadier, Azevedo, Vaïsse, Jayr, +Monicault, Morisot, Saladin, Lorois, etc., etc.</p> + +<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a> +<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: <cite>Lettres du duc d'Orléans</cite>, publiées par ses fils, p. +148, 149, 171, 222, 265, 297.</p> + +<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a> +<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: Lettres du 18 août et du 9 décembre 1845. (Léon +<span class="smcap">Faucher</span>, <cite>Biographie et Correspondance</cite>, t. I, p. 163 et +168.)</p> + +<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a> +<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: Lettres du 9 décembre 1845 et du 4 février 1846. +(<i>Ibid.</i>, p. 168 et 171.)</p> + +<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a> +<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: Lettre du 17 octobre 1842. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a> +<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: Lettre du 28 août 1843. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a> +<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Lettre du 5 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a> +<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: <cite>Chroniques parisiennes</cite>, p. 277.</p> + +<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a> +<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: Discours du 28 mai 1846.</p> + +<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a> +<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Lettre du 27 septembre 1844. (<span class="smcap">X. Doudan</span>, +<cite>Mélanges et Lettres</cite>, t. II, p. 39.)</p> + +<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a> +<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a> +<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a> +<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: Lettre du 18 août 1844. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a> +<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: Article sur M. Jouffroy, <cite>Revue des Deux Mondes</cite> du 3 +août 1844.</p> + +<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a> +<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: M. <span class="smcap">Renan</span>, dans la <cite>Revue des Deux Mondes</cite> du +1<sup>er</sup> juillet 1859, p. 201.</p> + +<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a> +<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 150.</p> + +<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a> +<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: Le <cite>Siècle</cite> du 11 novembre 1845 montrait, dans cet +agiotage, «le symptôme de la contagion morale que le pouvoir +s'efforçait d'inoculer à la France, avec une persévérance +systématique». M. Thiers, dans la circulaire qu'il avait rédigée pour +les élections de 1846 et que ses amis le détournèrent de publier, +s'exprimait ainsi: «Est-il vrai qu'on a livré aux compagnies plutôt +qu'à l'État l'exploitation des grands travaux publics pour engager le +pays entier dans une masse de spéculations telles que tout le monde +fût intéressé à la politique existante, et que chacun vît dans chaque +affaire politique, non pas l'intérêt de la France, mais l'intérêt +de sa fortune privée qu'une variation dans les cours pouvait +compromettre? Quelqu'un oserait-il le nier?... C'est le cœur du +pays qu'on tend à abaisser.» Et, après avoir donné des preuves de cet +abaissement, M. Thiers flétrissait de nouveau le gouvernement, «qui, +sous prétexte que tout est fini au dedans et au dehors, veut faire +tout oublier au pays, le dehors comme le dedans, en le jetant dans +des spéculations qui l'absorbent, l'enchaînent et le paralysent».</p> + +<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a> +<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: <cite>Œuvres et correspondance inédites de M. de +Tocqueville</cite>, t. II. p. 27 et 28.</p> + +<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a> +<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: «Je suis fort étonné de ce qui m'arrive, mandait-il à +un de ses amis le 15 février 1835, et tout étourdi des louanges qui +bourdonnent à mes oreilles. Il y a une femme de la cour de Napoléon +que l'Empereur s'imagina un jour de faire duchesse. Le soir, entrant +dans un grand salon et s'entendant annoncer par son nouveau titre, +elle oublia qu'il s'agissait d'elle, et se mit de côté pour laisser +passer la dame dont on venait de prononcer le nom. Je t'assure qu'il +m'arrive quelque chose d'analogue. Je me demande si c'est bien de moi +qu'on parle.»</p> + +<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a> +<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: M. de Tocqueville écrivait à M. de Kergorlay: «Quoique +j'aie très rarement parlé de la France dans ce livre, je n'en ai pas +écrit une page sans penser à elle et sans l'avoir, pour ainsi dire, +sous les yeux... À mon avis, ce continuel retour que je faisais, +sans le dire, vers la France, a été une des premières causes du +succès du livre.»</p> + +<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a> +<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: Lettre du 1<sup>er</sup> novembre 1841.</p> + +<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a> +<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Lettres du 24 juillet et du 5 octobre 1836.</p> + +<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a> +<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: Lettre de M. de Tocqueville à M. Molé, du 12 septembre +1837, et réponse de M. Molé, du 14 septembre.</p> + +<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a> +<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: «Je suis habituellement sombre et troublé, écrivait M. +de Tocqueville à l'un de ses intimes, le 25 octobre 1842. J'attribue +ce fatigant et stérile état de l'âme tantôt à une cause, tantôt à une +autre. Mais je crois qu'au fond il ne tient qu'à une seule, qui est +profonde et permanente, le mécontentement de moi-même. Tu sais qu'il +y a deux espèces d'orgueils très distincts, ou plutôt le même orgueil +a deux physionomies, une triste et une gaie. Il y a un orgueil qui +se repaît avec délices des avantages dont il jouit ou croit jouir. +Cela s'appelle, je pense, de la présomption. Puisque Dieu voulait +m'envoyer le vice de l'orgueil à forte dose, il aurait bien dû +au moins m'envoyer celui qui appartient à cette première espèce. +Mais l'orgueil que je possède est d'une nature toute contraire. Il +est toujours inquiet et mécontent, non pas envieux pourtant, mais +mélancolique et noir. Il me montre à chaque instant les facultés +qui me manquent et me désespère à l'idée de leur absence. Le fait +est que si j'ai quelques qualités, elles ne sont pas du nombre de +celles qui peuvent satisfaire pleinement dans la carrière que je suis...» +Deux ans plus tard, le 3 avril 1844, il écrivait encore: «J'ai +toujours trop de cette irritabilité maladive qui me porte à souffrir +impatiemment les obstacles qui embarrassent toujours le chemin de +chaque homme dans ce monde.» Tout jeune, dans une lettre du 22 avril +1832, il avouait déjà un fond de spleen.</p> + +<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a> +<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: Lettres d'octobre 1839, des 14 juillet et 9 août 1840, +du 24 août et d'octobre 1842, du 5 septembre 1843.</p> + +<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a> +<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: J'ai déjà cité ces plaintes. (Voir plus haut, livre I, +ch. <span class="smcap">X</span>, § <span class="smcap">IX</span>.)</p> + +<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a> +<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: Voir le chapitre <span class="smcap">X</span> du livre I<sup>er</sup>, sur <cite>la +Révolution de 1830 et la littérature</cite>.</p> + +<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a> +<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: <cite>De la littérature industrielle</cite> (<cite>Revue des Deux +Mondes</cite> du 1<sup>er</sup> septembre 1839).</p> + +<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a> +<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: À en croire certaines gens, le secret de cette émotion +de M. Sainte-Beuve n'était qu'une rivalité de boutique. Il aurait +été, en cette circonstance, l'organe de la <cite>Revue des Deux Mondes</cite>, +dépitée de la concurrence que lui faisaient les journaux depuis +qu'ils publiaient des romans et prétendaient accaparer les auteurs +en vogue. (<span class="smcap">A. Karr</span>, <cite>les Guêpes</cite>, novembre 1844.) C'est +possible. Mais pour n'être pas entièrement désintéressée, la plainte +du critique doit-elle être jugée mal fondée?</p> + +<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a> +<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: Voir plus haut, livre II, ch. <span class="smcap">XII</span>, § +<span class="smcap">V</span>.</p> + +<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a> +<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: M. Sainte-Beuve voyait là le fait caractéristique du +roman-feuilleton, et il montrait avec dégoût cette «plaie ignoble +et livide qui chaque matin s'étendait». (<cite>Revue des Deux Mondes</cite> du +1<sup>er</sup> juillet 1843.)</p> + +<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a> +<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: <cite>Chroniques parisiennes</cite>, p. 290.</p> + +<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a> +<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a> +<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: Lettre de M. de Balzac, publiée dans la <cite>Presse</cite> du 18 +août 1839.</p> + +<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a> +<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: Janvier-février 1847.</p> + +<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a> +<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: Mars 1846. L'affaire se trouva portée devant la cour +d'assises de Rouen, parce que la chambre des mises en accusation de +la cour de Paris avait d'abord rendu un arrêt de non-lieu qui fut +réformé par la cour de cassation.</p> + +<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a> +<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: En effet, de nouvelles preuves ayant été découvertes, +l'un des témoins de Beauvallon, le pseudo-vicomte d'Ecquevilley, +qui, devant la cour d'assises, avait affirmé sous serment que +les pistolets n'avaient pas été essayés, fut poursuivi pour faux +témoignage et condamné à dix ans de réclusion (août 1847). Au cours +de ce dernier procès, Beauvallon demanda à être entendu comme témoin +et confirma la dénégation d'Ecquevilley; arrêté à l'audience, +poursuivi également pour faux témoignage, il fut condamné à huit ans +de réclusion (octobre 1847).</p> + +<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a> +<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: Parmi ces dernières était la maîtresse de Dujarrier, +Lola Montès, danseuse sifflée, mais déjà fameuse pour avoir cravaché +un gendarme à Berlin. On la retrouvera peu après à Munich, jouant +les Pompadour auprès du roi Louis, exaltée par la presse libérale +pour avoir fait la guerre aux Jésuites, mais à la fin obligée de fuir +devant les émeutes provoquées par son outrecuidance.</p> + +<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a> +<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: Ce fut en cette circonstance qu'interrogé par le +président sur ses noms, âge et profession, il répondit: «Alexandre +Dumas, marquis Davy de la Pailleterie, quarante-deux ans, je dirais +auteur dramatique, si je n'étais dans la patrie de Corneille.» À quoi +le président répliqua: «Il y a des degrés.»</p> + +<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a> +<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: M. Soulié a lui-même indiqué le caractère de son +œuvre et les raisons qui la lui avaient fait écrire, dans une +préface où nous lisons: «Ô jeunes gens, ne venez pas à Paris, +si l'ambition d'une sainte gloire vous dévore. Quand vous aurez +demandé au peuple une oreille attentive pour celui qui parle bien +et honnêtement, vous le verrez suspendu aux récits grossiers d'un +trivial écrivain, aux récits effrayants d'une gazette criminelle; +vous verrez le public crier à votre muse: «Va-t'en ou amuse-moi. Il +me faut des astringents et des moxas pour ranimer mes sensations +éteintes. As-tu des incestes furibonds ou des adultères monstrueux, +d'effrayantes bacchanales de crimes ou des passions impossibles +à me raconter? Alors parle, je t'écouterai une heure, le temps +durant lequel je sentirai ta plume âcre et envenimée courir sur ma +sensibilité calleuse et gangrenée; sinon tais-toi; va mourir dans la +misère et l'obscurité.» La misère et l'obscurité, vous n'en voudriez +pas! Et alors, que ferez-vous, jeunes gens? Vous prendrez une plume, +une feuille de papier, vous écrirez en tête: <em>Mémoires du diable</em>, et +vous direz au siècle: «Ah! vous voulez de cruelles choses pour vous +en réjouir; soit, monseigneur, voici un coin de votre histoire.»</p> + +<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a> +<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: Sur ces débuts, voir la première partie des <cite>Souvenirs</cite> +de M. <span class="smcap">Legouvé</span>, p. 338 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a> +<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: <span class="smcap">E. Legouvé</span>, <cite>Soixante ans de souvenirs</cite>, +1<sup>re</sup> partie, p. 337.</p> + +<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a> +<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: <cite>Chroniques parisiennes</cite>, p. 169.</p> + +<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a> +<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: Séance du 14 juin 1843.</p> + +<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a> +<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: Ce fait fut rapporté à la tribune par M. +Chapuys-Montlaville, quand, le 6 avril 1847, il développa une +proposition tendant à exempter du timbre les journaux qui ne +publiaient ni romans-feuilletons ni annonces. Cette proposition fut +prise en considération, mais n'aboutit pas.</p> + +<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a> +<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: <span class="smcap">E. Legouvé</span>, <cite>Soixante ans de souvenirs</cite>, +1<sup>re</sup> partie, p. 378.</p> + +<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a> +<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: M. Saint-Marc-Girardin a écrit à ce propos: «Si la +France a laissé faire le mal en 1848, cela a pu venir en partie de la +démoralisation du goût public. Comme on avait approuvé l'orgie dans +les romans, on s'est trouvé faible, pendant quelque temps, contre +ceux qui voulaient faire une orgie dans la société.» (<cite>Cours de +littérature dramatique</cite>, t. I, p. 374.)</p> + +<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a> +<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Voir, au tome I, le chapitre sur le +<span class="smcap">Saint-Simonisme</span>.</p> + +<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a> +<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: <cite>De l'égalité</cite> (1838). <cite>Réfutation de l'éclectisme</cite> +(1839). <cite>Malthus et les économistes.</cite> <cite>De l'humanité</cite> (1840).</p> + +<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a> +<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: Béranger, qui aimait Pierre Leroux, écrivait de lui, le +20 janvier 1840: «Il faut que vous sachiez que notre métaphysicien +s'est fait un entourage de femmes à la tête desquelles sont mesdames +Sand et Marliani, et que c'est dans des salons dorés, à la clarté +des lustres, qu'il expose ses principes religieux et ses bottes +crottées. Tout cet entourage lui porte à la tête, et je trouve que sa +philosophie s'en ressent beaucoup.»</p> + +<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a> +<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: À cette époque, Proudhon écrivait: «George Sand est +tout à fait entré dans nos idées.» (<cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t. +II, p. 160.)</p> + +<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a> +<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: <cite>L'Européen</cite>, interrompu à la fin de 1832, fut repris +en 1835 et continué, sans grande régularité, jusqu'en 1838. Il +se distribuait à 500 exemplaires, mais ne comptait guère que 100 +abonnés.</p> + +<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a> +<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Buchez avait inspiré à un jeune artiste de ses +élèves un dessin du <em>Christ prêchant la fraternité au monde</em>, dans +lequel il prétendait résumer sa doctrine. Le Christ est porté +sur un globe où est écrit le mot <span class="smcap">France</span>; il foule aux +pieds le serpent de l'égoïsme et tient à la main une banderole +où on lit <span class="smcap">Fraternité</span>. Deux anges, coiffés du bonnet +phrygien, l'accompagnent, et sur leurs auréoles brillent les noms +de <span class="smcap">Liberté</span>, <span class="smcap">Égalité</span>. La Liberté tire un glaive; +l'Égalité porte un livre ouvert, avec ce texte: <em>Aimez votre prochain +comme vous-même et Dieu par-dessus tout. Que le premier parmi vous +soit votre serviteur.</em> Détail significatif: sur la gravure, œuvre +d'un autre buchézien, on a effacé ces mots: <em>et Dieu par-dessus +tout</em>. (<cite>Vie du Révérend Père Besson</cite>, par <span class="smcap">E. Cartier</span>, t. I, +ch. <span class="smcap">II</span>.)</p> + +<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a> +<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: M. Ozanam raconte, dans une lettre écrite de Lyon, le +26 août 1839, au Père Lacordaire, qu'un catholique influent de cette +ville, jusqu'alors légitimiste, avait été mis en rapport, durant un +voyage à Paris, avec les amis de Buchez. «Il admira la pureté de leur +religion, ajoute Ozanam, conçut un véritable enthousiasme pour leurs +personnes, et, de retour ici, il propagea ses nouveaux sentiments, et +voici qu'une douzaine de nos plus dévoués absolutistes sont abonnés +au <cite>National</cite>.» (<cite>Lettres d'Ozanam</cite>, t. I, p. 303.)</p> + +<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a> +<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: Le premier numéro de l'<cite>Atelier</cite> contenait la note +suivante: «L'<cite>Atelier</cite> est fondé par des ouvriers, en nombre +illimité, qui en font les frais. Pour être reçu fondateur, il faut +vivre de son travail personnel, être présenté par deux des premiers +fondateurs, qui se portent garants de la moralité de l'ouvrier convié +à notre œuvre. Les hommes de lettres ne sont admis que comme +correspondants. Les fondateurs choisissent, chaque trimestre, ceux +qui doivent faire partie du comité de rédaction.»</p> + +<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a> +<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: <cite>Vie du Révérend Père Besson</cite>, par M. <span class="smcap">Cartier</span>, +et <cite>Vie du Père Lacordaire</cite>, par M. <span class="smcap">Foisset</span>.</p> + +<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a> +<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: <cite>Pierre Olivaint</cite>, par le Père Charles <span class="smcap">Clair</span>.</p> + +<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a> +<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: Buchez mourut à Rodez, en 1865, dans une chambre +d'hôtel. Ce fut un de ses anciens collègues de l'Assemblée +constituante qui, l'ayant su malade, vint le voir et l'amena à +recevoir un prêtre.</p> + +<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a> +<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: Fourier attache une importance capitale aux passions +qu'il appelle <em>mécanisantes</em>: la <em>cabaliste</em>, ou esprit de rivalité +et d'intrigue; la <em>papillonne</em>, ou besoin de changement, et la +<em>composite</em>, ou désir d'unir les passions des sens à celles de l'âme. +Ces trois passions ont mission de régler le mécanisme des neuf autres +passions <em>sensuelles</em> ou <em>affectueuses</em> et d'établir entre elles ce +rythme et cet équilibre qu'on nomme la sagesse. Pour les esprits qui +s'intéressent aux choses philosophiques, cette partie du système de +Fourier est assez curieuse; mais nous ne pourrions y pénétrer plus +avant sans sortir du cadre de cette histoire politique.</p> + +<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a> +<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: Certains de ses contemporains, même en dehors de ses +disciples, exagéraient même singulièrement cette puissance; Béranger +écrivait, le 25 mars 1837: «Fourier est bien certainement un génie +prodigieux, quoique incomplet.»</p> + +<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a> +<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: Fourier n'avait rien cependant d'un ascète. D'après +certains renseignements, il aurait même eu un certain goût du vin +et des habitudes peu chastes; peut-être est-ce pour cela qu'il +faisait, dans le phalanstère, la part si large à la gourmandise +et à la liberté amoureuse. (Cf. un article publié par M. Auguste +<span class="smcap">Ducoin</span>, dans le <cite>Correspondant</cite> du 25 janvier 1851, sous +ce titre: <cite>Particularités inconnues sur quelques personnages des +dix-huitième et dix-neuvième siècles</cite>.)</p> + +<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a> +<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: «Que de fois, écrivait plus tard Heine, j'ai vu +Fourier, dans sa redingote grise et râpée, marcher rapidement le long +des piliers du Palais-Royal, les deux poches de son habit pesamment +chargées, de façon que de l'une s'avançait le goulot d'une bouteille +et de l'autre un long pain! Un de mes amis, qui me le montra la +première fois, me fit remarquer l'indigence de cet homme, réduit à +chercher lui-même sa boisson chez le marchand de vin et son pain chez +le boulanger.» (<cite>Lutèce</cite>, p. 377.)</p> + +<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a> +<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page73">73</a> et suiv.</p> + +<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a> +<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: Cette brochure, imprimée à Épinal, parut en juin 1838.</p> + +<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a> +<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: <cite>Histoire de dix ans</cite>, t. IV, p. 183, 184.</p> + +<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a> +<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: <cite>Gracchus Babeuf et la conjuration des Égaux</cite>, par +<span class="smcap">Buonarotti</span>, préface par <span class="smcap">Ranc</span>, 1869.—Dans cette +préface, M. Ranc présente la conjuration de Babeuf comme le dernier +effort tenté par les républicains pour enrayer la contre-révolution; +il admire le plan du comité insurrectionnel de 1796 et les mesures +qu'il avait préparées pour «désarmer la bourgeoisie».</p> + +<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a> +<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Voy. notamment, en octobre 1833, la «Déclaration» de la +Société des droits de l'homme. (Cf. plus haut, t. II, ch. <span class="smcap">X</span>, +§ <span class="smcap">I</span>.)</p> + +<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a> +<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: Cf. plus haut, t. III, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">V</span>, +et ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">V</span>.</p> + +<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a> +<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: Les renseignements qui suivent sont empruntés au +curieux livre de M. Maxime <span class="smcap">du Camp</span> sur l'<cite>Attentat Fieschi</cite>, +p. 276 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a> +<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: Voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">IX</span>.</p> + +<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a> +<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: Tels furent par exemple le <cite>Code de la communauté</cite>, +par M. <span class="smcap">Desamy</span>, les écrits divers de M. J.-J. May, rédacteur +de l'<cite>Humanitaire</cite>, de M. Pillot, ancien collaborateur de l'abbé +Châtel, de M. Constant, prêtre apostat, etc.</p> + +<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a> +<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: <cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t. II, p. 136.</p> + +<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a> +<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 211.</p> + +<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a> +<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">II</span> et +<span class="smcap">III</span>.</p> + +<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a> +<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: Juillet 1847.</p> + +<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a> +<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 258. Cf. aussi p. 209, 211, 366, 367.</p> + +<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a> +<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: «Tu vois donc, mon pauvre ami, écrit un Icarien, que +le gouvernement fait ici bien autre chose que notre monarchie; tandis +que la royauté fait tant de bruit pour un bon roi qui voulait que +chaque paysan pût mettre la <em>poule au pot le dimanche</em>, la république +donne ici, sans rien dire, à tous et tous les jours, tout ce qui ne +se voit ailleurs que sur la table des aristocrates et des rois.»</p> + +<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a> +<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: Voir, sur ces premières années de M. Louis Blanc, le +brillant discours prononcé par M. Pailleron, lors de sa réception à +l'Académie française. Le spirituel académicien remplaçait M. Charles +Blanc.</p> + +<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a> +<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: On a raconté comment, à bout de ressources, Louis +Blanc s'était décidé à réclamer l'appui du général Pozzo di Borgo, +parent de sa mère. L'accueil fut plein de politesse. Le général +interrogea le jeune homme sur son avenir, promit son appui, puis, +quand il estima que l'entretien s'était suffisamment prolongé, il +sonna et donna à demi-voix un ordre à son valet de chambre. Celui-ci, +au bout de peu d'instants, rentra, tenant à la main une bourse +convenablement garnie. Louis Blanc, déjà assez mal à l'aise de sa +démarche, fut fort irrité du procédé, repoussa la bourse avec colère +et quitta brusquement le général. Cette version est du moins celle +qui circulait dans le monde démocratique. (<span class="smcap">Stern</span>, <cite>Histoire +de la révolution de 1848</cite>, t. II, p. 42, 43.)</p> + +<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a> +<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Henri Heine écrivait, le 6 novembre 1840: «M. Louis +Blanc est un homme encore jeune, de trente ans tout au plus, quoique, +d'après son extérieur, il semble un petit garçon de treize ans. En +effet, sa taille on ne peut plus minime, sa petite figure fraîche et +imberbe, ainsi que sa voix claire et fluette qui paraît n'être pas +encore formée, lui donnent l'air d'un gentil petit garçon échappé +à peine de la troisième classe d'un collège, et portant encore +l'habit de sa première communion.» (<cite>Lutèce</cite>, p. 138.) À la même +époque, M. Nettement, se trouvant chez M. Laffitte, à une réunion +de journalistes de l'opposition, et voyant un jeune garçon à côté +du maître de la maison, s'étonnait que celui-ci eût gardé auprès de +lui son petit-fils, pour lui faire prendre une leçon de politique. +Ce jeune garçon était M. Louis Blanc, déjà important dans la presse +républicaine. (<cite>Histoire de la littérature pendant la monarchie de +Juillet</cite>, t. II, p. 475.)</p> + +<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a> +<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: <cite>Histoire de la révolution de 1848</cite>, par M. Louis +<span class="smcap">Blanc</span>, t. I, ch. <span class="smcap">VIII</span>.</p> + +<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a> +<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: <cite>Lutèce</cite>, p. 140.</p> + +<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a> +<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: C'est encore Henri Heine qui écrivait, en 1840: «Ce +tribun imberbe donne cependant à sa réputation de grand patriote, à +sa popularité, les mêmes petits soins que ses rivaux donnent à leurs +moustaches; il la soigne on ne peut plus, il la frotte, la tond, la +frise, la dresse et la redresse, et il courtise le moindre bambin de +journaliste qui peut faire insérer dans une feuille quelques lignes +de réclame en sa faveur.» (<cite>Lutèce</cite>, p. 141.)</p> + +<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a> +<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: <i>Passim</i> dans l'introduction de l'<cite>Histoire de dix +ans</cite>.</p> + +<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a> +<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: On a souvent imprimé que cette brochure avait été +publiée en 1839. C'est une erreur. La première ébauche du travail +parut sous forme d'article, dans la livraison d'août 1840 de la +<cite>Revue du progrès</cite>. Ce furent les grèves survenues au commencement +de septembre qui donnèrent à Louis Blanc l'idée de transformer cet +article de revue en une brochure de propagande.</p> + +<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a> +<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: Voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">II</span>, § +<span class="smcap">IX</span>.</p> + +<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a> +<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: Il écrivait lui-même, peu après, à l'Académie de +Besançon: «Je poursuivis mes humanités, à travers les misères de ma +famille et tous les dégoûts dont peut être abreuvé un jeune homme +sensible et <em>du plus irritable amour-propre</em>.» (<cite>Correspondance de +P.-J. Proudhon</cite>, t. I, p. 26.)</p> + +<p><a id="footnote120" name="footnote120"></a> +<b><a href="#footnotetag120">120</a></b>: <cite>P.-J. Proudhon</cite>, par M. <span class="smcap">Sainte-Beuve</span>.</p> + +<p><a id="footnote121" name="footnote121"></a> +<b><a href="#footnotetag121">121</a></b>: <cite>Correspondance de P.-J. Proudhon</cite>, t. I, p. 73, 218.</p> + +<p><a id="footnote122" name="footnote122"></a> +<b><a href="#footnotetag122">122</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 84, 188, 256.</p> + +<p><a id="footnote123" name="footnote123"></a> +<b><a href="#footnotetag123">123</a></b>: Il écrivait, quelques années auparavant: «J'éprouve +encore cette sotte honte d'un berger que l'on veut faire entrer dans +un salon. Je crains, comme des bêtes effrayantes, les visages que je +n'ai jamais vus; je recule toujours à voir les gens même qui peuvent +m'être utiles et me vouloir du bien; je n'ai de présence d'esprit et +d'aplomb que lorsque je me vois seul et que c'est ma plume qui parle. +Mérite fort commun, mais que voulez-vous? je sais que je ne brille ni +par les dehors, ni par l'élocution; j'aime mieux n'être vu ni connu +de personne.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p. 10.)</p> + +<p><a id="footnote124" name="footnote124"></a> +<b><a href="#footnotetag124">124</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 59, 60.</p> + +<p><a id="footnote125" name="footnote125"></a> +<b><a href="#footnotetag125">125</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 76 et 154.</p> + +<p><a id="footnote126" name="footnote126"></a> +<b><a href="#footnotetag126">126</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 142.</p> + +<p><a id="footnote127" name="footnote127"></a> +<b><a href="#footnotetag127">127</a></b>: «La conduite du parti républicain, écrit Proudhon, +le 15 novembre 1840, a été, comme toujours, stupide depuis deux ou +trois mois.» Ou bien encore: «Les radicaux sont annihilés par leur +ineptie et leur incapacité.» (<cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 254, 313.) +Il n'a pas assez du sarcasmes pour le «dada réformiste» ou pour les +velléités belliqueuses de la gauche.</p> + +<p><a id="footnote128" name="footnote128"></a> +<b><a href="#footnotetag128">128</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. I, p. 333; t. II, p. 6.</p> + +<p><a id="footnote129" name="footnote129"></a> +<b><a href="#footnotetag129">129</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 13, et <cite>Confessions d'un révolutionnaire</cite>, +§ <span class="smcap">I</span>.—Pas un homme important de l'extrême gauche qu'il +ne déteste. «Je souscrirais volontiers pour une couronne civique, +écrivait-il, à celui qui nous délivrerait de Lamennais, de Cormenin +et d'A. Marrast.» (<cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 255.) Lamennais surtout +lui est antipathique. «Quoi qu'un dise de cet homme, écrit-il, je +répondrai toujours que je n'aime pas les apostats. Il pouvait changer +d'opinion, mais il ne devait jamais faire la guerre à ses confrères +dans le sacerdoce ni au christianisme.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p. 333.) Et +plus tard: «Le plus grand bonheur qui pourrait arriver au peuple +français, ce serait que cent députés de l'opposition fussent jetés +à la Seine, avec une meule au cou; ils valent cent fois moins que +les conservateurs, car ils ont, de plus que ceux-ci, l'hypocrisie.» +(<i>Ibid.</i>, t. II, p. 277.) Des journalistes de gauche, il ne pense pas +plus de bien: «Ils ne comprendront jamais de moi autre chose, dit-il, +sinon que je les hais et les méprise.»</p> + +<p><a id="footnote130" name="footnote130"></a> +<b><a href="#footnotetag130">130</a></b>: Proudhon écrira, un jour, de Fourier, que son système +est «le dernier rêve de la crapule en délire»; de Pierre Leroux, dont +cependant il avait paru un moment se rapprocher, que «la sottise le +dispute à la méchanceté dans ses élucubrations»; de Louis Blanc, +qu'il est «le plus ignorant, le plus vain, le plus vide, le plus +impudent, le plus nauséabond des rhéteurs». Cabet ne sera pas mieux +traité.</p> + +<p><a id="footnote131" name="footnote131"></a> +<b><a href="#footnotetag131">131</a></b>: Dans la théorie communiste, les hommes lui paraissent +«attachés comme des huîtres, côte à côte, sans activité ni sentiment, +sur le rocher de la fraternité».</p> + +<p><a id="footnote132" name="footnote132"></a> +<b><a href="#footnotetag132">132</a></b>: Quand il lui faudra discuter cette partie de la +doctrine socialiste, il se plaindra d'être «obligé de remuer ce +fumier», et il s'écriera: «Loin de moi, communistes! Votre présence +m'est une puanteur, et votre vue me dégoûte.»</p> + +<p><a id="footnote133" name="footnote133"></a> +<b><a href="#footnotetag133">133</a></b>: Plus il va, plus il semble trouver une sorte d'âpre +jouissance à se voir seul en guerre contre tous: «J'aurai raison +contre tout le monde, écrit-il, ou je succomberai à la peine... Le +nombre des adversaires vous épouvante; il m'anime, au contraire. Car +je crois que, dans la carrière antireligieuse, antipropriétaire, +antimonarchique, où je suis entré, s'il y avait une seule opinion +avec laquelle je ne fusse pas en désaccord, je ne serais plus +d'accord avec moi-même.» (<cite>Correspondance</cite>, t. II, p. 241.)</p> + +<p><a id="footnote134" name="footnote134"></a> +<b><a href="#footnotetag134">134</a></b>: Il s'était attendu, en effet, à produire une vive +émotion: «Quand on saura dans le public, écrivait-il le 1<sup>er</sup> juin +1839, que je suis l'auteur de ce Discours, ce sera un beau tapage. +Je puis dire que je viens de passer le Rubicon.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p. +129.)</p> + +<p><a id="footnote135" name="footnote135"></a> +<b><a href="#footnotetag135">135</a></b>: Ces embarras pécuniaires venaient surtout de +l'imprimerie dont Proudhon ne pouvait ni se débarrasser ni tirer +profit. Tel était son dénuement que, voulant aller voir un de ses +amis à Besançon, il fit à pied la route de Paris à cette ville. Il +priait ses correspondants de ne lui écrire que par occasion, parce +qu'il n'avait pas le moyen de payer les ports de lettre.</p> + +<p><a id="footnote136" name="footnote136"></a> +<b><a href="#footnotetag136">136</a></b>: Cette idée revenait sous toutes les formes, dans sa +correspondance: «Je ne connais rien dans la science, écrivait-il +encore, dont la découverte ait jamais produit un effet pareil à celui +que la lecture de mon ouvrage est capable de produire. Je ne dis pas: +qu'il soit compris; je dis seulement: qu'il soit lu, et c'en est fait +de la vieille société.»</p> + +<p><a id="footnote137" name="footnote137"></a> +<b><a href="#footnotetag137">137</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 166, 182, 183, 189, 191, +212, 213, 216.</p> + +<p><a id="footnote138" name="footnote138"></a> +<b><a href="#footnotetag138">138</a></b>: <cite>Confession d'un révolutionnaire.</cite></p> + +<p><a id="footnote139" name="footnote139"></a> +<b><a href="#footnotetag139">139</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 251.</p> + +<p><a id="footnote140" name="footnote140"></a> +<b><a href="#footnotetag140">140</a></b>: Brissot avait écrit, en effet, dans ses <cite>Recherches +philosophiques sur le droit de propriété et le vol</cite>: «La propriété +exclusive est un vol dans la nature. Le voleur, dans l'état naturel, +c'est le riche.»</p> + +<p><a id="footnote141" name="footnote141"></a> +<b><a href="#footnotetag141">141</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 308.</p> + +<p><a id="footnote142" name="footnote142"></a> +<b><a href="#footnotetag142">142</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 333, 334.</p> + +<p><a id="footnote143" name="footnote143"></a> +<b><a href="#footnotetag143">143</a></b>: «Je n'ai pas le loisir de travailler mon style, je +suis trop pauvre et trop mal dans mes affaires, pour m'amuser à être +gent de lettres.»—«Je me soucie de style et de littérature comme de +cela. Quand je parle au public, je tâche que mon expression soit bien +nette, bien carrée, bien mordante: je n'ai pas d'autre poétique.» +(<i>Ibid.</i>, t. I, p. 182; t. II, p. 242.)</p> + +<p><a id="footnote144" name="footnote144"></a> +<b><a href="#footnotetag144">144</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 324.</p> + +<p><a id="footnote145" name="footnote145"></a> +<b><a href="#footnotetag145">145</a></b>: Le premier était intitulé: <cite>Lettre à M. Blanqui</cite>; le +second: <cite>Avertissement aux propriétaires, ou Lettre à M. Considérant, +rédacteur de la</cite> Phalange, <cite>sur une défense de la propriété</cite>.</p> + +<p><a id="footnote146" name="footnote146"></a> +<b><a href="#footnotetag146">146</a></b>: Il écrivait encore: «J'ai la chance de réunir tout le +monde contre mes publications, ce qui produit une conspiration de +silence à mon égard. Mes publications ont l'air d'être clandestines, +et cependant elles s'insinuent partout et déjà portent leur fruit.»</p> + +<p><a id="footnote147" name="footnote147"></a> +<b><a href="#footnotetag147">147</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 332, 338, 339, 350, et t. +II, p. 18.</p> + +<p><a id="footnote148" name="footnote148"></a> +<b><a href="#footnotetag148">148</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. II, p. 6, 10.</p> + +<p><a id="footnote149" name="footnote149"></a> +<b><a href="#footnotetag149">149</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. II, p. 70.—Peu auparavant, il +expliquait ainsi sa démarche auprès de M. Duchâtel: «Le pouvoir +est encore plus bête que méchant, et j'ai résolu d'avoir désormais +quelque homme puissant parmi mes défenseurs.» (<i>Ibid.</i>, t. I, p. +314.)</p> + +<p><a id="footnote150" name="footnote150"></a> +<b><a href="#footnotetag150">150</a></b>: «Il y a un homme que je déteste à l'égal du bourreau, +disait-il, c'est le martyr.» Il blâmait Lamennais aimant mieux +aller en prison que demander sa grâce. «Galilée, à genoux devant +le tribunal de l'Inquisition, écrivait-il, et reniant l'hérésie du +mouvement de la terre pour recouvrer sa liberté, me paraît cent fois +plus grand que Lamennais... Je respecte les mannequins, je salue les +épouvantails. Je suis en monarchie, je crierai: Vive le Roi! plutôt +que de me faire tuer.»</p> + +<p><a id="footnote151" name="footnote151"></a> +<b><a href="#footnotetag151">151</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. I, p. 297, 305, 311, 312, 313, +319, 320, 330, 331.</p> + +<p><a id="footnote152" name="footnote152"></a> +<b><a href="#footnotetag152">152</a></b>: Quelqu'un, en tout cas, l'avait deviné: c'était le +maire de Besançon, qui expliquait ainsi pourquoi il ne voulait pas +donner à Proudhon la place qu'il demandait dans les bureaux de la +mairie: «Je crains qu'il ne fasse de nous, comme des académiciens, +des <em>niais</em> ou des <em>instruments</em>.» (<i>Ibid.</i>, t. II, p. 80.)</p> + +<p><a id="footnote153" name="footnote153"></a> +<b><a href="#footnotetag153">153</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. II, p. 28 et 93.</p> + +<p><a id="footnote154" name="footnote154"></a> +<b><a href="#footnotetag154">154</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 199, 200.</p> + +<p><a id="footnote155" name="footnote155"></a> +<b><a href="#footnotetag155">155</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 259.</p> + +<p><a id="footnote156" name="footnote156"></a> +<b><a href="#footnotetag156">156</a></b>: <cite>Confession d'un révolutionnaire</cite>, § <span class="smcap">XI</span>.</p> + +<p><a id="footnote157" name="footnote157"></a> +<b><a href="#footnotetag157">157</a></b>: Il avait été initié par M. Grün, sorte de missionnaire +hégélien venu à Paris, en 1844, pour se mettre en rapport avec les +socialistes. Dans le récit qu'il a écrit de son voyage, M. Grün parle +avec un grand dédain de Cabet, de Considérant, de Louis Blanc; il +réserve toute son admiration pour Proudhon.</p> + +<p><a id="footnote158" name="footnote158"></a> +<b><a href="#footnotetag158">158</a></b>: <cite>Correspondance</cite>, t. II, p. 239.</p> + +<p><a id="footnote159" name="footnote159"></a> +<b><a href="#footnotetag159">159</a></b>: «Questions immenses, disait-il, et qui pour moi sont +loin d'être résolues.»</p> + +<p><a id="footnote160" name="footnote160"></a> +<b><a href="#footnotetag160">160</a></b>: C'est à chaque page qu'on trouve, dans les écrits de +Lamennais, ces exclamations incendiaires. Voyez, par exemple, ce +fragment d'une brochure intitulée <cite>le Pays et le gouvernement</cite>: «Ô +peuple, dis-moi, qu'es-tu? Ce que tu es! si j'ouvre la Charte, j'y +lis une solennelle déclaration de ta souveraineté: cela fut écrit +après ta victoire. Si je regarde les faits, je vois qu'il n'est +point, qu'il ne fut jamais de servitude égale à la tienne... Paria +dans l'ordre politique, tu n'es, en dehors de cet ordre, qu'une +machine à travail. Aux champs, tes maîtres te disent: «Laboure, +moissonne pour nous.» Tu sais ce qu'on te dit ailleurs, tu sais +ce qui te revient de tes fatigues, de tes veilles, de tes sueurs. +Refoulé de toutes parts dans l'indigence et l'ignorance, décimé par +les maladies qu'engendrent le froid, la faim, l'air infect des bouges +où tu te retires après le labeur des jours et d'une partie de la +nuit, réclames-tu quelque soulagement, on te sabre, on te fusille, +ou, comme le bœuf à l'abattoir, tu tombes sous le gourdin des +assommeurs payés et patentés.»</p> + +<p><a id="footnote161" name="footnote161"></a> +<b><a href="#footnotetag161">161</a></b>: <cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t. I, p. 169.</p> + +<p><a id="footnote162" name="footnote162"></a> +<b><a href="#footnotetag162">162</a></b>: Quelques-unes de ces études avaient paru dans la +<cite>Revue des Deux Mondes</cite>, de 1835 à 1840.</p> + +<p><a id="footnote163" name="footnote163"></a> +<b><a href="#footnotetag163">163</a></b>: <cite>Revue des Deux Mondes</cite>, 1<sup>er</sup> mars 1843.</p> + +<p><a id="footnote164" name="footnote164"></a> +<b><a href="#footnotetag164">164</a></b>: <cite>Correspondance de Proudhon</cite>, t, II, p. 134 à 137, et +p. 169.</p> + +<p><a id="footnote165" name="footnote165"></a> +<b><a href="#footnotetag165">165</a></b>: V. notamment les articles publiés par M. Guizot, dans +la <cite>Revue française</cite> de février, juillet et octobre 1838.</p> + +<p><a id="footnote166" name="footnote166"></a> +<b><a href="#footnotetag166">166</a></b>: Lettre du 25 juin 1843 (<cite>Lutèce</cite>, p. 380).</p> + +<p><a id="footnote167" name="footnote167"></a> +<b><a href="#footnotetag167">167</a></b>: Lettres du 9 mars 1837 et du 12 juillet 1840.</p> + +<p><a id="footnote168" name="footnote168"></a> +<b><a href="#footnotetag168">168</a></b>: Rapport du 19 janvier 1847, publié par la <cite>Revue +rétrospective</cite>.</p> + +<p><a id="footnote169" name="footnote169"></a> +<b><a href="#footnotetag169">169</a></b>: Voir plus haut, livre II, ch. <span class="smcap">XIV</span>, +§ <span class="smcap">V</span>; livre III, ch. <span class="smcap">II</span>, §§ <span class="smcap">IV</span> et +<span class="smcap">VI</span>; ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">III</span>, et ch. <span class="smcap">VI</span>, § +<span class="smcap">I</span>; livre V, §§ <span class="smcap">VII</span>, <span class="smcap">VIII</span> et <span class="smcap">IX</span>.</p> + +<p><a id="footnote170" name="footnote170"></a> +<b><a href="#footnotetag170">170</a></b>: J'ai eu sous les yeux la correspondance officielle et +confidentielle du ministre et de l'ambassadeur, correspondance fort +importante, dont j'aurai souvent occasion de me servir. M. Guizot, +d'ailleurs, en a cité de nombreux extraits dans ses <cite>Mémoires</cite>.</p> + +<p><a id="footnote171" name="footnote171"></a> +<b><a href="#footnotetag171">171</a></b>: Lettre du 17 février 1844.</p> + +<p><a id="footnote172" name="footnote172"></a> +<b><a href="#footnotetag172">172</a></b>: Dépêche déjà citée du 10 août 1843.</p> + +<p><a id="footnote173" name="footnote173"></a> +<b><a href="#footnotetag173">173</a></b>: Plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">VIII</span>.</p> + +<p><a id="footnote174" name="footnote174"></a> +<b><a href="#footnotetag174">174</a></b>: <i>Ibid.</i>, § <span class="smcap">IX</span>.</p> + +<p><a id="footnote175" name="footnote175"></a> +<b><a href="#footnotetag175">175</a></b>: Plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">VIII</span>.</p> + +<p><a id="footnote176" name="footnote176"></a> +<b><a href="#footnotetag176">176</a></b>: Lettre du prince de Metternich au comte Apponyi, 15 +juin 1845. (<cite>Mémoires de Metternich</cite>, t. VII, p. 95.)</p> + +<p><a id="footnote177" name="footnote177"></a> +<b><a href="#footnotetag177">177</a></b>: Lettre du comte Bresson à M. Guizot, du 28 septembre +1844.</p> + +<p><a id="footnote178" name="footnote178"></a> +<b><a href="#footnotetag178">178</a></b>: Lettres de M. Bresson à M. Guizot, 8 janvier et 31 +mars 1844.</p> + +<p><a id="footnote179" name="footnote179"></a> +<b><a href="#footnotetag179">179</a></b>: M. Guizot dit avoir su depuis ce fait avec certitude. +(<cite>Mémoires</cite>, t. VIII, p. 220.)</p> + +<p><a id="footnote180" name="footnote180"></a> +<b><a href="#footnotetag180">180</a></b>: Sur les faits auxquels fait allusion M. Bresson, +voir la seconde édition de mon tome I, livre I, ch. <span class="smcap">V</span>, § +<span class="smcap">I</span>.</p> + +<p><a id="footnote181" name="footnote181"></a> +<b><a href="#footnotetag181">181</a></b>: Ce mariage fut célébré le 25 novembre 1844.</p> + +<p><a id="footnote182" name="footnote182"></a> +<b><a href="#footnotetag182">182</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +183.</p> + +<p><a id="footnote183" name="footnote183"></a> +<b><a href="#footnotetag183">183</a></b>: Rapprochez ce langage de celui qu'avait tenu lord +Aberdeen lors de la première visite à Eu. (Voir plus haut, t. V, p. +197 à 199.)</p> + +<p><a id="footnote184" name="footnote184"></a> +<b><a href="#footnotetag184">184</a></b>: J'ai suivi principalement le récit que Louis-Philippe +a donné lui-même de ces conversations, un an plus tard, dans une +lettre adressée le 14 septembre 1846 à la reine des Belges et publiée +après la révolution de Février dans la <cite>Revue rétrospective</cite>. Les +circonstances dans lesquelles a été écrit ce récit permettent de le +considérer comme exact. C'était au moment où, accusé de déloyauté +par les Anglais, le Roi cherchait à se justifier. La lettre était en +réalité destinée à la reine Victoria. Il est évident que, surtout +pour ce qui regardait cette entrevue d'Eu, où la Reine avait été +présente, la première préoccupation du Roi dut être d'éviter des +inexactitudes de fait dont le seul résultat eût été d'ôter tout +crédit à son apologie.—Le témoignage de M. Guizot (<cite>Mémoires</cite>, t. +VIII, p. 226, 227) est absolument conforme à celui du Roi.—Rien, +dans les documents de source anglaise, qui puisse sérieusement +infirmer ce double témoignage. On y trouve seulement l'indice que +lord Aberdeen, tout en nous donnant les assurances rapportées plus +haut, renouvela la réserve, faite par lui, dès le début, du droit +appartenant à l'Espagne de choisir en toute indépendance l'époux +de sa reine. Encore le ministre anglais paraît-il, d'après son +propre témoignage, avoir été surtout préoccupé de ne rien dire qui +pût troubler un accord dont il était fort heureux.—Les <cite>Mémoires</cite> +récemment publiés d'Ernest II, duc de Saxe-Cobourg-Gotha, renferment, +sur le sujet qui nous occupe, quelques renseignements utiles. On y +voit que ce prince, chef de la maison de Cobourg, cousin germain du +candidat à la main d'Isabelle et frère du mari de la reine Victoria, +ayant ainsi toutes les raisons et tous les moyens de s'informer, +se plaignait avec amertume que, dans leur désir d'être agréables à +Louis-Philippe, le royal ménage anglais et lord Aberdeen se fussent +trop engagés, à Eu, en faveur du mariage Bourbon, et eussent sacrifié +le mariage Cobourg; il ajoutait que le gouvernement britannique était +ainsi «beaucoup plus lié qu'il ne voulait se l'avouer», et qu'il +avait perdu toute liberté de mouvement. On trouve aussi, dans ces +<cite>Mémoires</cite>, une lettre que le prince Albert écrivit, le 26 mai 1846, +au duc Ernest, et dans laquelle il reconnaissait que le gouvernement +anglais «s'était engagé envers la France, dans le cas où le Roi +tiendrait sa parole de ne mettre en avant aucun de ses fils, à +employer toute son influence pour amener un mariage Bourbon». (<cite>Aus +meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von +Sachsen-Coburg-Gotha. Berlin, 1887, 1<sup>er</sup> vol., p. 160 et 167.)</p> + +<p><a id="footnote185" name="footnote185"></a> +<b><a href="#footnotetag185">185</a></b>: Déjà, à l'origine de la candidature du prince de +Cobourg, nous avions entrevu l'action du prince Albert. (V. plus +haut, t. V, p. 181 et 182.)</p> + +<p><a id="footnote186" name="footnote186"></a> +<b><a href="#footnotetag186">186</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +189.</p> + +<p><a id="footnote187" name="footnote187"></a> +<b><a href="#footnotetag187">187</a></b>: Voy. ce que sir Henri Bulwer dit lui-même de ses +sentiments et de ses desseins, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +188 à 190.</p> + +<p><a id="footnote188" name="footnote188"></a> +<b><a href="#footnotetag188">188</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai +1846.</p> + +<p><a id="footnote189" name="footnote189"></a> +<b><a href="#footnotetag189">189</a></b>: Lettre de M. Guizot à M. de Jarnac, du 7 novembre +1845.</p> + +<p><a id="footnote190" name="footnote190"></a> +<b><a href="#footnotetag190">190</a></b>: Lettres diverses de M. de Jarnac à M. Guizot, au +commencement de novembre 1845.</p> + +<p><a id="footnote191" name="footnote191"></a> +<b><a href="#footnotetag191">191</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 5 +mars 1846.—Ce propos a été d'ailleurs rappelé, en termes presque +identiques, par lord Aberdeen lui-même, dans la lettre qu'il a écrite +à M. Guizot le 14 septembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote192" name="footnote192"></a> +<b><a href="#footnotetag192">192</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page160">160</a>.</p> + +<p><a id="footnote193" name="footnote193"></a> +<b><a href="#footnotetag193">193</a></b>: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 21 +novembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote194" name="footnote194"></a> +<b><a href="#footnotetag194">194</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +188.</p> + +<p><a id="footnote195" name="footnote195"></a> +<b><a href="#footnotetag195">195</a></b>: Lettre inédite, déjà citée, de M. Bresson à M. Guizot, +du 21 novembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote196" name="footnote196"></a> +<b><a href="#footnotetag196">196</a></b>: Un tel langage concorde parfaitement avec ce qu'on +sait des sentiments de Bulwer. Lui-même, d'ailleurs, reconnaît +avoir dit que le roi des Français ne pourrait s'opposer d'une façon +persistante à un mariage aussi raisonnable si les Cobourg et la Reine +s'y décidaient avec l'approbation des Cortès. «L'obstination d'une +partie, ajoutait-il, ferait céder l'obstination de l'autre.» (<cite lang="en">The +life of Palmerston</cite>, t. III, p. 190.)</p> + +<p><a id="footnote197" name="footnote197"></a> +<b><a href="#footnotetag197">197</a></b>: Ce prince était Ernest II, qui avait succédé, en 1844, +à son père Ernest I<sup>er</sup>. Voir, sur la famille de Cobourg, plus haut, +t. V, p. 181, note 1.</p> + +<p><a id="footnote198" name="footnote198"></a> +<b><a href="#footnotetag198">198</a></b>: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en +date du 26 mai 1846. (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von +<span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, 1<sup>er</sup> vol., +p. 167.)—On voit maintenant ce qu'il faut penser des historiens +anglais qui, comme sir Théodore Martin, le biographe officiel du +prince Albert, nous montrent, en cette circonstance, sir Henri +Bulwer ne sortant pas de la réserve ordonnée par ses instructions, +et se bornant à faire la commission qui lui était demandée, «sans +se mêler de la lettre de la reine Christine, autrement que pour la +transmettre».</p> + +<p><a id="footnote199" name="footnote199"></a> +<b><a href="#footnotetag199">199</a></b>: Longtemps les historiens ont connu l'existence et le +sens général de la lettre de la reine Christine, sans en avoir le +texte. Ce texte vient d'être publié en français dans les Mémoires du +duc de Saxe-Cobourg. (<cite lang="de">Aus meinem Leben</cite>, etc., t. I, p. 163.)</p> + +<p><a id="footnote200" name="footnote200"></a> +<b><a href="#footnotetag200">200</a></b>: <cite lang="de">Aus meinem Leben</cite>, etc., t. I, p. 164 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote201" name="footnote201"></a> +<b><a href="#footnotetag201">201</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai +1846.</p> + +<p><a id="footnote202" name="footnote202"></a> +<b><a href="#footnotetag202">202</a></b>: L'opposition française se doutait si peu de ce qui +s'était passé, que M. Thiers, traitant à la tribune, le 28 mai 1846, +des affaires de la Péninsule, reprochait à la reine Christine de +chercher à imposer le comte de Trapani à l'Espagne, qui n'en voulait +pas.</p> + +<p><a id="footnote203" name="footnote203"></a> +<b><a href="#footnotetag203">203</a></b>: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 25 mai 1846.</p> + +<p><a id="footnote204" name="footnote204"></a> +<b><a href="#footnotetag204">204</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +192.</p> + +<p><a id="footnote205" name="footnote205"></a> +<b><a href="#footnotetag205">205</a></b>: Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en +date du 26 mai 1846. (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von +<span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, vol. I, p. 167.)</p> + +<p><a id="footnote206" name="footnote206"></a> +<b><a href="#footnotetag206">206</a></b>: <cite lang="en">Parliamentary Papers.</cite></p> + +<p><a id="footnote207" name="footnote207"></a> +<b><a href="#footnotetag207">207</a></b>: Voir au tome IV.</p> + +<p><a id="footnote208" name="footnote208"></a> +<b><a href="#footnotetag208">208</a></b>: Ce propos a été rapporté par le baron de Stockmar, qui +le tenait de sir Robert Peel lui-même.</p> + +<p><a id="footnote209" name="footnote209"></a> +<b><a href="#footnotetag209">209</a></b>: Méhémet-Ali disait lui-même, en 1846, à M. de +Bourqueney, ambassadeur de France à Constantinople: «Les Anglais se +disent aujourd'hui mes amis; le fait est qu'en me débarrassant de ces +sales affaires de Syrie, ils m'ont rendu service.» (<cite>La Grèce du roi +Othon. Correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis</cite>; +p. 72.)</p> + +<p><a id="footnote210" name="footnote210"></a> +<b><a href="#footnotetag210">210</a></b>: Cette dépêche est citée intégralement dans les +Pièces justificatives des <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>. C'est à ces +Mémoires, et aussi à l'ouvrage de M. d'Haussonville sur l'<cite>Histoire +de la politique extérieure de 1830 à 1848</cite>, que sont empruntés +les documents qui seront cités dans la suite de cet exposé, sans +indication de source spéciale.</p> + +<p><a id="footnote211" name="footnote211"></a> +<b><a href="#footnotetag211">211</a></b>: Lettre à M. de Sainte-Aulaire, en date du 8 octobre +1841.</p> + +<p><a id="footnote212" name="footnote212"></a> +<b><a href="#footnotetag212">212</a></b>: Lettres de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 2 et +du 3 mai 1844.</p> + +<p><a id="footnote213" name="footnote213"></a> +<b><a href="#footnotetag213">213</a></b>: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, en date du 27 +septembre 1844. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote214" name="footnote214"></a> +<b><a href="#footnotetag214">214</a></b>: Instructions du 11 novembre 1844.</p> + +<p><a id="footnote215" name="footnote215"></a> +<b><a href="#footnotetag215">215</a></b>: M. Thouvenel, alors secrétaire d'ambassade à Athènes, +écrivait le 20 décembre 1845: «Rien ici n'est solide, si ce n'est +un instinct de désordre, de rapine, historiquement très explicable, +mais fort embarrassant pour former un État.» (<cite>La Grèce du roi Othon, +correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis</cite>, p. 8.)</p> + +<p><a id="footnote216" name="footnote216"></a> +<b><a href="#footnotetag216">216</a></b>: Voir notamment un Mémoire rédigé en avril 1846 par +l'envoyé d'Autriche, le comte Prokesh. (<span class="smcap">Haussonville</span>, +<cite>Histoire de la politique extérieure du gouvernement français</cite>, +1830-1848, p. 107.)</p> + +<p><a id="footnote217" name="footnote217"></a> +<b><a href="#footnotetag217">217</a></b>: <cite>La Grèce du roi Othon, correspondance de M. +Thouvenel</cite>, p. 11.</p> + +<p><a id="footnote218" name="footnote218"></a> +<b><a href="#footnotetag218">218</a></b>: <i>Ibid.</i>—M. Thouvenel ajoutait, quelques jours plus +tard: «Nous sommes ici, il ne faut pas nous le dissimuler, les amis +de la canaille; mais cette canaille, après tout, est la masse du +pays, et c'est là que, pour être forts, nous avons dû poser notre +camp.» (<i>Ibid.</i>, p. 13.)</p> + +<p><a id="footnote219" name="footnote219"></a> +<b><a href="#footnotetag219">219</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 113.</p> + +<p><a id="footnote220" name="footnote220"></a> +<b><a href="#footnotetag220">220</a></b>: <cite>La Grèce du roi Othon, correspondance de M. +Thouvenel</cite>, p. 9 et 11.</p> + +<p><a id="footnote221" name="footnote221"></a> +<b><a href="#footnotetag221">221</a></b>: <cite>La Grèce du roi Othon, correspondance de M. +Thouvenel</cite>, p. 73.</p> + +<p><a id="footnote222" name="footnote222"></a> +<b><a href="#footnotetag222">222</a></b>: J'ai déjà eu occasion de citer ce propos. (<cite>Mémoires +de Metternich</cite>, t. VI, p. 690.)</p> + +<p><a id="footnote223" name="footnote223"></a> +<b><a href="#footnotetag223">223</a></b>: Lettre du comte de Flahault à M. Guizot, du 6 février +1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote224" name="footnote224"></a> +<b><a href="#footnotetag224">224</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, vol. III, p. 16.</p> + +<p><a id="footnote225" name="footnote225"></a> +<b><a href="#footnotetag225">225</a></b>: Lettre du 3 décembre 1844, citée par M. Guizot dans +son étude sur Robert Peel.</p> + +<p><a id="footnote226" name="footnote226"></a> +<b><a href="#footnotetag226">226</a></b>: <cite lang="en">The life of lord John Russell</cite>, par Spencer +<span class="smcap">Walpole</span>, vol. II, p. 13.</p> + +<p><a id="footnote227" name="footnote227"></a> +<b><a href="#footnotetag227">227</a></b>: <cite>Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis</cite>, p. +230 à 236.</p> + +<p><a id="footnote228" name="footnote228"></a> +<b><a href="#footnotetag228">228</a></b>: 13 décembre 1845. (<i>Ibid.</i>, p. 237.)</p> + +<p><a id="footnote229" name="footnote229"></a> +<b><a href="#footnotetag229">229</a></b>: M. Reeve rendit compte de ses impressions à M. +Greville, dans deux lettres en date des 20 et 22 décembre 1845. (<cite lang="en">The +Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 345 à 347.)</p> + +<p><a id="footnote230" name="footnote230"></a> +<b><a href="#footnotetag230">230</a></b>: M. Léon Faucher écrivait à M. Duvergier de Hauranne, +le 30 novembre 1844: «Vous savez que les nuages se dissipent entre +M. Thiers et les whigs. J'y ai, pour ma part, un peu travaillé, et +je crois qu'il faut se féliciter, mais tout bas, de voir arriver le +succès.» (<span class="smcap">L. Faucher</span>, <cite>Biographie et Correspondance</cite>, t. I, +p. 159.)</p> + +<p><a id="footnote231" name="footnote231"></a> +<b><a href="#footnotetag231">231</a></b>: L'éditeur du <cite>Journal de M. Greville</cite>, M. Reeve, +confirme ce rapprochement avec ses renseignements personnels, et il +ajoute: «C'était le résultat de leur commune haine contre M. Guizot.» +(<cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, vol. II, p. 267.)</p> + +<p><a id="footnote232" name="footnote232"></a> +<b><a href="#footnotetag232">232</a></b>: Lord Clarendon écrivait à Panizzi, le 12 octobre +1845: «Thiers passe littéralement comme un éclair; s'il veut +apprendre quelque chose sur ce pays-ci, il ne doit pas venir ici +pour une seule semaine, bien que cette façon d'agir soit en harmonie +avec son système habituel. Vous rappelez-vous son fameux billet à +Ellice, alors secrétaire de la trésorerie: «Mon cher Ellice, je +veux connaître à fond le système financier de l'Angleterre: quand +pourrez-vous me donner cinq minutes?» (<cite lang="en">The Life of sir Anthony +Panizzi</cite>, par Louis <span class="smcap">Fagan</span>.)</p> + +<p><a id="footnote233" name="footnote233"></a> +<b><a href="#footnotetag233">233</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote234" name="footnote234"></a> +<b><a href="#footnotetag234">234</a></b>: On lit dans le Journal de Greville: «Aberdeen trouva +M. Thiers très agréable, mais pas si bien (<i lang="en">fair</i>) pour Guizot que +Guizot pour lui. Guizot parlait toujours en bons termes de lui, +tandis que Thiers parlait très mal de Guizot. En effet, Thiers +s'exprime sur Guizot avec le plus grand mépris, dit qu'il est grand +à la tribune, mais qu'il n'est ni un homme d'État, ni un homme +d'affaires.» (<cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, vol. II, p. 298.)</p> + +<p><a id="footnote235" name="footnote235"></a> +<b><a href="#footnotetag235">235</a></b>: Lettre du 29 octobre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote236" name="footnote236"></a> +<b><a href="#footnotetag236">236</a></b>: Lettre à M. Panizzi. (<cite lang="en">The Life of sir Anthony +Panizzi</cite>, par <span class="smcap">L. Fagan</span>.)</p> + +<p><a id="footnote237" name="footnote237"></a> +<b><a href="#footnotetag237">237</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite>—J'ai +déjà eu occasion de mentionner ce traité. (Cf. plus haut, ch. +<span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">I</span>.)</p> + +<p><a id="footnote238" name="footnote238"></a> +<b><a href="#footnotetag238">238</a></b>: Lord John Russell écrivait en effet à lord Minto: «Je +défendrai Palmerston, qui est si injustement accusé de désirer la +guerre, et qui s'est conduit toujours si galamment et si bien.» Ne +se rappelait-il donc pas combien il avait été mécontent, après la +signature du traité du 15 juillet 1840, des procédés de Palmerston +envers la France? Ce que j'ai indiqué (V. plus haut, t. IV, p. 292 +à 296) de l'opposition, du reste fort impuissante, faite alors par +Russell à Palmerston, se trouve confirmé et complété dans la Vie, +récemment publiée, du premier de ces hommes d'État. (<cite lang="en">The Life of +lord J. Russell</cite>, par Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, t. I, p. 347 à 363.)</p> + +<p><a id="footnote239" name="footnote239"></a> +<b><a href="#footnotetag239">239</a></b>: Sur cette crise, voyez <cite lang="en">The Greville Memoirs, second +part</cite>, vol. II, p. 322, 330, 331; et <cite lang="en">The Life of lord J. Russell</cite>, +t. I, p. 416.</p> + +<p><a id="footnote240" name="footnote240"></a> +<b><a href="#footnotetag240">240</a></b>: Un ami de M. Thiers, M. Léon Faucher, écrivait à une +de ses amies d'Angleterre: «Le retour de sir Robert Peel a raffermi +M. Guizot. Il ne peut plus être renversé que par les élections.» +(Léon <span class="smcap">Faucher</span>, <cite>Biographie et Correspondance</cite>, t. I, p. +171.)</p> + +<p><a id="footnote241" name="footnote241"></a> +<b><a href="#footnotetag241">241</a></b>: <cite>Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis</cite>, p. +239.</p> + +<p><a id="footnote242" name="footnote242"></a> +<b><a href="#footnotetag242">242</a></b>: Lettre du 28 avril 1846.</p> + +<p><a id="footnote243" name="footnote243"></a> +<b><a href="#footnotetag243">243</a></b>: Les documents diplomatiques qui seront cités dans +le cours de ce chapitre et du chapitre suivant, sans indication de +source spéciale, sont tirés des recueils de pièces distribués par +les gouvernements français, anglais et espagnol, à leurs parlements +respectifs, des <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, de la <cite>Revue rétrospective</cite>, +enfin de nombreux <i>Documents inédits</i> dont de bienveillantes +communications m'ont permis de prendre connaissance, notamment des +correspondances du comte Bresson, ambassadeur à Madrid, du comte de +Flahault, ambassadeur à Vienne, et du marquis de Dalmatie, ministre à +Berlin.</p> + +<p><a id="footnote244" name="footnote244"></a> +<b><a href="#footnotetag244">244</a></b>: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 7 juin +1846.</p> + +<p><a id="footnote245" name="footnote245"></a> +<b><a href="#footnotetag245">245</a></b>: Lettre du même au même, du 2 juillet 1846.</p> + +<p><a id="footnote246" name="footnote246"></a> +<b><a href="#footnotetag246">246</a></b>: Sur la situation de l'Espagne avant l'avènement +de lord Palmerston, voir plus haut le § <span class="smcap">I</span> du chapitre +précédent.</p> + +<p><a id="footnote247" name="footnote247"></a> +<b><a href="#footnotetag247">247</a></b>: Ce fait ressort des dépêches et des lettres de Bulwer +à lord Palmerston. (<cite lang="en">Parliamentary Papers</cite>, et <cite lang="en">The Life of lord +John Russell</cite>, par Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, t. II, p. 3.) Il est +aussi affirmé dans une lettre écrite, en novembre 1846, par M. +Panizzi à M. Thiers, sous l'inspiration et d'après les renseignements +de lord Palmerston. (<cite lang="en">The Life of sir Anthony Panizzi</cite>, par Louis +<span class="smcap">Fagan</span>.)</p> + +<p><a id="footnote248" name="footnote248"></a> +<b><a href="#footnotetag248">248</a></b>: Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 12 +juillet 1846.</p> + +<p><a id="footnote249" name="footnote249"></a> +<b><a href="#footnotetag249">249</a></b>: Louis-Philippe écrivait à ce propos au roi des +Belges: «Je suis tellement froissé de ce débordement d'injustice et +d'absurdité, que je préfère ne plus rien dire et n'opposer que le +dédain à ces crédulités volontaires.»</p> + +<p><a id="footnote250" name="footnote250"></a> +<b><a href="#footnotetag250">250</a></b>: Le duc de Glucksberg, qui devait être plus tard duc +Decazes, avait écrit à M. Bresson, le 5 juillet: «Pour sa part, M. +Guizot ne faiblira pas sur le Cobourg. Il n'est pas sans inquiétude +sur le mécontentement qu'on pourra éprouver en Angleterre, en +nous voyant faire immédiatement le mariage Montpensier; mais, se +considérant comme dégagé vis-à-vis d'elle, il est résolu à le +braver.»</p> + +<p><a id="footnote251" name="footnote251"></a> +<b><a href="#footnotetag251">251</a></b>: Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 12 juillet 1846.</p> + +<p><a id="footnote252" name="footnote252"></a> +<b><a href="#footnotetag252">252</a></b>: Louis-Philippe, parlant, à la fin de 1849, du mal +que lui avait fait le «mensonge imprimé», disait «qu'il y avait +en revanche un livre auquel il devait un beau cierge, c'était la +<cite>Revue rétrospective</cite>». (<cite>Abdication du roi Louis-Philippe racontée +par lui-même et recueillie par M. Édouard Lemoine</cite>, p. 69.)—Lord +Clarendon, qui avait été collègue de lord Palmerston et l'un des plus +animés contre notre politique espagnole, vint voir Louis-Philippe +à Claremont après la publication de la <cite>Revue rétrospective</cite>, et +lui tint ce langage: «Sire, vous voyez devant vous un de ceux qui +éprouvent le besoin de vous faire amende honorable. Je n'ai jamais +cessé d'admirer votre politique, mais, hier encore, vous n'étiez +à mes yeux que le plus habile des rois; aujourd'hui, je reconnais +sincèrement que vous n'avez jamais cessé d'être en même temps le +plus habile et le plus loyal.» Cet incident est rapporté par M. +Croker, dans un article écrit pour une revue anglaise, d'après les +renseignements mêmes du Roi. Cet article fut traduit et reproduit +dans la <cite>Revue britannique</cite> d'octobre 1850.</p> + +<p><a id="footnote253" name="footnote253"></a> +<b><a href="#footnotetag253">253</a></b>: M. Guizot se rendait bien compte de l'effet qu'un +désaveu produirait sur M. Bresson. Celui-ci, en effet, à la première +nouvelle qui lui en arriva, écrivit à M. Guizot, le 26 juillet: +«Ce serait tout renverser, tout livrer à nos adversaires, et je ne +me chargerais pas de suivre une négociation aussi délicate dans de +pareilles conditions.»</p> + +<p><a id="footnote254" name="footnote254"></a> +<b><a href="#footnotetag254">254</a></b>: Voir <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 218 à 238.</p> + +<p><a id="footnote255" name="footnote255"></a> +<b><a href="#footnotetag255">255</a></b>: Louis-Philippe écrivait à M. Guizot, le 25 juillet +1846: «Le roi Léopold est en excellente disposition et désire +vivement la chute de lord Palmerston, dont il craint que nous ne +soyons dupes. <em lang="en">No fear of that!</em> Je le mettrai au fait, et, avec les +excellentes dispositions de la reine Victoria, je crois qu'il fera +bonne besogne.» (<cite>Revue rétrospective.</cite>)—Voir aussi, dans la <cite>Vie du +Prince consort</cite>, par sir Théodore <span class="smcap">Martin</span>, un <i>memorandum</i> du +18 juillet 1846, dans lequel le prince Albert, examinant l'état des +affaires d'Espagne, montrait les avantages de la politique de lord +Aberdeen et les dangers résultant de l'avènement de lord Palmerston, +particulièrement de ses liens avec les progressistes. (<cite>Le Prince +Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th. <span class="smcap">Martin</span>, par +<span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 195.)—L'auteur de la <cite>Vie de lord John +Russell</cite>, M. Spencer <span class="smcap">Walpole</span> (t. II, p. 8), constate la +méfiance du prince Albert et de la reine Victoria à l'égard de lord +Palmerston.</p> + +<p><a id="footnote256" name="footnote256"></a> +<b><a href="#footnotetag256">256</a></b>: V. plus haut, p. <a href="#page167">167</a> et suiv., ce qui a été dit de la +démarche de la reine Christine.</p> + +<p><a id="footnote257" name="footnote257"></a> +<b><a href="#footnotetag257">257</a></b>: C'était à peu près l'avis qu'exprimait déjà le +prince Albert, le 26 mai 1846, dans une lettre adressée au duc de +Saxe-Cobourg. (V. plus haut.)</p> + +<p><a id="footnote258" name="footnote258"></a> +<b><a href="#footnotetag258">258</a></b>: <cite>Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst +II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 169 à 171.</p> + +<p><a id="footnote259" name="footnote259"></a> +<b><a href="#footnotetag259">259</a></b>: En rendant compte des conversations d'Eu, en septembre +1845, M. Guizot dit «qu'il avait été entendu et reconnu par lord +Aberdeen qu'aucun prince étranger à la maison de Bourbon ne serait +soutenu par le gouvernement anglais comme prétendant à la main de +la Reine <em>ou de l'Infante</em>». Et il ajoute: «Notre sécurité à cet +égard était évidemment la condition de notre renonciation à toute +prétention pour les fils du Roi.» De même, dans le <em>memorandum</em> du 27 +février 1846, notre gouvernement avait indiqué qu'il se regarderait +comme libre de tout engagement, si le gouvernement anglais poussait +au mariage du prince de Cobourg soit avec la Reine, <em>soit avec +l'Infante</em>.</p> + +<p><a id="footnote260" name="footnote260"></a> +<b><a href="#footnotetag260">260</a></b>: Le roi Louis-Philippe écrivait à la reine des Belges, +le 14 septembre 1846: «En adhérant à la garantie que lord Aberdeen +prenait contre la stérilité de la Reine, je devais considérer comme +entendu qu'il n'y aurait plus d'objections de la part de l'Angleterre +à ce que mon fils épousât l'Infante.»</p> + +<p><a id="footnote261" name="footnote261"></a> +<b><a href="#footnotetag261">261</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p> + +<p><a id="footnote262" name="footnote262"></a> +<b><a href="#footnotetag262">262</a></b>: Les historiens anglais eux-mêmes, si longtemps +acharnés à contester la bonne foi du gouvernement français, +commencent à changer de ton. Ainsi l'auteur de la Vie récemment +publiée de lord John Russell, M. Spencer Walpole, reconnaît que +Louis-Philippe, en voyant le nom de Cobourg dans les instructions du +19 juillet, était fondé à croire que les Anglais manquaient à leurs +engagements, et qu'il était par suite libéré des siens. Il ajoute: +«L'excuse habituelle, invoquée par lord Palmerston, est qu'en nommant +le prince Léopold, il constatait un fait, sans énoncer une politique. +L'excuse est inadmissible pour qui a comparé la correspondance privée +de Palmerston avec ses dépêches publiques.»—Il dit encore plus loin: +«Lord Palmerston et Bulwer travaillaient à faire le mariage dont +Louis-Philippe ne voulait pas, et complotaient contre le mariage +qu'il désirait.» (<cite>The Life of lord John Russell</cite>, t. II, p. 2 et +3.)</p> + +<p><a id="footnote263" name="footnote263"></a> +<b><a href="#footnotetag263">263</a></b>: Sur les sentiments et les démarches de Bulwer, +voir <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, par <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. +193 et suiv., et <cite lang="en">The Life of lord John Russell</cite>, par Spencer +<span class="smcap">Walpole</span>, t. II, p. 3.</p> + +<p><a id="footnote264" name="footnote264"></a> +<b><a href="#footnotetag264">264</a></b>: Plus tard, après son échec, lord Palmerston regrettera +de n'avoir pas suivi les conseils de Bulwer. «C'est vous qui aviez +raison, lui écrira-t-il le 12 septembre 1846; nous aurions dû tout de +suite et hardiment adopter Cobourg et le faire triompher en bravant +la France.» (<cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, par <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, +p. 246.)</p> + +<p><a id="footnote265" name="footnote265"></a> +<b><a href="#footnotetag265">265</a></b>: «Je n'ai point élevé d'objections, écrivait M. Bresson +le 9 août 1846; j'ai seulement fait observer qu'il y avait des +conditions préliminaires indispensables à régler.»</p> + +<p><a id="footnote266" name="footnote266"></a> +<b><a href="#footnotetag266">266</a></b>: Lettres du 9 et du 16 août 1846.</p> + +<p><a id="footnote267" name="footnote267"></a> +<b><a href="#footnotetag267">267</a></b>: Sur ce qu'étaient ces pouvoirs, se rappeler notamment +la lettre de M. Guizot, en date du 10 décembre 1845. (V. plus haut, +p. <a href="#page166">166</a>.)</p> + +<p><a id="footnote268" name="footnote268"></a> +<b><a href="#footnotetag268">268</a></b>: Correspondance de l'envoyé sarde à Madrid. +(<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1843, t. II, p. +631.)</p> + +<p><a id="footnote269" name="footnote269"></a> +<b><a href="#footnotetag269">269</a></b>: Lettre inédite du 22 août 1846.</p> + +<p><a id="footnote270" name="footnote270"></a> +<b><a href="#footnotetag270">270</a></b>: Lettre de lord Palmerston à M. de Jarnac, du 6 +septembre 1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, +p. 239.)</p> + +<p><a id="footnote271" name="footnote271"></a> +<b><a href="#footnotetag271">271</a></b>: Lettres de M. de Jarnac à M. Guizot, des 9, 11 et 12 +septembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote272" name="footnote272"></a> +<b><a href="#footnotetag272">272</a></b>: Lettre de lord Palmerston à Bulwer, du 16 septembre +1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 247.)</p> + +<p><a id="footnote273" name="footnote273"></a> +<b><a href="#footnotetag273">273</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 423.</p> + +<p><a id="footnote274" name="footnote274"></a> +<b><a href="#footnotetag274">274</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 248 et 252.</p> + +<p><a id="footnote275" name="footnote275"></a> +<b><a href="#footnotetag275">275</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 248.</p> + +<p><a id="footnote276" name="footnote276"></a> +<b><a href="#footnotetag276">276</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 10.</p> + +<p><a id="footnote277" name="footnote277"></a> +<b><a href="#footnotetag277">277</a></b>: Lettre inédite du 20 septembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote278" name="footnote278"></a> +<b><a href="#footnotetag278">278</a></b>: Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, <cite>The life of lord John +Russell</cite>, t. II, p. 2.</p> + +<p><a id="footnote279" name="footnote279"></a> +<b><a href="#footnotetag279">279</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 5.</p> + +<p><a id="footnote280" name="footnote280"></a> +<b><a href="#footnotetag280">280</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 418 à +421.</p> + +<p><a id="footnote281" name="footnote281"></a> +<b><a href="#footnotetag281">281</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +241.</p> + +<p><a id="footnote282" name="footnote282"></a> +<b><a href="#footnotetag282">282</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th. +<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 208.</p> + +<p><a id="footnote283" name="footnote283"></a> +<b><a href="#footnotetag283">283</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p> + +<p><a id="footnote284" name="footnote284"></a> +<b><a href="#footnotetag284">284</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th. +<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 208.</p> + +<p><a id="footnote285" name="footnote285"></a> +<b><a href="#footnotetag285">285</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 430; t. +III, p. 53.</p> + +<p><a id="footnote286" name="footnote286"></a> +<b><a href="#footnotetag286">286</a></b>: Voir plusieurs lettres publiées dans la <cite>Revue +rétrospective</cite>.</p> + +<p><a id="footnote287" name="footnote287"></a> +<b><a href="#footnotetag287">287</a></b>: Louis-Philippe écrivait au roi des Belges, le 25 +juillet 1846: «J'ai reçu de Victoria les lettres les plus aimables, +les plus rassurantes, sur le maintien de notre précieuse entente +cordiale. Sa jeunesse et sa droiture le croient; elle ne peut douter +des assertions qu'on lui donne. Ma vieillesse, sans être moins +droite, n'a pas la même confiance, et de là l'incertitude que j'ai +dû lui faire entrevoir sur ma visite du mois d'octobre, qu'elle veut +bien désirer avec un affectueux empressement.»</p> + +<p><a id="footnote288" name="footnote288"></a> +<b><a href="#footnotetag288">288</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page217">217</a>, <a href="#page218">218</a>.</p> + +<p><a id="footnote289" name="footnote289"></a> +<b><a href="#footnotetag289">289</a></b>: Le langage de ce prince était des plus amers; il +écrivait à un de ses parents d'Allemagne, le 17 septembre 1846: «Rien +de plus perfide que la politique suivie par la cour française. On +nous a dupés, et maintenant on triomphe. Mesquin triomphe d'avoir +dupé un ami, et le seul qu'on a, et au moment même où il fait un +sacrifice à l'amitié. Car les pauvres reines ont, jusqu'à la dernière +heure, été attachées à Léopold, et cet attachement, elles ne l'ont +abandonné que quand Bulwer leur a déclaré que nous ne pouvions pas y +consentir...» (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst +II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 174.)</p> + +<p><a id="footnote290" name="footnote290"></a> +<b><a href="#footnotetag290">290</a></b>: Ce fond d'affection reparaîtra en 1848, après la +révolution de Février. La Reine écrira au baron Stockmar, le 6 mars +1848: «Vous connaissez ma tendresse pour la famille royale; vous +savez comme je désirais de nouveau être dans de meilleures relations +avec eux..., et vous disiez que le temps seul pourrait amener ce +résultat... Que j'étais loin de prévoir comment il se ferait que +nous nous reverrions en effet tous de la façon la plus amicale, que +la duchesse de Montpensier, au sujet de laquelle nous nous disputions +depuis plus d'un an, arriverait ici en fugitive!...» Et le 22 avril: +«Ces pauvres exilés à Claremont! Leur vie, leur avenir vous brisent +le cœur.» (<cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir +Théodore <span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 256 et +257.)</p> + +<p><a id="footnote291" name="footnote291"></a> +<b><a href="#footnotetag291">291</a></b>: Le baron Stockmar a écrit, quelques semaines plus +tard, le 10 novembre 1846: «Au commencement, la Reine était tout +entière aux idées de pardon et de réconciliation; le prince, au +contraire, ressentait le coup comme il convient à un homme; il voyait +une chose injuste au fond, une offense nationale dans la forme +et pour lui un procédé blessant, car il pouvait se dire qu'ayant +sacrifié à de hauts intérêts politiques sa bienveillance pour son +cousin, il n'avait reçu en échange qu'une marque d'ingratitude sous +la forme la plus dédaigneuse.» (<cite>Mémoires de Stockmar.</cite>)—Écrivant +à la Reine, Stockmar lui dénonçait la conduite de Louis-Philippe +«comme un trait de politique égoïste et inique, du scandale duquel +la réputation du Roi ne se remettrait jamais». (<cite>Le Prince Albert</cite>, +extraits de l'ouvrage de sir Théodore <span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. +Craven</span>, t. I, p. 208.)</p> + +<p><a id="footnote292" name="footnote292"></a> +<b><a href="#footnotetag292">292</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 424.</p> + +<p><a id="footnote293" name="footnote293"></a> +<b><a href="#footnotetag293">293</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote294" name="footnote294"></a> +<b><a href="#footnotetag294">294</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th. +<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 201 à 203.</p> + +<p><a id="footnote295" name="footnote295"></a> +<b><a href="#footnotetag295">295</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 424.</p> + +<p><a id="footnote296" name="footnote296"></a> +<b><a href="#footnotetag296">296</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p> + +<p><a id="footnote297" name="footnote297"></a> +<b><a href="#footnotetag297">297</a></b>: C'est ce qu'insinue lord Palmerston dans une lettre à +Bulwer. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p. 252.)</p> + +<p><a id="footnote298" name="footnote298"></a> +<b><a href="#footnotetag298">298</a></b>: <cite>Le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de sir Th. +<span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 203 à 206.</p> + +<p><a id="footnote299" name="footnote299"></a> +<b><a href="#footnotetag299">299</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +252.</p> + +<p><a id="footnote300" name="footnote300"></a> +<b><a href="#footnotetag300">300</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +241.</p> + +<p><a id="footnote301" name="footnote301"></a> +<b><a href="#footnotetag301">301</a></b>: Il n'est pas besoin de démentir cette infamie. On se +rappelle que M. Bresson n'était même pas au palais royal le soir où +le consentement de la Reine fut obtenu. (V. plus haut, p. <a href="#page226">226</a>.) Dans +sa correspondance confidentielle avec M. Guizot, M. Bresson se montre +fort ému et fort indigné de ces «abominables calomnies». (Lettre +inédite du 29 septembre 1846.)</p> + +<p><a id="footnote302" name="footnote302"></a> +<b><a href="#footnotetag302">302</a></b>: Voir notamment le <cite>Siècle</cite> des 9, 10, 13, 18 août, le +<cite>Constitutionnel</cite> du 13 août, le <cite>National</cite> des 14 et 16 août, etc.</p> + +<p><a id="footnote303" name="footnote303"></a> +<b><a href="#footnotetag303">303</a></b>: Sur les premiers symptômes de cette alliance de M. +Thiers et de lord Palmerston, voir plus haut, p. 197 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote304" name="footnote304"></a> +<b><a href="#footnotetag304">304</a></b>: Ce propos est rapporté par M. Bresson, qui le tenait +de M. Donozo Cortès.</p> + +<p><a id="footnote305" name="footnote305"></a> +<b><a href="#footnotetag305">305</a></b>: Lettre inédite de M. Bresson à M. Guizot, du 29 +septembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote306" name="footnote306"></a> +<b><a href="#footnotetag306">306</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The life of Palmerston</cite>, t. III, p. +247 à 257.</p> + +<p><a id="footnote307" name="footnote307"></a> +<b><a href="#footnotetag307">307</a></b>: Voir entre autres le <cite lang="en">Morning Chronicle</cite> du 19 +septembre 1846, et le <cite lang="en">Times</cite> du 24.</p> + +<p><a id="footnote308" name="footnote308"></a> +<b><a href="#footnotetag308">308</a></b>: Le ministre avait été, du reste, devancé dans cette +voie par Bulwer, qui, de son chef, avait invoqué le traité d'Utrecht +dans une note à M. Isturiz, en date du 8 septembre.</p> + +<p><a id="footnote309" name="footnote309"></a> +<b><a href="#footnotetag309">309</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page237">237</a>.</p> + +<p><a id="footnote310" name="footnote310"></a> +<b><a href="#footnotetag310">310</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. +248 à 252. Voir aussi <cite>le Prince Albert</cite>, extraits de l'ouvrage de +sir Théodore <span class="smcap">Martin</span>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 207.</p> + +<p><a id="footnote311" name="footnote311"></a> +<b><a href="#footnotetag311">311</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote312" name="footnote312"></a> +<b><a href="#footnotetag312">312</a></b>: Cité dans une dépêche de M. d'Arnim, ministre de +Prusse à Paris. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>, +1830-1848, t. II, p. 647.)</p> + +<p><a id="footnote313" name="footnote313"></a> +<b><a href="#footnotetag313">313</a></b>: Voir, entre autres, une lettre du 23 septembre 1846, +dans laquelle M. de Flahault rend compte à M. Guizot d'une dépêche de +l'ambassadeur d'Autriche à Londres, du 12 septembre. Voir aussi les +<cite>Mémoires du prince de Metternich</cite>, t. VII, p. 272.</p> + +<p><a id="footnote314" name="footnote314"></a> +<b><a href="#footnotetag314">314</a></b>: <cite>Mémoires du prince de Metternich</cite>, t. VII, p. 277.</p> + +<p><a id="footnote315" name="footnote315"></a> +<b><a href="#footnotetag315">315</a></b>: Correspondance inédite de M. Guizot et de M. de +Flahault, ambassadeur de France à Vienne.</p> + +<p><a id="footnote316" name="footnote316"></a> +<b><a href="#footnotetag316">316</a></b>: Dépêches d'Arnim, ministre de Prusse à Paris, en +date des 13 et 14 octobre 1846. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte +Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p. 645.)</p> + +<p><a id="footnote317" name="footnote317"></a> +<b><a href="#footnotetag317">317</a></b>: J'aurai l'occasion plus tard de revenir avec détail +sur les événements de Suisse et d'Italie.</p> + +<p><a id="footnote318" name="footnote318"></a> +<b><a href="#footnotetag318">318</a></b>: «Il n'y a rien de plus grave pour un gouvernement, +déclarait M. de Metternich, que de dire: Je proteste. Derrière une +protestation, il faut toujours avoir un canon chargé.» (Lettre de M. +de Flahault à M. Guizot, du 5 octobre 1846, <i>Documents inédits</i>.)</p> + +<p><a id="footnote319" name="footnote319"></a> +<b><a href="#footnotetag319">319</a></b>: M. de Metternich écrivait, après avoir lu les pièces +communiquées par le gouvernement français: «Ce qui ressort avec +évidence de ces pièces, c'est une grande habileté dans la manière de +procéder du roi des Français.» (<cite>Mémoires de Metternich</cite>, t. VII, p. +279.)</p> + +<p><a id="footnote320" name="footnote320"></a> +<b><a href="#footnotetag320">320</a></b>: Lettres de M. de Flahault rendant compte à M. Guizot +de ses conversations avec M. de Metternich, en date des 23 septembre, +5, 10 et 16 octobre 1846. (<i>Documents inédits.</i>) Voir aussi les +dépêches de M. de Metternich à ses agents à Berlin, en date des 6 et +10 octobre 1846. (<cite>Mémoires de Metternich</cite>, t. VII, p. 272 à 281.)</p> + +<p><a id="footnote321" name="footnote321"></a> +<b><a href="#footnotetag321">321</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 26 septembre +1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote322" name="footnote322"></a> +<b><a href="#footnotetag322">322</a></b>: Dépêches des 6 et 10 octobre 1846. (<cite>Mémoires de +Metternich</cite>, t. VII, p. 272 à 281.)</p> + +<p><a id="footnote323" name="footnote323"></a> +<b><a href="#footnotetag323">323</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 21 octobre +1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote324" name="footnote324"></a> +<b><a href="#footnotetag324">324</a></b>: «J'ai été complètement submergé par la besogne, +écrivait-il à lord Normanby le 27 septembre, et bien que ce soit +septembre, je n'ai pu aller qu'une fois à la chasse aux perdrix.» +(<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 251.)</p> + +<p><a id="footnote325" name="footnote325"></a> +<b><a href="#footnotetag325">325</a></b>: <cite>Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis</cite>, p. 244.</p> + +<p><a id="footnote326" name="footnote326"></a> +<b><a href="#footnotetag326">326</a></b>: Dépêche de lord Normanby à lord Palmerston, du 1<sup>er</sup> +septembre 1846.—Voir aussi lettre de Palmerston à Bulwer, du 16 +septembre. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. +249.)</p> + +<p><a id="footnote327" name="footnote327"></a> +<b><a href="#footnotetag327">327</a></b>: Voir notamment certaines ouvertures faites par des +personnages qu'on pouvait supposer être plus ou moins autorisés par +Louis-Philippe. (<cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 425, +430, 431, et t. III, p. 5.)</p> + +<p><a id="footnote328" name="footnote328"></a> +<b><a href="#footnotetag328">328</a></b>: «Je demande à Dieu, écrivait M. Désages à M. de +Jarnac, de mettre le signet à cette polémique où nous reconnaissons +tous qu'il y a inconvénient même à avoir trop raison et à trop le +démontrer.» (Lettre inédite du 5 novembre 1846.)</p> + +<p><a id="footnote329" name="footnote329"></a> +<b><a href="#footnotetag329">329</a></b>: Dépêches de lord Palmerston, en date du 31 octobre +1846; de M. Guizot, en date du 29 novembre 1846; de Palmerston, en +date du 8 janvier 1847; de M. Guizot, en date du 22 janvier.</p> + +<p><a id="footnote330" name="footnote330"></a> +<b><a href="#footnotetag330">330</a></b>: Que ne pouvait-on pas attendre de l'homme d'État +qui écrivait à Bulwer, le 15 octobre 1846, que Louis-Philippe +était un «<em>pick-pocket</em> découvert»? (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of +Palmerston</cite>, t. III, p. 260.)—Le <cite>Times</cite>, vers la même époque, +accusait le roi des Français d'avoir «filouté à l'Espagne l'Infante +et son héritage».</p> + +<p><a id="footnote331" name="footnote331"></a> +<b><a href="#footnotetag331">331</a></b>: Lettre du 7 décembre 1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, +p. 276.)</p> + +<p><a id="footnote332" name="footnote332"></a> +<b><a href="#footnotetag332">332</a></b>: <cite>Leaves from the diary of Henry Greville</cite>, p. 174.</p> + +<p><a id="footnote333" name="footnote333"></a> +<b><a href="#footnotetag333">333</a></b>: Voir les lettres que Palmerston écrivait à Bulwer, les +15 octobre, 15, 19 et 26 novembre 1846. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life +of Palmerston</cite>, t. III, p. 259 à 263.)</p> + +<p><a id="footnote334" name="footnote334"></a> +<b><a href="#footnotetag334">334</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 263.</p> + +<p><a id="footnote335" name="footnote335"></a> +<b><a href="#footnotetag335">335</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 14.</p> + +<p><a id="footnote336" name="footnote336"></a> +<b><a href="#footnotetag336">336</a></b>: Lettre inédite de M. Guizot au comte de Flahault, du 9 +novembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote337" name="footnote337"></a> +<b><a href="#footnotetag337">337</a></b>: Correspondance inédite entre M. Guizot et le comte de +Flahault, pendant les mois d'octobre et de novembre 1846.—Voir aussi +<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 278 à 280.</p> + +<p><a id="footnote338" name="footnote338"></a> +<b><a href="#footnotetag338">338</a></b>: Voir, comme spécimen de ces caresses, la lettre +que lord Palmerston adressera, quelques semaines plus tard, à son +représentant à Saint-Pétersbourg. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of +Palmerston</cite>, t. III, p. 278.)</p> + +<p><a id="footnote339" name="footnote339"></a> +<b><a href="#footnotetag339">339</a></b>: Cette réponse, communiquée par M. de Metternich à +M. de Flahault, fut aussitôt transmise par ce dernier à M. Guizot. +(Lettre inédite du 22 novembre 1846.)</p> + +<p><a id="footnote340" name="footnote340"></a> +<b><a href="#footnotetag340">340</a></b>: Lettre inédite du 2 août 1847.</p> + +<p><a id="footnote341" name="footnote341"></a> +<b><a href="#footnotetag341">341</a></b>: <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, +1830-1848, t. II, p. 584.</p> + +<p><a id="footnote342" name="footnote342"></a> +<b><a href="#footnotetag342">342</a></b>: Correspondance inédite du marquis de Dalmatie, +ministre de France à Berlin, et de M. Guizot.—Voir aussi +<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p. +645 à 651.</p> + +<p><a id="footnote343" name="footnote343"></a> +<b><a href="#footnotetag343">343</a></b>: Voir plus haut, t. IV, p. 311, et t. V, p. 47.</p> + +<p><a id="footnote344" name="footnote344"></a> +<b><a href="#footnotetag344">344</a></b>: Sur ce double courant et sur cette incertitude de +la politique prussienne, cf. <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte +Frankreichs</cite>, t. II, p. 645 à 651. Il faut voir avec quelle amertume +cet historien reproche à Frédéric-Guillaume IV d'avoir manqué en +cette circonstance à la mission des Hohenzollern et d'avoir ainsi +fait la partie trop facile au gouvernement français.</p> + +<p><a id="footnote345" name="footnote345"></a> +<b><a href="#footnotetag345">345</a></b>: Lettre inédite à M. de Jarnac, en date du 11 février +1847.</p> + +<p><a id="footnote346" name="footnote346"></a> +<b><a href="#footnotetag346">346</a></b>: Lettre inédite du 26 octobre 1846.</p> + +<p><a id="footnote347" name="footnote347"></a> +<b><a href="#footnotetag347">347</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 169, 170, +198.</p> + +<p><a id="footnote348" name="footnote348"></a> +<b><a href="#footnotetag348">348</a></b>: Voir plus haut, t. III, ch. <span class="smcap">II</span>, § II.</p> + +<p><a id="footnote349" name="footnote349"></a> +<b><a href="#footnotetag349">349</a></b>: Dépêches de M. de Metternich à M. d'Apponyi, du 20 +février 1846; de M. Guizot à M. de Flahault, du 23 mars 1846; de M. +de Flahault à M. Guizot, du 1<sup>er</sup> avril 1846, et de M. Humann à M. +Guizot, du 3 avril 1846.</p> + +<p><a id="footnote350" name="footnote350"></a> +<b><a href="#footnotetag350">350</a></b>: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25 +novembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote351" name="footnote351"></a> +<b><a href="#footnotetag351">351</a></b>: Dépêche à M. de Jarnac, du 19 novembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote352" name="footnote352"></a> +<b><a href="#footnotetag352">352</a></b>: Lettre inédite à M. de Flahault, en date du 25 +novembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote353" name="footnote353"></a> +<b><a href="#footnotetag353">353</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p. 430.</p> + +<p><a id="footnote354" name="footnote354"></a> +<b><a href="#footnotetag354">354</a></b>: Lettre précitée à M. de Flahault.</p> + +<p><a id="footnote355" name="footnote355"></a> +<b><a href="#footnotetag355">355</a></b>: Lord Palmerston écrivait, à l'un de ses confidents, le +19 novembre 1846: «La vérité est que, même en bons termes, la France +et l'Angleterre n'auraient eu aucun moyen d'action sur ce point; +elles n'auraient pu prévenir la chose que par une menace de guerre, +et les trois puissances savaient bien que nous n'y aurions pas +recouru pour Cracovie.» (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, +t. III, p. 270.)</p> + +<p><a id="footnote356" name="footnote356"></a> +<b><a href="#footnotetag356">356</a></b>: Lettre inédite du prince Albert de Broglie, alors +premier secrétaire à l'ambassade de Rome.</p> + +<p><a id="footnote357" name="footnote357"></a> +<b><a href="#footnotetag357">357</a></b>: Lettre inédite du 25 novembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote358" name="footnote358"></a> +<b><a href="#footnotetag358">358</a></b>: Dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse, en date du +22 décembre 1846. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, +1830-1848, t. II, p. 644.)</p> + +<p><a id="footnote359" name="footnote359"></a> +<b><a href="#footnotetag359">359</a></b>: Dépêche de M. de Brignole, ministre de Sardaigne, en +date des 5 et 26 décembre 1846. (<i>Ibid.</i>)</p> + +<p><a id="footnote360" name="footnote360"></a> +<b><a href="#footnotetag360">360</a></b>: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 22 +janvier 1847.</p> + +<p><a id="footnote361" name="footnote361"></a> +<b><a href="#footnotetag361">361</a></b>: Lettre inédite du marquis de Dalmatie à M. Guizot, du +23 décembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote362" name="footnote362"></a> +<b><a href="#footnotetag362">362</a></b>: Lettre inédite de M. de Flahault à M. Guizot, du 13 +décembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote363" name="footnote363"></a> +<b><a href="#footnotetag363">363</a></b>: Dépêche de M. de Brignole, du 12 décembre 1846. +(<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite>Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p. +644.)</p> + +<p><a id="footnote364" name="footnote364"></a> +<b><a href="#footnotetag364">364</a></b>: Dépêche du 4 janvier 1847, et lettre confidentielle du +même jour. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 359 à 363.)</p> + +<p><a id="footnote365" name="footnote365"></a> +<b><a href="#footnotetag365">365</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 298 à 303.</p> + +<p><a id="footnote366" name="footnote366"></a> +<b><a href="#footnotetag366">366</a></b>: Lettres inédites du 25 novembre et du 5 décembre 1846.</p> + +<p><a id="footnote367" name="footnote367"></a> +<b><a href="#footnotetag367">367</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page242">242</a>. Cf. aussi p. <a href="#page197">197</a>.</p> + +<p><a id="footnote368" name="footnote368"></a> +<b><a href="#footnotetag368">368</a></b>: M. Panizzi devait mourir sénateur du royaume d'Italie.</p> + +<p><a id="footnote369" name="footnote369"></a> +<b><a href="#footnotetag369">369</a></b>: Louis <span class="smcap">Fagan</span>, <cite>The Life of sir Anthony +Panizzi</cite>.</p> + +<p><a id="footnote370" name="footnote370"></a> +<b><a href="#footnotetag370">370</a></b>: Sur cette conduite de lord Normanby, voir <i>passim</i>, +<cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III. Cf. notamment p. 10, 19 +et 34.</p> + +<p><a id="footnote371" name="footnote371"></a> +<b><a href="#footnotetag371">371</a></b>: M. Greville raconte, à la date du 30 décembre 1846, +que lord Clarendon lui avait fait part, comme d'une chose toute +naturelle, de «l'intention où était Palmerston de fournir des +informations à Thiers pour en user contre Guizot». M. Greville +lui fit de fortes représentations sur ce qu'un tel procédé avait +d'impolitique et d'immoral. Clarendon lui répondit en tachant de +le tranquilliser et en lui promettant qu'on userait de beaucoup de +précautions. «Cela ne me tranquillisa pas, ajoute Greville, et mon +sentiment était prophétique. Que de torts on se fit ainsi!» (<cite>The +Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 13.)</p> + +<p><a id="footnote372" name="footnote372"></a> +<b><a href="#footnotetag372">372</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, <i>passim</i>. Voir +notamment t. II, p. 426, et t. III, p. 19, 52, 55.</p> + +<p><a id="footnote373" name="footnote373"></a> +<b><a href="#footnotetag373">373</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel</cite>; <cite>Correspondance +inédite de M. Désages avec M. de Jarnac</cite>; <cite>The Greville Memoirs, +second part</cite>, <i>passim</i>, notamment t. II, p. 424; Spencer +<span class="smcap">Walpole</span>, <cite>The Life of lord John Russell</cite>, t. II, p. 4 et 5.</p> + +<p><a id="footnote374" name="footnote374"></a> +<b><a href="#footnotetag374">374</a></b>: Cf. <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of lord Palmerston</cite>, t. +III, p. 325 et suiv., et Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, <cite>The Life of lord +John Russell</cite>, t. II, p. 14 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote375" name="footnote375"></a> +<b><a href="#footnotetag375">375</a></b>: On écrivait de Paris à M. Thouvenel: «Le roi des +Belges était si mécontent des mariages espagnols qu'il a quitté +Saint-Cloud la veille de l'arrivée du duc de Montpensier et de sa +femme.» (<cite>La Grèce du roi Othon: Correspondance de M. Thouvenel avec +sa famille et ses amis</cite>, p. 94.)</p> + +<p><a id="footnote376" name="footnote376"></a> +<b><a href="#footnotetag376">376</a></b>: Voir la lettre écrite, le 13 novembre 1846, au duc de +Saxe-Cobourg par le roi Léopold. (<cite>Aus meinem Leben und aus meiner +Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, +p. 175.)</p> + +<p><a id="footnote377" name="footnote377"></a> +<b><a href="#footnotetag377">377</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. II, p, 425.</p> + +<p><a id="footnote378" name="footnote378"></a> +<b><a href="#footnotetag378">378</a></b>: <i>Ibid.</i>, t. III, p. 12, 13, 14, 26, 34.</p> + +<p><a id="footnote379" name="footnote379"></a> +<b><a href="#footnotetag379">379</a></b>: C'est M. Greville qui a noté, au moment même, sur +son journal, tout ce que lui avait dit M. Thiers. (<cite>The Greville +Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 28 et suiv.)</p> + +<p><a id="footnote380" name="footnote380"></a> +<b><a href="#footnotetag380">380</a></b>: Cette lettre et celles qui seront citées à la suite +sont toujours tirées de l'ouvrage de M. <span class="smcap">Fagan</span>, <cite>The Life of +sir Anthony Panizzi</cite>.</p> + +<p><a id="footnote381" name="footnote381"></a> +<b><a href="#footnotetag381">381</a></b>: Lettre de Palmerston à lord Normanby, du 17 février +1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 286.)</p> + +<p><a id="footnote382" name="footnote382"></a> +<b><a href="#footnotetag382">382</a></b>: On fut en effet assez froissé, à Londres, du langage +du duc de Broglie. M. Greville, alors à Paris, et qui désirait un +rapprochement, écrivait sur son journal, le 21 janvier: «Ce discours +n'est ni juste, ni vrai, ni sage. Si l'orateur avait eu le désir +d'envenimer l'affaire, ce que je ne crois pas, il n'aurait pas pu +parler autrement.» (<cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, +p. 36.) M. Désages, informé de l'impression produite outre-Manche, +répondait, le 1<sup>er</sup> février, à M. de Jarnac: «Ce discours est +incisif, hautain peut-être, mais le raisonnement est puissant, serré, +sans bonne réplique possible.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote383" name="footnote383"></a> +<b><a href="#footnotetag383">383</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel</cite>, à la date +du 23 janvier 1847.</p> + +<p><a id="footnote384" name="footnote384"></a> +<b><a href="#footnotetag384">384</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 39.</p> + +<p><a id="footnote385" name="footnote385"></a> +<b><a href="#footnotetag385">385</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote386" name="footnote386"></a> +<b><a href="#footnotetag386">386</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 39, +40.</p> + +<p><a id="footnote387" name="footnote387"></a> +<b><a href="#footnotetag387">387</a></b>: Dans le livre de M. Fagan (<cite>The Life of sir Anthony +Panizzi</cite>), la lettre est datée seulement de <em>Dimanche</em> 1847. La date +que nous indiquons ne peut faire aucun doute.</p> + +<p><a id="footnote388" name="footnote388"></a> +<b><a href="#footnotetag388">388</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page227">227</a>.</p> + +<p><a id="footnote389" name="footnote389"></a> +<b><a href="#footnotetag389">389</a></b>: M. Thiers, dans une lettre à M. Panizzi, rapportait +ainsi lui-même son propos: «Mon cher monsieur Greville, vous êtes une +éponge trempée dans le liquide Lieven, et, quand on vous presse, il +n'en sort que ce liquide. Prenez garde, ce n'est que du liquide de +vieille femme.»</p> + +<p><a id="footnote390" name="footnote390"></a> +<b><a href="#footnotetag390">390</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 48, +49.</p> + +<p><a id="footnote391" name="footnote391"></a> +<b><a href="#footnotetag391">391</a></b>: Lettre du 7 février 1847. (<cite>The Life of sir Anthony +Panizzi</cite>, par Louis <span class="smcap">Fagan</span>.)</p> + +<p><a id="footnote392" name="footnote392"></a> +<b><a href="#footnotetag392">392</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 46.</p> + +<p><a id="footnote393" name="footnote393"></a> +<b><a href="#footnotetag393">393</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 49.</p> + +<p><a id="footnote394" name="footnote394"></a> +<b><a href="#footnotetag394">394</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page275">275</a>.</p> + +<p><a id="footnote395" name="footnote395"></a> +<b><a href="#footnotetag395">395</a></b>: Le jour même où s'ouvraient les débats de l'adresse, +le 1<sup>er</sup> février, M. Dégages écrivait à M. de Jarnac: «M. Guizot +parlera le moins possible; il ne parlera que pour se défendre s'il +est attaqué. Chacun se demande ce que fera M. Thiers. Je crois +volontiers qu'il ne le sait pas bien encore lui-même.» (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote396" name="footnote396"></a> +<b><a href="#footnotetag396">396</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote397" name="footnote397"></a> +<b><a href="#footnotetag397">397</a></b>: «La majorité, écrivait le duc de Broglie à son fils, +est contente de manger un peu de l'Anglais, pourvu qu'on n'en mange +que ce qu'on en peut digérer.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote398" name="footnote398"></a> +<b><a href="#footnotetag398">398</a></b>: Lettres à M. de Flahault, en date du 24 février 1847, +et au marquis de Dalmatie, en date du 4 mars. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote399" name="footnote399"></a> +<b><a href="#footnotetag399">399</a></b>: <cite lang="en">The Life of sir Anthony Panizzi</cite>, par Louis +<span class="smcap">Fagan</span>.</p> + +<p><a id="footnote400" name="footnote400"></a> +<b><a href="#footnotetag400">400</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. +299.</p> + +<p><a id="footnote401" name="footnote401"></a> +<b><a href="#footnotetag401">401</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. +299.</p> + +<p><a id="footnote402" name="footnote402"></a> +<b><a href="#footnotetag402">402</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 45 et +47.</p> + +<p><a id="footnote403" name="footnote403"></a> +<b><a href="#footnotetag403">403</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 49.</p> + +<p><a id="footnote404" name="footnote404"></a> +<b><a href="#footnotetag404">404</a></b>: C'est ce que reconnaît formellement Bulwer, tout +hostile qu'il soit à la France, dans cette affaire des mariages; il +ne doute pas que ce ne soit au fond le sentiment de lord Palmerston. +(<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. 283.)</p> + +<p><a id="footnote405" name="footnote405"></a> +<b><a href="#footnotetag405">405</a></b>: Lord Palmerston écrivit à lord Normanby qu'il avait +déposé seulement un extrait de sa dépêche (c'est l'extrait que +nous citons plus haut), parce que certains passages étaient d'un +ton trop batailleur (<em>too pugnacious</em>) pour l'état de l'opinion +anglaise. (<span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 283.) On peut juger, par ce +que Palmerston a conservé, de ce que devaient être les passages qu'il +s'est cru obligé de retrancher.</p> + +<p><a id="footnote406" name="footnote406"></a> +<b><a href="#footnotetag406">406</a></b>: M. Désages écrivait à M. de Jarnac, le 15 février +1847: «Normanby, appuyé par lord Palmerston, prétend exiger une +satisfaction à la tribune française, M. Guizot se faisant interpeller +par un compère.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote407" name="footnote407"></a> +<b><a href="#footnotetag407">407</a></b>: C'est encore M. Désages qui mandait à M. de Jarnac, le +11 février 1847: «Tout cela est regrettable, car il y a bien assez de +la difficulté au fond, sans qu'il soit besoin qu'elle se complique de +questions personnelles... Un autre que lord Normanby, après avoir +lu son <cite>Moniteur</cite>, aurait écrit quelques mots au ministre, qui lui +aurait répondu par un certificat de loyauté, tout en maintenant qu'il +y avait inexactitude dans la dépêche non communiquée, et tout eût été +dit.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote408" name="footnote408"></a> +<b><a href="#footnotetag408">408</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite>The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. +287, 288.</p> + +<p><a id="footnote409" name="footnote409"></a> +<b><a href="#footnotetag409">409</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 292, 293, 294.</p> + +<p><a id="footnote410" name="footnote410"></a> +<b><a href="#footnotetag410">410</a></b>: <cite>The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 60.</p> + +<p><a id="footnote411" name="footnote411"></a> +<b><a href="#footnotetag411">411</a></b>: Lettre à Apponyi, du 25 février 1847. (<cite>Mémoires de M. +de Metternich</cite>, t. VII, p. 328.)</p> + +<p><a id="footnote412" name="footnote412"></a> +<b><a href="#footnotetag412">412</a></b>: Lettre du 18 février 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote413" name="footnote413"></a> +<b><a href="#footnotetag413">413</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 55, +56, 57.</p> + +<p><a id="footnote414" name="footnote414"></a> +<b><a href="#footnotetag414">414</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 60, 61.</p> + +<p><a id="footnote415" name="footnote415"></a> +<b><a href="#footnotetag415">415</a></b>: Ce curieux incident est raconté en détail par M. +Greville, qui y fut mêlé d'assez près. «<cite lang="en">The Greville Memoirs, second +part</cite>, t. III, p. 61 à 64.»—Voir aussi Spencer <span class="smcap">Walpole</span>, +<cite lang="en">The Life of lord John Russell</cite>, t. II, p. 7 et 8.—M. Greville note +ce qu'il y eut d'assez peu fier dans cette évolution de Palmerston. +«Celui-ci, dit-il, est surpris, déjoué au moment où, de sa propre +autorité, à l'insu de ses collègues, il faisait cette démarche grave +et violente: il devrait être mortifié, et jusqu'à un certain point +il pourrait se croire déshonoré. Voir sa communication contremandée +à son insu par le premier ministre est une sorte d'affront que tout +homme d'honneur ressentirait. Mais il est trop dans son tort pour +le ressentir, et il se soumet.» M. Greville n'est pas moins sévère +pour la faiblesse du premier ministre, intervenant dans ce cas +particulier, mais ne sachant pas établir son autorité d'une façon +permanente.</p> + +<p><a id="footnote416" name="footnote416"></a> +<b><a href="#footnotetag416">416</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. +294 à 296.</p> + +<p><a id="footnote417" name="footnote417"></a> +<b><a href="#footnotetag417">417</a></b>: Tous ces détails sont rapportés par M. Guizot dans une +lettre particulière du 4 mars 1847, adressée au marquis de Dalmatie, +ministre à Berlin. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote418" name="footnote418"></a> +<b><a href="#footnotetag418">418</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote419" name="footnote419"></a> +<b><a href="#footnotetag419">419</a></b>: <cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 66.</p> + +<p><a id="footnote420" name="footnote420"></a> +<b><a href="#footnotetag420">420</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 66 à 68.—M. Greville note avec +stupéfaction que Normanby, dans ses lettres, se défendait d'avoir +été en communication avec l'opposition française, et notamment avec +M. Thiers. «C'est réellement incroyable, ajoutait M. Greville, qu'il +puisse s'abuser jusqu'à ce point et qu'il s'imagine tromper les +autres.»</p> + +<p><a id="footnote421" name="footnote421"></a> +<b><a href="#footnotetag421">421</a></b>: Lettre du 5 mars 1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of +Palmerston</cite>, t. III, p. 297, 298.)</p> + +<p><a id="footnote422" name="footnote422"></a> +<b><a href="#footnotetag422">422</a></b>: C'est ce que dit l'éditeur des Mémoires de Greville, +M. Reeve (<cite lang="en">The Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 72, note de +l'éditeur).</p> + +<p><a id="footnote423" name="footnote423"></a> +<b><a href="#footnotetag423">423</a></b>: Lettres diverses, adressées à M. Guizot, en janvier +1847, par le comte de Flahault, ambassadeur à Vienne, et par le +marquis de Dalmatie, ministre à Berlin. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote424" name="footnote424"></a> +<b><a href="#footnotetag424">424</a></b>: On sait que le discours de la Reine fut tout différent +de ce qu'annonçait lord Ponsonby.</p> + +<p><a id="footnote425" name="footnote425"></a> +<b><a href="#footnotetag425">425</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote426" name="footnote426"></a> +<b><a href="#footnotetag426">426</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 22 janvier +1847.—M. Greville notait sur son journal: «Ponsonby fait tout ce +qu'il peut à Vienne et y tient le langage le plus despotique.» (<cite lang="en">The +Greville Memoirs, second part</cite>, t. III, p. 64.)</p> + +<p><a id="footnote427" name="footnote427"></a> +<b><a href="#footnotetag427">427</a></b>: M. de Metternich décernait à lord Ponsonby l'éloge +qu'il réservait à ses meilleurs amis; il l'appelait un «brave homme». +(Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 21 janvier 1847. +<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote428" name="footnote428"></a> +<b><a href="#footnotetag428">428</a></b>: M. de Flahault rapportait à M. Guizot des +conversations de M. de Metternich, qui ne semblaient pas toujours +rassurantes. (Lettre du 21 janvier 1847. <i>Documents inédits.</i>) +Notre diplomatie se rendait compte d'ailleurs des raisons qui +pouvaient porter le chancelier à prêter l'oreille aux ouvertures de +l'Angleterre. Un peu plus tard, M. de Flahault résumait ainsi ces +raisons: «Il ne faut pas oublier que l'Angleterre est une ancienne +amie que la politique autrichienne est disposée à suivre, et que la +négation des droits de Mme la duchesse de Montpensier se trouve dans +le principe qui règle la conduite de la cour de Vienne, et qu'elle +pourrait tendre au rétablissement de la Pragmatique de Philippe V +et à celui de la branche masculine dans la personne du comte de +Montemolin, si la reine Isabelle vient à décéder sans enfants. +Tout cela est fort tentant.» (Lettre à M. Guizot, du 9 mars 1847. +<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote429" name="footnote429"></a> +<b><a href="#footnotetag429">429</a></b>: Lettres du 1<sup>er</sup> et du 24 février 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote430" name="footnote430"></a> +<b><a href="#footnotetag430">430</a></b>: J'ai trouvé ce résumé de la note anglaise et de la +note autrichienne dans une lettre particulière de M. de Flahault à +M. Guizot, en date du 19 février 1847. M. de Flahault tenait ces +renseignements de M. de Metternich. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote431" name="footnote431"></a> +<b><a href="#footnotetag431">431</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 19 février +1847. (<i>Documents inédits.</i>) Voir aussi deux dépêches de M. de +Metternich au comte Apponyi, du 25 février 1847. (<cite>Mémoires de M. de +Metternich</cite>, t. VII, p. 383 à 388.)</p> + +<p><a id="footnote432" name="footnote432"></a> +<b><a href="#footnotetag432">432</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 24 février +1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote433" name="footnote433"></a> +<b><a href="#footnotetag433">433</a></b>: Lettres de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 24 +février et du 18 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote434" name="footnote434"></a> +<b><a href="#footnotetag434">434</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote435" name="footnote435"></a> +<b><a href="#footnotetag435">435</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 4 avril 1847. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote436" name="footnote436"></a> +<b><a href="#footnotetag436">436</a></b>: Lettre du 26 mars 1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of +Palmerston</cite>, t. III, p. 302.)</p> + +<p><a id="footnote437" name="footnote437"></a> +<b><a href="#footnotetag437">437</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 394, 395.</p> + +<p><a id="footnote438" name="footnote438"></a> +<b><a href="#footnotetag438">438</a></b>: M. de Metternich écrivait au comte Apponyi, le 25 +février 1847: «Le mouvement que se donne le baron d'Arnim pour +aider à envenimer la situation est digne de son esprit et de son +caractère.» (<cite>Mémoires</cite>, t. VII, p. 327.) Causant avec M. de +Flahault, M. de Metternich traitait Bunsen d'«âme damnée de lord +Palmerston». (Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, du 18 mars 1847. +<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote439" name="footnote439"></a> +<b><a href="#footnotetag439">439</a></b>: M. de Flahault avait été informé par M. de Metternich +de l'existence de ces deux dépêches. (Lettre de M. de Flahault à M. +Guizot, du 18 mars 1847. <i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote440" name="footnote440"></a> +<b><a href="#footnotetag440">440</a></b>: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du +8 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote441" name="footnote441"></a> +<b><a href="#footnotetag441">441</a></b>: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date du +19 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote442" name="footnote442"></a> +<b><a href="#footnotetag442">442</a></b>: Lettre de M. Guizot au marquis de Dalmatie, en date du +31 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote443" name="footnote443"></a> +<b><a href="#footnotetag443">443</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 395.</p> + +<p><a id="footnote444" name="footnote444"></a> +<b><a href="#footnotetag444">444</a></b>: Lettre de M. de Flahault à M. Guizot, avril 1847. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote445" name="footnote445"></a> +<b><a href="#footnotetag445">445</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote446" name="footnote446"></a> +<b><a href="#footnotetag446">446</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote447" name="footnote447"></a> +<b><a href="#footnotetag447">447</a></b>: Le baron de Stockmar, le conseiller de la reine +Victoria et du prince Albert, a développé cette thèse dans ses +<cite>Mémoires</cite>.</p> + +<p><a id="footnote448" name="footnote448"></a> +<b><a href="#footnotetag448">448</a></b>: M. <span class="smcap">Guizot</span>, <cite>Robert Peel</cite>, p. 308.</p> + +<p><a id="footnote449" name="footnote449"></a> +<b><a href="#footnotetag449">449</a></b>: Sur la première partie du gouvernement du maréchal +Bugeaud, voir les chapitres <span class="smcap">V</span> et <span class="smcap">VI</span> du livre V.</p> + +<p><a id="footnote450" name="footnote450"></a> +<b><a href="#footnotetag450">450</a></b>: Lettre à M. Gardère, du 17 octobre 1844. (<cite>Le Maréchal +Bugeaud</cite>, par le comte <span class="smcap">d'Ideville</span>, t. II, p. 550.)</p> + +<p><a id="footnote451" name="footnote451"></a> +<b><a href="#footnotetag451">451</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 180 à 182.</p> + +<p><a id="footnote452" name="footnote452"></a> +<b><a href="#footnotetag452">452</a></b>: <cite>Moniteur algérien</cite> du 25 juillet 1845.</p> + +<p><a id="footnote453" name="footnote453"></a> +<b><a href="#footnotetag453">453</a></b>: Lettre au général Bourjolly, citée par M. C. Rousset. +(<cite>La Conquête de l'Algérie</cite>, t. II, p. 29.)</p> + +<p><a id="footnote454" name="footnote454"></a> +<b><a href="#footnotetag454">454</a></b>: Lettre du 22 mai 1845. (<i>Ibid.</i>, p. 27.)</p> + +<p><a id="footnote455" name="footnote455"></a> +<b><a href="#footnotetag455">455</a></b>: C'est le chiffre donné par le maréchal Bugeaud, +dans une lettre à la duchesse d'Isly, en date du 8 août 1845. +(<span class="smcap">D'Ideville</span>, t. III, p. 32.)</p> + +<p><a id="footnote456" name="footnote456"></a> +<b><a href="#footnotetag456">456</a></b>: Même lettre.</p> + +<p><a id="footnote457" name="footnote457"></a> +<b><a href="#footnotetag457">457</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le Maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. 4.</p> + +<p><a id="footnote458" name="footnote458"></a> +<b><a href="#footnotetag458">458</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote459" name="footnote459"></a> +<b><a href="#footnotetag459">459</a></b>: Voir plus haut, t. V, chap. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XV</span>.</p> + +<p><a id="footnote460" name="footnote460"></a> +<b><a href="#footnotetag460">460</a></b>: <cite>L'Algérie: Du moyen de conserver et d'utiliser cette +conquête</cite> (1842).</p> + +<p><a id="footnote461" name="footnote461"></a> +<b><a href="#footnotetag461">461</a></b>: Le ministre de la guerre était obligé de reconnaître, +à la tribune, le 8 juin 1846, que trente et un employés de +l'administration civile en Algérie venaient d'être traduits devant +des conseils d'enquête comme suspects de malversations, que seize +avaient été révoqués et neuf traduits devant les tribunaux.</p> + +<p><a id="footnote462" name="footnote462"></a> +<b><a href="#footnotetag462">462</a></b>: Le maréchal revenait souvent sur cette idée. Peu +après, il disait dans une de ses nombreuses brochures: «La première +de toutes les libertés, en Afrique, c'est la sécurité, c'est +l'assurance de conserver sa tête... On peut bien sacrifier à de +tels avantages quelques-unes de ses autres libertés; et, disons-le +franchement, les masses feront sans difficulté ce sacrifice, dont +elles comprendront l'importance parce que leur esprit droit et simple +n'est pas troublé par des théories contraires. Les théoriciens +demanderont pour elles, à grands cris, des libertés dont elles ne se +préoccupent pas.»</p> + +<p><a id="footnote463" name="footnote463"></a> +<b><a href="#footnotetag463">463</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, t. II, p. 568.</p> + +<p><a id="footnote464" name="footnote464"></a> +<b><a href="#footnotetag464">464</a></b>: <cite>Mémoire sur la colonisation de l'Algérie</cite> (1845).</p> + +<p><a id="footnote465" name="footnote465"></a> +<b><a href="#footnotetag465">465</a></b>: Pour tout ce qui a trait à cette fondation, je me suis +servi principalement de la <cite>Vie de dom François Régis</cite>, par l'abbé +<span class="smcap">Bersange</span>.</p> + +<p><a id="footnote466" name="footnote466"></a> +<b><a href="#footnotetag466">466</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 350.</p> + +<p><a id="footnote467" name="footnote467"></a> +<b><a href="#footnotetag467">467</a></b>: Citons entre autres le colonel Marengo, fort mêlé +alors aux entreprises de colonisation. On racontait ainsi l'origine +de son nom; le Premier consul, l'ayant remarqué à Marengo, où +il était simple soldat, l'avait fait sortir des rangs: «Comment +t'appelles-tu?—Mon général, c'est à peine si j'ose vous le dire, je +m'appelle Capon.—Tu te nommeras désormais Marengo», avait répondu +Bonaparte. Le colonel Marengo demanda aux Trappistes, auxquels il +avait montré tant de dévouement, d'être enterré dans leur cimetière.</p> + +<p><a id="footnote468" name="footnote468"></a> +<b><a href="#footnotetag468">468</a></b>: Par exemple, dans l'hiver 1846-1847, onze religieux +succombèrent en quelques mois.</p> + +<p><a id="footnote469" name="footnote469"></a> +<b><a href="#footnotetag469">469</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. +310.</p> + +<p><a id="footnote470" name="footnote470"></a> +<b><a href="#footnotetag470">470</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 311.</p> + +<p><a id="footnote471" name="footnote471"></a> +<b><a href="#footnotetag471">471</a></b>: Récit de M. de Bussière. (<cite>Revue des Deux Mondes</cite> du +1<sup>er</sup> novembre 1853, p. 497.)—Le général de La Moricière demandait +aux colons du Sig pourquoi leur village ne grandissait pas: «Ce +qui nous manque, lui répondit une bonne femme, c'est de ne pas +entendre le son des cloches.» (<cite>Le général de La Moricière</cite>, par M. +<span class="smcap">Keller</span>, t. II, p. 30.)</p> + +<p><a id="footnote472" name="footnote472"></a> +<b><a href="#footnotetag472">472</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, t. III, p. 308 et 309.</p> + +<p><a id="footnote473" name="footnote473"></a> +<b><a href="#footnotetag473">473</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote474" name="footnote474"></a> +<b><a href="#footnotetag474">474</a></b>: Plus tard, en 1849, le maréchal Bugeaud a raconté +lui-même plaisamment l'essai malheureux qu'il avait fait de la +propriété collective, et il s'en est servi comme d'un argument +contre les socialistes et les communistes.</p> + +<p><a id="footnote475" name="footnote475"></a> +<b><a href="#footnotetag475">475</a></b>: Voir notamment le rapport de M. Vatout, du 13 mai +1843, et celui de M. Magne, du 16 mai 1845.</p> + +<p><a id="footnote476" name="footnote476"></a> +<b><a href="#footnotetag476">476</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 194 à 198.</p> + +<p><a id="footnote477" name="footnote477"></a> +<b><a href="#footnotetag477">477</a></b>: L'<cite>Algérie</cite>, fondée à Paris, en 1843, pour être hors +de la portée du gouverneur général, paraissait six fois par mois, les +jours qui correspondaient aux départs des courriers d'Algérie.</p> + +<p><a id="footnote478" name="footnote478"></a> +<b><a href="#footnotetag478">478</a></b>: Voir entre autres une lettre du Roi au duc d'Aumale, +en date du 2 juin 1843, publiée par la <cite>Revue rétrospective</cite>.</p> + +<p><a id="footnote479" name="footnote479"></a> +<b><a href="#footnotetag479">479</a></b>: Le maréchal écrivait, le 23 octobre 1843, à M. +Blanqui: «Je désire qu'un prince me remplace ici... Le duc d'Aumale +est et sera chaque jour davantage un homme capable.» (<cite>Mémoires de M. +Guizot</cite>, t. VII, p. 236.) Vers ce même temps, il s'exprimait ainsi +dans une conversation de bivouac: «Je place très haut les talents +militaires et administratifs de mes trois lieutenants: Changarnier, +La Moricière et Bedeau. Eh bien, si j'avais à faire le choix de +mon successeur au gouvernement de l'Algérie, je n'hésiterais pas à +désigner Mgr le duc d'Aumale, dans lequel se trouvent réunies les +qualités qui constituent le chef d'armée et l'administrateur. Il a +la décision prompte, le courage entraînant, le corps infatigable et +l'amour du travail, le tout dirigé par une haute intelligence et +un ferme bon sens. Joignez à cela le prestige dont l'entoure, aux +yeux de tous et des Arabes surtout, son titre de fils du sultan de +France, et vous aurez en lui le gouverneur qui fera de l'Algérie +un royaume prospère.» (<cite>Trente-deux ans à travers l'Islam</cite>, par +Léon <span class="smcap">Roches</span>, t. II, p. 438.) L'année suivante, le maréchal +exprimait de nouveau la même idée, dans une lettre à M. Guizot. +(<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 237.)</p> + +<p><a id="footnote480" name="footnote480"></a> +<b><a href="#footnotetag480">480</a></b>: Lettres du maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, en date +du 12 juin et du 8 juillet 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote481" name="footnote481"></a> +<b><a href="#footnotetag481">481</a></b>: Lettre du 17 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote482" name="footnote482"></a> +<b><a href="#footnotetag482">482</a></b>: Expressions dont le maréchal se servait dans une +lettre écrite à M. Guizot, le 18 août 1845. (<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, +t. VII, p. 124.)</p> + +<p><a id="footnote483" name="footnote483"></a> +<b><a href="#footnotetag483">483</a></b>: Lettre du 28 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote484" name="footnote484"></a> +<b><a href="#footnotetag484">484</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote485" name="footnote485"></a> +<b><a href="#footnotetag485">485</a></b>: Lettre du 30 juin 1845. (<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. +VII, p. 122, 183 et 184.)</p> + +<p><a id="footnote486" name="footnote486"></a> +<b><a href="#footnotetag486">486</a></b>: Tous ces faits sont rapportés par le maréchal +lui-même, dans une lettre qu'il écrivit ultérieurement à M. de +Corcelle, le 28 septembre 1845. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote487" name="footnote487"></a> +<b><a href="#footnotetag487">487</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 124.</p> + +<p><a id="footnote488" name="footnote488"></a> +<b><a href="#footnotetag488">488</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p> + +<p><a id="footnote489" name="footnote489"></a> +<b><a href="#footnotetag489">489</a></b>: Ce sont les expressions dont le maréchal Bugeaud se +servait dans la lettre écrite à M. de Corcelle, le 28 septembre 1845. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote490" name="footnote490"></a> +<b><a href="#footnotetag490">490</a></b>: Lettre du 28 septembre 1845. (<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, +t. VII, p. 198.)</p> + +<p><a id="footnote491" name="footnote491"></a> +<b><a href="#footnotetag491">491</a></b>: J'ai suivi principalement le beau récit donné de +cet incident par M. le duc d'Aumale, dans son livre: <cite>Zouaves et +chasseurs à pied</cite>.</p> + +<p><a id="footnote492" name="footnote492"></a> +<b><a href="#footnotetag492">492</a></b>: Ce malheureux officier, qui avait donné antérieurement +des preuves de bravoure, fut remis plus tard en liberté par Abd +el-Kader. Traduit devant un conseil de guerre, il fut condamné à +mort; mais cette sentence fut annulée.</p> + +<p><a id="footnote493" name="footnote493"></a> +<b><a href="#footnotetag493">493</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 200 et 201.</p> + +<p><a id="footnote494" name="footnote494"></a> +<b><a href="#footnotetag494">494</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 203 à 207.</p> + +<p><a id="footnote495" name="footnote495"></a> +<b><a href="#footnotetag495">495</a></b>: Voir la conversation que Bugeaud, avant sa nomination +au poste de gouverneur général, avait eue avec le Roi (plus haut, t. +V, p. 267).</p> + +<p><a id="footnote496" name="footnote496"></a> +<b><a href="#footnotetag496">496</a></b>: Ordre du jour adressé aux troupes, le 2 mars 1846.</p> + +<p><a id="footnote497" name="footnote497"></a> +<b><a href="#footnotetag497">497</a></b>: Saint-Arnaud, chef de l'une de ces colonnes, écrivait, +le 3 novembre 1845: «Tous ces chérifs paraissent et disparaissent.» +Il ajoutait, le 6 décembre: «Je poursuis à mort les chérifs qui +poussent comme des champignons. C'est un dédale; on ne s'y reconnaît +plus. Depuis l'aîné, Bou-Maza, nous avons Mohammed-bel-Cassem, +Bou-Ali, Ali-Chergui, Si-Larbi, Bel-Bej; enfin je m'y perds. J'ai +déjà tué Ali-Chergui chez les Medjaja; je viens de tuer Bou-Ali chez +les Beni-Derjin.» (<cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite>)</p> + +<p><a id="footnote498" name="footnote498"></a> +<b><a href="#footnotetag498">498</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p> + +<p><a id="footnote499" name="footnote499"></a> +<b><a href="#footnotetag499">499</a></b>: <cite>Le général de La Moricière</cite>, par <span class="smcap">Keller</span>, t. +I, p. 418.</p> + +<p><a id="footnote500" name="footnote500"></a> +<b><a href="#footnotetag500">500</a></b>: C'est à l'obligeante communication de M. le général +Trochu que je dois ces détails, ainsi que ceux qui vont suivre. Ils +donnent parfois aux événements une physionomie un peu différente de +celle que leur ont prêtée d'autres historiens. Mais le témoignage +d'un homme aussi bien placé pour tout voir et aussi bien préparé à +tout comprendre, m'a paru avoir une valeur décisive.</p> + +<p><a id="footnote501" name="footnote501"></a> +<b><a href="#footnotetag501">501</a></b>: <span class="smcap">Keller</span>, <cite>Le général de La Moricière</cite>, t. +I<sup>er</sup>, p. 421 à 423.—V. aussi <span class="smcap">C. Rousset</span>, <cite>La conquête de +l'Algérie</cite>, t. II, p. 91 à 93.</p> + +<p><a id="footnote502" name="footnote502"></a> +<b><a href="#footnotetag502">502</a></b>: Le Roi, notamment, avait manifesté sur ce point, dès +l'origine, une volonté très arrêtée. «Si on ne met pas un éteignoir +absolu de notre côté, écrivait-il, le 12 novembre 1844, au maréchal +Soult, on nous enfilera dans une nouvelle guerre avec le Maroc. Je +crois qu'il faut <em>des ordres péremptoires</em> de ne laisser passer les +frontières du Maroc par nos troupes, <em>nulle part et sous quelque +prétexte que ce soit, pas même celui de la poursuite d'Abd el-Kader</em>. +Nous sommes hors du guêpier, et ne nous y laissons pas entraîner une +seconde fois.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote503" name="footnote503"></a> +<b><a href="#footnotetag503">503</a></b>: Voir notamment les lettres que le maréchal Bugeaud +écrivait, le 6 avril 1846, au duc d'Aumale et à M. Léon Roches. +(<span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. 97 à 99 et p. +103.)</p> + +<p><a id="footnote504" name="footnote504"></a> +<b><a href="#footnotetag504">504</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 212 à 223.</p> + +<p><a id="footnote505" name="footnote505"></a> +<b><a href="#footnotetag505">505</a></b>: En 1843, dans un combat de cavalerie, le trompette +Escoffier, voyant son capitaine démonté et sur le point d'être +capturé, mit pied à terre et lui amena son cheval: «Montez vite, +mon capitaine, lui dit-il, c'est vous et non pas moi qui rallierez +l'escadron.» Le brave trompette fut fait prisonnier. Le maréchal +Bugeaud fit connaître à l'armée, par un ordre du jour, cet acte +héroïque, et le Roi, sans attendre la libération d'Escoffier, le +décora de la Légion d'honneur. Informé de ces faits, Abd el-Kader +traita son prisonnier avec les plus grands égards et lui fit même +remettre solennellement la croix de la Légion d'honneur devant ses +troupes réunies. Escoffier fut échangé l'année suivante.</p> + +<p><a id="footnote506" name="footnote506"></a> +<b><a href="#footnotetag506">506</a></b>: Dans une lettre écrite par Abd el-Kader au Roi, en +novembre 1846, nous lisons: «L'accroissement de notre colère a été +tel que nous nous sommes décidé à ordonner le massacre.» Et dans une +lettre au maréchal Soult, de la même date: «La colère a fini par +déborder de notre cœur, et nous avons ordonné que l'on tuât vos +prisonniers.»</p> + +<p><a id="footnote507" name="footnote507"></a> +<b><a href="#footnotetag507">507</a></b>: <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, par <span class="smcap">d'Ideville</span>, t. +III, p. 100.</p> + +<p><a id="footnote508" name="footnote508"></a> +<b><a href="#footnotetag508">508</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 223 à 225.</p> + +<p><a id="footnote509" name="footnote509"></a> +<b><a href="#footnotetag509">509</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, t. III, p. 124, 125.</p> + +<p><a id="footnote510" name="footnote510"></a> +<b><a href="#footnotetag510">510</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote511" name="footnote511"></a> +<b><a href="#footnotetag511">511</a></b>: «J'ai beaucoup à me louer du nouveau ministre de la +guerre», écrivait le maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, le 19 juin +1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote512" name="footnote512"></a> +<b><a href="#footnotetag512">512</a></b>: Si Abd el-Kader ne reprenait pas les hostilités, ce +n'était pas la faute de lord Palmerston, dont l'acharnement nous +poursuivait jusque sur cette terre lointaine. À cette époque, lord +Normanby avouait que «son gouvernement croyait de son devoir de +soutenir Abd el-Kader, comme il l'avait toujours fait.» (Dépêche +de M. de Brignole, ambassadeur de Charles-Albert à Paris, en date +du 4 novembre 1846. <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>, +1830-1848, t. II, p. 692.)</p> + +<p><a id="footnote513" name="footnote513"></a> +<b><a href="#footnotetag513">513</a></b>: <span class="smcap">C. Rousset</span>, <cite>La conquête de l'Algérie</cite>, t. +II, p. 106 à 121.</p> + +<p><a id="footnote514" name="footnote514"></a> +<b><a href="#footnotetag514">514</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p> + +<p><a id="footnote515" name="footnote515"></a> +<b><a href="#footnotetag515">515</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. +186.</p> + +<p><a id="footnote516" name="footnote516"></a> +<b><a href="#footnotetag516">516</a></b>: Lettre à Louis-Philippe, en date du 30 décembre 1846. +(<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 225 à 227.)</p> + +<p><a id="footnote517" name="footnote517"></a> +<b><a href="#footnotetag517">517</a></b>: Voir, sur le voyage des députés, le récit qu'a fait +un de leurs compagnons, M. A. Bussière. (<cite>Revue des Deux Mondes</cite> du +1<sup>er</sup> novembre 1853.)—Le colonel de Saint-Arnaud écrivait à son +frère, le 29 novembre 1846: «Voilà cinq jours que mon esprit, mes +jambes et mes chevaux ne débrident pas. Le corps est moins fatigué +que l'esprit. Mais tenir tête à un maréchal qui aime à parler, à +quatre députés et deux journalistes qui interrogent sans cesse <i>ab +hoc et ab hac</i>, c'est trop; je suis rendu... M. de Tocqueville +posait pour l'observation méthodique, profonde, raisonnée...»</p> + +<p><a id="footnote518" name="footnote518"></a> +<b><a href="#footnotetag518">518</a></b>: Dans une lettre du 28 septembre 1845, le maréchal +Bugeaud, qui voulait alors se retirer, annonçait à M. de Corcelle +qu'il avait jugé «de son devoir envers le Roi et le pays d'indiquer +les deux hommes qu'il croyait les plus capables, par leur savoir et +leur expérience, de le remplacer».—«Vous comprenez, ajoutait-il, que +je désignais les généraux Bedeau et de La Moricière.» (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote519" name="footnote519"></a> +<b><a href="#footnotetag519">519</a></b>: <cite>Le général de La Moricière</cite>, par M. <span class="smcap">Keller</span>, +t. I<sup>er</sup>, p. 333.</p> + +<p><a id="footnote520" name="footnote520"></a> +<b><a href="#footnotetag520">520</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 306 à 308.</p> + +<p><a id="footnote521" name="footnote521"></a> +<b><a href="#footnotetag521">521</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p> + +<p><a id="footnote522" name="footnote522"></a> +<b><a href="#footnotetag522">522</a></b>: Ainsi s'exprime La Moricière, dans une lettre du 21 +mai 1846, lettre destinée, dans sa pensée, à être publiée.</p> + +<p><a id="footnote523" name="footnote523"></a> +<b><a href="#footnotetag523">523</a></b>: La Moricière a exposé cette partie de sa thèse dans +une lettre écrite, le 11 avril 1846, au directeur des affaires +algériennes au ministère de la guerre.</p> + +<p><a id="footnote524" name="footnote524"></a> +<b><a href="#footnotetag524">524</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page346">346</a> à <a href="#page348">348</a>.</p> + +<p><a id="footnote525" name="footnote525"></a> +<b><a href="#footnotetag525">525</a></b>: Cette réponse est rapportée par M. C. +<span class="smcap">Rousset</span>, <cite>La conquête de l'Algérie</cite>, t. II, p. 136.</p> + +<p><a id="footnote526" name="footnote526"></a> +<b><a href="#footnotetag526">526</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. +142.</p> + +<p><a id="footnote527" name="footnote527"></a> +<b><a href="#footnotetag527">527</a></b>: <span class="smcap">D'Ideville</span>, <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, t. III, p. +142.</p> + +<p><a id="footnote528" name="footnote528"></a> +<b><a href="#footnotetag528">528</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page371">371</a>.</p> +</div> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la Monarchie de Juillet +(Volume 6 / 7), by Paul Thureau-Dangin + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET *** + +***** This file should be named 44689-h.htm or 44689-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/6/8/44689/ + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. 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The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation information page at www.gutenberg.org + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at 809 +North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email +contact links and up to date contact information can be found at the +Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. 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